TÓTH (Ferenc), « Les pays arabo-musulmans de l’Empire ottoman vus par
un écrivain voyageur contemporain de Rousseau. Les Mémoires de François
de Tott (1733-1793) », Rousseau, les Lumières et le monde arabo-musulman. Du
e
XVIII siècle aux printemps arabes, p. 67-84
DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05759-8.p.0067
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RÉSUMÉ – Le baron de Tott se fit une grande réputation en Europe et fut considéré
comme un des modernisateurs européens les plus célèbres de l ’Empire ottoman. Ses
Mémoires comportent les comptes-rendus de ses missions en Orient. L’ouvrage eut
beaucoup de succès, car il fut de la plume d’un expert des peuples orientaux et parce
qu’il participa activement au débat philosophique et historique sur les civilisations
orientales, en particulier sur la nature du despotisme oriental.
ABSTRACT – François baron de Tott was well known in Europe and he was also
considered as one of the most important western modernizers of Ottoman Empire. His
memoirs contain the history of his oriental missions. This work had a great success
because it was made by an expert of oriental affairs, and because of his participation to
the philosophical debate on oriental despotism.
LES PAYS ARABO-MUSULMANS
DE L’EMPIRE OTTOMAN
VUS PAR UN ÉCRIVAIN VOYAGEUR
CONTEMPORAIN DE ROUSSEAU
Les Mémoires de François de Tott (1733-1793)
Les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares constituent
le produit des diférentes missions d’un diplomate et militaire français
d’origine hongroise. La vie et l’œuvre de François, baron de Tott, passent
pour des sujets peu connus dans l’histoire des idées politiques de nos
jours1. Ce personnage historique était issu de l’immigration étrangère
(hongroise) de l’époque des Lumières et fut attaché à la monarchie française disparue dans les années turbulentes de la Révolution française.
D’autre part, ses activités politiques et littéraires restèrent dans l’ombre
des grandes igures de l’expédition d’Égypte et de la pensée politique
moderne. Pourtant ses travaux furent particulièrement appréciés à la
in de l’Ancien Régime. Selon le mot d’Henry Laurens l’ouvrage du
baron de Tott fut un véritable best-seller avec cinq éditions en deux ans2.
Les trois éditions d’Amsterdam (1784, 1784-1785, 1785), celle de Paris
(1785) et celle de Maastricht (1785) eurent beaucoup d’écho dans toute
l’Europe. Le livre fut traduit bientôt en quatre langues : en allemand
(Vienne, 1788), en anglais (Dublin, 1785 ; Londres, 1785), en néerlandais et en danois. Il aurait même existé une traduction polonaise.
Dans l’orientalisme naissant, les Mémoires du baron de Tott devinrent
1
2
La présente étude reprend des éléments de notre édition critique des mémoires du baron
de Tott (Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Maestricht, 1785. Bibliothèque
des correspondances, Mémoires et journaux No 7, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2004,
désormais : Mémoires) ainsi que de notre biographie scientiique sur l’auteur (Un diplomate
militaire français en Europe orientale à la in de l’Ancien Régime. François de Tott (1733-1793),
Istanbul, Éditions Isis, 2011).
Henry Laurens, Les Origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte, Paris-Istanbul, Éditions
Isis, 1964, p. 63.
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FERENC TÓTH
rapidement un ouvrage de référence. L’écho le plus lointain, mais d’autant
plus frappant, vint du Nouveau Monde : la traduction anglaise des
Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares fut l’un des ouvrages
les plus empruntés par les membres de la New York Society Library en
17893. Dans cette étude nous souhaiterions présenter la vie et l’ouvrage
principal de François de Tott du point de vue des idées politiques de
Rousseau et des Lumières.
Fils d’un émigré hongrois issu de la guerre d’indépendance menée
par le prince François II Rákóczi (1703-1711), François de Tott naquit
en France dans un village de la vallée de la Marne en 1733. Dès sa plus
tendre enfance, il fut élevé pour succéder à son père qui était un des
agents diplomatiques les plus remarquables de la France en Orient. Il fut
envoyé avec son père à Constantinople pour y apprendre la langue turque
et connaître les coutumes du pays ain d’en faire un rapport écrit au roi.
Il quitta la Turquie en 1763 et rentra en France ain de solliciter une
mission diplomatique en Orient. Il fut envoyé en Crimée en 1767 en tant
que consul de France auprès du khan des Tatars. Il assista à la campagne
d’hiver des Tatars contre les Russes et il séjourna chez eux jusqu’à la
mort du khan, survenue en 1769. Il se rendit alors à Constantinople où
il travailla à la fortiication des détroits des Dardanelles et du Bosphore
et à la modernisation de l’armée ottomane. Il se it alors une grande
réputation en Europe et fut considéré comme un des modernisateurs
européens les plus célèbres de l’Empire ottoman. Retourné en France en
1775, il participa à l’élaboration d’un plan de partage de l’Empire ottoman dont la province de l’Égypte était destinée à la France. Sa dernière
mission fut l’inspection des consulats et représentations commerciales
français du territoire ottoman avec une mission secrète de reconnaissance militaire de l’Égypte en 1777-1778. Ses Mémoires comportent les
comptes rendus de ses quatre missions en Orient. L’ouvrage eut beaucoup
de succès, car il était de la plume d’un expert des peuples orientaux et
parce que son auteur participa activement au débat philosophique et
historique sur les civilisations orientales, en particulier sur la nature
du despotisme oriental. Les Mémoires du baron de Tott étaient donc
un ouvrage à la fois littéraire, scientiique et idéologique. Dans notre
étude, nous souhaiterions analyser les pensées politiques de ce voyageur
3
Christopher Herold, Bonaparte en Égypte, Paris, Plon, 1964, p. 15.
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LES PAYS ARABO-MUSULMANS VUS PAR UN ÉCRIVAIN VOYAGEUR
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en les comparant aux idées de Jean-Jacques Rousseau, dont il était un
contemporain et dont il connaissait les ouvrages, mais qu’il n’a sans
doute pas rencontré.
