Anaïs Fléchet*
La bossa nova en France :
un modèle musical ?1
L
e succès de la maxixe dans les salons parisiens de la Belle
Époque a constitué le point de départ de l’exportation des
musiques populaires brésiliennes. Si ce genre musical et chorégraphique n’entraîna qu’un engouement passager des élites européennes,
d’autres rythmes comme la samba, le choro, le baião, la bossa nova ou le forró suscitèrent l’adhésion du public et l’intérêt des musiciens occidentaux tout au long
du XXe siècle. La musique populaire – née de la rencontre entre les traditions
africaine, portugaise et, dans une moindre mesure, amérindienne – signe
l’identité du Brésil aux yeux des étrangers, elle constitue également un
ensemble de pratiques et de référents rythmiques et harmoniques dont on peut
se demander à quel point et de quelle manière ils purent servir de modèles pour
les musiciens européens, nord-américains ou japonais.
La présence de la culture française au Brésil ainsi que le rayonnement
culturel de Paris avaient fait de la France le lieu privilégié de la réception des
musiques populaires brésiliennes dans les premières années du XXe siècle
[Carelli, 1993 ; Rivas, 1991]. La Seconde Guerre mondiale rompit cet équilibre, la politique de bon voisinage et l’émergence de New York comme nouvelle capitale culturelle mondiale instaurant une relation privilégiée entre les
musiciens brésiliens d’une part, les institutions, le public et les musiciens nordaméricains de l’autre. La France n’en resta pas moins une référence quant aux
rythmes brésiliens, et Paris est aujourd’hui encore, avec New York, Londres et
Tokyo, un pôle de diffusion pour les musiques populaires venues de la terra
* Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne / CNRS-UMR IRICE.
1. Une version abrégée de cet article a été publiée dans América (Paris), n° 34, 2006.
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brasilis. Aussi l’arrivée de la bossa nova en France fut-elle à proprement parler
une « nouvelle vague » qui succéda, dans l’histoire des échanges musicaux
entre le Brésil et la France, aux deux temps forts qu’avaient constitué la découverte de la maxixe et les débuts de la samba dans les années 1910 et 1920, puis
la grande mode de la samba chantée en français dans les années 1940. Le
moment bossa nova, initié en France par la sortie en 1959 du film Orfeu Negro
et qui culmina dans les années 1965-1975, se distingua cependant des précédents à différents égards. À l’opposé de la maxixe et de la samba, la bossa nova
n’est pas une musique de danse – ce qui constitue une spécificité de taille
quand on songe aux genres musicaux latino-américains qui ont séduit les
Français depuis près d’un siècle, du tango à la salsa [Decoret, 1998]. Par
ailleurs, si la bossa nova a été une mode dans les années 1960, elle a aussi marqué la production musicale française plus avant et constitué une source d’inspiration durable, revendiquée comme telle par de nombreux musiciens qui ont
enregistré des versions françaises de chansons brésiliennes, ont improvisé dans
les clubs de jazz sur des thèmes de Tom Jobim devenus des standards, et qui
aujourd’hui encore se plaisent à inventer des bossas. Le titre marquant le retour
d’Henri Salvador, Chambre avec vue, composé par deux représentants de la
nouvelle génération de la chanson française, Benjamin Biolay et Keren Ann,
illustre une permanence qui nous invite à penser la bossa nova en termes de
modèle et de transferts culturels – au sens où cette notion a été définie par
M. Espagne et M. Werner [Espagne et Werner, 1987 ; Espagne, 1999].
La bossa nova a-t-elle constitué un « modèle » pour les musiciens français
dans les années 1960 et 1970 ? Si oui, ce modèle fut-il défini par les musiciens
brésiliens lors de l’invention de la bossa nova et des traits musicaux qui la
caractérisent, ou résulta-t-il de l’interprétation qu’en firent les musiciens français ? Autrement dit, quels sont les décalages temporels ou de contenu existant entre la définition d’un genre musical dans un lieu donné (Rio de Janeiro)
et son acceptation dans un autre (Paris) ? Et surtout, quelles sont les conditions de possibilité de cette acceptation ? Comment la bossa nova parvint-elle
très concrètement aux oreilles des musiciens français ? Comment la bossa nova
a-t-elle modifié, au sein d’un langage musical commun fondé sur le système
tonal, l’harmonie et le contrepoint, les pratiques de ces musiciens, notamment
au niveau de l’instrumentation, du rythme et des arrangements ? Des sources
très diverses permettent de penser ces questions : sources écrites (articles de
presse, livres sur la musique publiés en France, mémoires et correspondance de
musiciens, mais aussi partitions, affiches de spectacles, pochettes de disques),
sources audiovisuelles (disques, émissions de radio, films et émissions de télévisions relatives faisant place aux musiques brésiliennes) et sources orales
(entretiens menés auprès de musiciens français et brésiliens, acteurs des
échanges musicaux entre les deux pays dans les années 1960 et 1970, ainsi que
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
de producteurs, agents, impresarios). L’analyse de ces documents permet de
mettre à jour le rôle des acteurs, des supports institutionnels et du « système
technique » [Ory, 2004, p. 59] dans la diffusion de la bossa nova en France, et
invite à mettre l’accent, non sur le contenu du modèle, mais sur sa circulation
dont l’étude permet de mettre à jour la dynamique de transfert culturel.
