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La vérité tangible du paysage : Novalis et l'esthétique de Herder

2016, LIT-Verlag

Avant-dernière version d'une contribution à l'ouvrage collectif "Einbildungskraft und Reflexion. Philosophische Untersuchungen zu Novalis / Imagination et réflexion. Recherches philosophiques sur Novalis", A. Dumont & A. Schnell (dirs.), Münster/Berlin, LIT-Verlag, 2016, p. 19-39. ABSTRACT: This article focuses on the apparently paradoxical remarks of Novalis on landscape, which followed the famous “Romantikertreffen” of August 1798: that decisive meeting of the “early German romantics” on the occasion of a communal visit to the painting and sculpture galleries in Dresden. We analyze how Novalis surpasses the phenomenological conception of landscape painting proposed by August Wilhelm Schlegel by resorting to the "incorrect" categories of sculpture and haptic sense to talk about the feeling for nature that governs landscape painting. This is the aesthetics of Herder – his reflections in the treatise “Sculpture” (1778) on the actual concrete and tangible force of the beautiful and the central importance it accords to the experience of one’s own body (a highly modern conception) – which is diverted here in a typical Novalisian gesture that we will show is consistent with his philosophy. The reception of Herder has contributed to the development in Novalis of a Pygmalionic aesthetics of contact with things that casts a different light on early romanticism: it is not only the exclusive exercise of a critical reflexivity that assumes distance, but also of a sensibility that seeks a tactile meeting point as it were between what is separated. RESUME : L’article s’intéresse aux remarques à première vue paradoxales de Novalis sur le paysage, qui font suite au fameux « Romantikertreffen » d’août 1798 : la rencontre décisive des « premiers romantiques allemands » à la faveur d’une visite commune des Galeries de peinture et de sculpture de Dresde. Nous analysons la manière dont Novalis dépasse la conception phénoménologique de la peinture de paysage proposée par August Wilhelm Schlegel en recourant aux “mauvaises” catégories de la « plastique », donc de la sculpture, et du sens haptique pour parler du sentiment pour la nature qui préside à la peinture paysagère. C’est l’esthétique de Herder — la réflexion du traité « La Plastique » (1778) sur la force proprement concrète et tangible du beau et l’importance centrale (très moderne) qu’elle accorde à l’expérience du corps propre — qui se trouve ici détournée selon un geste typiquement novalissien dont nous montrons la cohérence avec sa philosophie. La réception de Herder a contribué, ce faisant, à la formation, chez Novalis, d’une esthétique pygmalionesque du contact avec les choses qui projette un éclairage différent sur le premier romantisme allemand : il n’est pas l’exercice exclusif d’une réflexivité critique supposant l’écart, mais tout autant celui d’une sensibilité qui cherche la réunion pour ainsi dire tactile de ce qui est séparé.

Laure Cahen-Maurel La vérité tangible du paysage Novalis et l’esthétique de Herder RESUME : L’article s’intéresse aux remarques à première vue paradoxales de Novalis sur le paysage, qui font suite au fameux « Romantikertreffen » d’août 1798 : la rencontre décisive des « premiers romantiques allemands » à la faveur d’une visite commune des Galeries de peinture et de sculpture de Dresde. Nous analysons la manière dont Novalis dépasse la conception phénoménologique de la peinture de paysage proposée par August Wilhelm Schlegel en recourant aux “mauvaises” catégories de la « plastique », donc de la sculpture, et du sens haptique pour parler du sentiment pour la nature qui préside à la peinture paysagère. C’est l’esthétique de Herder — la réflexion du traité « La Plastique » (1778) sur la force proprement concrète et tangible du beau et l’importance centrale (très moderne) qu’elle accorde à l’expérience du corps propre — qui se trouve ici détournée selon un geste typiquement novalissien dont nous montrons la cohérence avec sa philosophie. La réception de Herder a contribué, ce faisant, à la formation, chez Novalis, d’une esthétique pygmalionesque du contact avec les choses qui projette un éclairage différent sur le premier romantisme allemand : il n’est pas l’exercice exclusif d’une réflexivité critique supposant l’écart, mais tout autant celui d’une sensibilité qui cherche la réunion pour ainsi dire tactile de ce qui est séparé. Pensant à la sentence de Novalis « Les plus grands chefs-d’œuvre sont tout simplement déplaisants — », Walter Benjamin déclarait dans sa thèse de doctorat, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (1920) : « A la fin des fins, c’est le concept de beauté qui doit en général disparaître de la philosophie romantique de l’art, non seulement parce que, selon la conception rationaliste, il s’imbrique dans celui de règle, mais surtout parce que la beauté, en tant qu’objet de l’« agrément », du plaisir, du goût, ne paraissait pas conciliable avec la stricte sobriété qui, selon la conception nouvelle, déterminait l’essence de l’art. »1 La remarque que l’on trouve dans les fragments tardifs de Novalis selon laquelle « L’esthétique est entièrement indépendante de la poésie »2 semble confirmer la thèse de Benjamin, qui entend par sobriété le contraire de l’extase ou de l’enthousiasme auquel le romantisme est communément associé ; et en veut pour preuve la quête du prosaïque, « où se marque au suprême degré la réflexion comme principe de l’art », et le calcul au sens de Hölderlin, soit une visée lucide de l’œuvre et sa constitution presque mécanique « par-delà les formes […] belles selon l’apparence ».3 Et pourtant, s’il est vrai que l’essence de l’art se transforme dans le romantisme de Friedrich Schlegel et de Novalis, que tous deux en font l’objet d’une métaphysique et voient sa raison d’être dans un mouvement réfléchissant immanent à la poésie même, c’est-à-dire, en termes romantiques, à la poïésis propre de l’imagination artistique, notre conviction est que le romantisme poétisant de Novalis (à la différence peut-être du romantisme ironique de Friedrich Schlegel) n’élimine pas complètement l’esthétique en tant qu’une certaine expérience subjective. Notre propos sera ici de mettre en relief cette perspective relative à la 1 Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Paris, Flammarion, 1986, p. 157. Voir Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 745, HKA 3, p. 413. 2 Novalis, Fragmente und Studien 1799/1800, frag. 667, HKA 3, p. 685. 3 Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, pp. 154-158. 1 nature de la contemplation esthétique plutôt qu’à celle de la création artistique, en montrant comment la réception de l’esthétique de Herder a contribué à la formation chez Novalis d’une esthétique pygmalionesque du contact avec les choses. Nous analyserons, plus particulièrement, la manière dont Novalis détourne, en l’appliquant à la peinture de paysage, la réflexion herdérienne sur la force proprement plastique, concrète et tangible, du beau ; ce qui permettra de nuancer l’idée que le romantisme allemand n’est pas plastique, qu’il est seulement allégorique, ou encore subjectiviste et idéalisant. Herder a précisément la réputation d’être « un Schwärmer, un "enthousiaste" ou un "exalté" […] — un obscurantiste en tout cas, opposé à tout le camp éclairé et progressiste : au camp de l’Aufklärung », comme l’a rappelé Myriam Bienenstock encore récemment.4 Cette mauvaise réputation aussi demande à être tempérée : il apparaîtra que l’esthétique en question ici est pourvue d’un sens plus empirique, dans la mesure où elle est reconduite à l’aisthesis — la sensation —, donc au corps et à l’expérience du corps propre, et d’un sens par là même plus moderne, qui l’éloigne aussi bien d’une approche normative de l’idée de beauté que d’une théorie du jugement de goût. 1. Les considérations de Novalis sur le paysage : un paradoxe artistique De tous les romantiques du cercle d’Iéna, Novalis est certainement celui dont les considérations sur le paysage, vu ou peint, sont les plus maigres : elles sont contenues pour l’essentiel dans les quatre pages de notes constituant les Etudes sur l’art plastique (1798), où elles passent par le détour de la géologie et se trouvent à vrai dire noyées dans une myriade de réflexions pêle-mêle sur l’histoire de l’humanité et le stade suprême du développement humain, l’analogie entre la philosophie de Fichte et la chimie, l’idéal de l’art, le galvanisme, la médecine, l’imagination, la relation entre l’homme-microcosme et le macrocosme, ou encore la transformation de la réalité. En regard des conceptions érudites de August Wilhelm Schlegel ou de celles qui s’énoncent dans Les pérégrinations de Franz Sternbald (1798), le roman d’un peintre de Ludwig Tieck, ces quelques notations peuvent