Les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares présentent à la
fois l’unité des Mémoires personnels d’un diplomate arrivé au terme de
sa carrière et la diversité des sujets traités dans une série de textes hétéroclites. Bien qu’il s’agisse d’un texte linéaire présentant quatre périodes
de la vie de l’auteur, les quatre livres et le discours préliminaire sont de
nature diférente. La genèse de ces textes ne peut être déterminée d’une
manière exacte. Bien des raisons laissent présumer que ces diférents
textes sont les produits de diférentes périodes, peut-être même destinés
à des publications séparées.
La partie la plus originale du livre est sans doute le Discours préliminaire
qui introduit les souvenirs du diplomate de la in de l’Ancien Régime.
C’est à la fois un essai philosophique et historique sur les diférentes
civilisations et un pamphlet politique sur le despotisme oriental qui
critique vivement la théorie de Montesquieu sur l’inluence des climats
sur les sociétés. Contrairement à l’auteur de De l’Esprit des lois, le baron
de Tott souligne la supériorité des forces morales sur les forces physiques
(le climat) : « Le moral domine toujours le physique, lorsque la tyrannie
ou l’abus de la liberté ne lui rendent pas tous ses droits4. »
Néanmoins, il existe une seule exception, où les forces physiques
résistent aux forces sociales : ce sont les montagnes. Évoquant son voyage
au Moyen-Orient, le baron de Tott prétend que seuls les habitants des
montagnes, comme les Kurdes ou les Druzes, peuvent résister au despotisme de l’Empire ottoman5. Le despotisme oriental est d’ailleurs un
leitmotiv dans les Mémoires du baron de Tott. Cette formule revient
souvent dans les diférentes parties de l’ouvrage et constitue un il
conducteur politique qui les relie6. Cette théorie de la pensée politique,
4
5
6
Mémoires, p. 50.
« En parcourant la côte de Syrie, on voit le despotisme s’étendre sur toute la plage, et
s’arrêter vers les montagnes au premier rocher, à la première gorge facile à défendre ;
tandis que les Kurdes, les Druzes, & les Mutualis, maîtres du Liban et de l’Anti-Liban,
y conservent constamment leur indépendance, leurs mœurs et le souvenir du fameux
Facardin », ibid., p. 50-51. Sur les montagnards, voir aussi Rousseau, La Nouvelle Héloïse,
Œuvres complètes, II, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1964, p. 76-84.
Selon Numa Broc, l’intérêt de cet ouvrage est purement politique. Voir Numa Broc, La
Géographie des philosophes, Géographes et voyageurs français au XVIIIe siècle, Association des
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FERENC TÓTH
qui est pourtant assez ancienne, connut des métamorphoses considérables
au cours du xviiie siècle7. La fameuse controverse sur le despotisme
oriental, comme l’a bien démontré Henry Laurens, subit une transformation radicale après la publication des Mémoires du baron de Tott8.
Il est intéressant de noter que Rousseau exprimait des idées très similaires à propos de l’inluence du climat sur les systèmes politiques et sur
l’idée du despotisme oriental. Dans un fragment intitulé Considérations
sur l’inluence des climats relativement à la civilisation9, Rousseau insiste sur
le rôle déterminant du cadre géographique sur la manière de vivre des
habitants : « Mille variétés sur la terre, dans la terre, déterminent les
manières d’être de ses habitants et les assujettissent à certaines conditions.
Généralement les montagnards sont pasteurs par état, les habitants des
bois chasseurs par état, ceux des plaines laboureurs par état10. »
Rousseau développa ses idées sur l’inluence du climat sur le gouvernement dans Du contrat social, en particulier dans le Livre III, au
chapitre 8 intitulé Que toute forme de gouvernement n’est pas propre à tous les
pays. En admettant le principe de l’inluence du climat sur les sociétés
– notamment l’existence du despotisme dans les pays dits chauds –
Rousseau insistait également sur les autres facteurs :
Distinguons toujours les lois générales des causes particulières qui peuvent en
modiier l’efet. Quand tout le Midi serait couvert de républiques, et tout le
Nord d’États despotiques, il n’en serait pas moins vrai que, par l’efet du climat,
le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la bonne
politie aux régions intermédiaires. Je vois encore qu’en accordant le principe, on
pourra disputer sur l’application : on pourra dire qu’il y a des pays froids très
fertiles, et des méridionaux très ingrats. Mais cette diiculté n’en est une que
pour ceux qui n’examinent pas la chose dans tous ses rapports. Il faut, comme
je l’ai déjà dit, compter sur des travaux, des forces, de la consommation, etc.11
publications près les Universités de Strasbourg, Fondation Baulig, Paris, Ophrys, 1975, p. 500.
Voir à ce sujet Alain Grosrichard, Structure du sérail. La iction du despotisme asiatique dans
l’Occident classique, Paris, Seuil, 1979.
8 Henry Laurens, Les Origines intellectuelles…, op. cit., p. 63-73.
9 Selon Catherine Volpilhac-Auger ce fragment peut remonter à l’époque où Rousseau prenait
des notes pour la rédaction soit de ses Institutions politiques, soit du Discours sur l’origine de
l’inégalité. Voir C. Volpilhac-Auger, « Fragments politiques », dans J.-J. Rousseau, Œuvres
complètes t. V. Écrits politiques et économiques 2, éd. par R. Trousson et F. S. Eigeldinger,
Genève-Paris, Slatkine-Champion, 2012, p. 640.
10 Ibid., p. 645.
11 Du contrat social ou principes du droit politique, J.-J. Rousseau, Œuvres complètes t. V. Écrits
politiques et économiques 2, éd. par R. Trousson et F. S. Eigeldinger, Genève-Paris,
7
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LES PAYS ARABO-MUSULMANS VUS PAR UN ÉCRIVAIN VOYAGEUR
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Par ailleurs, Jean-Jacques Rousseau élabora une corrélation entre les
dimensions des États et la qualité du gouvernement selon laquelle les
grands pays sont particulièrement propres aux abus du gouvernement :
L’avantage d’un gouvernement tyrannique est donc en ceci d’agir à grandes
distances. À l’aide des points d’appui qu’il se donne, sa force augmente au loin
comme celle des leviers. Celle du peuple, au contraire, n’agit que concentrée ;
elle s’évapore et se perd en s’étendant, comme l’efet de la poudre éparse à terre,
et qui ne prend feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi les
plus propres à la tyrannie ; les bêtes féroces ne règnent que dans les déserts12.