L’invention de la bossa nova
Dans l’étude qu’il a consacrée à la présence du tresillo cubain dans la
musique latino-américaine de la fin du XIXe siècle, Carlos Sandroni s’est interrogé sur la définition des genres musicaux. Comment définir un genre, la habanera par exemple, alors que la formule rythmique qui le caractérise, le tresillo,
est utilisée avec la même efficacité pour décrire un ensemble de genres, entre
autres la conga, la milonga, le lundu, le choro et la maxixe ? Confronté à cette difficulté, le musicologue propose de penser le genre comme « lieu de rencontre
entre un ensemble de traits musicaux formels et un ensemble d’association
extra-musicales » [Sandroni, 2000, p. 57]. Dans cette optique, nous pouvons
définir la bossa nova à la fois comme un style musical et comme le mouvement
artistique qui a marqué le paysage culturel brésilien entre 1958 et 1965.
La bossa nova est un genre musical, né à Rio à la fin des années 1950 de la
rencontre entre le rythme de la samba et les recherches harmoniques du cool
jazz nord-américain [Garcia, 1999]. L’une des innovations fondamentales de
la bossa réside dans sa structure rythmique qui affecte les bases de la samba
classique [Béhague, 1999, p. 93-97]. Le rythme 2/4, très syncopé, est beaucoup plus complexe que les rythmes de samba traditionnels, car il se caractérise par un décalage entre les temps forts et faibles de la ligne mélodique et
son accompagnement, ce qui produit une sorte de bi-rythmie. Le chanteur et
guitariste João Gilberto est considéré comme le principal auteur de cette nouvelle formule rythmique appelée batida (temps ou rythme de base) de la bossa
nova. Le rythme est indissociable des recherches harmoniques menées par les
compositeurs qui privilégient la guitare et le piano, deux instruments permettant d’intégrer les fonctions rythmiques et harmoniques dans les mêmes
enchaînements d’accords et de syncopes. L’influence du jazz est perceptible
dans l’utilisation d’harmonies chromatiques et dissonantes, qui contribuent au
caractère moderniste de la bossa nova et invitent les musiciens à porter une
attention nouvelle au chant. Les compositeurs entendent aussi créer une
atmosphère intimiste dans laquelle le chant répond à la complexité harmonique et mélodique. Le canto falado (chant parlé) est caractéristique de la
bossa : dépouillé et sophistiqué. Il consiste à intégrer la voix à l’ensemble instrumental, comme un autre timbre, la voix et les instruments fonctionnant
alors en demi-teintes, sans étalage de virtuosité. Desafinado, morceau composé par Tom Jobim et Vinicius de Moraes et interprété par João Gilberto en
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1959, illustre ces trois traits formels propres à la bossa nova : une formule rythmique en constant décalage, des harmonies complexes, une grande attention
portée au chant et à la relation entre musique et poésie.
La bossa nova n’a pas été définie par un manifeste comme le fut, dans le
domaine de la musique brésilienne, le tropicalisme [Naves, 2001, p. 9-10].
Cependant, l’appellation et l’esthétique musicale furent revendiquées par de
nombreux musiciens brésiliens entre 1958 et 1965. Le terme bossa nova renvoyait alors une chronologie spécifique, des figures mythiques, des lieux de
rencontre et un discours commun qui sont autant d’éléments caractéristiques
d’un mouvement artistique.
À l’inverse de nombreux genres de musique populaire, une chronologie très
précise marque l’histoire de la bossa nova. De l’avis unanime des spécialistes, elle
est née en 1958 lors de la sortie du 33 tours d’Elizeth Cardoso, Canção do amor
demais, où la chanteuse interprétait les compositions de Tom Jobim et Vinicius
de Moraes, accompagnée à la guitare par João Gilberto dont la batida fut une
révélation pour les musiciens et le public brésiliens [Veloso, 2002, p. 35]. Cette
révélation fut confirmée lors de la sortie, la même année, du 78 tours de João
Gilberto, Chega de saudade. La voix et le violão gago (l’expression « guitare
bègue » désigne les éléments de déphasage systématique de la batida) séduisirent la jeunesse de Rio et São Paulo. Ce succès permit à Gilberto d’enregistrer
en 1959 Desafinado, dont les paroles évoquaient pour la première fois la « bossa
nova ». La fin du mouvement est, quant à elle, plus difficile à cerner que ses origines : la plupart des auteurs s’accordent cependant sur l’année 1965, l’organisation des premiers festivals de la chanson et l’essor de la MPB (l’acronyme
désigne le courant de « Musique populaire brésilienne » représenté entre autres
par Elis Regina) ouvrant un nouveau cycle de production musicale au Brésil.
