Un Monde Sans Travail
Un Monde Sans Travail
Un Monde Sans Travail
Flammarion
Un aperçu de l’avenir
À l’heure qu’il est, il est vrai que la technologie sert plutôt à maintenir les
gens au travail qu’à les évincer. Il y a encore peu de temps, la prévalence du
travail à distance était inimaginable : aux États-Unis et au Royaume-Uni,
quand la crise a commencé, deux tiers des gens qui travaillaient le faisaient
à distance 12. Mais tout le monde ne peut pas travailler à domicile, et ceux
qui le peuvent sont des cols blancs bien rémunérés. Une enquête américaine
montre que 71 % des personnes gagnant plus de 180 000 dollars par an
pouvaient travailler à distance pendant la pandémie ; en revanche, seuls
41 % de celles qui gagnent moins de 24 000 dollars par an pouvaient se le
permettre. D’après une autre enquête, 62 % des travailleurs titulaires d’une
licence ou plus pouvaient exercer leur activité à domicile ; seuls 9 % de
ceux qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires le pouvaient 13. Pour
beaucoup de cols bleus, notamment les gens qui travaillent dans les
restaurants, les magasins et les entrepôts, le travail à distance est tout
simplement impossible.
Cette inégalité est symptomatique d’un problème plus profond. Au début
de la crise, on a beaucoup dit que le Covid serait un « grand niveleur ». La
maladie, disait‑on, ne ferait pas de discrimination ethnique ni économique ;
nous étions tous égaux devant la menace. C’est faux. Pour commencer,
l’impact médical du virus a été très inégal. Au Royaume-Uni, les personnes
appartenant à des minorités ethniques représentaient 14 % de la population,
mais 34 % des patients gravement malades. Aux États-Unis, les Noirs
avaient près de cinq fois plus de risques d’être hospitalisés et plus de deux
fois plus de risques de mourir du virus que les Blancs 14. L’impact
économique du virus a aussi varié. La perte d’emploi a davantage affecté les
travailleurs les moins bien rémunérés : une enquête montre qu’aux États-
Unis, les travailleurs faisant partie des 20 % de salariés les moins bien
rémunérés étaient quatre fois plus susceptibles de perdre leur emploi au
début de la pandémie que ceux qui faisaient partie des 20 % de salariés les
mieux rémunérés 15.
Ces inégalités sont non seulement frappantes, mais elles sont importantes
pour réfléchir à l’imminence de l’automatisation. La pandémie a sans doute
renforcé cette menace ; en outre, elle montre que les travailleurs
économiquement défavorisés seront plus durement touchés.
Ces dernières décennies, la majorité des travailleurs les moins bien
rémunérés ont été préservés de l’automatisation, car il s’agit surtout
d’emplois qui impliquent une interaction personnelle ou un travail manuel ;
or ces tâches étaient difficiles à automatiser jusqu’à récemment.
Paradoxalement, l’année 2020 a montré que ce sont eux qui ont été les plus
durement touchés par l’automatisation, justement à cause des conditions
liées à ces emplois. Le virus se diffuse à cause des interactions personnelles,
et il prospère dans les espaces mal ventilés comme les usines et les
entrepôts. Beaucoup des gens qui travaillent dans ce genre d’espace ont
donc été privés de job.
Comme la pandémie a incité à automatiser, il y a des risques que les gens
qui travaillent directement sur le terrain soient plus menacés : ils ne peuvent
ni se réfugier dans un espace de travail classique ni se retirer dans un
bureau à domicile. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux progrès
récents semblent les viser : je pense aux machines qui approvisionnent les
rayons, préparent les emballages, accueillent les clients, livrent les
marchandises, nettoient les sols, prennent la température, etc.
La découverte d’un vaccin efficace signifie-t‑elle que l’incitation à
l’automatisation, aussi forte soit‑elle aujourd’hui, finira par disparaître ?
Peut-être. Je ne suis pas sûr que la création de ce vaccin – aussi géniale
soit‑elle d’un point de vue médical – mettra fin à la menace de
l’automatisation. Les changements de mentalité mentionnés plus haut
pourraient durer : à partir du moment où la pandémie nous a habitués à la
technologie, la confiance s’installera. Plus profondément, la pandémie a
bouleversé les rythmes de vie de nombre d’entre nous : nous allons moins
au restaurant, nous faisons plus d’achats en ligne, nous tâchons d’éviter les
voyages, nous nous offrons moins de théâtre, de cinéma et de
manifestations sportives, nous travaillons à domicile quand c’est possible,
etc. Il y a peu de chances que ces changements d’habitudes et de
comportements reviennent à ce qu’ils étaient avant le Covid 16.
Parler de « la fin du bureau », de « la mort des grandes rues
commerçantes » ou de « l’effondrement des centres-villes » est excessif.
Peu à peu, les gens commencent à réinvestir les bureaux et les
commerces 17. Néanmoins, il est possible que ces lieux demeurent des
versions réduites de ce qu’ils étaient pendant un certain temps, voire
indéfiniment. Si c’est ce qui passe, cela n’augure rien de réjouissant pour
les gens qui en dépendent pour vivre : agents de sécurité et d’entretien,
réceptionnistes, serveurs, fabricants de sandwiches, baristas du coin de la
rue, détaillants, employés des transports, personnel hôtelier, bonimenteurs
des rues, etc. Cela dit, la diminution de la demande de leur travail est peut-
être due aux conséquences de la pandémie, plus qu’à la technologie en tant
que telle. Il n’empêche, quiconque réfléchit à la menace de l’automatisation
doit tenir compte de ces changements puisque, jusqu’ici, les emplois
manuels, moins bien rémunérés, sont justement ceux qui fournissaient du
travail aux personnes que les machines avaient évincées – or leur avenir est
désormais incertain.
Au fond, la pandémie peut être interprétée comme un projet pilote de la
stratégie à adopter dans un monde où il y aura moins de travail. Ce projet
n’a pas été planifié ni voulu, mais il est à la fois instructif et révélateur. Je
croise les doigts pour que, dans les mois et les années à venir, nous
réfléchissions à cette expérience inédite : il s’agit de comprendre ce qui a
fonctionné et d’être honnêtes sur ce qui n’a pas marché. À l’heure où
j’écris, nous sommes encore les visiteurs provisoires d’un monde proposant
moins de travail. La pandémie finira par passer, et les problèmes qui nous
accablent aujourd’hui disparaîtront. Hélas, une fois le Covid derrière nous
une bonne fois pour toutes, la menace de l’automatisation sera peut-être
plus forte. Les défis que nous avons entrevus pendant la pandémie
réapparaîtront et nous mettront de nouveau à rude épreuve.
Daniel Susskind
Londres
30 septembre 2020
INTRODUCTION
La « grande crise du fumier » des années 1890 n’a rien de surprenant 18.
Cela faisait un certain temps que dans les grandes villes comme Londres et
New York les moyens de transport les plus courants dépendaient des
chevaux – de centaines de milliers de chevaux – qui tiraient les fiacres, les
charrettes, les chariots, les wagons et toute une série de véhicules. Hélas, les
chevaux n’étaient pas des locomotives particulièrement efficaces. Ils
devaient s’arrêter pour se reposer et récupérer tous les deux ou trois
kilomètres, ce qui explique en partie leur nombre 19. Pour qu’une charrette
fonctionne, par exemple, il fallait au moins trois animaux : deux chevaux en
rotation qui le tiraient, et un en réserve en cas de panne. Un tramway tracté
par des chevaux – le mode de transport préféré des New-Yorkais –
dépendait d’un attelage de huit bêtes qui se relayaient pour le tirer sur un
des rails aménagés pour. À Londres, des milliers de bus à deux étages tirés
par des chevaux, qui étaient des versions réduites de nos bus rouges, avaient
besoin d’une douzaine de chevaux chacun 20.
Qui dit chevaux dit fumier, beaucoup de fumier. Un cheval en bonne
santé produit entre 7 et 15 kilos de fumier par jour, soit le poids d’un enfant
de deux ans ou presque 21. À Rochester, dans l’État de New York, un agent
sanitaire enthousiaste avait calculé qu’en un an, les chevaux de la ville en
produisaient assez pour couvrir un demi-hectare de terrain d’une hauteur de
plus de cinquante mètres, ce qui n’est pas loin de celle de la tour de Pise 22.
On dit même que les gens de l’époque extrapolaient à partir de ce genre de
calculs pour imaginer un avenir débordant de fumier. Un observateur new-
yorkais annonçait que les tas atteindraient la hauteur des fenêtres du
troisième étage ; un journaliste londonien imaginait qu’au milieu du
XXe siècle, les rues seraient ensevelies sous trois mètres de fumier . La
23
crise ne concernait pas seulement le fumier : des milliers de cadavres de
chevaux se décomposaient en pleine rue, et beaucoup étaient délibérément
abandonnés jusqu’à ce qu’ils rétrécissent assez pour qu’on puisse les
éliminer plus facilement. En 1880, par exemple, environ 15 000 carcasses
de chevaux ont été retirées de la ville de New York 24.
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Les responsables, dit‑on, étaient aux abois 25. Car ils ne pouvaient pas se
contenter d’interdire les chevaux, bien trop importants. En 1872, aux États-
Unis, au moment de la « peste équine », une des pires épidémies de grippe
équine de l’histoire, une grande partie de l’économie du pays s’arrêta 26.
Certains vont jusqu’à y voir l’origine du Grand Incendie de Boston de cette
année-là : si sept cents bâtiments ont brûlé, affirment‑ils, c’est parce qu’il
n’y avait pas assez de chevaux pour tirer le matériel de lutte contre
l’incendie sur place 27. Finalement, les responsables n’ont pas eu trop à
s’inquiéter, puisque c’est dans les années 1870 que le premier moteur à
combustion interne a été construit. Dix ans plus tard, il était intégré à une
première automobile. Et quelques décennies plus tard à peine, Henry Ford
fit de la voiture un produit de masse avec son fameux modèle T. En 1912,
New York comptait plus de voitures que de chevaux. Cinq ans après, le
dernier tramway tiré par des chevaux dans la ville fut mis hors service 28. La
crise du fumier était finie.
La « Parabole de la merde de cheval », comme l’appelait Elizabeth
Kolbert dans le New Yorker, a été racontée plus d’une fois 29. Mais la plupart
des versions de l’histoire présentent la disparition des chevaux sous un jour
optimiste, comme s’il fallait y voir le symbole du triomphe de la
technologie et le rappel de l’idée qu’il faut rester ouvert d’esprit, même
plongé jusqu’aux genoux dans un problème peu ragoûtant et apparemment
insoluble. Sauf pour Wassily Leontief, un économiste russo-américain qui a
remporté le prix Nobel en 1973 et proposait une analyse bien plus
troublante : une nouvelle technologie, le moteur à combustion, avait réussi à
remplacer une créature qui, pendant des millénaires, avait joué un rôle
central dans la vie économique – non seulement dans les villes, mais dans
les fermes et les champs – et, en quelques décennies à peine, elle l’avait
reléguée au second plan. C’est ainsi que, dans une série d’articles écrits au
début des années 1980, Leontief a osé une des thèses les plus inquiétantes
de la pensée économique moderne. Ce que le progrès technologique avait
fait aux chevaux, poursuivait‑il, il finirait par nous le faire à nous ;
autrement dit, il nous retirerait notre travail. Ce que les voitures et les
tracteurs étaient pour les chevaux, les ordinateurs et les robots le seraient
pour nous 30.
Le monde actuel vit de nouveau les angoisses dont parlait Leontief. Aux
États-Unis, aujourd’hui, 30 % des travailleurs pensent que leur emploi a des
risques d’être remplacé par des robots et des ordinateurs au cours de leur
vie. Au Royaume-Uni, le même pourcentage estime que cela pourrait avoir
lieu dans les vingt prochaines années 31. Mon but est d’expliquer pourquoi il
faut prendre au sérieux ce genre d’angoisses – pas forcément leur contenu
spécifique, comme nous le verrons, mais plutôt leur esprit. Y aura‑t‑il assez
de travail pour tout le monde au XXIe siècle ? C’est une des grandes
questions de notre époque. Dans les pages qui suivent, j’affirmerai que la
réponse est « non » et j’expliquerai pourquoi la menace de « chômage
technologique » est désormais une menace réelle. J’analyserai les différents
problèmes que cela nous pose – aujourd’hui et demain – et, surtout, je
proposerai plusieurs pistes pour y répondre.
L’expression « chômage technologique » est née sous la plume de John
Keynes dans les années 1930, presque cinquante ans avant que Leontief ne
formule son inquiétude. En deux mots à peine, le grand économiste
britannique émettait l’hypothèse que les nouvelles technologies risquaient
de priver les gens de leur travail. Dans les pages qui suivent, je partirai de la
pensée économique qui a suivi Keynes pour tâcher de cerner le passé et
proposer un aperçu plus convaincant de ce qui nous attend. Ce faisant, je
m’aventurerai au-delà du terrain intellectuel un peu étroit où vivent la
majorité des économistes qui travaillent sur ce sujet. L’avenir du travail
soulève des questions passionnantes et angoissantes, qui ont souvent peu à
voir avec l’économie : sur la nature de l’intelligence, sur les inégalités et
l’importance capitale de cette question-là, sur ce que signifie donner un
sens à sa vie, sur le pouvoir politique des grandes entreprises, sur la
perspective de vivre ensemble dans un monde aux antipodes de celui où
nous avons grandi. Un essai qui se pencherait sur l’avenir du travail sans
s’atteler à ces questions souffrirait de graves manques.
Les histoires et les arguments qui vont suivre sont, jusqu’à un certain
point, des histoires et des arguments personnels. J’ai commencé à réfléchir
sérieusement à la question des nouvelles technologies et du travail il y a une
dizaine d’années, mais je m’y intéressais et je ruminais ces idées depuis
longtemps. Mon père, Richard Susskind, a consacré sa thèse aux relations
entre intelligence artificielle et droit. C’était dans les années 1980, il était
étudiant à Oxford et il s’est enfermé dans un laboratoire informatique pour
essayer de mettre au point des machines capables de résoudre des équations
juridiques. (En 1988, il a participé à la création du premier système
d’intelligence artificielle juridique commercialisé dans le monde.) Comme
il a bâti sa carrière sur ces travaux, j’ai grandi dans une famille où les
mystères de la technologie étaient le pain quotidien des conversations à
table.
Jusqu’au jour où je suis parti faire des études d’économie à Oxford et me
suis retrouvé face à des économistes qui réfléchissaient aux relations entre
technologies et travail. Génial : leur prose était rigoureuse, leurs modèles
étaient précis, leurs arguments étaient irréprochables. Ils dominaient le
chaos de la vraie vie, souvent déstabilisant, et s’attelaient au cœur du cœur
des problèmes.
Hélas, plus le temps passait, plus mon émerveillement s’émoussait,
finissant par disparaître complètement. J’ai eu mon diplôme et j’ai décidé
de travailler pour le gouvernement britannique – dans l’unité stratégique du
Premier ministre, puis l’unité politique du 10 Downing Street. Encouragé
par mes collègues que les technologies intéressaient, je me suis concentré
sur la question de l’avenir du travail pour savoir comment l’État pouvait
intervenir. En puisant dans l’économie telle qu’on me l’avait enseignée, j’ai
découvert que c’était une discipline beaucoup moins pertinente que je ne le
pensais. Les économistes commencent souvent par se pencher sur des
événements passés. C’est une question de principe, ils cherchent à fonder
leurs propos sur des preuves factuelles. Sauf que je m’intéressais au futur,
lequel ne saurait nous fournir de preuves. Un éminent économiste l’a très
bien dit : « On a beau aimer la science-fiction, les livres d’histoire sont des
guides plus fiables quand il s’agit de réfléchir à l’avenir 33. » Un point de
vue qui était loin de me convaincre. Ce qui se passait dans le domaine
économique n’avait rien à voir avec le passé. Le décrochement était
frappant.
J’ai donc abandonné ce premier job, j’ai repris des études aux États-Unis
et je suis retourné en Angleterre pour poursuivre mes réflexions sur l’avenir
du travail. Je me suis lancé dans une thèse d’économie qui remettait en
cause l’approche classique des relations entre travail et technologies, tout en
essayant d’imaginer de nouvelles approches permettant de comprendre ce
qui se passe sur le marché du travail. En même temps, j’ai coécrit avec mon
père The Future of the Professions (« Le Futur des professions libérales »),
un essai qui analyse l’impact des nouvelles technologies sur les cols blancs
experts. Il y a dix ans, quand on a commencé à travailler à quatre mains, la
doxa voulait que ces technologies n’affectent que les cols bleus. Les
professions libérales – avocats, médecins, comptables, enseignants et autres
– étaient censés être plus ou moins immunisés contre le changement. Au
contraire, notre but était de montrer que les nouvelles technologies
permettent de répondre à des problèmes essentiels de la société – garantir
l’accès à la justice, veiller à la bonne santé de la population et à l’éducation
des enfants – sans s’appuyer forcément sur ces professions 34.
Je reviendrai sur certains points de mes travaux universitaires et de ce
livre dans les pages qui suivent. Entre-temps, mon expérience et mes
réflexions m’ont permis de les élaborer et de les affiner. En bref, ce livre est
le fruit d’un parcours personnel de dix ans au cours desquels je n’ai réfléchi
qu’à un sujet ou presque : l’avenir du travail.
Quelles que soient les raisons, la charge économique a été lancée par la
Grande-Bretagne, qui fut la première à foncer dès les années 1760 44. De
nouvelles machines furent inventées et exploitées pour améliorer les moyens
de production. Certaines sont très connues, dont la machine à vapeur, et sont
devenues des symboles classiques du progrès et de l’ingéniosité technique.
J’irai même plus loin, car le mot « révolution » est en dessous de la réalité :
la Révolution industrielle est bel et bien un des tournants les plus importants
de l’histoire de l’humanité. N’oublions pas qu’avant cette période, ce qu’on
appelait croissance économique était un phénomène limité, balbutiant, qui
tournait court rapidement. C’est plus tard que la croissance est devenue un
flux relativement abondant et régulier. Aujourd’hui, c’est même une drogue
dont nous sommes entièrement dépendants. Il suffit de voir les violentes
éruptions de colère et d’angoisse, et les vagues de frustration et de
découragement qui bouleversent la société chaque fois que la croissance
fléchit ou s’arrête. Tout se passe comme si nous ne pouvions plus vivre
correctement sans croissance.
Ces nouvelles techniques ont permis aux industriels d’être infiniment plus
productifs, autrement dit de fabriquer beaucoup plus pour beaucoup moins 45.
Et c’est là, à l’aube de la croissance économique moderne, que l’on peut
situer l’origine de l’« angoisse de l’automatisation ». Les gens se sont posé
la question : l’utilisation de ces machines pour fabriquer plus de produits
signifiait‑elle moins de leur travail ? Dès le début, semble-t‑il, croissance
économique et angoisse de l’automatisation étaient liées.
Évidemment, cette angoisse devait exister avant. Quelle que soit
l’invention, il est facile d’imaginer ou d’identifier une catégorie de
personnes qui se sent menacée. La presse à imprimer, par exemple – peut-
être la plus importante de toutes les technologies antérieures à la Révolution
industrielle –, s’est heurtée à la résistance des scribes qui voulaient protéger
leur vieux savoir-faire. Découvrant les bibles imprimées, ces mêmes scribes
affirmaient que seul le diable pouvait produire autant d’exemplaires d’un
livre aussi vite 46. Les caractéristiques des changements qui ont eu lieu
pendant la Révolution industrielle n’étaient pas les mêmes que celles des
changements antérieurs. Leur intensité, leur ampleur et leur persistance
étaient telles que les inquiétudes de toujours avaient une dimension bien plus
grave.
L’angoisse de l’automatisation
Soulèvements et changements
Nous avons tendance à penser que les luddites étaient de pauvres hères ne
comprenant rien à la technique, mais les recherches montrent que leurs
revendications étaient légitimes. Le fait est que, peu après, les
bouleversements et la détresse provoqués par les progrès techniques ont
contribué à la naissance de l’État-providence, sans doute l’invention la plus
innovante du XXe siècle. L’État-providence est un contrat autorisant les
gouvernements à imposer les plus riches afin de redistribuer leurs bénéfices,
suivant différents canaux, à ceux qui sont moins riches. (J’y reviendrai plus
tard dans le livre.) Ce que j’ai dit sur les ouvriers relégués finissant par
retrouver un emploi n’est donc pas pour nous réjouir. Je paraphraserai Tyler
Cowen, économiste américain, en disant que l’avenir sera peut-être comme
le passé – c’est justement ce qui interdit d’être optimistes quant à l’avenir du
travail 63.
À première vue, on ne peut pas non plus affirmer que tous ceux qui
redoutaient un futur sans emploi avaient tort. Je reviens à Keynes qui, dans
les années 1930, imaginait que les progrès techniques donneraient lieu à un
monde du travail rythmé par des « postes de trois heures » ou des « semaines
de quinze heures ». Aujourd’hui, ses critiques se font un plaisir de remarquer
que sa prédiction expirera dans une dizaine d’années, et que la civilisation
des loisirs qu’il imaginait n’est pas pour demain – un regard sceptique qui
n’est pas inintéressant 64. Sauf que, si vous regardez au-delà des chiffres
annoncés, le tableau est plus nuancé. Dans les pays de l’OCDE,
l’Organisation de coopération et de développement économiques, qui
rassemble des dizaines de pays riches, le nombre moyen d’heures travaillées
par an ne cesse de diminuer depuis cinquante ans (graphique 1.3).
Une grande partie de ce recul s’explique par les progrès techniques et
l’augmentation de la productivité qui va avec. L’Allemagne est à la fois un
des pays européens les plus productifs et celui où le nombre d’heures
travaillées par an est le plus faible. La Grèce est parmi les moins productifs
d’Europe et celui où le nombre d’heures travaillées est le plus élevé. On n’en
est pas encore à la semaine de quinze heures, mais la tendance est là 65.
Comme le montre le graphique 1.4, il s’agit d’une tendance générale : dans
les pays plus productifs, les gens ont tendance à travailler moins d’heures.
Nous n’en sommes pas encore à la semaine de quinze heures, comme le
prévoyait Keynes, mais, grâce aux progrès technologiques constants, nous
avons commencé à aller dans cette direction.
Graphique 1.3 : Nombre d’heures travaillées par personne et par année dans les pays de l’OCDE 66.
Graphique 1.4 : Productivité et nombre d’heures annuelles travaillées, 2014 67.
Ces mises en garde étant faites, tournons-nous vers une question plus
large. Comment se fait‑il que, dans le passé, malgré les craintes de tant de
gens, le progrès technologique n’ait pas mené à un chômage de masse ?
La réponse, si on examine ce qui s’est réellement passé au cours des
derniers siècles, est la suivante : l’effet néfaste du changement technologique
sur le travail – celui qui préoccupait nos ancêtres angoissés – n’est que la
moitié de l’histoire. Oui, les machines ont pris la place des êtres humains
pour exécuter certaines tâches. Mais elles ne se sont pas contentées de les
remplacer, elles les ont également complétés pour des tâches qui n’avaient
pas été automatisées, augmentant ainsi la demande de main-d’œuvre pour
effectuer ce travail. Au fil de toute l’histoire, il y a toujours eu deux forces
distinctes en jeu : une force de substitution, qui nuisait aux travailleurs, mais
aussi une force de complémentarité, qui leur était bénéfique. Cette force
utile, si souvent oubliée, agit de trois manières différentes.
L’effet productivité
La façon la plus évidente dont cette force joue en faveur des êtres humains
est la suivante : les nouvelles technologies, même si elles déplacent certains
travailleurs, font que nombre d’autres sont plus productifs en ce qui
concerne leur tâche. Pensez aux tisserands britanniques qui ont eu la chance
de se retrouver aux commandes d’une des navettes volantes de John Kay
dans les années 1730, ou aux machines à filer de Hargreaves dans les années
1760. Ils ont dû filer beaucoup plus de coton que leurs contemporains qui ne
comptaient que sur leurs mains. C’est l’effet productivité 68.
Le même phénomène est à l’œuvre aujourd’hui. Prenez un chauffeur de
taxi avec un GPS qui lui permet d’essayer de nouveaux trajets. Il sera
meilleur chauffeur. Autre exemple, un architecte qui utilise un logiciel de
conception assistée par ordinateur pour imaginer des bâtiments plus
audacieux, ou encore un comptable qui utilise un logiciel de calcul fiscal
pour effectuer des opérations plus difficiles et plus complexes. Tous sont
susceptibles de mieux accomplir leurs tâches. Ou prenez les médecins. En
2016, une équipe de chercheurs du MIT a mis au point un système qui peut
dire si une biopsie du sein est cancéreuse ou non avec une précision de
92,5 %. Les médecins, en comparaison, étaient à un taux de 96,6 % – mais,
avec le système du MIT, ils l’augmentèrent à 99,5 %, ce qui est proche de la
perfection. Une nouvelle technologie a donc rendu ces médecins encore plus
performants pour repérer un cancer 69.
Autre cas de figure : les nouvelles technologies qui automatisent certaines
tâches et les retirent aux hommes, ce qui les rend paradoxalement plus
productifs pour les autres tâches de leur job. Exemple : un avocat dispensé
d’avoir à fouiller dans des piles de paperasses grâce à un « système
automatique d’examen des documents », un logiciel qui scanne beaucoup
plus rapidement les documents, et plus précisément 70. Cet avocat pourra se
concentrer sur son rôle de conseiller juridique, voire rencontrer ses clients en
face-à-face ou utiliser son expertise pour résoudre des questions
particulièrement épineuses.
Ce sont tous des cas où, si les gains de productivité sont répercutés sur les
clients grâce à une baisse des prix ou une amélioration de la qualité des
services, la demande de biens et de services est susceptible d’augmenter,
ainsi que la demande de main-d’œuvre. Grâce à l’effet productivité, le
progrès technologique complète donc les êtres humains très directement, en
accroissant la demande de leur contribution et en les rendant meilleurs au
travail qu’ils font.
Plus largement
Ce graphique est fait pour montrer, sur une échelle raisonnable, la vitesse
à laquelle le calcul par seconde a augmenté, c’est pourquoi l’axe vertical a
une échelle logarithmique. Ce qui signifie qu’en montant sur l’axe vertical,
chaque étape représente une multiplication par 10 du calcul par seconde :
deux étapes représentent une multiplication par 100, trois étapes une
multiplication par 1 000, et ainsi de suite. Entre 1950 et 2000, la puissance
de calcul a donc été multipliée par 10 milliards.
