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Un Monde Sans Travail

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Daniel Susskind

Un monde sans travail


Traduit de l’anglais
par Céline Alexandre

Avec le concours du Centre national du livre

Flammarion

Titre original : A World Without Work. Technology,


Automation, and How We Should Respond, Allen Lane,
an imprint of Penguin Book, 2020.
© Daniel Susskind, 2020.
Pour la traduction française : © Éditions Flammarion, Paris, 2023.

ISBN Numérique : 9782080290359


ISBN Web : 9782080290373
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081416949

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Quel est l’avenir du travail au XXIe siècle ? Cette question se heurte à un


paradoxe fondamental : les avancées technologiques vont nous rendre plus
riches que jamais, mais elles empiètent toujours plus sur le travail tel que
nous le connaissons. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, des
secteurs entiers se transforment : des diagnostics médicaux à la résolution
de conflits juridiques en passant par la rédaction d’articles, les technologies
sont capables de se substituer aux humains.
Il faut se rendre à l’évidence : le travail ne va pas disparaître, mais il risque
de se raréfier. Face à la menace du chômage technologique et des inégalités
qu’il risque d’engendrer, Daniel Susskind encourage les États à prendre des
mesures politiques fortes : redistribution des richesses et limitation du
pouvoir des GAFAM. Bref, dans une certaine mesure, l’avenir se jouera
entre Big States et Big Tech.
Tout en retraçant l’histoire des mutations majeures de notre temps, Daniel
Susskind nous invite avec pragmatisme à repenser plus largement notre
rapport au travail rémunéré, et à explorer des pistes différentes de celles du
salariat. Une synthèse magistrale sur l’Âge du travail, une analyse
éclairante des possibles qui s’ouvrent à nous.
Daniel Susskind étudie les effets de la technologie, notamment de l’IA, sur
le travail et la société. Ancien conseiller au cabinet du Premier ministre
britannique, il enseigne aujourd’hui à l’université d’Oxford. Sa conférence
TED sur l’avenir du travail cumule 1,3 million de vues.
Un monde sans travail
Pour Grace et Rosa
PRÉFACE

Ce livre est consacré à un des plus grands défis économiques de notre


époque : la menace d’un monde qui risque de ne plus avoir assez de travail
bien rémunéré pour tous, à cause des bouleversements technologiques qui
se profilent. J’avoue que je l’ai rédigé avec un sentiment d’urgence, parce
que j’estime que nous ne prenons pas cette menace assez au sérieux. Par
ailleurs, personne n’aurait pu prédire qu’entre-temps une pandémie
mondiale allait mettre fin à la vie économique telle que nous la
connaissions ; désormais, les idées et les préoccupations qui me taraudent
sont plus urgentes que jamais.
Quand j’ai entrepris d’écrire ce livre, le Covid sévissait depuis plus de six
mois. Au début, nous pensions que la crise serait de courte durée. Les
économies seraient mises en veilleuse et, une fois le virus passé – en
quelques semaines, pensait‑on –, la vie économique reprendrait son cours.
Nous avions tout faux. Le virus est là pour durer. Les conséquences
économiques sont pires que ce que la plupart d’entre nous imaginaient.
D’avril à juin 2020, par exemple, les États-Unis ont connu l’effondrement
de la production le plus brutal depuis la Seconde Guerre mondiale. Quant
au Royaume-Uni, il a perdu près de dix-huit ans de croissance en quelques
mois 1.
Le marché du travail est victime de cette chute. Le travail était déjà
précaire dans de nombreuses régions du monde avant le Covid : salaires
stagnants, insécurité croissante, poches de chômage et participation en
baisse. La pandémie l’a fait dégringoler : dans de nombreux pays durement
touchés, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, le chômage a atteint des
niveaux hallucinants. Du jour au lendemain ou presque, nous nous sommes
retrouvés dans un monde où le travail avait fondu – pas parce qu’il avait été
automatisé, mais parce que les mesures adoptées pour contrer le virus
(confinement, distanciation, isolement, etc.) ont décimé la demande sur
laquelle reposaient quantité d’emplois.
Résultat, nous avons été confrontés aux défis qui me taraudent encore
plus vite que prévu. Andrew Yang, candidat à l’élection présidentielle
américaine de 2020, l’a bien résumé en parlant des gens menacés d’être
débauchés : « Apparemment, j’aurais dû parler de pandémie plutôt que
d’automatisation », écrivait‑il sur Twitter 2. En réalité, la menace de
chômage technologique n’a pas diminué. Au contraire, tout porte à croire
qu’elle est plus importante. Le Covid nous a donné un double aperçu : de ce
à quoi ce futur pourrait ressembler, et de l’ampleur des défis que nous
devrons relever quand il sévira.

Un aperçu de l’avenir

Le problème fondamental qui va se poser est la répartition. Le progrès


technologique peut nous rendre collectivement plus prospères, mais
comment partager cette prospérité alors que l’outil traditionnel de partage –
un salaire en échange d’un travail – est moins efficace ? C’est justement le
problème économique qui a dominé l’année 2020. Du jour au lendemain,
partout dans le monde, des gens se sont réveillés sans emploi ni revenu.
Alors, que faire ? Je suis convaincu que l’État doit jouer un rôle
beaucoup plus important pour répartir la prospérité dans la société : c’est ce
que j’appelle le Big State. Le Covid prouve qu’il n’y a pas d’alternative
crédible. Chaque pays a adopté des mesures différentes, mais toutes
impliquent un État beaucoup plus interventionniste, qui fournit un revenu
aux personnes sans emploi. Depuis le Covid, des idées jugées farfelues par
certains – le revenu universel, par exemple – sont devenues monnaie
courante des débats aux quatre coins du monde. Pour venir en aide aux
chômeurs et, plus généralement, pour soutenir l’économie, les États-Unis
ont déjà emprunté plus de cinq fois plus qu’au cœur de la crise financière de
2007-2008. Quant au Royaume-Uni, le pays est en passe de battre un record
d’emprunt en temps de paix, vu ce qu’il a emprunté en 2020 3.
Outre le partage de la prospérité, deux autres défis nous attendent,
sachant qu’il y aura moins de travail, mais ils ont peu à voir avec
l’économie. Le premier est le pouvoir croissant d’une poignée de grandes
entreprises technologiques, les Big Tech. Là encore, la pandémie nous a
offert un aperçu de l’avenir, puisque ces entreprises ont particulièrement
bénéficié du Covid. À un moment pendant la crise, cinq d’entre elles
représentaient plus de 20 % de la valeur de l’ensemble de l’indice S & P
500, composé de 500 grandes entreprises cotées en Bourse aux États-Unis 4.
À elle seule, Apple valait plus que toutes les entreprises de l’indice FTSE
100 de la Bourse de Londres réunies 5.
Pour autant, ce livre se penche moins sur le pouvoir économique des
grandes entreprises technologiques – aussi grand et croissant soit‑il – que
sur leur pouvoir politique, et sur l’impact qu’elles peuvent avoir sur les
questions de liberté, de démocratie et de justice sociale. Je note, par
exemple, que les débats sur la confidentialité et la sécurité des données ont
disparu depuis le début de la pandémie. Une mentalité « quoi qu’il en
coûte » s’est installée, si bien que de nombreux pays autorisent la collecte,
le filtrage, le tri et l’analyse à grande échelle d’images de vidéosurveillance,
de données de localisation de smartphones, d’historique d’achats par carte
de crédit – tout cela pour contrôler le virus. Le Covid l’exigeait‑il
vraiment ? En tout cas, à terme, nous devons veiller à ce que le pouvoir
politique accordé aux grandes entreprises technologiques et leur influence
sur la façon dont nous vivons en société soient soumis à examen et
réglementés si nécessaire.
Le dernier défi auquel nous serons confrontés dans un monde où il y aura
moins de travail sera le suivant : donner un sens à sa vie. Si l’emploi se
tarit, d’où viendra ce sens ? J’ai tendance à croire que la relation entre le
travail et le sens de la vie est beaucoup plus floue qu’on ne le pense.
Beaucoup de gens ne comptent pas sur leur travail pour avoir un but dans la
vie. En outre, le rapport au travail a beaucoup évolué dans l’histoire. Le
Covid a apporté de l’eau à mon moulin. Oui, je sais que des gens ont perdu
leur job et ont eu un sentiment de dévastation qui ne s’explique pas par la
seule perte de revenu. Mais il y a aussi des gens qui ont ressenti le
contraire : ils étaient soulagés de pouvoir abandonner un job qui valait plus
que le salaire auquel ils avaient droit.
Que feront les gens s’ils ne sont pas obligés de travailler pour gagner leur
vie ? Je crains que nous n’ayons pas de bonne réponse. Aujourd’hui où le
travail est au cœur de nos vies, il est difficile d’imaginer comment occuper
son temps différemment. Le confinement a été un révélateur. Le Royaume-
Uni, par exemple, a connu d’importantes pénuries de farine, de bois et de
plantes parce que les gens se sont mis à cuisiner, à bricoler et à jardiner
pour s’occuper. Les États-Unis ont connu des pics du même genre de
demandes. Mais on a aussi entendu des conversations différentes dans les
pubs et les cafés : des discussions sur l’équilibre entre vie professionnelle et
vie privée, sur la famille et la communauté, sur les mérites de la vie urbaine,
sur la meilleure façon de passer son temps libre et de préserver sa santé
mentale dans des moments d’épreuves… (Au Royaume-Uni, la dépression
chez les adultes a presque doublé au début de la pandémie ; aux États-Unis,
les SMS envoyés à une hotline gouvernementale consacrée à la santé
mentale ont augmenté de près de 1 000 % 6.) À mes yeux, ces conversations
étaient tellement inédites, et leurs conclusions étaient tellement provisoires
et insatisfaisantes, que je suis d’autant plus convaincu que nos vies
professionnelles nous ont détournés des vraies questions.

La menace croissante de l’automatisation

Autant la pandémie nous a offert un aperçu des problèmes auxquels un


monde plus automatisé devra faire face – répartition de la prospérité,
pouvoir des Big Tech, quête de sens –, autant elle accélère sans doute
l’arrivée de ce monde.
De nombreux pays connaissent actuellement une grave récession ; or
l’histoire montre que, lorsque les économies ralentissent, l’automatisation
peut s’accélérer. Au début du XXIe siècle, par exemple, les jobs de
secrétaires, d’employés de bureau, de vendeurs et autres ont diminué quand
les nouvelles technologies ont commencé à prendre en charge leurs tâches
et à les déloger de leurs postes. J’examinerai les raisons précises de la
disparition de ces emplois « moyennement qualifiés », tout en expliquant
que les hauts salaires et les bas salaires ont tous deux augmenté leur part de
l’emploi. En ce qui concerne la situation actuelle, il ne faut pas oublier que,
du moins aux États-Unis, la grande majorité des destructions d’emplois ont
eu lieu en période de récession. Une étude importante montre que, depuis le
milieu des années 1980, 88 % des pertes d’emplois moyennement qualifiés
ont eu lieu dans l’année qui a suivi une récession 7.
Qui plus est, le ralentissement que nous vivons n’est pas un
ralentissement ordinaire. Le Covid a révélé de nouvelles raisons de
s’inquiéter de l’automatisation, puisqu’il incite à remplacer les êtres
humains par des machines : après tout, une machine ne transmet pas de
virus à ses collègues ni à ses clients ; elle ne tombe pas malade et n’a pas à
s’absenter ; elle n’a pas non plus besoin de s’isoler pour protéger les autres.
Jusqu’ici, la tentation était plus ou moins contenue par l’intervention de
l’État. À un moment, par exemple, le gouvernement britannique a versé
jusqu’à 80 % des salaires de 9,6 millions de travailleurs – soit plus d’un
tiers de l’ensemble des salariés britanniques – pour les protéger du
chômage 8. Mais tous les gouvernements ne réagissent pas ainsi. Quand
l’intervention de l’État sera moins évidente – ce qui sera inévitablement le
cas –, la tentation de l’automatisation sera encore plus forte. Pour les
entreprises qui cherchent à stimuler la productivité en période de récession
ou à réduire les coûts de la main-d’œuvre quand les revenus diminuent,
remplacer les humains par des machines pour certaines activités sera de
plus en plus intéressant. Au début de la pandémie, une enquête du cabinet
de conseil EY qui portait sur les dirigeants d’entreprises mondiales montre
que 41 % d’entre eux investissaient dans l’accélération de
l’automatisation 9.
Enfin, la pandémie a sans doute atténué la résistance culturelle que
suscite le recours aux nouvelles technologies sur les lieux de travail. Les
obstacles à l’automatisation ne sont pas simplement d’ordre technologique
(« est‑il possible d’automatiser telle tâche ? »), économique (« est‑il
rentable d’automatiser telle tâche ? ») ou réglementaire (« est‑il permis
d’automatiser cette tâche ? »). Ils sont également culturels : automatiser
dépend aussi du fait que les gens jugent tolérable de faire faire quelque
chose par une machine. Dans la mesure où chacun de nous – qu’il soit
propriétaire d’entreprise, employeur, employé ou consommateur – pouvait
avoir un préjugé contre les nouvelles technologies avant le Covid, cette
crise est susceptible de l’avoir affaibli. En Grande-Bretagne, un sondage
montre que toutes les tranches d’âge ont désormais un « sentiment plus
positif » vis-à-vis des nouvelles technologies ; un autre indique qu’un tiers
des Britanniques sont « plus confiants quand il s’agit d’avoir recours à la
technologie 10 ». Le Covid nous a obligés à utiliser les nouvelles
technologies comme jamais on ne l’aurait imaginé quelques mois plus tôt,
et cela a fonctionné. À tel point que l’automatisation risque de ne plus être
perçue comme un saut dans le vide.
Prenez la médecine. Avant la pandémie, en Angleterre et au Pays de
Galles, 80 % des rendez-vous médicaux se déroulaient en face-à-face.
Aujourd’hui, on en est à 7 % 11. J’ai du mal à croire que les rendez-vous
virtuels disparaîtront une fois la pandémie définitivement surmontée. En
outre, il est facile d’imaginer que certaines tâches médicales – les
diagnostics, par exemple – soient effectuées par des appareils, voire sans
qu’un médecin intervienne. Et que dire du droit ? De nombreuses
juridictions ont vu leurs salles d’audience fermées ; du jour au lendemain,
les tribunaux sont devenus des services en ligne. Comme en médecine, non
seulement il est facile d’imaginer que la configuration virtuelle devienne la
norme pour certaines étapes de la justice pénale, mais il est évident que des
propositions technologiques plus audacieuses seront beaucoup plus faciles à
faire passer – certains dossiers, notamment des litiges civils qui pèsent peu,
pourraient être réglés sans délibération ni intervention humaine.

Les travailleurs les moins bien rémunérés en danger

À l’heure qu’il est, il est vrai que la technologie sert plutôt à maintenir les
gens au travail qu’à les évincer. Il y a encore peu de temps, la prévalence du
travail à distance était inimaginable : aux États-Unis et au Royaume-Uni,
quand la crise a commencé, deux tiers des gens qui travaillaient le faisaient
à distance 12. Mais tout le monde ne peut pas travailler à domicile, et ceux
qui le peuvent sont des cols blancs bien rémunérés. Une enquête américaine
montre que 71 % des personnes gagnant plus de 180 000 dollars par an
pouvaient travailler à distance pendant la pandémie ; en revanche, seuls
41 % de celles qui gagnent moins de 24 000 dollars par an pouvaient se le
permettre. D’après une autre enquête, 62 % des travailleurs titulaires d’une
licence ou plus pouvaient exercer leur activité à domicile ; seuls 9 % de
ceux qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires le pouvaient 13. Pour
beaucoup de cols bleus, notamment les gens qui travaillent dans les
restaurants, les magasins et les entrepôts, le travail à distance est tout
simplement impossible.
Cette inégalité est symptomatique d’un problème plus profond. Au début
de la crise, on a beaucoup dit que le Covid serait un « grand niveleur ». La
maladie, disait‑on, ne ferait pas de discrimination ethnique ni économique ;
nous étions tous égaux devant la menace. C’est faux. Pour commencer,
l’impact médical du virus a été très inégal. Au Royaume-Uni, les personnes
appartenant à des minorités ethniques représentaient 14 % de la population,
mais 34 % des patients gravement malades. Aux États-Unis, les Noirs
avaient près de cinq fois plus de risques d’être hospitalisés et plus de deux
fois plus de risques de mourir du virus que les Blancs 14. L’impact
économique du virus a aussi varié. La perte d’emploi a davantage affecté les
travailleurs les moins bien rémunérés : une enquête montre qu’aux États-
Unis, les travailleurs faisant partie des 20 % de salariés les moins bien
rémunérés étaient quatre fois plus susceptibles de perdre leur emploi au
début de la pandémie que ceux qui faisaient partie des 20 % de salariés les
mieux rémunérés 15.
Ces inégalités sont non seulement frappantes, mais elles sont importantes
pour réfléchir à l’imminence de l’automatisation. La pandémie a sans doute
renforcé cette menace ; en outre, elle montre que les travailleurs
économiquement défavorisés seront plus durement touchés.
Ces dernières décennies, la majorité des travailleurs les moins bien
rémunérés ont été préservés de l’automatisation, car il s’agit surtout
d’emplois qui impliquent une interaction personnelle ou un travail manuel ;
or ces tâches étaient difficiles à automatiser jusqu’à récemment.
Paradoxalement, l’année 2020 a montré que ce sont eux qui ont été les plus
durement touchés par l’automatisation, justement à cause des conditions
liées à ces emplois. Le virus se diffuse à cause des interactions personnelles,
et il prospère dans les espaces mal ventilés comme les usines et les
entrepôts. Beaucoup des gens qui travaillent dans ce genre d’espace ont
donc été privés de job.
Comme la pandémie a incité à automatiser, il y a des risques que les gens
qui travaillent directement sur le terrain soient plus menacés : ils ne peuvent
ni se réfugier dans un espace de travail classique ni se retirer dans un
bureau à domicile. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux progrès
récents semblent les viser : je pense aux machines qui approvisionnent les
rayons, préparent les emballages, accueillent les clients, livrent les
marchandises, nettoient les sols, prennent la température, etc.
La découverte d’un vaccin efficace signifie-t‑elle que l’incitation à
l’automatisation, aussi forte soit‑elle aujourd’hui, finira par disparaître ?
Peut-être. Je ne suis pas sûr que la création de ce vaccin – aussi géniale
soit‑elle d’un point de vue médical – mettra fin à la menace de
l’automatisation. Les changements de mentalité mentionnés plus haut
pourraient durer : à partir du moment où la pandémie nous a habitués à la
technologie, la confiance s’installera. Plus profondément, la pandémie a
bouleversé les rythmes de vie de nombre d’entre nous : nous allons moins
au restaurant, nous faisons plus d’achats en ligne, nous tâchons d’éviter les
voyages, nous nous offrons moins de théâtre, de cinéma et de
manifestations sportives, nous travaillons à domicile quand c’est possible,
etc. Il y a peu de chances que ces changements d’habitudes et de
comportements reviennent à ce qu’ils étaient avant le Covid 16.
Parler de « la fin du bureau », de « la mort des grandes rues
commerçantes » ou de « l’effondrement des centres-villes » est excessif.
Peu à peu, les gens commencent à réinvestir les bureaux et les
commerces 17. Néanmoins, il est possible que ces lieux demeurent des
versions réduites de ce qu’ils étaient pendant un certain temps, voire
indéfiniment. Si c’est ce qui passe, cela n’augure rien de réjouissant pour
les gens qui en dépendent pour vivre : agents de sécurité et d’entretien,
réceptionnistes, serveurs, fabricants de sandwiches, baristas du coin de la
rue, détaillants, employés des transports, personnel hôtelier, bonimenteurs
des rues, etc. Cela dit, la diminution de la demande de leur travail est peut-
être due aux conséquences de la pandémie, plus qu’à la technologie en tant
que telle. Il n’empêche, quiconque réfléchit à la menace de l’automatisation
doit tenir compte de ces changements puisque, jusqu’ici, les emplois
manuels, moins bien rémunérés, sont justement ceux qui fournissaient du
travail aux personnes que les machines avaient évincées – or leur avenir est
désormais incertain.
Au fond, la pandémie peut être interprétée comme un projet pilote de la
stratégie à adopter dans un monde où il y aura moins de travail. Ce projet
n’a pas été planifié ni voulu, mais il est à la fois instructif et révélateur. Je
croise les doigts pour que, dans les mois et les années à venir, nous
réfléchissions à cette expérience inédite : il s’agit de comprendre ce qui a
fonctionné et d’être honnêtes sur ce qui n’a pas marché. À l’heure où
j’écris, nous sommes encore les visiteurs provisoires d’un monde proposant
moins de travail. La pandémie finira par passer, et les problèmes qui nous
accablent aujourd’hui disparaîtront. Hélas, une fois le Covid derrière nous
une bonne fois pour toutes, la menace de l’automatisation sera peut-être
plus forte. Les défis que nous avons entrevus pendant la pandémie
réapparaîtront et nous mettront de nouveau à rude épreuve.

Daniel Susskind
Londres
30 septembre 2020
INTRODUCTION

La « grande crise du fumier » des années 1890 n’a rien de surprenant 18.
Cela faisait un certain temps que dans les grandes villes comme Londres et
New York les moyens de transport les plus courants dépendaient des
chevaux – de centaines de milliers de chevaux – qui tiraient les fiacres, les
charrettes, les chariots, les wagons et toute une série de véhicules. Hélas, les
chevaux n’étaient pas des locomotives particulièrement efficaces. Ils
devaient s’arrêter pour se reposer et récupérer tous les deux ou trois
kilomètres, ce qui explique en partie leur nombre 19. Pour qu’une charrette
fonctionne, par exemple, il fallait au moins trois animaux : deux chevaux en
rotation qui le tiraient, et un en réserve en cas de panne. Un tramway tracté
par des chevaux – le mode de transport préféré des New-Yorkais –
dépendait d’un attelage de huit bêtes qui se relayaient pour le tirer sur un
des rails aménagés pour. À Londres, des milliers de bus à deux étages tirés
par des chevaux, qui étaient des versions réduites de nos bus rouges, avaient
besoin d’une douzaine de chevaux chacun 20.
Qui dit chevaux dit fumier, beaucoup de fumier. Un cheval en bonne
santé produit entre 7 et 15 kilos de fumier par jour, soit le poids d’un enfant
de deux ans ou presque 21. À Rochester, dans l’État de New York, un agent
sanitaire enthousiaste avait calculé qu’en un an, les chevaux de la ville en
produisaient assez pour couvrir un demi-hectare de terrain d’une hauteur de
plus de cinquante mètres, ce qui n’est pas loin de celle de la tour de Pise 22.
On dit même que les gens de l’époque extrapolaient à partir de ce genre de
calculs pour imaginer un avenir débordant de fumier. Un observateur new-
yorkais annonçait que les tas atteindraient la hauteur des fenêtres du
troisième étage ; un journaliste londonien imaginait qu’au milieu du
XXe siècle, les rues seraient ensevelies sous trois mètres de fumier . La
23
crise ne concernait pas seulement le fumier : des milliers de cadavres de
chevaux se décomposaient en pleine rue, et beaucoup étaient délibérément
abandonnés jusqu’à ce qu’ils rétrécissent assez pour qu’on puisse les
éliminer plus facilement. En 1880, par exemple, environ 15 000 carcasses
de chevaux ont été retirées de la ville de New York 24.
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Les responsables, dit‑on, étaient aux abois 25. Car ils ne pouvaient pas se
contenter d’interdire les chevaux, bien trop importants. En 1872, aux États-
Unis, au moment de la « peste équine », une des pires épidémies de grippe
équine de l’histoire, une grande partie de l’économie du pays s’arrêta 26.
Certains vont jusqu’à y voir l’origine du Grand Incendie de Boston de cette
année-là : si sept cents bâtiments ont brûlé, affirment‑ils, c’est parce qu’il
n’y avait pas assez de chevaux pour tirer le matériel de lutte contre
l’incendie sur place 27. Finalement, les responsables n’ont pas eu trop à
s’inquiéter, puisque c’est dans les années 1870 que le premier moteur à
combustion interne a été construit. Dix ans plus tard, il était intégré à une
première automobile. Et quelques décennies plus tard à peine, Henry Ford
fit de la voiture un produit de masse avec son fameux modèle T. En 1912,
New York comptait plus de voitures que de chevaux. Cinq ans après, le
dernier tramway tiré par des chevaux dans la ville fut mis hors service 28. La
crise du fumier était finie.
La « Parabole de la merde de cheval », comme l’appelait Elizabeth
Kolbert dans le New Yorker, a été racontée plus d’une fois 29. Mais la plupart
des versions de l’histoire présentent la disparition des chevaux sous un jour
optimiste, comme s’il fallait y voir le symbole du triomphe de la
technologie et le rappel de l’idée qu’il faut rester ouvert d’esprit, même
plongé jusqu’aux genoux dans un problème peu ragoûtant et apparemment
insoluble. Sauf pour Wassily Leontief, un économiste russo-américain qui a
remporté le prix Nobel en 1973 et proposait une analyse bien plus
troublante : une nouvelle technologie, le moteur à combustion, avait réussi à
remplacer une créature qui, pendant des millénaires, avait joué un rôle
central dans la vie économique – non seulement dans les villes, mais dans
les fermes et les champs – et, en quelques décennies à peine, elle l’avait
reléguée au second plan. C’est ainsi que, dans une série d’articles écrits au
début des années 1980, Leontief a osé une des thèses les plus inquiétantes
de la pensée économique moderne. Ce que le progrès technologique avait
fait aux chevaux, poursuivait‑il, il finirait par nous le faire à nous ;
autrement dit, il nous retirerait notre travail. Ce que les voitures et les
tracteurs étaient pour les chevaux, les ordinateurs et les robots le seraient
pour nous 30.
Le monde actuel vit de nouveau les angoisses dont parlait Leontief. Aux
États-Unis, aujourd’hui, 30 % des travailleurs pensent que leur emploi a des
risques d’être remplacé par des robots et des ordinateurs au cours de leur
vie. Au Royaume-Uni, le même pourcentage estime que cela pourrait avoir
lieu dans les vingt prochaines années 31. Mon but est d’expliquer pourquoi il
faut prendre au sérieux ce genre d’angoisses – pas forcément leur contenu
spécifique, comme nous le verrons, mais plutôt leur esprit. Y aura‑t‑il assez
de travail pour tout le monde au XXIe siècle ? C’est une des grandes
questions de notre époque. Dans les pages qui suivent, j’affirmerai que la
réponse est « non » et j’expliquerai pourquoi la menace de « chômage
technologique » est désormais une menace réelle. J’analyserai les différents
problèmes que cela nous pose – aujourd’hui et demain – et, surtout, je
proposerai plusieurs pistes pour y répondre.
L’expression « chômage technologique » est née sous la plume de John
Keynes dans les années 1930, presque cinquante ans avant que Leontief ne
formule son inquiétude. En deux mots à peine, le grand économiste
britannique émettait l’hypothèse que les nouvelles technologies risquaient
de priver les gens de leur travail. Dans les pages qui suivent, je partirai de la
pensée économique qui a suivi Keynes pour tâcher de cerner le passé et
proposer un aperçu plus convaincant de ce qui nous attend. Ce faisant, je
m’aventurerai au-delà du terrain intellectuel un peu étroit où vivent la
majorité des économistes qui travaillent sur ce sujet. L’avenir du travail
soulève des questions passionnantes et angoissantes, qui ont souvent peu à
voir avec l’économie : sur la nature de l’intelligence, sur les inégalités et
l’importance capitale de cette question-là, sur ce que signifie donner un
sens à sa vie, sur le pouvoir politique des grandes entreprises, sur la
perspective de vivre ensemble dans un monde aux antipodes de celui où
nous avons grandi. Un essai qui se pencherait sur l’avenir du travail sans
s’atteler à ces questions souffrirait de graves manques.

Non pas un big bang, mais un dépérissement progressif


Il existe un point de départ important pour réfléchir à l’avenir du travail :
le fait que beaucoup de gens se sont déjà préoccupés de ce qui nous
attendait – et se sont trompés. Ce n’est pas la première fois que la peur de
l’automatisation se répand ; ce n’est pas une angoisse qui est née dans les
années 1930 avec Keynes. Depuis le début de la croissance économique
moderne il y a des siècles, les gens vivent des épisodes de panique à l’idée
d’être remplacés par des machines. Ces craintes se sont très souvent
révélées infondées. En dépit du flux de progrès technologiques qui ne cesse
au fil des ans, la demande de travail humain a toujours permis d’éviter la
naissance d’immenses bassins de personnes en permanence déplacées.
Dans la première partie du livre, je commencerai donc par chercher à
savoir pourquoi les gens qui s’inquiétaient ont souvent eu tort, et pourquoi
les économistes ont changé d’avis s’agissant de l’impact de la technologie
sur le travail. J’aborderai ensuite l’histoire de l’intelligence artificielle (IA),
une technologie qui fascine l’imagination collective depuis plusieurs années
et qui, pourtant, est largement responsable de la nouvelle angoisse que
beaucoup de gens éprouvent face à l’avenir. La recherche sur l’IA a débuté
il y a plusieurs décennies avec un réel enthousiasme, mais elle a été suivie
par un long hiver au cours duquel peu de progrès ont été réalisés. Plus
récemment, cependant, on assiste à une renaissance, une révolution
intellectuelle et pratique qui a surpris de nombreux économistes,
informaticiens et autres qui essayaient de savoir quelles étaient les activités
que les machines ne pourraient jamais prendre en charge.
Dans la deuxième partie du livre, je m’appuierai sur cette histoire en
essayant d’éviter les erreurs que d’autres ont commises et j’expliquerai
comment le chômage technologique est susceptible de se développer au
XXIe siècle. Dans une enquête récente, d’éminents informaticiens affirment
qu’il y a 50 % de chances que les machines surpassent les êtres humains
pour « toutes les tâches » d’ici quarante-cinq ans 32. Mon propos ne s’appuie
pas sur ce genre de prédictions spectaculaires. J’ai plutôt du mal à y croire.
Même à la fin XXIe siècle, il est probable qu’il restera des tâches difficiles à
automatiser, ou pas rentables à automatiser, ou encore possibles et rentables
à automatiser mais qu’on préférera confier à des personnes. En dépit des
craintes reflétées par les sondages interrogeant des travailleurs américains et
britanniques, j’ai du mal à imaginer qu’autant d’emplois disparaissent
complètement dans les années à venir (sans parler des nouveaux emplois
qui nous attendent). J’ai plutôt tendance à croire qu’une grande partie du
travail impliquera des tâches hors de portée des machines, y compris des
plus performantes.
L’histoire que je raconterai est différente. Non, les machines ne feront pas
tout, mais elles feront plus. Et plus elles assumeront de tâches, lentement
mais sûrement, plus les êtres humains seront obligés de s’en tenir à un
ensemble d’activités réduit. Il y a peu de chances que nous puissions
accomplir ce qui restera à accomplir ; et il n’y a aucune raison d’imaginer
que la demande sera suffisante pour embaucher tous ceux qui seront
effectivement capables de l’accomplir.
En d’autres termes, si vous ouvrez ce livre en espérant découvrir le récit
d’un big bang technologique spectaculaire, suivi par le réveil de quantité de
gens se retrouvant du jour au lendemain sans travail, vous serez déçu. C’est
un scénario peu probable, car il est presque certain qu’il restera du travail
pendant longtemps. Cela dit, plus le temps passe, plus ce travail risque
d’être hors de portée d’un nombre croissant de personnes. Et plus le
XXIe siècle avance, plus la demande de main-d’œuvre humaine risque de
s’étioler. Jusqu’au jour où ce qui restera ne sera pas suffisant pour fournir à
tous ceux qui le souhaitent un emploi correctement rémunéré.
Il existe un bon moyen de mesurer ce que cela signifie : réfléchir aux
effets que l’automatisation a déjà eus sur l’agriculture et l’industrie
manufacturière dans de nombreuses régions du monde. Les agriculteurs et
les ouvriers des usines sont indispensables : ces emplois-là n’ont donc pas
complètement disparu. Sauf que, dans les deux cas, le nombre de
travailleurs indispensables a chuté, parfois de façon vertigineuse, alors que
ces secteurs produisent plus que jamais. En bref, la demande de main-
d’œuvre en la matière ne suffit plus à employer le même nombre de
personnes. Évidemment, comme nous allons le voir, cette comparaison a ses
limites. Mais elle permet de mettre en évidence ce qui devrait réellement
nous inquiéter : non pas un monde sans aucun travail, comme certains
l’anticipent, mais un monde ne proposant pas assez de travail pour tout le
monde.
On a tendance à parler de chômage technologique comme si l’idée
impliquait une discontinuité radicale par rapport à la vie économique
actuelle, ou à la récuser comme une lubie tombée au ciel et reprise par des
économistes névrosés et un peu zinzin. Nous verrons que c’est une erreur en
analysant tout ce qui explique que le chômage technologique puisse se
produire. Ce n’est pas par hasard que les préoccupations liées aux inégalités
économiques augmentent au moment même où l’angoisse de
l’automatisation augmente. Les deux problèmes – inégalités et chômage
technologique – sont très étroitement liés. Actuellement, le marché du
travail est le principal moyen de répartir la prospérité économique dans la
société : pour la plupart des gens, leur job est leur principale, voire leur
seule source de revenus. Les inégalités considérables que nous constatons
sur le marché du travail – certains travailleurs gagnant beaucoup moins que
d’autres en échange de leurs efforts – montrent que cette façon de faire est
déjà en train de s’effriter. Le chômage technologique n’est qu’une version
plus extrême de cette histoire, qui aboutit à ce que certains travailleurs ne
reçoivent plus rien.
Dans la dernière partie du livre, je distinguerai les différents problèmes
créés par un monde proposant moins de travail et je m’attarderai sur les
solutions permettant de les résoudre. Le premier est le problème
économique que je viens d’évoquer : comment répartir la prospérité dans la
société alors que le mécanisme prévu à cet effet, à savoir, rémunérer
quelqu’un en échange de son travail, est moins efficace qu’avant.
J’aborderai ensuite deux questions qui ont peu à voir avec l’économie. La
première est la montée en puissance de Big Tech, sachant que nos vies
seront sans doute dominées par une poignée de grandes entreprises
technologiques. La principale préoccupation XXe siècle était sans doute le
pouvoir économique des entreprises, celle du XXIe siècle sera sans doute
leur pouvoir politique. La seconde question est le défi qui consiste à donner
un sens à sa vie. On dit souvent que le travail n’est pas seulement un moyen
de gagner de l’argent, mais d’orienter sa vie. Si c’est vrai, un monde
proposant moins de travail sera peut-être un monde ayant moins de sens.
Les problèmes qui nous attendent sont là, et chacun exige une réponse.

Une histoire personnelle

Les histoires et les arguments qui vont suivre sont, jusqu’à un certain
point, des histoires et des arguments personnels. J’ai commencé à réfléchir
sérieusement à la question des nouvelles technologies et du travail il y a une
dizaine d’années, mais je m’y intéressais et je ruminais ces idées depuis
longtemps. Mon père, Richard Susskind, a consacré sa thèse aux relations
entre intelligence artificielle et droit. C’était dans les années 1980, il était
étudiant à Oxford et il s’est enfermé dans un laboratoire informatique pour
essayer de mettre au point des machines capables de résoudre des équations
juridiques. (En 1988, il a participé à la création du premier système
d’intelligence artificielle juridique commercialisé dans le monde.) Comme
il a bâti sa carrière sur ces travaux, j’ai grandi dans une famille où les
mystères de la technologie étaient le pain quotidien des conversations à
table.
Jusqu’au jour où je suis parti faire des études d’économie à Oxford et me
suis retrouvé face à des économistes qui réfléchissaient aux relations entre
technologies et travail. Génial : leur prose était rigoureuse, leurs modèles
étaient précis, leurs arguments étaient irréprochables. Ils dominaient le
chaos de la vraie vie, souvent déstabilisant, et s’attelaient au cœur du cœur
des problèmes.
Hélas, plus le temps passait, plus mon émerveillement s’émoussait,
finissant par disparaître complètement. J’ai eu mon diplôme et j’ai décidé
de travailler pour le gouvernement britannique – dans l’unité stratégique du
Premier ministre, puis l’unité politique du 10 Downing Street. Encouragé
par mes collègues que les technologies intéressaient, je me suis concentré
sur la question de l’avenir du travail pour savoir comment l’État pouvait
intervenir. En puisant dans l’économie telle qu’on me l’avait enseignée, j’ai
découvert que c’était une discipline beaucoup moins pertinente que je ne le
pensais. Les économistes commencent souvent par se pencher sur des
événements passés. C’est une question de principe, ils cherchent à fonder
leurs propos sur des preuves factuelles. Sauf que je m’intéressais au futur,
lequel ne saurait nous fournir de preuves. Un éminent économiste l’a très
bien dit : « On a beau aimer la science-fiction, les livres d’histoire sont des
guides plus fiables quand il s’agit de réfléchir à l’avenir 33. » Un point de
vue qui était loin de me convaincre. Ce qui se passait dans le domaine
économique n’avait rien à voir avec le passé. Le décrochement était
frappant.
J’ai donc abandonné ce premier job, j’ai repris des études aux États-Unis
et je suis retourné en Angleterre pour poursuivre mes réflexions sur l’avenir
du travail. Je me suis lancé dans une thèse d’économie qui remettait en
cause l’approche classique des relations entre travail et technologies, tout en
essayant d’imaginer de nouvelles approches permettant de comprendre ce
qui se passe sur le marché du travail. En même temps, j’ai coécrit avec mon
père The Future of the Professions (« Le Futur des professions libérales »),
un essai qui analyse l’impact des nouvelles technologies sur les cols blancs
experts. Il y a dix ans, quand on a commencé à travailler à quatre mains, la
doxa voulait que ces technologies n’affectent que les cols bleus. Les
professions libérales – avocats, médecins, comptables, enseignants et autres
– étaient censés être plus ou moins immunisés contre le changement. Au
contraire, notre but était de montrer que les nouvelles technologies
permettent de répondre à des problèmes essentiels de la société – garantir
l’accès à la justice, veiller à la bonne santé de la population et à l’éducation
des enfants – sans s’appuyer forcément sur ces professions 34.
Je reviendrai sur certains points de mes travaux universitaires et de ce
livre dans les pages qui suivent. Entre-temps, mon expérience et mes
réflexions m’ont permis de les élaborer et de les affiner. En bref, ce livre est
le fruit d’un parcours personnel de dix ans au cours desquels je n’ai réfléchi
qu’à un sujet ou presque : l’avenir du travail.

Certains problèmes sont de bons problèmes

Admettons, comme de nombreux spécialistes, que l’économie soit un


grand gâteau : l’idée est d’arriver à ce qu’il soit assez gros pour que tout le
monde puisse en vivre. Au tournant du Ier siècle apr. J.‑C., si nous avions
divisé le gâteau économique mondial en tranches égales, distribuées à tous
les habitants de la planète, chacun aurait eu l’équivalent de quelques
centaines de dollars aujourd’hui. À l’époque, plus ou moins tout le monde
vivait autour de, ou en dessous du seuil de pauvreté. Sautez mille ans, et la
situation a peu changé. Certains vont même jusqu’à dire qu’à la fin du
XIXe siècle, un individu lambda n’était pas plus riche que son homologue
vivant plus de cent mille ans plus tôt 35.
En revanche, depuis quelques centaines d’années, la croissance
économique est stimulée par les avancées technologiques, et elle monte en
flèche. Dans le monde entier, ces gâteaux sont devenus beaucoup plus gros.
Aujourd’hui, le PIB mondial par tête, soit la valeur des tranches
individuelles, est à peu près de 10,72 dollars (80,7 billions de dollars que se
partagent 7,53 milliards d’habitants 36). Si la croissance économique
continue à un taux de 2 %, nos enfants seront deux fois plus riches que
nous. Si ce taux est de 1 %, ce sont nos petits-enfants qui seront deux fois
plus fortunés. Nous avons donc plus ou moins résolu le problème
économique classique. Comme l’a parfaitement résumé l’économiste John
Kenneth Galbraith : « Pour le moment, l’humanité a échappé à la pauvreté
qui fut longtemps son destin inexorable 37. »
Paradoxalement, le chômage technologique risque d’être un symptôme
de cette victoire. Au XXIe siècle, le progrès technologique résoudra le
problème qui consiste à savoir comment agrandir le gâteau de façon que
tout le monde puisse en vivre. En revanche, comme nous l’avons vu, il le
remplacera par trois nouveaux problèmes : les inégalités, le pouvoir et le
sens. Il y aura des désaccords sur la façon dont il faudra relever ces défis,
répartir la prospérité économique, limiter le pouvoir politique des grandes
entreprises technologiques et donner un sens à un monde comprenant moins
de travail. Nous serons forcément confrontés à des questions dont certaines
sont particulièrement délicates : qu’est-ce que l’État doit ou ne doit pas
faire ? Quels devoirs avons-nous vis-à-vis de nos semblables ? Que signifie
vivre une vie qui a du sens ? En réalité, ces défis sont bien plus intéressants
à relever que celui qui a hanté nos ancêtres pendant des siècles : comment
produire suffisamment pour que tout le monde puisse vivre ?
« Si les chevaux avaient adhéré au parti démocrate et voté, ce qui s’est
passé dans les fermes aurait été différent », a déclaré Leontief 38. Il est
évident que les chevaux n’avaient aucun contrôle sur leur destin collectif,
alors que nous, nous en avons. Non pas que je sois déterministe du point de
vue technologique : je ne pense pas que l’avenir se déroulera de telle ou
telle façon. Je suis d’accord avec le philosophe Karl Popper qui s’opposait à
l’idée que les rails de notre destin ont été posés pour que nous les suivions.
« L’avenir dépend de nous-mêmes ; nous ne dépendons d’aucune nécessité
historique », disait‑il 39. Mais je suis aussi un réaliste face à la technologie :
je pense que notre pouvoir de décision est limité. Nous allons construire des
systèmes et des machines bien plus performants que ceux dont nous
disposons aujourd’hui. Je ne vois pas comment nous pourrions y échapper,
c’est un fait. Les nouvelles technologies vont continuer à accomplir des
tâches que nous pensions réservées aux êtres humains. C’est aussi
inévitable. Le défi, tel que je le conçois, est de tenir compte de ces éléments
inévitables pour essayer de construire un monde où tous pourront
s’épanouir. C’est ce que je vais essayer d’expliquer dans ce livre.
PREMIÈRE PARTIE
LE CONTEXTE
Chapitre premier
Histoire d’une angoisse déplacée

La croissance est un phénomène très récent, puisque la vie économique fut


relativement stagnante pendant deux millions et demi d’années. Nos ancêtres
chassaient et cueillaient ce dont ils avaient besoin pour survivre, mais c’était
à peu près tout 40. En quelques siècles, au contraire, l’activité économique est
arrivée à un niveau jamais atteint. La croissance a explosé, la production
mondiale a été multipliée par 300 et la production par habitant par 13 41.
Imaginez que la durée de vie d’un homme soit d’une heure – l’ensemble
n’aurait duré qu’une demi-seconde, en un clin d’œil au sens propre.
Les économistes s’accordent à dire que cette croissance exceptionnelle
reposait sur les progrès techniques, mais ils divergent sur le lieu et la date de
départ de cette croissance – en Europe de l’Ouest, à la fin du XVIIIe siècle 42.
Parmi les causes invoquées, citons la géographie : certains pays avaient des
ressources exceptionnelles, un climat hospitalier, ou des côtes faciles à
franchir et des fleuves propices aux échanges, que d’autres n’avaient pas.
Autre raison possible, la culture : façonnées par des histoires et des religions
très différentes, les diverses communautés n’envisagent pas de la même
façon la méthode scientifique, le travail, les finances et les relations sociales
(le niveau de « confiance » d’une société est considéré comme un facteur
important, par exemple). L’explication la plus courante est institutionnelle :
certains États protégeaient les droits de propriété et appliquaient la loi de
façon à encourager la prise de risque, l’activité et l’innovation, alors que
d’autres États ne protégeaient pas ces droits.
Graphique 1.1 : Production mondiale depuis le Ier siècle apr. J.‑C 43.

Quelles que soient les raisons, la charge économique a été lancée par la
Grande-Bretagne, qui fut la première à foncer dès les années 1760 44. De
nouvelles machines furent inventées et exploitées pour améliorer les moyens
de production. Certaines sont très connues, dont la machine à vapeur, et sont
devenues des symboles classiques du progrès et de l’ingéniosité technique.
J’irai même plus loin, car le mot « révolution » est en dessous de la réalité :
la Révolution industrielle est bel et bien un des tournants les plus importants
de l’histoire de l’humanité. N’oublions pas qu’avant cette période, ce qu’on
appelait croissance économique était un phénomène limité, balbutiant, qui
tournait court rapidement. C’est plus tard que la croissance est devenue un
flux relativement abondant et régulier. Aujourd’hui, c’est même une drogue
dont nous sommes entièrement dépendants. Il suffit de voir les violentes
éruptions de colère et d’angoisse, et les vagues de frustration et de
découragement qui bouleversent la société chaque fois que la croissance
fléchit ou s’arrête. Tout se passe comme si nous ne pouvions plus vivre
correctement sans croissance.
Ces nouvelles techniques ont permis aux industriels d’être infiniment plus
productifs, autrement dit de fabriquer beaucoup plus pour beaucoup moins 45.
Et c’est là, à l’aube de la croissance économique moderne, que l’on peut
situer l’origine de l’« angoisse de l’automatisation ». Les gens se sont posé
la question : l’utilisation de ces machines pour fabriquer plus de produits
signifiait‑elle moins de leur travail ? Dès le début, semble-t‑il, croissance
économique et angoisse de l’automatisation étaient liées.
Évidemment, cette angoisse devait exister avant. Quelle que soit
l’invention, il est facile d’imaginer ou d’identifier une catégorie de
personnes qui se sent menacée. La presse à imprimer, par exemple – peut-
être la plus importante de toutes les technologies antérieures à la Révolution
industrielle –, s’est heurtée à la résistance des scribes qui voulaient protéger
leur vieux savoir-faire. Découvrant les bibles imprimées, ces mêmes scribes
affirmaient que seul le diable pouvait produire autant d’exemplaires d’un
livre aussi vite 46. Les caractéristiques des changements qui ont eu lieu
pendant la Révolution industrielle n’étaient pas les mêmes que celles des
changements antérieurs. Leur intensité, leur ampleur et leur persistance
étaient telles que les inquiétudes de toujours avaient une dimension bien plus
grave.

L’angoisse de l’automatisation

La peur que l’automatisation détruise des emplois s’est manifestée sous


forme de révolte et de résistance. Pour le prouver, je rappellerai l’histoire de
James Hargreaves, qui a inventé le métier à filer dans les années 1760.
Hargreaves était un homme à peine alphabétisé, un tisserand de coton qui
s’est retiré dans un petit village du Lancashire pour mettre au point sa
machine sans être dérangé. Son métier devait permettre de filer du coton
beaucoup plus vite qu’à la main, un avantage inestimable à l’heure où la
transformation du coton à l’état brut en fil à tisser était en train de devenir
une affaire en or. (La Grande-Bretagne assurera la moitié de la production
mondiale de toile au milieu du XIXe siècle 47.) Quand les artisans de son
voisinage eurent vent de ses recherches, ils firent irruption chez lui,
détruisirent la machine et en profitèrent pour saccager son mobilier. James
Hargreaves décida de monter un atelier ailleurs, mais, une fois de plus, son
associé et lui furent attaqués par une foule enragée 48.
John Kay, un contemporain de Hargreaves, a eu droit au même traitement
quand il a inventé la navette volante dans les années 1730. Sa maison, dit‑on,
a été saccagée par des tisserands furibonds qui « l’auraient tué s’il n’avait
pas été transporté en lieu sûr par deux amis qui l’avaient enveloppé dans un
grand drap de laine 49 ». L’hôtel de ville de Manchester abrite une peinture
murale datée du XIXe siècle qui représente la fuite de John Kay 50.
Ces incidents ne sont pas des exceptions. La Révolution industrielle a
donné lieu à un véritable vandalisme technique, un phénomène largement
étudié, dont les acteurs ont été baptisés « luddites ». Il s’agissait d’ouvriers
dont le chef de file était Ned Ludd, un tisserand apocryphe des Midlands de
l’Est, qui a organisé la destruction d’une série de machines à tisser au début
de la Révolution industrielle. Personne ne sait si le personnage a réellement
existé, mais les troubles que ses acolytes ont créés sont bien réels. À tel point
qu’un 1812, le parlement britannique a adopté un projet de loi appelé
« Destruction of Stocking Frames, etc. Act », qui faisait de la destruction de
machines un crime capital. L’année suivante, plusieurs personnes furent
arrêtées et exécutées. En 1813, la peine fut allégée, et les coupables furent
déportés en Australie, mais le châtiment finit par être jugé insuffisant, et la
peine de mort fut de nouveau votée en 1817 51. Aujourd’hui, en Angleterre,
les technophobes invétérés sont encore qualifiés de luddites.
Avant la Révolution industrielle, l’État n’était pas toujours du côté des
inventeurs. Il existe des épisodes où il fut suffisamment déstabilisé par la
colère des ouvriers pour intervenir afin d’empêcher le développement des
innovations qui les heurtaient. Je donnerai deux exemples qui remontent aux
années 1580. Le premier est celui de William Lee, un pasteur anglais qui
inventa la première machine à tricoter des bas. En 1589, il alla jusqu’à
Londres en espérant être reçu par la reine Élisabeth Ire pour lui montrer son
engin et le faire breveter. La reine le reçut, mais lui opposa une fin de non-
recevoir claire et nette : « Vous avez de hautes ambitions, sieur Lee. Mais
considérez ce que votre invention pourrait infliger à mes pauvres sujets. Elle
les mènerait assurément à la ruine en les privant d’emploi, et ils seraient
condamnés à mendier 52. » Le second exemple est celui d’Anton Müller, qui
eut le malheur d’inventer une machine à tisser les rubans en 1586 – je dis le
« malheur », parce que le Conseil de sa ville natale, Dantzig (aujourd’hui
Gdansk, en Pologne), ne se contenta pas de lui refuser un brevet. Elle
ordonna, dit‑on, que l’inventeur fût exécuté par strangulation 53. Nous
sommes loin de l’accueil chaleureux réservé aux grands entrepreneurs
aujourd’hui.
Les ouvriers et l’État ne sont pas les seuls à avoir été inquiets au cours de
l’histoire. Au contraire, plus le temps passera, plus les économistes
prendront au sérieux la menace de l’automatisation. Comme nous l’avons
dit, c’est Keynes qui inventa l’expression « chômage technologique » dans
les années 1930. Mais David Ricardo, un des pères fondateurs de
l’économie, réfléchissait déjà au problème plus d’un siècle ans avant. Dès
1817, il publia son ouvrage principal, Des principes de l’économie politique
et de l’impôt, et, quatre ans plus tard, fit paraître une nouvelle édition qui
comprenait un chapitre supplémentaire, intitulé « Des machines ». Il y faisait
une concession intellectuelle importante en avouant qu’il avait changé d’avis
sur la question du rapport entre progrès techniques et avantages pour les
ouvriers. L’idée à laquelle il avait toujours cru, que les machines
représentaient un « bien général » pour le travail, était une « erreur »,
écrit‑il ; les machines sont « souvent très dommageables ». Qui sait si ce
n’était pas une réaction aux bouleversements économiques douloureux qu’il
constatait autour de lui en Grande-Bretagne 54 ?
L’angoisse née du pouvoir des machines a augmenté à un rythme régulier
au fil du XXe siècle, et elle se poursuit de nos jours. Il suffit de voir la
floraison d’articles, de témoignages et d’ouvrages sur les conséquences de
l’automatisation. Dès les années 1940, l’idée était si banale que le New York
Times se sentait en droit de parler de « vieil argument 55 ». Ce n’est pas faux,
ces arguments donnent bel et bien l’impression de se répéter. En 2016, dans
son discours d’adieu, le président Obama a évoqué l’automatisation en
anticipant « la prochaine vague de bouleversements économiques ».
Soixante ans plus tôt, le président Kennedy utilisait plus ou moins les mêmes
mots pour affirmer que l’automatisation était une révolution qui portait en
germe « la menace inquiétante de bouleversements industriels 56 ». Le
célèbre physicien récemment disparu, Stephen Hawking, expliquait que
l’automatisation avait « décimé » le travail des cols bleus et « affecterait […]
en profondeur les classes moyennes 57 ». Albert Einstein, savant à la
renommée bien plus vaste, se faisait le porte-parole de la même menace en
1931 ; il pensait que les nouvelles techniques, qui étaient censées libérer
l’homme de l’aliénation du travail, étaient vouées à « submerger leurs
58
créateurs ». Depuis 1920, il ne passe pas dix ans sans qu’un article du New
York Times aborde d’une manière ou d’une autre la question du chômage
technologique 59.

Soulèvements et changements

La plupart des craintes suscitées par la naissance de nouvelles techniques


se révèlent infondées. Si nous regardons les cent années qui viennent de
s’écouler, très peu d’éléments viennent conforter l’idée que les progrès
techniques créent des bassins de travailleurs condamnés au chômage. Il est
vrai que les ouvriers ont été secoués par les nouvelles techniques, mais, avec
le temps, la plupart ont réussi à retrouver du travail. « Sauf qu’aujourd’hui,
c’est différent », dit‑on à chaque fois, « les nouvelles technologies vont
provoquer un chamboulement massif », ajoutent les gens. En réalité, la
même rengaine se répète, et ce grand chamboulement n’est jamais arrivé.
Évidemment c’est une source d’optimisme pour ceux qui se demandent ce
que cela cache. Si les gens qui s’inquiétaient pour l’avenir du travail avaient
tort, ceux qui s’inquiètent aujourd’hui ont forcément tort, non ?
Comme nous allons le voir, la question n’est pas si simple. Le « Sauf
qu’aujourd’hui, c’est différent » a beau avoir été infondé autrefois, il est
peut-être justifié aujourd’hui. Qui plus est, même si l’histoire doit se répéter,
il faut se méfier d’une interprétation excessivement optimiste du passé. Oui,
en général, les gens ont retrouvé un job alors qu’ils avaient été victimes de la
technologie – mais la façon dont cela s’est fait n’a été ni facile ni sans
dégâts. Reprenons l’exemple de la Révolution industrielle, le moment phare
du progrès technologique. La tendance optimiste, même si elle se justifie,
n’est‑elle pas un peu excessive ? En dépit des craintes des luddites, le taux
de chômage en Grande-Bretagne est resté relativement faible, comme le
montre le graphique 1.2. En même temps, des industries entières ont été
décimées, des métiers lucratifs comme le tissage à la main et la fabrication
de bougies étant transformés en passe-temps sans profit. Des villes ont été
condamnées au déclin, des communautés ont été vidées. Rappelons qu’en
Grande-Bretagne les salaires réels ont à peine augmenté : de 4 % misérables
en moyenne, entre 1760 et 1820. Pendant ce temps-là, la nourriture est
devenue plus chère et l’alimentation, plus pauvre. La mortalité infantile a
augmenté, et l’espérance de vie a faibli 60. Les gens ont diminué au sens
propre : un historien explique que les tailles moyennes ont chuté pour
atteindre « leurs niveaux les plus bas » à cause des conditions de vie plus
dures 61.

Graphique 1.2 : Taux de chômage en Grande-Bretagne, 1760‑1900 62.

Nous avons tendance à penser que les luddites étaient de pauvres hères ne
comprenant rien à la technique, mais les recherches montrent que leurs
revendications étaient légitimes. Le fait est que, peu après, les
bouleversements et la détresse provoqués par les progrès techniques ont
contribué à la naissance de l’État-providence, sans doute l’invention la plus
innovante du XXe siècle. L’État-providence est un contrat autorisant les
gouvernements à imposer les plus riches afin de redistribuer leurs bénéfices,
suivant différents canaux, à ceux qui sont moins riches. (J’y reviendrai plus
tard dans le livre.) Ce que j’ai dit sur les ouvriers relégués finissant par
retrouver un emploi n’est donc pas pour nous réjouir. Je paraphraserai Tyler
Cowen, économiste américain, en disant que l’avenir sera peut-être comme
le passé – c’est justement ce qui interdit d’être optimistes quant à l’avenir du
travail 63.
À première vue, on ne peut pas non plus affirmer que tous ceux qui
redoutaient un futur sans emploi avaient tort. Je reviens à Keynes qui, dans
les années 1930, imaginait que les progrès techniques donneraient lieu à un
monde du travail rythmé par des « postes de trois heures » ou des « semaines
de quinze heures ». Aujourd’hui, ses critiques se font un plaisir de remarquer
que sa prédiction expirera dans une dizaine d’années, et que la civilisation
des loisirs qu’il imaginait n’est pas pour demain – un regard sceptique qui
n’est pas inintéressant 64. Sauf que, si vous regardez au-delà des chiffres
annoncés, le tableau est plus nuancé. Dans les pays de l’OCDE,
l’Organisation de coopération et de développement économiques, qui
rassemble des dizaines de pays riches, le nombre moyen d’heures travaillées
par an ne cesse de diminuer depuis cinquante ans (graphique 1.3).
Une grande partie de ce recul s’explique par les progrès techniques et
l’augmentation de la productivité qui va avec. L’Allemagne est à la fois un
des pays européens les plus productifs et celui où le nombre d’heures
travaillées par an est le plus faible. La Grèce est parmi les moins productifs
d’Europe et celui où le nombre d’heures travaillées est le plus élevé. On n’en
est pas encore à la semaine de quinze heures, mais la tendance est là 65.
Comme le montre le graphique 1.4, il s’agit d’une tendance générale : dans
les pays plus productifs, les gens ont tendance à travailler moins d’heures.
Nous n’en sommes pas encore à la semaine de quinze heures, comme le
prévoyait Keynes, mais, grâce aux progrès technologiques constants, nous
avons commencé à aller dans cette direction.
Graphique 1.3 : Nombre d’heures travaillées par personne et par année dans les pays de l’OCDE 66.
Graphique 1.4 : Productivité et nombre d’heures annuelles travaillées, 2014 67.

Il est important de ne pas oublier ces chiffres quand on réfléchit à ce qui


se profile. On passe beaucoup de temps à essayer de savoir combien
d’« emplois » il y aura dans les années à venir. Les pessimistes imaginent un
monde dans lequel une grande partie de la population sera oisive,
désœuvrée, et n’aura aucune activité productive ; tout sera fait par les
« robots ». Inversement, les optimistes rappellent les chiffres actuels du
chômage, exceptionnellement faibles dans de nombreuses régions, pour dire
que la peur d’un monde sans emploi est de la foutaise et sans rapport avec la
réalité.
Les uns et les autres ont une approche très limitée de la question, comme
s’il suffisait de savoir si telle ou telle personne avait un emploi. L’histoire le
montre : raisonner exclusivement en termes d’« emploi » empêche de voir
l’ensemble du tableau. Oui, l’innovation technique risque d’affecter la
quantité de travail, mais affectera-t‑elle la nature du travail ? Jusqu’à quel
point le travail est‑il correctement payé ? Jusqu’à quel point est‑il sûr ?
Quelle est la durée d’une journée de travail ? D’une semaine de travail ? Est-
ce une activité gratifiante qui vous fait sauter du lit le matin, ou une corvée
que vous repoussez en vous terrant sous votre couette ? Le risque, quand on
se concentre sur la notion d’« emploi », est moins de ne pas voir la forêt que
cache l’arbre que de ne pas voir les différents types d’arbres présents dans
ladite forêt.
Pour l’instant, je continuerai à parler d’« emplois. » Mais n’oublions pas
que les progrès techniques vont affecter le monde du travail à bien des
égards, et pas seulement en ce qui concerne le nombre d’emplois. Dans les
chapitres qui suivent, je reviendrai de plus près sur ces derniers.

Une force complémentaire utile

Ces mises en garde étant faites, tournons-nous vers une question plus
large. Comment se fait‑il que, dans le passé, malgré les craintes de tant de
gens, le progrès technologique n’ait pas mené à un chômage de masse ?
La réponse, si on examine ce qui s’est réellement passé au cours des
derniers siècles, est la suivante : l’effet néfaste du changement technologique
sur le travail – celui qui préoccupait nos ancêtres angoissés – n’est que la
moitié de l’histoire. Oui, les machines ont pris la place des êtres humains
pour exécuter certaines tâches. Mais elles ne se sont pas contentées de les
remplacer, elles les ont également complétés pour des tâches qui n’avaient
pas été automatisées, augmentant ainsi la demande de main-d’œuvre pour
effectuer ce travail. Au fil de toute l’histoire, il y a toujours eu deux forces
distinctes en jeu : une force de substitution, qui nuisait aux travailleurs, mais
aussi une force de complémentarité, qui leur était bénéfique. Cette force
utile, si souvent oubliée, agit de trois manières différentes.

L’effet productivité
La façon la plus évidente dont cette force joue en faveur des êtres humains
est la suivante : les nouvelles technologies, même si elles déplacent certains
travailleurs, font que nombre d’autres sont plus productifs en ce qui
concerne leur tâche. Pensez aux tisserands britanniques qui ont eu la chance
de se retrouver aux commandes d’une des navettes volantes de John Kay
dans les années 1730, ou aux machines à filer de Hargreaves dans les années
1760. Ils ont dû filer beaucoup plus de coton que leurs contemporains qui ne
comptaient que sur leurs mains. C’est l’effet productivité 68.
Le même phénomène est à l’œuvre aujourd’hui. Prenez un chauffeur de
taxi avec un GPS qui lui permet d’essayer de nouveaux trajets. Il sera
meilleur chauffeur. Autre exemple, un architecte qui utilise un logiciel de
conception assistée par ordinateur pour imaginer des bâtiments plus
audacieux, ou encore un comptable qui utilise un logiciel de calcul fiscal
pour effectuer des opérations plus difficiles et plus complexes. Tous sont
susceptibles de mieux accomplir leurs tâches. Ou prenez les médecins. En
2016, une équipe de chercheurs du MIT a mis au point un système qui peut
dire si une biopsie du sein est cancéreuse ou non avec une précision de
92,5 %. Les médecins, en comparaison, étaient à un taux de 96,6 % – mais,
avec le système du MIT, ils l’augmentèrent à 99,5 %, ce qui est proche de la
perfection. Une nouvelle technologie a donc rendu ces médecins encore plus
performants pour repérer un cancer 69.
Autre cas de figure : les nouvelles technologies qui automatisent certaines
tâches et les retirent aux hommes, ce qui les rend paradoxalement plus
productifs pour les autres tâches de leur job. Exemple : un avocat dispensé
d’avoir à fouiller dans des piles de paperasses grâce à un « système
automatique d’examen des documents », un logiciel qui scanne beaucoup
plus rapidement les documents, et plus précisément 70. Cet avocat pourra se
concentrer sur son rôle de conseiller juridique, voire rencontrer ses clients en
face-à-face ou utiliser son expertise pour résoudre des questions
particulièrement épineuses.
Ce sont tous des cas où, si les gains de productivité sont répercutés sur les
clients grâce à une baisse des prix ou une amélioration de la qualité des
services, la demande de biens et de services est susceptible d’augmenter,
ainsi que la demande de main-d’œuvre. Grâce à l’effet productivité, le
progrès technologique complète donc les êtres humains très directement, en
accroissant la demande de leur contribution et en les rendant meilleurs au
travail qu’ils font.

L’effet du gâteau plus important


L’histoire économique révèle une deuxième façon, moins directe, dont la
force de complémentarité joue en faveur des travailleurs. Si nous imaginons
l’économie sous forme de gâteau, elle est la suivante : le progrès technique
permet d’agrandir la taille du gâteau. Comme nous l’avons vu, le volume de
nos économies a explosé au cours des cent dernières années. Le Royaume-
Uni, qui était le pays le plus développé du monde en 1700, a vu son
économie multipliée par 113 au cours des trois cents années suivantes. Mais
ce n’est rien comparé aux pays moins développés à l’époque : l’économie
japonaise a connu une croissance de coefficient 171, le Brésil, de 1 699,
l’Australie, de 2 300, le Canada, de 8 132, et les États-Unis, de 15 241, un
bond inouï 71.
Il paraît logique de se dire que, si une économie se développe, si les
habitants sont plus prospères et ont des revenus plus sûrs, s’ils peuvent
dépenser, les offres d’emploi seront plus nombreuses. Certaines fonctions
risquent d’être automatisées et confiées à des machines. Mais, comme
l’économie se développe et que la demande de biens et de services
augmente, cela veut dire que la demande de fonctions dans d’autres secteurs
de l’économie augmente, puisqu’il faut produire ces biens et ces services.
Ces postes-là n’ont peut-être pas été encore automatisés, si bien qu’ils
peuvent fournir un nouveau travail aux personnes remplacées ailleurs. C’est
ce que j’appelle l’« effet du gâteau plus important ».
Larry Summers, un économiste américain qui a été chef du Conseil
économique national sous la présidence d’Obama, insistait sur ce point
quand il était jeune. C’était dans les années 1970 : brillant chercheur au
Massachusetts Institute of Technology (MIT), il participait à de nombreux
débats sur l’automatisation. Il raconte qu’à l’époque, sur les campus, « les
imbéciles pensaient que l’automatisation allait faire disparaître tous les
jobs », et « les gens intelligents comprenaient que, s’il y a plus de
production, il y a plus de revenus, donc il y a plus de demande 72 ». David
Autor, un des économistes actuels les plus influents, spécialiste du marché
du travail, ne dit pas autre chose quand il explique que « les gens sont
excessivement pessimistes […] quand la population est plus riche, elle a
tendance à consommer plus, ce qui crée de la demande 73 ». Enfin, Kenneth
Arrow, économiste et prix Nobel, affirme qu’historiquement, « le
remplacement des hommes par des machines » n’a pas fait augmenter le
chômage. « L’économie a d’autres emplois en réserve pour les travailleurs,
dit‑il. Quand on crée de la richesse, les gens dépensent leur argent en
achetant quelque chose 74. »

L’effet du gâteau qui change


Troisième point que révèlent les cent dernières années. Les progrès
techniques complètent la main-d’œuvre parce que non seulement les
économies se développent, mais elles se transforment – elles produisent des
objets extrêmement variés, suivant des méthodes très différentes et à divers
moments de l’histoire. Là encore, si nous imaginons l’économie comme un
gâteau, le progrès technologique permet non seulement de l’agrandir, mais
de le modifier. Prenez l’économie britannique. Oui, elle est 100 fois plus
importante qu’il y a trois cents ans, mais elle est aussi métamorphosée. Il y a
cinq cents ans, elle se faisait dans les fermes. Il y a trois cents ans, dans les
manufactures. Aujourd’hui, essentiellement dans les bureaux 75.
Une fois de plus, il est logique de se dire que ces transformations ont
bénéficié aux travailleurs. À un certain moment, certaines tâches sont
automatisées et entièrement confiées à des machines. Mais, à mesure que
l’économie se transforme, la demande de biens et de services se transforme
aussi, et les méthodes de production sont revues. Donc la demande de
nouvelles fonctions dans d’autres secteurs augmente. De fait, certaines de
ces activités n’ont peut-être pas été automatisées, si bien que c’est un
gisement de nouveaux emplois.
C’est ce que j’appelle l’« effet du gâteau qui change ». Pour le voir à
l’œuvre, je prendrai l’exemple des États-Unis, une économie en mouvement
permanent et un pays où les travailleurs ne cessent d’être débauchés et
embauchés pour se retrouver dans différentes industries et à différents
postes. Il y a cent ans, l’agriculture représentait une part critique de
l’économie américaine, puisqu’en 1900, elle employait deux travailleurs sur
cinq. Depuis, l’agriculture est un secteur qui fond et qui, aujourd’hui,
emploie moins de deux ouvriers sur cent 76. Que sont devenus tous ces
agriculteurs, ouvriers et autres ? Ils sont allés dans le secteur manufacturier,
qui a supplanté le secteur agricole il y a cinquante ans. En 1970, un
travailleur sur quatre était employé dans une industrie manufacturière. Mais
ce secteur a connu un déclin relatif et, aujourd’hui, moins d’un dixième des
travailleurs américains y est employé 77. Que sont devenus tous ces ouvriers
des manufactures ? Ils sont allés dans le secteur des services, qui emploie
désormais plus de huit travailleurs sur dix 78. En réalité, cette histoire de
transformation économique n’a rien de spécifiquement américain. Presque
toutes les économies développées ont suivi un chemin proche, et de
nombreuses économies moins développées le suivent 79. En 1962, 82 % des
travailleurs chinois étaient employés dans l’agriculture ; aujourd’hui, ce
chiffre est tombé à environ 31 %, un déclin plus important et plus rapide que
celui des États-Unis 80.
Là où l’« effet du gâteau plus important » permet de dire que nos
prédécesseurs inquiets étaient myopes, incapables de voir que l’économie
allait se développer, l’« effet du gâteau qui change » autorise à penser qu’ils
manquaient d’imagination. Ils ne comprenaient pas que leur économie serait
transformée de fond en comble, mais leur aveuglement est en partie
compréhensible. En 1900, en Angleterre, par exemple, la majorité des
citoyens travaillaient dans une ferme agricole ou une usine. L’idée qu’un
jour, un unique « service de la santé » emploierait bien plus d’hommes que
tous ceux qui travaillaient alors dans les fermes du pays (ce qui est
aujourd’hui le cas du National Health Service, soit le NHS) leur aurait
sûrement paru étrange 81. L’« industrie » de la santé telle que nous la
concevons n’existait pas, et l’idée que cet employeur soit l’État leur aurait
paru encore plus improbable. La plupart des soins étaient pris en charge par
des bénévoles ou à titre privé. Ce qui se vérifie aujourd’hui pour des
fonctions aussi variées qu’optimisateurs de moteurs de recherche spécialistes
du cloud computing (« informatique en nuage »), consultants en marketing
digital ou développeurs d’applications mobiles. Ces industries étaient
inimaginables il y a quelques décennies 82.

Plus largement

L’idée que les effets de la technique sur le travail dépendent de la tension


entre deux forces opposées – une force de substitution, nuisible, et une force
complémentaire, bénéfique – ne date pas d’aujourd’hui. Il n’empêche que
cette interaction est rarement bien expliquée, et les commentaires suscités
par l’automatisation sont souvent confus, car ils soulignent ces deux effets,
mais en utilisant différentes terminologies. Le progrès technique non
seulement déloge mais complète, suivant divers modes, mais il supplante et
augmente, il remplace et renforce, il dévalue et consolide, il maintient et
rompt, il détruit et il crée. On dit que le défi consiste à rivaliser et coopérer,
avancer contre la machine mais avec elle, travailler à deux et collaborer,
travailler l’un contre l’autre et prendre le risque de perdre. On invoque la
marche en avant de l’humanité et l’essor des machines, la destruction et la
reproduction du même, la menace des robots et le bonheur des cobots
(robots collaboratifs), l’intelligence artificielle des machines et l’intelligence
augmentée des êtres humains. Ou alors on nous explique que les gens sont
libérés et peuvent se consacrer à une activité qui leur convient mieux, mais
sont pieds et poings liés à des tâches qu’ils n’ont jamais voulu accomplir.
Tout est dans tout : l’obsolescence de l’homme et le fait qu’il est de plus en
plus nécessaire, le travail en tandem et le travail sans homme. La technique
est à la fois une chance et une menace, une adversaire et une partenaire, une
ennemie et une amie.
La réflexion esquissée ici est brève, il n’empêche qu’elle révèle l’action
de ces deux forces. D’un côté, une machine « se substitue » à un homme si
elle lui retire un poste précis ; quand il a lieu, le phénomène saute aux yeux.
D’un autre côté, on peut dire qu’une machine « complète » une personne
quand elle augmente la demande de travail humain à d’autres postes. Ce
phénomène est moins évident à identifier que son alter ego destructeur, et,
comme nous l’avons vu, il peut arriver suivant trois modes.
Distinguer ces deux forces permet de comprendre pourquoi les craintes de
nos prédécesseurs étaient infondées. Prisonniers de la mêlée opposant une
force de substitution nuisible et une force de complément bénéfique, nos
ancêtres misaient sur le mauvais gagnant. Soit ils imaginaient que la force de
substitution supplanterait la force de complément, soit ils négligeaient
complètement celle-ci. Ils avaient tendance, comme David Autor l’a résumé,
« à surestimer le pouvoir de substitution de la machine par rapport au travail
humain et à ignorer la forte complémentarité entre automatisation et
travail 83 ». Résultat, ils sous-estimaient systématiquement la demande de
travail humain restante. Or, en général, il y en avait toujours assez pour que
les gens aient du travail.
C’est aussi vrai pour les nouvelles technologies. Prenez les guichets
automatiques dits ATM (Automated Teller Machines). Introduits aux États-
Unis au début des années 1970, ils ont été conçus pour déloger les
guichetiers de la tâche qui consistait à remettre de l’argent liquide. Cela
faisait partie de la culture du libre-service qui s’est répandue au milieu du
XXe siècle, au même titre que les stations-service, les caisses automatiques
des magasins, les distributeurs de friandises, etc. 84. Le premier ATM a été
installé au Japon au milieu des années 1960 85. Les distributeurs sont devenus
courants en Europe quelques années plus tard, parce que c’était une solution
partielle au problème des syndicats de plus en plus puissants qui exigeaient
que les banques ferment le samedi, le seul jour où de nombreux clients actifs
pouvaient s’y rendre. Aux États-Unis, le nombre d’ATM a plus que
quadruplé entre la fin des années 1980 et 2010, date à laquelle on en
comptait plus de 400 000. Vu cet engouement, on aurait pu s’attendre à une
chute du nombre de caissiers employés dans les banques américaines. Or
c’est le contraire qui s’est produit : leur nombre a également augmenté au
cours de cette période, jusqu’à 20 % 86. Comment expliquer cette énigme ?
On peut répondre en évoquant les deux forces dont j’ai parlé plus haut.
Les guichets automatiques ne se sont pas simplement substitués aux
guichetiers, ils les ont complétés. Et parfois directement. Ils n’ont pas
augmenté la productivité des guichetiers remettant de l’argent, mais ils les
ont libérés d’une opération, si bien qu’ils ont pu se concentrer sur d’autres,
telles que le suivi personnalisé et les conseils financiers, améliorant de fait
les services offerts aux clients. Par ailleurs, comme les guichets
contribuaient à réduire les coûts de gestion des agences, les banques ont pu
attirer davantage de clients en ayant de meilleurs prix et des conseils de
meilleure qualité.
Les guichets ATM ont aussi complété les guichetiers indirectement – une
conséquence due en partie à l’effet du gâteau plus important. Comme ils
faisaient partie de la vague d’innovations qui a bouleversé l’économie
américaine de ces années-là, à mesure que les revenus augmentaient, la
demande de banques et de guichetiers augmentait elle aussi. Il se peut
également que ce soit l’effet de l’évolution des monnaies : plus les gens
devenaient riches, plus ils s’éloignaient du simple dépôt et retrait d’argent
pour se tourner vers les services de « banque relationnelle » auxquels les
guichetiers pouvaient désormais se consacrer.
Ces effets inattendus signifient que, même si le nombre de guichetiers
d’une agence moyenne a chuté de 20 à 13 entre 1988 et 2004, le nombre
total d’agences a augmenté (dans les zones urbaines, parfois jusqu’à 43 %)
pour répondre à la demande croissante de services. Celle-ci s’est traduite par
plus de travail pour les employés d’agence, si bien que le nombre de
guichetiers a augmenté, et non pas diminué 87.
L’histoire des rapports entre travail et techniques est évidemment plus
nuancée et plus complexe que ce qui vient d’être dit. Tout n’est pas aussi
uniforme, cela dépend de l’époque et du lieu. Le progrès technologique a
entraîné de nombreuses perturbations et délocalisations, comme nous
l’avons vu, mais, de la Révolution industrielle à aujourd’hui, les personnes
qui avaient peur que les machines ne les remplacent définitivement ont
souvent eu tort. Jusqu’ici, dans la bataille qui oppose force de substitution
nuisible et force de complémentarité utile, cette dernière l’a emporté, et il y a
toujours eu une demande suffisante pour le travail accompli par les êtres
humains. C’est ce qu’on pourrait appeler l’Âge du travail.
Chapitre 2
L’Âge du travail

Ce que j’appellerais l’Âge du travail est l’époque où les travailleurs ont


bénéficié, plus qu’ils n’en ont souffert, des vagues successives de
changements techniques. Il faut pourtant nuancer, car autant ces progrès ont
été une aubaine, autant tous les travailleurs n’en ont pas profité : certains
n’en ont tiré aucun avantage, d’autres n’en ont vu les fruits qu’au fil du
temps. Le progrès technique est un ami volontiers inconstant. Pour
comprendre ce phénomène tel qu’il se produit depuis deux ou trois
décennies, de nombreux économistes ont été obligés de complètement
modifier les récits qui rendaient compte de la technologie et de ses impacts
sur le travail.
Il est rare d’entendre dire que les économistes racontent des histoires,
c’est pourtant bien ce qu’ils font. Ces histoires sont rarement de celles qu’on
lirait avant de s’endormir, mais qui sait ? Je suis sûr qu’il y en a qui seraient
recommandables pour aider un lecteur amateur à trouver le sommeil. La
plupart sont écrites dans une langue étrangère, nommée mathématiques, car
il s’agit de proposer un récit rigoureux pour les lecteurs qui parlent
couramment cette langue. Hélas, les lecteurs qui ne la comprennent pas sont
frustrés, car l’histoire leur est inintelligible. Nous sommes dans le domaine
des essais, lesquels sont fondés sur des faits, suivant une intrigue aussi fidèle
que possible à la réalité. Certains sont épiques et tâchent de saisir de grandes
vagues plus ou moins héroïques de l’histoire de l’activité des hommes.
D’autres se concentrent sur une période plus courte et des schémas
comportementaux très précis. Peu importe, les économistes préfèrent parler
de « modèles » plutôt que d’histoires, un terme qui en impose plus. Il
n’empêche qu’un modèle n’est jamais qu’une histoire écrite en langage
mathématique et conçue pour proposer un aperçu sur le fonctionnement du
monde réel.

Le XXe siècle et avant

Jusqu’à il y a peu, autrement dit jusqu’au début du XXIe siècle, la majorité


des économistes pensaient que les bouleversements techniques étaient
favorables au travail et bénéficiaient directement à certaines catégories de
travailleurs. Au XXe siècle, il s’agissait le plus souvent des travailleurs
hautement qualifiés. Ces économistes ont donc écrit une histoire qui
permettait d’expliquer pourquoi, histoire dont les grandes lignes étaient les
suivantes 88 :
Personnage principal : l’ordinateur numérique électronique. Inventé au
milieu du XXe siècle, il a acquis une puissance de traitement explosive, et son
usage n’a cessé de se généraliser. À la fin des années 1950 et au début des
années 1960, les entreprises ont commencé à exploiter ce qu’on appelait les
ordinateurs centraux ou les macro-ordinateurs 89. Puis l’ordinateur personnel
(PC) a été inventé et a commencé à se répandre. En 1980, les États-Unis
comptaient moins d’un PC pour cent personnes mais, à la fin du XXe siècle,
ce dernier chiffre était passé à plus de soixante 90. Par ailleurs, ces machines
sont devenues beaucoup plus performantes avec le temps. Le nombre de
calculs qu’un PC peut effectuer en un temps donné s’est considérablement
accru au fil de la seconde moitié du siècle 91. C’est ce que montre le
graphique 2.1, qui commence par le calcul manuel en 1850 et se termine par
un ordinateur de bureau baptisé Dell Precision Workstation 420 en 2000, en
passant par une myriade d’autres machines.
Graphique 2.1 : Indice de performance par seconde, 1850-2000 92.

Ce graphique est fait pour montrer, sur une échelle raisonnable, la vitesse
à laquelle le calcul par seconde a augmenté, c’est pourquoi l’axe vertical a
une échelle logarithmique. Ce qui signifie qu’en montant sur l’axe vertical,
chaque étape représente une multiplication par 10 du calcul par seconde :
deux étapes représentent une multiplication par 100, trois étapes une
multiplication par 1 000, et ainsi de suite. Entre 1950 et 2000, la puissance
de calcul a donc été multipliée par 10 milliards.
Il n’empêche, autant ces nouvelles machines ont une puissance qui permet
d’effectuer des tâches professionnelles utiles, par exemple des calculs
numériques complexes ou la composition d’un texte facile à lire, autant elles
n’ont pas complètement supprimé la demande de travail humain. Au
contraire, les ordinateurs ont créé une demande beaucoup plus forte de
personnes hautement qualifiées capables de les faire fonctionner et de les
utiliser de façon productive. D’autres technologies émergeant à la même
époque ont sans doute eu le même effet, créant une demande de travailleurs
qualifiés, capables d’en faire un usage efficace. De ce point de vue-là, le
changement technologique n’a donc pas profité à tous les travailleurs de la
même façon, mais il a une caractéristique : il est « biaisé suivant les
compétences », comme le disent les économistes.
Notons que, dans ce récit, les économistes utilisent une définition très
particulière de ce que signifie « compétence » et « qualifié », à savoir le
nombre d’années d’études qu’une personne a à son actif. Cette définition a
de quoi rendre perplexes ceux qui ne sont pas économistes, puisque
beaucoup de gens que nous pourrions juger « qualifiés » ou « compétents »
au sens courant – un coiffeur exceptionnel ou un jardinier aux doigts d’or –
sont souvent considérés comme « non qualifiés » par les économistes parce
qu’ils ne sont pas allés à l’université ou n’ont pas un bac classique. En bref,
il y a une différence entre « qualifié » ou « compétent » tels que l’entend le
bon sens et « qualifié » ou « compétent » tels que l’entendent les
économistes. Cela ne signifie pas que les uns ou les autres se trompent. Cela
signifie que, pour éviter la confusion et l’humiliation, il est important de
préciser ce dont parlent les économistes quand ils inventent une expression
telle que « biaisé suivant les compétences ».
Cette approche, qui met l’accent sur la qualification, est liée à une énigme
caractéristique du XXe siècle. Une des lois fondamentales de l’économie veut
que, lorsque la quantité d’un produit augmente, son prix diminue. L’énigme
du XXe siècle est donc la suivante : comment comprendre les périodes
longues où c’est l’inverse qui s’est produit dans le monde du travail ?
Certains pays ont vu une augmentation considérable de personnes très
qualifiées, formées dans les universités et les grandes écoles, dont les
salaires ont progressé, et non diminué, comparés à ceux de personnes
beaucoup moins qualifiées. Pourquoi ? L’histoire qui fait la part belle à la
qualification fournit une réponse : le nombre de travailleurs hautement
qualifiés augmente, tout en faisant diminuer les salaires mais, les nouvelles
technologies étant fondées sur la compétence, la demande de travailleurs
hautement qualifiés explose. Cet effet est si marqué que, même s’il y a plus
de personnes formées arrivant sur le marché du travail, leur demande est
assez forte pour que leur rémunération continue d’augmenter.
Graphique 2.2 : Prime à la compétence aux États-Unis, 1963-2008 93.

Il y a une façon courante de mesurer ce que les économistes appellent la


« prime à la compétence » : comparer les salaires des diplômés de
l’enseignement supérieur et ceux des diplômés du secondaire. En 2008, le
salaire d’un diplômé moyen de l’enseignement supérieur américain par
rapport à celui d’un diplômé moyen de l’enseignement secondaire a atteint
son niveau le plus élevé depuis des décennies, ce que montre le graphique
2.2. (La comparaison y est représentée par le « log de l’écart salarial », c’est-
à‑dire le logarithme du rapport entre les salaires moyens des deux groupes.
En 2008, ce « log de l’écart salarial » était de 0,68, ce qui signifie que le
salaire d’un diplômé moyen de l’enseignement supérieur était presque le
double de celui d’un diplômé moyen de l’enseignement secondaire 94.)
D’autres pays ont suivi des trajectoires comparables sur la même période 95.
Autre façon de mesurer l’inégalité des compétences : suivre l’évolution
des salaires dans le temps en fonction d’un éventail de différents niveaux
d’études. C’est ce qu’illustre le graphique 2.3. Comme le montrent les deux
tableaux qu’il comprend, les personnes ayant un niveau d’études plus élevé
ont tendance à gagner plus à chaque date du dernier demi-siècle. En outre,
l’écart entre elles et les personnes moins scolarisées a également tendance à
se creuser au fil du temps. (Pour les femmes, c’est encore plus évident à
partir des années 1980.)

Graphique 2.3 : Salaires réels des travailleurs américains, 1963‑2008 96.


Graphique 2.4 : Prime à la compétence en Grande-Bretagne, 1220-2000 97.

