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DIALOGUES INTERCONTINENTAUX TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL

2013, Rythmes brésiliens

Malgré les liens historiques et culturels qui unissent le Portugal et le Brésil, les rapports musicaux entre les deux pays tout au long du 20e siècle et débuts de ce 21ème siècle peuvent s’estimer sporadiques et peu soutenus. Du côté brésilien, sont à signaler l’ensemble de l’activité d’un José Eduardo Martins ou les efforts notoires d’un Gilberto Mendes ; du côté portugais, trois compositeurs tentèrent d’approfondir les liens et s’intéressèrent à la vie artistique, musicale et académique brésilienne, ayant effectué des séjours ou même choisi de vivre et travailler de l’autre côté de l’Atlantique : Fernando Lopes-Graça (1906-1994), Jorge Peixinho (1940-1995) et João Pedro Oliveira (né en 1959). A travers l’analyse historiographique de leurs rapports musicaux avec le Brésil, je tenterai de déceler des tendances générales les unissant dans leurs démarches d’échange artistique, ainsi que de dégager des aspects esthétiques découlant de ces échanges dans leurs productions respectives.

DIALOGUES INTERCONTINENTAUX TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL : Fernando Lopes-Graça, Jorge Peixinho et João Pedro Oliveira Ana Telles Malgré les liens historiques et culturels qui unissent le Portugal et le Brésil, les rapports musicaux entre les deux pays tout au long du XXe siècle et ce début de XXIe siècle peuvent s’estimer sporadiques et peu soutenus. Du côté brésilien, sont à signaler l’ensemble de l’activité d’un José Eduardo Martins ou les efforts notoires d’un Gilberto Mendes ; du côté portugais, trois compositeurs tentèrent d’approfondir les liens et s’intéressèrent à la vie artistique, musicale et académique brésilienne, ayant effectué des séjours ou même choisi de vivre et travailler de l’autre côté de l’Atlantique : Fernando Lopes-Graça (1906-1994), Jorge Peixinho (1940-1995) et João Pedro Oliveira (né en 1959). À travers l’analyse historiographique de leurs rapports musicaux avec le Brésil, je tenterai de déceler des tendances générales les unissant dans leurs démarches d’échange artistique, ainsi que de dégager des aspects esthétiques découlant de ces échanges dans leurs productions respectives. Dans une importante synthèse concernant la contribution portugaise à la formation de la culture musicale brésilienne 1 , Luiz Heitor Correa de Azevedo commence par citer le célèbre musicologue brésilien Mário de Andrade, selon lequel « c’est par le pont lusitanien que notre musicalité [brésilienne] s’insère dans une tradition et se justifie dans la culture européenne »2. Après avoir fait allusion au rôle des missionnaires portugais dans l’introduction de la musique savante de la tradition européenne, 1 Luiz Heitor Correa de Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil : introdução ao estudo da contribuição portuguesa à formação da cultura musical brasileira », dans Salwa ElShawan Castelo-Branco (dir.), Portugal e o mundo : o encontro de culturas na música,Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1997, p. 431-437. 2 « […] pela ponte lusitana que a nossa musicalidade [brasileira] se tradicionaliza e justifica na cultura europeia » ; Mário de Andrade, Ensaio sobre a música brasileira, São Paulo, Livraria Martins Editora, 1962, cité dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil... », op. cit., p. 431. 304 RYTHMES BRÉSILIENS notamment religieuse, au Brésil, et aux conséquences de l’intégration d’éléments modaux et rythmiques issus du chant grégorien à la musique populaire brésilienne (mentionnés par Mário de Andrade, en 1963 3 , et étudiés par José Geraldo de Souza à la même période4), l’auteur dresse une liste des principaux musiciens portugais ayant choisi de vivre et travailler au Brésil, particulièrement nombreux pendant les années d’exil de la famille royale portugaise à Rio de Janeiro, entre 1808 et 1821. Surgit, au XVIe siècle, le nom de Francisco de Vacas, premier maître de chapelle portugais arrivé à Bahia en 15525 ; puis, à la fin du XVIIe, André da Silva Gomes et, au tout début du XIXe, le célèbre Marcos António da Fonseca Portugal avec son frère, Simão Vitorino. S’ensuivent, dans la narration historiographique d’Azevedo, José do Rosário Nunes, Fortunato e João Mazziotti, Joaquim Baxixa, Francisco de Sá Noronha, João e Eduardo Ribas, et surtout Artur Napoleão. Au tournant du XIXe et du XXe siècles, on signale les présences de Frederico Nascimento, Óscar da Silva et José Guerra Vicente6. En effet, les premières décennies du XXe siècle furent encore propices aux échanges musicaux entre les deux pays, et des virtuoses portugais comme le pianiste José Vianna da Motta ou le violoniste Bernardo Moreira de Sá ont pu effectuer d’importantes tournées sur le sol brésilien. Cependant, comme le dit Teresa Cascudo, « les rapports musicaux entre le Brésil et le Portugal traversèrent au long du XXe siècle un processus de refroidissement graduel dans la période qui suivit la Première guerre mondiale et durant tout le régime d’Estado Novo » 7. En conséquence, Fernando Lopes-Graça, compositeur particulièrement en vue de sa génération, non seulement grâce à ses options 3 Mário de Andrade, Música, doce música, São Paulo, Livraria Martins Editora, 1963, cité dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil .... », op. cit., p. 433. 