Il n’empêche, autant ces nouvelles machines ont une puissance qui permet
d’effectuer des tâches professionnelles utiles, par exemple des calculs
numériques complexes ou la composition d’un texte facile à lire, autant elles
n’ont pas complètement supprimé la demande de travail humain. Au
contraire, les ordinateurs ont créé une demande beaucoup plus forte de
personnes hautement qualifiées capables de les faire fonctionner et de les
utiliser de façon productive. D’autres technologies émergeant à la même
époque ont sans doute eu le même effet, créant une demande de travailleurs
qualifiés, capables d’en faire un usage efficace. De ce point de vue-là, le
changement technologique n’a donc pas profité à tous les travailleurs de la
même façon, mais il a une caractéristique : il est « biaisé suivant les
compétences », comme le disent les économistes.
Notons que, dans ce récit, les économistes utilisent une définition très
particulière de ce que signifie « compétence » et « qualifié », à savoir le
nombre d’années d’études qu’une personne a à son actif. Cette définition a
de quoi rendre perplexes ceux qui ne sont pas économistes, puisque
beaucoup de gens que nous pourrions juger « qualifiés » ou « compétents »
au sens courant – un coiffeur exceptionnel ou un jardinier aux doigts d’or –
sont souvent considérés comme « non qualifiés » par les économistes parce
qu’ils ne sont pas allés à l’université ou n’ont pas un bac classique. En bref,
il y a une différence entre « qualifié » ou « compétent » tels que l’entend le
bon sens et « qualifié » ou « compétent » tels que l’entendent les
économistes. Cela ne signifie pas que les uns ou les autres se trompent. Cela
signifie que, pour éviter la confusion et l’humiliation, il est important de
préciser ce dont parlent les économistes quand ils inventent une expression
telle que « biaisé suivant les compétences ».
Cette approche, qui met l’accent sur la qualification, est liée à une énigme
caractéristique du XXe siècle. Une des lois fondamentales de l’économie veut
que, lorsque la quantité d’un produit augmente, son prix diminue. L’énigme
du XXe siècle est donc la suivante : comment comprendre les périodes
longues où c’est l’inverse qui s’est produit dans le monde du travail ?
Certains pays ont vu une augmentation considérable de personnes très
qualifiées, formées dans les universités et les grandes écoles, dont les
salaires ont progressé, et non diminué, comparés à ceux de personnes
beaucoup moins qualifiées. Pourquoi ? L’histoire qui fait la part belle à la
qualification fournit une réponse : le nombre de travailleurs hautement
qualifiés augmente, tout en faisant diminuer les salaires mais, les nouvelles
technologies étant fondées sur la compétence, la demande de travailleurs
hautement qualifiés explose. Cet effet est si marqué que, même s’il y a plus
de personnes formées arrivant sur le marché du travail, leur demande est
assez forte pour que leur rémunération continue d’augmenter.
Graphique 2.2 : Prime à la compétence aux États-Unis, 1963-2008 93.
Le lecteur sera peut-être surpris de voir des économistes changer leur fusil
d’épaule aussi facilement et abandonner un point de vue fondé sur le travail
pour en adopter un autre fondé sur les technologies. Je rappellerai une vieille
anecdote à ce propos : John Keynes, harcelé par un interlocuteur lui
reprochant d’avoir changé de point de vue sur une question économique,
répondit : « Quand les faits évoluent, mon esprit évolue, pas le vôtre, cher
monsieur 115 ? » Sa réponse est souvent citée, parce qu’elle résume l’art de
s’esquiver pour éviter de reconnaître son erreur. Mais n’oubliez pas ce que
les économistes font dans la vraie vie : ils racontent des histoires, des fables
écrites en langue mathématique, qui sont censées saisir la réalité. J’insiste,
c’est ce qu’ils sont censés faire : s’adapter quand les données changent,
mettre à jour leurs modèles et récrire leurs histoires. Keynes l’a fait et l’a
résumé en une réplique célèbre ; les économistes qui analysent le marché du
travail l’ont également fait. Loin d’être un revirement intellectuel lâche, c’est
une bonne chose.
Le point de vue fondé sur les tâches est aussi utile pour identifier plusieurs
erreurs commises par ceux qui réfléchissent à l’avenir du travail. Prenez
l’idée qu’il vaut mieux penser en termes de tâches que d’emplois. Il est
courant d’entendre dire : « Les infirmières peuvent dormir tranquilles ; en
revanche, les comptables sont menacés. » Ou encore : « X % des emplois
aux États-Unis risquent d’être automatisés, mais au Royaume-Uni on tombe
à Y %. » Une étude influente d’Oxford, menée par Carl Frey et Michael
Osborne, est souvent citée parce qu’elle affirme que 47 % des emplois
américains risquent d’être automatisés au cours des prochaines décennies,
les télémarketeurs étant les plus menacés (risque d’automatisation de 99 %)
et les ludothérapeutes, les moins menacés (risque de 0,2 %) 116. Mais, comme
Frey et Osborne le notent eux-mêmes, ces conclusions sont trompeuses. Le
progrès technologique ne détruit pas des emplois entiers – et la distinction
ALM entre « emploi » et « tâche » explique pourquoi. Les avancées
technologiques ne détruisent pas des emplois en un claquement de doigts.
Emploi et tâche ne sont pas la même chose. Aucun emploi ni aucune
fonction n’est un bloc qui peut être entièrement automatisé. Chaque fonction
se décompose en une multitude de tâches, dont certaines sont plus faciles à
automatiser. Il est aussi important de rappeler qu’à mesure que le temps
passe, les tâches qui composent une profession particulière sont susceptibles
de changer.
En 2017, le cabinet de conseils McKinsey & Co. a analysé 820 postes
pour découvrir que 5 % à peine pouvaient être automatisées, mais plus de
60 % impliquaient des tâches dont 30 % au moins étaient automatisables 117.
D’un autre côté, plus de 60 % des professions sont composées de tâches dont
au moins 30 % peuvent être automatisées. En d’autres termes, très peu
d’emplois peuvent être entièrement réalisés par des machines, mais la
plupart d’entre eux peuvent être confiés à des machines pour au moins une
partie importante.
Et que dire des gens qui affirment « mon job est impossible à automatiser
parce que je fais X », X étant une tâche délicate à automatiser ? Ils tombent
dans le même piège. Là encore, aucun job ne se résume à une tâche : les
chirurgiens ne se contentent pas d’opérer les patients, les avocats font plus
que plaider au tribunal, les journalistes ne se limitent pas à écrire des articles
originaux. Ces tâches sont peut-être très difficiles à automatiser, cela ne veut
pas dire que toutes les activités induites par leur métier le soient. Les
avocats, par exemple, pourraient dire qu’aucune machine ne peut se lever et
prononcer une plaidoirie face à un jury sidéré – et ils auraient raison. Mais
les machines actuelles peuvent récupérer, rassembler et examiner un large
éventail de documents juridiques, ce qui représente une grande partie du
travail de la plupart des avocats – voire, pour les débutants, la quasi-totalité
de ce travail.
Les plus optimistes commettent la même erreur quand ils rappellent que,
sur les 271 métiers relevés par le recensement des États-Unis de 1950, un
seul a disparu à cause de l’automatisation (apparemment les liftiers 118). Cela
ne signifie pas que la technique a perdu. Cela prouve que les vrais
changements sont plus profonds et affectent des tâches sous-jacentes, plus
que des postes de haut niveau.
Le second constat – c’est la nature de chaque tâche qui compte, et non pas
le type de travailleur qui l’accomplit – est aussi important. D’où l’intérêt de
The Future of the Professions, le livre que j’ai écrit avec mon père, dans
lequel on explique que les progrès techniques menacent non seulement les
cols bleus, mais aussi les cols blancs. Beaucoup de gens qui exercent une
profession libérale sont sidérés, voire furieux, de l’entendre dire, vu le temps
et l’argent qu’ils ont dépensés pour acquérir l’expertise exigée par leur
métier. Certains le prennent très mal parce qu’ils pensent qu’on met sur le
même plan leur travail, « sophistiqué », et celui d’autres. Sauf qu’il s’agit
justement de montrer que leur métier n’est pas aussi exceptionnel qu’ils le
pensent. Si vous divisez la plupart des professions libérales en tâches,
beaucoup de ces dernières se révèlent de l’ordre de la routine et peuvent être
automatisées. Le fait d’utiliser sa tête plutôt que ses mains ne compte pour
rien. Il est beaucoup plus important de savoir si une tâche est routinière ou
non.
Longtemps, les hommes ont inventé des histoires sur des miracles
accomplis par des machines. Il y a plus de trois mille ans, le poète grec
Homère imagina une flotte de vingt trépieds qui se déplaçaient seuls, sur des
roues en or 127. Platon mit en scène Dédale, un sculpteur tellement doué qu’il
fallait enchaîner ses statues pour éviter qu’elles s’enfuient 128. L’histoire a
beau faire sourire, elle a suffisamment troublé Aristote, élève de Platon, pour
qu’il se demande ce que serait un monde où « tous les outils que nous avons
pourraient jouer leur rôle, sur commande ou d’eux-mêmes, y compris le
besoin que nous en aurions 129 ». Les vieux sages juifs imaginèrent une
créature composée de boue et de terre, dite golem, qui prend vie si l’on
murmure certaines incantations à celui qui le possède. Aujourd’hui, la
légende dit qu’un golem appelé Yosef s’était caché dans les combles de la
grande synagogue de Prague et que le grand rabbin Juda Loew l’a ramené à
la vie pour protéger les Juifs de Hongrie des persécutions 130.
Ce type de fables se retrouve dans toute la littérature antique et, plus
récemment, dans le folklore qui met en scène de fabuleuses machines
agissant sans intervention humaine (apparente). Désormais, nous parlons de
« robots », un mot inventé en 1920, date avant laquelle on parlait
d’« automates ». Dès le XVe siècle, Léonard de Vinci, polymathe
exceptionnel, dessina successivement un véhicule autonome, un robot
protégé par une armure qui ressemble à un homme et un lion mécanique,
destiné à François Ier, qui, quand Sa Majesté le fouettait trois fois, révélait
des fleurs de lys sur son flanc 131. Au XVIIIe siècle, Jacques de Vaucanson
était célèbre pour les automates qu’il avait inventés : l’un jouait de la flûte
traversière, l’autre tapait sur un tambourin en rythme, le troisième, le plus
connu, était un canard qui mangeait, buvait, battait des ailes et déféquait.
Baptisé « canard digérateur », il fut dénoncé parce qu’il avait un petit
compartiment dissimulé qui servait de subterfuge (il contenait des miettes de
pain teintes en vert 132). Ce genre de mystifications sans conséquences était
courant. À la même époque, un Hongrois nommé Wolfgang von Kempelen
inventa une machine joueuse d’échecs, appelée « Le Turc mécanique » à
cause de son allure moyen-orientale. L’automate voyagea pendant des
dizaines d’années et l’emporta sur de célèbres adversaires, dont Napoléon et
Benjamin Franklin. En réalité, un vrai joueur d’échecs était caché à
l’intérieur 133.
Pourquoi sommes-nous si fascinés par ces automates ? Sans doute parce
qu’ils sont spectaculaires, et parce qu’ils reproduisent des gestes simples et
inoffensifs. Mais le joueur d’échecs ? Pourquoi excitait‑il autant les gens ?
Sûrement pas à cause de sa dextérité manuelle. Il était sans doute fascinant
de le voir déplacer une pièce d’échecs, mais pas surprenant. Il y avait
beaucoup de techniques qui permettaient d’accomplir des tâches plus
impressionnantes. Le public était sûrement sidéré par la capacité apparente
de l’automate à reproduire des tâches reposant sur des fonctions
« cognitives », des gestes auxquels un être humain parvient avec la tête, plus
qu’avec les mains. On pensait que ce type d’activité était hors de portée pour
une machine, or le joueur d’échecs mécanique ne se contentait pas de
déplacer des pièces au hasard sur son échiquier. Il donnait l’impression de
réfléchir à chaque coup et l’emportait sur ses adversaires humains. Il avait
l’air de peser le pour et le contre, voire de penser, une aptitude que nous
identifions chez l’homme sous le nom d’« intelligence ». Voilà ce qui devait
choquer : à première vue, ces automates semblaient agir intelligemment.
La plupart de ces histoires étaient des fictions. La plupart de ces
inventions sont restées à l’état d’ébauches et de spéculations et n’ont jamais
été fabriquées. Celles qui l’ont été avaient un truc. Comme par hasard, Jean-
Eugène Robert-Houdin, le premier magicien (dont le nom sera repris par
Houdini des dizaines d’années plus tard), était un excellent fabriquant
d’automates. C’est lui qui fut convoqué pour réparer le canard digérateur
dont une aile était cassée 134. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que des
chercheurs construisent des machines dont le but était de rivaliser avec
l’intelligence humaine et qu’on parle d’« intelligence artificielle. » Pour la
première fois, des savants ont cherché à rivaliser avec les êtres humains – en
mettant au point un vrai programme de construction d’intelligence. Ils
étaient désormais sérieux, ils ne s’en tenaient plus à la fiction et ne
dépendaient plus de l’illusion.
Bien entendu, tout le monde n’était pas de l’école puriste, mais la plupart
des spécialistes de cette génération l’étaient, et ceux qui ne l’étaient pas
finirent par le devenir. Je pense à Herbert Simon et Allen Newell, une fois de
plus. Avant de construire leur GPS, fondé sur le raisonnement humain, ils
avaient bâti un système complètement différent, appelé Logic Theorist, ou
« Théoricien de la logique ». Ce mécanisme se distinguait nettement de ceux
qui avaient été conçus par les savants de Dartmouth et, surtout, il marchait.
Pourtant, en dépit de ce succès, Simon et Newell l’abandonnèrent.
Pourquoi ? Parce qu’il ne fonctionnait pas comme un esprit humain, entre
autres 148.
Finalement, cette approche consistant à construire des machines à l’image
de l’homme était une impasse. En dépit de l’élan et de l’optimisme de ces
débuts, elle ne permettait aucun progrès. L’échec était patent pour les défis
les plus ambitieux : construire une machine douée d’un esprit, ou une
machine consciente, sachant raisonner et penser. C’était aussi vrai pour les
projets plus simples, qui visaient à bâtir des machines accomplissant des
tâches exigeant une intelligence d’homme classique. Une machine ne
pouvait pas l’emporter sur un champion d’échecs, ni traduire plus qu’une
poignée de phrases ou identifier le plus simple des objets. Et ce constat était
vrai pour de nombreuses autres tâches impossibles à simuler de façon
satisfaisante.
C’est ainsi que, dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990,
les financements diminuèrent. Les recherches et l’intérêt pour l’IA
faiblissaient. Ce fut le début de l’« hiver de l’IA ». La première vague, qui
avait suscité tant d’espoirs et de promesses, finit sur un échec.
Un changement de priorité
S’il existe un horloger dans la nature, explique Darwin, il est très différent
de ce qu’avait à l’esprit William Paley. L’horloger de Paley avait une vision
et une capacité à anticiper exceptionnelles ; la sélection naturelle n’a ni l’une
ni l’autre. Elle est aveugle et achoppe sur la complexité sans le vouloir,
plutôt qu’elle ne la crée en un instant.
La révolution pragmatiste de l’IA nous oblige à opérer le même type de
renversement quand nous réfléchissons à l’origine des capacités des
machines créées par l’homme. Les systèmes les plus performants ne sont pas
ceux qui sont conçus suivant un axe descendant par des êtres humains
intelligents. Comme Darwin l’a découvert il y plus d’un siècle, des capacités
remarquables peuvent émerger progressivement de processus aveugles,
irréfléchis et ascendants, qui ont peu à voir avec l’intelligence humaine 172.
Chapitre 4
Sous-estimer les machines
Un sentiment de regret
Douglas Hofstadter avait changé d’avis, puisqu’il n’affirmait plus que les
capacités permettant de jouer aux échecs étaient un « ingrédient essentiel »
de l’intelligence humaine. Des années plus tard, pourtant, il admit avec
humour qu’il avait dû « ravaler sa fierté » à propos des échecs et
reconnaître son erreur 186.
Autre exemple, Kasparov, seul personnage en chair et en os de cette
histoire de la lutte entre l’homme et la machine. Dans Deep Thinking
(traduit en français par La vie est une partie d’échecs), le joueur revient sur
ses fameuses parties contre Deep Blue et identifie le même piège : « Dès
que nous obtenons un ordinateur qui fait quelque chose d’intelligent,
notamment jouer à un championnat mondial d’échecs, nous disons qu’il est
vraiment intelligent 187. » Mais c’est exactement ce que Kasparov faisait.
Sept ans avant d’affronter Deep Blue, il avait eu l’audace de déclarer
qu’une machine ne pourrait jamais battre une personne de son niveau,
puisqu’elle ne serait jamais humaine :
« À partir du moment où un ordinateur l’emporte sur un champion mondial, il peut lire les plus
grands chefs-d’œuvre de la littérature, écrire les meilleures pièces et tout savoir sur l’histoire, la
littérature et les peuples, ce qui est impossible 188. »
Dans son esprit, gagner aux échecs était inséparable de l’aptitude à lire,
écrire et réfléchir à l’histoire. « Deep Blue, écrit‑il pourtant après le match,
n’était intelligent que dans le sens où une horloge programmée est
intelligente 189. » Comme Hofstadter, il avait changé son fusil d’épaule pour
reconnaître que gagner aux échecs n’était pas une preuve d’intelligence
humaine.
Changer son fusil d’épaule ne sert à rien ; au contraire, cela incite les
critiques à sous-estimer les capacités des machines à venir. On peut même
se demander si ce ton dédaigneux n’est pas déplacé. Qu’est-ce que
l’intelligence humaine a de si remarquable, après tout ? Pourquoi plaçons-
nous la pensée humaine, aussi stupéfiante soit‑elle, au-dessus de tout ce qui
nous permettrait de créer des machines aux capacités exceptionnelles ? Il va
de soi que la puissance et le mystère de l’esprit humain ont de quoi susciter
l’effroi. Il est probable que nous mettrons longtemps avant de sonder
complètement nos esprits. Mais que dire de l’émerveillement, non moins
troublant et excitant, que nous éprouvons face à la conception de machines
qui, même si elles ne ressemblent pas à des êtres humains ou ne les
reproduisent pas, peuvent nous surpasser ? Kasparov a beau réduire Deep
Blue à une luxueuse horloge programmée, elle l’a battu à plate couture.
Pourquoi donc s’interdire d’admirer les mécanismes internes de cette
horloge, comme nous admirons ceux du cerveau, même s’ils ne partagent
pas notre merveilleuse anatomie ni notre physiologie ?
Après tout, c’est ce qu’a ressenti Darwin quand il a compris que les
capacités de la machine humaine ne venaient pas d’une entité qui
ressemblait à l’intelligence humaine 190. Darwin n’était pas un homme amer,
il ne voulait pas dépouiller le monde de sa magie et de son mystère en
imposant une théorie de la sélection naturelle sans Créateur. Au contraire.
Lisons les derniers mots de L’Origine des espèces :
« N’y a‑t‑il pas une véritable grandeur dans cette conception de la vie, ayant été avec ses
puissances diverses, insufflée primitivement par le Créateur dans un petit nombre de formes, dans
une seule peut-être, et dont, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation,
continuait à tourner dans son orbite, une quantité de formes admirables, parties d’un
commencement des plus simples, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore 191 ? »
L’illusion de l’IA
Dans tous les cas que je viens d’exposer, les informaticiens et les
économistes se bercent de ce que mon père et moi nous appelons
l’« illusion de l’IA », soit la croyance qui veut que la seule façon de créer
des machines capables d’effectuer une tâche aussi bien que les humains est
de copier la manière dont ceux-ci l’effectuent 209. Cette illusion, encore très
courante, façonne la vision que beaucoup de gens ont encore de la
technologie et du travail.
Les médecins, par exemple, ont du mal à croire qu’une machine puisse
diagnostiquer des maladies aussi finement qu’eux. Un engin, disent‑ils, ne
sera jamais capable d’exercer son « jugement ». Lequel repose sur
l’instinct, l’intuition, et l’aptitude à regarder un patient dans les yeux et à
apporter une touche personnelle affinée par l’expérience. Aucune de ces
qualités ne pourra jamais être consignée dans un mode d’emploi. Le Royal
College of General Practitioners (GPs), l’ordre des médecins du Royaume-
Uni, affirme qu’« aucune application ou aucun algorithme ne sera capable
de faire ce que fait un médecin généraliste […] des recherches ont montré
que les généralistes font preuve d’“intuition” quand ils savent qu’un patient
a un problème 210 ». C’est peut-être le cas. Mais cela ne signifie pas que les
machines ne peuvent pas effectuer leurs tâches ; si ça se trouve, elles le font
en s’y prenant très différemment. L’appareil qui permet d’analyser les
taches de rousseur, mis au point à Stanford, ne reproduit pas l’exercice du
« jugement » d’un médecin. Il ne cherche pas à copier son « intuition ». Pire
encore, il ne « comprend » rien à la dermatologie. Or il est à même de dire
si une tache de rousseur est cancéreuse ou non.
Les architectes pourraient aussi affirmer qu’une machine est infichue de
concevoir un bâtiment innovant ou impressionnant parce qu’un ordinateur
n’est pas « créatif ». Mais que dire de l’Elbphilharmonie (la Philharmonie
de l’Elbe), nouvelle salle de concert de Hambourg, qui contient un
auditorium de toute beauté, composé de 10 000 panneaux acoustiques
imbriqués les uns dans les autres. C’est typiquement le genre d’espace qui
donne l’impression d’avoir été imaginé par un génie – une personne douée
d’une sensibilité créative exceptionnellement raffinée – capable d’imaginer
un bâtiment à l’esthétique impressionnante. En réalité, l’auditorium a été
conçu par des algorithmes suivant une technique appelée « conception
paramétrique ». Les architectes ont fourni au système une série de critères
(l’espace devait avoir certaines propriétés acoustiques ; tous les panneaux à
portée de main des spectateurs devaient avoir une texture particulière au
toucher…), puis la machine a généré plusieurs projets parmi lesquels les
architectes ont pu choisir. Autre exemple : des cadres de bicyclette plus
légers et des chaises plus solides ont été construits grâce au même type de
logiciels 211. Peut‑on parler de comportement « créatif » ? Non. Ces logiciels
exploitent une puissance de traitement exceptionnelle pour générer
aveuglément des projets, une façon de faire qui n’a rien à voir avec celle
des hommes.
Prenons un autre exemple. En 1997, quelques mois à peine après la
victoire de Deep Blue sur Kasparov, l’IA a remporté une seconde victoire,
largement oubliée. C’était à l’université de l’Oregon, des gens ont écouté un
morceau de piano qui, selon eux, était de Bach ; en réalité, il avait été
composé par EMI, un programme informatique créé par le compositeur
David Cope. Là aussi, peut‑on parler de « créativité » ? « Déconcertant »,
en a conclu un professeur de musicologie de l’université 212. Douglas
Hofstadter, qui avait supervisé l’expérience, avoua qu’EMI était le « projet
d’intelligence artificielle le plus stimulant qu’il [lui] ait été donné de
découvrir », ajoutant qu’il était « perplexe et troublé 213 ». Si c’était un être
humain qui avait composé le morceau, nous n’hésiterions pas à parler de
« créativité ». En revanche, quelle que soit la beauté du morceau, le terme
semble déplacé pour qualifier le bébé du programme informatique. Comme
l’a écrit Hofstadter, EMI n’a pas eu à « errer dans le monde ni à se frayer un
chemin dans le labyrinthe de la vie en éprouvant chaque moment » avant de
s’asseoir pour faire de ces sentiments des notes 214. Une fois de plus, la
machine s’y est prise d’une façon qui n’a rien à voir.
Il est tentant de dire que, sous prétexte que les machines ne raisonnent
comme nous, elles n’exerceront jamais de jugement. Que, sous prétexte
qu’elles ne pensent pas comme nous, elles ne feront jamais preuve de
créativité. Que, sous prétexte qu’elles n’ont pas de sentiments, elles ne
seront jamais empathiques. Sans doute. Mais c’est oublier que les machines
sont capables d’accomplir des tâches qui requièrent de l’empathie, du
jugement ou de la créativité quand elles sont accomplies par un être humain
– parce qu’elles adoptent des méthodes tout autres.
La défaite de l’intelligence
Dans la mythologie grecque, les dieux habitent le mont Olympe. Ils sont
doués de talents extraordinaires et ils vivent sur ce sommet en observant les
humains à leurs pieds. Hélas pour eux, il arrive que les mortels se
transforment en dieux. Suivant une métamorphose que les Grecs appellent
apotheosis, les hommes parviennent alors à accéder au sommet du mont
Olympe. C’est ce qui est arrivé au héros Héraclès, par exemple. À la fin de
sa vie, il a été transporté au sommet de l’Olympe pour vivre avec les dieux,
et il y est resté, « indemne et sans âge jusqu’à la fin des jours 215 ».
Tout se passe comme si nous imaginions que les hommes siégeaient au
sommet de l’Olympe. Certes, nous ne nous considérons pas comme des
dieux, mais comme plus compétents que toutes les machines existantes. Il y
a plusieurs centaines de milliers d’années, nos ancêtres vivaient au pied du
mont, et peu à peu, avec le temps, l’évolution aurait tiré leurs descendants
vers le sommet. Plus ils montaient, plus ils devenaient compétents, jusqu’au
XXIe siècle, aujourd’hui, où nous vivons au sommet. L’idée classique est
donc la suivante : si une machine située au sommet acquiert du pouvoir, elle
vit une forme d’apothéose – elle ne devient pas comme un dieu, mais
comme un homme. Il s’agit du point de vue puriste. Une fois que la
machine a une intelligence « humaine », on est au sommet des capacités de
l’homme. C’est la fin de l’ascension.
Cependant, la révolution pragmatiste nous a montré que ce mythe pose
deux problèmes. Le premier : il y a d’autres façons de gravir le mont des
Capacités que celle qui consiste à suivre le chemin parcouru par les
hommes. La route puriste n’est qu’une des routes possibles. Les avancées
technologiques ont mis en lumière plusieurs voies pragmatistes aussi
prometteuses. Le second : le mont des Capacités a plusieurs pics, pas
seulement celui que nous avons atteint et qui nous remplit d’orgueil.