Le récit fondé sur la compétence permet de comprendre ce qui est arrivé


au monde du travail à la fin du XXe siècle, mais n’oublions pas que la
situation était très différente avant. Le graphique 2.4 représente la prime à la
compétence telle qu’elle a existé en Angleterre dès l’année 1220. (Nous
avons la chance de disposer de données qui remontent aussi loin car les
institutions anglaises étaient à la fois remarquablement stables et assidues
quand il s’agissait de tenir des registres.) Sachant qu’il y avait très peu de
diplômes universitaires en 1220, la prime à la compétence y est mesurée en
comparant les salaires des artisans à ceux des ouvriers. Comme nous
pouvons le voir, sur le long terme, cette prime ne suit pas la tendance à la
hausse que révélait le graphique 2.3.
Que s’est‑il donc passé ? La période envisagée étant beaucoup plus
longue, il est logique de se dire que les bouleversements techniques ont
favorisé différents types de travailleurs à différents moments dans le temps,
sans forcément bénéficier aux plus qualifiés. Prenez le XIXe siècle. Comme
nous l’avons vu, le début de la Révolution industrielle a eu lieu en
Angleterre, et il s’est traduit par l’apparition de nouvelles machines sur les
lieux de travail et la mise au point de nouvelles méthodes de production, si
bien que de nouvelles tâches ont pu être accomplies. Il se trouve que les
personnes sans formation étaient souvent mieux placées pour les réaliser. La
technique favorisait donc plutôt l’absence de qualification que la
qualification 98.
On a tendance à représenter la Révolution industrielle comme une vague
de nouvelles machines balayant des pans entiers de travailleurs peu qualifiés
en les privant de leur poste. Du jour au lendemain, les personnes qui
gagnaient leur vie en filant et tissant de la toile à la main, avec quelques
outils rudimentaires, se seraient retrouvées sans emploi. Ce n’est pas ce qui
s’est passé. Au contraire, les travailleurs les plus menacés sont ceux qui
étaient qualifiés. Ned Ludd, le dirigeant apocryphe de la révolte des luddites,
était un ouvrier qualifié. En admettant qu’il ait existé, il appartenait sûrement
à une profession répertoriée, et il était peut-être membre de la Worshipful
Company of Clothworkers (la Vénérable Compagnie des tisserands), une
association prestigieuse qui réunissait les employés des filatures ? Or les
nouvelles techniques de l’époque, qui pénalisèrent Ned Ludd et ses
compagnons, impliquaient que des personnes moins compétentes, qui
n’avaient ni son talent ni sa formation, les remplacent. Ces machines les
disqualifiaient au sens propre, puisque, grâce à elles, des personnes moins
expertes produisaient des biens de bonne qualité qui jusque-là demandaient
une main-d’œuvre qualifiée.
En Angleterre, le nombre de travailleurs non qualifiés aurait doublé de la
fin du XVIe siècle au début du XIXe siècle 99. Ce changement n’est pas le fruit
du hasard. Andrew Ure, un personnage influent qui jouait le rôle de
conseiller en management auprès des directeurs de fabrique, préconisait de
retirer des tâches à « l’ouvrier rusé » pour le remplacer par des machines
tellement simples à manier qu’« un enfant pourrait les superviser ». (Ce
n’était pas une image : le travail des enfants était une pratique tolérée par
l’époque 100.) Comme le note l’historien de l’économie Joel Mokyr, cette
tendance ne se limitait pas au monde du coton et de la toile : « D’abord dans
le secteur des armes à feu, puis dans les secteurs des horloges, des pompes,
des serrures, des faucheuses mécaniques, des machines à écrire, des
machines à coudre, et finalement dans celui des moteurs et des bicyclettes, la
technologie des pièces interchangeables s’est révélée supérieure, jusqu’au
jour où elle a remplacé les artisans qualifiés qui travaillaient au ciseau et à la
lime 101. »
Au début du XXIe siècle, donc, l’opinion voulait que les progrès
technologiques soient favorables au travail et aux travailleurs, mais plus
bénéfiques à certaines catégories qu’à d’autres suivant les moments. Dans
les deux cas, cependant, de nombreux économistes avaient tendance à
imaginer que, globalement, ce progrès profitait largement aux travailleurs.
De fait, suivant le modèle dominant qu’ils utilisaient, il était impossible que
les nouvelles technologies attentent à la situation des travailleurs qualifiés ou
non qualifiés ; le progrès technologique augmentait nécessairement les
salaires de tous, certes, et suivant tel ou tel moment, de certains plus que
d’autres. Cette vision était même si répandue que de grands économistes
l’appelaient le « modèle canonique 102 ».

Un récit né au XXIe siècle

Ce modèle a été au cœur des discussions entre économistes pendant des


décennies. Un phénomène étrange a commencé à apparaître à partir des
années 1980. Les nouvelles technologies bénéficient à la fois aux travailleurs
qualifiés et aux travailleurs non qualifiés, mais elles n’apportent rien à ceux
qui ont une qualification moyenne. Si l’on rassemblait tous les travailleurs
d’économies développées et en cours de développement de ces années-là et
qu’on leur demandait de former une queue, on verrait augmenter le nombre
d’emplois et les salaires de ceux qui se trouvent aux deux extrémités, mais
diminuer ceux des travailleurs situés au milieu. On observe clairement cette
tendance dans le graphique 2.5.
Graphique 2.5 : Évolution en points de pourcentage de l’emploi global, 1995-2015 103.

Le phénomène est connu sous le nom de « polarisation » ou de


« creusement ». Le ventre mou de nombreuses économies, qui fournissait
des emplois correctement rémunérés à la classe moyenne, est en train de
disparaître. Dans beaucoup de pays, la répartition des emplois est telle qu’on
compte plus de managers, d’avocats et de médecins très bien payés. On
compte également plus de travailleurs sociaux, de serveurs et de coiffeurs
mal payés 104. Mais on compte moins d’employés de bureau, d’assistants et
de vendeurs ayant un salaire moyen en comparaison 105. Partout, le marché
du travail tend à se scinder en deux niveaux très différenciés. Qui plus est, le
premier niveau est nettement plus rémunérateur que l’autre. Le salaire des
personnes situées en tête de cordée, soit les 0,01 % qui gagnent le plus (aux
États-Unis, les 16 500 foyers qui ont un revenu supérieur à
11 300 000 dollars) a explosé au cours des dernières décennies 106.
(Nouvelle question de terminologie : ces éléments peuvent donner
l’impression de parler de « salaire » et de « compétence » comme s’il
s’agissait de la même chose, autrement dit, comme si aligner les travailleurs
des plus bas salaires aux plus hauts salaires revenait au même que de les
aligner des moins qualifiés aux plus qualifiés. Là encore, le problème est lié
à la définition idiosyncrasique que les économistes proposent du mot
« qualifié ». Il est clair qu’il existe des emplois peu rémunérés qui requièrent
des compétences significatives au sens courant – les techniciens médicaux
des services d’urgence, par exemple. Inversement, il existe des emplois très
bien rémunérés qui, selon beaucoup de gens, requièrent très peu de
compétences – rappelez-vous, par exemple, les critiques acerbes des
personnes travaillant dans la finance après la crise économique de 2007-
2008. En réalité, comme nous l’avons vu, quand les économistes parlent de
« compétences », ils veulent dire « niveau d’études ». Par ailleurs, choisir le
salaire comme unité de mesure indirecte de cette définition particulière de la
compétence est sensé : une fois de plus, comme nous l’avons vu, les gens qui
ont fait plus d’études ont tendance à gagner davantage. Conclusion : que l’on
compare les emplois en fonction de leur niveau de rémunération ou du
nombre moyen d’années d’études de ceux qui les occupent n’a pas vraiment
d’importance – le schéma de creusement est à peu près le même 107.)
Ce creusement du marché du travail fut une nouvelle énigme. Car le
modèle canonique de la pensée économique de la fin du XXe siècle était
incapable de la résoudre. Ce modèle se concentrait sur deux groupes de
travailleurs, les moins qualifiés et les plus qualifiés ; il ne permettait pas
d’expliquer pourquoi les travailleurs moyennement qualifiés subissaient un
sort aussi différent de celui de leurs contemporains peu ou très qualifiés. Il
fallait une nouvelle explication. Les économistes ont donc recommencé à
plancher. C’est ainsi qu’au cours des dix dernières années, un courant est né
en faveur d’une nouvelle façon de penser la technologie et le travail. Sous la
houlette d’un groupe de chercheurs du MIT – David Autor, Frank Levy et
Richard Murnane –, ce courant a mis en avant l’« hypothèse Autor-Levy-
Murnane » ou « hypothèse ALM » 108. Il y a dix ans, lorsque j’ai commencé
à réfléchir sérieusement à l’avenir, c’est le récit qui m’a été proposé pour ce
faire 109.
L’hypothèse ALM repose sur deux observations. Première observation
très simple : envisager le marché du travail en termes d’« emplois », ce
qu’on fait souvent, est une erreur. Naturellement, quand nous parlons de
l’avenir du travail, nous pensons aux avocats, aux médecins, aux
enseignants, aux infirmières, aux architectes ou aux comptables. Et
naturellement, nous nous demandons s’ils ne risquent pas de se réveiller
pour découvrir une machine à la place de leur bureau ou de leur espace de
travail. Malheureusement, réfléchir en ces termes est une impasse, parce que
cela incite à penser que ces professions forment des ensembles uniformes :
les avocats « avocatent », les médecins « médecinent » et ainsi de suite. Si
vous examinez de près un métier précis, il est évident que chaque personne
accomplit une grande variété de tâches distinctes. C’est donc le premier
constat : pour réfléchir correctement aux rapports entre travail et
technologies, il faut aller de bas en haut, et examiner les différentes tâches
que chacun accomplit, plutôt que de commencer par le haut et envisager
l’ensemble d’une profession. C’est pourquoi j’ai surtout parlé de tâches dans
le premier chapitre.
La deuxième observation était plus subtile. Plus le temps passait, plus il
était évident que le niveau de formation requis pour que des hommes
accomplissent certaines tâches, autrement dit leur expertise, ne permettait
pas de savoir si les machines auraient la même difficulté face à la même
tâche. Il était plus important de savoir dans quelle mesure une tâche était
routinière. Je précise que le terme « routinier » ne signifie pas ennuyeux ou
répétitif. Une tâche est jugée routinière quand un être humain vous explique
très simplement comment l’accomplir, et qu’elle repose sur un savoir
« explicite », qu’un être humain n’a aucun mal à formuler. Les tâches non
routinières reposent, elles, sur un savoir tacite, difficile, voire impossible, à
exprimer 110.
Autor et ses collègues pensaient que ces « routines » seraient faciles à
automatiser. Pourquoi ? Parce que quand ces économistes ont essayé de
savoir quelles tâches étaient inaccessibles aux machines, ils pensaient que le
seul moyen de rendre une tâche automatique était de s’asseoir à côté du ou
de la responsable, de lui demander de leur expliquer comment il ou elle s’y
prenait et de consigner par écrit une série d’instructions pour la future
machine 111. Pour que celle-ci soit efficace, écrit David Autor, « le
programmateur doit d’abord maîtriser parfaitement la séquence d’étapes
exigées pour accomplir une tâche, puis rédiger un programme qui induit de
fait la machine à simuler très précisément chacune de ces étapes ». Si une
tâche est « non routinière » – en d’autres termes, si les êtres humains ont du
mal à expliquer comment ils l’exécutent –, les programmeurs auront aussi du
mal à la traduire sous la forme d’un ensemble d’instructions pour la
machine 112.
L’hypothèse ALM établissait un lien intéressant entre ces deux idées.
D’abord, elle distinguait les emplois des tâches. Ensuite, elle exploitait cette
thèse pour expliquer que les tâches routinières ne pouvaient pas être
automatisées du jour au lendemain. Une association d’idées qui permet de
comprendre les changements révélés par le graphique 2.5. De fait, le jour où
les économistes se sont attaqués à une large palette d’emplois qu’ils ont
divisés en tâches, beaucoup d’activités assurées par des personnes
moyennement qualifiées se sont révélées routinières, alors que celles qui
étaient assurées par des personnes non qualifiées ou très qualifiées ne
l’étaient pas. C’est pourquoi les marchés du travail du monde entier avaient
une configuration de rêve : les bouleversements technologiques rognaient
sur les tâches routinières du milieu, mais les tâches non routinières situées
aux deux extrémités étaient insubmersibles, destinées à rester entre des
mains d’hommes 113.
Qu’un travail hautement qualifié soit non routinier, il fallait s’y attendre. Il
comprend des tâches qui dépendent de capacités humaines telles que
l’inventivité, le jugement et l’empathie, difficiles, voire impossibles à
transformer en instructions immuables. Qui ne se méfierait pas d’un mode
d’emploi intitulé « Comment être inventif ? », par exemple ? Mais pourquoi
le travail peu rémunéré et peu qualifié est‑il lui aussi « non routinier » ?
L’explication tient en partie au fait que ce type de travail fait souvent partie
de l’économie de services et que les compétences interpersonnelles requises
pour fournir des services sont difficiles à réglementer. Mais c’est aussi parce
que les emplois faiblement rémunérés exigent souvent des compétences
manuelles difficiles à automatiser. Les informaticiens le savaient déjà : bon
nombre des tâches élémentaires que nous effectuons manuellement sont plus
difficiles à faire exécuter à une machine. (C’est ce qu’on appelle le
« paradoxe de Moravec », du nom de Hans Moravec, un chercheur et un
inventeur qui a été l’un des premiers à le noter 114.) Quand nous effectuons
des tâches telles que la préparation d’un repas ou la taille d’un arbuste, nous
avons tendance à le faire inconsciemment et instinctivement, sans réflexion
délibérée. C’est pourquoi, même si nous les trouvons faciles à réaliser, nous
avons souvent du mal à expliquer comment les exécuter. Il semblerait donc
que ce type de tâches soit aussi délicat à automatiser.
Le progrès technologique, de ce point de vue-là, n’est axé ni sur les
compétences ni sur l’absence de compétences, contrairement à ce que sous-
entendaient les vieux récits. Il est plutôt axé sur les tâches, les machines
étant capables d’accomplir certains types de tâches, mais incapables d’en
accomplir d’autres. Autrement dit, les seuls travailleurs à bénéficier du
changement technologique sont ceux qui sont bien placés pour effectuer les
tâches « non routinières » que les machines ne sauraient maîtriser. En retour,
cela permet de comprendre que certains travailleurs moyennement qualifiés
ne puissent profiter des nouvelles technologies s’ils sont relégués à des
emplois fondés sur des tâches « routinières » que des machines pourraient
facilement accomplir.

Réflexions nées de l’hypothèse ALM

Le lecteur sera peut-être surpris de voir des économistes changer leur fusil
d’épaule aussi facilement et abandonner un point de vue fondé sur le travail
pour en adopter un autre fondé sur les technologies. Je rappellerai une vieille
anecdote à ce propos : John Keynes, harcelé par un interlocuteur lui
reprochant d’avoir changé de point de vue sur une question économique,
répondit : « Quand les faits évoluent, mon esprit évolue, pas le vôtre, cher
monsieur 115 ? » Sa réponse est souvent citée, parce qu’elle résume l’art de
s’esquiver pour éviter de reconnaître son erreur. Mais n’oubliez pas ce que
les économistes font dans la vraie vie : ils racontent des histoires, des fables
écrites en langue mathématique, qui sont censées saisir la réalité. J’insiste,
c’est ce qu’ils sont censés faire : s’adapter quand les données changent,
mettre à jour leurs modèles et récrire leurs histoires. Keynes l’a fait et l’a
résumé en une réplique célèbre ; les économistes qui analysent le marché du
travail l’ont également fait. Loin d’être un revirement intellectuel lâche, c’est
une bonne chose.
Le point de vue fondé sur les tâches est aussi utile pour identifier plusieurs
erreurs commises par ceux qui réfléchissent à l’avenir du travail. Prenez
l’idée qu’il vaut mieux penser en termes de tâches que d’emplois. Il est
courant d’entendre dire : « Les infirmières peuvent dormir tranquilles ; en
revanche, les comptables sont menacés. » Ou encore : « X % des emplois
aux États-Unis risquent d’être automatisés, mais au Royaume-Uni on tombe
à Y %. » Une étude influente d’Oxford, menée par Carl Frey et Michael
Osborne, est souvent citée parce qu’elle affirme que 47 % des emplois
américains risquent d’être automatisés au cours des prochaines décennies,
les télémarketeurs étant les plus menacés (risque d’automatisation de 99 %)
et les ludothérapeutes, les moins menacés (risque de 0,2 %) 116. Mais, comme
Frey et Osborne le notent eux-mêmes, ces conclusions sont trompeuses. Le
progrès technologique ne détruit pas des emplois entiers – et la distinction
ALM entre « emploi » et « tâche » explique pourquoi. Les avancées
technologiques ne détruisent pas des emplois en un claquement de doigts.
Emploi et tâche ne sont pas la même chose. Aucun emploi ni aucune
fonction n’est un bloc qui peut être entièrement automatisé. Chaque fonction
se décompose en une multitude de tâches, dont certaines sont plus faciles à
automatiser. Il est aussi important de rappeler qu’à mesure que le temps
passe, les tâches qui composent une profession particulière sont susceptibles
de changer.
En 2017, le cabinet de conseils McKinsey & Co. a analysé 820 postes
pour découvrir que 5 % à peine pouvaient être automatisées, mais plus de
60 % impliquaient des tâches dont 30 % au moins étaient automatisables 117.
D’un autre côté, plus de 60 % des professions sont composées de tâches dont
au moins 30 % peuvent être automatisées. En d’autres termes, très peu
d’emplois peuvent être entièrement réalisés par des machines, mais la
plupart d’entre eux peuvent être confiés à des machines pour au moins une
partie importante.
Et que dire des gens qui affirment « mon job est impossible à automatiser
parce que je fais X », X étant une tâche délicate à automatiser ? Ils tombent
dans le même piège. Là encore, aucun job ne se résume à une tâche : les
chirurgiens ne se contentent pas d’opérer les patients, les avocats font plus
que plaider au tribunal, les journalistes ne se limitent pas à écrire des articles
originaux. Ces tâches sont peut-être très difficiles à automatiser, cela ne veut
pas dire que toutes les activités induites par leur métier le soient. Les
avocats, par exemple, pourraient dire qu’aucune machine ne peut se lever et
prononcer une plaidoirie face à un jury sidéré – et ils auraient raison. Mais
les machines actuelles peuvent récupérer, rassembler et examiner un large
éventail de documents juridiques, ce qui représente une grande partie du
travail de la plupart des avocats – voire, pour les débutants, la quasi-totalité
de ce travail.
Les plus optimistes commettent la même erreur quand ils rappellent que,
sur les 271 métiers relevés par le recensement des États-Unis de 1950, un
seul a disparu à cause de l’automatisation (apparemment les liftiers 118). Cela
ne signifie pas que la technique a perdu. Cela prouve que les vrais
changements sont plus profonds et affectent des tâches sous-jacentes, plus
que des postes de haut niveau.
Le second constat – c’est la nature de chaque tâche qui compte, et non pas
le type de travailleur qui l’accomplit – est aussi important. D’où l’intérêt de
The Future of the Professions, le livre que j’ai écrit avec mon père, dans
lequel on explique que les progrès techniques menacent non seulement les
cols bleus, mais aussi les cols blancs. Beaucoup de gens qui exercent une
profession libérale sont sidérés, voire furieux, de l’entendre dire, vu le temps
et l’argent qu’ils ont dépensés pour acquérir l’expertise exigée par leur
métier. Certains le prennent très mal parce qu’ils pensent qu’on met sur le
même plan leur travail, « sophistiqué », et celui d’autres. Sauf qu’il s’agit
justement de montrer que leur métier n’est pas aussi exceptionnel qu’ils le
pensent. Si vous divisez la plupart des professions libérales en tâches,
beaucoup de ces dernières se révèlent de l’ordre de la routine et peuvent être
automatisées. Le fait d’utiliser sa tête plutôt que ses mains ne compte pour
rien. Il est beaucoup plus important de savoir si une tâche est routinière ou
non.

Une approche optimiste

L’hypothèse ALM – une machine peut accomplir des tâches routinières


mais pas non routinières – est non seulement importante pour comprendre ce
qui était caractéristique autrefois : la polarisation du marché du travail et les
conséquences fâcheuses pour les travailleurs du milieu. Elle permet aussi de
bien comprendre l’approche de beaucoup de gens qui réfléchissent à
l’avenir.
Le vieux « modèle canonique » du changement technologique sous-
entendait aussi une vision optimiste de l’avenir du travail, mais pour une
raison irréaliste. Comme nous l’avons vu, il suppose que la technologie
complète toujours les travailleurs (certains plus que d’autres). Aujourd’hui,
peu de gens avanceraient cet argument. Les optimistes raisonnent plutôt
suivant le récit de l’hypothèse ALM fondé sur les tâches. Les nouvelles
technologies, disent‑ils, remplacent effectivement les travailleurs, mais pas
dans tous les domaines, et les machines ont tendance à accroître la demande
d’êtres humains pour effectuer les tâches qui ne peuvent être automatisées.
Aujourd’hui, David Autor, un des auteurs de l’hypothèse ALM, a résumé ce
raisonnement en deux volets dans une formule cryptique : « Les tâches qui
ne peuvent être remplacées par l’automatisation sont en général complétées
par elle 119. »
C’est essentiel : le raisonnement qui incite à l’optimisme repose sur le
principe suivant lequel certaines tâches ne peuvent pas être confiées à des
machines. Nous avons des raisons intuitives de le penser, mais l’hypothèse
ALM fournit un argument intellectuel : les machines ne peuvent pas
accomplir des tâches non routinières parce que les personnes ont du mal à
expliquer comment elles y parviennent. Ou, pour le résumer comme David
Autor : « Le spectre sensible à ce type de substitution est limité parce qu’il y
a trop de tâches que les gens comprennent tacitement et accomplissent sans
effort, dont ni les informaticiens ni quiconque n’est capable d’édicter les
“règles” ou les “procédures” explicites 120. » Ainsi, si les technologies futures
peuvent de plus en plus remplacer les êtres humains dans les tâches
routinières, elles compléteront toujours les êtres humains dans les tâches non
routinières restantes.
Cette distinction entre tâches « routinières » et « non routinières » a
largement dépassé le cercle des économistes. Les instituts et les groupes de
réflexion les plus influents – du FMI à la Banque mondiale, en passant par
l’OCDE ou l’Organisation internationale du travail – s’appuient dessus pour
savoir quelles sont les activités qui risquent d’être automatisées 121. Mark
Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, s’en est fait l’écho en
mettant en garde contre un « massacre des Dilbert » : les nouvelles
technologies, dit‑il, menacent les « emplois cognitifs routiniers » comme
celui de Dilbert, un personnage de bande dessinée, ingénieur informaticien
enfermé dans son bureau 122. Le président Obama a lui aussi rappelé que les
emplois « reproductibles » sont particulièrement exposés au risque
d’automatisation 123. Et les grandes entreprises structurent leur réflexion
autour de cette idée. La banque d’investissement UBS, par exemple, affirme
que les nouvelles technologies « vont libérer les gens des tâches routinières
et leur permettre de se concentrer sur des services plus créatifs, à valeur
ajoutée ». Pour sa part, le cabinet de conseil PwC affirme qu’« en
remplaçant les travailleurs effectuant des tâches routinières et méthodiques,
les machines peuvent amplifier l’avantage comparatif des travailleurs ayant
des compétences en résolution de problèmes, en leadership, en quotient
émotionnel, en empathie et en créativité ». Quant à Deloitte, autre cabinet de
conseil, il explique qu’au Royaume-Uni, « les emplois routiniers à haut
risque d’automatisation ont diminué, mais ont été plus que compensés par la
création d’emplois moins risqués et non routiniers 124 ».
Les journalistes et les commentateurs ont aussi contribué à vulgariser cette
distinction. The Economist, par exemple, explique que « ce qui détermine la
vulnérabilité à l’automatisation, selon les experts, est moins le fait que le
travail soit manuel ou en col blanc que le fait qu’il soit routinier ou non ». Le
New Yorker nous demande d’« imaginer une matrice avec deux axes, manuel
et cognitif, et routinier et non routinier », qui fait que chaque tâche serait
classée dans un des quadrants 125. Enfin, plus largement, la distinction
« routinier » et « non routinier » se retrouve dans la façon dont les gens
parlent de l’automatisation. Les machines, disent‑ils, n’accomplissent que
des tâches « répétitives » ou « prédictibles », « fondées sur des règles », ou
alors « bien définies » (en d’autres termes, des tâches « routinières »). Elles
ne maîtrisent pas les tâches « difficiles à spécifier » ou « complexes » (c’est-
à‑dire « non routinières »).
La pensée économique moderne n’a donné lieu à aucune approche aussi
influente que l’hypothèse ALM. C’est ainsi qu’un ensemble d’idées nées
dans le calme d’un cabinet d’économistes se sont répandues dans le monde
entier, façonnant le regard de nombreuses personnes réfléchissant à
l’avenir 126. L’hypothèse ALM nous incite à croire qu’il existe un large
éventail de tâches qui ne pourront jamais être automatisées, une large niche
d’activités qui fourniront toujours suffisamment de travail aux êtres
humains. L’Âge du travail, auquel nous nous sommes habitués, se
poursuivra.
À mon avis, cette hypothèse a toutes les chances d’être fausse. Pour
comprendre pourquoi, cela dit, jetons d’abord un coup d’œil sur les
changements qui ont eu lieu dans le monde de la technologie et de
l’intelligence artificielle.
Chapitre 3
La révolution pragmatiste

Longtemps, les hommes ont inventé des histoires sur des miracles
accomplis par des machines. Il y a plus de trois mille ans, le poète grec
Homère imagina une flotte de vingt trépieds qui se déplaçaient seuls, sur des
roues en or 127. Platon mit en scène Dédale, un sculpteur tellement doué qu’il
fallait enchaîner ses statues pour éviter qu’elles s’enfuient 128. L’histoire a
beau faire sourire, elle a suffisamment troublé Aristote, élève de Platon, pour
qu’il se demande ce que serait un monde où « tous les outils que nous avons
pourraient jouer leur rôle, sur commande ou d’eux-mêmes, y compris le
besoin que nous en aurions 129 ». Les vieux sages juifs imaginèrent une
créature composée de boue et de terre, dite golem, qui prend vie si l’on
murmure certaines incantations à celui qui le possède. Aujourd’hui, la
légende dit qu’un golem appelé Yosef s’était caché dans les combles de la
grande synagogue de Prague et que le grand rabbin Juda Loew l’a ramené à
la vie pour protéger les Juifs de Hongrie des persécutions 130.
Ce type de fables se retrouve dans toute la littérature antique et, plus
récemment, dans le folklore qui met en scène de fabuleuses machines
agissant sans intervention humaine (apparente). Désormais, nous parlons de
« robots », un mot inventé en 1920, date avant laquelle on parlait
d’« automates ». Dès le XVe siècle, Léonard de Vinci, polymathe
exceptionnel, dessina successivement un véhicule autonome, un robot
protégé par une armure qui ressemble à un homme et un lion mécanique,
destiné à François Ier, qui, quand Sa Majesté le fouettait trois fois, révélait
des fleurs de lys sur son flanc 131. Au XVIIIe siècle, Jacques de Vaucanson
était célèbre pour les automates qu’il avait inventés : l’un jouait de la flûte
traversière, l’autre tapait sur un tambourin en rythme, le troisième, le plus
connu, était un canard qui mangeait, buvait, battait des ailes et déféquait.
Baptisé « canard digérateur », il fut dénoncé parce qu’il avait un petit
compartiment dissimulé qui servait de subterfuge (il contenait des miettes de
pain teintes en vert 132). Ce genre de mystifications sans conséquences était
courant. À la même époque, un Hongrois nommé Wolfgang von Kempelen
inventa une machine joueuse d’échecs, appelée « Le Turc mécanique » à
cause de son allure moyen-orientale. L’automate voyagea pendant des
dizaines d’années et l’emporta sur de célèbres adversaires, dont Napoléon et
Benjamin Franklin. En réalité, un vrai joueur d’échecs était caché à
l’intérieur 133.
Pourquoi sommes-nous si fascinés par ces automates ? Sans doute parce
qu’ils sont spectaculaires, et parce qu’ils reproduisent des gestes simples et
inoffensifs. Mais le joueur d’échecs ? Pourquoi excitait‑il autant les gens ?
Sûrement pas à cause de sa dextérité manuelle. Il était sans doute fascinant
de le voir déplacer une pièce d’échecs, mais pas surprenant. Il y avait
beaucoup de techniques qui permettaient d’accomplir des tâches plus
impressionnantes. Le public était sûrement sidéré par la capacité apparente
de l’automate à reproduire des tâches reposant sur des fonctions
« cognitives », des gestes auxquels un être humain parvient avec la tête, plus
qu’avec les mains. On pensait que ce type d’activité était hors de portée pour
une machine, or le joueur d’échecs mécanique ne se contentait pas de
déplacer des pièces au hasard sur son échiquier. Il donnait l’impression de
réfléchir à chaque coup et l’emportait sur ses adversaires humains. Il avait
l’air de peser le pour et le contre, voire de penser, une aptitude que nous
identifions chez l’homme sous le nom d’« intelligence ». Voilà ce qui devait
choquer : à première vue, ces automates semblaient agir intelligemment.
La plupart de ces histoires étaient des fictions. La plupart de ces
inventions sont restées à l’état d’ébauches et de spéculations et n’ont jamais
été fabriquées. Celles qui l’ont été avaient un truc. Comme par hasard, Jean-
Eugène Robert-Houdin, le premier magicien (dont le nom sera repris par
Houdini des dizaines d’années plus tard), était un excellent fabriquant
d’automates. C’est lui qui fut convoqué pour réparer le canard digérateur
dont une aile était cassée 134. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que des
chercheurs construisent des machines dont le but était de rivaliser avec
l’intelligence humaine et qu’on parle d’« intelligence artificielle. » Pour la
première fois, des savants ont cherché à rivaliser avec les êtres humains – en
mettant au point un vrai programme de construction d’intelligence. Ils
étaient désormais sérieux, ils ne s’en tenaient plus à la fiction et ne
dépendaient plus de l’illusion.

La première vague de l’IA

En 1947, Alan Turing fit une conférence à la Société mathématique de


Londres pour annoncer qu’il avait inventé une machine qui, un jour, pourrait
agir intelligemment. Turing est un des plus grands informaticiens du monde,
l’inventeur de l’ordinateur tel que nous le connaissons, et sans doute le
meilleur cryptanalyste de Grande-Bretagne lors de la Seconde Guerre
mondiale. Cependant, sa conférence suscita une réaction si hostile que moins
d’un an plus tard il publia un rapport détaillé pour répondre aux objections
qu’on lui avait opposées à l’idée de machines intelligentes. « Il est courant
de penser, sans aucune preuve, que ce n’est pas possible 135 », commençait‑il.
Puis il ajoutait que ces objections étaient souvent « purement émotives » – il
y voyait « une réticence à admettre la possibilité que l’humanité puisse avoir
des rivaux en termes de puissance intellectuelle », ou « une croyance
religieuse pour qui toute tentative de construire ce genre de machines est une
forme d’irrévérence aux accents prométhéens 136 ».
Moins d’une décennie plus tard, un quatuor d’universitaires – John
McCarthy, Marvin Minsky, Nathaniel Rochester et Claude Shannon –
s’étaient réunis pour envoyer une lettre à la fondation Rockefeller : ils
avaient besoin de financer « une recherche de deux mois, impliquant dix
personnes, sur l’intelligence artificielle 137 ». (C’est John McCarthy qui a
inventé l’expression IA.) Lue aujourd’hui, leur proposition frappe par son
ambition et son optimisme. Les quatre chercheurs affirment que « chaque
facette de l’apprentissage ou de toute autre caractéristique de l’intelligence »
peut être simulée par une machine. Ils croient à une « avancée significative »
obtenue « à condition qu’un groupe de savants soigneusement sélectionnés y
travaillent ensemble tout un été 138 ».
En dépit de leur enthousiasme, aucune avancée extraordinaire ne vit le
jour cet été-là. Mais une communauté s’était formée, une direction avait été
fixée, et une poignée de grands esprits avaient rassemblé leurs travaux.
Bientôt, une série éclectique de thèmes serait réunie sous la bannière « IA » :
« reconnaissance automatique de la parole » ; traduction et interprétation de
texte écrit dites « traitement de langage naturel » ; jeu d’échecs et de dames ;
résolution de problèmes 139.
Au début, la majorité des chercheurs dans le domaine de l’IA pensaient
que, pour construire une machine capable d’effectuer une tâche donnée, il
faudrait observer les êtres humains agissant avec intelligence et essayer de
les copier. Cette option semblait à l’époque parfaitement pragmatique. Les
hommes sont de loin les machines les plus expertes, alors pourquoi ne pas en
concevoir de nouvelles à leur image ?
Cette simulation prit différentes formes. Certains essayèrent de dupliquer
la structure physique réelle du cerveau, un réseau de neurones connectés, et
cherchèrent à créer des « réseaux de neurones artificiels » le plus
ressemblants possible. (Marvin Minsky, un des auteurs de la lettre à la
fondation Rockefeller, a consacré sa thèse à ce sujet précis 140.) D’autres
tentèrent de reproduire le raisonnement et la pensée tels que le cerveau s’y
engage. C’était l’objectif de Herbert Simon et Allen Newell, eux aussi
présents à Dartmouth, et leur General Problem Solver (GPS, soit
« Résolveur de problème général »), un système qu’ils définissaient comme
« un programme simulant la pensée humaine 141 ». Il existait une autre
méthode : essayer de dégager les règles que suivent les êtres humains et
rédiger des instructions pour la machine à partir de celles-ci. Les chercheurs
ont inauguré une sorte de sous-discipline pour ce faire et créé des « systèmes
experts » : « experts » parce qu’ils reposaient sur les règles qu’un expert
humain leur avait conseillé de suivre.
Les premières années de l’IA étaient dominées par un mélange de ces
deux grandes lignes : imiter les processus de la pensée et identifier les règles
qu’ils semblaient suivre. Pour construire une machine jouant aux échecs, par
exemple, il fallait s’asseoir à côté d’un champion et lui demander de vous
expliquer comment il ou elle s’y prenait pour être aussi bon. Autre exemple :
traduire une langue dans une autre signifiait observer et essayer de
comprendre comment une personne multilingue trouvait du sens face à un
paragraphe de texte. Pour identifier des objets et analyser une image, il
fallait avoir recours à des procédés équivalant à la vision humaine 142.
La méthodologie de cette époque se voit dans le langage utilisé par ces
pionniers. Alan Turing estimait qu’on peut « construire des machines qui
simuleront le comportement d’un esprit humain de très près 143 ». Nils
Nilsson, présent à Dartmouth, écrivait :
« La majorité des personnes rassemblées à Dartmouth cet été cherchaient à reproduire les niveaux
les plus élevés de la pensée humaine. Leurs travaux s’appuyaient sur un type d’introspection
destiné à savoir comment les êtres humains résolvent un problème 144. »

John Haugeland, un philosophe américain qui a travaillé sur l’IA, a


inventé une expression pour ces premiers essais : il parle de « l’IA du bon
vieux temps » et évoque « ces efforts grisants pour faire que les ordinateurs
pensent. L’objectif essentiel de ces travaux n’est pas seulement d’imiter
l’intelligence ou de produire une sorte de faux très malin. Loin de là. L’“IA”
vise la version originale : des machines pourvues d’un esprit au sens fort,
littéral 145 ».
Chez Haugeland et d’autres, ces déclarations reposent sur une conviction
profonde, selon laquelle les êtres humains sont des ordinateurs d’un type
beaucoup plus élaboré. C’est ce qu’on appelle la « théorie computationnelle
de l’esprit ». D’un point de vue pratique, l’idée est convaincante. Si les
hommes ne sont que des ordinateurs très sophistiqués, et si les chercheurs
arrivent à une bonne compréhension du fonctionnement d’un ordinateur,
alors la construction d’une intelligence artificielle ne devrait pas être
impossible. Il suffirait de rendre les ordinateurs existants plus
sophistiqués 146. Douglas Hofstadter, universitaire américain et auteur de
Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une Guirlande Éternelle, a résumé cet état
d’esprit dans ce qu’il appelle la « thèse de l’IA forte ». Laquelle était une
« profession de foi » pour de nombreux chercheurs :
« Thèse de l’IA forte : comme l’intelligence des machines progresse, leurs mécanismes sous-
jacents convergeront peu à peu pour rejoindre les mécanismes de l’intelligence humaine […] En
d’autres termes, toutes les intelligences sont des variations d’un seul thème. Pour créer une
véritable intelligence, les travailleurs de l’IA devront continuer à se rapprocher […] des
mécanismes du cerveau, s’ils veulent que leurs machines accèdent aux capacités qui sont les
nôtres 147. »

Bien entendu, tout le monde n’était pas de l’école puriste, mais la plupart
des spécialistes de cette génération l’étaient, et ceux qui ne l’étaient pas
finirent par le devenir. Je pense à Herbert Simon et Allen Newell, une fois de
plus. Avant de construire leur GPS, fondé sur le raisonnement humain, ils
avaient bâti un système complètement différent, appelé Logic Theorist, ou
« Théoricien de la logique ». Ce mécanisme se distinguait nettement de ceux
qui avaient été conçus par les savants de Dartmouth et, surtout, il marchait.
Pourtant, en dépit de ce succès, Simon et Newell l’abandonnèrent.
Pourquoi ? Parce qu’il ne fonctionnait pas comme un esprit humain, entre
autres 148.
Finalement, cette approche consistant à construire des machines à l’image
de l’homme était une impasse. En dépit de l’élan et de l’optimisme de ces
débuts, elle ne permettait aucun progrès. L’échec était patent pour les défis
les plus ambitieux : construire une machine douée d’un esprit, ou une
machine consciente, sachant raisonner et penser. C’était aussi vrai pour les
projets plus simples, qui visaient à bâtir des machines accomplissant des
tâches exigeant une intelligence d’homme classique. Une machine ne
pouvait pas l’emporter sur un champion d’échecs, ni traduire plus qu’une
poignée de phrases ou identifier le plus simple des objets. Et ce constat était
vrai pour de nombreuses autres tâches impossibles à simuler de façon
satisfaisante.
C’est ainsi que, dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990,
les financements diminuèrent. Les recherches et l’intérêt pour l’IA
faiblissaient. Ce fut le début de l’« hiver de l’IA ». La première vague, qui
avait suscité tant d’espoirs et de promesses, finit sur un échec.

La seconde vague de l’IA

L’année 1997 fut un tournant. Un ordinateur surpuissant baptisé Deep


Blue, propriété d’IBM, l’emporta sur Garry Kasparov, champion mondial
d’échecs. C’était une percée remarquable, une date charnière. Sauf que le
système qui avait permis cet exploit était encore plus remarquable, car Deep
Blue n’avait pas la créativité de Kasparov, ni son intuition ni son génie. Il ne
répliquait pas son fonctionnement intellectuel. Il ne singeait pas sa façon de
raisonner. Il exploitait une puissance de traitement et des capacités de
stockage de données extrêmement vastes. Deep Blue pouvait évaluer jusqu’à
330 millions de déplacements par seconde. Au meilleur de sa forme,
Kasparov pouvait jongler avec 100 déplacements maximum à un instant
T 149.
La victoire de Deep Blue avait une valeur non seulement pratique, mais
intellectuelle. Jusqu’ici, la plupart des chercheurs en IA étaient des puristes,
qui observaient attentivement les êtres humains agissant intelligemment et
essayaient de construire des machines à leur image. Mais ce n’est pas ainsi
que Deep Blue a été conçu. Ses créateurs n’ont pas cherché à reproduire
l’anatomie des joueurs d’échecs, ni leurs raisonnements, ni les stratégies
particulières qu’ils suivent. Ils étaient plus pragmatiques : ils prenaient une
tâche qui exigeait de l’intelligence lorsqu’elle était exécutée par un être
humain, puis ils construisaient une machine pour l’exécuter d’une manière
fondamentalement différente. C’est ce qui a libéré l’IA de l’hiver – ce que
j’appelle la révolution pragmatiste.
Au cours des deux décennies qui ont suivi la victoire de Deep Blue, une
génération de machines a été construite dans cet esprit pragmatique. Ces
machines étaient conçues pour fonctionner très différemment des êtres
humains, et elles étaient jugées non pas en fonction de la façon dont elles
exécutent une tâche, mais de la qualité de leur exécution. Les progrès
réalisés dans le domaine de la traduction automatique, par exemple, ne sont
pas nés de la mise au point d’une machine qui imiterait un traducteur
talentueux, mais du fait que des ordinateurs ont scanné des millions de
fragments de texte traduits par des hommes avant d’établir des
correspondances et des modèles interlinguistiques. De même, les machines
ont appris à classer des images, non pas en imitant la vision humaine, mais
en examinant des millions d’images déjà étiquetées et en repérant les
similitudes entre celles-ci et la photo en question. Le projet ImageNet
organise un concours annuel où de grands informaticiens s’affrontent pour
construire des systèmes capables d’identifier des objets dans une image avec
la plus grande précision possible. En 2015, le système gagnant a battu les
êtres humains pour la première fois, identifiant correctement les images dans
96 % des cas. En 2017, le dispositif gagnant a atteint une précision de 98 %.
Graphique 3.1 : Taux d’erreur du système gagnant de la compétition ImageNet 150.

Comme Deep Blue, la plupart de ces systèmes reposent sur


l’augmentation de leur puissance de traitement et de leur capacité de
stockage qui s’est faite dans la seconde moitié du XXe siècle. Rappelons
qu’entre la réunion de Dartmouth et la fin du XXe siècle, la capacité de calcul
des ordinateurs a été multipliée par 10. Pour ce qui est des données, à en
croire Eric Schmidt, ancien PDG de Google, nous produisons aujourd’hui
autant d’information en deux jours que nous en avons créé de l’aube de la
civilisation jusqu’à 2003 151.
À l’époque de la première vague de l’IA, avant que la puissance de
traitement et les capacités de stockage de données massives ne soient
disponibles, les gens devaient faire eux-mêmes une grande partie du travail
de calcul difficile. Les chercheurs espéraient, grâce à leur ingéniosité, leur
perspicacité et leur introspection, découvrir la façon dont les êtres humains
pensaient et raisonnaient, ou découvrir manuellement les règles cachées qui
dictaient leur comportement, puis saisir le tout dans une série d’instructions
explicites que les machines suivraient. Lors de la deuxième vague de l’IA,
les machines ne s’appuyaient plus sur cette reproduction de haut en bas de
l’intelligence humaine. Elles se sont mises à utiliser des quantités
astronomiques de puissance de traitement et des algorithmes de plus en plus
sophistiqués pour faire des recherches dans d’énormes masses de données,
en exploitant l’expérience et les exemples humains pour déterminer elles-
mêmes ce qu’elles devaient faire, de bas en haut 152.
Le terme « algorithme », lui, désigne tout simplement une série
d’instructions très précises qu’une machine doit suivre, et on le doit à un
mathématicien perse du IXe siècle, Abdallah Muhammad ibn Mūsā Al-
Khwārizmī. Les algorithmes d’apprentissage automatique, auxquels nous
devons l’essentiel des progrès de l’IA aujourd’hui, visent à ce que les
systèmes « apprennent » à partir de leur expérience, plutôt qu’ils ne soient
guidés par des règles explicites. Beaucoup s’inspirent d’idées qui datent des
premiers jours de l’IA, bien avant que la puissance de traitement et les
données disponibles ne soient suffisantes pour que des hypothèses
théoriques puissent avoir une application pratique. Le fait est que certaines
des prouesses pragmatiques actuelles sont nées d’essais antérieurs dont le
but était de copier les êtres humains. Un exemple : beaucoup de nos
machines les plus performantes fonctionnent avec des « réseaux neuronaux
artificiels », créés il y a plusieurs dizaines d’années à partir du modèle de
fonctionnement du cerveau humain 153. Pour autant, ces réseaux ne sont pas
évalués en fonction de leur imitation plus ou moins réussie de l’anatomie
humaine, mais de façon très pragmatique, en fonction de leur capacité à
accomplir les tâches qui leur sont attribuées 154.
Récemment, les systèmes et les machines de la deuxième génération sont
devenus beaucoup plus sophistiqués que Deep Blue. AlphaGo est un parfait
exemple de cette plus grande sophistication. Il s’agit d’un programme mis au
point par DeepMind, une société qui appartient à Google, et qui joue au go,
un jeu d’origine chinoise. En mars 2016, AlphaGo a battu le champion Lee
Sedol en cinq manches. Ce fut une victoire inouïe. Les experts pensaient
qu’il manquait au moins dix ans de recherches pour y arriver. Car le go est
un jeu très compliqué, non seulement à cause de règles difficiles, mais parce
que l’« espace de recherche », soit l’ensemble des déplacements possibles
qu’une machine doit intégrer et filtrer, est immense. Aux échecs, un joueur
doit choisir entre 20 déplacements quand il démarre. Au jeu de go, entre 361.
Ce qui signifie qu’après chaque déplacement, un joueur a 400 positions
possibles aux échecs, et environ 129 960 au go. Après deux déplacements de
chacun, on est à 71 852 positions possibles aux échecs, mais 17 milliards au
go. Après trois déplacements chacun, on est à 9,3 millions aux échecs, mais
2,1 × 1015 au go, c’est-à‑dire un 2 suivi de 15 zéros, 230 millions de fois de
plus qu’aux échecs 155.
Pour revenir aux échecs, la victoire de Deep Blue venait en partie de sa
capacité à exploiter la force brute de sa puissance de traitement pour
anticiper plus loin que Kasparov. Deep Blue allait jusqu’à 74 déplacements
d’avance, Kasparov jusqu’à 10, au mieux 156. Mais cette stratégie ne pouvait
pas fonctionner pour le go, à cause de la complexité du jeu. AlphaGo était
donc fondé sur une méthode plus élaborée. D’abord, la machine avait
« appris » 30 millions de déplacements expérimentés par les meilleurs
experts humains (« apprentissage supervisé »), puis elle apprit en jouant, en
traitant des milliers de parties et en en tirant des conclusions (« apprentissage
par renforcement »). C’est ce qui lui a permis de gagner – tout en évaluant
beaucoup moins de positions que Deep Blue.
En 2017, une version plus sophistiquée d’AlphaGo a vu le jour, appelée
AlphaGo Zero. Ce qui était extraordinaire, c’est qu’elle ne requérait plus
aucune imitation de l’intelligence humaine. Dans le code de Deep Blue se
trouvaient encore quelques stratégies intelligentes que des champions
d’échecs avaient élaborées pour que l’ordinateur les suive. AlphaGo avait
enregistré une vaste collection de parties de joueurs humains exceptionnels
et se reposait en quelque sorte sur celles-ci pour faire une grande part de son
travail de calcul. Pour ce qui est d’AlphaGo Zero, la machine pouvait se
passer de tout ça. Elle n’avait pas besoin de savoir quoi que ce soit sur la
stratégie des meilleurs joueurs, ni d’essayer d’imiter l’intelligence humaine.
Tout ce dont elle avait besoin, c’était des règles du jeu. AlphaGo Zero avait
été équipée des règles du go, et c’est ainsi qu’elle joua trois jours toute seule,
le temps de générer ses propres données – avant de battre sa grande sœur,
AlphaGo 157.
Il existe d’autres systèmes utilisant des techniques proches pour des
activités qui ressemblent davantage à la vie réelle, plus chaotique. Les
échecs et le go, par exemple, sont des jeux d’« information parfaite » : les
deux joueurs voient l’ensemble du plateau et des pièces. Mais, comme le
disait le mathématicien John von Neumann, « la vraie vie marche autrement.
La vraie vie consiste à bluffer, utiliser de petites tactiques de contournement,
se demander ce que l’autre va penser sur ce que j’ai l’intention de faire ».
C’est ce qui explique que le poker fascine les chercheurs – et soit si difficile
à automatiser. Il n’empêche, DeepStack, mis au point par une équipe
canadienne et tchèque en 2017, a réussi à vaincre des joueurs de poker
professionnels dans une série de plus de 44 000 parties à deux joueurs.
Comme AlphaGo Zero, DeepStack n’avait pas adopté ses tactiques après
avoir examiné des parties jouées par des humains. La machine ne s’appuyait
pas non plus sur une « connaissance du domaine », c’est-à‑dire sur des
stratégies de poker intelligentes et prédéterminées, établies par des êtres
humains. Au contraire, elle a appris à gagner en analysant plusieurs millions
de parties générées de manière aléatoire 158. En 2019, Facebook et
l’université Carnegie Mellon sont allés plus loin en annonçant la création de
Pluribus, un système capable de battre les meilleurs joueurs de poker
professionnels dans des compétitions multijoueurs. Ce système a lui aussi
appris le poker « à partir de zéro », sans intervention humaine, simplement
en jouant main après main contre des copies de lui-même pendant plusieurs
jours 159.

Un changement de priorité

Il serait faux de penser que les chercheurs ont « découvert » la méthode


pragmatiste comme par miracle au début des années 1990. La distinction
entre les deux démarches – imiter l’intelligence humaine ou non – n’était pas
complétement nouvelle. Dès 1961, aux beaux jours du purisme, Allen
Newell et Herbert Simon expliquaient que les chercheurs traçaient « une
ligne précise […] entre la tentative d’accomplir avec des machines des
tâches effectuées par des humains, et la tentative de simuler les procédés
effectifs des humains accomplissant ces tâches 160 ». En 1979, le philosophe
Hubert Dreyfus distinguait les ingénieurs de l’IA des théoriciens de l’IA, les
premiers étant des pragmatistes « pas particulièrement désireux de fabriquer
des machines intelligentes », les seconds étant virtuellement appelés à
devenir les tenants érudits de l’école puriste 161. Les pionniers étaient
conscients de pouvoir choisir entre deux options : la première, comprendre
l’intelligence humaine ; la seconde, construire des machines accomplissant
des tâches qui jusqu’ici reposaient sur celle-ci. Comme nous l’avons vu,
c’est la première qui l’a emporté au début 162.
Ce choix s’explique en partie par une raison que je viens d’expliciter. La
méthode puriste – imiter les êtres humains – semblait offrir moins de
résistance. Nous sommes des machines ready-made, douées de capacités
remarquables, alors pourquoi s’échiner à construire un engin à partir de
rien ? Il y a une autre raison, aussi importante : pour beaucoup de
scientifiques, le premier projet – comprendre l’IA en tant que telle – était
beaucoup plus stimulant intellectuellement que l’idée de bâtir des machines
expertes. Les écrits que nous ont laissés ces chercheurs fourmillent de
références aux grands penseurs qui se sont penchés sur l’esprit, notamment
Gottfried Leibniz, Thomas Hobbes, René Descartes et David Hume. Tels
étaient les modèles dont ils espéraient poursuivre les travaux. Ils étaient
stimulés par les grandes questions qui se posent sur l’homme, pas sur les
machines : qu’est-ce qu’un « esprit », comment fonctionne la « conscience »,
que signifie « penser », « comprendre » ?
L’intelligence artificielle, pour beaucoup de pionniers de ce domaine,
n’est qu’un moyen technique de répondre à des besoins humains. Pour le
philosophe John Searle, l’IA a beau être forte, son unique but est d’être « un
outil puissant pour étudier l’esprit humain ». Hilary Putnam, quant à lui, juge
que les avancées dans l’IA ne sont positives que si elles permettent de
« découvrir quelque chose d’important… sur notre manière de penser 163 ».
C’est pourquoi beaucoup de scientifiques de cette génération se faisaient
appeler chercheurs en sciences cognitives, et non informaticiens 164, car ils
estimaient qu’ils travaillaient sur le sous-ensemble d’un projet beaucoup
plus vaste, conçu pour comprendre le cerveau 165.
Mais les priorités sont en train de basculer. Les nouvelles technologies et
la révolution pragmatiste sont telles qu’il est beaucoup plus facile d’admettre
que l’intelligence humaine n’est pas le seul moyen de créer une machine
experte. Les chercheurs actuels visent moins à comprendre l’origine de
l’intelligence humaine, car ils ont d’autres moyens d’y parvenir. Par ailleurs,
ceux que l’intelligence humaine fascine sont amenés à avoir des objectifs
plus pragmatiques, car les capacités des machines non pensantes attisent
l’appétit commercial des géants comme Google, Amazon, Microsoft, Baidu
et d’autres. Ces entreprises disposent d’une puissance de traitement et de
chercheurs talentueux auxquels beaucoup d’institutions n’ont pas ou peu eu
accès. Ce sont elles qui orientent les recherches sur l’intelligence artificielle,
et, pour l’essentiel, l’étude de l’intelligence humaine, indépendamment de ce
que peut obtenir une machine, est une discipline largement ésotérique
réservée à des érudits qui planent à cent mille. Les chercheurs sont donc
obligés de s’aligner plus clairement sur les ambitions de ces entreprises pour
ne rien perdre de leur pertinence.
Un exemple : DeepMind, l’entreprise d’IA britannique, a été achetée par
Google en 2014 pour près de 450 millions d’euros. Aujourd’hui, elle réunit
les esprits les plus brillants de cette discipline braconnés sur les terres
universitaires en pointe, grâce à l’appât de rémunérations qui feraient rougir
leurs anciens collègues (une moyenne de 387 000 euros par an 166). La
déclaration d’intention de ses chercheurs stipule qu’ils visent à « résoudre le
problème de l’intelligence » sauf que, si vous examinez de plus près leurs
travaux, vous verrez que leur but est tout autre. Certes, ils bâtissent des
machines « intelligentes » comme AlphaGo, mais dans le sens exclusif de
très capables, voire extrêmement capables. Ce sont des machines
compétentes, mais dépourvues de compréhension.
Il s’agit du même cas de figure pour les assistants personnels intelligents
comme Siri chez Apple ou Alexa chez Amazon. L’utilisateur peut poser des
questions basiques à ces machines comme il le ferait à un être humain, et
l’appareil répondra avec une voix humaine plutôt convaincante. (En 2018,
Google présenta à la presse un enregistrement de Duplex, son assistant
virtuel, qui appelait un salon de coiffure pour prendre rendez-vous. La
réceptionniste n’avait pas la moindre idée qu’elle s’adressait à une machine,
qui imitait l’intonation humaine de manière très réaliste 167.) Pourtant, ces
systèmes ont beau impressionner et ressembler à s’y méprendre à un être
humain, ils ne sont en aucun cas capables d’intelligence. Leur manière de
fonctionner ne ressemble pas à l’esprit, et ils n’ont aucune conscience. Ils ne
pensent pas, ne raisonnent pas et ne ressentent pas comme les humains.
Il n’est donc pas tout à fait juste de dire que ces nouvelles machines sont
« intelligentes » ou « pertinentes ». Nous utilisons ce genre de termes faute
de mieux mais, comme ils servent à qualifier des êtres humains, nous
sommes souvent mal à l’aise, conscients qu’ils sont peu appropriés à des
machines. Les philosophes parlent d’« erreur catégorielle » : on attribue à
une catégorie un mot appartenant à une autre. Personne ne dirait qu’une
carotte parle ni qu’un téléphone portable est furieux, alors pourquoi
faudrait‑il qu’une machine soit « pertinente » ? Très bien, mais comment les
qualifier ? À l’époque des balbutiements de l’IA, qui ne s’appelait pas
encore ainsi, on parlait de « rationalité computationnelle, » une expression
beaucoup moins séduisante. Pourtant, c’est exactement ce que font ces
machines : elles exploitent une puissance computationnelle pour examiner
un immense champ d’actions possibles et choisir la meilleure.
De bas en haut, non pas de haut en bas

À bien des égards, cette révolution pragmatiste ressemble à la révolution


intellectuelle qui a cours depuis plus de cent cinquante ans, révolution qui
façonne le regard que nous portons sur les capacités intellectuelles d’une
autre machine : l’être humain.
N’oubliez pas que, jusqu’ici, les hommes, armés de leur intelligence,
étaient les machines les plus expertes qui existaient. Longtemps, ce qui
expliquait l’origine de ces capacités était d’ordre religieux : ces capacités
venaient de Dieu, d’une entité encore plus intelligente, laquelle nous avait
créés à son image. En effet, comment une machine aussi sophistiquée
pourrait‑elle exister sans que quelqu’un ou quelque chose de plus intelligent
l’ait conçue à dessein ? William Paley, un théologien britannique du
XVIIIe siècle, proposait d’imaginer que nous marchons à travers un champ. Si
nous tombons sur un rocher au milieu de l’herbe, nous nous disons qu’il est
là depuis toujours, mais si nous découvrons une montre, nous réagissons
différemment. Un objet aussi compliqué ne peut pas exister depuis la nuit
des temps, contrairement à un rocher. À un moment, un artisan doué a dû la
concevoir et la fabriquer. Il y a forcément un horloger responsable de ce
mécanisme subtil et délicat. Tous les objets complexes qui sont dans la
nature sont à l’image de cette montre, expliquait William Paley. Pour les
comprendre, il faut faire intervenir un Créateur ou un Concepteur intelligent,
un horloger invisible élaborant des projets qu’il met en œuvre, quelqu’un ou
quelque chose de plus intelligent que nous, qui aurait tout conçu et créé.
Les points communs entre ces théologiens et les pionniers de l’IA sont
frappants. Tous s’intéressaient à l’origine à la puissance des machines – les
machines humaines, ainsi que les machines créées par l’homme. Tous
pensaient qu’elles devaient être délibérément imaginées par une intelligence
qui ressemblait à la leur, un concepteur dit « intelligent ». Pour les
théologiens, ce concepteur était Dieu. Pour les pionniers de l’IA, c’était…
eux-mêmes. Enfin, tous étaient convaincus qu’une création devait être
comme son créateur. Comme le Dieu de l’Ancien Testament ayant créé
l’homme à son image, les chercheurs en IA ont essayé de construire des
machines à leur propre image 168.
Finalement, et les théologiens et les chercheurs en IA croyaient que des
capacités exceptionnelles ne pouvaient émerger que de quelque chose qui
ressemblait à l’intelligence humaine. Pour reprendre les termes du
philosophe Daniel Dennett, ils pensaient que la compétence ne pouvait
émerger que de la compréhension, que seul un processus intelligent pouvait
créer des machines exceptionnellement puissantes 169.
Aujourd’hui, nous savons que les théologiens avaient tort. Ni les humains
ni les capacités humaines n’ont été créés par la force d’une entité plus
intelligente, qui nous aurait façonnés à son image. C’est en 1859 que Charles
Darwin a inversé les termes de l’équation. Les croyants imaginaient un
processus allant de haut en bas, suivant un dessein délibéré qui serait à
l’origine de la complexité que nous découvrons dans la nature. Face à la
même complexité, Darwin a montré qu’il s’agissait d’un processus
inconscient, de bas en haut : l’« évolution par la sélection naturelle », dont le
résumé le plus simple repose sur trois hypothèses. D’abord, il existe de
légères variations entre les êtres vivants ; ensuite, certaines variations
peuvent favoriser la survie ; enfin, ces variations se transmettent avec le
temps. Ces trois éléments rendent compte de tout ce qui paraît délibéré dans
la nature. Les variations ont beau être infimes, et les avantages encore plus
imperceptibles, ces modifications, négligeables à chaque instant, se sont
accumulées au fil de milliards d’années pour créer une complexité
époustouflante. Ce que Darwin résume ainsi :
« Rien ne paraît d’abord plus difficile que de croire au perfectionnement des organes et des
instincts les plus complexes, non par des moyens supérieurs, quoique analogues à la raison
humaine, mais par l’accumulation d’innombrables variations légères, toutes avantageuses à leur
possesseur individuel 170. »

Les deux points de vue, Créateur intelligent et sélection naturelle, ne


sauraient être plus opposés. Richard Dawkins, un des plus grands
commentateurs de Darwin, explique pourquoi en reprenant l’image de la
montre de William Paley :
« Un bon horloger est prévoyant : il conçoit les rouages et les ressorts, et planifie leurs
interconnexions en pensant à un but à venir. La sélection naturelle, le déroulement aveugle,
inconscient et automatique que Darwin a découvert […] ne vise aucun objectif. La sélection
naturelle n’a ni esprit ni œil de l’esprit. Elle n’établit pas de plans pour l’avenir. Elle n’a pas de
vision, pas de clairvoyance, elle est même privée de vue. En admettant qu’elle joue le rôle de
l’horloger dans la nature, c’est un horloger aveugle 171. »

S’il existe un horloger dans la nature, explique Darwin, il est très différent
de ce qu’avait à l’esprit William Paley. L’horloger de Paley avait une vision
et une capacité à anticiper exceptionnelles ; la sélection naturelle n’a ni l’une
ni l’autre. Elle est aveugle et achoppe sur la complexité sans le vouloir,
plutôt qu’elle ne la crée en un instant.
La révolution pragmatiste de l’IA nous oblige à opérer le même type de
renversement quand nous réfléchissons à l’origine des capacités des
machines créées par l’homme. Les systèmes les plus performants ne sont pas
ceux qui sont conçus suivant un axe descendant par des êtres humains
intelligents. Comme Darwin l’a découvert il y plus d’un siècle, des capacités
remarquables peuvent émerger progressivement de processus aveugles,
irréfléchis et ascendants, qui ont peu à voir avec l’intelligence humaine 172.
Chapitre 4
Sous-estimer les machines

En 1966, lors de la première vague d’IA, un chercheur nommé Joseph


Weizenbaum annonça la construction d’ELIZA, le premier chatbot du
monde, qui, dit‑il, « permettait d’imaginer certains types de conversation en
langage naturel entre l’homme et l’ordinateur 173 ». À l’origine, ELIZA était
conçu pour jouer le rôle de psychothérapeute. Un « patient » devait
s’adresser à lui, et le système répondrait par un commentaire sur ce que le
patient avait dit, puis la conversation se poursuivrait dans les deux sens.
Weizenbaum ne prenait pas vraiment l’idée au sérieux. Il se moquait de la
façon dont les psychothérapeutes ont tendance à répéter ce que leur patient
vient de dire avec un air profond. Dans son esprit, écrit‑il, c’était une
« parodie ».
Mais, une fois ELIZA opérationnel, les événements prirent une tournure
inattendue. Le système impressionna les utilisateurs, bien plus que ce que
Weizenbaum avait en tête. Certains psychologues pensaient qu’avec un peu
de travail, la machine serait « prête à un usage clinique ». Jusqu’au jour où
Weizenbaum proposa à sa secrétaire, qui savait comment ELIZA avait été
construit, de l’essayer. Elle accepta et lui demanda de quitter la pièce, parce
qu’elle voulait être seule avec la machine. Weizenbaum tomba des nues.
Quelques années plus tard, il avoua que cette expérience l’avait « infecté »
en lui inoculant des « questions fondamentales [dont] je ne me débarrasserai
probablement jamais […] sur la place de l’homme dans l’univers 174 ».
Au fond, Weizenbaum n’attendait pas grand-chose d’ELIZA. Il savait
que son appareil avait l’air intelligent, mais ne pensait pas et n’éprouvait
pas de sentiments. Il écrivait alors : « Je pensais qu’il était essentiel que le
thérapeute participe aux problèmes que l’autre expérimentait, que c’était
une condition préalable à la possibilité même d’une thérapie – qu’une
personne puisse en aider une autre à apprendre à faire face à ses
émotions 175. » Sauf qu’en reniant ainsi son invention, le chercheur sous-
estimait les capacités de ce qu’il avait créé.
Quelques décennies plus tard, quand la révolution pragmatiste commença
et que les chercheurs se mirent à construire des machines dont le
fonctionnement était loin de celui des êtres humains, l’erreur de
Weizenbaum fut répétée plus d’une fois et avec des conséquences plus
graves. Les chercheurs en IA, les économistes et bien d’autres ont été
souvent pris de court par la puissance de machines qui n’étaient plus
construites pour reproduire tel ou tel trait de l’intelligence humaine jugé
indispensable.

Un sentiment de regret

Plusieurs membres influents de la communauté de l’IA ont un regard


critique sur la révolution pragmatiste : ils y voient moins une source de
réjouissance qu’une source de regret. Ils déplorent le fait que les nouvelles
machines ne soient pas « intelligentes » au sens où nous le sommes. Il suffit
de voir leur réaction le jour où Deep Blue l’a emporté sur Garry Kasparov.
Douglas Hofstadter, ingénieur informaticien de renom, parla d’un
« tournant », tout en affirmant que « ça n’avait rien à voir avec le fait qu’un
ordinateur puisse être intelligent 176 ». Il avait « peu d’intérêt intellectuel »
pour la machine d’IBM, dit‑il, parce que « la façon dont la force brute des
programmes d’échecs fonctionne ne ressemble en rien à la vraie pensée
humaine 177 ». Quant à John Searle, le philosophe, il tourna le dos à Deep
Blue sous prétexte que cela revenait à « renoncer à l’IA 178 ». Enfin, Garry
Kasparov renchérit avec un certain mépris en qualifiant Deep Blue
d’« horloge à 10 millions de dollars 179 ».
Et que dire de Watson, un autre ordinateur surpuissant mis au point par
IBM ? Il est devenu célèbre en 2011, parce qu’il est apparu dans une
émission de quizz américaine appelée Jeopardy, où il a battu deux
participants. Douglas Hofstadter a reconnu que sa victoire était
« impressionnante », mais « complétement vaine 180 ». Dans un éditorial
bien envoyé du Wall Street Journal, John Searle nota sèchement : « Watson
ne savait pas qu’il avait gagné à Jeopardy 181 ! » Il n’a pas non plus
téléphoné à ses parents pour leur annoncer sa victoire, pas plus qu’il n’est
allé la fêter avec des copains au café.
Garry Kasparov, Douglas Hofstadter, John Searle et consorts ont raison,
comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre. Les éternels débats sur
l’« intelligence artificielle » et l’« intelligence des machines » ont beau
passionner les professionnels et les médias, ce n’est pas ce qu’il faut retenir
de la deuxième vague. Les puristes tels que John Searle et Douglas
Hofstadter pensaient exploiter les recherches sur l’IA pour résoudre
l’énigme de l’intelligence humaine, percer le mystère de la conscience et en
savoir davantage sur l’esprit – hélas, les machines, même les plus
performantes, en disent très peu sur le fonctionnement de l’intelligence
humaine. Ils sont donc déçus, ce qui est compréhensible.
En soi, leur déception n’est pas irraisonnée. Le problème, c’est quand
elle se transforme en dénigrement, ce qui arrive souvent. Car certains de ces
critiques ont tendance à croire que, sous prétexte que les dernières machines
ne pensent pas comme des êtres humains intelligents, elles seraient peu
impressionnantes ou superficielles – ce qui les amène à systématiquement
sous-estimer leurs capacités.
C’est aussi ce qui explique que certains soient piégés, condamnés à une
forme d’esquive intellectuelle. Chaque fois qu’une tâche est automatisée
alors qu’ils pensaient qu’elle ne pouvait être exécutée que par des hommes,
ils affirment qu’elle ne reflète pas l’intelligence humaine – avant d’indiquer
une tâche entièrement différente, qui ne peut pas encore être automatisée,
en ajoutant que celle-ci est vraiment à l’image de l’intelligence humaine. Il
arrive qu’on reproche à des théologiens de définir « Dieu » comme ce que
la science ne peut pas encore expliquer, ce qu’on appelle un « Dieu des
lacunes ». Dieu fut la puissance qui avait créé la nuit et le jour – jusqu’à ce
que l’astronomie les explique. Dieu fut la puissance qui avait créé toutes les
créatures vivantes – jusqu’à ce que l’on comprenne que c’est l’évolution qui
en est responsable. La définition de l’IA de nos savants est aussi souple :
nous pourrions la qualifier d’« intelligence des lacunes » puisqu’elle est
synonyme de tout ce que les machines ne peuvent pas encore faire. Avoir
conscience de ce piège ne vous empêche pas de vous y laisser prendre.
Douglas Hofstadter, par exemple, en était parfaitement conscient. Il en
parlait avec humour en disant que c’était un « théorème » : « L’IA, c’est
tout ce qui n’a pas encore été fait 182 », disait‑il. Il n’empêche, il a eu beau
identifier le risque, il s’est laissé piéger.
En 1979, alors qu’il se demandait s’il était possible d’imaginer un
programme d’échecs qui battrait un homme, il écrivait sèchement :
« Non. Il peut sans doute y avoir des programmes qui battent une personne aux échecs, mais ces
programmes ne seront pas exclusivement consacrés aux échecs. Ce seront des programmes
d’intelligence générale, aussi capricieux que des personnes. “Vous auriez envie de faire une
partie ?” “Non, ça m’ennuie.” “Dans ce cas-là, discutons de poésie.” Voilà le genre de dialogue
que vous pourriez avoir avec un programme pouvant battre quelqu’un 183. »

Douglas Hofstadter pensait que ces machines auraient forcément une


intelligence humaine. (Je reviendrai sur le mot « général » un peu plus loin.)
Pourquoi cette certitude ? Parce que c’était un puriste. Il avait la conviction
que « les échecs sont intrinsèquement liés aux caractéristiques
fondamentales de l’esprit humain », à « l’habilité à séparer le bon grain de
l’ivraie en un éclair, intuitivement, à établir de subtiles analogies, à faire
remonter des souvenirs par association 184 ».
La victoire de Deep Blue a montré que c’était faux, aucune magie
humaine (aucune séparation du bon grain de l’ivraie) n’est nécessaire pour
avoir un jeu sensationnel. Il est plus utile d’avoir une capacité de traitement
brute, forte, pouvant calculer jusqu’à 300 millions de coups en une seconde
pour anticiper plus loin qu’un être humain. Plutôt que d’admettre son erreur,
malheureusement, Douglas Hofstadter a évité le problème suivant les deux
étapes que nous avons vues :
« [Les machines] ne dépassent l’homme que pour certaines activités intellectuelles dont on
pensait qu’elles reposaient sur l’intelligence, écrivait‑il. Mon Dieu, moi qui croyais que les échecs
exigeaient de penser. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est faux. Ça ne veut pas dire que
Kasparov n’est pas un profond penseur, ça veut dire qu’on peut contourner la pensée profonde
quand on joue aux échecs, de même qu’on peut voler sans battre des ailes 185. »

Douglas Hofstadter avait changé d’avis, puisqu’il n’affirmait plus que les
capacités permettant de jouer aux échecs étaient un « ingrédient essentiel »
de l’intelligence humaine. Des années plus tard, pourtant, il admit avec
humour qu’il avait dû « ravaler sa fierté » à propos des échecs et
reconnaître son erreur 186.
Autre exemple, Kasparov, seul personnage en chair et en os de cette
histoire de la lutte entre l’homme et la machine. Dans Deep Thinking
(traduit en français par La vie est une partie d’échecs), le joueur revient sur
ses fameuses parties contre Deep Blue et identifie le même piège : « Dès
que nous obtenons un ordinateur qui fait quelque chose d’intelligent,
notamment jouer à un championnat mondial d’échecs, nous disons qu’il est
vraiment intelligent 187. » Mais c’est exactement ce que Kasparov faisait.
Sept ans avant d’affronter Deep Blue, il avait eu l’audace de déclarer
qu’une machine ne pourrait jamais battre une personne de son niveau,
puisqu’elle ne serait jamais humaine :
« À partir du moment où un ordinateur l’emporte sur un champion mondial, il peut lire les plus
grands chefs-d’œuvre de la littérature, écrire les meilleures pièces et tout savoir sur l’histoire, la
littérature et les peuples, ce qui est impossible 188. »

Dans son esprit, gagner aux échecs était inséparable de l’aptitude à lire,
écrire et réfléchir à l’histoire. « Deep Blue, écrit‑il pourtant après le match,
n’était intelligent que dans le sens où une horloge programmée est
intelligente 189. » Comme Hofstadter, il avait changé son fusil d’épaule pour
reconnaître que gagner aux échecs n’était pas une preuve d’intelligence
humaine.
Changer son fusil d’épaule ne sert à rien ; au contraire, cela incite les
critiques à sous-estimer les capacités des machines à venir. On peut même
se demander si ce ton dédaigneux n’est pas déplacé. Qu’est-ce que
l’intelligence humaine a de si remarquable, après tout ? Pourquoi plaçons-
nous la pensée humaine, aussi stupéfiante soit‑elle, au-dessus de tout ce qui
nous permettrait de créer des machines aux capacités exceptionnelles ? Il va
de soi que la puissance et le mystère de l’esprit humain ont de quoi susciter
l’effroi. Il est probable que nous mettrons longtemps avant de sonder
complètement nos esprits. Mais que dire de l’émerveillement, non moins
troublant et excitant, que nous éprouvons face à la conception de machines
qui, même si elles ne ressemblent pas à des êtres humains ou ne les
reproduisent pas, peuvent nous surpasser ? Kasparov a beau réduire Deep
Blue à une luxueuse horloge programmée, elle l’a battu à plate couture.
Pourquoi donc s’interdire d’admirer les mécanismes internes de cette
horloge, comme nous admirons ceux du cerveau, même s’ils ne partagent
pas notre merveilleuse anatomie ni notre physiologie ?
Après tout, c’est ce qu’a ressenti Darwin quand il a compris que les
capacités de la machine humaine ne venaient pas d’une entité qui
ressemblait à l’intelligence humaine 190. Darwin n’était pas un homme amer,
il ne voulait pas dépouiller le monde de sa magie et de son mystère en
imposant une théorie de la sélection naturelle sans Créateur. Au contraire.
Lisons les derniers mots de L’Origine des espèces :
« N’y a‑t‑il pas une véritable grandeur dans cette conception de la vie, ayant été avec ses
puissances diverses, insufflée primitivement par le Créateur dans un petit nombre de formes, dans
une seule peut-être, et dont, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation,
continuait à tourner dans son orbite, une quantité de formes admirables, parties d’un
commencement des plus simples, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore 191 ? »

Ces lignes n’émanent pas d’un métaphysicien grincheux. L’idée


darwinienne de vie sans Créateur est empreinte de « grandeur » ; elle
dégage un sentiment de crainte presque religieux. Qui sait si un jour nous
n’éprouverons pas le même sentiment face à nos machines ?

L’intelligence artificielle générale

Archiloque était un poète et un auteur de fables grec, à qui on doit ce


vers : « Le renard connaît de multiples tours ; le hérisson n’en connaît
qu’un, mais il est essentiel. » Isaiah Berlin, qui a découvert cette
mystérieuse sentence parmi les fragments conservés du poète, l’a reprise
pour distinguer deux types de personnalités : celles qui en savent un peu sur
beaucoup de sujets (les renards), et celles qui en savent beaucoup sur un
seul (les hérissons 192). Je reprendrai la métaphore pour l’adapter à ma
réflexion sur les hommes et la machine. Aujourd’hui, les machines sont des
prototypes de hérissons, dont chacune a été conçue pour être ultra-experte
sur une tâche très précise et soigneusement définie (Deep Blue pour les
échecs, par exemple, ou AlphaGo pour le go), mais nulle et non avenue
pour toute une gamme d’autres tâches. Les êtres humains, eux, sont des
renards orgueilleux qui peuvent être battus par une machine sur telle tâche,
mais l’emporter sur une large palette d’autres.
Pour beaucoup de chercheurs en IA, le Graal serait d’arriver à construire
une machine qui soit un renard plutôt qu’un hérisson. Ou, pour reprendre
leur terminologie, concevoir une « intelligence artificielle générale » (dite
AGI en anglais et IAG en français), avec des capacités applicables à un
large éventail de tâches, plutôt qu’une « intelligence artificielle étroite »
(dite ANI en anglais – N comme narrow, étroite – et IAE en français), avec
des capacités limitées à un certain nombre 193. C’est ce qui intéresse des
futuristes tels que Ray Kurzweil et Nick Bostrom. Mais, jusqu’ici, les
résultats sont décevants, et les puristes ne manquent pas d’insister sur le
côté vague de l’IAG pour justifier leur scepticisme quant au pouvoir des
machines. Le point commun des puristes est de croire que seule l’IAG serait
la véritable IA et que, sans ce côté généraliste, les machines ne pourraient
jamais rivaliser avec les hommes 194.
L’IAG, dit‑on, sera un tournant dans l’histoire de l’humanité, voire LE
tournant majeur. Le jour où les machines auront des capacités « générales »
et accompliront un nombre croissant de tâches plus élaborées que les
hommes, concevoir des machines encore plus puissantes ne sera plus
qu’une question de temps. Nous assisterons alors à une « explosion
d’intelligence » qui verra les machines grimper sur les épaules des
précédentes à l’infini, à mesure que leurs capacités augmenteront suivant un
enchaînement que certains appellent « super-intelligence » ou
« singularité ». Ces engins seront « la dernière invention née du besoin
humain », écrit Irving John Good, mathématicien d’Oxford à qui l’on doit
l’idée d’explosion de l’intelligence. À chaque invention humaine, la
machine fera mieux 195.
Ces IAG douées d’une immense puissance inquiètent de nombreuses
personnalités. Stephen Hawking disait qu’elles « pourraient signifier la fin
de la race humaine » ; Elon Musk estime qu’elles présentent « bien plus de
risques que la Corée du Nord » ; et Bill Gates avoue : « Je ne comprends
pas pourquoi certaines personnes ne se sentent pas concernées 196. » Parmi
les points communs de ces déclarations, notons la crainte que les êtres
humains, dont les capacités sont limitées par le rythme relativement lent de
l’évolution, aient du mal à suivre le rythme des machines. Ou la crainte de
voir ces machines poursuivre des objectifs contraires aux nôtres et nous
détruisant au passage. Il existe une expérience de pensée qui imagine une
IAG chargée de fabriquer des trombones aussi efficacement que possible ; à
la fin, elle transforme « d’abord toute la Terre, puis des portions croissantes
de l’espace en usines de trombones », piétinant les hommes en cours de
route à cause de la poursuite obsessionnelle de son objectif 197.
Les experts sont divisés sur le temps qu’il faudrait pour en arriver là.
Certains disent que les IAG seront au point d’ici quelques dizaines
d’années, d’autres, dans plusieurs siècles. Une enquête récente s’accorde,
avec une précision improbable, sur l’année 2047 198. Nous faisons
actuellement quelques pas vers des capacités « générales », mais il s’agit
d’exemples très précoces et très précaires. Dans le cadre de ses innovations,
par exemple, DeepMind a mis au point une machine capable de rivaliser
avec des experts humains sur quarante-neuf jeux vidéo Atari. Les seules
données qui sont fournies à cet engin sont le tracé des pixels de l’écran de
l’ordinateur et le nombre de points qu’il a gagnés ; or il a été capable
d’apprendre à jouer à chaque jeu, souvent à un niveau comparable à ceux
des meilleurs joueurs humains 199. C’est exactement le type de capacité
générale que les adeptes de l’intelligence artificielle générale visent.
Les débats sur les concepts d’« explosion d’intelligence » et de « super-
intelligence » sont passionnants. Cela dit, quand on réfléchit à l’avenir du
travail, le poids de l’IAG est largement surévalué par rapport à celui de
l’IAE. Dans le champ de l’IA, l’absence d’IAG est un goulot
d’étranglement très handicapant mais, en économie, c’est une limite à
l’automatisation beaucoup plus faible qu’on ne le pense. Pour comprendre,
je vous propose d’imaginer un emploi qui se décompose en dix tâches. Cet
emploi est menacé de disparition de deux façons. Soit parce qu’on invente
une IAG qui peut accomplir les dix tâches en même temps. Soit parce qu’on
invente dix IAE distinctes dont chacune accomplit une tâche, mais ne peut
en assurer aucune autre. La fascination exercée par l’IAG, autrement dit la
possibilité d’obtenir des appareils proches des hommes, risque de faire
oublier la puissance que peut atteindre une machine privée d’IAG. Une fois
de plus, la révolution pragmatiste se rappelle à nous : nous n’avons pas
besoin de construire une machine à l’image d’un être humain pour éliminer
un emploi en un tour de main. L’accumulation progressive de toute une
gamme de machines ayant des capacités spécifiques, étroites, suffit à rogner
sur des tâches individuelles. En bref, quand on réfléchit à l’avenir du
travail, on ferait mieux de se méfier non pas du géant renard, mais de
l’armée des petits hérissons.

Retour aux économistes

La révolution pragmatiste a eu de profondes conséquences en économie.


Le fait est que, depuis quelque temps, l’hypothèse ALM se fissure. En
2003, quand les économistes David Autor et ses collègues ont proposé ce
modèle, il allait de pair avec une liste de tâches non routinières. Ses auteurs
étaient sûrs et certains que celles-ci étaient impossibles à automatiser ; or,
aujourd’hui, la plupart de ces tâches peuvent l’être. La conduite d’un
véhicule sans chauffeur ? Sebastian Thrun a mis au point la première
voiture autonome un an plus tard. Rédiger des textes juridiques ?
Aujourd’hui, les systèmes de gestion automatique des documents sont
courants dans de nombreuses professions. Autre exemple : on pensait que
les « diagnostics » médicaux étaient à l’abri, or il existe des appareils qui
repèrent certains problèmes d’yeux et identifient des cancers, entre
autres 200.
Une décennie plus tard, prendre une commande et servir une table étaient
identifiés par Autor et un de ses collègues comme deux tâches non
routinières, or la même année, Chili’s et Applebee’s, deux chaînes de
restaurants américaines, ont annoncé qu’elles allaient mettre en place
100 000 tablettes permettant de commander et de payer sans passer par un
serveur en chair et en os. En 2017, McDonald’s a emboîté le pas en
introduisant son premier « Big Mac ATM », soit un guichet automatique de
Big Mac, dans un restaurant de Boston. Même des tâches non routinières
plus ésotériques y passent. Il y a quelques années, on affirmait
qu’« identifier un oiseau en un clin d’œil » était impossible à automatiser,
or il existe aujourd’hui un système conçu pour, baptisé « Merlin », qui a été
mis au point par le laboratoire d’ornithologie de l’université de Cornell.
Il est toujours possible de chicaner pour savoir si ces tâches ont été
entièrement automatisées. Il y a évidemment différents niveaux suivant
lesquels une voiture est autonome, ainsi que des maladies que les machines
sont incapables d’interpréter aujourd’hui. Mais la tendance générale ne fait
pas de doute : de plus en plus de tâches non routinières sont à la portée des
machines 201.
Pourquoi les prédictions étaient‑elles donc erronées ? Le problème, c’est
que l’hypothèse ALM est passée à côté de la révolution pragmatiste. Les
économistes pensaient que, pour accomplir une tâche, un ordinateur devait
suivre des règles explicites, formulées par un être humain – que les
capacités des machines devaient commencer par reproduire l’intelligence
humaine en allant de haut en bas. C’était peut-être vrai lors de la première
vague de l’IA. Mais, comme nous l’avons vu, ça ne l’est plus. Les machines
sont désormais capables d’apprendre à exécuter des tâches par elles-mêmes,
en élaborant leurs propres règles, de bas en haut. Peu importe que les êtres
humains aient du mal à expliquer comment ils conduisent une voiture ou
reconnaissent une table ; les machines n’ont plus besoin de ces explications.
Ce qui signifie qu’elles sont capables d’accomplir de nombreuses tâches
« non routinières », autrefois jugées hors de leur portée.
La première conséquence est claire : les économistes doivent mettre à
jour les récits qu’ils proposent sur la technologie et le travail. Car le nombre
de tâches qu’il revient aux hommes d’accomplir a diminué au-delà des
limites qu’ils imaginaient. Les derniers travaux publiés par des économistes
de premier plan montrent que ces révisions ont commencé. Les hypothèses
classiques en ce qui concerne les capacités des machines ne sont plus
valables. La distinction entre tâches « routinières » et « non routinières » ne
tient plus. Pour autant, beaucoup s’y accrochent, en la modifiant et en
l’actualisant, plutôt qu’en abandonnant une fois pour toutes l’hypothèse
ALM.
Aujourd’hui, beaucoup d’économistes pensent qu’ils ont eu tort de ne pas
voir que les nouvelles technologies transformeraient de nombreuses tâches
non routinières en tâches routinières. (Je rappelle que les premières reposent
sur un savoir « tacite » que les êtres humains ont du mal à formuler
clairement.) Mais, selon eux, les nouvelles technologies rendent
« explicites » davantage du savoir « tacite » sur lequel nous nous appuyons.
La distinction entre tâches non routinières et routinières est donc toujours
pertinente, disent‑ils, et les nouvelles technologies ne font que déplacer la
frontière entre les deux, frontière qu’ils imaginaient fixe (à tort,
reconnaissent‑ils). C’est ainsi qu’ils essaient de sauver l’hypothèse ALM.
David Autor, par exemple, explique que les informaticiens d’aujourd’hui
tentent de dépasser le paradoxe de Polanyi en « déduisant certaines règles
que nous appliquons tacitement mais ne comprenons pas explicitement ».
Dana Remus et Franck Levy affirment que les nouvelles technologies « font
que le protocole tacite devient explicite 202 ».
Pour le comprendre concrètement, prenez l’appareil qui sert à détecter les
cancers de la peau, mis au point par une équipe de l’université de Stanford
en 2017. Si vous lui soumettez une photo de grain de beauté, il peut savoir
s’il est cancéreux aussi sûrement que vingt et un des meilleurs
dermatologues du monde. Comment ? En s’appuyant sur une base de
données de 129 450 cas existants et en recherchant les similitudes entre ces
cas et l’image de la lésion en question. L’hypothèse ALM, mise à jour mais
inchangée sur le fond, voudrait que cette machine fonctionne parce qu’elle
est capable d’identifier et d’extraire des règles ineffables que suivent les
dermatologues, mais sans pouvoir les formuler. Grâce à elle, des règles
tacites deviendraient explicites et une tâche non routinière deviendrait
routinière.
Cette explication est insuffisante. Les tenants de l’hypothèse ALM
affirment que les machines sont plus puissantes parce qu’elles sont à même
de dévoiler des règles cachées, de sonder plus profondément le savoir non
dit de certains ou de découvrir les instructions que les dermatologues
suivaient mais ne savaient expliciter. Or ce n’est pas ce qui se passe. Le
problème de ce raisonnement, c’est qu’il dépend toujours de l’idée que
l’intelligence humaine serait la matrice des machines. Les nouvelles
technologies n’ont apporté qu’une chose, disent‑ils, la mise en lumière des
règles que suivent les professionnels. Évidemment, certaines machines
peuvent déterrer de vieilles règles cachées et transformer des tâches non
routinières en routinières, mais il est plus important de savoir
qu’aujourd’hui, beaucoup de machines établissent leurs propres règles, loin
de celles que nous suivons. Il ne s’agit pas d’une nuance langagière, mais
d’un vrai basculement. Les machines n’avancent plus sur les traces de
l’intelligence humaine.
Je reviens à l’appareil de Stanford qui permet de repérer les cancers de la
peau. Quand il balaye les 129 450 cas existants, il ne cherche pas à
identifier les règles « tacites » que suivent les dermatologues. Il établit des
règles inédites en exploitant une capacité de traitement gigantesque pour
identifier des modèles plus saillants à partir d’une base de données
comprenant beaucoup plus de cas que ce qu’un médecin pourrait examiner
en une vie. Bien sûr, il se peut que certaines des règles qu’il découvre
ressemblent à celles que les êtres humains suivent. Mais ce n’est pas
forcément le cas : l’appareil peut également découvrir des règles totalement
différentes, que les êtres humains ne suivent pas du tout.
Ou AlphaGo : c’est le trente-septième coup de la deuxième manche qui
lui a permis de l’emporter sur Lee Sedol. Or des milliers d’années de
pratique du go avaient abouti à la règle suivante : ne jamais placer de pierre
sur la cinquième ligne à partir du bord. (Le plateau est une grille de 18 × 18
lignes qui se chevauchent.) C’est justement ce qu’a fait AlphaGo 203. Il n’a
pas dévoilé une règle existante et jamais formulée. Il a littéralement récrit
les règles. D’ailleurs, AlphaGo a lui-même calculé, à partir des données
dont il disposait, qu’il y avait seulement une chance sur dix mille qu’un
expert humain tente ce coup 204. Comme l’a dit un observateur, ce n’était
« absolument pas un coup humain 205 ». C’était un coup nouveau et
stupéfiant. Un champion de go le qualifia de coup « magnifique ». Un autre
avoua qu’il s’était senti « mal physiquement 206 ». La machine avait
littéralement récrit les règles que les êtres humains suivent.
Il peut être tentant de ne pas tenir compte de cette distinction, de dire que
tout ce qui importe, c’est que les économistes reconnaissent que les tâches
« non routinières » peuvent désormais être automatisées. Mais la raison
pour laquelle ces économistes avaient tort est aussi importante. Le fait que
ces systèmes ne suivent pas les mêmes règles que les hommes crée des
possibilités pour ces systèmes, comme quand AlphaGo a pris de court Lee
Sedol. Cela crée aussi des problèmes. N’oublions pas, par exemple, qu’un
des mérites des systèmes mis au point au cours de la première vague d’IA
était leur « transparence ». Comme ils avaient tendance à suivre des règles
explicites, établies par des êtres humains, il était facile de comprendre
pourquoi tel système prenait telle décision, qu’il s’agisse d’un coup dans un
jeu ou d’un diagnostic médical. La deuxième vague d’IA a tout bouleversé :
les systèmes sont désormais plus « opaques ». Pourquoi AlphaGo a‑t‑il
choisi de jouer ce trente-septième coup sans précédent, par exemple ? Au
début, ce n’était pas clair. Les développeurs du système ont dû examiner
soigneusement tous les calculs alambiqués qu’il avait effectués avant de
pouvoir donner un sens à ce « choix ».
Cette opacité a suscité des recherches spécifiques, destinées à ce que les
systèmes d’IA « s’expliquent » 207. Elle a également provoqué un début de
réponse de la part des pouvoirs publics. Au sein de l’Union européenne, par
exemple, l’article 15 du nouveau Règlement général sur la protection des
données stipule le droit d’accès à « l’existence d’une prise de décision
automatisée, y compris un profilage, visée à l’article 22, paragraphes 1 et 4,
et, au moins en pareils cas, des informations utiles concernant la logique
sous-jacente, ainsi que l’importance et les conséquences prévues de ce
traitement pour la personne concernée 208 ». Sauf que, pour l’instant, les
décideurs européens ont l’impression que ces informations font défaut.

