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Technè

La science au service de l’histoire de l’art et de la


préservation des biens culturels

42 | 2015
Science et conservation
Brigitte Bourgeois, Marie Lionnet, Lorraine Mailho et François Mirambet
(dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/techne/6406
DOI : 10.4000/techne.6406
ISSN : 2534-5168

Éditeur
C2RMF

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2015
ISBN : 978-2-7118-6249-8
ISSN : 1254-7867

Référence électronique
Brigitte Bourgeois, Marie Lionnet, Lorraine Mailho et François Mirambet (dir.), Technè, 42 | 2015,
« Science et conservation » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 16 avril 2021.
URL : http://journals.openedition.org/techne/6406 ; DOI : https://doi.org/10.4000/techne.6406

Ce document a été généré automatiquement le 16 avril 2021.

La revue Technè. La science au service de l’histoire de l’art et de la préservation des biens culturels est
mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation
Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
1

SOMMAIRE

Éditorial
Isabelle Pallot-Frossard

I. Dossier. Documenter la restauration : sources anciennes d'une pratique


moderne

« Instruire par les yeux. » Une documentation graphique précoce dans le domaine des
antiques (XVIIIe-XIXe siècles)
Brigitte Bourgeois

La restauration des antiques dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : à propos de la


restauration du Mars d’Orsay (musée du Louvre) par Thomas Jenkins
Martin Szewczyk

Restauration et documentation à Rome dans les années 1830. Le cas des vases grecs
Marie-Amélie Bernard

Le recueil de dessins d’Alfred André, une source inestimable pour l’histoire de la


restauration des émaux peints de Limoges au XIXe siècle
Olga Kurovets et Françoise Barbe

La restauration au Louvre du retable du Jugement dernier de Roger van der Weyden


(1876-1878) : un rare cas de documentation photographique
Claire Gerin-Pierre et Isabelle Cabillic

Documenter pour l’avenir : la campagne de restauration des dessins d’Ingres du musée de


Montauban (1946-1952)
Natalie Coural, Laëtitia Desserrières et Florence Viguier-Dutheil

II. Actualités et perspectives

Acteurs, matériaux et pratiques du patrimoine : approche historique et


scientifique

Du nouveau sur Della Robbia à Marseille : enquête historique et scientifique


Axelle Davadie, Marc Bormand, Anne Bouquillon, Christel Doublet, Élisabeth Mognetti et Solange Rizoulières

Le Portrait d’Antoine de La Roque par Antoine Watteau (Tokyo, Fuji Art Museum) est-il
un tableau à deux mains ?
Bruno Mottin, Florence Raymond et Thomas Calligaro

Études et traitements, l’actualité des travaux

Les ambres : approche morphologique des altérations


Cécile Giroire, Shéhérazade Bentouati, Dominique Robcis et Juliette Langlois

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Techniques d’opacification de l’émail au XIXe siècle : nouvel éclairage apporté par le


microscope à balayage à effet de champ
Patrice Lehuédé, Marie Collin et Michel Dubus

De La Source aux Trois baigneuses : les tableaux à transformations de Gustave Courbet


Bruno Mottin

Les Trois baigneuses de Courbet (musée du Petit Palais) : restauration et découvertes


Isabelle Collet et Claudia Sindaco-Domas

Développement méthodologique et perspectives

Nettoyage des filés d’argent ternis dans le domaine textile : comparaison du gel d’agarose et
de l’éponge dite PVA comme supports poreux pour une électrolyse locale
Julie Guerrier et Emmanuelle Pons

Régénération continue des bains de PEG utilisés pour la consolidation des bois
archéologiques gorgés d’eau
Loïc Caillat, Laure Meunier-Salinas et Marie-Amande Coignard

Développement d’une nouvelle méthode de désinsectisation sous vide partiel des objets du
patrimoine en bois
Loïc Caillat, Gilles Chaumat, Lionel Blanc et Thomas Guiblain

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3

Éditorial
Isabelle Pallot-Frossard

1 Depuis 2013, la revue Technè a repris une formule mise en place par Jean-Pierre Mohen
et interrompue en 2007, qui consiste à consacrer un numéro sur quatre aux actualités
de l’apport des sciences à la conservation du patrimoine. Le présent numéro inaugure
cependant une formule nouvelle pour la revue, celle d’alimenter la rubrique «
Actualités et perspectives » par un appel ouvert à contributions. Chacune des
propositions reçues a été soumise à une expertise menée par les membres du comité de
rédaction ou par des spécialistes extérieurs. Cette lecture critique a permis de
sélectionner les sujets et de bâtir un sommaire cohérent et équilibré. De la sorte, la
revue s’ouvre plus largement à des contributeurs extérieurs et à des sujets nouveaux,
au-delà du cadre plus contraint des numéros thématiques.
2 Le sommaire du présent numéro présente donc par nature un spectre très large de
thèmes afin de suivre, dans la mesure du possible, les avancées récentes de cet apport
des sciences à la conservation, qui est le fondement même de la création et de la vie de
la revue Technè. Il faut ici entendre les sciences au sens le plus large et le plus
interdisciplinaire : l’histoire de l’art, l’histoire de la conservation et de la restauration y
figurent au même titre que la physique, la chimie ou l’imagerie scientifique. Le dossier
qui ouvre le numéro porte sur la place de la documentation dans le processus de
restauration et sur l’étude des sources anciennes de la pratique actuelle. Les articles qui
composent ce dossier apportent des éléments nouveaux et passionnants à l’histoire de
la restauration, montrant que l’acte de documenter une intervention par la gravure,
par le dessin et, depuis le XIXe siècle, par la photographie, est une démarche bien plus
ancienne qu’on ne le croit souvent. On y voit que ses origines remontent au XVIIIe siècle
et manifestent un souci réel de permettre aux amateurs et aux historiens de distinguer
l’original de l’apport contemporain, par la trace documentaire sinon par la visibilité sur
l’œuvre elle-même. Bien évidemment, cette démarche novatrice s’attache au prestige
de l’art de l’Antiquité, et non aux manifestations plus récentes du Moyen Âge et des
temps modernes ; celles-ci devront attendre le XIXe siècle et surtout les théoriciens du
XXe siècle, comme Cesare Brandi, pour recevoir la même attention. Cette étude des
sources documentaires anciennes, qui permet de mieux connaître les avatars qu’ont
subis les œuvres et l’approche déontologique et critique qui a présidé à leur

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restauration, nous conforte bien évidemment dans notre exigence documentaire


actuelle, indispensable aux études et aux interventions que mèneront nos successeurs.
3 Le dossier d’actualités s’attache de manière très large à la matérialité d’œuvres variées.
On y voit comment l’apport de l’imagerie scientifique, l’analyse par PIXE-PIGE sur
l’accélérateur AGLAE, ou l’analyse par microscopie électronique à effet de champ
permettent de proposer des attributions très assurées pour des fragments de terres
cuites glaçurées des Della Robbia à Marseille, de suggérer des changements de parti, de
format et de mains pour le Portrait d’Antoine de la Roque de Watteau, d’éclairer la genèse
de certains tableaux de Gustave Courbet, de mieux appréhender les phénomènes
d’altération des ambres du fonds Campana du Louvre, comme enfin de comprendre les
mécanismes d’opacification d’émaux du XIXe siècle de la manufacture de Sèvres.
4 Le numéro se conclut par des études validant de nouveaux protocoles de traitement
pour des œuvres en matériaux organiques, textiles et bois. Il s’agit là des résultats de
travaux récents menés à l’Institut national du patrimoine, département de formation
des restaurateurs, et au laboratoire ARC-Nucléart à Grenoble. Ces trois articles ouvrent
de nouvelles perspectives sur les questions délicates du traitement des filés d’argent
ternis dans les textiles, de la désinsectisation des bois et de la consolidation des bois
gorgés d’eau, qui seront fort utiles aux responsables de collections, lecteurs de la revue
Technè.
5 Je voudrais terminer cet éditorial par des remerciements appuyés à la rédactrice en
chef de la revue, Brigitte Bourgeois, aux coordinateurs et au comité de rédaction. Ils
ont œuvré à la cohérence et à la qualité de ce numéro ainsi qu’au bon lancement de
cette nouvelle formule qui sera reconduite l’année prochaine et permettra d’affirmer le
rôle de Technè comme support largement ouvert aux travaux transdisciplinaires, dans
le domaine de la conservation du patrimoine muséal.

AUTEUR
ISABELLE PALLOT-FROSSARD
Conservateur général du patrimoine, Directeur du Centre de recherche et de restauration des
musées de France.

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I. Dossier. Documenter la
restauration : sources anciennes
d'une pratique moderne

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« Instruire par les yeux. » Une


documentation graphique précoce
dans le domaine des antiques (XVIIIe-
XIXe siècles)
“Learning through Looking”. Early graphic documentation in the field of
antiques (18th-19th centuries)

Brigitte Bourgeois

Du secret au savoir commun. Aux sources de la


documentation moderne en restauration
1 Au nombre des principes relatifs à la conservation des biens culturels, adoptés par la
communauté internationale au XXe siècle, figure le devoir de rendre compte de toute
action par l’établissement d’une documentation étoffée, publique et pérenne. De la
Charte de Venise en 1964 aux codes déontologiques plus récents, les textes fondateurs
n’ont cessé de rappeler l’importance d’un « enregistrement précis d’images et d’écrits
de toutes les actions entreprises et des raisonnements les fondant 1 ». Le document est
ainsi placé au cœur de la démarche conservatoire2. Il permet d’instruire l’histoire de la
matière et signe l’intervention humaine, engagée dans une thérapéia immémoriale
envers des objets chargés de sens par une société3. La complexité des enjeux
qu’implique cette conduite, la variété des déclinaisons de sa mise en œuvre, liée à
l’évolution constante des techniques de l’information, les défis que pose la conservation
des fonds existants ainsi que le développement de leur interopérabilité sont autant de
questions qui alimentent travaux de recherche et production bibliographique 4.
2 Ces données sont connues. Ce qui l’est peut-être moins, c’est la genèse, ancienne, de
cette démarche. La documentation n’est pas sortie toute armée de ce qu’on a coutume
d’appeler les progrès modernes du XXe siècle. Des germes préexistaient, des documents,

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longtemps sous forme graphique, avaient été produits, des expériences précoces
avaient été menées avant de tomber dans l’oubli. Il m’a donc paru utile d’inscrire, dans
ce volume de Technè, un dossier consacré à la question des sources historiques
anciennes, écrites et visuelles, documentant volontairement – il faut insister sur ce
point – des actes de conservation et de restauration. La documentation au sens où nous
l’entendons n’est pas une donnée brute ; elle est le fruit d’un vouloir, d’un état du
savoir et de finalités qu’il importe d’analyser et de contextualiser, en prenant garde aux
pièges de l’ignorance, des préjugés et de l’anachronisme 5. « Au commencement est
l’esprit » disait Marc Bloch en parlant des sources documentaires de l’historien 6.
3 D’un commun accord, on situe l’émergence de l’impératif documentaire à la maturité
du siècle des Lumières et aux bouleversements de la période révolutionnaire et du
Premier Empire. Au secret entourant traditionnellement la restauration aurait succédé
une exigence nouvelle de transparence (comme le formule le vocabulaire actuel),
imposée par le pouvoir institutionnel ou revendiquée par les praticiens eux-mêmes. La
question a été étudiée en détail pour le domaine de la peinture, dominée par les
querelles autour de l’invention de nouveaux procédés appliqués au support pictural,
qu’il s’agisse de la transposition en peinture de chevalet ou de techniques améliorées de
dépose des peintures murales. Les stratégies de publicité ont également été bien
analysées7. Dans le domaine de la peinture antique, la recherche historique a éclairé de
telles oscillations entre la revendication du secret d’une invention par un restaurateur
et la volonté de diffusion publique du savoir par d’autres personnalités 8.
4 Le présent article voudrait éclairer la naissance des pratiques documentaires sous un
autre angle que celui du secret des procédés, en rappelant une initiative originale,
mûrie dans le domaine des antiques (marbres et vases grecs) durant la seconde moitié
du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle. Énoncée et mise en œuvre dans
l’espace public via des publications savantes et des réalisations concrètes, une nouvelle
méthodologie a vu le jour. Elle a cherché à constituer un savoir commun sur l’étendue
des parties restaurées, en recourant largement à la démonstration par l’image. Sans
retracer, faute de place, l’ensemble de ce mouvement, je voudrais attirer l’attention sur
quelques jalons importants.

Documenter « l’avant-après » de la restauration, déjà


en 1714
5 On sait qu’en matière d’accompagnement documentaire de la restauration, en plein
essor depuis le milieu du XXe siècle, l’une des recettes les plus éprouvées consiste à
jouer du choc visuel produit par la confrontation entre un « avant » et un « après
traitement ». Les racines de cette formule sont anciennes, comme en témoigne le cas de
statues antiques, restaurées à Rome au tout début du XVIIIe siècle. La nouveauté alors
introduite au sein d’une pratique traditionnelle de dessins d’antiques est bien la
volonté de rendre compte visuellement et officiellement de l’intervention menée, une
fois celle-ci achevée.

La pratique ancienne des dessins d’antiques

6 Le champ des études sur la réception de l’antique dispose d’un immense corpus de
dessins, constitué depuis la Renaissance, reproduisant des monuments d’architecture,

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8

des sculptures en marbre ou en bronze, des vases peints9. Au sein de cet ensemble,
certains dessins approchent de plus près la réalité d’une restauration en un temps
donné : outre le recueil composite de Robert de Cotte, datant du début du XVIIIe siècle,
tels sont, plus anciennement, le dessin anonyme montrant la statue du Gladiateur
Borghèse à Rome, avant 1611, et le dessin coté de la statue féminine trouvée dans le
théâtre antique d’Arles en 1651, exécuté sans doute en 1651-1652 par Jean Sautereau, le
premier intervenant connu sur l’œuvre10. Dans les deux cas, les marbres sont montrés
en cours de restauration : les fragments antiques ont été en partie assemblés, et les
parties manquantes n’ont pas encore été complétées par des ajouts modernes (bras
droit pour le Gladiateur, bras droit et avant-bras gauche pour la Vénus d’Arles). Un
second dessin de Sautereau, non coté cette fois, représente la statue d’Arles traitée en
Diane, brandissant l’arc et la flèche. Il ne faut pas y voir la preuve d’une restauration
matérielle de l’effigie puisque des textes et des gravures attestent qu’avant son envoi à
Paris en 1684, la statue était restée lacunaire durant son séjour de quelque trente ans
dans l’hôtel de ville d’Arles. Le croquis correspond sans doute à un projet de
restauration, en un temps où l’identité de la déesse était âprement discutée entre
érudits locaux. Quoique précieux, ces documents ne manifestent donc pas la volonté du
praticien de rendre compte d’une intervention achevée.

Un rapport d’intervention sous forme graphique

7 Il en va autrement dans le cas suivant11. En 1710, cinq statues égyptiennes furent


exhumées, à Rome, dans la Villa Verospi, à l’emplacement des anciens jardins de
Salluste. La trouvaille eut un grand retentissement dans le milieu antiquaire romain.
Tout s’y prêtait : la rareté et la majesté d’effigies pharaoniques de taille colossale, la
préciosité du matériau, un granit rouge et noir soigneusement poli, enfin la présence
d’inscriptions hiéroglyphiques au dos des statues. Le pape Clément XI (1700-1721) s’en
porta acquéreur et décida d’en faire don au peuple romain en les plaçant al publico au
Palais des Conservateurs, sur la colline du Capitole, après les avoir fait restaurer.
L’opération (risarcimento) fut confiée au sculpteur Francesco Moratti dit « le Padouan »,
et les colosses égyptiens entrèrent, une fois rétablis, au Capitole en 1714. L’intérêt de
l’histoire, en ce qui nous concerne, ne réside pas tant dans l’intervention technique que
dans la réalisation, par le sculpteur restaurateur, d’un ensemble de dessins avant et
après travaux : chaque statue y est montrée dans son état de trouvaille archéologique,
puis dans son état restauré12 (fig. 1 et 2). D’un côté des corps en morceaux, de l’autre
des effigies solennelles, recomposées à partir de fragments antiques et d’ajouts
modernes. Le choc visuel de l’avant-après est bien là. L’information, précise et fidèle,
sur l’état initial de fracturation des œuvres aussi, témoignant de l’acribie du sculpteur.
Comme l’a souligné Wolfgang Liebenwein, ces dessins de grande qualité, reliés qui plus
est en un seul volume et remis officiellement au commanditaire, le pape Albani, font
bien figure de rapport de restauration13. Une telle démarche amène à nuancer les
jugements fréquemment négatifs tenus à l’encontre d’anciennes interventions dont est
niée la qualité même de restauration. Elle colore différemment aussi la question du
secret dont les restaurateurs auraient entouré leurs agissements afin de défendre leur
pratique, voire de mieux tromper le client14.

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9

Fig. 1. Francesco Moratti, dessin de la reine Touya avant restauration, avant 1714, Bibliothèque
nationale de France, Cabinet des estampes

© Bibliothèque nationale de France.

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Fig. 2. Francesco Moratti, dessin de la reine Touya, après restauration. Bibliothèque nationale de
France, Cabinet des estampes

© Bibliothèque nationale de France.

Signaler les restaurations : le devoir d’indiquer les


ajouts modernes dans la publication des marbres
antiques
La recommandation de Winckelmann

8 Le foyer romain, centre incontesté de la restauration des marbres antiques en Europe,


allait nourrir l’émergence d’un mouvement de plus grande ampleur quelques décennies
plus tard. La figure de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) y joue un rôle
important. Venu à Rome chercher la Grèce selon le mot de Herder, Winckelmann
entreprend, dès son arrivée en 1755, la tournée des marbres les plus célèbres, dans les
musées ouverts au public (Capitole, musée Pio-Clémentin au Vatican), comme dans les
palais et les villas privés. Dépassant les études livresques de la tradition antiquaire, il
ancre son projet d’écrire une histoire de l’art antique, appréciée à l’aune du génie grec,
sur l’autopsie des œuvres. Il est de ce fait aussitôt confronté à la question des ajouts dus
aux sculpteurs restaurateurs des temps modernes, de caractère fréquemment inadapté,
et perçoit la nécessité de publier un signalement des parties restaurées afin d’éviter les
erreurs d’interprétations. S’il n’a pu mener à bien, avant son décès tragique,
l’achèvement de l’ouvrage qu’il préparait sur la restauration des antiques 15, il a
néanmoins intégré des réflexions issues de ce travail dans l’introduction de sa
Geschichte der Kunst, parue en 1764, où l’on trouve cette recommandation : « Il faudrait
signaler les intégrations dans les gravures ou dans les commentaires qui les

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11

accompagnent16. » Sa phrase fait écho à d’autres avis contemporains. L’abbé


Barthélémy n’écrivait-il pas de son côté : « C’est un abus de graver [les antiques], sans
avertir du mélange qui les altère même en les embellissant 17 » ? L’analyse de l’historien
requiert désormais une claire distinction entre l’antique et le moderne, et les progrès
de la conscience historique instaurent une nouvelle distance entre la création du temps
présent et le vestige du passé, surtout s’il est auréolé du prestige de l’art grec 18.

La critique de Heyne

9 La dissertation publiée en 1779 par le philologue Christian Gottlob Heyne (1729-1812),


enseignant à l’université de Göttingen, marque une étape supplémentaire dans la
critique des restaurations fautives commises par les artistes sculpteurs du fait de leur
ignorance des sources antiques19. Rétablir la lecture du texte original de la sculpture, en
déclarant les lacunes et les passages corrompus, et distinguer « le vrai du faux » devient
un devoir absolu pour celui qui s’adonne à la science de l’antique – un devoir exigeant,
dit Heyne, car nécessitant « le genre de Critique le plus difficile qui soit 20 ». Les germes
de la critique d’authenticité sont bien là21. Posée en ces termes d’éthique du vrai, chère
à l’esprit du temps, la question ne pouvait qu’aboutir progressivement à la
disqualification de facto de la restauration intégrative.

Le passage à l’acte documentaire

10 De l’énoncé théorique à la mise en pratique, le pas a été vite franchi comme le


montrent deux ouvrages tous deux publiés en 1804 par des archéologues allemands 22.
11 L’un est l’ouvrage de Wilhelm Gottlieb Becker, intitulé Augusteum ou Description des
monumens antiques qui se trouvent à Dresde. Dans l’avant-propos, l’auteur prend soin de
faire valoir l’originalité de sa démarche. Après avoir critiqué les anciennes
restaurations des sculptures en marbre qu’il publie, il ajoute : « Le détail de ces
restaurations n’est d’aucune utilité pour l’étude de l’art », d’où son parti « de ne les
indiquer dans les gravures que par des contours, ou bien, lorsque de simples
délinéamens seroient d’un effet trop désagréable, en employant une autre manière. Par
ce moyen, notre ouvrage, destiné à avancer les progrès de l’art et l’étude de
l’Archéologie, se distingue avantageusement de tous ceux qui ont paru jusques ici sur
l’antiquité23 ». L’examen des planches gravées du recueil montre de fait qu’un système
de conventions graphiques a été adopté pour différencier le bon grain de l’ivraie. Alors
que les parties originales de la statue sont ombrées de hachures, une simple ligne de
contour délimite les ajouts modernes qui apparaissent ainsi comme autant de plages
blanches.
12 Le même système de conventions apparaît dans l’ouvrage de Konrad Levezow
(1770-1835), futur directeur de l’Antiquarium de Berlin, dans sa dissertation consacrée
au ré-examen critique d’un groupe célèbre, celui dit de la Famille de Lycomède 24. Là
aussi, les ajouts dus à la restauration que le sculpteur Lambert-Sigisbert Adam avait
effectuée à Rome, en 1730-1732, et qui avaient transformé à tort un Apollon citharède
en pseudo-Achille, et des figures de Muses en filles de Lycomède, sont désignés sur les
planches gravées au moyen d’une ligne de pointillés.

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12

« Instruire par les yeux. » Le plaidoyer de Millin en faveur de la


documentation graphique

13 Aubin-Louis Millin (1759-1818), l’un des meilleurs représentants en France de la


nouvelle archaeologie, ne manquera pas de faire des éloges de cette heureuse initiative
et de la relayer dans la littérature de langue française. Ce que vise Millin est d’instruire
de manière utile. Instruire, c’est ce qu’il fait concrètement par ses cours publics
d’archéologie, professés à partir de 1798. Les avantages que lui procure sa position de
conservateur du Cabinet des médailles lui permettent de forger dans ce cadre une
méthodologie associant très directement les textes et les monuments, puisque les livres
de la Bibliothèque nationale y côtoient des objets choisis parmi les riches collections du
Cabinet des médailles25. La substance physique des œuvres est donc prise en compte,
qu’il s’agisse de la nature des matériaux, des procédés de fabrication antiques ou de
l’impact des restaurations.
14 Cependant, la constitution et la diffusion d’un savoir commun passant avant tout par
l’écrit, Millin se soucie également de définir le nouveau standard auquel doivent tendre
les publications archéologiques. Dans son Dictionnaire des beaux-arts, paru en 1806, il
reprend et développe les propos des érudits allemands. Parmi les normes qu’il
préconise figure le signalement des restaurations, dans le texte aussi bien que dans
l’illustration. Toute notice savante d’une statue doit en effet contenir, entre autres
données26, l’indication des zones restaurées. Par ailleurs, chaque œuvre étant
reproduite, l’emplacement des ajouts modernes doit figurer sur les planches gravées.
Millin recommande ici la méthode mise en œuvre par Becker et Levezow, celle qui
« consiste à graver au trait, et à ombrer ce qui est antique, et à ne marquer que par des
points ce qui est de restauration ». Cette méthode de documentation visuelle est bien
préférable à l’exposé textuel, « en ce qu’elle instruit tout le monde par les yeux ». Or, à
l’évidence, « l’impression par les yeux est plus prompte et plus durable que celle qui
résulte de la lecture de l’explication. […] au surplus, le texte étant souvent composé
dans une langue qui n’est pas familière à tous les artistes, ils ne peuvent pas même
profiter toujours des indications qu’on y a données27 ». La vertu pédagogique de la
démonstration par l’image, anticipant le développement des ressources visuelles dans
nos documentations modernes, est donc bien mise en valeur.
15 À titre de contre-exemple, Millin cite l’ouvrage antérieurement paru du célèbre
restaurateur romain Bartolomeo Cavaceppi28 : en publiant la collection de ses antiques
restaurées, « l’auteur n’a indiqué, ni dans la gravure, ni autrement, ce qui est vraiment
antique et ce qui est restauré. Il donne une explication assez bizarre de ses motifs : l’art
du restaurateur, selon lui, consiste précisément en ce qu’on ne puisse pas distinguer ce
qui est antique de ce qui est moderne. Cela peut en quelque sorte être vrai lorsqu’il
s’agit des monumens eux-mêmes, où la restauration doit en effet être exécutée avec
tant d’art que les yeux n’en soient pas choqués, et que le monument fasse parfaitement
illusion. Mais l’artiste qui restaure ne doit pas et ne veut pas être un faussaire ; il peut,
avec toute la franchise possible, indiquer ce qui vient de lui, et il doit même le faire
lorsqu’il en présente au public des gravures. L’ouvrage de M. Cavacepi, pour ne point
contenir l’indication des restaurations, a perdu toute espèce d’utilité 29 ». Millin reprend
ici de près un passage de la dissertation de Heyne ; il semble ignorer d’ailleurs que
Cavaceppi avait infléchi sa conduite sous le feu des critiques du philologue 30. Mais le ton
général du discours est bien différent puisque l’archéologue français défend avec

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13

conviction le bien-fondé de la restauration, qui plus est de caractère illusionniste.


Cependant, si les raisons de l’œil demeurent fortes, les exigences de la raison critique
ne le sont pas moins : l’intellect ne peut ni ne doit s’accommoder de l’illusion, tandis
que la jouissance du spectateur la requiert encore.