Par ailleurs, trois figures mythiques inspirèrent le mouvement : le chanteur
et guitariste João Gilberto, le compositeur Tom Jobim et le poète Vinicius de
Moraes2, chacun d’entre eux illustrant un trait caractéristique du genre – la batida, les recherches harmoniques et l’attention portée au chant – et servant de
modèle aux jeunes musiciens de Rio. Ces derniers jouèrent un rôle essentiel
dans la propagation du mouvement : les guitaristes Carlos Lyra et Roberto
Menescal, le parolier Ronaldo Boscôli, les frères Castro Neves et la chanteuse
Nara Leão – la muse de la bossa nova – formaient le noyau dur de la turma (la
bande) de la bossa nova, autour duquel gravitaient des personnalités plus isolées
comme Baden Powell ou Edu Lobo. La bande réunissait des musiciens blancs,
pour la plupart, nés dans les classes moyennes ou aisées de la capitale bré2. D’autres musiciens contribuèrent à la genèse de la bossa nova sans pour autant acquérir le statut de
père fondateur : des instrumentistes passionnés de jazz comme le trompettiste Júlio Barbosa et le
saxophoniste Moacir Santos, ou des figures plus isolées comme l’accordéoniste, compositeur et pianiste João Donato.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
silienne. Tous avaient fréquenté les lycées, certains l’université ; tous avaient
reçu une éducation musicale. Le contraste est frappant avec la samba née dans
les quartiers noirs et populaires du centre ville au cours des années 1910, dont
les premiers représentants étaient souvent analphabètes et incapables de transcrire la musique qu’ils produisaient. À cet égard, les musiciens de la bossa nova
étaient plus proches des musiciens français ou nord-américains qui s’intéressèrent au genre musical : ils possédaient un langage commun.
Le mouvement est également indissociable de l’univers urbain de Rio de
Janeiro. La ville offrait alors aux musiciens de nombreux lieux de rencontre qui
fonctionnèrent comme autant de structures de sociabilité « productrices » et
contribuèrent aussi à définir la bossa nova [Castro, 2002 ; Trebitsch, 1992,
p. 14]. Les appartements où se retrouvaient les musiciens, les bars et les clubs
où ils improvisaient ensemble, étaient situés dans les beaux quartiers de
Copacabana et d’Ipanema, alors que les universités – fédérale et catholique –
étaient plus dispersées dans la ville. Organisatrices de « nuits bossa nova »,
celles-ci jouèrent un rôle important dans la définition même du mouvement
qui réunit autour d’aspirations communes musiciens et étudiants3.
Les musiciens de la bossa nova se retrouvaient enfin dans l’admiration vouée
aux pères fondateurs, mais aussi dans un discours sur la musique pensée en
termes de modernité et de rupture. Ils entendaient rompre avec toute une tradition de la musique populaire brésilienne, condamnée au nom de l’excès : excès
de l’instrumentation et des arrangements, des voix, de pathos. Aux grands
thèmes dramatiques du désespoir ou de l’amour trahi, ils opposaient une vision
hédoniste de l’amour et de la nature illustrée par le deuxième album de João
Gilberto, O Amor, o sorriso e a flor. En proposant une esthétique moderne et
intimiste, les compositeurs et interprètes de la bossa se pensaient comme
l’avant-garde de la production musicale brésilienne.
La découverte de la bossa nova
Mouvement d’avant-garde au Brésil, la bossa nova fut également un phénomène international. En novembre 1962, le concert Bossa Nova : New Brazilian
Jazz réunit dans la prestigieuse salle de Carnegie Hall João Gilberto,Tom Jobim,
Carlos Lyra, Roberto Menescal, Agostinho dos Santos, Luís Bonfa, Oscar
Castro Neves et Sérgio Mendes. L’opération montée par la maison de production
américaine Audio Fidelity, avec le soutien du ministère des Affaires étrangères
brésilien, lança officiellement le style musical sur les scènes internationales, au
moment précis où le mouvement commençait à s’essouffler au Brésil.
En France, les débuts de la bossa nova furent même antérieurs et l’impact
du concert de Carnegie Hall ne suffit pas à les expliquer. La découverte de la
3. Notons que l’expression bossa nova est utilisée pour la première fois dans un tract annonçant une
fête étudiante organisée par le groupe universitaire hébraïque en 1958.
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bossa fut souvent présentée par les musiciens français comme une « rencontre
amoureuse », un enthousiasme du premier instant4. Cependant, la diffusion et
la réception de ce genre musical furent plus complexes : alors que les premières
bossas arrivèrent sur le marché en 1959, il fallut attendre six ans pour que la
musique brésilienne devint une véritable mode, six années au cours desquelles
le cinéma apparût comme un vecteur de diffusion de premier ordre. En 1959,
Orfeu Negro, réalisé par Marcel Camus, remportait la palme d’or à Cannes et
faisait découvrir aux Français les compositions de Luiz Bonfá et Tom Jobim.
Le succès du film permit à la chanteuse brésilienne Vanja Orico d’enregistrer
chez Philips deux titres, chantés en français et en portugais : Manhã de
Carnaval et A Felicidade5, aujourd’hui devenus des standards, constituèrent la
première incursion de la bossa dans le paysage culturel français. En 1965, Un
homme et une femme, réalisé par Claude Lelouch, consacrait ce style musical.