L’illusion de l’IA

Dans tous les cas que je viens d’exposer, les informaticiens et les
économistes se bercent de ce que mon père et moi nous appelons
l’« illusion de l’IA », soit la croyance qui veut que la seule façon de créer
des machines capables d’effectuer une tâche aussi bien que les humains est
de copier la manière dont ceux-ci l’effectuent 209. Cette illusion, encore très
courante, façonne la vision que beaucoup de gens ont encore de la
technologie et du travail.
Les médecins, par exemple, ont du mal à croire qu’une machine puisse
diagnostiquer des maladies aussi finement qu’eux. Un engin, disent‑ils, ne
sera jamais capable d’exercer son « jugement ». Lequel repose sur
l’instinct, l’intuition, et l’aptitude à regarder un patient dans les yeux et à
apporter une touche personnelle affinée par l’expérience. Aucune de ces
qualités ne pourra jamais être consignée dans un mode d’emploi. Le Royal
College of General Practitioners (GPs), l’ordre des médecins du Royaume-
Uni, affirme qu’« aucune application ou aucun algorithme ne sera capable
de faire ce que fait un médecin généraliste […] des recherches ont montré
que les généralistes font preuve d’“intuition” quand ils savent qu’un patient
a un problème 210 ». C’est peut-être le cas. Mais cela ne signifie pas que les
machines ne peuvent pas effectuer leurs tâches ; si ça se trouve, elles le font
en s’y prenant très différemment. L’appareil qui permet d’analyser les
taches de rousseur, mis au point à Stanford, ne reproduit pas l’exercice du
« jugement » d’un médecin. Il ne cherche pas à copier son « intuition ». Pire
encore, il ne « comprend » rien à la dermatologie. Or il est à même de dire
si une tache de rousseur est cancéreuse ou non.
Les architectes pourraient aussi affirmer qu’une machine est infichue de
concevoir un bâtiment innovant ou impressionnant parce qu’un ordinateur
n’est pas « créatif ». Mais que dire de l’Elbphilharmonie (la Philharmonie
de l’Elbe), nouvelle salle de concert de Hambourg, qui contient un
auditorium de toute beauté, composé de 10 000 panneaux acoustiques
imbriqués les uns dans les autres. C’est typiquement le genre d’espace qui
donne l’impression d’avoir été imaginé par un génie – une personne douée
d’une sensibilité créative exceptionnellement raffinée – capable d’imaginer
un bâtiment à l’esthétique impressionnante. En réalité, l’auditorium a été
conçu par des algorithmes suivant une technique appelée « conception
paramétrique ». Les architectes ont fourni au système une série de critères
(l’espace devait avoir certaines propriétés acoustiques ; tous les panneaux à
portée de main des spectateurs devaient avoir une texture particulière au
toucher…), puis la machine a généré plusieurs projets parmi lesquels les
architectes ont pu choisir. Autre exemple : des cadres de bicyclette plus
légers et des chaises plus solides ont été construits grâce au même type de
logiciels 211. Peut‑on parler de comportement « créatif » ? Non. Ces logiciels
exploitent une puissance de traitement exceptionnelle pour générer
aveuglément des projets, une façon de faire qui n’a rien à voir avec celle
des hommes.
Prenons un autre exemple. En 1997, quelques mois à peine après la
victoire de Deep Blue sur Kasparov, l’IA a remporté une seconde victoire,
largement oubliée. C’était à l’université de l’Oregon, des gens ont écouté un
morceau de piano qui, selon eux, était de Bach ; en réalité, il avait été
composé par EMI, un programme informatique créé par le compositeur
David Cope. Là aussi, peut‑on parler de « créativité » ? « Déconcertant »,
en a conclu un professeur de musicologie de l’université 212. Douglas
Hofstadter, qui avait supervisé l’expérience, avoua qu’EMI était le « projet
d’intelligence artificielle le plus stimulant qu’il [lui] ait été donné de
découvrir », ajoutant qu’il était « perplexe et troublé 213 ». Si c’était un être
humain qui avait composé le morceau, nous n’hésiterions pas à parler de
« créativité ». En revanche, quelle que soit la beauté du morceau, le terme
semble déplacé pour qualifier le bébé du programme informatique. Comme
l’a écrit Hofstadter, EMI n’a pas eu à « errer dans le monde ni à se frayer un
chemin dans le labyrinthe de la vie en éprouvant chaque moment » avant de
s’asseoir pour faire de ces sentiments des notes 214. Une fois de plus, la
machine s’y est prise d’une façon qui n’a rien à voir.
Il est tentant de dire que, sous prétexte que les machines ne raisonnent
comme nous, elles n’exerceront jamais de jugement. Que, sous prétexte
qu’elles ne pensent pas comme nous, elles ne feront jamais preuve de
créativité. Que, sous prétexte qu’elles n’ont pas de sentiments, elles ne
seront jamais empathiques. Sans doute. Mais c’est oublier que les machines
sont capables d’accomplir des tâches qui requièrent de l’empathie, du
jugement ou de la créativité quand elles sont accomplies par un être humain
– parce qu’elles adoptent des méthodes tout autres.

La défaite de l’intelligence

Dans la mythologie grecque, les dieux habitent le mont Olympe. Ils sont
doués de talents extraordinaires et ils vivent sur ce sommet en observant les
humains à leurs pieds. Hélas pour eux, il arrive que les mortels se
transforment en dieux. Suivant une métamorphose que les Grecs appellent
apotheosis, les hommes parviennent alors à accéder au sommet du mont
Olympe. C’est ce qui est arrivé au héros Héraclès, par exemple. À la fin de
sa vie, il a été transporté au sommet de l’Olympe pour vivre avec les dieux,
et il y est resté, « indemne et sans âge jusqu’à la fin des jours 215 ».
Tout se passe comme si nous imaginions que les hommes siégeaient au
sommet de l’Olympe. Certes, nous ne nous considérons pas comme des
dieux, mais comme plus compétents que toutes les machines existantes. Il y
a plusieurs centaines de milliers d’années, nos ancêtres vivaient au pied du
mont, et peu à peu, avec le temps, l’évolution aurait tiré leurs descendants
vers le sommet. Plus ils montaient, plus ils devenaient compétents, jusqu’au
XXIe siècle, aujourd’hui, où nous vivons au sommet. L’idée classique est
donc la suivante : si une machine située au sommet acquiert du pouvoir, elle
vit une forme d’apothéose – elle ne devient pas comme un dieu, mais
comme un homme. Il s’agit du point de vue puriste. Une fois que la
machine a une intelligence « humaine », on est au sommet des capacités de
l’homme. C’est la fin de l’ascension.
Cependant, la révolution pragmatiste nous a montré que ce mythe pose
deux problèmes. Le premier : il y a d’autres façons de gravir le mont des
Capacités que celle qui consiste à suivre le chemin parcouru par les
hommes. La route puriste n’est qu’une des routes possibles. Les avancées
technologiques ont mis en lumière plusieurs voies pragmatistes aussi
prometteuses. Le second : le mont des Capacités a plusieurs pics, pas
seulement celui que nous avons atteint et qui nous remplit d’orgueil.
Beaucoup de gens perdent la tête à force de vivre au sommet. Ils regardent
de haut les machines moins puissantes, ou alors ils se regardent et
s’admirent. S’ils levaient les yeux, plutôt que de les baisser ou de les limiter
à leur hauteur, ils verraient qu’ils sont dominés par d’autres monts.
À l’heure où j’écris, les êtres humains sont les machines les plus
capables, mais qui sait le nombre de configurations que celles-ci pourraient
adopter ? Imaginez un gigantesque entrepôt cosmique qui contient toutes
les combinaisons et les itérations imaginables. Cet espace est
incroyablement, voire infiniment grand. La nature, suivant le fil de
l’évolution par la sélection naturelle, a fouillé un petit recoin de cette
immense étendue. Elle a balayé cet unique espace et s’est arrêtée à la
configuration humaine. Désormais, armés des nouvelles technologies, les
hommes explorent d’autres espaces. Là où la Nature comptait sur le temps,
nous comptons sur le pouvoir computationnel. Un jour, nous tomberons
peut-être sur de nouvelles configurations, des moyens complètement
différents pour construire des machines, qui déboucheront sur des pics de
capacités plus hauts que les sommets atteints par les êtres humains les plus
compétents aujourd’hui en vie 216.
Si les machines n’ont pas besoin de copier l’intelligence humaine pour
être très performantes, les lacunes de la compréhension scientifique actuelle
de l’intelligence sont beaucoup moins importantes qu’on ne le pense. Nous
n’avons pas besoin de résoudre les énigmes du fonctionnement du cerveau
et de l’esprit pour créer des machines capables de nous surpasser. En outre,
si les machines n’ont pas besoin de reproduire l’intelligence pour être très
performantes, il n’y a aucune raison de penser que ce que nous sommes
actuellement capables de faire est une limite à ce que les futures machines
pourraient accomplir. C’est pourtant ce que beaucoup de gens croient, à
savoir que les prouesses intellectuelles des hommes ne pourront jamais être
atteintes par les machines 217. Il est très peu plausible qu’ils aient raison.
DEUXIÈME PARTIE
LA MENACE
Chapitre 5
L’empiètement sur les tâches

Quels sont les effets des nouvelles technologies sur le travail à venir ? Les
machines actuelles ont beau être beaucoup plus puissantes, elles ne peuvent
pas tout faire. Il existe encore des limites à la force de substitution nuisible.
Le problème est que cette frontière est floue et changeante. Prenez
l’hypothèse ALM, elle ne tient plus, mais elle est d’une parfaite simplicité :
les tâches routinières seront automatisées, les non routinières ne le seront
pas. Aujourd’hui, non seulement cette simplicité nous induit en erreur, mais
les progrès technologiques invalident cette distinction, car nous sommes face
à un phénomène beaucoup moins tranché. Il est difficile de savoir quels
seront les effets de ces technologies sur le marché du travail : si nous ne
savons pas ce dont les machines seront capables, comment nous prononcer
sur l’avenir du travail ?
On peut essayer de déterminer les nouvelles limites du pouvoir des
machines. Des flopées de livres, d’articles, de revues et de rapports ont déjà
été consacrées au sujet. Tous en arrivent à la même conclusion. Certains
essayent d’identifier les compétences plus difficiles à automatiser. Un
exemple : les nouvelles technologies ont du mal à accomplir les tâches qui
demandent de l’intelligence sociale, qui reposent sur une interaction face à
face ou de l’empathie. L’économiste David Deming explique qu’aux États-
Unis, de 1980 à 2012, la proportion de postes qui demandaient un plus haut
niveau d’interactions humaines a augmenté de 12 % 218. Une enquête du Pew
Research Center, datée de 2014, montrait que de nombreux experts croyaient
encore – en dépit des avancées de la révolution pragmatiste – à l’existence
de « caractéristiques exclusivement humaines telles que l’empathie, la
créativité, le jugement ou la pensée critique » qui ne seront « jamais »
automatisées 219.
Autre approche possible : ne pas tenir compte des facultés humaines et se
demander quelles tâches sont reproductibles par une machine en fonction de
la nature de ces tâches. Imaginons que vous tombiez sur une tâche dont il est
facile de définir le but et de savoir s’il a été atteint, et que vous ayez des
quantités de données que la machine peut enregistrer. Il y a des chances que
cette tâche puisse être automatisée 220. Identifier des photos de chats est un
bon exemple 221. Le but est simple comme bonjour : est-ce un chat ? La
réponse l’est autant : oui, c’est un chat. Sans compter qu’Internet regorge de
photos de chats (environ 6,5 milliards, d’après une estimation 222). En
revanche, les tâches dont les objectifs sont ambigus ou pour lesquelles les
données disponibles sont insuffisantes pourraient être hors de portée des
machines. Les économistes de la Réserve fédérale, la banque centrale des
États-Unis, estiment que la « complexité des tâches » pourrait être un
indicateur utile de ce que les machines peuvent ou ne peuvent pas faire 223.
De même, Andrew Ng, par exemple, ancien directeur général du laboratoire
d’intelligence artificielle de Stanford, cherche à identifier les tâches qu’« une
personne normale peut faire […] avec moins d’une seconde de
réflexion 224 ».
Délimiter le pouvoir des machines pose un problème : les conclusions
qu’on en tire sont vite dépassées. La frontière ne cesse de reculer. Les
personnes qui s’y essayent ressemblent aux peintres du pont de Forth Rail,
en Écosse : le pont est tellement long qu’il faut recommencer à peine la
première couche posée, car elle a déjà commencé à s’écailler sur plusieurs
mètres. Tentez de réfléchir au pouvoir des machines, vous serez
régulièrement obligé de recommencer en rectifiant le tir.
Je proposerai une meilleure façon de penser le pouvoir des machines, qui
consiste à définir une frontière précise, résister à la tentation de classer,
réprimer le besoin d’identifier des capacités plus complexes à reproduire ou
d’établir des listes de tâches inaccessibles, pour dégager des tendances
générales. Auquel cas on voit que les vagues de progrès cachent des courants
plus profonds. Certes, il est difficile d’imaginer ce dont seront capables les
machines, mais il y a fort à parier qu’elles auront plus de pouvoir 225. Petit à
petit, obstinément, les machines pénètrent dans le royaume des tâches
réservées aux êtres humains. Il suffit de prendre le moindre appareil qui vous
tombe sous la main – votre smartphone, votre ordinateur portable : vous
savez qu’un jour il sera obsolète.
Cette tendance générale est ce que j’appelle l’« empiètement sur les
tâches 226 ». Un des meilleurs moyens de la voir à l’œuvre est de penser aux
trois capacités principales sur lesquelles nous comptons, nous. D’abord, des
compétences manuelles, des aptitudes physiques et pychomotrices. Ensuite,
des fonctions cognitives, une aptitude à raisonner et penser. Enfin, des
affects, l’aptitude à éprouver des sentiments et des émotions. Désormais, ces
trois facettes sont sous la pression croissante de l’automatisation. Les
nouvelles technologies prennent peu à peu en charge des tâches qui reposent
sur ces trois types d’aptitude. C’est l’empiètement sur les tâches, sur lequel
je voudrais revenir ici.
En attendant, je citerai Daniel Bell, un des grands sociologues du
XXe siècle, qui, poussé dans ses retranchements à ce sujet, répondit en citant
un vieux proverbe juif : « Un exemple n’est pas une preuve 227. » L’adage ne
manque pas de sagesse, mais, vu le nombre d’exemples qui se profilent
devant nous, même Daniel Bell aurait du mal à ne pas reconnaître cette
tendance générale.

Compétences manuelles

Commençons par les compétences qui impliquent d’avoir à s’atteler au


monde physique, comme le travail manuel ou l’observation de ce qui nous
entoure. Elles sont exploitées depuis toujours dans le domaine agricole,
automatisé peu à peu au fil des siècles. Il existe aujourd’hui des tracteurs
sans chauffeur, des drones qui surveillent le bétail, des trayeuses
automatiques et des machines à récolter le coton 228 ; des robots qui secouent
les arbres pour la récolte des oranges, des robots qui taillent la vigne ou font
les vendanges et des robots munis de tubes qui aspirent les pommes sur les
branches 229 ; des bracelets connectés qui contrôlent la santé des animaux,
des caméras qui détectent les produits dangereux et des diffuseurs
automatiques de pesticides pour mauvaises herbes ou de fertilisants pour
récoltes 230. Au Japon, 90 % des pulvérisations des récoltes s’effectuent avec
des drones 231. Cargill, le géant de l’alimentaire américain, utilise un logiciel
de reconnaissance faciale pour surveiller ses vaches 232. Alibaba, le géant
tech chinois, s’est associé à une grande entreprise agricole pour faire la
même chose avec les porcs ; et les deux associés espèrent exploiter la
reconnaissance vocale pour repérer les cris des petits porcs écrasés par leur
mère – ce qui devrait, d’après eux, réduire le taux de mortalité des porcelets
de 3 % en un an 233. Enfin, il existe une exploitation agricole britannique qui
plante, cultive et récolte de l’orge sans que personne ne mette le pied dans
les champs 234.
Il n’empêche, cette automatisation des tâches manuelles fait surtout parler
d’elle à propos des voitures sans chauffeur. Autrefois, on pensait que la seule
façon d’y arriver était d’imiter les processus de pensée des chauffeurs au
volant. En réalité, les voitures autonomes ne suivent pas un ensemble de
règles fixes, progressivement formulées et codifiées par des êtres humains,
mais apprennent à naviguer seules, de bas en haut, grâce à des capteurs de
données accumulées au fil de millions de tests de conduite réelle et
simulée 235. L’entreprise Ford s’est engagée à mettre sur le marché un modèle
grand public en 2021 236. Plusieurs concurrents ont fait des annonces du
même acabit. Tesla affirme que ses voitures sont capables d’être autonomes
avec un niveau de sécurité « significativement plus élevé que celui d’un
véhicule avec chauffeur 237 ». Sachant qu’en moyenne, il y a une personne
blessée dans un accident de la route toutes les secondes, et une tuée toutes
les vingt-cinq secondes, ces nouvelles sont bienvenues 238.
Les premiers à profiter des véhicules autonomes seront sans doute les
entreprises qui livrent. Faut‑il s’en expliquer quand on sait l’importance
relative du fret dans l’économie des transports ? En 2016, un premier convoi
de camions semi-autonomes a traversé l’Europe en formant une sorte de
peloton : le véhicule de tête contrôlait la vitesse, tandis que les autres le
suivaient de près (un chauffeur était encore présent dans chaque véhicule) 239.
Mais qui sait si les livraisons seront toujours faites en suivant des routes ?
Amazon a déposé en 2014 une série de brevets pour des « nids de drones »,
autrement dit des structures qui ressemblent à des ruches, abritent une flotte
de robots de livraison autonomes aériens et se déplacent à une hauteur de
13 500 mètres au-dessus de nos têtes 240.
L’idée paraît peut-être chimérique, et les brevets d’Amazon sont un peu
des effets d’annonce. Mais je rappelle qu’Amazon est un des exploitants les
plus avancés de la robotique, puisque l’entreprise possède une flotte de plus
de 100 000 robots terrestres répartis dans ses différents entrepôts 241. Ses
exploits ne concernent pas que les livraisons. Les robots sont capables
d’accomplir toutes sortes de choses inattendues : ouvrir des portes et gravir
des murs, monter des escaliers et faire un salto arrière, convoyer des câbles à
travers un terrain accidenté et nouer des cordes en l’air 242. Pendant ce temps-
là, la population mondiale de robots industriels augmente régulièrement : la
Fédération internationale de robotique, une association professionnelle,
prévoyait plus de 3 millions de robots en service en 2020, soit le double du
nombre existant en 2014 243.
L’industrie automobile est aussi un exemple révélateur de l’empiètement
sur les tâches dans le monde industriel. À l’origine, construire une voiture
était une activité artisanale, où chaque fabricant bricolait un composant à
partir de rien. En 1913, Henry Ford fut le premier à automatiser la
production manuelle et à remplacer les composants faits à la main par des
pièces standardisées et fabriquées par des machines. D’où la création de ses
célèbres « chaînes de montage », des réseaux de convoyeurs qui faisaient
passer les véhicules semi-assemblés d’un ouvrier à l’autre. Sautons
maintenant à 2018 : les robots assurent 80 % du travail requis pour la
fabrication d’une voiture 244. De façon plus générale, le cabinet de conseil
McKinsey & Co. estime à 64 % le temps passé par les ouvriers des différents
secteurs industriels qui pourrait être automatisé par les technologies déjà
existantes – sans compter les futures 245. (Le fait que ces activités n’aient pas
encore été automatisées, même s’il est techniquement possible de le faire, est
une question que nous aborderons plus loin dans ce chapitre.)
Graphique 5.1 : Stock mondial de robots industriels (en milliers) 246.

L’industrie du bâtiment est également un secteur qui repose sur les


compétences manuelles. Or, là aussi, les machines empiètent sur celles-ci.
Une personne est capable de poser entre 300 et 600 briques en huit heures ;
le robot baptisé Sam 100, lui, en pose 3 000 dans le même laps de temps 247.
Doxel, un robot équipé d’un radar appelé « lidar », balaye un chantier de
construction, scanne les travaux effectués et examine les données
enregistrées pour vérifier que tout soit bien fait et dans les temps.
Aujourd’hui, cette vérification est prise en charge par des hommes ou des
femmes qui travaillent avec des tableaux et des rubans à mesurer, dans une
industrie où 90 % des gros chantiers de construction dépassent les budgets
prévus et sont en retard 248. Balfour Beatty, la plus grande entreprise de BTP
britannique, s’attend à ce que ses chantiers soient « sans humains » d’ici
2050 249. Enfin, l’engin le plus épatant est sans doute celui d’une équipe de
l’université technologique de Nanyang, à Singapour : le truc est capable de
monter un fauteuil IKEA en vingt minutes 250.
Les ingénieurs utilisent déjà des techniques d’impression en 3D où les
différents éléments sont « imprimés » couche après couche jusqu’à ce que
naisse une maison entière (une structure rarement satisfaisante du point de
vue esthétique). Cette méthode ne se limite pas au secteur du bâtiment : elle
permet de fabriquer des motos et des repas comestibles, des maillots de bain
et des kippas, des pièces détachées d’avion et des organes à greffer sur un
corps humain, des bras fonctionnels et des sculptures style XVIe siècle 251.
General Electric, par exemple, se sert de l’impression 3D pour produire des
injecteurs de carburant pour moteurs qui sont 25 % plus légers et cinq fois
plus durables que leurs prédécesseurs. Et Médecins sans frontières y a
recours pour des prothèses destinées aux milliers de réfugiés syriens qui ont
perdu un ou plusieurs membres pendant la guerre, ce qui revient à un
cinquième du coût d’une prothèse classique 252.

Les fonctions cognitives

Outre le monde physique qu’elles peuvent manipuler, les machines


empiètent de plus en plus sur des tâches qui, jusqu’à présent, impliquaient
l’aptitude humaine à penser et à raisonner.
Commençons par le domaine juridique. Le cabinet JP Morgan possède un
système qui scanne les contrats de prêts commerciaux : en quelques
secondes, il fait ce qui demanderait 360 000 heures de travail de juristes 253.
Autre exemple, le cabinet d’avocats Allen & Overy a mis au point un
logiciel qui permet de rédiger des premiers jets de transactions négociées de
gré à gré ; là où un avocat mettrait trois heures à rédiger le bon contrat, le
logiciel le fait en trois minutes 254. Une équipe de chercheurs américaine a
récemment mis au point un dispositif qui prédit les décisions de la Cour
suprême aussi précisément que les plus grands juristes des États-Unis. Ses
prévisions statistiques sont correctes dans environ 70 % des cas, alors que
les meilleurs experts y parviennent à seulement 60 % environ 255. Une équipe
de chercheurs britannique a proposé un système comparable à la Cour
européenne des droits de l’homme – avec une pertinence de 79 % 256.
Sachant que les clients impliqués dans un litige veulent avant tout savoir
quelles chances ils ont de gagner, ce genre de systèmes est particulièrement
intéressant.
En médecine, les avancées les plus étonnantes sont celles qui touchent les
diagnostics 257. DeepMind a conçu un programme qui diagnostique plus de
59 maladies des yeux, avec un taux d’erreur de seulement 5,5 %. Comparé à
huit experts cliniques, il a fait aussi bien que les deux meilleurs et a surpassé
les six autres 258. Une équipe d’Oxford a construit un appareil qui, dit-elle,
prédit les risques cardiaques avec plus de certitude qu’un cardiologue 259. De
Chine, où la politique des données est moins restrictive qu’aux États-Unis ou
en Grande-Bretagne nous parviennent des rumeurs de progrès sidérants. Le
deuxième hôpital général de la province du Guangdong s’est récemment
associé à Tencent, un des géants tech chinois, pour construire un système de
diagnostic intelligent. Quand celui de Stanford a enregistré 129 450 cas, par
exemple, celui-là est capable de compter sur 300 millions de dossiers
médicaux venus des quatre coins du pays 260. Ces dispositifs ne sont peut-être
pas d’une exactitude irréprochable, mais les médecins ne le sont pas non
plus – on estime le nombre de diagnostics humains erronés à 10-20 % 261.
C’est l’alternative humaine, et non la perfection, qui devrait servir de
référence pour évaluer l’utilité de ces appareils de diagnostic.
Maintenant, prenons le domaine de l’éducation. Aux États-Unis, en un an,
on a vu plus d’étudiants inscrits aux cours en ligne d’Harvard que
d’étudiants ayant été physiquement présents à l’université depuis sa
création 262. Personnellement, j’ai suivi un cours de philosophie à Harvard, et
je me souviens que mes dissertations étaient notées par une machine.
Aujourd’hui, je donne des cours à Oxford, essentiellement à des élèves de
premier cycle d’économie et de mathématiques, or il m’arrive régulièrement
de les orienter vers la Khan Academy, un site d’exercices pratiques (100 000
exercices, résolus 2 milliards de fois) et de vidéos de cours (5 000 cours, vus
450 millions de fois). Cette plateforme d’apprentissage attire 10 millions de
visiteurs par mois, soit plus que la population totale effective de
l’enseignement primaire et secondaire en Angleterre 263. Certes, les travaux
dirigés et les vidéos en ligne, qui permettent de diffuser plus largement un
contenu de qualité, reposent sur des technologies assez simples. Mais les
plateformes numériques de ce type sont de plus en plus utilisées pour des
approches plus sophistiquées, notamment les systèmes d’apprentissage
« adaptatifs » ou « personnalisés ». Ces nouveaux systèmes adaptent
l’enseignement – le contenu, l’approche et le rythme – aux besoins
particuliers de chaque élève, en s’inspirant du modèle des cours particuliers
proposés par des universités comme Oxford, inabordables dans la plupart
des pays. Aujourd’hui, plus de soixante-dix entreprises travaillent sur ces
dispositifs, et 97 % des secteurs scolaires des États-Unis y ont investi sous
une forme ou une autre 264.
La liste est infinie. Dans la finance, par exemple, les transactions par voie
électronique sont monnaie courante et couvrent presque la moitié des
échanges de la Bourse 265. Dans les assurances, un cabinet japonais nommé
Fukoku Mutual Life Insurance a commencé à utiliser un système d’IA pour
calculer les indemnités versées aux assurés, remplaçant de fait le travail de
trente-quatre personnes 266. En botanique, un algorithme mis au point à partir
de plus de 250 000 scans de plantes séchées a été capable d’identifier des
espèces présentes sur de nouveaux scans avec une précision de près de
80 % ; après avoir examiné les résultats, un paléobotaniste en a conclu que le
système « surpasse probablement de beaucoup les performances d’un
taxonomiste humain 267 ». Dans le secteur du journalisme, Associated Press a
commencé à exploiter des algorithmes pour rédiger des rapports d’activité et
des dépêches sur les événements sportifs : l’agence produit désormais 15
fois plus de rapports d’activité que lorsqu’elle ne faisait appel qu’à des
rédacteurs humains. Environ un tiers du contenu publié par Bloomberg
News est généré ainsi 268. Enfin, dans le domaine des ressources humaines,
72 % des demandes d’emploi « ne sont jamais lues par des yeux
humains 269 ».
Nous avons déjà vu que des machines peuvent composer une musique
assez sophistiquée pour que les auditeurs pensent qu’elle est de Bach. Il
existe aussi des systèmes qui peuvent réaliser des films, monter des bandes-
annonces – et rédiger des discours politiques rudimentaires. (Comme le dit
Jamie Susskind, « Il est déjà assez inquiétant que les politiciens ressemblent
aussi souvent à des robots sans âme. Désormais, nous avons des robots sans
âme qui ressemblent à des politiciens 270. ») Aux États-Unis, le Dartmouth
College, berceau de l’IA, a organisé des tests de Turing en création
littéraire : les chercheurs proposent des logiciels qui écrivent des sonnets,
des vers légers, de courts poèmes ou des histoires pour enfants, et les
gagnants sont les textes qui sont le plus souvent pris pour des textes écrits
par des hommes ou des femmes 271. Ces logiciels donnent parfois
l’impression d’être des jeux ou de pures spéculations, et ils le sont
fréquemment. Pour autant, les chercheurs qui travaillent dans le domaine de
la « créativité computationnelle » prennent parfaitement au sérieux les
projets de construction de machines capables d’accomplir ce genre de
tâches 272.
Il arrive que l’empiètement sur des tâches qui reposent sur des fonctions
cognitives soit l’objet de controverses, notamment dans le domaine militaire.
Il existe des armes qui sélectionnent la cible à détruire sans faire appel à la
délibération de quiconque, à tel point que les Nations unies ont organisé une
réunion pour réfléchir à l’usage de ce qu’on appelle des « robots-tueurs 273 ».
Et que dire des « médias synthétiques » qui changent d’échelle par rapport
aux retouches d’images Photoshop ? Nous avons des systèmes capables de
générer des vidéos crédibles d’événements qui n’ont jamais eu lieu – y
compris des vidéos pornographiques explicites auxquels les personnes n’ont
jamais participé, ou des discours incendiaires de personnalités qui ne les ont
jamais prononcés. À l’heure où la vie politique est de plus en plus polluée
par les « fake news », cette utilisation abusive de logiciels a de quoi nous
troubler 274.
Dans certains cas, cet empiètement a quelque chose d’étrange. Prenez le
temple du Ciel à Pékin. Récemment, les toilettes de ce site touristique ont été
victimes d’une recrudescence de vols de papier hygiénique. Plutôt que
d’embaucher des gardiens, la direction a installé des distributeurs équipés
d’un système de reconnaissance faciale – qui ne fournissent pas plus que 60
centimètres de papier par personne et pour une durée de quatre-vingt-
dix minutes. (Le directeur du marketing a hésité entre plusieurs options
avant de choisir « la reconnaissance faciale parce que c’est la méthode la
plus hygiénique 275 », dit‑il.). Ou prenez l’Église catholique : en 2011, un
évêque a publié son premier imprimatur – autorisation officielle accordée à
un texte – numérique pour une application nommée Confession qui permet
de se préparer seul, sans prêtre, à se confesser. Parmi ses différentes
fonctions, l’application propose des outils pour identifier ses péchés et un
menu qui comprend une option « contrition ». L’application a provoqué un
tel remue-ménage que le Vatican a dû reculer et préciser qu’elle servait à se
préparer à la confession, mais ne remplaçait pas la confession elle-même 276.

Les capacités relationnelles

Les machines empiètent aussi sur des tâches qui demandent d’avoir des
capacités relationnelles. C’est ainsi qu’est né un domaine baptisé
« informatique affective », qui s’attache à créer des dispositifs pouvant
détecter et réagir aux émotions humaines.
Ces systèmes examinent un visage pour savoir si la personne est heureuse,
perdue, surprise, ravie 277… En Chine, Wei Xiaoyong, professeur de
l’université du Sichuan, s’en sert pour déterminer si ses élèves s’ennuient
pendant ses cours 278. Ces appareils ne s’en tiennent pas à la reconnaissance
faciale. Ils peuvent écouter une conversation entre un enfant et une femme et
dire s’ils ont un lien de parenté, ou examiner la démarche de quelqu’un qui
entre dans une pièce et savoir si elle s’apprête à commettre un geste
répréhensible 279. Ils sont souvent plus précis que nous quand ils interprètent
nos émotions. Ils sont notamment plus justes quand ils distinguent un sourire
sincère d’un sourire de façade, ou un visage qui exprime une vraie douleur
d’un visage qui exprime une douleur feinte. Par ailleurs, il existe un logiciel
permettant de repérer les gens qui mentent au tribunal avec une exactitude
proche de 90 % – alors que les êtres humains y arrivent à 54 %, soit à peine
mieux que si vous vous prononciez au hasard 280. Ping An, une compagnie
d’assurances chinoise, utilise le même genre de logiciel pour savoir si les
demandeurs de prêt sont honnêtes ou non : les personnes sont enregistrées
alors qu’elles répondent à des questions sur leurs revenus et leurs plans de
remboursement, un ordinateur évaluant la vidéo pour établir si elles disent la
vérité 281.
Venons-en maintenant au domaine de la « robotique sociale ». Le nombre
total de robots existant actuellement dans le monde est de 10 millions, et les
sommes dépensées pour la robotique devraient quadrupler, passant de
15 milliards de dollars (12,850 milliards d’euros) à 67 milliards
(57,5 milliards d’euros) en 2025 282. Les robots sociaux forment un ensemble
qui se distingue de leurs cousins mécaniques parce qu’ils sont capables de
reconnaître et de réagir aux émotions. Les cas les plus frappants sont ceux
que l’on utilise dans le domaine de la santé. Paro, par exemple, est un bébé
phoque thérapeutique qui sert à réconforter les personnes souffrant de
troubles cognitifs, démence ou maladie d’Alzheimer. Pillo, un petit robot
avec de grands yeux adorables, aide le personnel soignant à organiser la
distribution de médicaments. Pepper est un robot humanoïde qui accueille
les patients de plusieurs hôpitaux belges avant de les diriger vers le bon
283
service . Tout le monde n’est pas très à l’aise avec ces engins. Pepper, par
exemple, est devenu mondialement célèbre en 2015, le jour où un patient
ivre, Kiichi Ishikawa, est entré dans une boutique de téléphones et l’a
agressé au moment où il l’accueillait parce qu’il « n’aimait pas son
attitude ». (Ishikawa fut aussitôt arrêté 284.)
Les robots qui détectent nos émotions sont un cas à part, mais, en insistant
trop sur eux, on risque de sous-estimer l’empiètement sur les tâches qui
demandent des capacités relationnelles. Car Pepper, Paro et les systèmes
similaires tendent à reproduire les capacités relationnelles que nous utilisons
en accomplissant ces tâches. Or la leçon à tirer de la révolution pragmatiste,
c’est que c’est inutile : les machines arrivent à surpasser les hommes sans
chercher à les copier.
Dans le domaine de l’éducation, par exemple. Il est vrai que le « contact
personnel » entre un professeur et un élève est essentiel dans l’enseignement.
Il n’empêche qu’une plateforme comme Khan Academy fournit des vidéos
de cours d’excellent niveau et des exercices à résoudre à des millions
d’étudiants tous les mois 285. L’« interaction humaine » est aussi essentielle
au lien entre médecin et patient dans les soins tels que nous les pratiquons. Il
n’empêche que ces nouveaux appareils n’ont pas besoin de regarder les
patients dans les yeux pour poser de bons diagnostics. Autre exemple : les
offres d’emploi de vendeur précisent que les candidats doivent avoir
d’excellentes « aptitudes sociales », autrement dit, obtenir que les clients
sortent leur carte de paiement avec un grand sourire. Mais les caisses
automatiques, dépourvues d’aptitudes sociales, remplacent peu à peu les
sympathiques caissiers et caissières, et les ventes en ligne menacent
sérieusement les boutiques qui tiennent le haut du pavé. Certains roboticiens
évoquent une « vallée de l’inquiétante étrangeté », parce que plus les robots
ressemblent à des hommes, plus les gens sont mal à l’aise 286, mais rien ne
nous oblige à traverser cette vallée. Elle n’existe que si les robots sont
construits à l’image des hommes, or la plupart des tâches se passent de cette
ressemblance obligée. Il y a aussi une leçon d’ordre plus général à tirer de
ces exemples. Les économistes ont tendance à classer les tâches suivant les
capacités spécifiques qu’elles exigent. Ils parlent, par exemple, de « tâches
manuelles », de « tâches cognitives » et de « tâches interpersonelles », plutôt
que de « tâches qui requièrent des compétences manuelles, cognitives ou
interpersonelles, quand elles sont accomplies par des êtres humains ». Cette
façon de penser risque de nous amener à sous-estimer le processus de
l’empiètement sur les tâches. Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises,
les machines parviennent à accomplir ces tâches de mieux en mieux, sans
imiter ni reproduire les capacités que nous exploitons. Classer et nommer les
tâches selon la façon dont les humains les accomplissent nous incite à penser
qu’elles ne peuvent les accomplir que de la même manière.
Un scepticisme sain

La liste proposée plus bas n’est pas exhaustive. Il y manque sûrement des
exemples impressionnants, alors qu’inversement, dans quelques années,
certains seront sans doute un peu obsolètes. Les affirmations des différentes
entreprises citées ne doivent pas non plus être considérées comme paroles
d’évangile. Il est souvent difficile de distinguer les ambitions et les
réalisations des entreprises des provocations des adeptes du marketing qui
forcent le trait parce que c’est leur travail. Comme le montre le graphique
5.2, à la mi-2018, l’« intelligence artificielle » et l’« apprentissage
automatique » étaient mentionnés environ quatorze fois plus souvent dans
les résultats trimestriels des entreprises publiques que trois ans auparavant.
Cette augmentation était sans doute en partie due à de vraies avancées
technologiques. Mais elle était sûrement liée au battage médiatique, puisque
les entreprises s’empressent de rebaptiser d’anciennes technologies en
nouvelles offres d’IA.
Graphique 5.2 : Références à l’« intelligence artificielle » ou au « machine learning » dans les appels
d’offres, de 2008 à 2017 287.

Il existe des entreprises qui vendent des « pseudo-IA », des chatbots et des
services de transcription vocale qui sont des personnes se faisant passer pour
des machines (un peu comme le Turc joueur d’échecs du XVIIIe siècle 288).
Moins spectaculaire, mais dans le même esprit, une étude de 2019 montre
que 40 % des jeunes pousses européennes de l’IA n’exploitent « aucun
programme d’IA dans leurs produits 289 ». On note aussi des cas notables de
dirigeants d’entreprise qui en font trop. En 2017, le PDG de Tesla, Elon
Musk, a dit qu’il voulait que la production de voitures soit tellement
automatisée que la « friction de l’air » à laquelle seraient confrontés les
robots serait un facteur limitant important 290. Quelques mois plus tard, sous
la pression de Tesla ne parvenant pas à atteindre ses objectifs de production,
il a tweeté un message penaud : « En effet, l’automatisation excessive de
Tesla était une erreur 291. »
Il n’empêche, s’attarder trop longtemps sur un oubli ou une exagération
particulière, c’est rater le tableau d’ensemble : les machines empiètent
progressivement sur un nombre croissant de tâches qui, jadis, nécessitaient
un large éventail de capacités humaines. Bien sûr, ce processus n’a jamais
été parfaitement régulier. L’empiètement sur les tâches a connu des périodes
de jachère à cause d’obstacles imprévus, et des fortes progressions quand les
limites de l’automatisation étaient dépassées. Ces flux et ces reflux se
reproduiront certainement. Peut-être que de nouveaux hivers de l’IA nous
attendent, puisque les élans actuels sont plus fébriles et se heurtent aux
limites des nouvelles technologies. Cela dit, comme avant, beaucoup de
limites disparaîtront à mesure que seront élaborées de nouvelles solutions et
des voies de contournement. Les économistes se gardent bien de qualifier
toute régularité empirique de « règle » ou de « loi », mais l’empiètement sur
les tâches se révèle aussi sûr que n’importe quel phénomène historique. À
moins d’une catastrophe – guerre nucléaire, peut-être, ou effondrement
écologique général –, il est certain qu’il se poursuivra.
« J’ai vu plus loin parce que je me suis juché sur les épaules des géants »,
écrivait Isaac Newton. Sa remarque vaut aussi pour la puissance des
machines. Les technologies actuelles s’appuient sur celles qui les ont
devancées et tirent leur force du savoir accumulé au fil des découvertes et
des percées précédentes. À moins que nous n’abandonnions notre goût pour
la création et notre désir d’innover, à moins que nous n’en arrivions à hurler
« C’est bon ! » et à tourner le dos à l’IA en tant que domaine, il ne fait pas
de doute que les machines que nous construirons seront bien plus
performantes qu’aujourd’hui.
J’espère que même les économistes conservateurs qui réfléchissent à
l’avenir seraient d’accord pour reconnaître la tendance générale : les
machines empiètent petit à petit sur un nombre croissant de tâches autrefois
accomplies par des hommes, et elles gagnent en puissance avec le temps.
Je pense à Robert Gordon, historien de l’économie et auteur d’un ouvrage
majeur, The Rise and Fall of American Growth (« L’Ascension et la chute de
la croissance américaine »), dans lequel il explique que le meilleur des
technologies est derrière nous. (Ou à Paul Krugman qui a déclaré : « Le futur
n’est plus ce qu’il était 292. ») Robert Gordon estime que les fruits de la
croissance économique qui nous étaient accessibles ont tous été récoltés,
mais il ne dit pas que l’arbre est nu. En 2017, il écrivait : « Pour l’instant,
l’IA est en train de remplacer les emplois humains suivant une évolution
lente et régulière, plutôt qu’en une brusque révolution 293. » Il n’est donc pas
d’accord avec nous, puisqu’il insiste sur la rapidité du mouvement, plus que
sur sa direction. Admettons qu’il ait raison et que le PIB par habitant aux
États-Unis n’augmente que de 0,8 % dans les décennies à venir (comparé à
un taux de 2,41 % entre 1920 et 1970), notre différend porte sur la question
de savoir si ce sont nos enfants ou nos petits-enfants qui seront deux fois
plus riches que nous, pas de savoir si les générations futures seront plus
pauvres 294.
Il n’empêche, le point de vue conservateur de Gordon loupe le coche. Et il
faut expliquer pourquoi, parce que c’est une façon d’envisager l’avenir qui
séduit beaucoup de gens. L’idée principale de Robert Gordon est la
suivante : la forte croissance américaine entre 1870 et 1970 « ne se
reproduira pas », sachant que « beaucoup des grandes inventions n’arrivent
qu’une fois 295 ». Il est évident que les progrès futurs ne seront pas liés à la
redécouverte de l’électricité ou des réseaux d’assainissement, ni à la moindre
« grande invention » du passé. On ne cueille jamais deux fois le même fruit.
Cela ne veut pas dire que de nouvelles inventions sont à exclure. L’arbre
aura forcément de nouveaux fruits. L’ouvrage de Gordon est à la fois
magistral et contradictoire. L’auteur est très rigoureux quand il explique que
la croissance n’était pas une « évolution régulière », mais il conclut plus ou
moins qu’une évolution régulière est justement ce qui nous attend – une
évolution régulière dans le sens du déclin, sans aucune innovation inattendue
ni percée technique comme celles que nous avons connues plus tôt, qui
faisaient avancer l’économie. En réalité, vu les investissements actuels dans
les nouvelles technologies – beaucoup de nos plus grands esprits travaillent
dans les institutions les plus prospères –, il est peu probable que nous
n’assistions à aucune grande découverte dans les années à venir.

Différents rythmes à différents endroits

Les machines ont beau gagner en puissance, cela ne veut pas dire qu’elles
seront adoptées au même rythme partout dans le monde, et ce pour trois
raisons principales.
Des tâches différentes
La première raison est la plus simple : les différentes économies sont
composées de types d’emplois très divers, dont certains impliquent des
tâches beaucoup plus difficiles à automatiser que d’autres. Il est donc
inévitable que quelques technologies soient bien plus utiles dans certains
endroits et pas dans d’autres. C’est ce qui sous-tend l’analyse du graphique
5.3 de l’OCDE.

Graphique 5.3 : Risque d’automatisation par rapport au PIB par habitant 296.

Ici, le « risque d’automatisation » est le pourcentage d’emplois d’une


économie qui, selon l’OCDE, ont plus de 70 % de probabilités d’être
automatisés. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, les déclarations
type « tel emploi a un risque d’automatisation de X % » sont souvent très
trompeuses. Notre analyse n’en reste pas moins utile, car elle montre à quel
point la composition des tâches varie d’un pays à l’autre. À en croire le
jugement de l’OCDE en ce qui concerne les capacités des machines, les
emplois de Slovaquie, par exemple, sont six fois plus exposés au risque
d’automatisation que ceux de Norvège. Pourquoi ? Parce que les emplois de
ces pays impliquent des tâches très différentes 297. Le graphique 5.3 montre
également que les pays les plus pauvres, dont le PIB par habitant est plus
faible, ont tendance à avoir un « risque d’automatisation » plus élevé. Les
tâches que l’OCDE juge les plus faciles à automatiser sont, de façon
disproportionnée, dans les pays les plus pauvres. D’autres recherches portant
explicitement sur les pays en développement en arrivent à la même
conclusion 298.
Ce phénomène n’est pas exclusivement international. À l’intérieur d’un
pays, il peut y avoir une énorme variation géographique du risque
d’automatisation. Au Canada, par exemple, l’OCDE ne constate qu’une
différence d’un point entre les régions les plus exposées et les moins
exposées mais, en Espagne, cet écart est de 12 points. La comparaison des
régions peut faire que les disparités internationales soient encore plus
énormes. En Slovaquie occidentale, par exemple, 39 % des emplois seraient
menacés par l’automatisation mais, dans la région d’Oslo et d’Akershus, en
Norvège, seuls 4 % le sont, soit une différence de près de dix fois 299.

Différents coûts
La deuxième raison justifiant que les machines soient adoptées à des
rythmes différents selon les lieux est le coût. Exemple : si vous vous
promeniez dans un souk marocain aujourd’hui, vous pourriez voir des
artisans assis par terre, taillant des morceaux de bois à l’aide d’un tour
coincé entre leurs pieds. Ce n’est pas seulement un spectacle. La main-
d’œuvre est tellement bon marché qu’il est économiquement logique de
continuer à pratiquer un artisanat traditionnel plutôt que de se tourner vers
des techniques de travail du bois plus modernes, logique d’utiliser ses orteils
plutôt que des engins automatisés 300. La leçon générale à en tirer est la
suivante : lorsqu’on se demande s’il est efficace ou non d’utiliser une
machine pour automatiser une tâche, ce qui compte, ce n’est pas seulement
la productivité de cette machine par rapport à l’alternative humaine, c’est
aussi son coût. Si la main-d’œuvre est très bon marché dans un endroit
particulier, il peut ne pas être économiquement rationnel d’utiliser une
machine coûteuse, même si cette machine s’avère être très productive.
C’est en vertu de ce type de raisonnement que certains pensent que les
emplois peu rémunérés comme le ménage, la coiffure et le service à table ont
un risque d’automatisation très faible. Non seulement ces jobs ont tendance à
impliquer des tâches « non routinières », mais ils sont généralement moins
bien rémunérés, si bien que l’incitation à construire des machines pour les
prendre en charge est bien moindre. C’est aussi ce qui explique que
l’Institute for Fiscal Studies, un groupe de réflexion britannique, s’inquiète
de voir que l’augmentation du salaire minimum pourrait accroître le risque
d’automatisation 301. Si les travailleurs faiblement rémunérés gagnaient plus,
une machine jugée inabordable pour les remplacer pourrait se justifier
financièrement. C’est d’autant plus vrai pour ceux d’entre eux qui exécutent
des tâches relativement « routinières », comme les caissiers et les
réceptionnistes.
Les coûts relatifs contribuent aussi à justifier des cas d’abandon
technologique qui paraissent étranges. Un exemple : le déclin des lave-autos
mécaniques au Royaume-Uni. De 2000 à 2015, le nombre de lave-autos des
garages routiers a diminué de plus de la moitié (de 9 000 à 4 200).
Aujourd’hui, la grande majorité des voitures du pays sont nettoyées à la
main. Pourquoi l’automatisation du nettoyage de voitures a-t‑elle suivi un
chemin inverse ? L’association des laveurs de voitures a mis en cause
l’immigration, entre autres facteurs. En 2004, dix pays d’Europe de l’Est ont
rejoint l’Union européenne ; les migrants originaires de ces pays et installés
au Royaume-Uni travaillaient pour des salaires tellement bas qu’ils ont cassé
les prix des lave-autos, plus productifs, certes, mais plus chers. Il s’agit d’un
exemple où les hommes supplantent les machines parce qu’ils sont moins
chers 302.
Les conséquences les plus remarquables de la question du coût se situent
sans doute à l’échelle mondiale. Les variations de coût entre pays expliquent
en partie pourquoi les nouvelles technologies ont été adoptées de façon aussi
inégale dans le monde. Une des grandes énigmes de l’histoire économique
est celle qui suit : pourquoi la Révolution industrielle a-t‑elle été britannique,
plutôt que, disons, française ou allemande ? Robert Allen, historien de
l’économie, pense que c’est à cause des coûts relatifs : à l’époque, les
salaires versés aux travailleurs britanniques étaient beaucoup plus élevés
qu’ailleurs, alors que les prix de l’énergie en Grande-Bretagne étaient très
faibles. L’installation de nouvelles machines permettant de réduire la main-
d’œuvre et d’utiliser une énergie bon marché facilement disponible avait du
sens économique en Grande-Bretagne, alors que ce n’était pas le cas
ailleurs 303.
Plus important encore, les coûts relatifs justifient aussi que les nouvelles
technologies soient adoptées inégalement à l’avenir. Prenez le Japon : ce
n’est pas par hasard que les progrès de la robotique infirmière ont été
particulièrement rapides dans ce pays. Le Japon a une des populations les
plus âgées du monde : plus de 25 % des habitants ont plus de 65 ans ; et le
nombre de personnes en âge de travailler diminue de 1 % par an. Le pays a
aussi une antipathie connue vis-à-vis des migrants étrangers qui travaillent
dans ses services publics. Il en résulte une pénurie d’infirmières et de
personnel soignant (un déficit qui devrait se chiffrer à 380 000 travailleurs
d’ici 2025), et une forte incitation à automatiser ces emplois 304. C’est la
raison pour laquelle des robots comme Paro, le phoque robotique
thérapeutique dont nous avons déjà parlé, et Robear, qui peut transporter des
patients immobiles de leur bain à leur lit, ou Palro, un humanoïde capable de
donner un cours de danse, existent au Japon, alors qu’ailleurs on les regarde
d’un œil perplexe, voire franchement désapprobateur 305. Le problème ne se
limite pas au Japon : les pays qui vieillissent plus vite ont tendance à investir
davantage dans l’automatisation. Une étude montre qu’une augmentation de
10 % du ratio entre travailleurs de plus de 56 ans et travailleurs de 26 à
55 ans implique 0,9 robot de plus pour 1 000 travailleurs. En 2014, il n’y
avait que 9,14 robots industriels pour 1 000 travailleurs dans l’industrie
manufacturière américaine, bien moins que, par exemple, en Allemagne, qui
comptait 16,95 robots pour 1 000 travailleurs – mais, si les États-Unis
avaient eu la même démographie que l’Allemagne, ajoute cette étude, la
différence aurait été de 25 % inférieure 306.
Pour autant, si les pays, les régions et les secteurs de l’économie varient
en termes de coûts relatifs, ils vont tous dans la même direction. Les
nouvelles technologies ne sont pas seulement plus ou moins performantes
suivant les contextes ; dans de nombreux cas, elles sont plus abordables.
Prenons le coût du calcul : comme le montre le graphique 5.4, il a chuté au
cours de la seconde moitié du XXe siècle, à l’image de l’explosion de la
puissance de calcul qui a eu lieu à cette époque. (Là encore, l’ordonnée a une
échelle logarithmique. Chaque degré inférieur représente une diminution du
coût par dix ; deux degrés représentent une diminution par cent, et ainsi de
suite).
Graphique 5.4 : Coût par million du calcul, 1850-2006 (2006, en dollars) 307.

Michael Spence, prix Nobel d’économie, estime que le coût de la


puissance de traitement a été divisé par 10 milliards de fois environ au cours
des cinquante dernières années du XXe siècle 308. Des tendances aussi
prononcées et persistantes finissent par se diffuser dans tous les secteurs et
toutes les niches de la vie économique, même si les coûts relatifs diffèrent.

Réglementations différentes, cultures contrastées


La dernière raison justifiant que les machines soient adoptées à des
rythmes différents selon les espaces n’a rien à voir avec l’économie. Elle
dépend des environnements réglementaires et culturels dans lesquels les
nouvelles technologies sont déployées. La réglementation est en constante
évolution : au cours des dernières années, par exemple, presque tous les pays
développés ont annoncé une « stratégie en matière d’IA » explicitant la façon
dont ils espèrent réguler ce domaine. La Chine a publié un projet visant à
devenir le « chef de file » de l’IA d’ici 2030, exigeant que la recherche ait
lieu « partout et à chaque instant ». Vladimir Poutine a déclaré que « le futur
leader dans ce domaine [l’IA] sera le maître du monde 309 ». Ces ambitions
montrent que les environnements réglementaires officiels dans lesquels ces
nouvelles technologies sont développées et exploitées attirent de plus en plus
l’attention.
Cependant, la façon dont les individus réagissent à ces nouvelles
technologies et la culture que ces réactions créent sont aussi importantes que
les ambitions affichées par les États. Une enquête de 2018 montre que la
majorité des Américains pensent qu’il est « intolérable » d’utiliser des
algorithmes pour décider de libérations conditionnelles, filtrer des demandes
d’emploi, analyser les vidéos d’entretiens d’embauche ou attribuer des
scores en ce qui concerne les finances des gens à partir de données sur les
consommateurs 310. Toujours en 2008, 4 000 employés de Google ont signé
une pétition pour s’opposer à des projets de leur entreprise, qui comptait
s’associer au Pentagone afin d’exploiter ses systèmes d’IA pour interpréter
des images vidéo pour les drones ; certains d’entre eux ont démissionné en
signe de protestation. Au Royaume-Uni, en 2016, la presse a révélé que
DeepMind avait conclu un accord avec trois hôpitaux pour accéder à
1,6 million de dossiers de patients : la découverte a suscité le malaise du
public et mené à une enquête officielle de l’Information Commissioner’s
Office 311. Chaque fois, la résistance est liée à des préoccupations
spécifiques, mais la conséquence est la même : l’adoption de nouvelles
technologies est ralentie. Les exemples américain et britannique que je viens
de donner ont beau être très sensibles, il est important de garder à l’esprit
que même les technologies les plus inoffensives peuvent provoquer une
forme de réticence regrettable. Il a fallu deux décennies pour que le
stéthoscope soit couramment utilisé par les médecins après son invention en
1816. Les médecins, dit‑on, ne voulaient pas qu’un instrument « s’interpose
entre leurs mains de soignants et le patient 312 ».

L’histoire de la Chine
S’il y a un pays où tous ces facteurs sont à l’œuvre, c’est la Chine. La
croissance remarquable des dernières décennies y a été, en grande partie,
alimentée par des travailleurs bon marché qui venaient de l’agriculture.
Beaucoup étant à la recherche d’un meilleur salaire, ils étaient attirés par les
lumières des usines des villes de plus en plus prospères. Pendant un certain
temps, il était économiquement logique d’employer ces travailleurs plutôt
que des machines, car ils étaient payés une misère. Aujourd’hui, les choses
changent. D’abord, l’économie chinoise est faite de tâches particulièrement
faciles à automatiser : les chercheurs affirment que 77 % des emplois sont
« à risque » dans ce pays 313. Deuxièmement, les coûts relatifs augmentent :
de 2005 à 2016, les salaires ont triplé 314. Ce qui signifie qu’il est désormais
plus rentable de remplacer les hommes par des machines. Troisièmement,
l’environnement réglementaire et culturel y est favorable. Dès 2014, Xi
Jinping a appelé à une « révolution robotique » ; or la résistance de la société
civile, quelle qu’elle soit, a peu de chances d’y être accueillie avec autant de
souplesse qu’en Occident 315.
La conjonction de ces éléments permet de comprendre pourquoi, en 2016,
la Chine a mis en place plus de robots que n’importe quel pays : près d’un
tiers des robots installés dans le monde, et plus de deux fois le nombre de
ceux installés en Corée du Sud, qui n’arrive qu’en deuxième position 316. La
Chine fait aussi d’immenses progrès dans la recherche en IA. À la réunion
inaugurale de l’Association for the Advancement of Artificial Intelligence en
1980, aucun article n’a été proposé par des chercheurs chinois, la plupart
ayant été rédigés par des Américains. En 1988, il n’y a eu qu’une seule
communication chinoise, les États-Unis ayant à nouveau dominé. Or en
2018, la Chine a soumis 25 % d’articles supplémentaires au colloque par
rapport aux États-Unis, mais trois seulement ont été acceptés 317.
Aujourd’hui, si nous examinons les 1 % de publications les plus citées en
mathématiques et en informatique, les deux universités qui en produisent le
plus sont toutes deux situées en Chine, devançant Stanford et le MIT 318.
Une fois de plus, cependant, les différences de rythme d’un pays à l’autre
comptent moins que la tendance générale. Partout ou presque, les machines
sont de plus en plus performantes et rognent de plus en plus sur des tâches
autrefois réservées aux humains. Pour reprendre un vieux dicton anglais :
rien n’est certain dans ce monde, à part la mort et les impôts – et cet
empiètement sur les tâches progressif.
Chapitre 6
Le chômage technologique frictionnel

Le jour où John Maynard Keynes popularisa l’expression « chômage


technologique » il y a quatre-vingt-dix ans, il ajouta qu’on « entendra[it]
beaucoup parler du phénomène dans les années à venir » 319. En dépit de sa
clarté quant à la menace et de sa prescience quant à l’anxiété qui irait avec, il
n’a jamais dit comment ce chômage technologique se produirait. Ce type de
chômage était « dû à la découverte de moyens d’économiser l’usage du
travail plus rapides que le rythme auquel nous pouvons trouver de nouveaux
usages du travail », affirmait‑il. C’est tout. Il évoquait simplement les
« changements techniques révolutionnaires » qui avaient lieu pour
convaincre ses lecteurs. Comme il écrivait dans les Années folles, une
période qui a vu des progrès technologiques remarquables, des avions aux
antibiotiques en passant par les films parlants, il n’était pas difficile de le
croire. Or la nature et l’ampleur des changements techniques de l’époque,
même s’ils devaient paraître remarquables sur le moment, n’étaient pas un
repère très fiable pour envisager l’avenir. Pas plus que la définition de
Keynes n’est révélatrice. Car elle laisse ouverte la question la plus
importante : pourquoi sera‑t‑il plus difficile de trouver de nouveaux usages
pour le travail humain ?
J’ai montré que l’avenir du travail dépend de deux forces, une force de
substitution néfaste et une force de complément utile. Souvent, dans les
contes, le bon et le méchant se battent pour dominer mais, dans notre
histoire, les technologies jouent les deux rôles en même temps : elles
supplantent les travailleurs tout en augmentant la demande d’effort de leur
part, dans un autre secteur économique. Nous avons vu que cette distinction
permettait de comprendre que les angoisses liées à l’automatisation
n’avaient pas lieu d’être. Nos ancêtres misaient sur le mauvais gagnant parce
qu’ils sous-estimaient la force de complément ou l’ignoraient. Nous avons
également vu que les économistes ont toujours négligé l’idée de chômage
technologique car il semblait y avoir des limites très sûres à cette force de
substitution : beaucoup de tâches ne pourraient pas être confiées à des
machines, et il y aurait une demande croissante de main-d’œuvre pour les
prendre en charge.
Désormais, les certitudes des économistes sont beaucoup moins évidentes
qu’autrefois. Les capacités des machines sont moins limitées que ce qu’on
pensait, ce qu’a montré la révolution pragmatiste. La force de substitution
gagne en puissance, et les nouvelles technologies ne se contentent pas de
suivre poliment les frontières établies par certains entre les tâches
remplaçables et les autres. Bien entendu, ce n’est pas forcément un
problème. L’histoire économique montre que les vents contraires de la force
de complément soufflent très fort, il y aura toujours de la demande de main-
d’œuvre dans d’autres secteurs. Nous vivons toujours à un Âge du travail,
comme c’est le cas depuis la Révolution industrielle.
Le défi, pour ceux qui sont d’accord avec Keynes, c’est donc d’expliquer
comment le chômage technologique peut être possible, sans négliger –
comme on l’a négligé plus tôt – la force complémentaire utile.

Le travail, hors de portée

La mythologie grecque met en scène un personnage nommé Tantale, qui


commet un crime ignoble, puisqu’il offre son fils aux dieux lors d’un
banquet – ce qui n’est pas très malin quand on sait que ses hôtes sont
omniscients. Les dieux le découvrent et le punissent en le condamnant à être
debout dans un fleuve, sous les branches d’un arbre couvert de fruits, qui
reculent chaque fois qu’il essaie d’en attraper. De même l’eau s’éloigne-
t‑elle de ses lèvres chaque fois qu’il se penche pour se désaltérer 320. C’est ce
que les Français appellent le supplice de Tantale : être attiré par un objet que
l’on n’atteint jamais. Le mythe résume également l’esprit du premier type de
chômage technologique, que j’appellerai « frictionnel ». C’est une situation
où il y a encore du travail pour les hommes : le problème, c’est que tous les
travailleurs ne sont pas en mesure de tendre la main et de s’y atteler 321.
Le chômage technologique frictionnel ne signifie pas nécessairement qu’il
y aura moins de travail pour les êtres humains. Il est probable que, pendant
un certain temps, dans de larges secteurs de nos économies, la force de
substitution qui déplace les travailleurs l’emportera sur la force
complémentaire qui augmente la demande de main-d’œuvre ailleurs. En
dépit des progrès techniques tels que nous les avons analysés, de vastes pans
de l’activité humaine ne peuvent être automatisés. Les limites à
l’empiètement sur les tâches sont bel et bien réelles. Le point de vue suivant
lequel il y aura toujours assez de travail a donc toutes les chances de durer.
Mais plus le temps passera, plus il ne sera vrai que pour un groupe de
personnes de plus en plus restreint. Oui, de nombreuses tâches resteront
inaccessibles aux machines ; et oui, les progrès techniques auront tendance à
augmenter la demande de main-d’œuvre pour les accomplir. Il n’empêche,
comme dans le supplice de Tantale, le travail qui est hors de portée des
machines a des chances d’être également hors de portée de beaucoup de
gens.
Les « frictions » du marché du travail empêchent les travailleurs de se
déplacer librement pour prendre les jobs disponibles. (Si on imagine
l’économie comme une grosse machine, c’est comme s’il y avait du sable ou
des gravillons dans ses rouages, ce qui en empêche le bon fonctionnement.)
Ce chômage technologique existe déjà dans certaines régions. Prenons les
hommes adultes en âge de travailler aux États-Unis, par exemple. Leur
présence sur le marché du travail a cruellement chuté depuis la Seconde
Guerre mondiale : près d’un sur six est aujourd’hui sans emploi, c’est-à‑dire
deux fois plus qu’en 1940 322. Que leur est‑il arrivé ? La cause principale de
cette chute est le chômage technologique. Plus tôt, ces hommes auraient
évidemment trouvé un emploi bien rémunéré dans le secteur manufacturier.
Sauf que les progrès technologiques ont signé le déclin de ce secteur, qui ne
fournit plus assez de travail. En 1950, le secteur manufacturier employait
environ un adulte sur quatre, là où aujourd’hui il en emploie moins d’un sur
dix 323. L’économie américaine a évolué et gagné en croissance, puisqu’elle a
été multipliée par quatre et a créé des emplois ailleurs, mais ces hommes
n’ont pas pu s’adapter. Pour de multiples raisons, ces emplois sont restés
hors de leur portée 324.
Le phénomène va sûrement s’étendre à d’autres secteurs au cours des
prochaines décennies. À l’instar des travailleurs de l’industrie
manufacturière déplacés, eux aussi se retrouveront coincés dans des recoins
du marché du travail, incapables d’accepter un job disponible ailleurs. Trois
raisons distinctes l’expliquent, trois types de friction différents : une
disparité des savoir-faire, une disparité des identités et une disparité des
lieux.

La « disparité des savoir-faire »

Comme nous l’avons vu, dans de nombreuses économies de pays


développés, l’Âge du travail s’est transformé en marché du travail à deux
vitesses. Un marché situé au sommet de l’échelle, où le travail est bien
rémunéré et hautement qualifié. Un marché situé en bas, où le travail est mal
payé et peu qualifié. Entre ces deux extrémités survit un ventre mou qui
autrefois comprenait une population importante, bénéficiant d’un emploi
correctement payé, mais qui ne cesse de diminuer 325. Cette polarisation du
marché du travail permet de comprendre pourquoi il faut s’attendre à voir
émerger un chômage technologique frictionnel. Les travailleurs ont de plus
en plus de mal à progresser vers le sommet.
Pendant longtemps, on pouvait retrouver un emploi en surfant sur les
vagues du progrès technique. Au XIXe siècle, quand les machines ont obligé
les hommes à quitter les champs, la transition vers l’industrie manufacturière
a été relativement facile. Passer de la terre à la fabrique signifiait changer de
travail, mais les compétences requises étaient à la portée des nouveaux
venus. Il s’agissait toujours d’un travail manuel. En revanche, plus la
Révolution industrielle a pris de l’ampleur, plus les machines ont gagné en
complexité, plus les méthodes de production sont devenues élaborées et les
industries volumineuses. La demande de cols bleus plus qualifiés –
ingénieurs, machinistes, électriciens et autres – a augmenté, ainsi que la
demande de cols blancs pour diriger les opérations et fournir les services
indispensables. Passer du travail manuel au travail cognitif était plus difficile
pour les travailleurs qui voulaient progresser vers le haut. Comme le rappelle
Ryan Avent, journaliste de The Economist, peu de gens y étaient préparés,
car la majorité ne savait « ni lire ni compter 326 ». Cela dit, il était encore
possible d’acquérir de nouvelles compétences, et la fin du XIXe et le début du
XXe siècle sont marqués par un remarquable élan en faveur de l’éducation
des masses, qui a contribué à soutenir une grande partie de la population. Le
XXe siècle a vu le niveau des compétences augmenter partout dans le monde,
tandis que les gens luttaient pour obtenir un emploi mieux rémunéré. Les
économistes parlent d’une « course » entre l’homme et la machine qui
obligeait à accumuler de plus en plus de savoir-faire pour ne pas perdre le
rythme 327. Aujourd’hui, pour deux raisons, cette course est de plus en plus
rude pour ceux qui y participent.
Première raison : beaucoup de coureurs ont atteint leur vitesse maximale.
Le nombre de personnes bénéficiant d’une éducation solide a cessé
d’augmenter dans le monde. Comme le note Ryan Avent, il est extrêmement
difficile d’avoir plus de 90 % de gens finissant leur cycle secondaire et plus
de 50 % obtenant un diplôme universitaire 328. Ce que confirment les études
de l’Organisation de coopération et de développement économique, connue
pour sa modération :
« Même si la plupart des pays du monde ont une politique qui vise à augmenter le niveau
d’éducation et de compétences de leur population […], les données que nous avons sur les pays de
l’OCDE depuis deux décennies ne révèlent aucune augmentation du nombre de travailleurs ayant
un niveau de connaissances plus élevé, qui serait directement lié à une politique d’éducation 329. »

Seconde raison : le rythme de cette course ne cesse de s’accélérer. Savoir


lire et compter ne sert plus à rien quand il s’agit de suivre ce rythme,
contrairement à ce qu’il s’est passé quand les travailleurs ont dû transiter de
l’usine au bureau au début du XXe siècle. Des qualifications toujours plus
élevées sont requises. Si les travailleurs titulaires d’un diplôme de deuxième
cycle ont de meilleurs résultats que ceux qui n’ont fait que des études
secondaires, ceux qui ont des diplômes de troisième cycle voient leurs
salaires grimper beaucoup plus haut, comme le montre le graphique 2.3
(p. 61) 330.
Le rythme plus effréné de cette course permet de comprendre la réaction
virulente de la Silicon Valley face à la politique migratoire sans pitié de
Donald Trump. Fidèle à sa devise « America First », le président américain
avait promis de diminuer le nombre de visas dits H1B, qui autorisaient
environ 85 000 étrangers à entrer aux États-Unis chaque année, souvent pour
travailler dans les entreprises high-tech. La Silicon Valley étant
particulièrement avide de travailleurs qualifiés, elle compte sur ces visas
pour attirer les travailleurs étrangers et alimenter son besoin de main-
d’œuvre. L’idée est que les Américains ne sont pas toujours à la hauteur de
la tâche : les entreprises ne demandent des visas, disent‑ils, que lorsqu’elles
ne trouvent pas de personnes qualifiées dans leur pays 331. Il faut pourtant se
méfier de cette affirmation. Car les critiques expliquent que les entreprises
utilisent en fait ces visas pour employer des travailleurs étrangers qu’ils
rémunèrent moins 332. Pourtant, on estime qu’il n’y a dans le monde que
22 000 chercheurs titulaires d’un doctorat capables de travailler à la pointe
de l’IA, et que la moitié à peine est basée aux États-Unis – une proportion
importante, mais un nombre relativement faible de travailleurs potentiels
compte tenu de l’importance du secteur dans le pays 333.

La « disparité des identités »

Les travailleurs qui n’ont pas les moyens d’accéder aux emplois bien
payés du haut du panier n’ont qu’une alternative : se replier sur les emplois
moins qualifiés et moins bien rémunérés du bas de l’échelle. En tout cas,
c’est le sort qui semble avoir été celui des travailleurs moins diplômés aux
États-Unis : ils sont allés, selon les termes de David Autor, « de moins en
moins vers le haut » sur le marché du travail 334.
Il est pourtant frappant de voir que, ces quinze dernières années, nombre
de personnes bien formées qui visaient le haut du marché du travail ont aussi
raté le coche et ont été contraintes d’accepter des jobs pour lesquels elles
étaient surqualifiées. Dans les années 1950 et 1960, les jobs de restauration
rapide, par exemple, étaient jugés destinés aux « adolescents en été ».
Aujourd’hui, aux États-Unis, seul un tiers des travailleurs de la restauration
rapide sont des adolescents : 40 % ont plus de vingt-cinq ans, et près d’un
tiers a fait des études supérieures 335. Plus généralement, un tiers des
Américains diplômés de STEM (sciences, technologie, ingénierie et
mathématiques) occupent aujourd’hui des postes qui ne nécessitent pas cette
formation 336. Enfin, une fois que les économistes analysent tous les emplois
occupés par des diplômés de l’enseignement supérieur américain et toutes
les tâches qui les composent, ils concluent à un effondrement de l’« intensité
des tâches cognitives » de ces postes à partir de 2000 – un « grand
renversement de la demande de savoir-faire 337 ». Comme le montre le
graphique 6.1, les diplômés se retrouvent de plus en plus à des postes moins
exigeants du point de vue cognitif et du point de vue savoir-faire.
Tout le monde ne fait pas le même choix. Nombreux sont ceux qui
refusent des postes moins rémunérés ou moins qualifiés et préfèrent le
chômage. C’est la deuxième raison pour laquelle il faut s’attendre à un
chômage technologique frictionnel. Les gens pourraient non seulement ne
pas avoir les compétences nécessaires pour accomplir de plus en plus de
travail disponible, ils pourraient aussi ne pas vouloir accomplir le travail
moins qualifié qui leur est offert.

Graphique 6.1 : Intensité des tâches cognitives des emplois des diplômés de l’université.

En Corée du Sud, par exemple, la tendance est déjà à l’œuvre. Le pays est
réputé pour son niveau d’éducation exceptionnel, puisque 70 % de la
jeunesse est diplômée de l’enseignement supérieur ; hélas, la moitié des
personnes sans emploi sont aussi diplômées de l’enseignement supérieur 338.
Le phénomène vient en partie du fait que celles-ci répugnent à accepter les
jobs qu’on leur offre : mal payés, peu sûrs et peu cotés, tout ce que ces
Coréens voulaient éviter en s’engageant dans de longues études 339.
Le fait que les travailleurs soient prêts à refuser ces propositions est très
significatif, car il n’y a aucune raison de penser que le progrès technologique
créera des emplois plus attrayants. Il existe un cliché qui dit que le progrès
technologique rend le travail plus intéressant – les machines se chargent des
tâches ingrates, ennuyeuses et fastidieuses, et ne nous laissent que ce qu’il y
a de plus gratifiant. Elles nous libèrent, dit‑on, et nous permettent de « nous
concentrer sur ce qui fait nous de vrais hommes ». (L’idée s’est même
fossilisée dans le vocabulaire que nous utilisons pour parler
d’automatisation : le mot robot vient du tchèque robota, qui signifie corvée
ou labeur.) Sauf que c’est une idée fausse. Une grande partie des tâches que
le progrès technologique offre à la charge des êtres humains sont les tâches
« non routinières », synonymes d’emplois mal rémunérés, situés au bas de
l’échelle du marché du travail, loin des activités épanouissantes dont
beaucoup imaginaient être libérés grâce à l’automatisation. Rien ne nous
autorise à penser que l’avenir sera différent.

Graphique 6.2 : Emplois les plus récents, États-Unis, 2014‑2024 340.

Aux États-Unis, la tendance est la même chez les hommes adultes :


beaucoup quittent apparemment le marché du travail de leur propre chef,
plus que contraints et forcés. Évincés d’emplois manufacturiers à cause des
progrès technologiques, ils préfèrent ne pas travailler plutôt que d’accepter
des jobs de « cols roses », un terme malheureux qui désigne les métiers peu
qualifiés et peu rémunérés, aujourd’hui inaccessibles aux machines, assurés
en très grande majorité par des femmes : l’enseignement (97,7 % des
enseignants des écoles maternelles et des jardins d’enfants sont des femmes),
les soins infirmiers (92,2 %), la coiffure (92,6 %), l’entretien ménager
(88 %), le travail social (82,5 %) et les services de table (69,9 %) 341. Alors
que les postes à prédominance masculine dans la production sont en déclin,
les postes à prédominance féminine augmentent et devraient créer plus
d’emplois dans les années à venir, ce que montrent les projections du Bureau
américain du travail dans le graphique 6.2 342.
Pourquoi les gens refusent‑ils un travail dont ils sont capables ? Le fait
que la rémunération de la plupart des emplois de cols roses soit nettement
inférieure à la moyenne nationale n’aide pas 343. Mais il y a plus : de
nombreux travailleurs sont attachés à leur identité, qu’ils relient à certains
éléments – statut social, nature du travail, profils qui tendent à l’exercer – et
sont prêts à être au chômage pour préserver cette identité 344.

La « disparité des lieux »

La troisième cause de chômage technologique est géographique : les


emplois existants sont situés trop loin. Les personnes ont les compétences et
la volonté pour y accéder, mais elles n’ont pas les moyens de bouger.
Plusieurs raisons justifient cette réticence. Certaines sont d’ordre
économique : déménager et emménager revient cher. D’autres sont d’un
autre ordre : quitter une communauté ou une région à laquelle on est attaché
est coûteux du point de vue psychologique. Peu importe, le résultat est le
même. Les changements technologiques provoquent une nouvelle demande
de main-d’œuvre, mais rarement là où la main-d’œuvre disponible vit.
Au début de la bulle Internet, il y a eu un moment où l’on a cru que les
questions de lieu étaient dépassées. N’importe qui pouvait travailler
n’importe où, du moment où il ou elle était connecté.e. L’« autoroute de
l’information » était ouverte à tout le monde, elle était bon marché et
présentait peu d’inconvénients par rapport au confort de chez soi. C’est faux.
Comme l’a montré Enrico Moretti, sans doute le meilleur chercheur étudiant
ce phénomène, quelles que soient « les rumeurs à la mode sur “l’abolition
des distances” et “le monde plat”, jamais le lieu où vous vivez n’a été aussi
important 345 ».
À première vue, c’est une évidence. Les histoires de progrès technique
vont souvent de pair avec le déclin et le développement de telle ou telle
région. Aux États-Unis, par exemple, les nouvelles technologies ont créé et
détruit des emplois un peu partout sur le territoire américain. De 2000 à
2010, les villes qui ont connu l’exode le plus important (si l’on met de côté
La Nouvelle-Orléans, ravagée par l’ouragan Katrina) sont Detroit,
Cleveland, Cincinnati, Pittsburgh, Toledo et Saint-Louis. Ces villes, qui
dépendaient de l’industrie manufacturière et forment ce qu’on appelle la
Rust Belt (la ceinture de la Rouille), ont perdu environ 25 % de leur
population à cause du déclin de ce secteur 346. Inversement, le changement
technologique a provoqué un essor sans précédent de la Silicon Valley,
désormais la capitale mondiale de l’innovation. Elle produit plus de brevets,
crée plus de jobs high-tech et attire plus de fonds de capital-risque que toute
autre zone du territoire américain (de loin 347).
On pourrait en conclure que c’est bien beau, mais la Silicon Valley et
autres ne créent que des emplois ultra-qualifiés qui dépendent des entreprises
high-tech ; la faible mobilité des travailleurs n’est donc pas le problème. Le
vrai problème, c’est que, si les gens se déplaçaient, ils n’auraient pas les
compétences requises, quoi qu’il arrive. En pratique, le raisonnement ne
tient pas. Certes, si vous êtes ingénieur informaticien, vous trouverez un
emploi parmi les mieux payés de la Silicon Valley (alors qu’à Boston, New
York ou Washington, vous risquez d’être payé 40 % en moins). Cela dit,
même si vous n’êtes pas ingénieur informaticien, vivre dans une zone aussi
porteuse est un avantage. À San Francisco et San José, par exemple, les
coiffeurs et les serveurs sont parmi les mieux payés des États-Unis, et ils ne
sont pas les seuls 348. Les zones urbaines denses, quelles qu’elles soient, ont
toujours été synonymes de salaires plus élevés pour ceux qui y vivent, qu’ils
soient qualifiés ou non. (Il n’est pas certain que cela dure : des données
récentes montrent que c’est toujours le cas pour les travailleurs qui ont fait
des études ; pour les autres, les avantages de la grande ville ont
« pratiquement disparu 349 ».)
On peut aussi se dire que, s’il n’y a pas de création d’emplois là où vivent
les gens au chômage, ils pourraient bouger. Regardez les États-Unis, dont le
cas est encourageant. Les Américains sont d’une mobilité exceptionnelle :
près de la moitié des foyers changent d’adresse tous les cinq ans en moyenne
et, aujourd’hui, un tiers des citoyens vivent dans un État qui n’est pas celui
où ils sont nés 350. Hélas, les États-Unis sont plutôt une exception, et les
Européens, notamment, sont beaucoup plus sédentaires : 82 % des hommes
italiens âgés de 18 à 30 ans vivent chez eux 351. Même aux États-Unis, les
personnes qui bougent sont souvent les plus diplômées ; la moitié des
étudiants diplômés du premier cycle quittent leur État natal avant l’âge de
30 ans, ce qui n’est vrai que pour 17 % des jeunes Américains ayant
abandonné le lycée 352. Certes, on constate un exode impressionnant hors de
villes comme Detroit, mais, rappelle Enrico Moretti, ce flot de personnes
sans diplômes est un « maigre goutte à goutte ». À toutes les inégalités
économiques s’ajoute une large « inégalité de la mobilité ».