Beaucoup de gens perdent la tête à force de vivre au sommet. Ils regardent
de haut les machines moins puissantes, ou alors ils se regardent et
s’admirent. S’ils levaient les yeux, plutôt que de les baisser ou de les limiter
à leur hauteur, ils verraient qu’ils sont dominés par d’autres monts.
À l’heure où j’écris, les êtres humains sont les machines les plus
capables, mais qui sait le nombre de configurations que celles-ci pourraient
adopter ? Imaginez un gigantesque entrepôt cosmique qui contient toutes
les combinaisons et les itérations imaginables. Cet espace est
incroyablement, voire infiniment grand. La nature, suivant le fil de
l’évolution par la sélection naturelle, a fouillé un petit recoin de cette
immense étendue. Elle a balayé cet unique espace et s’est arrêtée à la
configuration humaine. Désormais, armés des nouvelles technologies, les
hommes explorent d’autres espaces. Là où la Nature comptait sur le temps,
nous comptons sur le pouvoir computationnel. Un jour, nous tomberons
peut-être sur de nouvelles configurations, des moyens complètement
différents pour construire des machines, qui déboucheront sur des pics de
capacités plus hauts que les sommets atteints par les êtres humains les plus
compétents aujourd’hui en vie 216.
Si les machines n’ont pas besoin de copier l’intelligence humaine pour
être très performantes, les lacunes de la compréhension scientifique actuelle
de l’intelligence sont beaucoup moins importantes qu’on ne le pense. Nous
n’avons pas besoin de résoudre les énigmes du fonctionnement du cerveau
et de l’esprit pour créer des machines capables de nous surpasser. En outre,
si les machines n’ont pas besoin de reproduire l’intelligence pour être très
performantes, il n’y a aucune raison de penser que ce que nous sommes
actuellement capables de faire est une limite à ce que les futures machines
pourraient accomplir. C’est pourtant ce que beaucoup de gens croient, à
savoir que les prouesses intellectuelles des hommes ne pourront jamais être
atteintes par les machines 217. Il est très peu plausible qu’ils aient raison.
DEUXIÈME PARTIE
LA MENACE
Chapitre 5
L’empiètement sur les tâches
Quels sont les effets des nouvelles technologies sur le travail à venir ? Les
machines actuelles ont beau être beaucoup plus puissantes, elles ne peuvent
pas tout faire. Il existe encore des limites à la force de substitution nuisible.
Le problème est que cette frontière est floue et changeante. Prenez
l’hypothèse ALM, elle ne tient plus, mais elle est d’une parfaite simplicité :
les tâches routinières seront automatisées, les non routinières ne le seront
pas. Aujourd’hui, non seulement cette simplicité nous induit en erreur, mais
les progrès technologiques invalident cette distinction, car nous sommes face
à un phénomène beaucoup moins tranché. Il est difficile de savoir quels
seront les effets de ces technologies sur le marché du travail : si nous ne
savons pas ce dont les machines seront capables, comment nous prononcer
sur l’avenir du travail ?
On peut essayer de déterminer les nouvelles limites du pouvoir des
machines. Des flopées de livres, d’articles, de revues et de rapports ont déjà
été consacrées au sujet. Tous en arrivent à la même conclusion. Certains
essayent d’identifier les compétences plus difficiles à automatiser. Un
exemple : les nouvelles technologies ont du mal à accomplir les tâches qui
demandent de l’intelligence sociale, qui reposent sur une interaction face à
face ou de l’empathie. L’économiste David Deming explique qu’aux États-
Unis, de 1980 à 2012, la proportion de postes qui demandaient un plus haut
niveau d’interactions humaines a augmenté de 12 % 218. Une enquête du Pew
Research Center, datée de 2014, montrait que de nombreux experts croyaient
encore – en dépit des avancées de la révolution pragmatiste – à l’existence
de « caractéristiques exclusivement humaines telles que l’empathie, la
créativité, le jugement ou la pensée critique » qui ne seront « jamais »
automatisées 219.
Autre approche possible : ne pas tenir compte des facultés humaines et se
demander quelles tâches sont reproductibles par une machine en fonction de
la nature de ces tâches. Imaginons que vous tombiez sur une tâche dont il est
facile de définir le but et de savoir s’il a été atteint, et que vous ayez des
quantités de données que la machine peut enregistrer. Il y a des chances que
cette tâche puisse être automatisée 220. Identifier des photos de chats est un
bon exemple 221. Le but est simple comme bonjour : est-ce un chat ? La
réponse l’est autant : oui, c’est un chat. Sans compter qu’Internet regorge de
photos de chats (environ 6,5 milliards, d’après une estimation 222). En
revanche, les tâches dont les objectifs sont ambigus ou pour lesquelles les
données disponibles sont insuffisantes pourraient être hors de portée des
machines. Les économistes de la Réserve fédérale, la banque centrale des
États-Unis, estiment que la « complexité des tâches » pourrait être un
indicateur utile de ce que les machines peuvent ou ne peuvent pas faire 223.
De même, Andrew Ng, par exemple, ancien directeur général du laboratoire
d’intelligence artificielle de Stanford, cherche à identifier les tâches qu’« une
personne normale peut faire […] avec moins d’une seconde de
réflexion 224 ».
Délimiter le pouvoir des machines pose un problème : les conclusions
qu’on en tire sont vite dépassées. La frontière ne cesse de reculer. Les
personnes qui s’y essayent ressemblent aux peintres du pont de Forth Rail,
en Écosse : le pont est tellement long qu’il faut recommencer à peine la
première couche posée, car elle a déjà commencé à s’écailler sur plusieurs
mètres. Tentez de réfléchir au pouvoir des machines, vous serez
régulièrement obligé de recommencer en rectifiant le tir.
Je proposerai une meilleure façon de penser le pouvoir des machines, qui
consiste à définir une frontière précise, résister à la tentation de classer,
réprimer le besoin d’identifier des capacités plus complexes à reproduire ou
d’établir des listes de tâches inaccessibles, pour dégager des tendances
générales. Auquel cas on voit que les vagues de progrès cachent des courants
plus profonds. Certes, il est difficile d’imaginer ce dont seront capables les
machines, mais il y a fort à parier qu’elles auront plus de pouvoir 225. Petit à
petit, obstinément, les machines pénètrent dans le royaume des tâches
réservées aux êtres humains. Il suffit de prendre le moindre appareil qui vous
tombe sous la main – votre smartphone, votre ordinateur portable : vous
savez qu’un jour il sera obsolète.
Cette tendance générale est ce que j’appelle l’« empiètement sur les
tâches 226 ». Un des meilleurs moyens de la voir à l’œuvre est de penser aux
trois capacités principales sur lesquelles nous comptons, nous. D’abord, des
compétences manuelles, des aptitudes physiques et pychomotrices. Ensuite,
des fonctions cognitives, une aptitude à raisonner et penser. Enfin, des
affects, l’aptitude à éprouver des sentiments et des émotions. Désormais, ces
trois facettes sont sous la pression croissante de l’automatisation. Les
nouvelles technologies prennent peu à peu en charge des tâches qui reposent
sur ces trois types d’aptitude. C’est l’empiètement sur les tâches, sur lequel
je voudrais revenir ici.
En attendant, je citerai Daniel Bell, un des grands sociologues du
XXe siècle, qui, poussé dans ses retranchements à ce sujet, répondit en citant
un vieux proverbe juif : « Un exemple n’est pas une preuve 227. » L’adage ne
manque pas de sagesse, mais, vu le nombre d’exemples qui se profilent
devant nous, même Daniel Bell aurait du mal à ne pas reconnaître cette
tendance générale.
Compétences manuelles
Les machines empiètent aussi sur des tâches qui demandent d’avoir des
capacités relationnelles. C’est ainsi qu’est né un domaine baptisé
« informatique affective », qui s’attache à créer des dispositifs pouvant
détecter et réagir aux émotions humaines.
Ces systèmes examinent un visage pour savoir si la personne est heureuse,
perdue, surprise, ravie 277… En Chine, Wei Xiaoyong, professeur de
l’université du Sichuan, s’en sert pour déterminer si ses élèves s’ennuient
pendant ses cours 278. Ces appareils ne s’en tiennent pas à la reconnaissance
faciale. Ils peuvent écouter une conversation entre un enfant et une femme et
dire s’ils ont un lien de parenté, ou examiner la démarche de quelqu’un qui
entre dans une pièce et savoir si elle s’apprête à commettre un geste
répréhensible 279. Ils sont souvent plus précis que nous quand ils interprètent
nos émotions. Ils sont notamment plus justes quand ils distinguent un sourire
sincère d’un sourire de façade, ou un visage qui exprime une vraie douleur
d’un visage qui exprime une douleur feinte. Par ailleurs, il existe un logiciel
permettant de repérer les gens qui mentent au tribunal avec une exactitude
proche de 90 % – alors que les êtres humains y arrivent à 54 %, soit à peine
mieux que si vous vous prononciez au hasard 280. Ping An, une compagnie
d’assurances chinoise, utilise le même genre de logiciel pour savoir si les
demandeurs de prêt sont honnêtes ou non : les personnes sont enregistrées
alors qu’elles répondent à des questions sur leurs revenus et leurs plans de
remboursement, un ordinateur évaluant la vidéo pour établir si elles disent la
vérité 281.
Venons-en maintenant au domaine de la « robotique sociale ». Le nombre
total de robots existant actuellement dans le monde est de 10 millions, et les
sommes dépensées pour la robotique devraient quadrupler, passant de
15 milliards de dollars (12,850 milliards d’euros) à 67 milliards
(57,5 milliards d’euros) en 2025 282. Les robots sociaux forment un ensemble
qui se distingue de leurs cousins mécaniques parce qu’ils sont capables de
reconnaître et de réagir aux émotions. Les cas les plus frappants sont ceux
que l’on utilise dans le domaine de la santé. Paro, par exemple, est un bébé
phoque thérapeutique qui sert à réconforter les personnes souffrant de
troubles cognitifs, démence ou maladie d’Alzheimer. Pillo, un petit robot
avec de grands yeux adorables, aide le personnel soignant à organiser la
distribution de médicaments. Pepper est un robot humanoïde qui accueille
les patients de plusieurs hôpitaux belges avant de les diriger vers le bon
283
service . Tout le monde n’est pas très à l’aise avec ces engins. Pepper, par
exemple, est devenu mondialement célèbre en 2015, le jour où un patient
ivre, Kiichi Ishikawa, est entré dans une boutique de téléphones et l’a
agressé au moment où il l’accueillait parce qu’il « n’aimait pas son
attitude ». (Ishikawa fut aussitôt arrêté 284.)
Les robots qui détectent nos émotions sont un cas à part, mais, en insistant
trop sur eux, on risque de sous-estimer l’empiètement sur les tâches qui
demandent des capacités relationnelles. Car Pepper, Paro et les systèmes
similaires tendent à reproduire les capacités relationnelles que nous utilisons
en accomplissant ces tâches. Or la leçon à tirer de la révolution pragmatiste,
c’est que c’est inutile : les machines arrivent à surpasser les hommes sans
chercher à les copier.
Dans le domaine de l’éducation, par exemple. Il est vrai que le « contact
personnel » entre un professeur et un élève est essentiel dans l’enseignement.
Il n’empêche qu’une plateforme comme Khan Academy fournit des vidéos
de cours d’excellent niveau et des exercices à résoudre à des millions
d’étudiants tous les mois 285. L’« interaction humaine » est aussi essentielle
au lien entre médecin et patient dans les soins tels que nous les pratiquons. Il
n’empêche que ces nouveaux appareils n’ont pas besoin de regarder les
patients dans les yeux pour poser de bons diagnostics. Autre exemple : les
offres d’emploi de vendeur précisent que les candidats doivent avoir
d’excellentes « aptitudes sociales », autrement dit, obtenir que les clients
sortent leur carte de paiement avec un grand sourire. Mais les caisses
automatiques, dépourvues d’aptitudes sociales, remplacent peu à peu les
sympathiques caissiers et caissières, et les ventes en ligne menacent
sérieusement les boutiques qui tiennent le haut du pavé. Certains roboticiens
évoquent une « vallée de l’inquiétante étrangeté », parce que plus les robots
ressemblent à des hommes, plus les gens sont mal à l’aise 286, mais rien ne
nous oblige à traverser cette vallée. Elle n’existe que si les robots sont
construits à l’image des hommes, or la plupart des tâches se passent de cette
ressemblance obligée. Il y a aussi une leçon d’ordre plus général à tirer de
ces exemples. Les économistes ont tendance à classer les tâches suivant les
capacités spécifiques qu’elles exigent. Ils parlent, par exemple, de « tâches
manuelles », de « tâches cognitives » et de « tâches interpersonelles », plutôt
que de « tâches qui requièrent des compétences manuelles, cognitives ou
interpersonelles, quand elles sont accomplies par des êtres humains ». Cette
façon de penser risque de nous amener à sous-estimer le processus de
l’empiètement sur les tâches. Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises,
les machines parviennent à accomplir ces tâches de mieux en mieux, sans
imiter ni reproduire les capacités que nous exploitons. Classer et nommer les
tâches selon la façon dont les humains les accomplissent nous incite à penser
qu’elles ne peuvent les accomplir que de la même manière.
Un scepticisme sain
La liste proposée plus bas n’est pas exhaustive. Il y manque sûrement des
exemples impressionnants, alors qu’inversement, dans quelques années,
certains seront sans doute un peu obsolètes. Les affirmations des différentes
entreprises citées ne doivent pas non plus être considérées comme paroles
d’évangile. Il est souvent difficile de distinguer les ambitions et les
réalisations des entreprises des provocations des adeptes du marketing qui
forcent le trait parce que c’est leur travail. Comme le montre le graphique
5.2, à la mi-2018, l’« intelligence artificielle » et l’« apprentissage
automatique » étaient mentionnés environ quatorze fois plus souvent dans
les résultats trimestriels des entreprises publiques que trois ans auparavant.
Cette augmentation était sans doute en partie due à de vraies avancées
technologiques. Mais elle était sûrement liée au battage médiatique, puisque
les entreprises s’empressent de rebaptiser d’anciennes technologies en
nouvelles offres d’IA.
Graphique 5.2 : Références à l’« intelligence artificielle » ou au « machine learning » dans les appels
d’offres, de 2008 à 2017 287.
Il existe des entreprises qui vendent des « pseudo-IA », des chatbots et des
services de transcription vocale qui sont des personnes se faisant passer pour
des machines (un peu comme le Turc joueur d’échecs du XVIIIe siècle 288).
Moins spectaculaire, mais dans le même esprit, une étude de 2019 montre
que 40 % des jeunes pousses européennes de l’IA n’exploitent « aucun
programme d’IA dans leurs produits 289 ». On note aussi des cas notables de
dirigeants d’entreprise qui en font trop. En 2017, le PDG de Tesla, Elon
Musk, a dit qu’il voulait que la production de voitures soit tellement
automatisée que la « friction de l’air » à laquelle seraient confrontés les
robots serait un facteur limitant important 290. Quelques mois plus tard, sous
la pression de Tesla ne parvenant pas à atteindre ses objectifs de production,
il a tweeté un message penaud : « En effet, l’automatisation excessive de
Tesla était une erreur 291. »
Il n’empêche, s’attarder trop longtemps sur un oubli ou une exagération
particulière, c’est rater le tableau d’ensemble : les machines empiètent
progressivement sur un nombre croissant de tâches qui, jadis, nécessitaient
un large éventail de capacités humaines. Bien sûr, ce processus n’a jamais
été parfaitement régulier. L’empiètement sur les tâches a connu des périodes
de jachère à cause d’obstacles imprévus, et des fortes progressions quand les
limites de l’automatisation étaient dépassées. Ces flux et ces reflux se
reproduiront certainement. Peut-être que de nouveaux hivers de l’IA nous
attendent, puisque les élans actuels sont plus fébriles et se heurtent aux
limites des nouvelles technologies. Cela dit, comme avant, beaucoup de
limites disparaîtront à mesure que seront élaborées de nouvelles solutions et
des voies de contournement. Les économistes se gardent bien de qualifier
toute régularité empirique de « règle » ou de « loi », mais l’empiètement sur
les tâches se révèle aussi sûr que n’importe quel phénomène historique. À
moins d’une catastrophe – guerre nucléaire, peut-être, ou effondrement
écologique général –, il est certain qu’il se poursuivra.
« J’ai vu plus loin parce que je me suis juché sur les épaules des géants »,
écrivait Isaac Newton. Sa remarque vaut aussi pour la puissance des
machines. Les technologies actuelles s’appuient sur celles qui les ont
devancées et tirent leur force du savoir accumulé au fil des découvertes et
des percées précédentes. À moins que nous n’abandonnions notre goût pour
la création et notre désir d’innover, à moins que nous n’en arrivions à hurler
« C’est bon ! » et à tourner le dos à l’IA en tant que domaine, il ne fait pas
de doute que les machines que nous construirons seront bien plus
performantes qu’aujourd’hui.
J’espère que même les économistes conservateurs qui réfléchissent à
l’avenir seraient d’accord pour reconnaître la tendance générale : les
machines empiètent petit à petit sur un nombre croissant de tâches autrefois
accomplies par des hommes, et elles gagnent en puissance avec le temps.
Je pense à Robert Gordon, historien de l’économie et auteur d’un ouvrage
majeur, The Rise and Fall of American Growth (« L’Ascension et la chute de
la croissance américaine »), dans lequel il explique que le meilleur des
technologies est derrière nous. (Ou à Paul Krugman qui a déclaré : « Le futur
n’est plus ce qu’il était 292. ») Robert Gordon estime que les fruits de la
croissance économique qui nous étaient accessibles ont tous été récoltés,
mais il ne dit pas que l’arbre est nu. En 2017, il écrivait : « Pour l’instant,
l’IA est en train de remplacer les emplois humains suivant une évolution
lente et régulière, plutôt qu’en une brusque révolution 293. » Il n’est donc pas
d’accord avec nous, puisqu’il insiste sur la rapidité du mouvement, plus que
sur sa direction. Admettons qu’il ait raison et que le PIB par habitant aux
États-Unis n’augmente que de 0,8 % dans les décennies à venir (comparé à
un taux de 2,41 % entre 1920 et 1970), notre différend porte sur la question
de savoir si ce sont nos enfants ou nos petits-enfants qui seront deux fois
plus riches que nous, pas de savoir si les générations futures seront plus
pauvres 294.
Il n’empêche, le point de vue conservateur de Gordon loupe le coche. Et il
faut expliquer pourquoi, parce que c’est une façon d’envisager l’avenir qui
séduit beaucoup de gens. L’idée principale de Robert Gordon est la
suivante : la forte croissance américaine entre 1870 et 1970 « ne se
reproduira pas », sachant que « beaucoup des grandes inventions n’arrivent
qu’une fois 295 ». Il est évident que les progrès futurs ne seront pas liés à la
redécouverte de l’électricité ou des réseaux d’assainissement, ni à la moindre
« grande invention » du passé. On ne cueille jamais deux fois le même fruit.
Cela ne veut pas dire que de nouvelles inventions sont à exclure. L’arbre
aura forcément de nouveaux fruits. L’ouvrage de Gordon est à la fois
magistral et contradictoire. L’auteur est très rigoureux quand il explique que
la croissance n’était pas une « évolution régulière », mais il conclut plus ou
moins qu’une évolution régulière est justement ce qui nous attend – une
évolution régulière dans le sens du déclin, sans aucune innovation inattendue
ni percée technique comme celles que nous avons connues plus tôt, qui
faisaient avancer l’économie. En réalité, vu les investissements actuels dans
les nouvelles technologies – beaucoup de nos plus grands esprits travaillent
dans les institutions les plus prospères –, il est peu probable que nous
n’assistions à aucune grande découverte dans les années à venir.
Les machines ont beau gagner en puissance, cela ne veut pas dire qu’elles
seront adoptées au même rythme partout dans le monde, et ce pour trois
raisons principales.
Des tâches différentes
La première raison est la plus simple : les différentes économies sont
composées de types d’emplois très divers, dont certains impliquent des
tâches beaucoup plus difficiles à automatiser que d’autres. Il est donc
inévitable que quelques technologies soient bien plus utiles dans certains
endroits et pas dans d’autres. C’est ce qui sous-tend l’analyse du graphique
5.3 de l’OCDE.
Graphique 5.3 : Risque d’automatisation par rapport au PIB par habitant 296.
Différents coûts
La deuxième raison justifiant que les machines soient adoptées à des
rythmes différents selon les lieux est le coût. Exemple : si vous vous
promeniez dans un souk marocain aujourd’hui, vous pourriez voir des
artisans assis par terre, taillant des morceaux de bois à l’aide d’un tour
coincé entre leurs pieds. Ce n’est pas seulement un spectacle. La main-
d’œuvre est tellement bon marché qu’il est économiquement logique de
continuer à pratiquer un artisanat traditionnel plutôt que de se tourner vers
des techniques de travail du bois plus modernes, logique d’utiliser ses orteils
plutôt que des engins automatisés 300. La leçon générale à en tirer est la
suivante : lorsqu’on se demande s’il est efficace ou non d’utiliser une
machine pour automatiser une tâche, ce qui compte, ce n’est pas seulement
la productivité de cette machine par rapport à l’alternative humaine, c’est
aussi son coût. Si la main-d’œuvre est très bon marché dans un endroit
particulier, il peut ne pas être économiquement rationnel d’utiliser une
machine coûteuse, même si cette machine s’avère être très productive.
C’est en vertu de ce type de raisonnement que certains pensent que les
emplois peu rémunérés comme le ménage, la coiffure et le service à table ont
un risque d’automatisation très faible. Non seulement ces jobs ont tendance à
impliquer des tâches « non routinières », mais ils sont généralement moins
bien rémunérés, si bien que l’incitation à construire des machines pour les
prendre en charge est bien moindre. C’est aussi ce qui explique que
l’Institute for Fiscal Studies, un groupe de réflexion britannique, s’inquiète
de voir que l’augmentation du salaire minimum pourrait accroître le risque
d’automatisation 301. Si les travailleurs faiblement rémunérés gagnaient plus,
une machine jugée inabordable pour les remplacer pourrait se justifier
financièrement. C’est d’autant plus vrai pour ceux d’entre eux qui exécutent
des tâches relativement « routinières », comme les caissiers et les
réceptionnistes.
Les coûts relatifs contribuent aussi à justifier des cas d’abandon
technologique qui paraissent étranges. Un exemple : le déclin des lave-autos
mécaniques au Royaume-Uni. De 2000 à 2015, le nombre de lave-autos des
garages routiers a diminué de plus de la moitié (de 9 000 à 4 200).
Aujourd’hui, la grande majorité des voitures du pays sont nettoyées à la
main. Pourquoi l’automatisation du nettoyage de voitures a-t‑elle suivi un
chemin inverse ? L’association des laveurs de voitures a mis en cause
l’immigration, entre autres facteurs. En 2004, dix pays d’Europe de l’Est ont
rejoint l’Union européenne ; les migrants originaires de ces pays et installés
au Royaume-Uni travaillaient pour des salaires tellement bas qu’ils ont cassé
les prix des lave-autos, plus productifs, certes, mais plus chers. Il s’agit d’un
exemple où les hommes supplantent les machines parce qu’ils sont moins
chers 302.
Les conséquences les plus remarquables de la question du coût se situent
sans doute à l’échelle mondiale. Les variations de coût entre pays expliquent
en partie pourquoi les nouvelles technologies ont été adoptées de façon aussi
inégale dans le monde. Une des grandes énigmes de l’histoire économique
est celle qui suit : pourquoi la Révolution industrielle a-t‑elle été britannique,
plutôt que, disons, française ou allemande ? Robert Allen, historien de
l’économie, pense que c’est à cause des coûts relatifs : à l’époque, les
salaires versés aux travailleurs britanniques étaient beaucoup plus élevés
qu’ailleurs, alors que les prix de l’énergie en Grande-Bretagne étaient très
faibles. L’installation de nouvelles machines permettant de réduire la main-
d’œuvre et d’utiliser une énergie bon marché facilement disponible avait du
sens économique en Grande-Bretagne, alors que ce n’était pas le cas
ailleurs 303.
Plus important encore, les coûts relatifs justifient aussi que les nouvelles
technologies soient adoptées inégalement à l’avenir. Prenez le Japon : ce
n’est pas par hasard que les progrès de la robotique infirmière ont été
particulièrement rapides dans ce pays. Le Japon a une des populations les
plus âgées du monde : plus de 25 % des habitants ont plus de 65 ans ; et le
nombre de personnes en âge de travailler diminue de 1 % par an. Le pays a
aussi une antipathie connue vis-à-vis des migrants étrangers qui travaillent
dans ses services publics. Il en résulte une pénurie d’infirmières et de
personnel soignant (un déficit qui devrait se chiffrer à 380 000 travailleurs
d’ici 2025), et une forte incitation à automatiser ces emplois 304. C’est la
raison pour laquelle des robots comme Paro, le phoque robotique
thérapeutique dont nous avons déjà parlé, et Robear, qui peut transporter des
patients immobiles de leur bain à leur lit, ou Palro, un humanoïde capable de
donner un cours de danse, existent au Japon, alors qu’ailleurs on les regarde
d’un œil perplexe, voire franchement désapprobateur 305. Le problème ne se
limite pas au Japon : les pays qui vieillissent plus vite ont tendance à investir
davantage dans l’automatisation. Une étude montre qu’une augmentation de
10 % du ratio entre travailleurs de plus de 56 ans et travailleurs de 26 à
55 ans implique 0,9 robot de plus pour 1 000 travailleurs. En 2014, il n’y
avait que 9,14 robots industriels pour 1 000 travailleurs dans l’industrie
manufacturière américaine, bien moins que, par exemple, en Allemagne, qui
comptait 16,95 robots pour 1 000 travailleurs – mais, si les États-Unis
avaient eu la même démographie que l’Allemagne, ajoute cette étude, la
différence aurait été de 25 % inférieure 306.
Pour autant, si les pays, les régions et les secteurs de l’économie varient
en termes de coûts relatifs, ils vont tous dans la même direction. Les
nouvelles technologies ne sont pas seulement plus ou moins performantes
suivant les contextes ; dans de nombreux cas, elles sont plus abordables.