paraître bien parcimonieuses. Pareille indigence a de prime abord de quoi expliquer le fait que les vues de Novalis sur le genre pictural de la peinture de paysage soient le thème sans doute le moins exploré par les commentateurs. De manière générale, le poète et philosophe semble n’avoir pas entretenu de rapport étroit avec les arts plastiques. En réponse à l’invitation de August Wilhelm Schlegel à visiter les collections d’art de Dresde, invitation à l’origine du fameux Romantikertreffen inaugural d’août 1798, Novalis avoue lui-même n’avoir aucune compétence sur les questions de métier. Mais il affirme aussi pouvoir se fier, et c’est là un point essentiel sur lequel il convient d’insister, à son sens du beau — de « la belle forme » — pour apprécier et juger des arts visuels : J’accepte avec joie votre invitation aux arts plastiques. Votre précompréhension et mon ignorance sont un terrain parfait pour s’exercer aux paradoxes artistiques. Si l’art plastique est aussi poésie, alors je dois forcément en comprendre quelque chose. La technique m’est entièrement étrangère — mais la belle forme — j’ai pour elle un sens, me semble-t-il. Je parle uniquement de la belle forme — De la composition etc. je ne sais rien — c’est pourquoi je ne vois que la figure singulière — et ignore tout simplement la perspective, les couleurs et tout le reste.5 Or c’est précisément un exemple de paradoxe artistique qui nous est fourni avec la question du paysage. Le paysage, étendue de pays que l’œil embrasse, selon la définition des dictionnaires, est souvent appelé indifféremment « coup d’œil » : sans le regard surplombant qui le saisit d’un seul aspect, il n’est pas de paysage, seulement un pays, un site constitué 4 Bienenstock, « Herder et Spinoza », in A. Tosel et al. (éd.), Spinoza au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 47. 5 Novalis, lettre à August Wilhelm Schlegel du 24 fév. 1798, HKA 4, p. 252. 2 d’une pluralité d’éléments.6 Un paysage n’est toutefois pas le fruit d’une simple perception visuelle, mais celui du régime esthétique de la perception, supposant une certaine délectation pour qui l’embrasse de son regard ou du moins une réceptivité à la beauté naturelle. En d’autres termes, le paysage n’est pas tant aisthesis qu’affectivité esthétique, et ce par opposition aussi bien à la perception quotidienne de la nature, régie en fonction de nos habitudes et de nos intérêts, qu’à son approche scientifique. Cette notion difficilement concevable hors du paradigme visuel — un environnement sonore ou olfactif peut-il encore être appelé un paysage ? — évoque communément en contexte romantique une esthétique sentimentale : le paysage superposerait à la présentation du dehors celle d’un dedans, à la présentation d’un pays celle d’un état d’âme. Il est vrai que le romantisme allemand a été marqué fortement par l’analyse schillérienne du paysage comme « lieu privilégié du lyrisme moderne », pour reprendre des termes de Michel Collot.7 Dans sa recension élogieuse des paysages mis en mots par le poète Matthison, en 1794, puis de façon plus systématique dans Sur la poésie naïve et sentimentale (1795/96), Schiller fait en effet de la contemplation des beautés d’une nature non humaine la projection du sujet lyrique qui s’exprime dans son rapport au monde ; un rapport pétri de nostalgie pour le mode antique de fusion « naïve », d’unité immédiate, inconsciente de l’homme et de la nature. La promotion moderne de la subjectivité ayant rendu caduque cet état de nature de l’individu inséparé du tout dans lequel il vit, l’homme, désormais, ne peut plus que réfléchir, à distance, aux impressions que le spectacle de la nature produit sur lui, en lui. L’empreinte de Schiller est perceptible dans le discours de Louise sur la peinture de paysage, l’une des trois protagonistes des Tableaux (1798), le dialogue écrit à deux par Caroline et August Wilhelm Schlegel en manière de prolongement littéraire de la visite des galeries de peinture et de sculpture de Dresde à l’été 1798. La grande peinture de paysage, celle de Salvator Rosa, du Lorrain ou de Jacob van Ruysdael, n’est pas purement naturaliste, elle met en jeu une poésie : elle insuffle la vie, l’esprit, dans le monde inanimé des pierres, des arbres, de l’eau. Ou, pour le dire dans les termes typiquement romantiques de Louise, comme langage artistique exprimant l’âme du peintre, sa sensibilité, elle fait se sentir « chez soi » (einheimisch) dans le spectacle de la nature pure, dépouillée de toute figure humaine.8 Le personnage de Reinhold, dans Les Tableaux, et surtout La Doctrine de l’art de August Wilhelm Schlegel vont plus loin. Celle-ci fait notamment intervenir, non plus l’expression de l’âme, mais un nouveau principe d’imitation de la nature pour expliquer la prévalence esthétique du genre pictural du paysage, qui ne prend pas la forme humaine pour objet. L’innovation tient à une compréhension phénoménologique de la peinture : loin d’être une simple mimétique illusionniste redoublant le réel, la peinture magnifie l’apparence, soit le domaine même du visible, et renoue, en cela, avec l’expérience originaire du voir. Du point de vue moderniste qui est celui de August Wilhelm Schlegel, contre le classicisme d’un Winckelmann, la peinture de paysage est ainsi la plus haute forme de peinture, sinon d’art moderne, parce que la plus consciente de son essence irréductible : faire voir ce qu’est voir. Quant à l’unité du « coup d’œil » par lequel un paysage est appréhendé comme tel, A. W. Schlegel lui attribue un principe musical, topos du commentaire romantique. Le paysage n’est pas seulement le suprême accomplissement de la peinture, il est aussi sa « partie musicale », plutôt que sa partie plastique, dans la mesure où il « incite l’âme à des fantaisies indéterminées et la plonge dans une nostalgie indicible » au lieu de « fixe[r] l’esprit dans la 6 Ainsi Littré commente-t-il la définition qu’il en donne en ces termes : « Un paysage dont on aura vu toutes les parties l’une après l’autre n’a pourtant pas été vu ; il faut qu’il le soit d’un lieu assez élevé où tous les objets dispersés auparavant se rassemblent d’un seul coup d’œil » (c. 1863). 7 Collot, in R. Bourkhis et L. Bougault, « « Le paysage est un lieu privilégié du lyrisme moderne… », entretien avec Michel Collot », Acta fabula, vol. 9, n° 6, Entretien, Juin 2008, URL : http://www.fabula.org/revue/document4257.php, page consultée le 29 mars 2014. 8 A. W. et Caroline Schlegel, Die Gemälde, in Athenaeum. Eine Zeitschrift 1798-1800, vol. 2, rééd. par C. Grützmacher, Leipzig, Rowohlt, 1969, p. 17. 3 contemplation paisible d’un objet limité ».9 On retrouve là le lyrisme dont il était déjà question dans la définition schillérienne de l’art sentimental, romantique. Qu’en est-il maintenant de Novalis ? Sa conception diffère profondément. Pour lui, le paysage, ce n’est pas une image du pays, ni le paradigme de l’expressivité subjective ; ce n’est pas non plus le devenir musique de la peinture, mais l’objet au contraire d’une esthétique et d’une poétique de l’incarnation. Ses vues sur le paysage et la peinture de paysage sont nourries moins par une fréquentation des écrits de Schiller que par la lecture de Herder. Comme nous le montrerons dans ce qui suit, c’est en effet le traité sur La Plastique : Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygmalion, publié par Herder en 1778, qui offre à Novalis une suggestion théorique, cette autre manière d’aborder les choses, qui constitue un pas de plus par rapport à la position phénoménologique de August Wilhelm Schlegel : On doit sentir (fühlen) un paysage comme un corps (Körper). Chaque paysage est un corps idéal pour un type particulier d’esprit.10 Il s’agira donc d’interroger précisément cette revendication de Novalis figurant dans ces Etudes sur l’art plastique qui devaient constituer la matière de sa contribution pour l’Athenaeum des frères Schlegel sur l’expérience esthétique de Dresde. Car la reprise du vocabulaire herdérien du Gefühl et du Körper — deux des termes phares de La Plastique — à propos du sentiment pour la nature qui préside à la peinture de paysage a, de fait, quelque chose de tout à fait paradoxal : c’est penser le point culminant dans l’évolution historique du statut de la peinture en s’installant sur le terrain de l’antiquité et à partir des mauvaises catégories, celles de la sculpture et du sens haptique du toucher, qui est le sens premier du Gefühl. Ce paradoxe amène à se demander s’il ne s’agit là que d’une divagation de la part de Novalis qu’il ne serait pas pertinent d’examiner ou si, et dans quelle mesure, Novalis parvient à surmonter la contradiction pour concilier les deux ordres plastiques. Quel est, en outre, le lien de ces considérations sur le paysage avec la philosophie romantique ? Pour pouvoir apporter des éléments de réponse à ces questions, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur l’esthétique de Herder. 