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La matière et la métaphysique celtique

LA MATIERE DANS LA METAPHYSIQUE CELTIQUE Par Ulatocantos « Je te salue, Matière ! Bénie sois tu, âpre matière, glèbe stérile, dur rocher, toi qui ne cèdes qu’à la violence, et nous force à travailler si nous voulons manger. Bénie sois tu, dangereuse matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous dévores si nous ne t’enchaînons. Bénie sois tu, puissante matière, évolution irrésistible, réalité toujours naissante, toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, nous oblige à poursuivre toujours plus loin la Vérité. Bénie sois tu, universelle matière, durée sans limites, éther sans rivages, triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures, nous révèles les dimensions de Dieu. Bénie sois tu, Impénétrable matière, toi qui tendue partout entre nos âmes et le monde des essences, nous fait languir du désir de percer le voile sans couture des phénomènes. Bénie sois tu, mortelle matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras par force, au cœur même de ce qui est. Je te bénie, Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la science et les prédicateurs de la vertu, un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas appétits, mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité. Je te salue inépuisable capacité d’être et de transformation où germe et grandit la substance élue. Je te salue, universelle puissance de rapprochement et d’union par où se relient la foule des monades et en qui elles convergent toutes sur la route de l’Esprit. Je te salue, cité harmonieuse des âmes, cristal limpide dont est tirée la Jérusalem nouvelle. Je te salue, milieu divin, chargé de puissance créatrice, océan agité par l’esprit, argile pétrit et animée par le verbe incarné. Pour t’atteindre, Matière, il faut que, partis d’un universel contact avec tout ce qui se meut icibas, nous sentions peu à peu s’évanouir entre nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons, jusqu’à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les consistances et de toutes les unions. Tu règnes, Matière, dans les hauteurs sereines où s’imaginent t’éviter les Saints, Chair si transparente et si mobile que nous ne te distinguons plus d’un Esprit. Au cœur de la Matière, Un cœur du monde, Le cœur d’un Dieu. » C’est par l’évocation de cette peu celtique mais tout aussi peu chrétienne prière de Pierre Teilhard de Chardin que notre Senanos Ollouindos, par ailleurs barde Gourc’hi, débutait en janvier 1964 son morceau d’architecture à l’occasion de la création du triangle « Le Droit International » à l’Orient de Dinard de la Grande Loge Symbolique du Rite de Memphis et Misraim. En tant que maçon, il y voyait bien sûr l’évocation de la pierre brute que l’initié taille jour après jour pour la dégrossir, de cette réalité que l’esprit est supposé transcender. Mais cette vision maçonnique de la matière, partagée plus ou moins étroitement avec le christianisme et de nombreuses philosophies ou religions contemporaines, cette conception d’une matière plus ou moins vile que l’esprit tirerait vers la sublime divinité, était-ce bien celle que professaient nos antiques prédécesseurs ? Cette notion n’a-t-elle pas évolué à travers les temps dans l’ensemble des métaphysiques celtiques (druidiques ou non) comme dans l’ensemble du monde ? Nous ne pouvons que regretter que le vocabulaire de la tradition celtique proposé par notre bratir Talorganos ne comporte pas de terme en rapport direct avec la matière. Cela signifie-t-il que cette notion n’existait pas ? De nos jours, ce que l’on nomme « matière », et qu’on confond allègrement avec le « corps », ce dit « danvez » en breton issu de « daffnez », « defnydd » en gallois ; ces mots qui ont pu signifier à l’origine « bois de construction » sont à rattacher selon Pokorny aux deux racines indo-européennes dem/demǝ = « maison » ou demǝ /domǝ = « dominer », à moins qu’il faille y voir un terme signifiant profond (ie *dheub) et rejoindraient une notion celtique ayant donnée « damna = étoffe, tissu », « damnos = matière, substance » , «dumnos = monde, terre » et « dubnos = profond ». Sans doute y-a-t-il là une convergence sémantique brouillant les pistes pour qui rechercherait une source univoque et unisens antique. Tout au plus, peut-on remarquer