Prenons le coût du calcul : comme le montre le graphique 5.4, il a chuté au
cours de la seconde moitié du XXe siècle, à l’image de l’explosion de la
puissance de calcul qui a eu lieu à cette époque. (Là encore, l’ordonnée a une
échelle logarithmique. Chaque degré inférieur représente une diminution du
coût par dix ; deux degrés représentent une diminution par cent, et ainsi de
suite).
Graphique 5.4 : Coût par million du calcul, 1850-2006 (2006, en dollars) 307.
L’histoire de la Chine
S’il y a un pays où tous ces facteurs sont à l’œuvre, c’est la Chine. La
croissance remarquable des dernières décennies y a été, en grande partie,
alimentée par des travailleurs bon marché qui venaient de l’agriculture.
Beaucoup étant à la recherche d’un meilleur salaire, ils étaient attirés par les
lumières des usines des villes de plus en plus prospères. Pendant un certain
temps, il était économiquement logique d’employer ces travailleurs plutôt
que des machines, car ils étaient payés une misère. Aujourd’hui, les choses
changent. D’abord, l’économie chinoise est faite de tâches particulièrement
faciles à automatiser : les chercheurs affirment que 77 % des emplois sont
« à risque » dans ce pays 313. Deuxièmement, les coûts relatifs augmentent :
de 2005 à 2016, les salaires ont triplé 314. Ce qui signifie qu’il est désormais
plus rentable de remplacer les hommes par des machines. Troisièmement,
l’environnement réglementaire et culturel y est favorable. Dès 2014, Xi
Jinping a appelé à une « révolution robotique » ; or la résistance de la société
civile, quelle qu’elle soit, a peu de chances d’y être accueillie avec autant de
souplesse qu’en Occident 315.
La conjonction de ces éléments permet de comprendre pourquoi, en 2016,
la Chine a mis en place plus de robots que n’importe quel pays : près d’un
tiers des robots installés dans le monde, et plus de deux fois le nombre de
ceux installés en Corée du Sud, qui n’arrive qu’en deuxième position 316. La
Chine fait aussi d’immenses progrès dans la recherche en IA. À la réunion
inaugurale de l’Association for the Advancement of Artificial Intelligence en
1980, aucun article n’a été proposé par des chercheurs chinois, la plupart
ayant été rédigés par des Américains. En 1988, il n’y a eu qu’une seule
communication chinoise, les États-Unis ayant à nouveau dominé. Or en
2018, la Chine a soumis 25 % d’articles supplémentaires au colloque par
rapport aux États-Unis, mais trois seulement ont été acceptés 317.
Aujourd’hui, si nous examinons les 1 % de publications les plus citées en
mathématiques et en informatique, les deux universités qui en produisent le
plus sont toutes deux situées en Chine, devançant Stanford et le MIT 318.
Une fois de plus, cependant, les différences de rythme d’un pays à l’autre
comptent moins que la tendance générale. Partout ou presque, les machines
sont de plus en plus performantes et rognent de plus en plus sur des tâches
autrefois réservées aux humains. Pour reprendre un vieux dicton anglais :
rien n’est certain dans ce monde, à part la mort et les impôts – et cet
empiètement sur les tâches progressif.
Chapitre 6
Le chômage technologique frictionnel
Les travailleurs qui n’ont pas les moyens d’accéder aux emplois bien
payés du haut du panier n’ont qu’une alternative : se replier sur les emplois
moins qualifiés et moins bien rémunérés du bas de l’échelle. En tout cas,
c’est le sort qui semble avoir été celui des travailleurs moins diplômés aux
États-Unis : ils sont allés, selon les termes de David Autor, « de moins en
moins vers le haut » sur le marché du travail 334.
Il est pourtant frappant de voir que, ces quinze dernières années, nombre
de personnes bien formées qui visaient le haut du marché du travail ont aussi
raté le coche et ont été contraintes d’accepter des jobs pour lesquels elles
étaient surqualifiées. Dans les années 1950 et 1960, les jobs de restauration
rapide, par exemple, étaient jugés destinés aux « adolescents en été ».
Aujourd’hui, aux États-Unis, seul un tiers des travailleurs de la restauration
rapide sont des adolescents : 40 % ont plus de vingt-cinq ans, et près d’un
tiers a fait des études supérieures 335. Plus généralement, un tiers des
Américains diplômés de STEM (sciences, technologie, ingénierie et
mathématiques) occupent aujourd’hui des postes qui ne nécessitent pas cette
formation 336. Enfin, une fois que les économistes analysent tous les emplois
occupés par des diplômés de l’enseignement supérieur américain et toutes
les tâches qui les composent, ils concluent à un effondrement de l’« intensité
des tâches cognitives » de ces postes à partir de 2000 – un « grand
renversement de la demande de savoir-faire 337 ». Comme le montre le
graphique 6.1, les diplômés se retrouvent de plus en plus à des postes moins
exigeants du point de vue cognitif et du point de vue savoir-faire.
Tout le monde ne fait pas le même choix. Nombreux sont ceux qui
refusent des postes moins rémunérés ou moins qualifiés et préfèrent le
chômage. C’est la deuxième raison pour laquelle il faut s’attendre à un
chômage technologique frictionnel. Les gens pourraient non seulement ne
pas avoir les compétences nécessaires pour accomplir de plus en plus de
travail disponible, ils pourraient aussi ne pas vouloir accomplir le travail
moins qualifié qui leur est offert.
Graphique 6.1 : Intensité des tâches cognitives des emplois des diplômés de l’université.
En Corée du Sud, par exemple, la tendance est déjà à l’œuvre. Le pays est
réputé pour son niveau d’éducation exceptionnel, puisque 70 % de la
jeunesse est diplômée de l’enseignement supérieur ; hélas, la moitié des
personnes sans emploi sont aussi diplômées de l’enseignement supérieur 338.
Le phénomène vient en partie du fait que celles-ci répugnent à accepter les
jobs qu’on leur offre : mal payés, peu sûrs et peu cotés, tout ce que ces
Coréens voulaient éviter en s’engageant dans de longues études 339.
Le fait que les travailleurs soient prêts à refuser ces propositions est très
significatif, car il n’y a aucune raison de penser que le progrès technologique
créera des emplois plus attrayants. Il existe un cliché qui dit que le progrès
technologique rend le travail plus intéressant – les machines se chargent des
tâches ingrates, ennuyeuses et fastidieuses, et ne nous laissent que ce qu’il y
a de plus gratifiant. Elles nous libèrent, dit‑on, et nous permettent de « nous
concentrer sur ce qui fait nous de vrais hommes ». (L’idée s’est même
fossilisée dans le vocabulaire que nous utilisons pour parler
d’automatisation : le mot robot vient du tchèque robota, qui signifie corvée
ou labeur.) Sauf que c’est une idée fausse. Une grande partie des tâches que
le progrès technologique offre à la charge des êtres humains sont les tâches
« non routinières », synonymes d’emplois mal rémunérés, situés au bas de
l’échelle du marché du travail, loin des activités épanouissantes dont
beaucoup imaginaient être libérés grâce à l’automatisation. Rien ne nous
autorise à penser que l’avenir sera différent.
Tout porte à croire que plus l’empiètement sur les tâches se poursuivra, les
machines assumant davantage de tâches, plus la force de substitution
nuisible se renforcera. Les gens seront de plus en plus souvent déplacés dans
de plus en plus d’activités. Mais pourquoi ne pas compter sur la force de
complémentarité pour compenser cet effet, ce qui s’est toujours produit ?
Pourquoi ne serait‑elle plus un rempart contre la force de substitution ? La
réponse est la suivante : l’empiètement sur les tâches a un deuxième effet
pernicieux. Avec le temps, il est susceptible non seulement de consolider la
force de substitution, mais d’user la force de complémentarité.
Autrefois, comme nous l’avons vu, la force de complémentarité
augmentait la demande de travailleurs déplacés de trois façons : grâce à
l’effet productivité, à l’effet du « plus gros gâteau » et à l’effet du
« changement de gâteau ». Ses trois effets se conjuguaient pour faire en sorte
qu’il y ait toujours assez de travail. Désormais, à mesure que les machines
continueront à progresser, chacun de ces effets se verra sans doute vidé de
son élan.
L’effet productivité
Jusqu’ici, la première manifestation de la force de complémentarité était
ce que j’appelle l’« effet productivité ». Les machines ont évincé des gens de
certaines tâches, mais elles ont augmenté la productivité des travailleurs
dans d’autres secteurs, ceux qui n’étaient pas automatisés. Là où cette
meilleure productivité se répercutait sur les consommateurs (baisse des prix
ou offres de meilleure qualité), cela contribuait à augmenter la demande de
main-d’œuvre.
Il est vrai que les progrès technologiques contribuent à rendre certaines
personnes plus efficaces, mais seulement si elles sont mieux placées qu’une
machine pour accomplir le travail. Si ce n’est plus le cas, l’habileté ou les
compétences de la personne ne comptent plus. La machine prend tout
simplement sa place 363. Prenez le cas d’un métier artisanal comme la
fabrication de bougies ou le filage du coton. Autrefois, les êtres humains
étaient mieux placés pour assurer ces tâches ; désormais, les machines sont
évidemment plus performantes. Il y aura toujours des amateurs pour
chercher à savoir combien de bougies un fournisseur de suif fabriquerait
aujourd’hui, ou combien de mètres de fil de coton un tisserand produirait.
Mais, d’un point de vue économique, ces capacités n’ont plus aucun intérêt.
Revenons au cas des GPS qui facilitent la vie des chauffeurs de taxi.
Aujourd’hui, ces systèmes de navigation complètent les êtres humains en
améliorant leur sens de l’orientation (du moins celui de certains – vous aurez
toujours des cas désespérés, nuls au volant). Mais ce n’est vrai que si les
êtres humains sont mieux placés que les alternatives mécaniques permettant
de conduire un véhicule d’un point A à un point B. Or il y a fort à parier que
le basculement aura lieu bientôt : les logiciels seront sûrement meilleurs
conducteurs, car non seulement ils seront plus efficaces, mais plus sûrs. On
se fichera de savoir si les gens conduisent plus ou moins bien. Ce sera
considéré comme un léger plus, aussi suranné que le talent d’un fabricant de
bougies ou d’un tisserand de coton 364.
Je vous propose un dernier exemple qui montre que l’effet productivité
risque de diminuer. Fut une époque où Garry Kasparov chantait les louanges
d’un dispositif qu’il avait baptisé le « centaure des échecs ». Le nom venait
de la créature mythique grecque mi-homme mi-cheval et sous-entendait
l’idée qu’un partenariat être humain-machine pouvait battre n’importe quelle
machine jouant seule 365. L’argument de Kasparov avait tout de celui que
nous avons refusé plus haut : soi-disant les nouvelles technologies
améliorent l’efficacité des hommes (en les rendant plus productifs) ; en
outre, s’agissant des échecs, c’est à tel point que l’association de l’homme et
de la machine est imbattable face à une machine seule. Malheureusement, le
centaure de Kasparov a été décapité. Google a repris son programme intitulé
AlphaGo en y intégrant les règles des échecs avant de le baptiser AlphaGo
Zero. Mais, plutôt que de tirer profit des parties jouées par des hommes, les
développeurs ont préféré n’incorporer aucune donnée humaine. Or, en vingt-
quatre heures, la machine a obtenu des performances surhumaines et battu le
programme d’échecs le plus sophistiqué au cours d’un match comprenant
100 parties (et zéro perte) 366. Difficile, après un tel triomphe, de savoir quel
rôle un joueur humain pourrait jouer à côté d’une machine aussi puissante.
« Désormais, l’homme n’apporte plus rien aux équipes d’échecs homme-
machine 367 », a résumé Tyler Cowen.
J’irai encore plus loin. L’expérience de Kasparov l’a amené à conclure
que l’association « homme + machine » est la formule gagnante, non
seulement des échecs, mais de tous les secteurs économiques 368. Son point
de vue a beau être partagé par beaucoup, j’en doute. Comment expliquer le
succès d’AlphaGo Zero ? L’association de l’homme et de la machine n’est
gagnante que si celle-ci ne remplace pas la valeur ajoutée humaine. Mais,
comme les machines accaparent de plus en plus de tâches, cette valeur
ajoutée diminue proportionnellement, jusqu’au moment où cette association
mourra de sa belle mort. L’élément « homme » de la formule « homme
+ machine » est en passe de devenir redondant.
Graphique 7.1 : Secteur agricole britannique de 1861 à 2016 (indice 1861 = 100) 369.
Graphique 7.2 : Secteur manufacturier britannique de 1948 à 2016 (indice 1948 = 100) 370.
À l’heure où j’écris, l’idée que de nouvelles tâches seront créées et que les
hommes seront mieux placés pour s’en emparer est pertinente mais, dès
qu’on réfléchit à plus long terme, elle l’est moins. Le progrès technologique
risque de bouleverser les méthodes de production des biens et d’induire de
nouvelles tâches, mais qu’est-ce qui permet de penser que ce seront toujours
celles pour lesquelles les hommes sont les mieux placés ? À l’Âge du travail,
la plupart des tâches nécessaires à la fabrication de ces biens ne peuvent être
prises en charge que par des hommes et sont hors de portée des machines.
Mais l’empiètement continue, et les machines gagnent en puissance ; alors,
comment ne pas imaginer qu’un jour il sera plus logique de confier ces
tâches auxdites machines ?
Daron Acemoglu et Pascual Restrepo proposent une réponse inattendue à
la question 383. Quand les êtres humains sont évincés, la main-d’œuvre
devient meilleur marché, puisqu’il y a plus de travailleurs sans emploi, d’où
une baisse des salaires. Les entreprises sont obligées d’inventer de nouvelles
tâches pour profiter de cette baisse. Voilà pourquoi les nouvelles tâches à
venir seront conçues pour les êtres humains, parce que ces entreprises auront
à l’esprit cette équation 384. Mais, si c’était vrai, une nouvelle question se
pose : pourquoi ce mécanisme n’a‑t‑il pas profité aux chevaux ? Eux aussi
sont devenus meilleur marché quand ils ont été mis de côté. A-t‑on assisté à
la naissance de tâches qu’ils étaient mieux à même d’assurer que les
hommes ou les machines ? Pourquoi ces animaux qui ne coûtaient plus rien
sont‑ils restés sans emploi ?
Parce que leurs capacités avaient été exploitées jusqu’à l’épuisement. Peu
importe que les chevaux soient devenus bon marché, et quelle que soit la
tentation des entrepreneurs de profiter de l’outil animal, il n’y avait plus
grand-chose qu’une machine ne puisse faire dix fois mieux. Les chevaux
étaient économiquement inutiles. La comparaison a le mérite de montrer la
limite des raisonnements qui reposent sur l’idée que le progrès
technologique créera toujours de nouvelles tâches pour les hommes.
Aujourd’hui, les capacités humaines sont encore nettement supérieures à
celles des machines, il est donc tentant de raisonner dans ce sens. Mais,
comme celles-ci gagnent en puissance, il est possible que les hommes
deviennent aussi faibles, comparés aux machines, que les chevaux il y a peu.
J’insiste, de plus en plus de tâches seront confiées aux machines. Et cet effet
du gâteau qui change jouera le rôle de force complémentaire.
L’hypothèse de la supériorité
Il existe un fil conducteur qui permet de relier les arguments qui viennent
d’être présentés. Quiconque réfléchit à l’avenir du travail a tendance à
penser que les hommes ont un je-ne-sais-quoi de spécial. Inconsciemment,
nous supposons que nous serons toujours plus aptes à prendre en charge la
plupart des nouvelles tâches.
C’est ce que j’appelle l’« hypothèse de la supériorité ». Chaque fois que
les gens rappellent les divers avantages de la force de complémentarité,
historiquement puissante, pour justifier leur optimisme, ce sous-entendu est
à l’œuvre. Le raisonnement est le suivant : si les êtres humains sont plus
productifs pour telle tâche, c’est qu’ils sont mieux placés qu’une machine
pour l’accomplir ; si le gâteau économique s’agrandit, c’est qu’ils sont
mieux placés pour accomplir les nouvelles tâches ; si le gâteau économique
change, c’est que les êtres humains sont mieux placés pour faire tout ce qui
se présente.
Jusqu’ici, cette hypothèse ne coûtait pas grand-chose. Si la demande de
telle tâche augmentait, on pouvait parier que les hommes étaient mieux
adaptés pour y répondre. Ce qui se traduisait par une demande de
travailleurs. Sauf que l’empiètement continue, les machines s’emparent de
plus en plus de tâches, donc cette hypothèse est sujette à caution, et bientôt
elle sera totalement caduque.
Cela me rappelle une phrase célèbre du philosophe John Stuart Mill : « La
demande de biens n’est pas la demande de travail 385. » Certes, John Stuart
Mill écrivait au XIXe siècle, et ce n’était pas à propos de l’avenir du travail,
mais ça pourrait l’être, et il a parfaitement raison : la demande de « biens »,
de produits et de services n’est pas forcément synonyme de demande de
main-d’œuvre. Elle n’est synonyme que des tâches requises pour fabriquer
ces biens. Lesquels n’entraînent de demande de main-d’œuvre que si les
hommes sont les mieux placés pour, si l’hypothèse de la supériorité fait sens
dans ce cas précis. Jusqu’ici, c’était le cas. Mais est-ce que ça le sera
toujours ? Il est permis d’en douter.
Ce qui signifie que l’effet productivité peut augmenter la demande de
main-d’œuvre pour une tâche donnée – mais, une fois que les hommes sont
remplacés par une machine plus performante, cet effet disparaît. L’effet du
gâteau plus gros peut aussi augmenter la demande de main-d’œuvre pour
une tâche donnée mais, une fois que les hommes sont évincés, cet effet
disparaît aussi. Enfin, l’effet du changement de gâteau peut augmenter la
demande de main-d’œuvre pour une tâche, mais, là encore, une fois qu’ils
sont délogés par des machines, cet effet s’estompe.
Il existe sûrement des activités pour lesquelles les hommes seront toujours
les mieux placés, quelle que soit la puissance des machines. Tout le monde
s’y retrouvera. Telle est la réaction instinctive la plus courante quand on
parle de l’avenir du travail. Même, dans un monde où les hommes n’auraient
plus que quelques tâches à accomplir, ne pourrait‑il pas y avoir assez de
travail pour tout le monde ?
En effet, il est tout à fait plausible que certaines tâches demeurent : celles
qui sont impossibles à automatiser, possibles mais pas rentables à
automatiser, à la fois possibles et rentables à automatiser mais réservées aux
êtres humains à cause des barrières réglementaires ou culturelles que les
sociétés érigent. Il existe aussi des tâches qui pourraient rester hors de portée
parce que nous apprécions le fait qu’elles soient effectuées par la main de
l’homme, plutôt que par une machine. Un exemple : en 2018, des millions de
gens ont regardé, en ligne, Magnus Carlsen, champion du monde d’échecs,
défendre son titre contre Fabiano Caruana. Les machines pourraient battre à
plate couture les deux joueurs, peu importe, les spectateurs aiment suivre le
mouvement des pièces d’échecs, ainsi que le fait qu’elles soient déplacées
par des mains en chair et en os 386. Autre exemple : des clients d’un bon
restaurant qui se sentent lésés parce que leur café a été préparé par une
machine à capsules plutôt que par un excellent barista, alors que le café à
capsules est souvent le premier choix dans les tests en aveugle. Les gens
apprécient non seulement le goût, mais le fait que quelqu’un ait préparé le
café pour eux 387. Je ne compte pas le nombre de tâches – fabriquer des
meubles, confectionner un costume, préparer un repas, prendre soin des
personnes âgées et des malades – dont nous apprécions le processus sous-
jacent, notamment le fait qu’elles soient prises en charge par des êtres
humains, plus que le seul résultat.
Pour autant, même si quelques tâches résiduelles sont toujours accomplies
par des êtres humains, il est faux de penser qu’il y aura une demande
suffisante pour que tout le monde travaille. Imaginez une grande piscine
remplie de balles. Chaque balle représente un type particulier de tâche, et
chaque tâche est représentée par une balle. La balle est bleue si un être
humain est le mieux placé pour accomplir la tâche en question ; rouge si la
tâche est plus adaptée aux machines. Il y a plusieurs centaines d’années,
presque toutes les balles auraient été bleues. Avec le temps, de plus en plus
de balles sont rouges. C’est l’empiètement sur les tâches tel qu’il a lieu.
Imaginez maintenant que chaque balle varie en taille et en couleur.
Certaines sont gigantesques, d’autres sont minuscules : leur taille correspond
à la demande de telle tâche précise. En principe, même dans un monde où
seules quelques balles sont bleues – un monde où les êtres humains ne sont
plus aptes qu’à accomplir une poignée de tâches résiduelles –, si ces boules
sont suffisamment grandes, il restera une demande suffisante de main-
d’œuvre pour garantir l’emploi de tous. Par exemple, si une de ces tâches
consiste à fabriquer des meubles à la main et qu’il existe une demande
considérable de chaises et d’armoires sur mesure, il est possible que chacun
puisse trouver un emploi de menuisier ou d’ébéniste. Ce serait un monde
étrange et monotone, mais il y aurait suffisamment de travail pour tous.
Or ce genre d’économie, entièrement peuplée d’artisans, est absurde – ce
qui est révélateur. Même à long terme, quand les machines seront mille fois
plus performantes, il ne serait pas surprenant de voir que certaines tâches
seraient toujours aux mains des hommes pour toutes les raisons que nous
avons vues. En d’autres termes, il y aura toujours des balles bleues dans la
piscine. Mais il serait étonnant de découvrir qu’elles sont assez grosses pour
faire vivre tous ceux qui cherchent du travail. C’est possible, mais assez
improbable – et plus le temps passe et l’empiètement sur les tâches continue,
obligeant les êtres humains à se replier sur des types de tâches de moins en
moins nombreux, plus c’est improbable. Plus il y aura de balles rouges, plus
il est improbable que les balles bleues, dont le nombre s’amenuise, soient de
taille décente, et en quantité assez vaste pour fournir des jobs à tout le
monde.
Une fois de plus, pensez aux agriculteurs britanniques. D’une certaine
manière, ils sont déjà dans cette situation. En dépit des progrès
technologiques de l’agriculture ces cent dernières années, ils ont encore des
tâches à accomplir – mais la demande de ces tâches ne suffit que pour
maintenir un dixième des agriculteurs employés par rapport à 1861. Pensez
aussi aux ouvriers britanniques. Là encore, même si les processus de
production ont été de plus en plus automatisés au cours de la seconde moitié
du XXe siècle, il y a encore des tâches à accomplir par des êtres humains –
mais la demande de ces tâches ne suffit que pour maintenir 40 % des
ouvriers employés en 1948.
Rien ne nous empêche d’imaginer que nombre de jobs qui existent
aujourd’hui – et de ceux qui n’existent pas encore – impliqueront des tâches
qu’il vaut mieux confier à des hommes plutôt qu’à des machines. Mais le
nombre de ces tâches va diminuer, et il n’y a aucune raison de penser que la
demande sera suffisante pour que tout le monde travaille.
Tout cela permet de comprendre qu’il est possible que l’Âge du travail
arrive à sa fin. Les machines sont de plus en plus puissantes et accaparent
des tâches jusqu’ici réservées aux hommes. La force de substitution gagne
en puissance sans que personne ne s’en offusque. Pendant un certain temps,
la force complémentaire va continuer à augmenter la demande de travailleurs
ailleurs. Mais, à mesure que l’empiètement se confirme, cette seconde force
faiblit. Les hommes sont complétés sur une palette de tâches qui rétrécit
comme une peau de chagrin. Rien n’autorise à penser que la demande de ces
tâches-là sera assez importante pour que tous travaillent avec une
rémunération décente. Le monde du travail meurt, non pas avec un boum
retentissant, mais suivant un affaiblissement – une diminution progressive de
la demande de main-d’œuvre, puisque la force de substitution l’emporte peu
à peu sur la force de complémentarité, et l’équilibre entre les deux ne penche
plus en faveur des êtres humains.
Cela dit, nous n’avons aucune raison de croire que la demande de main-
d’œuvre s’asséchera à un rythme régulier. Il pourrait y avoir un brusque
regain de l’une ou l’autre force, une explosion de travailleurs évincés d’un
côté, une demande soudaine de main-d’œuvre de l’autre. Par ailleurs, cet
assèchement n’aura pas lieu au même rythme dans tous les secteurs de
l’économie. Une fois de plus, imaginez que certains soient amassés dans une
niche spécifique du marché du travail, incapables de se déplacer pour
profiter d’occasions prometteuses ailleurs. Peut-être que certaines industries
seront plus exposées à une force plutôt qu’à l’autre, peut-être que certaines
régions d’un pays seront plus enclavées que d’autres. N’oublions pas non
plus qu’une baisse de la demande de main-d’œuvre peut se manifester de
différentes façons, pas simplement par une diminution du nombre
d’« emplois ». Les nouvelles technologies risquent de modifier la quantité de
travail, mais aussi sa qualité, c’est-à‑dire la rémunération, le statut, la nature
du job. Sauf qu’à la fin, le nombre d’emplois finit par se tarir. Wassily
Leontief l’avait déjà pressenti. Diminuer les salaires pour répondre à une
demande de main-d’œuvre plus faible est un moyen de freiner le chômage,
mais un moyen provisoire.
« La réduction du prix du travail – des taux de salaire réels – peut retarder,
et dans certains cas retarde effectivement, le remplacement par les machines,
de même que la réduction des rations d’avoine allouées aux chevaux a pu
retarder leur remplacement par des tracteurs. Mais il s’agit du ralentissement
temporaire d’une longue évolution 391. »
Les machines sont de plus en plus performantes, donc les hommes finiront
par être évincés de leurs emplois. Plusieurs économistes ont déjà observé le
phénomène à l’œuvre en analysant les chiffres. Quand Daron Acemoglu et
Pascual Restrepo ont étudié l’impact des robots industriels sur le travail aux
États-Unis de 1990 à 2007, ils ont découvert ce qui correspond au cas de
figure où la force de substitution supplante la force de complément et réduit
la demande de travailleurs. N’oublions pas que, quand nous réfléchissons
aux nouvelles technologies, nous pensons au cas de figure du distributeur
automatique de billets : les machines évincent certaines personnes, mais
augmentent la demande de leur travail ailleurs, et globalement l’emploi reste
le même, voire augmente. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec les robots
industriels. En moyenne, un robot de plus pour mille individus signifie
environ 5,6 emplois de moins dans l’ensemble de l’économie, et des salaires
inférieurs d’environ 0,5 %. Et encore, je parle de 2007, il y a plus d’une
décennie, avant la plupart des avancées technologiques que j’ai présentées
dans les pages précédentes 392.
