Revue historique des armées
270 | 2013
France-Hongrie
Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission
secrète du baron de Tott
A Hungarian in Egypt before Napoleon. The secret mission of Baron de Tott
Ferenc Tóth
Éditeur
Service historique de la Défense
Édition électronique
URL : http://rha.revues.org/7622
ISSN : 1965-0779
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2013
Pagination : 14-22
ISSN : 0035-3299
Référence électronique
Ferenc Tóth, « Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott », Revue
historique des armées [En ligne], 270 | 2013, mis en ligne le 10 juin 2013, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://rha.revues.org/7622
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© Revue historique des armées
Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
Un Hongrois en Égypte avant Napoléon.
La mission secrète du baron de Tott
A Hungarian in Egypt before Napoleon. The secret mission of Baron de Tott
Ferenc Tóth
1
Les archives du Service historique de la Défense conservent un trésor de projets militaires
restés longtemps ou à jamais sur le papier. Parmi ceux qui ont précédé la campagne
d’Égypte de Napoléon Bonaparte, le plan d’occupation d’Égypte préparé par le baron de
Tott (1733-1793) mérite en particulier notre attention.
2
Fils d’un ancien combattant de la guerre d’indépendance hongroise du début du XVIII e
siècle, François baron de Tott naquit le 18 août 1733 à Chamigny. Il entra dans le
régiment de hussards Bercheny en tant que cornette en 1742, à l’âge de neuf ans. Il
participa aux campagnes de 1743-1748 et fut blessé à la bataille de Lawfeld 1. Son père,
András Tóth, travailla sur le territoire de l’Empire ottoman comme diplomate au service
de la France. Pour remplacer son père, le gouvernement de Versailles envoya le jeune
François en 1755 à Constantinople pour apprendre la langue turque. Il raconta ses
impressions sur la capitale turque d’une manière pittoresque et avec beaucoup
d’anecdotes dans le premier livre de ses Mémoires. Après les années d’études, il retourna
en France (1763), où il voulait faire une carrière diplomatique. Une occasion s’offrit à lui
en 1767, date à laquelle il fut envoyé en Crimée afin de faciliter un conflit entre la Russie
et l’Empire ottoman. Il remplit sa mission avec beaucoup de succès et fit même la
campagne avec le khan des Tartares en 1768-1769. Ensuite, il se rendit à Constantinople
où il se distingua dans la fortification des environs de la capitale ottomane. Après avoir
vaillamment défendu le détroit des Dardanelles contre l’offensive navale de l’amiral
Orlov, Tott fut chargé d’organiser une école d’artillerie à tir rapide (« süratçi » en turc). Il
y construisit par ailleurs une fonderie de canons, dont le bâtiment existe toujours à
Istanbul 2.
3
Après avoir passé cinq ans en Turquie, il rentra à Paris en 1776. À son retour en France, il
était déjà un personnage fort connu. Malgré le camouflage de sa mission par le
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
gouvernement français, il devint un héros militaire français en Orient et passait
désormais pour un expert dont la réputation n’était pas mise en doute. Ce fut à ce
moment-là qu’il commença à s’intéresser au pays d’Orient le plus ancien : l’Égypte. Cette
province se trouvait depuis fort longtemps au centre des spéculations diplomatiques
européennes.
4
Le cardinal de Richelieu, le philosophe Leibniz 3 et le duc de Choiseul avaient déjà
préconisé la nécessité géopolitique d’une forte influence française en Égypte 4. Aussi,
l’idée de l’occupation de l’Égypte fut reprise après la guerre russo-turque de 1768-1774. Le
traité de Kütchük-Kaynardji démontrait la faiblesse extrême de l’Empire ottoman et
encourageait les puissances européennes à tirer profit de sa désintégration prochaine.
Cette décadence et cette inertie étaient encore mieux perçues par les commerçants,
voyageurs et membres du corps diplomatique se trouvant sur place. L’ambassadeur de
France à Constantinople, le comte de Saint-Priest, appuyait vivement ce projet.
