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Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott

2013, Revue historique des armées

Baron de Tott, from a Hungarian family established in France in the eighteenth century, was a Hussars officer used in missions in the East. Knowing the Oriental languages and customs, he was one of the best agents of Louis XVI. After introducing military reforms in the Ottoman army during the Russo-Turkish War of 1768-1774, he joined the "interventionist party" of the government of Versailles and became a true ideologue of partition and colonization of the Ottoman Empire, especially his most coveted province, Egypt. In 1777, he was appointed Inspector General of the Levant. This allowed him to make a military reconnaissance of Egypt to plan a subsequent occupation. The project was introduced in 1779, but its implementation was postponed until the advent of Napoleon Bonaparte, whose famous Egyptian campaign was inspired by it. This article presents the history of the Egyptian project of Baron de Tott while highlighting its innovative aspects, such as the participation of scholars in this endeavor and geostrategic interest in Egypt in French political thought.

Revue historique des armées 270 | 2013 France-Hongrie Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott A Hungarian in Egypt before Napoleon. The secret mission of Baron de Tott Ferenc Tóth Éditeur Service historique de la Défense Édition électronique URL : http://rha.revues.org/7622 ISSN : 1965-0779 Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2013 Pagination : 14-22 ISSN : 0035-3299 Référence électronique Ferenc Tóth, « Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott », Revue historique des armées [En ligne], 270 | 2013, mis en ligne le 10 juin 2013, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://rha.revues.org/7622 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. © Revue historique des armées Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott A Hungarian in Egypt before Napoleon. The secret mission of Baron de Tott Ferenc Tóth 1 Les archives du Service historique de la Défense conservent un trésor de projets militaires restés longtemps ou à jamais sur le papier. Parmi ceux qui ont précédé la campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte, le plan d’occupation d’Égypte préparé par le baron de Tott (1733-1793) mérite en particulier notre attention. 2 Fils d’un ancien combattant de la guerre d’indépendance hongroise du début du XVIII e siècle, François baron de Tott naquit le 18 août 1733 à Chamigny. Il entra dans le régiment de hussards Bercheny en tant que cornette en 1742, à l’âge de neuf ans. Il participa aux campagnes de 1743-1748 et fut blessé à la bataille de Lawfeld 1. Son père, András Tóth, travailla sur le territoire de l’Empire ottoman comme diplomate au service de la France. Pour remplacer son père, le gouvernement de Versailles envoya le jeune François en 1755 à Constantinople pour apprendre la langue turque. Il raconta ses impressions sur la capitale turque d’une manière pittoresque et avec beaucoup d’anecdotes dans le premier livre de ses Mémoires. Après les années d’études, il retourna en France (1763), où il voulait faire une carrière diplomatique. Une occasion s’offrit à lui en 1767, date à laquelle il fut envoyé en Crimée afin de faciliter un conflit entre la Russie et l’Empire ottoman. Il remplit sa mission avec beaucoup de succès et fit même la campagne avec le khan des Tartares en 1768-1769. Ensuite, il se rendit à Constantinople où il se distingua dans la fortification des environs de la capitale ottomane. Après avoir vaillamment défendu le détroit des Dardanelles contre l’offensive navale de l’amiral Orlov, Tott fut chargé d’organiser une école d’artillerie à tir rapide (« süratçi » en turc). Il y construisit par ailleurs une fonderie de canons, dont le bâtiment existe toujours à Istanbul 2. 3 Après avoir passé cinq ans en Turquie, il rentra à Paris en 1776. À son retour en France, il était déjà un personnage fort connu. Malgré le camouflage de sa mission par le Revue historique des armées, 270 | 2013 1 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott gouvernement français, il devint un héros militaire français en Orient et passait désormais pour un expert dont la réputation n’était pas mise en doute. Ce fut à ce moment-là qu’il commença à s’intéresser au pays d’Orient le plus ancien : l’Égypte. Cette province se trouvait depuis fort longtemps au centre des spéculations diplomatiques européennes. 