le fait que les racines apparentes nous ramènent à la notion de matière comme résidence de l’esprit que celui-ci devrait dominer… Plutarque Si l’on en revient à ce texte de Plutarque que j’évoquais dans une précédente étude sur la réincarnation, il rapporte que : « Le vulgaire croit avec raison que l'homme est un être composé; mais il se trompe en ce qu'il le croit composé seulement de deux parties, parce qu'il s'imagine que l'intellect n'est qu'une portion de l'âme; mais cette faculté est aussi supérieure à l'âme que celle-ci est plus parfaite et plus divine que le corps…Les âmes vertueuses y sont détenues jusqu'à ce qu'elles aient été purifiées des taches que leur a fait contracter leur commerce avec le corps, ce principe fécond de mal ». Il semblerait donc bien que les druides antiques aient considéré le corps, et donc pour partie la matière, comme domaine nécessaire rabaissant la sphère spirituelle. Rejoignant en cela les doctrines hindouïstes qui professe que le corps n’est qu'une enveloppe matérielle temporaire. Le parallèle est d’autant plus criant que ce même texte de Plutarque nous montre les Celtes pensant que « cette union de l'âme avec l'intellect fait la raison; son union avec le corps fait la passion, dont l'une est le principe du plaisir et de la douleur, l'autre, de la vertu et du vice. De ces trois parties jointes ensemble dans la génération de l'homme, la terre a produit le corps, la lune a formé l'âme, et le soleil l'intellect. Celui-ci est la lumière de l'âme comme le soleil est la lumière de la lune… Les démons ne demeurent pas toujours dans la lune; ils descendent quelquefois sur la terre pour y avoir soin des oracles; ils assistent aux plus saints de nos mystères, et en célèbrent les cérémonies; ils veillent sur les méchants et les punissent, et ils préservent les bons des dangers de la guerre et de la mer. Si dans l'exercice de ces fonctions ils commettent euxmêmes quelques fautes par colère, par envie, ou par une faveur injuste, ils en sont punis; on les exile sur la terre, où ils sont précipités dans des corps humains…Ces translations arrivent aux uns plus tôt, aux autres plus tard, après que leur intellect a été séparé de leur âme; séparation qui est l'effet du désir qu'ils ont de jouir de l'image du soleil, dans laquelle brille cette beauté divine, source de tout bonheur, et que toute nature désire, quoique d'une manière différente. La lune elle-même tourne continuellement, par le désir qu'elle a de s'unir au soleil pour recevoir de cet astre sa fécondité… Toute substance qui n'a point d'âme ne jouit d'aucun droit, et est exposée à souffrir de tout ce qui l'environne. L'intellect, qui n'est soumis lui-même à aucun pouvoir étranger, exerce sur tout le reste un empire souverain. L'âme est un composé des deux, comme Dieu a formé la lune du mélange des substances supérieures avec les inférieures, et lui a donné avec le soleil la même proportion que la terre a avec la lune. » qu’on pourrait rapprocher de la notion hindoue de l’incarnation de l' âtman dans un nouveau corps sur une planète comme la terre (ou inférieure qui compose l'enfer), afin d'y subir les conséquences de ses actes. Si son karman est positif, il ira vivre comme un deva, sur l'une des planètes célestes (supérieures à la terre, ou paradis). Il est cependant intéressant de noter que les Celtes antiques considéraient, comme nous venons de le voir, la matière comme étant « non divine » mais pas vile pour autant, et que c’est bien les actes de tout à chacun qui avilissent l’âme animant cette matière au lieu de l’élevée vers les planètes divines. Notons au passage que les Dieux eux-mêmes sont des avatars (au sens religieux du terme) de la Divinité unique, et donc eux-mêmes incarnés dans la matière mais n’évoluant pas dans le même monde cosmogonique que les vivants ou les morts. Ils ne peuvent donc pas êtres circonscrits à des Esprits Supérieurs se mouvant dans une mer spiritique aussi improbable qu’évanescente, mais des réalités palpables évoluant dans une dimension supérieure. Ces notions d’Albio, Bitu, Dubno (cf. Les Celtes et la parole sacrée – Y. Guéhennec) se retrouvent dans la trinité Soleil, Lune, Terre du texte de Plutarque et dans « les trois parties dans le monde » de « Gousperoù ar ranned ». L’examen attentif des textes irlandais, gallois ou bretons médiévaux nous apporterait