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Dossier coordonné par
Delphine LACOMBE
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L’AVORTEMENT : ENJEUX
POLITIQUES ET SOCIAUX (I)
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DOSSIER
L’avortement : enjeux poLitiqueS
et Sociaux (i)
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préSentation
Tous les Etats latino-américains interdisent aujourd’hui aux femmes
d’interrompre volontairement leur grossesse, hormis Cuba (depuis 1965), le
Guyana (depuis 1995), la ville de Mexico1 (depuis 2007), l’Uruguay (depuis
2012), et l’Etat d’Oaxaca au Mexique (depuis 2019).
A l’exception de ces Etats, où l’avortement peut être pratiqué à la demande
des femmes et selon des délais prédéfinis, les législations n’ont pratiquement
pas été modifiées dans leurs grands principes, depuis l’entrée en vigueur des
codes pénaux après les indépendances au XIXe siècle. En règle générale,
l’avortement est interdit, et les femmes ayant volontairement interrompu
leur grossesse ainsi que les médecins les ayant accompagnées encourent
des peines de prison. Les codes pénaux prévoient le plus souvent des motifs
dérogatoires, tels que l’avortement en raison d’une grossesse consécutive
à un viol, en raison de risques vitaux pour les femmes enceintes, ou en cas
de non viabilité du fœtus. Ces trois grandes exceptions ne sont d’ailleurs
pas partout conjointement garanties en droit. Par exemple, la législation
du Venezuela tient compte de la protection de la vie des femmes mais ne
permet pas à ces dernières, enceintes à la suite d’un viol, d’avorter. Il en
va de même en Equateur sauf si la victime du viol présente un handicap
mental, une situation similaire en Argentine jusqu’en 2012. Et, pour les
trois cas d’exception cités (protéger la vie ou la santé de la femme, anticiper
* Sociologue, chargée de recherche au CNRS.
Je remercie Garance Robert, Romy Sánchez et Sunniva Labarthe, de m’avoir
accompagnée pour les relectures finales des textes composant ce dossier.
1. Ex District fédéral.
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Delphine LACOMBE*
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Delphine LACOMBE
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Six autres Etats se distinguent par leur radicalité punitive : Haïti (depuis
1835), le Honduras (depuis 1997), El Salvador (depuis 1998), le Nicaragua
(depuis 2006), La République Dominicaine (depuis 2015), et le Suriname
interdisent la pratique de l’avortement quel qu’en soit le motif. Le Honduras
prohibe même la vente de la pilule du lendemain depuis 2009. Cas extrême
auquel les médias ont porté leur attention grâce à un mouvement féministe
très combatif, l’interdiction totale de l’avortement au Salvador a entraîné avec
elle de multiples dénonciations ordinaires contre des femmes accusées d’infanticide en fin de grossesse, ou suspectées d’avoir commis un avortement quand
elles semblent en réalité avoir subi des fausses couches à un moment avancé de
la gestation. Nombre de ces femmes, toutes vivant dans une grande pauvreté,
dénoncées par des proches, des voisins ou des médecins, ont été traduites en
justice et purgent de longues peines de prison pour homicide volontaire, dans
un contexte où tout avortement spontané est potentiellement suspect.
Reste que dans tous ces contextes sociaux qui pénalisent l’interruption
de grossesse, l’avortement est une pratique courante au sein de toutes les
couches sociales, même s’il est moralement banni. Clandestine toujours,
accessible et dans de bonnes conditions sanitaires pour celles qui peuvent
rémunérer des médecins ou des comadronas, réalisé à l’inverse dans les
conditions les plus rudimentaires pour les plus pauvres, l’interruption de
grossesse par choix n’a jamais cessé d’être un recours et reste un enjeu
majeur de santé publique et de justice sociale. En Amérique latine, on
estime que 10% des morts maternelles sont imputables aux complications
post-avortement2. Près de 40% des 3,6 millions de grossesses adolescentes
annuelles aboutissent à un avortement clandestin et risqué, alors même que
la région fait état des taux de fécondité les plus élevés pour le groupe d’âge
compris entre 15 et 19 ans (en moyenne 73,2 pour 1 000 femmes en âge
fertile), non sans lien avec la violence sexuelle3. 13% des naissances dans la
région sont le fait d’adolescentes, 25% dans un pays comme le Nicaragua,
où l’avortement est totalement prohibé4. Dès lors, l’interruption volontaire
de grossesse est un enjeu politique et social majeur5.