4 Le cardinal de Richelieu, le philosophe Leibniz 3 et le duc de Choiseul avaient déjà préconisé la nécessité géopolitique d’une forte influence française en Égypte 4. Aussi, l’idée de l’occupation de l’Égypte fut reprise après la guerre russo-turque de 1768-1774. Le traité de Kütchük-Kaynardji démontrait la faiblesse extrême de l’Empire ottoman et encourageait les puissances européennes à tirer profit de sa désintégration prochaine. Cette décadence et cette inertie étaient encore mieux perçues par les commerçants, voyageurs et membres du corps diplomatique se trouvant sur place. L’ambassadeur de France à Constantinople, le comte de Saint-Priest, appuyait vivement ce projet. 5 François de Tott, profitant du regain d’intérêt en faveur du projet égyptien, repris l’ancien plan d’occupation et se fit un champion de la colonisation. Le personnage clef du projet de conquête, en France, était le premier commis du ministère de la Marine, SaintDidier. Sur la demande de son ministre, le comte de Boynes, il rédigea une note, en 1774, sur la possibilité de tirer profit de la dégénérescence de l’Empire ottoman. Dans cette note, il présenta ainsi ses vues sur le pays des pharaons : « D’après tous les éclaircissements que je me suis procuré, d’après l’expérience de presque toutes les personnes qui ont vieilli dans l’administration des affaires du Levant et qui doivent conséquemment avoir sur les différentes provinces de cet Empire les connaissances les plus étendues, d’après ma propre expérience, je crois que l’Égypte nous présente le seul établissement que nous puissions former avec avantage, facilité et sûreté. Dans cette supposition, je propose la conquête de l’Égypte comme un plan éventuel, mais qui doit attirer dans ce moment toute l’attention du Gouvernement, pour en discuter les avantages et les inconvénients et en préparer les moyens, si on reconnaît la commodité et la convenance de cette entreprise. » 5 6 Le baron de Tott déposa, pour sa part, dès 1776 aux ministères des Affaires étrangères et de la Marine, un mémoire intitulé : Examen de l’état physique et politique de l’Empire ottoman et des vues qu’il détermine relativement à la France. Déçu de l’ingratitude des Turcs, le baron de Tott s’érigeait en prophète de l’éclatement prochain de l’Empire ottoman : « Pourra-ton ne pas voir avec certitude la destruction prochaine de l’Empire turc en Europe ? Aucun événement n’a jamais été annoncé par des signes plus certains et n’intéressa jamais plus essentiellement les vues politiques de la France et l’intérêt de son commerce. Cependant il ne se présente pour elle que deux partis à prendre : celui de garantir l’Empire ottoman de sa chute ou celui d’en profiter. » 6 7 L’idée de la conquête de l’Égypte fut même évoquée avec l’empereur Joseph II, durant son voyage en France en 1777. À cette époque, le comte de Saint-Priest, ambassadeur de France à Constantinople, était en congé à Versailles où il rencontra le fils de MarieThérèse. La rencontre fut suivie d’une conversation de deux heures environ où ils parlèrent du projet de la conquête française de l’Égypte. Plus tard, en 1783, Joseph II proposa, lui-même, l’occupation de la plus riche province de l’Empire ottoman au marquis de Breteuil. Encouragé par le consentement tacite du chef du corps germanique, le premier commis Saint-Didier proposa au ministre de la Marine de nommer le baron de Tott inspecteur des Échelles du Levant : « Mais quand même le projet de l’Égypte serait inadmissible dans les circonstances actuelles, il est possible qu’on puisse s’en occuper un jour. Dans cette vue je crois Revue historique des armées, 270 | 2013 2 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott devoir proposer à Monseigneur de choisir M. le baron de Tott pour l’inspection des Échelles du Levant, dont on a mis la nécessité sous les yeux du Roi. Ses talents, son grade le rendent très propre à cette commission. On ajouterait un article secret aux instructions générales de M. de Tott pour le charger d’examiner la possibilité de la conquête de l’Égypte, les lieux les plus propres au débarquement, les forces du pays, celles que la France devrait employer dans cette expédition, on lui recommanderait de lever les plans des villes de la côte, de combiner les moyens d’attaque et de défense, en un mot les ordres qu’il serait nécessaire de donner pour conquérir, conserver et gouverner l’Égypte. M. de Tott réunit des connaissances sur le commerce les talents d’un ingénieur de terre et de mer et d’un artilleur ; il sait la langue du pays : lui seul peut bien remplir une mission aussi délicate. » 7 8 La nomination du baron de Tott ne fut guère du goût du comte de Vergennes qui était hostile à l’idée d’une conquête en Orient au détriment de l’Empire ottoman. Malgré leur ancienne amitié, leurs idées politiques concernant la colonisation étaient diamétralement opposées. Le baron de Tott dut sa nomination au secrétaire d’État de la Marine, le comte de Sartine, et fut ainsi nommé, par la grâce du roi, sous l’influence de ce dernier. La lettre patente qui accordait au baron la commission d’inspecteur fut signée par Louis XVI le 16 décembre 1776 8. 