2. Gefühl et « vérité tangible » dans La Plastique de Herder 2.1. Une esthétique par le bas Placée sous le signe de l’amour de Pygmalion pour sa Galatée, l’esthétique de Herder a cette particularité de ramener l’art et le plaisir que l’art est censé procurer à l’expérience physique, organique, de nos sens. Autrement dit, loin de limiter l’expérience esthétique à la vie psychique consciente, à nos sentiments de plaisir et de peine, elle redescend jusqu’à la sensation qui est la source confuse de ces sentiments, donc jusqu’à un certain état du corps autant qu’à un état de l’âme. C’est sous cet angle aesthésiologique qui part du corps dans son unité avec l’âme, sans dualisme, que La Plastique renoue avec la longue tradition du paragone des arts plastiques, soit la comparaison de la peinture et de la sculpture en vue d’établir lequel des deux arts peut légitimement être déclaré supérieur.11 Herder dépasse en 9 A. W. Schlegel, Die Kunstlehre, KAV 1, p. 338 ; La doctrine de l’art. Conférences sur les belles lettres et l’art, trad. M. Géraud et M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009, p. 169. 10 Novalis, Studien zur bildenden Kunst, frag. 476, HKA 2, p. 648 ; « Etudes sur l’art plastique », in Semences, trad. O. Schefer, Paris, Ed. Allia, 2004, p. 246. 11 L’esthétique de Herder s’alimente en ceci de l’intérêt porté par les philosophies française et anglaise de l’époque à la psychologie empirique de la perception et se distingue, ce faisant, des deux autres lignes d’approche mieux connues, l’approche sémiotique de Lessing, celle historique de Winckelmann. Pour une étude approfondie de la comparaison entre la peinture et la sculpture rapportée à une comparaison entre la vue et le toucher, on se reportera au livre de Jacqueline Lichtenstein, La tache aveugle. Essai sur les relations de la 4 ceci l’approche sémiotique de Lessing, qui s’était contenté, comme on sait, de plaider pour la séparation des arts de l’espace et des arts du temps, contre la doctrine classique de l’Ut pictura poesis. Pour tracer la frontière que le Laocoon de Lessing (1766) n’a pas tracée à l’intérieur même du champ des arts plastiques, Herder distingue pour sa part trois instances : 1. un sens (la vue, l’ouïe, le toucher) avec son organe (l’œil, l’oreille, la main). 2. Un sensible qui lui est propre ; soit, pour Herder qui les caractérise respectivement par ce qu’il considère être leur propriété essentielle (extension, protension et intension12), la surface, le son et le « corps » (der Körper) ou « forme », à entendre comme un être matériel, une forme pourvue d’une matière, ayant une réalité physique à part entière. 3. Enfin, ce même sensible considéré du point de vue esthétique de sa beauté, en tant que produit spécifique d’un art particulier (peinture, musique, sculpture). Or c’est l’originalité de son traitement de la physiologie du toucher (das Gefühl) comme accès privilégié au monde extérieur qui sert à Herder à valoriser la sculpture, art du toucher, de la présence haptique, par opposition à l’art de la vue pure qu’est la peinture. Bouleversant la hiérarchie des sens, entre les sens du contact qui impliquent le corps et ceux de la distance qui au contraire le désimpliquent, son argumentaire constitue une nette provocation : en accordant la primauté au toucher, c’est bien le sens le plus obscur et le plus grossier qu’il promeut au rang le plus haut, un sens que même les animaux les plus primitifs possèdent, mais aussi un sens habituellement exclu de l’esthétique au bénéfice de ceux dits nobles de la vue et de l’ouïe tenant leurs objets à distance, organes d’une saisie désintéressée des formes. Kant, on s’en souviendra, fera de cette distance, de cette indifférence à l’existence de l’objet, le premier réquisit du jugement esthétique. Pareille provocation est pourtant salutaire : pour d’aucuns elle préfigure les théories psycho-physiologiques de la science de l’art du XIXe siècle, en particulier la conception de l’Einfühlung comme « prise de chair de mes propres sentiments et émotions à même l’objet de l’expérience esthétique ».13 2.2. Le toucher et la vue Quel est exactement la spécificité de la physiologie du toucher chez Herder, et celle de la physiologie de la vue ? La méthode de Herder est génétique : il remet en question le privilège de la vue par rapport au toucher en distinguant un mode dérivé d’un mode originaire de l’expérience sensible, perceptive. Ainsi met-il en évidence l’historicité de la vision, moins expérience organique naturelle que d’ores et déjà un processus d’abstraction et d’intellectualisation du sensible. Si bien que Herder qualifie la vue de « sens le plus artificiel, le plus philosophique », dont la dimension spéculative est la plus forte parce qu’il est le plus abstrait, et que ses objets sont clairs et évidents.14 peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, 2003 ; en particulier aux pp. 96-99, où il est question de Herder. Pour une analyse détaillée de La Plastique, nous renvoyons à la deuxième partie de l’ouvrage d’Inka Mülder-Bach Im Zeichen Pygmalions. Das Modell der Statue und die Entdeckung der „Darstellung“ im 18. Jahrhundert, Munich, Fink, 1998, pp. 49-102. 12 C’est ainsi que peuvent être traduits les termes allemands employés par Herder : neben einander, nach einander, et in-neben-bei einander. Voir Herder, Plastik, HW 4, p. 257. 13 Galland-Szymkowiak, « Le « symbolisme sympathique » dans l’esthétique de Victor Basch », in Revue de Métaphysique et de Morale, 2002/2, p. 61. Sur l’interprétation de l’esthétique de Herder comme une anticipation de la science de l’art, voir notamment Bernhard Schweizer, J. G. Herders "Plastik" und die Entstehung der neueren Kunstwissenschaft. Eine Einführung und Würdigung, Leipzig, E.A. Seemann, 1948. 14 Herder, Plastik, HW 4, p. 252 ; La Plastique, trad. P. Pénisson, Paris, Editions du Cerf, 2010, p. 22 (trad. modifiée). 5 Selon son anthropogenèse d’inspiration sensualiste, c’est en effet le toucher qui nous livre nos toutes premières sensations, les sensations les plus élémentaires qui engagent le corps tout entier. L’expérience visuelle, elle, est dérivée de l’expérience tactile et en dépend ; l’œil prend le relais de la main et transforme les corps en dessins. La vue, sens de la multiplicité synoptique, est une transformation, une abstraction, une économie ou un raccourci du toucher, de la même façon que la représentation plane d’un tableau perspectif raccourcit dans certaines de leurs parties les formes tridimensionnelles. Aussi, l’œil qui voit, c’est comme s’il lisait, comme s’il saisissait une forme de langage, un système de signes, de lettres, de symboles ; l’image du monde, par conséquent, est plutôt déchiffrée que réellement perçue. L’exemple de l’aveugle recouvrant la vue, tel cet aveugle-né opéré de la cataracte par le chirurgien anglais William Chelseden en 1728 — il ne peut pas immédiatement accorder son expérience visuelle à son expérience tactile —, semble confirmer la thèse d’un sens visuel non pas inné mais acquis, capacité sémiotique de lecture, aptitude intellectuelle qui s’apprend. Or, au gré de cette familiarisation avec une extériorité devenue objet de reconnaissance rapide, claire et distincte, se perd, en même temps que l’opacité liée à l’intériorité inhérente au toucher et qu’une certaine lenteur de la sensation, notre rapport vivant à l’être, les interactions subtiles avec le monde extérieur qui définissent notre être physiologique, ce corps-et-âme, cette âme projetée dans le monde des corps, incarnée dans une substance vivante en état constant d’excitation. 2.3. Expérience de l’être, expérience de soi L’appréhension immédiate du toucher, le Gefühl, si obscure soit-elle, a donc sur la vue la supériorité bien plus décisive de nous rapprocher a contrario de l’être. Herder distingue ici d’un point de vue gnoséologique15 entre l’« être » qui existe pleinement et l’« apparence ». Il va même jusqu’à faire allusion à l’allégorie platonicienne de la caverne, alors que Platon est considéré comme l’initiateur du « modèle visuel » de la connaissance : « L’ophtalmite aux mille yeux, dépourvu de toucher, sans main qui tâte, resterait sa vie durant dans la caverne de Platon et n’aurait aucune notion (Begriff) véritable de la moindre qualité d’un corps. »16 C’est que selon un geste caractéristique de son empirisme consistant à dénoncer la virtualité figurative du langage philosophique Herder use du terme de Begriff au sens propre, qui le rattache au toucher, le verbe allemand begreifen dont il dérive voulant d’abord dire « saisir une chose avec les mains », avant de signifier au figuré « comprendre ». Partant, comprendre, ce n’est pas avoir des pensées ; le concept, le Begriff, n’est pas la pensée abstraite, l’idée. Comprendre, c’est saisir la plénitude concrète des choses, leur étant véritable par opposition à leur seule apparence, donc le plus haut objet de science. Il y a chez Herder une forme de vérité ontologique, et pas seulement rationnelle et propositionnelle ; un principe ontologique d’explication de la vérité dans la mesure où le savoir est, pour Herder, originairement empirique, relatif au sensible, à l’expérience de ce qui passe par et se passe dans le corps, mais aussi dans le monde. Cette vérité ontologique accessible au Gefühl, à la main, cette « vérité tangible » (tastbare Wahrheit)17, peut être tenue pour une forme de vérité ésotérique de par son obscurité intrinsèque. La théorie de Herder a, en cela, quelque chose de comparable à la théorie leibnizienne des petites perceptions.18 15 Ainsi que le résume Myriam Bienenstock, « si Herder voulut faire œuvre d’esthétique, ce fut en ce sens fondamental, repris de Baumgarten, selon lequel l’esthétique est science, savoir du sensible. » Voir Bienenstock, « Herder et Spinoza », in Spinoza au XIXe siècle, p. 56. 