5
François de Tott, profitant du regain d’intérêt en faveur du projet égyptien, repris
l’ancien plan d’occupation et se fit un champion de la colonisation. Le personnage clef du
projet de conquête, en France, était le premier commis du ministère de la Marine, SaintDidier. Sur la demande de son ministre, le comte de Boynes, il rédigea une note, en 1774,
sur la possibilité de tirer profit de la dégénérescence de l’Empire ottoman. Dans cette
note, il présenta ainsi ses vues sur le pays des pharaons : « D’après tous les éclaircissements
que je me suis procuré, d’après l’expérience de presque toutes les personnes qui ont vieilli dans
l’administration des affaires du Levant et qui doivent conséquemment avoir sur les différentes
provinces de cet Empire les connaissances les plus étendues, d’après ma propre expérience, je crois
que l’Égypte nous présente le seul établissement que nous puissions former avec avantage, facilité
et sûreté. Dans cette supposition, je propose la conquête de l’Égypte comme un plan éventuel, mais
qui doit attirer dans ce moment toute l’attention du Gouvernement, pour en discuter les avantages
et les inconvénients et en préparer les moyens, si on reconnaît la commodité et la convenance de
cette entreprise. » 5
6
Le baron de Tott déposa, pour sa part, dès 1776 aux ministères des Affaires étrangères et
de la Marine, un mémoire intitulé : Examen de l’état physique et politique de l’Empire ottoman
et des vues qu’il détermine relativement à la France. Déçu de l’ingratitude des Turcs, le baron
de Tott s’érigeait en prophète de l’éclatement prochain de l’Empire ottoman : « Pourra-ton ne pas voir avec certitude la destruction prochaine de l’Empire turc en Europe ? Aucun
événement n’a jamais été annoncé par des signes plus certains et n’intéressa jamais plus
essentiellement les vues politiques de la France et l’intérêt de son commerce. Cependant il ne se
présente pour elle que deux partis à prendre : celui de garantir l’Empire ottoman de sa chute ou
celui d’en profiter. » 6
7
L’idée de la conquête de l’Égypte fut même évoquée avec l’empereur Joseph II, durant son
voyage en France en 1777. À cette époque, le comte de Saint-Priest, ambassadeur de
France à Constantinople, était en congé à Versailles où il rencontra le fils de MarieThérèse. La rencontre fut suivie d’une conversation de deux heures environ où ils
parlèrent du projet de la conquête française de l’Égypte. Plus tard, en 1783, Joseph II
proposa, lui-même, l’occupation de la plus riche province de l’Empire ottoman au
marquis de Breteuil. Encouragé par le consentement tacite du chef du corps germanique,
le premier commis Saint-Didier proposa au ministre de la Marine de nommer le baron de
Tott inspecteur des Échelles du Levant :
« Mais quand même le projet de l’Égypte serait inadmissible dans les circonstances
actuelles, il est possible qu’on puisse s’en occuper un jour. Dans cette vue je crois
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
devoir proposer à Monseigneur de choisir M. le baron de Tott pour l’inspection des
Échelles du Levant, dont on a mis la nécessité sous les yeux du Roi. Ses talents, son
grade le rendent très propre à cette commission. On ajouterait un article secret aux
instructions générales de M. de Tott pour le charger d’examiner la possibilité de la
conquête de l’Égypte, les lieux les plus propres au débarquement, les forces du pays,
celles que la France devrait employer dans cette expédition, on lui recommanderait
de lever les plans des villes de la côte, de combiner les moyens d’attaque et de
défense, en un mot les ordres qu’il serait nécessaire de donner pour conquérir,
conserver et gouverner l’Égypte. M. de Tott réunit des connaissances sur le
commerce les talents d’un ingénieur de terre et de mer et d’un artilleur ; il sait la
langue du pays : lui seul peut bien remplir une mission aussi délicate. » 7
8
La nomination du baron de Tott ne fut guère du goût du comte de Vergennes qui était
hostile à l’idée d’une conquête en Orient au détriment de l’Empire ottoman. Malgré leur
ancienne amitié, leurs idées politiques concernant la colonisation étaient diamétralement
opposées. Le baron de Tott dut sa nomination au secrétaire d’État de la Marine, le comte
de Sartine, et fut ainsi nommé, par la grâce du roi, sous l’influence de ce dernier. La lettre
patente qui accordait au baron la commission d’inspecteur fut signée par Louis XVI le
16 décembre 1776 8.