9 La mission officielle du baron, c’est-à-dire l’inspection des Échelles du Levant et de la Barbarie, faisait partie du processus de réforme des Échelles et aboutit en 1781 à une ordonnance royale sur leur réorganisation. Il s’agit en fait de l’application de l’ordonnance du roi, datée du 9 décembre 1776, accompagnée de quatre arrêts du Conseil du roi. L’ordonnance « Concernant les consuls et autres officiers de Sa Majesté, dans les Échelles du Levant et de Barbarie » prévoyait la division des Échelles en quatre consulats généraux, en consulats particuliers et en vice-consulats. Quatre consulats généraux (un à Smyrne, un en Morée, un en Syrie et un en Palestine) et quatre consulats particuliers (un à Salonique, un à la Canée, un à Chypre et un à Alep) furent ainsi prévus. L’ordonnance pourvut même les consuls d’un uniforme. Le document qui devait lui fournir des directives concernant sa mission officielle fut rédigé au ministère de la Marine, le 14 avril 1777, sous le titre de « Mémoire pour servir d’instructions au baron de Tott » et était signé du roi et de Sartine. 10 Sous le couvert de l’inspection des établissements français du Levant et de Barbarie, le baron de Tott avait donc une seconde mission dont le but avait été déterminé par le « parti interventionniste » de Versailles. Le comte de Sartine adressa une autre instruction, toujours datée du 14 avril 1777, dans laquelle il précisait le but officieux de sa mission : « Après vous avoir expliqué, Monsieur, les intentions de Sa Majesté sur tout ce qui concerne le commerce et l’administration des Échelles du Levant et de Barbarie, il me reste à vous faire connaître ce que j’attends encore de votre zèle. Je suis bien aise de profiter de vos talents militaires, pour nous procurer tous les renseignements dont nous pouvons avoir besoin dans le cas d’une guerre avec les Princes de Barbarie, et dans toute autre occasion, que les événements pourroient amener, et où l’on seroit embarrassé de prendre un parti, si on n’avoit pas les matériaux suffisants pour diriger les mesures politiques que les circonstances exigeroient. C’est un objet essentiel qui malheureusement a été négligé, et il est prudent de profiter de la circonstance de votre inspection pour être préparé contre tous les événements possibles. S’il en arrivoit d’une nature à nous forcer de faire quelques établissements dans les mers du Levant, et de nous emparer de quelque point qui nous seroit nécessaire pour soutenir notre commerce, le protéger et servir d’asile à nos bâtiments, il seroit avantageux d’avoir des notions exactes sur ce qui pourroit le mieux convenir aux interêts de la France. Vous voudrés bien, Revue historique des armées, 270 | 2013 3 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott Monsieur, Vous en occuper essentiellement et sous le plus grand secret. (...) Il seroit interessant d’avoir également des plans et des informations exactes sur l’isle de Chypre, les côtes de Syrie, l’Égypte et sur celles des isles de l’Archipel dont la position pourroit être favorable à la protection de notre commerce. » 9 11 L’objectif consistait donc dans une reconnaissance de ces territoires afin de préparer des opérations militaires éventuelles. Comme la suite de cette lettre nous le montre, le ministre de la Marine proposait des prétextes scientifiques, afin de camoufler davantage la mission secrète du baron : « Vous pourrez la masquer aux yeux des Turcs, des Barbaresques et même des Français, en annonçant que vous êtes chargé de faire des observations astronomiques pour l’Académie des Sciences, des recherches sur l’histoire naturelle, sur les coraux et autres madrépores pour le cabinet d’histoire naturelle, et par tout autre prétexte plausible que vous pourrez trouver. On ne saurait trop vous recommander la plus grande discrétion. » 10 Dans cette perspective, l’entourage de l’inspecteur des Échelles fut complété par des experts d’histoire