Néanmoins, Rousseau it une distinction claire entre la tyrannie et
le despotisme, et cela indépendamment de la situation géographique
des pays concernés13.
La première partie des mémoires de Tott est consacrée à son premier
séjour en Turquie (1755-1763), aux années d’étude de la langue turque.
C’est un ensemble de petits textes sur la capitale, la société, les mœurs
ottomanes, qui ne sont liés que par un axe chronologique très peu
visible. Les repères chronologiques n’existent qu’au début (1755) et à
la in (1763) et ne servent qu’à les encadrer dans une structure temporelle vague. Entre ces deux dates, le voyage se situe dans un espace de
temps indéterminé, un temps despotique, marqué selon Tott par une
chronologie de désastres :
Cependant deux événements malheureux vinrent ralentir cette vexation : ce
n’est jamais que par de nouveaux désastres, que l’humanité soumise au despotisme, reçoit le soulagement de ceux qu’elle a souferts, et je remarquerai
à cet égard, que lorsqu’on interroge à Constantinople quelqu’un sur son âge,
il répond toujours en citant l’année de la grande peste, celle de la famine,
l’époque de telle rébellion, de telle incendie14 .
Le baron de Tott devait rédiger cette série de textes descriptifs, anecdotiques et analytiques sur la civilisation ottomane après son retour
en France en 1763. Il avait des ambitions littéraires et il avait déjà fait
Slatkine-Champion, 2012, p. 551.
12 Ibid., p. 553-554.
13 « Pour donner diférents noms à diférentes choses, j’appelle tyran l’usurpateur de l’autorité
royale, et despote l’usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s’ingère contre
les lois à gouverner selon les lois ; le despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes.
Ainsi le tyran peut n’être pas despote, mais le despote est toujours tyran », ibid., p. 559.
14 Mémoires, p. 103.
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FERENC TÓTH
des essais littéraires à la in de son premier séjour à Constantinople. Il
envoya ses manuscrits intitulés Mémoire sur la Turquie et Quelques anecdotes
turques, bonnes et mauvaises à des personnalités importantes de la cour de
Versailles, à des écrivains comme Voltaire, et surtout à des amis comme
le comte de Vergennes, ambassadeur de France à Constantinople. Selon
le témoignage de son mémoire daté de mai 1766 et adressé au ministre
des Afaires Étrangères, ces écrits irent une telle impression sur le duc
de Choiseul qu’il init par lui promettre un poste d’ambassadeur à
Cologne15. Le jeune écrivain envoya ses premiers écrits à Voltaire. Le
philosophe rédigea une lettre de remerciements au baron de Tott (Ferney,
le 23 avril 1767) dans laquelle il apprécia ainsi les quelques histoires de
son séjour en Turquie :
Je m’attendais bien que vous m’instruiriez, mais je n’espérais pas que les
Turcs me issent jamais rire. Vous me faites voir que la bonne plaisanterie
se trouve en tout pays. Je vous remercie de tout mon cœur de vos anecdotes
mais quelques agréments que vous ayez répandus sur tout ce que vous me
dites de ces Tartares circoncis, je suis toujours fâché de les voir les maîtres
du pays d’Orphée et d’Homère. Je n’aime point un peuple qui n’a été que
destructeur et qui est l’ennemi des arts16.
À notre connaissance Tott n’eut aucun contact personnel avec JeanJacques Rousseau et nous ignorons jusqu’ici s’il lui envoyait des manuscrits à cette époque. En revanche, une liste de livres dressée lors de la
vente de sa bibliothèque sous la Révolution française nous permet de
savoir qu’il possédait au moins une anthologie des écrits de Rousseau17.
Très certainement, les premiers textes n’étaient pas des critiques
aussi violentes du despotisme oriental que dans leur version déinitive.
15 « M. le chevalier de Vergennes témoin du zèle et de l’application du baron de Tott approuva
qu’il vint en 1763 réclamer les bontés du ministre et rendit son témoignage avantageux
de sa conduite et de son travail. Le baron de Tott en devait donner une des preuves de son
application en composant un ouvrage sur les mœurs et le gouvernement des Turcs. Il a eu
l’honneur de le présenter à Monseigneur le duc de Choiseul et cette époque fut d’autant
plus précieuse au baron de Tott qu’elle lui a procuré des témoignages suivis de ses bontés
et la promesse de la première place vacante, nommément celle de Cologne », AD (Archives
Diplomatique, La Courneuve), dossiers du Personnel, première série, vol. 67, fol. 10.
16 Voltaire, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, tome VIII,
p. 1100.
17 Voir, sur la bibliothèque du baron de Tott, Ferenc Tóth, « La bibliothèque d’un voyageur
du xviiie siècle », Cultivateur de son jardin, Mélanges oferts à Monsieur le Professeur Imre Vörös,
Revue d’études françaises, Budapest, 2006, p. 223-244.
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Après son premier séjour en Turquie, Tott se préparait consciemment à
une carrière diplomatique en Orient. D’après le témoignage de Voltaire,
il écrivit surtout des anecdotes remplies de plaisanteries sur les Turcs.
La vraie déception viendra plus tard, quand après avoir vaillamment
défendu le détroit des Dardanelles, le baron de Tott sera obligé de quitter
la Turquie afaiblie par les intrigues du Sérail. Le despotisme oriental
était une des théories politiques les plus controversées de cette époque18.
Une grande quantité d’essais, de récits de voyage, de pamphlets philosophiques, d’histoires des peuples orientaux, surgirent au cours du Siècle
des lumières. Hormis le classique De l’Esprit des Lois de Montesquieu,
il convient de rappeler les Recherches sur l’origine du despotisme oriental de
Nicolas-Antoine Boulanger19.