La bande originale du film reprenait le thème de Samba da benção, une bossa
composée par Baden Powell et Vinicius de Moraes ; aux côtés du chabadabada, la chanson connue en français sous le titre Saravah contribua au succès du
film dont elle bénéficia en retour. Entre ces deux dates, le cinéma fut un allié
efficace de la musique brésilienne en France : certains réalisateurs poursuivirent l’expérience du film musical tourné au Brésil sur le modèle de Marcel
Camus6, tandis que les cinéastes brésiliens effectuèrent avec le cinema novo une
entrée remarquée sur le marché français [Estève, 1972]. Les voyages entrepris
par les musiciens entre le Brésil et la France, bien que restant le fait d’individus isolés, contribuèrent également à diffuser le nouveau rythme brésilien :
ceux du producteur André Midani, de Pierre Barouh et de Sacha Distel permirent ainsi de diffuser, dans un cercle restreint mais influent car composé
d’intellectuels, de producteurs et d’artistes, les premiers disques de João
Gilberto7. Cependant, le vecteur de diffusion décisif de cette période fut un
autre genre musical objet de transferts culturels : le jazz.
La présence des jazzmen en France [Tournès, 1999], au moment même où
les États-Unis connaissaient une mode bossa nova, contribua à la légitimation
du genre auprès des musiciens français. En effet, à partir de 1962, des musiciens nord-américains s’intéressèrent au « nouveau jazz brésilien » [Leymarie,
2003, p. 97-109] : Stan Getz, Charlie Byrd, Kenny Dorham, Ella Fitzerald,
Dizzy Gillespie, Miles Davis, Cannonball Adderley, Ahmad Jamal, Sarah
4. L’itinéraire de Pierre Barouh est exemplaire de cette « rencontre amoureuse » : le musicien se trouvait à Lisbonne quand il entendit pour la première fois une chanson de Gilberto, interprétée par
l’accordéoniste et chanteur Sivuca. « Ébloui », il acheta le premier disque du guitariste. « Ébloui »,
il décida de partir à la rencontre de son idole et s’embarqua sur un navire marchand en partance
pour le Brésil. Entretien avec P. Barouh, Paris, 11 septembre 2003.
5. Sonorama n° 9, juin 1959.
6. Voir notamment Copacabana Palace, production franco-italienne tournée à Rio avec la participation de Tom Jobim et Vinicius de Moraes, sorti en France en 1964.
7. Entretiens avec A. Midani (Rio de Janeiro, 21 août 2003) et avec P. Barouh, loc. cit.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
En 1962, le trompettiste Dizzy Gillespie est le premier jazzmen
à jouer de la bossa nova en France (Bossa Nova, Philips, 1962).
Vaughan, Lalo Schiffrin et Quincy Jones enregistrèrent, parmi d’autres, des
bossas composées par des Brésiliens ou par des Nord-américains sur le modèle
défini plus haut. La mode connut son apogée en 1964, lors de la sortie du
disque Getz et Gilberto, enregistré à New York par Stan Getz, Tom Jobim,
Astrud et João Gilberto8. L’engouement pour la bossa nova aux États-Unis et
l’influence de la scène américaine en France étaient tels que de nombreux
Français découvrirent la bossa nova dans les disques ou lors des concerts de
jazzmen nord-américains. La presse spécialisée se fit l’écho de cette découverte, à l’instar de Jazz Hot où l’expression de bossa nova apparut pour la première
8. L’album gagna quatre Grammy Awards dont le meilleur 33 tours de l’année et le meilleur single
pour The Girl from Ipanema interprété par Astrud Gilberto.
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fois en novembre 1962, trois articles mentionnant le nouveau genre musical
dans le même numéro de la revue et définissant « la bombe » dans la relation
qu’elle entretenait avec le jazz nord-américain9. Jean Tronchot écrivait alors :
« Tout a commencé il y a plus de deux ans, lorsque Charlie Byrd puis
Dizzy Gillespie en tournée en Amérique du Sud découvrirent ce nouveau
rythme brésilien. L’un et l’autre furent séduits par l’idée d’improviser sur
les thèmes déjà classiques de la bossa nova comme Desafinado ou One note
samba écrits par les compositeurs brésiliens Antonio Carlos Jobim et
Newton Mendonça »10.
L’historique du genre permet au critique de procéder à un glissement de
taille, puisque la bossa nova désigne ici un ensemble de thèmes brésiliens,
mais également le fait d’improviser sur ces thèmes. L’ambiguïté de la phrase
est significative des chemins de la découverte : la bossa nova existe en tant que
New Brazilian Jazz, via les États-Unis.
Les critiques de Jazz Hot s’intéressèrent de plus près à la bossa en 1963,
point culminant de la vogue nord-américaine pour ce style11. La musique brésilienne ne fit pas l’objet d’articles en tant que telle, mais était présentée dans la
rubrique « Disques » à propos de toutes les nouveautés venues des États-Unis.
