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Sur la couverture :
Structure atomique de baryum. Cliché Francis Brunel.
LES PENSEURS GRECS : AVANT SOCRATE
DE THALES DE MILET A PRODICOS
Traduction, préface et notes par
Jean Voilquin
GARNIER-FLAMMARION
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© 1964 by GARNIER FRÈRES, Paris.
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INTRODUCTION
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Le miracle grec! Il faut employer ces mots, quelque usés qu’ils puissent être, si
l’on veut se rendre compte des im- menses progrès que le peuple grec,
particulièrement doué, a fait faire à la pensée humaine. Placé dans des conditions
de développement extrêmement favorables, il a donné à Pesprit humain les cadres et
les principes essentiels de son activité. Qu'il s’agisse de philosophie,
d’histoire, de sciences; qu’on envisage les arts différents et les genres
littéraires, il a su tout régler et, renonçant à la connaissance purement empirique
et pratique, remonter jusqu'aux sources universelles de tout savoir, se débarrasser
de la tutelle dangereuse des magies et des religions, poser tous les problèmes sur
le plan rationnel et ouvrir à la spécula- tion les voies dont, par la suite, elle
ne devait pas s’écarter.
Les manifestations de ce miracle grec se montrent dans tout leur éclat au v®
siècle. Athènes, la ville incomparable, se couvre de monuments dont l’harmonie n’a
jamais été égalée. Les historiens racontent les luttes héroïques contre les
Barbares, voire contre les Grecs, frères de race pour-
tant. Les philosophes méditent sur l’univers et sur Phomme, tandis qu’au théâtre la
foule se presse pour applaudir les tragédies où revivent les légendes de l’an-
cienne Grèce. Une confiance un peu téméraire s’empare des esprits. Car cette
floraison durera peu. Mais ses reflets éclairent encore l’humanité, qui ne cesse de
regarder en arrière pour découvrir dans le lointain les règles sur les- quelles
elle a bâti sa civilisation.
Toutefois, les études qu’on a consacrées au peuple grec et aux diverses
manifestations de son génie ont montré que le miracle grec, tout éblouissant qu’il
soit, a été pré- paré ef; en quélque-sorte, motivé par un long travail pré-
paratoire dont longtemps on avait pressenti seulement
704
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6 INTRODUCTION
l'intensité et la direction. Des connaissances sont venues d’ailleurs; des
influences se sont exercées qui, à l’heure actuelle, ne sont pas encore toutes
élucidées. Mais ces apports extérieurs ne sauraient diminuer notre admiration
étonnée.
Dans le domaine philosophique, en particulier, nos yeux demeurent éblouis par les
merveilleuses réussites de Platon et d’Aristote. Sur ces penseurs, les jeunes gens
qui font leurs études ne sont pas sans posséder quelques notions. Il en va tout
autrement pour la période où la pensée grecque, mal assurée encore, tâtonnant,
s’attaquant à des problèmes trop vastes, eu égard au développement de ses
connaissances, cherchait à se frayer un chemin. Cette période, appelée avec une
rigueur peut-être insuffisante présocratique, se caractérise par l'union intime de
la science et de la philosophie; on n’a pas encore pris l’habi- tude de délimiter
avec précision leurs différents domaines.
Nous nous proposons de donner rapidement les carac- téristiques essentielles de ce
moment de la philosophie ancienne; après quoi nous nous expliquerons sur la ma-
nière dont nous avons conçu et composé le présent volume.
: L'homme est naturellement porté à réfléchir sur ce qu’il aperçoit hors de lui et
sur ses propres sentiments. Le monde Venserre de toutes parts; il croit y
apercevoir des manifes- tations qui lintriguent et qu’il cherche gauchement à
expliquer. D’autre part, il lui faut adopter, au milieu d’une nature où il lui
semble qu’il découvre l’action de puis- sances secrètes et souvent hostiles, une
ligne de conduite; la prudence, l’habileté, voire la ruse, seront ses principaux
atouts au milieu des dangers. De la sont nés sur le sol hel- lène ces mythes qui
traduisent une pensée encore puérile, mais déjà sensible à la beauté. La société
primitive rap- porte ces croyances à des forces surnaturelles, les codifie sous
forme de religions et de rites. Les poètes leur donnent un éclat nouveau et une
autorité accrue. Homère, Hésiode revétent, le premier d’une forme éclatante, le
second d’or- nements plus sobres, ces récits à la fois ingénus et subtils. Comme
leurs contemporains, ils cherchent à déterminer le rôle des dieux, de la justice,
l'importance du châtiment dans la vie humaine. Cependant un progrès s’affirme chez
Hésiode qui croit à l’existence d’un droit des faibles et assigne à Zeus « la tâche
de rétablir la rectitude et la
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INTRODUCTION 7
mesure * ». La réflexion morale s’approfondit avec Solon et avec ceux que la
tradition morale appelle au vrr® siècle les Sept Sages **.
Avec le temps et le développement de la civilisation, les relations entre peuples
se font plus nombreuses; les luttes politiques deviennent plus vives. Le peuple
grec a fondé des villes et des colonies. Il est donc normal que les personnages, en
qui s’incarne une sagesse populaire un peu courte, fassent figure de législateurs.
Le sage, en effet, ne ferme pas les yeux sur les besoins de la cité; Platon et
Aristote prolongeront cette tradition. Aussi voit-on la plu- part de ceux que la
tradition désigne sous le nom de sages se mêler aux affaires publiques, dussent-ils
même accepter la tyrannie, comme Périandre, à Corinthe.
Au VI° siècle avant Jésus-Christ, avec Phocylide de Milet et Théognis de Mégare, la
poésie prend un ton gno- mique et sentencieux; si elle manque souvent de profon-
deur chez le premier, elle traduit chez le second un chan- gement intéressant :
l’homme n’est plus soumis sans réserves à la justice divine; la justice humaine
paraît se subordonner l’antique justice des dieux. L’idéal moral s'élève et
l’homme, par ses propres moyens, est en mesure de marcher seul dans la voie où il a
découvert les règles essentielles de la justice et du droit.
En même temps qu’elle précise, par la voix des sages et des poètes, les conditions
morales de l’existence humaine, en même temps que s’élabore, en dehors du culte
officiel, la religion des Mystères ***, la pensée grecque cherche une explication à
l’énigme de l'univers. Commerit le monde, autour de nous, a-t-il été créé? Comment
son existence se poursuit-elle ?
Au début, ce sont les srÿthes qui répondent à ces inter- rogations. Ces récits —
tél est le sens propre du mot — semblent avoir été fort divers, dès l’origine, en
raison du cloisonnement géographique de la Grèce, et du grand nombre de cultes
locaux. Avec le temps, ces mythes mon- trent une tendance à s’unifier ****; déjà,
sous la brillante poésie des compositions homériques, ils paraissent doués d’une
valeur propre, d’une certaine universalité et indé- pendants de la religion. Nous
avons d’Hésiode une théo-
* Léon Robin : La Pensée grecque, p. 25. ** Voir ci-dessous.
*** Voir ci-dessous.
week L. Robin : ouvrage cité, p. 31.
8 INTRODUCTION
gonie, qui est aussi une cosmogonie : au commencement est apparu le Chaos; puis la
Terre et, dans les profondeurs de la Terre, le brumeux Tartare; enfin, l’Amour
(Erôs). Du Chaos naissent l’Érèbe et la Nuit. Puis la Nuit donne naissance à
l’Éther et au Jour, qui nait de ses amours avec Érèbe. La Terre, à son tour,
enfante d’abord le Ciel étoilé et puis les grands Monts et la Mer. Enfin de son
union avec le Ciel nait le fleuve Océan. Enfants de la Terre et du Ciel, Cronos et
Rhéa sont les parents de Zeus. Ainsi, les dieux olympiens sont les derniers nés *.
Bref, les dif- férents éléments primitifs engendrent d’autres forces ou phénomènes
naturels. « La plupart de ces généalogies et des mythes qui s’y rattachent ne sont
autre chose que l'expression d’observations élémentaires ou d’idées telles que
l’imagination des hommes en a conçu dans l’enfance de la science **. »
Comme nous voulons seulement indiquer une des étapes qui ont marqué le
développement de la pensée grecque, nous ne jugeons pas nécessaire d’insister sur
les autres cosmogonies, celle, par exemple, de Phérécyde de Scyros. Le contemporain
d’Anaximandre témoigne d’un effort marqué pour établir une distinction, d’une part
entre les éléments solides du monde, ou la terre, et les éléments atmosphériques,
d’autre part, entre la matière et la force organisatrice ***, Épiménide, lui aussi,
s’est attaché à expliquer le monde et ses origines, mais sans plus de succès et
avec la même naïveté.