Pas seulement le chômage technologique

L’expression « chômage technologique » a un défaut : elle sous-entend


l’idée que les technologies n’affecteront le travail qu’en changeant le taux de
chômage – le pourcentage de travailleurs qui cherchent un job et n’en
trouvent pas. C’est une interprétation qui se limite à la partie visible de
l’iceberg. D’abord, certains, confrontés à l’inadéquation entre savoir-faire,
identité et lieu, pourraient abandonner la recherche d’un emploi et se retirer
du marché du travail. Si cela devait se produire, le taux de chômage officiel
diminuerait de fait. Ces personnes ne cherchant plus de travail, elles ne
seraient pas considérées comme des chômeurs aux yeux des statistiques.
Il est donc important de prêter attention à ce qu’on appelle le « taux
d’activité », c’est-à‑dire le pourcentage de personnes employées dans
l’ensemble de la population en âge de travailler (pas seulement celles qui
sont actives sur le marché du travail). Aux États-Unis, par exemple, le taux
de chômage est de 3,7 %, un chiffre impressionnant. En même temps, le taux
de participation s’est effondré, atteignant son plus bas niveau depuis 1977.
Apparemment, de plus en plus d’Américains en âge de travailler
abandonnent totalement le monde du travail – ce qui devrait nous
inquiéter 353. Il faut donc éviter de se concentrer exclusivement sur le taux de
chômage et garder à l’œil le taux de participation.
Le problème fondamental du taux de chômage, cependant, c’est qu’il se
concentre exclusivement sur le nombre d’emplois disponibles, pas sur leur
nature. Or l’histoire économique montre clairement que les nouvelles
technologies réduisent non seulement la quantité de travail à accomplir, mais
l’attrait de ce travail. La Révolution industrielle nous en a donné un aperçu :
elle n’a pas créé d’immenses bassins de personnes déplacées, mais une
grande partie du travail qui a émergé n’était pas particulièrement agréable.
Ce sera également le cas à l’avenir.
Faut‑il s’en étonner ? Certains travailleurs, plutôt que d’abandonner un
job parce qu’ils n’ont plus les compétences pour, qu’ils ne l’aiment plus ou
ne vivent plus là où il faut, préfèrent se précipiter en masse sur le moindre
emploi disponible. Dans ce cas de figure – les travailleurs sont coincés dans
une niche spécifique du marché du travail, mais désireux de travailler –, le
résultat n’est pas le chômage technologique, synonyme d’absence de travail,
mais le surpeuplement technologique : les gens s’agglutinent dans un bassin
d’emplois, quels qu’ils soient, du moment qu’ils sont à leur portée.
Plutôt que de provoquer une augmentation du chômage, cette tendance a
trois conséquences. D’abord, plus les gens s’amassent, plus les salaires
diminuent. Mais, là où le chômage technologique est une notion
controversée en économie, ce phénomène – un travail mal payé vaut mieux
que pas de travail du tout – ne l’est pas. Il fait même partie de la zone de
confort conceptuel de la majorité des économistes 354. Je suis souvent étonné
de voir que les économistes s’ingénient à distinguer absence d’emplois et
emplois sous-payés. Ils examinent ces deux questions comme si c’étaient
deux phénomènes distincts, le premier étant considéré comme impossible, et
le second comme parfaitement plausible. En pratique, les deux phénomènes
sont loin d’être aussi indépendants. Il est raisonnable de penser que, si
davantage de personnes se bousculent pour le travail qui reste à faire, les
salaires baisseront. Il est même raisonnable de penser que ces salaires
pourraient tomber si bas, quelle que soit la niche du marché où le travailleur
sera confiné, qu’il ne vaudra plus la peine de faire ce travail. Si cela arrive,
les deux phénomènes ne feront plus qu’un. Ce qui n’est pas improbable : en
2016, 7,6 millions d’Américains – soit 5 % de la main-d’œuvre américaine –
qui ont fait partie de la population active au moins vingt-sept semaines de
l’année – n’ont pas dépassé le seuil de pauvreté 355. Le phénomène pourrait
se produire dans d’autres économies.
La deuxième conséquence de ce phénomène de précipitation sur une niche
est la suivante : la qualité du travail s’en ressentira. Plus les travailleurs
convoiteront ces jobs, moins il sera nécessaire de les attirer par de bons
salaires – ou des emplois de meilleure qualité. Dans la Rome antique, il
existait une classe de citoyens tellement pauvres que leur seul intérêt pour
l’État était leur progéniture, dite proles, d’où le substantif proletarii,
« prolétaires ». Le terme a été repris des siècles plus tard par Karl Marx pour
désigner la classe ouvrière du XIXe siècle, soit les citoyens que le philosophe
jugeait privés de leurs droits, comme les proletarii romains. Aujourd’hui, le
terme employé est plutôt celui de « précariat », qui fait référence aux
emplois non seulement mal payés, mais fragiles et peu intéressants 356. Pour
ne pas désespérer les foules, il est convenu de dire que les nouvelles
technologies permettent de travailler avec plus de flexibilité, de créer des
start-up, des auto-entreprises, et d’avoir une carrière professionnelle plus
variée que celle de nos parents et de nos grands-parents. Sans doute.
Malheureusement, pour beaucoup de gens, flexibilité est synonyme
d’instabilité. Aux États-Unis, par exemple, un tiers des personnes ayant un
contrat à durée déterminée préféreraient avoir un contrat à durée
indéterminée, et presque la moitié des personnes ayant un contrat « zéro
heure » souhaitent avoir un travail plus régulier et une plus grande sécurité
de l’emploi 357.
La troisième conséquence de cette précipitation sur des niches touche le
statut social des personnes. James Meade, prix Nobel d’économie, a anticipé
le phénomène dès 1964, quand il réfléchissait à l’avenir du travail. Il pensait
que non seulement les futurs emplois seraient plutôt mal payés et de faible
qualité, mais que, d’une façon ou d’une autre, ils seraient dépendants des
plus riches. L’avenir, écrivait‑il, sera composé d’un « prolétariat paupérisé,
de majordomes, de valets, de bonnes et autres larbins ». Il n’avait pas
complètement tort 358. Des pans entiers de la vie économique donnent déjà
l’impression d’être à deux vitesses. Des villes aussi prospères que Londres
ou New York abritent des éco-systèmes inattendus, tributaires des
rémunérations croissantes des cadres les mieux payés : fabricants de
cuillères sur mesure, consultants pour organisation de jeux d’enfants, sans
compter les armées de coaches et de professeurs de yoga personnels ou les
nouveaux artisans chocolatiers et fromagers. Ce genre de métiers ne
survivrait pas s’ils n’étaient patronnés par les plus riches. Tyler Cowen,
économiste américain, l’a parfaitement résumé en écrivant : « Contribuer au
bien-être des plus aisés dans tous les secteurs de leur vie sera une source de
revenu essentielle 359. » On voit émerger davantage qu’une fracture
économique, où certains gagnent plus que d’autres : une scission sociale, qui
touche le statut, entre les personnes aisées et celles qui les servent.
Pour comprendre comment le chômage technologique frictionnel pourrait
jouer, il suffit de penser aux millions de personnes qui gagnent leur vie en
étant chauffeurs aux États-Unis. Dans un monde de véhicules sans chauffeur,
nombre de ces emplois – entre 2,2 et 3,1 millions d’entre eux, si l’on en croit
la Maison Blanche du président Obama – seraient supprimés 360. En même
temps, de nouveaux emplois pourraient apparaître ailleurs. Peut-être y
aura‑t‑il une forte demande d’informaticiens, capables de concevoir, de
calibrer et d’entretenir des flottes de véhicules sans chauffeur. Ou peut-être
qu’une économie plus prospère entraînera-t-elle une plus forte demande de
services différents et peu qualifiés : ménage, coiffure ou jardinage. Les
chauffeurs au chômage ne sont peut-être pas les mieux placés pour en
profiter. Un camionneur ne se transforme pas en programmateur sur un
claquement de doigts. Et même s’il est prêt à essayer, il ne vit peut-être pas
au bon endroit. Les disparités de compétences, d’identités et de lieux
peuvent donc affecter les travailleurs déplacés en même temps.
Le concept de chômage technologique frictionnel ne correspond pas aux
clichés spectaculaires associés à l’avenir du travail. On pourrait même se
demander s’il s’agit de chômage technologique : il suffirait que les gens
acquièrent les bons savoir-faire, changent le regard qu’ils ont sur eux-mêmes
ou se déplacent pour que cette « friction » disparaisse. Ce serait pourtant une
erreur de négliger ou de sous-évaluer les conséquences de ce chômage
frictionnel. Certes, en théorie, c’est un problème temporaire ; mais, en
pratique, pour ceux qui perdent leur job, c’est un problème grave. Du point
de vue des travailleurs, distinguer travail hors de portée et absence de travail
n’a aucun sens. Pour eux, les îlots de travail situés dans d’autres secteurs et
eldorados d’emplois bien rémunérés sont des contes de fées.
Chapitre 7
Le chômage technologique structurel

Il y a quelques années, Chris Hughes, un des fondateurs de Facebook,


dînait avec une foule d’éminents économistes et de responsables politiques.
Ce soir-là, Jason Furman, qui présidait le Council of Economic Advisers du
président Obama, fut invité à parler de la « compétitivité numérique » devant
les invités. Chris Hughes, qui réfléchissait à l’avenir du travail, l’interrompit
à mi-parcours et lui demanda : « Qu’est-ce que vous préconisez pour faire
face à un futur où l’intelligence artificielle sera encore plus présente et où il
y aura sans doute moins d’emplois ? » « Dissimulant difficilement son
agacement », selon Hughes, Jason Furman affirma que « trois cents ans
d’histoire sont là pour montrer que ça ne peut pas être vrai 361 ».
Les économistes sont relativement à l’aise avec l’idée de chômage
technologique frictionnel, ce que nous avons vu dans le chapitre précédent.
Ils imaginent sans problème un avenir avec beaucoup de travail et un certain
nombre de gens ne pouvant l’accomplir. En réalité, la question de Chris
Hughes soulevait un problème différent. Il sous-entendait un futur où il n’y
aurait pas assez de travail pour les êtres humains – point barre. Il s’agit d’un
scénario où il y a trop peu d’emplois pour tous, ce qu’on appelle un chômage
technologique « structurel ». À l’instar de Jason Furman, la plupart des
économistes sont très réticents à admettre cette possibilité 362.
Faut‑il leur donner raison ? Le fait que trois siècles de bouleversements
technologiques aient accouché d’un monde où il y a suffisamment de travail
pour tous prouve-t‑il qu’il y aura toujours une demande suffisante de travail
humain ? Je ne pense pas. Peu importe que l’histoire montre que la demande
a été suffisante pour que tout le monde ou presque ait un job. Rien ne
garantit que cela se reproduira dans les décennies qui nous attendent.
Jusqu’ici, la force de substitution qui déplaçait les travailleurs était plus
faible que la force de complémentarité qui augmente la demande de leur
travail ailleurs. Mais il y a de fortes probabilités que cet équilibre bascule en
sens inverse – et sans retour possible.

Une force de complémentarité de plus en plus faible

Tout porte à croire que plus l’empiètement sur les tâches se poursuivra, les
machines assumant davantage de tâches, plus la force de substitution
nuisible se renforcera. Les gens seront de plus en plus souvent déplacés dans
de plus en plus d’activités. Mais pourquoi ne pas compter sur la force de
complémentarité pour compenser cet effet, ce qui s’est toujours produit ?
Pourquoi ne serait‑elle plus un rempart contre la force de substitution ? La
réponse est la suivante : l’empiètement sur les tâches a un deuxième effet
pernicieux. Avec le temps, il est susceptible non seulement de consolider la
force de substitution, mais d’user la force de complémentarité.
Autrefois, comme nous l’avons vu, la force de complémentarité
augmentait la demande de travailleurs déplacés de trois façons : grâce à
l’effet productivité, à l’effet du « plus gros gâteau » et à l’effet du
« changement de gâteau ». Ses trois effets se conjuguaient pour faire en sorte
qu’il y ait toujours assez de travail. Désormais, à mesure que les machines
continueront à progresser, chacun de ces effets se verra sans doute vidé de
son élan.

L’effet productivité
Jusqu’ici, la première manifestation de la force de complémentarité était
ce que j’appelle l’« effet productivité ». Les machines ont évincé des gens de
certaines tâches, mais elles ont augmenté la productivité des travailleurs
dans d’autres secteurs, ceux qui n’étaient pas automatisés. Là où cette
meilleure productivité se répercutait sur les consommateurs (baisse des prix
ou offres de meilleure qualité), cela contribuait à augmenter la demande de
main-d’œuvre.
Il est vrai que les progrès technologiques contribuent à rendre certaines
personnes plus efficaces, mais seulement si elles sont mieux placées qu’une
machine pour accomplir le travail. Si ce n’est plus le cas, l’habileté ou les
compétences de la personne ne comptent plus. La machine prend tout
simplement sa place 363. Prenez le cas d’un métier artisanal comme la
fabrication de bougies ou le filage du coton. Autrefois, les êtres humains
étaient mieux placés pour assurer ces tâches ; désormais, les machines sont
évidemment plus performantes. Il y aura toujours des amateurs pour
chercher à savoir combien de bougies un fournisseur de suif fabriquerait
aujourd’hui, ou combien de mètres de fil de coton un tisserand produirait.
Mais, d’un point de vue économique, ces capacités n’ont plus aucun intérêt.
Revenons au cas des GPS qui facilitent la vie des chauffeurs de taxi.
Aujourd’hui, ces systèmes de navigation complètent les êtres humains en
améliorant leur sens de l’orientation (du moins celui de certains – vous aurez
toujours des cas désespérés, nuls au volant). Mais ce n’est vrai que si les
êtres humains sont mieux placés que les alternatives mécaniques permettant
de conduire un véhicule d’un point A à un point B. Or il y a fort à parier que
le basculement aura lieu bientôt : les logiciels seront sûrement meilleurs
conducteurs, car non seulement ils seront plus efficaces, mais plus sûrs. On
se fichera de savoir si les gens conduisent plus ou moins bien. Ce sera
considéré comme un léger plus, aussi suranné que le talent d’un fabricant de
bougies ou d’un tisserand de coton 364.
Je vous propose un dernier exemple qui montre que l’effet productivité
risque de diminuer. Fut une époque où Garry Kasparov chantait les louanges
d’un dispositif qu’il avait baptisé le « centaure des échecs ». Le nom venait
de la créature mythique grecque mi-homme mi-cheval et sous-entendait
l’idée qu’un partenariat être humain-machine pouvait battre n’importe quelle
machine jouant seule 365. L’argument de Kasparov avait tout de celui que
nous avons refusé plus haut : soi-disant les nouvelles technologies
améliorent l’efficacité des hommes (en les rendant plus productifs) ; en
outre, s’agissant des échecs, c’est à tel point que l’association de l’homme et
de la machine est imbattable face à une machine seule. Malheureusement, le
centaure de Kasparov a été décapité. Google a repris son programme intitulé
AlphaGo en y intégrant les règles des échecs avant de le baptiser AlphaGo
Zero. Mais, plutôt que de tirer profit des parties jouées par des hommes, les
développeurs ont préféré n’incorporer aucune donnée humaine. Or, en vingt-
quatre heures, la machine a obtenu des performances surhumaines et battu le
programme d’échecs le plus sophistiqué au cours d’un match comprenant
100 parties (et zéro perte) 366. Difficile, après un tel triomphe, de savoir quel
rôle un joueur humain pourrait jouer à côté d’une machine aussi puissante.
« Désormais, l’homme n’apporte plus rien aux équipes d’échecs homme-
machine 367 », a résumé Tyler Cowen.
J’irai encore plus loin. L’expérience de Kasparov l’a amené à conclure
que l’association « homme + machine » est la formule gagnante, non
seulement des échecs, mais de tous les secteurs économiques 368. Son point
de vue a beau être partagé par beaucoup, j’en doute. Comment expliquer le
succès d’AlphaGo Zero ? L’association de l’homme et de la machine n’est
gagnante que si celle-ci ne remplace pas la valeur ajoutée humaine. Mais,
comme les machines accaparent de plus en plus de tâches, cette valeur
ajoutée diminue proportionnellement, jusqu’au moment où cette association
mourra de sa belle mort. L’élément « homme » de la formule « homme
+ machine » est en passe de devenir redondant.

L’effet du gâteau plus grand


L’effet du gâteau plus grand est la deuxième manifestation de la force de
complémentarité. Si nous imaginons que l’économie est un gâteau, le
progrès technologique contribue à agrandir ce gâteau. Ce qui signifie que les
travailleurs évincés de certaines tranches peuvent compter sur une demande
de main-d’œuvre dans d’autres tranches. Aujourd’hui, la force
complémentaire bénéficie indirectement aux êtres humains, puisque
l’augmentation des revenus crée une demande plus importante de travail
ailleurs. Désormais, les gâteaux continueront sans aucun doute d’augmenter,
les revenus seront plus importants qu’ils ne l’ont jamais été, et la demande
de biens explosera. Mais on ne peut pas compter sur ce mouvement pour
assurer la demande de travail humain, comme ce fut le cas jusqu’ici.
Pourquoi ? Parce que, comme l’effet productivité, l’effet du gâteau plus
grand est vain si les personnes, et non les machines, sont mieux placées pour
accomplir les tâches qui servent à produire ces biens.
Pour l’instant, il est encore raisonnable de le penser. Nous sommes encore
à l’Âge du travail, et, si de nouvelles tâches se présentent, nous sommes plus
ou moins sûrs que les hommes seront mieux armés pour les accomplir. Mais
l’empiètement sur les tâches poursuit son cours et risque de mettre à mal
cette confiance. Les machines étant de plus en plus capables, il est probable
qu’un jour elles seront mieux placées que les personnes. Auquel cas la
nouvelle demande de biens n’impliquera nulle demande de main-d’œuvre –
mais de machines.
Nous avons déjà un aperçu de ce phénomène à l’œuvre. Prenez le secteur
agricole britannique, par exemple. Cette tranche du gâteau économique
britannique a connu une croissance spectaculaire au cours du dernier siècle
et demi, mais ça n’a pas donné lieu à plus de travail. L’agriculture
britannique produit plus de cinq fois plus qu’en 1861, mais la proportion de
la main-d’œuvre britannique totale employée par ce secteur a chuté de
26,9 % à 1,2 %, et le nombre de travailleurs réels y est presque le dixième de
ce qu’il était, passant de 3,2 millions à 380 000. On investit plus d’argent
que jamais dans la production agricole, mais la diffusion des nouvelles
technologies fait que la demande de main-d’œuvre pour l’assurer a diminué.

Graphique 7.1 : Secteur agricole britannique de 1861 à 2016 (indice 1861 = 100) 369.
Graphique 7.2 : Secteur manufacturier britannique de 1948 à 2016 (indice 1948 = 100) 370.

Et que dire du secteur manufacturier britannique depuis 1948, illustré par


le graphique 7.2 ? Cette tranche du gâteau s’est également développée au
cours de la seconde moitié du XXe siècle. Il s’est ensuivi une augmentation
du travail, mais l’emploi a commencé à chuter à la fin des années 1970.
Aujourd’hui, le secteur produit environ 150 % de plus qu’en 1948, mais il
nécessite 60 % de travailleurs en moins. Une fois de plus, les sommes
consacrées à la fabrication de la production sont plus importantes que
jamais, mais plus les nouvelles technologies se répandent, plus la demande
de personnes pour garantir cette production diminue.
Ce phénomène n’est pas limité à la Grande-Bretagne. On constate la
même progression dans l’industrie manufacturière américaine – un secteur
de l’économie état-unienne qui a connu une croissance importante au cours
des dernières décennies, mais n’a pas créé plus de travail. Aujourd’hui, ce
secteur produit environ 70 % de plus qu’en 1986, mais il faut 30 % de
personnes en moins pour s’y atteler. Ne fût-ce qu’au cours de la première
décennie du XXIe siècle, 5,7 millions d’emplois manufacturiers américains
ont disparu 371.
Pour l’instant, ces histoires n’affectent que certains secteurs de
l’économie. Ce ne sont pas des phénomènes universels. Elles n’en résument
pas moins l’essence du problème de l’effet du « gros gâteau » : la hausse des
revenus peut entraîner une augmentation de la demande de biens, laquelle ne
signifie pas forcément une augmentation de la demande de main-d’œuvre.
Dans l’agriculture et l’industrie manufacturière, au Royaume-Uni et aux
États-Unis, ces deux tendances se sont déjà découplées. Ce qui est
inquiétant, c’est que plus l’empiètement sur les tâches continue, plus il
risque de contaminer d’autres domaines économiques.

L’effet du gâteau qui change : les consommateurs


Le troisième argument justifiant qu’on soit optimiste repose sur un autre
type de force de complémentarité : car non seulement le progrès
technologique agrandit le gâteau économique, mais il transforme les
ingrédients qui le composent. Comment cela se produit‑il ? D’une part, les
consommateurs ont des revenus plus importants à dépenser, comme avant,
mais ils ne les dépensent plus de la même façon. Au fil du temps, les
travailleurs évincés de leurs anciens jobs trouvent du travail pour produire
ces nouveaux biens et ces nouveaux services – dont certains n’existaient pas.
Souvent, quand les économistes réfléchissent au futur, l’effet du
changement de gâteau est une source d’optimisme. Joel Mokyr, historien de
l’économie, écrit par exemple : « L’avenir nous réserve sûrement des
produits qu’on aurait peine à imaginer aujourd’hui, mais qui seront jugés
indispensables par les citoyens en 2050 ou 2080 372. » David Dorn,
économiste lui aussi, explique que le changement technologique « générera
de nouveaux produits et de nouveaux services qui augmenteront le revenu
national et la demande générale de main-d’œuvre 373 ». Enfin, je citerai
David Autor, qui affirme avec conviction qu’il est peu probable « que les
fermiers du tournant du XXe siècle imaginaient que, cent plus tard, la santé,
la finance, les technologies de l’information, l’électricité, l’hôtellerie, les
loisirs et le divertissement emploieraient un plus grand nombre de
travailleurs que l’agriculture 374 ».
Oui, les gens auront sûrement des désirs et des besoins différents des
nôtres, peut-être exigeront‑ils des objets inimaginables aujourd’hui. (Pour le
dire comme Steve Jobs : « Les consommateurs ne savent pas ce qu’ils
veulent tant qu’on ne le leur a pas montré 375. ») Mais rien ne prouve que cela
donnera lieu à une demande accrue de main-d’œuvre. Ce sera le cas si, et
seulement si, les êtres humains sont toujours mieux placés que les machines
pour accomplir les tâches requises pour produire ces biens. Je le répète,
aujourd’hui, tout porte à croire que ce sera le cas mais, à mesure que
l’empiètement sur les tâches se poursuit, même cette certitude finit par être
mise à mal. Et ce pour la même raison que celle que nous avons vue. La
modification de la demande de biens pourrait se transformer en demande
accrue non pas de main-d’œuvre, mais de machines. L’effet du gâteau qui
change ne compléterait plus les êtres humains, mais les machines.
Quiconque suit de près les mouvements les plus récents de la vie
économique a de quoi avoir peur que ce genre de phénomène ne soit déjà en
train de se produire. En 1964, l’entreprise la plus valorisée des États-Unis
était AT & T, qui comptait 758 611 employés. En 2018, c’était Apple, avec
132 000 employés à peine. En 2019, Apple était dépassée par Microsoft, qui
en comptait 131 000. (Aucune de ces deux entreprises n’existait dans les
années 1960 376.) Ou prenez les réseaux sociaux : ils reposent sur des
entreprises qui valent beaucoup, mais emploient relativement peu de gens.
YouTube ne comptait que 65 employés lorsqu’il a été racheté par Google
pour 1,65 milliard de dollars en 2006. Instagram n’avait que 13 employés
lorsqu’il a été racheté par Facebook pour 1 milliard de dollars en 2012.
WhatsApp comptait 55 employés lorsqu’il a été racheté par Facebook pour
19 milliards de dollars en 2014 377. Les recherches montrent qu’en 2010, les
industries nées au XXIe siècle ne représentaient que 0,5 % de l’ensemble des
emplois aux États-Unis 378.
Ces exemples ne sont peut-être que des écarts empiriques à court terme.
Amazon, autre entreprise ultra-valorisée aujourd’hui, compte environ quatre
fois et demie plus d’employés qu’Apple ou Microsoft (mais toujours moins
qu’AT & T à son apogée). Il n’empêche, ces immenses groupes montrent
que la demande de biens d’une économie peut changer du tout au tout : des
industries inédites émergent pour y répondre, mais la demande de main-
d’œuvre peut ne pas augmenter. Une fois de plus, plus l’empiètement sur les
tâches se poursuit, plus le phénomène se vérifie.
L’effet du gâteau qui change : les producteurs
L’argument du gâteau qui change existe dans une seconde version, aussi
importante que la première, qui parie sur le fait que les consommateurs
achèteront d’autres types de produits. Mais il est également possible de se
dire que les producteurs pourraient changer leurs méthodes de production. À
ce moment-là, l’argument n’est plus tout à fait le même : les gens seront
peut-être délogés de leur job mais, à mesure que les méthodes de production
seront revues à la lumière des progrès technologiques et que de nouvelles
tâches apparaîtront, les travailleurs évincés profiteront des postes liés à ces
activités.
Daron Acemoglu et Pascual Restrepo sont deux économistes de premier
plan qui y voient un argument à opposer à ceux qui sont aussi pessimistes
que Wassily Leontief sur l’avenir du travail 379. Ce dernier affirmait que les
nouvelles technologies auraient le même effet sur les hommes que lesdits
hommes sur les chevaux : elles leur retireraient le pain de la bouche 380.
Daron Acemoglu et Pascual Restrepo rappellent qu’une différence
essentielle distingue les chevaux des hommes, ce qui rend la comparaison de
Leontief totalement caduque. Le progrès technologique a bel et bien
transformé la nature des biens produits, disent‑ils, mais il en est résulté une
demande de « tâches nouvelles et plus compliquées ». Les hommes,
ajoutent‑ils, étaient parfaitement aptes à s’adapter à ces nouvelles activités,
alors que les chevaux ne l’étaient pas. Leontief a donc eu tort de « mettre
dans le même sac » les êtres humains et les chevaux. À mesure que
l’économie évoluait, les personnes évincées de leur poste pouvaient changer
de job et accomplir les tâches plus complexes que leur nouvel emploi
exigeait. En revanche, les chevaux qui n’étaient dressés que pour tirer des
charrettes et transporter des charges lourdes n’avaient aucun espace où aller
dans l’économie 381.
Graphique 7.3 : Chevaux, mulets et tracteurs dans les fermes américaines, 1910-1960 382.

À l’heure où j’écris, l’idée que de nouvelles tâches seront créées et que les
hommes seront mieux placés pour s’en emparer est pertinente mais, dès
qu’on réfléchit à plus long terme, elle l’est moins. Le progrès technologique
risque de bouleverser les méthodes de production des biens et d’induire de
nouvelles tâches, mais qu’est-ce qui permet de penser que ce seront toujours
celles pour lesquelles les hommes sont les mieux placés ? À l’Âge du travail,
la plupart des tâches nécessaires à la fabrication de ces biens ne peuvent être
prises en charge que par des hommes et sont hors de portée des machines.
Mais l’empiètement continue, et les machines gagnent en puissance ; alors,
comment ne pas imaginer qu’un jour il sera plus logique de confier ces
tâches auxdites machines ?
Daron Acemoglu et Pascual Restrepo proposent une réponse inattendue à
la question 383. Quand les êtres humains sont évincés, la main-d’œuvre
devient meilleur marché, puisqu’il y a plus de travailleurs sans emploi, d’où
une baisse des salaires. Les entreprises sont obligées d’inventer de nouvelles
tâches pour profiter de cette baisse. Voilà pourquoi les nouvelles tâches à
venir seront conçues pour les êtres humains, parce que ces entreprises auront
à l’esprit cette équation 384. Mais, si c’était vrai, une nouvelle question se
pose : pourquoi ce mécanisme n’a‑t‑il pas profité aux chevaux ? Eux aussi
sont devenus meilleur marché quand ils ont été mis de côté. A-t‑on assisté à
la naissance de tâches qu’ils étaient mieux à même d’assurer que les
hommes ou les machines ? Pourquoi ces animaux qui ne coûtaient plus rien
sont‑ils restés sans emploi ?
Parce que leurs capacités avaient été exploitées jusqu’à l’épuisement. Peu
importe que les chevaux soient devenus bon marché, et quelle que soit la
tentation des entrepreneurs de profiter de l’outil animal, il n’y avait plus
grand-chose qu’une machine ne puisse faire dix fois mieux. Les chevaux
étaient économiquement inutiles. La comparaison a le mérite de montrer la
limite des raisonnements qui reposent sur l’idée que le progrès
technologique créera toujours de nouvelles tâches pour les hommes.
Aujourd’hui, les capacités humaines sont encore nettement supérieures à
celles des machines, il est donc tentant de raisonner dans ce sens. Mais,
comme celles-ci gagnent en puissance, il est possible que les hommes
deviennent aussi faibles, comparés aux machines, que les chevaux il y a peu.
J’insiste, de plus en plus de tâches seront confiées aux machines. Et cet effet
du gâteau qui change jouera le rôle de force complémentaire.

L’hypothèse de la supériorité

Il existe un fil conducteur qui permet de relier les arguments qui viennent
d’être présentés. Quiconque réfléchit à l’avenir du travail a tendance à
penser que les hommes ont un je-ne-sais-quoi de spécial. Inconsciemment,
nous supposons que nous serons toujours plus aptes à prendre en charge la
plupart des nouvelles tâches.
C’est ce que j’appelle l’« hypothèse de la supériorité ». Chaque fois que
les gens rappellent les divers avantages de la force de complémentarité,
historiquement puissante, pour justifier leur optimisme, ce sous-entendu est
à l’œuvre. Le raisonnement est le suivant : si les êtres humains sont plus
productifs pour telle tâche, c’est qu’ils sont mieux placés qu’une machine
pour l’accomplir ; si le gâteau économique s’agrandit, c’est qu’ils sont
mieux placés pour accomplir les nouvelles tâches ; si le gâteau économique
change, c’est que les êtres humains sont mieux placés pour faire tout ce qui
se présente.
Jusqu’ici, cette hypothèse ne coûtait pas grand-chose. Si la demande de
telle tâche augmentait, on pouvait parier que les hommes étaient mieux
adaptés pour y répondre. Ce qui se traduisait par une demande de
travailleurs. Sauf que l’empiètement continue, les machines s’emparent de
plus en plus de tâches, donc cette hypothèse est sujette à caution, et bientôt
elle sera totalement caduque.
Cela me rappelle une phrase célèbre du philosophe John Stuart Mill : « La
demande de biens n’est pas la demande de travail 385. » Certes, John Stuart
Mill écrivait au XIXe siècle, et ce n’était pas à propos de l’avenir du travail,
mais ça pourrait l’être, et il a parfaitement raison : la demande de « biens »,
de produits et de services n’est pas forcément synonyme de demande de
main-d’œuvre. Elle n’est synonyme que des tâches requises pour fabriquer
ces biens. Lesquels n’entraînent de demande de main-d’œuvre que si les
hommes sont les mieux placés pour, si l’hypothèse de la supériorité fait sens
dans ce cas précis. Jusqu’ici, c’était le cas. Mais est-ce que ça le sera
toujours ? Il est permis d’en douter.
Ce qui signifie que l’effet productivité peut augmenter la demande de
main-d’œuvre pour une tâche donnée – mais, une fois que les hommes sont
remplacés par une machine plus performante, cet effet disparaît. L’effet du
gâteau plus gros peut aussi augmenter la demande de main-d’œuvre pour
une tâche donnée mais, une fois que les hommes sont évincés, cet effet
disparaît aussi. Enfin, l’effet du changement de gâteau peut augmenter la
demande de main-d’œuvre pour une tâche, mais, là encore, une fois qu’ils
sont délogés par des machines, cet effet s’estompe.

Ce qu’il nous reste à faire

Il existe sûrement des activités pour lesquelles les hommes seront toujours
les mieux placés, quelle que soit la puissance des machines. Tout le monde
s’y retrouvera. Telle est la réaction instinctive la plus courante quand on
parle de l’avenir du travail. Même, dans un monde où les hommes n’auraient
plus que quelques tâches à accomplir, ne pourrait‑il pas y avoir assez de
travail pour tout le monde ?
En effet, il est tout à fait plausible que certaines tâches demeurent : celles
qui sont impossibles à automatiser, possibles mais pas rentables à
automatiser, à la fois possibles et rentables à automatiser mais réservées aux
êtres humains à cause des barrières réglementaires ou culturelles que les
sociétés érigent. Il existe aussi des tâches qui pourraient rester hors de portée
parce que nous apprécions le fait qu’elles soient effectuées par la main de
l’homme, plutôt que par une machine. Un exemple : en 2018, des millions de
gens ont regardé, en ligne, Magnus Carlsen, champion du monde d’échecs,
défendre son titre contre Fabiano Caruana. Les machines pourraient battre à
plate couture les deux joueurs, peu importe, les spectateurs aiment suivre le
mouvement des pièces d’échecs, ainsi que le fait qu’elles soient déplacées
par des mains en chair et en os 386. Autre exemple : des clients d’un bon
restaurant qui se sentent lésés parce que leur café a été préparé par une
machine à capsules plutôt que par un excellent barista, alors que le café à
capsules est souvent le premier choix dans les tests en aveugle. Les gens
apprécient non seulement le goût, mais le fait que quelqu’un ait préparé le
café pour eux 387. Je ne compte pas le nombre de tâches – fabriquer des
meubles, confectionner un costume, préparer un repas, prendre soin des
personnes âgées et des malades – dont nous apprécions le processus sous-
jacent, notamment le fait qu’elles soient prises en charge par des êtres
humains, plus que le seul résultat.
Pour autant, même si quelques tâches résiduelles sont toujours accomplies
par des êtres humains, il est faux de penser qu’il y aura une demande
suffisante pour que tout le monde travaille. Imaginez une grande piscine
remplie de balles. Chaque balle représente un type particulier de tâche, et
chaque tâche est représentée par une balle. La balle est bleue si un être
humain est le mieux placé pour accomplir la tâche en question ; rouge si la
tâche est plus adaptée aux machines. Il y a plusieurs centaines d’années,
presque toutes les balles auraient été bleues. Avec le temps, de plus en plus
de balles sont rouges. C’est l’empiètement sur les tâches tel qu’il a lieu.
Imaginez maintenant que chaque balle varie en taille et en couleur.
Certaines sont gigantesques, d’autres sont minuscules : leur taille correspond
à la demande de telle tâche précise. En principe, même dans un monde où
seules quelques balles sont bleues – un monde où les êtres humains ne sont
plus aptes qu’à accomplir une poignée de tâches résiduelles –, si ces boules
sont suffisamment grandes, il restera une demande suffisante de main-
d’œuvre pour garantir l’emploi de tous. Par exemple, si une de ces tâches
consiste à fabriquer des meubles à la main et qu’il existe une demande
considérable de chaises et d’armoires sur mesure, il est possible que chacun
puisse trouver un emploi de menuisier ou d’ébéniste. Ce serait un monde
étrange et monotone, mais il y aurait suffisamment de travail pour tous.
Or ce genre d’économie, entièrement peuplée d’artisans, est absurde – ce
qui est révélateur. Même à long terme, quand les machines seront mille fois
plus performantes, il ne serait pas surprenant de voir que certaines tâches
seraient toujours aux mains des hommes pour toutes les raisons que nous
avons vues. En d’autres termes, il y aura toujours des balles bleues dans la
piscine. Mais il serait étonnant de découvrir qu’elles sont assez grosses pour
faire vivre tous ceux qui cherchent du travail. C’est possible, mais assez
improbable – et plus le temps passe et l’empiètement sur les tâches continue,
obligeant les êtres humains à se replier sur des types de tâches de moins en
moins nombreux, plus c’est improbable. Plus il y aura de balles rouges, plus
il est improbable que les balles bleues, dont le nombre s’amenuise, soient de
taille décente, et en quantité assez vaste pour fournir des jobs à tout le
monde.
Une fois de plus, pensez aux agriculteurs britanniques. D’une certaine
manière, ils sont déjà dans cette situation. En dépit des progrès
technologiques de l’agriculture ces cent dernières années, ils ont encore des
tâches à accomplir – mais la demande de ces tâches ne suffit que pour
maintenir un dixième des agriculteurs employés par rapport à 1861. Pensez
aussi aux ouvriers britanniques. Là encore, même si les processus de
production ont été de plus en plus automatisés au cours de la seconde moitié
du XXe siècle, il y a encore des tâches à accomplir par des êtres humains –
mais la demande de ces tâches ne suffit que pour maintenir 40 % des
ouvriers employés en 1948.
Rien ne nous empêche d’imaginer que nombre de jobs qui existent
aujourd’hui – et de ceux qui n’existent pas encore – impliqueront des tâches
qu’il vaut mieux confier à des hommes plutôt qu’à des machines. Mais le
nombre de ces tâches va diminuer, et il n’y a aucune raison de penser que la
demande sera suffisante pour que tout le monde travaille.

Le sophisme de la quantité fixe de travail


Ces arguments posent également un problème s’agissant du « sophisme de
la quantité fixe de travail » – sophisme dont on accuse les gens qui oublient
de prendre en compte la face souriante du progrès technologique, soit la
force complémentaire 388. L’accusation est devenue la réponse toute faite à
ceux qui redoutent qu’il n’y ait pas assez de travail pour tous. En dépit de
son succès récent, ce sophisme ne date pas d’hier. Nous le devons à un
économiste britannique appelé David Schloss, qui l’a baptisé ainsi en
1892 389. Il venait de faire la connaissance d’un docker qui utilisait une
machine pour fabriquer des rondelles, les petits disques métalliques qui
permettent de serrer les vis plus soigneusement. Or le docker culpabilisait
parce qu’il était plus productif. Spontanément, on s’attendrait au contraire
que les gens se sentent coupables parce qu’ils ne le sont pas assez (genre,
passent trop de temps à tweeter au bureau). David Schloss demanda au
docker pourquoi il se sentait coupable : « C’est pas bien, dit‑il. Je retire du
boulot à mes camarades. »
L’économiste a été touché, il a vu dans la réaction du docker une
« croyance cultivée par des pans entiers de nos classes laborieuses, si bien
que pour un homme […] atteindre son meilleur niveau contredit […] la
loyauté vis-à-vis de la cause du travail ». Persuadé que cette croyance était
une erreur, David Schloss a baptisé ce « sophisme remarquable » la « théorie
de la quantité fixe de travail. »
« Si nous suivons cette théorie, il y aurait une masse de travail fixe à accomplir, et il serait dans
l’intérêt des travailleurs que chaque homme veille à ne pas en faire trop pour que cette quantité de
travail s’étende à tout le corps des travailleurs 390. »

La croyance en une « quantité de travail fixe » suppose qu’il existe une


masse invariable qui peut être répartie entre les hommes et les machines de
telle sorte que, si celles-ci en font plus, les premiers en font moins. David
Schloss a compris qu’il était illusoire de penser que cette masse est fixe.
Certes, le docker est devenu plus productif, et le prix de ses articles a
diminué, mais la demande de ceux-ci a augmenté. La quantité de travail à
répartir devient donc plus importante, et ses collègues auront d’autant plus
de pain sur la planche.
Aujourd’hui, ce sophisme est très souvent commenté, quel que soit le type
de travail dont on parle. De façon générale, il est convenu de dire qu’il n’y a
pas de masse fixe à diviser entre les hommes et les machines ; au lieu de
quoi le progrès technologique augmente la demande de main-d’œuvre
générale. Il s’agit d’une version de l’argument des économistes réfléchissant
aux deux forces fondamentales du progrès technologique : les machines
peuvent se substituer aux travailleurs, diminuant la « masse de travail »
initiale des êtres humains, mais elles complètent aussi la main-d’œuvre en
augmentant la taille de la « masse de travail » de l’économie à l’échelle
globale.
Il n’empêche, comme le montre ce chapitre, le sophisme de la masse de
travail fixe pose un sérieux problème. Avec le temps, il a toutes les chances
de se muer en ce que j’appelle un « sophisme au carré ». Oui, le progrès
technologique agrandit la masse, ou la demande. Mais ça ne veut pas dire
que les hommes seront mieux placés pour accomplir les tâches sous-
entendues. Le sophisme consiste à croire que la masse est fixe. Le sophisme
au carré consiste à croire que la nouvelle augmentation de la masse implique
des tâches plus adaptées aux hommes qu’aux machines.

Un monde avec moins de travail

Tout cela permet de comprendre qu’il est possible que l’Âge du travail
arrive à sa fin. Les machines sont de plus en plus puissantes et accaparent
des tâches jusqu’ici réservées aux hommes. La force de substitution gagne
en puissance sans que personne ne s’en offusque. Pendant un certain temps,
la force complémentaire va continuer à augmenter la demande de travailleurs
ailleurs. Mais, à mesure que l’empiètement se confirme, cette seconde force
faiblit. Les hommes sont complétés sur une palette de tâches qui rétrécit
comme une peau de chagrin. Rien n’autorise à penser que la demande de ces
tâches-là sera assez importante pour que tous travaillent avec une
rémunération décente. Le monde du travail meurt, non pas avec un boum
retentissant, mais suivant un affaiblissement – une diminution progressive de
la demande de main-d’œuvre, puisque la force de substitution l’emporte peu
à peu sur la force de complémentarité, et l’équilibre entre les deux ne penche
plus en faveur des êtres humains.
Cela dit, nous n’avons aucune raison de croire que la demande de main-
d’œuvre s’asséchera à un rythme régulier. Il pourrait y avoir un brusque
regain de l’une ou l’autre force, une explosion de travailleurs évincés d’un
côté, une demande soudaine de main-d’œuvre de l’autre. Par ailleurs, cet
assèchement n’aura pas lieu au même rythme dans tous les secteurs de
l’économie. Une fois de plus, imaginez que certains soient amassés dans une
niche spécifique du marché du travail, incapables de se déplacer pour
profiter d’occasions prometteuses ailleurs. Peut-être que certaines industries
seront plus exposées à une force plutôt qu’à l’autre, peut-être que certaines
régions d’un pays seront plus enclavées que d’autres. N’oublions pas non
plus qu’une baisse de la demande de main-d’œuvre peut se manifester de
différentes façons, pas simplement par une diminution du nombre
d’« emplois ». Les nouvelles technologies risquent de modifier la quantité de
travail, mais aussi sa qualité, c’est-à‑dire la rémunération, le statut, la nature
du job. Sauf qu’à la fin, le nombre d’emplois finit par se tarir. Wassily
Leontief l’avait déjà pressenti. Diminuer les salaires pour répondre à une
demande de main-d’œuvre plus faible est un moyen de freiner le chômage,
mais un moyen provisoire.
« La réduction du prix du travail – des taux de salaire réels – peut retarder,
et dans certains cas retarde effectivement, le remplacement par les machines,
de même que la réduction des rations d’avoine allouées aux chevaux a pu
retarder leur remplacement par des tracteurs. Mais il s’agit du ralentissement
temporaire d’une longue évolution 391. »
Les machines sont de plus en plus performantes, donc les hommes finiront
par être évincés de leurs emplois. Plusieurs économistes ont déjà observé le
phénomène à l’œuvre en analysant les chiffres. Quand Daron Acemoglu et
Pascual Restrepo ont étudié l’impact des robots industriels sur le travail aux
États-Unis de 1990 à 2007, ils ont découvert ce qui correspond au cas de
figure où la force de substitution supplante la force de complément et réduit
la demande de travailleurs. N’oublions pas que, quand nous réfléchissons
aux nouvelles technologies, nous pensons au cas de figure du distributeur
automatique de billets : les machines évincent certaines personnes, mais
augmentent la demande de leur travail ailleurs, et globalement l’emploi reste
le même, voire augmente. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec les robots
industriels. En moyenne, un robot de plus pour mille individus signifie
environ 5,6 emplois de moins dans l’ensemble de l’économie, et des salaires
inférieurs d’environ 0,5 %. Et encore, je parle de 2007, il y a plus d’une
décennie, avant la plupart des avancées technologiques que j’ai présentées
dans les pages précédentes 392.
On pourrait objecter que ce n’est pas vrai pour toutes les technologies,
mais uniquement pour ce qu’on appelle les robots industriels. Ce serait
passer à côté de l’essentiel : de nombreux économistes ont toujours pensé
que ce genre d’effet était à exclure, quelle que soit la technologie. L’illusion
est typique de l’Âge du travail, comme si le progrès technologique finissait
toujours par bénéficier aux travailleurs. Or ici, même en tenant compte du
fait que les robots peuvent compléter les travailleurs dans des secteurs
reculés de l’économie, les hommes ont perdu.

Questions de temps

Dans combien de temps connaîtrons-nous un monde avec moins de


travail ? Si vous relisez ce que je viens d’expliquer, je ne fais aucun
pronostic vraiment daté. Non pas que je cherche à être évasif, mais je n’ai
pas la réponse. Tout dépend de l’accumulation des actions d’un nombre
incalculable d’individus et d’institutions, dont chacun joue un rôle modeste
au sein de l’économie : les inventeurs de nouvelles technologies et les
entreprises qui les mettent en œuvre, les travailleurs qui décident de les
exploiter au mieux, les États qui choisissent la politique adéquate, pour ne
citer que les principaux paramètres. Tout ce qu’on sait, c’est que les
technologies de demain seront plus puissantes que les nôtres et qu’elles
continueront à prendre en charge des tâches confiées jusqu’ici à des
hommes. Les annonces du type « X % des travailleurs seront sans emploi
dans X années » sont peut-être rassurantes parce qu’elles ont un semblant de
netteté, mais cette clarté risque de nous induire en erreur pour l’avenir.
Il est quand même possible de nuancer la question des délais. Roy Amara,
cofondateur de l’Institute for the Future à Palo Alto, le cœur intellectuel de
la Silicon Valley, a déclaré : « Nous avons tendance à surestimer l’incidence
d’une technologie à court terme et à la sous-estimer à long terme 393. » Sa
remarque est un bon début pour réfléchir aux effets des technologies sur le
travail. Comme je l’ai montré, les craintes actuelles sur l’effondrement
imminent de la demande de main-d’œuvre sont infondées. Le risque existe
pourtant de voir des gens incapables de suivre. À long terme, toujours dans
l’esprit de la remarque de Roy Amara, la menace de chômage technologique
structurel – c’est-à‑dire lorsque la demande de main-d’œuvre humaine n’est
plus suffisante – est à prendre au sérieux là où il n’y a tout simplement plus
assez de demande de main-d’œuvre.
Certains lecteurs pourraient demander : à quoi correspond cet « à long
terme » ? À quoi bon se soucier de l’avenir lointain puisque, pour parodier
Keynes, « d’ici là, on sera tous morts » ? Personnellement, je parle de
décennies, pas de siècles. À cet égard, je suis plus optimiste que Keynes :
j’espère que nous serons tous en vie pour voir le long terme se déployer. Et
même si nous ne le sommes pas, nos enfants le seront. C’est pour leur bien
qu’il faut prendre au sérieux le problème du travail. Le chômage
technologique frictionnel est déjà évident et, dans certaines niches de la vie
économique, nous voyons déjà comment le chômage technologique
structurel émerge. Compte tenu des tendances technologiques, il est difficile
de se dire que ces défis vont disparaître au fil du temps. Si le progrès
technologique continue au même rythme au cours des huit prochaines
décennies qu’au cours des huit dernières, par exemple, nos systèmes et nos
machines seront trois milliards de fois plus puissants en 2100
qu’aujourd’hui. Certes, aucune tendance n’est sûre de durer, et la puissance
de calcul n’est pas tout. Or même un progrès bien moins évident que celui-ci
ferait que le chômage technologique serait un des défis persistants du
XXIe siècle.
Qui plus est, il ne faut pas attendre que d’immenses foules d’êtres
humains soient déplacées pour que le chômage technologique soit un vrai
problème. Une grande partie des débats actuels part du principe qu’il n’y a
pas à s’inquiéter avant que la majorité des gens soient sans emploi. Mais,
même dans un monde où seule une minorité non négligeable – entre 15 et
20 % – serait au chômage, il faudrait s’inquiéter de l’instabilité que
l’oisiveté peut entraîner. Rappelez-vous qu’en 1932, en Allemagne, la
croissance du taux de chômage à 24 % a contribué à l’arrivée d’Hitler au
pouvoir 394. Certes, ce n’est pas la seule raison de son succès. Nombre de
pays, dont l’histoire du marché du travail à la même époque est proche,
n’ont pas cru au fascisme ni au nazisme. Mais l’expérience allemande a de
quoi faire réfléchir.

Et nous et nous et nous

Beaucoup se moquent de Leontief qui pensait que les hommes


connaîtraient le même sort que les chevaux : un chômage massif. Sauf qu’à
mon avis, dans les décennies qui viennent, c’est lui qui va rire en nous
voyant du haut de l’académie céleste des économistes. Comme Keynes dans
les années 1930, il se trompait peut-être sur les dates, mais il voyait loin et il
savait où nous allions. De même qu’aujourd’hui nous parlons de « cheval-
vapeur », une expression qui ramène à l’époque où la force d’un cheval
tirant une charge était une unité de mesure, dans quelques décennies, nos
descendants parleront peut-être d’« homme-vapeur » avec nostalgie et
souriront en pensant à l’ère lointaine où les êtres humains se jugeaient assez
importants économiquement pour s’accorder le titre d’une unité de mesure.
Plus haut, j’ai évoqué l’hypothèse de la supériorité, mais finalement
l’hypothèse de l’infériorité serait un point de départ plus satisfaisant pour
réfléchir aux rapports entre technologies et travail : il faut imaginer un
monde où les machines seraient les mieux placées pour accomplir la plupart
des tâches requises par l’évolution et la croissance de nos économies. Les
économistes ont mis au point un arsenal délirant pour démontrer que la
demande de main-d’œuvre sera toujours suffisante. Sauf que leurs
raisonnements ne tiennent que si les hommes sont les mieux placés pour
accomplir les tâches, quelles qu’elles soient. Quand l’équilibre aura basculé,
ce feu d’artifice d’arguments pâlira, et on nous dira qu’il y aura toujours une
sérieuse demande du travail des machines.
La menace de chômage technologique telle que je l’ai analysée dans ce
chapitre peut sembler extra-ordinaire au sens littéral : hors du commun et
sans aucun rapport avec la vie actuelle. Comme nous allons le voir dans les
pages qui suivent, ce n’est pas tout à fait exact. Il vaut donc mieux
considérer cette menace comme la version la plus extrême d’un phénomène
qui nous affecte déjà : les inégalités qui ne cessent d’augmenter.
Chapitre 8
Technologie et inégalités

Les inégalités économiques sont un phénomène aussi vieux que la


civilisation. La prospérité a toujours été inégalement répartie dans la société,
et les gens ont toujours eu du mal à se mettre d’accord sur le meilleur moyen
d’y remédier.
Il est tentant de se dire que c’est faux. Jean-Jacques Rousseau, par
exemple, pensait que, si l’on remontait assez loin dans le temps, on
tomberait sur des hommes menant une vie « simple, uniforme et solitaire »,
libérés des « chaînes de la dépendance » qui les lient les uns les autres. Dans
son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, il s’imagine vivant de nouveau dans un « état de nature », libéré du
regard des autres. Si un de ses semblables veut lui imposer un travail,
écrit‑il, « Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés, et il ne me
revoit de sa vie 395 ». Il était une fois… on pouvait éviter le problème de
l’inégalité en se détournant et en se retirant dans la solitude.
Hélas, il s’agit d’une fiction, d’un conte philosophique trompeur. À en
croire ce que nous savons sur nos plus lointains ancêtres, les chasseurs-
cueilleurs qui arpentaient la savane africaine il y a des centaines de milliers
d’années ne pouvaient pas se permettre de se retirer 396. Il est vrai qu’ils ne
vivaient pas dans d’immenses sociétés aussi stables que les nôtres. Leur
tranche de gâteau économique était plus petite, si tant est qu’on puisse parler
d’« économie » pour l’époque. Les inégalités matérielles étaient minimes :
les grandes fractures n’apparaissent qu’après la dernière période glaciaire, il
y a douze mille ans environ, lorsque le climat se stabilise, que l’agriculture
et l’élevage se répandent, et que certains sont en mesure d’accumuler des
ressources que d’autres n’auront pas 397. Et encore, les chasseurs-cueilleurs
n’avaient pas la vie solitaire que Rousseau imaginait. Au contraire, ils
vivaient dans des tribus qui comptaient jusqu’à plusieurs centaines de
personnes et partageaient les fruits de leur récolte (et les viandes de leur
chasse) au sein de leur troupe de compagnons fourrageurs – dont certains
réussissaient mieux que d’autres 398. Les forêts qui permettent aux êtres
humains de se retirer dans une solitude et une autosuffisance parfaites
n’existent pas et n’existeront jamais. Toutes les sociétés humaines, petites et
grandes, simples et complexes, pauvres et riches, sont obligées de trouver le
meilleur moyen de partager une prospérité inégalement répartie.
La prospérité collective de l’humanité est montée en flèche au cours des
derniers siècles. Le progrès technologique nous a enrichis comme jamais.
Pour répartir ces richesses, presque toutes les sociétés ont opté pour le
marché, dont le mécanisme récompense les gens de différentes façons pour
le travail qu’ils accomplissent et les biens qu’ils possèdent. Mais les
inégalités croissantes, elles-mêmes souvent dues à la technologie, mettent ce
mécanisme à rude épreuve. Désormais, les marchés offrent d’immenses
récompenses à certains, mais en laissent beaucoup sur le carreau. À présent,
le chômage technologique menace de devenir une version plus radicale de la
même histoire, qui se déroule sur le marché sur lequel nous comptons le plus
– le marché du travail. Plus ce marché s’effondre, plus les gens risquent de
ne pas bénéficier de la prospérité de la société.

Les deux formes de capital

Il n’est pas rare d’entendre condamner le système capitaliste actuel avec la


formule qui suit : « Le problème du capitalisme, c’est que tout le monde ne
possède pas de capital. » L’idée sous-entendue est très claire : l’argent ne
revient qu’à ceux qui possèdent des actifs du type obligations et actions,
droits de propriété et brevets. Sans entrer dans les détails, la réflexion a le
mérite de mettre en avant une erreur : croire que le seul type de capital qui
existe est le capital au sens classique. Selon l’économiste Thomas Piketty, le
capital au sens traditionnel est « la valeur totale, estimée au prix du marché,
de tout ce que possèdent les résidents et le gouvernement d’un pays donné à
un moment donné, et qui peut potentiellement être échangé sur
un marché 399 ». La définition est suffisamment large pour inclure machines,
bâtiments, usines, brevets ou fonds de pension. S’il est vrai que tous les gens
n’ont pas de capital au sens classique, il est faux de conclure qu’ils n’en ont
aucun. Tout le monde, partout, possède un capital minimum – soi-même.
Les économistes parlent de capital humain, une expression qui désigne
l’ensemble des aptitudes et des qualifications que chacun accumule au fil
d’une vie et met à profit dans le travail. La paternité de l’expression revient à
l’économiste britannique Arthur Pigou, qui l’a forgée il y a quatre-vingt-
dix ans, mais c’est l’économiste américain Gary Becker qui l’a popularisée
dans les années 1960 400. Ce capital est comparable au capital plus
traditionnel, puisque les gens y investissent grâce à l’éducation, que certains
types sont plus valorisés que d’autres (des compétences que d’autres n’ont
pas, par exemple) et que, lorsqu’il est exploité, il vaut des dividendes à celui
qui le possède (sous forme de salaire). Contrairement au capital traditionnel,
en revanche, le capital humain est stocké en nous et ne s’échange par sur le
marché. (Sauf si son propriétaire se présente avec.)
La notion de capital humain paraît peut-être un peu mécanique, et elle
peut provoquer des réactions comparables à celles de l’argument vu dans le
chapitre 4, selon lequel les êtres humains sont des machines ultra-
sophistiquées. Le chercheur qui a contribué à populariser cette notion en
économie, Gary Becker, expliquait dans son discours de réception du prix
Nobel qu’il avait été frappé par cette réaction : « Le concept de capital
humain était jugé avilissant parce qu’il assimilait les hommes à des
machines. Envisager la scolarisation comme un investissement plutôt que
comme une expérience culturelle était jugé insensible et très réducteur 401. »
Il n’empêche, en démystifiant les êtres humains et en refusant de leur
accorder des pouvoirs productifs magiques qui les distingueraient, le concept
de capital humain est un outil utile pour comprendre ce qui se passe.

Le défi du chômage technologique

Cette brève analyse permet de repenser la menace du chômage


technologique. Certains risquent de se retrouver avec un capital ne
produisant aucun rendement économique – pire encore, avec un capital
humain qui n’aura plus la moindre valeur sur le marché. Personne ne paiera
pour leur travail. Cela ne veut pas dire qu’ils n’auront plus de capital
humain. Ils en auront toujours un, ils auront même consacré leur vie entière
à cultiver leurs talents et leurs compétences, au prix d’efforts et de dépenses
mais, dans un monde de chômage, ce capital humain n’aura peut-être aucune
valeur. Face au chômage technologique frictionnel, ce ne sera peut-être pas
le bon, vu les emplois disponibles. Face au chômage technologique
structurel, la demande de capital humain ne sera peut-être pas suffisante.
En outre, comme nous l’avons vu, il existe deux types de capital : les gens
gagnent de l’argent en contrepartie du capital humain qu’ils ont constitué et
du capital classique qu’ils possèdent. Dans un monde où les gens perdent
leur emploi à cause des nouvelles technologies, les revenus de ceux qui
possèdent ces outils, soit une nouvelle forme de capital, risquent d’être
faramineux. On aurait moins de raisons de s’inquiéter de la répartition
inégale du capital humain si tout le monde pouvait avoir accès à ce capital-
là. Après tout, c’est l’histoire des aristocrates britanniques depuis des siècles.
Ceux-ci forment, écrit George Orwell, « une classe qui n’a aucune utilité,
qui vit d’un argent investi ils savent à peine où […], de simples parasites,
moins utiles à la société que les puces le sont à un chien 402 ». D’un point de
vue économique, l’aristocratie est une classe de personnes qui possèdent un
patrimoine important, travaillent peu et bénéficient, en dépit de leur oisiveté,
des dividendes d’un capital traditionnel. En pratique, il y a peu de chances
que les personnes qui se retrouvent au chômage soient à la tête d’un
immense patrimoine. Les gens qui ont un emploi doivent s’attendre à avoir
peu ou pas de revenus plutôt qu’à mener le train de vie d’un gentleman
farmer. Un monde où l’on travaille peu est un monde profondément
inégalitaire : une poignée de gens seront donc à la tête de quantité de capital
classique et hautement coté, alors que les autres se retrouveront sans capital,
quel qu’il soit.
Je ne suis pas en train d’écrire de la science-fiction. Ce monde n’est pas
loin d’être une version plus extrême de celui dans lequel nous vivons : les
revenus circulent déjà entre différentes personnes à des rythmes très
différents, se déversent dans les poches de certains, mais parviennent à peine
à d’autres. Ce n’est pas un hasard. Les phénomènes d’inégalité et de
chômage technologique sont étroitement liés. La plupart des sociétés ont
décidé de répartir le gâteau en faisant du marché l’outil qui permet de
récompenser les gens pour le capital qu’ils possèdent, qu’il soit humain ou
traditionnel. Les inégalités se manifestent quand certains possèdent un
capital qui a beaucoup moins de valeur que celui des autres. Le chômage
technologique apparaît quand certains n’ont aucun capital de valeur sur le
marché – aucun capital humain de valeur ni aucun capital classique.
L’analyse des inégalités existantes est donc utile, car elle permet de
comprendre comment un monde où le travail est insuffisant a des chances de
naître de celui où nous vivons. Les inégalités d’aujourd’hui sont les prémices
du chômage technologique de demain.

Les inégalités de revenus

Comment mesurer les variations de ces inégalités de revenus ? Un


statisticien aura le réflexe de s’en remettre au « coefficient de Gini », qui
mesure la dispersion de la distribution dans une population donnée. Si tout le
monde a le même revenu, ce coefficient est égal à zéro ; si une personne
mobilise tous les revenus, il est de 1 403. Dans la plupart des pays développés,
ce coefficient a significativement augmenté au cours des dernières
décennies 404 (dans les pays moins développés, la situation est plus
compliquée : en général, ce coefficient est plus stable, mais fort). Une fois de
plus, si nous revenons à l’image du gâteau, à première vue, les gâteaux les
plus grands, qui correspondent aux nations les plus riches, ont des tranches
moins égales qu’avant.
Graphique 8.1 : Augmentation du coefficient de Gini dans le monde 405.

Tous les économistes n’accordent pas la même importance à ce


coefficient. Il est tentant, et très simple, de tout réduire à un chiffre, sauf que
de nombreuses nuances sont négligées au passage 406. Un exemple : la nature
des inégalités change d’un secteur à l’autre de l’économie, mais le
coefficient de Gini n’en tient pas compte. La raison pour laquelle les plus
pauvres ont moins que ceux qui ont un revenu moyen n’est pas la même que
la raison pour laquelle ces derniers ont moins que les plus riches. Plutôt que
de mettre tous les œufs dans le même panier, il est donc aussi utile
d’examiner les inégalités de revenus sous un autre angle.
En analysant toute la palette des revenus, par exemple. Si l’on aligne les
différentes catégories de revenus, des plus modestes aux plus élevés, et si
l’on note les évolutions de chacune dans le temps, on remarque des
mouvements qui traversent toute la palette. Cette analyse est largement
redevable aux travaux d’une petite équipe d’économistes (Thomas Piketty,
Anthony Atkinson, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman et d’autres) qui ont
compilé et passé au crible les revenus d’un grand nombre de pays pour les
classer. Si vous regardez les États-Unis, par exemple, les résultats sont très
frappants.
Graphique 8.2 : Augmentation annuelle moyenne des revenus aux États-Unis 407.

Ce graphique montre qu’au cours des trente-quatre années qui précèdent


1980, l’augmentation des revenus a été relativement soutenue pour tous les
types de travailleurs. Dans les trente-quatre années qui ont suivi 1980, en
revanche, elle a stagné pour 50 % de ceux qui gagnaient le moins et encore
augmenté pour les 1 % les plus aisés. L’image qui en ressort a de quoi
déstabiliser les adeptes de John Rawls, sans doute un des philosophes les
plus influents du XXe siècle, auteur d’une célèbre Théorie de la justice. Dans
cet essai daté de 1971, le philosophe analyse ce qu’il appelle le « principe de
différence », autrement dit l’idée que les inégalités devraient « jouer en
faveur des membres de la société les plus défavorisés 408 ». Avant 1980, ce
principe se vérifiait largement : les revenus des plus défavorisés
augmentaient un peu plus que ceux des autres. Aujourd’hui, si nous
revenons au deuxième graphique, c’est l’inverse : les revenus des plus riches
ont explosé.
La troisième façon de mesurer les inégalités est d’examiner non pas toute
la palette des revenus, mais exclusivement ceux du sommet, « les inégalités
des 1 % les plus riches ». Ces 1 % reviennent souvent dans la bouche des
manifestants et des commentateurs de ces dix dernières années, et on la doit
au mouvement américain Occupy Wall Street, dont le cri de bataille était
« Nous sommes les 99 % ». Rappelons que ce mouvement est né à New
York en 2011, après la crise financière de 2008, et s’est très vite répandu
dans le monde entier. Son point de départ est pertinent, puisqu’il explique
que la part de revenu total qui va à ces 1 %, surtout dans les pays
développés, a considérablement augmenté. Aux États-Unis et au Royaume-
Uni, elle a plus que doublé au cours des dernières décennies 409. Le graphique
qui suit montre que la tendance à la concentration est la même dans les
autres pays.

Graphique 8.3 : Augmentation de la part de revenu des 1 % les plus aisés 410.

Même dans les pays scandinaves comme la Finlande, la Norvège et la


Suède, souvent cités comme des modèles d’égalité, la part des 1 % a
augmenté. Dans des pays comme la France ou les Pays-Bas, elle est plus
importante, mais le phénomène est moins frappant. Je me suis concentré sur
ces 1 %, mais on peut aussi ne viser que les 0,1 % ou les 0,01 %, et il est
encore plus saisissant. Aux États-Unis, par exemple, de 1981 à 2017, la part
des revenus des 0,1 % les plus élevés a été multipliée par plus de 3,5 par
rapport à un niveau déjà disproportionné, et la part des 0,01 % les plus
élevés a été multipliée par plus de 5 411.
J’ai proposé trois méthodes pour mesurer ces inégalités, mais on peut
aussi isoler des pays qui, suivant une de ces méthodes, ont des résultats plus
nuancés. (Au Royaume-Uni, par exemple, le coefficient de Gini n’a pas
bougé depuis vingt-cinq ans 412.) Il est rare de trouver un pays qui, analysé
suivant ces trois méthodes, produise le même résultat. (La part des 1 % a
augmenté au Royaume-Uni, je le rappelle.) Mais quand toutes les mesures,
appliquées à tous les pays, sont réunies, le tableau global est indéniable : on
constate un mouvement progressif vers des sociétés aux inégalités plus
marquées.
Pourquoi celles-ci progressent‑elles ? Parce que la répartition du capital
qui prend de la valeur est de plus en plus inégale. Donc, le revenu qui va à
ceux qui détiennent ce capital est de plus en plus inégal. Il existe aussi une
réponse plus subtile qui demande de distinguer les différents types de
capitaux et de revenus. Reprenons l’image du gâteau et divisons-le en deux :
d’un côté, les revenus du travail, soit les dividendes du capital humain ; de
l’autre, les revenus des capitaux, soit les dividendes du capital classique.
Pour comprendre pourquoi ce gâteau a des tranches de plus en plus inégales,
il faut comprendre comment la partie capital humain et la partie capital
classique se répartissent. Observons ces deux types de capital à tour de rôle.

Les inégalités du travail

La majorité des gens ne possèdent pas grand-chose à part leur capital


humain, soit les talents et les aptitudes qu’ils ont cultivées au fil de leur vie,
ainsi que le salaire qui est leur principale source de revenu. Dans de
nombreux pays, les salaires et les traitements forment les trois quarts environ
du revenu total 413. Le revenu du travail est de loin de plus important du
gâteau nommé revenu. Alors, faut‑il s’étonner que l’augmentation des
inégalités de revenus soit largement due à celle des inégalités du revenu du
travail ? En d’autres termes, les inégalités de revenus augmentent parce que
les travailleurs sont payés différemment pour leurs efforts 414.

Graphique 8.4 : Augmentation de la part de revenu des 10 % les plus aisés aux États-Unis 415.

Il y a quelques années, Anthony Atkinson, un des meilleurs chercheurs en


la matière, faisait remarquer qu’au cours des décennies précédentes, les
salaires des 10 % des travailleurs les mieux payés avaient augmenté
relativement aux 10 % les moins bien payés, avec peu d’exceptions à
l’échelle mondiale 416. Le tableau ci-dessus le montre dans le cas des États-
Unis. Vu les arguments du chapitre 3, cela ne devrait pas nous surprendre :
pendant longtemps au XXe siècle, le salaire des travailleurs qualifiés a
augmenté par rapport à celui des non-qualifiés, une tendance qui se vérifie
dans de nombreux pays.
Autre façon d’analyser l’augmentation des inégalités du revenu du
travail : se concentrer sur le sommet, comme pour le revenu global, c’est-
à‑dire ceux dont le travail est le mieux rémunéré. Emmanuel Saez, un des
auteurs de cette compilation de données, explique qu’une bonne partie de
cette hausse fulgurante est due à une « explosion des salaires et des
traitements les plus élevés ». Laquelle est particulièrement marquée dans les
pays anglo-saxons : le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-
Unis 417. Toujours aux États-Unis, depuis 1970, la part du revenu du travail
qui revient aux 1 % a doublé, celle qui revient aux 0,1 % a plus que doublé,
et celle des 0,01 % a plus que triplé 418.
Notons qu’une grande partie de cette inégalité croissante du revenu du
travail est due spécifiquement au progrès technologique. Comme nous
l’avons vu dans le chapitre 2, les nouvelles technologies ont contribué à
creuser l’écart entre les salaires des travailleurs qualifiés et les autres,
renforçant ce que l’on appelle la « prime à la compétence » (le salaire relatif
des plus et des moins compétents). L’omniprésence des technologies permet
de comprendre pourquoi les 10 % les mieux rémunérés en profitent autant,
comparés aux 10 % les moins bien rémunérés dans tant de pays.
Au sommet, l’impact du changement technologique sur l’augmentation
des inégalités du revenu du travail est moins évident. Certains économistes
pensent que les nouvelles technologies sont directement responsables de
l’augmentation du salaire des 1 % et des 0,1 %. Les PDG, disent‑ils, utilisent
des systèmes et des outils inédits pour diriger des entreprises plus vastes et
plus cotées, augmentant ainsi leurs traitements. Les banquiers, qui
appartiennent à la même catégorie, bénéficient donc du changement
technologique. Les innovations comme les logiciels de tarification
sophistiqués et les plateformes de négociation algorithmique augmentent la
demande d’intervention de ces financiers 419.
Pour autant, l’explication la plus convaincante de cette hausse des
inégalités n’est pas une question de productivité, mais de pouvoir. Les
« superstars », ou, comme les appelle Thomas Piketty, qui les prive de toute
aura, les « supermanagers » ne sont pas mieux payés parce qu’ils produisent
plus grâce aux nouvelles technologies, mais parce qu’ils ont un poids
institutionnel qui les autorise à accumuler des traitements de plus en plus
généreux. Le progrès technologique intervient dans la mesure où il augmente
le gâteau des revenus, mais c’est le pouvoir croissant de ces supermanagers
qui leur permet de s’attribuer une part plus importante. Il y a quarante ans,
les PDG des plus grandes entreprises américaines gagnaient environ 28 fois
plus qu’un travailleur moyen ; en 2000, le ratio est passé à 376 fois plus 420.
À ce stade, un PDG de haut niveau gagnait donc plus en un jour qu’un
travailleur moyen en une année.
Ces inégalités salariales sont choquantes, mais il y a une interprétation
plus optimiste de cette tendance, laquelle montre que l’asymétrie des
revenus du travail n’est pas inévitable. Si les puissants arrivent à influencer
ainsi leur rémunération, cela veut dire que les déséquilibres économiques ne
sont pas hors de notre contrôle. Le pouvoir peut aussi être utilisé pour lutter
contre les inégalités. Une idée à laquelle nous reviendrons à la fin de ce
chapitre.

Les inégalités entre le travail et le capital

Nous venons de voir que la part du gâteau qui revient aux travailleurs sous
forme de salaire est de plus en plus inégale. Certains ont un rendement de
leur capital humain beaucoup plus important que d’autres. Mais que
représente cette part liée au travail par rapport au revenu qui va aux
détenteurs de capital classique ?
Graphique 8.5 : Baisse de la part du revenu du travail dans les économies des pays développés 421.

Longtemps, au XXe siècle, on a cru que la part qui allait aux travailleurs et
celle qui allait aux détenteurs de patrimoine avait un rapport stable 422. John
Keynes parlait d’« un des faits les plus surprenants, et les mieux établis, de
toutes les statistiques dont nous disposons » et d’une « forme de miracle ».
Nicholas Kaldor, à qui l’on doit les premiers travaux sur la croissance
économique, y voyait un des six « faits stylisés » de ladite croissance. De
même que les mathématiciens bâtissent leurs raisonnements à partir
d’axiomes irréfutables, pensait‑il, de même les économistes devaient‑ils bâtir
les leurs à partir de six faits irrécusables – ce qu’ils faisaient. Ainsi, la
« fonction de production », soit la formule mathématique qui exprime le
rapport entre les facteurs de production comme les hommes et les machines
et la quantité produite, la plus courante est la fonction Cobb-Douglas, du
nom de ses deux auteurs, Charles Cobb et Paul Douglas. Elle reflète le fait
que ces deux parts du gâteau étaient jugées fixes 423.
Jusqu’ici, ce « miracle » de Keynes tenait debout. Mais, partout dans le
monde, la part qui va aux travailleurs (le revenu du travail) a commencé à
baisser il y a plusieurs décennies, et celle qui va aux détenteurs de capital
traditionnel (le revenu du capital) augmente 424. Dans les pays développés, ce
mouvement a démarré dans les années 1980 et, dans les pays en voie de
développement, les années 1990 425.
Pourquoi un tel déclin ? À mesure que la productivité et les gâteaux
augmentent dans le monde, la part revenant aux travailleurs sous forme de
salaire fond. Au lieu de quoi elle se concentre sur les détenteurs de
patrimoine. L’inversion est particulièrement frappante aux États-Unis où,
jusqu’aux années 1970, productivité et salaires allaient de pair et
augmentaient de concert. Depuis, la première croît alors que les seconds
stagnent, si bien qu’ils divergent, comme le montre le graphique 8.6 426.

Graphique 8.6 : Productivité et salaires aux États-Unis, 1948‑2016 427.


Quel rôle le changement technologique joue-t‑il dans cette baisse ? Une
fois de plus : il joue un rôle considérable. D’après les chiffres fournis par
l’OCDE, il est responsable de 80 % de ce déclin de 1990 à 2007 428. Le FMI
se contente de 50 % dans les pays développés, sur une période plus longue,
un chiffre qui concorde avec celui des travaux d’autres économistes 429. En
outre, quand on regarde les explications avancées pour le pourcentage
restant, le changement technologique joue un rôle encore plus marquant.
Une partie de cette diminution serait due à la mondialisation, soit la liberté
de circulation croissante des biens, des services et du capital à travers le
monde. Le FMI estime en effet que ce phénomène explique 25 % de ce
déclin 430. Maintenant, prenons un peu de recul. Qui est responsable de la
mondialisation ? Réponse : le changement technologique, en grande partie.
Car la mondialisation est née de la baisse du coût des transports et de la
communication.
Le déclin de la part du revenu du travail s’explique aussi par l’émergence
d’une poignée d’entreprises « superstars » au succès insolent, plus
productives que leurs rivales, qui accaparent une grande partie de leurs
marchés respectifs. Ces entreprises superstars ont tendance à exiger moins
de travail par unité de production que leurs concurrentes évincées, si bien
que, plus elles dominent, plus la part du travail dans le revenu de l’économie
globale diminue. Par exemple, les concentrations de ventes ont augmenté
dans la plupart des industries du secteur privé américain et, dans les
industries où cette augmentation est la plus importante, la part du travail a
d’autant plus diminué 431. Là encore, cependant, si vous réfléchissez aux
causes de leur domination, la technologie – sous la forme de la
mondialisation, entre autres facteurs – est souvent considérée comme
responsable 432. Il est également révélateur que, dans les industries où le
progrès technologique est plus rapide, la concentration semble augmenter
plus rapidement 433. En 2018, sur les dix entreprises les plus valorisées au
monde, sept appartenaient au secteur des technologies 434.

Les inégalités de capital

À mesure que la part du travail fond, celle du capital croît. La tendance est
évidemment pernicieuse quand on pense aux inégalités, puisque le revenu du
patrimoine est encore plus inégalement réparti dans la société que le revenu
du travail. « Ce schéma apparaît sans exceptions, écrit Thomas Piketty, dans
tous les pays, de tout temps, pour lesquels les données sont disponibles 435. »
Si le revenu qui va aux détenteurs de patrimoine est si disparate, c’est
parce que le nombre de ces détenteurs se réduit. En 2017, l’organisation
caritative Oxfam, présente au forum international de Davos, qui réunit les
dirigeants et les responsables les plus prospères et les plus influents, a publié
un rapport affirmant qu’il y avait huit hommes dont la fortune équivalait à
celle de la moitié la plus pauvre de la population mondiale 436. On peut
toujours pinailler sur ce nombre, mais il existe d’autres chiffres qui
confirment ce trait 437. Les coefficients de Gini en ce qui concerne la
richesse, par exemple, sont deux fois plus élevés que ceux qui ont été
calculés précédemment pour les revenus 438. Thomas Piketty fait remarquer
que les 10 % qui détiennent le patrimoine traditionnel ont la moitié ou plus
de toute la richesse, et, dans certains pays, jusqu’à 70 % de celle-ci alors
que, dans la plupart de ces sociétés, la moitié de la population « n’a
quasiment rien » 439.
Une fois de plus, les États-Unis se distinguent de ce point de vue. Les
50 % d’Américains les moins aisés ne possèdent que 2 % de la richesse
nationale 440. Mais les 1 % les plus riches en détiennent plus de 40 %, alors
qu’ils en avaient moins de 25 % dans les années 1970 441. Et les 0,1 %, une
catégorie qui comprend 160 000 personnes à peine, en possèdent 22 %,
sachant que la moitié de la richesse accumulée aux États-Unis de 1986 à
2002 leur revient 442. Autrement dit, ces 0,1 % détiennent aujourd’hui la
même quantité de richesse que la totalité des 90 % d’Américains les moins
fortunés (voir le graphique 8.7). C’est un retour à un type de société que l’on
croyait dépassé, qui date des années 1930 : une classe de détenteurs de
capitaux mène la belle vie alors que la plupart des gens n’ont presque rien à
côté 443.
Graphique 8.7 : Ascension des 0,1 % 444.

Perspectives d’avenir

Comme le montrent les pages précédentes, les inégalités croissantes


cachent trois tendances distinctes. D’abord, la répartition du capital humain
est de plus en plus inégale, tout le monde n’ayant pas les mêmes
compétences, si bien que la part du gâteau des revenus qui va aux
travailleurs sous forme de salaire est irrégulièrement divisée – les inégalités
du revenu du travail sont fortes, et elles se confirment. Ensuite, la répartition
du patrimoine est de plus en plus inégale, si bien que la part du gâteau des
revenus qui va aux détenteurs de capital traditionnel sous forme de
rendement est irrégulièrement divisée – les inégalités du revenu du capital
sont souvent plus fortes, et elles se confirment. Enfin, le capital traditionnel
lui-même est distribué très inégalement, une inégalité qui n’a cessé de
s’accentuer au cours des dernières décennies.
Ces tendances ne se vérifient pas partout de la même manière. Au
Royaume-Uni, par exemple, il n’est pas certain que la part du travail dans le
revenu ait effectivement diminué. En Europe centrale et au Japon,
contrairement aux États-Unis, la part des revenus allant aux 1 % les plus
fortunés a eu tendance à diminuer au cours du XXe siècle. Et il existe d’autres
exceptions. Mais le tableau général est le même : dans l’ensemble, les
économies du monde deviennent plus prospères, mais plus inégales. Et le
principal responsable de cette évolution est le progrès technologique.
Évidemment, la technologie n’est pas à l’origine de toutes les inégalités.
Mais elle en est souvent le principal moteur, à la fois directement – en
augmentant le salaire des travailleurs hautement qualifiés, ou en
encourageant les entreprises à utiliser davantage de ressources humaines – et
indirectement – en favorisant la mondialisation et d’autres mutations
économiques. Il convient également de rappeler que le progrès
technologique est en grande partie responsable de l’élargissement du gâteau
économique. Autrement dit, il explique à la fois les termes « revenu » et
« inégalité » d’« inégalité des revenus ».
Il est utile de se pencher sur le fonctionnement actuel des inégalités pour
atténuer tout scepticisme concernant la menace de chômage technologique.
À l’heure actuelle, la plupart des sociétés répartissent la prospérité en
récompensant les individus pour le capital qu’ils possèdent, humain et
traditionnel. Les inégalités croissantes montrent que cette approche est en
train de s’effriter : une poignée de gens possèdent un capital dont la valeur
est considérable, les autres ont peu de capital de valeur. Le chômage
technologique, comme je l’ai indiqué, n’est qu’une version plus radicale de
cette histoire – le mécanisme du marché échoue complètement, et de
nombreuses personnes se retrouvent sans rien. John F. Kennedy avait lancé
une boutade célèbre, « La marée montante soulève tous les bateaux », ce qui
signifie que la croissance profite à tous. Ce qu’il a oublié de dire, c’est que,
si la marée est trop forte, ceux qui n’ont pas de bateau, c’est-à‑dire pas de
capital valorisé par le marché, se noient tout simplement.
Il est aussi utile de se pencher sur ces inégalités pour une deuxième raison,
plus optimiste : parce qu’il est possible de lutter contre le chômage
technologique qui menace. Comme je l’ai dit, les trois tendances qui sous-
tendent l’accroissement des inégalités ne se manifestent pas de la même
façon dans tous les pays, même si tous sont exposés aux mêmes
changements technologiques. Il ne s’agit pas d’une anomalie à écarter, mais
d’un fait révélateur, qui implique que la réaction de chaque pays compte.
Comme le soulignent les meilleurs spécialistes, « les inégalités de revenus
ont augmenté dans presque toutes les régions du monde au cours des
dernières décennies, mais à des rythmes différents. Le fait que les niveaux
d’inégalité soient si différents d’un pays à l’autre, même quand ces pays ont
des niveaux de développement proches, souligne le rôle des politiques et des
institutions nationales s’agissant de la naissance des inégalités 445 ».
Les inégalités de revenus ne sont pas inévitables. La seule chose qui l’est,
c’est la loterie qui veut que certains naissent avec plus ou moins de talents et
de capacités, de parents plus ou moins encourageants et aisés. Ce
déséquilibre initial est inévitable. Mais ce n’est pas le cas de tous les
déséquilibres qui suivent. Il n’y a aucune raison pour que les gens nés avec
une cuillère en argent soient les seuls à pouvoir accumuler un vrai capital, ni
pour que les enfants de parents chanceux soient si disproportionnellement
avantagés. Il n’y a aucune raison pour que les déséquilibres qui existent en
matière de propriété du capital se traduisent par des inégalités aussi
importantes en termes de revenus.
Entre les déséquilibres inévitables de la naissance et les inégalités finales
des revenus, il y a toute une série d’institutions que nous décidons d’établir
en tant que société : nos écoles et nos universités, nos politiques fiscales et
sociales, nos syndicats et nos lois sur le salaire minimum, etc. Ces
institutions modifient non seulement la manière dont le capital est distribué
au départ, mais aussi son rendement final. Elles déterminent le partage de la
prospérité économique dans la société.
Non, les inégalités ne sont pas inévitables. Pas plus que les déséquilibres
économiques qu’entraîneraient le chômage technologique. Si nous le
voulons, nous avons le pouvoir d’agir sur ces divisions et de les restreindre.

Le problème de la répartition

À l’époque où Keynes évoqua pour la première fois le chômage


technologique, la vie économique était en pleine crise : c’était en 1930, la
Grande Dépression venait de commencer, plongeant le monde industriel
dans un vaste nuage morose. L’économiste recommandait pourtant à ses
lecteurs de ne pas paniquer. Libérez-vous du « court terme », disait‑il, et
voyez l’avenir « avec des ailes ». Avec le temps, « le problème
économique » et la « lutte pour la survie » seraient surmontés, nous
n’aurions pas besoin de nous inquiéter du chômage technologique – d’ici là,
le gâteau économique serait suffisamment grand pour que tout le monde
puisse en vivre. Selon ses calculs, si le progrès technologique se poursuivait
à un rythme régulier, le gâteau aurait la bonne taille cent ans plus tard, c’est-
à‑dire en 2030 446.
Au fond, Keynes avait raison, près de dix ans avant cette échéance.
Aujourd’hui, le PIB mondial par tête est presque assez important – nous
avons vu qu’il est à près de 11 000 dollars par an – pour que personne n’ait à
lutter pour survivre. Anticipant cette prospérité, Keynes pensait que le
problème économique de la pauvreté serait remplacé par un problème qui
n’a rien à voir avec l’économie 447 : comment mettre à profit les loisirs que le
progrès technologique permet, comment « vivre sagement, agréablement et
bien 448 ». C’est ce qui explique que la perspective du chômage
technologique ne l’inquiétait pas.
Mais Keynes a commis une grave erreur de calcul. Il jugeait acquis que la
prospérité du monde profiterait automatiquement à tous. Comme nous
l’avons vu dans ce chapitre, c’est loin d’être vrai. Comme l’a dit Joseph
Stiglitz, prix Nobel d’économie : « La question clé – à laquelle Keynes n’a
pas fait suffisamment attention à plusieurs reprises – est celle de la
distribution 449. » Quelle que soit la situation dans l’ensemble de l’économie
mondiale, « le problème économique » n’est résolu que pour quelques
privilégiés et chanceux 450. Pour la majorité des gens, la tranche du gâteau
économique plus gros est encore trop maigre. Pour beaucoup, elle se résume
même à quelques miettes 451.
Le problème de la répartition n’est pas neuf. Les inégalités ont toujours
existé, et les gens ont toujours été en désaccord sur la façon d’y remédier. Le
risque, c’est que le progrès technologique aggrave ce problème de
distribution, qui sera donc plus difficile à résoudre. À l’heure où j’écris,
beaucoup de gens manquent de capital au sens classique, mais tirent un
revenu de leur travail – un rendement de leur capital humain. Le chômage
technologique menace de tarir cette ultime source de revenu et d’achever de
les dépouiller.
Les pages qui suivent sont consacrées aux meilleures manières de réagir.
TROISIÈME PARTIE
LA RÉPONSE
Chapitre 9
Les limites de l’éducation et de la formation

Face à la menace de chômage technologique, la réaction la plus courante


de ceux qui réfléchissent à l’avenir du travail – commentateurs et
économistes, hommes politiques et décideurs – est de dire que nous avons
besoin de plus d’éducation et de formation. Le problème auquel nous
sommes confrontés serait donc une question de compétences. Si on offrait
aux personnes l’éducation et la formation appropriées, la question serait
résolue. Comme la plupart des gens considèrent que leur revenu est un
retour sur leur capital humain, il faudrait empêcher ce flux de se tarir. Jason
Furman, ancien président du Bureau des conseillers économiques d’Obama,
a résumé ce raisonnement classique dans le tweet suivant : « Le travail a un
avenir ; quel qu’il soit, l’éducation y contribuera 452. »
Aujourd’hui, c’est en effet la réponse la plus adaptée, mais la première
chose est de savoir ce que signifie réellement « plus d’éducation » ou « plus
de formation ». C’est ce que je détaillerai dans la première partie de ce
chapitre. Cela dit, plus le temps passe et plus les machines sont
performantes, moins l’éducation est utile. L’idée qu’elle pourra
indéfiniment résoudre les problèmes d’emploi liés au progrès technologique
a beau être un mantra que peu de gens contestent, c’est une grave erreur, ce
que nous verrons dans la seconde partie.