4 José Geraldo de Souza, « Contribuição rítmico-modal do canto gregoriano para a música popular brasileira », Revista CBM (Conservatório Brasileiro de Música), 1960-63, p. 2123, cité dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil .... », op. cit., p. 433. 5 Azevedo, op. cit., p. 432. 6 Ibid, p. 433-437. 7 « Efectivamente, as relações musicais entre Portugal e Brasil atravessaram durante o século XX um processo de gradual arrefecimento iniciado no período posterior à Primeira Guerra Mundial, que permaneceu todo o Estado Novo. », dans Teresa Cascudo, « Brasil como tópico, Brasil como espelho, Brasil como argumento : as relações de Fernando LopesGraça com a cultura brasileira », Brasil-Europa : correspondência euro-brasileira, nº 66, 2000, disponible sur internet : http://www.revista.akademie-brasil-europa.org/CM6601.htm (07/12/2013). DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 305 esthétiques mais aussi de par sa franche opposition au régime totalitariste de António d’Oliveira Salazar, pouvait s’écrier en 1955 : Dans nos correspondances avec des musiciens brésiliens […]nous abordons fréquemment la question des rapports musicaux entre les deux patries sœurs pour arriver à la lamentable conclusion que les Portugais ne connaissent pas plus, tant peu soit-il, la musique brésilienne, que les Brésiliens n’ont le moindre aperçu sur la musique portugaise, ou pire encore : ce que nous connaissons de la musique du Brésil se réduit à la samba, et ce qu’eux, nos frères d’outre-Atlantique, connaissent de la musique du Portugal se limite au fado8. Sachant combien Lopes-Graça s’insurgeait contre l’hégémonie du fado et d’autres formes de « contrefaçon folklorique » et son utilisation à des fins de propagande politique menée par le régime d’Estado Novo, nous ne pouvons que mieux comprendre son regret. Sa priorité était, en effet, axée sur un idéal d’authenticité et de scientificité par rapport à la recherche d’autres formes populaires d’expression musicale, développées notamment en milieu rural, qu’il préférait utiliser, à la manière de Bartók, dans son dessein de renouveler le langage musical de son pays et de son époque pour arriver à l’expression d’une musique savante nationaliste9. C’est justement dans cette optique que vont se développer – depuis la décennie 1930 et, de manière particulièrement intense, entre 1948 et 1958 – les rapports de Fernando Lopes-Graça avec le Brésil et les compositeurs brésiliens de sa génération. La vaste correspondance qu’il entretint avec ses collègues et camarades d’Outre-mer10 révèle à quel point il intervint dans la 8 « Nas nossas correspondências com músicos brasileiros […], com frequência abordamos a questão das relações musicais entre as duas pátrias irmãs para chegarmos à lamentável conclusão de que nem os portugueses conhecem nada da música brasileira, nem os brasileiros têm notícia alguma da música portuguesa, ou, pior que isso : que o que nós conhecemos da música do Brasil se reduz ao samba, e que o que eles, os nossos irmãos de além-Atlântico, conhecem da música de Portugal se limita ao fado. », dans Fernando Lopes-Graça, « I – Relações musicais luso-brasileiras (1955) », A música portuguesa e os seus problemas (III), Lisboa, Cosmos, 1973, p. 285. Cet article fut initialement publié, en 1955, dans le supplément littéraire du journal O Comércio do Porto. 9 À ce sujet, voir Mário Vieira de Carvalho, « Buscar a identidade na alteridade: Lopes-Graça e o conceito de ‘povo’ na música tradicional », Nova Síntese, 7, Lisboa, Edições Colibri, 2012, p. 157-166. 10 Cette correspondance fit l’objet des plusieurs travaux de recherche. Cf. Teresa Cascudo « Brasil como tópico... », op. cit., 2000 ; Ricardo Tacuchian « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », Revista Música, São Paulo, vol. 11, 2006, p. 97-110 ; Ana Cláudia Assis, Fernando Lopes-Graça e César Guerra-Peixe: entre o Expressionismo Dramático e a Cor Nacional (1947-1958), conférence proférée dans le Département de 306 RYTHMES BRÉSILIENS discussion opposant l’avant-gardisme musical, issu de courant sériel, au nationalisme associé à la recherche et utilisation de sources musicales traditionnelles qu’il préconisait. Lopes-Graça pris contact avec le Brésil dans la décennie de 1930, à travers la publication d’une étude sur « La musique portugaise du 19e siècle » dans la Revista Brasileira de Música. À partir de la fondation, en 1942, de la société de concerts Sonata, dont il était le responsable, il fit entendre au Portugal (souvent en première audition dans son pays) des œuvres de plusieurs compositeurs brésiliens, dont Cláudio Santoro, Heitor Villa-Lobos, Francisco Mignone, César Guerra-Peixe, et Mozart Camargo Guarnieri11. Les rapports avec ses collègues s’intensifièrent à la suite d’un séjour à Paris en 1948 pendant lequel, par l’intermédiaire de Louis Saguer, il rencontra Cláudio Santoro, Luís Heitor Azevedo et Arnaldo Estrela, musiciens brésiliens qui partageaient son idéologie politique12. Dans la revue Gazeta musical e de todas as artes, qu’il fonda en 1951 et dirigea par la suite, Lopes-Graça publia plusieurs articles sur la musique au Brésil13. En 