naturelle. Tout d’abord, le naturaliste Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Mannoncourt 11, chaleureusement recommandé par Buffon au comte de Sartine, qui rédigea sous la Révolution l’histoire de son voyage 12. À part Sonnini de Mannoncourt, d’autres personnalités jouaient un rôle d’observateur scientifique. Deux autres savants nommés Virli et Monthulé devaient également remplir une mission scientifique et contribuaient ainsi à cacher la mission secrète de reconnaissance militaire du baron de Tott. Pour accompagner le baron de Tott dans sa mission, il y avait aussi un interprète, le célèbre Jean-Michel Venture de Paradis, le futur orientaliste qui devait plus tard devenir le guide de Napoléon Bonaparte lors de l’expédition d’Égypte 13, et un officier de marine, l’enseigne de vaisseau de La Laune qui était le frère du commis Saint-Didier, un des inspirateurs les plus fervents de cette mission secrète. 12 L’inspecteur des Échelles embarqua donc le 26 avril 1777 sur la frégate L’Atalante, commandée par le baron de Durfort qui appareilla le 2 mai 1777. La première étape du long périple de l’inspecteur du roi fut le port de Gênes, où le bateau fut contraint d’attendre un temps favorable. Après le passage obligatoire à Palerme, où le baron de Tott laissa les Tessé, le duc d’Ayen et le comte de Meun, la frégate fit escale à Malte et en Crète où il examina les positions stratégiques de cette île. 13 Après avoir terminé la reconnaissance militaire de l’île de Crète, le vaisseau partit pour Alexandrie d’où le baron de Tott se rendit, avec une caravane, à Rosette. Ensuite, il continua son chemin, en remontant le Nil en bateau, jusqu’au Caire. Le pacha du Caire, nommé Ised bey, était une ancienne connaissance du baron ce qui aplanit les difficultés des cérémonies de l’audience. Par ailleurs, la situation politique, comme ce passage des Mémoires du baron de Tott en témoigne, était alors assez précaire : « J’y trouvai le Pacha environné de toute la pompe du Visiriat ; il me reçut avec les mêmes cérémonies qui se pratiquent à Constantinople ; mais notre ancienne liaison nous invitant au tête-à-tête, il écarta pour quelque temps la foule qui remplissait la salle du Divan, & ce fut en me confiant la fomentation qui existait entre les Beys, (présage d’une révolution), qu’il me donna l’explication de l’empressement du Chék-Elbélet à terminer tout cérémonial avec moi. Cependant on ne donna pas le temps à celui-ci de me recevoir ; car à peine fus-je rendu chez moi dans le même ordre qui m’avait conduit au Château, que le parti opposé ayant éclaté, les Beys régnants ne songerent plus qu’à s’emparer de la forteresse. Ce moyen plus politique que militaire assure à celui qui sait se le procurer, la disposition des ordres du Grand-Seigneur, en les faisant émaner du Pacha, le pistolet sous la gorge. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un Firman prononcer l’exil des révoltés, tandis que ceux-ci méprisant ces vaines formalités, en fusillant leurs ennemis, les contraignirent après Revue historique des armées, 270 | 2013 4 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott quelques jours d’une pétarade plus bruyante que meurtriere, à fuir vers la haute Égypte. » 14 14 L’Égypte, la province incontestablement la plus riche de l’Empire ottoman, sombrait dans une anarchie politique caractérisée par la rivalité des beys. Après la mort prématurée de Muhammad Bey Abû Dahab, survenue en 1776, un conflit armé avait opposé ses successeurs, Ismaïl Bey, allié au pacha, contre Murad et Ibrahim Bey associés. La guerre interne des beys multipliait les problèmes pour les négociateurs français. Le consul de France, Mure, se montrait incapable de faire face à cette situation. Le rôle essentiel revint à un négociateur nommé Charles Magallon qui réussit à établir des relations fort étroites avec les dignitaires mamelouks 15. Un conflit débuta en juin 1777 autour de la mosquée d’Al-Azhar entre étudiants et Yusuf Bey. Les activités universitaires s’arrêtèrent et on cria et on maudit les émirs des minarets ; la populace se souleva et quelques accrochages se produisirent en ville 16. 