9
La mission officielle du baron, c’est-à-dire l’inspection des Échelles du Levant et de la
Barbarie, faisait partie du processus de réforme des Échelles et aboutit en 1781 à une
ordonnance royale sur leur réorganisation. Il s’agit en fait de l’application de
l’ordonnance du roi, datée du 9 décembre 1776, accompagnée de quatre arrêts du Conseil
du roi. L’ordonnance « Concernant les consuls et autres officiers de Sa Majesté, dans les Échelles
du Levant et de Barbarie » prévoyait la division des Échelles en quatre consulats généraux,
en consulats particuliers et en vice-consulats. Quatre consulats généraux (un à Smyrne,
un en Morée, un en Syrie et un en Palestine) et quatre consulats particuliers (un à
Salonique, un à la Canée, un à Chypre et un à Alep) furent ainsi prévus. L’ordonnance
pourvut même les consuls d’un uniforme. Le document qui devait lui fournir des
directives concernant sa mission officielle fut rédigé au ministère de la Marine, le
14 avril 1777, sous le titre de « Mémoire pour servir d’instructions au baron de Tott » et était
signé du roi et de Sartine.
10
Sous le couvert de l’inspection des établissements français du Levant et de Barbarie, le
baron de Tott avait donc une seconde mission dont le but avait été déterminé par le
« parti interventionniste » de Versailles. Le comte de Sartine adressa une autre
instruction, toujours datée du 14 avril 1777, dans laquelle il précisait le but officieux de sa
mission :
« Après vous avoir expliqué, Monsieur, les intentions de Sa Majesté sur tout ce qui
concerne le commerce et l’administration des Échelles du Levant et de Barbarie, il
me reste à vous faire connaître ce que j’attends encore de votre zèle. Je suis bien
aise de profiter de vos talents militaires, pour nous procurer tous les
renseignements dont nous pouvons avoir besoin dans le cas d’une guerre avec les
Princes de Barbarie, et dans toute autre occasion, que les événements pourroient
amener, et où l’on seroit embarrassé de prendre un parti, si on n’avoit pas les
matériaux suffisants pour diriger les mesures politiques que les circonstances
exigeroient. C’est un objet essentiel qui malheureusement a été négligé, et il est
prudent de profiter de la circonstance de votre inspection pour être préparé contre
tous les événements possibles. S’il en arrivoit d’une nature à nous forcer de faire
quelques établissements dans les mers du Levant, et de nous emparer de quelque
point qui nous seroit nécessaire pour soutenir notre commerce, le protéger et
servir d’asile à nos bâtiments, il seroit avantageux d’avoir des notions exactes sur ce
qui pourroit le mieux convenir aux interêts de la France. Vous voudrés bien,
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Monsieur, Vous en occuper essentiellement et sous le plus grand secret. (...) Il seroit
interessant d’avoir également des plans et des informations exactes sur l’isle de
Chypre, les côtes de Syrie, l’Égypte et sur celles des isles de l’Archipel dont la
position pourroit être favorable à la protection de notre commerce. » 9
11
L’objectif consistait donc dans une reconnaissance de ces territoires afin de préparer des
opérations militaires éventuelles. Comme la suite de cette lettre nous le montre, le
ministre de la Marine proposait des prétextes scientifiques, afin de camoufler davantage
la mission secrète du baron : « Vous pourrez la masquer aux yeux des Turcs, des Barbaresques
et même des Français, en annonçant que vous êtes chargé de faire des observations astronomiques
pour l’Académie des Sciences, des recherches sur l’histoire naturelle, sur les coraux et autres
madrépores pour le cabinet d’histoire naturelle, et par tout autre prétexte plausible que vous
pourrez trouver. On ne saurait trop vous recommander la plus grande discrétion. » 10 Dans cette
perspective, l’entourage de l’inspecteur des Échelles fut complété par des experts
d’histoire naturelle. Tout d’abord, le naturaliste Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de
Mannoncourt 11, chaleureusement recommandé par Buffon au comte de Sartine, qui
rédigea sous la Révolution l’histoire de son voyage 12. À part Sonnini de Mannoncourt,
d’autres personnalités jouaient un rôle d’observateur scientifique. Deux autres savants
nommés Virli et Monthulé devaient également remplir une mission scientifique et
contribuaient ainsi à cacher la mission secrète de reconnaissance militaire du baron de
Tott. Pour accompagner le baron de Tott dans sa mission, il y avait aussi un interprète, le
célèbre Jean-Michel Venture de Paradis, le futur orientaliste qui devait plus tard devenir
le guide de Napoléon Bonaparte lors de l’expédition d’Égypte 13, et un officier de marine,
l’enseigne de vaisseau de La Laune qui était le frère du commis Saint-Didier, un des
inspirateurs les plus fervents de cette mission secrète.
