DIALOGUES INTERCONTINENTAUX
TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL :
Fernando Lopes-Graça, Jorge Peixinho et João Pedro Oliveira
Ana Telles
Malgré les liens historiques et culturels qui unissent le Portugal et le
Brésil, les rapports musicaux entre les deux pays tout au long du XXe siècle
et ce début de XXIe siècle peuvent s’estimer sporadiques et peu soutenus. Du
côté brésilien, sont à signaler l’ensemble de l’activité d’un José Eduardo
Martins ou les efforts notoires d’un Gilberto Mendes ; du côté portugais,
trois compositeurs tentèrent d’approfondir les liens et s’intéressèrent à la vie
artistique, musicale et académique brésilienne, ayant effectué des séjours ou
même choisi de vivre et travailler de l’autre côté de l’Atlantique : Fernando
Lopes-Graça (1906-1994), Jorge Peixinho (1940-1995) et João Pedro
Oliveira (né en 1959). À travers l’analyse historiographique de leurs rapports
musicaux avec le Brésil, je tenterai de déceler des tendances générales les
unissant dans leurs démarches d’échange artistique, ainsi que de dégager des
aspects esthétiques découlant de ces échanges dans leurs productions
respectives.
Dans une importante synthèse concernant la contribution portugaise à
la formation de la culture musicale brésilienne 1 , Luiz Heitor Correa de
Azevedo commence par citer le célèbre musicologue brésilien Mário de
Andrade, selon lequel « c’est par le pont lusitanien que notre musicalité
[brésilienne] s’insère dans une tradition et se justifie dans la culture
européenne »2. Après avoir fait allusion au rôle des missionnaires portugais
dans l’introduction de la musique savante de la tradition européenne,
1
Luiz Heitor Correa de Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil : introdução ao estudo da
contribuição portuguesa à formação da cultura musical brasileira », dans Salwa ElShawan Castelo-Branco (dir.), Portugal e o mundo : o encontro de culturas na
música,Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1997, p. 431-437.
2
« […] pela ponte lusitana que a nossa musicalidade [brasileira] se tradicionaliza e justifica
na cultura europeia » ; Mário de Andrade, Ensaio sobre a música brasileira, São Paulo,
Livraria Martins Editora, 1962, cité dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil... »,
op. cit., p. 431.
304
RYTHMES BRÉSILIENS
notamment religieuse, au Brésil, et aux conséquences de l’intégration
d’éléments modaux et rythmiques issus du chant grégorien à la musique
populaire brésilienne (mentionnés par Mário de Andrade, en 1963 3 , et
étudiés par José Geraldo de Souza à la même période4), l’auteur dresse une
liste des principaux musiciens portugais ayant choisi de vivre et travailler au
Brésil, particulièrement nombreux pendant les années d’exil de la famille
royale portugaise à Rio de Janeiro, entre 1808 et 1821. Surgit, au XVIe siècle,
le nom de Francisco de Vacas, premier maître de chapelle portugais arrivé à
Bahia en 15525 ; puis, à la fin du XVIIe, André da Silva Gomes et, au tout
début du XIXe, le célèbre Marcos António da Fonseca Portugal avec son frère,
Simão Vitorino. S’ensuivent, dans la narration historiographique d’Azevedo,
José do Rosário Nunes, Fortunato e João Mazziotti, Joaquim Baxixa,
Francisco de Sá Noronha, João e Eduardo Ribas, et surtout Artur Napoleão.
Au tournant du XIXe et du XXe siècles, on signale les présences de Frederico
Nascimento, Óscar da Silva et José Guerra Vicente6.
En effet, les premières décennies du XXe siècle furent encore propices
aux échanges musicaux entre les deux pays, et des virtuoses portugais
comme le pianiste José Vianna da Motta ou le violoniste Bernardo Moreira
de Sá ont pu effectuer d’importantes tournées sur le sol brésilien. Cependant,
comme le dit Teresa Cascudo, « les rapports musicaux entre le Brésil et le
Portugal traversèrent au long du XXe siècle un processus de refroidissement
graduel dans la période qui suivit la Première guerre mondiale et durant tout
le régime d’Estado Novo » 7.
En conséquence, Fernando Lopes-Graça, compositeur particulièrement en vue de sa génération, non seulement grâce à ses options
3
Mário de Andrade, Música, doce música, São Paulo, Livraria Martins Editora, 1963, cité
dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil .... », op. cit., p. 433.
4
José Geraldo de Souza, « Contribuição rítmico-modal do canto gregoriano para a música
popular brasileira », Revista CBM (Conservatório Brasileiro de Música), 1960-63, p. 2123, cité dans Azevedo, « Músicos portugueses no Brasil .... », op. cit., p. 433.
5
Azevedo, op. cit., p. 432.
6
Ibid, p. 433-437.
7
« Efectivamente, as relações musicais entre Portugal e Brasil atravessaram durante o século
XX um processo de gradual arrefecimento iniciado no período posterior à Primeira Guerra
Mundial, que permaneceu todo o Estado Novo. », dans Teresa Cascudo, « Brasil como
tópico, Brasil como espelho, Brasil como argumento : as relações de Fernando LopesGraça com a cultura brasileira », Brasil-Europa : correspondência euro-brasileira, nº 66,
2000, disponible sur internet : http://www.revista.akademie-brasil-europa.org/CM6601.htm (07/12/2013).