1954, se voyant empêché d’enseigner dans les établissements scolaires publiques portugais 14 , Lopes-Graça envisagea de s’installer au Brésil, selon la correspondance avec Arnaldo Estrela, Mozart Camargo Guarnieri, Cláudio Santoro et César Guerra-Peixe15. D’ailleurs, déjà en 1948, il avait exprimé sa disponibilité pour établir des échanges avec le Brésil, proposant que ses œuvres y soient jouées, mais également ses services en tant qu’interprète et musicologue16. Finalement, en 1958, il eut l’occasion de se rendre dans ce pays qui lui tenait tellement à cœur, sur une invitation du Ministère de l’éducation et de la culture brésilien. Camargo Guarnieri était alors l’assesseur du ministre Clóvis Salgado, et on comprend son engagement pour rendre possible la visite du compositeur portugais, après maintes tentatives inabouties dans les années précédentes. Ce dernier réalisait ainsi le programme d’action qu’il Musique de l’Université d’Évora, dans le cadre du Séminaire « Projecto Mosaico LusoBrasileiro », 18/02/2013. 11 Cascudo, « Brasil como tópico... », op. cit. 12 Ibid. 13 Tacuchian, « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit., p. 97-110. 14 Y compris le Conservatoire national de musique, où Lopes-Graça avait précédemment conquis un poste de professeur par concours. 15 Tacuchian, op. cit. 16 Cascudo, op. cit. DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 307 avait fixé lui-même en 1955 à propos des échanges entre compositeurs brésiliens et portugais qu’il estimait nécessaires et qui, selon lui, devaient partir de l’initiative directe des intéressés17. Logé pendant son séjour à São Paulo chez les parents du pianiste José Eduardo Martins, Lopes-Graça noua avec ce dernier des liens intellectuels et artistiques durables ; ceux-ci ont donné naissance à une intense collaboration qui s’étala sur plusieurs décennies18. Ayant pour but de faire connaître, auprès du public brésilien, la culture musicale portugaise, Lopes-Graça développa plusieurs activités durant son séjour. Premièrement, il se produisit en tant qu’interprète de ses propres œuvres, jouant notamment des harmonisations de chansons populaires portugaises, avec le chanteur António Saraiva 19 . Notons au passage que, selon Ana Cláudia Assis, Lopes-Graça s’est battu pour se faire accompagner par ce chanteur portugais, dont la voix n’était pas celle d’un interprète lyrique, préférant cette solution onéreuse à celle qu’on lui proposait au Brésil, notamment de collaborer avec une chanteuse lyrique locale. En effet, Lopes-Graça estimait que l’art du chant lyrique n’était pas adapté à l’interprétation de ses œuvres, imprégnées de ce qu’il considérait être la pureté et l’authenticité du matériel populaire d’origine ; c’est la raison pour laquelle il a toujours dissuadé Celeste Amorim, chanteuse soliste dans la chorale de l’Académie des amateurs de musique (qu’il fonda en 1945 et dirigea depuis cette date jusqu’en 1988 20 ), de faire des études de chant lyrique, préférant garder la « couleur ethnographique »21 de sa voix naturelle pour l’interprétation de ses œuvres22. Lopes-Graça interpréta également des œuvres pour piano solo, comme le cycle de dix-neuf pièces composées sur des airs populaires de son pays Viagens na minha terra 23 . D’ailleurs, cette œuvre, écrite en 1953-54, fut 17 Cf. Lopes-Graça, « Notícia sobre os Seminários livres de música da Universidade da Bahia », Disto e Daquilo, Lisboa, Cosmos, 1973, p. 287. 18 José Eduardo Martins, « A relação de meio século com a música e músicos de Portugal », Impressões sobre a música portuguesa : panorama, criação, interpretação, esperanças, Coimbra, Imprensa da Universidade, 2011, p. 25. 19 Assis, Fernando Lopes-Graça e César Guerra-Peixe…op. cit. 20 Voir : http://corolopesgraca.com/pagina/história-do-coro (date d’accès: 10/12/2013). 21 Mário Vieira de Carvalho, « Celeste Amorim », Notes du CD Canções do 25 de Abril – Canções Heróicas, Associação 25 de Abril, 2012, p. 11. 22 Cette information provient des mes contacts personnels avec Celeste Amorim et Madalena Sá Pessoa (qui l’accompagnait souvent au piano), dans les années 1990 et 2000. 23 Martins , op. cit., p. 82. 308 RYTHMES BRÉSILIENS dédié à Arnaldo Estrela, pianiste brésilien qu’il avait rencontré à Paris en 1948, comme nous l’avons vu. Teresa Cascudo soutient que les commentaires du compositeur en marge de son autographe de cette partition, concernant notamment la provenance des spécimens d’origine populaire, le caractère général de chaque pièce, ainsi que des traits musicaux spécifiques, représentent le squelette d’une conférence qu’il présenta lors de son séjour au Brésil24. Ce qui est sûr, c’est qu’il proféra une allocution sur l’histoire de la musique portugaise, un sujet qui l’occupait depuis quelque temps ; il s’y montra critique de « l’inexistence de continuité organique vérifiable dans l’histoire de la musique au Portugal »25. D’autre part, nous savons qu’il a visité plusieurs institutions et noué différents contacts. En particulier, il a réalisé une enquête auprès de six compositeurs brésiliens – Villa-Lobos, Francisco Mignone, Guerra-Peixe, Luís Cosme, Cláudio Santoro et Camargo Guarnieri – qu’il publia au Portugal26. Inversement, il a donné une interview où il se lamente du manque de conditions propices à