12
L’inspecteur des Échelles embarqua donc le 26 avril 1777 sur la frégate L’Atalante,
commandée par le baron de Durfort qui appareilla le 2 mai 1777. La première étape du
long périple de l’inspecteur du roi fut le port de Gênes, où le bateau fut contraint
d’attendre un temps favorable. Après le passage obligatoire à Palerme, où le baron de Tott
laissa les Tessé, le duc d’Ayen et le comte de Meun, la frégate fit escale à Malte et en Crète
où il examina les positions stratégiques de cette île.
13
Après avoir terminé la reconnaissance militaire de l’île de Crète, le vaisseau partit pour
Alexandrie d’où le baron de Tott se rendit, avec une caravane, à Rosette. Ensuite, il
continua son chemin, en remontant le Nil en bateau, jusqu’au Caire. Le pacha du Caire,
nommé Ised bey, était une ancienne connaissance du baron ce qui aplanit les difficultés
des cérémonies de l’audience. Par ailleurs, la situation politique, comme ce passage des
Mémoires du baron de Tott en témoigne, était alors assez précaire :
« J’y trouvai le Pacha environné de toute la pompe du Visiriat ; il me reçut avec les
mêmes cérémonies qui se pratiquent à Constantinople ; mais notre ancienne liaison
nous invitant au tête-à-tête, il écarta pour quelque temps la foule qui remplissait la
salle du Divan, & ce fut en me confiant la fomentation qui existait entre les Beys,
(présage d’une révolution), qu’il me donna l’explication de l’empressement du
Chék-Elbélet à terminer tout cérémonial avec moi. Cependant on ne donna pas le
temps à celui-ci de me recevoir ; car à peine fus-je rendu chez moi dans le même
ordre qui m’avait conduit au Château, que le parti opposé ayant éclaté, les Beys
régnants ne songerent plus qu’à s’emparer de la forteresse. Ce moyen plus politique
que militaire assure à celui qui sait se le procurer, la disposition des ordres du
Grand-Seigneur, en les faisant émaner du Pacha, le pistolet sous la gorge. Aussi ne
tarda-t-on pas à voir un Firman prononcer l’exil des révoltés, tandis que ceux-ci
méprisant ces vaines formalités, en fusillant leurs ennemis, les contraignirent après
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quelques jours d’une pétarade plus bruyante que meurtriere, à fuir vers la haute
Égypte. » 14
14
L’Égypte, la province incontestablement la plus riche de l’Empire ottoman, sombrait dans
une anarchie politique caractérisée par la rivalité des beys. Après la mort prématurée de
Muhammad Bey Abû Dahab, survenue en 1776, un conflit armé avait opposé ses
successeurs, Ismaïl Bey, allié au pacha, contre Murad et Ibrahim Bey associés. La guerre
interne des beys multipliait les problèmes pour les négociateurs français. Le consul de
France, Mure, se montrait incapable de faire face à cette situation. Le rôle essentiel revint
à un négociateur nommé Charles Magallon qui réussit à établir des relations fort étroites
avec les dignitaires mamelouks 15. Un conflit débuta en juin 1777 autour de la mosquée
d’Al-Azhar entre étudiants et Yusuf Bey. Les activités universitaires s’arrêtèrent et on cria
et on maudit les émirs des minarets ; la populace se souleva et quelques accrochages se
produisirent en ville 16.
15
La populace était d’ailleurs très hostile à l’entourage européen de l’inspecteur du roi.