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 305
esthétiques mais aussi de par sa franche opposition au régime totalitariste de
António d’Oliveira Salazar, pouvait s’écrier en 1955 :
Dans nos correspondances avec des musiciens brésiliens […]nous abordons
fréquemment la question des rapports musicaux entre les deux patries sœurs
pour arriver à la lamentable conclusion que les Portugais ne connaissent pas
plus, tant peu soit-il, la musique brésilienne, que les Brésiliens n’ont le
moindre aperçu sur la musique portugaise, ou pire encore : ce que nous
connaissons de la musique du Brésil se réduit à la samba, et ce qu’eux, nos
frères d’outre-Atlantique, connaissent de la musique du Portugal se limite au
fado8.
Sachant combien Lopes-Graça s’insurgeait contre l’hégémonie du
fado et d’autres formes de « contrefaçon folklorique » et son utilisation à des
fins de propagande politique menée par le régime d’Estado Novo, nous ne
pouvons que mieux comprendre son regret. Sa priorité était, en effet, axée
sur un idéal d’authenticité et de scientificité par rapport à la recherche
d’autres formes populaires d’expression musicale, développées notamment
en milieu rural, qu’il préférait utiliser, à la manière de Bartók, dans son
dessein de renouveler le langage musical de son pays et de son époque pour
arriver à l’expression d’une musique savante nationaliste9.
C’est justement dans cette optique que vont se développer – depuis la
décennie 1930 et, de manière particulièrement intense, entre 1948 et 1958 –
les rapports de Fernando Lopes-Graça avec le Brésil et les compositeurs
brésiliens de sa génération. La vaste correspondance qu’il entretint avec ses
collègues et camarades d’Outre-mer10 révèle à quel point il intervint dans la
8
« Nas nossas correspondências com músicos brasileiros […], com frequência abordamos a
questão das relações musicais entre as duas pátrias irmãs para chegarmos à lamentável
conclusão de que nem os portugueses conhecem nada da música brasileira, nem os
brasileiros têm notícia alguma da música portuguesa, ou, pior que isso : que o que nós
conhecemos da música do Brasil se reduz ao samba, e que o que eles, os nossos irmãos de
além-Atlântico, conhecem da música de Portugal se limita ao fado. », dans Fernando
Lopes-Graça, « I – Relações musicais luso-brasileiras (1955) », A música portuguesa e os
seus problemas (III), Lisboa, Cosmos, 1973, p. 285. Cet article fut initialement publié, en
1955, dans le supplément littéraire du journal O Comércio do Porto.
9
À ce sujet, voir Mário Vieira de Carvalho, « Buscar a identidade na alteridade: Lopes-Graça
e o conceito de ‘povo’ na música tradicional », Nova Síntese, 7, Lisboa, Edições Colibri,
2012, p. 157-166.
10
Cette correspondance fit l’objet des plusieurs travaux de recherche. Cf. Teresa Cascudo
« Brasil como tópico... », op. cit., 2000 ; Ricardo Tacuchian « Correspondência entre
Guerra-Peixe e Lopes-Graça », Revista Música, São Paulo, vol. 11, 2006, p. 97-110 ; Ana
Cláudia Assis, Fernando Lopes-Graça e César Guerra-Peixe: entre o Expressionismo
Dramático e a Cor Nacional (1947-1958), conférence proférée dans le Département de
306
RYTHMES BRÉSILIENS
discussion opposant l’avant-gardisme musical, issu de courant sériel, au
nationalisme associé à la recherche et utilisation de sources musicales
traditionnelles qu’il préconisait.
Lopes-Graça pris contact avec le Brésil dans la décennie de 1930, à
travers la publication d’une étude sur « La musique portugaise du 19e
siècle » dans la Revista Brasileira de Música. À partir de la fondation, en
1942, de la société de concerts Sonata, dont il était le responsable, il fit
entendre au Portugal (souvent en première audition dans son pays) des
œuvres de plusieurs compositeurs brésiliens, dont Cláudio Santoro, Heitor
Villa-Lobos, Francisco Mignone, César Guerra-Peixe, et Mozart Camargo
Guarnieri11. Les rapports avec ses collègues s’intensifièrent à la suite d’un
séjour à Paris en 1948 pendant lequel, par l’intermédiaire de Louis Saguer, il
rencontra Cláudio Santoro, Luís Heitor Azevedo et Arnaldo Estrela,
musiciens brésiliens qui partageaient son idéologie politique12. Dans la revue
Gazeta musical e de todas as artes, qu’il fonda en 1951 et dirigea par la suite,
Lopes-Graça publia plusieurs articles sur la musique au Brésil13.
En 1954, se voyant empêché d’enseigner dans les établissements
scolaires publiques portugais 14 , Lopes-Graça envisagea de s’installer au
Brésil, selon la correspondance avec Arnaldo Estrela, Mozart Camargo
Guarnieri, Cláudio Santoro et César Guerra-Peixe15. D’ailleurs, déjà en 1948,
il avait exprimé sa disponibilité pour établir des échanges avec le Brésil,
proposant que ses œuvres y soient jouées, mais également ses services en
tant qu’interprète et musicologue16.
Finalement, en 1958, il eut l’occasion de se rendre dans ce pays qui lui
tenait tellement à cœur, sur une invitation du Ministère de l’éducation et de
la culture brésilien. Camargo Guarnieri était alors l’assesseur du ministre
Clóvis Salgado, et on comprend son engagement pour rendre possible la
visite du compositeur portugais, après maintes tentatives inabouties dans les
années précédentes. Ce dernier réalisait ainsi le programme d’action qu’il
Musique de l’Université d’Évora, dans le cadre du Séminaire « Projecto Mosaico LusoBrasileiro », 18/02/2013.
11
Cascudo, « Brasil como tópico... », op. cit.
12
Ibid.