On pourrait objecter que ce n’est pas vrai pour toutes les technologies,
mais uniquement pour ce qu’on appelle les robots industriels. Ce serait
passer à côté de l’essentiel : de nombreux économistes ont toujours pensé
que ce genre d’effet était à exclure, quelle que soit la technologie. L’illusion
est typique de l’Âge du travail, comme si le progrès technologique finissait
toujours par bénéficier aux travailleurs. Or ici, même en tenant compte du
fait que les robots peuvent compléter les travailleurs dans des secteurs
reculés de l’économie, les hommes ont perdu.
Questions de temps
Graphique 8.3 : Augmentation de la part de revenu des 1 % les plus aisés 410.
Graphique 8.4 : Augmentation de la part de revenu des 10 % les plus aisés aux États-Unis 415.
Nous venons de voir que la part du gâteau qui revient aux travailleurs sous
forme de salaire est de plus en plus inégale. Certains ont un rendement de
leur capital humain beaucoup plus important que d’autres. Mais que
représente cette part liée au travail par rapport au revenu qui va aux
détenteurs de capital classique ?
Graphique 8.5 : Baisse de la part du revenu du travail dans les économies des pays développés 421.
Longtemps, au XXe siècle, on a cru que la part qui allait aux travailleurs et
celle qui allait aux détenteurs de patrimoine avait un rapport stable 422. John
Keynes parlait d’« un des faits les plus surprenants, et les mieux établis, de
toutes les statistiques dont nous disposons » et d’une « forme de miracle ».
Nicholas Kaldor, à qui l’on doit les premiers travaux sur la croissance
économique, y voyait un des six « faits stylisés » de ladite croissance. De
même que les mathématiciens bâtissent leurs raisonnements à partir
d’axiomes irréfutables, pensait‑il, de même les économistes devaient‑ils bâtir
les leurs à partir de six faits irrécusables – ce qu’ils faisaient. Ainsi, la
« fonction de production », soit la formule mathématique qui exprime le
rapport entre les facteurs de production comme les hommes et les machines
et la quantité produite, la plus courante est la fonction Cobb-Douglas, du
nom de ses deux auteurs, Charles Cobb et Paul Douglas. Elle reflète le fait
que ces deux parts du gâteau étaient jugées fixes 423.
Jusqu’ici, ce « miracle » de Keynes tenait debout. Mais, partout dans le
monde, la part qui va aux travailleurs (le revenu du travail) a commencé à
baisser il y a plusieurs décennies, et celle qui va aux détenteurs de capital
traditionnel (le revenu du capital) augmente 424. Dans les pays développés, ce
mouvement a démarré dans les années 1980 et, dans les pays en voie de
développement, les années 1990 425.
Pourquoi un tel déclin ? À mesure que la productivité et les gâteaux
augmentent dans le monde, la part revenant aux travailleurs sous forme de
salaire fond. Au lieu de quoi elle se concentre sur les détenteurs de
patrimoine. L’inversion est particulièrement frappante aux États-Unis où,
jusqu’aux années 1970, productivité et salaires allaient de pair et
augmentaient de concert. Depuis, la première croît alors que les seconds
stagnent, si bien qu’ils divergent, comme le montre le graphique 8.6 426.
À mesure que la part du travail fond, celle du capital croît. La tendance est
évidemment pernicieuse quand on pense aux inégalités, puisque le revenu du
patrimoine est encore plus inégalement réparti dans la société que le revenu
du travail. « Ce schéma apparaît sans exceptions, écrit Thomas Piketty, dans
tous les pays, de tout temps, pour lesquels les données sont disponibles 435. »
Si le revenu qui va aux détenteurs de patrimoine est si disparate, c’est
parce que le nombre de ces détenteurs se réduit. En 2017, l’organisation
caritative Oxfam, présente au forum international de Davos, qui réunit les
dirigeants et les responsables les plus prospères et les plus influents, a publié
un rapport affirmant qu’il y avait huit hommes dont la fortune équivalait à
celle de la moitié la plus pauvre de la population mondiale 436. On peut
toujours pinailler sur ce nombre, mais il existe d’autres chiffres qui
confirment ce trait 437. Les coefficients de Gini en ce qui concerne la
richesse, par exemple, sont deux fois plus élevés que ceux qui ont été
calculés précédemment pour les revenus 438. Thomas Piketty fait remarquer
que les 10 % qui détiennent le patrimoine traditionnel ont la moitié ou plus
de toute la richesse, et, dans certains pays, jusqu’à 70 % de celle-ci alors
que, dans la plupart de ces sociétés, la moitié de la population « n’a
quasiment rien » 439.
Une fois de plus, les États-Unis se distinguent de ce point de vue. Les
50 % d’Américains les moins aisés ne possèdent que 2 % de la richesse
nationale 440. Mais les 1 % les plus riches en détiennent plus de 40 %, alors
qu’ils en avaient moins de 25 % dans les années 1970 441. Et les 0,1 %, une
catégorie qui comprend 160 000 personnes à peine, en possèdent 22 %,
sachant que la moitié de la richesse accumulée aux États-Unis de 1986 à
2002 leur revient 442. Autrement dit, ces 0,1 % détiennent aujourd’hui la
même quantité de richesse que la totalité des 90 % d’Américains les moins
fortunés (voir le graphique 8.7). C’est un retour à un type de société que l’on
croyait dépassé, qui date des années 1930 : une classe de détenteurs de
capitaux mène la belle vie alors que la plupart des gens n’ont presque rien à
côté 443.
Graphique 8.7 : Ascension des 0,1 % 444.
Perspectives d’avenir
Le problème de la répartition
La fin de la route
Le Big State n’est pas encore de ce monde, mais que dire de l’État-
providence ? Il est vrai qu’aujourd’hui, dans la plupart des régions
développées, de nombreuses institutions existent, parallèlement au marché
du travail, dont le but est d’aider les personnes qui n’ont pas de revenus sûrs
ni suffisants. La conception, la complexité et la générosité de ces
mécanismes diffèrent d’un pays à l’autre, mais ils ont un esprit commun et
s’appuient sur un argument vieux de plusieurs siècles, selon lequel la société
a le devoir d’aider les moins fortunés. Certains font remonter l’origine de
cette éthique altruiste au XVIe siècle, plus particulièrement à l’année 1532,
date de publication de l’essai d’un jeune Espagnol nommé Juan Luis Vives
et intitulé De Subventione pauperum. Sur le moment, l’idée fut tellement
controversée que l’auteur avoua à un ami ne pas oser lui préciser le titre de
son livre de peur qu’« il ne tombe entre les mauvaises mains 487 ».
Longtemps, les plus pauvres comptaient sur la charité des plus aisés et des
armées de bénévoles. Peu à peu, cependant, les autorités locales ont
commencé à prêter attention aux mendiants et aux vagabonds en leur
proposant une aide ou la possibilité de travailler.
C’est plus tard, au début du XXe siècle, que ces institutions de secours ont
gagné en générosité et en complexité. Plusieurs pays ont mis au point des
indemnités de chômage, des assurances contre les accidents du travail, une
sécurité sociale et des pensions de retraite pour compenser les dommages
subis par les personnes privées d’emploi, quelles que soient les raisons, et
n’ayant plus de revenus 488. Au Royaume-Uni, cette prise de conscience s’est
cristallisée au moment de la publication du rapport de l’économiste William
Beveridge, en 1942. Malgré son titre un peu sec, Report on Social Insurance
and Allied Services (« Rapport sur l’assurance sociale et les services
connexes »), cette étude eut une influence considérable et fut extrêmement
bien perçue. Les sondages montrent que la majorité des classes sociales de
l’époque soutenait l’appel de Beveridge en faveur de plus d’intervention de
l’État. Pendant la guerre, des exemplaires du rapport circulaient parmi les
troupes et arrivaient au pied des lignes ennemies ; on en a même trouvé,
soigneusement annotées, dans le dernier bunker d’Hitler 489.
Depuis, nombre de propositions ont été faites pour s’assurer que chacun,
dans une société donnée, ait un revenu suffisant. Certaines sont restées à
l’état de théorie, d’autres sont devenues de vraies politiques. Dans la plupart
des cas, ces projets ont tendance à s’appuyer sur le marché du travail et
visent à augmenter les revenus, soit par le biais de l’emploi, soit par le biais
de l’éducation 490. Un exemple : les « crédits d’impôt pour le travail » ou les
« crédits d’impôt pour le revenu gagné » proposent des indemnités
compensatoires aux gens qui gagnent moins qu’un certain montant, en dépit
de leur emploi (ces crédits sont donc « gagnés » grâce à leur travail) ; et la
plupart des pays de l’OCDE ont adopté ce type de mesures au cours des
dernières années. Les subventions salariales directes sont un autre moyen de
remédier à l’insuffisance des revenus : auquel cas l’État, plutôt que de
proposer des crédits d’impôt, subventionne directement les travailleurs
faiblement rémunérés. Toutes ces politiques tâchent de faire en sorte que « le
travail soit payant » – ou, quand il s’agit d’indemnités de chômage, qui
exigent généralement des bénéficiaires qu’ils recherchent un nouvel emploi,
que « la recherche d’emploi soit payante ».
Comme des institutions et des interventions visant à augmenter les
revenus fonctionnent déjà dans le monde entier, pourquoi ne pas simplement
essayer de les améliorer et de les étendre, avec des financements
supplémentaires et quelques ajustements ? Pourquoi avons-nous besoin d’un
État plus présent ? La réponse est la suivante : presque tous ces dispositifs
ont été conçus pour un monde où l’emploi est la norme, et le chômage une
exception temporaire. Dans un monde où il y aurait beaucoup moins de
travail, ni l’une ni l’autre proposition ne ferait sens.
Revenons au rapport Beveridge, conçu pour bénéficier à la société
britannique. Le marché du travail en était le pivot. Les gens qui avaient un
emploi versaient une contribution à un pot commun destiné à aider ceux qui
ne pouvaient pas travailler (éventuellement les malades ou les personnes
âgées), ainsi que ceux qui étaient capables de travailler mais étaient
temporairement sans emploi. Les chômeurs pouvaient profiter de ce pot,
mais à condition d’être prêts à se former à un nouveau travail tout en
percevant cette aide. Aujourd’hui, ce type de dispositif est ce qu’on appelle
un « filet de protection sociale », mais il est censé agir davantage comme un
trampoline pour que les gens retrouvent un job après un accident. En cas de
chômage technologique, cette approche ne tiendrait pas. Avec moins
d’emplois, il serait beaucoup plus difficile de rebondir après un accident. Le
trampoline commencerait à se déformer et à craquer sous le poids de tous
ceux qui s’y rassembleraient pour être aidés 491.
Le but du rapport Beveridge était de s’attaquer aux « cinq maux géants »
dont souffrait le Royaume-Uni : « l’indigence, la maladie, l’ignorance, la
misère, le désœuvrement », ce qui veut dire que ce n’était pas un document
de politique ordinaire. Son ton était rageur, polémique, et l’auteur appelait
les lecteurs à prendre les armes dès les premières lignes en évoquant « un
moment révolutionnaire de l’histoire du monde » et en affirmant qu’« il faut
être révolutionnaire et non pas faire du rapiéçage 492 ». Il est probable que
nous nous approchions de ce genre de tournant, qui risque d’être encore plus
marqué. Car les problèmes auxquels répondait Beveridge étaient des
problèmes graves, mais limités à certaines catégories de la société,
essentiellement les plus défavorisées, alors que le chômage technologique
touchera beaucoup plus de catégories. Spontanément, nous aurons du mal à
réaménager et à bousculer les institutions dont nous avons hérité. Alors,
prenons exemple sur William Beveridge et affranchissons-nous de nos vieux
réflexes pour envisager les choses sous un jour entièrement nouveau.
Dans cet esprit, notre Big State devra jouer deux rôles principaux. Il devra
imposer de manière significative ceux qui conservent un capital et des
revenus de valeur. Et trouver la meilleure façon de partager l’argent collecté
avec ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre.
Les impôts
Imposer le capital
Deuxièmement, le Big State doit aussi imposer les détenteurs de
patrimoine ou de capital classique. La proposition va peut-être de soi, vu ce
que j’ai dit sur la façon dont les nouvelles technologies augmentent la part
du gâteau allouée aux détenteurs de patrimoine, mais, de ce point de vue, les
responsables politiques risquent d’avoir à déplacer une montagne encore
plus haute, et pas seulement pour des raisons politiques. Ce défi vient en
partie du fait qu’il est théorique : les modèles économiques en vogue
aujourd’hui recommandent d’appliquer un taux d’impôt zéro pour les
détenteurs de patrimoine. Un de leurs arguments veut que les impôts sur le
capital créent des distorsions qui augmentent de façon explosive avec le
temps, il faut donc les éviter. Un autre veut qu’on puisse toujours taxer le
travail de façon efficace, alors pourquoi s’ennuyer à taxer le capital 494 ? Les
économistes ont beau reconnaître que ces modèles sont limités, l’idée s’est
pourtant répandue dans leur profession : à savoir que chaque fois qu’on
envisage de taxer le capital classique, il faut tout reprendre à zéro. Comme
l’écrit très justement Thomas Piketty, « le taux d’impôt du patrimoine à zéro
reste une référence importante dans l’enseignement de l’économie et dans
les discussions politiques 495 ». Il va donc falloir que cette référence change.
D’un point de vue pratique, l’idée d’imposer le capital souffre d’une
grande difficulté, bien plus que l’idée d’imposer le travail. Je pense aux
récents débats sur la taxation des robots, une mesure préconisée, entre autres,
par Bill Gates, lequel a provoqué des débats houleux. « Aujourd’hui, si un
ouvrier effectue un travail en usine qui vaut 50 000 dollars, ce revenu est
imposé. Si un robot fait le même travail, il serait logique qu’il soit imposé au
même niveau 496. »
Bien avant Bill Gates, la taxation des robots faisait déjà parler d’elle. Dans
les années 1980, quand l’automatisation était particulièrement redoutée, un
journaliste du Washington Post enquêta sur le sujet en allant dans les
bureaux d’un syndicat de constructeurs automobiles, « dans le cœur malade
du pays de la construction automobile […] un dimanche après-midi gris
ardoise ». Il poursuivait ainsi :
« Des experts nous ont expliqué pourquoi les robots allaient transformer les cols bleus en
aberration. Au début, les ouvriers avaient l’air perplexes. Puis furieux. À la fin de la journée, une
vingtaine d’entre eux a pris la parole en accusant ce “putain de syndicat” de ne pas défendre leurs
intérêts 497. »
Trouver les propriétaires de capitaux n’est pas non plus facile. À part la
Suisse, aucune capitale financière ne publie de statistiques détaillées sur le
montant de la richesse étrangère détenue par ses banques. Beaucoup des
détenteurs de ces capitaux ne veulent pas que les autres le sachent 503.
L’impôt sur les successions va aussi devenir plus important. Surnommé
« impôt de la mort » dans les pays anglo-saxons, il s’agit de la fiscalité la
plus décriée. Les parents sont convaincus qu’ils doivent pouvoir transmettre
ce qu’ils veulent à leurs enfants, lesquels sont convaincus qu’ils ont le droit
d’hériter sans entraves de leurs géniteurs 504. Par conséquent, c’est un impôt
que la majorité des pays essaient de diminuer actuellement. Dans les pays de
l’OCDE, par exemple, la part des recettes gouvernementales qui vient des
droits de succession a été réduite de trois cinquièmes par rapport aux
années 1960 (passant de plus de 1 % à moins de 0,5 %). Certains pays les
ont même entièrement supprimés 505. Et ce alors que la richesse héritée est un
des principaux leviers d’inégalité et un élément essentiel pour comprendre
comment certains ont accumulé une telle fortune. En Amérique du Nord, au
cours des quinze dernières années, le nombre de milliardaires ayant hérité
leur fortune a augmenté de 50 % 506.
Nous sommes à l’Âge du travail, résignés à l’idée qu’il faut imposer le
capital humain légué à chacun. Nous taxons les salaires et les traitements de
travailleurs, donc, indirectement, les talents et les compétences avec lesquels
ils ont eu la chance de naître. Vu la raréfaction du travail qui se profile, il va
falloir s’habituer à l’idée de taxer davantage le capital classique hérité.
Graphique 10.2 : Taux d’imposition nominaux et effectifs sur les bénéfices des sociétés
américaines 510.
Une fois que le Big State a perçu les recettes qui lui reviennent, comment
doit‑il les dépenser ? Au XXe siècle, comme nous l’avons vu, il les dépensait
en prenant en compte le marché du travail. Les recettes servaient à financer
les allocations des chômeurs, à les accompagner dans leur recherche
d’emploi et à garantir un revenu minimum aux professions les moins bien
rémunérées. Malheureusement, dans un monde où le travail est une denrée
rare, cette solution sera beaucoup moins pertinente.
D’où l’enthousiasme de tous ceux que cette perspective inquiète pour
l’idée de revenu universel (appelé UBI, Universal basic income, en anglais),
ou de revenu de base (RBI, Revenu de base inconditionnel), qui serait un
montant alloué à chacun, qu’il ait un emploi ou non. Le revenu universel
contourne donc entièrement le marché du travail, puisqu’il ne dépend pas de
l’emploi. L’idée n’est pas seulement défendue par les personnes qui
redoutent les conséquences de l’automatisation. C’est même une des rares
propositions qui suscite l’intérêt de tout le spectre politique et réunit des
responsables de tous bords. La droite l’apprécie parce qu’elle est simple et
promet d’en finir avec la complexité inefficace des systèmes de protection
sociale existants. La gauche la promeut parce qu’elle est synonyme de
générosité et promet d’en finir avec la misère. De notre point de vue, ce sont
les conséquences sur la question du travail qui nous intéressent.
Là encore, si l’emballement que l’on constate est nouveau, l’idée ne l’est
pas. Le premier à l’avoir proposée est Thomas Paine, un des Pères
fondateurs de l’Amérique, dans un pamphlet publié en 1796. Dès les
premières pages, l’auteur évoque son indignation un jour où il entendit un
prédicateur expliquer que « Dieu a créé les riches et les pauvres », et il
affirme que c’est faux : Dieu n’a jamais créé les inégalités, il a donné à
chacun « la terre en partage ». Or, autour de lui, seule une poignée de
propriétaires terriens profitent de cet héritage, si bien qu’il propose de créer
un fonds pour que chacun reçoive une dotation annuelle en liquide pour
compenser la perte, une forme de revenu universel 515. C’était à la fin du
XVIIIe siècle, mais l’idée revient régulièrement dans le discours politique
sous différents noms – dividende territorial, universel, prime d’État, revenu
citoyen… – et on ne compte plus les grands noms qui l’ont portée, du
philosophe anglais Bertrand Russell à Martin Luther King, défenseur des
droits civiques américain.
Le large soutien dont bénéficie le revenu universel masque le fait que ses
principaux points font l’objet de doutes et de désaccords. Par exemple,
comment effectuer les versements ? Les partisans du revenu universel
affirment souvent que le paiement en espèces est un élément
« fondamental » de leur proposition, mais, en pratique, il existe des moyens
aussi raisonnables d’accroître la prospérité des personnes 516. Par ailleurs, il y
a divers moyens indirects de répartir les richesses. Par exemple, en
permettant à tous d’accéder à des services essentiels à moindres frais, auquel
cas c’est l’État qui prend en charge les coûts. Aux États-Unis, 44,2 millions
de personnes environ profitent du Food Stamp Program (Programme de bons
alimentaires), pour un montant annuel de 1 500 dollars par personne 517. En
Angleterre, la santé et l’éducation sont gratuites pour tous ceux qui le
souhaitent, pour un montant annuel de plusieurs milliers de livres par
personne et par an 518. Additionnez toutes ces sommes et vous avez une
forme de revenu universel – que l’État a déjà dépensé pour vous.
Et si les versements se faisaient en espèces, quel devrait être leur
montant ? Un montant basique, vous répondra un adepte de la proposition.
Mais que signifie « basique » ? Certains vous diront que basique signifie
basique, c’est-à‑dire pas grand-chose. John Kenneth Galbraith recommandait
de prévoir « un revenu minimum essentiel pour assurer la dignité et le
confort de tous 519 ». Friedrich Hayek était aussi en faveur d’un « revenu
minimum pour chacun 520 ». Aujourd’hui, les principaux défenseurs du
revenu universel sont plus ou moins d’accord. Annie Lowrey, auteur de Give
People Money, plaide pour « juste assez pour vivre et pas plus » ; Chris
Hughes, auteur de Fair Shot, plaide pour 500 dollars par mois 521. Mais il y
en a qui raisonnent différemment. Je pense à Philippe Van Parijs, un
philosophe et économiste belge qui est un des meilleurs avocats du revenu
universel. Son but est de bâtir une société « authentiquement libre », peuplée
de citoyens qui ne dépendent pas de ce qu’ils gagnent. C’est un objectif
beaucoup plus ambitieux que celui de Galbraith ou de Hayek – et aussi
beaucoup plus coûteux. Ou prenez Thomas Paine, qui est à l’origine de
l’idée : à ses yeux, il ne s’agissait ni d’éradiquer la pauvreté comme
Galbraith, ni de fournir une sécurité minimum comme Hayek, ni de bâtir une
société libre comme Van Parijs, mais d’imaginer une forme de compensation
pour la privation de terre. Ce revenu devait être assez élevé pour que chacun
puisse « s’acheter une vache et des outils pour cultiver quelques arpents de
terre » (l’équivalent, dit‑on, de la moitié du salaire annuel d’un ouvrier
agricole de l’époque 522). Là encore, cela représente une belle somme.
Le sens de « basique » dépend donc en grande partie de l’objectif de ce
revenu. Galbraith et Hayek insistaient sur la notion de minimum parce que
leur ambition pour ce revenu était modeste. Galbraith cherchait à mettre fin à
la misère, mais il n’allait pas plus loin ; il pensait à un niveau de vie plancher
en dessous duquel personne ne devrait tomber. Hayek y voyait le moyen
d’être sûr que chacun ait une sécurité économique minimum – « nourriture,
logement et vêtements » –, que chacun soit en bonne santé et à même de
travailler, mais guère plus. Mais, dans le contexte actuel, où le travail se fait
rare, le but est plus proche de celui de Van Parijs et de Paine. Il ne s’agit pas
de fournir un revenu que l’on pourrait compléter en travaillant, mais d’un
revenu tout court.
Enfin, je poserai une dernière question à propos de l’idée d’un revenu de
base. Quelles seraient les conditions liées à ce versement ? La plupart des
partisans répondraient que, par définition, il ne peut pas y en avoir. Certes,
mais dans un monde avec moins de travail, il me semble crucial de
compléter. Pour faire face au chômage technologique, dirai-je, nous aurons
besoin de ce que j’appelle un revenu de base conditionnel.
Les gens qui affirment que le RBI doit être absolument « universel » ont,
en général, deux idées en tête : l’allocation doit être ouverte à tous ceux qui
le souhaitent et mise à leur disposition sans conditions. Le RBI que je
propose est différent de ce double point de vue. Il ne doit être disponible que
pour certaines personnes et assorti de conditions.
La politique d’admission
Quand les défenseurs du RBI affirment que le revenu de base doit être
accessible à tous, ils sous-entendent rarement à « tout le monde ». Une
interprétation littérale de l’universalité impliquerait que n’importe qui
pourrait aller dans un pays doté d’un RBI, prendre son argent et rentrer
directement chez lui. Pour éviter ce scénario, la plupart imaginent un RBI
qui ne serait disponible que pour les citoyens du pays qui le verse. (C’est
pourquoi il est parfois baptisé « revenu citoyen ».) Cet ajustement est
souvent perçu comme si la question était réglée, alors qu’il ne correspond
qu’au début du problème. Car il reste une question fondamentale et sans
réponse : qui a le droit de se dire citoyen ? Qui fait partie de la communauté
et qui en est exclu ? Les défenseurs de l’UBI ne mentionnent jamais la
moindre politique d’admission 523.
Pour que le lecteur comprenne les enjeux des conditions d’admission,
j’évoquerai le cas des tribus amérindiennes des États-Unis. Partout dans le
pays, les Amérindiens ont droit à de larges terrains qui leur sont réservés
pour qu’ils y vivent. À l’intérieur de ces réserves, chaque tribu est autorisée
à administrer certaines de ses affaires suivant le principe de « souveraineté
tribale » officiellement reconnu par le gouvernement fédéral 524. La vie
économique dans les réserves a toujours été difficile : les Amérindiens sont
le groupe racial qui a le taux de pauvreté le plus élevé (26,2 % contre une
moyenne nationale de 14 %), et le taux de suicide chez les jeunes est 1,5 fois
supérieur à la moyenne nationale 525. À tel point que certaines réserves
profitent de leur souveraineté pour se lancer dans le jeu et construire des
casinos afin d’attirer les étrangers et stimuler l’économie locale.
Aujourd’hui, près de la moitié des tribus gère des casinos, dont certains sont
modestes, mais d’autres assez grands pour rivaliser avec ceux de Las Vegas.
Dans l’ensemble, c’est donc une excellente affaire, qui a rapporté plus de
30 milliards de dollars par an 526.
L’histoire est intéressante parce que les tribus qui regorgent de liquidités
ont été obligées de mettre en place un « programme d’allocation des
revenus » pour répartir les recettes parmi leurs membres, lequel a beaucoup
de points communs avec le revenu universel, puisque tous les membres de la
tribu, souvent sans fournir d’efforts en échange, bénéficient d’une tranche de
ces recettes. Les sommes peuvent être importantes, puisqu’elles vont jusqu’à
quelques centaines de milliers de dollars chacun, mais c’est là que le bât
blesse : l’allocation incite certains membres à en exclure d’autres pour avoir
une tranche plus importante. À tel point que les États-Unis souffrent
actuellement d’une véritable épidémie d’« exclusion tribale » : d’anciens
membres sont privés de leur statut, exclus de la réserve et ostracisés loin de
leur tribu par des chefs tribaux corrompus.