Une réalisation exemplaire chez le comte de Clarac au milieu du XIXe


siècle

16 La rigueur prônée par le professeur d’archéologie n’a pas été mise en œuvre de suite.
L’étude de la Pallas de Velletri que Millin lui-même publie en 1806 contient ainsi d’utiles
précisions, dans le texte, sur l’état de conservation du marbre, mais l’illustration gravée
ne signale pas les ajouts dus à la restauration de Giuseppe Franzoni, effectuée à Rome
en 1798-1799. De la même manière, les catalogues des antiques saisis dans toute
l’Europe et amassés au Louvre, sous le Directoire et l’Empire, ne comportent pas
d’indication graphique des zones restaurées. Les progrès de l’information sont pourtant
réels ; il faut les chercher dans le texte des notices qui signalent fréquemment des
erreurs iconographiques dues aux intégrations anciennes. De même, l’inventaire
Napoléon prend soin de mentionner le caractère moderne d’ajouts particulièrement
déplacés, notamment dans le cas du groupe de Lycomède, rapporté de Prusse et exposé
à partir d’octobre 1807 dans la Rotonde d’Apollon31. On se souvient de l’importance
qu’avait pour Ennio Quirino Visconti, le premier conservateur des antiques du musée,
la « critica oculare » dans l’exercice du savoir antiquaire dont il était passé maître 32.
17 Il faut attendre la seconde génération des conservateurs d’antiques du Louvre, en la
personne du comte de Clarac (1777-1847), nommé à la succession de Visconti après la
mort de celui-ci en 1818, pour trouver une application systématique du principe de
démonstration par l’image. Le Musée de sculpture antique et moderne, l’ouvrage auquel le
comte a consacré ses forces et sa fortune, paru entre 1826 et 1841, revendique avec
force son objectif d’utilité pédagogique33. Il se singularise par son exemplarité en
matière de documentation des restaurations puisque les planches gravées comportent,
le plus souvent, le signalement des parties restaurées selon la convention habituelle des
lignes de points.
18 Certes, l’évidence documentaire n’est que partielle et doit être complétée par le texte
pour être parfaitement compréhensible. Comparons, à titre d’exemple 34, la
photographie d’une petite statue d’Aphrodite accroupie, conservée au Louvre et
autrefois dans les collections royales de Versailles (fig. 3), avec la gravure de Clarac qui
comporte les habituelles lignes de points (fig. 4)35 : comment faire la part des fragments
antiques et des nombreuses prothèses modernes greffées sur le torse lacunaire, si le
texte n’en donnait la liste36 ? Les limites de la méthode ne doivent toutefois pas
masquer l’extraordinaire effort déployé en faveur du partage de connaissances fiables.
Clarac souligne dans l’avant-propos de son ouvrage les difficultés auxquelles une telle
entreprise s’est heurtée, en raison notamment du refus fréquent des responsables de
collections de laisser dessiner en toute exactitude l’état de leurs œuvres. « Il vaudrait
pourtant mieux », écrit le conservateur, « dans l’intérêt de la science et de l’art, qu’on
agît sans charlatanisme et que de loin comme de près on sût à quoi s’en tenir 37 ».
L’expression « de loin comme de près » mérite qu’on s’y arrête un instant. Elle implique
la conscience d’un regard en quelque sorte à double focale, jaugeant les propriétés
matérielles de l’œuvre par un examen visuel tantôt distant tantôt rapproché. Or, n’est-

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ce pas justement en cette même période de la première moitié du XIXe siècle que sont
attestés, pour différentes catégories d’objets antiques, des cas de réintégration
discernable ?

Fig. 3. Statue d’Aphrodite accroupie, copie romaine d’après un original grec, marbre, H. 77 cm,
Louvre (inv. Ma 53)

© C2RMF/ Jean-Michel Routhier.

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Fig. 4. Gravure de la statue reproduite dans Clarac, Musée de sculpture antique et moderne, tome III,
planches, pl. 345, n° 1417

© INHA, Dist. RMN-Grand Palais/Image INHA.

De la documentation graphique à la restauration


visible
19 L’invention d’un mode de restauration visible s’ancre en effet pour l’antique dans un
passé lointain. Un article récent de Claudia Keller rappelle ainsi que le peintre Johann
Heinrich Meyer (1760-1832), ami et collaborateur de Goethe à la revue Propyläen, a vu,
en visitant Florence dans les années 1795-1797, des pierres gravées antiques restaurées
avec un matériau d’une nature et d’une couleur tout autres que celle des parties
authentiques. Cette méthode, « innocente et modeste », est la meilleure qui soit aux
yeux de l’artiste, auteur d’une importante dissertation sur la restauration : loin de
cacher la fragmentation de l’objet et de masquer sous un voile illusoire de peinture la
rupture irrémédiable entre le passé et le présent, le praticien offre à lire son
intervention comme une opinion, comme une simple suggestion 38.
20 Un autre domaine, celui de la peinture sur vases, est connu pour avoir précocement
mûri une évolution analogue à celle de la sculpture. Exhumés en abondance du sol de
l’Italie dans le courant du XVIIIe siècle, les vases grecs, peints selon les techniques de la
figure noire et de la figure rouge, ont suscité un immense engouement auprès des
collectionneurs, des érudits et des artistes. Cette catégorie d’objets apparemment
répétitive, réalisée dans un matériau pauvre, offrait en effet, selon les mots de
Winckelmann, un extraordinaire « trésor de dessins », des dessins originaux
témoignant de la peinture grecque antique. Leur restauration, rendue nécessaire par le
bris fréquent et le caractère lacunaire des pièces, devint florissante dans le royaume de

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Naples, épicentre de la redécouverte de la peinture antique et principal foyer du


commerce des vases, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Cependant, dans le terreau
culturel napolitain, particulièrement attentif aux questions d’étude et de conservation,
comme à Paris et à Rome, devait rapidement grandir une claire conscience des risques
que présentait, pour la science naissante de la céramologie, la « perfection
dangereuse » qu’avait atteinte l’art de la restauration illusionniste des vases 39.

Déclarer les ajouts modernes sur les vases peints : une méthode de
signalement graphique identique à celle des marbres

21 Parmi les voix qui se sont élevées à ce propos, celle de James Millingen (1774-1845)
résonne encore avec force. Ce marchand expert, qui a pérégriné dans toute l’Italie et
vendu des antiques à toute l’Europe, a défendu une position d’une probité singulière,
contraire d’une certaine manière à ses intérêts commerciaux40. Non content de veiller à
la parfaite fidélité des gravures qu’il publiait, il a également pris soin de faire insérer,
pour les vases les plus endommagés, l’indication des zones suppléées selon le système
préconisé par les archéologues allemands et par Millin. Il écrivait ainsi en 1813 : « On
reproche à la plupart des ouvrages qui traitent des vases, de ne point en rendre les
peintures avec fidélité, mais de les embellir en leur donnant un fini qu’ils n’ont point en
général. Ici on a cherché à éviter ce reproche ; l’auteur a fait exécuter sous ses yeux et
avec la plus scrupuleuse exactitude tous les dessins » et il ajoutait en note : « On a
indiqué par des points les parties restaurées […] ; dans les deux dernières [planches, 49
et 50], elles sont même entièrement pointillées, afin d’être plus reconnaissables 41. » La
planche 49, qui reproduit le combat d’Achille contre Penthésilée figuré sur un cratère
en calice du peintre d’Altamura (musée du Louvre, inv. G 342) (fig. 5), a en effet été
traitée avec un soin particulier (fig. 6). Le vase, dérestauré au XXe siècle,
malheureusement sans aucune documentation, est maintenant réduit à l’état de
fragments.

Fig. 5. James Millingen, Peintures de vases antiques et inédites…, 1813, gravure de la planche 49 :
combat d’Achille et de Penthésilée

© INHA, Dist. RMN-Grand Palais/Image INHA.

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Fig. 6. Cratère en calice du Peintre d’Altamura, Louvre (inv. G 342), état dérestauré

© D.R.

Visualiser les ajouts modernes : de la restauration cachée à la


restauration visible

22 Qui plus est, le même homme a recommandé de bonne heure l’adoption d’un mode de
restauration discernable. Les lignes qu’il a écrites à ce sujet sont devenues célèbres
depuis que des travaux historiques récents ont tiré de l’oubli cette contribution
remarquable : « Il semble que les véritables amateurs, surtout ceux chargés du soin de
Collections publiques, lorsqu’ils acquièrent des vases fracturés, devroient se contenter
d’en rassembler les pièces, de suppléer celles qui manquent ; mais de ne leur donner de
couleur qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas choquer l’œil, et de manière à ce
qu’en s’approchant des peintures, on distingue sans peine l’ancien du moderne 42. »
Voici à nouveau évoqué le dédoublement du regard du spectateur, satisfait, de loin, par
la complétude de la forme et la continuité du dessin, et parfaitement à même de juger,
de près, de l’état réel du vase43. Les bienfaits d’une telle pratique pour les œuvres de
musées, destinées à instruire sans équivoque, sont clairement perçus. Car il s’agit bien
de pratique, et non du simple vœu pieux d’un précurseur isolé. On sait que des
restaurateurs à Naples, puis à Rome, exerçant aussi bien dans le cadre de musées que
pour le marché de l’art, ont mis en œuvre des procédés de mezzo restauro selon le terme
alors attesté, désignant une « demi-restauration » ou « restauration visible », par
opposition aux « restaurations cachées44 ». Il n’y a pas lieu de développer ici ce point,
mais peut-être n’est-il pas inutile d’insister à nouveau sur le changement de nature
épistémologique que révèle cet épisode : de l’obligation intellectuelle de documenter
les restaurations, dans un espace public des savoirs, on est passé à l’obligation pratique

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de donner à voir la restauration afin d’éviter, comme le formulera plus tard Brandi, de
verser dans le faux historique. C’est une étape supplémentaire dans la voie d’une
déclaration publique de la restauration, une autre forme de publicité – intrinsèque,
consubstantielle celle-là – qui lui est donnée.

Conclusion
23 Fort de sa longue évolution et de son importance culturelle, le secteur des marbres a
montré la voie dans la compréhension des enjeux scientifiques et éthiques liés au fait
d’instruire publiquement sur l’étendue des restaurations, au moyen d’une imagerie
documentaire. Le domaine de la peinture de vases a suivi, en mûrissant à son tour des
changements importants. L’objectif, formulé et/ou mis en œuvre par différents acteurs
liés en réseaux (praticiens, érudits, premiers archéologues et conservateurs de musées,
experts marchands) a visé à établir des sortes de bases de données, fondées sur un état-
civil plus rigoureux des œuvres. En rendant compte de leur double temporalité, antique
et moderne, ce dernier garantissait une saine analyse en histoire de l’art et en
archéologie. Au cours de cette évolution précoce, curieusement tombée dans l’oubli au
XXe siècle, l’importance des ressources visuelles a bien été perçue et a conduit à
l’adoption d’un standard de convention graphique.
24 L’impératif documentaire s’est donc imposé, bien avant notre temps, comme une
nécessité intellectuelle. Sa germination dans le domaine de l’antique paraît d’ailleurs
assez distincte de celle de la restauration des tableaux, puisqu’elle relève avant tout de
préoccupations d’ordre scientifique, nées de libres échanges de pensée entre savants, et
non de pressions institutionnelles cherchant à imposer un minimum de documentation
sur les interventions afin de mieux contrôler les prix et les procédés. Avec elle, la
restauration est entrée véritablement dans la république du savoir, elle est devenue
affaire de bien public, res publica.
25 La documentation, entendue comme une proclamation (Erklärung en allemand), un
manifeste de l’action menée en restauration, naît donc, et ce n’est pas une coïncidence,
de la réflexion des Lumières (Aufklärung). Elle est pensée d’emblée comme un acte de
conscience : seule la restauration qui se donne à connaître dans la sphère publique est
légitime ; en s’auto-déclarant, elle échappe aux soupçons de falsification et conquiert sa
dignité. La documentation apparaît ainsi comme l’acte fondateur de la restauration
moderne.

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NOTES
1. Selon les termes du code d’ECCO en 2003 : www.ecco-eu.org/documents/ecco-documentation
ou www.ffcr.fr/files/pdf . Sur le dernier article de la Charte de Venise, voir www.icomos.org/
charters/venice_f.pdf.
2. Leveau, 2012.
3. Sur ce thème, voir Thérapéia. Polychromie et restauration de la sculpture dans l’Antiquité, Technè
n° 40, 2014. Sur l’étymologie latine de documentum, « ce qui sert à instruire », Bergeon Langle,
Brunel, 2014, article Document, p. 144-145.
4. Ainsi des actes des Journées d’études organisées en 2010 (ARAAFU, Conservation-restauration des
biens culturels, cahier technique 2012), ou de la récente publication d’une norme AFNOR,
Conservation des biens culturels et du patrimoine, vol. 1, Décembre 2014, norme Z 47-212, Information et

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documentation – Une ontologie de référence pour l’échange d’informations du patrimoine culturel, AFNOR
Editions, La Plaine Saint-Denis, 2015.
5. Au nombre des causes de notre ignorance, il faut compter la perte de documents précieux
(ainsi de l’état des réparations remis par le peintre Lagrenée le Jeune à l’administration du Musée
central des arts en 1802, alors qu’il venait de restaurer des grands vases peints saisis au Vatican,
voir F. Matz, « Jean-Jacques Lagrenée (1739-1821) et le vase grec », Technè n° 27-28, 2008, p. 50).
6. Dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Armand Colin, Paris, 2009, p.77.
7. Voir dernièrement Étienne, 2012.
8. Voir les travaux de Paola d’Alconzo, Gabriella Prisco et Andrea Milanese pour ces questions.
9. Haskell et Penny, 1989. Sur les difficultés d’interprétation de ces documents, « susceptibles
d’incorporer des ajouts fantaisistes, voire des dommages imaginaires », id. p. 31-36.
10. Sur le dessin du Gladiateur Borghèse, cat. exp. D’après l’antique, Louvre, RMN, 2000, n° 109, p.
280 (notice d’A. Pasquier). Pour la Vénus d’Arles, voir Bourgeois, 1994 et Pasquier Martinez, 2007,
p. 158.
11. Liebenwein, 1981.
12. Conservés à la Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes, Fb 19 p.f., plume avec
lavis brun-rouge entre 2 filets dorés. 38 x 22 cm.
13. La mention inscrite sur la couverture du volume précise bien : « DISSEGNI di cinque Statue
Egizzie […] delineate nel modo che si ritrovauano prima, e doppo il risarcimento fatto dal
Francesco Moratti Scultore Padovano. »
14. Voir l’analyse de Marie-Amélie Bernard relative au domaine des vases grecs dans ce volume.
15. Bruer, Kunze, 1996.
16. Winckelmann [2005], p. 57, et notes de D. Gallo, p. 620-622.
17. Dans une lettre écrite vers 1755-1757, citée dans Piva 2007, p. 51.
18. Sur cette nouvelle « distanciation herméneutique » et l’insertion de l’œuvre d’art qui en
résulte dans un nouveau « contexte substitutif », Griener, 2010, notamment p. 87 et suivantes.
19. Heyne, 1779. Kunze, 2003.
20. Kunze, 2003, p. 156.
21. Voir l’article de Martin Scewczyk dans ce volume.
22. Le terme désignant alors celui qui s’adonne à l’étude de l’antique, voir le Dictionnaire des
beaux-arts de Millin, s.v. Archaeologie.
23. Becker, 1804, p. VII.
24. Levezow, 1804. Fendt, 2012, de Polignac, 1998, p. 70.
25. Hurley, 2013. Toscano, 2008.
26. Millin, 1806, s.v. Statue : la publication d’une statue doit comprendre la description matérielle
(examen du marbre, dimensions, description de l’attitude, « dans quel jour elle doit être placée »,
désignation des parties restaurées) ; analyse du style, du sujet représenté, de sa date de création,
en déterminant s’il s’agit d’un original ou d’une copie, suivie d’une étude comparative ; enfin,
l’histoire moderne de l’œuvre (« histoire littéraire » dans le cas où elle a déjà été publiée, « temps
de sa découverte », historique des collections auxquelles elle a appartenu, lieu de conservation
actuel).
27. Millin, 1806, III, s.v. Restaurer, p. 433.
28. Il s’agit de la Raccolta d’antiche statue, busti, bassirilievi ed altre sculture : restaurate da Bartolomeo
Cavaceppi, scultore romano, 3 vol., Rome, 1768-1772.
29. Millin, 1806, III, p. 434.
30. Dans l’exemplaire de la troisième édition de son ouvrage, autrefois à Cassel et maintenant
disparue, Cavaceppi avait indiqué de sa propre main ces zones d’ajouts, voir Fendt, 2012, p. 50.
Kreikenbom, 1999.
31. Martinez, 2004, p. 139-141, n° 227-236.

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32. Sur Visconti et la restauration des antiques, Gallo, 1991, et Piva, 2007, p. 86 (« critique
oculaire »).
33. Sur l’étude critique de l’ouvrage, voir la notice « Clarac » de Ph. Jockey dans la ressource en
ligne de l’INHA, Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première
Guerre mondiale, sous la dir. de Ph. Sénéchal et C. Barbillon, (mise à jour 26 janvier 2009).
34. Voir Boquien, 2013, pour un autre exemple illustré dans un précédent volume de Technè (stèle
funéraire attique restaurée par Bernard Lange au début du XIXe siècle).
35. Clarac, tome III, pl. 345, n° 1417.
36. « La tête rapportée avec intelligence », le nez, les bras, la jambe et une partie de la cuisse
gauche, les doigts de pied droit.
37. Clarac, tome I, 1826, p. XXVIII.
38. Keller, 2012. Dissertation de Meyer : “Ueber Restauration von Kunstwerken”, Propyläen. Eine
periodische Schrift. Herausgegeben von [Johann Wolfgang] Goethe, II, 1 [1799], p. 92-123.
39. Voir Technè, 2010.
40. Le Bars-Tosi, 2011.
41. Millingen, 1813, § XII.
42. Millingen, 1813. Et voir les contributions réunies dans Technè n° 32, 2010.
43. Il s’agit donc ici d’une forme de visibilité différente de la « visibilité censée idéale » de
l’œuvre restaurée dont parle D. Poulot, 2012, p. 29.
44. Selon les termes du rapport du colonel Humbert, agent du musée de Leyde dépêché dans le
royaume de Naples pour acheter des vases dans les années 1830, voir Milanese, 2007, 2010. Sur
des cas de mezzo restauro, voir aussi Bourgeois, 2010, Bernard, 2013, p. 213-217.

RÉSUMÉS
L’article s’attache au développement précoce d’une documentation signalant l’étendue des
restaurations, dans des publications de sculpture et de céramique antiques durant la première
moitié du XIXe siècle. À l’origine de cette exigence exemplaire, on trouve des milieux érudits
comptant parmi leurs rangs Winckelmann, Heyne, Millin, Millingen et le comte de Clarac. Une
importance particulière a été accordée au rôle de l’image dans cette démarche de partage des
connaissances, aux enjeux épistémologiques et éthiques clairement énoncés.

The paper focuses on the early development of documentation indicating the extent of
restorations undertaken, in publications about antique sculpture and ceramics during the first
half of the 19th century. Learned circles, including people such as Winckelmann, Heyne, Millin,
Millingen and the Comte de Clarac, were behind this exemplary demand for accuracy. Particular
importance was attached to the role played by the image in this approach to knowledge sharing,
raising clearly expressed epistemological and ethical questions.

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INDEX
Mots-clés : documentation, histoire de la restauration, sculpture, marbre, peinture de vases,
Grèce, dessin, visibilité
Keywords : documentation, restoration history, sculpture, marble, vase painting, Greece,
drawing, visibility

AUTEUR
BRIGITTE BOURGEOIS
Conservateur en chef, chargée de mission sur l’histoire de la restauration, C2RMF
(brigitte.bourgeois[at]culture.gouv.fr).

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La restauration des antiques dans la


seconde moitié du XVIIIe siècle : à
propos de la restauration du Mars
d’Orsay (musée du Louvre) par
Thomas Jenkins
The restoration of antiques in the second half of the 18th century: concerning
the restoration of Mars d’Orsay (Louvre) by Thomas Jenkins

Martin Szewczyk

1 La pratique moderne de la conservation des œuvres d’art se fonde sur un ensemble de


doctrines et de principes que l’on peut qualifier de déontologie de la restauration, qui
viennent structurer et même contraindre les interventions portées sur celles-ci. Parmi
ces principes, la publicité des interventions occupe une place centrale et est motivée
par des exigences de conservation et de connaissance. J. J. Winckelmann, dans la
préface de son Histoire de l’art chez les Anciens, publiée à Dresde, en allemand, en 1764 1,
appelait ceux qu’il nomme alors les « Antiquaires » à la prudence et, critiquant
sévèrement les biais introduits par les restaurations anciennes, prônait une sorte de
critique d’authenticité : « Lorsque l’on donne des dessins et des explications des
ouvrages antiques, on doit avoir l’attention d’y indiquer les réparations 2. » Il va même
jusqu’à en faire une condition du travail sur les sculptures antiques : « La plupart des
méprises des savants sur les ouvrages antiques viennent du peu d’attention qu’ils font
aux réparations et aux additions. On n’a pas distingué avec assez de soin du véritable
antique, ce qui y a été ajouté, soit pour réparer les parties mutilées, soit pour remplacer
les parties perdues. On pourrait faire un gros volume des erreurs qui sont provenues de
cette source3. » Intéressé par les restaurations4, il estimait urgent de les décrire et de
les comprendre afin de rectifier et prévenir les interprétations abusives. Il est
intéressant de constater que ce n’est pas le principe de ces restaurations qu’il met en
cause, bien qu’il déplore la piètre qualité des têtes5, mais l’opacité qu’elles jettent sur la

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connaissance de l’antique. En réalité, le révolutionnaire Winckelmann semble avoir


initié ou du moins inauguré une période de conquête de cette publicité de la
restauration.
2 Le présent article porte précisément sur cette période puisque nous avons centré notre
analyse autour de la restauration de la statue dite « Mars d’Orsay » (fig. 2), qui a été
effectuée en 1774 par le marchand-antiquaire britannique Thomas Jenkins 6. C’est à
l’occasion d’une nouvelle restauration de la statue, conduite en 2013 dans les ateliers
du C2RMF7, que nous avons pu examiner les points abordés dans cette étude. La statue
est aujourd’hui conservée au département des Antiquités grecques, étrusques et
romaines du musée du Louvre8. Pour la première fois, les pièces d’archives permettant
de connaître son histoire matérielle pouvaient être relues devant l’objet, en essayant de
comprendre sur l’œuvre les interventions que celle-ci avait eu à subir. Elles amènent
également à éprouver la pertinence et le réel apport documentaire de ce type de
sources pour la compréhension des restaurations anciennes. C’est donc dans une
protohistoire de l’éthique de la restauration que nous allons plonger : quelles pouvaient
être les motivations de Jenkins pour évoquer et même détailler les interventions
menées sur l’objet ? A-t-il subi l’influence de Winckelmann ? Qu’est-ce que les sources
archivistiques peuvent nous apprendre de ses idées et de ses pratiques en termes de
restaurations ?

Fig. 1. Dessin du Mars d’Orsay par Friedrich Anders, joint par Thomas Jenkins à une lettre du 9 août
1775

British Museum, Department Greek & Roman. © Trustees of the British Museum.

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Fig. 2. Statue masculine drapée, dite « Mars d’Orsay » (Louvre, département des Antiquités
grecques, étrusques et romaines, Ma 883), après la restauration de 2013

© C2RMF/Anne Chauvet.

« - am sorry have not the name of the Greek artist that


made this statue with me »
3 La statue qui nous intéresse représente un homme debout, le poids du corps reposant
sur la jambe gauche, la droite légèrement pliée et portée vers l’arrière. Il est drapé dans
un himation (manteau) qui lui recouvre les hanches et la partie inférieure du corps,
jusqu’aux genoux. Le vêtement est délicatement passé sur l’avant-bras gauche, placé à
l’horizontale, et remonte, dans le dos, venant mourir, plié en demi-cercle, sur l’épaule
gauche. Il s’agit donc d’une statue associant deux motifs statuaires traditionnels du
répertoire romain : Hüftmantel et Schulterbausch, d’après la dénomination germanique.
À l’aplomb du drapé retombant à gauche, un tronc d’arbre vient stabiliser l’ensemble,
comme il est de coutume pour les statues en marbre, à la statique plus exigeante que
leurs légères cousines de bronze. Ce soutien porte gravée la signature de deux
sculpteurs :
Ἡε[ρακλεί]δες
Ἀγα[σί]ου Ἐφέσιος
καὶ Ἁρ[μ]άτιος
ἐποίουν

« Herakleidès, fils d’Agasias, Ephésien, et Harmatios, ont fait » 9


4 Dans son état précédant la restauration de 2013, la statue présentait un certain nombre
de restaurations modernes (celles-ci ont été conservées). La plinthe et les jambes, sous

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l’himation, sont de facture moderne. Le tronc est antique, quoique brisé en deux
morceaux, et vient s’intégrer à la plinthe moderne. Le bras droit est, de façon évidente,
une restauration moderne : son poli est impeccable, si l’on excepte les marques
régulières et intentionnelles de piquetage destinées à feindre, sans réellement parvenir
à tromper, les accidents du temps. Le plan de jointure est de forme régulière. Il court de
l’épaule droite au milieu du flanc et, dans le dos, suit parfaitement le cours oblique du
drapé. La présence du même piquetage régulier laisse peu de doute sur le fait que le
bras gauche, émergeant du drapé, est moderne. La tête semble antique (fig. 3). Elle est
coiffée d’un casque rappelant le type chalcidien, élaboré au IVe siècle, portant un riche
décor figuré. Avant la restauration de 2013, la statue présentait de nombreux
comblements au plâtre. Ces bouchages devaient masquer des irrégularités sur le torse
et, pour certains, compléter des plis du drapé, brisés. Ils recouvraient parfois des
bouchages en résine, antérieurs, visibles en de nombreux endroits sur les parties
antiques de l’œuvre. Ces interventions ne sont pas datées avec précision. On peut
toutefois savoir que la statue que nous contemplons aujourd’hui est, à peu de choses
près, celle qui fut achetée par le comte d’Orsay à Rome en 1776.

Fig. 3. Détail de la tête

© C2RMF/Anne Chauvet.