La deuxième partie des Mémoires du baron de Tott comprend aussi
le récit d’un séjour en Orient, celui de sa mission diplomatique auprès
du khan des Tatares en Crimée en 1767-1769. La mort du père de Tott se
situe au début de la seconde partie et signale l’importance de feu André
de Tott dans la carrière du jeune François. Il mentionne brièvement sa
mission auprès du souverain tatar en Crimée, sans évoquer la moindre
information sur le contenu de ses instructions. Le silence sur la mission
avortée du baron de Tott à Neuchâtel constitue une omission dans le
texte. Notons ici que Jean-Jacques Rousseau résidait quelques années
auparavant sur le territoire de la principauté de Neuchâtel durant son
exil. À défaut de le rencontrer, le baron y connut peut-être quelques
idées importantes du grand philosophe20.
Ce récit de voyage est également bien garni d’anecdotes. L’histoire des
Moldaves qui cachaient les vivres devant les voyageurs visait certainement
le despotisme turc qui transforma les mœurs des descendants des anciens
Romains. La rencontre avec un responsable du village des Moldaves est
racontée sous forme de dialogue philosophique entre le baron, son guide
turc (Ali aga) et le Moldave. Selon Larry Wolf, il faut y voir une mise
18 Voir sur ce sujet l’étude pertinente procurée par Thomas Kaiser, « The Evil Empire ?
The Debate on Turkish despotism in Eighteenth-Century French Political Culture »,
The Journal of Modern History vol. 72, no 1. New York on the Old Regime and the French
Revolution : A Special Issue in Honor of François Furet (Mars 2000) p. 6-34.
19 Voir sur cet auteur Paul Sadrin, Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) ou avant nous le
déluge, Oxford, The Voltaire Foundation, 1986.
20 Sur le séjour du baron à Neuchâtel, voir Ferenc Tóth, « La mission secrète du baron de
Tott à Neuchâtel en 1767 », Revue Historique Neuchâteloise, no 2, avril-juin 2003, p. 133-159.
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FERENC TÓTH
en scène symbolique des représentants de trois Europes : l’Europe de
l’ouest, l’Europe de l’est et l’Orient21. Malgré son sens philosophique
caché, cette histoire suscita plus tard une critique sévère de la part de
Brissot, le futur révolutionnaire, qui reprocha au baron d’avoir accusé
les Moldaves de « friponnerie et de lâcheté22 ». En revanche, Tott défend
la théorie selon laquelle les habitants de cette province descendent des
anciens Romains et parlent toujours un dialecte latin23. Il attribue
naturellement la décadence des deux plus belles provinces de l’empire
(Valachie et Moldavie) au despotisme oriental24.
Le sujet principal de cette partie est bien entendu la description des
Tatars, ce qui constitue un des objectifs des Mémoires indiqués également
dans le titre. En efet, l’orientalisme naissant ne présentait pas beaucoup
d’ouvrages d’information générale sur ce peuple nomade pourtant bien
intéressant. Si l’on en croit l’orientaliste Joseph von Hammer-Purgstall, le
livre de Tott igurait dans la liste symbolique contenant les neuf sources
les plus importantes sur les Tatars25. L’auteur nous les représente aussi avec
une curiosité naturelle, et presque complètement dépourvue du sentiment
européen de supériorité. En les observant, l’auteur admire ces peuples
nomades. Ces « bons sauvages » présentaient indubitablement beaucoup
de parallélismes et d’analogies avec les Européens pour le voyageur occidental. Les idées de Montesquieu et de Rousseau trouvèrent également
un écho dans les représentations de ces Orientaux qui, plus proches de la
nature, conservaient mieux que les Occidentaux l’héritage de leurs aïeux.
Outre cela, il a établi une théorie selon laquelle les Européens avaient
des racines qui remontaient aux Tatars. Selon cette théorie, la Tartarie
(ou Mongolie) située sur les plateaux des montagnes du Caucase et du
21 Larry Wolf, Inventing Eastern Europe : the Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment,
Stanford, Stanford University Press, 1994, p. 69-74.
22 Cité par Jean Gaulmier, L’Idéologue Volney (1757-1820). Contribution à l’histoire de l’orientalisme
en France, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1951, p. 124.
23 Sur ce sujet, voir Nicolae Iorga, Histoire des Roumains et de la romanité orientale (5 vol.),
Bucarest, 1937.
24 « Si l’on considère actuellement que la Moldavie & la Valachie sont plus surchargées
d’impôts, & plus cruellement vexées, qu’elles ne l’étaient dans leur état le plus lorissant,
on pourra se faire une idée juste du sort déplorable de ces contrées. Il semble que le
Despote, uniquement occupé de la destruction, croie devoir exiger davantage à mesure
que les hommes diminuent en nombre & les terres en fertilité », Mémoires, p. 159.
25 Joseph von Hammer-Purgstall, Geschichte der Chane der Krim unter osmanischen Herrschaft,
Aus der K.K. Hof. CND. Staatsdruckerei, Vienne, 1856, p. 15-16. Voir H. H. Howorth,
History of the Mongols from the 9th to the 19th Century, Part II, Londres, 1830.
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LES PAYS ARABO-MUSULMANS VUS PAR UN ÉCRIVAIN VOYAGEUR
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Tibet, avait été la première terre découverte, et par conséquent habitée
par les hommes. Il en résulte, selon notre auteur, que les Goths étaient
arrivés en Europe en venant de ce territoire26. Une autre anecdote, où le
baron demandant à un vieux Tatar des renseignements sur ses meubles
qui avaient des formes remarquablement européennes et modernes, donne
de la chair à cette hypothèse. La réponse du vieillard est tout à fait caractéristique : « Rien ne marque cependant mieux cette origine que vous
désirez connaître ; ces meubles de famille ne peuvent être européens :
nous sommes la tige aînée ; ce sont vos meubles qui sont Tartares27. »
Le baron de Tott insiste, lui, sur l’enrichissement que représentent
les contacts entre Européens et Orientaux. Il prétend y jouer un rôle
civilisateur : il initia les Tatars au secret de l’électricité, ce qui lui valut
une réputation d’enchanteur ou de sorcier, titre qu’il recevra également à
la in de sa vie au village de Tarcsa (aujourd’hui Bad Tatzmannsdorf en
Autriche) en Hongrie28. Il it également au khan Kirim Girây l’éloge de
la littérature française, louant en particulier Molière dont il envisageait
même de faire traduire les pièces en langue tatare ; il ne cacha point au
souverain tatar la pensée philosophique de l’époque, surtout celle de
Montesquieu sur l’inluence des climats sur les hommes, qui engendra
des échanges d’idées intéressants entre les deux interlocuteurs. Le baron,
lecteur enthousiaste de Montesquieu, ne manqua pas de jouer le même
jeu de miroir littéraire que l’auteur des Lettres persanes suivant ainsi une
longue tradition littéraire en France29. La critique de la société française
inspirée de Molière ressort de l’incompréhension du khan devant le cas
du « bourgeois gentilhomme30 ».