la création musicale dans son pays, mais aussi du complexe d’infériorité qu’il décèle chez ses compatriotes et de leur recherche d’un universalisme qu’il qualifie d’absurde, au détriment d’éléments nationaux qu’il juge beaucoup plus importants27. Après la visite de 1958, Lopes-Graça continua de suivre de près des activités musicales ayant lieu au Brésil : en 1960, il publia un texte sur les « Séminaires libres de musique de l’université de Bahia » dont il venait d’avoir accès au programme général. Dans ce texte, il exaltait la vitalité et l’efficacité de l’initiative, le caractère éclectique des matières enseignées pendant ces cours d’une durée totale de six mois (transcendant largement le strict cadre des disciplines purement musicales), et la participation subventionnée d’un nombre important d’élèves accourant de différents points du Brésil. Dans ce texte, Lopes-Graça affirme avoir participé à ces cours l’année précédente, à Salvador (se reportant en toute probabilité à son séjour de 1958), ce qui lui aurait permis de constater la pertinence des interventions informées des étudiants concernés. Il conclut sa narration en érigeant la vitalité de cette formation, et du milieu musical brésilien en 24 Cascudo, « Brasil como tópico... », op. cit. Ibid. 26 Tacuchian, « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit. 27 Cascudo, op. cit. 25 DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 309 général, en exemple à suivre par les intervenants du milieu musical et pédagogique de son pays28. Il est important de mentionner une possible ou probable influence de la musique du Brésil dans certaines œuvres de Lopes-Graça ; tout d’abord, pensons aux Sept chansons populaires brésiliennes, de 1954 : Xangô est modelé sur l’exemple de l’harmonisation homonyme de cette incantation rituelle (associée à la pratique de macumba) par Villa-Lobos, qui avait été présentée aux concerts de la société Sonata le 5 juillet 194929. Dans le cycle de chansons As mãos e os frutos (1954-59), sur des poèmes d’Eugénio d’Andrade, Lopes-Graça croyait avoir obtenu des effets rythmiques nouveaux dans le contexte de la musique vocale portugaise, et l’influence de la musique du Brésil peut bien justifier cette nouveauté30. D’autre part, nous savons que la Suite rústica nº 2 fut écrite par Lopes-Graça en 1965 pour répondre à une demande de Guerra-Peixe, qui avait fondé le quatuor à cordes Quarteto Sul-Americano, au sein duquel il jouait du violon ; l’œuvre est dédicacée au compositeur et instrumentiste brésilien31. En outre, son ouverture Gabriela, cravo e canela (écrite entre 1960 et 1963), dont le titre se reporte au roman homonyme de l’écrivain brésilien Jorge Amado, se destinait à être jouée au Brésil à la même époque, ce qui apparemment n’a pas eu lieu 32 ; l’œuvre fut créée en Hollande en 196433. Jorge Peixinho (1940-1995), quant à lui, eut l’occasion de rencontrer plusieurs musiciens brésiliens lors des Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt, en 1968. Dès lors, et par l’intermédiaire du pianiste brésilien Paulo Afonso de Moura Ferreira, il fit la connaissance du compositeur Gilberto Mendes34. Les rapports de celui-ci (qui dirigea, à partir de 1962, le Festival Música Nova de Santos à São Paulo), avec le compositeur portugais 28 Lopes-Graça, « Notícia sobre os Seminários livres de música da Universidade da Bahia », op. cit. 29 Cascudo, « Brasil como tópico...», op. cit. 30 Ibid. 31 Romeu Pinto da Silva, Tábua póstuma da obra musical de Fernando Lopes-Graça, Lisboa, Caminho, 2009, p. 286. 32 Fernando Lopes-Graça, Lettre à César Guerra-Peixe, 12/08/1965, citée dans Tacuchian, « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit. 33 Silva, op. cit., p. 285. 34 Gilberto Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », dans José Machado (dir.), Jorge Peixinho In Memoriam, Lisboa, Caminho, 2002, p. 63. 310 RYTHMES BRÉSILIENS assumèrent, par la suite, une importance capitale. Il suffirait de se rappeler quelques faits déterminants : c’est par l’intercession de Gilberto Mendes que Peixinho put visiter le Brésil pour la première fois 35 ; le compositeur portugais participa au Festival Música Nova au moins cinq fois, en 197036, 197837, 198438, 198639, 199440 ; dans ce même festival furent présentées en première audition brésilienne six œuvres de Peixinho : Cinco pequenas peças para piano (1959), Sucessões simétricas (1961), Estrela (1962), Harmónicos I (1967), Estudo III (1976) et Luís Vaz 73 (1973-79) 41 . Par ailleurs, Gilberto Mendes rendit hommage à son collègue dans des pièces comme Peixinho danse le frevo au Brésil, de 1999, et Estudo ex-tudo eis tudo, pois – In memoriam Jorge Peixinho, de 199742. Ce dernier, quant à lui, joua des œuvres de son collègue brésilien à différentes reprises 43 et en commanda une : Qualquer Música, pour ensemble, dont il dirigea la première audition avec le Groupe de musique contemporaine de Lisbonne (qu’il fonda l’année même de son premier déplacement en sol brésilien) le 3 juin 1980, lors de la 4e édition des Rencontres Gulbenkian de musique contemporaine44. Gilberto Mendes voit en Peixinho « le lien entre la nouvelle musique portugaise et brésilienne »45, ce qui voudrait dire qu’il aura exaucé le vœu formulé par Fernando Lopes-Graça dans la génération qui l’a précédé : celui de concrétiser un véritable échange entre les deux pays et les deux cultures sur le plan musical, notamment en ce qui a trait à la création artistique la plus récente. 