Le siècle du capital humain

Nous croyons à la formation et aux études parce qu’elles permettent aux


travailleurs de profiter du changement technologique, mais cette croyance
est largement fondée sur notre expérience passée. Historiquement parlant, il
est vrai que les personnes qui ont acquis et entretenu les bons savoir-faire
ont réussi, surtout au XXe siècle. Ces changements touchaient
essentiellement les compétences, si bien que la valeur ajoutée des
travailleurs mieux formés était plus forte et plus recherchée que celle des
autres. Aujourd’hui encore, les études sont considérées comme un des
meilleurs investissements économiques pour une personne. Aux États-Unis,
si vous faites des études universitaires de niveau college, celles-ci vous
coûteront 102 000 dollars (pour les cours et quatre années de salaire sacrifié
le temps de ce premier cycle), mais vous pouvez vous attendre à gagner
plus d’un million de dollars dans votre vie – soit deux fois plus que si vous
n’allez pas à l’université 453. Autrement dit, toujours aux États-Unis, il est
difficile de trouver une dépense qui rapporte autant qu’un cursus
universitaire : un diplôme de premier cycle (niveau college) a un rendement
annuel de plus de 15 %, loin devant les actions (qui rapportent une
moyenne de 7 %) et les obligations, et plus que l’or et les biens immobiliers
(qui rapportent moins de 3 % 454).
L’éducation est plus qu’une béquille individuelle. Elle sert de tremplin à
des économies entières. Là encore, c’est surtout vrai au XXe, et les
économistes parlent de « siècle du capital humain. ». Aux XVIIIe et
XIXe siècles, la prospérité d’un pays dépendait de sa détermination à investir
dans un capital plus traditionnel, notamment les usines et les machines. Au
XXe, elle dépendait beaucoup plus de l’investissement dans ce capital
humain, autrement dit les talents et la formation des travailleurs. Pourquoi
un tel renversement ? Parce que les nouvelles technologies étaient fondées
sur les qualifications, si bien que les pays dont la main-d’œuvre était bien
formée étaient mieux placés pour tirer profit de ces technologies. « Savoir
lire et compter ne suffisait plus à assurer la réussite économique », écrivent
Claudia Goldin et Lawrence Katz, deux analystes hors pair de ce
bouleversement 455. Il fallait plus d’éducation ou de formation.
Cela dit, le sens de ce « plus de » a changé au cours du XXe siècle. Au
début, il signifiait « plus de gens » : l’éducation des masses correspondait à
l’ambition de voir chacun, quels que soient son milieu et ses aptitudes,
avoir accès à une éducation de base. Le programme fut long à mettre en
place. Dans les années 1930, comme l’indiquent Claudia Goldin et
Lawrence Katz, les États-Unis étaient « quasiment le seul pays » à proposer
des études de niveau collège gratuites 456. Petit à petit, les autres pays ont
suivi, et aujourd’hui l’école primaire et secondaire est monnaie courante
partout dans le monde. En revanche, à la fin du XXe, le sens de ce « plus
de » avait évolué. Il ne signifiait pas seulement plus de gens, autrement dit
l’éducation pour tous, mais une éducation de plus haut niveau : école,
collège, lycée et université. Si vous faites bien attention, ce changement est
sous-entendu dans de nombreuses déclarations de politiciens du tournant de
ce siècle. En 1996, Bill Clinton, président des États-Unis, a fait voter une
profonde réforme des impôts pour que « les 13e et 14e années d’études
soient aussi universelles aux États-Unis que les 12 premières années 457. »
Quelques années plus tard, Tony Blair, alors Premier ministre du Royaume-
Uni, affirmait qu’il n’avait « d’autre ambition pour la Grande-Bretagne que
de voir une augmentation régulière du nombre de personnes bénéficiant
d’une formation universitaire 458 ». En 2010, le président Barack Obama
avoua au cours d’une table ronde organisée par l’université du Texas :
« Nous savons que, d’ici dix ans, avoir un diplôme de niveau lycée ne sera
plus suffisant. Les gens doivent aller à la fac. Ils ont besoin d’être formés. Il
faut qu’ils fassent plus d’études 459. »
À l’heure qu’il est, il est vrai que la formation et l’éducation devraient
nous permettre de rester dans la course, mais que signifiera ce « plus » dans
un avenir proche ? Pour répondre à la question, il convient, à mon avis, de
changer trois éléments de notre approche : ce que nous enseignons,
comment nous l’enseignons et à quel moment nous l’enseignons.

Ce que nous enseignons

De nombreuses propositions politiques ont été faites pour répondre à la


menace de l’automatisation au cours des dernières années. Ces propositions
reposent toutes sur le même principe : il faut apprendre et transmettre aux
gens les compétences et les savoir-faire qui les rendront meilleurs là où les
machines sont déficientes, et non là où elles sont efficaces. Autrement dit,
les gens doivent apprendre à effectuer des tâches que les machines
compléteront, plutôt que des tâches qu’elles accompliront.
Cette approche implique avant tout d’arrêter de leur apprendre des tâches
routinières, celles où les machines excellent, où la force de substitution
évince déjà les hommes. Plutôt que de les orienter vers ce type de jobs, il
faut les préparer à exercer des emplois tels qu’infirmier et infirmière, ou
soignant et soignante – des emplois impliquant des activités qui font appel à
des capacités pour l’instant hors de portée des machines, même les plus
performantes. On pourrait aussi leur apprendre à construire eux-mêmes les
machines, à les concevoir et à les utiliser de façon appropriée – c’est là
encore quelque chose que les machines ne peuvent pas encore accomplir.
Pour l’heure, c’est donc en se concentrant sur ce type d’activités que les
travailleurs sont plus susceptibles de concurrencer les machines.
On pourrait me reprocher de parler de « concurrence » et me conseiller
d’utiliser un des nombreux verbes qui sous-entendent que les machines
aident les êtres humains : augmenter, améliorer, habiliter, coopérer,
collaborer. Ces verbes ont beau être rassurants, hélas, ils ne traduisent pas
vraiment ce qui est en train de changer. À l’heure où j’écris, les nouvelles
technologies peuvent effectivement compléter les êtres humains pour
certaines tâches, donc augmenter la demande de main-d’œuvre pour les
accomplir. Mais, comme nous l’avons vu, ce compromis ne durera que tant
que les gens seront mieux placés que les machines pour effectuer ces
tâches. La force de complémentarité est un secours temporaire : la
concurrence, la lutte incessante que nous menons pour conserver l’avantage
sur les machines pour une tâche donnée, est un phénomène permanent.
Il est tentant de se moquer du simple conseil suivant : ne préparez pas les
gens à des tâches dont nous savons que les machines peuvent les accomplir
mieux que nous. En pratique, ce principe de base est pourtant largement
ignoré. Nous continuons à consacrer du temps à former les gens aux jobs
routiniers que les machines font mieux, sans parler de ce qu’elles arriveront
à faire plus tard.
Prenez l’enseignement des maths. Il existe aujourd’hui une application
appelée PhotoMatch qui résout une quantité de problèmes soumis aux
élèves. Vous prenez la photo de l’intitulé du problème de maths, imprimé ou
écrit à la main, avec un smartphone. L’application le scanne, l’interprète et
vous donne la réponse. Nos méthodes d’enseignement sont si peu
inventives et si élémentaires qu’un dispositif aussi simple que cette
application fonctionne. De même que les calculatrices ont modifié
l’enseignement des maths et obligé à abandonner le calcul bête et méchant
pour les problèmes, de même avons-nous besoin d’opérer une bascule pour
répondre aux nouvelles technologies. Le principe vaut pour tous les
domaines – quelle que soit la matière, nous, professeurs, devons l’enseigner
en nous appuyant sur les aptitudes humaines inaccessibles aux machines.
Revers de la médaille : nous avons du mal à former les gens à tout ce que
les machines ne font pas particulièrement bien. Prenez l’informatique, par
exemple. Dans le quart supérieur des professions américaines classées
suivant leur niveau de rémunération, près de la moitié des offres d’emploi
demandent déjà de maîtriser le codage 460. Il est quasiment certain que cette
compétence deviendra encore plus importante dans les années à venir. Or en
Angleterre, par exemple, l’informatique est toujours la quatrième roue du
carrosse des programmes scolaires, et personne ne pense à la relier à
l’effervescence qui a cours aux frontières de la recherche dans ce domaine.
Une enquête récente montre que les professeurs d’informatique anglais
n’ont généralement « aucune expérience » en la matière et « ne se sentent
pas en confiance » pour l’enseigner 461. C’est parce que ces professeurs sont
souvent ceux qui enseignaient le cours de TIC (Technologies de
l’information et de la communication), aujourd’hui abandonné, où l’on
apprenait aux élèves à utiliser Microsoft Word, Excel et autres. Les
responsables politiques pensent sans doute qu’il n’est pas urgent
d’embaucher de nouveaux enseignants, sous prétexte que les deux matières
ont trait aux ordinateurs. Compte tenu de la qualité de l’enseignement, il
n’est pas surprenant qu’en Angleterre, seul un élève sur dix environ passe le
GCSE (General Certificate of Secondary Education) d’informatique à seize
ans 462. Plus largement, un adulte sur quatre, dans trente-trois pays de
l’OCDE en tout, n’a « que peu ou pas d’expérience des ordinateurs », et la
plupart sont « au niveau de compétence le plus faible » quand il s’agit
d’avoir recours aux nouvelles technologies pour résoudre des problèmes 463.
Le choix, apparemment simple, qui consiste à préparer les gens à des
tâches que les machines ne peuvent effectuer est aussi pertinent pour la
raison suivante : il nous oblige à réfléchir aux segments très précis du
marché du travail où se trouvent ces tâches complémentaires. On part
souvent du principe qu’il s’agit des tâches les plus complexes et les mieux
rémunérées. L’objectif des politiques est donc d’encourager les gens à
« monter en compétences », se hisser sur le marché du travail et essayer
d’obtenir un poste au sommet. C’est le fil directeur des interventions d’un
Clinton, d’un Blair ou d’un Obama quand ils évoquent l’idée de diplômes
universitaires pour tous. En réalité, cette stratégie appartient au XXe siècle,
et elle commence à être dépassée. Comme nous l’avons vu, le niveau
d’éducation requis pour qu’un être humain puisse effectuer une tâche (en
d’autres termes, le fait que cette tâche nécessite ou non un travailleur
hautement qualifié) est un signe de moins en moins pertinent pour savoir si
cette tâche peut être automatisée. Beaucoup des tâches qui ne peuvent pas
encore être automatisées n’ont rien à voir avec les emplois les mieux
rémunérés ; ce sont plutôt les travailleurs sociaux, le personnel paramédical,
les enseignants… Préparer les gens à ce type d’emplois nécessite une
approche différente de celle qui consiste à inciter de plus en plus d’étudiants
à suivre un enseignement de plus en plus sophistiqué.
À plus long terme, cependant, éviter les tâches « routinières » ne suffira
pas. Nous savons que les machines ne seront pas toujours confinées à des
tâches « routinières » : elles commencent déjà à effectuer des tâches qui,
chez l’homme, requièrent des facultés telles que la créativité, le jugement et
l’empathie. D’une certaine façon, elles commencent aussi à se construire
elles-mêmes. (Pensez à AlphaZero, par exemple, le dispositif qui a compris
de lui-même comment devenir un joueur d’échecs imbattable.) Il y a de
quoi douter que les humains puissent se réserver la construction de
machines.
Le problème, quand on essaye de donner des conseils pour une époque
plus lointaine, c’est qu’un voile d’incertitude plane sur les tâches qui seront
hors de portée des machines. Ce qui est sûr, c’est que les machines seront
capables d’en faire plus. Malheureusement, ce n’est pas particulièrement
utile pour savoir aujourd’hui ce que les gens doivent apprendre. Or
l’incertitude est inévitable, et il n’y a plus qu’à s’en tenir à une règle
simple : ne pas préparer les gens à des tâches déjà mieux exécutées par les
machines, ou dont nous pouvons raisonnablement prévoir qu’elles le seront
bientôt.

Comment nous enseignons

Nous devons aussi changer nos méthodes d’enseignement. Imaginez que


vous remontiez dans le temps et que vous entriez dans une salle de classe,
derrière un pupitre, à côté d’un de vos ancêtres. Le décor vous semblerait
parfaitement normal : un petit groupe d’élèves rassemblés dans un espace
clos, à qui s’adresse un professeur suivant une série de leçons livrées de
vive voix, dont chacune a plus ou moins la même longueur et le même
rythme et obéit à un programme scolaire plus ou moins formaté 464. Ce
système, s’il est servi par des enseignants doués, des élèves sérieux et de
solides subventions, fonctionne très bien. Mais, en pratique, ces ressources
sont rarement réunies, et le système prend l’eau.
Les nouvelles technologies sont une alternative. Pensez à l’une des
caractéristiques de l’enseignement traditionnel : la salle de classe, qui
entraîne nécessairement une uniformisation. Les enseignants ne peuvent pas
adapter leur matériel aux besoins de chaque élève ; résultat, les cours ont
tendance à ne correspondre à ceux de personne. C’est particulièrement
frustrant quand on sait que l’enseignement personnalisé est aussi porteur :
un élève moyen qui bénéficie d’un tutorat individualisé dépasse de 98 % ses
camarades qui suivent les mêmes cours dans une salle de classe classique.
Les chercheurs qui travaillent sur la question parlent du « problème des
deux écarts-types ». (Un écart-type est une mesure utilisée en statistiques,
qui évalue la dispersion d’une variable aléatoire réelle par rapport à une
moyenne.) Et l’on parle de « problème » parce que ce genre de tutorat a
beau produire des résultats extraordinaires, il est inabordable pour la plupart
des pays. Les nouvelles technologies appelées systèmes d’apprentissage
« adaptatif » ou « personnalisé » devraient contribuer à résoudre une partie
du problème. En adaptant non seulement le contenu, mais aussi le rythme et
l’angle d’approche de l’enseignement aux besoins de l’élève, ces dispositifs
visent à reproduire le tutorat en face à face auquel seuls quelques élèves
privilégiés et chanceux ont accès 465.
Prenez une autre caractéristique de l’enseignement classique : seul un
nombre limité d’élèves tient dans une salle ou un amphi de taille moyenne
sans qu’on étouffe. Alors qu’en ligne, chaque enseignant s’adresse à un
nombre illimité de personnes. Il n’y a aucun « effet de congestion ».
Sebastian Thrun est un ingénieur informaticien, professeur à Stanford et
l’un des inventeurs des véhicules sans chauffeur, qui a réussi à attirer plus
de 314 000 élèves à un cours d’initiation à l’intelligence artificielle 466.
L’enseignement en ligne permet aussi de faire des économies d’échelle,
puisque enseigner à 100 personnes coûte autant qu’enseigner à 100 000 via
Internet, un gain d’autant plus appréciable que le coût diminue
proportionnellement au nombre d’élèves 467.
Les cours en ligne appelés « Massive Open Online Courses » ont un
succès fou. Il n’empêche que les sceptiques pensent que ce succès est
trompeur. Des milliers de personnes s’inscrivent, disent‑ils, mais très peu
d’entre elles suivent le cours jusqu’au bout. Le taux de suivi est très
faible 468. La critique a beau être fondée, elle passe à côté de deux choses.
Premièrement, ces taux ont beau être faibles, les taux d’inscription sont tels
que même un pourcentage faible est un pourcentage impressionnant. Un
exemple : les cours d’informatique en ligne proposés par le Georgia
Institute of Technology ont 7 % de leurs élèves américains qui obtiennent
un mastère d’informatique, en dépit de nombreux abandons (environ 1 200
Américains s’y inscrivent chaque année, mais environ 60 % d’entre eux
seulement suivent le cours jusqu’au bout) 469. Deuxièmement, les élèves ne
donnent pas toujours suite à l’enthousiasme initial, mais l’existence de ces
cours prouve qu’il y a une demande de formation considérable et une offre
qui n’est pas à la hauteur, en tout cas aujourd’hui. Il existe aussi une
demande de formation non satisfaite qui émane de pépinières de talents.
Lorsque Sebastian Thrun a d’abord enseigné à une classe de 200 étudiants
de Stanford, puis à 160 000 étudiants en ligne, son meilleur élève de
Stanford est arrivé seulement au 413e rang sur Internet. « J’hallucine ! a
déclaré Thrun, ça veut dire que, pour chaque excellent étudiant de Stanford,
il y aurait 412 étudiants encore plus géniaux dans le monde 470. »

Quand nous enseignons

Le dernier changement concerne le rythme de l’enseignement. L’opinion


veut que l’éducation commence dès l’enfance, car elle correspond à un
temps mis à part et réservé à la formation du capital humain. À mesure que
la vie avance, chacun y puise dans un but productif. De ce point de vue,
l’éducation est un moyen de se préparer à la « vraie vie, » une activité qui
permet de se mettre en condition avant que les choses ne deviennent
sérieuses.
Plus jeune, j’étais sensible à ce discours. Mais, après avoir travaillé au 10
Downing Street, j’ai repris mes études pour obtenir un diplôme de troisième
cycle. Dans les dîners en ville, quand on me demandait « Qu’est-ce que
vous faites dans la vie ? », je répondais : « Un doctorat d’économie. » Une
fois la stupeur de mon interlocuteur passée (regret d’avoir posé la question
et panique en voyant la conversation frôler l’impasse), il me lâchait avec un
sourire sec, « Ah oui, un éternel étudiant… » La réaction de mon
interlocuteur est typique d’une croyance populaire assez vaine : l’idée qu’à
un certain âge, l’éducation serait synonyme d’improductivité, voire
d’indolence et de légèreté.
Ce genre de raisonnement va forcément évoluer dans les années qui
viennent. Les gens devront apprendre à entrer et sortir du système éducatif
plusieurs fois au cours d’une vie. Ils seront obligés de se re-former, car les
changements technologiques les obligeront à assumer de nouvelles
fonctions. Beaucoup de tâches seront accomplies par d’autres personnes, ou
par personne. La formation est aussi utile parce qu’il est difficile de savoir
quelles seront ces fonctions. Dans ce sens-là, se lancer dans une « formation
à vie » est un moyen de parer à toutes les demandes que le monde du travail
nous réserve. Certains pays ont déjà intégré l’idée, essentiellement ceux
d’Europe du Nord (Suède, Norvège, Danemark, notamment) ; Singapour
propose à tous les citoyens de plus de vingt-cinq ans un crédit forfaitaire de
450 euros environ pour suivre une nouvelle formation, suivie de remises à
niveau périodiques. La somme est modeste au vu de l’ampleur du défi, mais
c’est mieux que rien 471.

Les retours de bâton contre l’éducation

Si nous arrivons à adapter ce que nous enseignons, comment nous


l’enseignons et quand, l’éducation sera notre meilleur rempart contre le
chômage technologique. Depuis quelques années, pourtant, on assiste à un
scepticisme de plus en plus marqué quant à la valeur de l’éducation – en
particulier quant à la pertinence des études proposées par les universités.
Seuls 16 % des Américains pensent qu’un diplôme sanctionnant quatre ans
d’études prépare « très bien » les étudiants à un emploi bien rémunéré 472.
Ce résultat est lié au fait que la majorité des grands entrepreneurs ont
abandonné leurs études, en général dans une université prestigieuse. La liste
est impressionnante : Sergey Brin et Larry Page (Google) ont quitté
Stanford, Elon Musk (PayPal, Tesla et Solar City) a aussi abandonné
Stanford, Bill Gates (Microsoft) et Mark Zuckerberg (Facebook) ont
abandonné Harvard, Steve Jobs (Apple), Reed College, Michael Dell (Dell),
l’université du Texas, Travis Kalanick (Uber), l’université de Californie,
Evan Williams et Jack Dorsey (Twitter), respectivement l’université de
Nebraska et New York University, Larry Ellison (Oracle), l’université de
l’Illinois et l’université de Chicago, Arash Ferdowsi (DropBox), le MIT,
Daniel Ek (Spotify), le Royal Institute of Technology 473.
Je pourrais continuer. Même si tous n’ont pas arrêté leurs études pour les
mêmes raisons, tous ont suivi la même trajectoire : j’abandonne les études,
en direct pour la stratosphère du marché du travail. Il est tentant de dire que
ce sont des exceptions. Qui plus est, tous ne sont pas devenus des super-
chefs d’entreprise du jour au lendemain. Le but des études n’est pas
forcément de former tout le monde à diriger une immense entreprise de
technologie. Il n’empêche, si je prends tous ceux qui fondent des boîtes
ambitieuses, le nombre de ceux qui ont tourné le dos à l’université est
impressionnant. Ce n’est pas un hasard, et il vaut le coup de le rappeler.
Outre le pouvoir anecdotique de cette énumération, il existe aussi des
arguments plus profonds justifiant de penser que ce « plus de » formation
n’a plus de raison d’être. Peter Thiel, idéologue et entrepreneur de la
Silicon Valley, s’en explique avec un certain goût pour la provocation. Les
études supérieures sont une « bulle » à la fois « surcotée » parce que les
gens « n’en ont pas pour leur argent », dit‑il, et « objet d’une croyance
absolument inouïe » vu les dettes que les gens accumulent « simplement
pour faire comme tout le monde ». Il ne nie pas que les gens qui ont fait des
études sont plutôt mieux payés, mais il se méfie, parce qu’on ne saura
jamais comment ils se débrouilleraient s’ils n’en avaient pas fait. Il a
tendance à croire qu’ils s’en sortiraient aussi bien sans : les universités
« servent autant à identifier les personnes douées qu’à ajouter de la
valeur », dit‑il. Par ailleurs, personne ne se penche sérieusement sur ce
genre de question. C’est pourquoi, joignant le geste à la parole, il propose
une bourse de 100 000 dollars (97 000 euros environ) à des étudiants ayant
« refusé ou abandonné la fac » pour créer une entreprise 474. La fondation
Thiel, qui gère les bourses, rappelle que les heureux élus sont aujourd’hui
60 à avoir monté leur boîte pour une valeur totale de 1,1 milliard de dollars
(1 milliard d’euros environ). (Au passage, je remarque que la fondation ne
dit jamais ce que ces jeunes entrepreneurs auraient fait s’ils n’avaient pas
bénéficié de cette bourse.)
La question qui consiste à savoir si les universités « se contentent de
sélectionner des personnalités talentueuses qui auraient de toute façon
réussi […] n’a pas vraiment été analysée », déplore M. Thiel 475. En réalité,
les économistes sont nombreux à y consacrer une grande partie de leurs
travaux. Le problème est même tellement en vogue qu’on parle du biais qui
consiste à omettre une variable (omitted-variable bias, dit aussi ability
bias), la variable étant les aptitudes (ability) de l’étudiant. Voilà ce qu’on
néglige quand on évoque la réussite éventuelle d’un étudiant plus tard dans
la vie. Le problème qui se pose dans ce cas-là est le suivant : si les
personnes ayant plus d’aptitudes vont à l’université, on peut penser que les
études qu’ils ont suivies expliquent leur réussite future ; en réalité, leur
succès est aussi lié à leurs facilités. Des économistes ont mis au point un kit
d’outils qui servent à compenser cette omission. Contrairement à ce que
disait Peter Thiel, ils en ont conclu – cette compensation étant prise en
compte – que les universités ont plutôt un impact positif. Les personnes
plus talentueuses gagnent peut-être plus dans tous les cas, mais les études
les aident à gagner encore plus.
Mais comment les universités contribuent‑elles à ce qu’elles gagnent
plus ? Des économistes influents – dont plusieurs prix Nobel – pensent que
ce n’est pas parce qu’elles transmettent aux étudiants de nouvelles
compétences ni qu’elles en font des créatures plus productives. Au
contraire, disent‑ils, une grande partie de l’enseignement est gaspillée, mais
joue le rôle de signal, un phénomène connu sous le nom de « signalement ».
De ce point de vue, l’éducation garantit aux candidats un meilleur salaire,
non pas parce qu’elle les rend plus compétents, mais parce que c’est un
parcours difficile, si bien que seules les personnes déjà très compétentes
avant de commencer sont capables d’aller jusqu’au bout. Les études jouent
donc le rôle de « signal » – de même qu’un paon fait la roue pour signaler
ou mettre en scène sa virilité face à une femelle, un étudiant signale ses
aptitudes à un employeur en brandissant un CV mirifique. Certains vont
jusqu’à affirmer que 80 % des bénéfices des études se réduisent à cette
distinction 476. À cet égard, elles n’ont pas grand-chose à voir avec
l’acquisition de qualifications concrètes.
Le scepticisme général de Thiel est donc révélateur, même si sa remarque
particulière est exagérée. Mais il y a plus révélateur : la facilité avec
laquelle nous critiquons nos systèmes éducatifs. Nous avons tendance à
penser que nos écoles, nos universités et nos centres de formation sont des
sanctuaires, et la moindre remise en cause de leur utilité provoque de
violentes réactions – vifs haussements de sourcils ou franche indignation. À
propos des bourses de la fondation Thiel, d’une valeur de 100 000 dollars,
attribuées à des étudiants qui ont quitté la fac, Larry Summers, qui a l’art de
frapper là où ça fait mal, a dit que c’était le « coup philanthropique le moins
bien visé de la décennie 477 ». Certes, mais aucune institution, même la plus
vénérée et la plus ancienne, n’est en droit d’échapper à notre regard critique
quand il s’agit de penser l’avenir – surtout pas les institutions chargées de
l’éducation.

Les limites des études

Outre les doutes sur la valeur et l’utilité de l’enseignement supérieur,


deux autres problèmes sont susceptibles d’émerger quand on réclame « plus
d’éducation » pour répondre à la menace de chômage technologique. Les
études ne sont évidemment pas faites exclusivement pour que les étudiants
trouvent un job bien rémunéré, et nous aborderons le versant non
économique de la question dans les chapitres suivants. Pour l’instant,
cependant, je me concentrerai sur les études en tant que réponse à la
menace économique de l’automatisation – et sur leurs limites à cet égard.

Des compétences inatteignables


Les personnes qui conseillent davantage d’éducation pour répondre à la
menace de l’automatisation mesurent rarement la gravité des enjeux. Elles
parlent de nouvelles compétences comme si c’était une manne tombée du
ciel, une panacée inépuisable qu’il suffirait d’apprendre à saisir avec un
minimum d’efforts. Mais l’éducation désigne autre chose. C’est un parcours
difficile 478. Il est bien beau de dire que, si les travailleurs sont évincés par
les machines mais qu’il existe des emplois ailleurs, il suffit qu’ils s’y
mettent – tout est bien qui finit bien. En pratique, les choses ne marchent
pas comme ça. La difficulté à se reconvertir est en partie responsable du
chômage technique frictionnel : il y a peut-être des emplois qui tendent les
bras aux travailleurs, mais ces emplois appartiennent à un autre monde, très
tentant, mais hors de portée pour eux, car ils n’ont pas les qualifications
pour. C’est la première limite de l’éducation : pour beaucoup de gens, ces
compétences sont souvent inaccessibles.
Première raison : des différences de facilités naturelles. Les hommes
naissent doués d’aptitudes et de talents variés. Certains naissent le pied
léger, d’autres avec des doigts d’or, certains ont l’esprit tranchant, d’autres
sont empathiques et sensibles. Ces différences signifient qu’il y a des gens
pour qui il sera plus facile que pour d’autres d’acquérir telle ou telle
compétence. Et comme les machines sont de plus en plus performantes,
réduisant l’éventail des tâches à accomplir, il n’y a aucune raison de penser
que tout le monde sera forcément capable d’apprendre à faire ce qu’il reste
à faire.
La seconde raison, c’est qu’acquérir de nouvelles compétences demande
du temps et des efforts. Les gens consacrent déjà beaucoup des leurs à
essayer de parfaire leurs talents et leurs aptitudes, quels qu’ils soient.
Changer d’orientation ne se fait pas en un claquement de doigts. Chaque
fois que je prends le taxi à Londres, je suis sidéré par le professionnalisme
des chauffeurs. Chaque chauffeur agréé a passé trois ans à mémoriser par
cœur le labyrinthe des rues de la ville, 25 000 en tout, en suivant une
formation baptisée « The Knowledge » (« Le Savoir »), qui a à peine
changé depuis sa création en 1865. Assis sur la banquette arrière, je me
demande ce qu’ils donneraient comme médecins ou avocats s’ils mettaient
à profit cette mémoire incroyable pour se souvenir de tous les symptômes,
toutes les maladies, tous les cas et toutes les régulations, plutôt que toutes
les destinations et les trajets. En réalité, pour un chauffeur un peu âgé, l’idée
de choisir un métier radicalement nouveau est une illusion. Qui plus est,
pour lui, ça n’aurait aucun sens. C’est une chose d’investir au début de sa
vie pour faire des études, en sachant qu’on a des dizaines d’années de
revenus potentiels pour les rembourser (surtout quand les études sont
payantes), c’en est une autre d’être plus âgé et de ne pas avoir assez de
temps productif sur le marché du travail pour récupérer ces dépenses si la
charge du remboursement n’incombe qu’à soi.
Il serait rassurant de se dire que nous sommes infiniment malléables et
capables d’apprendre ce qu’il faut pour nous adapter. Et l’on pourrait
rétorquer que, si se former est difficile, ce n’est pas une raison pour l’éviter.
Après tout, le président John Kennedy n’affirmait‑il pas qu’on se lançait
dans une entreprise ambitieuse « non pas parce que c’est facile, mais parce
que c’est dur 479 » ? Kennedy avait peut-être raison. Sauf qu’il faut tempérer
cet idéalisme avec un minimum de réalisme : si « dur » signifie impossible,
les éloges de la formation et de la reprise des études ne valent pas tripette.
L’OCDE a consacré un rapport récent à évaluer les compétences de la
population adulte dans le monde. Le but était de comparer les aptitudes à
lire, à compter et à résoudre des problèmes des hommes et des machines –
ce qu’on appelle le PIAAC, le Programme international pour l’évaluation
des compétences des adultes. Les résultats sont frappants et peuvent se
résumer à l’extrait qui suit : « Nous n’avons aucun exemple de systèmes
éducatifs préparant la majorité des adultes à obtenir de meilleurs résultats
que les machines aux trois tests de compétence du PIAAC. Certains
systèmes ont de meilleurs scores que d’autres, mais ces différences ne
signifient pas qu’une majorité de la population dépasse les ordinateurs en ce
qui concerne les compétences du PIAAC 480. » Autrement dit, même les
systèmes éducatifs les plus efficaces ne fournissent pas les qualifications de
lecture, calcul et résolution de problèmes requises pour qu’une majorité de
travailleurs rivalisent avec les machines actuelles – sans compter celles de
demain. Pour l’heure, selon ce rapport, seuls 13 % des travailleurs utilisent
ces qualifications au quotidien avec un niveau de maîtrise nettement
supérieur à celui des ordinateurs 481.
À première vue, ces conclusions semblent impitoyables. Souligner les
différences entre les êtres humains est un facteur de division. L’idée que
l’éducation ne vaut pas pour tout le monde est choquante. Elle sous-entend
que certains sont « meilleurs » ou « moins bons » que d’autres. Dans son
essai intitulé Homo Deus : une histoire de l’avenir, l’historien israélien
Yuval Harari anticipe la naissance d’une classe de travailleurs « inutiles »
liée à ce phénomène. Alors qu’il discutait de la question avec Dan Ariely,
un psychologue israélo-américain, ce dernier était tellement outré et agacé
qu’il a fini par lui rétorquer : « Arrêtez de dire que les gens sont
inutiles 482 ! »
Le point de vue d’Harari n’est pas incompatible avec l’intuition d’Ariely,
cela dit. Le premier explique, et il a raison, que certaines personnes peuvent
perdre toute valeur économique si elles sont incapables de mettre à profit
leur capital humain ou de se former pour acquérir de nouvelles
compétences. Il ne dit pas qu’elles n’auront plus aucune valeur en tant
qu’êtres humains. Le fait que l’on confonde si souvent ces valeurs –
économique et humaine – montre à quel point nous accordons de
l’importance au travail que nous faisons (ou que les autres pensent que nous
faisons). À la fin de ce livre, quand nous en viendrons à spéculer sur le sens
d’un monde sans travail, nous reviendrons sur cette confusion des valeurs.

Une demande insuffisante


Outre la difficulté qu’il y a à re-former tout le monde, le second problème
que pose le « plus d’éducation », c’est qu’il ne résout, au mieux, qu’une
petite partie de la question – le scénario où les gens n’ont pas les
compétences requises pour faire le travail disponible. Comme nous l’avons
vu, la menace est beaucoup plus protéiforme. Le chômage technologique
frictionnel n’est pas seulement dû au fait que les gens n’ont pas les bonnes
compétences : il vient aussi d’une inadéquation entre identité et lieu. (Si les
travailleurs évincés préfèrent ne pas accepter un emploi disponible parce
qu’il ne correspond pas à leur personnalité telle qu’ils la voient, ou s’ils
sont dans l’impossibilité de déménager là où se trouvent de nouveaux
emplois : deux cas de figure où l’éducation ne sert à rien.) Mais il y a plus :
l’éducation aura également du mal à résoudre le problème du chômage
technologique structurel. S’il n’y a pas assez de demande pour le travail
auquel les gens sont formés, une éducation, même la plus prestigieuse, ne
sert pas à grand-chose.
Je ne suis pas en train de dire que ni l’éducation ni la formation ne
peuvent rien contre le chômage technologique structurel. De même que les
nouvelles technologies peuvent augmenter la demande de main-d’œuvre car
elles rendent les personnes plus productives (l’effet productivité),
l’éducation peut aussi l’augmenter. Si un médecin ou un avocat est plus
productif, non pas parce qu’il a recours à une nouvelle technologie, mais
grâce à une meilleure formation, il peut diminuer ses tarifs ou proposer des
services de meilleure qualité, et donc élargir sa clientèle. Si le chômage
technologique structurel est provoqué par une demande trop faible de main-
d’œuvre, on peut donc espérer que la formation, qui permet de se
perfectionner là où il y a encore du travail, contribuera à renforcer cette
demande.
Cela dit, plus le temps passe, plus le fardeau qu’on fait porter à
l’éducation et à la formation est lourd. Si le progrès technologique continue
à éroder la demande de main-d’œuvre, quoi qu’il arrive, l’éducation et la
formation devront continuellement créer de la demande pour combler le
manque. Il est difficile d’imaginer comment cela pourrait fonctionner. Nous
venons de voir que nous sommes déjà au point où les niveaux de
compétences des travailleurs plafonnent. Il y a des limites à ce que
l’éducation peut faire pour que les êtres humains soient plus productifs.
Qui plus est, aucune limite comparable ne semble exister quant à la
productivité à venir des machines. Comme nous l’avons vu, à partir du
moment où ces machines fonctionnent différemment des êtres humains, il
n’y a aucune raison de penser que nos capacités représenteraient un plafond
pour elles. Les personnes qui s’intéressent à l’avenir du travail spéculent
beaucoup sur les capacités des machines et les limites de l’ingénierie, mais
il est rare que nous nous examinions avec un regard aussi critique pour nous
interroger sur nos limites et sur celles de l’éducation. Mon petit doigt me dit
que nous sommes sans doute beaucoup plus près d’atteindre nos limites que
ce que nous pensons.

La fin de la route

Quand j’ai commencé à faire des recherches et à écrire sur le thème de


l’avenir, je pensais essentiellement au « travail ». Je voulais savoir ce que le
progrès technologique impliquerait pour les gens qui travaillent pour gagner
leur vie : des comptables aux maçons en passant par les enseignants et les
promeneurs de chiens, les avocats et les garagistes. Que leur arriverait‑il
réellement ? La réponse à laquelle je suis arrivé à contrecœur est celle que
je viens d’exposer : nous allons vers un monde où les gens auront moins de
travail. La menace de chômage technologique est réelle. Pire encore, la
réponse classique – « plus d’éducation » – risque d’être de moins en moins
efficace. Arrivé à cette conclusion, mon défi était clair : il fallait que je
trouve une réponse différente, sur laquelle on pourrait compter même dans
un monde où il y aurait moins de travail.
J’ai commencé à y réfléchir, et je me suis rendu compte que ma focale
sur l’avenir du travail était beaucoup trop étroite. J’en arrivais à la question
plus fondamentale, analysée dans le dernier chapitre : comment partager la
prospérité économique de nos sociétés ?
Aujourd’hui, comme nous l’avons vu, une grande partie de la réponse est
« grâce au travail ». Chacun possède un ensemble de talents et de
compétences – un capital humain – et se lance dans le travail à la recherche
d’un emploi. En retour, cet emploi lui fournit une part du gâteau
économique sous forme de salaire. C’est ce qui explique que nous
considérions le travail comme tellement vital, et l’idée de faire
suffisamment d’études pour être employé comme aussi attrayante. Mais
c’est aussi ce qui explique que la perspective d’un monde avec moins de
travail est si déconcertante : elle rend caduc le mécanisme de partage du
gâteau économique. La réponse habituelle, qui consiste à vanter
l’éducation, en devient beaucoup moins pertinente qu’avant.
Pour réagir au chômage technologique, il faut donc trouver de nouvelles
réponses à la question de la répartition de la prospérité, réponses qui ne
reposent ni sur les emplois ni sur le marché du travail. Pour résoudre le
problème de la répartition, nous avons besoin d’une nouvelle institution qui
prenne la place du marché du travail : un super-État, que j’appellerai Big
State.
Chapitre 10
Big State

Le XXe siècle a été marqué par une question à l’origine de violents


désaccords : quelle part de l’activité économique l’État doit‑il prendre en
charge et, inversement, quelle part faut‑il laisser à l’initiative individuelle et
à la liberté de chacun d’intervenir sur le marché ? La question fut l’objet
d’une guerre idéologique et d’un affrontement intellectuel opposant, d’un
côté, les tenants de la planification et de la centralisation, de l’autre, les
tenants du marché libre. Friedrich Hayek, sans doute l’avocat du libéralisme
le plus connu, pensait que la planification était « la route de la servitude »,
parce qu’elle menait non seulement à la catastrophe économique, mais au
totalitarisme et à la tyrannie. D’autres se sont éloignés de ce libéralisme,
notamment Abba Lerner, ancien élève de Hayek, qui a rédigé une sorte de
manuel de l’économie planifiée intitulé The Economics of Control 483.
Le siècle dernier a longtemps été divisé en deux camps qui avaient adopté
l’une ou l’autre option : le camp mené par les États-Unis, qui défendait et
pratiquait la liberté des marchés, et le camp soviétique, qui s’y opposait avec
hargne. À certains moments, la planification semblait plus efficace. En 1960,
par exemple, le gouvernement américain a sondé une dizaine de pays,
découvrant que la majorité de la population de neuf de ces dix pays pensait
que les Russes seraient scientifiquement et militairement dominants dix ans
plus tard, en 1970. Les chiffres qui filtraient de l’Union soviétique
semblaient correspondre à une réussite économique exceptionnelle. Il y eut
ensuite l’humiliation des Américains en 1961, l’année où le Soviétique Youri
Gagarine fut le premier homme à effectuer un vol dans l’espace : suspendu
dans les airs, hors d’atteinte, on aurait dit qu’il narguait les Occidentaux.
Mais plus les années passaient, plus on découvrait les failles, voire les
crevasses du système soviétique. Les chiffres annoncés étaient non
seulement arrangés, mais entièrement faussés pour impressionner le reste du
monde. En 1987, soit quatre ans avant que l’Union soviétique implose, un
économiste russe nommé Grigorii Khanin fit de nouveaux calculs pour
évaluer la croissance soviétique et révéla ses découvertes, au grand dam de
ses compatriotes. Là où les Soviétiques affirmaient que la production de
1985 était 84 fois plus importante que celle de 1928, il expliqua qu’elle ne
l’était que de 7 fois 484. Quelques années plus tard, l’URSS s’est effondrée.
Compte tenu de l’histoire soviétique, il est sans doute curieux de faire
appel à la notion de Big State pour résoudre le problème de la répartition.
L’idée rappelle non seulement ce vieil antagonisme entre marchés libres et
nationalisations, mais elle remet au goût du jour les perdants de la bataille,
autrement dit les tenants de la planification. L’histoire du XXe siècle
n’est‑elle pas la preuve qu’ils se sont trompés ? Le fait est qu’ils avaient tout
faux. Agrandir le gâteau en réunissant des équipes d’hommes et de femmes
intelligents chargés de coordonner toute l’activité économique des citoyens
suivant une ligne directrice est beaucoup moins probant que s’en remettre au
chaos productif de la liberté des marchés. C’est vrai mais, en invoquant
l’idée de Big State, j’ai autre chose en tête : compter sur l’État non plus pour
avoir un gâteau plus grand, mais pour être sûr que chacun en ait une tranche.
En d’autres termes, le rôle de l’État n’aurait rien à voir avec la production, il
se concentrerait sur la répartition.
Dans un monde dominé par le chômage, la liberté des marchés – en
particulier le marché du travail – ne pourra plus assurer ce rôle de
répartition 485. Comme nous l’avons vu, l’évolution vers un monde avec
moins de travail sera marquée par des inégalités importantes et croissantes.
Les précédents en matière de gestion de ce genre de déséquilibres ne sont
pas encourageants. L’histoire montre que les inégalités très prononcées ont
rarement été réduites, et uniquement au prix de catastrophes apocalyptiques.
En Europe, par exemple, les deux dernières réductions drastiques
d’inégalités ont été provoquées par la peste noire, au XIVe siècle, et les
destructions des deux guerres mondiales, au XXe siècle. Ce qui ne rend pas
trop optimiste 486.
Ce Big State devra donc également être fort – big. Si nous voulons réduire
les inégalités sans passer par une catastrophe, il est clair que les bricolages et
les ajustements que les États ont tentés ne suffiront pas. Le seul moyen de
faire face aux disparités qui se profilent est de s’y attaquer frontalement et
directement.

Que dire de l’État-providence ?

Le Big State n’est pas encore de ce monde, mais que dire de l’État-
providence ? Il est vrai qu’aujourd’hui, dans la plupart des régions
développées, de nombreuses institutions existent, parallèlement au marché
du travail, dont le but est d’aider les personnes qui n’ont pas de revenus sûrs
ni suffisants. La conception, la complexité et la générosité de ces
mécanismes diffèrent d’un pays à l’autre, mais ils ont un esprit commun et
s’appuient sur un argument vieux de plusieurs siècles, selon lequel la société
a le devoir d’aider les moins fortunés. Certains font remonter l’origine de
cette éthique altruiste au XVIe siècle, plus particulièrement à l’année 1532,
date de publication de l’essai d’un jeune Espagnol nommé Juan Luis Vives
et intitulé De Subventione pauperum. Sur le moment, l’idée fut tellement
controversée que l’auteur avoua à un ami ne pas oser lui préciser le titre de
son livre de peur qu’« il ne tombe entre les mauvaises mains 487 ».
Longtemps, les plus pauvres comptaient sur la charité des plus aisés et des
armées de bénévoles. Peu à peu, cependant, les autorités locales ont
commencé à prêter attention aux mendiants et aux vagabonds en leur
proposant une aide ou la possibilité de travailler.
C’est plus tard, au début du XXe siècle, que ces institutions de secours ont
gagné en générosité et en complexité. Plusieurs pays ont mis au point des
indemnités de chômage, des assurances contre les accidents du travail, une
sécurité sociale et des pensions de retraite pour compenser les dommages
subis par les personnes privées d’emploi, quelles que soient les raisons, et
n’ayant plus de revenus 488. Au Royaume-Uni, cette prise de conscience s’est
cristallisée au moment de la publication du rapport de l’économiste William
Beveridge, en 1942. Malgré son titre un peu sec, Report on Social Insurance
and Allied Services (« Rapport sur l’assurance sociale et les services
connexes »), cette étude eut une influence considérable et fut extrêmement
bien perçue. Les sondages montrent que la majorité des classes sociales de
l’époque soutenait l’appel de Beveridge en faveur de plus d’intervention de
l’État. Pendant la guerre, des exemplaires du rapport circulaient parmi les
troupes et arrivaient au pied des lignes ennemies ; on en a même trouvé,
soigneusement annotées, dans le dernier bunker d’Hitler 489.
Depuis, nombre de propositions ont été faites pour s’assurer que chacun,
dans une société donnée, ait un revenu suffisant. Certaines sont restées à
l’état de théorie, d’autres sont devenues de vraies politiques. Dans la plupart
des cas, ces projets ont tendance à s’appuyer sur le marché du travail et
visent à augmenter les revenus, soit par le biais de l’emploi, soit par le biais
de l’éducation 490. Un exemple : les « crédits d’impôt pour le travail » ou les
« crédits d’impôt pour le revenu gagné » proposent des indemnités
compensatoires aux gens qui gagnent moins qu’un certain montant, en dépit
de leur emploi (ces crédits sont donc « gagnés » grâce à leur travail) ; et la
plupart des pays de l’OCDE ont adopté ce type de mesures au cours des
dernières années. Les subventions salariales directes sont un autre moyen de
remédier à l’insuffisance des revenus : auquel cas l’État, plutôt que de
proposer des crédits d’impôt, subventionne directement les travailleurs
faiblement rémunérés. Toutes ces politiques tâchent de faire en sorte que « le
travail soit payant » – ou, quand il s’agit d’indemnités de chômage, qui
exigent généralement des bénéficiaires qu’ils recherchent un nouvel emploi,
que « la recherche d’emploi soit payante ».
Comme des institutions et des interventions visant à augmenter les
revenus fonctionnent déjà dans le monde entier, pourquoi ne pas simplement
essayer de les améliorer et de les étendre, avec des financements
supplémentaires et quelques ajustements ? Pourquoi avons-nous besoin d’un
État plus présent ? La réponse est la suivante : presque tous ces dispositifs
ont été conçus pour un monde où l’emploi est la norme, et le chômage une
exception temporaire. Dans un monde où il y aurait beaucoup moins de
travail, ni l’une ni l’autre proposition ne ferait sens.
Revenons au rapport Beveridge, conçu pour bénéficier à la société
britannique. Le marché du travail en était le pivot. Les gens qui avaient un
emploi versaient une contribution à un pot commun destiné à aider ceux qui
ne pouvaient pas travailler (éventuellement les malades ou les personnes
âgées), ainsi que ceux qui étaient capables de travailler mais étaient
temporairement sans emploi. Les chômeurs pouvaient profiter de ce pot,
mais à condition d’être prêts à se former à un nouveau travail tout en
percevant cette aide. Aujourd’hui, ce type de dispositif est ce qu’on appelle
un « filet de protection sociale », mais il est censé agir davantage comme un
trampoline pour que les gens retrouvent un job après un accident. En cas de
chômage technologique, cette approche ne tiendrait pas. Avec moins
d’emplois, il serait beaucoup plus difficile de rebondir après un accident. Le
trampoline commencerait à se déformer et à craquer sous le poids de tous
ceux qui s’y rassembleraient pour être aidés 491.
Le but du rapport Beveridge était de s’attaquer aux « cinq maux géants »
dont souffrait le Royaume-Uni : « l’indigence, la maladie, l’ignorance, la
misère, le désœuvrement », ce qui veut dire que ce n’était pas un document
de politique ordinaire. Son ton était rageur, polémique, et l’auteur appelait
les lecteurs à prendre les armes dès les premières lignes en évoquant « un
moment révolutionnaire de l’histoire du monde » et en affirmant qu’« il faut
être révolutionnaire et non pas faire du rapiéçage 492 ». Il est probable que
nous nous approchions de ce genre de tournant, qui risque d’être encore plus
marqué. Car les problèmes auxquels répondait Beveridge étaient des
problèmes graves, mais limités à certaines catégories de la société,
essentiellement les plus défavorisées, alors que le chômage technologique
touchera beaucoup plus de catégories. Spontanément, nous aurons du mal à
réaménager et à bousculer les institutions dont nous avons hérité. Alors,
prenons exemple sur William Beveridge et affranchissons-nous de nos vieux
réflexes pour envisager les choses sous un jour entièrement nouveau.
Dans cet esprit, notre Big State devra jouer deux rôles principaux. Il devra
imposer de manière significative ceux qui conservent un capital et des
revenus de valeur. Et trouver la meilleure façon de partager l’argent collecté
avec ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre.

Les impôts

Les impôts sont rarement un sujet de conversation réjouissant. On aime en


parler, mais on n’aime pas les payer. Sauf que, dans un monde de chômage,
c’est un mécanisme essentiel pour répondre au problème de la répartition.
Un Big State doit taxer les revenus qui subsistent et les répartir dans le reste
de la société.
La première question qui se pose est la suivante : qui imposer ? Et la
première réponse qui vient à l’esprit est : les personnes qui ont de hauts
revenus. L’analyse des tendances en matière d’inégalité économique,
proposée plus haut, donne une bonne idée des niches où l’argent pourrait
être trouvé. La part qui va aux travailleurs diminue par rapport à celle qui va
aux détenteurs de capital patrimonial. Qui plus est, comme nous l’avons vu,
ces deux parts sont elles-mêmes divisées de plus en plus inégalement, en
particulier le segment du capital patrimonial.
Certes, nous nous acheminons vers un monde où il y aura moins de
travail, mais ces tendances ne se maintiendront peut-être pas au même
rythme partout. Ce Big State devra faire preuve d’agilité pour identifier où
exactement les revenus se rassemblent et s’accumulent. Compte tenu des
tendances actuelles, il y a trois niches à surveiller.

Imposer les travailleurs


Premièrement, le Big State doit taxer les personnes dont le capital humain
prend de la valeur grâce au progrès technologique. Comme nous l’avons vu,
il ne faut pas s’attendre à un big bang où tout le monde se retrouvera
brusquement sans travail rémunérateur. Les effets du chômage
technologique sont progressifs, hésitants, irréguliers. Il y aura sûrement des
gens qui échapperont aux séquelles de l’empiètement sur les tâches et
continueront à s’enrichir longtemps. Les nouvelles technologies, plutôt que
de se substituer à eux, les compléteront. (Pensez aux développeurs de
logiciels, qui seront plus productifs parce qu’ils auront de meilleurs
systèmes, et plus recherchés parce que la demande de leur savoir-faire sera
boostée.) Certains arriveront à siphonner les gains du progrès technologique
en les intégrant dans leur rémunération, peu importe que ce progrès
augmente effectivement la demande de leur travail. Autre exemple, les
« supermanagers » évoqués précédemment, qui, eux aussi, pourront
augmenter leurs revenus. Ces deux types de travailleurs prospères doivent
évidemment être imposés davantage qu’ils ne le sont actuellement. La
recherche économique montre que, même aujourd’hui, le taux d’imposition
idéal à appliquer aux plus riches pourrait aller jusqu’à 70 % – ce qui est très
loin du taux actuel 493.

Imposer le capital
Deuxièmement, le Big State doit aussi imposer les détenteurs de
patrimoine ou de capital classique. La proposition va peut-être de soi, vu ce
que j’ai dit sur la façon dont les nouvelles technologies augmentent la part
du gâteau allouée aux détenteurs de patrimoine, mais, de ce point de vue, les
responsables politiques risquent d’avoir à déplacer une montagne encore
plus haute, et pas seulement pour des raisons politiques. Ce défi vient en
partie du fait qu’il est théorique : les modèles économiques en vogue
aujourd’hui recommandent d’appliquer un taux d’impôt zéro pour les
détenteurs de patrimoine. Un de leurs arguments veut que les impôts sur le
capital créent des distorsions qui augmentent de façon explosive avec le
temps, il faut donc les éviter. Un autre veut qu’on puisse toujours taxer le
travail de façon efficace, alors pourquoi s’ennuyer à taxer le capital 494 ? Les
économistes ont beau reconnaître que ces modèles sont limités, l’idée s’est
pourtant répandue dans leur profession : à savoir que chaque fois qu’on
envisage de taxer le capital classique, il faut tout reprendre à zéro. Comme
l’écrit très justement Thomas Piketty, « le taux d’impôt du patrimoine à zéro
reste une référence importante dans l’enseignement de l’économie et dans
les discussions politiques 495 ». Il va donc falloir que cette référence change.
D’un point de vue pratique, l’idée d’imposer le capital souffre d’une
grande difficulté, bien plus que l’idée d’imposer le travail. Je pense aux
récents débats sur la taxation des robots, une mesure préconisée, entre autres,
par Bill Gates, lequel a provoqué des débats houleux. « Aujourd’hui, si un
ouvrier effectue un travail en usine qui vaut 50 000 dollars, ce revenu est
imposé. Si un robot fait le même travail, il serait logique qu’il soit imposé au
même niveau 496. »
Bien avant Bill Gates, la taxation des robots faisait déjà parler d’elle. Dans
les années 1980, quand l’automatisation était particulièrement redoutée, un
journaliste du Washington Post enquêta sur le sujet en allant dans les
bureaux d’un syndicat de constructeurs automobiles, « dans le cœur malade
du pays de la construction automobile […] un dimanche après-midi gris
ardoise ». Il poursuivait ainsi :
« Des experts nous ont expliqué pourquoi les robots allaient transformer les cols bleus en
aberration. Au début, les ouvriers avaient l’air perplexes. Puis furieux. À la fin de la journée, une
vingtaine d’entre eux a pris la parole en accusant ce “putain de syndicat” de ne pas défendre leurs
intérêts 497. »

Quelle fut la réaction ? Le syndicat des machinistes rédigea une


« Déclaration des droits des ouvriers des technologies » qui exigeait, entre
autres, une taxation des robots. Le chômage, lisait‑on, « fera diminuer les
recettes locales, nationales et fédérales », et cette « taxe de remplacement »
servira à combler le manque 498.
Il est évidemment permis de critiquer l’idée de taxer les robots. D’abord,
penser en termes de « robots » est un peu simpliste, puisqu’il ne suffit pas de
les comptabiliser un par un comme si c’étaient des êtres humains. Même
quand Bill Gates compare avec le revenu que rapportent X ouvriers d’une
usine, comment évaluer « quoi » ou « qui » exactement imposer ? Autre
problème : les machines remplacent, mais elles complètent aussi les hommes
et augmentent la demande de main-d’œuvre dans d’autres secteurs. Comme
il est difficile d’anticiper ce mouvement compensatoire, comment ne pas
pénaliser les robots utiles plutôt que ceux qui ne le sont pas ? Enfin, et c’est
peut-être le plus important, le progrès technologique, dont les robots ne sont
qu’une facette, est responsable de la croissance économique. Il permet
d’agrandir le gâteau économique et de faire en sorte que chacun ait de quoi
en vivre. D’où le commentaire de Larry Summers sur la taxation des robots
qui serait une forme de « protectionnisme qui va contre le progrès 499 ». Une
taxe sur les robots pourrait effectivement signifier moins de robots et plus de
travailleurs, mais un gâteau plus petit.
Je reconnais que ces critiques sont fondées mais, si je les mets bout à bout,
elles trahissent une interprétation trop étroite de l’idée de taxer les robots. Si
on l’envisage dans un sens plus large, plus altruiste, équivalant au fait que le
Big State sera amené à imposer les détenteurs d’un capital classique
croissant, l’idée fait vraiment sens. Oui, ces objections sont recevables, mais
ce sont des chicaneries qui manquent d’ampleur de vue et ne remettent pas
en question l’essentiel : résoudre le problème de la répartition quand le
travail se raréfie implique que le Big State traque tous les revenus, quelle
que soit leur source 500. À l’Âge du travail, la plupart des gens bénéficient
d’un revenu sous forme de salaire, si bien que le capital humain est leur
principale source de revenu. Dans un monde dominé par le chômage, le
capital patrimonial risque de prendre le dessus.
Première étape essentielle de l’imposition du capital patrimonial :
déterminer précisément où il se trouve et qui le détient réellement. À l’heure
actuelle, sa localisation est souvent peu claire. Depuis les années 1970, le
montant de la richesse des ménages détenue à l’étranger, souvent dans des
paradis fiscaux, a explosé ; aujourd’hui, il représente environ 10 % du PIB
mondial, même si, comme le montre le graphique 10.1, il y a de grandes
variations entre les pays 501.
Graphique 10.1 : Richesse offshore en pourcentage du PIB, 2007 502.

Trouver les propriétaires de capitaux n’est pas non plus facile. À part la
Suisse, aucune capitale financière ne publie de statistiques détaillées sur le
montant de la richesse étrangère détenue par ses banques. Beaucoup des
détenteurs de ces capitaux ne veulent pas que les autres le sachent 503.
L’impôt sur les successions va aussi devenir plus important. Surnommé
« impôt de la mort » dans les pays anglo-saxons, il s’agit de la fiscalité la
plus décriée. Les parents sont convaincus qu’ils doivent pouvoir transmettre
ce qu’ils veulent à leurs enfants, lesquels sont convaincus qu’ils ont le droit
d’hériter sans entraves de leurs géniteurs 504. Par conséquent, c’est un impôt
que la majorité des pays essaient de diminuer actuellement. Dans les pays de
l’OCDE, par exemple, la part des recettes gouvernementales qui vient des
droits de succession a été réduite de trois cinquièmes par rapport aux
années 1960 (passant de plus de 1 % à moins de 0,5 %). Certains pays les
ont même entièrement supprimés 505. Et ce alors que la richesse héritée est un
des principaux leviers d’inégalité et un élément essentiel pour comprendre
comment certains ont accumulé une telle fortune. En Amérique du Nord, au
cours des quinze dernières années, le nombre de milliardaires ayant hérité
leur fortune a augmenté de 50 % 506.
Nous sommes à l’Âge du travail, résignés à l’idée qu’il faut imposer le
capital humain légué à chacun. Nous taxons les salaires et les traitements de
travailleurs, donc, indirectement, les talents et les compétences avec lesquels
ils ont eu la chance de naître. Vu la raréfaction du travail qui se profile, il va
falloir s’habituer à l’idée de taxer davantage le capital classique hérité.

Imposer les Big Tech


Troisièmement, l’État va devoir imposer les très grandes entreprises,
celles que l’on appelle les Big Tech. En analysant les facteurs d’inégalité,
nous avons vu que le marché a tendance à être dominé par un nombre plus
faible de très grandes entreprises, une évolution décisive dans la mesure où
ces « sociétés superstars » sont en partie responsables de la chute du revenu
du travail. Cette domination signifie non seulement moins de travailleurs,
mais des bénéfices bien plus élevés 507. Dans un monde où le travail se
raréfie, il sera donc sans doute nécessaire d’imposer aussi ces bénéfices.
Mais, d’un point de vue pratique, cela s’avère délicat. Ces dernières
années, de nombreuses grandes entreprises – en particulier des entreprises
technologiques – ont réussi à réduire leurs impôts de façon spectaculaire.
Tout se passe comme si le pouvoir économique allait avec une très forte
irresponsabilité. En 2014, Apple, pour ne citer qu’elle, s’est débrouillée pour
ne payer presque aucune taxe en Europe. Forts d’une gestion fiscale ultra-
sophistiquée, les dirigeants du géant américain ont payé l’équivalent de
0,005 % d’impôts, soit 50 maigres dollars pour chaque tranche d’un million
de chiffres d’affaires. Le tour de passe-passe n’a été possible que grâce aux
faveurs de l’Irlande, où, histoire que le lecteur se repère, les citoyens aux
revenus les plus faibles ont un taux d’imposition 4 000 fois plus élevé 508.
Aux États-Unis, le taux d’imposition effectif payé par les entreprises
américaines n’a cessé de baisser au cours des dernières décennies, même si
le taux d’imposition nominal – celui qui est fixé par la loi – n’a pas bougé
depuis les années 1990. Gabriel Zucman, le grand spécialiste de ces
questions, estime que le taux d’imposition effectif payé par les entreprises au
gouvernement américain a diminué de 10 % entre 1998 et 2013, les deux
tiers de cette réduction étant dus à une augmentation de l’évasion fiscale. Là
encore, les paradis fiscaux jouent un rôle important : depuis 1984, la part des
bénéfices des entreprises américaines déclarée dans des pays comme les
Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande, les Bermudes, Singapour et la Suisse a
été multipliée par plus de huit 509.

Graphique 10.2 : Taux d’imposition nominaux et effectifs sur les bénéfices des sociétés
américaines 510.

Ce type d’évasion fiscale n’enfreint pas la lettre de la loi, c’est-à‑dire la


législation ayant valeur de jurisprudence, mais elle en enfreint gravement
l’esprit, qui ne fait pas partie de la loi à proprement parler. (Même si souvent
elle enfreint les deux : l’Union européenne a condamné Apple à lui
rembourser 13 milliards d’euros, plus les intérêts, pour se dédommager 511.)
C’est donc le comportement qui est jugé indigne, plus que l’évasion, qui
n’est pas illégale d’un point de vue technique 512. Le fait qu’une entreprise
aussi rentable exploite toutes sortes de failles et de subtilités juridiques pour
éviter de payer un niveau d’impôts raisonnable est jugé moralement
répréhensible, car il s’agit d’une trahison de la confiance que les citoyens ont
dans ladite entreprise.
De là à dire qu’il faut se réjouir de payer des impôts… Quand Oliver
Wendell Holmes, écrivain et juriste américain du XIXe siècle, déclarait
« J’aime bien payer mes impôts. Avec eux, j’achète la civilisation 513 »,
c’était au second degré. Ce que cela signifie, c’est qu’il est temps que la
lettre du droit fiscal des sociétés corresponde à son esprit. En d’autres
termes, nous devons renforcer la législation pour obliger les grandes
entreprises à payer leur juste part.
Le second défi consiste à faire appliquer cette nouvelle législation. Un
exemple : le nombre de fraudeurs potentiels que l’Internal Revenue Service
américain a repérés, par rapport à la taille de la population, a chuté de 75 %
au cours des vingt-cinq dernières années 514. Ce qui veut dire qu’il faut avoir
de meilleurs fonctionnaires et régulateurs – du moins, des fonctionnaires et
des régulateurs aussi compétents que les entreprises qu’ils réglementent. La
plupart des grandes entreprises demandent à leurs conseillers fiscaux
d’imaginer des manœuvres astucieuses et de découvrir des failles pour
contourner les règles qui leur sont imposées. Il y a aussi un autre problème :
même si les régulateurs mettent la main sur ces conseillers fiscaux et qu’un
pays est en mesure d’appliquer un impôt effectif plus élevé, une entreprise
peut discrètement s’éclipser et se délocaliser dans un pays où les impôts sont
moins élevés. De nombreuses entreprises préfèrent déménager plutôt que de
chercher à échapper à une législation plus stricte. (Cela concerne non
seulement les grandes entreprises, mais tous les propriétaires de capitaux de
valeur.) C’est pourquoi il faut une meilleure coordination internationale.
Une volonté politique plus affirmée, de meilleurs fonctionnaires et
régulateurs et une plus grande coordination entre les autorités fiscales : ce ne
sont pas des idées qui datent d’hier. Jusqu’ici, pourtant, on ne peut pas dire
qu’elles aient été couronnées de succès. Alors, que faire ? Il existe une
solution peu explorée qui consiste à essayer d’influer sur l’attitude des
conseillers fiscaux – chargés d’aider les entreprises à gérer leurs affaires
fiscales. Les conseillers fiscaux considèrent souvent que leur rôle consiste à
aider leurs clients à payer moins d’impôts par tous les moyens légaux
nécessaires. C’est actuellement la culture de la profession. Mais pourquoi ne
pas la faire évoluer autrement ? Supposons qu’un code de conduite
obligatoire soit introduit, exigeant des conseillers fiscaux qu’ils respectent
l’esprit de la législation fiscale, et pas seulement la lettre. Ce genre de codes
existe déjà pour les avocats, les médecins et d’autres, avec un succès relatif,
et ils prévoient des sanctions pour ceux qui ne les respectent pas.
Les conseillers fiscaux pourraient m’objecter que l’esprit de la loi ne
saurait être définitivement établi. C’est vrai, mais la lettre de la loi peut aussi
être d’une ambiguïté sidérante. Après tout, c’est comme ça que ces
conseillers gagnent leur vie : en aidant les gens à naviguer et à exploiter les
failles des systèmes fiscaux. En vertu de ce nouveau code, ils aideraient les
gens à surmonter les ambiguïtés de l’esprit de la loi, contribuant ainsi à
couper l’herbe sous le pied de l’industrie de l’évasion fiscale qui prospère
actuellement.

Un État qui répartit les revenus

Une fois que le Big State a perçu les recettes qui lui reviennent, comment
doit‑il les dépenser ? Au XXe siècle, comme nous l’avons vu, il les dépensait
en prenant en compte le marché du travail. Les recettes servaient à financer
les allocations des chômeurs, à les accompagner dans leur recherche
d’emploi et à garantir un revenu minimum aux professions les moins bien
rémunérées. Malheureusement, dans un monde où le travail est une denrée
rare, cette solution sera beaucoup moins pertinente.
D’où l’enthousiasme de tous ceux que cette perspective inquiète pour
l’idée de revenu universel (appelé UBI, Universal basic income, en anglais),
ou de revenu de base (RBI, Revenu de base inconditionnel), qui serait un
montant alloué à chacun, qu’il ait un emploi ou non. Le revenu universel
contourne donc entièrement le marché du travail, puisqu’il ne dépend pas de
l’emploi. L’idée n’est pas seulement défendue par les personnes qui
redoutent les conséquences de l’automatisation. C’est même une des rares
propositions qui suscite l’intérêt de tout le spectre politique et réunit des
responsables de tous bords. La droite l’apprécie parce qu’elle est simple et
promet d’en finir avec la complexité inefficace des systèmes de protection
sociale existants. La gauche la promeut parce qu’elle est synonyme de
générosité et promet d’en finir avec la misère. De notre point de vue, ce sont
les conséquences sur la question du travail qui nous intéressent.
Là encore, si l’emballement que l’on constate est nouveau, l’idée ne l’est
pas. Le premier à l’avoir proposée est Thomas Paine, un des Pères
fondateurs de l’Amérique, dans un pamphlet publié en 1796. Dès les
premières pages, l’auteur évoque son indignation un jour où il entendit un
prédicateur expliquer que « Dieu a créé les riches et les pauvres », et il
affirme que c’est faux : Dieu n’a jamais créé les inégalités, il a donné à
chacun « la terre en partage ». Or, autour de lui, seule une poignée de
propriétaires terriens profitent de cet héritage, si bien qu’il propose de créer
un fonds pour que chacun reçoive une dotation annuelle en liquide pour
compenser la perte, une forme de revenu universel 515. C’était à la fin du
XVIIIe siècle, mais l’idée revient régulièrement dans le discours politique
sous différents noms – dividende territorial, universel, prime d’État, revenu
citoyen… – et on ne compte plus les grands noms qui l’ont portée, du
philosophe anglais Bertrand Russell à Martin Luther King, défenseur des
droits civiques américain.
Le large soutien dont bénéficie le revenu universel masque le fait que ses
principaux points font l’objet de doutes et de désaccords. Par exemple,
comment effectuer les versements ? Les partisans du revenu universel
affirment souvent que le paiement en espèces est un élément
« fondamental » de leur proposition, mais, en pratique, il existe des moyens
aussi raisonnables d’accroître la prospérité des personnes 516. Par ailleurs, il y
a divers moyens indirects de répartir les richesses. Par exemple, en
permettant à tous d’accéder à des services essentiels à moindres frais, auquel
cas c’est l’État qui prend en charge les coûts. Aux États-Unis, 44,2 millions
de personnes environ profitent du Food Stamp Program (Programme de bons
alimentaires), pour un montant annuel de 1 500 dollars par personne 517. En
Angleterre, la santé et l’éducation sont gratuites pour tous ceux qui le
souhaitent, pour un montant annuel de plusieurs milliers de livres par
personne et par an 518. Additionnez toutes ces sommes et vous avez une
forme de revenu universel – que l’État a déjà dépensé pour vous.
Et si les versements se faisaient en espèces, quel devrait être leur
montant ? Un montant basique, vous répondra un adepte de la proposition.
Mais que signifie « basique » ? Certains vous diront que basique signifie
basique, c’est-à‑dire pas grand-chose. John Kenneth Galbraith recommandait
de prévoir « un revenu minimum essentiel pour assurer la dignité et le
confort de tous 519 ». Friedrich Hayek était aussi en faveur d’un « revenu
minimum pour chacun 520 ». Aujourd’hui, les principaux défenseurs du
revenu universel sont plus ou moins d’accord. Annie Lowrey, auteur de Give
People Money, plaide pour « juste assez pour vivre et pas plus » ; Chris
Hughes, auteur de Fair Shot, plaide pour 500 dollars par mois 521. Mais il y
en a qui raisonnent différemment. Je pense à Philippe Van Parijs, un
philosophe et économiste belge qui est un des meilleurs avocats du revenu
universel. Son but est de bâtir une société « authentiquement libre », peuplée
de citoyens qui ne dépendent pas de ce qu’ils gagnent. C’est un objectif
beaucoup plus ambitieux que celui de Galbraith ou de Hayek – et aussi
beaucoup plus coûteux. Ou prenez Thomas Paine, qui est à l’origine de
l’idée : à ses yeux, il ne s’agissait ni d’éradiquer la pauvreté comme
Galbraith, ni de fournir une sécurité minimum comme Hayek, ni de bâtir une
société libre comme Van Parijs, mais d’imaginer une forme de compensation
pour la privation de terre. Ce revenu devait être assez élevé pour que chacun
puisse « s’acheter une vache et des outils pour cultiver quelques arpents de
terre » (l’équivalent, dit‑on, de la moitié du salaire annuel d’un ouvrier
agricole de l’époque 522). Là encore, cela représente une belle somme.
Le sens de « basique » dépend donc en grande partie de l’objectif de ce
revenu. Galbraith et Hayek insistaient sur la notion de minimum parce que
leur ambition pour ce revenu était modeste. Galbraith cherchait à mettre fin à
la misère, mais il n’allait pas plus loin ; il pensait à un niveau de vie plancher
en dessous duquel personne ne devrait tomber. Hayek y voyait le moyen
d’être sûr que chacun ait une sécurité économique minimum – « nourriture,
logement et vêtements » –, que chacun soit en bonne santé et à même de
travailler, mais guère plus. Mais, dans le contexte actuel, où le travail se fait
rare, le but est plus proche de celui de Van Parijs et de Paine. Il ne s’agit pas
de fournir un revenu que l’on pourrait compléter en travaillant, mais d’un
revenu tout court.
Enfin, je poserai une dernière question à propos de l’idée d’un revenu de
base. Quelles seraient les conditions liées à ce versement ? La plupart des
partisans répondraient que, par définition, il ne peut pas y en avoir. Certes,
mais dans un monde avec moins de travail, il me semble crucial de
compléter. Pour faire face au chômage technologique, dirai-je, nous aurons
besoin de ce que j’appelle un revenu de base conditionnel.

Un revenu universel conditionnel

Les gens qui affirment que le RBI doit être absolument « universel » ont,
en général, deux idées en tête : l’allocation doit être ouverte à tous ceux qui
le souhaitent et mise à leur disposition sans conditions. Le RBI que je
propose est différent de ce double point de vue. Il ne doit être disponible que
pour certaines personnes et assorti de conditions.

La politique d’admission
Quand les défenseurs du RBI affirment que le revenu de base doit être
accessible à tous, ils sous-entendent rarement à « tout le monde ». Une
interprétation littérale de l’universalité impliquerait que n’importe qui
pourrait aller dans un pays doté d’un RBI, prendre son argent et rentrer
directement chez lui. Pour éviter ce scénario, la plupart imaginent un RBI
qui ne serait disponible que pour les citoyens du pays qui le verse. (C’est
pourquoi il est parfois baptisé « revenu citoyen ».) Cet ajustement est
souvent perçu comme si la question était réglée, alors qu’il ne correspond
qu’au début du problème. Car il reste une question fondamentale et sans
réponse : qui a le droit de se dire citoyen ? Qui fait partie de la communauté
et qui en est exclu ? Les défenseurs de l’UBI ne mentionnent jamais la
moindre politique d’admission 523.
Pour que le lecteur comprenne les enjeux des conditions d’admission,
j’évoquerai le cas des tribus amérindiennes des États-Unis. Partout dans le
pays, les Amérindiens ont droit à de larges terrains qui leur sont réservés
pour qu’ils y vivent. À l’intérieur de ces réserves, chaque tribu est autorisée
à administrer certaines de ses affaires suivant le principe de « souveraineté
tribale » officiellement reconnu par le gouvernement fédéral 524. La vie
économique dans les réserves a toujours été difficile : les Amérindiens sont
le groupe racial qui a le taux de pauvreté le plus élevé (26,2 % contre une
moyenne nationale de 14 %), et le taux de suicide chez les jeunes est 1,5 fois
supérieur à la moyenne nationale 525. À tel point que certaines réserves
profitent de leur souveraineté pour se lancer dans le jeu et construire des
casinos afin d’attirer les étrangers et stimuler l’économie locale.
Aujourd’hui, près de la moitié des tribus gère des casinos, dont certains sont
modestes, mais d’autres assez grands pour rivaliser avec ceux de Las Vegas.
Dans l’ensemble, c’est donc une excellente affaire, qui a rapporté plus de
30 milliards de dollars par an 526.
L’histoire est intéressante parce que les tribus qui regorgent de liquidités
ont été obligées de mettre en place un « programme d’allocation des
revenus » pour répartir les recettes parmi leurs membres, lequel a beaucoup
de points communs avec le revenu universel, puisque tous les membres de la
tribu, souvent sans fournir d’efforts en échange, bénéficient d’une tranche de
ces recettes. Les sommes peuvent être importantes, puisqu’elles vont jusqu’à
quelques centaines de milliers de dollars chacun, mais c’est là que le bât
blesse : l’allocation incite certains membres à en exclure d’autres pour avoir
une tranche plus importante. À tel point que les États-Unis souffrent
actuellement d’une véritable épidémie d’« exclusion tribale » : d’anciens
membres sont privés de leur statut, exclus de la réserve et ostracisés loin de
leur tribu par des chefs tribaux corrompus.
Plus la raréfaction du travail se confirmera, plus le risque d’exclusion sera
fort. Le problème des Amérindiens prouve que la réponse à apporter aux
questions de citoyenneté risque d’être délicate. La réaction de certains
membres a été d’élever des barrières – une réaction que l’on peut observer
dans d’autres contextes. Prenez la crise financière de 2008 et la rhétorique
anti-migrants, qui s’est durcie dans de nombreux pays : « ils nous piquent
nos boulots », « ils profitent de nos services publics »… Instinctivement,
collectivement, les gens cherchent à resserrer les frontières de leur
communauté, restreindre les conditions d’admission et limiter le sens de
« nous ». Par ailleurs, le « chauvinisme social » ou le « nationalisme de
l’État-providence » – un État-providence plus généreux et ouvert à moins de
gens – se renforce. En Europe, par exemple, une enquête montre qu’il existe
aujourd’hui « une défense accrue de l’idée d’une redistribution réservée à
ceux qui sont “nés sur place” et une forte opposition aux migrants et à
l’accès automatique aux prestations pour les nouveaux arrivants 527 ».
À l’Âge du travail, on réagit automatiquement en expliquant que les
immigrants contribuent à agrandir le gâteau économique parce qu’ils sont là
pour travailler. Accueillir de nouveaux membres ne signifie pas que les
autres ont droit à une tranche réduite. Au contraire, le revenu par tête est plus
important, et il y a plus à partager. Mais, dans un monde dominé par le
chômage, ce raisonnement est moins évident. Les nouveaux membres ont
moins d’occasions de contribuer à la prospérité en travaillant. Il y a plus de
chances, en tout cas au début, qu’ils dépendent des efforts et de la
productivité des autres pour avoir de quoi vivre. De fait, ils risquent de
réduire la taille de leur tranche. Si c’est le cas, il sera plus difficile de
répondre à l’hostilité contre les étrangers avec des arguments économiques.
En bref, un monde où le travail est moindre ne nous permettra pas d’éviter
la question qui consiste à savoir qui fait partie de la communauté et qui n’en
fait pas partie. Le revenu universel conditionnel nous oblige à aborder la
question frontalement, plutôt que d’essayer de l’esquiver avec le revenu
universel tout court.

Les conditions d’adhésion


Les avocats du revenu universel qui insistent sur cet « universel » sous-
entendent deux choses : tous les citoyens sont éligibles ; il ne saurait y avoir
de conditions pour que ceux-ci y aient droit. Combien untel gagne, quel est
son job : ça ne compte pas. Pour résumer, une fois que les personnes
satisfont à la politique d’admission, il n’y a pas de conditions d’adhésion
pour maintenir l’éligibilité.
Pourquoi pas ? Mais certains sont perplexes. Car le principe implique que
ce revenu aille non seulement à ceux qui n’ont rien et en ont besoin, mais à
ceux qui ont tout et n’en ont pas besoin. Ce serait du gaspillage. Au
contraire, disent nos avocats, le principe est fondamental. D’abord, il ne
s’agit pas de gaspillage – si le revenu est financé par les impôts, les plus
riches y auront droit, mais ils seront bien plus imposés pour contribuer au
revenu des autres, donc ils seront affectés. Ensuite, il faut prendre en compte
le côté pratique : le revenu universel serait plus facile à verser et plus simple
à percevoir, et on ne se pose plus de questions sur les conditions d’éligibilité.
Qui plus est, il efface tous les stigmates associés à l’idée de réclamer de
l’aide. Si tout le monde touche le même montant, personne n’est pointé du
doigt et traité de « parasite ». « L’attribution d’une même somme à tous en
tant que citoyens n’a rien d’humiliant », résume Philip Van Parijs 528.
L’idée d’un versement sans conditions est contraire à la façon dont les
choses sont faites aujourd’hui. La plupart des allocations versées par l’État
sont assorties de conditions strictes, exigeant souvent que les bénéficiaires
travaillent (même s’il s’agit d’un travail peu rémunérateur) ou recherchent
activement un emploi. C’est en partie parce que les économistes ont peur
que, sans ces exigences, les allocations dissuadent les gens de travailler –
qu’elles encouragent ceux qui travaillent à travailler moins, et ceux qui sont
sans emploi à se tourner les pouces. Imaginez quelqu’un qui hésite et ne sait
pas si il ou elle doit chercher un emploi ou non. Un revenu garanti qui lui est
versé, indépendamment de ce qu’il ou elle décide, pourrait l’influencer et
l’inciter à se retirer du marché du travail. En réalité, les preuves de l’effet
dissuasif de l’absence de conditions ne sont pas très concluantes 529. Il
n’empêche, certains économistes craignent qu’un revenu universel sans
conditions nuise à la volonté de travailler de ses bénéficiaires.
À l’Âge du travail, ces effets dissuasifs justifient que l’on souhaite que le
revenu de base soit assorti de conditions. Il s’agit d’être sûr que ceux qui le
perçoivent cherchent à travailler. Mais plus nous nous dirigeons vers un
monde proposant moins de travail, moins cet argument est convaincant.
Encourager les gens à travailler n’a de sens que s’il y a du travail pour tout le
monde, ce qui ne sera plus le cas bientôt.
Il existe pourtant une autre raison justifiant qu’il y ait des conditions,
même dans un monde avec moins de travail. Car il ne s’agit plus de soutenir
le marché du travail, mais de soutenir la communauté.
Un monde avec moins de travail est un monde profondément divisé. Une
grande partie de la population contribuera peu à l’économie générale et
reposera sur la productivité des autres pour percevoir un revenu. Maintenir la
cohésion d’une société aussi scindée est un défi considérable. Comment être
sûr que les personnes qui perçoivent une allocation sans travailler soient
jugées légitimes ? Comment éviter le sentiment de honte chez les premiers et
de ressentiment chez les seconds ? Ces réactions n’auraient rien de nouveau.
Elles existent, et elles sont plutôt inquiétantes, alors que les allocations
actuelles sont beaucoup plus modestes que celles qui seront bientôt
nécessaires.
Le revenu universel ne tient pas compte de ces réactions. Il résout le
problème de la distribution en proposant un moyen de répartir plus
équitablement la richesse matérielle, mais il ignore le problème de la
contribution : être sûr que chacun ait le sentiment que ses concitoyens
reversent quelque chose à la société. Comme le dit le politologue Jon Elster,
le revenu universel « va à l’encontre d’une notion de la justice largement
admise : il est injuste que des gens en pleine santé vivent du travail des
autres. La plupart des travailleurs interpréteraient cette proposition, et je les
comprends, comme une recette autorisant l’exploitation de ceux qui triment
par ceux qui ne fichent rien 530 ».
Le marché du travail tel que nous le connaissons aujourd’hui s’attaque à
ces deux points en même temps. Il résout le problème de la distribution, du
moins dans une certaine mesure, en versant aux gens un salaire en échange
de leur travail. Et il aborde la question de la contribution en permettant aux
gens de concourir au pot commun grâce à leur travail et aux impôts qu’ils
paient. La solidarité sociale actuelle vient en partie du fait que tous ceux qui
le peuvent essaient de contribuer à la vie économique. La preuve, ceux qui
n’y arrivent pas et dépendent des autres sont volontiers qualifiés de
« parasites » et de « profiteurs ».
Dans un monde ayant moins de travail, on ne pourra plus compter sur le
marché pour résoudre le problème de la répartition, ni celui de la
contribution. Alors, comment renouveler le sentiment de solidarité et de
communauté ? Cela dépend en partie des conditions d’adhésion liées au
revenu de base. Si certains sont incapables d’apporter leur obole grâce à leur
travail, on peut leur demander de contribuer autrement. Pourquoi pas
certains types de travail intellectuel et culturel, de soin et de soutien à autrui,
d’enseignement aux enfants pour qu’ils apprennent à s’épanouir dans le
monde ? Il appartient à chaque société de décider de la forme que peut
prendre cette participation, un thème sur lequel nous reviendrons dans le
dernier chapitre.