Sonnini de Mannoncourt nous en laissa un témoignage bien vivant :
« La canaille s’étoit rassemblée, pendant notre séjour dans le château, pour
l’occuper à notre sortie. M. Tott avoit chargé les interprètes de la nation de jeter
des médins à pleine main. Un désordre horrible régnoit autour de nous. Les
vêtemens des drogmans furent déchirés en mille pièces; les gardes, à grands coups
de bâton et de sabre, cherchoient en vain à dissiper l’attroupement. C’étoit un
tumulte dont il est difficile de se faire une idée. L’espèce de munificence avec
laquelle nous répandions des pièces de monnoie, ne nous servit rien, si ce n’est à
acheter une grêle de pierres qui se joignit aux invectives et qui tomba sur nous de
tous côtés. Quelques-unes me passèrent devant le nez avec tant de roideur, qu’elles
n’eussent cassé la tête, si n’en eusse été atteint. Je me promis bien, mais trop tard,
de ne plus augmenter le cortège des hommes orgueilleux, ni l’appareil de
l’ostentation. » 17
16
L’insécurité concernait toute la population française du Caire, y compris le consulat de
France dont le baron de Tott réalisat l’inspection du 15 juillet au 8 août 1777. Entre temps,
la révolution obligea les Français à se barricader dans le quartier de la nation française,
tandis que les partisans d’Ismaïl Bey assiégeaient la citadelle. Pendant ces jours
tumultueux, l’inspecteur tint des assemblées de la nation au cours desquelles furent
étudiées les questions de la liquidation des dettes et d’autres réformes d’organisation
administrative. Il en résulta une décision importante : le transfert provisoire du consulat
du Caire à Alexandrie, tout en laissant des négociateurs français au Caire pour
représenter les intérêts de la nation.
17
Après avoir liquidé les dettes de l’Échelle, le baron s’occupa du transfert et, surtout, de sa
mission secrète dont l’objet était la reconnaissance militaire de l’Égypte. Après avoir
observé le littoral dans les environs d’Alexandrie, le baron de Tott demanda à de La Laune
de faire la reconnaissance de la route du Caire à Suez, qu’il résuma dans un mémoire
intitulé Observations de M. de La Laune sur son voyage à Suez, transmis par la lettre du
18 août 1777 au comte de Sartine. Puis, dans sa lettre du 20 décembre 1777, le baron de
Tott envoya une esquisse des opérations maritimes à entreprendre pour s’emparer de
l’Égypte. Il embarqua le 22 août pour Damiette où il ne s’arrêta pas à cause du manque de
vent et quitta l’Égypte le 26 du même mois, en direction de la côte syrienne.
18
Durant le reste de son voyage, il travailla, en collaboration avec de La Laune, à la
rédaction des rapports secrets concernant la possibilité d’occupation de l’Égypte. Dans sa
lettre du 20 décembre 1777, le baron envoya au ministre de la Marine une esquisse de
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plan d’opérations maritimes en vue de l’occupation de l’Égypte. En outre, le baron de Tott
annonça également un plan d’occupation générale, qu’ils durent préparer pendant le
voyage, avant de remettre au gouvernement un mémoire définitif. Finalement, après
quinze mois de voyage en Méditerranée, le baron de Tott rentra en France et se consacra
à la rédaction de ces rapports officiels et secrets qui furent déterminants du point de vue
de l’évolution de la politique française à l’égard de l’Empire ottoman.
19
Le baron de Tott et de La Laune rédigèrent ensemble le mémoire intitulé « Compte rendu de
la Mission secrète du baron de Tott », daté de 1779 18. Ce document est conservé dans deux
dépôts d’archives français 19. Après le préambule, qui résume en quelques pages l’état de
l’Empire ottoman, une dizaine de pages est consacrée à la Crète dont la reconnaissance
fut d’ailleurs un des principaux objectifs de la mission secrète du baron. Le reste du texte,
105 pages sur 118, traite de l’Égypte, ce qui n’est pas surprenant, puisque son occupation
avait été au cœur de la mission secrète. Le rapport sur l’Égypte aborde d’abord l’état
politique de cette province. Le raisonnement interventionniste apparaît surtout dans la
partie intitulée « Avantages dont l’Égypte est susceptible et ceux qui résulteroient de sa conquête
pour la France ». Le sens du baron pour le commerce, la géostratégie et l’art militaire y
culmine d’une manière spectaculaire. La structure logique de son argumentation met en
évidence, pour le lecteur, la contradiction opposant la richesse naturelle du pays et le
gouvernement tyrannique et insensé des Mamelouks. Les arguments bien bâtis suivent
logiquement un fil qui mène le lecteur à la constatation suivante :
« Le grand avantage de cette conquête est dans sa position, elle assure à la France le
remplacement facile de tout ce que des colonies eloignès ne lui procurent qu’a
grands frais, elles les rapproche et n’expatrie pas pour ainsi dire ceux qui s’y