15 La populace était d’ailleurs très hostile à l’entourage européen de l’inspecteur du roi. Sonnini de Mannoncourt nous en laissa un témoignage bien vivant : « La canaille s’étoit rassemblée, pendant notre séjour dans le château, pour l’occuper à notre sortie. M. Tott avoit chargé les interprètes de la nation de jeter des médins à pleine main. Un désordre horrible régnoit autour de nous. Les vêtemens des drogmans furent déchirés en mille pièces; les gardes, à grands coups de bâton et de sabre, cherchoient en vain à dissiper l’attroupement. C’étoit un tumulte dont il est difficile de se faire une idée. L’espèce de munificence avec laquelle nous répandions des pièces de monnoie, ne nous servit rien, si ce n’est à acheter une grêle de pierres qui se joignit aux invectives et qui tomba sur nous de tous côtés. Quelques-unes me passèrent devant le nez avec tant de roideur, qu’elles n’eussent cassé la tête, si n’en eusse été atteint. Je me promis bien, mais trop tard, de ne plus augmenter le cortège des hommes orgueilleux, ni l’appareil de l’ostentation. » 17 16 L’insécurité concernait toute la population française du Caire, y compris le consulat de France dont le baron de Tott réalisat l’inspection du 15 juillet au 8 août 1777. Entre temps, la révolution obligea les Français à se barricader dans le quartier de la nation française, tandis que les partisans d’Ismaïl Bey assiégeaient la citadelle. Pendant ces jours tumultueux, l’inspecteur tint des assemblées de la nation au cours desquelles furent étudiées les questions de la liquidation des dettes et d’autres réformes d’organisation administrative. Il en résulta une décision importante : le transfert provisoire du consulat du Caire à Alexandrie, tout en laissant des négociateurs français au Caire pour représenter les intérêts de la nation. 17 Après avoir liquidé les dettes de l’Échelle, le baron s’occupa du transfert et, surtout, de sa mission secrète dont l’objet était la reconnaissance militaire de l’Égypte. Après avoir observé le littoral dans les environs d’Alexandrie, le baron de Tott demanda à de La Laune de faire la reconnaissance de la route du Caire à Suez, qu’il résuma dans un mémoire intitulé Observations de M. de La Laune sur son voyage à Suez, transmis par la lettre du 18 août 1777 au comte de Sartine. Puis, dans sa lettre du 20 décembre 1777, le baron de Tott envoya une esquisse des opérations maritimes à entreprendre pour s’emparer de l’Égypte. Il embarqua le 22 août pour Damiette où il ne s’arrêta pas à cause du manque de vent et quitta l’Égypte le 26 du même mois, en direction de la côte syrienne. 18 Durant le reste de son voyage, il travailla, en collaboration avec de La Laune, à la rédaction des rapports secrets concernant la possibilité d’occupation de l’Égypte. Dans sa lettre du 20 décembre 1777, le baron envoya au ministre de la Marine une esquisse de Revue historique des armées, 270 | 2013 5 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott plan d’opérations maritimes en vue de l’occupation de l’Égypte. En outre, le baron de Tott annonça également un plan d’occupation générale, qu’ils durent préparer pendant le voyage, avant de remettre au gouvernement un mémoire définitif. Finalement, après quinze mois de voyage en Méditerranée, le baron de Tott rentra en France et se consacra à la rédaction de ces rapports officiels et secrets qui furent déterminants du point de vue de l’évolution de la politique française à l’égard de l’Empire ottoman. 19 Le baron de Tott et de La Laune rédigèrent ensemble le mémoire intitulé « Compte rendu de la Mission secrète du baron de Tott », daté de 1779 18. Ce document est conservé dans deux dépôts d’archives français 19. Après le préambule, qui résume en quelques pages l’état de l’Empire ottoman, une dizaine de pages est consacrée à la Crète dont la reconnaissance fut d’ailleurs un des principaux objectifs de la mission secrète du baron. Le reste du texte, 105 pages sur 118, traite de l’Égypte, ce qui n’est pas surprenant, puisque son occupation avait été au cœur de la mission secrète. Le rapport sur l’Égypte aborde d’abord l’état politique de cette province. Le raisonnement interventionniste apparaît surtout dans la partie intitulée « Avantages dont l’Égypte est susceptible et ceux qui résulteroient de sa conquête pour la France ». Le sens du baron pour le commerce, la géostratégie et l’art militaire y culmine d’une manière spectaculaire. La structure logique de son argumentation met en évidence, pour le lecteur, la contradiction opposant la richesse naturelle du pays et le gouvernement tyrannique et insensé des Mamelouks. Les arguments bien bâtis suivent logiquement un fil qui mène le lecteur à la constatation suivante : « Le grand avantage de cette conquête est dans sa position, elle assure à la France le remplacement facile de tout ce que des colonies eloignès ne lui procurent qu’a grands frais, elles les rapproche et n’expatrie pas pour ainsi dire