13
Tacuchian, « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit., p. 97-110.
14
Y compris le Conservatoire national de musique, où Lopes-Graça avait précédemment
conquis un poste de professeur par concours.
15
Tacuchian, op. cit.
16
Cascudo, op. cit.
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 307
avait fixé lui-même en 1955 à propos des échanges entre compositeurs
brésiliens et portugais qu’il estimait nécessaires et qui, selon lui, devaient
partir de l’initiative directe des intéressés17.
Logé pendant son séjour à São Paulo chez les parents du pianiste José
Eduardo Martins, Lopes-Graça noua avec ce dernier des liens intellectuels et
artistiques durables ; ceux-ci ont donné naissance à une intense collaboration
qui s’étala sur plusieurs décennies18.
Ayant pour but de faire connaître, auprès du public brésilien, la
culture musicale portugaise, Lopes-Graça développa plusieurs activités
durant son séjour. Premièrement, il se produisit en tant qu’interprète de ses
propres œuvres, jouant notamment des harmonisations de chansons
populaires portugaises, avec le chanteur António Saraiva 19 . Notons au
passage que, selon Ana Cláudia Assis, Lopes-Graça s’est battu pour se faire
accompagner par ce chanteur portugais, dont la voix n’était pas celle d’un
interprète lyrique, préférant cette solution onéreuse à celle qu’on lui
proposait au Brésil, notamment de collaborer avec une chanteuse lyrique
locale. En effet, Lopes-Graça estimait que l’art du chant lyrique n’était pas
adapté à l’interprétation de ses œuvres, imprégnées de ce qu’il considérait
être la pureté et l’authenticité du matériel populaire d’origine ; c’est la raison
pour laquelle il a toujours dissuadé Celeste Amorim, chanteuse soliste dans
la chorale de l’Académie des amateurs de musique (qu’il fonda en 1945 et
dirigea depuis cette date jusqu’en 1988 20 ), de faire des études de chant
lyrique, préférant garder la « couleur ethnographique »21 de sa voix naturelle
pour l’interprétation de ses œuvres22.
Lopes-Graça interpréta également des œuvres pour piano solo, comme
le cycle de dix-neuf pièces composées sur des airs populaires de son pays
Viagens na minha terra 23 . D’ailleurs, cette œuvre, écrite en 1953-54, fut
17
Cf. Lopes-Graça, « Notícia sobre os Seminários livres de música da Universidade da
Bahia », Disto e Daquilo, Lisboa, Cosmos, 1973, p. 287.
18
José Eduardo Martins, « A relação de meio século com a música e músicos de Portugal »,
Impressões sobre a música portuguesa : panorama, criação, interpretação, esperanças,
Coimbra, Imprensa da Universidade, 2011, p. 25.
19
Assis, Fernando Lopes-Graça e César Guerra-Peixe…op. cit.
20
Voir : http://corolopesgraca.com/pagina/história-do-coro (date d’accès: 10/12/2013).
21
Mário Vieira de Carvalho, « Celeste Amorim », Notes du CD Canções do 25 de Abril –
Canções Heróicas, Associação 25 de Abril, 2012, p. 11.
22
Cette information provient des mes contacts personnels avec Celeste Amorim et Madalena
Sá Pessoa (qui l’accompagnait souvent au piano), dans les années 1990 et 2000.
23
Martins , op. cit., p. 82.
308
RYTHMES BRÉSILIENS
dédié à Arnaldo Estrela, pianiste brésilien qu’il avait rencontré à Paris en
1948, comme nous l’avons vu. Teresa Cascudo soutient que les
commentaires du compositeur en marge de son autographe de cette partition,
concernant notamment la provenance des spécimens d’origine populaire, le
caractère général de chaque pièce, ainsi que des traits musicaux spécifiques,
représentent le squelette d’une conférence qu’il présenta lors de son séjour
au Brésil24. Ce qui est sûr, c’est qu’il proféra une allocution sur l’histoire de
la musique portugaise, un sujet qui l’occupait depuis quelque temps ; il s’y
montra critique de « l’inexistence de continuité organique vérifiable dans
l’histoire de la musique au Portugal »25.
D’autre part, nous savons qu’il a visité plusieurs institutions et noué
différents contacts. En particulier, il a réalisé une enquête auprès de six
compositeurs brésiliens – Villa-Lobos, Francisco Mignone, Guerra-Peixe,
Luís Cosme, Cláudio Santoro et Camargo Guarnieri – qu’il publia au
Portugal26. Inversement, il a donné une interview où il se lamente du manque
de conditions propices à la création musicale dans son pays, mais aussi du
complexe d’infériorité qu’il décèle chez ses compatriotes et de leur
recherche d’un universalisme qu’il qualifie d’absurde, au détriment
d’éléments nationaux qu’il juge beaucoup plus importants27.
Après la visite de 1958, Lopes-Graça continua de suivre de près des
activités musicales ayant lieu au Brésil : en 1960, il publia un texte sur les
« Séminaires libres de musique de l’université de Bahia » dont il venait
d’avoir accès au programme général. Dans ce texte, il exaltait la vitalité et
l’efficacité de l’initiative, le caractère éclectique des matières enseignées
pendant ces cours d’une durée totale de six mois (transcendant largement le
strict cadre des disciplines purement musicales), et la participation
subventionnée d’un nombre important d’élèves accourant de différents
points du Brésil. Dans ce texte, Lopes-Graça affirme avoir participé à ces
cours l’année précédente, à Salvador (se reportant en toute probabilité à son
séjour de 1958), ce qui lui aurait permis de constater la pertinence des
interventions informées des étudiants concernés. Il conclut sa narration en
érigeant la vitalité de cette formation, et du milieu musical brésilien en
24
Cascudo, « Brasil como tópico... », op. cit.