transportent, elle place l’administration sous les yeux du Roy et de ses ministres et
cette même position garantit une possession qui suffisant a sa propre défense ne
peut plus être contrariés. Ses rapports commerciaux promettent en même tems a la
France une prépondérance d’autant plus certaine en Europe qu’ils mettent en son
pouvoir la clef des portes dont on ne pourra plus se passer sans donner a son
commerce des avantages qui annuleroient celui des nations qui entreprendroient
de suivre l’ancienne route. » 20
20
Ensuite, l’argumentation du texte s’oriente vers les avantages commerciaux. Il présente
surtout la conquête de l’Égypte comme un moyen de préserver et d’augmenter la
présence économique française en Méditerranée. La réaction éventuelle des autres
puissances est également esquissée dans le mémoire. Parmi ces États, la Russie et l’Empire
ottoman inquiètent très peu l’auteur du projet de conquête. Il constate que le fait
accompli d’une éventuelle conquête donnerait à la France le rôle d’arbitre du MoyenOrient et découragerait les velléités russes. L’attitude des Turcs est également examinée
sous cet angle et leur consentement pacifique se justifierait par leur souci d’assurer la
sécurité de la route de La Mecque et celle du commerce du café. En ce qui concerne
l’Angleterre, il envisage l’éventuel échange des colonies françaises d’Amérique contre
l’Égypte, considérée comme colonie de remplacement :
« Quelle sera la conduite des Anglois les ennemis naturels de tout ce qui peut
assurer notre commerce et fortifier notre marine ? Ce ne sera sans doute ni sur les
côtes inabordables de l’Égypte dont on ne peut pas même approcher a la portée du
canon, ni sur nos propres côtes que leurs forces nous paroitront redoutables.
L’occupation de la Méditerranée ne fera aussi qu’un leger domage a notre
commerce, la petitesse des batimens qui l’exploitent échapera facilement à des gros
vaisseaux qu’ils distinguent sans en être apperçus. Les étrangers, les Anglois mêmes
en seront les assureurs. La seule ressource qui leur reste donc est d’aller s’emparer
de nos colonies. Constamment les auteurs et les victimes de nos querelles, devons
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
nous les deffendre ? Le pourrons nous ? Et seroit-ce les abandonner aux Anglois que
de laisser à nos Américains le soin de se deffendre eux mêmes ? Mais pour
déterminer nos idées sur une matière aussi importante, ne perdons pas de vüe que
l’Egypte seule en remplace toutes les productions et centuple le produit en le
plaçant sous notre main. Opposons à des posséssions qui épuisent nos forces une
conquête qui les réunis. Comparons les branches éparses de notre commerce actuel
avec le tronc de l’abre et les racines qui en embrassant l’univers nous en assure la
seve, et voyons enfin le dédomagement des pertes d’hommes que les colonies nous
ont occasionnées, dans la conservation des sujets qui se transporteroient en Egypte.
On ajoutera encore qu’aucun effort n’y aucune dépense ne sçauroient arrêter quand
l’emploi actuel des forces et de l’argent garantit la puissance et l’economie
future. » 21
21
Après le tableau détaillé des avantages que présenterait l’occupation de l’Égypte, la partie
suivante traite les opérations militaires nécessaires à la conquête. Par ailleurs, ce « Plan
d’opérations pour la conquête de l’Égypte », selon François Charles-Roux, ne fait que
développer les dispositions suggérées par de La Laune. Après des allusions historiques à la
croisade de saint Louis, le document présente la conquête comme une entreprise très
facile contre un adversaire pratiquement sans défense : « Une conquête qui n’offre que de
foibles ennemis à combattre et des millions d’hommes à tranquiliser interresse plus l’humanité
qu’elle ne flatte le conquérant. L’aspect de l’Égypte et l’examen des forces qui la tirannisent ne
présente en effet que l’occupation paisible d’un état sans défense plutôt qu’une conquête a faire et
l’on ne proposera que le transport des forces qui doivent pourvoir à sa conversation après avoir
consommé toutes les opérations qui mettront l’Égypte sous le pouvoir du Roy et l’Égypte elle même
dans la jouissance de tous ses avantages. » 22 Aussitôt, le baron proposa d’y employer des
forces bien déterminées : cinq vaisseaux de ligne, sept frégates, trois chébecs, six demigalères, 80 bâtiments, 12 000 hommes d’infanterie, 5 000 dragons, etc... 23 Une fois ces
forces réunies dans le port de Paleo Castro de Crète, elles arriveraient avec les vents de la
fin du mois de juillet à Alexandrie qu’elles occuperaient rapidement ainsi qu’Aboukir et
Damiette. Cette tête de pont serait ensuite à la base d’une pénétration de l’armée via
Rosette jusqu’au Caire dont l’occupation terminerait la conquête.