Que de telles tentatives aient pu mettre les penseurs qui suivirent sur la voie de
leurs recherches, c’est tout ce que l'on peut affirmer. Elles sont pleines de
contradictions et d’obscurité et il est bien téméraire d’attribuer, comme l’a fait
certaine école allemande, une haute valeur philoso- phique à des pensées de ce
genre. Ce serait bouleverser l’ordre normal du développement spirituel et mettre
aux origines ce qui ne peut être que le résultat d’une longue évolution.
De même, nous n’indiquerons qu’en passant la thèse, soutenue avec vigueur par
quelques historiens de la phi- losophie, thèse selon laquelle la pensée grecque
aurait subi des influences orientales déterminantes. Que des contacts aient eu lieu
entre les peuples orientaux, principalement
* L. Robin : ouvrage cité, p. 33. | ** E, Zeller : La Philosophie des Grecs.
Traduct. Boutroux, t. I. axe E, Zeller : ouvrage cité, t. I.
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INTRODUCTION 9
les Égyptiens, et les Grecs, l’affirmation est non seulement plausible, mais
incontestée. De là à relever des identités profondes entre les conceptions
philosophiques des Chi- nois, des Perses, des Hindous, des Juifs et celles de
Pytha- gore, d’Héraclite, des Éléates, il y a un abime. Cette question d’influences
doit être étudiée pour chaque cas particulier et il n’est pas invraisemblable que
quelques connaissances scientifiques aient pu filtrer de l'Égypte et de l'Orient,
jusqu’en Asie Mineure, en Grande Grèce ou en Attique. Zeller a bien mis en évidence
les impossibilités de toutes sortes auxquelles se heurte la thèse des influences
orientales sur la philosophie grecque. Il suffit d’abord de voir de qui émanent ces
affirmations. De plus, aucun fait dûment contrôlé ne vient les vérifier; les
voyages de Pytha- gore en Égypte, ceux de Démocrite en Scythie et en Perse sont
loin d’être établis historiquement; celui de Platon en Égypte suscite moins de
doutes. Mais l’examen impartial des faits, s’il permet d’admettre un certain nombre
de faits isolés, conduit à déclarer invraisemblables l'origine et le caractère
orjisgtaux attribués à la philosophie grecque dans son ensemble *.
Une fois précisée cette question des origines lointaines de la réflexion grecque,
nous pouvons aborder la période qui nous intéresse a E et que nous re j
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recherche de ce genre, portant sur les débuts de la cou philosophique et par
conséquent scientifique — science et philosophie se confondant à l’origine — est
passionnante, car on y retrouve la marche même de l’esprit humain. On y discerne
les premières tentatives d’explication du monde et, à un degré beaucoup moindre, de
l’homme. C’est dire que la réflexion s’est portée immédiatement et d’un seul élan
sur lunivers alors connu, avant de songer à éclaircir l’homme, cet autre mystère
insondable. Aussi bien Socrate constitue-t-il une ligne de démarcation nette; c’est
lui qui, le premier après les sophistes, a rabattu les prétentions de Pesprit
humain et a ramené sur la terre les philosophes égarés par des spéculations
prématurées.
Force nous est de ne pas entrer dans le détail des ques- tions que se sont posées
sur cette période de la pensée grecque les historiens de la philosophie et de la
science. Comme les œuvres, en général, sont perdues et mutilées,
* E. Zeller : ouvrage cité, t. I.
10 INTRODUCTION
comme les figures de premier plan apparaissent noyées dans une brume légendaire et
que les témoignages indirects sont peu précis et souvent contradictoires, mieux
vaut s’en tenir à des divisions qui, si elles ne tiennent pas compte de nuances
difficilement perceptibles, ont au moins le mérite de la clarté.
Dans les débuts de la pensée grecque jusqu’à Socrate, il est possible de distinguer
plusieurs directions. Tantôt elles sont marquées par des efforts et des tendances
com- munes, si bien que le mot d’école, à condition de ne pas être pris dans une
acception trop étroite, ne semble pas impropre pour les caractériser (Ecole de
Milet; école d’Élée); tantôt, au contraire, apparaissent des personnalités de
premier plan qui brisent les cadres établis, rejettent dans l’ombre leurs
contemporains ou leurs familiers.
Le premier groupe qui se montre à nos regards, quand on a dépassé les théologiens
qui usent de la forme du mythe, et mis à part les moralistes (les Sept Sages)
encore tout imprégnés de la sagesse populaire, est celui des Milé- siens, avec
Thalès, Anaximandre et Anaximène. Ils forment l’école de Milet et le terme de
physiologues ou _ savants s’applique parfaitement à eux. Rien d’étonnant
u’une telle activité spirituelle ait eu lieu à Milet. « Les liens et les Ioniens,
issus de Phocide, du Péloponnèse et de l’Attique, ont garni depuis longtemps les
golfes de Smyrne, d’Ephése et de Milet *. Les villes qui s’y trouvent comprises,
encadrées au nord et au sud par d’autres cités, se groupent en une puissante
confédération. Partout, sur cette côte d’Asie Mineure, surgit une nouvelle Grèce où
la fusion entre les Hellènes et les populations indigènes devait produire les plus
heureux résultats, principalement un extraordinaire mouvement de pensée. Qu’on
imagine un instant « ces vastes capitales coloniales, étalées dans des plaines
fertiles, avec leurs larges avenues, leurs places magnifiques, leurs temples
somptueux... On y entendait moins parler du pouvoir occulte des ancêtres disparus,
du despotisme des clans et davantage des heureux résultats de l'initiative
personnelle **. »
A cette école des penseurs, préoccupés de déterminer l'unique matière dont sont
sorties toutes choses, succède l'important mouvement du Pythagorisme. On peut lui
* Robert Cohen : La Grèce et l’Hellénisation du monde antique, p. 55 et suiv. **
Ibid.
INTRODUCTION II
attribuer une origine ionienne, puisque Pythagore, semble-t-il, était originaire de
Samos. Mais il eut pour centre la Grande Grèce; son plus grand moment se place au
début du ve siècle. Les circonstances historiques expliquent, ici encore, le
développement intellectuel. « A Pétroit dans les pauvres cantons qu’on leur avait
laissés, les Achéens du Péloponnèse, vers la fin du vime siècle, tentent leur
chance dans l’Italie méridionale * .» Sybaris voit le jour vers 710/709; Crotone un
peu plus tard. Or c’est à Crotone que se développa l’école pythagorique; là, ainsi
que dans d’autres cités où elle parvint à dominer, elle prit une orientation
politique et nettement aristocratique : en Sicile, à Agrigente et à Catane; en
Grande Grèce, à Syba- ris et à Rhégion. De là, le ‘Pythagorisine, se répandit dans
la Gréce continentale. Times me 7
Nous remettons à plus tard de donner d’autres détails sur Pythagore et les faits
qui lui sont attribués par la tra- dition; il nous faut cependant indiquer le
caractère mys- tique..du.Pythagorisme. De bonne heure, des âmes plus pieuses et
plus curieuses ont demandé un enseignement moral plus accusé que celui de la
religion officielle et un enseignement ésotérique sur les dieux moins superficiel
que celui de la religion populaire. Un élément moral s était introduit dans la
religion grecque. Nous en avons pour preuves l’apparition du culte de Dionysos, la
vogue extraordinaire de la dogtrine orphique, la pratique de Pini- tiatiqn À
certains mystères, dont les plus fameux sont ceux d’Éleusis **. Des idées nouvelles
tendaient à attribuer aux Immortels une qualité, qu’ils n’avaient pas encore, à en
faire des justiciers qui interviennent dans les affaires humaines pour exiger
l’expiation d’un crime impuni, la purification du coupable et aussi pour
distribuer, selon leurs vertus ou leurs vices, des récompenses aux vivants et aux
morts. .
La question des rapports du Pythagorisme avec lOr- phitsme cx les Mystères demeure
extrêmement complexe. E. Zeller *** conteste que la philosophie ait emprunté aux
Mystères des éléments importants. D’autres, comme L. Robin, se montrent moins
affirmatifs et admettent, pour la forme méme des associations pythagoriques, sinon
pour les idées, une influence des confréries orphiques. Le
* Cohen : ouvrage cité.
** Ibidem.
wat R, Zeller : ouvrage cité.
12 INTRODUCTION
Pythagorisme, selon lui, aurait été une sorte de franc- . maçonnerie religieuse.
Par la suite, les idées pythagori- ciennes auraient vivement réagi sur les
Mystères. Les néo- platoniciens et les Pères de l’Église ont été portés à faire la
part très grande à ces influences de l’Orphisme sur le Pythagorisme et la
philosophie grecque postérieure. Ils ont vu dans Pythagore un disciple d’Orphée et
des — et dans Platon — principalement avec le Phédon — continuateur direct de
Pythagore.