26 Mémoires, p. 193.
27 Ibid., p. 233.
28 Extrait d’une lettre du baron de Tott à Choiseul (le 22 février 1768) : « j’avais préparé,
Monseigneur, quelque chose de plus intéressant pour un Prince que je savais aimer les
sciences, c’était l’électricité dont cette nation n’avait pas même entendu parler. Ce moyen
que j’avais employé avec succès à Constantinople pour attirer chez moi plusieurs personnes en place me paraissait fait pour réussir d’autant mieux ici, qu’il n’y a pas même
les connaissances fausses qui unissent toujours aux sciences ; en efet, cette machine s’est
bientôt faite une telle réputation, que sur le compte qui en à été rendu à Maxud Gueray,
il m’a prié de la lui faire voir ». Bibliothèque Municipale de Versailles, série MS, L. 278,
Mission de Crimée en 1767, p. 125-126.
29 Voir à ce sujet Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History, Though, and Literature
(1520-1660), Paris, Boivin, 1941.
30 « Il sentit de lui-même que le Tartufe était préférable à Pourceaugnac ; mais il ne put
concevoir que le sujet du Bourgeois Gentilhomme existât dans une société où les lois
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FERENC TÓTH
La valeur historique de cette partie est importante, car il s’agit de la
relation des événements politiques et militaires de cette période. Tott
rend compte des négociations avec les chefs des confédérés polonais à
Dankow, près de Hotin. Le rôle d’intermédiaire joué par le baron entre
Tatars et Polonais nous rappelle les considérations de Jean-Jacques
Rousseau sur le gouvernement de Pologne :
Je vois tous les États de l’Europe courir à leur ruine. Monarchies, républiques,
toutes ces nations si magniiquement instituées, tous ces beaux gouvernements si
sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d’une mort prochaine ; et la
Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au
fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de sa jeunesse ;
et elle ose demander un gouvernement et des lois, comme si elle ne faisait que
de naître. Elle est dans les fers et discute des moyens de se conserver libre31.
Le baron nous donne une description détaillée de l’incursion des Tatars
dans la Nouvelle Serbie à laquelle le baron de Tott participa également.
Le khan partit de Kaouchan, localité située en Bessarabie, au sud de
Bender, le 7 janvier 1769 avec son armée composée de contingents tatars
et de spahis turcs. Le baron exalta les valeurs militaires des Tatars en les
comparant à la lâcheté des troupes turques. La critique dirigée contre les
Turcs renforça celle du despotisme oriental, tandis que les Tatars apparaissaient comme de « bons sauvages » issus des romans des Lumières.
L’incursion consista à dévaster le pays, en brûlant les villes et villages
après avoir pillé et réduit en esclavage les habitants dont beaucoup de
Polonais32. Notons ici que quelques années auparavant, à l’écriture de son
Contrat social, Rousseau avait foi dans la force des Tatars contre la Russie :
L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe, et sera subjugué lui-même.
Les Tartares, ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres,
cette révolution me paraît infaillible. Tous les rois de l’Europe travaillent de
concert à l’accélérer33.
ont ixé les diférents états d’une manière invariable, & j’aimai mieux lui laisser croire
que le Poète avait tort, que d’entreprendre de le justiier en lui présentant le tableau de
nos désordres… », Mémoires, p. 201.
31 Considérations sur le gouvernement de Pologne, J.-J. Rousseau, Œuvres complètes t. VI. Écrits
politiques et économiques 3, éd. par R. Trousson et F. S. Eigeldinger, Genève-Paris, SlatkineChampion, 2012, p. 715-716.
32 Mémoires, p. 214. Cf. Comte de Saint-Priest, Mémoires, tome I, Paris, 1929, p. 124-125.
33 Du contrat social ; ou, principes du droit politique, J.-J. Rousseau, Œuvres complètes t. V. Écrits
politiques et économiques 2, éd. par R. Trousson et F. S. Eigeldinger, Genève-Paris,
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La troisième partie nous relate le deuxième séjour du baron à
Constantinople. C’était la glorieuse époque de son activité militaire
modernisatrice en Orient. Néanmoins, sa tâche fut fort diicile. Dans
ses Mémoires, il évoque les nombreuses diicultés qui empêchaient son
activité réformatrice. Il critique particulièrement les préjugés religieux
des Turcs. Sur la proposition du comte de Saint-Priest, le Reïs Efendi34
envoya le baron de Tott à la in du mois de juillet 1770 pour rendre
le détroit des Dardanelles apte à une résistance eicace contre la lotte
victorieuse de l’amiral Orlof35. Tott trouva les châteaux des Dardanelles
vulnérables et leurs défenseurs dans un état lamentable36. À cette
conséquence bien évidente du despotisme oriental s’ajoutait une direction
militaire incompétente. Il en résulta des excès de troubles dont le baron
de Tott rend compte d’une manière anecdotique dans son ouvrage. Il
se moque souvent, dans cette partie, de la superstition des Turcs, de
l’indiscipline de leurs troupes et de leur ignorance des armes savantes.