ceux qui s’y transportent, elle place l’administration sous les yeux du Roy et de ses ministres et cette même position garantit une possession qui suffisant a sa propre défense ne peut plus être contrariés. Ses rapports commerciaux promettent en même tems a la France une prépondérance d’autant plus certaine en Europe qu’ils mettent en son pouvoir la clef des portes dont on ne pourra plus se passer sans donner a son commerce des avantages qui annuleroient celui des nations qui entreprendroient de suivre l’ancienne route. » 20 20 Ensuite, l’argumentation du texte s’oriente vers les avantages commerciaux. Il présente surtout la conquête de l’Égypte comme un moyen de préserver et d’augmenter la présence économique française en Méditerranée. La réaction éventuelle des autres puissances est également esquissée dans le mémoire. Parmi ces États, la Russie et l’Empire ottoman inquiètent très peu l’auteur du projet de conquête. Il constate que le fait accompli d’une éventuelle conquête donnerait à la France le rôle d’arbitre du MoyenOrient et découragerait les velléités russes. L’attitude des Turcs est également examinée sous cet angle et leur consentement pacifique se justifierait par leur souci d’assurer la sécurité de la route de La Mecque et celle du commerce du café. En ce qui concerne l’Angleterre, il envisage l’éventuel échange des colonies françaises d’Amérique contre l’Égypte, considérée comme colonie de remplacement : « Quelle sera la conduite des Anglois les ennemis naturels de tout ce qui peut assurer notre commerce et fortifier notre marine ? Ce ne sera sans doute ni sur les côtes inabordables de l’Égypte dont on ne peut pas même approcher a la portée du canon, ni sur nos propres côtes que leurs forces nous paroitront redoutables. L’occupation de la Méditerranée ne fera aussi qu’un leger domage a notre commerce, la petitesse des batimens qui l’exploitent échapera facilement à des gros vaisseaux qu’ils distinguent sans en être apperçus. Les étrangers, les Anglois mêmes en seront les assureurs. La seule ressource qui leur reste donc est d’aller s’emparer de nos colonies. Constamment les auteurs et les victimes de nos querelles, devons Revue historique des armées, 270 | 2013 6 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott nous les deffendre ? Le pourrons nous ? Et seroit-ce les abandonner aux Anglois que de laisser à nos Américains le soin de se deffendre eux mêmes ? Mais pour déterminer nos idées sur une matière aussi importante, ne perdons pas de vüe que l’Egypte seule en remplace toutes les productions et centuple le produit en le plaçant sous notre main. Opposons à des posséssions qui épuisent nos forces une conquête qui les réunis. Comparons les branches éparses de notre commerce actuel avec le tronc de l’abre et les racines qui en embrassant l’univers nous en assure la seve, et voyons enfin le dédomagement des pertes d’hommes que les colonies nous ont occasionnées, dans la conservation des sujets qui se transporteroient en Egypte. On ajoutera encore qu’aucun effort n’y aucune dépense ne sçauroient arrêter quand l’emploi actuel des forces et de l’argent garantit la puissance et l’economie future. » 21 21 Après le tableau détaillé des avantages que présenterait l’occupation de l’Égypte, la partie suivante traite les opérations militaires nécessaires à la conquête. Par ailleurs, ce « Plan d’opérations pour la conquête de l’Égypte », selon François Charles-Roux, ne fait que développer les dispositions suggérées par de La Laune. Après des allusions historiques à la croisade de saint Louis, le document présente la conquête comme une entreprise très facile contre un adversaire pratiquement sans défense : « Une conquête qui n’offre que de foibles ennemis à combattre et des millions d’hommes à tranquiliser interresse plus l’humanité qu’elle ne flatte le conquérant. L’aspect de l’Égypte et l’examen des forces qui la tirannisent ne présente en effet que l’occupation paisible d’un état sans défense plutôt qu’une conquête a faire et l’on ne proposera que le transport des forces qui doivent pourvoir à sa conversation après avoir consommé toutes les opérations qui mettront l’Égypte sous le pouvoir du Roy et l’Égypte elle même dans la jouissance de tous ses avantages. » 22 Aussitôt, le baron proposa d’y employer des forces bien déterminées : cinq vaisseaux de ligne, sept frégates, trois chébecs, six demigalères, 80 bâtiments, 12 000 hommes d’infanterie, 5 000 dragons, etc... 23 Une fois ces forces réunies dans le port de Paleo Castro de Crète, elles arriveraient avec les vents de la fin du mois de juillet à Alexandrie qu’elles occuperaient rapidement ainsi qu’Aboukir et Damiette. Cette tête de pont serait ensuite à la base d’une pénétration de l’armée via Rosette jusqu’au Caire dont l’occupation terminerait la conquête. 