Au Pythagorisme succède Héraclite d’Ephése, qui pu- blie son œuvre à la fin de la
première moitié du v® siècle. Il fait figure d’isolé; on l’appelle l’obscur, le
ténébreux. Il
conçoit l’opposition des contraires avec une généralité que : Pon ne rencontre ni
chez Anaximandre, ni même chez les
Pythagoriciens ou chez Alcméon. Sa célébrité vient surtout d’avoir mis en une
lumière toute nouvelle la notion de la loi dominante du devenir.
Presque contemporain d’Héraclite, Parménide d’Élée fonda l’école qui porte le nom
de cette ville. Platon donne son nom à un dialogue, où Parménide intervient en per-
sonne. Ses disciples, Zénon et Mélissos, développent avec rigueur certains aspects
de sa doctrine ou lui apportent quelques modifications. Si Parménide a été le
représentant le plus vigoureux de la tendance philosophique qui réfute le devenir
d’Héraclite, certains éléments existaient déjà en puissance chez Xénophane de
Colophon. Il y a quelque intérêt, selon M. Robin, à ne pas briser l’unité de ce
groupe traditionnel.
Quand on aura mentionné Empédocle d’Agrigente qui, né dans les premières années du
ve siècle, est mort sans doute vers 430, Anaxagore, contemporain de Périclès, et
Diogéne d’Apollonie, influencé par Anaxagore; quand on aura rappelé l’école
d’Abdére avec Leucippe et Démocrite, on aura une vue succincte du développement de
la pensée grecque du VIIr® siècle jusqu’aux Sophistes, prédécesseurs immédiats de
Socrate. Bien que ce dernier, ainsi que Platon, son disciple, et Aristote, qui fut
d’abord auditeur de Platon, les ait souvent pris à partie, il ne laisse pas d’avoir
avec eux plus d’une analogie.
Des noms comme ceux de Protagoras d’Abdère, de Gorgias de Léontion, de Prodicos de
Céos illustrent la sophistique. Celle-ci marque le déclin de l’ancienne philo-
sophie de la nature. L’attitude des physiologues était dog- matique; ils s’étaient
portés immédiatement vers l’objet à connaitre; la question de l’essence et du
principe des phé-
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INTRODUCTION 13
nomènes naturels leur paraissait être la question fonda- mentale. Avec les
Sophistes, la pensée prend un autre chemin ; elle commence par la négation
violente; la capa- cité pour l’homme de connaître la réalité est mise en doute;
l’intérêt philosophique se détourne de toute re- cherche rationnelle sur la nature;
la possibilité d’arriver à une certitude dans la connaissance est vigoureusement
niée. On le devine, les conséquences morales de cette atti- tude s’avèrent
désastreuses; la justice ne repose plus sur aucune base; l’homme, devenant la
mesure de toutes choses, ne saurait reconnaitre d’autres lois que son caprice et sa
puissance, comme le montrent Calliclés et Thrasy- maque dans la République de
Platon. La sophistique ouvre toute grande la porte au scepticisme intellectuel et
au sub- jectivisme moral *.
Il était donc réservé à Socrate de montrer la nouvelle voie à suivre; il fonda la
dialectique qui étudie, non pas les choses, mais les opinions des hommes sur les
choses pour amener le questionné à se contredire, remplace la dogma- tique des
physiologues et s’oppose à l’éristique des So- phistes; il donne une base solide à
l’éthique. Sans doute, pour se consacrer à cette étude limitée, il néglige la
philo-
sophie de la nature, mais Platon et Aristote, après lui, y reviendront. Son mérite
est d’avoir fondé la science morale, qui devait trouver chez ses successeurs de si
brillants inter- prètes. Avec l’intrépidité des novateurs, il part de l’idée que la
vertu se définit et résulte de la connaissance par la science, car tel semble bien
avoir été uniquement son ensei- gnement, si on le dépouille de tout ce dont Platon
l’a sur- chargé. Toutefois, ce faisant, il omet de déterminer l’objet de cette
science, c’est-à-dire le bien. Platon et Aristote s’y emploieront, préciseront la
nature du bien et traceront le portrait du vrai sage, le premier dans la République
et les Lois, le second dans la Morale de Nicomaque **.
La philosophie n’en oubliera pas pour autant les re- cherches portant sur la
nature. Platon, dans le Timée, Aris- tote, dans maints ouvrages, y consacreront
leurs pensées. Mais eux aussi auront préalablement élucidé les conditions de la
connaissance. Car il est vain de spéculer sur l’univers tant qu’on n’a pas précisé
les conditions dans lesquelles il peut être connu.
ER Zeller : ouvrage cité, t. I, passim. ** Voir V. Brochard : Etudes de philosophie
ancienne et moderne. L'œuvre de Socrate.
14 INTRODUCTION
On est donc en droit d’arrêter à Socrate le mouvement illustré par les écoles
philosophiques et les grands hommes que nous avons cités. Athènes, alors, pour peu
de temps, prend la première place et recueille les idées écloses sur les rives
lointaines où se parle la langue grecque. L’éclat qu’elle sait donner à la
philosophie éclipse les tentatives antérieures. Nous ne saurions cependant les
oublier et nous laisser aveugler par l’éclat des réussites incomparables de Socrate
et de Platon. De même, les merveilles de l’archi- tecture et de la sculpture
grecques ne doivent pas nous inciter à détourner les yeux des premiers essais et
des ten- tatives couronnées d’un moindre succès. « Peu importe, dit Tannery *, que
la science des premiers philosophes n'ait été qu’un tissu d’erreurs ou un
échafaudage d’hypothèses inconsistantes ; l’erreur est le chemin de l’ignorance à
la vérité, l’hypothèse, en tant qu’elle peut être vérifiée, est le moyen d’acquérir
la certitude. »
- Les œuvres des philosophes présocratiques ont disparu ou nous sont parvenues dans
un état incroyable de déla- brement. Nous n’insisterons pas sur les causes, trop
faci- lement discernables, de ces mutilations. Il sera facile de se convaincre des
difficultés que présente une étude suivie en étudiant l’œuvre admirable et
essentielle de H. Diels **, qui a groupé respectivement les témoignages, les
fragments et les imitations.
. Si les sources directes nous font, dans la plupart des cas, complètement défaut,
avons-nous par ailleurs des témoij- gnages sérieux pouvant éclairer notre
connaissance des philosophes antérieurs à Socrate? De quoi disposons- nous ?
1° Il arrive souvent qu’au cours d’un développement Platon et Aristote aient
l’occasion de donner des renseigne- ments sur leurs prédécesseurs. Il arrive
souvent aussi que ces maîtres tirent à eux les résultats auxquels ont abouti les
penseurs antérieurs.
2° Aristote, en particulier, avait écrit certains ouvrages d'ordre historique sur
ses devanciers. On lui a même attri-
* Pour l'Histoire de la Science hellène (De Thalès à Empédocle), 1887. ** H.
Diels : Die Fragmente des Vorsokratiker, 2° édit. Berlin.
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INTRODUCTION 15
bué parfois la composition sur Mélissos, Xénophane, Gor- gias *. Plus tard, les
néo-platoniciens commentèrent et expliquèrent les œuvres des philosophes,
inaugurant ainsi une tradition qui se poursuivra jusqu’au Moyen Age chré- tien. Un
des plus précieux de ces commentateurs est le néo-platanicien Simplicius. On
compare les doctrines pour les opposer ou pour les fondre en un trés vaste et trés
accueillant syncrétisme; c’est le cas de Plutarque dans ses Moraka, de Sextus
Empiricus dans son livre : Contre les
Dogmatistes.
A la méme catégorie de témoignages il faut rattacher les Nuits attiques d’ Aulu-
Gelle, les Deipnosophistes d’ Athénée, le Florilége, les Eclogae physicae et
ethicae de Jean de Stobi ou Jean Stobée (v® s.). Parfois, ce sont des chrétiens,
comme Clément d’Alexandrie dans ses Strémates **, Ori- gène dans sa Réfutation de
Celse ***, Eusèbe, Lactance qui font de fréquentes allusions aux philosophes
anciens, pour les combattre le plus souvent, parfois pour chercher à les enrôler
dans leur parti.
3° A côté de ces historiens sccamonnela et systéma- tiques il faut mettre les
écrivains qui se sont appliqués à recueillir et à classer, par ordre de matière,
les opinions (86&0:, placita) des philosophes anciens. On les appelle les
doxographes. On trouvera dans P. Tannery **** un résumé des recherches effectuées
par Diels pour arriver a déter- miner, sinon à reconstituer, l’archétype de nos
documents doxographiques. En voici l'essentiel :
Le type même de l’écrit doxographique est le traité de Théophraste Sur les
Sensations, dont P. Tannery a donné une traduction en appendice à son livre : Pour
l’histoire de la Science hellène. L'auteur grec a suivi un classement méthodique et
présenté successivement les opinions des physiologues sur la question envisagée.