Ibid.
26
Tacuchian, « Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit.
27
Cascudo, op. cit.
25
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 309
général, en exemple à suivre par les intervenants du milieu musical et
pédagogique de son pays28.
Il est important de mentionner une possible ou probable influence de
la musique du Brésil dans certaines œuvres de Lopes-Graça ; tout d’abord,
pensons aux Sept chansons populaires brésiliennes, de 1954 : Xangô est
modelé sur l’exemple de l’harmonisation homonyme de cette incantation
rituelle (associée à la pratique de macumba) par Villa-Lobos, qui avait été
présentée aux concerts de la société Sonata le 5 juillet 194929. Dans le cycle
de chansons As mãos e os frutos (1954-59), sur des poèmes d’Eugénio
d’Andrade, Lopes-Graça croyait avoir obtenu des effets rythmiques
nouveaux dans le contexte de la musique vocale portugaise, et l’influence de
la musique du Brésil peut bien justifier cette nouveauté30.
D’autre part, nous savons que la Suite rústica nº 2 fut écrite par
Lopes-Graça en 1965 pour répondre à une demande de Guerra-Peixe, qui
avait fondé le quatuor à cordes Quarteto Sul-Americano, au sein duquel il
jouait du violon ; l’œuvre est dédicacée au compositeur et instrumentiste
brésilien31. En outre, son ouverture Gabriela, cravo e canela (écrite entre
1960 et 1963), dont le titre se reporte au roman homonyme de l’écrivain
brésilien Jorge Amado, se destinait à être jouée au Brésil à la même époque,
ce qui apparemment n’a pas eu lieu 32 ; l’œuvre fut créée en Hollande en
196433.
Jorge Peixinho (1940-1995), quant à lui, eut l’occasion de rencontrer
plusieurs musiciens brésiliens lors des Ferienkurse für Neue Musik de
Darmstadt, en 1968. Dès lors, et par l’intermédiaire du pianiste brésilien
Paulo Afonso de Moura Ferreira, il fit la connaissance du compositeur
Gilberto Mendes34. Les rapports de celui-ci (qui dirigea, à partir de 1962, le
Festival Música Nova de Santos à São Paulo), avec le compositeur portugais
28
Lopes-Graça, « Notícia sobre os Seminários livres de música da Universidade da Bahia »,
op. cit.
29
Cascudo, « Brasil como tópico...», op. cit.
30
Ibid.
31
Romeu Pinto da Silva, Tábua póstuma da obra musical de Fernando Lopes-Graça, Lisboa,
Caminho, 2009, p. 286.
32
Fernando Lopes-Graça, Lettre à César Guerra-Peixe, 12/08/1965, citée dans Tacuchian,
« Correspondência entre Guerra-Peixe e Lopes-Graça », op. cit.
33
Silva, op. cit., p. 285.
34
Gilberto Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira »,
dans José Machado (dir.), Jorge Peixinho In Memoriam, Lisboa, Caminho, 2002, p. 63.
310
RYTHMES BRÉSILIENS
assumèrent, par la suite, une importance capitale. Il suffirait de se rappeler
quelques faits déterminants : c’est par l’intercession de Gilberto Mendes que
Peixinho put visiter le Brésil pour la première fois 35 ; le compositeur
portugais participa au Festival Música Nova au moins cinq fois, en 197036,
197837, 198438, 198639, 199440 ; dans ce même festival furent présentées en
première audition brésilienne six œuvres de Peixinho : Cinco pequenas
peças para piano (1959), Sucessões simétricas (1961), Estrela (1962),
Harmónicos I (1967), Estudo III (1976) et Luís Vaz 73 (1973-79) 41 . Par
ailleurs, Gilberto Mendes rendit hommage à son collègue dans des pièces
comme Peixinho danse le frevo au Brésil, de 1999, et Estudo ex-tudo eis
tudo, pois – In memoriam Jorge Peixinho, de 199742. Ce dernier, quant à lui,
joua des œuvres de son collègue brésilien à différentes reprises 43 et en
commanda une : Qualquer Música, pour ensemble, dont il dirigea la
première audition avec le Groupe de musique contemporaine de Lisbonne
(qu’il fonda l’année même de son premier déplacement en sol brésilien) le 3
juin 1980, lors de la 4e édition des Rencontres Gulbenkian de musique
contemporaine44.
Gilberto Mendes voit en Peixinho « le lien entre la nouvelle musique
portugaise et brésilienne »45, ce qui voudrait dire qu’il aura exaucé le vœu
formulé par Fernando Lopes-Graça dans la génération qui l’a précédé : celui
de concrétiser un véritable échange entre les deux pays et les deux cultures
sur le plan musical, notamment en ce qui a trait à la création artistique la
plus récente.
35
Ibid., p. 64.
Teresinha Rodrigues Prada Soares, A utopia no horizonte da música nova, Tese de
Doutoramento, Universidade de São Paulo, 2006, p. 134 ; voir également : Mendes,
« Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 64.
37
Soares, op. cit., p. 89.
38
Mendes, op. cit., p. 66. Voir également Delgado, op. cit., p. 28.
39
Cristina Delgado, « Cronologia da obra de Jorge Peixinho », dans Machado, Jorge Peixinho
In Memoriam, op. cit., p. 25.
40
Martins, « A relação de meio século com a música e músicos de Portugal », op. cit., p. 124.