La question de la diversité
Autre réponse à la question de la solidarité : faire en sorte que la politique
d’admission au revenu universel conditionnel soit plus exclusive. Car les
gens seront tentés de se replier ou de réduire l’accès à leur communauté.
L’expérience des Amérindiens et les réactions à la crise de 2008 en sont la
preuve. Il existe de nombreux travaux de chercheurs américains qui, même
s’ils sont contestés, montrent que cette réaction de retrait peut être efficace,
car il y a un rapport entre la générosité des dotations de l’État et la diversité
de la communauté à laquelle ces dotations sont allouées. D’après certains
économistes, les villes américaines où la diversité ethnique est plus marquée
dépensent moins pour les biens publics tels que l’éducation, les routes ou la
collecte des ordures 531.
Certains vont jusqu’à dire que c’est à cause du problème racial que les
États-Unis n’ont jamais eu un État-providence comme en Europe. Les
minorités de couleur étant surreprésentées parmi les pauvres, voyant que la
violence raciale persiste, les Américains blancs rechignent à financer un
État-providence qui serait amené à accorder des allocations
disproportionnées à ces minorités 532. Robert Putnam, un politologue
américain qui travaille sur les questions de confiance et de solidarité sociale,
a provoqué une polémique à cause de l’extrait suivant :
« Les effets de la diversité sont pires qu’on ne le pensait. Non seulement nous ne faisons pas
confiance aux personnes qui sont différentes de nous. Mais, dans les communautés marquées par la
diversité, nous ne faisons pas confiance à celles qui nous ressemblent 533. »
Évidemment, il n’y a pas lieu de se réjouir des conclusions de ces travaux.
J’ose espérer que le meilleur moyen de développer la notion d’État-
providence aux États-Unis est d’améliorer les rapports entre les races plus
que de militer en faveur d’une homogénéisation de la population. Pour lui
rendre justice, il faut ajouter que Robert Putnam était furieux de voir des
gens citer l’extrait ci-dessus hors de son contexte, car cela « biaisait », dit‑il,
ces travaux 534. Car lui-même est profondément convaincu qu’il est essentiel
de développer les valeurs d’inclusion, et non d’exclusion, et d’entretenir un
« nous » qui fasse barrage à ce genre de réactions.
Quoi qu’il en soit, ces travaux doivent nous alerter. La diversité n’est pas
seulement une question de race. Nous sommes nombreux à penser que nous
avons plus d’obligations vis-à-vis de nos proches que vis-à-vis d’un étranger
dans la rue ; la communauté où nous vivons se situe entre les deux, elle est
faite d’intérêts communs, d’espaces partagés, de travail ; elle est synonyme
de nation. Mais quelle est sa valeur morale ? Protéger et valoriser sa
communauté, est-ce un réflexe xénophobe, provincial ? Et si les frustrations
des Américains qui martèlent American jobs for American workers (« Des
emplois américains pour les travailleurs américains 535 ») cachaient des
« griefs légitimes », demande Michael Sandel ? Que dirions-nous si nous
entendions le slogan équivalent, American income for American citizens
(« Un revenu américain pour les citoyens américains ») ? Vous avez le droit
de juger qu’une communauté n’a aucune valeur morale, mais que dire de sa
valeur pratique ? Si durcir les conditions d’admission permet de renforcer la
solidarité sociale, si c’est le seul moyen d’empêcher une communauté
déchirée par des divisions trop profondes d’éclater, pourquoi ne pas
abandonner la dimension morale de l’ouverture à l’autre, sachant que, sans
exclusion, nous sommes au bord de l’explosion ?
Les questions relatives à la justice distributive, c’est-à‑dire la façon dont
nous partageons les ressources dans la société, vont devenir de plus en plus
urgentes. Mais les questions relatives à la justice contributive, c’est-à‑dire la
façon dont nous faisons en sorte que chacun ait l’impression que ses
concitoyens donnent quelque chose à la société, seront aussi de plus en plus
pressantes. Le revenu universel répond à la première série de questions, mais
pas à la seconde. Le revenu universel conditionnel, parce qu’il dit
explicitement qui est éligible au paiement et à quelles conditions, répond aux
deux 536.
Un État qui partage le capital

Jusqu’ici, je me suis concentré sur une des tâches du Big State : taxer les
revenus là où ils sont concentrés pour répartir les recettes parmi ceux qui en
ont peu, éventuellement suivant un certain nombre de conditions n’ayant
rien d’économique, afin de préserver la solidarité sociale. Mais l’État ne doit
pas se contenter de taxer les revenus, il doit aussi répartir le capital valorisé,
lequel est la première source de ce revenu. Alors qu’un revenu universel ou
un revenu universel conditionnel fourniraient un revenu de base, il s’agirait
d’une dotation de base – qui donnerait aux gens non pas un flux régulier
d’argent, mais un stock de capital classique à conserver 537.
De mon point de vue, deux raisons justifient que l’on partage le capital.
D’abord, l’État aurait moins besoin d’intervenir pour répartir les revenus.
S’il y avait plus de détenteurs de capital monnayable, les revenus
circuleraient de façon plus équitable et plus naturelle dans la société.
Ensuite, cela contribuerait à réduire les divisions économiques qui minent la
société. Si la répartition du capital ne change pas, et si l’État se contente de
répartir les revenus, ces profonds déséquilibres se maintiendront. Beaucoup
de gens continueront à dépendre de l’État pour bénéficier du fruit des efforts
des autres. Si nous ne surmontons pas ce problème, je crains que ces
divisions économiques ne se transforment en fractures sociales : conflit de
classes et de pouvoir au sein d’une même société, et, pour beaucoup, pertes
de statut et de respect 538. Répartir le capital et s’attaquer directement aux
déséquilibres économiques sous-jacents sont deux moyens dont dispose
l’État pour éviter ces fractures.
En réalité, c’est ce qui se passe depuis le début du XXe siècle, dans la
mesure où l’État tâche de répartir le capital humain monnayable grâce à
l’instruction publique : les meilleures écoles et les meilleures universités
sont ouvertes à tous, pour éviter que seule une poignée de privilégiés ayant
bénéficié d’une vraie scolarisation puissent exploiter leurs talents. Mais plus
le travail se fera rare, plus le Big State devra intervenir pour répartir le
capital patrimonial.
Cette répartition pourrait aussi avoir lieu sans l’intervention de l’État,
mais c’est peu probable. Pour illustrer mon propos, j’évoquerai l’histoire de
Juno, une entreprise de taxis comparable à Uber. À une différence près :
Uber appartient aux fondateurs, alors que Juno appartenait, en tout cas au
début, aussi à certains chauffeurs. Ces derniers pouvaient en effet proposer
leurs services à condition de choisir : soit ils achetaient une part qui valait
100 dollars, soit ils pouvaient commencer à accumuler des actions Juno : si
l’entreprise décollait, les chauffeurs auraient un revenu supplémentaire issu
de leurs actions. C’était une promesse, qui n’a jamais été tenue. Un an après
sa création, Juno a été racheté par Gett, autre start-up de VTC, dont les
propriétaires ont tout de suite retiré aux chauffeurs la possibilité d’acheter
des actions. Les dirigeants de Gett n’ont pas résisté à l’idée de prendre le
contrôle du capital monnayable pour se réserver les dividendes 539. Si la start-
up Juno a été tellement vantée comme un modèle de participation
actionnariale, et si les exemples sont si rares, c’est que la libre concurrence
donne rarement lieu à un partage de capital.
En théorie, le marché des capitaux encourage déjà à pratiquer ce que je
viens de décrire. En achetant des actions, les gens arrivent à être
propriétaires de leur participation d’un capital monnayable ailleurs dans
l’économie (ou dans une autre économie). Le problème, pour parodier un
vieux proverbe anglais qui s’applique à la justice, c’est que le marché
boursier « est ouvert à tous – comme le Ritz 540 ». En pratique, les gens n’ont
ni les moyens financiers ni les compétences pour investir à profit. Aux États-
Unis, par exemple, comme nous l’avons vu dans le chapitre 9, les 10 % les
plus aisés sont presque tous propriétaires d’actions mais, parmi les 50 %
inférieurs, seuls un tiers le sont 541. Il reste donc une possibilité : l’État achète
des actions au nom de ceux qui n’en possèdent pas et réunit ses
investissements dans un fonds de placement citoyen.
L’idée n’est pas nouvelle. Les fonds souverains que nous connaissons
jouent ce genre de rôle, puisqu’il s’agit de fonds qui appartiennent à l’État,
lequel a une large palette d’investissements possibles. Le plus grand fonds
souverain de ce type appartient à la Norvège et vaut la modeste somme de
1 000 milliards de dollars. Il date de 1990, l’année où le pays a découvert
qu’il avait du pétrole et du gaz mais, plutôt que de dépenser ses recettes, le
gouvernement a décidé de créer un fonds « au nom du peuple norvégien 542 ».
La population étant de 5,2 millions d’habitants environ, cela veut dire que
chaque citoyen possède une participation de 190 000 dollars. Et chaque
année, une partie de ce fonds est prélevée et dépensée dans l’économie
norvégienne.
Il y a aussi le Fonds permanent de l’Alaska, qui représente la valeur plus
modeste de 60 milliards de dollars. Depuis 1976, un quart des redevances
annuelles provenant de la production de pétrole et de gaz de l’État d’Alaska
est conservé dans un fonds. Et chaque année, un pourcentage du fonds est
prélevé et dépensé pour tous les habitants d’Alaska, cette fois-ci sous forme
de versements directs à chacun – soit 1 400 dollars par an pour chaque adulte
et enfant 543.
À l’heure qu’il est, cela dit, ces cas restent des exceptions. Dans beaucoup
de pays, comme le montre le graphique 10.3, le capital détenu par l’État, par
rapport au revenu national, a tendance à diminuer, alors que le capital détenu
par des privés, par rapport au revenu national, augmente.

Graphique 10.3 : Capital privé et capital public 544.

James Meade est un prix Nobel d’économie anglais qui a anticipé le


problème et proposé que l’État répartisse le capital dès les années 1960.
Inquiet de voir les progrès de l’automatisation, il imaginait un État détenant
le capital au nom des citoyens : c’est ce qu’il appelait l’« État socialiste ». Je
ne suis pas sûr que cette appellation soit juste. Elle passe sous silence la
différence entre une partie de la propriété des entreprises qui revient à l’État
(c’est ce que j’ai à l’esprit) et le contrôle total que l’État exerce sur la
marche de ces entreprises (le versant qui intéresse les socialistes). Je préfère
parler d’un État qui partage le capital.

L’État qui soutient le travail

Jusqu’ici, je raisonne comme si nous allions vers un monde où le travail


sera victime du progrès technologique. D’où, à mes yeux, l’idée que l’État
doit accompagner le mouvement en redistribuant les fruits de la prospérité
issus des nouvelles technologies, puisque les mécanismes classiques de
redistribution, fondés sur le travail, ne sont plus suffisants. Cependant, il
existe une alternative : on peut tenter de lutter contre la tendance. Il y aurait
toujours besoin d’un Big State, mais il aurait un rôle aux antipodes : ne pas
céder et accompagner le mouvement, mais résister, ne pas se laisser porter
par le courant, passivement, mais prendre la barre et diriger le navire dans
l’autre sens pour protéger le travail des changements en cours.
J’aurai une réponse nuancée. L’économiste en moi ne voit pas pourquoi il
faudrait à tout prix défendre le marché du travail et être sûr que tout le
monde ait un job classique et correctement rémunéré. D’un point de vue
strictement économique, le travail sert à deux choses : soit à agrandir le
gâteau grâce aux efforts productifs des uns et des autres, soit à être sûr que
chacun en ait une tranche en échange de ses efforts. Mais il y a d’autres
moyens d’y arriver. Les nouvelles technologies, qui sont la première cause
du chômage actuel, vont continuer à agrandir le gâteau. Quant à la
répartition des tranches, le travail n’est pas l’unique méthode pour ce faire.
Alors, pourquoi s’opposer au mouvement créé par le progrès
technologique ? La réponse la plus évidente est que le travail a aussi des
objectifs qui ne sont pas économiques (je m’y intéresserai dans le chapitre
suivant). Mais l’argument purement économique qui sert à défendre le
monde du travail (agrandir et faire des parts de gâteau) n’est donc pas
totalement convaincant.
En même temps, je suis d’accord. Le manque de travail ne va pas nous
tomber dessus du jour au lendemain. Nous n’aurons pas de big bang avec un
avant et un après le travail. Nous vivons un long déclin de la demande de
main-d’œuvre qui a commencé dans certaines niches du marché du travail et
va s’étendre au fil du temps ; le monde du travail s’y pliera, puisque le
nombre d’emplois sera affecté, ainsi que la rémunération et la qualité de ce
travail. Les travailleurs auront moins de poids et moins d’influence
économiques, ils auront plus de mal à résister aux employeurs visant la
rentabilité, qui auront intérêt à les payer le moins possible. C’est donc un
fait, les travailleurs ne sont plus dans une position de force. Dans les pays
développés, le syndicalisme est au plus bas, et le nombre de militants a
plongé 545.
D’où la troisième voie qui revient à l’État : ni rester passif ni changer la
direction du navire, intervenir pour aider les travailleurs à supporter la
transition, agir en leur nom pour être sûr que le travail restant est
correctement payé et digne. Voilà ce que j’appelle un État qui soutient le
travail. Le but n’est pas de modifier la destination finale, mais d’être sûr que
le voyage se passe aussi bien que possible pour les travailleurs. Tant qu’il y
aura du travail, l’État sera chargé de veiller à ce qu’il soit de qualité. Seuls,
les travailleurs n’ont pas les moyens de défendre leurs intérêts. John
Galbraith parlait de « pouvoir compensateur » pour désigner les différentes
forces qui servent à contrôler la concentration du pouvoir économique 546.
Nous vivons à une époque où le pouvoir compensateur des travailleurs
s’étiole, c’est pourquoi l’État doit intervenir et exercer ce pouvoir en leur
nom.
Cela dit, il faut être réaliste. Il existe actuellement un courant de pensée
qui a le vent en poupe, selon lequel il faudrait demander aux entreprises de
concevoir des technologies qui complètent plutôt qu’elles n’évincent les
êtres humains, qui les aident plutôt qu’elles ne leur nuisent. Le PDG de
Microsoft, Satya Nadella, évoque ainsi le « grand défi 547 » qui attend les
entreprises de technologie. Certes, mais leur demander de se corriger, si cela
ne sert pas leurs intérêts économiques, c’est un peu comme leur demander la
charité – une qualité admirable, mais peu fiable pour lancer des réformes
institutionnelles d’ampleur. Au Forum économique mondial de Davos en
2019, écrivait le New York Times, de grands chefs d’entreprise ont
publiquement évoqué « les conséquences négatives que l’intelligence
artificielle et l’automatisation pourraient avoir pour les travailleurs » mais,
en privé, ils racontaient « une histoire différente, s’empressant d’automatiser
leurs propres forces de travail pour être toujours en tête de la
concurrence 548 ».
Quand on essaye d’influer sur l’action concrète des institutions, il est
indispensable de tenir compte du comportement réel des gens. Il faut les
prendre tels qu’ils sont dans la vie économique, égoïstes et partiaux, et non
tels qu’on voudrait qu’ils soient, altruistes et impartiaux. C’est pourquoi la
politique d’un État en faveur de la main-d’œuvre doit avant tout modifier les
incitations concrètes des employeurs, en visant à aligner leurs intérêts et
ceux de la société dont ils font partie.
La fiscalité est un levier important pour parvenir à aligner les intérêts des
employeurs sur ceux de la société. Aux États-Unis, par exemple, elle
favorise l’automatisation, puisqu’elle fournit à ceux qui remplacent les
hommes par des machines « plusieurs avantages fiscaux de taille », comme
le fait de ne pas avoir à payer de charges sociales sur les salaires des
employés 549. Malheureusement, ce type de fiscalité a été conçu à l’Âge du
travail, puisqu’elle taxe essentiellement les employés et les employeurs. Elle
n’est pas adaptée à un monde où le travail est rare. Supprimez ces avantages,
vous supprimez une incitation fiscale à automatiser.
Autre levier possible : le droit. Le Royaume-Uni, pour ne citer que lui, a
vécu une controverse sur le statut juridique des chauffeurs d’Uber : sont‑ils
indépendants, comme l’affirme Uber, donc voués à défendre eux-mêmes
leurs intérêts, ou sont‑ils employés, auquel cas ils bénéficient de congés
payés, de la retraite, du salaire minimum et de tous les droits liés au statut
d’employé ? (Uber, qui cherche à contourner la question, les qualifie de
« chauffeurs-partenaires ».) C’est exactement le cas de figure où l’État doit
intervenir pour soutenir le travail et les travailleurs, en adaptant le droit de
façon qu’ils soient protégés au même titre que les employés des autres
secteurs du marché. On peut aussi imaginer que l’État intervienne en fixant
de nouveaux seuils pour les salaires, et de nouveaux plafonds pour le
nombre d’heures de travail et de jours travaillés.
Il y a de quoi faire. En général, les responsables politiques fixent les
salaires minimums en tenant compte du niveau de vie et en essayant de faire
en sorte que les travailleurs les moins bien rémunérés aient de quoi vivre.
Mais il existe d’autres critères. Par exemple, l’écart entre la valeur
économique et la valeur sociale de nombreux jobs difficiles à automatiser,
comme les soins ou l’enseignement. Il s’agit de métiers faiblement
rémunérés et pourtant largement reconnus. Au Royaume-Uni, un sondage
montre que 68 % des personnes pensent que les infirmières sont sous-
payées. Aux États-Unis, 66 % pensent que les salaires des enseignants des
écoles publiques sont trop faibles 550. Dès lors qu’un État qui soutient la
main-d’œuvre intervient pour influencer les salaires, il pourrait en profiter
pour réduire cet écart.
De même, les responsables politiques envisagent en général la
réglementation du temps de travail en termes d’heures. En Europe, un
employeur n’a pas le droit de vous obliger à travailler plus de quarante-huit
heures par semaine. Et certains pays aspirent à passer à quarante heures. Le
plus grand syndicat allemand a même obtenu une semaine de travail de
vingt-huit heures pour ses membres en 2018 (et une augmentation de salaire
de 4,3 % 551). À terme, cependant, il pourrait être judicieux d’établir des
limites non seulement sur le nombre d’heures, mais le nombre de jours par
semaine. En 2018, par exemple, le Trades Union Congress (TUC), qui
représente 48 syndicats et 5,5 millions d’adhérents en tout au Royaume-Uni,
a appelé à une semaine de travail de quatre jours pour répondre à
l’automatisation 552. C’est exactement le genre de proposition qu’il faut
prendre davantage au sérieux.
Enfin, dernière action de l’État destinée à préserver le travail : encourager
la naissance de nouvelles formes de travail organisé. Au XXIe siècle, les
syndicats doivent non seulement aider les travailleurs à répondre aux
changements technologiques, mais utiliser ces technologies pour transformer
leurs méthodes de travail. À l’heure actuelle, le recrutement des adhérents, la
collecte des fonds, les doléances exprimées et le pouvoir tel qu’ils l’exercent
sont trop souvent proches de méthodes vieilles de plusieurs siècles. Peu de
syndicats, voire aucun, proposent à leurs adhérents d’avoir accès à des
plateformes de médiation électronique ou à des systèmes de résolution des
conflits personnalisés, en dépit du succès de ces dispositifs dans d’autres
contextes. Les réseaux sociaux et les outils numériques sont toujours à la
périphérie de leurs méthodes de travail. L’essor de ce qu’on appelle « action
connective », qui voit les gens exploiter les nouvelles technologies pour se
coordonner et coopérer, a essentiellement lieu hors des syndicats 553. Ce qui
explique qu’ils soient aussi peu réactifs et que l’adhésion chute aussi
rapidement parmi les jeunes. Lesquels pensent que les syndicats actuels ne
sont pas une réponse pertinente aux problèmes contemporains. Au
Royaume-Uni, moins de 8 % des travailleurs âgés de seize à vingt-quatre ans
sont syndiqués. (Parmi ceux qui le sont, 40 % sont âgés de cinquante ans ou
plus 554.) Frances O’Grady, présidente du TUC, le reconnaît : « Les syndicats
555
doivent eux aussi changer – changer ou mourir », admet‑elle .
Comme le chômage technologique ne se produira pas du jour au
lendemain, le Big State n’a pas non plus à naître du jour au lendemain. Mais
plus le temps passe, plus le besoin s’en fera sentir. L’alliance de ses trois
rôles (un État qui répartit les revenus, partage le capital et aide la main-
d’œuvre) sera indispensable si nous voulons empêcher nos sociétés de plus
en plus divisées de s’effondrer. Mon but n’est pas d’être trop prescriptif en
ce qui concerne ce que ces rôles impliquent. Il est impossible de faire la liste
des mesures que tous les pays devraient adopter. Chaque État peut s’attaquer
au chômage technologique à sa manière – il appartient aux citoyens de
chaque pays, en fonction des valeurs et des préférences politiques de chacun,
de trouver le meilleur équilibre possible entre les différents paramètres que
nous venons d’analyser.
Chapitre 11
Les Big Tech

Plus nous nous approchons d’un monde ayant moins de travail, plus la vie
économique sera dominée par les grandes entreprises technologiques – ce
qu’on appelle les Big Tech. Et plus celles-ci auront du pouvoir politique.
Elles n’influenceront pas seulement la façon dont nous interagissons sur le
marché, ce que nous achetons et vendons, mais la façon dont nous vivons en
société, notre vie en tant qu’animaux politiques. Il est donc aussi utile de
comprendre l’essor des Big Tech et la nature de leur pouvoir politique que
de donner un sens au déclin du travail. Dans un monde proposant moins de
travail, contraindre ces Big Tech sera un objectif de plus en plus important.
À l’heure actuelle, malheureusement, nous sommes loin d’être prêts à
relever les manches.

De quoi Big Tech est‑il le nom ?

Il suffit de penser aux gigantesques entreprises de technologie pour


comprendre : Amazon, Apple, Google, Facebook et Microsoft, que les
Anglo-Saxons appellent aussi les « Big Five », et dont les chiffres sont
sidérants. Aux États-Unis, Google contrôle 62,6 % de la recherche en ligne
et 88 % du marché de la publicité liée à ces recherches 556. Plus d’un quart de
la population mondiale utilise Facebook, et ses différentes plateformes
(WhatsApp et Instagram) détiennent 77 % du trafic social sur mobiles.
Amazon couvre 74 % du marché des livres électroniques, et c’est la boutique
de choix de 43 % du commerce de détail aux États-Unis 557. Google et Apple
détiennent 99 % du marché des systèmes d’exploitation des téléphones
portables (respectivement Android et iOS), Apple et Microsoft 95 % de celui
des systèmes d’exploitation d’ordinateurs 558. Je l’ai déjà dit : les secteurs
industriels où le progrès technologique est le plus rapide tendent à être
contrôlés par un nombre réduit d’entreprises à un rythme de plus en plus
rapide. En 2017, ces cinq géants trônaient sans problème au top-ten des
entreprises les plus cotées du monde 559.
En dépit de ces chiffres vertigineux, ne soyons pas trop inquiets. Ces
entreprises sont parties pour dominer longtemps, mais nos vies sont aussi
bouleversées par de nouvelles technologies mises au point par des personnes
et des sociétés qui échappent aux Big Five. Citez n’importe quel aspect de la
vie moderne, vous pouvez être sûr que, quelque part dans le monde, un ou
deux ingénieurs sont enfermés dans un garage, au sens propre ou figuré, en
train de concocter un système ou une machine pour le transformer.
« L’informatique est en train de bouffer le monde 560 », a écrit Marc
Andreessen, investisseur et innovateur Internet, en 2011. Son appétit est en
effet vorace. Il y a peu ou pas d’industries que les nouvelles technologies ne
jugent pas, au moins en partie, bonnes à digérer. La tendance de fond est
donc là : tous les aspects de notre vie sont peu à peu numérisés. Le monde
matériel est progressivement traduit dans le langage numérique des « bits »,
ces éléments binaires désignés par 0 et 1 qui forment le dialecte que ces
systèmes et ces machines utilisent. (Du moins aujourd’hui : les calculateurs
quantiques travaillent sur des qubits, et non plus sur des bits.) À plus long
terme, il est donc difficile d’envisager autre chose qu’une économie
entièrement aux mains des entreprises de technologie.
Bien sûr, certaines seront peut-être celles que nous connaissons déjà. IBM
n’a pas acheté Watson pour être champion de quizz télévisés. Apple n’a pas
construit AlphaGo pour être ultra-performant au go. Ces deux entreprises ont
investi des fortunes dans ces machines parce qu’elles ont des ambitions
beaucoup plus vastes, dont on voit les retombées dans tous les domaines :
santé, finance, droit et autres. Ces ambitions sont parfois délirantes.
Regardez WeChat en Chine. Au début, c’était une simple application, une
méthode sympa pour s’envoyer des messages vocaux et textuels.
Aujourd’hui, WeChat permet à 889 millions d’utilisateurs d’« appeler un
taxi, commander des repas, acheter des billets de cinéma, jouer à des jeux,
s’enregistrer avant un vol, envoyer de l’argent à des amis, avoir accès à des
données sur telle aptitude, prendre un rendez-vous chez le médecin, recevoir
ses relevés de comptes, payer ses factures d’eau, identifier un morceau de
musique, trouver des bons géo-ciblés, repérer un livre dans une librairie,
rencontrer des inconnus… suivre l’actualité d’une personne célèbre, lire des
articles de magazine et donner de l’argent à un organisme caritatif 561 ».
Là encore, n’oublions pas que les entreprises technologiques qui
peupleront l’avenir ne sont peut-être pas celles qui sont les plus connues
actuellement. Dominer aujourd’hui ne signifie pas dominer demain. En
1995, par exemple, il était impensable que la domination de Microsoft
prenne fin, alors qu’on parle désormais de cette entreprise comme d’une
outsider du secteur 562. Cela ne signifie pas non plus que nous assisterons à
des réussites aussi remarquables. L’exemple Watson d’IBM est édifiant à cet
égard. Le vaste potentiel de l’entreprise a suscité un immense enthousiasme.
Or, récemment, un partenariat très médiatisé entre l’équipe de Watson et MD
Anderson, un grand hôpital américain qui se concentre sur le cancer, s’est
soldé par un échec retentissant. Le dispositif de 60 millions de dollars qui
avait été conçu pour aider à soigner les cancers a été jugé « pas prêt à une
utilisation expérimentale ou clinique sur l’homme 563 ».
Le fait est que les entreprises technologiques qui s’occupent de la santé et
pourraient changer nos vies ne sont pas encore de ce monde. C’est vrai pour
les autres secteurs de l’économie. Après tout, nombre des noms les plus
connus aujourd’hui – Airbnb, Snapchat, Spotify, Kickstarter, Pinterest,
Square, Android, Uber, WhatsApp – n’existaient pas il y a une douzaine
d’années 564. Les technologies qui règneront dans quelques années n’ont sans
doute pas encore été inventées.

Pourquoi « Big » ?

Comme les géants de la technologie aujourd’hui, les entreprises de


technologie qui domineront le futur seront sans doute gigantesques. En effet,
le développement de nouveaux systèmes et de nouvelles technologies
demande énormément d’argent, car les machines les plus performantes
requièrent trois éléments très coûteux : des quantités de données
faramineuses, des logiciels à la pointe et un matériel informatique ultra-
puissant. Seules de très grandes sociétés peuvent réunir ces trois éléments.
Première chose, le volume de données nécessaire. Nous avons abordé le
sujet avec AlphaGo, le système de Google conçu grâce à l’enregistrement de
30 millions de déplacements des meilleurs joueurs de go. L’appareil de
Stanford qui sert à détecter les cancers de la peau fonctionne à partir de
129 450 images de lésions, bien plus que ce qu’un médecin peut assimiler en
une vie 565. Il arrive que les données soient plus difficilement accessibles,
auquel cas il faut les générer en faisant preuve de créativité. Imaginez les
données qu’il faut emmagasiner pour une voiture autonome, par exemple.
Pour résoudre le problème, Uber a bâti une petite ville en lieu et place d’une
vielle aciérie de Pennsylvanie, un site sur lequel les ingénieurs accumulent
des données tandis que les voitures se déplacent (la ville est peuplée de
piétons en plastique qui se précipitent en pleine circulation à l’aveugle).
Tesla enregistre les données fournies par les chauffeurs de ses voitures non
autonomes, soit, dit‑on, l’équivalent de près d’un million de miles de
données par heure. Google a choisi une méthode différente en créant des
mondes entièrement virtuels et en intégrant les données de voitures qui se
déplacent dans ces univers virtuels 566.
Il faut compter aussi avec le matériel car, derrière les systèmes et les
machines que nous utilisons, il y a des lignes et des lignes de code. Le
service Internet de Google s’appuie sur 2 milliards de lignes (qui, s’il fallait
les imprimer sur papier et les stocker, formeraient une tour de 3,4 kilomètres
de hauteur 567). La programmation de ces lignes demande d’avoir des
ingénieurs informaticiens doués et grassement rémunérés. Aux États-Unis,
ils ont un salaire trois fois supérieur à la moyenne du pays 568, et les meilleurs
sont considérés comme des stars, dont la rémunération reflète ce statut
exceptionnel. Aujourd’hui, pour illustrer l’histoire de l’économie des
derniers siècles, nous faisons appel à des figures telles que James
Hargreaves, inventeur du métier à filer, ou Richard Arkwright, inventeur du
métier à tisser. Plus tard, pour illustrer l’histoire de notre économie, on
évoquera des noms comme celui de Demis Hassabis, fondateur de
DeepMind, et d’autres programmateurs encore peu connus.
Pour ce qui est de la puissance de traitement, la plupart de ces systèmes
exigent d’avoir un matériel exceptionnel pour être rapides et performants.
Nous avons tendance à penser que la moindre opération numérique va de
soi. Or, à en croire Google, une simple recherche sur google.com demande
une puissance de traitement équivalant à celle du programme spatial
d’Apollo, fruit de onze ans de travail, qui a permis d’envoyer Neil
Armstrong et onze autres astronautes sur la Lune – pas seulement la
puissance exploitée au cours des vols, mais toute celle qui fut nécessaire
pour la préparation et l’exécution des dix-sept missions qui ont eu lieu 569.
Les technologies de pointe actuelles consomment encore bien plus d’énergie.
Par ailleurs, des effets compensatoires ont lieu entre les trois éléments.
Avoir de meilleurs logiciels permet de pallier le manque de données ou la
faiblesse relative de la puissance de traitement. AlphaGo Zero n’a eu besoin
ni des données ni de la puissance de traitement de son vieil alter ego,
AlphaGo, pour le battre à plate couture dans une série de parties de go, à 100
contre 0 570. Par quel miracle ? Parce qu’il exploitait des logiciels plus
sophistiqués, fondés sur les dernières avancées de la conception
d’algorithmes, connues sous le nom d’apprentissage par renforcement 571. À
l’avenir, les machines les plus puissantes réuniront et optimiseront les trois
éléments – données, logiciels, matériel. Une entreprise de taille moyenne
peut avoir un de ces éléments, outre un ingénieur doué et capable de
concevoir des logiciels performants ou une base de données unique, mais il y
a peu de chances qu’elle réunisse les trois. Seules les Big Tech en seront
capables.
Si les entreprises de technologie sont « big », ou géantes, c’est aussi parce
qu’une fois qu’elles sont mises au point, ces nouvelles technologies génèrent
de très forts « effets de réseaux ». Autrement dit, plus elles sont exploitées,
plus elles prennent de la valeur – pour les utilisateurs et pour les
propriétaires. La meilleure image pour le comprendre est le téléphone :
ajoutez un nouveau nom dans un réseau téléphonique, il sera non seulement
utile pour le nouveau venu qui peut appeler tous les membres du réseau,
mais pour tous ces membres, qui peuvent désormais le contacter par
téléphone. Par conséquent, comme les réseaux s’étendent, chaque nouvel
arrivant a plus de valeur que son prédécesseur. En mathématiques, c’est ce
qu’on appelle la loi de Metcalfe, qui veut que la valeur d’un réseau soit égale
au carré du nombre des utilisateurs (n2, n étant ce nombre).
Il est évident que nous avons dépassé l’ère du téléphone fixe. La meilleure
façon de réfléchir à la force de frappe des réseaux est de commencer par les
plateformes de médias sociaux. Facebook et Twitter, par exemple, seraient
bien moins excitants pour les utilisateurs (et bien moins lucratifs pour leurs
propriétaires) s’il n’y avait personne pour lire leurs messages. Des
plateformes comme Airbnb ou Uber ont d’autant plus de valeur que le
nombre d’utilisateurs augmente – plus d’appartements et plus de gens qui
cherchent un logement hors de chez eux, plus de taxis disponibles et plus de
gens qui ont besoin de courses. Elles sont conçues à partir de systèmes de
notation (ou systèmes de réputation) pour que les utilisateurs évitent les ratés
– là encore, plus elles ont de retours, plus ces plateformes sont fiables.
(Imaginez vos doutes si vous voyiez une seule notation de 5 étoiles assortie
de louanges folles sur un site de taxis, contre des milliers de notations
proches de 5 sur Uber.)
Certaines sociétés exploitent les données de leur réseau pour améliorer et
valoriser le service qu’elles proposent. Des systèmes de navigation comme
Waze ou Google Maps arrivent à évaluer la circulation grâce à la vitesse à
laquelle le portable des utilisateurs avance au fond de leur poche. Amazon et
Spotify adaptent leurs recommandations à partir des goûts des membres de
leur réseau. Enfin, il faut compter avec ce qu’on appelle l’effet de mode –
une fois qu’un réseau est lancé et opérationnel, autant rejoindre ce réseau
plutôt qu’un rival plus fragile. (J’ai un ami entrepreneur, nommé Faiz, qui a
pensé fonder un réseau social, mais je ne vois pas qui aurait été assez casse-
cou pour utiliser Faizbook, avec seulement quelques autres utilisateurs,
plutôt que Facebook et ses 2 milliards de profils…) Ces effets de réseau ne
garantissent aucune immortalité à ces systèmes – rappelez-vous Friendster
ou Myspace, aujourd’hui relégués au cimetière technologique –, mais ils
mettent de sacrés bâtons dans les roues des jeunes start-up.
Tout cela explique que les grandes entreprises de technologie absorbent
aussi facilement et leurs petites sœurs et les start-up. La preuve : dans les dix
années qui ont précédé juillet 2017, les Big Five ont signé 436 acquisitions
pour une valeur totale de 131 milliards de dollars (128 milliards d’euros 572.)
Ces immenses sociétés cherchent à réunir des ressources précieuses – des
données particulièrement utiles, des ingénieurs talentueux, des réseaux
populaires – en les rachetant à la moindre société qui exploite l’une ou
l’autre.

Les arguments économiques contre les Big Tech

Toutes ces raisons expliquent que nos économies soient vouées à être
dominées par des géants des technologies. Cependant, il est rare que l’État
ne voie pas d’un mauvais œil ce genre de concentration. Le droit de la
concurrence est né à partir de l’idée – pour le dire très brièvement – que les
monopoles sont néfastes et que la concurrence est saine 573. De fait, partout,
les Big Tech sont en conflit avec les autorités chargées de veiller à la libre
concurrence. Pourquoi ? Soit parce qu’elles ont déjà le monopole d’un
marché, soit parce qu’elles aspirent à l’avoir.
Je précise que cette volonté de pouvoir (économique) n’est pas propre aux
nouvelles technologies. Il suffit de voir ce qui s’écrit sur le management et la
stratégie d’entreprise. Tous ces conseils visent la domination ou la
suprématie économique sur tel ou tel marché, le tout enrobé dans un
vocabulaire faussement bienveillant propre à cette littérature. Je pense, entre
autres, à Michael Porter, gourou de ce type de mentalité depuis plusieurs
décennies. Les deux livres qu’il a publiés dans les années 1980, L’Avantage
concurrentiel et Choix stratégique et concurrence, trônaient sur les étagères
de tous les grands dirigeants de l’époque. Quel était le but que ces essais
incitaient les lecteurs à atteindre ? Dominer. D’abord, en identifiant les
marchés assez mûrs pour être monopolisés (voire créer de nouveaux marchés
pour), ensuite, en imposant son pouvoir par l’exclusion du plus de
concurrents possibles de ce marché. Certains auteurs affectent un ton
vaguement plus candide : l’entrepreneur Peter Thiel, par exemple, qui
explique dans le Wall Street Journal que « la concurrence, c’est bon pour les
losers. Si vous voulez créer et accumuler de la valeur, essayez d’avoir le
monopole 574 ».
En quoi l’absence de concurrence est-elle un problème ? L’argument mis
en avant par les autorités est le suivant : avoir le monopole d’un marché
implique moins de « bien-être social », sur le moment et à plus long terme.
Ce bien-être est moindre parce que les sociétés toutes-puissantes en profitent
pour gonfler leur chiffre d’affaires, soit en augmentant les prix de leurs
produits, soit en proposant des produits et des services de moins bonne
qualité. Il sera moindre à plus long terme parce que, sans concurrence, ces
entreprises sont moins enclines à investir et innover. Les monopoles sont
donc inefficaces du point de vue à la fois « statique » et « dynamique »,
nuisibles à l’économie présente et future. Voilà les arguments qui justifient
certains procès gagnés contre Microsoft, Facebook, Apple et Google (la
rumeur veut qu’Amazon risque aussi d’avoir des ennuis 575).
En pratique, l’argument en faveur de la concurrence est difficile à
exploiter. D’abord, il est compliqué de se mettre d’accord sur ce qu’on
entend par « bien-être social ». Est-ce que cela veut dire que les
consommateurs sont heureux ou satisfaits ? Qu’on ne se soucie pas des
entreprises ? Et une fois qu’on a décidé ce qui était le plus important,
comment le mesurer ? Les manuels d’économie expliquent qu’il faut
regarder les prix et imaginer qu’ils seraient bien plus faibles s’il y avait plus
de concurrence. Oui, sauf que beaucoup de grandes entreprises offrent déjà
des produits gratuits. Ensuite, de quel « marché » parle-t‑on exactement ?
Regardez Google. Si on se dit que c’est une société du marché de la
recherche en ligne qui contrôle 64 % de la recherche et 88 % de la publicité
qui va avec, cette concentration devrait nous alarmer au plus haut point.
Mais est-ce le marché primaire de Google ? Sachant que les revenus de
l’entreprise viennent essentiellement de la publicité, son marché primaire est
plutôt la publicité. Auquel cas la situation est moins choquante. Aux États-
Unis, le marché de la publicité sur les moteurs de recherche est évalué à
17 milliards de dollars (16,6 milliards d’euros), pour un marché de la
publicité totale de 495 milliards (484 milliards d’euros). Donc, même si
Google finissait par dominer tout le marché américain, elle ne détiendrait
que 4 % de ce marché. « De ce point de vue, écrit Peter Thiel, Google est un
joueur de deuxième catégorie dans un monde concurrentiel 576. »
En bref, il est très délicat de répondre aux questions les plus évidentes
liées à la libre concurrence. Et le comble, c’est qu’un monopole peut être
une très bonne chose. La proposition a tout l’air d’un sacrilège, mais elle ne
l’est pas, ce qu’a démontré Joseph Schumpeter, pour qui le moteur de
l’économie était l’innovation, « caractéristique première de l’histoire
économique de la société capitaliste ». Un entrepreneur qui n’a aucune
perspective de profits substantiels n’a aucun intérêt à innover, explique-t‑il.
Le succès se paie en termes d’efforts, mais aussi d’espèces sonnantes et
trébuchantes, et l’idée que le monopole lui profitera est sa principale
motivation pour innover et entreprendre. Le monopole est « l’appât qui attire
le capital et l’incite à prendre des voies jamais empruntées 577 ». Qui plus est,
le profit n’est pas simplement une conséquence de l’innovation, mais un
moyen qui permet de l’alimenter. Très souvent, la recherche et le
développement sont financés par les coffres bien remplis des entreprises qui
réussissent. Google a lancé de nombreuses initiatives coûteuses qui ont
échoué : Google Glass, Google Plus, Google Wave, Google Video. Un seul
de ces échecs aurait suffi à plomber une société plus modeste. Google s’est
maintenu en dépit de ces flops grâce aux profits générés par ses initiatives
qui, elles, ont marché.
Joseph Schumpeter n’avait aucun scrupule vis-à-vis de l’idée de
monopole. Les économistes, écrivait‑il, « qui ne visent que les prix élevés et
les restrictions de production », passent à côté de l’essentiel – la toute-
puissance économique n’est jamais permanente. Avec le temps, les
monopoles d’aujourd’hui seront renversés par « l’ouragan perpétuel de la
destruction créatrice 578 ». De nouveaux les remplaceront, mais
provisoirement, puisqu’ils seront victimes du même ouragan. Au fond, c’est
là l’origine intellectuelle de ce que nous appelons l’innovation
« disruptive », une expression adorée par les théoriciens du management et
les consultants en stratégie.
Par ailleurs, Schumpeter avait raison : depuis toujours, des entreprises qui
donnent l’impression de faire partie du paysage finissent par disparaître.
Prenez « Fortune 500 », le classement des 500 premières entreprises
américaines, vous y trouverez celles qui comptent pour les deux tiers de
l’économie américaine. Mais, si vous comparez les classements de 1955
et 2017, seules 12 % d’entre elles ont sauté le pas du premier au deuxième.
Les 88 % restantes ont fait faillite, ont été absorbées par d’autres ou ont subi
une perte de valeur vertigineuse qui les a expulsées du club des 500 579. Je
m’amuse parfois à regarder les noms qui sont tombés aux oubliettes, j’ai
l’impression de lire des sigles impossibles à identifier qui viendraient
d’obscurs romans. Voilà pourquoi il n’y a pas lieu d’être obnubilé par la
domination des cinq géants actuels. Il vaut mieux se dire qu’à un moment,
dans les années qui viennent, un très petit nombre d’entreprises de
technologie domineront.
La politique de la concurrence est là pour garantir l’équilibre entre les
avantages et les dangers de la concentration, mais le progrès technologique
va forcément modifier la nature de cette politique. Avant, les entreprises qui
voulaient se rapprocher et contrôler les prix se réunissaient à huis clos et
communiquaient secrètement pour coordonner leurs stratégies. Aujourd’hui,
les concurrents qui cherchent à s’entendre sur les prix comptent sur des
algorithmes et les adaptent automatiquement, ce qui facilite les ententes sans
avoir recours aux bonnes vieilles méthodes anti-concurrentielles 580. Cela
peut même se produire involontairement : une étude récente montre que les
algorithmes que les entreprises en ligne utilisent pour fixer le prix de leurs
produits pourraient coopérer implicitement les uns avec les autres, en
maintenant des prix artificiellement élevés, sans communication directe ni
« volonté » explicite de connivence 581. Faut‑il que ce genre de
comportement algorithmique soit visé par la politique de la concurrence ? La
question est ouverte.
De même, pensons aux autorités de la concurrence qui, il n’y a pas si
longtemps, pensaient qu’une période prolongée de profits démesurés était le
signe que l’entreprise abusait de son influence économique. Aujourd’hui,
des entreprises en quête de pouvoir économique endurent délibérément de
longues périodes d’une non-rentabilité stupéfiante – elles visent une
croissance rapide et une expansion qui neutralisent la concurrence pour
essayer d’évincer leurs rivales par l’échelle et la domination. Comme le
montre le graphique 11.1, par exemple, Amazon n’a pratiquement pas réalisé
de bénéfices pendant la majeure partie de son histoire 582. Uber a suivi ses
traces, ne réalisant aucun bénéfice annuel depuis sa création 583. Les autorités
n’ont pas à être déstabilisées : les indicateurs économiques classiques tels
que le niveau de bénéfice ne sont peut-être plus fiables pour évaluer une
pratique anticoncurrentielle 584.
Plus les grandes entreprises technologiques continueront de dominer le
XXIe siècle, plus elles se heurteront souvent et violemment aux autorités de la
concurrence. Certaines enfreindront le droit de la concurrence et les lois
antitrust, jusqu’au jour où elles seront trop dominantes sur le plan
économique et devront être démantelées. Cela dit, dans les décennies à venir,
l’argument le plus convaincant contre les Big Tech ne sera pas d’ordre
économique. Au contraire, à mesure que le progrès technologique se
poursuit, l’attention se déplace du pouvoir économique de ces entreprises –
aussi puissant soit‑il – à leur pouvoir politique.
Graphique 11.1 : Revenu annuel et bénéfice net d’Amazon, 1998-2018 (en milliards de dollars) 585.

Les arguments politiques contre les Big Tech

Partons de la comparaison classique entre les Big Tech et la Standard Oil,


le gigantesque conglomérat bâti par John Rockefeller dès les années 1870. À
l’époque de sa création, la Standard Oil possédait la raffinerie de pétrole la
plus importante du monde 586. En 1882, elle contrôlait 90 % de la production
de pétrole des États-Unis 587. Mais sa domination n’a pas duré puisqu’en
1911, la Cour suprême des États-Unis s’en est mêlée (c’est un des procès de
ce genre le plus connu) et a exigé l’éclatement de la Standard Oil en trente-
quatre entreprises plus modestes, au motif qu’elle avait le monopole. Les
gens comparent volontiers les Big Tech à la Standard Oil pour deux raisons.
D’abord, parce que la toute-puissance de la Standard Oil sur le marché du
raffinage du pétrole aux États-Unis est comparable en échelle à celle des Big
Tech sur leurs marchés respectifs. (Je vous rappelle les chiffres hallucinants
qui ouvrent ce chapitre.) Ensuite, parce qu’elles ont un point commun au
sens figuré : Google et Facebook contrôlent le flux des données
personnelles, considéré comme « le pétrole de l’ère numérique 588 ».
Il n’empêche, la comparaison est surtout révélatrice pour ce qu’elle ne dit
pas. Rappelez-vous les arguments opposés à la toute-puissance de la
Standard Oil. Ils étaient exclusivement économiques. Pour la Cour suprême,
le holding pétrolier était coupable d’« une restriction du commerce
irraisonnable et indue ». Il avait acquis un pouvoir économique excessif 589.
En revanche, quand on regarde de près les arguments opposés à la toute-
puissance des Big Tech, ils sont rarement d’ordre économique.
Regardez les débats que soulève régulièrement Google. Si vous tapez un
nom aux consonances afro-américaines, vous avez des chances de tomber
sur des sites qui proposent des vérifications d’antécédents criminels 590. Il y a
quelques années, si vous utilisiez leur algorithme de reconnaissance d’image
pour légender vos photos, vos amis noirs auraient pu être étiquetés
« gorilles ». (Ils ont résolu le problème en supprimant carrément l’étiquette
« gorille » de leur algorithme 591.) De façon plus générale, Google peut
mettre en valeur ou, au contraire, rétrograder les sites sur lesquels vous
tombez au cours de vos recherches. (Ils se servent actuellement de ce
pouvoir pour supprimer les sites pirates 592.) Plus récemment, YouTube,
propriété de Google, a été critiqué pour avoir recommandé des vidéos
d’extrême droite ou des vidéos anti-vaccins, toléré des discours de haine et
593
encouragé la pédophilie .
Ou prenez Facebook. L’entreprise a fait une expérience sur son réseau qui
montre qu’une nouvelle positive ou négative influe sur les émotions des
utilisateurs. (Les 689 000 utilisateurs étudiés ne savaient évidemment pas
qu’ils servaient de cobayes 594.) Si vous regardez le nombre de « likes »
d’une personne, il est possible de savoir quelle est sa sexualité dans 88 %
des cas. (Un avantage pour les publicitaires, qui en profitent pour adapter le
contenu et la cible de leurs messages 595.) Facebook a été poursuivi par le
ministère américain du Logement et du Développement urbain pour avoir
permis aux annonceurs de cibler intentionnellement les publicités en
fonction de la race, du sexe et de la religion des utilisateurs 596. Autre
exemple : en 2016, pendant la campagne présidentielle américaine, la Russie
a acheté des espaces publicitaires et créé des groupes pour attiser les
divisions politiques entre électeurs. (Facebook en a identifié plusieurs
milliers, mais trop tard, les dégâts étaient déjà faits 597.) Dans une étude
portant sur plus de 3 000 agressions contre des réfugiés en Allemagne, des
chercheurs ont montré que les régions où l’usage de Facebook est le plus
répandu comptent nettement plus d’agressions, car les discours de haine en
ligne du parti d’extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD), se
traduisent par des crimes violents dans la vie réelle 598.
Et que dire d’Amazon ? En 2009, après un litige avec un éditeur de livres
numériques, l’entreprise s’est connectée à tous les Kindle qu’elle contrôlait
pour effacer un certain nombre de livres (dont 1984, de George Orwell, un
comble 599). En 2017, des coques d’iPhone illustrées étaient en vente,
proposant, entre autres, des images de seringues d’héroïne, un homme avec
une béquille et une énorme couche, un gros-plan sur cinq doigts de pied
infectés et couverts de champignons, ou une femme âgée inspirant face à un
inhalateur. Tout ça parce qu’un algorithme sélectionnait des images
disponibles en ligne à partir desquelles il créait des coques, mais sans aucune
supervision humaine 600. En 2015, aux États-Unis, dans l’Arkansas, un
certain James Bates fut accusé du meurtre de Victor Collins. Il n’y avait
aucun témoin, à part un appareil appelé Amazon Echo, qui est une sorte
d’assistant acoustique personnel. L’appareil se connecte à un « mot d’éveil »
(« Alexa » ou « Amazon ») et, une fois qu’il l’entend, enregistre votre voix
pour intégrer toutes les questions que vous lui posez (« Quel temps fait‑il
aujourd’hui ? », par exemple). Au cours du procès, l’accusation demanda
qu’on fasse intervenir l’enregistrement des interactions ayant eu lieu la nuit
du meurtre. Au début, Amazon refusa, puis céda. (L’affaire a finalement été
rejetée en 2017 601.)
Et Apple : l’entreprise contrôle entièrement les applications qui peuvent
apparaître sur un iPhone. Elle a refusé d’héberger une application qui
critique ses méthodes de fabrication et en a soutenu une qui critique la
science du changement climatique. Elle a interdit une application qui permet
aux utilisateurs de suivre les frappes de drones américains, mais en a
autorisé une qui aide les hommes d’Arabie saoudite à traquer les femmes et
à limiter leurs mouvements 602. Par ailleurs, en 2016, elle a aussi refusé
d’aider le gouvernement américain à déverrouiller l’iPhone d’un des
terroristes de la fusillade de San Bernardino en décembre 2015. L’argument
d’Apple était le suivant : obliger l’entreprise à créer un logiciel pour
décrypter les données d’un téléphone est une violation de la liberté
d’expression telle que le Premier amendement de la Constitution américaine
la garantit 603.
Enfin, venons-en à Microsoft. En 2016, l’entreprise a lancé un chatbot
(néologisme formé à partir de chat et de robot), c’est-à‑dire un logiciel
programmé pour simuler une conversation, appelé Tay, sur Twitter. Il était
conçu pour imiter la voix d’une jeune adolescente après avoir enregistré ce
que d’autres utilisateurs de Twitter disaient. Le logiciel a dû être retiré de la
circulation parce qu’il postait des injures racistes, des éloges d’Hitler, des
négations de la Shoah et faisait des avances sexuelles explicites aux
followers. Microsoft s’est défendu en disant qu’il effectuait des
« ajustements 604 ». Un an plus tard, l’entreprise a lancé un nouveau chatbot
appelé Zo, programmé pour éviter les sujets politiques et religieux. Hélas,
même Zo, et dès le quatrième échange avec un journaliste, n’a pas pu
s’empêcher de parler de politique – « Le Koran [sic] est très violent »,
répondit‑il à une question sur la politique de la santé. Microsoft a maintenu
Zo en activité pendant deux ans et demi 605.
Certaines de ces anecdotes sont terrifiantes. D’autres sont moins graves.
Toutes ont un dénominateur commun : elles ont très peu à voir avec
l’économie et avec les mesures de protection des consommateurs qui
pourraient empêcher un économiste de dormir la nuit. Les Big Tech
soulèvent des questions plus profondes, qui engagent notre vie collective en
tant qu’êtres humains et notre sentiment de communauté. Il s’agit de
préoccupations qui touchent leur pouvoir politique. Dans quelle mesure les
Big Tech peuvent‑elles changer et biaiser ces règles de vie dans un sens peu
souhaitable ? La question vise le pouvoir qu’ont les nouvelles technologies
de tordre, voire de détricoter l’échafaudage social qui structure notre vie en
tant que communauté.
Si je reviens à la Standard Oil, son pouvoir politique n’était pas vraiment
le sujet. Les gens avaient peur de son pouvoir économique, de l’idée que le
pétrole qu’elle vendait soit trop cher parce qu’il n’y avait pas assez de
concurrence. Oui, certains détracteurs de la Standard Oil ont accusé
l’entreprise d’avoir une influence néfaste sur la politique américaine. Mais il
y a quelque chose de fondamentalement différent dans le pouvoir politique
des Big Tech, comme le montre Jamie Susskind, qui a été le premier à le dire
dans son livre Future Politics. (Je précise que cet avocat et théoricien
politique est aussi mon frère.)
Le mot « politique » est parfois compris au sens étroit, pour désigner
l’agitation de ceux qui nous gouvernent et les décisions prises à huis clos au
cœur de l’État. C’est ce sens que les critiques du pouvoir politique de la
Standard Oil avaient à l’esprit. Mais la politique, bien comprise, est bien
plus vaste. Il s’agit de la façon dont nous vivons ensemble dans la société, de
toutes les forces – pas seulement les personnes et les institutions – qui
façonnent nos vies collectives. C’est pourquoi, quand nous disons
« politique », nous avons tendance à sous-entendre « très important ». Le
mouvement de libération des femmes des années 1970, par exemple, l’avait
très bien compris 606. Il s’est battu pour que le monde se réveille et saisisse
que notre versant intime et personnel – vie sexuellle et relations avec les
autres, soin des enfants et tâches ménagères, mode et loisirs – compte, que
« le personnel est politique ». C’est dans cet esprit que Jamie Susskind
explique que « le numérique est politique ».
Et c’est dans ce sens que les grandes entreprises technologiques vont
gagner en puissance politique. Comme le montre Future Politics, ce sont
elles qui établiront les limites de la liberté – imaginez une voiture sans
conducteur qui ne peut dépasser une certaine vitesse. Qui façonneront
l’avenir de la démocratie – imaginez un électorat nourri de faits politiques
élaborés suivant ses goûts par des algorithmes. Qui répondront aux questions
de justice sociale – imaginez quelqu’un qui voit sa demande de prêt financier
ou de traitement médical refusée à cause de données personnelles qu’il n’a
jamais accepté de divulguer 607.
Au XXe siècle, le principal sujet d’inquiétude était le pouvoir économique
des très grandes entreprises. Au XXIe siècle, ce sera de plus en plus leur
pouvoir politique. Les nouvelles technologies commencent souvent par des
produits que les gens sont contents de payer et d’utiliser à des fins
personnelles. Mais leurs effets se diffusent et influent sur nos vies en tant
qu’animaux politiques. Jusqu’ici, les questions de liberté, de démocratie et
de justice sociale étaient prises en charge par nous en tant que citoyens, et
par nos représentants politiques, et nous partagions une même société civile.
À l’avenir, si nous ne réagissons pas, ces décisions seront de plus en plus
souvent prises par des ingénieurs qui officient à l’abri des regards dans les
grandes entreprises technologiques. En bref, le danger est la « privatisation »
de notre vie politique 608.

L’autorité de contrôle du pouvoir politique


La politique de la libre concurrence implique un certain nombre de
concepts apparemment ambigus et difficiles à appliquer, mais elle a le mérite
de fournir un cadre pour agir. Face à la concentration de pouvoir
économique, intuitivement, nous comprenons les risques d’un trop-plein de
pouvoir. Ce qui permet de proposer quelques idées simples et raisonnables
pour compenser cet excès. En outre, même si tout le monde n’est pas
d’accord, vu les ambiguïtés mentionnées plus haut, nous savons de quoi
nous parlons. Le malaise que la plupart éprouvent quand ils découvrent
certaines décisions des Big Tech en est la preuve : il y a quelque chose qui
cloche. Malheureusement, nous avons du mal à définir et à dire en quoi ce
pouvoir politique est excessif, et nous n’avons pas de réponses sérieuses ni
systématiques à lui opposer.
Quelle est donc la part de notre vie politique qui devrait être intouchable,
inaccessible à ces nouvelles technologies ? Le problème, c’est qu’à l’heure
qu’il est nous pensons que c’est aux Big Tech de répondre. Nous imposons
des contraintes sévères pour limiter leur pouvoir économique, sauf que ces
géants sont libres de façonner et d’influer sur notre comportement non
économique, et ils pénètrent plus avant sur ce terrain-là. Nous les autorisons
à la fois à fixer leurs propres limites et à contrôler ces limites. Les dirigeants
de ces entreprises siègent de plus en plus souvent dans les commissions, les
conseils d’administration et les organismes chargés d’étudier les
conséquences plus larges de ces nouvelles technologies, et ils sont
naturellement satisfaits de réfléchir eux-mêmes au problème. Le PDG de
Google, Sundar Pichai, par exemple, reconnaît que les craintes liées à l’IA
sont « fort légitimes », mais il estime que les entreprises comme la sienne
doivent « s’autoréguler 609 ». Son attitude est très caractéristique.
Mais peut‑on faire confiance aux Big Tech ? Comment être sûr qu’ils ne
profitent pas du pouvoir politique qui va avec leur pouvoir économique ?
Quand bien même accepteraient‑ils de limiter leur pouvoir politique, en
ont‑ils les moyens ? Ces géants ont l’expertise qui leur permet de concevoir
de nouvelles technologies, mais ce savoir-faire n’a rien à voir avec la
sensibilité éthique qu’il faut pour réfléchir aux questions politiques qu’elles
posent. Après tout, les ingénieurs experts en logiciels ne sont pas embauchés
pour l’intégrité ni la finesse de leur jugement moral.
Je sais que certaines voix de gauche pensent que, plutôt que de laisser ce
genre de décisions entre les mains des Big Tech, il faudrait les nationaliser.
Des entreprises comme Google ou Facebook devraient passer sous le
contrôle de l’État 610. Ce serait une grave erreur, car ce serait oublier un
élément au moins aussi important : qu’est-ce qui permet de penser que l’État
ne serait pas tenté d’user du pouvoir créé par ces nouvelles technologies ?
Regardez ce qui se passe en Chine. Le gouvernement chinois a commencé à
mettre en œuvre un système de « crédit social », autrement dit un système
d’évaluation du comportement de ses citoyens, et ambitionne d’avoir une
banque de données nationale. Un des pilotes de ce projet proposait de noter
des broutilles aussi triviales qu’une contravention (5 points en moins), ou
aussi ambiguës que « faire un geste héroïque » (30 points en plus).
D’immenses panneaux publics affichent des portraits de « familles
civilisées » ayant obtenu d’excellentes notes 611. Le but de ce système est de
« permettre aux citoyens fiables de se promener partout sous les cieux tandis
que les citoyens discrédités auraient du mal à y faire un pas ».
Maintenant, prenons un exemple plus proche de nous, au Royaume-Uni.
Tous les jours, on apprend qu’une entreprise des Big Tech a commis une
erreur de traitement de données personnelles. N’oubliez pas qu’il y a
quelques années à peine, on redoutait les fonctionnaires qui communiquaient
des données personnelles protégées par la loi. À un moment, au Royaume-
Uni, un fonctionnaire par jour était viré parce qu’il avait violé le
règlement 612.
Plutôt que de nationaliser, ce qu’il faut, c’est imaginer une nouvelle
institution de régulation, créée dans l’esprit des autorités de la concurrence
qui réglementent le pouvoir économique de ces grandes entreprises, mais
chargée de limiter leur pouvoir politique. Il s’agirait d’une Autorité de
surveillance, ou de contrôle, du pouvoir politique
La première mission de cette agence serait de fixer un cadre permettant
aux régulateurs d’identifier, de manière claire et systématique, les cas d’abus
de pouvoir politique. Les autorités de la concurrence le font pour le pouvoir
économique ; il nous faut quelque chose d’analogue pour la nouvelle sphère
politique. À partir de quand la restriction de notre liberté est‑elle si flagrante,
la menace de la démocratie si réelle et les injustices sociales si intolérables
que cette agence devrait intervenir ? Ce sont de vraies questions. Les
ambiguïtés auxquelles les autorités de la concurrence sont confrontées quand
elles répondent à la question « Les consommateurs sont‑ils mieux lotis ou
non ? » sont banales en comparaison. Mais la complexité n’est pas une
excuse pour ne pas réagir. Ces défis exigent une réponse. En même temps, la
nouvelle autorité ne doit pas surréagir. Le but n’est pas de priver entièrement
les Big Tech de tout pouvoir politique. De même que les autorités chargées
de la concurrence tiennent compte des mérites et des dangers du pouvoir
économique, cette nouvelle autorité doit avoir le sens de l’équilibre. Après
tout, les nouvelles technologies sont responsables de l’amélioration de bien
des aspects de nos vies.
Oui, mais les gens sont ravis de profiter des offres et des services des Big
Tech, non ? Cela ne signifie-t-il pas qu’ils consentent aux conséquences
politiques de ces technologies ? Non. Comme Future Politics le montre
clairement, la question clé est de savoir si le pouvoir politique des Big Tech
est légitime – et le fait que les gens soient contents ne suffit pas à établir ce
consentement. La satisfaction des consommateurs peut justifier le pouvoir
économique des entreprises, leurs profits et les rémunérations de leurs
dirigeants, mais le pouvoir politique ne saurait être acheté ou vendu ainsi. Le
fait que les gens aiment poster des annonces sur Facebook n’autorise pas
cette plateforme à ignorer la façon dont elle est manipulée à des fins
politiques sinistres. Le fait que les gens apprécient le moteur de recherche de
Google ne signifie pas que cette plateforme a le droit de fermer les yeux sur
des publicités discriminatoires envers les utilisateurs. La réussite
économique n’est pas un laissez-passer qui autorise à fouler aux pieds la vie
politique.
L’Autorité de surveillance du pouvoir politique doit disposer d’un éventail
d’attributions pour agir. Elle a besoin d’outils d’investigation pour inspecter
certaines entreprises et passer au crible leurs technologies afin de savoir si
leur pouvoir politique est excessif ou commet des abus. Il faut ensuite des
outils de transparence pour obliger les entreprises à rendre publiques leurs
opérations et leurs offres. Les gens ne peuvent pas consentir aux nouvelles
technologies s’ils ne savent pas, par exemple, quelles données les concernant
sont collectées et partagées, comment elles sont utilisées, ni quels
fournisseurs développent ces systèmes. Des outils plus puissants
permettraient à la nouvelle agence de maîtriser ou de restreindre certains
types de comportement ; et les plus puissants lui permettraient d’exiger le
démantèlement de très grandes entreprises dont le pouvoir politique est jugé
trop important. Aucun de ces outils n’est révolutionnaire. Les autorités de la
concurrence utilisent des instruments très proches pour contrôler le pouvoir
économique. Il s’agit de donner aux régulateurs la possibilité d’appliquer
une version de ces outils à la nouvelle arène politique.
Précisons que cette nouvelle autorité doit être distincte des autorités
classiques de la concurrence. Le problème est politique, pas économique.
Les économistes des agences existantes ne sont pas les mieux placés pour
répondre à ce défi. Les outils conceptuels qu’ils déploient pour réfléchir aux
prix et aux profits, aussi perspicaces et efficaces soient‑ils, ne disent rien sur
des principes comme la liberté, la démocratie et la justice sociale, ni sur la
question de savoir si ceux-ci sont menacés.
En tant qu’économiste, je pourrais donner l’impression de me tirer une
balle dans le pied. Sauf qu’écouter certains économistes discuter de ces
problèmes politiques – que ce soit pour dire qu’il s’agit de problèmes
économiques, ou pour prétendre être experts de questions politiques – est
souvent une expérience douloureuse. La résolution de ces nouveaux défis
nécessite des personnalités qui n’ont rien à avoir avec celles qui sont
habilitées à relever les défis économiques du passé. Nous avons besoin d’une
nouvelle institution, dotée de politologues et de philosophes réfléchissant
aux questions éthiques, pour veiller sur les individus en tant que citoyens,
pas seulement en tant que consommateurs. Voilà ce à quoi cette nouvelle
autorité doit s’atteler 613.
Chapitre 12
Question de sens, question de but

Je commencerai par une blague juive, l’histoire d’une mère et son fils,
adulte, en vacances au bord de la mer. Le fils s’approche de l’eau pour se
baigner, mais c’est un mauvais nageur. Il panique et se débat. Sa mère, qui
assiste à la scène depuis la plage, se retourne et crie à tout le monde autour
d’elle : « Au secours, mon fils médecin se noie ! »
Si j’appliquais la blague à la problématique du travail, je dirais que la
mère n’a même plus de quoi être fière du job de son fils. Par ailleurs, je me
suis concentré sur la dimension économique de la question, car il est
important que les gens aient un revenu. Cette dimension a le mérite de
montrer que la menace technologique est réelle : le lien entre le travail et le
revenu risque de rompre. Mais je me doute que pour certains, comme cette
mère inquiète, cela peut paraître une approche superficielle des raisons qui
font que le travail est important. Le travail n’est pas seulement une question
économique, un job ne se réduit pas à un salaire. Il y va du sens de la vie, de
son but et de l’épanouissement de chacun.
De ce point de vue, le chômage technologique qui nous menace a un autre
versant. Il risque de priver les gens non seulement de revenu, mais de but ;
de vider non seulement le marché du travail, mais le sens de la vie de
beaucoup de gens 614. Dans un monde proposant moins de travail, nous
serons confrontés à un problème qui n’a pas grand-chose à voir avec
l’économie : comment donner un sens à sa vie quand une source majeure de
sens disparaît ?

Un travail qui fait sens


Tous les économistes n’ont pas une conception aussi limitée du travail. Il
est vrai que les manuels le présentent comme une activité déplaisante qu’on
accepte parce qu’elle permet de vivre. Le travail crée un sentiment de
« désutilité », de malheur, que seule la perspective d’avoir un salaire
compenserait. Les étudiants en économie ont tendance à insister sur
l’équivalence travail/loisirs, autrement dit sur l’idée qu’il faut supporter le
premier pour profiter des seconds. Ce faisant, ils perpétuent une vieille
tradition intellectuelle qui remonte à Adam Smith, pour qui le travail était
synonyme de « peines et de souffrances 615 ». Mais beaucoup d’économistes
ont un point de vue différent. Je pense notamment à Alfred Marshall, un des
pionniers de la discipline, qui pensait que « l’homme dégénère rapidement
s’il n’a aucun travail dur à accomplir et aucun obstacle à surmonter. Fournir
un véritable effort est nécessaire à sa santé morale et physique ». Porte-
parole de l’ascétisme victorien de son temps, Alfred Marshall n’envisageait
pas le travail comme un simple moyen de gagner sa vie, mais comme une
façon d’accéder à la « plénitude de la vie 616 ».
Au-delà de l’économie, la relation entre travail et sens a été analysée par
de grands noms de la pensée occidentale, notamment par Freud, le père de la
psychanalyse. C’est à lui qu’on attribue l’idée qu’une vie épanouie ne
dépend que de deux choses, amour et travail 617. « La vie en commun des
humains, lit‑on dans Malaise dans la civilisation (1930), avait donc pour
fondement premièrement la contrainte au travail créée par la nécessité
extérieure, secondement la puissance de l’amour. » Le travail est
indispensable aux hommes qui vivent en société, pensait Freud, moins parce
qu’il leur permet de gagner leur pain que parce que c’est un moyen de
canaliser des pulsions et des instincts plus profonds et plus primaires qu’ils
ont en eux. Pour le dire plus simplement : il vaut mieux s’acharner sur son
clavier dans son petit box que sur son voisin 618.
Parmi ces penseurs, je citerai aussi le sociologue Max Weber. Pourquoi les
gens donnent‑ils autant de sens à leur travail ? À cause de la religion, répond
Weber – notamment à cause de la Réforme protestante du XVIe siècle. Avant,
si les chrétiens d’Europe occidentale, dont la plupart étaient catholiques, se
sentaient coupables pour ce qu’ils avaient fait (ou pensé), ils pouvaient s’en
sortir en se confessant : ils s’agenouillaient face à un prêtre à qui ils
avouaient leurs péchés, et l’Église les absolvait de leurs méfaits et les sauvait
de la damnation. Les protestants n’avaient pas d’issue aussi évidente, d’où
l’« extrême tension » des croyants qui n’étaient jamais sûrs d’échapper aux
flammes de l’enfer 619. Le « travail sans relâche, continu et systématique 620 »
dans le monde d’ici-bas était leur seul espoir de salut. C’était une
« vocation, » un « appel », une mission « imposée par Dieu », autant de
termes ou d’expressions encore utilisés aujourd’hui 621. Pour Weber,
l’engagement au travail dont font preuve certaines personnes est,
littéralement, une forme de dévotion religieuse.
L’analyse empirique du travail et du sens la plus fascinante est sans doute
celle qu’a menée Marie Jahoda, psychologue sociale, dans les années
1930 622. Son enquête avait pour cadre Marienthal, un petit village situé à
l’extérieur de Vienne, créé en 1830 pour fournir des logements aux ouvriers
employés dans une usine de lin qui venait d’être construite à côté. L’usine
s’est développée au cours des décennies suivantes, tout comme le village.
Mais, en 1929, ce fut la crise et, un an après, l’usine a fermé ses portes. En
1932, les trois quarts des 478 familles du village n’avaient pas de travail et
dépendaient entièrement des indemnités de chômage pour vivre.
Marie Jahoda et ses collègues voulaient savoir quelles étaient les
conséquences d’un chômage aussi général. Leurs méthodes étaient assez
inattendues : pour recueillir des données sur les habitants sans qu’ils sachent
qu’ils étaient observés, les chercheurs se sont intégrés à la vie quotidienne
du village. (Les entreprises où ils se sont fait embaucher comprenaient un
service de nettoyage et de réparation de vêtements, des cours de soutien aux
parents, une clinique médicale gratuite et des cours de dessin de motifs et de
gymnastique.) Ce qu’ils ont découvert est stupéfiant : une apathie accrue,
une perte de sens de la vie et une malveillance croissante les uns vis-à-vis
des autres. Les gens empruntaient moins de livres à la bibliothèque :
3,23 livres en moyenne par habitant en 1929, puis 1,6 en 1931. Ils quittaient
les partis politiques et ne participaient plus aux événements culturels. En
quelques années, le club d’athlétisme vit le nombre de ses membres
diminuer de 52 % et la chorale, de 62 %. Les indemnités de chômage
exigeaient que les bénéficiaires n’aient aucune activité informelle ; or, en
quelques années, Marienthal a vu tripler les dénonciations anonymes de gens
qui avaient enfreint la règle, alors que le nombre total de plaintes jugées
fondées n’a pratiquement pas changé. Enfin, des chercheurs postés à un coin
de rue notaient des modifications physiques : les hommes qui n’avaient pas
de travail marchaient plus lentement et s’arrêtaient plus souvent.
Pour Freud, donc, le travail était une garantie d’ordre social. Pour Weber,
c’était un objectif qui avait une forme de grandeur ; pour Marie Jahoda, le
travail était une structure, une direction dans la vie. Indépendamment de ces
recherches et de ces réflexions, nous connaissons tous des personnes pour
qui le travail est un objectif en soi. Il suffit de voir le nombre de livres qui
promettent aux lecteurs une vie professionnelle « épanouie » à condition de
suivre une série de recommandations peu contraignantes. Si vous êtes à la
recherche d’un job, vous tomberez forcément sur un employeur qui vous fera
miroiter l’idée d’avoir une carrière « constructive » plutôt qu’un simple
moyen de gagner votre vie. Et les responsables politiques ? Tous pensent
qu’il faut avoir un travail non seulement bien rémunéré, mais « intéressant ».
Demandez à de jeunes parents s’ils sont contents de mettre entre parenthèses
leur vie professionnelle pour rester chez eux et s’occuper de leur nouveau-
né : beaucoup évoqueront un sentiment de perte qui dépasse de loin le
manque à gagner financier. Regardez le nombre de gens aisés qui pourraient
ne plus travailler mais préfèrent sortir de leur lit pour aller au bureau,
souvent après une brève et malheureuse expérience de mise en retrait. Enfin,
pensez au nombre de dîners où votre voisin vous demande « Qu’est-ce que
vous faites dans la vie ? », comme si votre identité se réduisait à ce que vous
faites.
J’insiste sur ce dernier point. Le travail a une dimension sociale
essentielle, qui sert à prouver à soi-même et aux autres que la vie qu’on
mène a du sens, à jouir d’un certain statut et d’une certaine estime. Les
réseaux sociaux ont accentué le phénomène. Regardez le site LinkedIn : à
l’origine, c’était un outil destiné à cultiver son réseau pour trouver un
emploi. Aujourd’hui, c’est une façon de dire que le job qu’on fait est
merveilleux et une plateforme pour se mettre en valeur.
Pour les gens qui ont un emploi, le lien entre travail et sens va de soi : ils
ont à la fois un revenu en échange de leurs efforts et le sentiment d’avoir un
but. Pour ceux qui sont sans emploi, en revanche, ce lien est une source de
malaise et de détresse, outre le problème financier. Si le travail est perçu
comme un moyen essentiel de donner du sens à sa vie, l’absence de travail
peut créer une impression de vacuité. Cela explique en partie le fait que les
chômeurs souffrent souvent de dépression et de honte, et que leur taux de
suicide est 2,5 fois plus important que celui des travailleurs 623.
Nous vivons à une époque où la notion de méritocratie domine, autrement
dit l’idée que le travail va à ceux qui le méritent en raison de leurs talents et
de leurs efforts 624. Si le travail est synonyme de mérite, alors l’absence de
travail est synonyme de démérite. Le philosophe Michael Sandel rappelle
que, dans une société féodale, les « seigneurs » savaient que leur fortune
était due au hasard de leur naissance, à la chance d’être né dans une bonne
famille, alors qu’aujourd’hui, les plus aisés s’imaginent qu’ils le méritent
parce qu’ils seraient nés avec des aptitudes et des qualités qui ne doivent rien
au hasard 625. Le versant désolant de cet état d’esprit, c’est que les moins
fortunés pensent qu’ils méritent leur manque de chance.
Il arrive même que le travail produise du sens parce que ne pas en avoir
est honteux, plus que le contraire, parce qu’en avoir est une occasion de se
réjouir. Quand on stigmatise les « parasites » ou les « assistés », non
seulement on condamne les personnes qui sont sans emploi, mais on
contribue à l’estime accordée à ceux qui en ont un. Nous avons peut-être
l’impression que ce stigmate date de la seconde moitié du XXe siècle à cause
de l’influence des tabloïds, mais il est beaucoup plus ancien. En Angleterre,
il existait déjà à l’époque des Poor Laws (« Lois sur les indigents »), un
ensemble de règles établies dans la Grande-Bretagne médiévale pour venir
en aide aux plus défavorisés, alors que, jusque-là, il revenait aux proches,
aux amis ou à l’Église de les secourir. Ainsi, cet extrait du Poor Act de 1552,
qui précisait que l’aide était exclusivement réservée aux pauvres qui
cherchaient à se faire engager :
« Si un homme ou une femme capable de travailler refuse de s’y mettre et passe trois jours à
paresser, il ou elle doit être marqué d’un V gravé sur la poitrine au fer rouge et jugé esclave
pendant deux ans de toute personne qui viendrait à dénoncer ce fainéant 626. »

Le jugement est à double sens. Non seulement ceux qui ont un emploi
réprouvent ceux qui n’en ont pas, mais ceux-ci se sentent lésés par rapport à
ceux-là. C’est en partie ce qui explique l’hostilité suscitée par l’engouement
de la Silicon Valley pour le revenu universel. Mark Zuckerberg, le célèbre
père de Facebook, et Elon Musk, celui de PayPal (et d’autres), ont fait savoir
qu’ils étaient pour. Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, et Sam Altman,
fondateur de Y Combinator, ont financé des projets de mise en œuvre du RU
(le premier au Kenya, le second aux États-Unis 627). Mais leur enthousiasme
a été fraîchement accueilli. Si le travail était un simple gagne-pain, la
réaction serait difficile à comprendre. En réalité, ces géants du numérique
proposent de se réserver le vrai travail et de payer les autres pour qu’ils ne
fassent rien. Les gens pour qui le travail est autre chose qu’un salaire
considèrent que, de la part de PDG aux rémunérations faramineuses, le
revenu universel est une façon d’acheter leur silence, ce qu’on appelle une
procédure opérationnelle permanente, voire une tentative de monopoliser le
sens pour eux tout en amadouant les personnes exclues du travail.

Le travail dépourvu de sens

Le lien entre travail et sens est très fort dans de nombreuses régions du
monde actuel, mais il n’est pas universel. Qui plus est, là où il existe, il est
relativement récent. Nos ancêtres préhistoriques, par exemple, auraient jugé
très étrange l’idée que travail et sens soient liés. Jusqu’aux années 1960, on
pensait que les chasseurs-cueilleurs avaient une vie laborieuse, mais des
recherches anthropologiques récentes montrent qu’ils n’accomplissaient sans
doute que des quantités « étonnamment faibles » de travail.

Graphique 12.1 : Nombre d’heures journalières travaillées par les hommes de tribus de chasseurs-
cueilleurs et du Royaume-Uni aujourd’hui 628.
Gregory Clark, historien de l’économie, a analysé une série d’études
consacrées aux sociétés actuelles de chasseurs-cueilleurs et découvert que
ces derniers passaient systématiquement moins de temps à travailler qu’un
homme lambda aujourd’hui au Royaume-Uni. (Pour Gregory Clark, le
travail comprend non seulement l’emploi rémunéré, mais les études, les
tâches ménagères, la garde des enfants, les soins, les achats et la
communication 629.) Ces données montrent que les chasseurs-cueilleurs qui
vivent dans un environnement de subsistance ont en moyenne environ
mille heures de loisirs de plus par an que les hommes qui travaillent dans la
société moderne prospère du Royaume-Uni 630.
Ce n’est pas ce qu’on attendrait si les chasseurs-cueilleurs comptaient sur
le travail pour avoir un but et s’épanouir dans la vie. Il s’agit avant tout de
survivre. Cela ne veut pas dire qu’ils sont condamnés à une vie au jour le
jour, dépourvue de sens. Ils cherchent et cultivent ce sens ailleurs. « Les
traces des sociétés de chasseurs-cueilleurs suggèrent […] que nous [les êtres
humains] sommes largement capables d’avoir une vie épanouie qui ne soit
pas exclusivement définie par le labeur 631 », écrit James Suzman, un
anthropologue britannique qui a passé du temps en Afrique auprès de
différentes tribus de chasseurs-cueilleurs.
L’Antiquité est aussi un cas de figure intéressant, car le travail y était
considéré comme dégradant, plus que porteur de sens 632. À Thèbes, dans
l’Égypte ancienne, la loi exigeait que les citoyens n’exercent aucune activité
commerciale pendant dix ans avant de se porter candidat pour une
magistrature 633. Manipuler des marchandises était jugé sordide et prohibitif.
À Sparte, les jeunes citoyens apprenaient l’art de la guerre et devaient
s’abstenir de toute activité de production. Le commerce et le travail manuel
étaient confiés aux hilotes, qui formaient une vaste population appartenant à
634
la cité .
Dans la cité idéale de Platon, les travailleurs sont confinés à leur « classe
d’artisan » et n’ont pas la possibilité de s’occuper des affaires de l’État. « Un
État parfaitement ordonné ne permet pas à un artisan d’être citoyen », écrit
Platon. Aristote, lui, affirme : « Les citoyens ne doivent pas vivre la vie
d’artisans ou de commerçants, car une telle vie est ignoble et inamicale à la
vertu 635. » Pour cet élève de Platon, le sens est étroitement lié à l’oisiveté, et
le seul intérêt du travail est de financer ce temps libre : « Nous travaillons
pour profiter de l’oisiveté, de même que nous faisons la guerre pour profiter
de la paix. 636 » Le mot grec qui signifie « travail », ascholia, signifie
littéralement « absence de loisirs », schole. Pour les Grecs, les loisirs étaient
absolument prioritaires, à l’inverse de ce que nous connaissons
aujourd’hui 637.
Dans les mythologies anciennes et les Écritures saintes, le travail est plus
souvent considéré comme un châtiment que comme la source d’une vie
épanouie. Je rappellerai le mythe de Prométhée qui offre un sacrifice aux
dieux, mais essaie de les tromper en leur proposant les os alors qu’il se
réserve la chair. Zeus déjoue le subterfuge et condamne Prométhée et les
hommes au travail 638. C’est ainsi qu’Hésiode présente ce mythe dans Les
Travaux et les Jours :
« En effet, les Dieux ont caché aux hommes l’aliment de la vie ; car, autrement, tu travaillerais
pendant un seul jour suffisamment pour toute l’année, vivant sans rien faire. Tu déposerais aussitôt
le manche de la charrue au-dessus de la fumée, et tu arrêterais le travail des bœufs et des mulets
patients. Mais Zeus a caché ce secret, irrité dans son cœur parce que le subtil Prométhée l’avait
trompé. C’est pourquoi il prépara aux hommes des maux lamentables… 639 »

L’Ancien Testament met en scène une idée comparable dans la Genèse,


quand Adam et Ève sont nus dans le jardin d’Eden et vivent en toute liberté
jusqu’à ce qu’Adam croque la pomme que Dieu lui a interdit de toucher.
Tous deux sont condamnés au labeur : Ève est condamnée aux douleurs de
l’enfantement (« J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras
dans la douleur »), et Adam au labeur au sens propre (« C’est à la sueur de
ton visage que tu mangeras du pain 640 »).
Ces différents mythes devraient nous inciter, au moins en théorie, à ne pas
prendre pour argent comptant le lien entre travail et sens, quoi qu’en disent
Freud et Weber. Autre façon de le dire, plus directe et plus triviale : pour la
majorité des gens, le travail est une galère. Ce qui autrefois était une
évidence. Regardez la Révolution industrielle. Qui oserait dire que s’échiner
dans une fabrique ou une manufacture au XIXe siècle était épanouissant ?
C’était une vie sinistre et désespérante, qui a amené le jeune Marx à créer le
concept d’« aliénation », l’idée que le travail empêche les hommes de se
réaliser en tant qu’hommes 641. Même Adam Smith, si souvent cité comme le
porte-drapeau du libéralisme économique, redoutait que la monotonie du
travail rende les ouvriers « aussi stupides et ignorants qu’il est possible de le
devenir 642 ». C’est aussi la raison pour laquelle Charles Fourier, influent
philosophe du début du XIXe siècle, pensait que le monde du travail était un
« véritable cimetière 643 ».
Il n’est même pas nécessaire de remonter à la Révolution industrielle,
quand les ouvriers n’avaient aucune protection sociale et étaient exploités et
opprimés, pour remettre en question le lien entre travail et sens 644. Regardez
le nombre de gens qui passent des journées entières à stocker des produits
sur des étagères, préparer des sandwiches, balayer les rues et ramasser les
ordures, rédiger des contrats et vérifier des comptes. Certes, on est loin des
usines du début du XXe, mais je ne pense pas que ces activités apportent un
profond sentiment de satisfaction à ceux qui les pratiquent. Aux États-Unis,
près de 70 % des travailleurs se disent « non engagés » ou « activement
désengagés » par rapport à leur job, et seuls 50 % affirment que « leur
emploi est constitutif de leur identité 645. » Au Royaume-Uni, près de 40 %
des actifs estiment que leur travail n’apporte rien de vraiment significatif au
monde 646. Je pourrais aussi citer la prose raffinée de l’anthropologue
américain David Graeber pour qui ces gens ont un bullshit job 647.
Au fond, même pour les gens ayant un travail gratifiant, rien ne permet
d’affirmer qu’ils s’y accrocheraient s’ils pouvaient arrêter. Regardez les
Français : personne n’est aussi attaché qu’eux au travail, alors qu’ils
souhaitent (et arrivent) à y consacrer le moins de temps possible 648. J’en
viens même à me demander si les intellectuels qui nous annoncent un monde
dominé par le chômage ne projettent pas le plaisir qu’ils ont à travailler sur
l’expérience des autres.

L’opium du peuple

Deux points de vue s’affrontent donc quand on parle des relations entre
sens et travail. Certains imaginent un lien tellement solide qu’ils seraient
capables de lire ce que j’ai écrit sur la chienlit du travail et de dire que la
situation n’est pas vouée à l’immobilisme, qu’il suffirait de deux ou trois
coups de pouce et de quelques interventions pour que le pire job soit une
source d’épanouissement. Inversement, il y a ceux qui s’interrogent sur le
sens et voient le travail comme une cause de malheur et de déception, qui
viendrait confirmer leurs doutes. Au fond, quel que soit le point de vue, ce
n’est pas ce qu’il y a de plus grave. Si la raréfaction du travail se confirme,
les deux camps devront répondre à la question suivante : que feront
concrètement les gens s’ils n’ont plus de boulot ?
Il existe une réaction qui consiste à se tourner vers les classes plus aisées
comme si c’était un modèle. John Keynes les appelait « notre avant-garde »
et les imaginait comme le fer de lance d’un monde proposant peu
d’emplois : « Car ce sont elles qui constituent, si j’ose dire, nos avant-gardes
et qui découvrent pour nous la terre promise, et vont en éclaireurs y planter
leurs tentes 649 », écrivait‑il en 1930 dans Perspectives économiques pour nos
petits-enfants. C’est aussi ce qu’écrivait Wassily Leontief, l’économiste qui
pensait que les machines seraient à l’homme ce que les voitures avaient été
aux chevaux :
« Ceux qui se demandent ce qu’une femme ou un homme travaillant pourrait faire de tout ce temps
libre oublient que, dans l’Angleterre victorienne, les “classes supérieures” étaient loin d’être
abattues par une telle oisiveté. Certains chassaient, d’autres se lançaient dans la politique, à
d’autres encore nous devons certains des plus grands chefs-d’œuvre de poésie, de littérature et de
sciences du monde 650. »

Bertrand Russell, qui appartenait à ces « classes supérieures »


britanniques, a très bien décrit le comportement de ses pairs dans un essai
intitulé Éloge de l’oisiveté. « Le fait de croire que le travail est une vertu est
la cause de grands maux dans le monde moderne, écrit l’auteur, et la voie du
bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du
travail. » Plus loin, il ajoute : « Le loisir est indispensable à la civilisation
[…] jadis le loisir d’un petit nombre n’était possible que grâce au labeur du
grand nombre 651. » Cet aristocrate philosophe pensait qu’il ne fallait pas
travailler plus que quatre heures par jour pour se consacrer aux arts, à la
science, à la littérature et à l’économie.
Certes, mais quand on regarde le mode de vie des plus fortunés et des
oisifs, il n’est pas particulièrement édifiant. On a tendance à idéaliser la
sagesse qui leur permettrait d’occuper tout ce temps libre intelligemment.
Thorstein Veblen, dont la théorie de la consommation ostentatoire raillait la
façon dont les riches Anglais victoriens dépensaient leur argent (« pour être
bien vu, il faut être dépensier »), se moquait également de la façon dont ils
occupaient leur temps libre – ce qu’il appelait les « loisirs ostentatoires 652 ».
Il ne suffisait pas qu’on vous voie en train de gaspiller vos revenus à des
sottises ; il fallait aussi qu’on vous voie perdre votre temps. D’où le goût des
« classes de loisirs » pour les langues mortes ou l’exhibition d’un certain
type de politesse et de décorum. Thorstein Veblen était évidemment
provocateur. Mais il avait un argument sérieux : les classes supérieures
passaient leur temps de façon souvent absurde.
À vrai dire, il est difficile de savoir comment passer son temps
intelligemment. La fameuse image de Marx qui compare la religion à
« l’opium du peuple » est souvent interprétée comme si elle visait le clergé
et les classes dirigeantes. Le philosophe, pense-t‑on, leur reprochait de
défendre une doctrine religieuse qui hypnotisait les classes laborieuses, qui
les rendait aveugles aux inégalités et les empêchait de faire la révolution. En
réalité, nous sommes très loin de Marx, qui pensait que la religion avait été
créée par les gens ordinaires pour donner un sens à leur vie, et non pas
qu’elle fût imposée par des êtres humains jugés supérieurs 653.
Aujourd’hui, la situation est différente, la religion ne joue plus le rôle
d’opium. La religiosité est peut-être en hausse dans certaines communautés,
et les textes sacrés ont de nouveaux petits frères (les « écritures » de la
Scientologie, par exemple). Mais, comparé à l’époque de Marx où les églises
attiraient les vocations et se multipliaient dans le paysage, le monde moderne
a profondément changé 654. Nos vies quotidiennes ne sont plus dominées par
la religion.
Alors, qu’est-ce qui l’a remplacée ? Le travail ? Et si c’était notre nouvel
opium ? Comme la drogue, il donne à certaines personnes une impression de
plénitude et de plaisir. En même temps, il intoxique et désoriente, et nous
divertit en nous évitant de chercher du sens ailleurs. À tel point qu’il est
difficile d’imaginer comment nous pourrions vivre sans. Le travail est
profondément enraciné dans l’inconscient collectif. Nous sommes tellement
dépendants que nous avons du mal à imaginer un monde sans, ou avec moins
de travail.
La majorité d’entre nous sait ce que veut dire avoir un emploi qui rapporte
de l’argent. L’inverse n’est pas vrai : nous sommes peu à savoir ce que c’est
que ne pas avoir d’emploi mais de l’argent. Hannah Arendt pensait que nous
vivons dans une « société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du
travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus
enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ».
Quant à Keynes, il écrivait : « Il n’est point de pays ni de nation qui puisse,
je pense, voir venir l’âge de l’abondance et de l’oisiveté sans crainte. Car
nous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire effort et non à
jouir 655. »

La politique des loisirs aujourd’hui


Alors, que faire ? Comment les personnes sans emploi occuperont‑elles
leur temps, et que pouvons-nous envisager – le cas échéant – pour qu’elles
aient le même sentiment d’utilité que si elles avaient un emploi ? Une des
conclusions les plus tristes de Marie Jahoda après son séjour dans le village
de Marienthal, c’est que les loisirs sont devenus ce qu’elle appelle un
« cadeau tragique » pour les gens qui sont au chômage. Elle espérait,
écrit‑elle, que « même dans le malheur né du chômage, les hommes
bénéficieraient d’un temps libre illimité ». Au lieu de quoi, « privés de leur
travail, ils dérivent peu à peu d’une existence ordonnée à une existence
indisciplinée et vide ». Si on leur demande comment ils passent leurs
journées, écrit‑elle ailleurs, ils sont « incapables de se souvenir de quoi que
ce soit qui vaille la peine d’être mentionné 656 ». Dans un monde où sévirait
le chômage technologique, comment éviter qu’un tel découragement et un
tel désespoir se généralisent ?
Une partie de la réponse consiste à dire que nous devrons réfléchir plus
sérieusement aux loisirs : comment s’y préparer et comment en profiter
judicieusement et correctement. Nous maîtrisons très bien les politiques du
marché du travail – un ensemble d’interventions qui influent sur le monde
du travail de la façon la plus appropriée pour telle ou telle société. Mais nous
nous approchons d’un monde proposant moins de travail, si bien qu’il nous
faut compléter ces politiques par autre chose : des politiques des loisirs qui
influent sur la façon dont les gens profitent de leur temps libre.