L’afflux de disques nord-américains de bossa offrait une actualité musicale au
genre, dont les critiques de Jazz Hot ne rendaient pas toujours compte avec le
même enthousiasme. Si certains d’entre eux s’indignaient de l’aspect « commercial » de ces productions – une condamnation sans appel pour l’époque, par
opposition au « jazz pur » qu’incarnaient le be-bop et le hard-bop –, les jazzmen
jouaient toutefois un double rôle en faveur de la bossa nova. Un rôle matériel
tout d’abord, les concerts et les disques de jazz rendant disponibles pour la première fois des thèmes brésiliens en France. Un rôle de légitimation ensuite, l’intérêt porté par les jazzmen étant à l’origine de la curiosité des journalistes de
Jazz Hot. L’article d’Henri Renaud consacré au disque Dizzy on the French
Riviera évoque ainsi « cette nouvelle chose brésilienne dont Dizzy raffole », « le
brillant compositeur Antônio Carlos Jobim » dont les morceaux « n’ont rien à
envier aux chansons de Richard Rogers ou de Duke Ellington » et « la réflexion
de Miles : “lorsque je veux apprendre quelque chose, c’est encore Dizzy que je
vais entendre” »12. Gillespie introduisait la musique brésilienne, Davis confirmait le choix de Gillespie, Rogers et Ellington créaient un référent permettant
au lecteur d’apprécier la bossa nova. Le jazz fournissait donc des éléments d’introduction et de comparaison essentiels à la bonne réception de la bossa nova
dans la presse musicale. Sa part matérielle et symbolique dans la diffusion de la
9. Jean Tronchot, « Charlie Byrd : des idées et une atmosphère » et « Qu’est-ce que la bossa nova ? » ;
Henri Renaud, « Dizzy Gillespie, Dizzy on the French Riviera ».
10. Jean Tronchot, « Qu’est-ce que la bossa nova ? », Jazz Hot n° 181, novembre 1962, p. 6.
11. En 1963, six numéros de la revue évoquent la bossa nova, soit plus d’un numéro sur deux.
12. Henri Renaud, op. cit.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
bossa nova soulignait également la complexité de la circulation des musiques
populaires : l’influence de ce genre sur les musiciens français ne fut pas le résultat d’un passage en ligne droite de la culture brésilienne à la culture française,
mais d’un passage dans lequel a interféré la culture nord-américaine. Les
débuts de la bossa nova en France furent le résultat de transferts culturels triangulaires mettant en présence trois pôles : Rio de Janeiro, Paris et l’ensemble
bicéphale New York/Los Angeles.
À partir de 1965, la bossa nova sortit de la relative confidentialité dans
laquelle elle était tenue – le public du jazz ne pouvant être assimilé au grand
public – grâce à de nouveaux vecteurs de diffusion, liés à l’évolution des techniques et à l’évolution politique du Brésil. À la fin des années 1960 en effet, le
progrès des communications et des moyens de transports fut à l’origine de l’organisation de nombreux festivals internationaux de jazz et de musique populaire au Brésil et en France. Ceux-ci permirent aux musiciens qui y participaient, au public qui y assistaient ainsi qu’aux personnes qui en suivaient les
retransmissions à la radio ou à la télévision, de se familiariser avec la musique
brésilienne. Au Brésil, les chaînes de télévisions Record et Globo organisèrent
ainsi entre 1965 et 1973 un festival international de la chanson, avec le soutien
du ministère des Affaires étrangères13. La manifestation constitua un tremplin
pour la nouvelle génération de la musique populaire brésilienne représentée par
Elis Regina, Chico Buarque, Milton Nascimento, Caetano Veloso ou Gilberto
Gil. Le festival fut également un lieu de rencontre privilégié, des artistes de
nationalités diverses étant invités chaque année à concourir. Les délégations
françaises étaient composées de musiciens (Michel Legrand, Colette Renard,
Pierre Barouh, Francis Lai, Françoise Hardy, Marie Laforêt, Georges
Moustaki, Serge Gainsbourg et Jane Birkin entreprirent le voyage), de producteurs de disques comme Eddie Barclay ou de spectacles comme Bruno
Coquatrix, et de journalistes qui couvraient l’événement14. Nombre d’entre eux
découvrirent la musique brésilienne à cette occasion et s’enthousiasmèrent pour
des rythmes qu’ils assimilèrent à la bossa nova et décidèrent de diffuser à leur
retour.
En France, le Marché international du disque et de l’édition musicale
(MIDEM), dont la première édition eut lieu en 1967, joua un rôle similaire. Il
s’agissait alors d’un festival dans lequel se produisaient des musiciens brésiliens
représentant les compagnies de disques nationales. Les concerts d’Elis Regina,
de Jorge Ben, ou plus tard des Mutantes, furent ainsi l’occasion de dévoiler au
13. Brasília, Arquivo Itamaraty, 640.36 « Música, 1963-1972 ».
14. La présence des journalistes fit l’objet d’une attention particulière du pouvoir militaire et est, de
ce fait, référencée dans les archives du ministère. En 1970, par exemple, tous les médias étaient
représentés : la télévision avec Liliane Saporta et Pierre Croissiaux de l’ORTF, la radio avec
Philippe Adler de RTL et Arlette Tabart d’Europe n° 1, la presse avec Claude Sarraute du
Monde, Jean-Claude Sauer et Vick Vance de Paris-Match. DDC/640.36(00). 14 octobre 1970.
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public français une production brésilienne qui n’était plus de la bossa nova, mais
qui continuait à être reçue comme telle. Mais les concerts, soirées de gala brésilien et bals de carnaval15 n’ont pas constitué l’apport le plus important du
MIDEM à la musique brésilienne. Le MIDEM était avant tout un marché, une
rencontre entre professionnels de l’édition et de la distribution musicale et une
occasion de conclure des accords afin de lancer des disques brésiliens sur le marché français. Le producteur André Midani, qui avait enregistré et diffusé les premiers disques de João Gilberto au Brésil, sut profiter de cette nouvelle donne
pour lancer les disques produits par la filiale brésilienne de Philips en accord
avec deux compagnies : Polydor France et Philips France16. Cette dernière inaugura alors une série brésilienne comprenant des disques de Tom Jobim, Maria
Bethânia, Jorge Ben, Chico Buarque, Elis Regina et Gilberto Gil17.