41
Maria Lúcia Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », dans Assis (Paulo) (dir.),
Mémoires... Miroirs. Conferências do Simpósio Internacional Jorge Peixinho, Lisboa,
Colibri, 2012, p. 178-179.
42
Ibid., p. 179.
43
Ibid., Voir également Mendes op. cit., p. 63.
44
Ana Telles, Estreias GMCL (inédit), 2010.
45
Mendes, op. cit., p. 63.
36
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 311
Peixinho ne fut pas l’élève de Lopes-Graça, mais ils entretinrent de
bonnes relations et une forte entente idéologique. À l’Académie des
amateurs de musique (à Lisbonne), Lopes-Graça invita Louis Saguer à
diriger, avec Jorge Peixinho, en 1962, des cours de musique du XXe siècle46.
Il est difficile de savoir s’il leur est arrivé de tenir des propos au sujet de cet
échange que, à l’avis de Lopes-Graça, les compositeurs portugais et
brésiliens devaient entreprendre. Néanmoins, sur plusieurs aspects, la
démarche de Peixinho suit de près, et surenchérit, ce que préconisait son aîné
en cette matière, comme nous le verrons ci-dessous.
En effet, depuis sa première visite au Brésil en 1970, subventionnée
par la Fondation Calouste Gulbenkian de Lisbonne 47 , jusqu’à la dernière,
quelques mois seulement avant sa mort (survenue vingt-cinq ans plus tard),
Jorge Peixinho se rendit dans ce pays très assidument, pour ne pas dire
presque tous les ans à une certaine époque ; en effet, sont documentés de ses
séjours au Brésil en 1970, 1977, 1978, 1984, 1986, 1991, 1992, 1993 et 1994,
en plus de collaborations par rapports auxquelles sa présence sur place n’est
pas sûre en 1985, 1987 et 1992. Les créations de certaines de ses œuvres ont
eu lieu au Brésil ; en outre, il présenta des pièces de ses camarades brésiliens
au Portugal, notamment avec le Groupe de musique contemporaine de
Lisbonne, comme je l’ai déjà signalé. Les nombreuses visites de Jorge
Peixinho au Brésil se démultipliaient en actions diverses : récitals de piano
lors desquels il se produisait en soliste, concerts où il dirigeait différents
ensembles, conférences, masterclasses, participation à des jurys,
programmes de radio et télévision, interviews, entre autres.
En tant qu’instrumentiste ou chef, c’étaient surtout ses œuvres, ainsi
que celles de ses contemporains portugais et brésiliens qui l’occupaient.
C’est ainsi que, lors de sa première visite en 1970, il créa avec Klaus-Dieter
Wolf, au Festival Música Nova de Santos, les Três canções para baixo e
piano de Willy Corrêa de Oliveira48 ; au programme des récitals qui eurent
lieu à São Paulo, Santos et Rio de Janeiro par la même occasion figuraient
également de ses œuvres, ainsi que des œuvres de Filipe Pires, Emanuel
Nunes, Gilberto Mendes et Willy Corrêa de Oliveira49. De même, lors de sa
46
Emmanuel Nunes, « Prefácio », dans Paulo de Assis (dir.), Jorge Peixinho : escritos e
entrevistas, Porto, Casa da Música/Cesem, 2010, p. 17.
47
Jorge Peixinho, « Entrevista de Carlos Reco (1970) », dans Paulo de Assis (dir.), ibid.,
p. 266.
48
Ibid., p. 269.
49
Ibid.
312
RYTHMES BRÉSILIENS
dernière tournée au Brésil, avec José Eduardo Martins, en 1994, il présenta
au piano quelques-unes de ses œuvres, en plus de pièces de Clotilde Rosa et
de Filipe Pires à Santos (30e Festival Música Nova), São Paulo, Ribeirão
Preto, Belo Horizonte et São Paulo50.
Ses conférences portaient généralement sur les plus récentes tendances
esthétiques suivies par les compositeurs de son pays, tandis que les cours et
masterclasses s’orientaient vers des matières comme la composition,
l’analyse, les matières théoriques associées à la musique, mais aussi,
occasionnellement, vers le piano. En outre, il eut l’occasion de se présenter
deux fois au Brésil avec le Groupe de musique contemporaine de Lisbonne :
en 198451 et en 1992-9352.
Au fils des années, il participa d’importantes réalisations artistiques et
pédagogiques telles que les célèbres Festival de musique de Curitiba : Cours
internationaux de musique de Paraná (197053) ; Festival da Guanabara, à Rio
de Janeiro (1970 54 ) ; Festival Música Nova, à Santos (1970, 1978, 1984,
1986, 1994, comme nous l’avons vu) ; Cours latino-américains de musique
contemporaine 55 , itinérants (1977 56 , 1978 57 ) ; Cycle de musique
contemporaine, à Belo Horizonte (1994 58 ) ; Rencontres de l’Association
nationale de recherche et post-graduation en musique (ANPPOM), à São
Paulo (199459).
50
José Eduardo Martins, « Relembrando Jorge Peixinho », Impressões sobre a música
portuguesa: panorama, criação, interpretação, esperanças, Coimbra, Imprensa da
Universidade, 2011, p. 124.
51
Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 176. À ce sujet, voir
également : Peixinho, « Entrevista ao jornal Notícias de Paços de Brandão (1982) »,
op. cit., p. 347 et Mendes « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e
brasileira », op. cit., p. 66.
52
À cette occasion, seuls Clotilde Rosa, Lopes et Silva et José Machado ont accompagné
Peixinho au Brésil, selon le témoignage de ce dernier recueilli par l’auteur à Queijas
(Lisbonne), le 10/12/2013.