16 Herder, Plastik, HW 4, p. 249 ; La Plastique, p. 16. 17 Herder, Plastik, HW 4, p. 253 ; La Plastique, p. 23 (trad. remaniée). 18 Leibniz avait déjà sauvé de la critique cartésienne la sensibilité elle-même pour la connaissance et pas uniquement pour la vie pratique : le sentiment dans ce qu’il a de confus est composé d’une infinité d’idées distinguables par Dieu uniquement. 6 Mais le Gefühl au sens de Herder n’est pas seulement le sens du toucher, ni seulement l’organe de l’expérience de l’être. C’est aussi l’organe de l’expérience de soi. Le concept herdérien du Gefühl comporte en effet trois niveaux sémantiques : il est un rapport à l’être tout ensemble organique (perceptif), cognitif et affectif. Car le toucher est un organe structurellement réflexif, bipolaire : toucher un corps extérieur c’est en même temps ressentir son corps propre. Les affections, voire les passions de l’âme en tant qu’elle est l’expérience du corps propre sont impliquées dans le toucher du fait de cette solidarité du touché et du touchant, de l’extériorité sensible et de l’intériorité du sujet sentant. L’exercice de ce sens agit comme une véritable plongée en soi, dans les profondeurs du corps-et-âme que nous sommes. 2.4. Sculpture et peinture Qu’en est-il alors d’un point de vue esthétique ? La « belle forme » en question en tant que sensible propre au toucher ne se réduit pas à l’étendue, ni même à sa géométrie de forme tridimensionnelle, c’est-à-dire de solide. C’est le corps organisé des êtres animés, qui suppose une « force » (Kraft), une dynamique latente, la racine métaphysique de tout être. En d’autres termes, c’est l’enveloppe corporelle comme sanctuaire de la vie. Or c’est seulement par le modelage plastique d’une plénitude concrète que l’art peut rivaliser avec cette catégorie spéciale d’être qu’est la vie ; pas en reproduisant sur le plan d’un tableau tout ce qui est apparence pour les yeux, donc idéal, loin du corps, non substantiel. Herder oppose ainsi le concept de Darstellung, la présentation, à celui de Schilderung, la description ou re-présentation : Mais que l’âme vive et que son souffle parcoure un noble corps, que l’art puisse rivaliser avec la vie pour présenter (darstellen) l’âme dans le corps, les dieux, les hommes et les animaux supérieurs : voilà ce à quoi cet art [la sculpture] doit donner forme, voilà à quoi il a donné forme. Quant à ceux qui, avec une grande rigueur idéale, veulent imposer cette loi aux descripteurs (Schilderern), aux peintres du grand tableau de la nature, qu’ils prennent donc leur tête dans leurs mains et se demandent comment la dessiner…19 Le peintre, tel le Schilderer au sens propre d’héraldiste ou plutôt de peintre-armoriste, peut déposer sur le plan de son tableau des touches de couleur, rendre le jeu des lumières et des ombres pour rehausser les signes dont son tableau est constitué, à la manière d’armoiries peintes sur le bouclier. Il ne peut pas rendre la présence de l’âme dans le corps, la belle totalité vivante d’un corps et d’une âme en tant qu’unité indissociable. C’est donc bien le propre de la sculpture, et ce qui fait sa supériorité sur la peinture, que de manifester, de « présenter » (darstellen) cette âme, cette vie habitant un corps ou plutôt cette corporéité dans laquelle notre âme est incarnée. Et c’est en tant qu’âme incarnée dans un corps que nous appréhendons une sculpture : même si elle n’est pas vraiment touchée, une statue n’est pas non plus simplement vue, l’œil retrouve ici sa dépendance originaire à l’égard de la main, il tâte pour ainsi dire à distance. Tournant autour d’elle, nous entrons dans un jeu avec la statue, nous nous prêtons volontairement à l’illusion qui fait d’elle un corps vivant, non pas parce qu’elle vivrait actuellement mais parce que nous attribuons imaginairement une vie actuelle à l’objet sculpté. Nous lui attribuons les sensations de notre corps propre, nous « acceptons que notre âme s’infuse » dans le marbre ou la pierre.20 De la sorte, la sculpture se soustrait d’emblée à l’opposition entre l’art et la vie. Dans l’expérience des beaux corps de la sculpture, le plaisir esthétique tient à la beauté de l’enveloppe corporelle, à l’impression de vitalité, à l’érotisme qui s’en dégagent. C’est 19 Herder, Plastik, HW 4, p. 259 ; La Plastique, p. 31 (trad. légèrement modifiée). Pour reprendre une formule de M. Galland-Szymkowiak à propos de l’Einfühlung chez Friedrich Theodor Vischer et Victor Basch. Voir Galland-Szymkowiak, « Le « symbolisme sympathique » dans l’esthétique de Victor Basch », in Revue de Métaphysique et de Morale, 2002/2, p. 72. 20 7 pourquoi l’expérience esthétique de la sculpture prend figure d’esthétique pygmalionesque, comme l’indique le sous-titre du traité : « Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygmalion » ; c’est-à-dire d’une esthétique de la présence incarnée, vivante, de la beauté animée, du marbre qui prend vie, et de l’étreinte qui implique une dimension érotique, où l’accent est mis sur la force de la saisie. D’emblée, son champ est restreint aux beaux et nobles corps nus de la statuaire grecque : corps de dieux, de héros — tel le puissant corps nu du prêtre troyen Laocoon —, mais aussi les corps d’animaux supérieurs ; autrement dit, les seuls corps à même de faire émerger, loin de toute valeur autre qu’esthétique (religieuse, expressive, morale ou historique), cette vitalité et cet érotisme dans le modelé de la forme. Notons que Herder, ce penseur connu pour avoir de manière générale ouvert la rationalité philosophique à l’histoire, ne disqualifie pas la peinture en tant qu’art. La Plastique renferme au contraire une défense de la peinture de paysage, c’est même le final de la première section de l’ouvrage : « Faut-il être sot pour mépriser et rabaisser la peinture de paysage, les pièces naturelles du grand ensemble de la Création, voire pour les proscrire à l’artiste avec un sérieux grotesque ! »21 Mais la promotion esthétique du paysage que l’on trouve chez Herder est, comme le prouve cette citation, plus théologique que philosophique. Philosophiquement, Herder porte en effet un éclairage critique sur le tableau : la peinture est apparence, signe, non-vérité22, et même le signe d’un signe, « roman, rêve d’un rêve »23 — « rêve », donc irréalité, fiction, dans la mesure où la peinture est ontologiquement surface et non espace ; et « rêve d’un rêve » dans la mesure où elle est en outre la re-présentation sur cette surface plane de la pure apparence visuelle des choses, de phénomènes sans plénitude matérielle. Novalis a lu La Plastique, ainsi que l’atteste l’extrait qu’il en recopie dans ses Etudes sur l’art plastique concernant l’aveugle de Chelseden à qui l’on apprit, une fois opéré de la cataracte, « à connaître son toucher par la vue », « à regarder les dessins dans l’espace et les images colorées comme les lettres des sensations tactiles d’auparavant ».24 Novalis pourrait même bien être la personne réelle portraitisée sous les traits du « visionnaire » Waller (der Seher), le personnage amateur d’antiques des Tableaux.25 Mais le poète-philosophe ne 21 Herder, Plastik, HW 4, p. 258 ; La Plastique, p. 30. On retrouvera dans la Critique de la faculté de juger de Kant ce concept de « vérité » à propos de la sculpture par opposition à l’apparence ou illusion qui est le propre de la peinture. 23 Herder, Plastik, HW 4, p. 259 ; La Plastique, p. 31. 24 Novalis, Studien zur bildenden Kunst, frag. 482, HKA 2, p. 650 ; « Etudes sur l’art plastique », Semences, p. 248 (trad. remaniée). On lit en effet chez Herder : « Puis son œil s’ouvrit et sa vue ne reconnut rien de ce qu’il avait auparavant connu par le toucher. […] On lui apprit à distinguer, à connaître son toucher par la vue, à transformer les dessins en corps, les corps en dessins. Il apprenait et oubliait. […] [J]usqu’à ce que son œil devînt habile à regarder les dessins dans l’espace comme les lettres des sensations tactiles d’auparavant et à rassembler rapidement celles-ci avec celles-là et à lire les objets alentour. » Voir Herder, Plastik, p. 7 ; La Plastique, p. 13. 