D’autres abrégés furent faits sur le modèle du Traité des Sensations et
copieusement utilisés, comme en témoignent le Pseudo-Plutarque, les œuvres des
auteurs ecclésiastiques : Théodoret, Irénée, Arnobe, saint Augustin, et celles de
Diogène Laërce. « Ces abrégés ont été composés aux dates les plus différentes
jusqu’à ceux qui nous sont parvenus...
* Voir E. Zeller : ouvrage cité, t. II.
** Strômates, ou livre des Mélanges, par analogie avec l’étoffe bigarrée des
couvertures (otre ui pa).
*** Voir Louis Rougier : Celse.
*#** P. Tannery : ouvrage cité.
16 INTRODUCTION
Il devait nécessairement arriver un moment où l’on sentit le besoin de refaire un
travail semblable à celui de Théo- phraste, suivant un ordre méthodique analogue,
mais pro- longé de façon à embrasser les temps postérieurs * ».
Ce recueil primitif, composé à la fin de l’époque alexan- drine, est perdu pour
nous. C’est une compilation assez banale, l’auteur ne possédant guère les qualités
que récla- mait la tâche entreprise. L'auteur des Placita, en juxtapo- sant,
arbitrairement souvent, les opinions des premiers savants ne pouvait que satisfaire
une curiosité intellectuelle ou fournir des arguments au scepticisme. Les chrétiens
y puisaient des arguments nombreux pour leur lutte contre Phellénisme. Aussi y a-t-
il nécessité urgente de n’accepter ces documents qu’avec prudence. Tannery insiste
sur la nécessité de la méfiance et l’opportunité de rétablir des liaisons entre des
systèmes qui s’opposent plus en appa- rence qu’en réalité.
Pouvons-nous maintenant attribuer un nom à cet auteur des Placita? Oui, celui
d’Aétius, auteur complètement inconnu, que l’on situe environ à la fin du 1° siècle
de notre ère. On est arrivé à l’identifier en comparant le Pseudo- Plutarque et le
premier livre des Eclogae de Jean Stobée; ce rapprochement a montré que les deux
auteurs avaient eu en main un ouvrage antérieur, tantôt copié littérale- . ment,
tantôt écourté, celui d’Aétius. Tout en convenant que Stobée a puisé à d’autres
sources (Arius Didymus, Héracléon ?), il reste désormais acquis que « c’est Aétius
et non Stobée ou le Pseudo-Plutarque qu’il convient de citer d’après les
Doxographes grecs ** ».
Encore Aétius n’est-il pas le rédacteur du Placita primi- tif, lequel serait un
intermédiaire entre Théophraste et Aétius. C’est donc dans les Opinions des
Physiciens (16 livres) et dans le livre Sur les Physiciens (18 livres) que le
premier auteur du Placita, puis Aétius ont puisé leurs renseigne- ments, complétés
par d’autres apports et si largement exploités par leurs successeurs. « Théophraste
deméure Punique source de tous les renseignements doxogra- phiques de l'antiquité
et la valeur de ces renseignements se doit estimer d’aprés le degré dont on peut
admettre qu’ils se rapprochent du texte de Théophraste *** », Mal- heureusement, à
cette source nous ne pouvons puiser
* P. Tannery : ouvrage cité, p. 21. ** Id.: ouvrage cité. xak Id. : ouvrage cité.
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INTRODUCTION 17
directement ; il faut la reconstituer et encore est-elle quelque peu sujette à
caution.
4° Mentionnons, pour mémoire, les Catalogues des Phi- losophes, tableaux des
successions chronologiques (ou dia- dochies) des différents philosophes *. Diogéne
Laérce, écrivain d’ailleurs sans grande autorité et de peu d’esprit critique, les a
utilisés dans sa Vies, doctrines et apo- phtegmes des Philosophes.
5° Enfin, avec le néo-platonisme se développa le goût pour les biographies
romancées, Porphyre, Jamblique, peut-être Apollonios de Tyane ** composérent des
vies de Pythagore, où le merveilleux le dispute à l’invraisem- blable.
On voit donc que, dans le matériel dont nous disposons pour l’étude des philosophes
présocratiques, tout est loin d’avoir la même valeur. Les témoignages suspects et
ten- dancieux sont plus nombreux que les témoignages authen- tiques. « Le matériel,
selon le mot de Robin, est peu abon- dant, plein de lacunes, souvent délabré. »
Disons enfin quelques mots sur les difficultés que l’on rencontre à établir la
chronologie des penseurs présocra- tiques.
Ératosthène, au 111° siècle, a essayé d’établir la succes- sion des rois. Peut-être
s’était-il aussi occupé des philo- sophes.
Après lui, au 11° siècle, Apollodore dans ses Chroniques en quatre livres ne mérite
pas beaucoup plus de confiance. Néanmoins le synchronisme qu’il établit permet,
malgré ses lacunes et ses invraisemblances, d’avoir une base de discussion. On
connaît son procédé : il s’attache à déter- miner l’acmè de chaque philosophe, soit
l’âge de qua- rante ans; ensuite il établit un système, plus ingénieux que précis,
de concordances avec les événements impor- tants de l’époque ou de la vie des
autres philosophes.
Pour chaque cas particulier, P. Tannery s’est livré à une méthodique discussion.
Cependant toutes ses conclusions n’ont pas été admises par ceux qui l’ont suivi. A
leur tour, les historiens modernes de la philosophie, soit parce qu’ils étaient en
possession d’autres données, soit qu’ils vou- lussent établir d’une manière plus
précise les rapports qu’ils discernaient entre les écoles ou les philosophes, ont
* Voir Tannery : ouv. cité, ch. II, Chronologie des Physiologues. ** M. Meunier :
Apollonios de Tyane ou le séjour d’un dieu parmi les hommes.
18 INTRODUCTION
parfois accru la confusion. Nous ne donnerons que les dates qui sont établies avec
une précision suffisante.
Comment, dans ces conditions, avons-nous conçu notre travail ? Voulant faire un
livre d’usage courant et d’un maniement facile pour les élèves et les étudiants, il
nous a fallu donner le pas aux préoccupations pédagogiques sur les scrupules à
proprement parler scientifiques. Nous ne pouvions entrer dans les discussions
infinies et les conjec- tures innombrables que suscitent tant de textes obscurs et
controversés. Des ouvrages spéciaux, dont quelques-uns sont des monuments de la
science contemporaine, ont été consacrés à cette tâche; on en trouvera la liste à
la biblio- graphie.
Nous n’avons pas cru, par contre, qu’il nous fût interdit d’introduire, svarmi les
textes authentiques ou les commen- taires autorisés, certaines pages apocryphes, si
elles complé- taient le tableau que nous nous proposions de donner. Par exemple,
sur le Pythagorisme, en dehors des doxographies, nous ne possédons aucun texte
acceptable. Néanmoins nous avons donné la traduction des Vers d’Or, afin qu’on pit
juger, sinon de ce qu'était la doctrine primitive, qui nous échappe encore, mais
tout au moins de opinion qu’on s’en faisait plusieurs siècles après son apparition.
Mais nous n’avons pas omis d’indiquer la date vraisem- . blable de cette
compilation; l'essentiel est que le lecteur soit prévenu de la qualité du
témoignage qu’on lui met sous les yeux. Ainsi avons-nous procédé à plusieurs
reprises. Nous avons aussi laissé de côté les textes plus scientifiques que
philosophiques et on ne manquera pas de remarquer que nous n’avons pas parlé des
médecins dont le rôle, signalé par Gomperz, fut si grand.
Bien entendu, nous avons cherché à nous entourer de toutes les garanties
souhaitables. En terminant, il nous est agréable d’adresser nos remerciements à
notre collègue, M. Capelle, professeur honoraire au Lycée Saint-Louis, qui a bien
voulu nous aider de ses conseils et revoir notre texte.
Jean VOILQUIN.
BIBLIOGRAPHIE
A) OUVRAGES GÉNÉRAUX : Bréhier : Histoire de la Philosophie ancienne. A. et M.
Croiset : Histoire de la Littérature grecque. Gomperz : Les Penseurs grecs, t. I,
Payot. F. Nietzsche : La Naissance de la philosophie (Trad. Bianquis, Gallimard).
A. Rey: La Jeunesse de la Science grecque (Renaissance du Livre). A. Rivaud : Les
grands courants de la pensée antique (A. Colin). L. Robin : La Pensée antique
(Renaissance du livre). P. Tannery : Pour l’histoire de la science hellène. E.
Zeller : Philosophie des Grecs (Traduct. Boutroux. T. I, IT).