En cette fin des années 1960, l’actualité de la musique brésilienne en France
prenait une ampleur d’autant plus grande que certains artistes brésiliens
vivaient à Paris, contraints à l’exil par le coup d’état militaire de 1964. Les exilés comptaient dans leurs rangs des cinéastes reconnus dont les films étaient
toujours l’occasion de présenter de la musique brésilienne – Glauber Rocha et
Carlos Diegues, chefs de file du cinema novo, jouèrent parmi d’autres ce rôle de
médiation. Ils comptaient également des musiciens tels Nara Leão, jeune épouse de Carlos Diegues, Edu Lobo, Egberto Gismonti, Ricardo Vilas et Teca
Calazans. Regroupés à Paris, ceux-ci contribuèrent aussi à faire connaître la
bossa nova aux musiciens. S’ils n’eurent que peu de prise sur le grand public, ils
participèrent de concerts et d’enregistrements d’artistes français, favorisant
l’émergence de rythmes brésiliens dans la production musicale du pays.
Cette intensification des échanges entre les deux pays fut à l’origine d’une
véritable mode de la bossa nova en France à la fin des années 1960. Mais s’agissait-il encore de bossa nova ? Près de dix ans ont séparé la création du mouvement au Brésil et l’arrivée du style musical en France. Le décalage temporel
s’est accompagné d’une transformation de contenus, les musiciens brésiliens
ne jouant plus à strictement parler de la bossa nova après 1965. Alors que l’ère
des festivals renouvelait en profondeur la musique populaire brésilienne (la
chanson protestataire puis le tropicalisme rompait avec l’hédonisme et le
caractère intimiste de la batida de João Gilberto), le public français continuait
à assimiler toute musique en provenance du Brésil, soit à de la musique de carnaval, soit à de la bossa. L’appellation désignait désormais tout rythme brésilien qui n’était ni samba de carnaval, ni musique folklorique. Les musiciens
français eux-mêmes n’échappèrent pas à l’ambiguïté des termes : ainsi leur
15. Le succès des artistes brésiliens au MIDEM était tel que fut organisé en 1975 un « carnaval brésilien » présentant plus de dix artistes pour une nuit de musique sur la Croisette.
16. Entretien avec André Midani, loc. cit.
17. On peut suivre cette production discographique dans l’article de Laurent Goddet, « 1974, année
Brésil ? », Jazz Hot, n° 304, avril 1974, p. 20-21.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
arrivait-il de définir la bossa nova en fonction de quatre éléments – le rythme,
les recherches harmoniques, la virtuosité des guitaristes et l’énergie sensuelle
des voix féminines – dont les trois premiers correspondaient au style musical
tel qu’il avait été pensé au Brésil en 1958, mais dont le quatrième s’en éloignait
d’autant plus que les voix citées étaient celles d’Elis Regina ou de Gal Costa,
certes puissantes et sensuelles mais sans aucun rapport avec le canto falado.
Bossa nova, jazz et chanson française
Le décalage temporel et la déformation du modèle n’ont pas empêché les
transferts culturels entre le Brésil et la France où la réception de la bossa nova
répondit aux logiques de circulation internationale des musiques populaires,
mais également à « l’horizon d’attente » [Koselleck, 2000, p. 307-329] d’un
certain nombre d’artistes venus du jazz et de la chanson.
Dans le monde du jazz français, Michel Legrand a été l’un des premiers à se
passionner pour cet univers. Rien d’étonnant dès lors à trouver un de ses titres,
Once upon a summertime, aux côtés de Desafinado dans l’album brésilien de Miles
Davis, Quiet nights, enregistré entre 1962 et 1963 – une indication nous permettant de suggérer que les transferts culturels triangulaires ne fonctionnaient pas à
sens unique. Impressionné par le nouveau style brésilien et la virtuosité de ses
représentants, Legrand proposa à Baden Powell de participer à l’enregistrement
du 33 tours Sérénades du XXe siècle dès le premier séjour du guitariste à Paris en
1964. Dix ans plus tard, Stéphane Grapelli enregistra à son tour un disque en duo
avec Baden Powell intitulé La Grande Réunion, illustrant la permanence de l’esthétique bossa nova auprès des jazzmen français. Le monde de la chanson s’est
intéressé de plus près encore au style musical brésilien, et la liste est longue des
chanteurs « amoureux » du Brésil : Pierre Barouh, Sacha Distel, Brigitte Bardot,
Françoise Hardy, Marie Laforêt, Claude Nougaro, Georges Moustaki, Maxime
le Forestier, Nicoletta et tant d’autres. Notons que ces artistes étaient pour certains proches du cinéma (Bardot, Laforêt, mais aussi Barouh et Moustaki qui
composaient alors les musiques des films de Lelouch), pour d’autres proches du
milieu jazz (Distel et Nougaro), deux vecteurs de diffusion évoqués plus haut.