25 Nous entrons en effet dans le dialogue par l’évocation d’une scène aux résonances herdériennes ayant pour décor la galerie des antiques de Dresde : Waller y apparaît comme « cet amateur, tout plongé en lui-même, tournant autour de la statue », auquel Herder nous renvoie dans La Plastique (voir Herder, Plastik, p. 20 ; La Plastique, p. 24). Le double mouvement qui marque la scène inaugurale des Tableaux, celui du va-et-vient méditatif de Waller parmi les statues (« Vous allez et venez si pensivement parmi les antiques, Waller », commente amusée Louise en venant à sa rencontre) et celui du « rentrer en soi » (« Je ne sais comment cela se fait : dès que j’entre dans cette salle, je me sens invité à rentrer en moi-même », répond-il), rappelle le cas de l’aveugle qui se replie sur son moi sentant le plus intérieur et qui sert de point de départ à la réflexion de Herder ; voir A. W. et Caroline Schlegel, Die Gemälde, in Athenaeum 2, p. 7. Une telle affirmation peut sembler hasardeuse si l’on considère que le personnage de Waller est habituellement identifié par les commentateurs à August Wilhelm Schlegel lui-même. Toutefois, Elisabeth Décultot, qui discute des problèmes soulevés par toute interprétation de ce dialogue comme d’un dialogue à clefs, relève une contradiction insoluble dans cette lecture dominante : « Les idées — d’inspiration académique et classique — exprimées par Waller sur la peinture de paysage sont diamétralement opposées à celles exprimées par Schlegel lui-même deux ans plus tard dans ses Leçons sur la littérature et les beaux-arts. ». Voir Décultot, Peindre le paysage. Discours théorique et renouveau pictural dans le romantisme allemand, Tusson, Du Lérot, 1996, p. 221. 22 8 maintient pas quant à lui la stricte hiérarchie établie par Herder entre la sculpture et la peinture. Et c’est précisément là où la pensée achoppe dans l’argumentaire de Herder — « Quant à ceux qui, avec une grande rigueur idéale, veulent imposer cette loi [i.e. présenter (darstellen) l’âme dans le corps] aux descripteurs (Schilderern), aux peintres du grand tableau de la nature, qu’ils prennent donc leur tête dans leurs mains et se demandent comment la dessiner… » — que Novalis pousse la provocation plus loin encore, en notant : Types particuliers d’âmes et d’esprits qui habitent les arbres, les paysages, les pierres, les tableaux. On doit considérer un paysage comme une Dryade et une Oréade. On doit sentir (fühlen) un paysage comme un corps. Chaque paysage est un corps idéal pour un type particulier d’esprit.26 De quelles transformations s’accompagne alors ce déplacement de perspective lui permettant d’avoir recours aux notions herdériennes du Gefühl et du Körper comme concepts essentiels de sa propre conception du paysage et de la peinture de paysage ? 3. Un romantisme plastique 3.1. Le nouveau référent de la plastique Le terme de plastique ne renvoie plus chez Novalis, comme c’est encore le cas chez Herder et, plus largement, chez ses contemporains Goethe, Hegel ou Schelling, au modèle de la statuaire grecque comme paradigme de la beauté par le perfectionnement de la forme. Car le fait est bien connu : au principe même du romantisme il y a la mise en cause de la forme achevée, de l’idée de perfection de l’art comme réalisation pleine et entière de l’idéal. La métaphysique romantique de l’art demeure kantienne en son esprit : elle interprète l’absolu de l’art comme un horizon régulateur, un idéal inaccessible ; les œuvres d’art concrètes, singulières, ne seront jamais que l’approximation imparfaite de cet idéal transcendant. Dans Le Brouillon général, la notion de « plastique » n’est plus abordée, partant, dans la rubrique « Artistique », qui traite de l’art comme « le principe des critères externes »27, c’est-à-dire de l’art considéré sous l’aspect de sa forme extérieure et de sa réception par un spectateur — extériorité sur laquelle l’esprit doit s’ouvrir avant de l’intégrer à sa nature propre —, mais sous l’intitulé « Psychologie », qui est le nouveau nom que prend chez Novalis la théorie esthétique considérée cette fois-ci du point de vue interne de la conscience créatrice, ou de l’esprit. Le fragment 423 affirme : « L’esthétique pourrait appartenir entièrement à la psychologie. »28 La notion de « plastique » devient ainsi la désignation, en un sens large couvrant à la fois la peinture, sphère des formes de pure surface et de pure apparence, et la sculpture, domaine des corps ou figures concrètes individuées, d’un processus d’objectivation de l’esprit qu’il dénomme « figuristique ».29 Ce qu’explore de la sorte Novalis, c’est la possibilité de construire de toutes pièces des espaces psycho-plastiques ; un espace et un temps configurés artificiellement, non naturels ou bruts, poétiques non prosaïques. Ou pour le dire autrement, c’est la possibilité d’engendrer un monde a priori pour retrouver, à partir de l’esprit, une certaine naturalité de la poésie au sens où il ne s’agit pas simplement que l’esprit devienne objectif pour lui-même sur son propre terrain, le langage, mais qu’il sorte au contraire de cette sphère idéale et unilatérale du seul langage pour passer dans l’autre sphère, celle de la nature, de la spatialité, de l’extériorité sensible et fixe. Mais revenons au point de vue qui nous occupe ici, celui de l’« Artistique » au sens novalissien, soit au point de vue externe sur l’art, à sa réception par un spectateur. 26 Novalis, Studien zur bildenden Kunst, HKA 2, p. 648 ; « Etudes sur l’art plastique », Semences, p. 246. Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 179, HKA 3, p. 272 ; Le brouillon général, p. 54. 28 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 423, HKA 3, p. 320 ; Le brouillon général, p. 103. 29 Voir notamment Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 382, HKA 3, p. 309 ; Le brouillon général, p. 91. 27 9 3.2. La "vie" de l’œuvre : Novalis comparé à Herder et Fichte Pareil amalgame de la sculpture et de la peinture contraste nettement non seulement avec les vues de Herder, mais avec celles encore de August Wilhelm Schlegel, chez qui l’on trouve aussi une caractérisation de la peinture en opposition tranchée avec la sculpture.30 Certes, il y a bien aux yeux de Novalis une division historique entre ces deux arts ; la totalité de l’art a éclaté au cours de l’évolution culturelle de l’humanité. Mais plutôt que de les opposer, le geste de Novalis, comme l’atteste le moment inaugural des Etudes sur l’art plastique, lesquelles s’ouvrent sur la notation laconique suivante : « Antiques. La Madone./ », consiste à juxtaposer l’hétérogène, sculpture antique et peinture renaissante ; donc à télescoper, sans procéder pour autant à un écrasement pure et simple de l’histoire, à la fois deux pratiques — peinture et sculpture — et deux époques de l’art — art antique, art moderne ou chrétien.31 La question de la frontière entre ces deux arts, comme entre ces deux âges de l’art, n’est qu’une question d’orientation. Il y a un idéal suprême unique, mais deux directions : intériorité, extériorité, ainsi que le précise le fragment 19 du Brouillon général : la marche (Gang) de la sculpture est y caractérisée comme un mouvement sortant (heraus), un mouvement d’extraction à partir du point d’origine (her) qu’est cet idéal (« Gang der Sculptur vom Ideal heraus »), tandis que celle de la peinture est un mouvement entrant (hinein). Là où la sculpture tend à externaliser l’idéal, la peinture tend à l’approfondir (« Gang der Mahlerey zum Ideal hinein »).32 Il faut donc savoir reconnaître l’idéal dans les métamorphoses de l’art. Autrement dit, reconnaître l’esprit dans la pierre, et pas seulement dans ce regard qui est l’apanage de la peinture, qu’il est impossible à la sculpture de représenter ; regard qui porte la marque de l’intériorisation subjective et que les romantiques glorifieront comme l’apport du christianisme à travers l’exemple de La Madone Sixtine de Raphaël. Cette reconnaissance se fait, pour Novalis, sur le mode ponctuel et fulgurant de la révélation, conçue comme un contact vivant, toujours à renouveler, avec l’œuvre d’art. Novalis rapproche en effet l’expérience esthétique, celle de la sculpture notamment, d’un thème emprunté à la physique : celui du galvanisme.33 Par suite, alors même que l’art dépend d’un postulat métaphysique et que la philosophie romantique récuse l’idée qu’une œuvre d’art singulière et close sur elle-même puisse manifester pleinement la présence d’un tel absolu ici et maintenant, Novalis n’en envisage pas moins la possibilité d’une révélation par l’art de ce « saint des saints » qu’est la racine métaphysique, divine, de tout être : la vie. Et c’est cette expérience vécue de l’art qui « fait » l’œuvre : Que l’on ne croie pas dur comme fer que les antiques et l’achevé (das Vollendete) soient faits (gemacht) — faits au sens où nous désignons ordinairement une chose comme faite. Ils sont faits comme l’aimée par le signe convenu de son amant dans la nuit — comme l’étincelle par le contact avec le conducteur — ou l’étoile par un mouvement dans l’œil. De même que l’étoile apparaît dans la longue-vue et la pénètre, — de même une forme céleste apparaît dans la figure de marbre.34 Peut-être est-il bon de confronter sur ce point, en regard des vues de Novalis, la position de Fichte et celle de Herder. La "vie" de l’œuvre fait aussi l’objet de l’écrit fichtéen Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie (rédigé en 1795, publié en 1800), qui s’ouvre sur l’exemple du peintre dont le « crayon dessine une danse campagnarde » ou dont le « pinceau 30 A. W. Schlegel s’attache, dans le dialogue Les Tableaux et ses conférences berlinoises sur l’art, à renverser, au nom de l’histoire, le primat classique de la sculpture sur la peinture, en faisant de la peinture le moderne opposé à l’antique (la sculpture), et en opposant à la forme, terme renvoyant au domaine de la sculpture, l’apparence propre à l’art pictural. 