sans doute lui aussi sa moisson d’allusions plus ou moins claires au statut qui était réservé à la matière dans le druidisme antique, mais je dois dire que le survol rapide des textes en ma possession ne m’a pas permit d’y trouver immédiatement mon bonheur. Tout au plus me doisje de citer pour mémoire la deuxième série issue de « Gousperoù ar ranned » : Daou ejen dioc’h ur gibig, Deux bœufs attelés à une coque, O sachat, o souheti, ils tirent, ils vont expirer, edrec’hit an estoni ! voyez la merveille ! , et que notre prédécesseur Tan Kildare (alias Kalondan) interprétait comme la parabole du corps physique et de l’âme qui périssent en tirant l’Esprit de la matière où il était englué. Si nous nous rapprochons de notre époque moderne nous ne pouvons qu’interroger la mémoire de deux des reconstructeurs du revival druidique que sont Iolo Morganwg et John Toland. Iolo Morganwg Iolo Morganwg premier Archidruide du Gorsedd qu’il fonde en 1792, à travers le Barddas, nous livre une vision assez complète de la façon dont les druides gallois auraient considéré la matière et surtout son organisation a travers les éléments. On y lit dans la partie « les matériaux du Monde » que Dieu a formé le monde à partir de « manred » , « le plus petit du petit, de telle façon qu’il ne peut y avoir plus petit, qui coule en une mer à travers le Ceugant ». « Manred » pourrait signifier « la pensée qui coule » (cf. ie men = penser et red = couler ou ret = courir, rouler ; gaul redo = courir) encore que cette étymologie soit parfois contestée, « manred » est aussi “la forme originale de tous les matériaux, de tous les constituants, c’est à dire, les éléments desquels les quatre premiers étaient morts avant que Dieu les animât en criant son nom, savoir : Calas (solide, dur, cf. gaul caletos = dur, calio = caillou , gal Caled, br Kalet d’une racine ie Kal = dur), le liquide, le soufle et le feu.” Certains modernes ont voulu y voir l’expression antique des préoccupations atomistiques, ce qui n’est sans doute pas complètement faux puisqu’on retrouve là des notions développées aussi par Leucippe ou Démocrite, mais on peut y voir aussi une notion proche de l’ akasha indien. On ne peut guère voir la différence entre « manred » tel que décrit dans le Barddas et « nwyfre » définit dans les triades du bardisme contenues dans ce même Barddas, si ce n’est que les éléments ont été faits à partir de « manred » et que « nwyfre » est lui-même confusément considéré comme un élément, mais il est aussi dit que « nwyfre est Dieu ». En tout état de cause, « nwyfre » (on trouve aussi « nef » dans le Barddas), dont le nom est à rapprocher de nwyf = ciel en gallois (ie nem- = courber) est le seul élément matériel qui puisse tout pénétrer. Il semble d’ailleurs qu’il y ait pu avoir différentes écoles concernant ces éléments puisque le Barddas expose lui-même le fait que certains affirment l’existence de « 3 éléments primordiaux desquels procèdent tous les matériaux et spécialités de l’existence : Calas, liquide et nwyfre » alors que d’autres en voient 5 : « la terre, l’eau, l’air, le feu (Ufel issu d’un proto celtique *ofi-bel = étincelle, flamme, ie opiḫbhelo-) et nwyfre », là encore les quatre premiers donnant tout ce qui est inanimé et le cinquième amenant la vie. John Toland Toutes ces données sont à rapprocher de ce que nous livre le moins controversé John Toland (alias Janus Junius Eoganesius), premier Grand Druide du Druid Order qu’il fonda en 1717. Dans son « Pantheisticon ou formule pour célébrer une société socratique » publié en 1720, il défend un mécanisme universel et un matérialisme dynamique. Pour lui, Dieu n'est que l’Univers corporel dans sa totalité. Cet univers est infini et éternel, doté d'un mouvement spontané tout à fait déterministe dont proviennent la vie et la pensée. Les êtres vivants en proviennent par application des lois mécaniques et la pensée n'est qu'un mouvement du cerveau. Pour lui, la seule religion naturelle est le panthéïsme. Dans cet ouvrage, il discourt notamment sur la nature de la matière. Il écrit notamment « Ainsi donc, comme nous l’avons dit, les corps sont composés de particules incorruptibles de toutes sortes d’espèces, quoiqu’il y en ait toujours une particulière qui domine car c’est un ancien proverbe qu’un corps porte le nom de la substance qui abonde le plus dans sa composition, de