5 Nous connaissons en effet un dessin documentant l’état de l’œuvre en 1775, un an avant


son acquisition par le comte (fig. 1). Probablement de la main de Friedrich Anders, il
accompagnait une lettre adressée par Thomas Jenkins à Charles Townley le 9 août 1775.
La légende du dessin, ajoutée a posteriori, mentionne la vente au comte d’Orsay, pour
500£10. Pierre-Gaspard-Marie Grimod, comte d’Orsay, effectua un séjour en Italie entre
1775 et 1778, à l’occasion duquel il rassembla une collection d’antiquités 11, qu’il
conserva, pour son plaisir, dans l’hôtel de Clermont-Saissac, rue de Varenne et de

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Babylone12. Exposée et cataloguée par ses soins en 179113, dans le but d’être vendue, elle
fut néanmoins confisquée au profit de la République en 1794 14. Seule la présence du
cimier, sans doute restauré au XVIIIe siècle, semble distinguer cet état de l’état actuel.
Jenkins, essayant de vendre cette statue à Charles Townley, lui livrait par ailleurs des
informations intéressantes sur son histoire matérielle. Une lettre datée du 6 juin 1775
constitue le document le plus précieux pour nous. Jenkins y narre comment il a acquis
une statue acéphale à Naples et, en parallèle, en vue de compléter de celle-ci, une tête
de « Lysimaque » auprès de Bartolomeo Cavaceppi :
« I will not conceal from you, an interesting event that has lately happend to me,
last year I had a statue from Naples without a head, with the name of the artist on
the trunk. I purchased a head of Lysimachus from Cavaceppi thinking it might suit
it, and had the joining made, but the head proved too large. A few weeks since a
wonderful head of an Achilles came from the same quarter, which proves absolutely
its own, and luckily although the neck of the statue had been touched to join with
the Lysimachus, it was so little, that it only wants a little stucco on one part. The
right arm which had been restored, must be done anew, as it does not suit the
animated expression of the head. Am sorry have not the name of the Greek artist
that made this statue with me. At the same time with this head, I got some heads of
philosophers very fine15. »
6 Une première restauration, commanditée par Jenkins, a donc eu lieu. Cependant, le
marchand acquit une seconde tête à Naples (« from that same quarter »), quelques
semaines après cette opération, tête qui s’avérait convenir bien mieux à la statue, et
dont il prétend par ailleurs qu’il s’agit de la sienne. Il identifie ainsi la statue avec
Achille : il s’agit sans doute aucun de la tête aujourd’hui associée à la statue, et que l’on
considère généralement comme antique, mais non pertinente. Jenkins eut tôt fait de
remplacer la première tête par cette nouvelle acquisition. Il ajoute ensuite qu’il a dû
faire refaire le bras droit, qui avait été restauré, car il ne convenait pas à l’expression de
la tête. Il avait donc probablement déjà fait restaurer l’ensemble. Le 9 août 1775, il
ajoute quelques précieux détails sur l’état de la statue, tout d’abord sur l’authenticité
de l’inscription, puis sur les altérations du flanc gauche, et enfin sur la restitution, en
marbre, des membres :
« Enclosed is a sketch of the Achilles, the head undoubtly its own, and the
expression fine, nor is there the least doubt of the authenticity of the inscription, as
the statue came from Naples the Antiquary here has nothing to do with it. […] One
difficulty will probably prevent my ever placing this interesting statue with any
gentleman that does not first see it, as the part of the body of the left side on the
ribs and hip bone have been rubbed, tho’ not sufficient to admit of any restores,
this will ever be a eye sore to all, except to such as may pass it over an account of its
other excellencies. […] P.S.: The enclosed sketch is slight, the expression of the head
in the original is exceeding fine and the helmet really monumental. All the right
arm and the left hand are restored, as well as the legs before the drapery, but the
trunk on which is the inscription Herodas Agathones Effesia fecit, and part of the
plinth is its own16. »
7 La confrontation des écrits de Jenkins et des indices techniques présents sur la statue
est très instructive. On peut voir sur la nuque les traces d’une ancienne agrafe en fer
trahie par des restes d’oxydation et par son ancien scellement au plomb (fig. 4). Ce
négatif d’agrafe ancienne doit correspondre à la première restauration de la tête par le
marchand. Une seconde cavité de scellement se lit sur la draperie passant au-dessus de
l’avant-bras gauche. Là encore, il devait s’agir d’une agrafe en fer scellée au plomb. La
technique d’attache semble similaire à celle qui a servi à rappareiller les deux

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fragments du support (fig. 5). Il est donc possible qu’il s’agisse de la première
restauration Jenkins (l’agrafe du cou a été arrachée et ne sert à rien structurellement
dans l’état actuel de la statue). L’exécution est peu soignée. On peut postuler que la
fixation par des agrafes a été utilisée lors de la première restauration de la statue, avant
que la tête ne soit remplacée et que, en conséquence, la position des bras doive être
modifiée17. Mais le procédé est inhabituel pour la période moderne : la technique
utilisée pour sceller les têtes emploie généralement un goujon vertical en métal. Peut-
être pourrait-on songer au réemploi d’une réparation antique. La restauration de la
base n’a en revanche pas pâti de ce changement d’orientation et l’agrafe en fer y a été
conservée.

Fig. 4. Détail de l’arrière de la tête et de la nuque, présentant le négatif d’une agrafe en fer

© C2RMF/Anne Chauvet.

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Fig. 5. Détail de l’arrière du tronc, présentant une agrafe en fer

© C2RMF/ Anne Chauvet.

8 On ne sait pas à quel praticien Jenkins confia la statue. Il pourrait s’agir de Carlo
Albacini, sculpteur et restaurateur romain de la seconde moitié du XVIIIe siècle, élève de
Bartolomeo Cavaceppi, et principal collaborateur de Thomas Jenkins pour ses
restaurations18.
9 Que faut-il retenir de ces deux extraits concernant l’attitude de Jenkins ? Il commence
par une formule révélatrice de son rapport à Townley : « I will not conceal from you… »
Que ne veut-il pas dissimuler ? C’est la genèse de la statue, sa poïétique laborieuse et
tâtonnante à l’ombre de l’atelier. C’est le détail, très précis, des différentes étapes de la
restauration, des choix qui ont été opérés puis sur lesquels on est revenu (le remontage
de la tête de « Lysimaque », la position du bras droit). Il ne masque pas du tout
l’ampleur des restaurations et donne même quelques précisions techniques : « it only
wants a little stucco on one part. » Il précise quels sont les éléments restaurés. Il ne fait
pas mystère des défauts de la pièce et les regrette en des termes très forts : « this will
ever be a eye sore to all. » Nous avons affaire, et c’est l’étude de la statue qui nous
permet de l’affirmer, à un cas de quasi-transparence dans la relation entre marchand et
collectionneur. Est-ce que ces efforts, de la part de Jenkins, trouvent un écho dans le
reste de sa correspondance ?

L’intérêt du marchand et l’intérêt de l’antiquaire :


Thomas Jenkins entre deux mondes
10 Malgré quelques affaires malheureuses19, Jenkins obtint la reconnaissance de ses
contemporains. En 1757, il est élu Fellow de la Society of Antiquaries of London. À son

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costume de négociant, il ajoutait celui d’antiquaire, publiant ses découvertes pour le


bénéfice de la science. La correspondance de Jenkins à destination de la Society a été
conservée20 : elle nous renseigne, entre 1757 et 1772, sur les activités mais aussi sur les
accointances du personnage, à Rome. Généralement utilisées pour les informations
inédites qu’elles livrent sur certains monuments ou certaines œuvres d’art antique, ces
archives ont aussi un rôle à jouer dans notre compréhension de la personnalité de
Thomas Jenkins. Il est à remarquer que dans ces lettres, il informe la Society des
nouveaux monuments livrés par le sol romain. Les restaurations n’y ont guère de place.
11 Il en va bien différemment de la correspondance qui lie Jenkins à Charles Townley, son
principal client britannique, en tout cas celui qu’il estimait le plus. On peut reconstituer
dans une certaine mesure l’attitude de Jenkins vis-à-vis de ces questions, mais
également percevoir la façon dont sa pensée des restaurations – ou du moins
l’expression de celle-ci – a évolué. Pour Thomas Jenkins, une statue antique n’a de prix
que complétée, restaurée. Il n’envoie de dessins à son client que lorsque les
restaurations qu’il a commandées à un sculpteur sont terminées : « as soon as the arms
are fix’d I shall get the sketch you desire of the Attalanta, and shall order Doctor
Anders to make at the Farnesina21. » Il lui assure également que tel monument aura
beaucoup plus de valeur une fois complété, par exemple une statue de Junon : « another
which I found on the Via Preneste being a Juno Aegophaya will when restored be a
respectable monument22. » De même, le marbre doit être nettoyé jusqu’à une candide
perfection : en 1792, il expérimente un nettoyage « by the means of Acqua Forte » sur
les concrétions du discobole de la Villa Hadriana, aujourd’hui au British Museum, le
résultat se révélant « much more perfect then I thought it possible 23 ».
12 On observe cependant, dès les années 1774-1775, une attitude plus nuancée, face à ces
pratiques, de la part du marchand. La première inflexion frappante est qu’il décrit de
manière beaucoup plus détaillée les pièces, en insistant sur la distinction entre ce qui
est antique et ce qui est restauré24.
13 Jenkins se livre ainsi plusieurs fois, pour répondre certainement à des requêtes de
Townley lui-même, à des autopsies dont il livre les conclusions dans ses lettres :
« When I purchased the Statue of Hygeia from the Casa Locatelli I was so confident
of the Head being its own Connessura that I did not even examine it, and what
confirmed me was, that Carlo who then lived with Cavaceppi who restored it, saw
the statue and the head at the cava where found in the theatre Statilii at Santa
Croce in Jerusalem, who assured me it was its own, but before I would answer your
letter I decided to examine it, which Carlo and I have just done it, and find there is a
tassello25 in the neck, this I thought it my duty to mention to you, inclosed you have
a sketch of the figure, which gives but a faint idea of it, as the mossa 26 is really
graziosissima, the right hand from the elbow is modern, the left about half way
between the hand & elbow, there is about six inches of the serpent antique which
authenticates the subject, the point of the right foot is restored, it has its own
ancient plinth, which being too scanty, has been set in a modern one 27. »
14 Il se montre également attentif à la documentation visuelle des interventions
anciennes :
« I find Dolci Bene28 neglected to mark on the sketches of Plotina or Marciana the
restored parts ; the former has two thirds of the nose, rather more, & the parts of
both ears restored, the Marciana has the point of the nose, one ear, & a small part
of the upper part of the hair restored, but so authenticated by the parts which are
antique, as not to admit of a doubt of the restored part being just. The bust of this
head is modern29. »

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15 Parfois, enfin, la correspondance révèle chez lui une pratique de la restauration comme
moyen de connaissance approfondie de l’objet : « My statue of the pancratiasts turns
out uncommonly fine, & interesting on having thrown away the restores of the
arms30. » Cela lui permet de connaître l’état réel des sculptures. Ainsi lorsqu’il décrit à
Townley deux têtes colossales de Bacchus, il peut lui faire part de leur état réel et
surtout de l’étendue des restaurations modernes grâce à un nettoyage :
« I have not yet been able to get the usual draftsman to make the sketches of the
heads of Bacchus for which reason they are not inclosed, on cleaning them it was
found, that the hinder part of both heads had been restored as well as the erm, and
in a marble that did not correspond, for which reason I have had them restored by
the Sposino31, and they are certainly respectable monuments32. »
« I mentioned that the two colossal heads on being cleaned proved to have the
hinder parts and pettina33 restored, I have marked with a pencil the precise point,
being behind the ears, indeed they are so well restored, they seem to be all one
piece, the one has the more tip, the other almost all the nose restored, the only
variation in them is a little in the ornaments of the head as you see by the inclosed
sketches34. »
16 Pourquoi cet intérêt pour l’« authenticité » des sculptures ? On pourrait supposer une
influence de Winckelmann, qu’il avait recommandé personnellement à la Society of
Antiquaries dans une lettre du 2 avril 1761 35. Mais l’impulsion de cette démarche me
semble plutôt devoir être traquée du côté de Charles Townley. Ce dernier semble avoir
été soucieux de l’antiquité réelle des objets de sa collection, et l’a certainement fait
savoir à Jenkins36, qui fit siens ces principes dans plusieurs « professions de foi »
destinées à rassurer son client : « The Faustina has the greatest part of its own neck, & a
pettina only added to it, you know tis a rule with me, to let the antique be as principle as
possible37. » Certaines démarches paraissent même très modernes et tendent à montrer
que les valeurs d’histoire et d’ancienneté structuraient aussi la pratique de Jenkins,
peut-être par l’intermédiaire des volontés de Townley. Ainsi, sur un faune en marbre
dont la chevelure était percée de trous pour la fixation d’une couronne en bronze,
Jenkins fait remonter une nouvelle couronne, en bronze, mais amovible et laissant un
certain nombre de trous visibles : « The Jolly Faun has had the same honour, as there
are several holes for a crown I presume of vine leaves which I shall have made in
bronze, in such a manner as to be occasionally taken off if you chuse it, to prove that it
had anciently such a kind of ornament38. » ; « The crown is fastened in such a manner
that several of the ancient holes are untouched and visible 39. » Ce sont les premiers et
lointains balbutiements d’un principe de réversibilité. Mais la tendance, qui peut
s’opposer aux attentes de Townley, à la restauration extensive des sculptures est
toujours vivace. Les deux conceptions s’opposent clairement dans le cas d’une statue de
Silène dont Jenkins possédait le corps. Il exprime à Townley sa volonté de l’assembler à
une tête, tant les deux semblaient se convenir : « The head of Silenus at Ham 40 and my
statue were not found in the same place, altho’ its really a pity they shoud be separated,
possibly your scrouples may make you disapprove the union, altho’ they seem made for
each other41 » ; « it should be a peccato to separate them, but nothing shall be done
without your express approbation42. »
17 L’honnêteté de Jenkins à propos de la statue aujourd’hui au Louvre est donc à replacer
dans ce contexte. Son intérêt, dans ce cas, est moins celui de l’antiquaire que celui du
marchand qui souhaite suivre les inclinations de son client. Non que l’antiquaire
Jenkins n’ait eu aucun intérêt à cela : il l’exprime dans deux lettres à la Society 43. Cela
n’empêche pas les « forgeries » orchestrées par le marchand, pour lequel on vient de

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voir que la pertinence des fragments comptait moins que l’adéquation du « caractère » :
le Mars d’Orsay en est certainement une, malgré les revendications d’authenticité de
Jenkins. Une des plus célèbres « forgeries » étant le discobole Townley, dont il a soutenu
sans coup férir l’authenticité et la pertinence de la tête : « In Rome, there never was the
most remote doubt of its authenticity44. »
18 Par ailleurs, il faut insister sur l’importance que revêtent, pour notre connaissance des
restaurations anciennes, les sources archivistiques indirectes telles la correspondance
entre un marchand et son client. Si l’on a bien à l’esprit le genre de relation qui va
structurer ces sources (on a vu que l’honnêteté du marchand pouvait être à géométrie
variable), on peut les utiliser comme des témoignages contemporains, parfois plus
fiables que les notices des catalogues, transmettant souvent ce que la tradition – écrite
ou orale, mais rarement fondée sur des sources primaires – répétait sur les œuvres. Par
exemple, dans une lettre à Charles Townley, du 24 décembre 1777, ce dernier lui écrit :
« The groupe of Acteon is come very safe, Comte d’Orsy [sic] wants it, but his finances
are a little below for, he has bought me my alabaster Minerva, and has ordered the
extremities, which were of white marble, to be gilted, Pour La Rendre Plus Magnifique 45. »
Cette statue de Minerve est aujourd’hui, elle aussi, dans les collections du Louvre. La
dorure moderne a été retirée au XIXe siècle. F. Boyer, comparant l’inventaire de 1794
(« Minerve en marbre, la tête et les bras dorés, tenant une chouette à la main gauche,
ornée d’une égide en albâtre oriental de ton d’ambre, le corps bien drapé en albâtre
oriental de ton d’agate, haute de 4 pieds »), le registre de la Commission des Arts
(« Minerve de travail antique repolie, la tête, les bras et les pieds en bronze doré, tout le
reste de la figure, en albâtre oriental de riche couleur et variée, de 48 pouces de haut »),
et les catalogues de 1896 et 1922 (« Minerve, drapée avec l’égide en albâtre oriental ; la
tête casquée, les avant-bras et les pieds, modernes, sont en marbre blanc ») semblait
douter de la dorure. La lettre citée en établit la réalité historique.

L’émergence de la restauration
19 L’annotation portée sur le dessin de la statue du Mars d’Orsay détaille les restaurations
conduites par Thomas Jenkins : « the head is ancient, tho not its own. Sold by Jenkins at
Rome to Count d’Orsi [sic] for £500 in 1776. The right arm and leg and left hand are
restored. » Nécessairement postérieure, cette annotation témoigne de la nécessité, du
point de vue académique, de connaître et de comprendre avec précision les
restaurations anciennes subies par un objet. Cette nécessité va néanmoins mettre un
certain temps à s’imposer dans les publications46. Le catalogue de vente de 1791, rédigé
à la demande de Grimod d’Orsay lui-même, évoque un « Achille en marbre de Paros,
figure antique d’un beau style grec qui porte le nom de son auteur Ménandros fils
d’Agathon de la ville d’Ephèse » et passe ainsi sous silence les restaurations, tout
comme le fait le registre de la Commission des Arts47. D’autres sculptures, comme une
Vénus anadyomène achetée par le comte à Gavin Hamilton, font l’objet de plus de
détail48. On connaît le XVIIIe siècle pour sa tolérance à l’égard de ces restaurations. Le
goût voulait alors que l’on complétât les statues fragmentaires ; le temps n’était pas
encore à l’esthétique du fragment. Mais dès la seconde moitié de ce siècle, l’intérêt de
l’amateur collectionneur comme Townley, aussi bien que celui de l’antiquaire tel
Winckelmann, trouvaient une nécessité à la connaissance des restaurations, et vont
conduire, progressivement, à leur documentation. Ces opérations sortent lentement

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alors de l’ombre de l’atelier. En 1817, Visconti, décrivant la statue, insiste sur la


restauration de la tête, mais ne souffle mot des membres ajoutés par Jenkins 49. Il faut en
fait attendre pour cela la publication de Clarac. Reprenant le texte de Visconti mot pour
mot, il ajoute à la fin de sa notice une courte phrase : « le bras droit et les jambes sont
modernes50. » D’un objet que l’on traite comme étant complet – mais cela tient aussi au
niveau de compétence, en la matière, du comte d’Orsay lui-même –, on arrive
progressivement à un objet décrit comme composite pour en mieux connaître ce qui est
antique et dû aux ciseaux d’Harmatios et Hérakleidès.
20 Dans la correspondance entre Thomas Jenkins et Charles Townley, nous avons pu
percevoir les premiers éléments d’un nouveau rapport à la sculpture antique. Si la
complémentation des statues revêt toujours une importance fondamentale, Townley
semble avoir accordé beaucoup d’attention à la pertinence des assemblages proposés
par Jenkins et à la connaissance des restaurations anciennes. Le prix qu’il accordait aux
sculptures était ainsi fonction, aux côtés d’autres critères, de leur part d’authenticité.
C’est certainement sous l’impulsion de ces antiquaires, amateurs et collectionneurs que
la documentation des restaurations a fait ses premiers pas. La publicité des
restaurations avait encore un long chemin à parcourir mais servait déjà à la
connaissance et à l’appréciation de l’antique dans le respect – tout relatif – de sa
matérialité.
Je souhaite exprimer ma gratitude envers Stephanie Alder, record manager au Central Archive
du British Museum, ainsi qu’envers Ludovic Laugier et Daniel Roger, Brigitte Bourgeois et Anne
Liégey pour les discussions que nous avons eues devant l’œuvre en cours de restauration.

BIBLIOGRAPHIE
Ashby T., 1913, “Thomas Jenkins in Rome”, Papers of the British School at Rome, 6, p. 467-511.

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Clarac F. de, 1841-1853, Musée de sculpture antique et moderne, Imprimerie royale, Paris.

Donderer M., 1996, « Bildhauersignaturen an griechischen Rundplastik », ÖJh, 65, p. 87-104.

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Froehner W., 1865, Les inscriptions grecques, Charles de Mourgues Frères, Paris.

Howard S., 1962, “Some Eighteenth-Century Restorations of Myron’s ‘Discobolus’”, Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes, 25, p. 330-334.

Overbeck J., 1869, Geschichte der griechische Plastik, II, Leipzig.

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Society of Antiquarian of London”, Antiquaries Journal, 45, p. 200-229.

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Visconti E. Q., 1817, Description des antiques du Musée royal, Hérissant Le Doux, Paris.

Winckelmann J. J., 1766, Histoire de l’art chez les Anciens, Amsterdam.

ANNEXES
Abréviations
Briefe = Diepolder H. (éd.), Johan Joachim Winckelmann. Briefe, I, Berlin, 1952.
CIG = Boecke A., Corpus Inscriptionum Graecarum, Berlin, 1828-1878.
IGUR IV = Moretti L., Inscriptiones Graecae Urbis Romae, IV, Rome, 1990.
Loewy = Loewy E., Untersuchungen zur griechischen Künstlergeschichte, Vienne, 1883.
Overbeck = Overbeck, J., Die antiken Schriftquellen zur Geschichte der bildenden Künste bei den
Griechen, Leipzig, 1868.

NOTES
1. L’ouvrage est traduit dès 1766 en français ; on citera la traduction française par commodité.
2. Winckelmann, 1766, p. XVII.
3. Id., p. XIV.
4. Dans une lettre à son éditeur du 28 novembre 1756, il écrivait vouloir proposer « un petit
ouvrage […] sur la restauration des statues et autres ouvrages de l’Antiquité ». (Briefe, I, n° 163, p.
251-252).
5. Winckelmann, 1766, p. XVII : « Les têtes de Diane, d’un Bacchus ayant un satyre à ses pieds,
d’un autre Bacchus qui tient en l’air une grappe de raisin, sont excessivement communes et
indignes des artistes qui ont fait les corps. »
6. Le personnage de Thomas Jenkins est bien connu ; son activité romaine a été étudiée par
Ashby, 1913 ; Pierce, 1965, publie les lettres et dessins de Jenkins à la Society of Antiquaries of
London ; Bignamini, Hornsby, 2010, publient l’ensemble de la correspondance de Jenkins adressée
à Townley ; bibliographie complémentaire : Ford, 1974 ; Vaughan, 1996.
7. Restauration réalisée par Anne Liégey ; les opérations ont été conduites conjointement par le
département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (Ludovic Laugier) et par la filière
archéologie du C2RMF.
8. N° d’inv. Ma 883.

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9. Loewy 293 ; CIG III, 6152 ; Overbeck 2279 (Herakleidès, fils d’Hagnos) ; Brunn 1893, p. 522 ;
Overbeck, 1869, p. 313, note 38 ; Froehner, 1865 p. 227-228, n° 125 ; IGUR IV 1563. Cette inscription
a été considérée par Donderer, 1996, p. 102-104, fig. 15-17 comme non-authentique ; l’autopsie du
texte et les indications de Jenkins me portent à croire l’inverse.
10. Également dans une lettre du 10 avril 1776 (British Museum, Central Archive, TY 7/355) :
« Monsieur le Comte de Dorsy [sic] son of a fermier general, is the possessor of the statue of
Achilles, and is very happy with it. »
11. Boyer, 1953, p. 439-443.
12. Archives Nationales, T/187/1-4, actes notariés et titres de propriété.
13. Catalogue imprimé à la Bibliothèque nationale de France : 8°V 36.2060.
14. Inventaire manuscrit du 27 floréal an II, Archives Nationales, série F 17a 1269 (58).
15. Lettre de Thomas Jenkins à Charles Townley, 6 juin 1775 (British Museum, Central Archive,
TY7/346).
16. Lettre de Thomas Jenkins à Charles Townley, 9 août 1775 (British Museum, Central Archive,
TY7/347).
17. Cette technique est connue aux XVIIe et XVIIIe siècles d’après les recherches de B. Bourgeois,
qui ont conduit à étudier avec précision les techniques de restaurations anciennes, d’après les
textes comme d’après les objets eux-mêmes : Bourgeois, 2003, passim.
18. Bartman, 2003 ; sculpteur de talent, membre, à Rome, de l’Accademia di San Luca, Albacini est
surtout connu pour son activité de restaurateur d’antiques dans le dernier quart du XVIIIe siècle.
On considère généralement qu’il s’agit du restaurateur le plus étroitement lié au milieu « anglo-
romain » de cette période.
19. Pierce, 1965, p. 201.
20. Soit que les lettres aient été conservées directement dans les archives de la Society, soit
qu’elles aient été retranscrites dans le recueil manuscrit General Minutes (voir Pierce, 1965, p.
202). Les dessins envoyés par Jenkins ou transmis par d’autres ont été montés dans un grand
volume folio désigné sous le titre de Classical Antiquities.
21. Lettre de Th. Jenkins à Ch. Townley, 4 décembre 1773, British Museum Central Archive TY
7/322 ; Bignamini, Hornsby 2010, p. 35, n° 60 ; voir également la lettre du 18 octobre 1775
concernant un groupe statuaire (TY 7/348 ; id., p. 72-73, n° 128).
22. Lettre du 15 juillet 1778 ; TY 7/381 ; ibid., p. 109, n° 202.
23. Lettre du 2 septembre 1792 ; TY 7/521, ibid., p. 200, n° 390 ; la statue est aujourd’hui connue
sous le nom de Discobole Townley (inv. 1805.0703.43 ; Howard, 1962, p. 330-334).
24. E.g. dans la lettre du 6 mars 1776 (TY 7/353 ; Bignamini, Hornsby, 2010, p. 84, n° 150), dans
celle du 10 avril 1776 (TY 7/355 ; id., p. 85-86, n° 155), dans celle du 5 juin 1776 (TY 7/356 ; ibid., p.
87-88, n° 158), dans celle du 6 janvier 1778 (TY 7/384 ; ibid., p. 112-113, n° 27) ou dans celle du 22
août 1780 à propos d’une statue de Minerve (TY 7/397 ; ibid., p. 129-130, n° 236). Un cas décrit
dans la lettre du 3 juillet 1784 (TY 7/473 ; ibid., p. 156-157, n°285) est fort instructif.
25. On désigne par le mot italien tassello une petite pièce de marbre destinée à compléter une
partie mineure de la sculpture antique afin d’assurer la continuité de forme de l’œuvre ainsi
complétée.
26. « Mouvement. »
27. Lettre du 3 juillet 1784 (TY 7/473 ; ibid., p. 156-157, n° 285).
28. Vincenzo Dolcibene (c. 1746-1820), dessinateur italien travaillant pour Jenkins dans les
années 1780.
29. Lettre du 13 décembre 1788 (TY 7/477 ; ibid., p. 181-182, n° 341).
30. Lettre du 10 mars 1787 (TY 7/453 ; ibid., p. 173, n° 317).
31. Giovanni Pierantoni detto Il Sposino (1742-1817), sculpteur romain qui s’est consacré, pour
Jenkins notamment, à la restauration de sculptures antiques.
32. Lettre du 10 novembre 1787 (TY 7/460 ; ibid., p. 176, n° 325).