Revoir l’éducation
Toute politique des loisirs digne de ce nom commence par l’éducation. La
priorité de la plupart des écoles et des universités est de préparer les élèves
au monde du travail (et quand ce n’est pas leur priorité, ça reste un critère de
jugement). C’est avec cette idée en tête que j’ai expliqué pourquoi il fallait
changer ce que nous enseignons, comment nous l’enseignons et à quel
moment nous l’enseignons. Désormais, vu le monde qui nous attend, je
pense que cet objectif n’a plus aucun sens. Les experts adorent citer
Agésilas, roi de Sparte, qui pensait qu’il fallait transmettre aux enfants les
compétences dont ils auraient besoin adultes 657. En général, ils le citent pour
dire que le système éducatif n’est pas à la hauteur. Dans un monde sans
travail, la déclaration d’Agésilas doit être interprétée différemment : les
compétences dont nous aurons besoin dans un monde pauvre en emplois
seront aux antipodes de celles que nous enseignons aujourd’hui.
De quelles compétences parle-t‑on ? À l’heure qu’il est, personne ne
répond parce que tout le monde confond travail et épanouissement. Réussite
professionnelle serait synonyme de réalisation personnelle, si bien que les
compétences pour l’un et l’autre seraient les mêmes. Hélas, si la perspective
du chômage grandissant se confirme, il va falloir y préparer les gens. Et
envisager un changement radical de ce qui est enseigné. Ce type de
bouleversement ne serait pas inédit. Il suffit de remonter à l’époque
d’Agésilas et de jeter un œil au programme enseigné aux jeunes Spartiates.
Connu sous le nom d’agogé, celui-ci était un cours d’éducation physique de
vingt ans destiné à préparer les hommes à la guerre. Aujourd’hui,
l’éducation physique et sportive, souvent au grand dam des professeurs, est
réduite à quelques heures par semaine, parce que nous n’avons plus besoin
de former des guerriers. Qui sait si un jour nous n’aurons plus besoin de
former des fourmis travailleuses, mais d’apprendre à chacun à s’épanouir
grâce aux loisirs ?
Il existe également des sources d’inspiration plus récentes que les Grecs
anciens. Au Royaume-Uni, par exemple, la loi sur l’éducation de 1944 a
introduit la gratuité de l’enseignement secondaire pour tous 658. L’architecte
principal de la législation, un député nommé Rab Butler, s’est levé devant
les députés en disant qu’il espérait que la réforme « serait l’occasion
d’exploiter nos atouts les plus durables et nos ressources les plus précieuses
– le tempérament et le talent d’un grand peuple ». Sa formulation sous-
entend une double aspiration : former pas simplement des travailleurs
toujours plus compétents, mais des personnalités au caractère
exceptionnel 659. Dans les décennies qui ont suivi, le système éducatif a
oublié ce dernier objectif, lequel a fait un retour en force ces dernières
années. Reprenant l’esprit des philosophes classiques, un groupe de
réflexion britannique explique qu’il faut cultiver un ensemble de « vertus »
chez les élèves : des vertus morales telles que l’honnêteté et la bonté, des
vertus civiques telles que les services dus à la communauté, des vertus
intellectuelles telles que la curiosité et la créativité, et des vertus de
performance telles que l’assiduité et la persévérance 660. On peut se
demander s’il s’agit vraiment de qualités qui permettraient de s’épanouir
dans un monde ayant du travail. Mais l’exercice qui consiste à revoir le rôle
de l’éducation, outre les compétences professionnelles de base qu’il faut
acquérir, me paraît extrêmement utile.
Influer sur les loisirs
Outre qu’elle doit préparer les enfants à un monde où il y aura moins de
travail, une société peut aussi réfléchir à une politique des loisirs qui
déterminerait la façon dont les adultes sans emploi passeraient effectivement
leur temps libre. Certains penseront que c’est un pas de trop, puisqu’il
s’agirait d’une vraie politique des loisirs. C’est très bien que l’État essaie
d’influencer le marché du travail, diront‑ils, mais ne faut‑il pas laisser les
gens choisir la meilleure façon d’occuper leur temps libre ? Je n’en suis pas
si sûr. N’oublions pas que, dans de nombreux pays, l’État s’en mêle, et
depuis un certain temps, sans que cela ne provoque de mécontentement
généralisé.
Prenez le Royaume-Uni, où les gens consacrent une moyenne de six
heures par jour aux loisirs (les hommes, six, les femmes, cinq et demie). Ils
estiment sûrement qu’il appartient à eux et à eux seuls de choisir le meilleur
moyen d’occuper ce temps, sauf que l’État n’est pas totalement absent et
influe discrètement sur leurs choix. D’après l’Institut national de statistique,
les loisirs préférés des Britanniques sont les « mass media », autrement dit la
télévision, un peu de lecture et un peu de musique (avec une moyenne totale
de seize heures hebdomadaires pour les hommes, et quatorze et demie pour
les femmes 661.) Il est vrai que les gens choisissent librement la chaîne de
télévision ou les films qu’ils regardent. Mais, en tout cas au Royaume-Uni,
vous ne pouvez pas avoir de télévision si vous ne vous acquittez pas d’une
redevance annuelle qui sert à financer la BBC, dont les chaînes sont les
premières à apparaître quand vous faites défiler les options. En outre, l’État a
son mot à dire sur le contenu des programmes : la BBC est là pour
« informer, éduquer et divertir » mais, si l’État juge qu’elle a failli à sa
mission, elle n’est plus habilitée à bénéficier de la redevance 662.
Maintenant, devinez ce que font les Britanniques quand ils ne sont pas au
fond de leur canapé devant un écran : une heure par semaine d’activités
culturelles telles que musée et théâtre, et quelques heures de sport ou
d’activités en plein air. Là encore, l’État les cajole en coulisses. Le
Royaume-Uni a même un département entier du gouvernement – dit
Département du numérique, de la culture, des médias et du sport – qui tâche
d’influer sur ce temps libre. Ses interventions sont variées : politique d’accès
libre aux meilleurs musées, soutien à l’apprentissage du vélo et de la
natation pour tous les enfants, interdiction de faire sortir et de vendre les
663
chefs-d’œuvre du patrimoine britannique . Il suffit de se pencher sur
n’importe quel domaine de loisirs pour découvrir, sinon un ministère officiel,
du moins un réseau de fondations et d’associations soutenues par l’État qui
veillent sur nous pour que nous adoptions certaines activités et en
abandonnions d’autres.
Il existe aussi des politiques des loisirs que je dirais indirectes. Les
systèmes de retraite sont un exemple. Partout dans le monde, ils reposent sur
l’idée que les loisirs appartiennent au crépuscule de la vie. Mais, comme le
demandait Sarah O’Connor dans le Financial Times : « Si l’aide de l’État
doit permettre à chacun de connaître un temps de loisir dans sa vie, pourquoi
faut‑il que ce soit toujours à la fin 664 ? » Dans un monde où l’espérance de
vie augmente, où les travailleurs gagneraient à prendre des congés pour se
former et se réinventer, et où les gens sont confrontés à des demandes
importantes et irrégulières de leur temps libre (pour élever des enfants ou
s’occuper de parents âgés), il est étonnant de voir que l’État ne fournit un
soutien financier aux loisirs qu’une fois la majeure partie de la vie terminée.
Prenons par exemple le bénévolat. Aujourd’hui, en Grande-Bretagne,
environ 15 millions de personnes ont une activité bénévole régulière, soit la
moitié du nombre de personnes ayant un emploi rémunéré 665. Andy Haldane,
l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, estime que la valeur
économique de ce bénévolat au Royaume-Uni est de 50 milliards de livres
par an (58 milliards d’euros), ce qui en fait un secteur aussi important que
l’industrie de l’énergie 666. Mais ce secteur ne fonctionne pas dans le vide,
puisque l’État dispose d’une série de programmes et de procédures destinés
à le soutenir. Lesquels peuvent aussi être considérés comme des politiques
des loisirs, encourageant les gens à consacrer une partie de leur temps libre,
gratuitement, à une gamme d’activités spécifiques.
Comme le montrent ces exemples, il existe une grande variété de
« politiques des loisirs » déjà à l’œuvre. Cependant, à l’heure actuelle, ces
politiques des loisirs, quand elles existent, s’apparentent à une série
d’intrusions mineures de l’État dans le temps libre des citoyens. Mais cette
approche au coup par coup sera bientôt insuffisante. Chaque société doit
réfléchir pour mettre au point une politique des loisirs globale et cohérente.
Ce serait une révolution. Les loisirs sont de plus en plus souvent
considérés comme un luxe, plus que comme une priorité. L’État, surtout
quand il cherche à réduire ostensiblement ses dépenses, affecte de croire
qu’il s’agit de quelque chose de superflu, d’un financement lié aux impôts
facile à éliminer. Aux États-Unis, le président Trump a déjà essayé de
supprimer les subventions du National Endowment for the Arts (une grande
agence culturelle fédérale), de l’Institut des musées et des bibliothèques et de
la Corporation for Public Broadcasting (un organisme non gouvernemental
de soutien financier aux médias 667). Au Royaume-Uni, récemment, le
nombre de bibliothèques publiques a été réduit d’environ 12 % entre 2010
et 2016 668. Ce dépérissement a particulièrement choqué les citoyens :
l’écrivain Philip Pullman a pris la parole au cours d’une réunion à Oxford
pour s’opposer à la fermeture des bibliothèques. Ses propos ont été postés en
ligne et aussitôt repris par des lecteurs furieux avant de devenir un
« phénomène viral 669 ».
Pourtant, il est important de ne pas être trop prescriptif sur les loisirs
qu’une communauté pourrait encourager ses membres à pratiquer. C’est aux
générations futures qu’il appartient de savoir comment occuper son temps
libre de façon significative et utile. Jusqu’ici, les tentatives allant dans ce
sens se sont souvent soldées par un échec. En 1939, par exemple, le New
York Times affirmait que la télévision ne serait jamais populaire. « Le
problème, assurait l’article, c’est que les gens doivent s’asseoir en ayant les
yeux rivés sur un écran ; la famille américaine moyenne n’a pas le temps.
C’est ce qui explique, entre autres, que la télévision ne concurrencera jamais
vraiment la radio 670. » Inutile de dire que cette prédiction était à côté de la
plaque.

Un retour au travail

Il est possible que certaines personnes profitent d’une période de loisirs


avant de décider de retravailler, parce que c’est le seul moyen de donner un
sens à leur vie, peu importe qu’elles aient des revenus par ailleurs. Un de
mes poèmes préférés, « Ulysses » de Tennyson, exprime la même idée. Le
poème reprend l’histoire du vainqueur de la guerre de Troie, qui met dix ans
à rentrer chez lui. Il rencontre une série d’obstacles, dont une bande de
hippies qui se nourrissent de plantes et essaient de le droguer, une troupe de
géants borgnes qui l’emprisonnent et une tribu de géants carnivores qui
essaient de le dévorer. Il tombe sous le charme d’une magicienne qui
transforme son équipage en pourceaux, il fait naufrage et voit le spectre de
sa mère qui cherche à le distraire de sa route sur ordre des dieux. Tennyson
imagine ce qu’Ulysse éprouverait s’il échappait à ces aventures et se
retrouvait sur un trône, tel un « roi sans divertissement ». Il s’ennuierait
profondément. Il lutterait pour ne pas « rouiller sans être poli » et « briller
d’usure ». À tel point que, dans le poème, il se prépare à repartir et transmet
le trône à son fils, en espérant « qu’un travail noble soit accompli / qui ne
dépare pas les hommes ayant lutté avec les dieux 671 ». Souhaitons que les
gens qui vivront dans un monde offrant moins de travail auront la volonté
d’accomplir un travail « noble »…
Je précise que j’ai toujours évoqué la perspective d’un monde avec
« moins de travail » en sous-entendant un monde avec moins de travail
« rémunérateur ». Je reviens à la définition du travail que je proposais dans
le premier chapitre : un ensemble de tâches assurées par un être humain
rémunéré pour ce faire. Jusqu’ici, je n’ai jamais eu besoin de distinguer
travail et travail rémunérateur mais, à partir du moment où nous
réfléchissons à l’avenir, il est difficile d’éluder la question. Nous nous
dirigeons vers un monde qui offrira moins de travail rémunérateur, mais
qu’est-ce qui autorise à penser que nous ne nous dirigeons pas vers un
monde qui offrira moins de travail tout court ? Les Ulysse des temps futurs,
impatients de s’activer sans que l’économie les y oblige, rechercheront sans
doute des occupations qu’aujourd’hui on appellerait « travail » – à un détail
près : ils ne seront pas rémunérés.
De quel type d’activités s’agira‑t‑il ? Certains choisiront des tâches
difficiles à automatiser, ou non rentables à automatiser, ou alors
automatisables et rentables mais que les gens préféreront se réserver.
D’autres iront vers des tâches que les machines pourraient accomplir mieux,
mais que les hommes auront conservées malgré tout. En vérité, ce n’est pas
ainsi qu’il faut raisonner. Car, s’il s’agit d’emplois sans avantages
économiques, les objections d’ordre économique n’ont plus aucune raison
d’être.
Le fait qu’il y ait des personnes aussi fébriles qu’Ulysse nous oblige à
prévoir un autre volet pour notre politique des loisirs : accompagner la
recherche d’emploi de ceux qui veulent absolument travailler. Première
possibilité : l’État peut créer du travail pour eux – une proposition moins
radicale qu’elle n’en a l’air, puisque c’est déjà ce qu’il fait. Sept des plus
grandes entreprises du monde sont des entreprises publiques : le
Département de la défense des États-Unis, le National Health Service
britannique, les chemins de fer indiens ou la State Grid Corporation of
China, qui gère le réseau de distribution de l’électricité, pour n’en citer que
quelques-unes. Aujourd’hui déjà, l’idée d’une « garantie d’emploi » suscite
de l’intérêt. Aux États-Unis, plusieurs candidats démocrates à l’élection
présidentielle de 2020 avaient intégré l’idée qu’on offre un emploi à chacun,
et 52 % des Américains y sont favorables. Pour replacer ces chiffres dans
leur contexte, l’institut de sondage responsable de ces chiffres précisait que
c’est « une des questions les plus populaires que nous ayons jamais
posées 672. »
Avouons que travailler dans un monde sans travail rémunérateur tient du
casse-tête conceptuel. À partir du moment où les gens ne comptent plus sur
leur emploi pour avoir un salaire, peut‑on encore parler de « travail » ou de
loisir ? Jusqu’ici, nous n’avons pas eu à réfléchir pour trancher. Nous vivons
à l’Âge du travail, et nous définissons les loisirs comme ce qui n’appartient
pas à la sphère professionnelle. Si le travail se raréfie, la distinction et la
frontière entre ces deux notions sera plus floue. Une activité doit‑elle être
qualifiée de « travail » exclusivement si elle est rémunérée ? Auquel cas le
bénévolat n’est pas un travail. Une activité doit‑elle être qualifiée de
« travail » uniquement si elle est difficile, astreignante, plutôt déplaisante ?
Auquel cas les personnes qui sont heureuses au travail seraient libres à loisir
(et les fans de sport scotchés devant la défaite de leur équipe à la télévision
seraient en train de travailler.)
Les philosophes sont nombreux à avoir réfléchi à ces questions 673. Mais,
en pratique, j’avoue que j’ai des doutes sur l’utilité de ce type de réflexions.
Il me semble plus intéressant, pour réfléchir à l’avenir du travail, de penser
en termes de temps libre. Certains seront tentés d’occuper ce temps libre
avec des activités proches de ce que nous appelons aujourd’hui « loisirs ».
D’autres opteront pour des fonctions plus structurées, avec un objectif plus
clair, pas loin de l’esprit du « travail » comme on l’entendait avant. Cela dit,
je soupçonne que ce que les gens choisiront sera loin du travail tel que nous
le connaissons. En effet, si le travail est une source de sens pour certaines
personnes, ce n’est pas parce qu’il est spécial, mais parce que nous y passons
la majorité de notre temps. Nous ne pouvons trouver du sens que dans ce que
nous faisons réellement. Si nous sommes libres de vivre notre vie autrement,
nous trouverons du sens ailleurs.

Un rôle pour le revenu universel conditionnel


Nous en revenons donc à la question initiale de ce chapitre. Que feront les
gens sans emploi de tout leur temps libre ? Une partie de la réponse consiste
à dire qu’ils profiteront plus de leurs loisirs. Comme nous l’avons vu, l’État
pourrait intervenir et les encourager à utiliser ce temps de manière
significative. Une autre partie consiste à dire que certains pourraient se
replier sur une activité qui ressemble davantage à un travail, même si ce
n’est pas pour avoir un salaire. Et l’État pourrait aussi encourager cette
ambition.
En réalité, il est peu probable que ces deux options soient une réponse
satisfaisante. Dans un monde avec moins de travail, peu de sociétés seront en
mesure de permettre à ceux qui n’ont pas d’emploi de consacrer tout leur
temps à paresser, à jouer ou à travailler sans être payés comme ils
l’entendent. En effet, comme nous l’avons vu, ces sociétés s’effondreraient
assez vite. Aujourd’hui, la solidarité sociale vient du sentiment que chacun
contribue au pot commun grâce au travail rémunéré qu’il fournit et aux
impôts qu’il paie. Pour maintenir cette solidarité, les personnes privées
d’emploi rémunéré doivent consacrer au moins une partie de leur temps à
contribuer au pot commun par d’autres moyens, non économiques.
C’est ce que le « revenu de base conditionnel », le RBC que j’ai proposé,
doit viser. Il s’agit d’un RBI, mais qui exige de ses bénéficiaires qu’ils
fassent quelque chose en retour. S’il est adopté, cela signifie que la vie
quotidienne des personnes sans emploi sera répartie non pas entre loisirs et
travail rémunéré, mais entre activités choisies et activités que leur
communauté leur impose.
Nous pouvons imaginer ce que seront ces activités obligatoires. Certaines
communautés seraient satisfaites si les personnes sans travail consacraient
leur temps à des activités artistiques et culturelles : lire, écrire, composer de
la belle musique, réfléchir. D’autres, à l’instar des Grecs, pourraient
demander aux gens de prendre leur rôle de citoyen plus au sérieux, de
s’engager en politique, de soutenir leur gouvernement, de penser à leurs
obligations envers les autres 674. Outre ces activités récréatives et politiques,
je pense que les activités éducatives, domestiques et de soins gagneront en
importance. Quelles que soient les capacités des machines, nous aurons à
cœur, j’imagine, de voir les êtres humains aider les autres à avoir une vie
riche de sens et les épauler dans les moments difficiles ou en cas de
problèmes de santé.
Ces exemples ne forment pas une liste complète. Il appartiendra à chaque
communauté de décider ce qui est une contribution et ce qui ne l’est pas. Des
sociétés différentes seront amenées à des conclusions différentes. Mais
toutes seront obligées d’expliciter ce qu’elles jugent de valeur ou sans
valeur.
Aujourd’hui, ce sens de la valeur est très largement dépendant du
mécanisme du marché. La valeur d’un objet est le prix que quelqu’un est
prêt à payer pour l’acquérir, et la valeur d’un travailleur est le salaire qu’il
perçoit. Le pouvoir simplificateur de ce mécanisme a quelque chose
d’extraordinaire. Prisonnier de la folie des marchés, le choc entre le désir
infini des gens et la dure réalité de leur satisfaction se résume à un chiffre –
un prix.
C’est extraordinaire, mais c’est insatisfaisant. Il existe des choses aussi
significatives qui n’ont pas de prix, des emplois que nous jugeons essentiels
qui ne sont pas ou peu rémunérés en retour. La plupart des soins, par
exemple, ne sont pas rémunérés 675. Aux États-Unis, environ 40 millions
d’aidants fournissent chaque année 500 milliards de dollars de soins non
rémunérés à des adultes, dont deux tiers fournis par des femmes âgées 676. Au
Royaume-Uni, environ 6,5 millions d’aidants, là encore principalement des
femmes, fournissent des soins non rémunérés qui représentent jusqu’à
100 milliards de livres sterling (116 milliards d’euros environ) 677. La plupart
des travaux ménagers ne sont pas non plus rémunérés. Au Royaume-Uni, la
valeur de la cuisine, de la garde des enfants, de la lessive et de la gestion des
tâches ménagères en général est estimée à environ 800 milliards de livres
sterling (920 milliards d’euros environ), soit plus de quatre fois la taille du
secteur manufacturier 678. Une fois de plus, ces tâches sont généralement
effectuées par des femmes. C’est clair, un unique chiffre ne peut rendre
compte des différentes dimensions que le sens peut avoir.
Dans un monde avec moins de travail, cette inadéquation pourrait être
surmontée. L’ancien président Obama a évoqué cette possibilité dans une
série de réflexions sur l’avenir du travail. Ce qu’il faut faire, dit‑il, c’est
commencer à « réfléchir à ce que nous valorisons, ce pour quoi nous
sommes collectivement prêts à payer – qu’il s’agisse d’enseignants,
d’infirmiers et d’infirmières, de soignants, de mères ou de pères au foyer,
d’artistes, de tout ce qui nous tient à cœur aujourd’hui mais qui n’est pas au
sommet de l’échelle des salaires 679 ». Si nous adoptons un RBC, c’est
exactement ce que nous serons amenés à faire : nous emparer des activités
que la main invisible du marché juge sans valeur et, avec la main visible de
la communauté, montrer qu’elles sont précieuses et essentielles. Ce sera
l’occasion d’attribuer de la valeur en fonction de la reconnaissance de la
communauté plutôt qu’en fonction des salaires. Répondre aux exigences du
RBC pourrait nous procurer un sentiment d’autosatisfaction pas très
différent de celui que nous éprouvons quand nous recevons une fiche de
paie : nous aurions l’impression d’avoir gagné notre pain, mais
différemment.

Quand l’État crée du sens

Ce chapitre final a beau être le plus abstrait de mon livre, il comporte


deux leçons. Première leçon : si la quantité de temps libre augmente, il est
probable que le rôle de l’État augmentera lui aussi. De même qu’à l’Âge du
travail l’État intervient pour modeler notre vie professionnelle, de même à
l’Âge du moins de travail aura‑t‑il besoin d’outils comparables pour modeler
notre temps libre. J’ai indiqué trois voies pour y parvenir. D’abord, en
repensant la politique de l’éducation de façon à préparer les enfants à
s’épanouir dans un monde pauvre en travail. Ensuite, en comptant sur l’État
pour encourager, voire obliger, les gens à occuper leur temps de certaines
manières. Enfin, s’il s’en trouve encore pour continuer à « travailler », l’État
doit contribuer à définir le profil de ces postes, même s’ils ne sont pas
rémunérés. Voilà déjà trois directions, mais je sais qu’il y en aura de
nouvelles.
Seconde leçon : le travail a un sens qui dépasse le cadre purement
économique. Comme nous venons de le voir, le rapport entre sens et travail
ne va pas de soi. Pour certains, le travail est exclusivement un gagne-pain.
Pour d’autres, c’est un but porteur de sens, un moyen d’avoir une identité et
de savoir où se situer.
Prenez les mineurs britanniques. Tous les ans ou presque depuis 1871, la
vieille cité minière de Durham est interdite à la circulation et pleine de
mineurs et de tous ceux qui les soutiennent. On joue de la musique de
fanfare, il y a des concerts, des défilés, des chants collectifs, les gens
brandissent d’immenses bannières affichant le portrait des gueules noires
héroïques et des slogans où reviennent les mots « communauté » et
« fierté ». Les mineurs forment une catégorie d’ouvriers dont l’identité est
particulièrement forte et ancrée dans un type de travail très spécifique. Le
« Gala des mineurs de Durham », comme on appelle ce festival, a beau
exister depuis 1871, il n’est pas certain qu’il se poursuive longtemps. À la
fin de l’année 2015, la dernière mine de charbon profonde de Grande-
Bretagne, Kellingley Colliery, a été fermée, et les dernières machines
extraites ont été enterrées dans les vieilles fosses. La cérémonie ressemblait
à un vieux rite funéraire 680.
Dans un monde pauvre en travail, la possibilité d’avoir une identité
professionnelle sera réduite. Les gens seront obligés de se forger une identité
ailleurs que dans la vie professionnelle. Nous assistons actuellement à une
multiplication des « identités politiques » liées à leur couleur de peau, à la
foi ou au lieu où chacun vit. Je me demande si le phénomène n’est pas, en
partie, une réaction à l’insécurité économique et une façon de se retirer dans
un espace de sens différent, qui paraît plus solide et plus fiable.
Malheureusement, le phénomène est inquiétant pour deux raisons. D’abord,
les tenants du libéralisme économique y sont insensibles, et leur incapacité à
anticiper le Brexit en est un parfait exemple. Un aveuglement collectif les a
empêchés de comprendre que le but de la vie n’est pas uniquement financier,
et que les arguments à base de « croissance » et de « commerce » sont peut-
être des réponses à des questions que les gens ne se posaient pas 681. Ensuite,
ces nouvelles identités sont souvent peu rassurantes. Le succès des partis
d’extrême droite et du populisme d’extrême gauche, qui répond en partie à la
question économique, en est une preuve inquiétante.
Ces deux leçons justifient que l’on envisage un dernier rôle pour l’État :
un État créateur de sens. Le travail diminue, c’est donc un but porteur de
sens qui risque de disparaître, tandis qu’un vide risque d’apparaître. Toutes
sortes d’idéologies sont susceptibles de naître pour combler ce vide, et rien
ne permet de penser qu’elles seront rassurantes. Alors, pourquoi ne pas en
appeler à l’État qui, avec une politique des loisirs bien pensée, pourrait
essayer d’influer sur ces courants, en tenant compte des goûts de la société.
De tous les rôles que j’ai assignés à l’État, c’est le moins familier. Nous
sommes habitués à avoir des politiciens qui se comportent comme des
technocrates et des managers élus pour résoudre les problèmes techniques.
Nous aurons du mal à voir en eux des directeurs de conscience. Personne
n’aurait l’idée de demander à un responsable politique de le conseiller pour
avoir une vie épanouissante mais, dans un monde sans travail, il va falloir
qu’il joue ce rôle. « Où tendons-nous ? Vers quel but définitif la société
avance-t‑elle grâce aux progrès industriels ? demande John Start Mill dans
ses Principes d’économie politique. Lorsque ces progrès cesseront, quelle
sera la condition de l’humanité 682 ? » La réponse implique sans doute de
faire intervenir l’État.
Aucune personnalité du monde politique n’a jamais osé soulever ce type
de questions. La plupart des sociétés du XXe siècle avaient le même objectif
– avoir le gâteau à partager le plus large possible. Comme l’écrivait Isaiah
Berlin : « Quand on est d’accord sur la fin, il ne reste que la question des
moyens, qui ne sont pas politiques mais techniques, c’est-à‑dire qu’ils
peuvent être résolus par des experts ou des machines, comme un débat entre
ingénieurs ou médecins 683. » Tant que la fin était d’ordre économique, nous
nous en remettions aux économistes, qui sont les ingénieurs et les experts de
la vie moderne, pour assurer la croissance du gâteau. Dans un monde pauvre
en travail, il va falloir revoir la fin que nous visons. Il ne s’agit plus de vivre,
mais de vivre bien. Nous sommes obligés de réfléchir pour savoir ce que
signifie avoir une vie riche de sens.
POSTFACE

En 1941, Stefan Zweig écrivait, assis à son bureau au Brésil. Dix ans plus
tôt, c’était un des écrivains les plus populaires en Europe, dont les chiffres
de vente feraient pâlir certains de nos auteurs de best-sellers. Désormais,
c’était un exilé, un des nombreux Juifs autrichiens obligés de quitter leur
patrie. Assis à sa table, il était en train d’écrire son autobiographie, Le
Monde d’hier, un de mes livres préférés. Au début, il évoque son enfance et
le monde dans lequel il a grandi. C’était une époque, dit‑il, où tout – les
bâtiments, le gouvernement, les modes de vie – semblait indestructible, ce
qu’il appelait « l’âge d’or de la sécurité ». Quand il était petit, il pensait que
ce monde durerait éternellement. Hélas, nous savons ce qu’il en a été 684.
Souvent, quand je réfléchis à notre avenir, j’imagine Zweig rédigeant ses
mémoires. Nous sommes nombreux à avoir vécu à une époque de sécurité,
que j’ai baptisée l’Âge du travail. Après la folie meurtrière de la première
moitié du XXe siècle, les choses ont pris un tour plus prévisible, un rythme
plus calme, dans de nombreuses régions du monde, et le désir d’avoir un
travail rémunéré y contribuait largement. Le conseil qui nous a été transmis
par les générations précédentes était le même. Nos parents et nos
professeurs nous expliquaient que, si nous nous inclinions et si nous
travaillions bien à l’école ou ailleurs, dans un lieu de notre choix, nous
aurions un avenir stable et un travail correctement payé. En vieillissant,
nous gagnerions plus, jusqu’au jour où nous pourrions arrêter de travailler
et récolter les fruits de cet investissement, quel qu’il soit. La vie, c’était le
travail – s’y préparer, l’accomplir et s’en retirer –, et tout était parfait.
Je viens d’expliquer que cet âge de sécurité, comme celui de Zweig, va
sûrement s’achever lui aussi. Dans les cent années qui nous attendent, les
progrès technologiques vont nous rendre plus riches que jamais – alors
même qu’ils nous entraînent vers un monde où le travail sera une denrée
rare. La question économique qui hantait nos ancêtres – avoir un gâteau
assez grand pour tous – disparaîtra peu à peu, et trois nouveaux problèmes
émergeront. D’abord, un problème d’inégalité : comment répartir les fruits
de cette prospérité dans la société ? Ensuite, un problème de sens :
comment exploiter cette richesse, non seulement pour vivre sans travailler,
mais pour avoir une vie « bonne » ? Enfin, un problème de pouvoir
politique : qui doit contrôler les technologies qui sont à l’origine de cette
richesse, et en quels termes ?
Ces problèmes sont graves et difficiles à résoudre. Il faut s’attendre à de
nombreux débats sur les solutions à proposer. Pourtant, je suis optimiste.
Quand on réfléchit à ce qui se profile, il ne faut pas oublier de regarder
derrière soi, de se rappeler nos trois cent mille ans d’histoire et de penser à
tous les défis que nous avons réussi à surmonter. Il n’y a pas si longtemps
que ça, la majorité des êtres humains vivaient plus ou moins au seuil de la
pauvreté. La lutte pour la survie était le principal sujet de préoccupation de
toute l’humanité ou presque. Notre génération a eu la chance de naître dans
un monde où les hommes et les femmes n’étaient pas condamnés à ce
destin, où la prospérité économique suffit pour que nous et nos familles
vivent bien. Ces trois problèmes – inégalité, sens, pouvoir – sont les
conséquences de cette prospérité sans égale. Ils sont le prix de l’abondance
matérielle dont certains d’entre nous (mais pas encore chacun d’entre nous)
commencent à profiter. De ce point de vue, je dirais que ce sont des
problèmes utiles.
Au XXIe siècle, il nous faudra bâtir un nouvel âge de sécurité, qui ne repose
pas sur le travail rémunéré comme autrefois. C’est une tâche à laquelle il
faut s’atteler dès maintenant. Même s’il est impossible de savoir combien
de temps il nous faudra pour arriver à destination – un monde avec moins
de travail pour les êtres humains –, les signes sont là, qui montrent que nous
nous y dirigeons. Ces trois problèmes ne nous attendent pas tapis à mille
lieues de nous, dans un futur éloigné. Ils commencent déjà à se poser, à
nous tarauder et à mettre à l’épreuve les institutions dont nous avons hérité
ainsi que nos modes de vie traditionnels. Aujourd’hui, c’est à nous d’y
répondre.
NOTES

Préface

1. Pour les États-Unis, voir Dominic Rushe, « US Economy Suffers Worst


Quarter Since the Second World War as GDP Shrinks by 32.9 % », The
Guardian, 30 juillet 2020. Pour le Royaume-Uni, le PIB mensuel est
retombé au niveau où il était en juillet 2002 : voir les données de l’Office
for National Statistics dans Delphine Strauss, « UK Economy Suffers Worst
Slump in Europe in Second Quarter », Financial Times, 12 août 2020.
2. <https://twitter.com/AndrewYang/status/123809572572194065>
(consulté le 30 septembre 2020).
3. Pour les États-Unis, voir BBC News, « Coronavirus : US to Borrow
Record $3tn as Spending Soars », 4 mai 2020. Pour le Royaume-Uni, voir
Chris Giles, « UK Public Finances Continue on Path to Record Peacetime
Deficit », Financial Times, 25 septembre 2020.
4. Richard Henderson, « Big Tech Presents a Problem for Investors as Well
as Congress », Financial Times, 1er août 2020.
5. BBC News, « Apple More Valuable than the Entire FTSE 100 »,
2 septembre 2020.
6. Pour le Royaume-Uni, voir Office for National Statistics, « Coronavirus
and Depression in Adults, Great Britain : June 2020 », 18 août 2020. Pour
les États-Unis, voir Paige Winfield Cunningham, « The Health 202 : Texts
to Federal Government Mental Health Hotline Up Roughly 1,000 percent »,
The Washington Post, 4 mai 2020.
7. Nir Jaimovich et Henry Siu, « Job Polarization and Jobless Recoveries »,
Review of Economics and Statistics, 102 : 1 (2020), p. 129-47. Il est moins
évident de savoir si c’est vrai dans d’autres pays. Voir Joel Bilt,
« Automation and Reallocation : Will COVID-19 Usher in the Future of
Work ? », Canadian Public Policy, Project Muse (2020) pour des preuves
concernant le Canada. Mais voir aussi Georg Graetz et Guy Michaels, « Is
Modern Technology Responsible for Jobless Recoveries ? », American
Economic Review, 107 : 5 (2017) p. 168-73 pour moins de preuves ailleurs.
8. Brigid Francis-Devine, Andrew Powell et Niamh Foley, « Coronavirus :
Impact on the Labour Market » House of Commons Library Briefing Paper
8898, 12 août 2020. Il y avait 28,02 millions de salariés au Royaume-Uni
entre avril et juin 2020.
9. EY, « Capital strategies being rewritten as C-Suite grapples with
immediate impact of new reality », 30 mars 2020, publié en ligne sur
https://www.ey.com/en_gl/news/ (consulté le 29 septembre 2020).
10. Ellen Daniel, « Brits More Positive about Technology Following Covid-
19 Pandemic », Verdict, 18 juin 2020. Publié en ligne sur
https://www.verdict.co.uk/covid-19-technology-vodafone/ (consulté le
29 septembre 2020). Vinous Ali, « Survey Results : Lockdown and
Changing Attitudes Towards Tech », TechUK, 17 juillet 2020, publié en
ligne à l’adresse https://www.techuk.org/ (consulté le 29 septembre 2020).
11. Paul Lynch et Daniel Wainwright, « Coronavirus : How GPs Have
Stopped Seeing Most Patients in Person », BBC News, 11 avril 2020.
12. « 62 % des Américains qui travaillent actuellement disent avoir travaillé
à domicile pendant la crise », voir Megan Brenan, « U.S. Workers
Discovering Affinity for Remote Work », Gallup, 3 avril 2020. « Parmi
ceux qui travaillent encore, 61 % travaillaient à distance en permanence »,
voir CIPD, « Impact of COVID-19 on Working Lives : Findings from Our
April 2020 Survey », 3 septembre 2020, publié en ligne sur
https://www.cipd.co.uk/ (consulté le 29 septembre 2020).
13. Olga Khazan, « How the Coronavirus Could Create a New Working
Class », The Atlantic, 15 avril 2020. Rakesh Kochhar et Jeffrey Passel,
« Telework May Save U.S. Jobs in COVID-19 Downturn, Especially
Among College Graduates », Pew Research Center, 6 mai 2020.
14. Pour le Royaume-Uni, voir Suzie Bailey et Michael West, « Ethnic
Minority Deaths and COVID-19 : What are We to Do ? », The King’s Fund,
30 avril 2020. Pour les États-Unis, voir Center for Disease Control and
Prevention, « COVID-19 Hospitalization and Death by Race/Ethnicity »,
2020, https://www.cdc.gov/coronavirus/2019-ncov/. Ces données sont
issues de la mise à jour du 18 août.
15. Tomaz Cajner, Leland Crane, Ryan Decker et al., « The U.S. Labor
Market During the Beginning of the Pandemic Recession », Becker
Friedman Institute, docuement de travail no 2020-58 (2020).
16. Voir, par exemple, McKinsey & Company, « Survey : US Consumer
Sentiment During the Coronavirus Crisis », 28 août 2020.
17. Voir David Autor et Elisabeth Reynolds, « The Nature of Work After
the COVID Crisis : Too Few Low-wage Jobs », The Hamilton Project,
14 juillet 2020. Les auteurs avancent un argument proche de celui qui suit.

Introduction

18. Cette histoire, comme nous le verrons, circule sous différents noms et
sous différentes formes. Pour la « Grande crise du fumier », voir, par
exemple, Brian Groom, « The Wisdom of Horse Manure », Financial
Times, 2 septembre 2013 ; et Stephen Davies, « The Great Horse-Manure
Crisis of 1894 », septembre 2004,
https://admin.fee.org/files/docLib/547_32.pdf (consulté en janvier 2019).
19. Maxwell Lay, Ways of the World, A History of the World’s Roads and of
the Vehicles That Used Them (New Brunswick, NJ : Rutgers University
Press, 1992), p. 131.
20. Vic Sanborn, « Victorian and Edwardian Horse Cabs by Trevor May, a
Book Review », 17 novembre 2009,
https://janeaustensworld.wordpress.com/tag/horse-drawn-cabs/ (consulté en
février 2019) ; Elizabeth Kolbert, « Hosed : Is There a Quick Fix for the
Climate ? », The New Yorker, novembre 2009 ; Davies, « The Great Horse-
Manure Crisis ».
21. Jennifer Lee, « When Horses Posed a Public Health Hazard », New
York Times, 9 juin 2008.
22. Ted Steinberg, Down to Earth : Nature’ s Role in American History
(New York, Oxford University Press, 2002), p. 162.
23. Kolbert, « Hosed » ; Davies, « The Great Horse-Manure Crisis » ; Eric
Morris, « From Horse Power to Horsepower », ACCESS Magazine 30
(printemps 2007).
24. Lee, « When Horses Posed ».
25. Steven Levitt et Stephen Dubner, Superfreakonomics (New York,
HarperCollins, 2009).
26. « The Horse Plague », The New York Times, 25 octobre 1872 ; Sean
Kheraj, « The Great Epizootic of 1872-73 : Networks of Animal Disease in
North American Urban Environments », Environmental History 23 : 3
(2018).
27. Steinberg, Down to Earth, p. 162.
28. « The Future of Oil », The Economist, 26 novembre 2016.
29. Mais pas sans embellissement. Voir, par exemple, Rose Wild, « We
Were Buried in Fake News as Long Ago as 1894 », The Sunday Times,
13 janvier 2018.
30. Voir, par exemple, Wassily Leontief, « Technological Advance,
Economic Growth, and the Distribution of Income », Population and
Development Review 9 : 3 (1983), 403-10 ; « Is Technological
Unemployment Inevitable ? », Challenge 22 : 4 (1979), 48-50 ; « National
Perspective : The Definition of Problems and Opportunities » in « The
Long-term Impact of Technology on Employment and Unemployment : A
National Academy of Engineering Symposium », 30 juin 1983.
31. Georg Graetz et Guy Michaels, « Robots at Work », Review of
Economics and Statistics 100 : 5 (2018), 753-68 ; Aaron Smith et Monica
Anderson, « Automation in Everyday Life », Pew Research Center,
4 octobre 2017, http://www.pewinternet.org/2017/10/04/automation-in-
everyday-life/ (consulté en août 2018).
32. Katja Grace, John Salvatier, Allan Dafoe et al., « When Will AI Exceed
Human Performance ? Evidence from AI Experts », Journal of Artificial
Intelligence Research 62 (2018), 729-54.
33. Nicholas Bloom, Chad Jones, John Van Reenan et Michael Webb,
« Ideas Aren’t Running Out, But They Are Getting More Expensive to
Find », Voxeu.org, 20 septembre 2017.
34. Daniel Susskind, « Technology and Employment : Tasks, Capabilities
and Tastes », DPhil diss. (Oxford University, 2016) ; Daniel Susskind et
Richard Susskind, The Future of the Professions (Oxford, Oxford
University Press, 2015).
35. La « prospérité matérielle » tient compte d’objets tels que nourriture,
vêtements, habitat et chauffage. De Gregory Clark, A Farewell to Alms
(Princeton, NJ, Princeton University Press, 2007), p. 1.
36. Le « gâteau de 80,7 billions de dollars » est le PIB global calculé en
2017 par la Banque mondiale :
https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD. La population de
7,53 milliards est la population globale en 2017, chiffre de la Banque
mondiale : https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL?page=2.
Joseph Stiglitz fait le même calcul quand il pense à John Maynard Keynes
et ses prophéties. Voir Joseph Stiglitz, « Towards a General Theory of
Consumerism : Reflections on Keynes’s Economic Possibilities for Our
Grandchildren » in Lorenzo Pecchi et Gustavo Piga (éds), Revisiting
Keynes : Economics Possibilities for Our Grandchildren (Cambridge, MA :
MIT Press, 2008).
37. John Kenneth Galbraith, L’Ère de l’opulence (Paris, Calmann-Lévy,
1961).
38. Charlotte Curtis, « Machines vs. Workers », The New York Times,
8 février 1983.
39. Voir l’introduction de Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis,
vol. 1 : L’Ascendant de Platon (Paris, Points, 2018).
Première partie
Le contexte

Chapitre premier. Histoire d’une angoisse déplacée

40. Voir James Lovelock, Novacene (Londres : Allen Lane, 2019), p. 1, et


Yuval Noah Harari, Sapiens (2011), chapitre premier.
41. La population mondiale a aussi augmenté à cette période, d’où le
second chiffre, si important. Données d’Angus Maddison, The World
Economy : A Millennial Perspective (2006),
<http://www.theworldeconomy.org/>
42. Récemment, un économiste a accusé deux collègues de présenter « un
flot d’affirmations et d’anecdotes » ; les deux économistes ont répondu que
leur accusateur jetait « beaucoup de boue, en espérant qu’une partie
s’accrocherait ». Voir Jeffrey Sachs, « Government, Geography, and
Growth », Foreign Affairs, septembre-octobre 2012, et la réponse de Daron
Acemoglu et James Robinson, « Response to Jeffrey Sachs », 21 novembre
2012, <http://whynationsfail.com/blog/2012/11/21/response-to-
jeffreysachs.html?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter>
43685. Angus Maddison, Historical Statistics of the World Economy
(2010).
44. Le taux de croissance de la Grande-Bretagne est contesté par certains
économistes. Voir, par exemple, Pol Antràs et Hans- Joachim Voth, « Factor
Prices and Productivity Growth During the British Industrial Revolution »,
Explorations in Economic History, 40 (2003), 52-77.
45. Le taux de productivité de la Grande-Bretagne lors de la Révolution
industrielle fait aussi débat parmi les économistes. Par exemple, voir ibid.
46. Joel Mokyr, « Technological Inertia in Economic History », Journal of
Economic History 52 : 2 (1992), 325-38, n. 17 ; David Weil, Economic
Growth (Londres : Routledge, 2016), p. 292.
47. Eric Hobsbawm, Industry and Empire (1999).
48. Cette histoire est de Robert Allen, « The Industrial Revolution in
Miniature : The Spinning Jenny in Britain, France, and India », Oxford
University document de travail, no 375 (2007).
49. Athenaeum, 18 juillet 1863 (no. 1864), p. 75.
50. Voir John Kay, « What the Other John Kay Taught Uber About
Innovation », Financial Times, 26 janvier 2016. Dans John Kay, « Weaving
the Fine Fabric of Success », https://www.johnkay.com/, 2 janvier 2003.
Kay remet en question la fiabilité de cette légende et écrit : « Le récit de
Kay révèle qu’il a fui en France pour échapper aux tisserands sans emploi.
En réalité, il a sans doute fui ses créditeurs. »
51. Voir <http://statutes.org.uk/site/the-statutes/nineteenth-century/1812-52-
geo-3-c-16-the-frame-breaking-act/> et <http://statutes.org.uk/site/the-
statutes/nineteenthcentury/1813-54-geo-3-cap-42-theframe-breaking-act/>
52. Daron Acemoglu et James Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté.
Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres (2015). Peut-être
faut‑il se méfier de ses véritables motivations ; il s’agissait, en fait, du
deuxième refus de la reine ; le premier était motivé par le fait que les
machines de Lee créaient des bas plus grossiers que les alternatives de soie
d’Espagne qu’elle aimait. Voir Marjorie Garber, Vested Interests : Cross-
Dressing and Cultural Anxiety (New York : Routledge, 2012), p. 393, n. 6.
53. Voir Anni Albers, On Weaving (2017) p. 15, et Eric Broudy, The Book
of Looms (1979) p. 146, qui proposent deux versions différentes du meurtre.
D’autres disent que Müller fut noyé dans la Vistule par une bande de
tisserands qui redoutaient sa concurrence.
54. La première édition date de 1817. La troisième, avec le nouveau
chapitre, de 1821. Voir David Ricardo, Des principes de l’économie
politique et de l’impôt (1996).
55. The Economist, « Automation and anxiety », 25 juin 2016, et Louis
Stark, « Does man displace men in the long run ? », The New York Times,
25 février 1940.
56. Discours d’adieu du président Obama, voir Claire Cain Miller, « A
Darker Theme in Obama’s Farewell : Automation Can Divide Us », The
New York Times, 12 janvier 2017. Le président Kennedy a prononcé son
discours à la convention de l’AFL-CIO, à Grand Rapids, Michigan, le 7 juin
1960. Voir <https://www.jfklibrary.org/>
57. Stephen Hawking, « This is the most dangerous time for our planet »,
The Guardian, 1er décembre 2016.
58. The New York Times, « World Ills Laid to Machine By Einstein in Berlin
Speech », 22 octobre 1931.
59. Voir, par exemple, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, The Second
Machine Age (2014), ou Gregory Clark, A Farewell to Alms (2009).
60. Tombs, The English and their History (2015), pp. 377-8.
61. Ibid. p. 378.
62686. Issu des tables A49 et A50, Version 3, de Ryland Thomas et
Nicholas Dimsdale, « A Millennium of UK Data », Bank of England OBRA
dataset (2017), http://www.bankofengland.co.uk/research/Pages/one-
bank/threecenturies.aspx
63. Tyler Cowen, « Industrial Revolution Comparisons Aren’t
Comforting », Bloomberg View, 16 février 2017.
64. Keynes, Essais de persuasion.
65. Voir OCDE (2017), <https://data.oecd.org/emp/hours-worked.htm>
(1er mai 2018).
66687. Données de l’OCDE.
67688. Max Roser, « Working Hours », https://ourworldindata.org/working-
hours (juillet 2018). « Int-$ » (le « dollar international ») est une monnaie
hypothétique qui tente de tenir compte des différents niveaux de prix entre
les différents pays.
68. Par exemple, Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « Artificial
Intelligence, Automation and Work » (2018).
69. Dayong Wang, Aditya Khosla, Rishab Gargeya et al., « Deep Learning
for Identifying Metastatic Breast Cancer », https://arxiv.org, arXiv :
1 606,05718 (2016).
70. Maura Grossman et Gordon Cormack, « Technology-Assisted Review
in e-Discovery Can Be More Effective and More Efficient than Exhaustive
Manual Review », Richmond Journal of Law and Technology 17 : 3 (2011).
71. Les données proviennent de Maddison, Historical Statistics. Il peut
sembler étrange de parler de l’« économie américaine » en 1700 – elle
n’existait pas à cette époque. C’est également le cas pour les autres pays de
la base de données. Ce faisant, je m’appuie sur les propres classifications de
Maddison. Dans le cas des États-Unis, cette classification englobe les
territoires coloniaux de l’Empire britannique.
72. Lawrence Summers, « The 2013 Martin Feldstein Lecture : Economic
Possibilities for Our Children », NBER Reporter, no 4 (2013).
73. David Autor, « The Limits of the Digital Revolution : Why Our
Washing Machines Won’t Go to the Moon », Social Europe, 2 octobre
(2015b) <https://www.socialeurope.eu/>
74. Cité dans Blaine Harden, « Recession Technology Threaten Workers »,
The Washington Post, 26 décembre 1982.
75. Stephen Broadberry, Bruce Campbell, Alexander Klein et al., British
Economic Growth, 1270 – 1870 (Cambridge : Cambridge University Press,
2015), p. 194, Table 5.01.
76. Les statistiques de 1900 viennent de David Autor (2015a). Celles de
2014, du US Bureau of Labor Statistics, consultables sur
<https://www.bls.gov/emp/ep_table_201.htm>
77. Le « quart » est de 26,4 %, selon la Federal Reserve Bank of St Louis –
https://fred.stlouisfed.org/series/USAPEFANA – et le « dixième » est de
9 %, selon la National Association of Manufacturers, « Top 20 Facts About
Manufacturing », http://www.nam.org/Newsroom/Top-20-Facts-About-
Manufacturing/
78. US Bureau of Labor Statistics,
https://www.bls.gov/emp/tables/employment-by-major-industry-sector.htm
(consulté en août 2019).
79. Voir, par exemple, Daron Acemoglu, « Advanced Economic Growth :
Lecture 19 : Structural Change », discours prononcé au MIT, 12 novembre
2017.
80. Jesus Felipe, Connie Bayudan-Dacuycuy et Matteo Lanzafame, « The
Declining Share of Agricultural Employment in China : How Fast ? »,
Structural Change and Economic Dynamics 37 (2016), 127-37.
81. L’estimation du nombre d’hommes dans l’agriculture en 1900-2009 est
de 810 000 : Gregory Clark, « The Agricultural Revolution and the
Industrial Revolution : England, 1500-1912 » (2002). Le National Health
Service of England and Wales employait environ 1,2 million de personnes
en 2017 : <https://digital.nhs.uk/>
82. David Autor explique le même phénomène dans « Polanyi’s Paradox
and the Shape of Employment Growth » (2015c), p. 162.
83. Autor (2015a), p. 5.
84. Bernardo Bátiz-Lazo, « A Brief History of the ATM », The Atlantic,
26 mars 2015.
85. Ibid.
86. Ces chiffres et ceux qui suivent sont tirés de James Bessen, « Toil and
Technology », IMF Financial and Development 51 : 1 (2015). Pour les « 20
pour cent », voir graphique 1 – d’environ 500 000 guichetiers à la fin des
années 1980, à environ 600 000 à la fin des années 2000.
87. De nombreux économistes se sont penchés sur ce problème. Voir par
exemple Autor, « Why Are There Still So Many Jobs ? », et Bessen, « Toil
and Technology », ou James Surowiecki, « Robots Won’t Take All Our
Jobs », Wired, 12 septembre 2017.

Chapitre 2. L’Âge du travail

88. Voir, par exemple, Daron Acemoglu, « Technical Change, Inequality,


and the Labor Market », Journal of Economic Literature, 40 : 1 (2002) 7-
72.
89. David Autor, Lawrence Katz and Alan Krueger, « Computing
Inequality : Have Computers Changed the Labour Market ? », Quarterly
Journal of Economics, 133 : 1 (1998), 1169-213.
92689. Tiré de ibid., Annexe des données. Merci à William Nordhaus
d’avoir partagé avec moi ses données révisées.
90. Plus précisément, les chiffres étaient de 56,6 en 2000, 61,9 en 2001.
Données de la Banque mondiale extraites de « Personal Computers (per 100
People) » sur https://datamarket.com/ (consulté en juillet 2018).
91. William Nordhaus, « Two Centuries of Productivity Growth in
Computing », Journal of Economic History, 67 : 1 (2007), 128-59.
93690. Acemoglu et Autor, « Skills, Tasks and Technologies », données du
graphique 1.
94. Daron Acemoglu et David Autor, « Skills, Tasks and Technologies :
Implications for Employment and Earnings », in David Card et Orley
Ashenfelter (éds), Handbook of Labor Economics, vol. 4, part. B (North-
Holland : Elsevier, 2011), pp. 1043-171. La différence en pourcentage entre
deux variables est approximativement égale à 100 fois l’exponentielle de la
différence entre les logarithmes de ces deux variables, moins 1. Ici, 100 (e0.
68 – 1) = 97,4, à trois chiffres significatifs près.
95. Voir par exemple, Eli Berman, John Bound et Stephen Machin,
« Implications of Skill-Biased Technological Change : International
Evidence », Quarterly Journal of Economics, 113 : 4 (1998), 1245-79.
96691. Les données sont issues de la figure 6 de David Autor, « Skills,
Education, and the Rise of Earnings Inequality Among the “Other 99
Percent” », Science, 344 : 6186 (2014), 843-51.
97692. Tiré de Max Roser et Mohamed Nagdy, « Returns to Education »,
https://ourworldindata.org/returns-to-education (consulté le 1er mai 2018).
Les données de 1230 sont interpolées à partir de 1220 et 1240.
98. Voir Daron Acemoglu, « Technical Change, Inequality, and the Labor
Market », Journal of Economic Literature, 40 : 1 (2002), 7-72.
99. Pour l’Angleterre, voir Alexandra Pleijt et Jacob Weisdorf, « Human
Capital Formation from Occupations : The “Deskilling Hypothesis”
Revisited », Cliometrica, 11 : 1 (2017), 1-30. Une histoire similaire s’est
déroulée aux États-Unis : voir Kevin O’Rourke, Ahmed Rahman et Alan
Taylor, « Luddites, the Industrial Revolution, and the Demographic
Transition », Journal of Economic Growth, 18 : 4 (2013), 373-409.
100. Cité dans Ben Seligman, Most Notorious Victory : Man in an Age of
Automation (New York : Free Press, 1966), p. 11.
101. Joel Mokyr, The Lever of Riches : Technological Creativity and
Economic Progress (1990), p. 137, cité dans O’Rourke, Rahman, Taylor
(2013).
102. Les économistes ont résumé cette histoire dans une expression
mathématique appelée « fonction de production à élasticité de substitution
constante » ou « fonction CES ». En économie, une « fonction de
production » indique comment différents types d’intrants (travailleurs et
machines, par exemple) s’associent pour produire une certaine quantité de
biens. Cette version particulière était caractérisée par une « élasticité
constante », ce qui signifie qu’une variation en pourcentage du prix relatif
de deux intrants entraînerait toujours une variation en pourcentage
constante de l’utilisation de ces intrants. Dans ce modèle, les nouvelles
technologies ne pourraient jamais que compléter les travailleurs. Voir
Acemoglu et Autor, « Skills, Tasks and Technologies », p. 1096, pour un
exposé du « modèle canonique », et p. 1105, implication 2, pour
l’affirmation selon laquelle tout type de progrès technologique dans le
modèle canonique conduit à une augmentation des salaires absolus des deux
types de travail.
103693. Ibid.
104. Voir David Autor, « Polanyi’s Paradox and the Shape of Employment
Growth » in « Re-evaluating Labor Market Dynamics : A Symposium
Sponsored by the Federal Reserve Bank of Kansa City. Jackson Hole,
Wyoming, août 2021-23, 2014 » (2015).
105. La nature exacte de cette polarisation dépend des pays. Voir, par
exemple, Maarten Goos et al., « Explaining Job Polarization : Routine-
Biased Technological Change and Offshoring », American Economic
Review, 104 : 8 (2014) 2509-26. David Autor, « The Polarization of Job
Opportunities in the U.S. Labor Market : Implications for Employment and
Earnings », Centre for American Progress, avril (2010). David Autor et
David Dorn, « The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization
of the US Labor Market », American Economic Review, 103 : 5 (2013)
1553-1597 ; et Maarten Goos et Alan Manning, « Lousy and Lovely Jobs :
The Rising Polarization of Work in Britain », The Review of Economics and
Statistics, 89 : 1 (2007) 119-133.
106. Pour la statistique de 0,01 %, voir Emmanuel Saez, « Striking It
Richer : The Evolution of Top Incomes in the United States », publié en
ligne sur https://eml.berkeley.edu/~saez/ (2016). Pour le « super-star bias »,
voir Erik Brynjolfsson, « AI and the Economy », conférence au Future of
Life Institute, 1er juillet 2017.
107. Voir Acemoglu et Autor, « Skills, Tasks and Technologies », p. 1070,
n. 25.
108. La déclaration classique de l’hypothèse ALM est dans David Autor,
Frank Levy et Richard Murnane, « The Skill Content of Recent
Technological Change : An Empirical Exploration », Quarterly Journal of
Economics, 118 : 4 (2003), 129-333. Ce premier article se concentre sur
l’explication du changement technologique basé sur les compétences. Dans
les années à venir, cela changera, et l’accent sera mis sur l’utilisation de
l’hypothèse ALM pour expliquer la polarisation.
109. J’explore cette histoire intellectuelle dans « Technology and
Employment : Tasks, Capabilities and Tastes », DPhil diss. (Oxford
University, 2016), chapitre premier.
110. Cette distinction est tirée de Michael Polanyi, The Tacit Dimension
(Chicago : Chicago University Press, 1966). Pour voir cette distinction en
action, pensez à un grand médecin. Imaginez que vous lui demandiez
comment il fait pour établir des diagnostics médicaux aussi perspicaces. Il
pourrait vous donner quelques indications mais, en fin de compte, il aurait
du mal à s’expliquer. Comme l’a dit Polanyi lui-même, très souvent :
« Nous en savons plus que ce que nous pouvons dire. » Les économistes ont
appelé cette contrainte sur l’automatisation le « paradoxe de Polanyi ».
111. Ce passage vient de ma conférence TED « Three Myths about the
Future of Work (and Why They Are Wrong) », mars 2018 <https://ted.com>
112. Autor, « Polanyi’s Paradox and the Shape of Employment Growth ».
Ces économistes n’étaient pas les seuls à réfléchir de cette façon. Wassily
Leontief écrivait, dès 1983, que « tout travailleur qui accomplit aujourd’hui
sa tâche en suivant des instructions précises peut, en principe, être remplacé
par une machine ». Voir Leontief, « National Perspective : The Definition of
Problems and Opportunities », in « The Long-term Impact of Technology
on Employment and Unemployment : A National Academy of Engineering
Symposium », 30 juin 1983, p. 3. Leontief, cependant, était un peu plus
pessimiste sur l’avenir que Autor.
113. Goos et Manning (2007) étaient sans doute les premiers à utiliser
l’hypothèse ALM dans ce sens.
114. Hans Moravec, Mind Children (Cambridge, MA : Harvard University
Press, 1988).
115. L’auteur de la remarque est soit Paul Samuelson, prix Nobel
d’économie, soit Keynes (à qui Samuelson l’aurait attribuée plus tard).
<http://quoteinvestigator.com/2011/07/22/keynes-change-mind/>
116. Carl Frey et Michael Osborne, « The Future of Employment : How
Susceptible Are Jobs to Computerisation ? », Technological Forecasting
and Social Change, 114 (janvier 2017), 254-80.
117. McKinsey Global Institute, « A Future that Works : Automation,
Employment, and Productivity », janvier 2017.
118. James Bessen, économiste de Boston University, fut sans doute le
premier à le remarquer.
119. David Autor, « Why Are There Still So Many Jobs ? The History and
Future of Workplace Automation », Journal of Economic Perspectives, 29 :
3 (2015), 3-30.
120. Ibid.
121. On trouve de nombreux exemples de ce type d’initiatives. Voir : FMI,
Perspectives de l’économie mondiale (2017) ; Banque mondiale, « World
Development Report 2016 : Digital Dividends », 14 janvier 2016 ; Irmgard
Nübler, « New Technologies : Un avenir sans emploi ou un âge d’or de la
création d’emplois ? », International Labour Office, docuement de travail
no 13 (novembre 2016) ; Executive Office of the President, « Artificial
Intelligence, Automation, and the Economy », décembre 2016.
122. Fergal O’Brien and Maciej Onoszko, « Tech Upheaval Means a
“Massacre of the Dilberts” BOE’s Carney Says », Bloomberg, 13 avril
2018.
123. Scott Dadich, « Barack Obama, Neural Nets, Self-Driving Cars, and
the Future of the World », Wired, novembre 2016.
124. UBS, « Intelligence Automation : A UBS Group Innovation White
Paper » (2017) ; PwC, « Workforce of the Future : The Competing Forces
Shaping 2030 » (2018) ; Deloitte, « From Brawn to Brains : The Impact of
Technology on Jobs in the UK » (2015).
125. « Automation and Anxiety », The Economist, 25 juin 2016 ; Elizabeth
Kolbert, « Our Automated Future », The New Yorker, 19 et 26 décembre
2016.
126. Isaiah Berlin, Two Concepts of Liberty (Oxford : Clarendon Press,
1958), p. 4. Citant le poète allemand Heinrich Heine, il écrit que « les
concepts philosophiques nourris dans le calme de l’étude d’un professeur
peuvent détruire une civilisation ».

Chapitre 3. La révolution pragmatiste

127. Homère, L’Iliade, livre XVIII, vers 370-380.


128. L’allusion à Dédale se trouve dans l’Eutyphron de Platon.
129. La légende dit qu’Archytas, un ami proche de Platon, aurait fabriqué le
premier robot du monde, un pigeon à vapeur qui pouvait voler.
130. Ces exemples, et de nombreux autres, viennent du livre de Nils J.
Nilsson, The Quest for Artificial Intelligence (2010).
131. Pour le chariot et le robot, voir <http://www.da-vinci-inventions.com/>
(mis en ligne le 8 mai 2018). Pour le lion, voir Stelle Shirbon, « Da Vinci’s
lion prowls again after 500 years », Reuters, 14 août 2009.
132. Gaby Wood, Living Dolls (2002) p. 35.
133. Voir Tom Standage, The Turk (2002) et Wood (2002) pp. 79 and 81. Le
secret ne fut révélé qu’en 1834, soixante-cinq ans plus tard. Jacques-
François Mouret, un des « directeurs » cachés dans la machine, le vendit à
la presse.
134. Wood (2002), p. 35.
135. Alan Turing, « Lecture to the London Mathematical Society »,
20 février 1947 ; accessible ici :
https://www.vordenker.de/downloads/turing-vorlesung.pdf (consulté en
2018).
136. Alan Turing, « Intelligence Machinery : A Report by A.M. Turing »,
National Physical Laboratory (1948). Archivé sur <https://www.npl.co.uk>
137. Voir Grace Solomonoff, « Ray Solomonoff and the Dartmouth
Summer Research Project in Artificial Intelligence », Oxbridge Research,
<http://raysolomonoff.com/dartmouth/dartray.pdf>
138. John McCarthy, Marvin Minsky, Nathaniel Rochester, Claude
Shannon, « A Proposal for the Dartmouth Summer Research Project on
Artificial Intelligence », 31 août 1955.
139. Daniel Susskind et Richard Susskind, The Future of the Professions
(Oxford : Oxford University Press, 2015), p. 182.
140. Marvin Minsky, Neural Nets and the Brain Model Problem, thèse de
mathématiques (Ph. D), Princeton (1954).
141. Alan Newell et Herbert Simon, « GPS, A Program that Simulates
Human Thought », in Lernende Automaten, éd. H. Billing (Munich :
R. Oldenbourgh, 1961).
142. Je pense ici aux tentatives largement répandues de détecter les
contours d’une image et, à partir de ceux-ci, de représenter les objets sous
forme de simples dessins au trait. David Marr, neuroscientifique et
psychologue britannique, appelait ces dessins au trait des « esquisses
primitives ». Selon lui, c’est ainsi que les êtres humains interprètent le
monde. Voir Nilsson, Quest for Artificial Intelligence, chapitre 9, et David
Marr, Vision : A Computational Investigation into the Human
Representation and Processing of Visual Information (Londres : MIT Press,
2010).
143. Alan Turing, « Intelligent Machinery, A Heretical Theory »,
Philosophia Mathematica 3 : 4 (1996), 156-260, p. 257.
144. Nilsson (2010), p. 62.
145. John Haugeland, Artificial Intelligence : The Very Idea (1989), p. 2.
146. Cette voie n’a cependant pas fait l’unanimité. Le philosophe Hubert
Dreyfus, éternel pessimiste de l’IA, s’en prenait à ses collègues qui
pensaient « pouvoir programmer les ordinateurs pour qu’ils soient
intelligents comme des personnes ». Cité dans William Grimes, « Hubert
L. Dreyfus, Philosopher of the Limits of Computers, Dies at 87 », The New
York Times, 2 mai 2017.
147. Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une Guirlande
Éternelle, Dunod, Paris, 1985.
148. Daniel Crevier, À la recherche de l’intelligence artificielle,
Flammarion, Paris, 1999.
149. « 330 million moves », Murray Campbell, A. Joseph Hoane Jr. et
Feng-hsiung Hsu, « Deep Blue », Artificial Intelligence, 134 (2002) 57-82.
« 100 moves », introduction de l’édition revue de Hubert Dreyfus, What
Computers Can’t Do : The Limits of Artificial Intelligence (1979).
150694. Les chiffres sont issus d’une présentation ImageNet sur la
compétition de 2017 ; voir http://image-
net.org/challenges/talks_2017/ILSVRC2017_overview.pdf (consulté en
juillet 2018). L’Electronic Frontier Foundation dresse la liste des systèmes
gagnants dans un graphique similaire et indique également le taux d’erreur
humaine, voir https://www.eff.org/ai/metrics#Vision (consulté en
juillet 2018). Pour une vue d’ensemble de la compétition, voir Olga
Russakovsky, Jia Deng, Hao Su et al., « ImageNet Large Scale Visual
Recognition Challenge », International Journal of Computer Vision, 115 : 3
(2015), 211-52.
151. Cité dans Susskind et Susskind (2015), p. 161.
152. Tous les chercheurs n’ont cependant pas changé de direction de cette
manière. Marvin Minsky a par exemple fait le mouvement inverse, passant
d’une approche de bas en haut de l’IA à une approche de haut en bas, voir
https://www.youtube.com/watch?v=nXrTXiJM4Fg
153. Warren McCulloch et Walter Pitts, par exemple, les premiers à en
construire un en 1943, tentaient de décrire les « événements neuronaux »
dans le cerveau comme une « logique de proposition » sur papier. Voir
Warren McCulloch et Walter Pitts, « A Logical Calculus of the Ideas
Immanent in Nervous Activity », Bulletin of Mathematical Biophysics, 5
(1943), 115-33.
154. C’est pourquoi il importe peu que nous n’ayons pas encore réussi à
simuler le fonctionnement du cerveau d’un ver, qui ne compte que 302
neurones, et encore moins celui d’un être humain, qui compte environ
100 milliards de neurones. Hannah Fry, Hello World : How to Be Human in
the Age of the Machine (Londres : Penguin, 2018), p. 13.
155. Au quatrième coup, ce nombre passe à 280 milliards de possibilités.
Pour le nombre de positions possibles aux échecs après n « plis » (c’est-
à‑dire un coup joué par un seul joueur), voir http://œis.org/A019319 et
http://mathworld.wolfram.com/Chess.html. Pour les coups de go, il y a
approximativement 361 × 360 = 129 960 possibilités après un coup
chacun ; 361 × 360 × 359 × 358 après deux coups chacun ; et 361 × 360 ×
359 × 358 × 357 × 356 après trois coups chacun. (Il ne s’agit que de calculs
approximatifs, car ils supposent qu’à chaque coup, une pierre peut être
placée sur n’importe quel point inoccupé du plateau – bien qu’il existe des
situations concevables dans lesquelles l’un de ces coups pourrait être
illégal.)
156. Luke Harding et Leonard Barden, « Deep Blue wins a giant step for
computerkind », The Guardian, 12 mai 1997.
157. David Silver et al., « Mastering the game of Go with deep neural
networks and tree search », Nature, 529 (2016), 484-489. David Silver et
al., « Mastering the game of Go without human knowledge », Nature, 550
(2017), 354-359.
158. Matej Marovc˘ík, Martin Schmid, Neil Burch et al., « Deep Stack :
Expert-Level Artificial Intelligence in Heads-Up No-Limit Poker »,
Science, 356 : 6337 (2017), 508-13.
159. Noam Brown et Tuomas Sandholm, « Superhuman AI for Multiplayer
Poker », Science (2019),
https://science.sciencemag.org/content/early/2019/07/10/science.aay2400
160. Newell et Simon (1961).
161. Dreyfus (1979), p. 3.
162. Voir, par exemple, la définition de Marvin Minsky : l’IA « est la
science qui permet d’obtenir que les machines fassent quelque chose qui
demanderait de l’intelligence si c’était fait par des hommes ». Marvin
Minsky, Semantic Information Processing (1968), p. 5.
163. Hilary Putnam, « Much Ado About Not Very Much », Daedalus, 117 :
1 (1988), 269-81.
164. Voir Haugeland, Artificial Intelligence, p. 5 ; et Margaret Boden,
Philosophy of Artificial Intelligence (Oxford : Oxford University Press,
1990), p. 1.
165. Ibid.
166. Cade Metz, « A.I. Researchers Are Making More Than $1 million,
Even at a Nonprofit », The New York Times, 19 avril 2018.
167. Yaniv Leviathan et Yossi Matias, « Google Duplex : An AI System for
Accomplishing Real-World Tasks over the Phone », 8 mai 2018,
https://ai.googleblog.com/ (consulté en août 2018)
168. Voir William Paley, Natural Theology (Oxford : Oxford University
Press, 2008) ; et la Genèse 1:27.
169. Cette phrase des arguments du même esprit peut être trouvée à la fois
dans Daniel Dennett, From Bacteria to Bach and Back (Londres : Allen
Lane, 2017), et Dennett, « A Perfect and Beautiful Machine : What
Darwin’s Theory of Evolution Reveals About Artificial Intelligence », The
Atlantic, 22 juin 2012. En rassemblant mes propres réflexions au fil des ans,
j’ai été influencé par la façon dont Dennett pense à la relation entre
l’évolution par sélection naturelle et l’apprentissage automatique.
170. Charles Darwin, L’Origine des espèces.
171. Richard Dawkins, L’Horloger aveugle.
172. Là encore, Daniel Dennett avance des arguments similaires dans ses
travaux. Voir Dennett, From Bacteria to Bach et « A Perfect and Beautiful
Machine ».

Chapitre 4. Sous-estimer les machines

173. Joseph Weizenbaum, « ELIZA – A Computer Program for the Study of


Natural Language Communication Between Man and Machine »,
Communications of the ACM, 9 : 1 (1966), 36-45. ELIZA a été baptisée en
hommage à Eliza Doolittle, une jeune fille de la rue au fort accent cockney
dans la pièce Pygmalion de George Bernard Shaw, à qui l’on « apprend à
“parler” de mieux en mieux », ce qui lui permet d’intégrer rapidement la
haute société londonienne.
174. Voir Joseph Weizenbaum, Computer Power and Human Reason (San
Francisco : W. H. Freeman, 1976), pour un compte rendu complet sur
ELIZA et ses conséquences.
175. Ibid., p. 6.
176. Cité dans Bruce Weber, « Mean Chess-Playing Computer Tears at
Meaning of Thought », The New York Times, 19 février 1996.
177. Douglas Hofstadter, « Just Who Will Be We, in 2493 ? », Indiana
University, Bloomington (2003). Le récit plus long du désenchantement
d’Hofstadter figure dans un merveilleux article : James Somers, « The Man
Who Would Teach Machines to Think », The Atlantic, novembre 2013.
178. La citation complète est tirée de Gustavo Feigenbaum, Conversations
with John Searle (Libros En Red, 2003), p. 57 : « Les seules exceptions
sont des choses comme Deep Blue, où vous obtenez une énorme puissance
de calcul, mais où vous n’essayez plus du tout de faire de l’IA. Vous
n’essayez pas d’imiter les humains sur les niveaux de traitement » ; et
p. 58 : « D’une certaine manière, Deep Blue abandonne l’IA parce qu’il ne
dit pas : “Eh bien, nous allons essayer de faire ce que font les êtres
humains”, mais il dit : “Nous allons simplement les dominer par la force
brute.” »
179. Garry Kasparov, « The Chess Master and the Computer », The New
York Review of Books, 11 février 2010.
180. Cité dans William Herkewitz, « Why Watson and Siri and Not Real
AI », Popular Mechanics, 10 février 2014.
181. John Searle, « Watson Doesn’t Know It Won on “Jeopardy !” », The
Wall Street Journal, 23 février 2011.
182. Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach : An Eternal Golden Braid
(Londres : Penguin, 2000), p. 601 : « Il existe un “théorème” lié aux progrès
de l’IA : une fois qu’une fonction mentale est programmée, les gens cessent
rapidement de la considérer comme un ingrédient essentiel de la “vraie
pensée”. Le noyau inéluctable de l’intelligence se trouve toujours dans cette
prochaine fonction qui n’a pas encore été programmée. Ce “théorème” m’a
été proposé pour la première fois par Larry Tesler, c’est pourquoi je
l’appelle le théorème de Tesler : “ L’IA, c’est tout ce qui n’a pas encore été
fait.” »
183. Ibid., p. 678.
184. Douglas Hofstadter, « Staring Emmy Straight in the Eye – And Doing
My Best Not to Flinch », in Virtual Music : Computer Synthesis of Musical
Style, éd. David Cope (2004), p. 34.
185. Weber (1996).
186. Hofstadter (2004), p. 35.
187. Garry Kasparov, Deep Thinking (2017), pp. 251-2.
188. Cité dans Brad Leithhauser, « Kasparov Beats Deep Thought », The
New York Times, 14 janvier 1990.
189. Kasparov, « The Chess Master and the Computer » (2010).
190. Voir Daniel Dennett, From Bacteria to Bach and Back (Londres :
Allen Lane, 2017), p. 36.
191. Charles Darwin, L’Origine des espèces, trad. J. J. Moulinié, Paris,
1873.
192. Voir Isaiah Berlin, « Le Hérisson et le Renard ».
193. La distinction entre IAG et IAE est souvent comparée à une autre
distinction faite par John Searle, qui parle de la différence entre l’IA
« forte » et l’IA « faible ». Mais les deux ne sont pas du tout la même
chose. L’IAG et l’IAE reflètent l’étendue des capacités d’une machine,
tandis que les termes de Searle décrivent si une machine pense comme un
être humain (« fort ») ou contrairement à lui (« faible »).
194. Nick Bostrom et Eliezer Yudkowsky, « The Ethics of Artificial
Intelligence », in Cambridge Handbook of Artificial Intelligence, éd.
William Ramsey et Keith Frankish (Cambridge : Cambridge University
Press, 2011).
195. Irving John Good, « Speculations Concerning the First Ultraintelligent
Machine », Advances in Computers, 6 (1966), 31-88.
196. Rory Cellan-Jones, « Stephen Hawking warns artificial intelligence
could end mankind », BBC News, 2 décembre 2014. Samuel Gibbs, « Elon
Musk. AI vastly more risky than North Korea », The Guardian, 14 août
2017.
197. Voir Nick Bostrom, « Ethical Issues in Advanced Artificial
Intelligence », in George Lasker, Wendell Wallach et Iva Smit (éds),
Cognitive, Emotive, and Ethical Aspects of Decision Making in Humans
and in Artificial Intelligence (International Institute of Advanced Studies in
Systems Research and Cybernetics, 2003), 12-17.
198. Tad Friend, « How Frightened Should We Be of AI », The New Yorker,
14 mai 2018.
199. Volodymyr Mnih, Koray Kavukcuoglu, David Silver et al., « Human-
level Control Through Deep Reinforcement Learning », Nature 518
(25 février 2015), 529-33.
200. David Autor, Frank Levy et Richard Murnane, « The Skill Content of
Recent Technological Change : An Empirical Exploration », Quarterly
Journal of Economics, 118 : 4 (2003), 129-333. Une autre tâche « non
routinière » répertoriée par Autor et ses collègues était « former/tester des
hypothèses ». AlphaFold, un système développé par DeepMind pour prédire
la structure 3-D des protéines, est un bon exemple des progrès réalisés dans
ce domaine.
201. Voir ibid., David Autor et David Dorn, « The Growth of Low- Skill
Service Jobs and the Polarization of the US Labor Market », American
Economic Review, 103 : 5 (2013), 1553-97, et Autor, « Why Are There Still
So Many Jobs ? The History and Future of Workplace Automation »,
Journal of Economic Perspectives, 29 : 3 (2015), 3-30. J’ai d’abord
développé cet argument dans « Technology and Employment : Tasks,
Capabilities and Tastes », thèse de doctorat (Oxford University, 2016).
Cette section s’appuie notamment sur mon article « Re-Thinking the
Capabilities of Technology in Economics », Economics Bulletin, 39 : 1
(2019), A30.
202. Voir Autor (2014c), p. 130, et Dana Remus et Frank Levy, « Can
Robots Be Lawyers ? Computers, Lawyers, and the Practice of Law »
(2016), disponible sur : <https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abs
tract_id=2701092>
203. Voir Demis Hassabis, « Artificial Intelligence : chess match of the
century », Nature, 544 (27 avril 2017), 413-414.
204. Cade Metz, « How Google’s AI Viewed the Move No Human Could
Understand », Wired, 14 mars 2016. Voir aussi Max Tegmark, Life 3.0 :
Being Human in the Age of Artificial Intelligence (Londres : Penguin
Books, 2017), p. 87.
205. Cade Metz, « The Sadness and Beauty of Watching Google’s AI Play
Go », Wired, 3 novembre 2016.
206. « Magnifique », cité dans la préface de l’édition de poche de Daniel
Susskind et Richard Susskind, The Future of the Professions (Oxford :
Oxford University Press, 2017) ; « mal physiquement » est tiré de « Don’t
Forget Humans Created the Computer Program That Can Beat Humans at
Go », FiveThirtyEight, 16 mars 2016, https://www.vethirtyeight.com/
207. Voir par exemple le « Explainable AI Program » de la Defense
Advanced Research Projects Agency.
208. Voir Andrew Selbst et Julia Powles, « Meaningful Information and the
Right to Explanation », International Data Privacy Law, 7 : 4 (2017), 233-
42.
209. Tiré de Daniel Susskind et Richard Susskind, The Future of the
Professions (Oxford : Oxford University Press, 2015), p. 45.
210. Martin Marshall, « No App or Algorithm Can Ever Replace a GP, Say
RCGP », 27 juin 2018 ; https://www.gponline.com/ (consulté en 2018).
211. Daniel Susskind et Richard Susskind, « The Future of the
Professions », Proceedings of the American Philosophical Society (2018).
On parle de « conception paramétrique » car une famille de bâtiments ou
d’objets possibles est modélisée par un ensemble de « paramètres » ou de
variables réglables. Lorsque les paramètres sont modifiés, le modèle génère
une nouvelle version. Voir Susskind et Susskind, The Future of the
Professions (2015), p. 95.
212. George Johnson, « Undiscovered Bach ? No, a Computer Wrote It »,
The New York Times, 11 novembre 1997.
213. Hofstadter, « Staring Emmy », p. 34.
214. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, p. 677.
215. H. A. Shapiro, « “Heros Theos” : The Death and Apotheosis of
Herakles », Classical World, 77 : 1 (1983), 7-18. La citation est d’Hésiode,
Théogonie, Les Travaux et les Jours, trad. de Philippe Brunet, Le Livre de
Poche (1999).
216. Daniel Dennett appelle cet entrepôt cosmique l’« espace de
conception ». Voir par exemple Dennett, From Bacteria to Bach.
217. Ce point a également été bien mis en évidence par Sam Harris, le
neuroscientifique américain, dans sa conférence TED, « Can We Build AI
Without Losing Control Over It ? », 29 septembre 2016.