35 Ibid., p. 64. Teresinha Rodrigues Prada Soares, A utopia no horizonte da música nova, Tese de Doutoramento, Universidade de São Paulo, 2006, p. 134 ; voir également : Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 64. 37 Soares, op. cit., p. 89. 38 Mendes, op. cit., p. 66. Voir également Delgado, op. cit., p. 28. 39 Cristina Delgado, « Cronologia da obra de Jorge Peixinho », dans Machado, Jorge Peixinho In Memoriam, op. cit., p. 25. 40 Martins, « A relação de meio século com a música e músicos de Portugal », op. cit., p. 124. 41 Maria Lúcia Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », dans Assis (Paulo) (dir.), Mémoires... Miroirs. Conferências do Simpósio Internacional Jorge Peixinho, Lisboa, Colibri, 2012, p. 178-179. 42 Ibid., p. 179. 43 Ibid., Voir également Mendes op. cit., p. 63. 44 Ana Telles, Estreias GMCL (inédit), 2010. 45 Mendes, op. cit., p. 63. 36 DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 311 Peixinho ne fut pas l’élève de Lopes-Graça, mais ils entretinrent de bonnes relations et une forte entente idéologique. À l’Académie des amateurs de musique (à Lisbonne), Lopes-Graça invita Louis Saguer à diriger, avec Jorge Peixinho, en 1962, des cours de musique du XXe siècle46. Il est difficile de savoir s’il leur est arrivé de tenir des propos au sujet de cet échange que, à l’avis de Lopes-Graça, les compositeurs portugais et brésiliens devaient entreprendre. Néanmoins, sur plusieurs aspects, la démarche de Peixinho suit de près, et surenchérit, ce que préconisait son aîné en cette matière, comme nous le verrons ci-dessous. En effet, depuis sa première visite au Brésil en 1970, subventionnée par la Fondation Calouste Gulbenkian de Lisbonne 47 , jusqu’à la dernière, quelques mois seulement avant sa mort (survenue vingt-cinq ans plus tard), Jorge Peixinho se rendit dans ce pays très assidument, pour ne pas dire presque tous les ans à une certaine époque ; en effet, sont documentés de ses séjours au Brésil en 1970, 1977, 1978, 1984, 1986, 1991, 1992, 1993 et 1994, en plus de collaborations par rapports auxquelles sa présence sur place n’est pas sûre en 1985, 1987 et 1992. Les créations de certaines de ses œuvres ont eu lieu au Brésil ; en outre, il présenta des pièces de ses camarades brésiliens au Portugal, notamment avec le Groupe de musique contemporaine de Lisbonne, comme je l’ai déjà signalé. Les nombreuses visites de Jorge Peixinho au Brésil se démultipliaient en actions diverses : récitals de piano lors desquels il se produisait en soliste, concerts où il dirigeait différents ensembles, conférences, masterclasses, participation à des jurys, programmes de radio et télévision, interviews, entre autres. En tant qu’instrumentiste ou chef, c’étaient surtout ses œuvres, ainsi que celles de ses contemporains portugais et brésiliens qui l’occupaient. C’est ainsi que, lors de sa première visite en 1970, il créa avec Klaus-Dieter Wolf, au Festival Música Nova de Santos, les Três canções para baixo e piano de Willy Corrêa de Oliveira48 ; au programme des récitals qui eurent lieu à São Paulo, Santos et Rio de Janeiro par la même occasion figuraient également de ses œuvres, ainsi que des œuvres de Filipe Pires, Emanuel Nunes, Gilberto Mendes et Willy Corrêa de Oliveira49. De même, lors de sa 46 Emmanuel Nunes, « Prefácio », dans Paulo de Assis (dir.), Jorge Peixinho : escritos e entrevistas, Porto, Casa da Música/Cesem, 2010, p. 17. 47 Jorge Peixinho, « Entrevista de Carlos Reco (1970) », dans Paulo de Assis (dir.), ibid., p. 266. 48 Ibid., p. 269. 49 Ibid. 312 RYTHMES BRÉSILIENS dernière tournée au Brésil, avec José Eduardo Martins, en 1994, il présenta au piano quelques-unes de ses œuvres, en plus de pièces de Clotilde Rosa et de Filipe Pires à Santos (30e Festival Música Nova), São Paulo, Ribeirão Preto, Belo Horizonte et São Paulo50. Ses conférences portaient généralement sur les plus récentes tendances esthétiques suivies par les compositeurs de son pays, tandis que les cours et masterclasses s’orientaient vers des matières comme la composition, l’analyse, les matières théoriques associées à la musique, mais aussi, occasionnellement, vers le piano. En outre, il eut l’occasion de se présenter deux fois au Brésil avec le Groupe de musique contemporaine de Lisbonne : en 198451 et en 1992-9352. Au fils des années, il participa d’importantes réalisations artistiques et pédagogiques telles que les célèbres Festival de musique de Curitiba : Cours internationaux de musique de Paraná (197053) ; Festival da Guanabara, à Rio de Janeiro (1970 54 ) ; Festival Música Nova, à Santos (1970, 1978, 1984, 1986, 1994, comme nous l’avons vu) ; Cours latino-américains de musique contemporaine 55 , itinérants (1977 56 , 1978 57 ) ; Cycle de musique contemporaine, à Belo Horizonte (1994 58 ) ; Rencontres de l’Association nationale de recherche et post-graduation en musique (ANPPOM), à São Paulo (199459). 50 José Eduardo Martins, « Relembrando Jorge Peixinho », Impressões sobre a música portuguesa: panorama, criação, interpretação, esperanças, Coimbra, Imprensa da Universidade, 2011, p. 124. 