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33. Le mot, italien, semble désigner la coiffure chez Jenkins.


34. Lettre du 12 décembre 1787 (TY 7/462 ; ibid., p. 176-177, n° 326).
35. Lettre de Thomas Jenkins à la Society of Antiquaries (General Minutes, VIII, p. 319-321 ; Pierce,
1965, p. 208-210, n°4).
36. Cela ressort de certaines lettres de Jenkins : lettre du 7 septembre 1774 (TY 7/338 ; ibid., p.
50-51, n°93) ; lettre du 18 octobre 1775 (TY 7/349 ; Bignamini, Hornsby, 2010, p. 76-77, n° 135).
37. Lettre du 17 janvier 1776 (TY 7/352 ; id., p. 82, n° 146).
38. Lettre du 19 octobre 1774 (TY 7/339 ; ibid., p. 52-54, n° 96).
39. Lettre du 7 janvier 1775 (TY 7/341 ; ibid., p. 55-56, n° 100).
40. Il s’agit de Gavin Hamilton (1723-1798).
41. Lettre du 9 août 1775 (TY 7/348) : ibid., p. 72-73, n° 128).
42. Lettre du 29 novembre 1775 (TY 7/350 ; ibid., p. 79, n° 139).
43. Lettre du 13 avril 1758 (Pierce 1965, p. 204-205, n°2) ; voir également les lettres à Townley où
il présente au collectionneur les nouvelles découvertes faites à Rome : e.g. la lettre du 30 avril
1783 (TY 7/418 ; Bignamini, Hornsby, 2010, p. 151, n° 276).
44. Lettre du 27 septembre 1794 (TY 7/536 ; ibid., p. 207, n° 410).
45. Lettre de Thomas Jenkins à Charles Townley, 24 décembre 1777 (British Museum Central
Archive, TY7/378).
46. Je comprends, aux côtés des publications, les documents officiels comme le registre de la
Commission des Arts.
47. Boyer, 1953, p. 441 ; on a ainsi l’impression que les œuvres de la collection sont des antiques,
non restaurés. Il en va de même pour la Minerve : voir supra.
48. Le catalogue de 1791 signale « les parties principales antiques » (Boyer, 1953, p. 441).
49. Visconti, 1817, p. 173, n° 411.
50. Clarac, 1841-1853, IV, p. 135, n° 1439.

RÉSUMÉS
La statue connue sous le nom de Mars d’Orsay, conservée au Louvre, a fait récemment l’objet
d’une restauration. Celle-ci fut l’occasion, en s’appuyant sur la correspondance du marchand
Thomas Jenkins, d’un réexamen et d’une meilleure compréhension des restaurations anciennes
de la sculpture. À partir de ce cas d’étude, cet article entend étudier la manière dont les
interventions de restauration prennent de l’importance, non seulement pour la communauté
scientifique, mais également dans la relation établie entre un marchand et son ou ses clients. À ce
titre, un réexamen de la correspondance entre Thomas Jenkins et le célèbre collectionneur et
amateur Charles Townley permet de mettre en lumière, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
des attitudes particulières vis-à-vis de la restauration des sculptures antiques, et de replacer ainsi
le cas du Mars d’Orsay dans le développement plus général de son histoire.

The statue known as Mars d’Orsay, in the collections of the Louvre, was recently restored. Using
letters written by the art dealer Thomas Jenkins as a source, this provided an occasion for re-
examining and learning more about earlier restoration of the sculpture. Based on this case study,
this paper investigates the manner in which these restoration programmes grew in importance,
not only for the scientific community, but also in the relationship between an art dealer and his
client(s). In this respect, re-examining Thomas Jenkins’s correspondence with the renowned art

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lover and collector Charles Townley sheds light on attitudes held towards the restoration of
antique sculpture in the second half of the 18th century, and thus enables us to place the case of
the Mars d’Orsay in a broader historical context.

INDEX
Mots-clés : sculpture antique, restauration, XVIIIe siècle, Jenkins (Thomas), Townley (Charles),
comte d’Orsay
Keywords : Antique sculpture, restoration, 17th century, Jenkins (Thomas), Townley (Charles),
Comte d’Orsay

AUTEUR
MARTIN SZEWCZYK
Conservateur du patrimoine, département Restauration, filière archéologie, C2RMF
(martin.szewczyk[at]culture.gouv.fr).

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Restauration et documentation à
Rome dans les années 1830. Le cas
des vases grecs
Restoration and documentation in Rome in the 1830s. The case of Greek vases

Marie-Amélie Bernard

1 Jusque dans les années 1980, le caractère non scientifique des restaurations du passé
était un dogme bien établi. Les interventions que les Penelli réalisèrent sans grande
méthode et sans vergogne sur de nombreux vases de la collection Campana 1
condamnèrent longtemps leurs confrères à l’opprobre. Pourtant, depuis environ quinze
ans, des études récentes ont montré que dans la première moitié du XIXe siècle, à Paris,
Naples ou Rome, les restaurations de vases grecs furent souvent élaborées avec un
grand raffinement intellectuel et technique : dans de nombreux cas, on mena une
réflexion très fine sur les principes de la restauration, qu’il s’agisse de l’étude de
l’iconographie2 et du style ou de la recherche d’alternatives à la retouche illusionniste,
comme le mezzo restauro3. Parallèlement, dans le secret des ateliers, on mettait au point
des recettes de colles durables4, de repeints noirs aussi profonds que le vernis antique,
et on débordait d’ingéniosité pour assurer la stabilité d’œuvres incomplètes 5. On pourra
toujours trouver des exemples de restaurations qui s’approchent davantage du
bricolage, mais, dans bien des cas, il est évident que cette image de pratiques d’amateur
n’est pas adaptée. De plus, les rapports étroits entre restaurateurs et savants
interdisent d’accuser uniquement les premiers d’interventions aujourd’hui jugées
abusives : les savants s’intéressaient aux restaurations et pouvaient les commander ou
les valider.
2 Pourtant, cette image négative est d’autant plus difficile à détruire que l’archéologie de
ces travaux n’est faite que depuis peu6 ; l’indignité décrétée des résultats a fait
longtemps se détourner de l’étude des gestes, des méthodes et des principes de tous ces
praticiens sans lesquels les collections les plus prestigieuses des musées européens
n’auraient pas eu l’histoire qu’on leur connaît. Il est vrai que les dérestaurations
opérées depuis lors dans de nombreux musées rendent la tâche difficile. Néanmoins,

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l’écriture de cette histoire reste possible : certains vases ont gardé leurs anciennes
restaurations que l’on peut observer et analyser jusque dans leur composition
chimique. Mais surtout, les publications anciennes, les dessins, documents comptables
et correspondances permettent de comprendre quels furent les acteurs, les principes et
les méthodes de ces restaurations.
3 C’est ce que cet article souhaite démontrer à travers l’exemple du foyer romain dans les
années 1830. À cette période, Naples n’avait plus en effet le monopole de la restauration
des vases antiques ; à partir de la fin des années 1820, l’exploration archéologique de
l’Étrurie méridionale porta au jour des milliers de vases sortis des nécropoles de Vulci,
Tarquinia ou Cerveteri. Des fouilles de grande ampleur y furent entreprises ou
autorisées par des propriétaires terriens comme Lucien Bonaparte, Agostino Feoli, les
frères Candelori ou la famille Campanari. Une fois les vases exhumés, il fallait les
nettoyer et les restaurer pour remédier à leur état souvent fragmentaire. Dans les
années qui suivirent, on vit donc apparaître dans la littérature savante les noms de
Capranesi, Depoletti, Ruspi et d’autres, qui ajoutèrent la restauration à leur profession
première de marchand ou d’artiste. Au même moment, Rome abrita la naissance de
l’Instituto di Corrispondenza Archeologica, organisme européen qui joua un rôle
fondamental7 ; ses membres étaient des archéologues, tels Eduard Gerhard et Emil
Braun, des érudits, des collectionneurs, des marchands. La coïncidence de ces activités
marchandes et académiques permit qu’elles se nourrissent mutuellement. De plus, la
topographie même favorisa une grande porosité de ces milieux. Les ateliers et les
boutiques, les pensions pour voyageurs se trouvaient tous à deux pas de la place
d’Espagne et du Caffè Greco, fréquenté par toute l’intelligentsia : dans une ambiance
d’effervescence autour de l’étude des vases antiques, marchands, restaurateurs,
collectionneurs et savants se rencontraient donc assidûment. Les restaurations des
années 1830 et 1840 sont ainsi d’autant plus précieuses qu’elles furent effectuées à un
moment fondateur de l’étude de la céramique grecque.

Dans le secret des ateliers ?


4 Bien des restaurations du passé furent validées par les collectionneurs et les
archéologues, et non élaborées à la dérobée au fond d’un atelier. Les correspondances
sont de ce point de vue une source d’informations importante : on y lit les choix de
restauration envisagés, et s’il n’est pas toujours possible d’identifier les vases, on peut
néanmoins comprendre quels étaient les principes adoptés.
5 L’un des procédés communément utilisés par les restaurateurs et approuvés par les
savants était l’analogie : le rapport de ressemblance entre deux motifs iconographiques
légitimait, pensait-on, la restitution de l’un d’après le modèle de l’autre. Ainsi,
lorsqu’une scène incomplète présentait le même schéma qu’une autre bien conservée,
on considérait légitime de compléter la première sur le modèle de la seconde 8. C’est ce
que pensa faire l’archéologue Emil Braun sur un vase incomplet, dont il souhaitait voir
compléter le décor par analogie avec un autre vase de sa connaissance : il se félicitait
d’en avoir déniché un portant la même iconographie et autorisant une restauration 9.
James Millingen, archéologue et marchand que l’on connaît pour ses prises de positions
rigoureuses sur la restauration10, y eut aussi recours. Ayant reçu de Rome un beau vase
grec qui n’avait pas encore été remonté, il constata que la partie inférieure ne lui
appartenait pas ; heureusement, le décor figuré ne portait qu’une lacune restreinte

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dans la figure de Géryon et la comparaison avec un vase portant la même iconographie


pouvait guider la restitution des éléments manquants11. Le vase de Millingen est une
amphore chalcidienne conservée au British Museum (B 155) 12 : aujourd’hui dérestaurée,
elle montre en effet une lacune dans le bas des ailes de Géryon.
6 Les archives liées à l’ouverture du Museo Gregoriano Etrusco (1837) livrent un autre
exemple de ce regard des savants sur les restaurations : avant que leurs auteurs ne
soient payés, ces dernières étaient examinées notamment par l’archéologue Pietro
Ercole Visconti qui jugeait de leur conformité avec les attentes du musée 13.

Exactitude comptable
7 Outre leurs réalisations, les praticiens ont laissé des factures et des notes précieuses.
Dans le cas des documents de la main de Francesco Depoletti (1779-1854) 14, on
remarque que leur degré de précision varie selon le client auquel ils étaient destinés.
Pour un particulier comme Pietro Paolo Spagna, pour lequel Depoletti restaura une
partie du matériel archéologique provenant des fouilles de Castel Campanile, les
factures sont succinctes : la description des pièces concernées est trop générique pour
permettre leur identification ; en revanche, celle de l’intervention, bien que brève,
permet de distinguer plusieurs types d’opérations. Sur la facture du 8 mars 1832 15, il est
intéressant de noter les différentes interventions effectuées : tutto restauro, par
opposition au mezzo restauro évoqué plus haut, est une restauration complète dans
laquelle tous les éléments sont réintégrés. Les autres vases ont été simplement recollés
(incollato) et l’un d’eux portait, suite à son enfouissement, des concrétions dont il a été
débarrassé (levato il tartaro duro). Cette simple facture donne donc un aperçu intéressant
des méthodes de restauration, car elle prouve qu’il n’existait pas que la seule retouche
illusionniste ; dans le cas des seize vases ici mentionnés, elle n’a été mise en œuvre que
deux fois, ce qui égratigne sérieusement la thèse de la restauration comme un
maquillage effectué sans discernement. Ce document donne aussi une idée des prix
demandés : pour la restauration complète du vaso a olla (probablement un stamnos),
trente-cinq scudi16 ; pour le recollage de deux coupes et d’un autre vase probablement
peu fragmentaire, un scudo et demi ; pour un vase brisé en de nombreux morceaux,
deux scudi. On remarque un écart important entre les prix : un demi scudo pour un
recollage simple, contre trente-cinq pour une restauration complète. Or on sait que le
salaire journalier d’un ouvrier sur un chantier de fouilles s’élevait à un quart de scudo 17,
et qu’un fiacre pour aller du Vatican à la via dei Condotti coûtait le même prix 18. La
restauration avait donc un coût élevé puisque celle du stamnos revenait à cent
quarante fois le salaire journalier de l’ouvrier qui l’avait exhumé.
8 Les factures établies pour le Museo Gregoriano Etrusco sont plus détaillées, et l’on
regrette qu’elles n’aient pas toutes été conservées19 : la description des opérations est
aussi précise, et dans la majorité des cas, les vases peuvent être identifiés. Les
opérations sont de divers types : les factures ne font pas apparaître les mentions tutto
restauro ou mezzo restauro mais listent plusieurs degrés d’interventions. Les vases sont
souvent nettoyés, puis retouchés : « pulito e ripreso il colore » ; certains sont dits
restaurés, sans plus de mention : « Campana [...], restaurata ». L’un des cas les plus
intéressants est celui d’un grand cratère apulien déjà restauré et sur lequel Depoletti
dut intervenir ; il décrivit son travail ainsi : « Vaso grandissimo a mascheroni di Ruvo,
pulito, levati li stucchi vecchi, ristuccato e dato il colore 20. » Le rapprochement avec un dessin

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réalisé dans l’atelier de Depoletti21 permet d’identifier ce vase : il s’agit d’un cratère
apulien à figures rouges attribué au Groupe de Varrese et datant des années 360-340
avant J.-C.22 Il appartenait au noyau ancien de la Bibliothèque Vaticane et fut transféré
à Paris suite au traité de Tolentino (19 février 1797) ; probablement restauré à Paris 23, il
fut exposé au Musée Napoléon de 1800 à 1815, puis restitué au Vatican 24. Transféré de la
Bibliothèque Vaticane au Museo Gregoriano Etrusco, il fut de nouveau restauré en 1837
par Francesco Depoletti. L’examen et les analyses des matériaux de restauration
effectués par le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France sous la
conduite de Brigitte Bourgeois confirment cette double intervention25.

Dessins et relevés
9 Une autre source documentaire importante est constituée par les dessins. Pour l’étude
du foyer romain, le fonds le plus riche est le Gerhard’scher Apparat : Eduard Gerhard
(1795-1867), qui fut à l’origine de la fondation de l’Instituto di Corrispondenza
Archeologica, se tenait très au courant de toutes les découvertes réalisées en Étrurie
méridionale et déplorait la dispersion du matériel archéologique. Pour y remédier et
pour renouveler la science archéologique par une étude plus systématique, il constitua
un Apparat composé, entre autres, de plusieurs milliers de dessins exécutés en majorité
à Rome dans les années 1830 et 1840 ; ils sont aujourd’hui un outil précieux pour
l’histoire des fouilles, de la restauration et des collections 26. Ils portent en effet
plusieurs types d’annotations indiquant le lieu de provenance, l’état du vase et le nom
du propriétaire, du marchand ou du restaurateur chez qui l’œuvre était dessinée : c’est
ainsi que l’on peut identifier le cratère à volutes du Vatican restauré par Depoletti. Le
bon état de conservation est en général indiqué par les mentions « Sano » ou
« Completo ». Outre ces annotations, nombre de dessins présentent l’indication
graphique des restaurations. Selon le dessinateur, elles peuvent prendre plusieurs
formes : souvent, une ligne continue ou pointillée définit la lacune avec parfois une
mention telle « mancante » ; la partie manquante tantôt est laissée vide, tantôt montre
la restauration effectuée. Il existe même des dessins différents pour un même vase : la
coupe attique à figures rouges attribuée au Peintre de Brygos et conservée au Palazzo
Schifanoia à Ferrare27 est ainsi représentée deux fois. Sur l’un des dessins (fig. 1) dans le
décor du tondo et de la face B, les lacunes sont laissées blanches et sont entourées d’une
ligne pointillée. L’autre dessin (fig. 2) ne laisse rien deviner de l’état du vase : toutes les
lacunes sont restituées, et aucune ligne ou mention ne vient préciser ce qui est
manquant. Ces deux relevés documentent donc deux états différents du vase.

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Fig. 1. Dessins d’une coupe attique à figures rouges (Ferrare, Palazzo Schifanoia, 277) avant
restauration. Gerh. App. XXII, 59b

© Antikensammlung, Staatliche Museen zu Berlin. Foto J. Laurentius.

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Fig. 2. Dessins d’une coupe attique à figures rouges (Ferrare, Palazzo Schifanoia, 277) après
restauration. Gerh. App. XXII, 59a

© Antikensammlung, Staatliche Museen zu Berlin. Foto J. Laurentius.

Des publications sans ambiguïté


10 Dans les publications des années 1830 et 1840, on remarque que l’état de conservation
des vases est souvent précisé dans le texte ou sur les planches, ainsi que le
recommandait au début du siècle Aubin-Louis Millin28. Le premier cas est, convenons-
en, assez rare : Lucien Bonaparte donna à plusieurs reprises dans son Museum étrusque
des indications sur les choix de restaurations opérés pour tel ou tel vase ; à propos
d’une hydrie attique à figures rouges aujourd’hui conservée à Munich 29, il écrivit : « Ce
vase précieux a été trouvé en fragments et à différents jours d’intervalle ;
heureusement les figures et les inscriptions sont demeurées entières excepté quelques
éclats dans le corps d’un athlète ; tous ces fragments ont été réunis en sorte cependant
qu’on peut les compter tous ; et cette demi-restauration sans ajouter une seule ligne de
dessin nous paraît la seule que l’on devrait se permettre dans les monuments de
l’antiquité30. » On a là un exemple de ses principes stricts en matière de restauration
selon lesquels le vase devait être complété dans sa forme, mais non dans son décor 31.
Lucien Bonaparte n’était pas toujours aussi précis mais veillait à indiquer l’état du
vase par les termes « intact », « complet » et « incomplet 32 ». De même Secondiano
Campanari, dans son catalogue de la collection Feoli, précisa l’état de conservation
d’une amphore du Peintre de Cléophradès et justifia le choix d’une restauration visible
par l’étendue des lacunes et le respect de la matière antique 33.
11 Quand l’ouvrage comporte des planches, ce sont elles le plus souvent qui donnent ce
type d’indication. Si l’on compare dessins préparatoires et illustrations définitives,

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l’ouvrage d’Eduard Gerhard Auserlesene Griechische Vasenbilder hauptsächlich Etruskischen


Fundorts n’indique pas toujours les lacunes : quand elles ne concernent qu’un motif sans
surprise telle une colonnette soutenant un bassin, ou qu’elles sont très restreintes, le
vase est publié comme s’il était intact34. En revanche, les lacunes importantes sont
souvent indiquées, même approximativement, par des lignes de points ou par des zones
laissées blanches dans lesquelles un trait vient suggérer les éléments disparus. Une
enquête plus approfondie sur l’histoire des vases concernés permet d’établir que ces
deux modes graphiques correspondent à deux types de restauration : lorsque, sur la
planche gravée, le décor semble complet et comporte l’indication de zones cernées par
des points, il faut comprendre que sur le vase, les lacunes avait bien été réintégrées
(fig. 3) Quand la lacune est laissée blanche sur la planche, il s’avère qu’elle avait été
laissée telle quelle sur le vase. Les motifs restitués par une ligne sont une simple
proposition de Gerhard. (fig. 4).

Fig. 3. Coupe attique à figures rouges attribuée au Peintre de la Fonderie, 490-480 av. J.-C., Boston,
Museum of Fine Arts 98.933

a : gravure ancienne du vase indiquant les zones restaurées, cernées par des lignes de points.
Illustration tirée de Gerhard, 1840-1858 III, pl. CCIII.
b : état actuel du vase.
© Museum of Fine Arts, Boston.

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Fig. 4. Amphore attique à figures noires attribuée au Peintre de Priam, 520-510 av. J.-C., Londres,
British Museum 1899,0721.3

a : gravure ancienne du vase indiquant les lacunes. Illustration tirée de Gerhard, 1840-1858 III, pl.
CXCIX.
b : état actuel du vase.
© The Trustees of the British Museum.

12 Lettres, factures, dessins, gravures et textes prouvent donc que la restauration n’était
pas toujours, comme on se complaît à l’imaginer, l’activité secrète de semi-faussaires
trahissant l’antique pour en tirer le maximum d’espèces sonnantes et trébuchantes. Les
interventions abusives ne manquèrent pas, mais les sources démontrent qu’existaient
aussi des pratiques élaborées, réfléchies et respectueuses de la matière et de l’image de
l’œuvre. L’enquête sur ces restaurations du passé est donc fondamentale pour éviter de
célébrer naïvement la modernité et de « produire une histoire qui se rédui[se] à une
ratification, sinon à une glorification du présent35 ». Elle est également très profitable
d’un point de vue épistémologique. On rend hommage à juste titre aux savants qui
passèrent de l’antiquarisme à l’archéologie, mais les opposer de manière dichotomique
aux marchands-restaurateurs n’est pas, pour le milieu romain des années 1830 et 1840,
pertinent. Patiemment, et parfois modestement, ces hommes de l’ombre redonnaient
forme et lisibilité aux objets sur lesquels s’édifia cette science nouvelle ; ils
permettaient qu’on les dessine, y compris en notant les lacunes et les restaurations qui
diminuaient leur valeur commerciale. Sans surévaluer leur rôle ni dissimuler les
aspects aujourd’hui critiquables de leurs pratiques, il serait donc judicieux de leur
reconnaître la place qu’ils occupèrent dans la transmission des vases de l’Antiquité à
nos jours, et dans un pan essentiel de l’histoire culturelle de l’Europe.

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BIBLIOGRAPHIE
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Rome vers 1825-1854 », Technè, n° 27-28, 2008, p. 79‑84.

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Collectionneurs, savants, restaurateurs aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Institut National d’Histoire de
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Schnapp A., 1993, La conquête du passé : Aux origines de l’archéologie, Carré, Paris, 384 p.

NOTES
1. Bourgeois, 1989. Nadalini, 1992. Nadalini, 1993. Nadalini, 2013.
2. Bourgeois, 2010b.
3. Le mezzo restauro repose sur la distance entre le spectateur et le vase : à quelques pas, ce
dernier semble complet et rien dans son aspect ne vient perturber le regard, mais de près, les
lacunes, qu’on aura simplement mises au ton, se révèlent sans ambiguïté. Cette méthode aurait
été élaborée à Naples dans les années 1820. À ce sujet, voir Milanese, 2010, Chazalon, 2010.
4. Milanese, 1996-1997.
5. Voir par exemple Merlin, 2010, p. 83, fig. 1. Sannibale, Santamaria, Morresi, 2013, fig. 73.

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6. Je renvoie en premier lieu aux travaux de Brigitte Bourgeois (Bourgeois 2010a, b et Bourgeois,
Denoyelle 2013).
7. Schnapp, 1993, p. 371-380.
8. Hamilton Gray, 1840, p. 314-316.
9. Lettre d’E. Braun à E. Gerhard, Rome 19 février 1835, Rome DAI. Costantini, 1998, p. 252.
10. Milanese, 2007. Bourgeois 2010a. Milanese, 2010.
11. Lettre de J. Millingen à E. Braun, Rome 27 février 1836, Rome DAI.
12. Rumpf, 1927, pl. XIII à XV. Ces planches montrent le vase encore restauré : les lacunes sont
réintégrées, mais les cassures visibles. Il est difficile de se prononcer sur la date de cet état, et
d’affirmer qu’il corresponde à la restauration voulue par Millingen.
13. Archivio di Stato di Roma, C. II, tit. IV, b. 245, fasc. 2570.
14. Bernard, 2008. Bernard, 2013.
15. Archives Spagna. Rome, Museo di Roma, fol. 74.
16. Le scudo était la monnaie des États pontificaux ; il peut se traduire par écu, mais pour éviter
la confusion avec la monnaie française, le terme est généralement laissé en italien.
17. Archives Spagna. Rome, Museo di Roma, fol. 35.
18. ASR, C. II, tit. IV, b. 245, fasc. 2570.
19. Archivio di Stato, Roma. C. II, tit. IV., b. 245. Je remercie le Dr. Maurizio Sannibale,
conservateur au Museo Gregoriano Etrusco, qui s’apprête à publier ces archives et qui est depuis
plusieurs années un interlocuteur bienveillant. Voir G.Pinza, B. Nogara, Documenti relativi alla
formazione ed alle raccolte principali del Museo Gregoriano Etrusco, edizione a cura di M. Sannibale, à
paraître.
20. «Très grand vase à mascarons de Ruvo, nettoyé, enlevé les vieux mastics, remastiqué et
donné la couleur. » (Ma traduction). Archivio di Stato, Roma. C.II, tit. IV., b. 245, fasc. 2570.
21. Gerh. App. XVII, 16 (Berlin, Antikensammlung).
22. Museo Gregoriano Etrusco 17163. Masci 2008, p. 390, n° 136.
23. Matz, 2008. Bourgeois, 2010 b.
24. Denoyelle, Lissarrague, 2003.
25. Sannibale, Santamaria, Morresi, 2013.
26. Le fonds est conservé à l’Altes Museum à Berlin, et au Deutsches Archäologisches Institut à
Rome. Je remercie le Dr. Ursula Kästner et le Dr. Thomas Fröhlich de m’avoir permis de consulter
ces dessins.
27. Ferrare, Palazzo Schifanoia, 277.
28. Voir l’article de B. Bourgeois dans ce volume.
29. Hydrie attique à figures rouges, Munich, Antikensammlung 2420.
30. Bonaparte, 1829, p. 34.
31. Pour un autre exemple, voir Bonaparte, 1829, p. 75 : « Ces deux coupes étant du plus beau
travail nous les avons fait rassembler par l’habile restaurateur romain M. Depoletti qui avec un
art parfait a rempli les vides sans toucher en rien au dessin, de sorte que l’on peut compter le
nombre de fragments de chaque coupe, et ce remplissage moderne se voit au premier coup d’œil
sans pouvoir se confondre en rien avec l’antique. » Les coupes sont conservées au Louvre (G 6) et
au British Museum (E41).
32. Bonaparte, 1829.
33. Campanari, 1837, p. 198. Sur la restauration de ce vase (Würzburg L 508), voir Bernard, 2013.
34. Gerhard, 1840-1858, IV, pl. CCLXXII : le vase non localisé semble intact, mais les dessins du
Gerhard’scher Apparat (XVI, 9.3 et XXI, 2.1) laissent voir de très petites lacunes.
35. Gould, 2003, p. 160.