53
Cristina Delgado, « Cronologia da obra de Jorge Peixinho », dans José Machado (dir.),
Jorge Peixinho In Memoriam, Lisbonne, Caminho, 2002, p. 25. Voir également Mendes,
« Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit., p. 64 ;
Peixinho, op. cit., p. 266 ; Peixinho, « Entrevista a O Estado de S. Paulo (1970) », dans
Assis , op. cit., p. 284.
54
Delgado, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 25.
55
Voir Mendes, op. cit., p. 64.
56
Delgado, op. cit., p. 27.
57
Pascoal, op. cit., p. 178. Voir également Soares, op. cit., p. 89.
58
Martins, op. cit., p. 124.
59
Pascoal, op. cit., p. 176. Voir également Martins, op. cit., p. 124.
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 313
Parmi les œuvres qui composent le vaste catalogue de Jorge Peixinho,
nous trouvons bon nombre de compositions ayant un rapport avec les
déplacements, les contacts, les actions développées par leur créateur au
Brésil.
Signalons tout d’abord Estudo II, pour piano, dont la première version
aurait été terminée au début novembre 1970 au Brésil, et qui fut créée le 4 du
même mois, dédiée à Gilberto Mendes60, dans le cadre du Festival Música
Nova de Santos. Puis, en 1984, eurent lieu, dans le même festival, la création
de Ulivi Aspri e Forti I, écrite pour voix de mezzo-soprano et piano en 1982
sur un poème homonyme de Renzo Cresti 61 , et Vocaliso, pour la même
formation 62 . Greetings für HJK date de 1984 et fut écrite pour le 70e
anniversaire de Hans Joachim Koellreuter ; la première audition eut lieu dans
le Festival Contra-Pontos, à Rio de Janeiro l’année suivante63, et l’œuvre fut
enregistré par Margarita Schack (mezzo-soprano) et des éléments du Groupe
Juntos Música Nova 64 . Ulivi Aspri e Forti II, écrite à la demande de la
chanteuse brésilienne Anna Maria Kieffer pour le Festival de Santos65, fut
créée en 198466.
Maria Lúcia Pascoal affirme que Music Box, pour piano, bande
magnétique et boîte à musique fut donnée en première audition au Festival
Música Nova de Santos en 198567, ce qui est en apparente contradiction avec
les informations contenues dans le catalogue chronologique des œuvres de
Jorge Peixinho publié par Cristina Delgado, José et Jorge Machado (qui
indique la date du 28 octobre 1981, au Théâtre Municipal de Funchal,
Madère, pour la création de cette œuvre), à moins qu’il ne s’agisse au Brésil
60
Cristina Delgado, José Machado et Jorge Machado, « Catálogo cronológico », dans José
Machado (dir.), Jorge Peixinho In Memoriam, Lisbonne, Caminho, 2002, p. 340. Voir
aussi Pascoal, « Momentos de Jorge Peixinho no Brasil », op. cit., p. 178.
61
Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 357-358; voir également Pascoal, op. cit., p. 178.
62
Pascoal, op. cit., p. 178.
63
Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 359.
64
Fernando Brandão (flûte), Aloísio Fagerlande (basson), David Chew (violoncelle), Marcelo
Lobato (percussion), Tato Taborda (direction); voir Koellreutter 70, LP MMB 86.046
(œuvres de Hans Joachim Koellreuter, Willy Corrêa de Oliveira, Jorge Peixinho, Claudio
Santoro, Ricardo Tacuchian, Rodolfo Coelho de Souza, Gilberto Mendes), Rio de Janeiro,
Ministério da Cultura/Funarte, 1985.
65
Jorge Peixinho, « Entrevista ao jornal Notícias de Paços de Brandão (1982) », dans Paulo
de Assis (dir.), Jorge Peixinho : escritos e entrevistas, Porto, Casa da Música/CESEM,
2010, p. 347.
66
Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 360.
67
Pascoal, op. cit., p. 178.
314
RYTHMES BRÉSILIENS
de la création de sa deuxième version, incomplète, sur laquelle l’auteur
travailla entre 1983 et 198568.
Maria Fumaça, de 1986, est le fruit d’un projet de composition
collective mené par Jorge Peixinho dans le cadre du Festival de São João del
Rei (Minas Gerais) 69 . En 1987, José Eduardo Martins lui demanda (par
l’intermédiaire de Gilberto Mendes) d’écrire une œuvre d’hommage à Heitor
Villa-Lobos destinée à intégrer un album de dix pièces composées pour cet
effet ; c’est ainsi que naquît Villalbarosa, dont la première audition eut lieu
pendant le 23e Festival Música Nova de Santos, le 23 août 1987, à São
Paulo 70 , dans l’interprétation du commanditaire. En 1992, alors que le
pianiste brésilien et le compositeur portugais étaient devenus amis, José
Eduardo Martins demanda à Peixinho de lui écrire une nouvelle œuvre pour
piano, cette fois-ci une étude destinée à intégrer le projet d’œuvres de ce
genre qu’il développe depuis plusieurs décennies ; il en résulta l’Estudo V –
Die Reihe Courante, donné en première audition le 20 septembre 1993 à
Salvador (Bahia) 71 . D’ailleurs, Peixinho écrivit par la suite un important
article sur cette œuvre, toujours à la demande de José Eduardo Martins72.
Entre les deux dernières œuvres citées, fut donnée en première audition à
Belo Horizonte, en 1991, la pièce de chambre Memória de Marília73.