façon qu’en effet il n’y ait rien de nouveau dans ce monde que le seul changement de lieu » avant de continuer sur le « feu éthéré, suprême parce qu’il environ ne tout, intime parce qu’il pénètre tout, et qui a quelque analogie et quelque ressemblance imparfaite avec notre feu ordinaire ; l’Ether, disje, forme parfaitement toute la mécanique de la perception, de l’imagination, de la mémoire et de l’amplification ou de la diminution des idées, par la merveilleuse fabrique du cerveau, disposée pour cet effet, et par le moyen des objets extérieurs qui agissent sur les organes des sens et excitent des pensées diverses. Ce feu, plus mobile que la pensée et plus subtil que toute autre matière… ». Il ajoute ensuite : « les semences de toutes choses existant de toute éternité sont formés de ces premiers corps et de ces principes très simples (car les quatre éléments connus vulgairement sous ce nom ne sont ni assez simples, ni suffisants pour les produire). Toutes choses sont infinies et éternelles dans l’infini, rien ne pouvant être fait de rien ; non plus qu’aucune structure organique des semences n’aurait pu être formée par aucun concours de corpuscules, ni par aucune espèce de mouvement. ». C’est cette même vision de la matière et de ses relations au divin qu’il reprend plus loin « les anciens philosophes divisaient la nature en deux dont l’une était efficiente et l’autre comme se prêtant à elle pour être faite quelque chose. Il pensaient que dans celle qui était efficiente il y avait une force, et dans celle qui était faite une certaine matière ; l’une et l’autre étant toujours cependant dans chacune des deux, car ils disent que la matière seule n’aurait pas pu se joindre si elle n’était contenue par aucune force, et qu’il ne peut y avoir de force sans matière, n’y ayant rien qui ne doive être en quelque lieu ; mais ils donnaient le nom de corps et de certaine qualité au composé des deux… Que les parties du monde sont tout ce qu’il renferme et qui est contenue par la nature pensante, dans laquelle est une raison parfaite et éternelle : car il n’y a rien de plus puissant qui la puisse faire périr. C’est cette force qu’ils appellent l’Ame du monde, qui est l’Esprit et la Sagesse parfaite que nous appelons Dieu. » Peut-on, à partir de ce que nous avons vu, déterminer un paradigme celtique dans l’appréhension de la matière d’un point de vue métaphysique ? Il est certes bien hasardeux de s’y risquer tant il est vrai que ce qui nous est parvenu de plus antique de la pensée métaphysique celtique nous l’a été à travers le prisme nécessaire mais déroutant de la cosmogonie et de la mythologie. On pourra cependant établir certains parallèles entre cette formation de l’âme lunaire par la rencontre de la terre corporelle et du soleil divin décrite par Plutarque et cette notion de nature efficiente et nature faite provenant d’un double gradient de force (Divinité) et de matière. De même, la vision pseudo atomistique de Iolo suit-elle ce schéma avec son côté divin (manred, nwyfre) animant les éléments constitutifs des êtres et des corps. Les différences apparentes entre les doctrines rapportées par Iolo Morganwg et John Toland tiennent sans doute au fait que Iolo s’appuie sur des textes médiévaux alors que Toland est féru de science et de physique moderne, bien que professant 100 ans avant Iolo Toland réexprimerait donc d’anciennes connaissances avec du vocabulaire et des notions plus récentes, « nwyfre » ou « manred » devenant « feu éthéré ». Dès lors, une certaine unité semble pouvoir ce dégager à travers une matière (substances inférieures) que la divinité (substances supérieures) animerait par l’action ou l’entremise de « manred » (force), autrement dit une vision celtique du triptique Non-manifesté, Manifestation, Manifesté, les Dieux étant une représentation mythologique plus aisément perceptible de cette manifestation, de ce « manred » métaphysique. Nous rejoignons ainsi la conception des lois de l’univers comme découlant de la Grande Divinité Unique et permettant une mise en scène de la matière dans l’Univers. Rappelons pour finir une autre façon de traduire ce ternaire : « Il existe trois identités primitives, et de chacune il ne peut y en avoir qu’une seule émanation : un Dieu, une Vérité et un Point de Liberté, c'est-à-dire un lieu où toutes les oppositions s’équilibrent »