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RÉSUMÉS
Le peu de valeur des restaurations du passé et l’inexistence de la documentation les concernant
relèvent d’un dogme qui, confronté aux résultats de la recherche, vacille fortement. Cet article
voudrait contribuer à le mettre à bas en prenant l’exemple de restaurations de vases grecs en
Italie, et plus particulièrement à Rome, dans les années 1830 et 1840.
Une thèse en cours sur le marchand et restaurateur Francesco Depoletti (1779-1854) révèle que
les sources sont nombreuses et mettent en lumière une approche de la restauration nuancée et
basée, dans certains cas, sur des principes de rigueur scientifique et de lisibilité. Les
dérestaurations peu précautionneuses que les vases ont subies depuis lors empêchent souvent
une étude technique de ces restaurations. Toutefois, les publications et photographies anciennes
ainsi que les documents d’archives permettent de retracer les réflexions des savants, des
amateurs et des restaurateurs à ce sujet et apportent des éléments fondamentaux à l’étude des
vases.

The shortcomings of past restoration programms and the inexistence of literature concerning
them stem from a dogma that, when challenged by the results of research, runs a strong risk of
being discredited. Using the example of the restoration of Greek vases in Italy, especially in
Rome, in the 1830s and 1840s, this paper seeks to help debunk this dogma. A dissertation
currently being written about the art dealer and restorer Francesco Depoletti (1779-1854) shows
the existence of numerous sources and throws light on an approach to restoration that is both
nuanced and, in certain cases, based on principles of scientific rigour and legibility. Careless
attempts to remove restorations that the vases have undergone since then often prevent a
technical analysis of these restorations from being made. However, publications and early
photographs, together with archival documents, enable us to follow scientists, connoisseurs and
restorers’ trains of thought on the subject, and add fundamental data to the study of these vases.

INDEX
Keywords : restoration history, archives, drawing, ceramics, vases, Greece, Depoletti
(1779-1854), archaeology, Rome
Mots-clés : histoire de la restauration, archives, dessin, céramique, vases, Grèce, Depoletti
(Francesco) (1779-1854), archéologie, Rome

AUTEUR
MARIE-AMÉLIE BERNARD
Doctorante en archéologie, université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, École du Louvre
(marieameliebernard[at]yahoo.fr).

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Le recueil de dessins d’Alfred André,


une source inestimable pour
l’histoire de la restauration des
émaux peints de Limoges au
XIXe siècle
Alfred André’s collection of drawings, an invaluable source for the restoration
history of Limoges painted enamels in the 19th century

Olga Kurovets et Françoise Barbe

1 L’intérêt pour l’histoire de la restauration des émaux peints de Limoges, production qui
apparaît à la fin du XVe siècle et se développe au siècle suivant, s’est considérablement
accru ces dernières décennies. Un type de restauration inventé au XIXe siècle intéresse
tout particulièrement les chercheurs. Il s’agit de restauration de nature illusionniste
consistant à insérer des pièces sur l’objet original pour remplacer une zone altérée ou
disparue. L’expression de « restauration à chaud » généralement employée pour
qualifier ce procédé doit être précisée pour éviter des confusions. Deux techniques sont
désormais bien distinguées : d’une part, la soudure d’une pièce, émaillée à part, qui
remplace dans toute son épaisseur (cuivre et émail) la zone altérée ; d’autre part,
l’insertion d’une pièce (« patch »), émaillée à part, soudée sur la plaque de cuivre
originale selon la forme précise de la zone altérée. Les découvertes de patchs insérés
sur des émaux peints de la Renaissance se sont multipliées récemment dans les musées
du monde entier. Après les études fondatrices publiées par Hugh Tait pour les musées
britanniques dans les années 1990 – qui fixent dans le vocabulaire le terme patch,
patches –, celles de Birgit Schwahn fondées sur les œuvres des musées américains
approfondissent aujourd’hui nos connaissances sur cette surprenante technique 1.

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Fig. 1. Léonard Limosin, plaque : La Sibylle de Phrygie, extraite d’une série de vingt représentant les
apôtres, sibylles et prophètes, provenant de l’église du couvent Santa Maria Della Celeste à Venise,
musée national de la Renaissance, Écouen (inv. EC 310)

© RMN-Grand Palais (musée de la Renaissance, château d’Écouen)/René-Gabriel Ojéda.

2 L’étude en 2013 d’un recueil de dessins conservé dans les archives de la maison André à
Paris permet désormais à la communauté scientifique de mieux connaître les liens
existants entre Alfred André, le fondateur de la maison, et ces méthodes de
restauration illusionniste mises en œuvre à la fin du XIXe et au début du XXe siècle2.

Une maison de renommée internationale


3 La maison André est un établissement de référence pour la restauration d’objets d’art
au XIXe siècle et encore très largement au siècle suivant. Elle est fondée en 1859 par
Alfred André (né le 25 octobre 1839 et mort le 10 mai 1919). Officier de l’Instruction
publique et chevalier de la Légion d’honneur, maître reconnu à son époque, Alfred
André est aujourd’hui encore au centre de débats sur l’authenticité d’objets d’art et
l’histoire de leur restauration. Tous les rôles joués par ce personnage hors pair sont
encore à étudier et à évaluer. Non seulement restaurateur, mais aussi collectionneur
d’objets d’art du Moyen Âge et de la Renaissance, André accumule jusqu’à la fin de sa
vie une grande collection qui comporte, entre autres, un nombre considérable d’émaux
de Limoges3.
4 Certaines de ses restaurations ont eu un retentissement qui lui a apporté une
renommée internationale. Ainsi a-t-il notamment réalisé la restauration du coffret en
cristal de roche de l’Escurial, pour laquelle il obtint une « croix de chevalier de l’Ordre
de Charles III4 ». Une autre de ses restaurations connue au plan international est la
consolidation d’émaux dégradés sur des gobelets bourguignons du XVe siècle, réalisée

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en 1902 à Vienne pour les Kunsthistorischen Sammlungen des Allerhöchsten


Kaiserhauses5. Au niveau national, Alfred André est également connu pour la
restauration de la céramique dite de Saint-Porchaire6.
5 Rudolf Distelberger a pu accéder à la collection de moulages en plâtre, pour la plupart
de bijoux, conservée par la maison André7. À la frontière entre rénovation et imitation,
ces moulages, ainsi que les dessins dont nous parlerons plus loin, forment la matière
même de la discussion autour d’André qui réalisa des restaurations « parfaites », mais
aussi des faux réels et présumés.
6 Une plaque illustrant la Cène entre deux prophètes, aujourd’hui conservée à la National
Gallery of Art de Washington, présente le premier exemple bien documenté de
restauration réalisée par André8. La plaque est visible dans son état avant et après
restauration sur le site officiel de la maison André9. Provenant de la collection privée
du restaurateur, elle a été restaurée sur une surface très importante10. La découverte du
recueil de dessins d’André apporte un nouvel éclairage sur le travail du restaurateur
sur toute la période comprise entre 1876 et 1903.

Le recueil de dessins de l’atelier d’Alfred André


7 De nos jours, la maison André est toujours active et dispose d’ateliers de restauration
au cœur du XIe arrondissement de Paris. Dans ses archives, l’établissement conserve un
grand cahier dans lequel le fondateur de la maison ou ses collaborateurs ont rassemblé
un nombre important de dessins, sur divers supports. Totalement inédit, ce document
est très rare dans son genre et présente un intérêt exceptionnel. Il permet non
seulement d’étudier l’évolution de la technique de restauration des émaux peints de
l’atelier, mais encore de mieux connaître les relations du restaurateur avec les grands
collectionneurs de l’époque.
8 Environ deux cents dessins ont été découpés de leur support d’origine, rassemblés et
collés sur les pages de ce recueil factice, par des personnes et à une date inconnues. Ils
peuvent être regroupés selon leur technique d’exécution : crayon sur papier, crayon
sur papier rehaussé de blanc, crayon sur papier rehaussé de couleurs, crayon ou encre
noire sur calque, or sur papier noir, aquarelle, gouache (?) sur papier noir. Certains
calques présentent des traces de percement à l’aiguille sur le contour des formes et
sont encore noircis par le carbone, ce qui atteste leur utilisation comme poncifs.
9 Les dessins représentent pour la plupart des émaux peints, mais aussi des émaux en
basse-taille, des céramiques, des encadrements et des montures en bois pour des
coffrets en émail. Parmi les dessins qui figurent des émaux peints de la Renaissance,
une bonne partie sont des calques copiant directement les objets et, par conséquent,
correspondant exactement à la taille et aux proportions de ceux-ci.
10 Le recueil regroupe des dessins d’objets restaurés ou recopiés durant une période
d’environ trente ans. Le dessin le plus ancien est daté du « 24 juillet 1873 » et le plus
récent semble être daté de « 1909 »11. Entre 1873 et 1909, cinquante-huit images
représentant des émaux peints sont annotées, parmi lesquelles cinquante-deux sont
datées plus ou moins précisément. Les annotations renseignent parfois sur le
collectionneur pour lequel le travail est réalisé, sur le sujet représenté, sur la forme de
l’objet ou sur le nom de l’émailleur auteur de l’objet12.

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11 Dans quel objectif André et ses collaborateurs ont-ils réalisé ces dessins ? S’agit-il d’une
documentation liée à des restaurations exécutées sur place, d’un « vocabulaire » de
l’émaillerie de la Renaissance, du travail de préparation d’un copiste doué ou de
simples notes visuelles prises sur des objets appréciés ? Tout cela à la fois, semble-t-il.
Afin de préciser la nature de ces dessins, nous avons cherché à retrouver les objets
parvenus jusqu’à nous illustrés dans le recueil. Plus de trente pièces sont désormais
identifiées, mais ce travail est encore à poursuivre. C’est uniquement par l’observation
attentive des objets reproduits encore conservés de nos jours que nous pouvons
préciser les hypothèses émises sur l’usage des dessins d’une part, et sur les techniques
de restauration employées, d’autre part. Cette étude nous permettrait-elle de tracer un
lien entre la technique surprenante du patch et la maison André, en nous appuyant sur
les dessins de ce recueil ? De dater les objets restaurés selon cette méthode ?
D’appréhender l’évolution de cette technique dans le travail d’Alfred André et de son
équipe ?

Les techniques de restauration employées par André


12 Les techniques de restauration d’émaux peints de la maison André, à l’instar de celles
d’autres restaurateurs parisiens du XIXe siècle, sont naturellement variées et recoupent
parfois celles utilisées pour d’autres matériaux. Le cas des objets émaillés est cependant
très particulier en ce que ces derniers associent deux matériaux aux propriétés
physiques et chimiques très différentes : le verre et le cuivre. L’émail est un matériau
vitreux par nature peu plastique, très sensible aux contraintes mécaniques et
thermiques, tandis que le cuivre, lui, se déforme facilement – ce qui explique la fragilité
intrinsèque des émaux peints. Dans le cas de leur restauration, c’est le recours à une
méthode similaire à la technique d’exécution de l’œuvre, à savoir un émaillage à chaud,
qui fait l’objet de débats animés. La question de la possibilité de restaurer des émaux
peints « à chaud » est, en effet, largement discutée depuis l’apparition de cette
expression vers le milieu du XIXe siècle. De quoi s’agit-il exactement ? De la recuisson
d’objets émaillés ou d’un autre type d’intervention ? Si la recuisson est impossible selon
Thiaucourt et Ris-Paquot, elle est pourtant mentionnée dans un article consacré au
restaurateur Corplet dans le Larousse13. Regardons de plus près quelques objets
restaurés pour voir de quoi il s’agit le plus probablement, en nous appuyant sur les
observations faites par la restauratrice Béatrice Beillard concernant les pièces du
Louvre et du musée des Beaux-Arts de Limoges.
13 Selon Béatrice Beillard, si la restitution d’une dorure avec une technique traditionnelle
est tout à fait possible, la recuisson d’un décor émaillé sur un objet ancien semble
impossible14. La technique « à chaud » la plus courante au XIXe siècle est celle qui est
pratiquée sur le cuivre et non sur la surface en émail. Il s’agit de la soudure à l’étain.
Cette méthode est surtout employée pour des pièces de forme qui, suite à des chocs
extérieurs, sont souvent dégradées15. Pour des objets très abîmés, il est courant au
XIXe siècle de remplacer des zones de métal par des morceaux modernes. La méthode
utilisée correspond bien aux conseils donnés aux amateurs à l’époque 16. C’est par cette
méthode, ou une méthode similaire, que certaines des restaurations documentées par
le recueil ont été réalisées par André, dont les objets évoqués ci-dessous.

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Le cas du Portrait de Galiot de Genouillac

14 La plaque du musée des Beaux-Arts de Limoges (inv. 87.446) provient de la collection de


Frédéric Spitzer et plus anciennement de la collection Soltykoff. Elle illustre Jacques de
Genouillac, dit Galiot (1466-1546), seigneur d’Assier, grand-écuyer du roi François I er.
Jusque très récemment, la plaque était considérée comme en bon état de conservation,
sans anciennes restaurations visibles à l’œil nu17. En 2012, suite à une exposition, un
angle de la plaque s’est plié par accident et s’est cassé. Une étude détaillée puis la
restauration de la pièce sont alors entreprises par Béatrice Beillard (fig. 2) 18. Un nombre
important de modifications est détecté sur le revers, complètement reverni, qui semble
étrangement repeint d’un réseau de fausses fissures.

Fig. 2. Léonard Limosin, plaque : Portrait de Galiot de Genouillac, musée des Beaux-Arts de Limoges
(inv. 87.446) : face en cours de restauration

© Béatrice Beillard.

15 Après avoir réalisé quelques fenêtres sur le revers du portrait, la restauratrice a


découvert que la plaque comporte deux contre-émaux (le contre-émail est la couche
vitrifiée posée au revers de la plaque de cuivre) différents : l’un, classique, en fondant
transparent, et l’autre très rouge (fig. 3). La dérestauration met en évidence la présence
de quatre morceaux de cuivre émaillé rapportés : l’un d’eux occupe le tiers inférieur de
la plaque et comporte le « monogramme » de Léonard Limosin (L. L.), les trois autres
occupent les deux angles supérieurs et le centre de la partie supérieure. Ils présentent
tous le même contre-émail rouge, contrairement à la plaque originale couverte de
contre-émail transparent. Pour uniformiser leur aspect, le restaurateur a recouvert le
revers de la plaque d’un vernis teinté. Sur la face, les parties rapportées sont décorées

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d’un émail dont l’aspect est tout à fait identique à l’original, dans le style de Léonard
Limosin19.

Fig. 3. Léonard Limosin, plaque : Portrait de Galiot de Genouillac, musée des Beaux-Arts de Limoges
(inv. 87.446) : revers en cours de restauration avec les quatre parties rapportées visibles

© Béatrice Beillard.

16 La découverte d’un dessin de cette plaque au sein du recueil d’André est


particulièrement intéressante (fig. 4). Le dessin illustre en couleur la plaque originale
dans son état dégradé, c’est-à-dire entre le moment de l’arrivée de la pièce à l’atelier et
celui de sa restauration. Les lacunes représentées correspondent parfaitement aux
insertions découvertes par Béatrice Beillard. En disposant de ce précieux document,
nous pouvons sans aucun doute attribuer l’intervention de restauration à l’atelier
André à qui la plaque a dû être confiée en très mauvais état. Après avoir étudié
attentivement l’original, le restaurateur a découpé les parties abîmées et les a
restituées avec de nouveaux morceaux de cuivre préalablement émaillés. Avec le
passage du temps, le joint d’étain s’est montré trop irrégulier et trop mince pour tenir
les deux parties de cuivre assez solidement entre elles. Le dessin est malheureusement
non daté, mais la restauration a très probablement été réalisée à la demande de
Frédéric Spitzer, client fidèle de la maison et propriétaire de la plaque entre 1861 et
1893.

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Fig. 4. Reproduction de la plaque du Portrait de Galiot de Genouillac de Léonard Limosin avec


l’inscription « L. L 1552 », crayon et gouache sur papier

Recueil de dessins, maison André.


© Françoise Barbe, avec l’aimable autorisation de la maison André.

17 L’un des autres intérêts du dessin d’André tient à l’inscription au crayon qui se trouve
dans sa partie inférieure. Outre le monogramme de l’émailleur, il comporte la date
« 1552 », laquelle n’apparaît pas sur l’œuvre conservée. Cette disparition pose la
question des motivations du restaurateur, tout autant que du statut même du dessin : si
la date était bien présente sur l’original altéré, pourquoi n’est-elle pas reproduite sur la
pièce restaurée ? Peut-il s’agir d’une proposition de « valorisation » de l’œuvre, qui
prend naturellement davantage de prix grâce à la présence des inscriptions,
proposition qui aurait été finalement refusée par le chef d’atelier ou le propriétaire ? Si
elle n’a pas révélé tous ses secrets, cette plaque présente un cas fort intéressant dont la
méthode de restauration peut être attribuée à Alfred André à l’époque de sa
collaboration avec Spitzer, selon toute probabilité au début des années 1870 20. Elle
permet aussi de voir le niveau d’habileté du restaurateur, sa connaissance du style des
émailleurs anciens, ainsi que son incroyable talent de peintre.

Les Prophètes et les Sibylles d’Écouen

18 D’autres objets présentent une méthode de restauration identique à celle qui a été mise
en pratique pour la plaque du musée des Beaux-Arts de Limoges. Il s’agit d’une série de
plaques de Léonard Limosin illustrant la série des Prophètes et des Sibylles (inv.
EC 306-325), conservées au musée national de la Renaissance d’Écouen depuis leur
acquisition en 2000. Documentées à Venise comme provenant de l’église du couvent

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Santa Maria Della Celeste avant 1875, les vingt plaques sont achetées par l’antiquaire
Ricetti. Elles se trouvent ensuite dans les collections des Rothschild parisiens 21.
19 Comme c’était le cas pour le portrait de Galiot de Genouillac, les conservateurs n’ont
pris conscience de la présence de restaurations illusionnistes sur ces plaques que très
récemment. En 2000, l’étude de cinq d’entre elles est menée par le laboratoire du
C2RMF22. Les plaques sont soumises à divers examens : radiographie et émissiographie
de rayons X, photographies notamment sous UV, étude en microscopie électronique à
balayage, spectroscopie infra-rouge. Trois des plaques analysées – la Sibylle de Phrygie
(inv. EC 310, fig. 1 et 5), le Prophète Malachiel (inv. EC 321) et le Prophète Joël (inv. EC 319)
– se trouvent reproduites au crayon sur des calques dans le recueil qui comporte
également les dessins de la Sibylle Europa (inv. EC 311), de saint Pierre (inv. EC 306), du
Prophète Zacharie (inv. EC 322), du Roi David (inv. EC 315) et de saint Philippe (inv. EC 307).
Il nous est impossible de savoir si le choix des figures reproduites s’est fait en fonction
des restaurations à effectuer ou si l’absence d’autres figures de la série s’explique
simplement par la perte des dessins. Les images sont accompagnées d’une
inscription qui date précisément l’intervention : « Suite d’émaux de Léonard Limosin /
janvier-février 1876 ».

Fig. 5. Reproduction de quatre plaques de la série de Léonard Limosin actuellement conservée au


musée national de la Renaissance (inv. EC 306-325) : Sibylle de Phrygie, Prophète Zacharie, saint
Pierre (avec l’annotation manuscrite : « Suite d’émaux de Léonard Limosin / janvier-février 1876 ») et
Sibylle Europa, crayon sur papier calque

Recueil de dessins, maison André.


© Françoise Barbe, avec l’aimable autorisation de la maison André.

20 L’étude du C2RMF nous apprend que les angles des plaques ont généralement été
rajoutés et soudés, ce qui est le cas pour certaines des plaques dessinées dans le recueil
(un angle refait pour le Prophète Joël et quatre pour la Sibylle de Phrygie). Par ailleurs, les
pieds de la Sibylle de Phrygie et les têtes de Malachiel et de Joël ont été découpés et
remplacés par des parties rapportées, soudées à l’étain. Il semble peu vraisemblable que
les zones ainsi rapportées aient été prises sur d’autres plaques originales, comme le
suggère le rapport du laboratoire – bien que seule une analyse des composants
élémentaires permettrait de nous en donner la certitude. Les fragments insérés ont
plus probablement été réalisés dans l’atelier d’André et il est important de souligner
leur grande qualité plastique et stylistique. Le niveau d’habileté de l’exécution est ici

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comparable à celui du portrait de Galiot de Genouillac où la limite entre l’original et


l’imitation n’est presque plus perceptible.
21 Les méthodes de soudure à l’étain, ainsi que la qualité d’exécution des peintures,
rapprochent fort les plaques du musée de la Renaissance de celle du musée des Beaux-
Arts de Limoges. Ainsi estimons-nous possible de voir dans ces objets les représentants
d’une étape du développement de la technique de restauration illusionniste chez
André. Cette étape pourrait probablement être datée des années 1870 et 1880 et
correspondrait à la période de la collaboration active entre André et Spitzer. C’est
également la période d’enrichissement rapide du restaurateur, dont l’apogée est
marquée par l’ouverture d’un grand atelier dans un quartier plus huppé. En effet, après
avoir commencé au pied de la Butte Montmartre, il déménage au 10 rue Saint-Lazare
(aujourd’hui, 56 rue Notre-Dame-de-Lorette dans le IXe arrondissement) vers 1874, puis
au 15 rue Dufrenoy ( XVIe arrondissement) en 1880. Cette dernière adresse , qui se
trouve d’ailleurs, hasard ou non, tout près de chez Spitzer, est celle d’un vaste
bâtiment, dont l’aile gauche héberge à tous les étages des ateliers d’orfèvres,
d’émailleurs, de céramistes, d’ébénistes, de sculpteurs sur bois et de graveurs sur
pierres dures23.

La technique du patch ou la « perfection


dangereuse24 » dans les restaurations tardives
22 C’est dans les dernières décennies du XIXe et au tout début du XXe siècle que les
restaurateurs, André en tête, atteignent un niveau d’habileté inégalé en mettant au
point une méthode révolutionnaire qui permet de « restaurer » parfaitement les émaux
abîmés.

Allégories de Charles IX en Mars et de Catherine de Médicis en Junon

23 L’étude récente de deux plaques de Léonard Limosin représentant des allégories de


Charles IX en Mars et Catherine de Médicis en Junon (conservées au J. Paul Getty Museum,
inv. 86.SE.536.1 et 86.SE.536.2, fig. 6 et 7) par Birgit Schwahn, restauratrice
indépendante à Berlin, est capitale pour notre recherche25. Elle établit un lien entre
cette technique de restauration et l’atelier André, mais sans aucune preuve. La
découverte du recueil de dessins d’André – rencontre heureuse de la théorie et de la
pratique – confirme son hypothèse.

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Fig. 6. Léonard Limosin, plaque : Charles IX en Mars, J. Paul Getty Museum, Los Angeles (inv. 86.SE.
536.1)

© Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program.

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Fig. 7. Léonard Limosin, plaque : Catherine de Médicis en Junon, J. Paul Getty Museum, Los Angeles
(inv. 86.SE.536.2)

© Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program.