Plus la raréfaction du travail se confirmera, plus le risque d’exclusion sera
fort. Le problème des Amérindiens prouve que la réponse à apporter aux
questions de citoyenneté risque d’être délicate. La réaction de certains
membres a été d’élever des barrières – une réaction que l’on peut observer
dans d’autres contextes. Prenez la crise financière de 2008 et la rhétorique
anti-migrants, qui s’est durcie dans de nombreux pays : « ils nous piquent
nos boulots », « ils profitent de nos services publics »… Instinctivement,
collectivement, les gens cherchent à resserrer les frontières de leur
communauté, restreindre les conditions d’admission et limiter le sens de
« nous ». Par ailleurs, le « chauvinisme social » ou le « nationalisme de
l’État-providence » – un État-providence plus généreux et ouvert à moins de
gens – se renforce. En Europe, par exemple, une enquête montre qu’il existe
aujourd’hui « une défense accrue de l’idée d’une redistribution réservée à
ceux qui sont “nés sur place” et une forte opposition aux migrants et à
l’accès automatique aux prestations pour les nouveaux arrivants 527 ».
À l’Âge du travail, on réagit automatiquement en expliquant que les
immigrants contribuent à agrandir le gâteau économique parce qu’ils sont là
pour travailler. Accueillir de nouveaux membres ne signifie pas que les
autres ont droit à une tranche réduite. Au contraire, le revenu par tête est plus
important, et il y a plus à partager. Mais, dans un monde dominé par le
chômage, ce raisonnement est moins évident. Les nouveaux membres ont
moins d’occasions de contribuer à la prospérité en travaillant. Il y a plus de
chances, en tout cas au début, qu’ils dépendent des efforts et de la
productivité des autres pour avoir de quoi vivre. De fait, ils risquent de
réduire la taille de leur tranche. Si c’est le cas, il sera plus difficile de
répondre à l’hostilité contre les étrangers avec des arguments économiques.
En bref, un monde où le travail est moindre ne nous permettra pas d’éviter
la question qui consiste à savoir qui fait partie de la communauté et qui n’en
fait pas partie. Le revenu universel conditionnel nous oblige à aborder la
question frontalement, plutôt que d’essayer de l’esquiver avec le revenu
universel tout court.
La question de la diversité
Autre réponse à la question de la solidarité : faire en sorte que la politique
d’admission au revenu universel conditionnel soit plus exclusive. Car les
gens seront tentés de se replier ou de réduire l’accès à leur communauté.
L’expérience des Amérindiens et les réactions à la crise de 2008 en sont la
preuve. Il existe de nombreux travaux de chercheurs américains qui, même
s’ils sont contestés, montrent que cette réaction de retrait peut être efficace,
car il y a un rapport entre la générosité des dotations de l’État et la diversité
de la communauté à laquelle ces dotations sont allouées. D’après certains
économistes, les villes américaines où la diversité ethnique est plus marquée
dépensent moins pour les biens publics tels que l’éducation, les routes ou la
collecte des ordures 531.
Certains vont jusqu’à dire que c’est à cause du problème racial que les
États-Unis n’ont jamais eu un État-providence comme en Europe. Les
minorités de couleur étant surreprésentées parmi les pauvres, voyant que la
violence raciale persiste, les Américains blancs rechignent à financer un
État-providence qui serait amené à accorder des allocations
disproportionnées à ces minorités 532. Robert Putnam, un politologue
américain qui travaille sur les questions de confiance et de solidarité sociale,
a provoqué une polémique à cause de l’extrait suivant :
« Les effets de la diversité sont pires qu’on ne le pensait. Non seulement nous ne faisons pas
confiance aux personnes qui sont différentes de nous. Mais, dans les communautés marquées par la
diversité, nous ne faisons pas confiance à celles qui nous ressemblent 533. »
Évidemment, il n’y a pas lieu de se réjouir des conclusions de ces travaux.
J’ose espérer que le meilleur moyen de développer la notion d’État-
providence aux États-Unis est d’améliorer les rapports entre les races plus
que de militer en faveur d’une homogénéisation de la population. Pour lui
rendre justice, il faut ajouter que Robert Putnam était furieux de voir des
gens citer l’extrait ci-dessus hors de son contexte, car cela « biaisait », dit‑il,
ces travaux 534. Car lui-même est profondément convaincu qu’il est essentiel
de développer les valeurs d’inclusion, et non d’exclusion, et d’entretenir un
« nous » qui fasse barrage à ce genre de réactions.
Quoi qu’il en soit, ces travaux doivent nous alerter. La diversité n’est pas
seulement une question de race. Nous sommes nombreux à penser que nous
avons plus d’obligations vis-à-vis de nos proches que vis-à-vis d’un étranger
dans la rue ; la communauté où nous vivons se situe entre les deux, elle est
faite d’intérêts communs, d’espaces partagés, de travail ; elle est synonyme
de nation. Mais quelle est sa valeur morale ? Protéger et valoriser sa
communauté, est-ce un réflexe xénophobe, provincial ? Et si les frustrations
des Américains qui martèlent American jobs for American workers (« Des
emplois américains pour les travailleurs américains 535 ») cachaient des
« griefs légitimes », demande Michael Sandel ? Que dirions-nous si nous
entendions le slogan équivalent, American income for American citizens
(« Un revenu américain pour les citoyens américains ») ? Vous avez le droit
de juger qu’une communauté n’a aucune valeur morale, mais que dire de sa
valeur pratique ? Si durcir les conditions d’admission permet de renforcer la
solidarité sociale, si c’est le seul moyen d’empêcher une communauté
déchirée par des divisions trop profondes d’éclater, pourquoi ne pas
abandonner la dimension morale de l’ouverture à l’autre, sachant que, sans
exclusion, nous sommes au bord de l’explosion ?
Les questions relatives à la justice distributive, c’est-à‑dire la façon dont
nous partageons les ressources dans la société, vont devenir de plus en plus
urgentes. Mais les questions relatives à la justice contributive, c’est-à‑dire la
façon dont nous faisons en sorte que chacun ait l’impression que ses
concitoyens donnent quelque chose à la société, seront aussi de plus en plus
pressantes. Le revenu universel répond à la première série de questions, mais
pas à la seconde. Le revenu universel conditionnel, parce qu’il dit
explicitement qui est éligible au paiement et à quelles conditions, répond aux
deux 536.
Un État qui partage le capital
Jusqu’ici, je me suis concentré sur une des tâches du Big State : taxer les
revenus là où ils sont concentrés pour répartir les recettes parmi ceux qui en
ont peu, éventuellement suivant un certain nombre de conditions n’ayant
rien d’économique, afin de préserver la solidarité sociale. Mais l’État ne doit
pas se contenter de taxer les revenus, il doit aussi répartir le capital valorisé,
lequel est la première source de ce revenu. Alors qu’un revenu universel ou
un revenu universel conditionnel fourniraient un revenu de base, il s’agirait
d’une dotation de base – qui donnerait aux gens non pas un flux régulier
d’argent, mais un stock de capital classique à conserver 537.
De mon point de vue, deux raisons justifient que l’on partage le capital.
D’abord, l’État aurait moins besoin d’intervenir pour répartir les revenus.
S’il y avait plus de détenteurs de capital monnayable, les revenus
circuleraient de façon plus équitable et plus naturelle dans la société.
Ensuite, cela contribuerait à réduire les divisions économiques qui minent la
société. Si la répartition du capital ne change pas, et si l’État se contente de
répartir les revenus, ces profonds déséquilibres se maintiendront. Beaucoup
de gens continueront à dépendre de l’État pour bénéficier du fruit des efforts
des autres. Si nous ne surmontons pas ce problème, je crains que ces
divisions économiques ne se transforment en fractures sociales : conflit de
classes et de pouvoir au sein d’une même société, et, pour beaucoup, pertes
de statut et de respect 538. Répartir le capital et s’attaquer directement aux
déséquilibres économiques sous-jacents sont deux moyens dont dispose
l’État pour éviter ces fractures.
En réalité, c’est ce qui se passe depuis le début du XXe siècle, dans la
mesure où l’État tâche de répartir le capital humain monnayable grâce à
l’instruction publique : les meilleures écoles et les meilleures universités
sont ouvertes à tous, pour éviter que seule une poignée de privilégiés ayant
bénéficié d’une vraie scolarisation puissent exploiter leurs talents. Mais plus
le travail se fera rare, plus le Big State devra intervenir pour répartir le
capital patrimonial.
Cette répartition pourrait aussi avoir lieu sans l’intervention de l’État,
mais c’est peu probable. Pour illustrer mon propos, j’évoquerai l’histoire de
Juno, une entreprise de taxis comparable à Uber. À une différence près :
Uber appartient aux fondateurs, alors que Juno appartenait, en tout cas au
début, aussi à certains chauffeurs. Ces derniers pouvaient en effet proposer
leurs services à condition de choisir : soit ils achetaient une part qui valait
100 dollars, soit ils pouvaient commencer à accumuler des actions Juno : si
l’entreprise décollait, les chauffeurs auraient un revenu supplémentaire issu
de leurs actions. C’était une promesse, qui n’a jamais été tenue. Un an après
sa création, Juno a été racheté par Gett, autre start-up de VTC, dont les
propriétaires ont tout de suite retiré aux chauffeurs la possibilité d’acheter
des actions. Les dirigeants de Gett n’ont pas résisté à l’idée de prendre le
contrôle du capital monnayable pour se réserver les dividendes 539. Si la start-
up Juno a été tellement vantée comme un modèle de participation
actionnariale, et si les exemples sont si rares, c’est que la libre concurrence
donne rarement lieu à un partage de capital.
En théorie, le marché des capitaux encourage déjà à pratiquer ce que je
viens de décrire. En achetant des actions, les gens arrivent à être
propriétaires de leur participation d’un capital monnayable ailleurs dans
l’économie (ou dans une autre économie). Le problème, pour parodier un
vieux proverbe anglais qui s’applique à la justice, c’est que le marché
boursier « est ouvert à tous – comme le Ritz 540 ». En pratique, les gens n’ont
ni les moyens financiers ni les compétences pour investir à profit. Aux États-
Unis, par exemple, comme nous l’avons vu dans le chapitre 9, les 10 % les
plus aisés sont presque tous propriétaires d’actions mais, parmi les 50 %
inférieurs, seuls un tiers le sont 541. Il reste donc une possibilité : l’État achète
des actions au nom de ceux qui n’en possèdent pas et réunit ses
investissements dans un fonds de placement citoyen.
L’idée n’est pas nouvelle. Les fonds souverains que nous connaissons
jouent ce genre de rôle, puisqu’il s’agit de fonds qui appartiennent à l’État,
lequel a une large palette d’investissements possibles. Le plus grand fonds
souverain de ce type appartient à la Norvège et vaut la modeste somme de
1 000 milliards de dollars. Il date de 1990, l’année où le pays a découvert
qu’il avait du pétrole et du gaz mais, plutôt que de dépenser ses recettes, le
gouvernement a décidé de créer un fonds « au nom du peuple norvégien 542 ».
La population étant de 5,2 millions d’habitants environ, cela veut dire que
chaque citoyen possède une participation de 190 000 dollars. Et chaque
année, une partie de ce fonds est prélevée et dépensée dans l’économie
norvégienne.
Il y a aussi le Fonds permanent de l’Alaska, qui représente la valeur plus
modeste de 60 milliards de dollars. Depuis 1976, un quart des redevances
annuelles provenant de la production de pétrole et de gaz de l’État d’Alaska
est conservé dans un fonds. Et chaque année, un pourcentage du fonds est
prélevé et dépensé pour tous les habitants d’Alaska, cette fois-ci sous forme
de versements directs à chacun – soit 1 400 dollars par an pour chaque adulte
et enfant 543.
À l’heure qu’il est, cela dit, ces cas restent des exceptions. Dans beaucoup
de pays, comme le montre le graphique 10.3, le capital détenu par l’État, par
rapport au revenu national, a tendance à diminuer, alors que le capital détenu
par des privés, par rapport au revenu national, augmente.
Plus nous nous approchons d’un monde ayant moins de travail, plus la vie
économique sera dominée par les grandes entreprises technologiques – ce
qu’on appelle les Big Tech. Et plus celles-ci auront du pouvoir politique.
Elles n’influenceront pas seulement la façon dont nous interagissons sur le
marché, ce que nous achetons et vendons, mais la façon dont nous vivons en
société, notre vie en tant qu’animaux politiques. Il est donc aussi utile de
comprendre l’essor des Big Tech et la nature de leur pouvoir politique que
de donner un sens au déclin du travail. Dans un monde proposant moins de
travail, contraindre ces Big Tech sera un objectif de plus en plus important.
À l’heure actuelle, malheureusement, nous sommes loin d’être prêts à
relever les manches.
Pourquoi « Big » ?
Toutes ces raisons expliquent que nos économies soient vouées à être
dominées par des géants des technologies. Cependant, il est rare que l’État
ne voie pas d’un mauvais œil ce genre de concentration. Le droit de la
concurrence est né à partir de l’idée – pour le dire très brièvement – que les
monopoles sont néfastes et que la concurrence est saine 573. De fait, partout,
les Big Tech sont en conflit avec les autorités chargées de veiller à la libre
concurrence. Pourquoi ? Soit parce qu’elles ont déjà le monopole d’un
marché, soit parce qu’elles aspirent à l’avoir.
Je précise que cette volonté de pouvoir (économique) n’est pas propre aux
nouvelles technologies. Il suffit de voir ce qui s’écrit sur le management et la
stratégie d’entreprise. Tous ces conseils visent la domination ou la
suprématie économique sur tel ou tel marché, le tout enrobé dans un
vocabulaire faussement bienveillant propre à cette littérature. Je pense, entre
autres, à Michael Porter, gourou de ce type de mentalité depuis plusieurs
décennies. Les deux livres qu’il a publiés dans les années 1980, L’Avantage
concurrentiel et Choix stratégique et concurrence, trônaient sur les étagères
de tous les grands dirigeants de l’époque. Quel était le but que ces essais
incitaient les lecteurs à atteindre ? Dominer. D’abord, en identifiant les
marchés assez mûrs pour être monopolisés (voire créer de nouveaux marchés
pour), ensuite, en imposant son pouvoir par l’exclusion du plus de
concurrents possibles de ce marché. Certains auteurs affectent un ton
vaguement plus candide : l’entrepreneur Peter Thiel, par exemple, qui
explique dans le Wall Street Journal que « la concurrence, c’est bon pour les
losers. Si vous voulez créer et accumuler de la valeur, essayez d’avoir le
monopole 574 ».
En quoi l’absence de concurrence est-elle un problème ? L’argument mis
en avant par les autorités est le suivant : avoir le monopole d’un marché
implique moins de « bien-être social », sur le moment et à plus long terme.
Ce bien-être est moindre parce que les sociétés toutes-puissantes en profitent
pour gonfler leur chiffre d’affaires, soit en augmentant les prix de leurs
produits, soit en proposant des produits et des services de moins bonne
qualité. Il sera moindre à plus long terme parce que, sans concurrence, ces
entreprises sont moins enclines à investir et innover. Les monopoles sont
donc inefficaces du point de vue à la fois « statique » et « dynamique »,
nuisibles à l’économie présente et future. Voilà les arguments qui justifient
certains procès gagnés contre Microsoft, Facebook, Apple et Google (la
rumeur veut qu’Amazon risque aussi d’avoir des ennuis 575).
En pratique, l’argument en faveur de la concurrence est difficile à
exploiter. D’abord, il est compliqué de se mettre d’accord sur ce qu’on
entend par « bien-être social ». Est-ce que cela veut dire que les
consommateurs sont heureux ou satisfaits ? Qu’on ne se soucie pas des
entreprises ? Et une fois qu’on a décidé ce qui était le plus important,
comment le mesurer ? Les manuels d’économie expliquent qu’il faut
regarder les prix et imaginer qu’ils seraient bien plus faibles s’il y avait plus
de concurrence. Oui, sauf que beaucoup de grandes entreprises offrent déjà
des produits gratuits. Ensuite, de quel « marché » parle-t‑on exactement ?
Regardez Google. Si on se dit que c’est une société du marché de la
recherche en ligne qui contrôle 64 % de la recherche et 88 % de la publicité
qui va avec, cette concentration devrait nous alarmer au plus haut point.
Mais est-ce le marché primaire de Google ? Sachant que les revenus de
l’entreprise viennent essentiellement de la publicité, son marché primaire est
plutôt la publicité. Auquel cas la situation est moins choquante. Aux États-
Unis, le marché de la publicité sur les moteurs de recherche est évalué à
17 milliards de dollars (16,6 milliards d’euros), pour un marché de la
publicité totale de 495 milliards (484 milliards d’euros). Donc, même si
Google finissait par dominer tout le marché américain, elle ne détiendrait
que 4 % de ce marché. « De ce point de vue, écrit Peter Thiel, Google est un
joueur de deuxième catégorie dans un monde concurrentiel 576. »
En bref, il est très délicat de répondre aux questions les plus évidentes
liées à la libre concurrence. Et le comble, c’est qu’un monopole peut être
une très bonne chose. La proposition a tout l’air d’un sacrilège, mais elle ne
l’est pas, ce qu’a démontré Joseph Schumpeter, pour qui le moteur de
l’économie était l’innovation, « caractéristique première de l’histoire
économique de la société capitaliste ». Un entrepreneur qui n’a aucune
perspective de profits substantiels n’a aucun intérêt à innover, explique-t‑il.
Le succès se paie en termes d’efforts, mais aussi d’espèces sonnantes et
trébuchantes, et l’idée que le monopole lui profitera est sa principale
motivation pour innover et entreprendre. Le monopole est « l’appât qui attire
le capital et l’incite à prendre des voies jamais empruntées 577 ». Qui plus est,
le profit n’est pas simplement une conséquence de l’innovation, mais un
moyen qui permet de l’alimenter. Très souvent, la recherche et le
développement sont financés par les coffres bien remplis des entreprises qui
réussissent. Google a lancé de nombreuses initiatives coûteuses qui ont
échoué : Google Glass, Google Plus, Google Wave, Google Video. Un seul
de ces échecs aurait suffi à plomber une société plus modeste. Google s’est
maintenu en dépit de ces flops grâce aux profits générés par ses initiatives
qui, elles, ont marché.
Joseph Schumpeter n’avait aucun scrupule vis-à-vis de l’idée de
monopole. Les économistes, écrivait‑il, « qui ne visent que les prix élevés et
les restrictions de production », passent à côté de l’essentiel – la toute-
puissance économique n’est jamais permanente. Avec le temps, les
monopoles d’aujourd’hui seront renversés par « l’ouragan perpétuel de la
destruction créatrice 578 ». De nouveaux les remplaceront, mais
provisoirement, puisqu’ils seront victimes du même ouragan. Au fond, c’est
là l’origine intellectuelle de ce que nous appelons l’innovation
« disruptive », une expression adorée par les théoriciens du management et
les consultants en stratégie.
Par ailleurs, Schumpeter avait raison : depuis toujours, des entreprises qui
donnent l’impression de faire partie du paysage finissent par disparaître.
Prenez « Fortune 500 », le classement des 500 premières entreprises
américaines, vous y trouverez celles qui comptent pour les deux tiers de
l’économie américaine. Mais, si vous comparez les classements de 1955
et 2017, seules 12 % d’entre elles ont sauté le pas du premier au deuxième.
Les 88 % restantes ont fait faillite, ont été absorbées par d’autres ou ont subi
une perte de valeur vertigineuse qui les a expulsées du club des 500 579. Je
m’amuse parfois à regarder les noms qui sont tombés aux oubliettes, j’ai
l’impression de lire des sigles impossibles à identifier qui viendraient
d’obscurs romans. Voilà pourquoi il n’y a pas lieu d’être obnubilé par la
domination des cinq géants actuels. Il vaut mieux se dire qu’à un moment,
dans les années qui viennent, un très petit nombre d’entreprises de
technologie domineront.
La politique de la concurrence est là pour garantir l’équilibre entre les
avantages et les dangers de la concentration, mais le progrès technologique
va forcément modifier la nature de cette politique. Avant, les entreprises qui
voulaient se rapprocher et contrôler les prix se réunissaient à huis clos et
communiquaient secrètement pour coordonner leurs stratégies. Aujourd’hui,
les concurrents qui cherchent à s’entendre sur les prix comptent sur des
algorithmes et les adaptent automatiquement, ce qui facilite les ententes sans
avoir recours aux bonnes vieilles méthodes anti-concurrentielles 580. Cela
peut même se produire involontairement : une étude récente montre que les
algorithmes que les entreprises en ligne utilisent pour fixer le prix de leurs
produits pourraient coopérer implicitement les uns avec les autres, en
maintenant des prix artificiellement élevés, sans communication directe ni
« volonté » explicite de connivence 581. Faut‑il que ce genre de
comportement algorithmique soit visé par la politique de la concurrence ? La
question est ouverte.
De même, pensons aux autorités de la concurrence qui, il n’y a pas si
longtemps, pensaient qu’une période prolongée de profits démesurés était le
signe que l’entreprise abusait de son influence économique. Aujourd’hui,
des entreprises en quête de pouvoir économique endurent délibérément de
longues périodes d’une non-rentabilité stupéfiante – elles visent une
croissance rapide et une expansion qui neutralisent la concurrence pour
essayer d’évincer leurs rivales par l’échelle et la domination. Comme le
montre le graphique 11.1, par exemple, Amazon n’a pratiquement pas réalisé
de bénéfices pendant la majeure partie de son histoire 582. Uber a suivi ses
traces, ne réalisant aucun bénéfice annuel depuis sa création 583. Les autorités
n’ont pas à être déstabilisées : les indicateurs économiques classiques tels
que le niveau de bénéfice ne sont peut-être plus fiables pour évaluer une
pratique anticoncurrentielle 584.
Plus les grandes entreprises technologiques continueront de dominer le
XXIe siècle, plus elles se heurteront souvent et violemment aux autorités de la
concurrence. Certaines enfreindront le droit de la concurrence et les lois
antitrust, jusqu’au jour où elles seront trop dominantes sur le plan
économique et devront être démantelées. Cela dit, dans les décennies à venir,
l’argument le plus convaincant contre les Big Tech ne sera pas d’ordre
économique. Au contraire, à mesure que le progrès technologique se
poursuit, l’attention se déplace du pouvoir économique de ces entreprises –
aussi puissant soit‑il – à leur pouvoir politique.
Graphique 11.1 : Revenu annuel et bénéfice net d’Amazon, 1998-2018 (en milliards de dollars) 585.
Je commencerai par une blague juive, l’histoire d’une mère et son fils,
adulte, en vacances au bord de la mer. Le fils s’approche de l’eau pour se
baigner, mais c’est un mauvais nageur. Il panique et se débat. Sa mère, qui
assiste à la scène depuis la plage, se retourne et crie à tout le monde autour
d’elle : « Au secours, mon fils médecin se noie ! »
Si j’appliquais la blague à la problématique du travail, je dirais que la
mère n’a même plus de quoi être fière du job de son fils. Par ailleurs, je me
suis concentré sur la dimension économique de la question, car il est
important que les gens aient un revenu. Cette dimension a le mérite de
montrer que la menace technologique est réelle : le lien entre le travail et le
revenu risque de rompre. Mais je me doute que pour certains, comme cette
mère inquiète, cela peut paraître une approche superficielle des raisons qui
font que le travail est important. Le travail n’est pas seulement une question
économique, un job ne se réduit pas à un salaire. Il y va du sens de la vie, de
son but et de l’épanouissement de chacun.
De ce point de vue, le chômage technologique qui nous menace a un autre
versant. Il risque de priver les gens non seulement de revenu, mais de but ;
de vider non seulement le marché du travail, mais le sens de la vie de
beaucoup de gens 614. Dans un monde proposant moins de travail, nous
serons confrontés à un problème qui n’a pas grand-chose à voir avec
l’économie : comment donner un sens à sa vie quand une source majeure de
sens disparaît ?
Le jugement est à double sens. Non seulement ceux qui ont un emploi
réprouvent ceux qui n’en ont pas, mais ceux-ci se sentent lésés par rapport à
ceux-là. C’est en partie ce qui explique l’hostilité suscitée par l’engouement
de la Silicon Valley pour le revenu universel. Mark Zuckerberg, le célèbre
père de Facebook, et Elon Musk, celui de PayPal (et d’autres), ont fait savoir
qu’ils étaient pour. Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, et Sam Altman,
fondateur de Y Combinator, ont financé des projets de mise en œuvre du RU
(le premier au Kenya, le second aux États-Unis 627). Mais leur enthousiasme
a été fraîchement accueilli. Si le travail était un simple gagne-pain, la
réaction serait difficile à comprendre. En réalité, ces géants du numérique
proposent de se réserver le vrai travail et de payer les autres pour qu’ils ne
fassent rien. Les gens pour qui le travail est autre chose qu’un salaire
considèrent que, de la part de PDG aux rémunérations faramineuses, le
revenu universel est une façon d’acheter leur silence, ce qu’on appelle une
procédure opérationnelle permanente, voire une tentative de monopoliser le
sens pour eux tout en amadouant les personnes exclues du travail.
Le lien entre travail et sens est très fort dans de nombreuses régions du
monde actuel, mais il n’est pas universel. Qui plus est, là où il existe, il est
relativement récent. Nos ancêtres préhistoriques, par exemple, auraient jugé
très étrange l’idée que travail et sens soient liés. Jusqu’aux années 1960, on
pensait que les chasseurs-cueilleurs avaient une vie laborieuse, mais des
recherches anthropologiques récentes montrent qu’ils n’accomplissaient sans
doute que des quantités « étonnamment faibles » de travail.
Graphique 12.1 : Nombre d’heures journalières travaillées par les hommes de tribus de chasseurs-
cueilleurs et du Royaume-Uni aujourd’hui 628.
Gregory Clark, historien de l’économie, a analysé une série d’études
consacrées aux sociétés actuelles de chasseurs-cueilleurs et découvert que
ces derniers passaient systématiquement moins de temps à travailler qu’un
homme lambda aujourd’hui au Royaume-Uni. (Pour Gregory Clark, le
travail comprend non seulement l’emploi rémunéré, mais les études, les
tâches ménagères, la garde des enfants, les soins, les achats et la
communication 629.) Ces données montrent que les chasseurs-cueilleurs qui
vivent dans un environnement de subsistance ont en moyenne environ
mille heures de loisirs de plus par an que les hommes qui travaillent dans la
société moderne prospère du Royaume-Uni 630.