31 Novalis, Studien zur bildenden Kunst, frag. 476, HKA 2, p. 648 ; « Etudes sur l’art plastique », Semences, p. 246. 32 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 19, HKA 3, p. 243 ; Le brouillon général, p. 24. 33 Voir entre autres Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 52, HKA 3, p. 248 ; Le brouillon général, p. 29 : « ARCHEOLOGIE. Galvanisme des Antiques, leur matière — Revivification de l’Antiquité. » 34 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 737, HKA 3, p. 411 ; Le brouillon général, p. 195 (trad. remaniée). 10 jette sur la toile une fleur des champs »35 et se clôt, précisément, sur celui du sculpteur mythique Pygmalion et de sa statue Galatée. Fichte part ici de la définition kantienne de l’esprit (Geist) comme ce qui est au principe d’une « animation » de l’âme (Gemüt) déclenchée, chez le spectateur, par l’œuvre dont la vocation est d’être le médium d’une communication universelle entre les hommes. Mais voulant rendre compte de la "magie" de l’art, Fichte valorise par suite l’œuvre, la lettre, comme le conducteur de l’esprit (de l’artiste) telle qu’elle aimante les esprits des destinataires de l’œuvre, les attire à elle, les entraîne dans l’enthousiasme qui a présidé à sa création. Si l’œuvre de peinture vit sous le regard du spectateur, l’engendrement de cette vie ne saurait toutefois se produire à partir de la simple lettre, des seuls éléments propres au matériau, car la matérialité et la fixité sont mortifères. La figure de la vie, de la vie dans l’art, c’est l’esprit. Or l’esprit est l’apanage de l’homme. Il ne pourra être question d’esprit qu’en l’homme, non dans la chose. L’apparence de vie de l’œuvre est donc la vie de la forme, de la composition ou formation de la forme (le bilden de l’Einbildungskraft) qui vient de l’esprit de l’artiste et que le spectateur doit savoir retrouver dans la lettre, reformer par l’activité de son propre esprit. Autrement dit, dans cette esthétique de l’attraction, où l’analogie avec l’aimant est centrale et qui n’est, partant, déjà plus la même chose que l’esthétique kantienne de la contemplation désintéressée, la communication se fait d’esprit à esprit. Y compris dans l’exemple de Pygmalion qui est doté d’une consonance spécifiquement érotique, c’est, chez Fichte, le paradigme visuel de l’intuition intellectuelle (dans sa version esthétique) qui prime : Galatée ne vivra que sous le regard « d’yeux pleins d’esprit » (geistvolle Augen).36 Dans le cours de logique professé à l’Université d’Erlangen en 1805, Fichte va même jusqu’à mettre en scène un aveugle devant la Madone Sixtine, le chef-d’œuvre de Raphaël, pour montrer que l’expérience de l’aveugle réduite au sens superficiel du toucher ne saurait saisir la fascinante puissance d’évocation et profondeur des regards dans ce tableau de Raphaël, en tant qu’ils expriment la pensée, l’esprit ou la « félicité ».37 On a donc là exactement l’opposé de la théorie de Herder, qui appelle à fermer les yeux, à se rendre aveugle à ce qui n’est que surface idéale et apparence pour l’œil, et chez qui la communication dans l’expérience authentique du beau se fait au contraire de corps à corps, à partir du corps tel qu’il est une puissance de relations à la fois sensibles et spirituelles, physiques et affectives, émotionnelles, intellectuelles, l’âme étant l’expérience du corps propre et l’esprit, la réflexion sur cette expérience. Il ne faudrait cependant pas croire que Novalis en s’appuyant sur Herder notamment tourne le dos à Fichte. Au contraire, il reconnaît le gain essentiel de la modernité dans l’esprit ou la raison, dont la philosophie transcendantale kantienne et fichtéenne a dégagé les conditions d’exercice, les structures et les actes. Mais pour remédier à la scission de l’esprit et de la nature que la modernité entraîne, Novalis cherche plutôt à concilier les deux points de vue, le transcendantalisme et l’empirisme, le point de vue interne de l’esprit au sens de Fichte et celui externe ou, plus exactement, à la fois externe et interne du corps au sens en l’occurrence de Herder, un corps de chair irréductible au simple organisme physique. Ce qui ne veut évidemment pas dire que Fichte ignore le monde empirique ou Herder le point de vue de l’esprit.38 Mais c’est bien la conciliation des deux points de vue en une 35 Fichte, Über Geist und Buchstab in der Philosophie, GA I, 6, p. 336 ; L’esprit et la lettre en philosophie [ciaprès = EL], trad. A. Renaut, in Essais philosophiques choisis (1794-1795), Paris, Vrin, 1999, p. 87. 36 Fichte, Über Geist und Buchstab in der Philosophie, GA I, 6, p. 358. 37 Fichte, Erlanger Logik, GA II, 9, p. 98-99. 38 Nous avons conscience que notre position sur ce point puisse prêter à un malentendu (voir l’article d’Ives Radrizzani dans le présent volume : « Philosophie transcendantale et idéalisme magique »). Nous sommes personnellement convaincue que ne percevoir dans la philosophie de Fichte qu’un idéalisme purement subjectif, voire subjectiviste, conduisant à déréaliser le monde en le réduisant au statut d’une réalité secondaire est une interprétation réductrice ; et il est revenu aux spécialistes de sa pensée de faire tomber un tel cliché. A l’encontre de cette interprétation réductrice, nous avons nous-mêmes cherché à contribuer à mettre en évidence la prise en 11 seule perspective qui occupe Novalis. Il la désigne parfois sous l’expression « fichtiser artistiquement », expression que l’on trouve notamment dans les Fragments logologiques de 1798 : « Si l’on commence à prolonger le fichtiser de manière artistique — de merveilleuses œuvres d’art peuvent en résulter. »39 Mais il traite aussi cette forme artistique de philosophie au titre d’une philosophie propre qu’il nomme « idéalisme magique ».40 Cette nouvelle philosophie relève de l’idéalisme dans la mesure où elle repose sur l’exercice volontaire de l’esprit au sens fichtéen, donc de l’imagination productrice, de manière à être la production d’une liberté jusque dans le contact du monde sensible. Et elle relève de la magie dans la mesure où celle-ci se définit comme une prise sur la nature, l’« art d’utiliser à volonté le monde des sens ».41 Au cœur de cette philosophie, il y a ainsi une « organologie »42 qui est plus qu’une simple physiologie du sentir puisque ce qu’elle met en jeu, c’est la compréhension spécifique de la sensibilité artistique, c’est-à-dire de la manière dont l’artiste de génie utilise son corps propre. En d’autres termes, c’est une théorie de la sensibilité où, comme on le lit encore dans les Etudes sur l’art plastique, l’imagination, celle thématisée par Fichte, « est le sens merveilleux qui peut remplacer en nous tous les sens »43 — celui de la vue comme dans le cas de l’œil du peintre, celui de l’ouïe avec l’oreille musicale ou encore, bien sûr, celui du toucher cher à Herder. compte par Fichte de l’extériorité du monde comme point de départ et donc le fait que sa pensée ait étroitement à voir avec la réalité, en nous situant sur le terrain de l’esthétique, c’est-à-dire à la lumière de l’écrit soi-disant populaire Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie et du décryptage que Fichte fait, dans les notes de la Practische Philosophie de 1793/94 (GA II, 3, p. 209-210), de l’histoire de Zeuxis peignant Hélène pour le temple de Junon à Crotone (où Zeuxis compose un corps de femme d’une beauté parfaite à partir des traits les plus beaux empruntés à cinq vierges de Crotone, un corps humain sans aucun défaut ne se rencontrant pas dans la nature ; il obtient, de la sorte, une beauté unifiée, absolue, idéale, une beauté qui ne se trouve pas dans la réalité, qui lui est supérieure). Ces deux références textuelles montrent en effet que Fichte conçoit de manière dynamique, c’est-à-dire comme étant