24 Les deux plaques étudiées sont signées des initiales de Léonard Limosin « L. L. », la
plaque qui illustre le portrait allégorique de Charles IX en Mars est également datée
« 1573 »26. Plus de quinze ans après leur acquisition, l’équipe de conservation du musée
se rend compte de la présence de restaurations invisibles sur les plaques 27. Pour
déterminer plus précisément leur emplacement, elle entreprend un certain nombre
d’investigations scientifiques (notamment photographie en lumière UV, radiographie
de rayons X et micro-spectrométrie de fluorescence X). Birgit Schwahn constate ainsi
que la plaque représentant Charles IX comporte deux insertions comprenant son
vêtement, la large draperie et les jambières. La plaque de Catherine de Médicis
comporte une seule grande insertion qui remplace totalement ses vêtements. Pour
préserver sa main gauche qui, contrairement aux vêtements sur paillon, était en bon
état de conservation au moment de l’intervention, le restaurateur s’est appliqué à
réaliser une encoche dans le patch correspondant exactement à son emplacement. La
chercheuse décrit plus précisément la méthode de restauration utilisée pour les deux
plaques de la collection du Getty. Selon elle, les insertions ont été réalisées selon la
technique originale de Limosin : l’émail coloré translucide est appliqué sur un paillon
d’argent, lui-même probablement posé sur une très fine couche de cuivre 28. Birgit
Schwahn précise également que toute trace de l’ancien émail a dû être éliminée de la
plaque originale avant l’application du patch29. Contrairement à la technique décrite
précédemment, aucune modification du contre-émail original n’est ici visible, à part
des craquelures dues au réchauffement du cuivre lors de la soudure du patch.
25 Grâce au recueil de dessins d’Alfred André, nous pouvons désormais attribuer
l’exécution de cette restauration à la maison André. Une aquarelle ou une gouache

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magnifiquement réalisée illustre les deux personnages, Charles IX (fig. 8) et Catherine de


Médicis (fig. 9), extraits du paysage qui les entoure sur les plaques. En outre, grâce à
l’inscription manuscrite qui accompagne les images (« Charles IX. Email L. Limosin. Août
1903 » et « Catherine de Medicis. Email L. Limosin. Août 1903 »), nous pouvons dater
l’intervention du mois d’août 1903 – date qui peut dès lors servir de point de repère
pour dater des restaurations similaires, qui semblent toutes postérieures aux années
1890. La nature de ces dessins présente, par ailleurs, un intérêt particulier. De belle
qualité d’exécution, ils se concentrent sur les figures dont le restaurateur s’est occupé
directement. Si les têtes et les bras originaux les accompagnent pour ne pas perdre le
contexte du travail, l’arrière-plan est totalement absent. L’aquarelle documente la
restauration de l’œuvre, tout en témoignant de la beauté retrouvée de l’œuvre elle-
même.

Fig. 8. Reproduction de Charles IX en Mars (avec l’annotation manuscrite : « Charles IX. Email L.
Limosin. Août 1903 », encre et gouache sur papier cartonné

Recueil de dessins, maison André.


© Françoise Barbe, avec l’aimable autorisation de la maison André.

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Fig. 9. Reproduction de Catherine de Médicis en Junon (avec l’annotation manuscrite : « Catherine de


Medicis. Email L. Limosin. Août 1903 »), plaque de Léonard Limosin actuellement conservée au
J. Paul Getty Museum, Los Angeles (inv. 86.SE.536.2), encre et gouache sur papier cartonné

Recueil de dessins, maison André.


© Françoise Barbe, avec l’aimable autorisation de la maison André.

La Femme de l’Apocalypse
26 Le recueil d’André renferme d’autres figures similaires, isolées de leur entourage,
exécutées en aquarelle. Contrairement aux figures de Charles IX et Catherine de
Médicis, la plupart des autres images ne sont accompagnées ni d’inscription ni de date,
et n’ont encore été identifiées à aucun objet conservé, à l’exception de l’une d’entre
elles. Elle représente un roi agenouillé, tourné vers la droite, les bras croisés en prière
(fig. 10). Ce personnage couronné et richement vêtu est tiré d’un grand plat ovale
polychrome, signé Martial Courtois, illustrant La Femme de l’Apocalypse (fig. 11). Le plat a
été légué par le baron Ferdinand Anselme de Rothschild en 1898 au British Museum
(inv. WB. 31), après avoir appartenu à Sir Edmund Lechmere 30.

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Fig. 10. Reproduction de l’un des personnages du grand plat ovale La Femme de l’Apocalypse
attribué à Martial Courtois, actuellement conservé au British Museum (inv. WB. 31)

Recueil de dessins, maison André.


© Françoise Barbe, avec l’aimable autorisation de la maison André.

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Fig. 11. Martial Courtois, La Femme de l’Apocalypse, Londres, British Museum, Waddesdon Bequest
(inv. WB. 31)

© Trustees of the British Museum.

27 La restauration de la surface du plat est réalisée par l’adjonction d’un patch qui occupe
la partie centrale de la robe du personnage, notamment celle qui a été exécutée en
émaux translucides bleus et mauves sur paillon. Conformément à sa méthode, André
retire l’émail abîmé à ces endroits et le remplace par un patch dont la taille et la forme
correspondent exactement à la lacune. Il dissimule ensuite les contours de la pièce avec
une restauration illusionniste à froid. Ce n’est que le vieillissement de cette dernière
qui a permis aux conservateurs de se rendre compte de la présence de l’insertion. Selon
Dora Thornton, conservateur au British Museum, la restauration a vraisemblablement
été exécutée avant 1898, date à laquelle le Waddesdon Bequest est arrivé au musée. Elle
aurait pu être réalisée au cours du réaménagement de la New Smoking Room de
Waddesdon Manor autour de 189631.

Conclusion
28 Grâce à la découverte du recueil de l’atelier André, de toutes nouvelles voies pour la
recherche sur l’histoire de la restauration des émaux peints, mais aussi sur l’histoire
des collections et des techniques artistiques, s’ouvrent aux chercheurs. Ces dessins
semblent bien correspondre à deux principaux objectifs : prendre des modèles sur les
œuvres des émailleurs les plus renommés du XVIe siècle dont les ornements ou les
figures pourront ensuite être imités dans le cadre d’une restauration – certains d’entre
eux ont même matériellement servi de poncif lors du report d’un motif ou d’une scène
–, et documenter une restauration qui vient d’être effectuée.

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29 Une première approche nous a permis de tracer une évolution de la technique de la


restauration des émaux peints de Limoges et d’en définir deux étapes. La méthode de
soudure à l’étain, utilisée pour restaurer les plaques de Léonard Limosin de la série de
Prophètes et Sibylles et le portrait de Galiot de Genouillac, semble dater des années
1870-1880. La méthode dite de patchs est, quant à elle, plus tardive, datant de la toute
fin du siècle et du début du siècle suivant. C’est cette technique, au final moins
destructive que celle de la soudure à l’étain, qui permet au restaurateur et à son atelier
d’atteindre des résultats extraordinaires.
30 Ce recueil de dessins, dont la restauration est encore à venir, conserve néanmoins
nombre de ses secrets qui, nous l’espérons, seront progressivement révélés. Sa mise en
valeur permettrait à tous les chercheurs et spécialistes des émaux peints d’en apprécier
le caractère tout à fait exceptionnel.

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Site officiel de la Maison André [En ligne] consulté le 05 avril 2015. URL : http://
www.maisonandre.com/

NOTES
1. Tait, 1992 ; Tait, 1999 ; Tait, Freestone, 2002 ; Schwahn, 2012 ; Schwahn, 2014.
2. Nous remercions vivement monsieur Alain Milhau, directeur de la maison André, ainsi que
madame Sylvie André, de nous avoir permis l’accès au recueil et autorisé à en publier des images.
Cette étude a fait l’objet d’un mémoire de Master 2 de l’École du Louvre par Olga Kurovets sous la
direction de F. Barbe et B. Bourgeois en 2013.
3. Sa collection est vendue en 1920, vente Paris, 1920. Le catalogue comporte vingt-huit émaux
peints ; certains d’entre eux sont actuellement conservés au Walters Art Museum de Baltimore.
4. Bonnaffé, 1887, p. 26-28.
5. Distelberger, 1993, p. 286.
6. Distelberger, 1993 ; Clouzot, 1904, p. 371 ; Wilson, 1993, « Saint-Porchaire », p. 242, n. 9. Une
plaque en céramique, que nous avons eu l’occasion de voir lors de notre visite à la maison André,
est exécutée selon cette technique. Destinée au stand de l’atelier à l’Exposition universelle de
1900, elle présente l’inscription « André 1900 ».
7. Exp. Paris, 2000, voir les modèles publiés par Rudolf Distelberger en annexes.
8. Marquet de Vasselot, 1921, p. 335 ; Verdier, 1993, p. 87.
9. Site officiel de la maison André, disponible sur l’adresse URL : http://www.maisonandre.com/
(consulté en ligne le 05.04.2015).
10. Philippe Verdier signale qu’elle a été restaurée à froid, mais les études récentes de Birgit
Schwahn prouvent que la plaque comporte bien des patchs (Schwahn, 2014, p. 169).
11. Cette inscription est peu lisible.
12. Parmi les collectionneurs dont les noms sont indiqués sur les dessins figurent Frédéric
Spitzer, Charles Stein, Alexandre Basilewski, Constantin, Alphonse de Rothschild et A. H. S.
Barwell. Les émailleurs limousins les plus représentés sont Pierre Reymond et Léonard Limosin ;
Susanne de Court, Pierre Courteys, Martial Courtois, Maître IC et les Pénicaud y sont présents
moins sensiblement.
13. Thiacourt, 1866, p. 34 ; Ris-Paquot, 1883, p. 78-79 ; Larousse 1866-1877, p. 167 : « […] à force de
recherches, il trouva de nouveaux procédés pour la restauration des objets d’art […] une coupe de cuivre
émaillée, dont les parties écaillées avaient été remplies et peintes au grand feu. Ces réparations à chaud,
que son père n’avait pu réussir sur les émaux, il les étendit aux poteries de Palissy, à celles dites de Henri II,
aux faïences italiennes et françaises […] »

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14. Beillard, 2002, p. 18.


15. Beillard, 2002, p. 19.
16. Ris-Paquot signale que, après avoir donné la forme nécessaire au cuivre à souder, il faut « (...)
rattacher ensemble les deux parties, c’est ce que vous obtenez facilement par la soudure, qui se fait de la
manière qui suit : on enduit légèrement les deux parties de cuivre à souder, d’une couche de térébenthine ;
on les fixe l’une sur l’autre, en les maintenant à leur place respective, à l’aide d’une monture provisoire en
fil de fer recuit. Vous placez alors de distance en distance de petits paillons de soudure d’étain sur l’endroit
à souder ; puis, vous placez le tout au-dessus de la flamme d’une lampe à l’esprit de vin ; votre soudure ne
tarde pas à se répandre par la chaleur et à couler tout le long de la partie à souder ; vous retirez
immédiatement, en laissant refroidir, vous avez ainsi un assemblage de métal excessivement solide (...) On
enduit alors ce nouveau cuivre d’une couche de gomme laque, comme nous l’avons décrit plus haut, puis on
procède à la décoration ».
17. Notin, Barbe, 2002, p. 203.
18. Nous remercions Béatrice Beillard et Véronique Notin d’avoir bien voulu nous permettre
d’accéder au rapport de restauration de la plaque (2012).
19. Rapport de restauration, p. 2.
20. Les trois premiers objets de la collection Spitzer documentés dans le recueil d’André datent
d’avril et de juin 1874. Ces dates pourraient nous indiquer la période approximative du début de
la collaboration d’André avec Spitzer pour sa collection d’émaux.
21. Le baron Gustave de Rothschild (1829-1911) et, par descendance, le baron Robert de
Rothschild (1880-1947) puis Alain de Rothschild (1910-1982). Cf. dossier d’œuvre, documentation
du musée national de la Renaissance, château d’Écouen.
22. Sibylle Agrippa (inv. EC 309), Sibylle de Phrygie (inv. EC 310), Prophète Malachiel (inv. EC 321),
Prophète Joël (inv. EC 319), Prophète Gérémie (inv. EC 316). Cf. compte-rendu du C2RMF, rapport
n° 2886 d’I. Biron, 9 mai 2000.
23. Distelberger, 1993, p. 282. Hugh Tait souligne notamment le fait qu’à cette époque André vit
et travaille tout près de chez Frédéric Spitzer : “Between 1880 and the death of Spitzer in 1890
(...) the working relationship between Alfred André and Frédéric Spitzer become even closer and,
indeed, it seems highly probable that the remuneration received from restoring Renaissance
painted enamels was often supplemented by adding ‘improvements’ (especially in gold) and by
making outright ‘fakes’, which Spitzer would sell to carefully selected collectors.” (Tait, 1999, p.
143).
24. Selon l’expression de James Millingen, voir Bourgeois, 2010, p. 7.
25. Schwahn, 2012 ; Schwahn, 2014.
26. Collection Debruge-Duménil avant 1850, puis probablement collection Mentmore en 1883,
elles réapparaissent en 1983 dans la vente de la collection de Lord Astor à Hever Castle en
Angleterre (Vente Sotheby’s, Londres). Acquises par Cyril Humphris, elles sont vendues au J. Paul
Getty Museum en 1986.
27. Biron, 2004, p. 85-99 ; H. Bronk, S. Röhrs, 2002, p. 6-7 ; Röhrs, Stege, 2004, p. 100-107.
28. Schwahn, 2012, p. 126.
29. Schwahn, 2012, p. 126-127.
30. Exp. Londres, 1862, n° 1852 (Sir Edmund Lechmere) ; British Museum, 1927, p. 31 ; Thornton,
2015, p. 120-125.
31. Information communiquée par courriel le 21.06.2013.

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RÉSUMÉS
Les archives du célèbre restaurateur parisien Alfred André (1839-1919) conservent un recueil de
dessins d’émaux peints de Limoges, inconnu des spécialistes jusqu’en 2013. Son étude fait la
lumière sur les techniques de restauration pratiquées par la maison André et leur évolution. Elle
permet également d’établir une liste des œuvres qui furent restaurées par l’atelier dans la
seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, et qui sont actuellement conservées dans de
nombreux musées du monde (British Museum, J. Paul Getty Museum, musée national de la
Renaissance à Écouen, musée des Beaux-Arts de Limoges…). L’article se concentre sur la
description de deux techniques de restauration exécutées chez André (la soudure de parties
rapportées et le patch) et en propose une chronologie, en s’appuyant sur la comparaison des
œuvres et des dessins conservés. La nature et le rôle des dessins sont également évoqués, mettant
en évidence les potentialités qu’une telle source d’information offre à un chercheur en histoire
de la restauration.

The archives of the famous Parisian restorer Alfred André (1839-1919) contain a collection of
drawings of Limoges painted enamels. Unknown to the scholars until 2013, it sheds light on
restoration techniques developed in André’s workshop. It also enables us to draw up a list of
works that were restored on his premises in the second half of the 19th and early 20th centuries,
and which are now in major museums across the world (British Museum, J. Paul Getty Museum,
Musée National de la Renaissance, Écouen, Musée des Beaux-Arts, Limoges…). This paper
concentrates on the description of two restoration methods used in André’s workshop (soldering
inserts and patch restoration) and suggests a chronology, based on comparisons made between
the pieces still conserved and the drawings. The nature and role of the drawings are also
discussed, attesting to the potentiality that such a source of information offers a researcher in
the field of art restoration history.

INDEX
Mots-clés : émail peint, Limoges, Renaissance, XIXe siècle, André (Alfred), Paris, histoire de la
restauration, collectionneur, modèles, dessins
Keywords : painted enamel, Limoges, Renaissance, 19th century, André (Alfred), Paris, art
restoration history, collector, models, drawings

AUTEURS
OLGA KUROVETS
Chargée de la collection d’émaux de Limoges au département des Arts Européens, Musée national
des arts de Bogdan et Varvara Khanenko, Kiev, Ukraine (kurovets.olia[at]gmail.com).

FRANÇOISE BARBE
Conservateur en chef au département des Objets d’art, musée du Louvre
(francoise.barbe[at]louvre.fr).

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La restauration au Louvre du retable


du Jugement dernier de Roger van der
Weyden (1876-1878) : un rare cas de
documentation photographique
The restoration at the Louvre of Rogier van der Weyden’s altarpiece The Last
Judgement (1876-1878): a rare case of photographic documentation

Claire Gerin-Pierre et Isabelle Cabillic

Rappel des pratiques documentaires en matière de


restauration des peintures aux XVIIIe et XIXe siècles
1 Les archives anciennes ont conservé peu de traces des interventions de restauration
avant le XVIIIe siècle. Les premiers inventaires, la plupart du temps, ne mentionnent pas
les traitements opérés sur les œuvres, mis à part les changements de format. Mais avec
l’émergence de la profession de restaurateur au cours du XVIIIe siècle et l’ouverture
progressive des collections au public, un certain nombre de documents commencent à
témoigner des restaurations. Il s’agit avant tout des devis de restaurateurs et des
mémoires correspondants, qui permettent à l’administration royale, puis
révolutionnaire, de mieux contrôler le travail des restaurateurs. S’y ajoutent
rapidement des constats d’état, qui justifient les opérations à entreprendre (et le prix
exigé). Ce dernier type de document, très précieux pour témoigner de l’état des
peintures à un instant donné, devient un élément indispensable à la bonne pratique de
la restauration1. Enfin, le restaurateur doit décrire brièvement ses interventions dans
son mémoire. On peut donc dire qu’on dispose désormais de détails sur les
restaurations, même si on ne peut parler encore de rapports2.
2 Toutes ces mesures se révèlent d’autant plus nécessaires que les tableaux, devenus
patrimoine national, peuvent faire désormais l’objet d’un débat public, et que
l’administration peut se trouver mise en accusation à ce sujet. Au tout début de 1798,

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l’affaire Marin oblige l’administration à réfuter un certain nombre d’accusations 3, et les


constats réalisés se révèlent alors précieux. De même, avec l’afflux des saisies
révolutionnaires exposées au musée du Louvre, on constate une certaine suspicion,
particulièrement à l’étranger, sur les restaurations faites à Paris, voire des critiques
assez sévères4. C’est dans ce contexte que l’on peut placer la production d’un document
très complet, mais qui demeurera longtemps exceptionnel, le rapport très détaillé sur
la restauration de la Madone de Foligno de Raphaël (avec constat des altérations,
description minutieuse des interventions et explications des effets des produits
employés par les chimistes membres de la commission assistant à l’opération de
transposition de bois sur toile)5. Mais les autres très nombreuses restaurations
pratiquées au Louvre n’ont pas donné lieu alors à de semblables publications, et on peut
également remarquer que ce rapport ne comporte aucune illustration, aucun schéma
qui permettrait de visualiser les lacunes, et donc de fait les ajouts à l’original.
3 Tout au long du XIXe siècle, la restauration des tableaux des musées continue d’être
documentée essentiellement par des pièces comptables (devis, mémoires ou paiements
à la journée), auxquelles on peut ajouter pour le Louvre les procès-verbaux de
l’administration sous le Consulat6, des extraits de la correspondance des directeurs, les
rapports des commissaires-experts sous la Restauration et la Monarchie de juillet 7, puis
les comptes-rendus des commissions de restauration (en 1861, puis à partir de 1882) 8.
Tous ces documents ne comportent ni croquis ni dessins et sont souvent assez
sommaires9 ; de plus, comme l’usage des constats détaillés est souvent moins rigoureux
que pendant la période révolutionnaire, il n’est pas toujours aisé de se faire une idée de
l’état des œuvres avant restauration, et surtout de l’importance des interventions,
particulièrement pour la couche picturale. On peut également observer que les traités
de restauration, qui se multiplient au cours du XIXe siècle10, ne mentionnent pas non
plus à cette époque la nécessité de relever visuellement les altérations ou de
documenter après restauration les zones repeintes. Il se peut que les restaurateurs
aient pratiqué ce type de relevés, mais les archives publiques ne les conservent pas, et
nous avons retrouvé actuellement trop peu d’archives privées de restaurateurs pour
connaître réellement leur pratique en la matière.
4 Avec l’amélioration des techniques photographiques, on voit cependant émerger l’idée
d’utiliser ponctuellement cet outil, qui présentait toutes les garanties d’exactitude et
d’objectivité requises pour documenter l’état des œuvres, mais les mentions sont
encore rares. Nous en avons retrouvé un exemple dans des notes écrites par Frédéric
Villot en 1861, alors qu’il était encore conservateur des peintures au musée du Louvre.
Il y rappelle la mutilation subie par un plafond de Véronèse, Jupiter foudroyant les Vices
(inv. 147), placé autrefois à Versailles, où l’on avait cru bon de découper les figures et
de les disposer de manière arbitraire sur un plus grand fond 11. Il n’y a plus trace de ces
mutilations depuis la restauration faite au Louvre, mais Villot regrette que « forts de
notre loyauté, nous n’avons pris aucune précaution afin de faire constater qu’on avait
osé découper avec des ciseaux les figures d’un chef-d’œuvre pour les disposer d’une
manière arbitraire sur un fond agrandi ». Et comme le Louvre s’apprête alors à faire
restaurer un autre plafond de Véronèse, là aussi modifié pour le château de Versailles,
Saint Marc couronnant les Vertus théologales (inv. 148), il demande, « pour garder la
mémoire d’un fait inqualifiable, et pour repousser toute attaque ultérieure », de
photographier le tableau dans son état actuel, et de faire constater par une commission
« les additions qui le déshonorent », avant leur enlèvement12. Le but est à la fois de
documenter un état qui va disparaître, mais aussi de se justifier, car il avait été la cible

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de nombreuses critiques dans les années précédentes13. Il se peut que Villot ait alors
réalisé qu’il pourrait mieux expliquer les interventions de restauration s’il gardait des
preuves de l’état antérieur de l’œuvre, ce que l’on ne songeait plus assez à faire
(contrairement aux constats détaillés de la période révolutionnaire), comme en
témoigne un brouillon de réponse conservé aux Archives des musées nationaux, daté de
1860 : « Lorsqu’on restaure un tableau, on impose en quelque sorte à la postérité un
travail dont elle ne pourra pas apprécier l’exactitude. C’est une bien grave
responsabilité qu’on assume14. » Nous ne savons pas si des photographies furent
finalement réalisées, car la documentation du département des Peintures du Louvre, de
même que les Archives des musées nationaux n’en conservent pas, mais il est
intéressant de voir ici émerger l’idée de réaliser un témoignage visuel des altérations,
afin qu’il puisse servir de comparaison avec l’état ultérieur de l’œuvre.

Fig. 1. Le Chancelier Rolin, après restauration, plaque de verre, 1882

© Archives des Hospices civils de Beaune/Claire Gerin-Pierre.

L’exemple de la restauration du retable du Jugement


dernier de Roger van der Weyden
5 Si nous n’avons pas pu trouver trace des photographies demandées par Villot de ces
œuvres avant leur restauration, un exemple très complet de documentation
photographique a cependant été réalisé par son successeur Frédéric Reiset (devenu
alors également directeur du musée du Louvre), lors de la restauration du retable de
Roger van der Weyden au Louvre entre 1876 et 1878 (fig. 2).

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Fig. 2. Roger van der Weyden, Retable du Jugement dernier, Hospices de Beaune

© Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais/Image RMN-GP.

6 L’histoire assez remarquable de cette restauration a déjà été relatée dans un article qui
traitait plutôt des questions de déontologie15, mais il est intéressant d’y revenir pour
souligner l’aspect documentaire exceptionnellement développé dont elle a bénéficié. En
effet, en 1875, la commission des Hospices civils de Beaune s’était décidée à restaurer le
retable, dont l’état se détériorait de plus en plus. N’étant pas habitués à une telle
intervention, les administrateurs des Hospices avaient contacté la direction du Louvre
pour bénéficier des meilleurs conseils en la matière, et Reiset avait accepté de
superviser l’opération, confiée aux restaurateurs Briotet, pour la couche picturale, et
Chapuis, pour le support ; ils étaient employés alors par le Louvre et Reiset avait toute
confiance en eux. Le tableau étant un chef-d’œuvre reconnu mais n’appartenant pas au
Louvre, et l’éloignement géographique empêchant les administrateurs des Hospices de
Beaune de se déplacer pour suivre la restauration, les circonstances particulières ont eu
alors pour heureuse conséquence de susciter une abondante correspondance entre
Frédéric Reiset et le président de la commission des Hospices, Louis Cyrod. Celle-ci est
riche de précieux renseignements sur le déroulement de la restauration et les choix à
faire en la matière. Décrivant les interventions à distance, Reiset se livre à des
explications détaillées que nous n’avons pas ordinairement 16. Et pour la même raison,
les panneaux ont été photographiés avant et après intervention, cas très rare à
l’époque.
7 Cette correspondance a de plus eu la chance d’être conservée entièrement, à la fois
dans les archives du Louvre17, et dans un recueil spécialement consacré à la
restauration du retable, conservé aux Archives des hospices civils de Beaune 18 (fig. 3).
L’on peut noter ici également la volonté, au Louvre et à Beaune, de bien conserver la
mémoire de cette importante restauration. Le recueil de Beaune est particulièrement
complet, car, outre la correspondance, il contient les copies des délibérations de la
commission des Hospices, les lettres et mémoires des restaurateurs, les factures des
photographes, le classement du retable au titre des monuments historiques, et
quelques pages de souvenirs rédigées plusieurs années plus tard par un témoin de la
restauration. De plus, tout a été soigneusement classé par ordre chronologique et
réparti en cinq parties. On peut considérer ce recueil comme l’un des premiers dossiers
de restauration complets dont on dispose, surtout si on y joint les photographies
réalisées tout particulièrement à l’occasion de la restauration, conservées elles aussi
pour la plupart. Il existe un jeu, en mauvais état, des panneaux avant intervention,
conservé dans la documentation du Louvre, et un autre, en meilleur état, dans les

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archives des Hospices civils de Beaune19 ; il existe enfin un jeu de bien meilleure qualité
(presque complet sauf deux panneaux) à la Médiathèque de l’architecture et du
patrimoine20. Les archives des Hospices de Beaune conservent par ailleurs les plaques
de verre et les tirages réalisés après la restauration du retable 21 (fig. 1).

Fig. 3. Recueil documentant la restauration du retable de R. van der Weyden

© Archives des Hospices civils de Beaune/Claire Gerin-Pierre.