L’anecdote la plus virulente est celle qui raconte le scandale provoqué par
la découverte de poils de cochon dans les fouloirs des canons. Le baron
ridiculisa les Turcs en leur révélant l’utilisation de la même matière lors
de la peinture de leurs mosquées. Cet ultime raisonnement du baron
de Tott init par convaincre les Turcs : « Vous voyez donc que puisque
le poil de cochon ne souille pas vos Mosquées, il n’y a nul inconvénient
à vous en servir contre vos ennemis37. »
Rappelons ici que Rousseau souligne également les dangers de
la mauvaise religion qui trompe les gens en les rendant crédules et
superstitieux38.
Slatkine-Champion, 2012, p. 513-514.
34 Fonction de ministre des Afaires étrangères.
35 Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, Constantinople série A, fonds SaintPriest 45, p. 407.
36 « Mon premier soin fut d’examiner l’état des Châteaux ; mais il suisait de jeter un coup
d’œil sur les soldats chargés de leur défense pour juger qu’il n’y avait pas plus de ressource
dans le moral que dans le physique. La terreur s’était tellement emparé des esprits, qu’on
s’expliquait hautement sur l’abandon des batteries au premier coup de canon. » Mémoires,
p. 254-255.
37 Mémoires, p. 275.
38 « Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et sur le mensonge, elle trompe
les hommes, les rend crédules, superstitieux, et noie le vrai culte de la Divinité dans
un vain cérémonial. Elle est mauvaise encore, quand, devenant exclusive et tyrannique,
elle rend un peuple sanguinaire et intolérant, en sorte qu’il ne respire que meurtre et
massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux. Cela
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FERENC TÓTH
Le dernier livre des Mémoires correspond à la dernière mission diplomatique du baron de Tott, efectuée en Orient en 1777-1778 lors de
l’inspection des représentations françaises du Levant et de la Barbarie.
Cette mission it un grand bruit à l’époque car il s’agissait d’une double
mission : efectuer un contrôle des postes français de la Méditerranée
d’une part, et établir reconnaissance militaire et plan d’occupation de
l’Égypte en secret. Le choix du baron pour le poste d’inspecteur par le
ministre de la Marine, Antoine de Sartine39, dérouta les responsables
de la diplomatie française. Le comte de Saint-Priest, ambassadeur de
France à Constantinople lors des réformes du baron dans cette ville en
1770-1774, fut d’autant plus choqué qu’un oicier ayant servi pendant
longtemps sous sa direction durant son ambassade, fut choisi ain de
contrôler son administration40. D’une façon paradoxale, le comte de
Saint-Priest fut également favorable à ce projet du partage de l’Empire
ottoman, notamment à l’idée de l’occupation de l’Égypte qui constitua
la mission secrète du baron de Tott. D’après ses mémoires, il envoya
même une proposition sur ce sujet au ministère des Afaires étrangères41.
Néanmoins, le comte de Vergennes s’opposa à tout projet menaçant
l’intégrité de l’Empire ottoman qu’il considérait comme la seule force
capable de garantir la stabilité au Moyen-Orient et, outre cela, une force
alliée traditionnelle de la France.
Le texte de cette partie des Mémoires suit également la logique du
journal. Toutefois, le sujet de l’Égypte constitue la partie dominante
de cette unité. Cela signiie indubitablement l’importance accordée à
cette province de l’Empire ottoman. Conformément à sa mission secrète
met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très nuisible à sa
propre sûreté. » Du contrat social ; ou, principes du droit politique, J.-J. Rousseau, Œuvres
complètes t. V, Écrits politiques et économiques 2, éd. par R. Trousson et F. S. Eigeldinger,
Genève-Paris, Slatkine-Champion, 2012, p. 607.
39 Antoine-Raymond-Jean-Galbert-Gabriel de Sartine, comte d’Alby, né à Barcelone en
1722, mort en 1801, lieutenant général de police depuis le premier décembre 1759, chargé
le 12 décembre 1761 de l’instruction concernant les prévarications du Canada. Lors de
la Révolution, il émigra en Espagne.
40 C. de Saint-Priest, Mémoires, tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1929, p. 160.
41 « La possibilité de la chute du colosse ottoman ne me sembla pas impossible, et je me
mis à examiner lequel de ses débris pourrait convenir à la France. Je jetai les yeux sur
l’Égypte, comme le pays le plus riche, le plus aisé à conquérir et peut-être à garder.
J’observai qu’aucune puissance ne pourrait lutter à cet égard avec la France […]. Je
rédigeai un mémoire sur cet objet et je l’envoyai à la Cour. Il doit se trouver au dépôt
des Afaires Étrangères. » Ibid., p. 138-139.
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dans cette contrée, le baron de Tott envoya ultérieurement au roi un
mémoire sur la possibilité de conquête de l’Égypte42. Même après un
examen supericiel du texte, il nous apparaît clairement qu’il s’agit d’une
source élémentaire sur la genèse du quatrième livre des Mémoires du baron
de Tott sur les Turcs et les Tartares. Certaines parties furent recopiées et
reproduites soit intégralement soit avec des modiications légères dans
le texte imprimé. Selon les recherches de Christophe Farnaud, nous
connaissons même les proportions exactes des passages identiques ou
ressemblants des deux ouvrages. Presque la moitié (44 %) du compte
rendu de la mission secrète du baron fut littéralement recopiée dans les
mémoires imprimés, et un quart (24 %) y fut reproduit avec des changements permettant de déceler des ressemblances indubitables43. Il est
donc évident que le mémoire diplomatique, n’ayant pas atteint son but
dans les cercles du gouvernement, fut réutilisé dans cet ouvrage explosif
tout en dénonçant les abus du despotisme oriental et prépara le climat
politique favorable à une intervention militaire. C’est avec beaucoup de
raison qu’Henry Laurens classa cet ouvrage parmi ceux qui formaient
l’opinion publique de l’époque44.
En parcourant les provinces arabo-musulmanes de l’Empire ottoman, le baron de Tott fut toujours attentif aux caractères distinctifs
des peuples. Il réunit ses impressions sur ces peuples dans le quatrième
livre de ses Mémoires. Ces fragments de texte reproduits et insérés dans
un cadre anecdotique concernent surtout l’état général de l’Égypte45.