elle-même productive, l’opposition de l’extérieur et de l’intérieur, du sensible et de l’intelligible, de la nature ou être et de l’esprit, ou encore de l’imitation et de la construction. Mais elles montrent aussi que chez Fichte la vraie réussite du génie ne tient pas comme chez Kant à l’expression de l’inexprimable, mais in fine au recours à une subjectivité pure libérée par le repli sur soi, libérée de l’altérité par l’« auto-activité » (Selbsttätigkeit) ; et que pour l’établir le philosophie est conduit, au nom de la rigueur de l’analyse philosophique, jusqu’à la limite où il en est pour ainsi dire fini de l’objectivité. Pour une étude détaillée de ces textes de Fichte, voir Cahen-Maurel, L’art de romantiser le monde. Caspar David Friedrich et la philosophie romantique, thèse de doctorat en philosophie, Paris/Munich, 2013, pp. 183-192. D’autre part, alors qu’il est habituel dans la recherche d’opposer Novalis à Fichte — c’est là en tout cas la position de Manfred Frank au premier chef —, nous croyons, à la différence de M. Frank, que le dépassement de Fichte revendiqué par Novalis lui-même n’est pas à entendre en termes d’antinomie mais de prolongement qui engage la philosophie dans une voie s’ouvrant davantage sur le pôle de la nature en tant que pôle de l’extériorité assignée à la spatialité, à l’empiricité et, comme nous espérons l’avoir montré clairement dans le présent article, à la présence haptique, charnelle, des choses. Car Novalis reproche à Fichte — qu’il connaissait par un certain nombre de textes de l’époque d’Iéna et avant tout au travers de la Grundlage de 1794, où le Wissenschaftslehrer part de l’activité thétique du Moi pur agissant (tout engagé que celui-ci soit par ailleurs dans le monde) — sa tendance à, comme il est dit au fragment 633 du Brouillon général, « pose[r] […] tout au dedans », de manière par trop unilatérale, là où inversement Spinoza « pose tout au dehors », alors que pour Novalis il y a parfaite réciprocité entre le dedans et le dehors : « Que je pose l’univers en Moi, ou que je me pose dans l’univers cela revient au même » ; voir Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 633, HKA 3, p. 382 ; Le brouillon général, p. 165. Voir sur ce point Beiser, qui définit la philosophie romantique comme la tentative d’unifier Spinoza et Fichte, in German Idealism. The Struggle Against Subjectivism (1781-1801), Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. 350. 39 Novalis, Vorarbeiten, « Logologische Fragmente », frag. 11, HKA 2, p. 524 ; « Fragments logologiques », in Semences, p. 122. 40 Voir Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 338, 399 et 642, HKA 3, pp. 301, 315 et 385 ; Le brouillon général, pp. 83, 97-98 et 169. Et parallèlement le frag. 56 des Teplitzer Fragmente, HKA 2, p. 605 ; « Fragments de Teplitz », Semences, p. 204. 41 Novalis, Poëticismen, frag. 109, HKA 2, p. 546 ; « Poéticismes », Semences, p. 143. 42 Novalis, Über Goethe, frag. 458, HKA 2, p. 644 ; « Sur Goethe », Semences, p. 241. 43 Novalis, Studien zur bildenden Kunst, frag. 481, HKA 2, p. 650 ; « Etudes sur l’art plastique », Semences, p. 248. 12 Dans quelle mesure au juste l’esthétique novalissienne a-t-elle maintenant quelque chose, elle aussi, de pygmalionesque ? L’artiste mythique est une référence significative au fragment 686 du Brouillon général où il est question de l’abolition de la frontière entre l’art et la vie : Chaque forme artificielle — chaque caractère inventé a plus ou moins de vie — et les prétentions et espoirs de vie. Les galeries sont les chambres à coucher du monde futur. […] Viendra l’époque où chaque initié du monde meilleur, tel Pygmalion, verra le monde qu’il s’est créé et qu’il a rassemblé autour de lui s’éveiller dans la gloire d’une aurore supérieure, et sa longue dévotion et son amour payés de retour.44 La beauté ou du moins l’expérience de l’art ne tient toutefois pas à la perfection formelle, sensible, de l’œuvre, mais à l’intensité de l’émotion spirituelle qu’elle suscite. Comme l’indique le fragment 745, déjà cité, du Brouillon général : « Les plus grands chefsd’œuvre sont tout simplement déplaisants —. Ce sont des idéaux qui ne peuvent — et ne doivent — nous plaire qu’approximativement — des impératifs esthétiques. »45 Dans ce fragment, Novalis critique précisément le fameux groupe du Laocoon pour être par trop séduisant, trop sensuel, et donc, à ses yeux, immoral : « Volupté de ce groupe. […] C’est une œuvre d’art immorale. »46 Le poète-philosophe prend ainsi le contrepied de « toute la tradition qui, depuis une époque bien antérieure à Winckelmann et Lessing, avait pris ce groupe pour exemple privilégié dès qu’il s’agissait de déterminer la nature du beau ».47 Il prend en particulier le contrepied de l’interprétation goethéenne de cette sculpture : le Laocoon interprété par Goethe et donné par lui pour un « chef-d’œuvre parfait » pouvant être pris pour paradigme de la sculpture, sinon de « l’art dans sa totalité »48, est plus que le Laocoon de Winckelmann ; Goethe n’y voit pas seulement l’expression spirituelle d’une sérénité classique victorieuse de l’affect, mais un modèle de grâce, ce « beau à voir », condition nécessaire du plaisir esthétique. La seule chose que Novalis retienne, quant à lui, de la lecture de l’essai de Goethe sur le Laocoon, c’est bien l’image qui s’y trouve déjà de la « décharge électrique » par laquelle Goethe caractérise l’expression pathétique de cette sculpture comme étant la marque de la transition d’un état à un autre, en l’occurrence de « l’homme physique » à « l’homme spirituel ».49 Si les Etudes sur l’art plastique font du double point d’orgue de la visite commune des collections d’art de Dresde — la statuaire grecque et la Madone Sixtine de Raphaël — des paradigmes artistiques, ce n’est donc pas au sens où on aurait affaire dans les deux cas à un sommet de l’art. Mais bien plutôt parce qu’au contact de la Madone Sixtine comme à celui des antiques l’expérience de la beauté est l’impression du surnaturel, la révélation du divin, à laquelle la grâce n’a pas part. C’est donc en tant qu’il est l’amoureux de cette vie ou vérité incarnée dans la pierre, de cette vie conçue comme principe divin, que Novalis place lui aussi son esthétique sous le signe de Pygmalion. Et c’est en ce sens que l’on est près de la notion proprement herdérienne de la plastique : non plus superficiellement la statuaire grecque, conformément au sens reçu du terme, mais l’objet de l’expérience la plus authentique de la beauté, à savoir celle qui nous met ou remet en contact avec, en présence de, la « force » ou de l’« âme » qui habite les corps. 44 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 686, HKA 3, p. 398 ; Le brouillon général, p. 182 (trad. remaniée). Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 745, HKA 3, p. 413 ; Le brouillon général, trad. O. Schefer, Paris, Ed. Allia, 2000, p. 197 (trad. modifiée). 46 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 745, HKA 3, p. 413 ; Le brouillon général, p. 196. 47 Galland-Szymkowiak, Présence de l’absolu. Le problème esthétique du symbole et ses enjeux philosophiques dans les philosophies postkantiennes (Schelling, Solger, Hegel), thèse de doctorat non publiée, Université de la Sorbonne, Paris IV, 2005, p. 273. 48 Goethe, Über Laokoon (1798), HA 12, p. 56 ; « Sur Laocoon », in Ecrits sur l’art, trad. J.-M. Schaeffer, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 165. 49 Goethe, Über Laokoon, HA 12, p. 62 ; « Sur Laocoon », Ecrits sur l’art, p. 172. 45 13 3.3. La nature, « un antique vivant » Le changement de référent de la plastique explique la conception que Novalis se fait du paysage, car il en va de même, que l’apparence plastique, l’écorce extérieure des choses, le sanctuaire de la vie, soit celle de l’art ou celle de la nature. Alors que Herder définit le paysage — ciel, forêt, champs, eau, rivages — comme un ensemble de phénomènes sans réalité physique à part entière, de surfaces pour la vue, dépourvues de matière ; et qu’il n’intègre, d’autre part, dans le champ de l’esthétique sculpturale que les beaux corps des organismes les plus évolués, Novalis conçoit la nature, toute la nature, comme l’incarnation plastique d’un principe divin. Sur ce terrain, il s’inscrit dans le droit-fil de Goethe, à propos duquel Novalis a à plusieurs reprises cette formule éloquente : « Goethe contemple la nature comme un antique ».50 « — Car la nature est-elle autre chose qu’un antique vivant ? », ajoute-t-il dans son essai sur Goethe.51 Même si par ailleurs Novalis reprochait au Wilhelm Meister un manque d’« imagination géognostique »52 ou, ainsi que l’écrit Augustin Dumont à juste titre, « un manque d’extériorité véritable, de contact avec les choses, Goethe ne laissant qu’une seule fois la nature intervenir »53, la grande figure allemande de la Klassik n’en a pas moins un sens esthétique pour la nature. Connu pour avoir