8 Dès l’envoi du premier panneau en 1875, la commission des Hospices décide en effet de
le faire photographier à Beaune avant son départ22. Après sa restauration, Reiset
informe Cyrod qu’il a fait photographier l’œuvre restaurée et qu’il va envoyer les
épreuves23.
9 En 1877, lors de l’envoi des autres éléments du retable, Cyrod demande encore des
photographies : « Vous déciderez comme la première fois les panneaux qu’il convient
de reporter sur toile (…) Vous aurez à examiner aussi s’il est utile de faire
photographier les panneaux avant leur réparation24. » Et Reiset, dans sa réponse, évalue
le coût de la restauration et mentionne, dans les frais supplémentaires à envisager, les
photographies. Puis il affirme : « La première chose que je ferai sera de faire
photographier le tout dans l’état actuel, et plus tard probablement dans le cours du
travail nous recommencerons25. »
10 Le 3 avril 1877, il écrit donc à Cyrod : « J’ai, comme cela avait été convenu, commencé
par faire faire les photographies des 13 panneaux. Vous recevrez par le chemin de fer
ces 13 photographies, qui ont été bien exécutées (…) je vous envoie l’une des suites et je
garde la seconde pour servir à notre travail (…) je crois d’ailleurs que vous ferez bien
d’attendre pour faire faire un tirage sérieux que les travaux de restauration soient
terminés, et j’ai lieu d’espérer qu’il y aura alors une amélioration sérieuse comparée à
l‘état actuel (…). » Enfin, en envoyant la facture du photographe, il s’excuse du coût

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mais insiste sur « cette reproduction photographique qu’il m’était impossible de vous
éviter. Car avant tout il fallait constater l’état des panneaux 26 » (fig. 4). Dans cette
lettre, particulièrement intéressante pour notre propos, on voit bien que Reiset
considère la documentation de l’œuvre avant restauration comme fondamentale, et
qu’il va l’utiliser pour la suite des opérations (il garde une série de clichés « pour servir
à notre travail »).

Fig. 4. Le Chancelier Rolin, avant restauration, 1877

© Claire Gerin-Pierre.

11 Enfin, d’autres photographies très intéressantes sont mentionnées dans cette


correspondance, qui n’ont finalement pas été réalisées, mais qui montrent une
intuition de l’utilité de la photographie pour documenter des éléments apparus
fortuitement et dont on n’aura plus de témoignages ensuite : ici, les esquisses visibles
sur la préparation, découvertes au moment de la transposition des panneaux. Cyrod
écrit en effet : « Il nous a été en outre expliqué que par suite du grattage de la couche
de craie qui sert de base à la peinture, on avait pu retrouver en certains endroits
l’esquisse originale du peintre, avec ses modifications et ses tâtonnements ; ne serait-ce
pas là le cas, Monsieur, de tenter la reproduction par la photographie de ces esquisses
ou fragments d’esquisses ? Il semble qu’on pourrait retrouver par la comparaison de ces
ébauches avec le tableau lui-même quelques-uns des secrets du maître; en tous les cas,
elles serviraient de documents pour l’histoire de la peinture. » Et un document inédit
trouvé dans le recueil des archives des Hospices civils de Beaune éclaire cette demande.
Un certain M. Bourgeois a rédigé en effet en 1892 quelques souvenirs sur cette
restauration : « Pendant que M. Chapuis enlevait avec un rabot tout le bois d’un
panneau qui devait être reporté sur toile, des dessins à l’encre de chine, première
esquisse du peintre, apparurent sous la peinture. Ces dessins étaient complets, avec les

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repentirs27. M. Briotet eut la pensée de les faire photographier séance tenante. Quelle
belle occasion d’avoir des dessins autographes de Roger van der Weyden ! Il en parla à
M. Reiset, mais celui-ci ne voulut rien faire sans un avis spécial de l’administration. »
Après un échange de correspondance, Reiset, malade et pressé de voir se terminer la
restauration, ne donna pas suite et « les dessins un instant exhumés furent ensevelis de
nouveau entre la toile et la peinture28 ». Reiset répond de fait dans sa lettre qu’il n’a
rien vu d’intéressant à photographier dans ces « ébauches » (l’image était peut-être
trop indistincte), et les photographies n’ont pas été faites. Sa mauvaise santé (à laquelle
il est fait allusion dans ses dernières lettres) a peut-être aussi été responsable de cette
décision, comme le suggère M. Bourgeois.
12 Nous disposons donc exceptionnellement pour cette œuvre de témoignages visuels sur
son état, qui parfois justifient certaines interventions (l’enlèvement des repeints de
pudeur sur les corps nus, repeints dénués de toute valeur artistique et couvrant
largement des surfaces en bon état, comme l’expliquait Reiset dans sa correspondance),
ou du moins expliquent certains choix (la vision des panneaux très dégradés et soulevés
explique la décision de les transposer de bois sur toile, opération que l’on ne ferait plus
aujourd’hui mais qui paraissait alors le meilleur remède). Les protagonistes de cette
restauration sont bien conscients de l’utilité de cette documentation. Reiset rappelle
que, sans ces photographies, on aurait peine à croire que l’on ait eu un jour l’idée de
défigurer ainsi le chef-d’œuvre du maître flamand et justifie par la même occasion la
disparition de ces repeints malencontreux : « Si je n’avais vu la chose de mes yeux et si
je n’avais pas fait faire, avant de commencer, la photographie du tableau, je n’aurais pu
croire à une pareille audace29. » (fig. 5). Et le restaurateur Briotet, au moment de se
faire payer, demande une somme légèrement plus élevée que prévu en évoquant
l’importance des dégradations et le contraste entre l’état du retable avant son
intervention et le résultat qu’il a obtenu : « En effet, j’ai eu plus de restaurations à faire
que je le prévoyais, surtout pour le panneau Le paradis, comme la photographie peut le
justifier30. » (fig. 6).

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Fig. 5. Saint Jean-Baptiste, avant restauration, 1877

© Claire Gerin-Pierre.

Fig. 6. Saint Jean-Baptiste, après restauration, 1882

© Archives des Hospices civils de Beaune/Claire Gerin-Pierre.

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13 Outre la conservation et l’archivage de nombreux documents écrits, on constate donc


ici un usage assez important de la photographie pour documenter la restauration du
retable, et pour valider les interventions réalisées. Mais faute d’autres exemples, on ne
peut affirmer que cette pratique ait alors été très répandue, en partie sans doute en
raison du coût alors important des photographies31.

Vers un usage plus important de la documentation


matérielle des œuvres
14 Il faut attendre en fait la Première Guerre mondiale, et surtout les années qui suivent,
pour voir se développer le recours à la photographie et aux nouvelles techniques
d’imagerie. Le restaurateur Jean-Gabriel Goulinat, devenu rapidement expert des
musées (avant de diriger l’atelier du Louvre à partir de 1935) s’exprime à ce sujet dès la
Première Guerre mondiale, lors de son affectation au centre de radiologie de Tours en
1915 : « Le docteur Ledoux-Lebard, qui dirigeait ce laboratoire, m’avait pris en amitié.
“Si vous voulez utiliser ces appareils pour des expériences sur la peinture, me dit-il,
n’hésitez pas !” J’ai commencé dès lors et je crois avoir été le premier à examiner les
tableaux aux rayons X et aux rayons ultra-violets, avant de restaurer une toile 32. »
15 L’Institut Mainini, créé au Louvre dans l’entre-deux-guerres suite à une initiative
personnelle, promeut lui aussi l’utilisation régulière des rayons X et des ultra-violets
pour une meilleure connaissance des œuvres et de leurs altérations. Enfin Goulinat,
s’exprimant à Rome en 1930 lors de la Conférence internationale pour l’étude des
méthodes scientifiques appliquées à l’examen et à la conservation des peintures, insiste
sur l’apport de la radiologie, de la photographie (en particulier des ultra-violets) et de
la macrophotographie dans la connaissance des œuvres et l’appréhension de la
restauration. C’est lors de ces années que se constitue aussi un véritable suivi des
œuvres sous forme de dossiers (au moins pour les plus importantes) rapportant les avis
de la commission de restauration, les photographies avant et après restauration, les
radiographies, les devis et mémoires, et des fiches notant les interventions les unes à la
suite des autres, qui deviendront, après la Seconde Guerre mondiale, les « fiches de
santé » des peintures du Louvre, sur le modèles des dossiers médicaux.

Conclusion
16 La fin du XVIIIe siècle, avec l’émergence de la profession de restaurateur de tableaux, la
création des musées et l’ouverture des collections au grand public, est la période où se
constitue un début de documentation de la restauration des peintures (constats
détaillés, devis et mémoires, procès-verbaux de l’administration). Ce type de
documentation où dominent les éléments comptables perdure au XIXe siècle, et on a
conservé peu de documents visuels permettant de juger des interventions anciennes.
L’exemple rare de la restauration du retable du Jugement dernier au Louvre montre
cependant le désir de disposer d’images documentaires grâce au développement de la
photographie, mais le coût encore important de cette technique freine sans doute son
usage. C’est donc surtout au cours du XXe siècle que vont se généraliser de nouvelles
pratiques documentaires (constitution de dossiers, suivi régulier des œuvres) et un

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recours aux techniques modernes de la photographie et d’autres types d’imagerie


scientifique (rayons X, ultra-violets).

BIBLIOGRAPHIE
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nationaux de 1882 à 1937 », Techné, n° 27-28, p. 156-159.

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Anciens Pays-Bas méridionaux au XVe siècle, 13), Bruxelles.

Sources

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Série O1 (maison du Roi).

Série F17 (travaux dépendant du ministère de l’Instruction publique sous la Révolution) et F21
(comptabilité Révolution et Empire).

Archives nationales, fonds des Archives des musées nationaux (AMN) :

Série P16 (restauration des peintures).

Série 1BB 4-6 (procès- verbaux de l’administration du Louvre sous le Directoire et le Consulat).

Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine (MAP) :

Dossier Hôtel-Dieu/Hospice de Beaune, n° 21/072).

Archives des Hospices civils de Beaune :

Série II P1 et II P2 (registres des délibérations).

Série VIII P1 (correspondance, 1869-1914).

NOTES
1. Dès 1775, Joseph Ferdinand Godefroid, peintre et restaurateur, expose cette méthode de travail
au comte d’Angiviller. Puis, au moment de la création du Musée central des arts au Louvre en
1793, l’idée est reprise par les principaux acteurs de la restauration, qu’il s’agisse de
restaurateurs comme Jean-Michel Picault , François-Toussaint Hacquin ou l’expert et marchand
Jean-Baptiste Pierre Le Brun. L’obligation du constat fait enfin l’objet d’un article propre (article
7) dans le nouveau règlement du Louvre (alors Musée central des arts) en 1797 : « Nul tableau, nul
objet d’art, ne sera mis en restauration qu’en vertu d’une délibération du conseil qui constatera
l’état de l’objet à restaurer ; l’état de l’objet sera constaté également après la restauration et
consigné dans le registre des délibérations (…) », Organisation de l’administration du Musée
central des arts, AN, F171059, dos 23 ; lu lors de la séance du 27 janvier 1797 (8 pluviose an V).
Voir Cantarel-Besson, 1992.
2. Voir par exemple les informations assez détaillées données par le restaurateur Godefroid en
1785-1786 à propos de tableaux de Lesueur ; pour Sainte Scholastique (inv. 8022), « a levé quantité
de repeints lourds et mal faits et chargés qui couvraient en grande partie les figures ; il a
découvert d’autres objets cachés par les repeints et refait en partie les allonges de haut et de bas
et repointillé beaucoup d’endroits dans les figures » (AN, O1 1922 A, doc. 6).
3. Voir Coural et Gerin-Pierre, 2008.
4. Voir par exemple Étienne, 2011.
5. Rapport sur la restauration du tableau de Raphaël connu sous le nom de la Vierge de Foligno, adopté par
les classes des sciences mathématiques et physiques, et de littérature et beaux-arts, dans les séances des 1 et
3 pluviose an X par les citoyens Guyton, Vincent, Taunay et Berthollet, Paris, Baudoin, imprimeur de
l’Institut national, pluviose an X (1802). Rendu nécessaire par le contexte particulier de ces
restaurations sur des œuvres étrangères « saisies » par les armées françaises, et qu’il fallait bien
justifier, ce rapport ne pouvait faire école car il détaillait des pratiques (particulièrement pour la
transposition) dont les restaurateurs voulaient conserver au moins partiellement le « secret

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professionnel ». Et il fut réalisé sans le consentement du restaurateur de support, F. T. Hacquin.


Voir Étienne, 2012.
6. Voir Cantarel-Besson, 1981 et 1992.
7. Voir Gerin-Pierre, 2008.
8. Voir Chaizemartin et Cabillic, 2008.
9. Très souvent, seul le terme « restauré » est employé, sans autres précisions, pour la couche
picturale ; et pour les supports, les opérations de refixage, de rentoilage ou d’« enlevage »
(transposition) sont simplement mentionnées, sans plus de détails.
10. On peut citer parmi les plus importants ceux de Burtin (1808), Edwards (1819), Bedotti (1837),
Köster (1827), Horsin-Déon (1851).
11. Ce plafond avait été enlevé du Palais des Doges et emporté par les troupes françaises en 1797,
puis employé pour décorer un plafond du château de Versailles en 1814 : les dimensions étant
trop petites, il avait été agrandi et on avait recoupé les groupes de figures ; endommagé par un
gros orage en 1858, il avait été emmené au Louvre pour être restauré, et on en avait profité pour
le remettre dans son état original.
12. AN, fonds des AMN, P16, 19 mars 1861.
13. Victime dès 1851 de nombreuses attaques dans la presse pour ses restaurations de tableaux
célèbres (dont Les Noces de Cana de Véronèse et les Rubens de la galerie du Luxembourg), Villot
dut finalement démissionner de ses fonctions en 1861.
14. AN, fonds des AMN, P16, 12 avril 1860.
15. Pour l’histoire détaillée de cette restauration, voir Gerin-Pierre, 2010, p. 86-95.
16. Ibid.
17. AN, fonds des AMN, P16, 1875-1878.
18. Archives des Hospices civils de Beaune, VIII P1, recueil intitulé « Le tableau Le Jugement
dernier/Recueil de correspondances, délibérations, notes provenant de l’administration des
Hospices, documents divers donnés par plusieurs personnes, constituant l’historique de la
restauration de cet objet d’art de R. van der Weyden/Recueil divisé en 5 parties ».
19. Sans numéro d’inventaire ou de classement actuellement.
20. MAP, Dossier Hôtel-Dieu/Hospices de Beaune, n° 21/072.
21. Photographies réalisées en 1882, si l’on en croit la facture figurant dans le recueil consacré à
la restauration, car il semblerait que Reiset, en raison de ses problèmes de santé, puis de
l’organisation de l’exposition du retable au Louvre pendant l‘exposition universelle de 1878, n’ait
pas eu le temps d’organiser une séance de prises de vue, et que la commission des Hospices n’ait
finalement commandé ces clichés qu’en 1882, au moment de l’ouverture au public du petit musée
consacré à l’exposition du retable après sa restauration.
22. Le 6 avril 1875, « la commission décide que l’un des panneaux du jugement dernier sera
démonté et photographié ensuite par M. Cochey en présence de M. de Vergnette-Lamotte »,
Archives des Hospices civils de Beaune, Registre des délibérations, II P1.
23. « J’ai fait photographier hier par M. Braun les deux faces de la peinture. L’opération a, je
crois, bien réussi. Mais je n’ai pas les épreuves. Je vous en enverrai une ou deux et je pense que
vous les verrez avec plaisir », Lettre de Reiset à Cyrod, 1 6 juin 1876 (AMN P16, 1875-1878 et
Archives des Hospices civils de Beaune, VIII P1, 1869-1914).
24. Lettre du 11 janvier 1877, ibid.
25. 18 janvier 1877, ibid.
26. Lettre de Reiset à Cyrod, 3 avril 1877, ibid.
27. Il s’agit des dessins préparatoires sous-jacents que l’on peut aujourd’hui voir grâce à la
technique de la réflectographie infra-rouge.
28. Archives des Hospices civils de Beaune, VIII P1, 1869-1814.
29. Lettre de Reiset à Cyrod, 10 mai 1876, ibid.
30. Lettre de Briotet à Cyrod, 8 juillet 1878, Archives des Hospices civils de Beaune, VIII P1.

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31. Il est frappant en effet de voir cette question revenir plusieurs fois dans la correspondance
entre Reiset et Cyrod : les deux premières épreuves réalisées par la maison Braun ont été
gratuites apparemment (« je tâcherai que cela vous coûte aussi peu que possible. Les épreuves
que j’ai fait faire et que je vous ai envoyées n’ont rien coûté. C’est la maison Braun qui les a faites
et qui n’a rien voulu recevoir de moi », lettre de Reiset à Cyrod du 19 janvier 1877). Mais pour les
photographies du reste du retable avant intervention, Reiset envoie à Cyrod le 3 avril 1877 une
facture du photographe Berthier de 260 F (relativement importante pour l’époque), en précisant
que le travail est bien fait et que c’est pour lui le prix le plus bas possible ; et la note du
photographe de Beaune, en 1882, pour les épreuves après restauration, est de 570 F (2 séries de
grandes plaques et 2 séries de petites). Enfin, interrogé par Cyrod sur le meilleur procédé à
choisir pour faire réaliser un fac-similé du retable restauré, Reiset répond qu’il ne connait pas
bien toutes les nouvelles techniques de reproduction, mais qu’il préfèrerait la photographie, si ce
n’était si coûteux : « Je préfèrerais de beaucoup quant à moi de bonnes épreuves
photographiques, mais cela coûte cher » (lettre du 9 mai 1878).
32. Voir Goulinat, 1974, et Cabillic, 2008.

RÉSUMÉS
En France, les restaurations des tableaux des collections publiques ont donné lieu à la production
d’un certain nombre de documents écrits dès le XVIIIe siècle. Ces documents, essentiellement
comptables, sont encore nos principales sources pour reconstituer l’histoire matérielle des
œuvres tout au long du XIXe siècle. Les rapports de restauration n’existent pas encore
véritablement, et les témoignages visuels manquent la plupart du temps. Il faudra attendre la fin
de la Première Guerre mondiale pour voir se dessiner une véritable évolution vers une
documentation visuelle plus systématique des restaurations, avec le recours aux techniques
nouvelles d’imagerie, puis les années 1950 pour voir la mise en place progressive de dossiers de
restauration et d’une couverture photographique systématique. C’est pourquoi la restauration du
retable de Roger van der Weyden, au Louvre à la fin du XIXe siècle, qui a donné lieu à une
importante documentation écrite et visuelle, représente un cas rare et novateur.

In France, since the 18th century, the restoration of paintings belonging to national collections
has given rise to the production of a certain number of written documents. Mostly financial in
nature, these documents remain our main source of information for piecing together the
material history of works throughout the 19th century. Restoration reports did not really exist at
this point, and visual records were lacking most of the time. Not until the end of World War I did
systematic visual documentation of restoration campaigns begin to emerge, using new imaging
techniques. Files on each restoration programme, including systematic photographic
documentation, gradually became standard practice in the 1950s. That is why the restoration at
the Louvre, in the late 19th century, of Rogier van der Weyden’s altarpiece, which generated
extensive written and photographic documentation, represents a rare and innovative case.

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INDEX
Mots-clés : documentation, archives, dossier, histoire de la restauration, constat, procès-verbal,
photographie, radiographie, Villot, Reiset, Briotet, Chapuis, van der Weyden, Beaune
Keywords : documentation, archives, file, history of conservation, report, photography, X-ray,
Villot, Reiset, Briotet, Chapuis, van der Weyden, Beaune

AUTEURS
CLAIRE GERIN-PIERRE
Conservateur du patrimoine, C2RMF (claire.gerin-pierre[at]culture.gouv.fr).

ISABELLE CABILLIC
Ingénieur d’études, C2RMF (isabelle.cabillic[at]culture.gouv.fr).

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Documenter pour l’avenir : la


campagne de restauration des
dessins d’Ingres du musée de
Montauban (1946-1952)
Documenting for the future: the restoration campaign of Ingres’ drawings at the
Musée de Montauban (1946-1952)

Natalie Coural, Laëtitia Desserrières et Florence Viguier-Dutheil

1 La restauration des œuvres sur papier a longtemps fait figure de « parent pauvre »
comparée à celle de la peinture. À l’écart de la plupart des grandes polémiques, moins
prestigieuse, elle s’est faite discrète : on ne parlait pas de restauration, mais de
« raccommodage », de « lavage » et de « collage ». Aussi comptes rendus et analyses se
sont mis en place plus tardivement.
2 Cependant, comme pour la peinture, la céramique ou la sculpture, la nécessité de
documenter les œuvres pendant ou après l’intervention s’était affichée aux yeux de
tous à l’époque révolutionnaire, avec le cas emblématique de la restauration du carton
de Raphaël pour l’École d’Athènes, qui venait d’être saisi à l’Ambrosienne de Milan. Autre
moment important, l’action menée au milieu du XIXe siècle par des hommes de musée –
Jeanron, Villot ou Reiset –, que ce soit à Lille, au Louvre ou à Chantilly 1.
3 Le cas de la campagne de restauration des dessins de Montauban apparaît extrêmement
intéressant du point de vue de son abondant accompagnement documentaire ; il
annonce les méthodes actuellement employées dans les institutions par l’ampleur de
l’enquête qui fut alors menée.
4 En 1940, une partie des collections de peintures italiennes du Louvre est accueillie au
musée Ingres. L’éloignement de près de 700 kilomètres n’empêche pas les liaisons entre
Paris et Montauban : les œuvres déposées doivent être photographiées par Alexandre
Séarl qui se déplace à plusieurs reprises, muni d’un sauf-conduit, passant la ligne de
démarcation dans un camion transportant des milliers de plaques de verre 2. Après
l’invasion de la zone libre, le musée Ingres prend la précaution d’éloigner les 4 500

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dessins, légués par l’artiste à sa ville natale en 1867, en les entreposant provisoirement
au château de La Poujade à Urval, en Dordogne, en juillet 1943 3. En 1926, le
conservateur Félix Bouisset avait déjà mentionné l’état de dégradation des dessins
d’Ingres dans son ouvrage sur le musée4. L’artiste avait utilisé des papiers qui se sont
mal conservés (supports acides, rongés par certaines encres). À cette mauvaise
évolution matérielle, il faut ajouter les manipulations diverses du peintre sur sa
collection et ses expérimentations à base de résines ou d’huiles pour rendre le papier
transparent5. Enfin, la présentation permanente de plusieurs centaines de feuilles,
depuis la mort de l’artiste jusqu’en 1939, avait achevé de fragiliser les dessins (fig. 1).

Fig. 1. Vue de la nouvelle salle des dessins ouverte en 1913 au 2e étage du musée grâce aux
revenus de l’exposition Ingres de la galerie Georges Petit, tenue à Paris en 1911

Cette présentation conçue par Henry Lapauze était destinée à compléter les salles de dessins du
1er étage et a permis d’exposer en permanence près de 2 500 dessins au total jusqu’en 1939.
© Montauban, musée Ingres, archives.

Documenter pour mieux comprendre


5 Au lendemain de la Libération, la plupart des musées de France sont confrontés à une
situation critique. Des organismes centralisés sont alors créés, telle l’Inspection
générale des musées de province, pour leur permettre de se reconstruire. Jean Vergnet-
Ruiz6 (fig. 2), nommé à la tête de ce nouveau service, s’attache à redonner vie à ces
musées, en privilégiant leur « couleur locale», leur histoire. Dès le mois de mai 1946, il
met son expertise au service du musée Ingres. Pour organiser un cabinet des dessins
« selon les dernières méthodes préconisées par la Bibliothèque nationale [et] le cabinet
des Dessins du Louvre », il lui apparaît nécessaire de restaurer une partie de la
collection de dessins et de les remonter selon des formats uniformisés pour en faciliter
la manipulation7. Cette réorganisation inclut également le tri, le classement et
l’inventaire complet des collections, ainsi qu’un nouvel aménagement muséographique
permettant de présenter les œuvres dans les salles d’exposition 8.

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Fig. 2. Jean Vergnet-Ruiz, vers 1970. Photographe anonyme

© D.R.

Les acteurs : une équipe dynamique

6 Jean Vergnet-Ruiz s’entoure d’une solide équipe parisienne : tout d’abord Georges-
Henri Rivière, créateur du musée des Arts et Traditions populaires 9, qui est membre du
tout nouveau Conseil international des musées, l’ICOM, et bénéficie ainsi de l’aide d’un
important réseau de chercheurs spécialisés. Du côté du musée du Louvre, Jacqueline
Bouchot-Saupique10, nouvellement nommée conservateur au Cabinet des dessins,
organise la campagne de restauration : elle choisit le restaurateur, Léon Lepeltier 11, et
l’encadreur, Émile Martin12. J. Bouchot-Saupique orchestre le travail, accompagnée
dans ses tâches de surveillance des travaux par Clémence Duprat 13, rattachée au corps
de l’Inspection générale des musées de province. Cette dernière, méthodique, se
déplace régulièrement à Montauban.

Paris/Montauban : chronologie des interventions

7 Les documents relatifs à cette campagne (rapports, pièces comptables, photographies,


correspondance) permettent aujourd’hui de suivre les phases de réflexions et les
interventions14. Une première inspection de Clémence Duprat et de Georges-Henri
Rivière à Montauban a lieu du 2 au 19 décembre 1946, et aboutit à un rapport très
détaillé. Par la suite, les échanges sont nombreux entre le musée Ingres et le musée du
Louvre : les dessins sont régulièrement envoyés en caisses au musée parisien pour être
photographiés, restaurés et enfin montés. Il est convenu que le restaurateur travaille
au Louvre, dans un local mis à sa disposition. Malgré les informations qu’il a fournies

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pour l’installation de cet atelier et pour le matériel nécessaire aux traitements des
œuvres, les mauvaises conditions dans lesquelles débute le travail sont évoquées à
plusieurs reprises15. Il semblerait que Léon Lepeltier ait traité une partie des dessins
dans son atelier parisien, comme le mentionnent certains de ses carnets 16. Les 36
premiers dessins arrivent le 26 janvier 1947, puis les envois se succèdent entre 1948 et
1952. C’est à la suite des interventions sur le premier lot qu’est constituée une
commission de spécialistes (experts, conservateurs, chimistes) pour le traitement et le
montage des dessins, afin de s’accorder sur les meilleures méthodes de restauration et
sur les matériaux les moins nocifs pour les œuvres. Cette commission se réunit à deux
reprises, le 16 novembre 1948 et le 25 janvier 1949, et son travail met en lumière
l’approche pluridisciplinaire qui a présidé aux décisions adoptées pour les différentes
phases de traitements et de montage. La campagne de restauration est bien avancée en
1949 : une petite exposition à Paris, galerie André Weil, présente au mois de juin un
choix de dessins, parmi lesquels les œuvres les plus importantes de la collection
montalbanaise, comme l’Étude de mains et de pieds de la Vierge pour le Vœu de Louis XIII et
le Portrait de Madame Ingres17. Enfin, le travail s’achève en 1952 avec l’envoi de 133
œuvres.