Ils ofrent une description géographique, économique, anthropologique
et ethnographique du pays et de ses habitants. Ce tableau des mœurs,
en représentant les Égyptiens comme naturellement doux, gais, mais
faibles et superstitieux, en donne une image peu latteuse. Ils sont ainsi
42 Une copie de ce mémoire se trouve au Service Historique de la Défense (série MR Égypte,
Reconnaissances jusqu’en 1830 ; Examen de l’état physique et politique de l’Empire Ottoman et des
vues qu’il détermine relativement à la France). Voir François Charles-Roux, Le Projet français
de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le Caire, Imprimerie de l’Institut français
d’archéologie orientale, 1929.
43 Christophe Farnaud, Culture et politique : la mission secrète du baron de Tott au Levant
(1776-1779), Mémoire de maîtrise préparé sous la direction de Jean Meyer, Université
de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1988, p. 136.
44 Henry Laurens, Les Origines intellectuelles…, op. cit., p. 63.
45 Dans le quatrième tome des Mémoires une partie correspond grosso modo au chapitre
« L’État actuel de l’Égypte d’un rapport du manuscrit du baron fait au cours de sa mission
secrète en Égypte ». Voir Ferenc Tóth, « Un Hongrois en Égypte avant Napoléon », Revue
historique des armées, no 270, année 2013, p. 15-22.
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FERENC TÓTH
nettement diférenciés des Turcs et des Tatars : « Cependant les Égyptiens
ont dans l’exercice de leurs préjugés, moins de férocité que les Turcs,
qui ont moins de superstitions. C’est que ceux-ci sont orgueilleux, et
que les Égyptiens ne sont que faibles46. »
Conformément à la théorie développée dans le Discours préliminaire
sur les rapports qui existaient entre les forces morales et physiques
et les gouvernements, le baron de Tott exprime un verdict sévère sur
l’élite militaire de la province égyptienne symbolisée par la tyrannie
des Mamelouks qui déstabilisent l’ordre public et détruisent les traces
glorieuses de l’Antiquité. Les deux civilisations présentent un contraste
profond, un antagonisme saisissant. Cela prouve aussi implicitement la
nécessité d’un changement capable de reconstruire une civilisation de
grandeur à laquelle le pays était prédestiné par sa position favorable :
Après avoir considéré les monuments de l’Égypte, la beauté du ciel, la population, l’activité des habitants, et la richesse des productions, il ne reste plus
qu’à jeter un regard de mépris sur son gouvernement. Des enfants Géorgiens,
transportés et vendus en Égypte, y repeuplent dix à douze mille Mamelucs ;
ce petit nombre fournit les Beys, qui ordonnent la tyrannie, les Oiciers
subalternes, plus cruels que leurs maîtres, & les troupes qui exécutent et
ajoutent toujours à la barbarie47.
En réalité, le baron fut chargé de préparer un plan militaire de la
conquête de l’Égypte durant sa mission au Moyen-Orient en 1777-1778.
Bien entendu le projet d’occupation de l’Égypte proposé par le baron
au gouvernement français ne igure guère dans le quatrième livre de
ses Mémoires. En revanche, le texte n’est pas complètement purgé des
allusions et des insinuations concernant l’occupation de la plus riche
province de l’Empire ottoman :
Après avoir jeté un coup d’œil sur ces monuments, qui, par leur masse et leur
antiquité, semblent plutôt appartenir à l’Univers qu’à l’Égypte en particulier,
examinons l’état actuel de ce Royaume. Si l’on voulait l’envisager sous les
rapports qui constituent la puissance d’un État, la politique pourrait peutêtre ne voir qu’avec une sorte de mépris cette grande métropole du monde,
le berceau de toutes les sciences & de tous les arts, n’être plus aujourd’hui
qu’une Province de l’Empire le moins puissant48.
46 Mémoires, p. 343.
47 Ibid., p. 344.
48 Ibid., p. 338.
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Son récit de voyage au Moyen-Orient est riche en remarques philosophiques et politiques sur l’inluence du rôle du relief sur la structure
politique des sociétés, et par ce biais, sur la genèse des minorités ethniques
et religieuses. Les montagnes furent perçues par le baron de Tott comme
les remparts de la liberté contre le despotisme ottoman. Les Kurdes et
des Druzes lui présentaient des exemples frappants de cette théorie.
Il évoquait aussi cette idée à propos de la Crimée : « Les lieux les
plus escarpés ont toujours été l’asile de la liberté, ou le repaire de la
tyrannie. Les rochers sont en efet le site le plus capable de dissiper les
craintes qui assiègent les oppresseurs et les opprimés49. »
Le baron de Tott découvrit également chez les Druzes une variété de
minorités très curieuses dans les montagnes. Conformément à sa théorie
sur l’inluence des montagnes sur les mœurs de leurs habitants, il constata
qu’il y avait une certaine fragmentation des minorités religieuses dans ces
endroits escarpés. Il y trouva des sectes idolâtres à côté de communautés
chrétiennes et musulmanes. Ces minorités très particulières adoraient souvent des phénomènes de la nature leur ofrant une diversité extraordinaire :
Des Druzes de diférentes sectes habitent la partie des montagnes que j’ai
traversée : les Turcs les nomment Nuséris ou Anséris ; mais ces peuples
rejettent l’une et l’autre de ces dénominations, pour conserver celle des
Druzes, sans prétendre à la gloire des mystères impénétrables. On voit en
efet le plus grand nombre adorer particulièrement le Soleil. À son lever, ils
font trois génulexions, et semblent vouloir prendre avec la main les premiers
rayons de cet astre, pour se puriier en s’en frottant le corps. On croit que
leur vénération ne dure que jusqu’au soir : on assure qu’ils se dédommagent
pendant la nuit de cette continence du jour. Une autre secte adore, dit-on,
la Lune, et réserve le jour à ses plaisirs. On trouve aussi dans ces montagnes
des Gynécolatres50, dont le culte moins mystérieux que celui que les Chinois
rendent au Lingam, paraît avoir le même principe51.