Dans une appréciation esthétique de la musique de Jorge Peixinho,
Gilberto Mendes affirme :
Fervent défenseur de l’esthétique de l’école de Darmstadt, de Boulez à
Stockhausen, Jorge Peixinho eut néanmoins le don de savoir échapper à
l’aridité constructiviste de ce moment-là, sans doute très important, de la
musique du XXe siècle, de savoir tempérer ses préoccupations
morphologiques avec une touche de sensualité, de légère volupté avec
laquelle il arrondissait les arêtes de ses armures structurelles. Peut-être par
son contact avec la musique brésilienne, nos joyeux et languides tropiques ;
avec la musique latino-américaine, qu’il fréquenta abondamment74.
68
Delgado, Machado et Machado, « Catálogo cronológico », op. cit., p. 354.
Ibid., p. 363.
70
Martins, « Relembrando Jorge Peixinho », op. cit., p. 123. Voir également Delgado,
Machado et Machado, op. cit., p. 364.
71
Ibid., p. 124. Voir également Delgado , Machado et Machado, op. cit., p. 367.
72
Jorge Peixinho, « Estudo V – Die Reihe Courante », Revista Música, vol. 5, nº 1, São Paulo,
Departamento de Música da Universidade de São Paulo, mai 1994, p. 73-105.
73
Delgado, Machado et Machado, op. cit., p. 366.
74
Mendes, « Jorge Peixinho : o elo entre a música nova portuguesa e brasileira », op. cit.,
p. 65.
69
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 315
Le même témoignage, ainsi que celui de José Machado75 (violoniste
du Groupe de musique contemporaine de Lisbonne qui a bien connu et
travaillé avec Peixinho), considèrent que le compositeur portugais se sentait
particulièrement bien au Brésil, cherchant toujours des occasions d’y
retourner. Si, lors de son premier séjour, il avait trouvé l’accueil des
brésiliens assez froid (ce qu’il attribuait à la faible qualité des ambassades
culturelles envoyées par le Portugal jusque là 76 ) et jugea la vie musicale
brésilienne, en dehors des festivals auxquels il devait collaborer, assez peu
active et conventionnelle77, il se rendit compte dès lors (comme Lopes-Graça
avant lui) que l’enseignement de la musique se faisait au Brésil « selon des
modèles très actuels et intéressants » 78 . Le nombre et la qualité des
opportunités que le Brésil et les musiciens brésiliens lui procurèrent par la
suite, malgré le fait que leur visibilité se bornait en grande mesure aux
cercles restreints de la musique contemporaine savante79, le firent sûrement
changer d’avis. Il aurait peut-être même imaginé de s’y établir si ce n’était le
fait qu’il voyageait beaucoup et qu’une installation en Amérique du Sud
représenterai pour lui un éloignement considérable par rapport à d’autres
pays avec lesquels il entretenait également des échanges artistiques et
pédagogiques, notamment en Europe80.
Il est difficile de dire que Jorge Peixinho forma des disciples au Brésil,
du fait qu’il n’y occupa pas un poste d’enseignement en permanence ;
cependant, il paraît indéniable qu’il façonna, à travers ses nombreuses
actions pédagogiques et artistiques, la manière de penser et concevoir la
musique de nombre de jeunes compositeurs et instrumentistes qu’il y
rencontra81.
João Pedro Oliveira (né en 1959) n’a pas été l’élève de Jorge Peixinho
(ni de Fernando Lopes-Graça, d’ailleurs), mais se réclame de l’influence
esthétique de celui-ci. Son œuvre est reconnue et programmée un peu partout
dans le monde, et ses très nombreux prix internationaux lui confèrent un
75
Recueilli par l’auteur à Queijas (Lisbonne), le 10/12/2013.
Jorge Peixinho, « Entrevista de Carlos Reco (1970) », dans Assis, Jorge Peixinho : escritos
e entrevistas, op. cit., 271.
77
Ibid., p. 270.
78
Ibid., p. 269.
79
Voir José Machado, Témoignage recueilli par Ana Telles à Queijas (Lisbonne), le
10/12/2013.
80
Ibid.
81
Ibid.
76
316
RYTHMES BRÉSILIENS
statut tout particulier dans la scène musicale contemporaine portugaise. Les
musiques électroacoustique et mixte tiennent une place de relief dans
l’ensemble de sa production.
Ses contacts avec le Brésil, entamés en 1999 dans le cadre du Festival
de musique électroacoustique de Brasília, organisé par Jorge Antunes,
s’intensifièrent depuis, de telle façon qu’il renonça à son poste de professeur
titulaire de l’université d’Aveiro, au Portugal, pour assumer un autre,
comparable, à l’université Fédérale de Minas Gerais (à Belo Horizonte). Il
s’y est donc établi en 2011, à la suite d’une licence sabbatique qui lui permit,
l’année précédente, de développer sa collaboration avec cette institution (où
il avait déjà orienté des masterclasses de composition et musique
électroacoustique en 2009 et 2010) 82 . En outre, il développe des actions
pédagogiques dans les cadres les plus divers ; citons, à titre d’exemple, des
masterclasses à Pelotas, Goiânia, Salvador, Recife, S. Paulo, Florianópolis,
Cuiabá, mais également dans différents congrès : 6º SEMPEM (Goiânia),
Música e Cinema Documentário (Belo Horizonte), Encontro Nacional de
Piano (Uberlândia), Seminários em Sonologia (S. Paulo), Série Viva Música
(Belo Horizonte), ANPPOM (Recife) 83 . L’intensité de cette activité
pédagogique, alliée à son rôle d’enseignant de la composition et de
l’électroacoustique à l’UFMG, laisse supposer que João Pedro Oliveira
pourra, effectivement, former des disciples au Brésil.