Ce n’est pas ce qu’on attendrait si les chasseurs-cueilleurs comptaient sur
le travail pour avoir un but et s’épanouir dans la vie. Il s’agit avant tout de
survivre. Cela ne veut pas dire qu’ils sont condamnés à une vie au jour le
jour, dépourvue de sens. Ils cherchent et cultivent ce sens ailleurs. « Les
traces des sociétés de chasseurs-cueilleurs suggèrent […] que nous [les êtres
humains] sommes largement capables d’avoir une vie épanouie qui ne soit
pas exclusivement définie par le labeur 631 », écrit James Suzman, un
anthropologue britannique qui a passé du temps en Afrique auprès de
différentes tribus de chasseurs-cueilleurs.
L’Antiquité est aussi un cas de figure intéressant, car le travail y était
considéré comme dégradant, plus que porteur de sens 632. À Thèbes, dans
l’Égypte ancienne, la loi exigeait que les citoyens n’exercent aucune activité
commerciale pendant dix ans avant de se porter candidat pour une
magistrature 633. Manipuler des marchandises était jugé sordide et prohibitif.
À Sparte, les jeunes citoyens apprenaient l’art de la guerre et devaient
s’abstenir de toute activité de production. Le commerce et le travail manuel
étaient confiés aux hilotes, qui formaient une vaste population appartenant à
634
la cité .
Dans la cité idéale de Platon, les travailleurs sont confinés à leur « classe
d’artisan » et n’ont pas la possibilité de s’occuper des affaires de l’État. « Un
État parfaitement ordonné ne permet pas à un artisan d’être citoyen », écrit
Platon. Aristote, lui, affirme : « Les citoyens ne doivent pas vivre la vie
d’artisans ou de commerçants, car une telle vie est ignoble et inamicale à la
vertu 635. » Pour cet élève de Platon, le sens est étroitement lié à l’oisiveté, et
le seul intérêt du travail est de financer ce temps libre : « Nous travaillons
pour profiter de l’oisiveté, de même que nous faisons la guerre pour profiter
de la paix. 636 » Le mot grec qui signifie « travail », ascholia, signifie
littéralement « absence de loisirs », schole. Pour les Grecs, les loisirs étaient
absolument prioritaires, à l’inverse de ce que nous connaissons
aujourd’hui 637.
Dans les mythologies anciennes et les Écritures saintes, le travail est plus
souvent considéré comme un châtiment que comme la source d’une vie
épanouie. Je rappellerai le mythe de Prométhée qui offre un sacrifice aux
dieux, mais essaie de les tromper en leur proposant les os alors qu’il se
réserve la chair. Zeus déjoue le subterfuge et condamne Prométhée et les
hommes au travail 638. C’est ainsi qu’Hésiode présente ce mythe dans Les
Travaux et les Jours :
« En effet, les Dieux ont caché aux hommes l’aliment de la vie ; car, autrement, tu travaillerais
pendant un seul jour suffisamment pour toute l’année, vivant sans rien faire. Tu déposerais aussitôt
le manche de la charrue au-dessus de la fumée, et tu arrêterais le travail des bœufs et des mulets
patients. Mais Zeus a caché ce secret, irrité dans son cœur parce que le subtil Prométhée l’avait
trompé. C’est pourquoi il prépara aux hommes des maux lamentables… 639 »
L’opium du peuple
Deux points de vue s’affrontent donc quand on parle des relations entre
sens et travail. Certains imaginent un lien tellement solide qu’ils seraient
capables de lire ce que j’ai écrit sur la chienlit du travail et de dire que la
situation n’est pas vouée à l’immobilisme, qu’il suffirait de deux ou trois
coups de pouce et de quelques interventions pour que le pire job soit une
source d’épanouissement. Inversement, il y a ceux qui s’interrogent sur le
sens et voient le travail comme une cause de malheur et de déception, qui
viendrait confirmer leurs doutes. Au fond, quel que soit le point de vue, ce
n’est pas ce qu’il y a de plus grave. Si la raréfaction du travail se confirme,
les deux camps devront répondre à la question suivante : que feront
concrètement les gens s’ils n’ont plus de boulot ?
Il existe une réaction qui consiste à se tourner vers les classes plus aisées
comme si c’était un modèle. John Keynes les appelait « notre avant-garde »
et les imaginait comme le fer de lance d’un monde proposant peu
d’emplois : « Car ce sont elles qui constituent, si j’ose dire, nos avant-gardes
et qui découvrent pour nous la terre promise, et vont en éclaireurs y planter
leurs tentes 649 », écrivait‑il en 1930 dans Perspectives économiques pour nos
petits-enfants. C’est aussi ce qu’écrivait Wassily Leontief, l’économiste qui
pensait que les machines seraient à l’homme ce que les voitures avaient été
aux chevaux :
« Ceux qui se demandent ce qu’une femme ou un homme travaillant pourrait faire de tout ce temps
libre oublient que, dans l’Angleterre victorienne, les “classes supérieures” étaient loin d’être
abattues par une telle oisiveté. Certains chassaient, d’autres se lançaient dans la politique, à
d’autres encore nous devons certains des plus grands chefs-d’œuvre de poésie, de littérature et de
sciences du monde 650. »
Revoir l’éducation
Toute politique des loisirs digne de ce nom commence par l’éducation. La
priorité de la plupart des écoles et des universités est de préparer les élèves
au monde du travail (et quand ce n’est pas leur priorité, ça reste un critère de
jugement). C’est avec cette idée en tête que j’ai expliqué pourquoi il fallait
changer ce que nous enseignons, comment nous l’enseignons et à quel
moment nous l’enseignons. Désormais, vu le monde qui nous attend, je
pense que cet objectif n’a plus aucun sens. Les experts adorent citer
Agésilas, roi de Sparte, qui pensait qu’il fallait transmettre aux enfants les
compétences dont ils auraient besoin adultes 657. En général, ils le citent pour
dire que le système éducatif n’est pas à la hauteur. Dans un monde sans
travail, la déclaration d’Agésilas doit être interprétée différemment : les
compétences dont nous aurons besoin dans un monde pauvre en emplois
seront aux antipodes de celles que nous enseignons aujourd’hui.
De quelles compétences parle-t‑on ? À l’heure qu’il est, personne ne
répond parce que tout le monde confond travail et épanouissement. Réussite
professionnelle serait synonyme de réalisation personnelle, si bien que les
compétences pour l’un et l’autre seraient les mêmes. Hélas, si la perspective
du chômage grandissant se confirme, il va falloir y préparer les gens. Et
envisager un changement radical de ce qui est enseigné. Ce type de
bouleversement ne serait pas inédit. Il suffit de remonter à l’époque
d’Agésilas et de jeter un œil au programme enseigné aux jeunes Spartiates.
Connu sous le nom d’agogé, celui-ci était un cours d’éducation physique de
vingt ans destiné à préparer les hommes à la guerre. Aujourd’hui,
l’éducation physique et sportive, souvent au grand dam des professeurs, est
réduite à quelques heures par semaine, parce que nous n’avons plus besoin
de former des guerriers. Qui sait si un jour nous n’aurons plus besoin de
former des fourmis travailleuses, mais d’apprendre à chacun à s’épanouir
grâce aux loisirs ?
Il existe également des sources d’inspiration plus récentes que les Grecs
anciens. Au Royaume-Uni, par exemple, la loi sur l’éducation de 1944 a
introduit la gratuité de l’enseignement secondaire pour tous 658. L’architecte
principal de la législation, un député nommé Rab Butler, s’est levé devant
les députés en disant qu’il espérait que la réforme « serait l’occasion
d’exploiter nos atouts les plus durables et nos ressources les plus précieuses
– le tempérament et le talent d’un grand peuple ». Sa formulation sous-
entend une double aspiration : former pas simplement des travailleurs
toujours plus compétents, mais des personnalités au caractère
exceptionnel 659. Dans les décennies qui ont suivi, le système éducatif a
oublié ce dernier objectif, lequel a fait un retour en force ces dernières
années. Reprenant l’esprit des philosophes classiques, un groupe de
réflexion britannique explique qu’il faut cultiver un ensemble de « vertus »
chez les élèves : des vertus morales telles que l’honnêteté et la bonté, des
vertus civiques telles que les services dus à la communauté, des vertus
intellectuelles telles que la curiosité et la créativité, et des vertus de
performance telles que l’assiduité et la persévérance 660. On peut se
demander s’il s’agit vraiment de qualités qui permettraient de s’épanouir
dans un monde ayant du travail. Mais l’exercice qui consiste à revoir le rôle
de l’éducation, outre les compétences professionnelles de base qu’il faut
acquérir, me paraît extrêmement utile.
Influer sur les loisirs
Outre qu’elle doit préparer les enfants à un monde où il y aura moins de
travail, une société peut aussi réfléchir à une politique des loisirs qui
déterminerait la façon dont les adultes sans emploi passeraient effectivement
leur temps libre. Certains penseront que c’est un pas de trop, puisqu’il
s’agirait d’une vraie politique des loisirs. C’est très bien que l’État essaie
d’influencer le marché du travail, diront‑ils, mais ne faut‑il pas laisser les
gens choisir la meilleure façon d’occuper leur temps libre ? Je n’en suis pas
si sûr. N’oublions pas que, dans de nombreux pays, l’État s’en mêle, et
depuis un certain temps, sans que cela ne provoque de mécontentement
généralisé.
Prenez le Royaume-Uni, où les gens consacrent une moyenne de six
heures par jour aux loisirs (les hommes, six, les femmes, cinq et demie). Ils
estiment sûrement qu’il appartient à eux et à eux seuls de choisir le meilleur
moyen d’occuper ce temps, sauf que l’État n’est pas totalement absent et
influe discrètement sur leurs choix. D’après l’Institut national de statistique,
les loisirs préférés des Britanniques sont les « mass media », autrement dit la
télévision, un peu de lecture et un peu de musique (avec une moyenne totale
de seize heures hebdomadaires pour les hommes, et quatorze et demie pour
les femmes 661.) Il est vrai que les gens choisissent librement la chaîne de
télévision ou les films qu’ils regardent. Mais, en tout cas au Royaume-Uni,
vous ne pouvez pas avoir de télévision si vous ne vous acquittez pas d’une
redevance annuelle qui sert à financer la BBC, dont les chaînes sont les
premières à apparaître quand vous faites défiler les options. En outre, l’État a
son mot à dire sur le contenu des programmes : la BBC est là pour
« informer, éduquer et divertir » mais, si l’État juge qu’elle a failli à sa
mission, elle n’est plus habilitée à bénéficier de la redevance 662.
Maintenant, devinez ce que font les Britanniques quand ils ne sont pas au
fond de leur canapé devant un écran : une heure par semaine d’activités
culturelles telles que musée et théâtre, et quelques heures de sport ou
d’activités en plein air. Là encore, l’État les cajole en coulisses. Le
Royaume-Uni a même un département entier du gouvernement – dit
Département du numérique, de la culture, des médias et du sport – qui tâche
d’influer sur ce temps libre. Ses interventions sont variées : politique d’accès
libre aux meilleurs musées, soutien à l’apprentissage du vélo et de la
natation pour tous les enfants, interdiction de faire sortir et de vendre les
663
chefs-d’œuvre du patrimoine britannique . Il suffit de se pencher sur
n’importe quel domaine de loisirs pour découvrir, sinon un ministère officiel,
du moins un réseau de fondations et d’associations soutenues par l’État qui
veillent sur nous pour que nous adoptions certaines activités et en
abandonnions d’autres.
Il existe aussi des politiques des loisirs que je dirais indirectes. Les
systèmes de retraite sont un exemple. Partout dans le monde, ils reposent sur
l’idée que les loisirs appartiennent au crépuscule de la vie. Mais, comme le
demandait Sarah O’Connor dans le Financial Times : « Si l’aide de l’État
doit permettre à chacun de connaître un temps de loisir dans sa vie, pourquoi
faut‑il que ce soit toujours à la fin 664 ? » Dans un monde où l’espérance de
vie augmente, où les travailleurs gagneraient à prendre des congés pour se
former et se réinventer, et où les gens sont confrontés à des demandes
importantes et irrégulières de leur temps libre (pour élever des enfants ou
s’occuper de parents âgés), il est étonnant de voir que l’État ne fournit un
soutien financier aux loisirs qu’une fois la majeure partie de la vie terminée.
Prenons par exemple le bénévolat. Aujourd’hui, en Grande-Bretagne,
environ 15 millions de personnes ont une activité bénévole régulière, soit la
moitié du nombre de personnes ayant un emploi rémunéré 665. Andy Haldane,
l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, estime que la valeur
économique de ce bénévolat au Royaume-Uni est de 50 milliards de livres
par an (58 milliards d’euros), ce qui en fait un secteur aussi important que
l’industrie de l’énergie 666. Mais ce secteur ne fonctionne pas dans le vide,
puisque l’État dispose d’une série de programmes et de procédures destinés
à le soutenir. Lesquels peuvent aussi être considérés comme des politiques
des loisirs, encourageant les gens à consacrer une partie de leur temps libre,
gratuitement, à une gamme d’activités spécifiques.
Comme le montrent ces exemples, il existe une grande variété de
« politiques des loisirs » déjà à l’œuvre. Cependant, à l’heure actuelle, ces
politiques des loisirs, quand elles existent, s’apparentent à une série
d’intrusions mineures de l’État dans le temps libre des citoyens. Mais cette
approche au coup par coup sera bientôt insuffisante. Chaque société doit
réfléchir pour mettre au point une politique des loisirs globale et cohérente.
Ce serait une révolution. Les loisirs sont de plus en plus souvent
considérés comme un luxe, plus que comme une priorité. L’État, surtout
quand il cherche à réduire ostensiblement ses dépenses, affecte de croire
qu’il s’agit de quelque chose de superflu, d’un financement lié aux impôts
facile à éliminer. Aux États-Unis, le président Trump a déjà essayé de
supprimer les subventions du National Endowment for the Arts (une grande
agence culturelle fédérale), de l’Institut des musées et des bibliothèques et de
la Corporation for Public Broadcasting (un organisme non gouvernemental
de soutien financier aux médias 667). Au Royaume-Uni, récemment, le
nombre de bibliothèques publiques a été réduit d’environ 12 % entre 2010
et 2016 668. Ce dépérissement a particulièrement choqué les citoyens :
l’écrivain Philip Pullman a pris la parole au cours d’une réunion à Oxford
pour s’opposer à la fermeture des bibliothèques. Ses propos ont été postés en
ligne et aussitôt repris par des lecteurs furieux avant de devenir un
« phénomène viral 669 ».
Pourtant, il est important de ne pas être trop prescriptif sur les loisirs
qu’une communauté pourrait encourager ses membres à pratiquer. C’est aux
générations futures qu’il appartient de savoir comment occuper son temps
libre de façon significative et utile. Jusqu’ici, les tentatives allant dans ce
sens se sont souvent soldées par un échec. En 1939, par exemple, le New
York Times affirmait que la télévision ne serait jamais populaire. « Le
problème, assurait l’article, c’est que les gens doivent s’asseoir en ayant les
yeux rivés sur un écran ; la famille américaine moyenne n’a pas le temps.
C’est ce qui explique, entre autres, que la télévision ne concurrencera jamais
vraiment la radio 670. » Inutile de dire que cette prédiction était à côté de la
plaque.
Un retour au travail
En 1941, Stefan Zweig écrivait, assis à son bureau au Brésil. Dix ans plus
tôt, c’était un des écrivains les plus populaires en Europe, dont les chiffres
de vente feraient pâlir certains de nos auteurs de best-sellers. Désormais,
c’était un exilé, un des nombreux Juifs autrichiens obligés de quitter leur
patrie. Assis à sa table, il était en train d’écrire son autobiographie, Le
Monde d’hier, un de mes livres préférés. Au début, il évoque son enfance et
le monde dans lequel il a grandi. C’était une époque, dit‑il, où tout – les
bâtiments, le gouvernement, les modes de vie – semblait indestructible, ce
qu’il appelait « l’âge d’or de la sécurité ». Quand il était petit, il pensait que
ce monde durerait éternellement. Hélas, nous savons ce qu’il en a été 684.
Souvent, quand je réfléchis à notre avenir, j’imagine Zweig rédigeant ses
mémoires. Nous sommes nombreux à avoir vécu à une époque de sécurité,
que j’ai baptisée l’Âge du travail. Après la folie meurtrière de la première
moitié du XXe siècle, les choses ont pris un tour plus prévisible, un rythme
plus calme, dans de nombreuses régions du monde, et le désir d’avoir un
travail rémunéré y contribuait largement. Le conseil qui nous a été transmis
par les générations précédentes était le même. Nos parents et nos
professeurs nous expliquaient que, si nous nous inclinions et si nous
travaillions bien à l’école ou ailleurs, dans un lieu de notre choix, nous
aurions un avenir stable et un travail correctement payé. En vieillissant,
nous gagnerions plus, jusqu’au jour où nous pourrions arrêter de travailler
et récolter les fruits de cet investissement, quel qu’il soit. La vie, c’était le
travail – s’y préparer, l’accomplir et s’en retirer –, et tout était parfait.
Je viens d’expliquer que cet âge de sécurité, comme celui de Zweig, va
sûrement s’achever lui aussi. Dans les cent années qui nous attendent, les
progrès technologiques vont nous rendre plus riches que jamais – alors
même qu’ils nous entraînent vers un monde où le travail sera une denrée
rare. La question économique qui hantait nos ancêtres – avoir un gâteau
assez grand pour tous – disparaîtra peu à peu, et trois nouveaux problèmes
émergeront. D’abord, un problème d’inégalité : comment répartir les fruits
de cette prospérité dans la société ? Ensuite, un problème de sens :
comment exploiter cette richesse, non seulement pour vivre sans travailler,
mais pour avoir une vie « bonne » ? Enfin, un problème de pouvoir
politique : qui doit contrôler les technologies qui sont à l’origine de cette
richesse, et en quels termes ?
Ces problèmes sont graves et difficiles à résoudre. Il faut s’attendre à de
nombreux débats sur les solutions à proposer. Pourtant, je suis optimiste.
Quand on réfléchit à ce qui se profile, il ne faut pas oublier de regarder
derrière soi, de se rappeler nos trois cent mille ans d’histoire et de penser à
tous les défis que nous avons réussi à surmonter. Il n’y a pas si longtemps
que ça, la majorité des êtres humains vivaient plus ou moins au seuil de la
pauvreté. La lutte pour la survie était le principal sujet de préoccupation de
toute l’humanité ou presque. Notre génération a eu la chance de naître dans
un monde où les hommes et les femmes n’étaient pas condamnés à ce
destin, où la prospérité économique suffit pour que nous et nos familles
vivent bien. Ces trois problèmes – inégalité, sens, pouvoir – sont les
conséquences de cette prospérité sans égale. Ils sont le prix de l’abondance
matérielle dont certains d’entre nous (mais pas encore chacun d’entre nous)
commencent à profiter. De ce point de vue, je dirais que ce sont des
problèmes utiles.
Au XXIe siècle, il nous faudra bâtir un nouvel âge de sécurité, qui ne repose
pas sur le travail rémunéré comme autrefois. C’est une tâche à laquelle il
faut s’atteler dès maintenant. Même s’il est impossible de savoir combien
de temps il nous faudra pour arriver à destination – un monde avec moins
de travail pour les êtres humains –, les signes sont là, qui montrent que nous
nous y dirigeons. Ces trois problèmes ne nous attendent pas tapis à mille
lieues de nous, dans un futur éloigné. Ils commencent déjà à se poser, à
nous tarauder et à mettre à l’épreuve les institutions dont nous avons hérité
ainsi que nos modes de vie traditionnels. Aujourd’hui, c’est à nous d’y
répondre.
NOTES
Préface
Introduction
18. Cette histoire, comme nous le verrons, circule sous différents noms et
sous différentes formes. Pour la « Grande crise du fumier », voir, par
exemple, Brian Groom, « The Wisdom of Horse Manure », Financial
Times, 2 septembre 2013 ; et Stephen Davies, « The Great Horse-Manure
Crisis of 1894 », septembre 2004,
https://admin.fee.org/files/docLib/547_32.pdf (consulté en janvier 2019).
19. Maxwell Lay, Ways of the World, A History of the World’s Roads and of
the Vehicles That Used Them (New Brunswick, NJ : Rutgers University
Press, 1992), p. 131.
20. Vic Sanborn, « Victorian and Edwardian Horse Cabs by Trevor May, a
Book Review », 17 novembre 2009,
https://janeaustensworld.wordpress.com/tag/horse-drawn-cabs/ (consulté en
février 2019) ; Elizabeth Kolbert, « Hosed : Is There a Quick Fix for the
Climate ? », The New Yorker, novembre 2009 ; Davies, « The Great Horse-
Manure Crisis ».
21. Jennifer Lee, « When Horses Posed a Public Health Hazard », New
York Times, 9 juin 2008.
22. Ted Steinberg, Down to Earth : Nature’ s Role in American History
(New York, Oxford University Press, 2002), p. 162.
23. Kolbert, « Hosed » ; Davies, « The Great Horse-Manure Crisis » ; Eric
Morris, « From Horse Power to Horsepower », ACCESS Magazine 30
(printemps 2007).
24. Lee, « When Horses Posed ».
25. Steven Levitt et Stephen Dubner, Superfreakonomics (New York,
HarperCollins, 2009).
26. « The Horse Plague », The New York Times, 25 octobre 1872 ; Sean
Kheraj, « The Great Epizootic of 1872-73 : Networks of Animal Disease in
North American Urban Environments », Environmental History 23 : 3
(2018).
27. Steinberg, Down to Earth, p. 162.
28. « The Future of Oil », The Economist, 26 novembre 2016.
29. Mais pas sans embellissement. Voir, par exemple, Rose Wild, « We
Were Buried in Fake News as Long Ago as 1894 », The Sunday Times,
13 janvier 2018.
30. Voir, par exemple, Wassily Leontief, « Technological Advance,
Economic Growth, and the Distribution of Income », Population and
Development Review 9 : 3 (1983), 403-10 ; « Is Technological
Unemployment Inevitable ? », Challenge 22 : 4 (1979), 48-50 ; « National
Perspective : The Definition of Problems and Opportunities » in « The
Long-term Impact of Technology on Employment and Unemployment : A
National Academy of Engineering Symposium », 30 juin 1983.
31. Georg Graetz et Guy Michaels, « Robots at Work », Review of
Economics and Statistics 100 : 5 (2018), 753-68 ; Aaron Smith et Monica
Anderson, « Automation in Everyday Life », Pew Research Center,
4 octobre 2017, http://www.pewinternet.org/2017/10/04/automation-in-
everyday-life/ (consulté en août 2018).
32. Katja Grace, John Salvatier, Allan Dafoe et al., « When Will AI Exceed
Human Performance ? Evidence from AI Experts », Journal of Artificial
Intelligence Research 62 (2018), 729-54.
33. Nicholas Bloom, Chad Jones, John Van Reenan et Michael Webb,
« Ideas Aren’t Running Out, But They Are Getting More Expensive to
Find », Voxeu.org, 20 septembre 2017.
34. Daniel Susskind, « Technology and Employment : Tasks, Capabilities
and Tastes », DPhil diss. (Oxford University, 2016) ; Daniel Susskind et
Richard Susskind, The Future of the Professions (Oxford, Oxford
University Press, 2015).
35. La « prospérité matérielle » tient compte d’objets tels que nourriture,
vêtements, habitat et chauffage. De Gregory Clark, A Farewell to Alms
(Princeton, NJ, Princeton University Press, 2007), p. 1.
36. Le « gâteau de 80,7 billions de dollars » est le PIB global calculé en
2017 par la Banque mondiale :
https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD. La population de
7,53 milliards est la population globale en 2017, chiffre de la Banque
mondiale : https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL?page=2.
Joseph Stiglitz fait le même calcul quand il pense à John Maynard Keynes
et ses prophéties. Voir Joseph Stiglitz, « Towards a General Theory of
Consumerism : Reflections on Keynes’s Economic Possibilities for Our
Grandchildren » in Lorenzo Pecchi et Gustavo Piga (éds), Revisiting
Keynes : Economics Possibilities for Our Grandchildren (Cambridge, MA :
MIT Press, 2008).
37. John Kenneth Galbraith, L’Ère de l’opulence (Paris, Calmann-Lévy,
1961).
38. Charlotte Curtis, « Machines vs. Workers », The New York Times,
8 février 1983.
39. Voir l’introduction de Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis,
vol. 1 : L’Ascendant de Platon (Paris, Points, 2018).
Première partie
Le contexte
Deuxième partie
La menace
361. Chris Hughes, Fair Shot : Rethinking Inequality and How We Earn
(Londres : Bloomsbury, 2018), p. 82.
362. L’argument de ce chapitre se retrouve tout au long de ma thèse de
doctorat, « Technology and Employment : Tasks, Capabilities and Tastes »,
DPhil diss. (Oxford University, 2016). Des parties de l’argument peuvent
être trouvées dans mes articles « A Model of Technological
Unemployment », Oxford University Department of Economics Discussion
Paper Series No. 819 (2017), ainsi que dans « Automation and Demet »,
Oxford University Department of Economics Discussion Paper Series No.
845 (2018).
363. Mais pas complètement hors de propos. Rappelez-vous la discussion
du chapitre 5 sur l’importance des productivités relatives et des coûts
relatifs pour décider de l’automatisation d’une tâche : comme dans le cas du
lavage de voiture mécanique, même si une machine est plus productive
qu’un travailleur, si ce dernier est prêt à travailler pour un salaire inférieur à
celui qu’il percevait auparavant, il peut ne pas être financièrement
intéressant d’utiliser la machine.
364. Je développe cet exemple dans « Robots Probably Won’t Take Our
Jobs – for Now », Prospect, 17 mars 2017.
365. Par exemple, dans le podcast de Tyler Cowen, « Conversations with
Tyler », no 22, « Garry Kasparov on AI, Chess, and the Future of
Creativity ».
366. La nouvelle machine, baptisée AlphaZero, a été confrontée au
champion des échecs, Stockfish. Sur les cinquante parties où AlphaZero a
joué contre les blancs, elle en a gagné vingt-cinq et fait vingt-cinq matchs
nuls ; sur les cinquante parties où elle a joué contre les noirs, elle en a gagné
trois et fait quarante-sept matchs nuls. David Silver, Thomas Hubert, Julian
Schrittwieser, et al., « Mastering Chess and Shogi by Self-Play with a
General Reinforcement Learning Algorithm », arXiv : 1712.01815v1
(2017).