B) TEXTES :
Mullach : Fragments des Philosophes grecs (Firmin-Didot, 3 vol.). Diels : Fragments
de Vorsokratiker Berlin (2° édit.).
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LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
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CHAPITRE PREMIER
LES DÉBUTS DE LA RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE
LES SEPT SAGES
Nous donnons ici, à titre purement indicatif et documen- taire, un certain nombre
de réflexions, de maximes et de prescriptions attribuées aux Sept Sages.
L’authenticité de ces préceptes n’est nullement établie; telle sentence est
indifféremment attribuée à l’un ou à l’autre de ces Sages. Ces maximes comportent
des éléments postérieurs et des proverbes d’origine inconnue; ce sont des
observations isolées, des conseils de prudence et de morale qui ne dépassent pas la
sagesse pratique et ne témoignent pas d’une réflexion philosophique approfondie. «
Pas de dis- cussion, pas de raisonnement, des vérités nettement for- mulées, qu’on
suppose évidentes par elles-mêmes, ou fon- dées sur quelque autorité divine. »
(Janet et Séailles.) Leur mérite est seulement de montrer les débuts de la pensée
grecque, quand elle s’applique au problème de la conduite de la vie. Presque tous
ces sages passent pour avoir été des législateurs.
Le nombre de Sept Sages est évidemment symbolique. Mais quatre d’entre eux
seulement figurent dans toutes les énumérations : Thalès, Pittacos, Bias, Solon. «
Dicéarque en nomme six autres, parmi lesquels il en choisit trois : Aristodéme,
Pamphile, le Lacédémonien Chilon, Cléobule, Anacharsis et Périandre. D’autres
ajoutent Acousilaos, Caba ou Scala, un Argien. Hermippe, dans son livre sur les
Sages, dit qu’ils furent dix-sept et que chacun en choisit sept selon ses
préférences. » (Diogéne Laérce).
Diogène Laérce a fait figurer dans sa liste, en plus des quatre précédents :
Chilon, Cléobule, Myson, Anacharsis, Périandre, Epiménide, Phérécyde.
24 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
« Une légende, qui avait déjà cours au temps de Platon, supposait que les
personnages ainsi désignés avaient été célèbres à une même date précise. Cette date
avait été fixée par Démétrios de Phalère sous l’archontat de Damasias, qui, d’après
les marbres de Paros, correspond à Olympiade 48,3 = 586 avant J.-C. » (P. Tannery).
Les maximes que nous donnons ci-dessous sont celles que nous a rapportées Démétrios
de Phalére. Elles figurent avec d’autres recueils dans Mullach.
BIBLIOGRAPHIE
Voir P. Tannery : ouv. cité. La chronologie des Physiologues (ch. IT). — Genaille :
Traduction de Diogène Laërce (Garnier, édit.).
DEMETRIOS DE PHALÈRE!
APOPHTEGMES DES SEPT SAGES
I. — Cléobule de Lindos, fils d’Evagoras, a dit : La mesure est la meilleure des
choses. — Il faut res- pecter son père. — Prenons soin de nous bien porter de et
d’âme. — Il faut aimer écouter, mais non pas tout indistinctement. — Il convient de
savoir beaucoup, non d’ignorer. — Aie une langue bienveillante. — C’est le propre
de la vertu et le contraire de la méchanceté que de détester l'injustice. — Observe
la piété. — Donne à tes concitoyens les meilleurs conseils. — Tiens ta langue. — Ne
fais rien avec violence. — Éduque tes enfants. — Adresse des prières à la fortune.
— Mets un terme à tes haines. — Considére comme un ennemi public quiconque hait le
peuple. — En présence d’autrui, il ne faut ni se iller avec sa femme, ni la
caresser; la premiére attitude est la plus mauvaise, mais la seconde t conduire à
une folle passion. — Ne châtie pas tes esclaves quand ils sont en état d'ivresse;
sinon on te croira ivre toi-même. — Marie-toi avec une femme de même condi- tion
que toi; si tu en prends une plus riche, ce sont des
maîtres que tu auras, non des parents. — N’enco pas le moqueur par tes sourires. Tu
te feras détester de ceux qu’il raille. — Dans la bonne fortune, ne te montre
pas orgueilleux; dans la mauvaise, ne t’humilie pas.
II. — Solon l’Athénien, fils d’Exécertidés, a dit :
Rien de trop. — Ne siége pas comme juge, autrement tu seras hai de celui que tu
auras fait condamner. — Fuis le plaisir qui engendre la tristesse. Observe
scrupuleu- sement l’honnêteté dans ta conduite; elle est préférable
26 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
même à la parole donnée. — Scelle tes paroles par le silence et le silence même les
circonstances. — Ne
mens pas, dis la vérité. — Ne te consacre qu’à ce qui est honnête. — Ne prononce
pas des paroles plus justes que tes parents. — Ne t’empresse pas trop d’acquérir
des
amis; quand tu en possédes, ne les repousse pas aprés épreuve. — Quand tu auras
appris à obéir, tu sauras commander. — Si tu juges bon que les autres te rendent
des comptes, consens à en rendre toi aussi. — A tes concitoyens conseille non ce
qui est le plus agréable, mais ce qui est le meilleur. — Ne te montre insolent. —
Ne fréquente pas les méchants. — Consulte les dieux. — Respecte tes amis. — Honore
tes parents. — Prends la raison comme guide. — Ne dis pas tout ce que tes yeux ont
vu. — Quoi que tu saches, consens à te taire. — Sois doux envers les tiens. —
Conjecture ce qui est invisible, d’aprés ce qui est visible.
hg — Chilon le Lacédémonien, fils de Damagétès, a dit :
Connais-toi toi-même. — En buvant, garde-toi de parler beaucoup; tu ne manquerais
pas de commettre des fautes. — je menace pas les hommes libres; c’est inconvenant.
— Ne médis pas d’autrui; sinon tu enten- dras des réflexions qui ne te plairont
pas. — Va lentement, si c’est pour festoyer avec tes amis; en toute hâte, si c’est
pour secourir leurs infortunes. — Célèbre tes noces à peu de frais. — Attends la
mort d’un homme pour le proclamer heureux. — Respecte tes aînés. — celui qui
s’occupe indiscrètement des affaires d’autrui. — Mieux vaut une perte qu'un gain
honteux; dans le pre- mier cas, tu n’auras à taffliger qu’une fois, dans le second,
toujours. — Ne ris des malheureux. — Si tu es robuste, tiens-toi tranquille; les
autres te respecteront plus qu’ils ne te craindront. — Dirige bien ta propre
maison. — Que ta langue ne devance pas ta raison. — Modère ta colère. — En chemin,
ne te hâte pas d’avancer, ni de lever la main; c’est l’attitude d’un fou. — Obéis
aux lois. — Si tu as subi une injustice, réconcilie-toi avec l’auteur; si c’est un
outrage, venge-toi.
IV. — Pittacos de Mityléne® a dit :
Sache discerner le moment favorable. — Ce que tu projettes de faire, ne le dis pas,
car si tu ne réussis pas, on rira de toi. — Aie des amis. — Ce que tu reproches
A SO —
RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE 27
à autrui, ne le fais pas toi-même. — Ne fais pas des
es à un malheureux; c’est alors qu’intervient la vengeance divine. — Rends ce qu’on
t’a confié. — Sup- porte les petits inconvénients que les autres te causent. — Aime
ton prochain, même si tu lui es légèrement inférieur. — Ne dis pas du mal d’un ami,
ni du bien d’un ennemi; c’est là signe d’irréflexion. — Grand avan- tage que de
discerner le futur : le passé est assuré, l’avenir incertain. — La terre est sûre,
la mer ne l’est pas. — Le gain insatiable. — Acquiers l’honnêteté. — Tâche de
montrer du respect. — Aime l’instruction, la modération, la prudence, la vérité, la
bonne foi, l’expérience, l’adresse, la compagnie d’autrui, l’exactitude,
l’application aux soins de la maison, l’art, la piété.
V. — Thalès de Milet a dit :
Fais des promesses ; la faute n’est pas loin. — Souviens- toi de tes amis, qu’ils
soient absents ou présents. — N’embellis ton extérieur; c’est ton genre de vie
qu’il faut t’embellir. — Ne t’enrichis pas malhonnête- ment. — Prends — de te
rendre odieux par tes paroles à ceux qui sont liés à toi par serment. — N'hésite
pas à flatter les auteurs de tes jours. — Rejette tout ce qui est malhonnéte. — Les
bons offices que tu auras accordés à tes parents, attends-toi à les recevoir dans
ta vieillesse de tes enfants. — Il est difficile de connaître le bien. — La pius
grande satisfaction est d’obtenir ce qu’on désire. — L’oisiveté est pénible. —
L’intempérance est un mal. — L/’ignorance est un lourd fardeau. — Apprends et
enseigne ce qui vaut le mieux. — usse loisiveté, méme si tu es riche. — Cache ton
bonheur, pour éviter de provoquer la jalousie. — Fais en sorte de ne pas sus- citer
la compassion. — Fais preuve de mesure. — Garde- toi de donner à tous
indistinctement ta confiance. — Si tu commandes, gouverne-toi toi-méme.