Distel, notamment, joua un rôle important dans la diffusion de la bossa nova en
France après avoir découvert Tom Jobim, Vinicius de Moraes, João Gilberto et
Baden Powell lors d’une tournée au Brésil en 1961 [Dreyfus, 1999, p. 69-71].
Séduit, il en proposa des reprises et adaptations en français (Desafinado, Chanson
sur une seule note ou Loin de toi) grâce auxquelles il obtint le prix de l’Académie
du disque18 et devint le premier ambassadeur du genre auprès du public.
Qu’ils soient musiciens de jazz, chanteurs ou compositeurs, les artistes français ont intégré les traits musicaux de la bossa nova selon trois modalités. La première fut l’interprétation de morceaux brésiliens qui devint une pratique com18. Cf. Sacha Distel, Les pendules à l’heure, Paris, Éditions 13, 1985.
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mune au cours des années 1960. Les jazzmen français commencèrent à improviser sur des morceaux de Tom Jobim, désormais considérés comme des standards comme en témoigne la création en 1974 du premier Real Book, un recueil
de partitions de jazz que les musiciens se revendaient sous le manteau19. Mais le
phénomène ne se limita pas au jazz puisque des chanteurs de variété proposèrent
des versions françaises de succès brésiliens dès 1962. La version française – enregistrée en français et jouée par des musiciens français – de bossas devint une pratique courante à laquelle s’essayèrent des artistes aussi divers que Brigitte Bardot
(Maria ninguém, Carlos Lyra, 1964), Pierre Barouh (Ce n’est que de l’eau, Vinicius
de Moraes, 1971) et plus tard Bernard Lavilliers (titres composés par Ivan Lins).
Par ailleurs, les collaborations entre musiciens français et brésiliens se multiplièrent à la fin des années 1960. Rendues possibles par la multiplication des
voyages et la présence physique des Brésiliens en France, ces collaborations
prirent plusieurs formes dont l’enregistrement de disque et l’organisation de
tournées communes furent les plus courantes. Les musiciens brésiliens accompagnaient des grands noms de la chanson française : Teca Calazans et Ricardo
Vilas et Baden Powell accompagnèrent par exemple la tournée de Claude
Nougaro en 197420. En outre, Baden Powell enregistra la même année en duo
avec Stéphane Grapelli un disque intitulé La grande réunion, qui plaçait sur un
pied d’égalité le guitariste et le violoniste.
Troisième modalité, la composition par des musiciens français de bossas
constitua l’un des aspects les plus intéressants des échanges musicaux entre la
France et le Brésil. Il s’agit là de la phase la plus avancée des transferts culturels entre les deux pays, lorsque des chanteurs français sont assez familiers du
style pour composer des bossas ou ce qu’ils considèrent comme telles ou quand
les jazzmen « jouent bossa » des standards qui n’avaient au départ rien de brésilien. Plus difficile à apprécier, cette dernière modalité est aussi plus lente à se
mettre en place, en tant qu’elle suppose une bonne connaissance des traits formels spécifiques du genre. Elle est manifeste dans la production musicale
française postérieure à la période que nous avons choisi d’étudier ici, les itinéraires de Lavilliers, de Salvador ou de Moustaki étant à cet égard exemplaires.
Georges Moustaki s’est exprimé à de nombreuses reprises sur la musique
brésilienne. Il a évoqué la bossa nova dans les textes de ses chansons, dans son
autobiographie et lors d’entretiens21. La « découverte » de ce style musical
s’est déroulée en plusieurs étapes que le chanteur identifie très nettement :
19. Le Real Book I comportait 435 titres dont 20 étaient clairement identifiés comme bossas. L’entrée
de compositeurs brésiliens comme Tom Jobim (10 morceaux), Luis Bonfa, Marcos et Sérgio Valle
dans le Real Book, fut la conséquence d’un état de fait : les jazzmen jouaient des bossas. Loin d’être
un simple reflet du répertoire jazz du début des années 1970, le Real Book eut aussi un rôle actif
sur l’évolution de ce répertoire en contribuant à l’institution de standards
20. Entretiens avec Ricardo Vilas (Paris, 1er mars 2004) et Teca Calazans (Saint Gratien, 26 juillet 2005).
21. Georges Moustaki, Les Filles de la mémoire, souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 188-194 ;
Un chat d’Alexandrie. Entretiens avec Marc Legras, Paris, Éditions de Fallois, 2002, p. 117-122.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
« Quand j’étais enfant, je lisais des récits sur l’Amérique latine et le Brésil.
Puis, il y a eu une vague mode des musiques brésiliennes… disons des
brésiliannades comme Joseph est au Brésil22 ou Maria da Bahia23. Ce n’était
pas très excitant, plutôt de l’exotisme de bas étage. Ensuite j’ai découvert
l’œuvre de Jorge Amado et l’idée d’aller au Brésil a commencé à me hanter
sérieusement. Quatrième chose, dans l’ordre toujours, Pierre Barouh est
venu me voir un jour. Il m’a dit : « tu connais ça ? » et m’a fait entendre João
Gilberto. Et là ça été un peu le choc parce que j’ai découvert tous les
ingrédients de la bossa nova. C’était un grand choc : je ne comprenais pas,
j’étais charmé, j’étais enthousiaste… Et puis, le temps a passé un peu. Je suis
devenu un chanteur connu, enfin… ma réputation a dépassé les frontières.