22 L’intérêt des idées géostratégiques du baron de Tott est prouvé par le fait qu’elles seront entièrement récupérées par l’expédition de Napoléon Bonaparte. La documentation du projet d’occupation d’Égypte fut ensevelie dans les archives de la guerre et de la marine pendant près de deux décennies avant de retrouver un regain de faveur à la veille de la campagne d’Égypte. Un travail de documentation archivistique sur l’Égypte précéda l’expédition qui fut dirigé par le savant Gaspard Monge, lui-même mathématicien et dessinateur-cartographe formé à Mézières. Le vice-amiral Rosily, directeur du Département des cartes et plans de la marine, adressa à Monge, qui transmit à Bonaparte, plusieurs dossiers parmi lesquels figuraient les notes rédigées par le baron de Tott et d’autres notes rassemblées par Saint-Didier 24. 23 Les deux rapports de l’inspection du baron de Tott, celui de la visite des Échelles et son compte rendu secret, furent déposés devant un cercle restreint du gouvernement français. Son projet de conquête, malgré ses réflexions philosophiques, ne conquit pas pour autant l’esprit des hommes d’État qui étaient alors fort préoccupés par le conflit anglo-américain. Le comte de Vergennes, partisan du statu quo oriental et hostile au partage de l’Empire ottoman, dirigea la flotte française vers une autre destination pour secourir les insurgés américains. Il résista même à la proposition de Joseph II qui offrit à l’ambassadeur français à Vienne, le marquis de Breteuil, la province entière de l’Égypte en août 1782. Ainsi, le projet de conquête fut ajourné pour quelques décennies. Revue historique des armées, 270 | 2013 7 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott Néanmoins, le travail du baron ne fut pas complètement superflu puisque Bonaparte s’inspira des expériences scientifiques des savants qui avaient accompagné le baron de Tott pendant son voyage et il invita même un membre célèbre de son équipe, Jean-Michel Venture de Paradis, à se joindre à son expédition. NOTES 1. Voir son dossier militaire : SHD/GR, 4 YD 2900, maréchal de camp François de Tott. 2. Voir sur la vie et l’activité du baron de Tott : TÓTH (Ferenc), Un diplomate militaire français en Europe orientale à la fin de l’Ancien Régime, Istanbul, éditions Isis, 2011. 3. Mémoire de Leibniz à Louis XIV, sur la conquête de l’Égypte, édition critique par M. de Hoffmans, Paris, 1840. 4. Voir à ce sujet : VANDAL (Albert), Louis XIV et l’Égypte, Paris, 1889 ; origines de l’expédition d’Égypte, Paris, 1910 ; FRÉMEAUX CHARLES-ROUX (François), Les (Jacques), La France et l’Islam depuis 1789, Paris, 1991. 5. CHARLES-ROUX (François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le Caire, 1929, p. 15-16. 6. Ibidem, p. 18. 7. Ibidem, p. 39. 8. Bibliothèque municipale de Versailles, série Mss L. 277 (Lebaudy Mss 4 120), Inspection générale des Échelles du Levant et de Barbarie faite de l’ordre de Sa Majesté par Monsieur le Baron de Tott, tome I (désormais : Inspection I) fol. 2-4. 9. Cité par : FARNAUD (Christophe), Culture et politique: la mission secrète du baron de Tott au Levant (1776-1779), mémoire de maîtrise préparé sous la direction de Jean Meyer, université de ParisSorbonne (Paris IV), 1988, p.86-88. 10. CHARLES-ROUX (François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le Caire, 1929, p.41. 11. Sonnini de Mannoncourt, Charles-Nicolas-Sigisbert (1751-1812) : savant et voyageur français. Après un séjour en Guyane en1772, il rentra en France (1776) avec une précieuse collection ornithologique. Parti pour l’Égypte en1777, avec le baron de Tott, il visita la Turquie, la Grèce et les principales îles de l’Archipel. Revenu en France (1780), il fut, pendant la Révolution, successivement juge de paix et administrateur de la Meurthe (1793). Nommé en1805, principal du collège de Vienne (Isère), il partit en1810 pour les Provinces danubiennes, où il contracta la fièvre pernicieuse qui l’enleva peu après. Auteur de Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres (1796-1797); Voyage en Grèce et en Turquie (1801); Histoire naturelle des Reptiles (1802); Histoire naturelle des Poissons et des Cétacés (1804). 12. SONNINI DE MANONCOURT (Charles-Nicolas-Sigisbert), Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres (3 vol.), Paris, an7 de la République (1796-1797). 