VI. — Bias de Priéne’, fils de Teutamidès, a dit: |
La plupart des hommes sont malhonnétes. — I] faut te regarder dans un miroir : si
tu te trouves beau, agis honnêtement; si tu te trouves laid, corrige par l’honnê-
teté de ta conduite l’imperfection de la nature. — Mets de la lenteur pour aborder
une entreprise; mais, le travail commencé, poursuis-le avec énergie. — Déteste la
précipitation et le bavardage, tu éviteras ainsi des fautes, car on ne tarde pas à
regretter ces défauts. — Ne
28 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
sois ni sot ni méchant. — Ne commets pas d’imprudence. — Aime la prudence. — Au
sujet des dieux, dis qu’ils sont des dieux. — Réfléchis à ce que tu fais. — Sois un
auditeur complaisant. — Parle à propos. — Si tu es pauvre, ne reprends les riches
que si tes reproches sont particulièrement utiles. — Prends les gens par la persua-
sion, non par la violence. — Quand tu fais une bonne action, rapportes-en la cause
aux Dieux, non à toi. Adolescent, applique-toi à l’action, vieillard, à la sagesse,
— À ton travail tu apporteras de la mémoire ; à ton caractère de la noblesse; à tes
efforts de la modération; à tes craintes de la pes tu corrigeras la richesse par
l'amitié; tu mettras de la loyauté dans tes paroles, de la bienséance dans ton
silence, de l’équité dans tes juge- ments; dans tes entreprises hardies un courage
dans tes actes de la puissance, dans la gloire de l'autorité, dans ta nature de la
noblesse.
VII. — Périandre, Corinthien 4, fils de Cypsélos, a dit :
L’étude embrasse tout. — Le repos est une bonne chose. — La témérité est
dangereuse. — Un gain honteux constitue une accusation pour notre nature. — La
démo- cratie est préférable à la tyrannie. — Les plaisirs sont mortels, les vertus
immortelles. — Dans le bonheur, montre de la mesure; dans l’adversité, de la idence
— Il vaut mieux mourir dans l’économie que vivre dans le besoin. — Montre-toi digne
de tes parents. — Pendant ta vie, tâche qu’on te donne des louanges et qu'après ta
mort, on juge que tu as été heureux. — Sois le même pour tes amis heureux ou
malheureux. — Transgresse les mauvais engagements que tu as pris malgré toi. — Ne
di e pas les entretiens secrets. — Fais des reproches avec l’idée que, dans peu de
temps, tu deviendras un ami pour ceux à qui tu les adresses. — Sers-toi des lois
anciennes, mais d'une nourriture fraîche. — Non seule- ment châtie les coupables,
mais empêche-les de faire des fautes. — Cache tes malheurs pour ne pas donner de
sujet de joie à tes ennemis.
— — nr rapes
ES fs” D D su o PE jt
L’ORPHISME
Nous ne pouvons nous étendre sur la question, si diffi- cile et si controversée, de
l’Orphisme et des Mystères. On en trouvera les éléments essentiels dans les livres
de P. Foucart, de V. Magnien. Les pages, déjà anciennes, de Jules Girard sur le
sentiment religieux en Grèce peuvent encore être consultées avec profit.
Il nous suffira de dire, en quelques mots, ce qu’est au vie siècle l’Orphisme et
d’indiquer les rapports qu’il a vraisemblablement entretenus avec la pensée
philoso- phique. En faisant figurer ici quelques poèmes dits or- phiques et tout en
tenant compte des apports, postérieurs au VI°? siècle, qu’ils renferment, nous
aurons marqué un des points de départ de la pensée proprement philoso- phique.
Les sources de l’Orphisme peuvent être cherchées d’abord dans une idée familière à
l’esprit grec, celle de Yexpiation, qui, de bonne heure, préoccupe l’esprit des
Hellènes ; ensuite dans le culte des héros.
J. Girard a ingénieusement indiqué les rapports existant entre les divinités
chtoniennes Déméter et Corè, et les cultes d’Apollon et de Dionysos. Dès l’origine,
nous assis- tons à ce phénomène de rapprochement, de fusion entre les données
mythologiques, de syncrétisme en un mot qui se manifeste à toutes les périodes de
l’histoire du peuple grec et qui trouvera, à Pépoque alexandrine, son plus complet
épanouissement.
Même à son éveil, Pesprit humain ne peut manquer d’être frappé par les alternances
de sommeil et de réveil que lui offrent la vie des hommes et les phénomènes de la
nature. Avec leurs dispositions à l’anthropomorphisme, les Grecs les expliquent par
les aventures des divinités infer- nales, Déméter et sa fille, qui sont en même
temps les dis-
30 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
pensatrices des biens de la terre. Du fait même de leurs attributions premières,
elles devaient promptement devenir pour l’homme les déesses de la vie et de la
mort. On en dirait tout autant d’Apollon et de Dionysos qui, sous le nom d’Iacchos,
allait prendre dans les Mystères une place si importante. Le premier, dieu du
Soleil, ne tarde pas à apparaître comme la divinité qui, par l’ardeur de ses
rayons, tue aussi bien qu’elle vivifie. Dionysos, dieu de la vigne qui en hiver
semble morte, mais reverdit et fleurit au printemps, est en même temps le dieu du
vin, source de l’enthousiasme, et symbolise aux yeux des Grecs le prin- cipe
vivant, l’âme immortelle. De la son rôle dans les Mys- téres. Apollon et Dionysos
sont inséparables dans leur célé- bration.
Quelque opinion que l’on professe au sujet de l'influence des Mystères sur la
philosophie grecque, on ne saurait nier leur importance dans la vie hellénique,
importance partout attestée, et l’effort qu’ils représentent pour constituer, aux
côtés de la religion officielle, un culte différent et inspiré de hautes
préoccupations morales. Leur affinité avec le mouvement pythagoricien n’est pas
contestable. Les noms d’Orphée, de Musée, d’Épiménide ‘, de Zalmoxis* té- moignent
de leur extension progressive. Plus tard, Empé- docle (Voir ses xxðapuot) et Platon
lui-même doivent beau- coup, sinon à linspiration directe, du moins à l’influence
générale de l’Orphisme et des Mystères et surtout à la théorie de la purification.
Possédons-nous des témoignages nous permettant de saisir, non pas exactement les
traits liturgiques ou propre- ment religieux des Mystères, mais leur caractère
spirituel et philosophique ? Il faut avouer ici notre dénuement. Nous possédons
bien, sous le titre général d’hymnes or- phiques (Orphica), des compositions qui
sont manifeste- ment d’une époque postérieure 4 celle qui nous intéresse. Elle nous
ont été transmises soit par des commentateurs comme Proclus, qui est du v® siècle
après J.-C., soit par des écrivains chrétiens. Ces écrits sont donc suspects et ne
sauraient être attribués à un personnage purement my- thique, comme Orphée. Ils
sont l’œuvre de faussaires et on y découvre des idées qui sont loin d’être
primitives. On ne les consultera donc qu’avec toutes les précautions néces- saires.
Nous ne donnons la traduction de quelques hymnes, d’après l’édition Mullach, qu’à
titre purement documen- taire. On y retrouvera cependant, selon J. Girard, deux
traits qui peuvent être assez anciens : une tendance ou pan-
wA © co
RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE 31
théiste ou monothéiste qui consiste à concevoir les nom- breuses divinités que
distinguait la religion comme les diverses expressions de la vie universelle
circulant dans la nature et, en morale, un idéal de pureté et de bonheur pro- posé
4 tous les hommes.
BIBLIOGRAPHIE
Paul Foucart : Les Mystères d’Eleusis.
V. Magnien : Les Mystères d’Eleusis.
Jules Girard : Le sentiment religieux en Grèce.