Deuxième partie
La menace

Chapitre 5. L’empiètement sur les tâches

218. David Deming, « The Growing Importance of Social Skills in the


Labour Market », document de travail du NBER, no 21 473 (2015).
219. Aaron Smith et Janna Anderson, « AI, Robotics, and the Future of
Jobs : Key Findings », Pew Research Center, 6 août 2014 ;
http://www.pewinternet.org/2014/08/06/future-of-jobs/ (consulté en
août 2018).
220. Voir, par exemple, Erik Brynjolfsson et Tom Mitchell, « What can
machine learning do ? Workforce implications », Science, 358 : 6370 (22
décembre 2017).
221. John Markoff, « How Many Computers to Identify a Cat ? 16,000 »,
The New York Times, 25 juin 2012.
222. Jeff Yang, « Internet Cats Will Never Die », CNN, 2 avril 2015.
223. Colin Caines, Florian Hoffman et Gueorgui Kambourov, « Complex-
Task Biased Technological Change and the Labor Market », International
Finance Division Discussion Papers 1192 (2017).
224. Andrew Ng, « What Artificial Intelligence Can and Can’t Do Right
Now », Harvard Business Review, 9 novembre 2016.
225. « Au bout de quarante ans, on apprend à distinguer une risée éphémère
à la surface d’un courant plus profond d’un changement authentique. »
Citation extraite de Antonia Weiss, « Harold Bloom, The Art of Criticism,
no 1 », Paris Review, 118 (printemps 1991).
226. Les conséquences de « l’empiètement croissant des machines sur des
tâches qui, jusque très récemment, étaient considérées comme forcément
humaines » sont analysées dans Susskind (2016) et dans Daniel Susskind,
« A Model of Technological Unemployment », Oxford University
Department of Economics, Discussion Paper Series no 819 (2017b). Mais
c’est David Autor et Anna Salomons qui ont trouvé le nom exact dans
« Does Productivity Growth Threaten Employment ? “Robocalypse
Now ?” », exposé fait au colloque annuel de la Banque centrale européenne
(2017). Je les remercie.
227. Daniel Bell, « The Bogey of Automation », The New York Review of
Books, 26 août 1965.
228. Pour les tracteurs, voir Spencer Feingold, « Field of machines :
Researchers grow crop using only automation », CNN, 8 octobre 2017. Pour
la traite, voir Tom Heyden, « The cows that queue up to milk themselves »,
BBC News, 7 mai 2015. Pour le bétail, voir Heather Brady, « Watch a Drone
“Herd” Cattle Across Open Fields », National Geographic, 15 août 2017.
Pour le coton, voir Virginia Postrel, « Lessons From a Slow-Motion Robot
Takeover », Bloomberg View, 9 février 2018.
229. Pour les pommes, voir Tom Simonite, « Apple-Picking Robot Prepares
to Compete for Farm Jobs », MIT Technology Review, 3 mai 2017. Pour les
oranges, voir Eduardo Porter, « In Florida Groves, Cheap Labor Means
Machines », The New York Times, 22 mars 2004. Pour le raisin, voir
<http://wall-ye.com/>
230. Pour les objets connectés, voir Khalil Akhtar, « Animal wearables,
robotic milking machines help farmers care for cows », CBC News,
2 février 2016. Pour les caméras, voir Black Swift Technologies Press
Report, « Black Swift Technologies and NASA Partner to Push Agricultural
Drone Technology Beyond NDVI and NDRE (Red Edge) », 20 mars
2018. Pour les diffuseurs automatiques, voir James Vincent, « John Deere is
buying an AI startup to help teach its tractors how to farm », The Verge,
7 septembre 2017.
231. Susskind (2018), p. 54.
232. Sidney Fussell, « Finally, Facial Recognition for Cows is Here »,
Gizmodo, 1er février 2018.
233. James Vincent, « Chinese farmers are using AI to help rear the world’s
biggest pig population », The Verge, 16 février 2018.
234. Voir Feingold (2017).
235. Voir, par exemple, Adam Grzywaczewski, « Training AI for Self-
Driving Vehicles : the Challenge of Scale », NVIDIA Developer Blog,
9 octobre 2017.
236. Voir la déclaration sur
<https://corporate.ford.com/innovation/autonomous-2021.html> (mis en
ligne le 1er mai 2018).
237. Voir la déclaration sur <https://www.tesla.com/en_GB/autopilot>
238. Il y a 1,25 million d’accidents de la route par an, et entre 20 et
50 millions de blessés par an. Voir <http://www.who.int/en/news-room/fact-
sheets/detail/road-trafficinjuries> (mis en ligne le 27 avril 2018).
239. Joon Ian Wong, « A fleet of trucks just drove themselves across
Europe », Quartz, 6 avril 2016.
240. Sam Levin, « Amazon patents beehive-like structure to house delivery
drones in cities », The Guardian, 26 juin 2017.
241. Nick Wingfield, « As Amazon Pushes Forward with Robots, Workers
Find New Roles », The New York Times, 10 septembre 2017.
242. Pour le terrain accidenté, voir BBC News, « Cable-laying drone wires
up remote Welsh village », 30 novembre 2017. Pour les nœuds, voir
Susskind et Susskind (2015), p. 99. Pour le salto, voir Matt Simon,
« Boston Dynamics Atlas Robot Does Backflips Now and it’s Full-title
Insane », Wired, 16 novembre 2017. Pour les autres, voir Susskind (2018),
p. 54.
243. Données figurant dans « Robots Double Worldwide by 2020 : 3
Million Industrial Robots Use by 2020 », International Federation of
Robotics, 30 mai 2018, https://ifr.org/ifr-press-releases/news/robots-double-
worldwide-by-2020 (consulté en août 2018). Les données de 2017 viennent
de Statista, https://www.statista.com/statistics/947017/industrial-robots-
global-operational-stock/ (consulté en avril 2019).
244. Ibid.
246695. Michael Chui, Katy George, James Manyika et Mehdi Miremadi,
« Human + machine : A new era of automation in manufacturing »,
McKinsey & Co., septembre 2017.
245. Susskind (2018), p. 54.
247. Carl Wilkinson, « Bot the builder : the robot that will replace
bricklayers », The Financial Times, 23 février 2018.
248. Evan Ackerman, « AI Startup Using Robots and Lidar to Boost
Productivity on Construction Sites », IEEE Spectrum, 24 janvier 2018.
249. Voir https://www.balfourbeatty.com/innovation2050 (consulté en
avril 2019).
250. Alan Burdick, « The marriage-saving robot that can assemble Ikea
furniture, sort of », The New Yorker, 18 avril 2018.
251. Pour les kippas, voir Eitan Arom, « The Newest Frontier in Judaica :
3D Printing Kippot », The Jerusalem Post, 24 octobre 2014. Pour les autres,
voir Susskind (2018), pp. 56-7.
252. Tomas Kellner, « Mind Meld : How GE and a 3D Printing Visionary
Joined Forces », GE Reports, 10 juillet 2017 ; « 3D Printing Prosthetic
Limbs for Refugees », The Economist, 18 janvier 2018,
https://www.youtube.com/watch?v=_W1veGQxMe4 (consulté en
août 2018).
253. Debra Cassens Weiss, « JPMorgan Chase Uses Tech to Save 360,000
Hours of Annual Work by Lawyers and Loan Officers », ABA Journal,
2 mars 2017.
254. « Allen & Overy and Deloitte Tackle OTC Derivatives Market
Challenge », 13 juin 2016, http://www.allenovery.com/news/en-
gb/articles/Pages/AllenOvery-and-Deloitte-tackle-OTC-derivatives-market-
challenge.aspx (consulté en août 2018).
255. Daniel Marin Katz, Michael J. Bommarito II, Josh Blackman, « A
general approach for predicting the behaviour of the Supreme Court of the
United States », PLOS ONE (2017). Theodore Ruger et al., « The Supreme
Court Forecasting Project : Legal and Political Science Approaches to
Predicting Supreme Court Decisionmaking », Columbia Law Review, 104 :
4 (2004), 1150-1210.
256. Nikolas Aletras et al., « Predicting judicial decisions of the European
Court of Human Rights : a Natural Language Processing Perspective »,
PeerJ Computer Science, 2 : 93 (2016).
257. Bien qu’elles ne soient en aucun cas limitées au diagnostic. Voir Eric
Topol, « High-performance Medicine : The Convergence of Human and
Artificial Intelligence », Nature 25 (2019), 44-56, pour un apercu plus large
des utilisations de l’IA en médecine.
258. Jeffrey De Fauw, Joseph Ledsam, Bernardino Romera-Paredes et al.,
« Clinically Applicable Deep Learning for Diagnosis and Referral in
Retinal Disease », Nature Medicine 24 (2018), 1342-50.
259. Pallab Ghosh, « AI early diagnosis could save heart and cancer
patients », BBC News, 2 janvier 2018.
260. Echo Huang, « A Chinese Hospital Is Betting Big on Artificial
Intelligence to Treat Patients », Quartz, 4 avril 2018.
261. Susskind et Susskind (2015), p. 48.
262. Ibid., p. 58.
263. Statistiques issues de Susskind et Susskind (2015), pp. 57-8.
264. Ibid., p. 56 ; Adam Thomson, « Personalised Learning Starts to
Change Teaching Methods », Financial Times, 5 février 2018.
265. Steven Pearlstein, « The robots-vs.-robots trading that has hijacked the
stock market », The Washington Post, 7 février 2018.
266. BBC News, « Japanese insurance firm replaces 34 staff with AI »,
5 janvier 2017.
267. Hedi Ledford, « Artificial Intelligence Identifies Plant Species for
Science », Science, 11 août 2017 ; José Carranza-Rojas, Hervé Goëau et
Pierre Bonnet, « Going Deeper in the Automated Identification of
Herbarium Specimens », BMC Evolutionary Biology, 17 : 181 (2017). Le
système a d’abord été entraîné sur environ un million d’images génériques
d’ImageNet, puis réentraîné sur des feuilles d’herbier.
268. Susskind et Susskind, The Future of the Professions, p. 77 ; Jaclyn
Peiser, « The Rise of the Robot Reporter », The New York Times, 5 février
2019.
269. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases
Inequality and Threatens Democracy (New York : Crown, 2016), p. 114,
cité dans Susskind, Future Politics, p. 266.
270. Ibid., p. 31.
271. Les tests de Turing en création littéraire sont hébergés par le Neukom
Institute for Computational Science du Dartmouth College ; voir
http://bregman.dartmouth.edu/turingtests/ (consulté en août 2018).
272. Voir, par exemple, Simon Colton et Geraint Wiggins, « Computational
Creativity : The Final Frontier ? », Proceedings of the 20th European
Conference on Artificial Intelligence (2012), 21-6.
273. Voir Agence France-Presse, « UN to Host Talks on Use of “Killer
Robot” », VOA News, 10 novembre 2017.
274. Voir par exemple Joshua Rothman, « In the Age of AI, Is Seeing Still
Believing ? », The New Yorker, 12 novembre 2018.
275. Javier C. Hernández, « China’s High-Tech Tool to Fight Toilet Paper
Bandits », The New York Times, 20 mars 2017.
276. Dan Gilgoff et Hada Messia, « Vatican warns about iPhone Confession
app », CNN, 10 février 2011.
277. Susskind (2018), p. 52.
278. Ananya Bhattacharya, « A Chinese professor is using facial
recognition to gauge how bored his students are », Quartz, 12 septembre
2016.
279. Pour les femmes et les enfants, voir Raffi Khatchadourian, « We Know
How You Feel », The New Yorker, 19 janvier 2015. Pour la démarche, voir
Susskind (2018), p. 53.
280. Khatchadourian (2015) et Zhe Wu et al., « Deception Detection in
Videos », <https://arxiv.org/>, 12 décembre 2017.
281. Alexandra Suich Bass, « Non-tech Businesses Are Beginning to Use
Artificial Intelligence at Scale », The Economist, 31 mars 2018.
282. Jamie Susskind, Future Politics (2018), p. 54.
283. BBC News, « Pepper robot to work in Belgian hospitals », 14 juin
2016.
284. Marc Ambasna-Jones, « How social robots are dispelling myths and
caring for humans », The Guardian, 9 mai 2016.
285. <http://khanacademyannualreport.org/>
286. Voir Norri Kageki, « An Uncanny Mind : Masahiro Mori on the
Uncanny Valley and Beyond », IEEE Spectrum, 12 juin 2012.
287696. Les données proviennent d’une recherche dans la base de données
de CB Insights sur les appels d’offres à l’adresse
https://www.cbinsights.com/. Des recherches similaires sont effectuées dans
« On Earnings Calls, Big Data Is Out. Execs Have AI on the Brain », CB
Insights, 30 novembre 2017 ; Bass, « Non-tech Businesses ».
288. Olivia Solon, « The Rise of « Pseudo-AI » : How Tech Firms Quietly
Use Humans to Do Bots’ Work », The Guardian, 6 juillet 2018.
289. Aliya Ram, « Europe’s AI Start-ups Often Do Not Use AI, Study
Finds », Financial Times, 5 mars 2019.
290. Matthew DeBord, « Tesla’s Future Is Completely Inhuman – and We
Shouldn’t Be Surprised », Business Insider UK, 20 mai 2017 ; Kirsten
Korosec, 1er novembre 2017,
https://twitter.com/kirstenkorosec/status/925856398407213058
291. https://twitter.com/elonmusk/status/984882630947753984 (consulté en
avril 2019).
292. Paul Krugman, « Paul Krugman Reviews « The Rise and Fall of
American Growth » by Robert J. Gordon », The New York Times, 25 janvier
2016.
293. Robert Gordon, The Rise and Fall of American Growth (Oxford :
Princeton University Press, 2017).
294. Dans quatre-vingt-sept ans, car 100 × 1,00887 = 200,01, à deux
décimales près. Si les États-Unis revenaient au taux de croissance de
2,41 %, le même doublement de la richesse ne prendrait que vingt-neuf
ans : 100 × 1,024129 = 199,50. Thomas Piketty fait une remarque similaire
dans Le Capital au XXIe siècle (2013), notant que « la bonne façon d’aborder
le problème est une fois de plus en termes générationnels. Sur une période
de trente ans, un taux de croissance de 1 % par an correspond à une
croissance cumulée de plus de 35 %. Un taux de croissance de 1,5 % par an
correspond à une croissance cumulée de plus de 50 %. Dans la pratique,
cela implique des changements majeurs dans le mode de vie et l’emploi ».
295. Gordon, The Rise and Fall of American Growth, p. 96.
296697. Les données sur les risques d’automatisation sont de Ljudiba
Nedelkoska et Glenda Quintini, « Automation, Skills Use and Training »,
OECD Social, Employment and Migration Working Papers, No. 202
(2018). Les données relatives au PIB par personne sont celles de l’OCDE
pour 2016 (publiées en 2018). Les « PPA » (« parités de pouvoir d’achat »)
sont des taux de change de devises qui tentent de tenir compte des différents
niveaux de prix entre les différents pays.
297. « A Study Finds Nearly Half of Jobs Are Vulnerable to Automation »,
The Economist, 24 avril 2018.
298. Carl Frey, Michael Osborne, Craig Holmes et al., « Technology at
Work v2.0 : The Future Is Not What It Used to Be », Oxford Martin School
and Citi (2016).
299. OCDE, Job Creation and Local Economic Development 2018 :
Preparing for the Future of Work (Paris : OCDE Editions, 2018), p. 26. Ces
comparaisons utilisent la même mesure du « risque d’automatisation » : si
la probabilité d’être automatisé est de 70 % ou plus (voir p. 42).
300. Je me souviens vaguement de l’économiste Robert Allen, qui racontait
cette anecdote dans ses conférences lorsque j’étais étudiant diplômé. Je l’en
remercie.
301. Jonathan Cribb, Robert Joyce et Agnes Norris Keiller, « Will the
Rising Minimum Wage Lead to More Low-paid Jobs Being Automated ? »,
Institute for Fiscal Studies, 4 janvier 2018.
302. GreenFlag, « Automatic Car Washes Dying Out as the Hand Car Wash
Cleans Up », publié en ligne sur
http://blog.greenag.com/2015/automaticcar-washes-dying-out-as-the-hand-
car-wash-cleans-up/ (consulté en septembre 2018).
303. Robert Allen, « Why Was the Industrial Revolution British ? », Voxeu,
15 mai 2009.
304. Leo Lewis, « Can Robots Make Up for Japan’s Care Home
Shortfall ? », Financial Times, 18 octobre 2017. L’antipathie envers les
travailleurs étrangers pourrait toutefois être en train d’évoluer. Voir par
exemple « Japan Is Finally Starting to Admit More Foreign Workers », The
Economist, 5 juillet 2018.
305. Lewis, « Can Robots Make Up », et Joseph Quinlan, « Investors
Should Wake Up to Japan’s Robotic Future », Financial Times,
25 septembre 2017.
306. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « Demographics and
Automation », NBER Working Paper, No. 24 421 (2018).
307698. Extrait de l’annexe des données de William Nordhaus, « Two
Centuries of Productivity Growth in Computing », Journal of Economic
History, 67 : 1 (2007), 128-59. Merci à William Nordhaus d’avoir partagé
avec moi ses données révisées.
308. Cité dans Susskind et Susskind, The Future of the Professions, p. 157.
309. Tom Simonite, « For Superpowers, Artificial Intelligence Fuels New
Global Arms Race », Wired, 8 septembre 2017 ; « Premier Li Promotes
Future of AI as Economic Driver », State Council, People’s Republic of
China, 23 juin 2017,
http://english.gov.cn/premier/news/2017/2017/07/24/content_28147575004
3336.htm (consulté en septembre 2018).
310. Aron Smith, « Public Attitudes Toward Computer Algorithms », Pew
Research Center, novembre 2018.
311. Daisuke Wakabayashi et Cade Metz, « Google Promises Its AI Will
Not Be Used for Weapons », The New York Times, 7 juin 2018 ; Hal
Hodson, « Revealed : Google AI Has Access to Huge Haul of NHS Patient
Data », The New Scientist, 29 avril 2016, et la réponse de DeepMind,
https://deepmind.com/blog/ico-royal-free/ (consulté en août 2018).
312. Eric Topol, « Medicine Needs Frugal Innovation », MIT Technology
Review, 12 décembre 2011.
313. Frey, Osborne, Holmes et al., « Technology at Work v2.0 ».
314. Steve Johnson, « Chinese Wages Now Higher Than in Brazil,
Argentina and Mexico », Financial Times, 26 février 2017.
315. Ben Bland, « China’s Robot Revolution », Financial Times, 6 juin
2016.
316. « China’s Robot Revolution May Affect the Global Economy »,
Bloomberg News, 22 août 2017.
317. Michael Wooldridge, « China Challenges the US for Artificial
Intelligence Dominance », Financial Times, 15 mars 2018.
318. « Tsinghua University May Soon Top the World League in Science
Research », The Economist, 17 novembre 2018.

Chapitre 6. Le chômage technologique frictionnel

319. Keynes, Essais de persuasion, Gallimard (1933).


320. Homère, Odyssée, livre XI.
321. Les économistes font souvent une distinction entre le chômage
« structurel » et le chômage « frictionnel ». Pour autant que je sache, cette
distinction entre les deux types de chômage technologique est nouvelle.
322. Nicholas Eberstadt, America’s Invisible Crisis : Men Without Work
(2016).
323. YiLi Chien et Paul Morris, « Is U.S. Manufacturing Really
Declining ? », Federal Bank of St. Louis Blog, 11 avril 2017 (consulté le
23 juillet 2019).
324. La croissance du PIB américain par tête était de 2 % par an : voir
Charles I. Jones, « The Facts of Economic Growth », Handbook of
Macroeconomics, éd. John B Taylor et Harald Uhlig, volume 2A, 3-69.
325. David Autor, « Work of the Past, Work of the Future », conférence de
Richard T. Ely donnée au Annual Meeting of the American Economic
Association (2019).
326. Ryan Avent, The Wealth of Humans : Work and Its Absence in the
Twenty-First Century (Londres : Allen Lane, 2016), p. 53.
327. Voir, par exemple, Claudia Goldin et Lawrence Katz, The Race
Between Education and Technology (2009).
328. Avent, op. cit., p. 55.
329. Stuart W. Elliott, « Computers and the Future of Skill Demand »,
OECD Educational Research and Innovation (2017).
330. C’est ce que l’on appelle la « prime salariale pour les diplômés de
l’enseignement supérieur ». Voir Joanne Lindley et Stephen Machin, « The
Rising Postgraduate Wage Premium », Economica, 83 (2016), 281-306. Et
le graphique 6 dans David Autor (2014), « Skills, education, and the rise of
earnings inequality among the “other 99 percent” », Science, 344 : 6186
(23 mai 2014), 843-851.
331. Glenn Thrust, Nick Wingfield et Vindu Goel, « Trump Signs Order
That Could Lead to Curbs on Foreign Workers », The New York Times,
18 avril 2017.
332. Voir par exemple Norman Matloff, « Silicon Valley Is Using H1B
Visas to Pay Low Wages to Foreign Workers », Medium, 23 mars 2018.
(Matloff est professeur d’informatique à l’université de Davis.)
333. Jean-François Gagné, « Global AI Talent Report 2018 »,
http://www.jfgagne.ai/talent (consulté en août 2018). Ces estimations étant
issues des données de LinkedIn, une plateforme occidentale, elles sont
susceptibles de sous-estimer le nombre total et donc de surestimer la
proportion de personnes travaillant aux États-Unis.
334. Autor, « Work of the Past, Work of the Future », à partir de 7 minutes
40 dans la vidéo suivante : https://www.aeaweb.org/webcasts/2019/aea-ely-
lecture-work-of-the-past-work-of-the-future (consulté en janvier 2019).
335. Annie Lowrey, Give People Money : The Simple Idea to Solve
Inequality and Revolutionise Our Lives (Londres : W. H. Allen, 2018),
p. 37.
336. Edward Luce, The Retreat of Western Liberalism (Londres : Little,
Brown, 2017), p. 53.
337. Paul Beaudry, David Green et Benjamin Sand, « The Great Reversal in
the Demand for Skill and Cognitive Tasks », Journal of Labor Economics,
34 : 1 (2016), 199-247, cité dans « Special Report on Lifelong Education :
Learning and Earning », The Economist, 14 janvier 2017, p. 2.
338. The Economist, « Time to end the academic arms race », 3 février
2018.
339. Chang Mai Choon, « Dream jobs prove elusive for South Korea’s
college grads », The Straits Times, 11 mars 2016.
340699. US Bureau of Labor Statistics, « Projections of Occupational
Employment, 2014-2024 », Career Outlook, décembre 2015. La plupart des
pays de l’OCDE rémunèrent leurs infirmiers au-dessus de la moyenne
nationale, bien que certains, comme le Royaume-Uni, ne soient que
légèrement au-dessus et que d’autres, comme la France, soient en dessous.
Voir la démonstration 13 dans Adair Turner (Institute for New Economic
Thinking), « Capitalism in an Age of Robots », présentation à la School of
Advanced International Studies, Washington, DC, 10 avril 2018,
https://www.ineteconomics.org/uploads/papers/Slides-Turner-Capitalism-
in-the-Age-of-Robots.pdf (consulté en août 2018). Voir aussi OCDE,
« Health at a Glance 2017 : OECD Indicators » (février 2018), chapitre 8,
p. 162, sur « la rémunération des infirmières ». En 2015, les États-Unis ont
payé leurs infirmières 1,24 fois le salaire moyen ; le Royaume-Uni, 1,04 ; et
la France, 0,95.
341. Pour les « cols roses », voir par exemple Elise Kalokerinos, Kathleen
Kjelsaas, Steven Bennetts et Courtney von Hippel, « Men in Pink Collars :
Stereotype Threat and Disengagement Among Teachers and Child
Protection Workers », European Journal of Social Psychology, 47 : 5
(2017) ; pour les pourcentages, voir l’US Bureau of Labor Statistics,
« Household Data : Annual Averages » pour 2017 sur
https://www.bls.gov/cps/cpsaat11.pdf (consulté en août 2018).
342. Gregor Aisch et Robert Gebeloff, « The Changing Nature of Middle-
Class Jobs », The New York Times, 22 février 2015. Les données de 2017 du
Bureau of Labor Statistics montrent à nouveau la prédominance des
hommes dans la production.
343. Les aides-soignantes (83,7 %), les infirmières (89,9 %), les aides à
domicile (88,6 %), la préparation et les services de nourriture (53,8 %), les
vendeuses au détail (48,2 %). Encore une fois, voir l’US Bureau of Labor
Statistics, « Household Data ».
344. Comme le dit Lawrence Katz, il ne s’agit pas d’un problème
d’« inadéquation des compétences », mais d’« inadéquation des identités ».
Claire Cain Miller, « Why Men Don’t Want the Jobs Done Mostly by
Women », The New York Times, 4 janvier 2017.
345. Enrico Moretti, The New Geography of Jobs (2013), p. 17.
346. Ibid., p. 23.
347. Ibid., pp. 82-85.
348. Ibid., p. 89.
349. Emily Badger et Quoctrung Bui, « What If Cities Are No Longer the
Land of Opportunity for Low-Skilled Workers ? », The New York Times,
11 janvier 2019.
350. Moretti, op. cit.
351. Données d’Eurostat (2019), https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-
explained/index.php?title=Young_people_-
_social_inclusion#Living_with_parents (consulté en avril 2019).
352. Moretti, op. cit., p. 157.
353. Louis Uchitelle, « Unemployment Is Low, but That’s Only Part of the
Story », The New York Times, 11 juillet 2019.
354. Prenons l’exemple de Benjamin Friedman, économiste à Harvard, qui
écrit que « la question n’est pas de savoir si des millions de futurs
travailleurs seront sans emploi de manière chronique… La plupart des
Américains trouveront quelque chose à faire. Mais beaucoup trop d’emplois
qu’ils finiront par accepter seront trop peu rémunérés pour soutenir ce que
notre société considère comme un niveau de vie de la classe moyenne ».
Benjamin M. Friedman, « Born to Be Free », The New York Review of
Books, 12 octobre 2017.
355. Données du Bureau of Labor Statistics, « Profile of the Working Poor,
2016 », https://www.bls.gov/opub/reports/working-poor/2016/home.htm
(consulté en juillet 2018).
356. Robert Reich, professeur de politique publique et ancien secrétaire au
Travail de Bill Clinton, a estimé que, avant 2020, jusqu’à 40 % des
Américains auraient un travail « incertain » de ce type, le genre de travail
qui constitue l’économie « gig », « share », « irrégulière » ou « précaire »,
et que, d’ici 2025, la plupart des travailleurs en auront un. Il est probable
que ce chiffre soit surestimé ; en 2017, seuls 10 % des Américains
travaillaient dans le cadre d’un régime de travail dit « alternatif », soit une
légère baisse par rapport à 2005. Robert Reich, « The Sharing Economy
Will Be Our Undoing », Salon, 25 août 2015 ; Ben Casselman, « Maybe the
Gig Economy Isn’t Reshaping Work After All », The New York Times,
7 juin 2018.
357. Andy Haldane, « Labour’s Share », discours au Trades Union
Congress, Londres, 12 novembre 2015 ; Richard Partington, « More
Regular Work Wanted By Almost Half Those on Zero-hours », The
Guardian, 3 octobre 2018.
358. Cité dans Friedman (2017).
359. Tyler Cowen, Average is Over : Powering American Beyond the Age of
the Great Stagnation (2013), p. 23.
360. Lowrey, Give People Money, p. 15.

Chapitre 7. Le chômage technologique structurel

361. Chris Hughes, Fair Shot : Rethinking Inequality and How We Earn
(Londres : Bloomsbury, 2018), p. 82.
362. L’argument de ce chapitre se retrouve tout au long de ma thèse de
doctorat, « Technology and Employment : Tasks, Capabilities and Tastes »,
DPhil diss. (Oxford University, 2016). Des parties de l’argument peuvent
être trouvées dans mes articles « A Model of Technological
Unemployment », Oxford University Department of Economics Discussion
Paper Series No. 819 (2017), ainsi que dans « Automation and Demet »,
Oxford University Department of Economics Discussion Paper Series No.
845 (2018).
363. Mais pas complètement hors de propos. Rappelez-vous la discussion
du chapitre 5 sur l’importance des productivités relatives et des coûts
relatifs pour décider de l’automatisation d’une tâche : comme dans le cas du
lavage de voiture mécanique, même si une machine est plus productive
qu’un travailleur, si ce dernier est prêt à travailler pour un salaire inférieur à
celui qu’il percevait auparavant, il peut ne pas être financièrement
intéressant d’utiliser la machine.
364. Je développe cet exemple dans « Robots Probably Won’t Take Our
Jobs – for Now », Prospect, 17 mars 2017.
365. Par exemple, dans le podcast de Tyler Cowen, « Conversations with
Tyler », no 22, « Garry Kasparov on AI, Chess, and the Future of
Creativity ».
366. La nouvelle machine, baptisée AlphaZero, a été confrontée au
champion des échecs, Stockfish. Sur les cinquante parties où AlphaZero a
joué contre les blancs, elle en a gagné vingt-cinq et fait vingt-cinq matchs
nuls ; sur les cinquante parties où elle a joué contre les noirs, elle en a gagné
trois et fait quarante-sept matchs nuls. David Silver, Thomas Hubert, Julian
Schrittwieser, et al., « Mastering Chess and Shogi by Self-Play with a
General Reinforcement Learning Algorithm », arXiv : 1712.01815v1
(2017).
367. Tyler Cowen, « The Age of the Centaur is *Over* Skynet Goes Live »,
Marginal Revolution, 7 décembre 2017.
368. Voir le chapitre 11, Kasparov (2017).
369. Les données proviennent de Rylet Thomas et Nicholas Dimsdale, « A
Millennium of UK Data », Bank of England OBRA dataset (2017). Les
données sur le PIB réel sont concaténées de la feuille A14 ; les données sur
l’emploi sont concaténées de la feuille A53. Il y a des lacunes dans les deux
séries pendant les Première et Seconde Guerres mondiales, et les données
sur l’emploi ne sont disponibles que pour la première année de chaque
décennie de 1861 à 1911 ; j’ai interpolé les données entre ces points dans ce
graphique. Les données sur le PIB réel pour 1861-71 sont celles de la
Grande-Bretagne et non du Royaume-Uni.
https://www.bankofenglet.co.uk/statistics/research-datasets370701.
Données de Thomas et Dimsdale, « A Millennium of UK Data ».
370. Données de Thomas et Dimsdale, « A Millennium of UK Data ».
371. « 70 % » et « 30 % » sont calculés à partir des données de la Federal
Reserve Bank of St Louis (FRED) ; voir
https://fred.stlouisfed.org/tags/series?t=manufacturing (consulté en
octobre 2018) ; les 5,7 millions sont issus de Martin Baily et Barry
Bosworth, « US Manufacturing : Understanding Its Past and Its Potential
Future », Journal of Economic Perspectives, 28 : 1 (2014), 3-26. Comme
d’autres l’ont fait remarquer, la part de l’industrie manufacturière
américaine dans le PIB nominal a peut-être diminué au cours des dernières
décennies, mais pas celle du PIB réel ; voir par exemple YiLi Chien et Paul
Morris, « Is U.S. Manufacturing Really Declining ? », Federal Bank of
St. Louis Blog, 11 avril 2017.
372. Dans Joel Mokyr et al., « The History of Technological Anxiety and
the Future of Economic Growth : Is This Time Different ? » Journal of
Economic Perspectives, 29 : 3 (2015), 31-50.
373. Dans Autor et Dorn (2014).
374. Autor (2015c), p. 148.
375. Cité dans John Thornhill, « The Big Data Revolution Can Revive the
Planned Economy », Financial Times, 4 septembre 2017.
376. Andre Tartar, « The Hiring Gap », New York Magazine, 17 avril 2011 ;
« Apple », https://www.forbes.com/companies/apple/ ; « Microsoft »,
https://www.forbes.com/companies/microsoft/ (consulté en mai 2019).
377. Edward Luce, The Retreat of Western Liberalism (Londres : Little,
Brown, 2017), p. 54.
378. Thor Berger et Carl Frey, « Industrial Renewal in the 21st Century :
Evidence from US Cities », Regional Studies (2015).
379. Voir Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « The Race Between
Machine and Man : Implications of Technology for Growth, Factor Shares,
and Employment », American Economic Review, 108 : 6 (2018), 1488-542.
380. Wassily Leontief cité dans Nils Nilsson, « Artificial Intelligence,
Employment, and Income », AI Magazine, Été 1984. Il a exprimé des idées
similaires dans Leonard Silk, « Economic Scene ; Structural Joblessness »,
The New York Times, 6 avril 1983.
381. Les chevaux et les hommes diffèrent sur d’autres points, cela va de soi.
Les économistes soulignent des différences non anatomiques. Certains
rappellent que les personnes, elles, peuvent posséder des machines – donc
ne comptent pas seulement sur le travail. Elles votent, donc peuvent élire un
parti « anti-tracteur » (ou contre une autre technologie menaçante).
382702. Données de Rodolfo Manuelli et Ananth Seshadri, « Frictionless
Technology Diffusion : The Case of Tractors », American Economic
Review, 104 : 4 (2014), 1268-391.
383. C’est un cas possible du modèle d’Acemoglu et Restrepo, « The Race
Between Machine and Man ».
384. Cependant, Acemoglu et Restrepo ne pensent pas que ces nouvelles
tâches seront nécessairement créées pour les êtres humains. Par exemple,
dans « The Wrong Kind of AI ? Artificial Intelligence and the Future of
Labor Demet », MIT, document de travail (2019), ils considèrent
explicitement la possibilité que cela ne se produise pas.
385. Dans John Stuart Mill, Principles of Political Economy with Some of
Their Applications to Social Philosophy (Londres : Longmans, Green,
1848), il affirme à la fois que la demande de marchandises « ne constitue
pas une demande de travail » et, séparément, qu’elle « n’est pas une
demande de travail ». Ces propos sont cités dans Susskind, « Technology
and Employment ».
386. Victor Mather, « Magnus Carlsen Wins World Chess Championship,
Beating Fabiano Caruana », The New York Times, 28 novembre 2018.
387. Cela est exploré dans Daniel Susskind et Richard Susskind, The Future
of the Professions (Oxford : Oxford University Press, 2015), pp. 244-5.
388. Pour l’usage par les économistes, voir The Economist, « Automation
and anxiety », 25 juin 2016. Pour l’usage par les technologues, voir Marc
Andreessen, « Robots will not eat the jobs but will unleash our creativity »,
Financial Times, 23 juin 2014. Pour les commentateurs, voir Annie Lowrey,
« Hey, Robot : What Cat is Cuter ? », The New York Times Magazine,
1er avril 2014. Pour les politiciens, voir Georgia Graham, « Robots will take
over middle-class professions, says minister », The Telegraph, 8 juillet
2014.
389. David Schloss, Methods of Industrial Remuneration (1898), archivé en
ligne sur
<https://ia902703.us.archive.org/30/items/methodsofindustr00schl/methods
ofindustr00schl.pdf>. Voir aussi <http://www.economist.com/economics-a-
to-z/l>. Et Tom Walker, « Why Economists Dislike a Lump of Labor »,
Review of Social Economy, 65 : 3 (2007), 279-291.
390. Schloss, Methods of Industrial Remuneration, p. 81.
391. Leontief (1983), p. 4.
392. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, « Robots and Jobs : Evidence
from US Labor Markets », NBER document de travail no 23 285 (2017).
393. Cité dans Susan Ratcliffe (éd.), Oxford Essential Quotations (4e éd.)
(2016). Mis en ligne le 13 mai 2018 sur <http://www.oxfordreference.com/
>
394. Cette année-là, les nazis ont gagné plus de sièges au Parlement
qu’aucun autre parti. Les statistiques du chômage viennent de Nicholas
Dimsdale, Nicholas Horsewood et Arthur Van Riel, « Unemployment in
Interwar Germany : An Analysis of the Labor Market, 1927-1936 »,
Journal of Economic History, 66 : 3 (2006), 778-808. Ce point a été soulevé
lors d’une conversation avec Tim Harford, économiste et journaliste. Je le
remercie pour ses réflexions.

Chapitre 8. Technologie et inégalités


395. Jean- Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes.
396. Walter Scheidel, The Great Leveler : Violence and the History of
Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century (Oxford :
Princeton University Press, 2017), p. 28.
397. Ibid., p. 33.
398. Yuval Noah Harari, Sapiens (Londres : Harvill Secker, 2011),
chapitre premier.
399. Piketty (2014), p. 86.
400. Arthur Pigou, A Study in Public Finance (1928) p. 29. The Economist,
« Gary Becker’s concept of human capital », 3 août 2017.
401. Gary Becker, « The Economic Way of Looking at Life », discours de
prix Nobel, 9 décembre 1992.
402. George Orwell, Essais.
403. L’histoire de cette statistique est surprenante. Bien qu’elle soit souvent
utilisée aujourd’hui comme une mesure de l’« équité », son créateur,
Corrado Gini, était un fasciste enthousiaste.
404. Voir à la fois Era Dabla-Norris et al., « Causes and Consequences of
Income Inequality : A Global Perspective », notes internes du FMI (2015),
et Jan Luiten van Zanden et al., « How Was Life ? Global Well-being Since
1820 », OCDE (2014), p. 207, « It is hard not to notice the sharp increase in
income inequality experienced by the vast majority of countries from the
1980s. There are very few exceptions to this […] ».
405703. Cela est une version mise à jour du graphique 1.3 dans OCDE, « In
It Together : Why Less Inequality Benefits All » (2015).
406. Voir par exemple Piketty (2014), p. 266.
407704. Ce sont des revenus avant impôt qui viennent de l’appendice Data
FS40 dans Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman,
« Distribution National Accounts : Methods and Estimates for the United
States », 133 : 2 (2018), 553-609. Les données sont disponibles sur
<http://gabrielzucman.eu/usdina/>. Les 10 % du bas n’y figurent pas,
comme le notent les auteurs, car leurs revenus avant impôt sont proches de
zéro, voire négatifs.
408. John Rawls, Théorie de la justice (1971).
409. Pour les États-Unis, voir : http://wid.world/country/usa/ – cela
représentait 11,05 % en 1981, 20,2 % en 2014. Pour le Royaume-Uni, voir :
http://wid.world/country/united-kingdom/ – cela représentait 6,57 % en
1981 et 13,9 % en 2014.
410705. OCDE, « Focus on Top Incomes and Taxation in OECD
Countries : Was the Crisis a Game Changer ? », mai 2014.
411. The Economist, « Unbottled Gini », 20 janvier 2011.
412. Jonathan Cribb et al., « Living standards, poverty and inequality in the
UK : 2017 », The Institute for Fiscal Studies, 19 juillet 2017.
413. Dans les pays de l’OCDE, les salaires représentent 75 % des revenus
des adultes en âge de travailler. Voir OCDE, « Growing Income Inequality
in OECD Countries : What Drives it and How Can Policy Tackle it ? »
(2011a).
414. Voir OCDE, « Promoting Productivity and Equality : A Twin
Challenge », chapitre 2 de OECD Economic Outlook, volume 2016 No 1
(2016). Page 69, les auteurs relèvent que « les inégalités de la distribution
des revenus du travail expliquent très largement l’augmentation des
inégalités de revenus ». Voir aussi ILO, Global Wage Report 2014-2015
(2015), où ils notent que l’OCDE (2011b) « explique comment, dans les
économies développées, dans les décennies précédant la crise, les plus
grandes inégalités de salaires étaient de loin le vecteur le plus important des
inégalités de revenus ».
415706. Emmanuel Saez et Thomas Piketty, « Income Inequality in the
United States, 1913-1998 », Quarterly Journal of Economics, 118 : 1
(2003), 1-39. Fondé sur le graphique 8 de l’appendice des données en ligne
<https://eml.berkeley.edu/~saez/>
416. Voir OCDE (2011a) et Anthony B. Atkinson, The Changing
Distribution of Earnings in OECD Countries (2009).
417. Piketty (2014).
418. Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, « Wealth Inequality in the United
States since 1913 : Evidence from Capitalized Income Tax Data », The
Quarterly Journal of Economics, 131 : 2 (2016), 519-578. Extrait des
graphiques 8-9b sur l’appendice des données en ligne <http://gabriel-
zucman.eu/>
419. Pp. 182-183 de Laura Tyson et Michael Spence, « Exploring the
Effects of Technology on Income and Wealth Inequality », in After Piketty :
The Agenda for Economics and Inequality, éd. Heather Boushey,
J. Bradford DeLong et Marshall Steinbaum (2017).
420. Lawrence Mishel et Alyssa Davis, « Top CEOs Make 300 Times More
than Typical Workers », Economic Policy Institute, 21 juin 2015. En 1977,
le ratio était de 28,2, en 2000, de 376,1, et en 2014 il avait chuté à 303,4.
422. « Il est assez remarquable de constater à quel point les proportions des
différentes catégories sont presque constantes sur de longues périodes, entre
les bonnes et les mauvaises années. La taille du gâteau social total peut
varier, mais le total des salaires semble toujours représenter environ les
deux tiers du total. » Paul Samuelson, cité dans Hagen Krämer, « Bowley’s
Law : The Diffusion of an Empirical Supposition into Economic Theory »,
Papers in Political Economy, 61 (2011).
421707. Chapitre 2 de l’OECD Employment Outlook (Paris : OCDE
Editions, 2018).
423. John Keynes, « Relative Movements of Real Wages and Output », The
Economic Journal, 49 : 193 (1939), 34-51, pp. 48-9. Nicholas Kaldor, « A
Model of Economic Growth », The Economic Journal, 67 : 268 (1957),
591-624. Charles Cobb et Paul Douglas, « A Theory of Production », The
American Economic Review, 18 : 1 (1928), 139-165.
424. Loukas Karabarbounis et Brent Neiman, « The Global Decline of the
Labor Share », The Quarterly Journal of Economics, 129 : 1 (2014), 61-
103.
425. Mai Chi Dao et al., « Drivers of Declining Labor Share of Income »,
IMF Blog, 12 avril 2017.
426. Chapitre 2 de l’OECD Employment Outlook. Les pays concernés sont
la Finlande, l’Allemagne, le Japon, la Corée, les États-Unis, la France,
l’Italie, la Suède, l’Autriche, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Australie,
l’Espagne, la République tchèque, le Danemark, la Hongrie, la Pologne, les
Pays-Bas, la Norvège, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Irlande, Israël et la
Slovaquie. Ici, « le salaire moyen » fait référence à la « rémunération
médiane réelle ».
428. C’est le chapitre 3 de l’OECD Employment Outlook for 2012, intitulé
« Labour Losing to Capital : What Explains the Declining Labour
Share ? », qui est cité dans la première partie du World Economic Forum’s
Global Risks Report for 2017. La réalité est plus compliquée, cela dit – la
technologie, à en croire l’OCDE (2012), explique 80 % des « changements
intra-industrie » de la part du travail, et ces changements expliquent « une
proportion énorme » de la chute de la part du travail (plus que les
changements intra-industrie).
429. Voir le chapitre 3 du FMI (2017), et Karabarbounis et Neiman (2014).
430. Mai Chi Dao et al. (2017).
427708. Economic Policy Institute, « The Productivity-Pay Gap »
(octobre 2017) ; http://www.epi.org/productivity-pay-gap/ . Cumulative per
cent change since 1948 is on the y- axis.
431. David Autor, David Dorn, Lawrence Katz et al., « The Fall of the
Labor Share and the Rise of Superstar Firms », NBER document de travail
no 23 396 (2017).
432. Ibid.
433. Ibid.
434. PwC, « Global Top 100 Companies by Market Capitalisation » (2018).
Alibaba et Amazon sont nominalement classées dans la catégorie des
« services aux consommateurs », mais toutes deux sont plutôt considérées
comme des entreprises technologiques.
435. Piketty (2014).
436. Melanie Kramers, « Eight people own same wealth as half the world »,
Oxfam, communiqué de presse daté du 16 janvier 2017.
437. The Economist, « Are eight men as wealthy as half the world’s
population ? », 19 janvier 2017.
438. Era Dabla-Norris, Kalpana Kochhar, Frantisek Ricka et al., « Causes
and Consequences of Income Inequality : A Global Perspective », IMF
Staff Discussion Note (2015), p. 16.
439. Piketty (2014).
440. Piketty (2014).
441. Joseph Stiglitz, « Inequality and Economic Growth », The Political
Quarterly, 86 : 1 (2016), 134-55.
442. Saez et Zucman (2016).
443. Joseph Stiglitz, « Inequality and Economic Growth », Political
Quarterly, 86 : 1 (2016), 134-55.
444709. Graphique 1-6-7b de l’appendice des données en ligne de Saez et
Zucman (2016). Ce graphique est aussi dans The Economist, « Forget the
1 % », 6 novembre 2014.
445. Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty et al., World
Inequality Report (Creative Commons, 2018), p. 9.
446. Keynes, Essais de persuasion, Gallimard (1933).
447. Ibid.
448. Ibid.
449. Joseph Stiglitz, « Toward a General Theory of Consumerism :
Reflections on Keynes’s Economic Possibilities for Our Grandchildren », in
Lorenzo Pecchi et Gustavo Piga (éds), Revisiting Keynes : Economic
Possibilities for Our Grandchildren (Cambridge, MA : MIT Press, 2008).
450. Selon moi, le problème économique s’éloigne déjà du problème
traditionnel de la croissance, qui consiste à faire grossir le gâteau pour tout
le monde, pour se rapprocher du problème de la distribution, c’est-à‑dire
faire en sorte que chacun obtienne une part décente. D’autres économistes
ont fait des distinctions similaires, mais pas toujours dans le même sens.
David Autor dans « Why Are There Still So Many Jobs ? The History and
Future of Workplace Automation », Journal of Economics Perspectives,
29 : 3 (2015), 3-30, par exemple, fait la distinction entre les problèmes de
« rareté » et de « distribution », mais est sceptique quant au fait que nous
ayons résolu le premier. Il s’interroge : « Sommes-nous réellement sur le
point de nous défaire du joug de la rareté, de sorte que notre principal défi
économique devienne bientôt celui de la distribution ? » Je rappelle ici les
observations de l’économiste, informaticien et lauréat du prix Nobel
Herbert Simon (1966), qui écrivait à l’époque de l’angoisse de
l’automatisation, dans les années 1960 : « Dans la mesure où il s’agit de
problèmes économiques, les problèmes du monde dans cette génération et
la suivante sont des problèmes de pénurie, et non d’abondance intolérable.
Le spectre de l’automatisation consomme des capacités inquiétantes qui
devraient être réservées aux vrais problèmes… » Un demi-siècle plus tard,
je crois que le point de vue de Simon se confirme.
451. Je ne suis pas d’accord avec la conclusion d’Autor, mais je trouve le
cadrage utile. http://www.worldbank.org/en/topic/poverty/overview
(consulté en avril 2018).

Troisième partie
La réponse

Chapitre 9. Les limites de l’éducation et de la formation

452.
https://web.archive.org/web/20180115215736/twitter.com/jasonfurman/stat
us/913439100165918721
453. Moretti (2012), p. 226.
454. Moretti (2013), p. 228.
455. Goldin et Katz (2009), p. 13.
456. Goldin et Katz (2009), p. 12.
457. Cité dans Michelle Asha Cooper, « College Access and Tax Credits »,
National Association of Student Financial and Administrators, 2005.
458. Discours de Tony Blair à l’université de Southampton, 23 mai 2001.
<https://www.theguardian.com/politics/2001/may/23/labour.tonyblair >
459. Discours du président Obama, « De l’éducation et de l’économie »,
université du Texas, Austin, 9 août 2010.
460. « Special Report on Lifelong Education : Learning and Earning », The
Economist, 14 janvier 2017, p. 2.
461. Royal Society, After the Reboot : Computing Education in UK Schools
(2017), respectivement pp. 52 et 53.
462. Ibid., p. 22.
463. « Special Report on Lifelong Education », p. 9.
464. Susskind et Susskind (2015), p. 55.
465. Benjamin Bloom « The 2 Sigma Problem : The Search for Methods of
Group Instruction as Effective One-to-One Tutoring », Educational
Researcher, 13 : 6 (1984), 4-16. Ce sujet est abordé dans Susskind et
Susskind, The Future of the Professions p. 56.
466. Voir ibid., p. 58, n. 78.
467. Larry Summers défend le même point de vue dans un podcast de Tyler
Cowen, « Conversations with Tyler », ép. 28, « Larry Summers on
Macroeconomics, Mentorship, and Avoiding Complacency ».
468. Voir par exemple Seb Murray, « Moocs Struggle to Lift Rock- bottom
Completion Rates », Financial Times, 4 mars 2019.
469. Joshua Goodman et al., « Can Online Delivery Increase Access to
Education ? », document de travail du NBER, no 22 754 (2017).
470. Cité dans Tanja M. Laden, « Werner Herzog Hacks the Horrors of
Connectivity in “Lo and Behold” », Creators on Vice.com, 25 août 2016.
471. <http://www.skillsfuture.sg/credit>
472. Pew Research Center, « The State of American Jobs : The Value of a
College Education », 6 octobre 2016,
http://www.pewsocialtrends.org/2016/10/06/5-the-value-of-a-college-
education/ (consulté en septembre 2018).
473. Voir The Guardian, « Tech Millionaire College Dropouts », 11 janvier
2014, et India Times, « 8 Inspiring Dropout Billionaires of the Tech
Industry », 11 avril 2016.
474. « Thiel Fellows Skip or Stop Out of College »,
https://thielfellowship.org/ (consulté en avril 2019).
475. « Back to the Future with Peter Thiel », National Review, 20 janvier
2011.
476. Bryan Caplan, The Case Against Education : Why the Education
System Is a Waste of Time and Money (Oxford : Princeton University Press,
2018), p. 4.
477. Gregory Ferenstein, « Thiel Fellows Program is “Most Misdirected
Piece of Philanthropy” », TechCrunch, 10 octobre 2013.
478. Ryan Avent, The Wealth of Humans : Work and Its Absence in the 21st
Century (Londres : Allen Lane, 2016), présente un argument similaire à
celui-ci. « L’Université, » écrit‑il, « est dure. Beaucoup de ceux qui ne
réussissent pas actuellement à suivre un programme d’études supérieures
n’ont pas les capacités cognitives pour le faire. » Voir p. 55.
479. John F. Kennedy, « Moon Speech » au Rice Stadium, le 12 septembre
1962 : « Nous choisissons d’aller sur la Lune au cours de cette décennie et
de faire tout un tas d’autres choses, non pas parce qu’elles sont simples,
mais parce qu’elles sont difficiles. » https://er.jsc.nasa.gov/seh/ricetalk.htm
(consulté en avril 2019).
480. Voir page 15 de Elliott (2017).
481. Voir le résumé pour ibid.
482. Voir <https://www.youtube.com/watch v=5BqD5klZsQE>, 62 minutes
après le début.

Chapitre 10. Big State

483. Voir p. 216 de David Landes, Abba Ptachya Lerner 1903-1982 : A


Biography Memoir (1994).
484. Mark Harrison, « Soviet Economic Growth Since 1928 : The
Alternative Statistics of G. I. Khanin », Europe-Asia Studies, 45 : 1 (1993),
141-167.
485. Wassily Leontief a eu des réflexions similaires. Il écrivait : « Nous
avons l’habitude de récompenser les gens pour leur travail sur la base des
mécanismes du marché, mais nous ne pouvons plus compter sur le
mécanisme du marché pour fonctionner aussi facilement. » Cité dans
Timothy Taylor, « Automation and Job Loss : Leontief in 1982 », 22 août
2016, disponible sur
http://conversableeconomist.blogspot.com/2016/08/automation-and-job-
loss-leontief-in-1982.html (consulté en février 2019).
486. Walter Scheidel, The Great Leveler : Violence and the History of
Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century (Oxford :
Princeton University Press, 2017).
487. Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Basic Income : A
Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy (2017), p. 52.
488. Anthony B. Atkinson, Inequality : What Can Be Done ? (2015),
p. 264.
489. Voir Nicholas Timmins, « Commission on Social Justice », The
Independent, 25 octobre 1994 ; et « The Welfare State Needs Updating ».
Le Rapport est en partie responsable d’un des grands bouleversements de
l’histoire politique moderne. Winston Churchill, à qui la Grande-Bretagne
devait la victoire en 1945, perdit les élections en 1947 car son adversaire,
Clement Attlee, était perçu comme meilleur avocat du Rapport.
490. Le chapitre 2 de Van Parijs et Vanderborght (2017) fait des
propositions détaillées.
491. Les critiques, de leur côté, désignent les filets de sécurité comme des
« hamacs ». Voir « The Welfare State Needs Updating ».
492. Page 6 de William Beveridge, Social Insurance and Allied Services
(1942).
493. Peter Diamond et Emmanuel Saez, « The Case for a Progressive Tax :
From Basic Research to Policy Recommendations », Journal of Economic
Perspectives, 25 : 4 (2011), 165-90.
494. Voir, par exemple, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « A Theory of
Optimal Capital Taxation », document de travail du NBER, no 17989
(2012).
495. Ibid., p. 1.
496. Kevin J. Delaney, « The robot that takes your job should pay taxes,
says Bill Gates », Quartz, 17 février 2017.
497. Blaine Harden, « Recession Technology Threaten Workers », The
Washington Post, 26 décembre 1982.
498. International Association of Machinists, « Worker’s Technology Bill of
Rights », Democracy, 3 : 1 (1983), pp. 25-27.
499. Lawrence Summers, « Robots are wealth creators and taxing them is
illogical », Financial Times, 5 mars 2017.
500. Il s’agit à la fois de l’endroit où le capital traditionnel est épargné (le
« stock ») et du revenu qui revient à ceux qui le possèdent (la « propriété »).
De même, Piketty appelle à une taxe mondiale sur le capital ; voir Thomas
Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Éditions du Seuil (2013).
501. Le graphique 10.1 concerne les pays dont le PIB était supérieur à
300 milliards de dollars en 2007 (tiré d’Annette Alstadsæter, Niels
Johannesen et Gabriel Zucman, « Who Owns the Wealth in Tax Havens ?
Macro Evidence and Implications for Global Inequality », Journal of Public
Economics, 162 (2018), 89-100). Le graphique a été conçu par Gabriel
Zucman, disponible sur https://gabriel-zucman.eu/offshore/ (consulté en
septembre 2018).
503. Alstadsæter, Johannesen et Zucman, « Who Owns the Wealth in Tax
Havens ? », graphique 5. Le graphique est adapté de celui produit par
Gabriel Zucman, disponible sur https://gabriel-zucman.eu/offshore/
(consulté en septembre 2018).
502710. Ibid., p. 100.
504. Ce raisonnement vient de James Mirrlees et Stuart Adam, Dimensions
of Tax Design : The Mirrlees Review (Oxford : Oxford University Press,
2010), p. 757.
505. « Taxing Inheritances Is Falling Out of Favour », The Economist, 23
novembre 2017.
506. Ibid., et Caroline Freund et Sarah Oliver, « The Origins of the
Superrich : The Billionaire Characteristics Database », Peterson Institute
for International Economics, 16 : 1 (2016).
507. Autor et al. (2017), et Simcha Barkai, « Declining Labor and Capital
Shares », document de travail, University of Chicago (2016).
508. Cité dans Daron Acemoglu et Simon Johnson, « It’s Time to Found a
New Republic », 15 août 2017. Voir
<https://ec.europa.eu/ireland/tags/taxation_en>
509. Cette part est passée de 2 à 17 % ; voir le graphique 3 dans Gabriel
Zucman, « Taxing Across Borders : Tracking Personal Wealth and
Corporate Profits », Journal of Economic Perspectives, 28 : 4 (2014), 121-
48.
511. « Apple Pays Disputed Irish Tax Bill », BBC News, 18 septembre
2018.
512. Le point de vue traditionnel des juristes est exposé dans une affaire
bien connue opposant le duc de Westminster aux Inlet Revenue
Commissioners, jugée en 1936. L’un des Law Lords de l’époque, Lord
Tomlin, a rendu un jugement en faveur d’un régime adopté par le
contribuable. Il a dit ceci : « Tout homme a le droit, s’il le peut, d’organiser
ses affaires de manière que l’impôt applicable en vertu des lois appropriées
soit inférieur à ce qu’il serait autrement. S’il réussit à organiser ses affaires
de manière à obtenir ce résultat, il ne peut être contraint de payer un impôt
plus élevé, même si les commissaires du fisc ou les autres contribuables
n’apprécient pas son ingéniosité. » (IRC v. Duke of Westminster [1936]
AC1 (HL).)
510711. Il s’agit du graphique 5 dans ibid. Il est adapté d’un graphique
disponible sur https://gabriel-zucman.eu/ (consulté en septembre 2018). Il
décrit des moyennes de décennies (par exemple, 1990-99 est la moyenne de
1990, 1991… et 1999).
513. Reprenant Holmes, l’US Inlet Revenue Service a inscrit « Les impôts
sont le prix à payer pour une société civilisée » à l’entrée de leur siège à
Washington, DC ; voir : https://quoteinvestigator.com/2012/04/13/taxes-
civilize/
514. TRAC, « Millionaires and Corporate Giants Escaped IRS Audits in FY
2018 », publié en ligne sur https://trac.syr.edu/tracirs/latest/549/ (consulté le
8 mai 2019). Merci à Adam Tooze d’avoir attiré mon attention sur ce point.
515. Thomas Paine, Agrarian Justice (1999), édition numérique :
<http://piketty.pse.ens.fr/%EF%AC%81les/Paine1795.pdf>
516. Van Parijs et Vanderborght, Basic Income.
517. Voir Victor Oliveira, « The Food Assistance Landscape », Economic
Research Service at the United States Department of Agriculture, Economic
Information Bulletin, no 169, mars 2017. Le montant est de 125,51 dollars
par mois et par personne.
518. Pour les soins de santé : https://www.nuffieldtrust.org.uk/chart/health-
spending-per-person-in-england-dh-and-nhs-england (consulté en 24 avril
2018). Pour l’éducation, voir : Chris Belfield, Claire Crawford et Luke
Sibieta, « Long-run Comparisons for Spending per Pupil Across Different
Stages of Education », Institute for Fiscal Studies, 27 février 2017. En
2016, 2,215 livres de soins de santé ont été dépensées par personne et par
an, 4,900 livres d’éducation primaire et 6,300 livres d’éducation secondaire.
519. Galbraith (1999), p. 239.
520. Friedrich Hayek, cité dans Van Parijs et Vanderborght (2017), p. 86.
521. Annie Lowrey, Give People Money : The Simple Idea to Solve
Inequality and Revolutionise Our Lives (Londres : W. H. Allen, 2018) ;
Chris Hughes, Fair Shot : Rethinking Inequality and How We Earn
(Londres : Bloomsbury, 2018).
522. La citation vient de Paine (1999). Le calcul vient de Atkinson (2015),
p. 169.
523. L’idée d’une « politique d’admission » est une partie importante de
l’argumentaire de Ryan Avent dans The Wealth of Humans : Work and Its
Absence in the 21st Century (Londres : Allen Lane, 2016). Voir par exemple
l’introduction, où Avent explique avec éloquence comment « les luttes pour
savoir qui appartient à telle ou telle société […] s’intensifieront
également ».
524. Voir https://www.bia.gov/frequently-asked-questions (consulté le 23
avril 2018).
525. Voir « American Indian and Alaska Native Heritage Month :
November 2017 » sur https://www.census.gov/newsroom/facts-for-
features/2017/aian-month.html ; et « Suicide : 2016 Facts & Figures »,
American Foundation for Suicide Prevention, sur https://afsp.org/ (consulté
en septembre 2018).
526. Voir Gross Gaming Revenue Reports, National Indian Gaming
Commission, https://www.nigc.gov/commission/gaming-revenue-report ;
The Economist, « Of Slots and Sloth », 15 janvier 2015. Cecily Hilleary,
« Native American Tribal Disenrollment Reaching Epidemic Levels »,
VOA, 3 mars 2017. J’ai découvert cette histoire en lisant une conversation
de David Autor et Tim O’Reilly, « Work is More Than a Source of
Income », Medium, 28 septembre 2015.
527. « The Welfare State Needs Updating ».
528. P. 14 de Phillippe Van Parijs, « Basic Income : A simple and powerful
idea for the twenty-first century », in Redesigning Distribution : Basic
Income and Stakeholder Grants as Cornerstones for an Egalitarian
Capitalism, éd. Bruce Ackerman, Anne Alstott et Phillipe Van Parijs
(2005).
529. Gagner à la loterie, par exemple, semble inciter les gens à travailler
moins. Cela suggère que d’autres types de revenus non gagnés, comme le
RBI, pourraient avoir des effets similaires. Mais en 2010, lorsque le
gouvernement iranien a versé des paiements directs en espèces représentant
environ 29 % du revenu médian à plus de 70 millions de personnes, cet
effet négatif sur le travail ne semble pas avoir eu lieu (le président
Ahmadinejad s’est senti obligé de le faire lorsqu’il a supprimé les
subventions sur l’énergie et le prix du pain). Les héritages importants
semblent également encourager les gens à ne pas travailler – ceux qui
reçoivent 150 000 dollars sont quatre fois plus susceptibles de quitter le
marché du travail que ceux qui reçoivent moins de 25 000 dollars. Là
encore, cela suggère que les revenus non gagnés, comme le RBI, peuvent
rendre le travail moins attrayant. Pourtant, une autre étude portant sur les
paiements de 2 000 dollars versés annuellement à tous les résidents de
l’Alaska par l’Alaska Permanent Fund (sur lequel nous reviendrons plus
loin dans ce chapitre) a révélé qu’ils n’avaient aucun effet sur l’emploi.
Voir : Guido Imbens, Donald Rubin et Bruce Sacerdote, « Estimating the
Effect of Unearned Income on Labor Earnings, Savings, and Consumption :
Evidence from a Survey of Lottery Players », American Economic Review,
91 : 4 (2001), 778-94 ; Djaved Salehi-Isfahani et Mohammad Mostafavi-
Dehzoœi, « Cash Transfers and Labor Supply : Evidence from a Large-
scale Program in Iran », Journal of Development Economics, 135 (2018),
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534. Tom Bartlett, « Harvard Sociologist Says His Research Was Twisted »,
The Chronicle of Higher Education, 15 août 2012.
535. Michael Sandel, « Themes of 2016 : Progressive Parties Have to
Address the People’s Anger », The Guardian, 1er janvier 2017. Il
s’interroge en particulier sur la « signification morale » des « frontières
nationales ».
536. Je suis reconnaissant envers plusieurs étudiants de premier cycle de
Balliol en philosophie, politique et économie d’avoir attiré mon attention
sur le domaine de la justice contributive dans leurs écrits.
537. Voir à la fois Van Parijs et Vanderborght, Basic Income, p. 29, et
Atkinson, Inequality. Cette proposition circule sous divers noms – un
« fonds national pour la jeunesse » et un « héritage minimum », un
« compte de capital personnel universel » et une « subvention aux
actionnaires », un « fonds pour les enfants » et une « dotation en capital ».
538. Voir Will Kymlicka, Contemporary Political Philosophy : An
Introduction (2002), p. 170. Il écrit : « Si tout ce que nous faisons est de
redistribuer les revenus de ceux qui possèdent des actifs productifs à ceux
qui n’en possèdent pas, alors nous aurons toujours des classes, de
l’exploitation, et donc le genre d’intérêts contradictoires qui rendent la
justice nécessaire en premier lieu. Nous devrions plutôt nous préoccuper du
transfert de la propriété des moyens de production eux-mêmes. Lorsque
cela sera accompli, les questions de distribution équitable deviendront
obsolètes. »
539. Joshua Brustein, « Juno Sold Itself as the Anti-Uber. That Didn’t Last
Long », Bloomberg, 28 avril 2017.
540. Susskind et Susskind (2015), p. 34.
541. Jesse Bricker et al., « Changes in U.S. Family Finances from 2013 to
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542. Voir https://www.nbim.no/en/the-fund/about-the-fund/ (consulté en
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543. Ce rapport est issu de Hughes, Fair Shot, p. 137.
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Chapitre 11. Les Big Tech

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ligne le 25 avril 2018). 88 % : Jonathan Taplin, « Is It Time to Break up
Google ? », The New York Times, 22 avril 2017.
557. Facebook avait 2,38 milliards d’utilisateurs actifs par mois en
avril 2019, pour une population mondiale de 7,7 milliards. Voir
<https://newsroom.fb.com/company-info/> (consulté en mai 2019) et
<https://en.wikipedia.org/wiki/World_population> (consulté le 1er mai
2019). 77 % et 74 % : voir Taplin (2017). 43 % : voir Business Insider
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février 2017.
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606. Susskind, Future Politics, p. 73.
607. Ibid., p. 3.
608. Sur la privatisation de la vie politique, voir Jamie Susskind, « Future
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610. Voir par exemple Nick Srnicek, « We Need to Nationalise Google,
Facebook, and Amazon. Here’s Why », The Guardian, 30 août 2017 ; Nick
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612. Christopher Hope, « One official disciplined over data loss every
day », The Telegraph, 3 novembre 2008.
613. Sur l’opposition consommateurs/citoyens, voir Jamie Susskind,
« Future Politics : Living Together in a World Transformed by Tech »,
Harvard University CLP Speaker Series, 11 décembre 2018.

Chapitre 12. Question de sens, question de but

614. C’est un point soulevé par Michael Sandel dans « In Conversation with
Michael Sandel : Capitalism, Democracy, and the Public Good », LSE
Public Lecture présidé par Tim Besley, 2 mars 2017, http://www.lse.ac.uk/
(consulté en avril, 2018).
615. Cité dans David Spencer, The Political Economy of Work (2010),
p. 19.
616. Tous deux cités dans Spencer (2010), p. 79.
617. <https://www.amazon.com/Love-work-love-thats-
all/dp/B01M0EY8ZD> (mis en ligne le 24 avril 2018).
618. <https://www.freud.org.uk/about/faq/> (mis en ligne le 19 octobre
2017).
619. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du Capitalisme.
620. Ibid.
621. Ibid.
622. Marie Jahoda, Paul Lazarsfeld et Hans Zeisel, Marienthal : The
Sociography of an Unemployed Community, 4e édition (Piscataway, NJ :
Transaction Publishers, 2009), p. vii. Le récit de l’étude de Marienthal est
entièrement tiré de ce livre.
623. Voir, par exemple, Marie Jahoda, Employment and Unemployment : A
Social-Psychological Analysis (1982). Sur les suicides, voir « Why Suicide
Is Falling Around the World, and How to Bring It Down More », The
Economist, 24 novembre 2018.
624. Michael Sandel, « Themes of 2016 : Progressive Parties Have to
Address the People’s Anger », The Guardian, 1er janvier 2017.
625. Sandel, « In Conversation with Michael Sandel ».
626. Cité dans Norman Longmate, The Workhouse : A Social History
(2003), p. 14.
627. Chris Weller, « EBay’s founder just invested $ 500,000 in an
experiment giving away free money », Business Insider UK, 8 février 2017.
628714. Gregory Clark, A Farewell to Alms (Princeton, NJ : Princeton
University Press, 2007), pp. 64-5.
629. Ibid., p. 65.
630. Ibid., p. 66.
631. James Suzman, Affluence Without Abundance : The Disappearing
World of the Bushmen (Londres : Bloomsbury, 2017), p. 256.
632. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
633. Aristote, Politique, livre III.
634. James Renshaw, In Search of the Greeks : Second Edition (2015),
p. 376.
635. Aristote, cité dans Jamie Susskind, Future Politics (Oxford : Oxford
University Press, 2018), p. 301.
636. Maurice Balme, « Attitudes to Work and Leisure in Ancient Greece »,
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637. Jacob Snyder, « Leisure in Aristotle’s Political Thought », Polis : The
Journal for Ancient Greek Political Thought, 35 : 2 (2018).
638. Cité dans Balme, « Attitudes to Work », mais issu de Hésiode,
Théogonie, Les Travaux et les Jours, trad. de Philippe Brunet, Le Livre de
Poche (1999).
639. Ibid., vers 42-53.
640. Cité dans Balme, « Attitudes to Work » ; Genèse 3:19.
641. Voir, par exemple, les Manuscrits de 1844 de Karl Marx.
642. Cités dans Susskind et Susskind (2015), p. 256. Adam Smith,
Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.
643. Fourier est cité dans David Frayne, The Refusal of Work : The Theory
and Practice of Resistance to Work (2015), p. 30.
644. Susskind et Susskind (2015), p. 255.
645. Pew Research Center, « How Americans view their jobs », 6 octobre
2016. <http://www.pewsocialtrends.org/2016/10/06/3-how-americans-view-
their-jobs/> (mis en ligne le 24 avril 2018).
646. Will Dahlgreen, « 37 % of British workers think their jobs are
meaningless », YouGovUK, 12 août 2015.
647. David Graeber, « On the Phenomenon of Bullshit Jobs : A Work
Rant », STRIKE ! Magazine, août 2013.
648. Pierre-Michel Menger appelle cela le « paradoxe français ».
Communication intitulée « Qu’est-ce que vaut le travail en France ? »,
colloque « Work in the Future », 6 février 2018, organisé par Robert
Skidelsky.
649. John Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants, in La
Pauvreté dans l’abondance, Gallimard, coll. Tel Paris, 2002.
650. Leontief (1983), p. 7.
651. Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté.
652. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll.
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653. G. A. Cohen, If You’re an Egalitarian, How Come You’re So Rich ?
(Londres : Harvard University Press, 2001).
654. <http://www.english-heritage.org.uk/learn/story-of-
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655. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges
Fradier, Pocket/Agora, 1983. Keynes, Essais de persuasion, op. cit.
656. Jahoda, Lazarsfeld et Zeisel, Marienthal, p. 66.
657. Eleanor Dickey, « Education, Research, and Government in the
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Hall, Londres, 15 mai 2014.
658. Michael Barber, « Rab Butler’s 1944 Act Brings Free Secondary
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659. Voir Jonathan Birdwell, Ralph Scott et Louis Reynolds, Character
Nation (Londres : Demos, 2015), p. 9.
660. James Arthur, Kristján Kristjánsson, David Walker et al., « Character
Education in UK Schools Research Report », The Jubilee Centre for
Character and Virtues at the University of Birmingham (2015), comme
décrit dans ibid., p. 10.
661. Hommes : 6,1 × 7 = 42.7 heures par semaine ; femmes : 38,5 heures
par semaine. Office for National Statistics, « Leisure Time in the UK :
2015 », 24 octobre 2017,
https://www.ons.gov.uk/releases/leisuretimeintheuk2015 (consulté en 24
avril 2017). Il faut cependant prendre la prétendue primauté de la télévision
avec des pincettes : la classification de l’ONS ne semble pas rendre compte
correctement du temps passé en ligne.
662. Voir
http://www.bbc.co.uk/corporate2/insidethebbc/whoweare/mission_
et_values (consulté en 8 mai 2018). Lors d’un récent conflit avec la BBC, le
président du parti conservateur britannique a menacé de réduire son budget
de cette manière. Voir Tim Ross, « BBC Could Lose Right to Licence Fee
over “Culture of Waste and Secrecy”, Minister Warns », The Telegraph, 26
octobre 2013.
663. HM Government, « Sporting Future : A New Strategy for an Active
Nation », décembre 2015.
664. Sarah O’Connor, « Retirees Are Not the Only Ones Who Need a
Break », Financial Times, 7 août 2018.
665. Les statistiques sur le volontariat proviennent d’Ety Haldane, « In
Giving, How Much Do We Receive ? The Social Value of Volunteering »,
conférence à la Society of Business Economists, Londres, 9 septembre
2014. Cette année-là, le Royaume-Uni comptait 30,8 millions de personnes
ayant un emploi rémunéré. Voir Office for National Statistics, « Statistical
Bulletin : UK Labour Market, December 2014 », 17 décembre 2014.
666. Haldane, « In Giving, How Much Do We Receive ? ».
667. Sophie Gilbert, « The Real Cost of Abolishing the National
Endowment for the Arts », The Atlantic, 16 mars 2017.
668. Pour le Royaume-Uni, Daniel Wainwright, Paul Bradshaw, Pete
Sherlock et Anita Geada, « Libraries Lose a Quarter of Staff as Hundreds
Close », BBC News, 29 mars 2016 – 4 290 bibliothèques gérées par le
conseil municipal en 2010, 3 765 en 2016. Il est intéressant de noter que
cette histoire n’est pas universelle – en Chine, sur une période similaire, le
nombre de bibliothèques publiques a augmenté de 8,4 %. Voir Will Dunn,
« The Loss of Britain’s Libraries Could Be a Huge Blow to the Economy »,
New Statesman, 18 décembre 2017.
669. Benedicte Page, « Philip Pullman’s call to defend libraries resounds
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27 avril 2018 ; Sean McElwee, Colin McAuliffe et Jon Green, « Why
Democrats Should Embrace a Federal Jobs Guarantee », The Nation,
20 mars 2018.
673. Voir par exemple Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, sur
« le travail », « l’emploi », et « l’action ». De nombreux socialistes, quant à
eux, espèrent qu’à l’avenir, la distinction pourrait disparaître complètement,
le travail devenant un loisir, le loisir devenant un travail, et les deux
devenant, selon les mots de Marx, « non seulement un moyen de vie, mais
le premier besoin de la vie ». Voir « Critique of the Gotha Program », in
Marx, Selected Writings, p. 321.
674. « Nous ne sommes pas les seuls à considérer l’homme qui ne participe
pas à la politique non pas comme celui qui s’occupe de ses propres affaires,
mais comme un incapable. ». Extrait de l’oraison funèbre de Périclès, cité
dans Balme, « Attitudes to Work ».
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BIBLIOGRAPHIE

La liste qui suit comprend tous les livres et les articles universitaires cités
dans le texte principal et dans les notes, ainsi que des articles plus
généralistes. Pour les sites et les données en ligne, le lecteur peut s’en
remettre aux notes. Les dates du dernier accès aux sites ne sont indiquées
que lorsque les références concernent des données et des faits qui risquent
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Tyson, Laura et Michael Spence, « Exploring the Effects of Technology on
Income and Wealth Inequality », in After Piketty : The Agenda for
Economics and Inequality, éd. Heather Boushey, J. Bradford DeLong et
Marshall Steinbaum (Londres, Harvard University Press, 2017).
Van Zanden, Jan Luiten, Joerg Baten, Marco Mira d’Ercole, Auke Rijpma,
Conal Smith, Marcel Timmer, « How Was Life ? Global Well-being Since
1820 », OECD (2014).
Van Parijs, Philippe, « Basic Income : A simple and powerful idea for the
twenty-first century », in Redesigning Distribution : Basic Income and
Stakeholder Grants as Cornerstones for an Egalitarian Capitalism, éd.
Bruce Ackerman, Anne Alstott et Philippe Van Parijs (2005).
Van Parijs, Philippe et Yannick Vanderborght, Basic Income : A Radical
Proposal for a Free Society and a Sane Economy (Londres, Harvard
University Press, 2017).
Veblen, Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll. Tel
(1979).
Walker, Tom, « Why Economists Dislike a Lump of Labor », Review of
Social Economy, 65 : 3 (2007).
Weber, Bruce, « Mean Chess-Playing Computer Tears at Meaning of
Thought », The New York Times (1996).
Weber, Max, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. de
Jacques Chavy, Paris, Pocket (1991).
Weizenbaum, Joseph, Computer Power and Human Reason (US, W.H.
Freeman and Company, 1976).
Wood Gaby, Living Dolls (Londres, Faber and Faber, 2002).
Wu, Zhe, Bharat Singh, Larry S. Davis, V.S. Subrahmanian, « Deception
Detection in Videos », <https://arxiv.org>, 12 septembre 2017.
REMERCIEMENTS

J’ai écrit la majeure partie de ce livre au Balliol College de l’université


d’Oxford. Je tiens à remercier tous les amis et collègues – en particulier
David Vines, James Forder et Nicky Trott – qui ont fait de ce lieu un espace
intellectuel productif et joyeux où il fait bon travailler. Balliol est un endroit
unique, et c’est un privilège pour moi d’avoir fait partie de cette
communauté pendant si longtemps.
J’aimerais également remercier mes brillantes agentes littéraires, Georgina
Capel, Rachel Conway et Irene Baldoni, pour leur soutien et leurs
encouragements. Je m’estime très chanceux d’avoir pu travailler avec Laura
Stickney et Grigory Tovbis pour écrire ce livre, deux éditeurs formidables
qui n’ont cessé de m’apporter leur aide, leur perspicacité et leur soutien.
Merci également au reste de l’équipe – Holly Hunter, Isabel Blake, Will
O’Mullane, Olivia Andersen et Anna Hervé chez Allen Lane, ainsi que
Maggie Richards, Jessica Wiener, Carolyn O’Keefe et Christopher
O’Connell chez Metropolitan. Je remercie également Sara Bershtel pour la
confiance qu’elle accorde à mon travail et pour m’avoir accompagné dès le
début.
Des remerciements particuliers doivent être adressés à Daniel Chandler,
Arthur Hughes-Hallett et Tom Woodward, pour avoir lu et commenté le
manuscrit avec tant de soin et de réflexion à différents stades. Merci à Alex
Canfor-Dumas, Josh Glancy et Owain Williams pour avoir si souvent
discuté avec moi, au fil des années, des idées développées dans ce livre ; à
Jane Birdsell et Muriel Jorgensen, qui ont révisé le livre et m’ont épargné
de nombreux embarras ; et à Rebecca Clark pour avoir fact-checké le
manuscrit. Et un grand merci à tous mes autres étudiants – nos discussions
sont une source d’inspiration permanente.
Je remercie très chaleureusement mes beaux-parents, Thomas et Jules
Hughes-Hallett, dont le studio dans le Suffolk est devenu pour moi un
refuge d’écriture au cours d’innombrables séjours.
Je dois adresser mes plus grands remerciements à mes camarades
Susskinds. Ma mère, Michelle, est mon plus grand soutien dans la vie ; ses
conseils et ses encouragements constants m’ont beaucoup aidé à écrire ce
livre. Ma sœur, Ali, a toujours été là pour me faire profiter de sa sagesse, de
ses conseils et de son humour inimitable. Et je remercie mon frère, Jamie, la
personne la plus intelligente et la plus compétente que je connaisse, qui a
parcouru ces pages pour moi plusieurs fois, à l’avis duquel je me fie plus
que quiconque.
Et puis il y a mon père, Richard. Dans son dernier livre, Jamie écrit qu’il
n’a pas les mots pour décrire ce qu’il doit à notre père et la reconnaissance
qu’il lui porte. Je partage ce sentiment. J’ai été extrêmement fier d’écrire
mon premier livre avec lui. Et bien que son nom ne soit pas sur la
couverture de ce livre, son influence est présente dans tous les chapitres,
comme tout lecteur pourra le constater. Aucun fils ne pourrait avoir un
meilleur père que le mien et je me sens très chanceux de l’avoir à mes
côtés. Merci, papa.
Et enfin, Grace et Rosa, les deux amours de ma vie. Je vous remercie
d’avoir été là avec moi tout au long du chemin (Rosa, pour la seconde partie
du voyage). Ce livre, et tout ce que je fais, vous est dédié.

Daniel Susskind
Londres
Octobre 2019
INDEX

Acemoglu, Daron 183, 185, 194


al-Khwarizmi, Abdallah (Muhammad ibn Musa) 87
Altman, Sam 319
Amara, Roy 195
Arendt, Hannah 327
Ariely, Dan 243
Arrow, Kenneth 48
Atkinson, Anthony 206, 209
Autor, David 109-112, 160, 181

Becker, Gary 201-202


Bell, Daniel 126
Berlin, Isaiah 106, 343
Beveridge, William 250-253
Blair, Tony 228, 231
Bostrom, Nick 107
Butler, Rab 330

Carlsen, Magnus 188


Carney, Mark 74
Caruana, Fabiano 188
Clark, Gregory 320-321
Clinton, Bill 227, 231
Cope, David 117
Cowen, Tyler 41, 170, 177
Darwin, Charles 95-97, 105
Dawkins, Richard 96
Dennett, Daniel 95
Descartes, René 91
Dorn, David 181
Dreyfus, Hubert 90

Einstein, Albert 39

Ford, Henry 20, 128


Freud, Sigmund 314-317, 323
Frey, Carl 71
Furman, Jason 173-174, 225

Gagarine, Youri 248


Galbraith, John Kenneth 29, 265-266, 281
Gates, Bill 108, 236, 255-256
Goldin, Claudia 227
Good, Irving John 107
Gordon, Robert 141-142
Graeber, David 324

Haldane, Andy 332


Harari, Yuval 243
Hargreaves, James 36, 45, 291
Hassabis, Demis 292
Haugeland, John 82
Hawking, Stephen 39, 108
Hayek, Friedrich 247, 265-266
Hobbes, Thomas 91
Hofstadter, Douglas 83, 101-105, 117
Holmes, Oliver Wendell 261
Houdin, Jean-Eugène Robert 79
Hughes, Chris 173, 265
Hume, David 91
Jahoda, Marie 315-317, 328

Kaldor, Nicholas 212


Kasparov, Garry 84, 88, 101, 104-105, 117, 176-177
Katz, Lawrence 227
Kay, John 36, 45
Kennedy, John F. 38, 219, 242
Keynes, John Maynard 22-23, 38, 41-42, 70, 153-154, 195-197, 212-213,
221-222, 325, 327
Khanin, Grigorii 248
Krugman, Paul 141
Kurzweil, Ray 107

Lee, William 37, 113-114


Leibniz, Gottfried Wilhelm 91
Leontief, Wassily 21-22, 30, 183, 193, 197, 325
Lerner, Abba 247
Levy, Frank 66-67, 112
Loew, Judah 77
Lowrey, Annie 265
Ludd, Ned 36-40, 62-63

McCarthy, John 80
Marshall, Alfred 314
Marx, Karl 169, 323-327
Meade, James 169, 278
Mill, John Stuart 186
Minsky, Marvin 80-81
Mokyr, Joel 63, 181
Moravec, Hans 69
Moretti, Enrico 164, 166
Müller, Anton 37
Murnane, Richard 67
Musk, Elon 108, 140, 236, 319

Nadella, Satya 281


Newell, Allen 81, 83, 90
Newton, Isaac 140
Ng, Andrew 124
Nilsson, Nils 82

Obama, Barack 38, 74, 170, 173, 228, 231, 339


O’Connor, Sarah 332
O’Grady, Frances 284
Omidyar, Pierre 314
Osborne, Michael 71

Paine, Thomas 264-266


Paley, William 94-97
Pichai, Sundar 307
Pigou, Arthur 201
Piketty, Thomas 201, 206, 211, 216, 255
Popper, Karl 30
Porter, Michael 295
Poutine, Vladimir 149
Pullman, Philip 333
Putnam, Hilary 91
Putnam, Robert 273-274

Rawls, John 207


Remus, Dana 112
Restrepo, Pascal 183, 185, 194
Ricardo, David 38
Rochester, Nathaniel 20, 80
Rockefeller, fondation 81
Rockefeller, John D. 81
Rousseau, Jean-Jacques 199-200
Russell, Bertrand 264, 325

Saez, Emmanuel 206, 210


Sandel, Michael 274, 318
Schloss, David 190-191
Schmidt, Eric 86
Schumpeter, Joseph 297-298
Searle, John 91, 101
Sedol, Lee 88, 113-114
Shannon, Claude 80
Simon, Herbert 81, 83, 90
Smith, Adam 314, 323
Spence, Michael 148
Stiglitz, Joseph 221
Summers, Larry 47, 239, 256
Susskind, Richard 27
Suzman, James 321

Tennyson, Alfred 334


Thiel, Peter 237-239, 295, 297
Thrun, Sebastian 110, 234-235
Trump, Donald 159, 333
Turing, Alan 79, 82, 134

Ure, Andrew 63
Van Parijs, Philippe 265-266, 270

Veblen, Thorstein 326


Vinci, Léonard de 78
Vives, Juan Luis 250

Weber, Max 315, 317, 323


Wei Xiaoyong 135
Weizenbaum, Joseph 99, 100

Xi Jinping 150

Zuckerberg, Mark 236, 319


Zucman, Gabriel 206, 260
Zweig, Stefan 345-346
TABLE DES GRAPHIQUES

Graphique 1.1 : Production mondiale depuis le Ier siècle apr. J.‑C. 685
Graphique 1.2 : Taux de chômage en Grande-Bretagne, 1760‑1900. 686
Graphique 1.3 : Nombre d’heures travaillées par personne et par année dans
les pays de l’OCDE. 687
Graphique 1.4 : Productivité et nombre d’heures annuelles travaillées,
2014. 688
Graphique 2.1 : Indice de performance par seconde, 1850-2000. 689
Graphique 2.2 : Prime à la compétence aux États-Unis, 1963-2008. 690
Graphique 2.3 : Salaires réels des travailleurs américains, 1963‑2008. 691
Graphique 2.4 : Prime à la compétence en Grande-Bretagne, 1220-2000. 692
Graphique 2.5 : Évolution en points de pourcentage de l’emploi global,
1995-2015. 693
Graphique 3.1 : Taux d’erreur du système gagnant de la compétition
ImageNet. 694
Graphique 5.1 : Stock mondial de robots industriels (en milliers). 695
Graphique 5.2 : Références à l’« intelligence artificielle » ou au « machine
learning » dans les appels d’offres, de 2008 à 2017. 696
Graphique 5.3 : Risque d’automatisation par rapport au PIB par habitant. 697
Graphique 5.4 : Coût par million du calcul, 1850-2006 (2006, en dollars). 698
Graphique 6.1 : Intensité des tâches cognitives des emplois des diplômés de
l’université.
Graphique 6.2 : Emplois les plus récents, États-Unis, 2014‑2024. 699
Graphique 7.1 : Secteur agricole britannique de 1861 à 2016 (indice 1861
= 100). 700
Graphique 7.2 : Secteur manufacturier britannique de 1948 à 2016 (indice
1948 = 100). 701
Graphique 7.3 : Chevaux, mulets et tracteurs dans les fermes américaines,
1910-1960. 702
Graphique 8.1 : Augmentation du coefficient de Gini dans le monde. 703
Graphique 8.2 : Augmentation annuelle moyenne des revenus aux États-
Unis. 704
Graphique 8.3 : Augmentation de la part de revenu des 1 % les plus
aisés. 705
Graphique 8.4 : Augmentation de la part de revenu des 10 % les plus aisés
aux États-Unis. 706
Graphique 8.5 : Baisse de la part du revenu du travail dans les économies
des pays développés. 707
Graphique 8.6 : Productivité et salaires aux États-Unis, 1948‑2016. 708
Graphique 8.7 : Ascension des 0,1 %. 709
Graphique 10.1 : Richesse offshore en pourcentage du PIB, 2007. 710
Graphique 10.2 : Taux d’imposition nominaux et effectifs sur les bénéfices
des sociétés américaines. 711
Graphique 10.3 : Capital privé et capital public. 712
Graphique 11.1 : Revenu annuel et bénéfice net d’Amazon, 1998-2018 (en
milliards de dollars). 713
Graphique 12.1 : Nombre d’heures journalières travaillées par les hommes
de tribus de chasseurs-cueilleurs et du Royaume-Uni aujourd’hui. 714
TABLE

Préface
Introduction
PREMIÈRE PARTIE - LE CONTEXTE
Chapitre premier - Histoire d’une angoisse déplacée
Chapitre 2 - L’Âge du travail
Chapitre 3 - La révolution pragmatiste
Chapitre 4 - Sous-estimer les machines
DEUXIÈME PARTIE - LA MENACE
Chapitre 5 - L’empiètement sur les tâches
Chapitre 6 - Le chômage technologique frictionnel
Chapitre 7 - Le chômage technologique structurel
Chapitre 8 - Technologie et inégalités
TROISIÈME PARTIE - LA RÉPONSE
Chapitre 9 - Les limites de l’éducation et de la formation
Chapitre 10 - Big State
Chapitre 11 - Les Big Tech
Chapitre 12 - Question de sens, question de but
Postface
Notes
Bibliographie
Remerciements
Index
Table des graphiques

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