13. Venture de Paradis, Jean-Michel (1739-1799) : jeune étudiant en langue à Louis-le-Grand entre1752 et1757 où il apprit le turc et l’arabe. Célèbre drogman, orientaliste et professeur de langues. En1798, il fut nommé premier interprète de l’expédition d’Égypte. Il mourut en1799 lors de la retraite de l’armée française. Il est l’auteur de: Alger au XVIII e siècle, Paris, 1898. Revue historique des armées, 270 | 2013 8 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott 14. Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, tome IV, Maëstricht, 1785, p.11-12. 15. 16. LAURENS (Henry) (sous la dir.), L’expédition d’Égypte 1798-1801, Paris, 1989, p.67. RAYMOND (André), Égyptiens et Français au Caire, 1798-1801, Institut français d’archéologie orientale/Le Caire, 1998, p. 67. 17. SONNINI DE MANONCOURT (Charles-Nicolas-Sigisbert), Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait par ordre de l’ancien gouvernement, et contenant des observations de tous genres, tome II, Paris, an 7 de la République (1796-1797), p. 348-349. 18. CHARLES-ROUX (François), Le projet français de conquête de l’Égypte sous le règne de Louis XVI, Le Caire, 1929, p. 62-68. 19. Archives nationales, marine B7, 440 et une autre variante au Service historique de la Défense, archives « Guerre » (SHD/GR), 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830). 20. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 175-176. 21. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 181-182. 22. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830), p. 194. 23. SHD/GR, 1 M 1677, Égypte (Reconnaissances jusqu’en 1830),p. 194-195. 24. BRÉGEON (Jean-Joël), L’Égypte de Bonaparte, Perrin, 1991, p. 85. RÉSUMÉS Le baron de Tott, issu d’une famille hongroise établie en France au XVIII e siècle, fut un officier de hussards employé dans des missions en Orient. Connaissant les langues et usages orientaux, il fut l’un des meilleurs agents de Louis XVI. Après avoir introduit des réformes militaires dans l’armée ottomane durant la guerre russo-turque de 1768-1774, il rejoignit le « parti interventionniste » du gouvernement de Versailles et devint un véritable idéologue du partage et de la colonisation de l’Empire ottoman, en particulier de sa province la plus convoitée : l’Égypte. En 1777, il fut nommé inspecteur général des Échelles du Levant. Cela lui permit d’effectuer une reconnaissance militaire de l’Égypte en vue d’un plan d’occupation ultérieur. Le projet fut déposé dès 1779, mais sa réalisation fut ajournée jusqu’à l’avènement de Napoléon Bonaparte qui s’en inspira pour sa fameuse campagne d’Égypte. Cet article présente l’histoire du projet égyptien du baron de Tott tout en soulignant ses aspects novateurs, comme la participation des savants à cette entreprise et l’intérêt géostratégique de l’Égypte dans la pensée politique française. Baron de Tott, from a Hungarian family established in France in the eighteenth century, was a Hussars officer used in missions in the East. Knowing the Oriental languages and customs, he was one of the best agents of Louis XVI. After introducing military reforms in the Ottoman army during the Russo-Turkish War of 1768-1774, he joined the "interventionist party" of the government of Versailles and became a true ideologue of partition and colonization of the Ottoman Empire, especially his most coveted province, Egypt. In 1777, he was appointed Inspector General of the Levant. This allowed him to make a military reconnaissance of Egypt to plan a subsequent occupation. The project was introduced in 1779, but its implementation was postponed until the advent of Napoleon Bonaparte, whose famous Egyptian campaign was inspired by it. This article presents the history of the Egyptian project of Baron de Tott while highlighting its innovative aspects, such as the participation of scholars in this endeavor and geostrategic interest in Egypt in French political thought. Revue historique des armées, 270 | 2013 9 Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott INDEX Mots-clés : Ancien Régime, Egypte AUTEUR FERENC TÓTH Directeur de recherches à l’Institut d’histoire de l’académie hongroise des sciences à Budapest, il a été professeur et chef du département d’études françaises à l’université de Hongrie occidentale et maître de conférences à l’université protestante de Budapest. Il est docteur habilité de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et de l’université de Szeged. Revue historique des armées, 270 | 2013 10