mis en œuvre un autre schéma de pensée, ein gegenständliches Denken, une « pensée objectale »54 qui n’est plus un procès d’abstraction hors du réel mais sa pénétration en profondeur, de l’extériorité phénoménale, visible, donnée première de l’expérience, à l’intériorité de la nature en son essence secrète, Goethe est un physicien qui adopte une attitude esthétique devant son objet d’étude quand ce qu’il cherche, c’est une vérité scientifique. Autrement dit, le sens esthétique, chez Goethe, fait directement partie de la recherche scientifique : il est un moment de la méthode, il ne fait qu’un avec cette méthode et, plus généralement, avec la science, car il permet de « voir » l’universel dans le particulier, ou le particulier comme une variation et une manifestation de l’universel. Lorsque Novalis écrit pour sa part, dans les Etudes sur l’art plastique, qu’« on doit considérer un paysage comme une Dryade et une Oréade », en référence à la mythologie des Anciens qui personnifiait les forces vives de la nature en des divinités féminines secondaires, les nymphes, agissant aux côtés des héros et des dieux (telles une oréade, nymphe hantant les bois et les montagnes, ou une dryade, nymphe des forêts), c’est pour souligner la nécessité qu’il y a pour nous, Modernes, à faire le lien entre la nature et l’esprit, à voir dans la nature le signe de l’union de l’esprit et de la matière. Les considérations de Novalis sur le paysage présupposent en effet la vision novalissienne de l’histoire telle qu’elle s’énonce au fragment 104 des Poéticismes de 1798 notamment, le fragment qui précède immédiatement la définition de la « romantisation » du monde : 50 Novalis, Das allgemeine Brouillon, frag. 52, HKA 3, p. 248 ; Brouillon général, p. 30. Novalis, Über Goethe, frag. 445, HKA 2, p. 640 : « Hier kommt es darauf an, ob man die Natur, wie ein Künstler die Antike, betrachtet — denn ist die Natur etwas anders, als eine lebende Antike. » ; « Sur Goethe », Semences, p. 237 : « Il s’agit en ce cas de savoir si l’on contemple la nature comme un artiste contemple l’antique — car la nature est-elle autre chose qu’un antique vivant ? » 52 Novalis, Poëticismen, frag. 156, HKA 2, p. 559 ; « Poéticismes », Semences, p. 157. 53 Dumont, « La poétique de la sollicitation de Fichte à Novalis », in A. Dumont et L. Van Eynde (éd.), Modernité romantique : enjeux d’une relecture, Paris, Kimé, 2011, p. 23. 54 Goethe, « Bedeutende Fordernis durch ein einziges geistreiches Wort » [Importante avancée grâce à un seul mot plein de sagacité], HA 13, p. 38. 51 14 Jadis, l’esprit se manifestait en toute chose. A présent, nous ne voyons plus qu’une répétition sans vie que nous ne comprenons pas. La signification du hiéroglyphe nous fait défaut. Nous vivons 55 encore du fruit de temps meilleurs. Ou encore, au fragment 316 des Anecdotes : Tout ce que nous expérimentons est communication. Ainsi le monde est en fait une communication — une révélation de l’esprit. Le temps n’est plus où l’esprit de Dieu était intelligible. On a perdu le sens (Sinn) du monde. Nous en sommes restés à la lettre. Nous avons perdu ce qui apparaît (das 56 Erscheinende) au profit de l’apparence (der Erscheinung). Etre formulaire. Au fondement de toute réalité il y a pour Novalis l’unité suprême et spirituelle désignée comme « Dieu ». Le monde en son origine était marqué par la présence de cet « esprit » divin dans l’existence et sa « révélation » (Offenbarung) ou « communication » (Mittheilung) pour une conscience, sans laquelle il n’est pas de révélation.57 Ainsi les Anciens savaient-ils voir dans toutes les apparences (Erscheinungen), c’est-à-dire dans tous les phénomènes donnés de l’existence, l’esprit ou la vie, soit la puissance invisible animant la matière et reliant tout. Ils concevaient le vaste domaine matériel de la nature comme un univers humain. Or au monde théophanique, révélation de l’esprit pour les Anciens, et à la nature comme poème ou symphonie, ainsi qu’elle apparaît dans Les disciples à Saïs, mais aussi comme antique, donc sculpture, se substitue désormais le motif de la nature comme écriture chiffrée pour notre conscience ; cacophonie de bruits « âpres — et sans esprit »58 ; ou, selon une image bien connue, « ville magique pétrifiée »59. Dans notre monde actuel, la fusion de l’esprit et de la nature, cette incarnation du divin, cette incorporation de l’esprit dans une matière qu’il anime, « a éclaté et nous n’en trouvons plus que les fragments disjoints »60 : d’une part, la nature, fossilisée dans sa fixité présente ; de l’autre, l’esprit séparé de la matière tel qu’il présente une autonomie et peut être considéré en lui-même. Mais comme l’écrit Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace : « Le fossile n’est plus simplement un être qui a vécu, c’est un être qui vit encore, endormi dans sa forme. »61 Donc lorsque Novalis ajoute maintenant que le paysage doit être senti, palpé « comme un corps », en référence aux analyses de Herder sur le sens haptique, c’est pour ranimer la vie incarnée dans la pierre, ranimer la nature endormie dans son enveloppe extérieure, par la mise en contact de deux corps hétérogènes, via un sens à la fois externe et interne. Nous sommes là, par conséquent, devant l’une des visées les plus célèbres du romantisme de Novalis : le réenchantement du monde, sa « romantisation », de façon à retrouver l’esprit qui donne du sens à la lettre morte de la nature. Novalis, inspiré de Herder, fait donc un pas de plus par rapport à August Wilhelm Schlegel. Pour ce dernier, la peinture et a fortiori la peinture de paysage « réalisent » l’apparence en lui donnant corps, ou plutôt chair : elles mettent en évidence sa densité sensible, voire son opacité par opposition à la limpidité d’une représentation purement mimétique de la nature ; elles habillent la nature d’un vêtement de lumière et de couleurs, 55 Novalis, Poëticismen, frag. 104, HKA 2, p. 545 ; Poéticismes, in Semences, p. 142. Novalis, Anekdoten, frag. 316, HKA 2, p. 594 ; Anecdotes, in Semences, p. 193 (trad. légèrement modifiée). 57 Frederick Beiser caractérise de manière concise et pertinente la conception néoplatonicienne de Dieu chez Novalis : « Rather than a deus absconditus, Novalis’ God becomes the divine logos of Plotinus, who reveals himself in all creation ». Voir Beiser, German Idealism, p. 410. 58 Novalis, Anekdoten, frag. 226, HKA 2, p. 574 ; « Anecdotes », Semences, p. 172. 59 Novalis, Fragmente und Studien 1799/1800, frag. 65, HKA 3, p. 564. 60 Marquet, Restitutions. Etudes d’histoire de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 2001, p. 36. 61 Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 112. 56 15 pour reprendre une image des Tableaux.62 Pour Novalis au contraire, l’art doit percer le voile des apparences, mettre à nu la nature — lever le voile d’Isis. En faisant du paysage un objet du sens haptique non plus optique, moins pittoresque que véritablement plastique, Novalis entend rapprocher la peinture de paysage, donc de la nature, d’un art présentatif — de la présence —, délivré du signe et de la représentation, donc d’emblée soustrait à l’opposition entre l’art et la vie. * On comprend à présent pourquoi, de façon délibérée, la définition novalissienne du paysage s’écarte de l’idée reçue selon laquelle il implique l’expression d’une sensibilité esthétique et la projection de l’âme d’un sujet, poète, peintre ou spectateur, sur une nature non humaine. Et l’on comprend pourquoi, corrélativement, elle s’écarte aussi de la conception selon laquelle la peinture de paysage idéalise l’apparence. La nature est, pour Novalis, intrinsèquement vivante, spirituelle ; l’idéal l’habite, il existe en elle de manière autonome. Reste toutefois à l’homme moderne à « comprendre » au sens herdérien du terme cette essence ou vérité de la nature ; autrement dit, à la saisir en exerçant sa sensibilité, plutôt qu’en l’exprimant, en investissant la nature par son corps tout entier. Sans doute moins connue, la réception par Novalis de l’esthétique herdérienne par le bas joue ainsi un rôle important dans la constitution de ce qu’il appelle au fragment 105 des Poéticismes la « philosophie romantique » : « Philosophie romantique. Lingua romana. Alternance d’élévation et d’abaissement ».63 Elle projette surtout un éclairage différent sur ce romantisme généralement considéré comme l’exercice exclusif d’une réflexivité critique supposant l’écart : il est tout autant lié à l’idée d’une réunion en quelque sorte tactile de ce qui est séparé. 62 Voir A. W. et Caroline Schlegel, Die Gemälde, in Athenaeum 2, p. 18 : « Die ganze Luft ist mitgemalt : kein Gegenstand steht nackt da, ihr durchsichtiger Schleier ist über ihn geworfen. » [L’air tout entier est peint en même temps : aucun objet n’est nu, son voile transparent est jeté sur eux.] 63 Novalis, Poëticismen, frag. 105, HKA 2, p. 545 ; « Poéticismes », Semences, p. 142. 16