La plupart de ses interventions dans ces contextes pédagogiques est
associée à des conférences ou d’autres prestations mettant en valeur les
recherches que, par ailleurs, le compositeur mène ; sa participation dans
différents comités de rédaction de revues spécialisées constitue une autre
facette de son activité scientifique.
Plusieurs instrumentistes brésiliens lui ont demandé d’écrire des
œuvres pour divers instruments et formations. Quoique le compositeur pense
avoir atteint un langage compositionnel qui n’est pas perméable aux
influences d’autrui, notamment dans sa nouvelle situation de vie, il admet
que ces demandes d’œuvres ont indirectement stimulé chez lui de
« nouvelles pensées compositionnelles » 84 . En ce qui a trait à des
commandes officielles, João Pedro Oliveira en a reçu une première, du
82
Réponses de João Pedro Oliveira au questionnaire élaboré par Ana Telles, Belo Horizonte,
10/11/2013.
83
Ibid.
84
Ibid.
DIALOGUE INTERCONTINENTAUX. TROIS COMPOSITEURS PORTUGAIS AU BRÉSIL 317
Centro de Inhotim, concernant une œuvre pour six percussions et
électronique.
Le nombre des interprétations des œuvres de João Pedro Oliveira au
Brésil en 2012-2013 s’élève à vingt-huit. Ceci, et le fait que la réception de
ses œuvres est généralement bonne, lui procure le sentiment d’être
particulièrement respecté au Brésil, et l’amène, en conséquence, à envisager
une installation de très longue durée dans ce pays, où il estime avoir
globalement beaucoup plus d’opportunités et de sollicitations qu’il n’en avait
dans son pays d’origine. D’ailleurs, en ce qui concerne les échanges
musicaux entre les deux pays, João Pedro Oliveira considère le travail
développé par Jorge Peixinho comme étant fondamental, mais n’ayant pas eu
de suite85.
En guise de conclusion, nous pouvons tracer une évolution entre les
trois cas étudiés, qui va dans le sens d’une interaction de plus en plus
soutenue avec le Brésil ; néanmoins, cette interaction se développe de façon
isolée et non pas encadrée par une politique d’échange au niveau des
institutions et organismes compétents. Les trois compositeurs sont unanimes
à critiquer cet état des choses, et particulièrement la vie musicale portugaise.
D’un point de vue historique, il est intéressant de constater que, si
l’interaction de Lopes-Graça avec les compositeurs et les institutions
brésiliennes se développa en grande mesure sur un plan idéologique, ne se
concrétisant qu’en un seul séjour dans ce pays, faute de moyens et de soutien
financier, les conditions dont Peixinho a pu bénéficier, notamment après la
révolution de 1974 au Portugal, furent beaucoup plus propices à ce niveau là ;
serait-ce la raison pour laquelle il est, parmi les trois compositeurs étudiés, le
seul dont nous ne connaissons pas une intention de départ vers l’Amérique
du Sud ? Dans la génération de João Pedro Oliveira, cependant, et tout
particulièrement dans le moment présent, il semblerait qu’il se produise un
retour en arrière, de telle façon que le compositeur choisit (en grande mesure
pour des raisons professionnelles et financières 86 ) de se diriger définitivement vers le Brésil.
En ce qui concerne les actions développées en territoire brésilien, nous
constatons une permanence des activités pédagogiques et artistiques (en tant
85
Réponses de João Pedro Oliveira au questionnaire élaboré par Ana Telles, Belo Horizonte,
op. cit.
86
Ibid.
318
RYTHMES BRÉSILIENS
qu’interprètes et compositeurs dans les deux premiers cas, seulement en tant
compositeur dans le troisième), couplées avec des conférences et autres
activités liées à la recherche, plus encadrées et présentes dans le monde
actuel. Cependant, si Lopes-Graça et Peixinho avaient en commun la
préoccupation de faire connaître l’histoire de la musique portugaise par le
biais de ces activités, tel n’est pas le cas de João Pedro Oliveira.
Du point de vue des influences de l’expérience brésilienne sur la
musique de chacun de ces auteurs, elles sembleraient être plus concrètes
dans le cas de Lopes-Graça (ce qui découle de son affiliation à une
esthétique qui valorise la musique de souche traditionnelle de différents
pays), plus subjectives dans le cas de Peixinho, et apparemment inexistantes,
ou tout au moins inavouées, dans le cas de João Pedro Oliveira. Le degré de
spécialisation du langage de chacun, croissant dans les trois générations
représentées, en est peut-être responsable.
Sur le plan des répercussions de l’activité de ces trois compositeurs
portugais au Brésil, João Pedro Oliveira pourra laisser un legs très consistant,
particulièrement dans le domaine de la musique électroacoustique. Peixinho
aura conditionné la pensée musicale de ceux qui l’ont côtoyé, notamment en
diffusant au Brésil des techniques découlant de l’esthétique de Darmstadt,
tout comme une perspective inductive d’apprentissage du faire musical à
partir de l’analyse d’œuvres préexistantes ; quant à Lopes-Graça, c’est le
rôle qu’il tint dans la discussion esthétique entre nationalisme et avantgardisme qui définit l’étendue de son influence.
Comme l’ont fait Fernando Lopes-Graça, Jorge Peixinho et João
Pedro Oliveira, reconnaissons l’immense potentiel artistique et scientifique
du Brésil ; cherchons le contact et l’échange à travers des actions soutenues
et surtout d’une politique culturelle de fond qui nous permette, dans l’avenir,
de dépasser le cadre des interventions isolées pour arriver à une véritable
communion culturelle.