2. Au niveau mondial : 48,9 pour 1 000. Cf. Grupo de trabajo regional para la
reducción de la mortalidad materna. Panorama de la situación de la morbilidad y la
mortalidad maternas. América Latina, UNFPA, diciembre 2017. https://lac.unfpa.
org/sites/default/files/pub-pdf/MSH-GTR-Report-Esp.pdf
3. Grupo de trabajo regional…, op. cit., p. 11.
4. Selon les dernières données fiables sur la question. Organización Panamericana
de la Salud (OPS), Gobierno de Reconciliación y Unidad Nacional, Perfil de Salud
Materna ODM 5, Nicaragua, OPS, 2010, p. 19.
5. Grupo de trabajo…, op. cit., p. 13.
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la non viabilité du fœtus et pouvoir interrompre la grossesse issue d’un
viol), l’avortement est d’abord conditionné aux procédures probatoires et à
l’appréciation des médecins, autant d’intermédiaires qui peuvent en réalité
devenir des obstacles et empêcher l’accès à l’interruption de grossesse. Pour
cet ensemble de législations, l’avortement n’est en rien appréhendé comme
une liberté individuelle, et les femmes sont mises sous tutelle.
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L’enjeu est d’autant plus manifeste qu’il fut comme jamais, au cours de
ces quarante dernières années, l’objet d’une polarisation impliquant de
nombreuses instances de la vie sociale : civiles, religieuses, judiciaires,
partisanes, éducatives, etc. Si pour les féministes, à partir des années
1970, l’accès à l’avortement fut progressivement constitué en motif de
liberté individuelle, d’égalité entre les sexes et entre les femmes, leurs
opposants ont construit un contre-mouvement symétrique toujours plus
organisé et politiquement influent. Le combat contre l’interruption volontaire de grossesse et même contre toute forme d’avortement, ainsi que
la « protection de la vie dès la conception », sont devenus un ressort
identitaire et stratégique central pour le maintien du magistère moral
de l’Eglise catholique sur les populations latino-américaines, et pour le
maintien de son ascendant sur les élites politico-économiques de tous
bords. Des alliances avec d’autres représentants confessionnels tels que
les groupes néo-protestants, se sont également nouées à partir de ces
combats communs. Dans certains cas, les alliances pro-féministes l’ont
emporté sur les forces conservatrices et l’avortement fut récemment
dépénalisé et légalisé (Uruguay, Ville de Mexico, Oaxaca). A l’inverse,
dans trois pays centraméricains et en République dominicaine, les restrictions sont devenues absolues. Entre ces deux extrêmes, les autres Etats
latino-américains sont pratiquement figés dans un statu-quo législatif,
immobilité qui ne reflète pourtant en rien l’activisme inédit d’une nouvelle
et plus ancienne génération de féministes. Foulard vert noué au cou, où
il est parfois écrit « Educación sexual para decidir, anticonceptivos para
no abortar, aborto para no morir » (« Education sexuelle pour décider,
contraceptifs pour ne pas avorter, avortement pour ne pas mourir »), les
femmes qui participent aux mouvements de rue pour revendiquer l’accès à
l’avortement en toute légalité, ont pour la première fois réussi à constituer
un mouvement visible et massif à l’échelle de toute la région, non sans
avoir contribué à assoir la légitimité de leur revendication aux yeux des
législateurs et de l’opinion.
Ce premier de deux dossiers sur les enjeux politiques et sociaux contemporains de l’avortement en Amérique latine rassemble quatre textes illustrant
de manière éloquente ces processus.