22
L’intérêt des idées géostratégiques du baron de Tott est prouvé par le fait qu’elles seront
entièrement récupérées par l’expédition de Napoléon Bonaparte. La documentation du
projet d’occupation d’Égypte fut ensevelie dans les archives de la guerre et de la marine
pendant près de deux décennies avant de retrouver un regain de faveur à la veille de la
campagne d’Égypte. Un travail de documentation archivistique sur l’Égypte précéda
l’expédition qui fut dirigé par le savant Gaspard Monge, lui-même mathématicien et
dessinateur-cartographe formé à Mézières. Le vice-amiral Rosily, directeur du
Département des cartes et plans de la marine, adressa à Monge, qui transmit à Bonaparte,
plusieurs dossiers parmi lesquels figuraient les notes rédigées par le baron de Tott et
d’autres notes rassemblées par Saint-Didier 24.
23
Les deux rapports de l’inspection du baron de Tott, celui de la visite des Échelles et son
compte rendu secret, furent déposés devant un cercle restreint du gouvernement
français. Son projet de conquête, malgré ses réflexions philosophiques, ne conquit pas
pour autant l’esprit des hommes d’État qui étaient alors fort préoccupés par le conflit
anglo-américain. Le comte de Vergennes, partisan du statu quo oriental et hostile au
partage de l’Empire ottoman, dirigea la flotte française vers une autre destination pour
secourir les insurgés américains. Il résista même à la proposition de Joseph II qui offrit à
l’ambassadeur français à Vienne, le marquis de Breteuil, la province entière de l’Égypte
en août 1782. Ainsi, le projet de conquête fut ajourné pour quelques décennies.
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
Néanmoins, le travail du baron ne fut pas complètement superflu puisque Bonaparte
s’inspira des expériences scientifiques des savants qui avaient accompagné le baron de
Tott pendant son voyage et il invita même un membre célèbre de son équipe, Jean-Michel
Venture de Paradis, à se joindre à son expédition.
NOTES
1. Voir son dossier militaire : SHD/GR, 4 YD 2900, maréchal de camp François de Tott.
2. Voir sur la vie et l’activité du baron de Tott :
TÓTH
(Ferenc), Un diplomate militaire français en
Europe orientale à la fin de l’Ancien Régime, Istanbul, éditions Isis, 2011.
3. Mémoire de Leibniz à Louis XIV, sur la conquête de l’Égypte, édition critique par M. de Hoffmans,
Paris, 1840.
4. Voir à ce sujet :
VANDAL
(Albert), Louis XIV et l’Égypte, Paris, 1889 ;
origines de l’expédition d’Égypte, Paris, 1910 ;
FRÉMEAUX
CHARLES-ROUX
(François), Les
(Jacques), La France et l’Islam depuis 1789,
Paris, 1991.
5.
CHARLES-ROUX
(François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le
Caire, 1929, p. 15-16.
6. Ibidem, p. 18.
7. Ibidem, p. 39.
8. Bibliothèque municipale de Versailles, série Mss L. 277 (Lebaudy Mss 4 120), Inspection générale
des Échelles du Levant et de Barbarie faite de l’ordre de Sa Majesté par Monsieur le Baron de Tott, tome I
(désormais : Inspection I) fol. 2-4.
9. Cité par :
FARNAUD
(Christophe), Culture et politique: la mission secrète du baron de Tott au Levant
(1776-1779), mémoire de maîtrise préparé sous la direction de Jean Meyer, université de ParisSorbonne (Paris IV), 1988, p.86-88.
10.
CHARLES-ROUX
(François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le
Caire, 1929, p.41.
11. Sonnini de Mannoncourt, Charles-Nicolas-Sigisbert (1751-1812) : savant et voyageur français.
Après un séjour en Guyane en1772, il rentra en France (1776) avec une précieuse collection
ornithologique. Parti pour l’Égypte en1777, avec le baron de Tott, il visita la Turquie, la Grèce et
les principales îles de l’Archipel. Revenu en France (1780), il fut, pendant la Révolution,
successivement juge de paix et administrateur de la Meurthe (1793). Nommé en1805, principal du
collège de Vienne (Isère), il partit en1810 pour les Provinces danubiennes, où il contracta la
fièvre pernicieuse qui l’enleva peu après. Auteur de Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par
ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres (1796-1797); Voyage en
Grèce et en Turquie (1801); Histoire naturelle des Reptiles (1802); Histoire naturelle des Poissons et des
Cétacés (1804).