E. Schuré : Les Grands Initiés (Orphée) (Perrin).
LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE. 2
HYMNES ORPHIQUES
I
J’adresserai mes paroles à ceux qui ont droit à cette révélation; fermez les portes
à tous les non-initiés, sans distinction ; mais toi, préte-moi ton attention,
Musée’, fils de la lune brillante. Je dirai la vérité et puissent les pensées
précédemment admises dans ton cceur ne pas te priver de la vie précieuse. Contemple
le verbe divin et prends la première place; applique toute la force intelli-
ente de ton âme, puis avance-toi, comme il faut, dans ’étroit sentier et considère
l’unique roi du monde. Il est un, il existe par lui-même et toutes choses sont nées
de lui seul. Il se meut à travers l’univers; nul mortel ne le voit, mais il les
voit tous. C’est lui qui leur confère, après le bonheur, le malheur, la guerre
sanglante et les douleurs affligeantes. En dehors de ce grand roi, il n’en est pas
un second. Pour moi, je ne le vois pas : un nuage le dissi- mule aux regards. Car
les yeux des mortels n’ont tous que des prunelles mortelles, impuissantes pour
apercevoir Zeus, maitre de l’univers. Il s’appuie sur le ciel d’airain, prend place
sur un tréne d’or, marche sur la terre et étend sa dextre en tous sens jusqu’aux
bornes de l'Océan; autour de lui frémissent les hautes montagnes, les fleuves : les
profondeurs de la mer aux flots d’azur, couronnés
*écume.
J’adresserai mes paroles à ceux qui ont droit à cette révélation. Et vous, les non-
initiés, fermez vos oreilles et fuyez les prescriptions de la loi divine imposée à
tous. Toi, cependant, écoute, Musée, fils de la lune brillante.
RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE 33
Je vais te révéler la vérité et puissent les pensées, précé- demment admises dans
ton cœur, ne pas te priver de la vie précieuse. Regarde le verbe divin et prends la
pre- mière place; utilise toute la force intelligente de ton âme, puis engage-toi,
comme il faut, dans l’étroit sentier; contemple le seul créateur du monde, celui
qui ne subit pas la mort. L’antique parole s'applique à lui dans tout son éclat.
Seul il est parfait et c’est par lui que tout s'achève. Il se meut À travers tout
l’univers. Aucun esprit mortel ne le voit et on le voit par la seule intelli- ce.
De lui-même il ne confère pas aux hommes, après e bonheur, le malheur’; mais la
reconnaissance et l'amour laccompagnent, ainsi que la guerre et la peste et les
souffrances affligeantes. En dehors de lui, il n’y a pas d’autre dieu. Et toi, si
tu le voyais, tu verrais sans peine toutes choses; ici, sur terre, je te ferai
signe auparavant, quand j’apercevrai les traces et la main robuste du dieu
puissant. Lui-même, je ne le vois pas ; un nuage le dérobe à mes regards, seul
obstacle pour moi, tandis que, pour tous les hommes, les dix replis du ciel
interceptent sa vue’. En effet, aucun mortel ne peut voir le maitre des hommes, à
l'exception de quelque descendant de la race chaldéenne 7°; car celle-ci
connaissait la marche du soleil, et le mouvement du ciel autour de la terre et que
le ciel accomplit sa révolution circulaire et régulière autour de son axe. C’est
lui qui gouverne les vents dans les régions de l’air et des courants marins et qui
fait appa- raître, sous un choc violent, l’éclat du feu. Il s’appuie à nouveau sur
le ciel immense et prend place sur un trône d’or; ses pieds touchent la terre et 1l
étend sa dextre jusqu’aux bornes extrêmes de l’Océan; sous le coup de sa colère,
les racines des monts tremblent profondément et ne peuvent soutenir sa force et sa
violence. Il est entière- ment céleste, et, en même temps, il accomplit tout sur la
terre, possédant seul le principe, le milieu et la fin. Tel est le langage des
anciens; c’est ainsi que le fils des forêts l’a représenté, après avoir saisi en
esprit la double loi. Voilà la seule façon juste de s’adresser à lui, je tremble
dans mes membres et dans mon esprit. Il règne de haut et impose son ordre. O fils,
approche-toi en esprit, tiens bien ta langue et laisse pénétrer dans ton cœur la
révélation.
EUSÈBE : Praepar. Evan., XIII.
34 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
Maitre de l’éther et de l’Hadès, de la mer et de la terre, toi qui, de ton
tonnerre, ébranles la solide demeure de POlympe; toi devant qui frissonnent les
daimones 1; toi que redoute l’assemblée des dieux; toi à qui obéissent les Parques,
tout inexorables qu’elles soient; toi qui, sans être soumis à la mort, es à la fois
père et mère et qui agites toutes choses par l’effet de ta colère; toi qui mets en
mouvement les vents et couvres tout de tes nuages, sillonnant de tes éclairs
l’éther immense. C’est sur ton ordre immuable que les astres parcourent
harmonieuse- ment le ciel; auprès de ton trône ardent se tiennent des messagers
empressés qui ont pour mission de s’enquérir sur tout ce que font les mortels. Ton
printemps, dans sa nouveauté, resplendit de la pourpre des fleurs; ton hiver
survient avec ses froides brumes et Bromios *, transporté par l'ivresse bachique,
distribue tes fruits d’automne, puis décerne au dieu le nom de Maitre Universel,
d’Impé- rissable, d’Immortel, nom divulgué aux seuls immortels. Viens, toi le plus
grand des dieux, dans le cruel besoin qui me presse; viens, redoutable, invincible,
grand, incor- ruptible, toi que l’éther entoure de toutes parts.
CLEMENT D’ALEXANDRIE : Strômates, V.
IV
Hélios, à qui l’on donne aussi le surnom de Dionysos. Toi seul es Zeus, toi seul
Orcus, toi seul Hélios, toi seul Dionysos, toi seul es dieu entre tous; pourquoi
t’appeler ainsi de tous ces noms différents ?
MACROBE : Saturnales, I, 18.
V
Je te conjure par le ciel, œuvre du dieu grand et puis- sant, je te conjure par la
voix de ton père, cette voix qu’il a fait entendre pour la première fois, quand par
sa volonté il a créé le monde.
Par les créateurs éternels des Immortels, le feu et Peau, la terre et le ciel et la
lune et par le soleil, le puissant Phanès ! et la sombre nuit. |
JUSTIN (LE MARTYR) : Cohortationes.
OR CO D se E Ba Es" Su DR B- yr ~~ DD 27 yp.
D cme i ss ea Ent EN GE SE" Be COS” Et ET EM EJ WE
RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE 35
VI
Voici ce que le père universel a fait dans l’antre obscur :
Le corps entier de Zeus contient les hauteurs brillantes du vaste éther et du ciel,
l’immensité de la mer stérile et de la terre glorieuse, ainsi que le d océan et le
Tartare, profondeurs de la terre, et les fleuves; et la mer sans limites, et tout
le reste; tous les Immortels, les dieux et les déesses bienheureux, et tout ce qui
était né et tout ce qui devait naitre par la suite. Dans le ventre de Zeus, tout
avait grandi ensemble.
Zeus est le premier, Zeus est le dernier maitre de la foudre. Zeus est la téte,
Zeus est le milieu, Zeus est l'origine de tout, Zeus est mâle, Zeus est une vierge
immortelle; sur Zeus reposent la terre et le ciel étoilé; Zeus est le souffle
universel; Zeus est la violence du feu infatigable; Zeus est le fondement de la
mer, Zeus est le soleil et la lune, Zeus est roi, Zeus est lui-méme le premier
principe de toutes choses. Il est la seule puis- sance, le seul dieu, le puissant
maitre de tout, le seul corps royal, en qui tout se meut : le feu et l’eau, la
terre et l’éther, la nuit et le jour, et Métis [la crainte], le pre- mier ancétre,
et Erés au charme puissant. Car tout est contenu dans le corps puissant de Zeus. Sa
téte et son visage merveilleux à la vue apparaissent sous la forme du ciel
éclatant, auquel sont suspendues les chevelures dorées des comètes brillantes,
splendides aux regards. Sur les deux tempes, il porte deux cornes de taureau
dorées, l'Orient et l’Occident, voies des dieux du ciel. Ses yeux sont le soleil et
la lune, qui lui fait face. Son esprit, inaccessible à l'erreur, est l’éther royal
et immortel grâce auquel il entend et remarque tout; il n’est ni le, ni son, ni
bruit, ni rumeur qui échappe aux oreilles de Zeus, le trés puissant fils de Cronos.
Telle est sa téte immortelle, telle est sa pensée; quant a son corps, il brille
comme le feu; il est sans limites, inéb ble, immobile, robuste, d’une extrême
puissance. Les épaules, la poitrine et le vaste dos du dieu sont constitués par
lair qui étend au loin sa puissance; les ailes lui ont poussé, grâce auxquelles il
vole vers toutes choses; son ventre sacré est formé par la terre, mère de tout, par
les sommets élevés des montagnes; la ceinture qui lui tient la taille est faite des
grosses vagues de la ner retentissante et de
36 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
l'élément liquide; ses extrémités se confondent avec les entrailles de la terre, le
Tartare spacieux, et les limites extrêmes de la terre. Après avoir tout plongé dans
l’ombre, de nouveau il expose tout à la joyeuse lumière qui émane de son sein
sacré, accomplissant de terribles exploits.
Evsèses : Praepar. Evang.