367. Tyler Cowen, « The Age of the Centaur is *Over* Skynet Goes Live »,
Marginal Revolution, 7 décembre 2017.
368. Voir le chapitre 11, Kasparov (2017).
369. Les données proviennent de Rylet Thomas et Nicholas Dimsdale, « A
Millennium of UK Data », Bank of England OBRA dataset (2017). Les
données sur le PIB réel sont concaténées de la feuille A14 ; les données sur
l’emploi sont concaténées de la feuille A53. Il y a des lacunes dans les deux
séries pendant les Première et Seconde Guerres mondiales, et les données
sur l’emploi ne sont disponibles que pour la première année de chaque
décennie de 1861 à 1911 ; j’ai interpolé les données entre ces points dans ce
graphique. Les données sur le PIB réel pour 1861-71 sont celles de la
Grande-Bretagne et non du Royaume-Uni.
https://www.bankofenglet.co.uk/statistics/research-datasets370701.
Données de Thomas et Dimsdale, « A Millennium of UK Data ».
370. Données de Thomas et Dimsdale, « A Millennium of UK Data ».
371. « 70 % » et « 30 % » sont calculés à partir des données de la Federal
Reserve Bank of St Louis (FRED) ; voir
https://fred.stlouisfed.org/tags/series?t=manufacturing (consulté en
octobre 2018) ; les 5,7 millions sont issus de Martin Baily et Barry
Bosworth, « US Manufacturing : Understanding Its Past and Its Potential
Future », Journal of Economic Perspectives, 28 : 1 (2014), 3-26. Comme
d’autres l’ont fait remarquer, la part de l’industrie manufacturière
américaine dans le PIB nominal a peut-être diminué au cours des dernières
décennies, mais pas celle du PIB réel ; voir par exemple YiLi Chien et Paul
Morris, « Is U.S. Manufacturing Really Declining ? », Federal Bank of
St. Louis Blog, 11 avril 2017.
372. Dans Joel Mokyr et al., « The History of Technological Anxiety and
the Future of Economic Growth : Is This Time Different ? » Journal of
Economic Perspectives, 29 : 3 (2015), 31-50.
373. Dans Autor et Dorn (2014).
374. Autor (2015c), p. 148.
375. Cité dans John Thornhill, « The Big Data Revolution Can Revive the
Planned Economy », Financial Times, 4 septembre 2017.
376. Andre Tartar, « The Hiring Gap », New York Magazine, 17 avril 2011 ;
« Apple », https://www.forbes.com/companies/apple/ ; « Microsoft »,
https://www.forbes.com/companies/microsoft/ (consulté en mai 2019).
377. Edward Luce, The Retreat of Western Liberalism (Londres : Little,
Brown, 2017), p. 54.
378. Thor Berger et Carl Frey, « Industrial Renewal in the 21st Century :
Evidence from US Cities », Regional Studies (2015).
379. Voir Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « The Race Between
Machine and Man : Implications of Technology for Growth, Factor Shares,
and Employment », American Economic Review, 108 : 6 (2018), 1488-542.
380. Wassily Leontief cité dans Nils Nilsson, « Artificial Intelligence,
Employment, and Income », AI Magazine, Été 1984. Il a exprimé des idées
similaires dans Leonard Silk, « Economic Scene ; Structural Joblessness »,
The New York Times, 6 avril 1983.
381. Les chevaux et les hommes diffèrent sur d’autres points, cela va de soi.
Les économistes soulignent des différences non anatomiques. Certains
rappellent que les personnes, elles, peuvent posséder des machines – donc
ne comptent pas seulement sur le travail. Elles votent, donc peuvent élire un
parti « anti-tracteur » (ou contre une autre technologie menaçante).
382702. Données de Rodolfo Manuelli et Ananth Seshadri, « Frictionless
Technology Diffusion : The Case of Tractors », American Economic
Review, 104 : 4 (2014), 1268-391.
383. C’est un cas possible du modèle d’Acemoglu et Restrepo, « The Race
Between Machine and Man ».
384. Cependant, Acemoglu et Restrepo ne pensent pas que ces nouvelles
tâches seront nécessairement créées pour les êtres humains. Par exemple,
dans « The Wrong Kind of AI ? Artificial Intelligence and the Future of
Labor Demet », MIT, document de travail (2019), ils considèrent
explicitement la possibilité que cela ne se produise pas.
385. Dans John Stuart Mill, Principles of Political Economy with Some of
Their Applications to Social Philosophy (Londres : Longmans, Green,
1848), il affirme à la fois que la demande de marchandises « ne constitue
pas une demande de travail » et, séparément, qu’elle « n’est pas une
demande de travail ». Ces propos sont cités dans Susskind, « Technology
and Employment ».
386. Victor Mather, « Magnus Carlsen Wins World Chess Championship,
Beating Fabiano Caruana », The New York Times, 28 novembre 2018.
387. Cela est exploré dans Daniel Susskind et Richard Susskind, The Future
of the Professions (Oxford : Oxford University Press, 2015), pp. 244-5.
388. Pour l’usage par les économistes, voir The Economist, « Automation
and anxiety », 25 juin 2016. Pour l’usage par les technologues, voir Marc
Andreessen, « Robots will not eat the jobs but will unleash our creativity »,
Financial Times, 23 juin 2014. Pour les commentateurs, voir Annie Lowrey,
« Hey, Robot : What Cat is Cuter ? », The New York Times Magazine,
1er avril 2014. Pour les politiciens, voir Georgia Graham, « Robots will take
over middle-class professions, says minister », The Telegraph, 8 juillet
2014.
389. David Schloss, Methods of Industrial Remuneration (1898), archivé en
ligne sur
<https://ia902703.us.archive.org/30/items/methodsofindustr00schl/methods
ofindustr00schl.pdf>. Voir aussi <http://www.economist.com/economics-a-
to-z/l>. Et Tom Walker, « Why Economists Dislike a Lump of Labor »,
Review of Social Economy, 65 : 3 (2007), 279-291.
390. Schloss, Methods of Industrial Remuneration, p. 81.
391. Leontief (1983), p. 4.
392. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « Robots and Jobs : Evidence
from US Labor Markets », NBER document de travail no 23 285 (2017).
393. Cité dans Susan Ratcliffe (éd.), Oxford Essential Quotations (4e éd.)
(2016). Mis en ligne le 13 mai 2018 sur <http://www.oxfordreference.com/
>
394. Cette année-là, les nazis ont gagné plus de sièges au Parlement
qu’aucun autre parti. Les statistiques du chômage viennent de Nicholas
Dimsdale, Nicholas Horsewood et Arthur Van Riel, « Unemployment in
Interwar Germany : An Analysis of the Labor Market, 1927-1936 »,
Journal of Economic History, 66 : 3 (2006), 778-808. Ce point a été soulevé
lors d’une conversation avec Tim Harford, économiste et journaliste. Je le
remercie pour ses réflexions.
Troisième partie
La réponse
452.
https://web.archive.org/web/20180115215736/twitter.com/jasonfurman/stat
us/913439100165918721
453. Moretti (2012), p. 226.
454. Moretti (2013), p. 228.
455. Goldin et Katz (2009), p. 13.
456. Goldin et Katz (2009), p. 12.
457. Cité dans Michelle Asha Cooper, « College Access and Tax Credits »,
National Association of Student Financial and Administrators, 2005.
458. Discours de Tony Blair à l’université de Southampton, 23 mai 2001.
<https://www.theguardian.com/politics/2001/may/23/labour.tonyblair >
459. Discours du président Obama, « De l’éducation et de l’économie »,
université du Texas, Austin, 9 août 2010.
460. « Special Report on Lifelong Education : Learning and Earning », The
Economist, 14 janvier 2017, p. 2.
461. Royal Society, After the Reboot : Computing Education in UK Schools
(2017), respectivement pp. 52 et 53.
462. Ibid., p. 22.
463. « Special Report on Lifelong Education », p. 9.
464. Susskind et Susskind (2015), p. 55.
465. Benjamin Bloom « The 2 Sigma Problem : The Search for Methods of
Group Instruction as Effective One-to-One Tutoring », Educational
Researcher, 13 : 6 (1984), 4-16. Ce sujet est abordé dans Susskind et
Susskind, The Future of the Professions p. 56.
466. Voir ibid., p. 58, n. 78.
467. Larry Summers défend le même point de vue dans un podcast de Tyler
Cowen, « Conversations with Tyler », ép. 28, « Larry Summers on
Macroeconomics, Mentorship, and Avoiding Complacency ».
468. Voir par exemple Seb Murray, « Moocs Struggle to Lift Rock- bottom
Completion Rates », Financial Times, 4 mars 2019.
469. Joshua Goodman et al., « Can Online Delivery Increase Access to
Education ? », document de travail du NBER, no 22 754 (2017).
470. Cité dans Tanja M. Laden, « Werner Herzog Hacks the Horrors of
Connectivity in “Lo and Behold” », Creators on Vice.com, 25 août 2016.
471. <http://www.skillsfuture.sg/credit>
472. Pew Research Center, « The State of American Jobs : The Value of a
College Education », 6 octobre 2016,
http://www.pewsocialtrends.org/2016/10/06/5-the-value-of-a-college-
education/ (consulté en septembre 2018).
473. Voir The Guardian, « Tech Millionaire College Dropouts », 11 janvier
2014, et India Times, « 8 Inspiring Dropout Billionaires of the Tech
Industry », 11 avril 2016.
474. « Thiel Fellows Skip or Stop Out of College »,
https://thielfellowship.org/ (consulté en avril 2019).
475. « Back to the Future with Peter Thiel », National Review, 20 janvier
2011.
476. Bryan Caplan, The Case Against Education : Why the Education
System Is a Waste of Time and Money (Oxford : Princeton University Press,
2018), p. 4.
477. Gregory Ferenstein, « Thiel Fellows Program is “Most Misdirected
Piece of Philanthropy” », TechCrunch, 10 octobre 2013.
478. Ryan Avent, The Wealth of Humans : Work and Its Absence in the 21st
Century (Londres : Allen Lane, 2016), présente un argument similaire à
celui-ci. « L’Université, » écrit‑il, « est dure. Beaucoup de ceux qui ne
réussissent pas actuellement à suivre un programme d’études supérieures
n’ont pas les capacités cognitives pour le faire. » Voir p. 55.
479. John F. Kennedy, « Moon Speech » au Rice Stadium, le 12 septembre
1962 : « Nous choisissons d’aller sur la Lune au cours de cette décennie et
de faire tout un tas d’autres choses, non pas parce qu’elles sont simples,
mais parce qu’elles sont difficiles. » https://er.jsc.nasa.gov/seh/ricetalk.htm
(consulté en avril 2019).
480. Voir page 15 de Elliott (2017).
481. Voir le résumé pour ibid.
482. Voir <https://www.youtube.com/watch v=5BqD5klZsQE>, 62 minutes
après le début.
614. C’est un point soulevé par Michael Sandel dans « In Conversation with
Michael Sandel : Capitalism, Democracy, and the Public Good », LSE
Public Lecture présidé par Tim Besley, 2 mars 2017, http://www.lse.ac.uk/
(consulté en avril, 2018).
615. Cité dans David Spencer, The Political Economy of Work (2010),
p. 19.
616. Tous deux cités dans Spencer (2010), p. 79.
617. <https://www.amazon.com/Love-work-love-thats-
all/dp/B01M0EY8ZD> (mis en ligne le 24 avril 2018).
618. <https://www.freud.org.uk/about/faq/> (mis en ligne le 19 octobre
2017).
619. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du Capitalisme.
620. Ibid.
621. Ibid.
622. Marie Jahoda, Paul Lazarsfeld et Hans Zeisel, Marienthal : The
Sociography of an Unemployed Community, 4e édition (Piscataway, NJ :
Transaction Publishers, 2009), p. vii. Le récit de l’étude de Marienthal est
entièrement tiré de ce livre.
623. Voir, par exemple, Marie Jahoda, Employment and Unemployment : A
Social-Psychological Analysis (1982). Sur les suicides, voir « Why Suicide
Is Falling Around the World, and How to Bring It Down More », The
Economist, 24 novembre 2018.
624. Michael Sandel, « Themes of 2016 : Progressive Parties Have to
Address the People’s Anger », The Guardian, 1er janvier 2017.
625. Sandel, « In Conversation with Michael Sandel ».
626. Cité dans Norman Longmate, The Workhouse : A Social History
(2003), p. 14.
627. Chris Weller, « EBay’s founder just invested $ 500,000 in an
experiment giving away free money », Business Insider UK, 8 février 2017.
628714. Gregory Clark, A Farewell to Alms (Princeton, NJ : Princeton
University Press, 2007), pp. 64-5.
629. Ibid., p. 65.
630. Ibid., p. 66.
631. James Suzman, Affluence Without Abundance : The Disappearing
World of the Bushmen (Londres : Bloomsbury, 2017), p. 256.
632. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
633. Aristote, Politique, livre III.
634. James Renshaw, In Search of the Greeks : Second Edition (2015),
p. 376.
635. Aristote, cité dans Jamie Susskind, Future Politics (Oxford : Oxford
University Press, 2018), p. 301.
636. Maurice Balme, « Attitudes to Work and Leisure in Ancient Greece »,
Greece & Rome, 31 : 2 (1984), 140-152.
637. Jacob Snyder, « Leisure in Aristotle’s Political Thought », Polis : The
Journal for Ancient Greek Political Thought, 35 : 2 (2018).
638. Cité dans Balme, « Attitudes to Work », mais issu de Hésiode,
Théogonie, Les Travaux et les Jours, trad. de Philippe Brunet, Le Livre de
Poche (1999).
639. Ibid., vers 42-53.
640. Cité dans Balme, « Attitudes to Work » ; Genèse 3:19.
641. Voir, par exemple, les Manuscrits de 1844 de Karl Marx.
642. Cités dans Susskind et Susskind (2015), p. 256. Adam Smith,
Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.
643. Fourier est cité dans David Frayne, The Refusal of Work : The Theory
and Practice of Resistance to Work (2015), p. 30.
644. Susskind et Susskind (2015), p. 255.
645. Pew Research Center, « How Americans view their jobs », 6 octobre
2016. <http://www.pewsocialtrends.org/2016/10/06/3-how-americans-view-
their-jobs/> (mis en ligne le 24 avril 2018).
646. Will Dahlgreen, « 37 % of British workers think their jobs are
meaningless », YouGovUK, 12 août 2015.
647. David Graeber, « On the Phenomenon of Bullshit Jobs : A Work
Rant », STRIKE ! Magazine, août 2013.
648. Pierre-Michel Menger appelle cela le « paradoxe français ».
Communication intitulée « Qu’est-ce que vaut le travail en France ? »,
colloque « Work in the Future », 6 février 2018, organisé par Robert
Skidelsky.
649. John Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants, in La
Pauvreté dans l’abondance, Gallimard, coll. Tel Paris, 2002.
650. Leontief (1983), p. 7.
651. Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté.
652. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll.
Tel (1979).
653. G. A. Cohen, If You’re an Egalitarian, How Come You’re So Rich ?
(Londres : Harvard University Press, 2001).
654. <http://www.english-heritage.org.uk/learn/story-of-
england/victorian/religion/> (mis en ligne le 24 avril 2018).
655. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges
Fradier, Pocket/Agora, 1983. Keynes, Essais de persuasion, op. cit.
656. Jahoda, Lazarsfeld et Zeisel, Marienthal, p. 66.
657. Eleanor Dickey, « Education, Research, and Government in the
Ancient World », conférence donnée au Gresham College, Barnard’s Inn
Hall, Londres, 15 mai 2014.
658. Michael Barber, « Rab Butler’s 1944 Act Brings Free Secondary
Educational for All », BBC News, 17 janvier 1944.
659. Voir Jonathan Birdwell, Ralph Scott et Louis Reynolds, Character
Nation (Londres : Demos, 2015), p. 9.
660. James Arthur, Kristján Kristjánsson, David Walker et al., « Character
Education in UK Schools Research Report », The Jubilee Centre for
Character and Virtues at the University of Birmingham (2015), comme
décrit dans ibid., p. 10.
661. Hommes : 6,1 × 7 = 42.7 heures par semaine ; femmes : 38,5 heures
par semaine. Office for National Statistics, « Leisure Time in the UK :
2015 », 24 octobre 2017,
https://www.ons.gov.uk/releases/leisuretimeintheuk2015 (consulté en 24
avril 2017). Il faut cependant prendre la prétendue primauté de la télévision
avec des pincettes : la classification de l’ONS ne semble pas rendre compte
correctement du temps passé en ligne.
662. Voir
http://www.bbc.co.uk/corporate2/insidethebbc/whoweare/mission_
et_values (consulté en 8 mai 2018). Lors d’un récent conflit avec la BBC, le
président du parti conservateur britannique a menacé de réduire son budget
de cette manière. Voir Tim Ross, « BBC Could Lose Right to Licence Fee
over “Culture of Waste and Secrecy”, Minister Warns », The Telegraph, 26
octobre 2013.
663. HM Government, « Sporting Future : A New Strategy for an Active
Nation », décembre 2015.
664. Sarah O’Connor, « Retirees Are Not the Only Ones Who Need a
Break », Financial Times, 7 août 2018.
665. Les statistiques sur le volontariat proviennent d’Ety Haldane, « In
Giving, How Much Do We Receive ? The Social Value of Volunteering »,
conférence à la Society of Business Economists, Londres, 9 septembre
2014. Cette année-là, le Royaume-Uni comptait 30,8 millions de personnes
ayant un emploi rémunéré. Voir Office for National Statistics, « Statistical
Bulletin : UK Labour Market, December 2014 », 17 décembre 2014.
666. Haldane, « In Giving, How Much Do We Receive ? ».
667. Sophie Gilbert, « The Real Cost of Abolishing the National
Endowment for the Arts », The Atlantic, 16 mars 2017.
668. Pour le Royaume-Uni, Daniel Wainwright, Paul Bradshaw, Pete
Sherlock et Anita Geada, « Libraries Lose a Quarter of Staff as Hundreds
Close », BBC News, 29 mars 2016 – 4 290 bibliothèques gérées par le
conseil municipal en 2010, 3 765 en 2016. Il est intéressant de noter que
cette histoire n’est pas universelle – en Chine, sur une période similaire, le
nombre de bibliothèques publiques a augmenté de 8,4 %. Voir Will Dunn,
« The Loss of Britain’s Libraries Could Be a Huge Blow to the Economy »,
New Statesman, 18 décembre 2017.
669. Benedicte Page, « Philip Pullman’s call to defend libraries resounds
around the web », The Guardian, 27 janvier 2011.
670. Orrin E. Dunlap Jr, « Telecasts to Homes Begin on April 30 – World’s
Fair Will Be the Stage », The New York Times, 19 mars 1939.
671. Seconde Odyssée. Ulysse de Tennyson à Borges, Evanghelia Stead, éd.
Jérome Million, 2009.
672. Dylan Matthews, « 4 Big Questions About Job Guarantees », Vox,
27 avril 2018 ; Sean McElwee, Colin McAuliffe et Jon Green, « Why
Democrats Should Embrace a Federal Jobs Guarantee », The Nation,
20 mars 2018.
673. Voir par exemple Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, sur
« le travail », « l’emploi », et « l’action ». De nombreux socialistes, quant à
eux, espèrent qu’à l’avenir, la distinction pourrait disparaître complètement,
le travail devenant un loisir, le loisir devenant un travail, et les deux
devenant, selon les mots de Marx, « non seulement un moyen de vie, mais
le premier besoin de la vie ». Voir « Critique of the Gotha Program », in
Marx, Selected Writings, p. 321.
674. « Nous ne sommes pas les seuls à considérer l’homme qui ne participe
pas à la politique non pas comme celui qui s’occupe de ses propres affaires,
mais comme un incapable. ». Extrait de l’oraison funèbre de Périclès, cité
dans Balme, « Attitudes to Work ».
675. International Labour Organization, Care Work and Care Jobs for the
Future of Decent Work (Geneva : International Labour Office, 2018),
p. xxvii.
676. Annie Lowrey, Give People Money : The Simple Idea to Solve
Inequality and Revolutionise Our Lives (Londres : W. H. Allen, 2018),
p. 151.
677. « Unpaid Care », Parliamentary Office of Science and Technology,
Houses of Parliament, no 582 (juillet 2018).
678. Voir Chris Rhodes, « Manufacturing : Statistics and Policy », House of
Commons Library Brief Paper, No. 01942 (novembre 2018) ; Chris Payne
et Gueorguie Vassilev, « House Satellite Account, UK : 2015 et 2016 »,
Office for National Statistics (octobre 2018). La VAB du secteur de la
fabrication en 2016 était de 176 milliards de livres sterling ; celle des
« services de logement des ménages », de la « nutrition », de la
« blanchisserie » et de la « garde d’enfants », de 797,65 milliards de livres
sterling.
679. Joi Ito et Scott Dadich, « Barack Obama, Neural Nets, Self-Driving
Cars, and the Future of the World », Wired, 12 octobre 2016.
680. Alex Moss, « Kellingley mining machines buried in last deep pit »,
BBC News, 18 décembre 2015.
681. Voir, par exemple, David Goodhart et Eric Kaufmann, « Why Culture
Trumps Skills : Public opinion on immigration », Policy Exchange, 28
janvier 2018.
682. John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec leurs
applications en philosophie sociale, 1848.
683. Isaiah Berlin, Deux concepts de liberté, 1958.
Postface
La liste qui suit comprend tous les livres et les articles universitaires cités
dans le texte principal et dans les notes, ainsi que des articles plus
généralistes. Pour les sites et les données en ligne, le lecteur peut s’en
remettre aux notes. Les dates du dernier accès aux sites ne sont indiquées
que lorsque les références concernent des données et des faits qui risquent
de changer dans le temps.
Abbott, Ryan et Bret Bogenschneider, « Should Robots Pay Taxes ? Tax
Policy in the Age of Automation », Harvard Law & Policy Review, 12
(2018).
Acemoglu, Daron, « Technical Change, Inequality, and the Labor Market »,
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Londres
Octobre 2019
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McCarthy, John 80
Marshall, Alfred 314
Marx, Karl 169, 323-327
Meade, James 169, 278
Mill, John Stuart 186
Minsky, Marvin 80-81
Mokyr, Joel 63, 181
Moravec, Hans 69
Moretti, Enrico 164, 166
Müller, Anton 37
Murnane, Richard 67
Musk, Elon 108, 140, 236, 319
Ure, Andrew 63
Van Parijs, Philippe 265-266, 270
Xi Jinping 150
Graphique 1.1 : Production mondiale depuis le Ier siècle apr. J.‑C. 685
Graphique 1.2 : Taux de chômage en Grande-Bretagne, 1760‑1900. 686
Graphique 1.3 : Nombre d’heures travaillées par personne et par année dans
les pays de l’OCDE. 687
Graphique 1.4 : Productivité et nombre d’heures annuelles travaillées,
2014. 688
Graphique 2.1 : Indice de performance par seconde, 1850-2000. 689
Graphique 2.2 : Prime à la compétence aux États-Unis, 1963-2008. 690
Graphique 2.3 : Salaires réels des travailleurs américains, 1963‑2008. 691
Graphique 2.4 : Prime à la compétence en Grande-Bretagne, 1220-2000. 692
Graphique 2.5 : Évolution en points de pourcentage de l’emploi global,
1995-2015. 693
Graphique 3.1 : Taux d’erreur du système gagnant de la compétition
ImageNet. 694
Graphique 5.1 : Stock mondial de robots industriels (en milliers). 695
Graphique 5.2 : Références à l’« intelligence artificielle » ou au « machine
learning » dans les appels d’offres, de 2008 à 2017. 696
Graphique 5.3 : Risque d’automatisation par rapport au PIB par habitant. 697
Graphique 5.4 : Coût par million du calcul, 1850-2006 (2006, en dollars). 698
Graphique 6.1 : Intensité des tâches cognitives des emplois des diplômés de
l’université.
Graphique 6.2 : Emplois les plus récents, États-Unis, 2014‑2024. 699
Graphique 7.1 : Secteur agricole britannique de 1861 à 2016 (indice 1861
= 100). 700
Graphique 7.2 : Secteur manufacturier britannique de 1948 à 2016 (indice
1948 = 100). 701
Graphique 7.3 : Chevaux, mulets et tracteurs dans les fermes américaines,
1910-1960. 702
Graphique 8.1 : Augmentation du coefficient de Gini dans le monde. 703
Graphique 8.2 : Augmentation annuelle moyenne des revenus aux États-
Unis. 704
Graphique 8.3 : Augmentation de la part de revenu des 1 % les plus
aisés. 705
Graphique 8.4 : Augmentation de la part de revenu des 10 % les plus aisés
aux États-Unis. 706
Graphique 8.5 : Baisse de la part du revenu du travail dans les économies
des pays développés. 707
Graphique 8.6 : Productivité et salaires aux États-Unis, 1948‑2016. 708
Graphique 8.7 : Ascension des 0,1 %. 709
Graphique 10.1 : Richesse offshore en pourcentage du PIB, 2007. 710
Graphique 10.2 : Taux d’imposition nominaux et effectifs sur les bénéfices
des sociétés américaines. 711
Graphique 10.3 : Capital privé et capital public. 712
Graphique 11.1 : Revenu annuel et bénéfice net d’Amazon, 1998-2018 (en
milliards de dollars). 713
Graphique 12.1 : Nombre d’heures journalières travaillées par les hommes
de tribus de chasseurs-cueilleurs et du Royaume-Uni aujourd’hui. 714
TABLE
Préface
Introduction
PREMIÈRE PARTIE - LE CONTEXTE
Chapitre premier - Histoire d’une angoisse déplacée
Chapitre 2 - L’Âge du travail
Chapitre 3 - La révolution pragmatiste
Chapitre 4 - Sous-estimer les machines
DEUXIÈME PARTIE - LA MENACE
Chapitre 5 - L’empiètement sur les tâches
Chapitre 6 - Le chômage technologique frictionnel
Chapitre 7 - Le chômage technologique structurel
Chapitre 8 - Technologie et inégalités
TROISIÈME PARTIE - LA RÉPONSE
Chapitre 9 - Les limites de l’éducation et de la formation
Chapitre 10 - Big State
Chapitre 11 - Les Big Tech
Chapitre 12 - Question de sens, question de but
Postface
Notes
Bibliographie
Remerciements
Index
Table des graphiques