12.
SONNINI DE MANONCOURT
(Charles-Nicolas-Sigisbert), Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par
ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres (3 vol.), Paris, an7 de la
République (1796-1797).
13. Venture de Paradis, Jean-Michel (1739-1799) : jeune étudiant en langue à Louis-le-Grand
entre1752 et1757 où il apprit le turc et l’arabe. Célèbre drogman, orientaliste et professeur de
langues. En1798, il fut nommé premier interprète de l’expédition d’Égypte. Il mourut en1799 lors
de la retraite de l’armée française. Il est l’auteur de: Alger au XVIII e siècle, Paris, 1898.
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
14. Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, tome IV, Maëstricht, 1785, p.11-12.
15.
16.
LAURENS (Henry) (sous la dir.), L’expédition d’Égypte 1798-1801, Paris, 1989, p.67.
RAYMOND (André),
Égyptiens et Français au Caire, 1798-1801, Institut français d’archéologie
orientale/Le Caire, 1998, p. 67.
17.
SONNINI DE MANONCOURT
(Charles-Nicolas-Sigisbert), Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par
ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres, tome II, Paris, an 7 de la
République (1796-1797), p. 348-349.
18.
CHARLES-ROUX
(François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le
Caire, 1929, p. 62-68.
19. Archives nationales, marine B7, 440 et une autre variante au Service historique de la Défense,
archives « Guerre » (SHD/GR), 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830).
20. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 175-176.
21. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 181-182.
22. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 194.
23. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830),p. 194-195.
24.
BRÉGEON
(Jean-Joël), L’Égypte de Bonaparte, Perrin, 1991, p. 85.
RÉSUMÉS
Le baron de Tott, issu d’une famille hongroise établie en France au XVIII e siècle, fut un officier de
hussards employé dans des missions en Orient. Connaissant les langues et usages orientaux, il fut
l’un des meilleurs agents de Louis XVI. Après avoir introduit des réformes militaires dans l’armée
ottomane durant la guerre russo-turque de 1768-1774, il rejoignit le « parti interventionniste »
du gouvernement de Versailles et devint un véritable idéologue du partage et de la colonisation
de l’Empire ottoman, en particulier de sa province la plus convoitée : l’Égypte. En 1777, il fut
nommé inspecteur général des Échelles du Levant. Cela lui permit d’effectuer une reconnaissance
militaire de l’Égypte en vue d’un plan d’occupation ultérieur. Le projet fut déposé dès 1779, mais
sa réalisation fut ajournée jusqu’à l’avènement de Napoléon Bonaparte qui s’en inspira pour sa
fameuse campagne d’Égypte. Cet article présente l’histoire du projet égyptien du baron de Tott
tout en soulignant ses aspects novateurs, comme la participation des savants à cette entreprise et
l’intérêt géostratégique de l’Égypte dans la pensée politique française.
Baron de Tott, from a Hungarian family established in France in the eighteenth century, was a
Hussars officer used in missions in the East. Knowing the Oriental languages and customs, he was
one of the best agents of Louis XVI. After introducing military reforms in the Ottoman army
during the Russo-Turkish War of 1768-1774, he joined the "interventionist party" of the
government of Versailles and became a true ideologue of partition and colonization of the
Ottoman Empire, especially his most coveted province, Egypt. In 1777, he was appointed
Inspector General of the Levant. This allowed him to make a military reconnaissance of Egypt to
plan a subsequent occupation. The project was introduced in 1779, but its implementation was
postponed until the advent of Napoleon Bonaparte, whose famous Egyptian campaign was
inspired by it. This article presents the history of the Egyptian project of Baron de Tott while
highlighting its innovative aspects, such as the participation of scholars in this endeavor and
geostrategic interest in Egypt in French political thought.
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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott
INDEX
Mots-clés : Ancien Régime, Egypte
AUTEUR
FERENC TÓTH
Directeur de recherches à l’Institut d’histoire de l’académie hongroise des sciences à Budapest, il
a été professeur et chef du département d’études françaises à l’université de Hongrie occidentale
et maître de conférences à l’université protestante de Budapest. Il est docteur habilité de
l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et de l’université de Szeged.
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