Des émissaires sont venus me demander d’aller au Brésil chanter pour un
festival, c’était en 72. Mais, juste avant j’ai connu une femme merveilleuse
qui s’appelait Nara Leão. Elle était venu me voir (j’habitais l’île Saint-Louis
juste à côté) pour me montrer quatre de mes chansons qu’elle avait
traduites. J’étais dans le ravissement total en retrouvant mes chansons avec
la magie de la langue brésilienne et de ses harmonies »24.
Les différents vecteurs de diffusion de la bossa nova apparaissent très clairement dans cet extrait : le cinéma à travers Barouh dont Moustaki a fait la
connaissance grâce à Lelouch, les festivals et les exilés politiques figurés ici par
Nara Leão. Par ailleurs, le discours du chanteur rompt avec l’image traditionnelle d’un Brésil exotique. Il oppose aux « brésiliannades » des années 1940 les
« ingrédients de la bossa nova », à « l’exotisme de bas étage » la rencontre « de la
langue brésilienne et de ses harmonies ». Il suggère une lecture plus technique
de la musique brésilienne que ses compositions ont confirmée tout au long des
années 1970 selon les trois modalités décrites plus haut. Ébloui au même titre
que Barouh, le chanteur a adapté en français trois morceaux de Tom Jobim et
Vinicius de Moraes – Les eaux de mars, Quotidien, Je suis une guitare25 – en respectant autant que possible l’instrumentation et les arrangements originels, il a
travaillé avec des musiciens brésiliens résidant à Paris – dont le percussionniste
Jorge Arena et la muse de la bossa nova Nara Leão –, et a composé des chansons
brésiliennes afin de retrouver en français « la magie de la langue brésilienne »26.
Exemple parmi d’autres, l’itinéraire brésilien de Georges Moustaki permet de suivre les échanges musicaux et les transferts culturels entre le Brésil
et la France. De la fin des années 1950 au milieu des années 1970, les musi22. Joseph est au Brésil (M. Fontenoy-Syam), interprété par Félix Paquet, P. Déant et son orchestre ©
Forlane, UMIP-France, 2001.
23. Maria de Bahia, « le succès du grand film musical Mademoiselle s’amuse » (Paul Misraki-André
Hornez) interprété par Giselle Pascal, Ray Ventura et son orchestre © Polydor, 1944.
24. Entretien avec Georges Moustaki, Paris, 30 août 2004.
25. Georges Moustaki, En Ballades, Paris, Christan Pirot, 1996, vol. 1, p. 110-111, 127-128 et 135.
26. L’instrumentation (cuíca, surdo) et les harmonies (jeu sur les enchaînements majeur/mineur) utilisées
par Georges Moustaki rappellent à bien des égards la musique brésilienne. Voir Bahia, 1977, Polydor.
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ciens français ont découvert un nouveau style musical qu’ils ont admiré et
tenté d’adapter. La diffusion de la bossa nova et les transferts triangulaires qui
y ont présidé furent à l’origine de nouvelles pratiques – interprétation, collaboration, composition –, mais également d’un nouveau discours sur le Brésil.
À l’exotisme facile et réducteur des sambas de Dario Moreno, les musiciens
opposèrent une rencontre entre trois traditions musicales différentes : la
bossa nova, le jazz et la chanson française. L’identification de pratiques spécifiques d’une part, d’un discours de l’authenticité permettant de revendiquer
ces pratiques d’autre part, nous invite à penser que la bossa nova a constitué
une rupture dans l’histoire des échanges musicaux entre le Brésil et la France.
Inversion des termes de l’échange, inversion du sens des voyages : une nouvelle altérité brésilienne s’est imposée dans les années 1960.
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DOSSIER
LA BOSSA NOVA EN FRANCE : UN MODÈLE MUSICAL ?
RÉSUMÉ/RESUMO/ABSTRACT
La mode de la bossa nova en France dans
les années 1960 et 1970 signe une
inversion et une complexification
croissante des échanges musicaux entre
l’Amérique latine et l’Europe, étudiés ici
dans l’optique des transferts culturels.
L’analyse des mécanismes de diffusion,
réception et appropriation de la bossa
nova met à jour l’émergence d’une
nouvelle altérité brésilienne en France au
cours des années 1960.
A moda da bossa nova na França, durante
os anos 1960 e 1970, indica uma inversão
e uma diversificação dos fluxos musicais
entre a América Latina e a Europa. Esse
artigo questiona os intercâmbios entre o
Brasil e a França a partir da teoria das
transferências culturais – difusão,
recepção, apropriação. Mostra como uma
nova alteridade brasileira foi construída
na França durante os anos 1960.
The success of bossa nova in France in the
1960’s and the 1970’s corresponds to an
inversion and a diversification of the
musical flows between Latin America and
Europe. This article studies the musical
exchanges between France and Brazil via
the theory of « cultural transfers » –
diffusion, reception, acculturation. It aims
to demonstrate that a new Brazilian
otherness was built in France during the
1960’s.
MOTS CLÉS
PALAVRAS CHAVES
KEYWORDS
• bossa nova
• Brésil
• France
• transferts culturels
• bossa nova
• Brasil
• França
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• Brazil
• France
• cultural transfers
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