PYTHAGORE ET LES PYTHAGORICIENS DES VIe ET Ve SIÈCLES
Nous ne savons rien de précis sur Pythagore. M. Isidore Lévi a essayé, avec une
patience infinie, de déméler les origines et les sources de la légende qui
dissimule à nos investigations cet homme mystérieux, quand vers la fin du Ier
siècle impérial, la philosophie, surtout platonicienne et stoicienne, lavait déjà
surchargée d’interprétations sym- boliques. Tout en lui était merveilleux : la
naissance, basée sur la théorie des deux natures; la rencontre du jeune pro- dige
et de Thalès; les voyages en Égypte, le retour à Samos, l’expatriation, la descente
dans l’antre de l’Ida, l’arrivée en Italie avec l’épisode miraculeux des pêcheurs;
le récit de l’assemblée de Crotone !‘, la prédication aux Mille qui renoncent à
leurs concubines, et aux jeunes gens qui fondent la société communiste; la
confession d’Aba- ris #, le sage hyperboréen; la persécution du tyran ipa laris;
enfin le départ de Crotone pour Métaponte ** pour couronner le tout, l’ascension de
Pythagore et — sa réapparition. Et encore ne parlons-nous pas de tous les miracles
qu’on lui attribue généreusement.
Bien entendu, la critique moderne a cherché à deviner les faits réels que cachaient
ces affabulations et à remonter de proche en proche jusqu’aux Pythagoriciens qui
auraient pu recueillir sur le Maitre les données les moins suspectes. Mais il faut
bien convenir que, déjà pour Aristote, Pytha- gore est devenu un personnage tout
entouré des brumes de la légende. Celle-ci s’est accréditée presque aussitôt après
sa mort, et dès le temps même d’Empédocle et d’Hérodote, qui lui sont de peu
postérieurs. A la seconde génération pythagoricienne, la personnalité de Pythagore
disparaît sous les récits romanesques.
Selon toute vraisemblance, Pythagore naquit à Samos et sa mort semble devoir être
placée vers la fin du premier
38 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
tiers du ve siècle. Pourquoi vint-il en Italie ? On ne saurait le dire. Si on lui
attribue, ainsi que certains n’ont pas craint de le faire, Anaximandre et Phérécyde
:’ comme maîtres, on se heurte à des impossibilités chronologiques. Peut-être alla-
t-il en Perse, où il se rencontra avec le sage Zaratas (Zoroastre ?) #*, A Crotone,
en Grande Grèce, où il débar- qua, il commença son œuvre d’apostolat, signe que des
idées étaient arrêtées avant sa venue en Italie. Des disciples accourent de Grande
Grèce, de Sicile, de Rome même, pour recevoir son enseignement. Des associations
pytha- goriciennes ne tardent pas a se fonder; elles s'étendent et, s’il faut en
croire la tradition, elles s’ouvraient même aux femmes — la fameuse Théano en
aurait fait partie — et aux étrangers.
Pythagore passait depuis longtemps pour un thauma- turge, un intermédiaire entre
les dieux et les hommes, en un mot un daimone. Ce qui n’empécha pas un Crotoniate,
de bonne famille, d’attaquer la maison de Milon : où se tenaient les assemblées de
la secte. Pythagore se serait alors retiré à Métaponte. Maintes versions sont
rapportées rela- tivement à sa mort.
Pythagore n’a rien écrit et il ne subsiste rien des ouvrages contemporains de
l’enseignement du maître. Nous donnons cependant les Vers dorés, bien que nul ne
puisse s’imaginer aujourd’hui qu’ils soient à mettre au compte de Pythagore. C’est
une composition du 111° ou du Iv® siècle de notre ère. On les a souvent traduits,
accompagnés ou non du com- mentaire d’Hiéroclés *. Par eux, il est possible, avec
toutes les réserves d’usage, de se rendre compte de l’enseignement donné au point
de vue moral dans les cercles pythagori- ciens.
Quelle fut la science de notre philosophe ? On lui attribue certaines connaissances
en astronomie et on lui fait un mérite d’avoir démontré le théorème qui porte son
nom, vraisemblablement selon la méthode classique, en utilisant l’égalité de
surfaces obtenues au moyen de triangles auxi- liaires. Mais n’est-on pas tenté de
lui imputer des décou- vertes qui appartiennent bien plutôt à la seconde généra-
tion du Pythagorisme ? Car le mouvement de Crotone fut suivi d’autres, analogues,
et l’association ne put se mainte- nir qu’à Rhégion °! et à Tarente. Archytas **
vécut dans cette dernière ville; c’est à Thèbes, par contre, qu’enseigna, quelques
années plus tard, Philolaos *.
Si notre objet était d'étudier, en même temps que les débuts de la philosophie
grecque, les premiers essais de la
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RÉFLEXION MORALE ET PHILOSOPHIQUE 39
science hellène, nous aurions beaucoup à dire sur le rôle du Pythagorisme dans le
développement de cette dernière. Nous ne pouvons que renvoyer aux ouvrages spéciaux
(Tannery, Rey).
Bornons-nous donc à des conclusions générales :
On distingue si peu Pythagore de ses contemporains et de ses successeurs
qu’Aristote a pris l’habitude de les dési- gner d’une manière générale par
l’expression de Pythago- riciens. Avant le we siècle que leur doit-on ? Des
conseils moraux très connus et des spéculations portant sur l’arith- métique, la
géométrie, la physique et la cosmologie.
En mathématiques, les Pythagoriciens ont spéculé sur les nombres. En un sens, et
comme il fallait s’y attendre, leur conception est assez archaïque et relève, pour
une bonne part, de la magie. « Tout est nombre », proclament- ils. Le nombre est la
raison de tout. On voit l’origine de cette notion : les figures immobiles, comme
les mouvements des astres, les sons eux-mêmes se prêtent à des mesures différentes;
l’enciume elle-même frappée par des marteaux de poids différents produit des sons,
dont les hauteurs seraient, d’après Pythagore, proportionnelles au poids des
marteaux. D’autre part, les nombres des Pythagoriciens sont une réalité concrète et
s’identifient avec l’espace. De là viennent les décompositions des figures
spatiales et la découverte, par l’équerre, des groupements de nombres qui les
constituent. Il n’y a qu’un pas à franchir pour attri- buer aux nombres une valeur
morale : la justice sera repré- sentée par le nombre 4 ou par le nombre 9, qui sont
des carrés, c’est-à-dire l’équilibre parfait.
Les Pythagoriciens ont spéculé également sur le pair et Pimpair. L’impair est
l'unité indivisible; le pair, au contraire, peut étre divisé indéfiniment. Ici
apparait la notion d’illimité, qui sera de la plus grande conséquence. « Ce que le
Pythagorisme a découvert et qui est d’une importance première, aussi bien en
géométrie (l’irration- nelle) qu’en arithmétique (la dichotomie, la division par
deux à l’infini), c’est le processus qui n’a pas de terme, qui, par définition, par
essence, n’a pas de fin, qui fait entrer l'infini dans la science du nombre. »
(Rey.)
Or c’est précisément contre ces deux notions que l’Éléa- tisme par la voix de Zénon
dressera ses fameux arguments. Pour Zénon, les notions de divisibilité et de
grandeur indi- visible sont madmissibles, parce qu’elles sont contradic- toires.
C’est donc parce qu’il rejetait la philosophie du nombre et celle du sensible,
identifié avec le nombre, que
40 LES PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE
l’Éléatisme a entamé contre le Pythagorisme une lutte si ardente.
En géométrie, la distinction entre le nombre et la confi- guration ou élément de
configuration géométrique n’est pas accomplie. Bien au contraire, le nombre se lie
tout naturellement aux figures, comme il est naturel aux époques primitives où
l’abstrait n’est pas encore conçu dans sa pureté. Il y a cependant, chez les
Pythagoriciens, les premiers éléments d’une science géométrique, c’est-à- dire un
ensemble de réflexions spéculatives, et non plus de recettes pratiques et
empiriques, sur les lignes, les surfaces et les volumes.
La physique pythagoricienne a été poussée moins loin. Elle se caractérise par le
dualisme des couples pair-impair, clair-obscur, lumières-ténèbres, et s’oppose
ainsi au mo- nisme matérialiste des Ioniens.
Pour terminer, disons que le Pythagorisme primitif dis- tingue essentiellement deux
régions : la céleste, où les corps formés de quintessence sont incorruptibles, et
la sublu- naire, où règnent le changement, la naissance et la mort.
BIBLIOGRAPHIE
Chaignet : Pythagore et la philosophie pythagoricienne, 1874.
Delatte : Etudes sur la littérature pythagoricienne, 1915.
I. Lévi : Recherches sur les sources de la légende de Pythagore. La légende de
Pythagore.
E. Schuré : Les grands Initiés (Pythagore).