L’objectif avoué de cette dernière partie des Mémoires fut de découvrir
l’inluence du despotisme sur les provinces éloignées de Constantinople,
du centre du despote52. L’horreur du despotisme ne fut pas moins grande
49 Ibid., p. 191.
50 « Gynécolatres : ce mot signiie adorateur des femmes ; mais comme pris dans le sens de
la bonne compagnie, il ne peut convenir aux Druzes ; l’Auteur a fait ce composé Grec
par respect pour les Dames. » (Note du baron de Tott.)
51 Ibid., p. 357.
52 Ibid., p. 315.
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FERENC TÓTH
que dans la capitale ottomane. Les abus du système politique corrompu
ne s’arrêtaient pas aux conins de l’Empire. Au contraire, le despotisme
prenait des formes encore plus cruelles dans les contrées éloignées de la
capitale. L’exemple le plus spectaculaire en fut donné par le pacha de
Seide (Saïda), Çezzâr Ahmed53, le futur gouverneur de Syrie, qui avait
une réputation particulièrement mauvaise à cause de ses actes de cruauté
durant la guerre russo-turque. Par solidarité envers les Chrétiens assassinés par ce despote, le baron de Tott ne répondit guère aux courtoisies
de Çezzâr pacha. La in des Mémoires se réduit à la description de
l’itinéraire sans entrer dans les détails de son inspection et sans donner
une relation de ses résultats qui furent d’ailleurs fortement critiqués
par ses contemporains.
Certaines idées de Rousseau se retrouvent dans le texte des Mémoires
du baron de Tott. Si nous examinons les descriptions du despotisme par
le baron de Tott nous y trouvons des références à la conception de la
nature idéalisée de Rousseau. Le Discours préliminaire de ses Mémoires
est particulièrement riche en exemples. Il y considère notamment la
polygamie et l’esclavage comme systèmes contraires à la nature. La
description du sérail et le fonctionnement du gouvernement ottoman
présentent encore d’autres cas de igure du système dénaturé du despotisme
dans les première et troisième parties des Mémoires. Le voyage chez les
Tatars de Crimée ne fait que conirmer l’opposition nature/despotisme.
Ces « bons sauvages » sont représentés comme des gens vivant de façon
naturelle, bien diféremment des Turcs corrompus et des Occidentaux
éloignés également de l’état de nature. Enin, la dernière partie consacrée
au voyage au Moyen-Orient nous présente un autre parallélisme entre
les idées des deux penseurs. L’exemple égyptien montre à la fois le souvenir d’un passé glorieux de l’Antiquité et le présent caractérisé par les
troubles et la misère causés par le despotisme des petits tyrans locaux.
Cette opposition peut avoir une lecture rousseauiste en soulignant la
rupture d’un contrat social ancien ou bien, plus conforme aux idées du
parti interventionniste du gouvernement de Versailles auquel le baron de
Tott appartenait, elle peut aussi signiier la nécessité d’une colonisation
pour rétablir l’ancienne splendeur du pays.
53 Voir sur ce personnage, Stanford. J. Shaw, Ottoman Egypt in the eighteenth century, The
Nizâmnâne-i Misir of Cezzâr Ahmed Pasha, Cambridge, Harvard University Press, 1962 ;
al-A. H. A. Sihâb, Târîkh Ahmad Bâsâ al-Cezzâr, éd. A. Chibli, Beyrouth, 1955.
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Si le baron de Tott se montre sensible aux problèmes de la liberté
dans un régime despotique, il semble ignorer les idées de Rousseau sur
l’égalité et ne partage pas sa préférence en faveur du système démocratique. Notons ici que dans le vocabulaire diplomatique de l’époque, le
mot « démocratie » avait une connotation plutôt péjorative et proche
du despotisme. Elle apparaît dans les instructions du comte de SaintPriest, ambassadeur de France à Constantinople nommé en 1768, sous
cette forme :
On s’abuse lorsqu’on croit que la volonté du souverain en Turquie fait seule la
loi de l’état. Elle est au contraire dans toutes les choses importantes assujettie
à un examen et à des formes qui mettent le sort de l’empire entre les mains
d’un ou de plusieurs particuliers. L’objet de cette institution est de faire régner
la loi, mais les passions et la cupidité de ses dépositaires la trahissent souvent
et c’est l’intérêt extrême que tout le monde a de les ménager qui leur assure
une autorité excessive, laquelle n’est contrebalancée que par le pouvoir illimité
que le Grand Seigneur a sur la personne et la vie de ses sujets. […] Aussi le
gouvernement intérieur a-t-il toujours été entre leurs mains, si ce n’est lorsque
des actions d’éclat ou des talents supérieurs mettaient les sultans en état
de disposer à leur gré des diférents ordres de cette espèce de démocratie54 .
En conclusion, nous pouvons constater que les idées exprimées dans
les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares nous apparaissent à bien des égards similaires à celles contenues dans les ouvrages
de Jean-Jacques Rousseau. Malgré le fait qu’il n’y eût vraisemblablement
aucun contact direct entre les deux personnages et que Tott ne cite pas
Rousseau directement, leurs idées peuvent être rapprochées sous certains points de vue. Comme nous l’avons montré plus haut, l’approche
de l’inluence du climat sur les systèmes politiques ou de la corrélation
entre l’éloignement de l’état de nature idéalisée et le despotisme paraît
très similaire dans la rélexion des deux penseurs. En ce qui concerne
les liens éventuels entre les principes du Contrat social et De l’origine de
l’inégalité de Rousseau et les idées critiques du baron de Tott sur les
sociétés orientales, notre comparaison ne présente pas de résultats intéressants. La principale diférence réside dans l’approche méthodologique
des deux penseurs. Tandis que le baron de Tott se présente comme un
54 Pierre Duparc (sous la dir.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres
de France depuis les traités de Westphalie jusqu’à la Révolution française, Tome XXIV, Paris,
CNRS Éditions, p. 454.
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FERENC TÓTH
expert des pays orientaux par sa longue expérience vécue sur le terrain,
Rousseau nous apparaît comme un philosophe formulant une pensée
générale sur les institutions politiques qui, mutatis mutandis, peut être
valable sur les territoires arabo-musulmans de l’Empire ottoman aussi.
Ferenc Tóth
Centre de recherches
en sciences humaines
Académie hongroise des sciences,
Budapest
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