51 Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 176. À ce sujet, voir également : Peixinho, « Entrevista ao jornal Notícias de Paços de Brandão (1982) », op. cit., p. 347 et Mendes « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 66. 52 À cette occasion, seuls Clotilde Rosa, Lopes et Silva et José Machado ont accompagné Peixinho au Brésil, selon le témoignage de ce dernier recueilli par l’auteur à Queijas (Lisbonne), le 10/12/2013. 53 Cristina Delgado, « Cronologia da obra de Jorge Peixinho », dans José Machado (dir.), Jorge Peixinho In Memoriam, Lisbonne, Caminho, 2002, p. 25. Voir également Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 64 ; Peixinho, op. cit., p. 266 ; Peixinho, « Entrevista a O Estado de S. Paulo (1970) », dans Assis , op. cit., p. 284. 54 Delgado, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 25. 55 Voir Mendes, op. cit., p. 64. 56 Delgado, op. cit., p. 27. 57 Pascoal, op. cit., p. 178. Voir également Soares, op. cit., p. 89. 58 Martins, op. cit., p. 124. 59 Pascoal, op. cit., p. 176. Voir également Martins, op. cit., p. 124. DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 313 Parmi les œuvres qui composent le vaste catalogue de Jorge Peixinho, nous trouvons bon nombre de compositions ayant un rapport avec les déplacements, les contacts, les actions développées par leur créateur au Brésil. Signalons tout d’abord Estudo II, pour piano, dont la première version aurait été terminée au début novembre 1970 au Brésil, et qui fut créée le 4 du même mois, dédiée à Gilberto Mendes60, dans le cadre du Festival Música Nova de Santos. Puis, en 1984, eurent lieu, dans le même festival, la création de Ulivi Aspri e Forti I, écrite pour voix de mezzo-soprano et piano en 1982 sur un poème homonyme de Renzo Cresti 61 , et Vocaliso, pour la même formation 62 . Greetings für HJK date de 1984 et fut écrite pour le 70e anniversaire de Hans Joachim Koellreuter ; la première audition eut lieu dans le Festival Contra-Pontos, à Rio de Janeiro l’année suivante63, et l’œuvre fut enregistré par Margarita Schack (mezzo-soprano) et des éléments du Groupe Juntos Música Nova 64 . Ulivi Aspri e Forti II, écrite à la demande de la chanteuse brésilienne Anna Maria Kieffer pour le Festival de Santos65, fut créée en 198466. Maria Lúcia Pascoal affirme que Music Box, pour piano, bande magnétique et boîte à musique fut donnée en première audition au Festival Música Nova de Santos en 198567, ce qui est en apparente contradiction avec les informations contenues dans le catalogue chronologique des œuvres de Jorge Peixinho publié par Cristina Delgado, José et Jorge Machado (qui indique la date du 28 octobre 1981, au Théâtre Municipal de Funchal, Madère, pour la création de cette œuvre), à moins qu’il ne s’agisse au Brésil 60 Cristina Delgado, José Machado et Jorge Machado, « Catálogo cronológico », dans José Machado (dir.), Jorge Peixinho In Memoriam, Lisbonne, Caminho, 2002, p. 340. Voir aussi Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 178. 61 Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 357-358; voir également Pascoal, op. cit., p. 178. 62 Pascoal, op. cit., p. 178. 63 Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 359. 64 Fernando Brandão (flûte), Aloísio Fagerlande (basson), David Chew (violoncelle), Marcelo Lobato (percussion), Tato Taborda (direction); voir Koellreutter 70, LP MMB 86.046 (œuvres de Hans Joachim Koellreuter, Willy Corrêa de Oliveira, Jorge Peixinho, Claudio Santoro, Ricardo Tacuchian, Rodolfo Coelho de Souza, Gilberto Mendes), Rio de Janeiro, Ministério da Cultura/Funarte, 1985. 65 Jorge Peixinho, « Entrevista ao jornal Notícias de Paços de Brandão (1982) », dans Paulo de Assis (dir.), Jorge Peixinho : escritos e entrevistas, Porto, Casa da Música/CESEM, 2010, p. 347. 66 Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 360. 67 Pascoal, op. cit., p. 178. 314 RYTHMES BRÉSILIENS de la création de sa deuxième version, incomplète, sur laquelle l’auteur travailla entre 1983 et 198568. Maria Fumaça, de 1986, est le fruit d’un projet de composition collective mené par Jorge Peixinho dans le cadre du Festival de São João del Rei (Minas Gerais) 69 . En 1987, José Eduardo Martins lui demanda (par l’intermédiaire de Gilberto Mendes) d’écrire une œuvre d’hommage à Heitor Villa-Lobos destinée à intégrer un album de dix pièces composées pour cet effet ; c’est ainsi que naquît Villalbarosa, dont la première audition eut lieu pendant le 23e Festival Música Nova de Santos, le 23 août 1987, à São Paulo 70 , dans l’interprétation du commanditaire. En 1992, alors que le pianiste brésilien et le compositeur portugais étaient devenus amis, José Eduardo Martins demanda à Peixinho de lui écrire une nouvelle œuvre pour piano, cette fois-ci une étude destinée à intégrer le projet d’œuvres de ce genre qu’il développe depuis plusieurs décennies ; il en résulta l’Estudo V – Die Reihe Courante, donné en première audition le 20 septembre 1993 à Salvador (Bahia) 71 . D’ailleurs, Peixinho écrivit par la suite un important article sur cette œuvre, toujours à la demande de José Eduardo Martins72. Entre les deux dernières œuvres citées, fut donnée en première audition à Belo Horizonte, en 1991, la pièce de chambre Memória de Marília73. Dans une appréciation esthétique de la musique de Jorge Peixinho, Gilberto Mendes affirme : Fervent défenseur de l’esthétique de l’école de Darmstadt, de Boulez à Stockhausen, Jorge Peixinho eut néanmoins le don de savoir échapper à l’aridité constructiviste de ce moment-là, sans doute très important, de la musique du XXe siècle, de savoir tempérer ses préoccupations morphologiques avec une touche de sensualité, de légère volupté avec laquelle il arrondissait les arêtes de ses armures structurelles. Peut-être par son contact avec la musique brésilienne, nos joyeux et languides tropiques ; avec la musique latino-américaine, qu’il fréquenta abondamment74. 