Angeline Montoya revient sur le « pañuelazo » (manifestation au foulard)
du 19 février 2018, journée d’intenses manifestations de rue des féministes
argentines pour la légalisation de l’avortement, où ce dernier « est sorti
du trou noir médiatique », après des années d’essais de réforme du code
pénal. Poussé à mettre en débat le projet de légalisation, le président Macri
annonça la présentation du texte au congrès. Approuvé par la chambre basse
en juin 2018, celui-ci fut rejeté deux mois plus tard au sénat. A. Montoya
analyse la montée en puissance d’un féminisme ayant fait converger les
luttes contre les violences misogynes et celles pour la liberté sexuelle et
corporelle des femmes, ce qui donna une assise numérique et argumentative
nouvelle en faveur de la légalisation de l’avortement. Elle montre combien
le mouvement anti-choix a ajusté sa stratégie rhétorique moins à l’appui de
références religieuses qu’en mobilisant un discours scientifique sur la « vie
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L’avortement : enjeux politiques et sociaux (I)
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Delphine LACOMBE
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Si les clivages politiques argentins ont été bousculés par les débats sur
l’avortement, avec des revirements surprenants, tel que celui de l’ex-présidente Cristina Kirchner6, le Brésil atteste en revanche d’un alignement des
principaux partis politiques sur les positions conservatrices et religieuses
anti-choix. L’article de Juan J. Marsiaj relate la façon dont l’ex-présidente
du Brésil Dilma Roussef, pourtant connue pour ses positions en faveur de
la légalisation de l’interruption de grossesse, a fini par céder à la pression
de ses opposants en renvoyant au congrès législatif tout débat à ce propos.
Elle revint même sur ses positions libérales initiales. Le double mouvement
de croissance d’acteurs politiques se revendiquant de préceptes religieux
et l’affaiblissement du Parti des travailleurs a sonné le glas de tout essai de
décriminalisation de l’avortement. Seul le tribunal fédéral constitutionnel
a quelque peu desserré l’étau législatif pesant sur la santé reproductive des
femmes au cours de ces dernières années, dans le contexte de propagation
du virus Zika.
Ce phénomène de judiciarisation des débats législatifs est analysé par
Viviana Bohórquez, Jordi Díez et Nora Picasso. Les auteurs et auteures
comparent les décisions des quatre Cours constitutionnelles de Colombie,
du Mexique, d’Argentine et du Costa Rica à propos de l’avortement. Au-delà
de la précision de l’exercice comparatiste juridique proposé par ces trois
auteurs, les décisions analysées attestent d’abord du rôle majeur joué
désormais par les Cours constitutionnelles, en contexte démocratique, pour
statuer sur la conformité des lois avec les référents internationaux relatifs
aux droits humains. Mais elles révèlent aussi, dans un cadre juridique où
le code pénal continue de réguler l’interdiction de l’avortement et les exceptions autorisées, combien tout argumentaire certes en faveur de la mise en
œuvre des exceptions, mais en dehors de la liberté des femmes à disposer
de leur existence propre, contribue à confirmer la mise sous tutelle étatique
de ces dernières.
Enfin, Alicia Márquez Murrieta relate l’histoire de la décriminalisation
et de la légalisation de l’interruption de grossesse dans le district fédéral
de Mexico (aujourd’hui « Ville de Mexico ») en 2007. Cette légalisation,
survenue des années après celle de Cuba (et du Guyana mais qui est
rarement une référence dans les imaginaires militants), fit grand bruit à
l’époque tant elle apparaissait comme une rupture historique, et exceptionnelle pour la région. L’article met en évidence le fait que suite à la loi, et
d’une manière presque immédiate, des protocoles médicaux et sociaux ont
6. Elle était jusque-là opposée à la légalisation comme présidente mais elle l’a
approuvée en 2018 en tant que sénatrice.
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biologique », dans un contexte où l’Eglise catholique entend maintenir son
influence politique. A. Montoya donne finalement des clés d’analyse sur cet
apparent paradoxe argentin, où les femmes continuent d’avorter dans la
clandestinité alors que le pays offre l’une des législations les plus avancées
au monde pour ce qui concerne le mariage homosexuel, ainsi que les droits
des personnes trans.
L’avortement : enjeux politiques et sociaux (I)
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été mis en place, de sorte que les femmes ont pu s’approprier rapidement
les nouveaux dispositifs.
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erratum
Dans le n° 112, 2019/1, p. 84, il fallait lire, en note n°1 : Zygmunt
Bauman, Thomas Leoncini, Les enfants de la société liquide, Paris, Fayard,
2018.
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Avant de se pencher notamment sur les situations centraméricaines,
chilienne et de faire un retour historique sur le Mexique des années 1920
et 1930 (numéro à venir « L’avortement, enjeux politiques et sociaux (II) »),
ce dossier offre ainsi un premier panorama sur la question de l’interruption
de grossesse et sur les rapports de force politiques qu’elle engendre dans
l’actualité.