68 Delgado, Machado et Machado, « Catálogo cronológico », op. cit., p. 354. Ibid., p. 363. 70 Martins, « Relembrando Jorge Peixinho », op. cit., p. 123. Voir également Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 364. 71 Ibid., p. 124. Voir également Delgado , Machado et Machado, op. cit., p. 367. 72 Jorge Peixinho, « Estudo V – Die Reihe Courante », Revista Música, vol. 5, nº 1, São Paulo, Departamento de Música da Universidade de São Paulo, mai 1994, p. 73-105. 73 Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 366. 74 Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 65. 69 DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 315 Le même témoignage, ainsi que celui de José Machado75 (violoniste du Groupe de musique contemporaine de Lisbonne qui a bien connu et travaillé avec Peixinho), considèrent que le compositeur portugais se sentait particulièrement bien au Brésil, cherchant toujours des occasions d’y retourner. Si, lors de son premier séjour, il avait trouvé l’accueil des brésiliens assez froid (ce qu’il attribuait à la faible qualité des ambassades culturelles envoyées par le Portugal jusque là 76 ) et jugea la vie musicale brésilienne, en dehors des festivals auxquels il devait collaborer, assez peu active et conventionnelle77, il se rendit compte dès lors (comme Lopes-Graça avant lui) que l’enseignement de la musique se faisait au Brésil « selon des modèles très actuels et intéressants » 78 . Le nombre et la qualité des opportunités que le Brésil et les musiciens brésiliens lui procurèrent par la suite, malgré le fait que leur visibilité se bornait en grande mesure aux cercles restreints de la musique contemporaine savante79, le firent sûrement changer d’avis. Il aurait peut-être même imaginé de s’y établir si ce n’était le fait qu’il voyageait beaucoup et qu’une installation en Amérique du Sud représenterai pour lui un éloignement considérable par rapport à d’autres pays avec lesquels il entretenait également des échanges artistiques et pédagogiques, notamment en Europe80. Il est difficile de dire que Jorge Peixinho forma des disciples au Brésil, du fait qu’il n’y occupa pas un poste d’enseignement en permanence ; cependant, il paraît indéniable qu’il façonna, à travers ses nombreuses actions pédagogiques et artistiques, la manière de penser et concevoir la musique de nombre de jeunes compositeurs et instrumentistes qu’il y rencontra81. João Pedro Oliveira (né en 1959) n’a pas été l’élève de Jorge Peixinho (ni de Fernando Lopes-Graça, d’ailleurs), mais se réclame de l’influence esthétique de celui-ci. Son œuvre est reconnue et programmée un peu partout dans le monde, et ses très nombreux prix internationaux lui confèrent un 75 Recueilli par l’auteur à Queijas (Lisbonne), le 10/12/2013. Jorge Peixinho, « Entrevista de Carlos Reco (1970) », dans Assis, Jorge Peixinho : escritos e entrevistas, op. cit., 271. 77 Ibid., p. 270. 78 Ibid., p. 269. 79 Voir José Machado, Témoignage recueilli par Ana Telles à Queijas (Lisbonne), le 10/12/2013. 80 Ibid. 81 Ibid. 76 316 RYTHMES BRÉSILIENS statut tout particulier dans la scène musicale contemporaine portugaise. Les musiques électroacoustique et mixte tiennent une place de relief dans l’ensemble de sa production. Ses contacts avec le Brésil, entamés en 1999 dans le cadre du Festival de musique électroacoustique de Brasília, organisé par Jorge Antunes, s’intensifièrent depuis, de telle façon qu’il renonça à son poste de professeur titulaire de l’université d’Aveiro, au Portugal, pour assumer un autre, comparable, à l’université Fédérale de Minas Gerais (à Belo Horizonte). Il s’y est donc établi en 2011, à la suite d’une licence sabbatique qui lui permit, l’année précédente, de développer sa collaboration avec cette institution (où il avait déjà orienté des masterclasses de composition et musique électroacoustique en 2009 et 2010) 82 . En outre, il développe des actions pédagogiques dans les cadres les plus divers ; citons, à titre d’exemple, des masterclasses à Pelotas, Goiânia, Salvador, Recife, S. Paulo, Florianópolis, Cuiabá, mais également dans différents congrès : 6º SEMPEM (Goiânia), Música e Cinema Documentário (Belo Horizonte), Encontro Nacional de Piano (Uberlândia), Seminários em Sonologia (S. Paulo), Série Viva Música (Belo Horizonte), ANPPOM (Recife) 83 . L’intensité de cette activité pédagogique, alliée à son rôle d’enseignant de la composition et de l’électroacoustique à l’UFMG, laisse supposer que João Pedro Oliveira pourra, effectivement, former des disciples au Brésil. La plupart de ses interventions dans ces contextes pédagogiques est associée à des conférences ou d’autres prestations mettant en valeur les recherches que, par ailleurs, le compositeur mène ; sa participation dans différents comités de rédaction de revues spécialisées constitue une autre facette de son activité scientifique. Plusieurs instrumentistes brésiliens lui ont demandé d’écrire des œuvres pour divers instruments et formations. Quoique le compositeur pense avoir atteint un langage compositionnel qui n’est pas perméable aux influences d’autrui, notamment dans sa nouvelle situation de vie, il admet que ces demandes d’œuvres ont indirectement stimulé chez lui de « nouvelles pensées compositionnelles » 84 . En ce qui a trait à des commandes officielles, João Pedro Oliveira en a reçu une première, du 82 Réponses de João Pedro Oliveira au questionnaire élaboré par Ana Telles, Belo Horizonte, 10/11/2013. 83 Ibid. 84 Ibid. DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 317 Centro de Inhotim, concernant une œuvre pour six percussions et électronique. Le nombre des interprétations des œuvres de João Pedro Oliveira au Brésil en 2012-2013 s’élève à vingt-huit. Ceci, et le fait que la réception de ses œuvres est généralement bonne, lui procure le sentiment d’être particulièrement respecté au Brésil, et l’amène, en conséquence, à envisager une installation de très longue durée dans ce pays, où il estime avoir globalement beaucoup plus d’opportunités et de sollicitations qu’il n’en avait dans son pays d’origine. D’ailleurs, en ce qui concerne les échanges musicaux entre les deux pays, João Pedro Oliveira considère le travail développé par Jorge Peixinho comme étant fondamental, mais n’ayant pas eu de suite85. En guise de conclusion, nous pouvons tracer une évolution entre les trois cas étudiés, qui va dans le sens d’une interaction de plus en plus soutenue avec le Brésil ; néanmoins, cette interaction se développe de façon isolée et non pas encadrée par une politique d’échange au niveau des institutions et organismes compétents. Les trois compositeurs sont unanimes à critiquer cet état des choses, et particulièrement la vie musicale portugaise. D’un point de vue historique, il est intéressant de constater que, si l’interaction de Lopes-Graça avec les compositeurs et les institutions brésiliennes se développa en grande mesure sur un plan idéologique, ne se concrétisant qu’en un seul séjour dans ce pays, faute de moyens et de soutien financier, les conditions dont Peixinho a pu bénéficier, notamment après la révolution de 1974 au Portugal, furent beaucoup plus propices à ce niveau là ; serait-ce la raison pour laquelle il est, parmi les trois compositeurs étudiés, le seul dont nous ne connaissons pas une intention de départ vers l’Amérique du Sud ? Dans la génération de João Pedro Oliveira, cependant, et tout particulièrement dans le moment présent, il semblerait qu’il se produise un retour en arrière, de telle façon que le compositeur choisit (en grande mesure pour des raisons professionnelles et financières 86 ) de se diriger définitivement vers le Brésil. En ce qui concerne les actions développées en territoire brésilien, nous constatons une permanence des activités pédagogiques et artistiques (en tant 85 Réponses de João Pedro Oliveira au questionnaire élaboré par Ana Telles, Belo Horizonte, op. cit. 86 Ibid. 318 RYTHMES BRÉSILIENS qu’interprètes et compositeurs dans les deux premiers cas, seulement en tant compositeur dans le troisième), couplées avec des conférences et autres activités liées à la recherche, plus encadrées et présentes dans le monde actuel. Cependant, si Lopes-Graça et Peixinho avaient en commun la préoccupation de faire connaître l’histoire de la musique portugaise par le biais de ces activités, tel n’est pas le cas de João Pedro Oliveira. Du point de vue des influences de l’expérience brésilienne sur la musique de chacun de ces auteurs, elles sembleraient être plus concrètes dans le cas de Lopes-Graça (ce qui découle de son affiliation à une esthétique qui valorise la musique de souche traditionnelle de différents pays), plus subjectives dans le cas de Peixinho, et apparemment inexistantes, ou tout au moins inavouées, dans le cas de João Pedro Oliveira. Le degré de spécialisation du langage de chacun, croissant dans les trois générations représentées, en est peut-être responsable. Sur le plan des répercussions de l’activité de ces trois compositeurs portugais au Brésil, João Pedro Oliveira pourra laisser un legs très consistant, particulièrement dans le domaine de la musique électroacoustique. Peixinho aura conditionné la pensée musicale de ceux qui l’ont côtoyé, notamment en diffusant au Brésil des techniques découlant de l’esthétique de Darmstadt, tout comme une perspective inductive d’apprentissage du faire musical à partir de l’analyse d’œuvres préexistantes ; quant à Lopes-Graça, c’est le rôle qu’il tint dans la discussion esthétique entre nationalisme et avantgardisme qui définit l’étendue de son influence. Comme l’ont fait Fernando Lopes-Graça, Jorge Peixinho et João Pedro Oliveira, reconnaissons l’immense potentiel artistique et scientifique du Brésil ; cherchons le contact et l’échange à travers des actions soutenues et surtout d’une politique culturelle de fond qui nous permette, dans l’avenir, de dépasser le cadre des interventions isolées pour arriver à une véritable communion culturelle.