Documenter pour mieux connaître


8 Les nombreux échanges et débats qui ont accompagné les prises de décision sont
connus aujourd’hui à travers la documentation. Certaines pièces d’archives permettent
de mieux comprendre quels produits ont été alors utilisés pour des interventions
précises comme le nettoyage, d’autres renseignent sur une méthodologie d’ensemble
appliquée à une importante collection.

État des œuvres à leur arrivée à Paris : la campagne de


photographies

9 Une campagne de photographie est organisée de manière systématique à chaque fois


que les dessins arrivent de Montauban, afin de préciser et de garder une trace de l’état
de conservation des œuvres avant leur restauration. Les prises de vues sont réalisées
par Alexandre Séarl. Les tirages montrent les œuvres sur leur carton de montage et les
détériorations causées par le collage. Leur mise en parallèle avec les informations
données dans les différents rapports rédigés lors des missions permet d’appréhender
de manière complète les questions qui se sont alors posées. Ainsi, « presque tous les
dessins sont complètement collés sur un bristol ou sur un carton d’une qualité
inférieure. Ce montage défectueux a gaufré le feuillet, dont le détachement risque de
mettre le dessin en péril », écrit Clémence Duprat18. Certains cartons comprennent
jusqu’à douze dessins collés sur le même support, se chevauchant et sans ordre
logique19 (fig. 3).

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Fig. 3. Suite de divers croquis au crayon par Ingres, réunis sur une même planche. Montauban,
musée Ingres

On reconnaît de gauche à droite et de haut en bas : Croquis et notes de voyages sur Arezzo et Lucques,
MI 867.3999 ; Tombeau surmonté d’une statue équestre, MI 867.4066 ; Intérieur de l’église San Maurizio al
Monasterio Maggiore, MI 867.4292 ; Vierge assise, MI 867.4065 ; Un enfant à califourchon sur le bras d’un
homme nu, MI 867.2909 ; Frise antique, MI 867.3542 ; Longin (sa main gauche et sa tablette),
MI 867.1017 ; Une sphinge (de profil à gauche), MI 867.3458 ; Deux personnages en costume du Moyen
Âge, MI 867.4206 ; Détail d’encadrement, MI 867.4067 ; Deux guerriers grecs combattant, MI 867.3412 ;
Moine debout (les bras croisés), MI 867.2952.
La plupart de ces dessins ont depuis été montés indépendamment sous passe-partout.
Photographie d’Alexandre Séarl réalisée à l’arrivée au Louvre, avant traitement et démontage.
© Paris, musée du Louvre, département des Peintures, Service d’études et de documentation/Gilles
Bastian.

Réflexions et évolution de ces réflexions en cours de traitement

10 Les factures que le restaurateur adresse régulièrement au musée de Montauban


précisent les interventions sur les œuvres : « Décollage, dressage, remargement et
petites réparations ; carton pour montage, papier fort pour marges, fournitures
diverses, emballage ; façon pour 26 passe-partout20. » Certains dessins particulièrement
fragiles, sur des supports très altérés, demandent d’autres types d’interventions et de
nombreuses questions se posent. Par exemple, la commission s’interroge sur les
dangers du désencadrement dans ces cas précis, et en vient à déplorer « l’absence de
moyens techniques capables de retarder l’inévitable destruction d’un certain nombre
d’entre eux, qui ne sont plus que “cendres21”, telles une Étude pour Vénus Anadyomène22
(fig. 4). Elle se résout à conserver ces œuvres entre deux verres, « à titre documentaire
et comme témoins d’un état de fait répréhensible au point de vue de la conservation
des collections23 ». Ne pas intervenir parce que l’on ne sait pas traiter, comme on peut
le lire dans les rapports, est aussi l’une des nouveautés de cette campagne. « C’est dans
la recherche d’une meilleure présentation et de garanties sérieuses contre le retour des

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causes de détérioration qu’il fut résolu de poursuivre l’effort muséographique », écrit


Jean Vergnet-Ruiz24. La prise en considération de l’environnement des œuvres est un
point important : éviter la lumière, les variations hygrométriques et privilégier le
roulement des œuvres exposées sont des composantes de l’aménagement du cabinet
des dessins.

Fig. 4a. Ingres, Étude pour Vénus Anadyomène (MI 867.2313)

Photographie d’Alexandre Séarl prise à l’arrivée du dessin au Louvre et collée ensuite sur la fiche
documentaire du musée Ingres.
© Montauban, musée Ingres.

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Fig. 4b. L’œuvre entre deux verres à Montauban avant sa restauration de 1992

On note le papier de bordage servant à tenir les verres et portant les numéros d’inventaire.
© Montauban, musée Ingres/Guy Roumagnac.

Fig. 4c. Après la restauration de 1992 (par Marie-Christine Enshaïan)

© Montauban, musée Ingres/Guy Roumagnac.

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11 En juin 1949, les restaurations sont interrompues pour procéder à différents tests de
produits et adhésifs utilisés notamment pour le blanchiment. Les matériaux constitutifs
des montages et des futurs contenants sont aussi étudiés par des spécialistes en
association avec le restaurateur.

Produits et méthodes utilisés : un apport pour l’histoire de la


restauration

12 Les documents qui nous sont parvenus apportent des éléments de première importance
dans le domaine de l’histoire de la restauration. Alors que les secrets d’ateliers
perdurent souvent pour tout ce qui touche aux interventions sur les œuvres d’art, Léon
Lepeltier est amené à décrire ses méthodes et procédés devant la « Commission de
traitement et de montage des dessins d’Ingres » : « Pour leur [les papiers anciens]
nettoyage il emploie soit les vapeurs de soufre, soit celles de chlore. Il opère à l’état
humide et fait des sondages. (…) Il mouille à l’eau tiède complètement la feuille de
papier, puis, pour les taches de rouille notamment, il emploie le permanganate à petite
dose, la proportion résultant de plusieurs essais par petites touches. Pour parfaire
l’effet du permanganate, il emploie l’acide nitrique25. » En ce qui concerne les taches
d’huile anciennes, il « les laisse, l’huile oxydée ne s’en allant pas. Les récentes, il les
traite : il mouille complètement la feuille avec de l’alcool. En fait, il utilise la benzine ».
Quant au collage, L. Lepeltier « ne semble pas s’être spécialement préoccupé de
l’aseptisation des colles. Il dit les assainir avec de l’alcool camphré 26 ».

Documenter en enquêtant
Le montage

13 La question du montage occupe la plus grande partie des discussions, si bien qu’une
sous-commission technique sur le montage se réunit le 1er décembre 1948, avec pour
membres : Jacqueline Bouchot-Saupique, Léon Lepeltier, Clémence Duprat, et deux
scientifiques, Jacques Cogniard, chef du laboratoire de la fabrication des billets de la
Banque de France27 et M. de Saint-Rat, expert-technicien à la Bibliothèque nationale. La
même année, les préconisations en matière de montage des œuvres sur papier sont
données par Jacqueline Bouchot-Saupique : elle recommande l’emploi du passe-partout
qui « semble le mieux répondre à la conservation et à la présentation des dessins
d’Ingres28 ». Pourtant le passe-partout n’est pas complètement nouveau : il a été utilisé
au Louvre dès l’époque de Villot29. On porte une attention particulière à l’adhésif
employé qui « ne doit contenir aucun produit de conservation susceptible de tacher ou
de détériorer de quelque autre façon le dessin. (…) Quand le papier est particulièrement
fragile (notamment lorsqu’il s’agit de calques), on peut interposer une feuille d’acétate
de cellulose (“Célastoid”) qui sert de support transparent 30 ».
14 Ainsi, les interrogations portent sur deux éléments essentiels : le papier et la colle. Un
cahier des charges est rédigé par Jacques Cogniard pour obtenir une qualité de papier
qui n’aura pas d’impact sur la conservation des œuvres : composition fibreuse, poids au
m2, épaisseur, charge, résistance à la traction, au pliage et au collage sont pris en
considération. Des échantillons de montages anciens de bonne qualité lui sont confiés
pour analyse et pour servir de base à l’établissement de ce cahier des charges. Deux

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entreprises sont retenues pour les commandes de papiers et de cartons de montage : la


maison Tochon-Lepage & Cie est chargée de livrer les bristols sur lesquels les dessins
seront montés, et les établissements E. Sevalle & Cie, les cartons pour confectionner des
portefeuilles31.

ICOM-News : « Le trait d’union de la grande famille des musées »

15 Plus novatrices encore sont les recherches menées par la « Commission de traitement
et de montage des dessins d’Ingres » qui demande une étude sur la composition
chimique des papiers de montage. Elle consulte Agnes Mongan, conservateur au Fogg
Art Museum de Harvard et spécialiste des dessins d’Ingres, pour recueillir son avis sur
les montages des œuvres et pour connaître ses pratiques sur la collection dont elle a la
charge32. Depuis 1928, le Fogg Art Museum possède en effet un atelier de restauration
très renommé, le Straus Center for Conservation and Technical Studies, dirigé par Edward
W. Forbes, qui comprend un chimiste, le Dr. Rutherford John Gettens, un responsable
de la restauration, George Stout, et deux restauratrices, Evelyn Ehrlich et Minna
Horwitz. Des questions très précises lui sont adressées en 1948, portant sur les
traitements existant pour les taches (rouille, champignons, salissures), sur l’existence
de normes pour les papiers et cartons de montage et sur les adhésifs utilisés, sur
l’emploi de feuilles transparentes afin de protéger les dessins, ou encore sur les
procédés permettant de consolider les papiers cassants. Cet entretien est publié dans le
bulletin d’information de l’ICOM du 1er février 194933.
16 Aujourd’hui, le dossier Montauban de la série 20150044 aux Archives nationales
conserve la mémoire de tous les essais de papier neutre pour le montage. La réalisation
d’un carton offrant une qualité favorable à la conservation des œuvres tout en assurant
leur sécurité (il est envisagé de créer un papier doté d’un filigrane spécifique, destiné
aux musées et bibliothèques) n’a finalement pas abouti, ce qui a amené récemment le
musée Ingres à se séparer progressivement de ses anciens cartons de montage pour les
remplacer par des cartons neutres de la maison Canson, célèbre pour son papier
« Ingres ».
17 En 1951, la nomination de Daniel Ternois à la tête du musée fait entrer ce dernier dans
une nouvelle ère : tous les dessins sont photographiés dès leur retour au musée par
Jaubert34. Ce sont donc ces photos qui peuvent donner encore aujourd’hui une idée de
l’état des œuvres après les interventions de Lepeltier. Jaubert met en place une
typologie de clichés laissant visible le passe-partout sur lequel figure le numéro
d’inventaire (fig. 5). Les principes de Jaubert consistant à inclure les numéros
d’inventaire du montage dans le cadrage du cliché seront d’ailleurs repris par ses
différents successeurs, Résséguié et Roumagnac à ses débuts. Ces photographies sont
conservées à Montauban, dans les dossiers d’œuvres. Elles complètent celles qui ont été
prises par Séarl au Louvre avant restauration et qui ont été collées sur le verso des
fiches descriptives réalisées pour chaque dessin, fiches encore en usage aujourd’hui
(fig. 6). Les dessins sont exposés dans des vitrines spécifiquement conçues avec des
supports à l’oblique35 (fig. 7). Enfin, un mince catalogue de quarante-deux pages,
illustré de douze planches, paraît en 1951 à l’occasion de la présentation des œuvres au
public, de juillet à octobre, qui met en valeur le travail accompli : Dessins d’Ingres du
Musée de Montauban : première exposition temporaire. Une préface synthétique de Jean

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Vergnet-Ruiz résume les partis pris, des notices par Clémence Duprat accompagnent la
présentation des dessins.

Fig. 5. Ingres, Étude pour le Portrait de la baronne Betty de Rothschild (MI 873.375)

Photographie de Jaubert montrant l’ensemble du montage Lepeltier avec les numéros d’inventaire.
© Montauban, musée Ingres.

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Fig. 6. Fiche établie par Daniel Ternois pour Vénus Anadyomène

© Montauban, musée Ingres, archives.

Fig. 7. La salle des dessins d’Ingres avec ses nouveaux meubles pupitres de présentation

© Montauban, musée Ingres, archives/Jaubert.

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18 Cette campagne de restauration n’est que l’un des éléments du renouveau du musée.
Elle met en évidence la qualité de la démarche documentaire : courriers, rapports,
missions, enquêtes. On ne manquera pas d’insister sur l’apport encore nouveau, du
moins pour des dessins, de la photographie comme témoin d’un état de l’œuvre et
comme aide au suivi des restaurations. Ce chantier est resté dans le souvenir de ceux
qui ont connu cette époque comme exemplaire de ce qui animait l’esprit de ces
historiens de l’après-guerre. La personnalité rayonnante de Jean Vergnet-Ruiz y fut
pour beaucoup. Ce dernier indiquait : « Dans l’évolution rapide des techniques
muséographiques l’actuel cabinet de Montauban sera certainement dépassé quelque
jour, mais il restera comme un des premiers et des meilleurs efforts de présentation
d’un ensemble de dessins, depuis que ces techniques tendent à se répandre à travers le
monde36. »

BIBLIOGRAPHIE
Bouisset F., 1926, Le Musée Ingres, Montauban.

Coural N., Desserrières L., Raymond F., 2008, « Lille, Paris, Saint-Quentin, Montauban.
Conservation et présentation des dessins aux XIXe et XXe siècles », Technè, n° 27-28, p. 179-190.

ICOM News. Bulletin d’information publié par le Conseil International des Musées, vol. 2, n° 1, février
1949.

Exp. Montauban, 1951 : Les Dessins d’Ingres du musée de Montauban : première exposition temporaire
[Exposition. Montauban, musée Ingres, 1951].

Exp. Montauban, 2011 : Ingres, secrets de dessins [Exposition. Montauban, musée Ingres, 2011],
Viguier-Dutheil F., Guicharnaud H., Duval A., Cailleteau M, et Langlois J.

Exp. Montauban, 2013 : Quoi de neuf au musée ? Acte I « 10 ans de restauration de dessins d’Ingres
[Exposition. Montauban, musée Ingres, 2013].

Exp. Paris, 1949 : Exposition Ingres au profit du musée Ingres de Montauban [Exposition. Paris, Galerie
André Weil, 1949].

Fondation Custodia, 2012, « Léon Lepeltier », Les Marques de Collections de Dessins et d’Estampes [En
ligne], mis en ligne en mars 2010, consulté le 14 juin 2015. URL : www.marquesdecollections.fr.

Plenderleith H.J., 1934 et 1936, « La Conservation des estampes, dessins et manuscrits », Mouseion,
XXIX-XXX, p. 81-90 et XXXIII-XXXIV, p. 199-226.

Smith T., 2012, “An Evaluation of Historical Bleaching with Chlorine Dioxide Gas, Sodium
Hypochlorite, and Chloramine T at the Fogg Museum”, Restaurator, vol. 33, p. 240-273.

Vigne G., 1995, Dessins d’Ingres : catalogue raisonné des dessins de Montauban, Gallimard, RMN, Paris.

Documents inédits

Achechova, A., 2005, La Campagne de restauration et de montage des dessins d’Ingres au musée du
Louvre (1948-1960), Dossier DRA, École du Louvre, Paris.

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NOTES
1. Coural, Desserrières, Raymond, 2008, p. 179-190.
2. Archives nationales de France (AnF) [archives des musées nationaux], O 30/662.
3. AnF, 20150467/262. Dépôt de La Poujade.
4. Félix Bouisset (1875-1960) occupe le poste de directeur du musée de Montauban de 1919 à 1951.
Voir Bouisset F., 1926.
5. Exp. Montauban, 2011, p. 171-176.
6. Après « la drôle de guerre », Jean Vergnet-Ruiz (1876-1972) est médecin chef de l’hôpital de
Clermont. Collaborateur de Paul Jamot (1863-1939) au département des Peintures, il dirige en
1937 le laboratoire du Louvre. De 1945 à 1962, il est à la tête de l’Inspection générale des musées
de Province. Voir Souvenirs, notes personnelles et témoignages, Paris, Les Presses artistiques, s. d.
7. AnF, 20150044/311. 15 décembre 1946.
8. Un premier inventaire sommaire est réalisé par une équipe du Louvre avant que Daniel
Ternois, jeune conservateur nommé en 1950, ne se lance à son tour dans l’opération qui
débouchera sur l’inventaire complet et normalisé des dessins d’Ingres occupant aujourd’hui pas
moins de dix registres.
9. Georges-Henri Rivière (1897-1985).
10. Jacqueline Bouchot-Saupique (1893-1975) est conservateur puis conservateur en chef du
Cabinet des dessins de 1946 à 1963.
11. Léon Lepeltier (1877-1960). Fondation Custodia, 2012.
12. Émile Martin est alors président du Syndicat général de l’encadrement et de la dorure et
travaille au musée du Louvre dès avant la guerre.
13. AnF, 20150044/312. 24 mars 1948.
14. Voir Achechova A., 2005. Nous remercions Aglaé Achechova-Renaudeau pour sa générosité.
15. AnF, 20150044/311. 22 octobre 1947.
16. Nous remercions Nathalie Volle qui a permis l’accès aux registres tenus entre 1942 et 1960
par Léon Lepeltier (Paris, archives privées). L’atelier de Léon Lepeltier se trouve alors 23, rue de
la Ville-l’Evêque à Paris.
17. Exp. Paris, 1949. Les bénéfices sont reversés au musée Ingres pour la restauration des dessins.
AnF, 20150044/311. Montauban, musée Ingres, MI 867.2592 et MI 867.277.
18. AnF, 20150044/312. Rapport d’inspection rédigé par Clémence Duprat et Georges-Henri
Rivière, 1947.
19. AnF, 20150044/311. Rapport d’inspection de Clémence Duprat, 1948, p. 10.
20. Paris, archives privées, carnets Lepeltier « Devis 1951-1952 ». Facture datée de mai-juillet
1951.
21. AnF, 20150044/311.
22. Montauban, musée Ingres, MI 867.2313.
23. Il a été possible depuis d’intervenir sur l’étude pour la Vénus Anadyomène dans le cadre d’une
restauration longue, étalée sur plusieurs années entre 1992 et 2003.
24. Exp. Montauban, 1951, p. 4.
25. Voir les méthodes de blanchiment décrites sur les œuvres d’Ingres par le chimiste Rutherford
John Gettens à Harvard : Smith T., 2012.
26. AnF, 20150044/312. Procès-verbal de la sous-commission technique sur le montage et le
traitement des dessins, séance du 1er décembre 1948, p. 1-2.
27. Jacques Cogniard (1903- ?), chimiste, chef de laboratoire et membre du comité consultatif du
laboratoire du musée du Louvre (communication écrite de Jean-Claude Camus, service des
archives de la Banque de France, avril 2015).
28. AnF, 20150044/311. Rapport d’inspection de Clémence Duprat, 1948, p. 16.
29. Communication orale d’Irène Julier, atelier de montage du musée du Louvre (2014).

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30. AnF, 20150044/311. Rapport d’inspection de Clémence Duprat, 1948, p. 16. Le Celastoid, un
acétate de cellulose, n’est plus utilisé aujourd’hui, un autre film transparent (type Mylar) en
Polyéthylène Terephthalate (PET) lui est préféré. Nous remercions Anne-Laurence Dupont,
chargée de recherche au CNRS, Centre de Recherche sur la Conservation des Collections (CRCC),
Paris.
31. Établissements situés respectivement 46, rue Vercingétorix et 56, rue Saint-Sabin à Paris.
32. Agnes Mongan (1905-1996).
33. ICOM News, 1949, p. 6-7. Les normes actuelles ISO 9706 et ISO 16245 diffèrent de la note de
l’ICOM, tant en matière de composition que d’additifs. Le document préconise des papiers 100 %
alpha-cellulose (sans hémicelluloses). Il s’agit donc d’un papier très pur, mais au coût élevé.
Aujourd’hui, on accepte des papiers de pâte chimique blanchie ne contenant pas de lignine. Les
produits antifongiques tels le thymol mentionné dans le document comme additif à la colle sont à
manipuler avec précaution, car ils sont toxiques pour la santé (communication écrite d’Anne-
Laurence Dupont, CRCC, 15 juin 2015).
34. Un sondage effectué dans les dossiers d’œuvres fait apparaître, grâce à des annotations au
dos des clichés, que le photographe avec lequel Daniel Ternois a travaillé principalement est M.
Jaubert dont le tampon apparaît au dos des images, parfois accompagné d’une inscription de
Daniel Ternois.
35. Un mobilier spécifique est créé par J. Barre, décorateur, 3 rue Sivel à Paris, pour présenter les
dessins : pupitres simples et pupitres double face.
36. Exp. Montauban, 1951, p. 5.

RÉSUMÉS
En 1946, une inspection menée sur les dessins de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867)
conservés au musée Ingres de Montauban constate leur état de conservation préoccupant. Les
œuvres sont envoyées à Paris pour examen et étude en vue de leur restauration et de leur
remontage, parallèlement au réaménagement complet du musée. Depuis lors, les nombreux
documents conservés permettent de mieux connaître les interventions entreprises, les réflexions
qui les ont précédées et les méthodes utilisées. Cette documentation constitue aujourd’hui un
apport important à la connaissance de la collection et à l’histoire de la restauration des dessins.

In 1946, the drawings of Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) in the Musée Ingres,


Montauban, were inspected and found to be in a worrying condition. The works were sent to
Paris for further examination and study with a view to being restored and remounted, in tandem
with the overall renovation of the museum. Since then, several documents kept in the archives
have provided insight into the restoration processes undertaken, the logic behind them, and the
methods used. Today these documents contribute to a better understanding of the collection and
to the restoration of the drawings over the years.

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INDEX
Mots-clés : Ingres (Jean-Auguste-Dominique), Montauban, musée Ingres, Bouchot-Saupique
(Jacqueline), Duprat (Clémence), Lepeltier (Léon), Ternois (Daniel), Vergnet-Ruiz (Jean), Harvard,
Fogg Art Museum, papier neutre
Keywords : Ingres (Jean-Auguste-Dominique), Montauban, Musée Ingres, Bouchot-Saupique
(Jacqueline), Duprat (Clémence), Lepeltier (Léon), Ternois (Daniel), Vergnet-Ruiz (Jean), Harvard,
Fogg Art Museum, acid-free paper

AUTEURS
NATALIE COURAL
Conservateur du patrimoine, C2RMF (natalie.coural[at]culture.gouv.fr).

LAËTITIA DESSERRIÈRES
Assistante, responsable de la collection de dessins, musée de l’Armée, Paris
(laetitia.desserrieres[at]musee-armee.fr).

FLORENCE VIGUIER-DUTHEIL
Conservateur en chef du patrimoine, directrice du musée Ingres de Montauban (FViguier[at]ville-
montauban.fr).

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II. Actualités et perspectives

Technè, 42 | 2015
101

II. Actualités et perspectives

Acteurs, matériaux et pratiques du


patrimoine : approche historique et
scientifique

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102

Du nouveau sur Della Robbia à


Marseille : enquête historique et
scientifique
New findings about the Della Robbias in Marseille: a historical and scientific
investigation

Axelle Davadie, Marc Bormand, Anne Bouquillon, Christel Doublet,


Élisabeth Mognetti et Solange Rizoulières

1 L’obtention du titre de « capitale européenne de la culture » par Marseille en 2013 a


permis la réalisation de grands projets culturels, en particulier la rénovation et
l’extension du musée d’Histoire (MHM). Les restaurations nécessitées par le nouveau
parcours ont concerné un millier de pièces, dont un ensemble de douze fragments de
terre cuite glaçurée, considérés de longue date comme étant des productions de
l’atelier des Della Robbia. La ville de Marseille conserve déjà des pièces importantes de
cette prestigieuse dynastie de sculpteurs florentins de la Renaissance, parmi lesquelles
la Mise au tombeau de la Vieille Major, qui n’est malheureusement plus exposée depuis
sa restauration en 19981. Redécouvrir aujourd’hui ces fragments, tenter d’apporter des
éléments de réponse aux affirmations récurrentes d’une production robbiesque
marseillaise et surtout redonner sens, histoire et visibilité à ces témoignages uniques,
voilà ce qui sera le fil conducteur de l’article. Tout au long de cette recherche
complexe, mettant en commun les données de la matière, les informations éparses dans
les archives, celles des mémoires multiples, nous ferons nôtre cette phrase de Pierre
Trabaud (1883) : « Après tout, il reste encore, pour ceux qui se passionnent en faveur
d’un passé émouvant, la tâche ambitieuse de pénétrer les secrets des origines, avec la
douce espérance que l’avenir révèle quelque donnée meilleure, propre à parfaire des
études fatalement incomplètes. »

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Présentation des fragments


2 Les douze fragments (fig. 1, Tableau I) appartiennent aux collections actuelles du musée
d’Histoire de Marseille et, pour certains, aux objets du premier musée d’archéologie
installé au château Borély en 1863. Ces pièces n’avaient pas été inventoriées en totalité
jusqu’à présent2. Seules trois (fr. 7, 2, 12) sont mentionnées dans l’inventaire de 1895
(fig. 2 et 3) réalisé par Michel Clerc3 comme situées « dans le cabinet faisant suite à la
salle de la céramique moderne ». De plus, pour les seuls 22 et 23, il précise « Don de Mr
H. Augier4 » qui a travaillé au musée de 1864 jusqu’à sa mort en 1889. Il a beaucoup
acheté, aussi bien des objets issus de fouilles marseillaises que d’autres qu’il a vendus
ou donnés au musée.

Fig. 1. État et vue d’ensemble des fragments robbiesques

© C2RMF/Axelle Davadie.

Tableau I. Liste des fragments (H. = hauteur en mètres et l. = largeur en mètres)

Inv.
Couleur de
2014.0.1 à Description Inventaire 1895
la terrasse
2014.0.12

Fragment
1 Terrasse Bas de vêtement d’un personnage
H. x l. : 0,22 verte agenouillé ?
x 0,24

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N°23 - Fragment de statue


en faïence, plus incomplète
Fragment Partie inférieure du corps d’un que la précédente et
2 Terrasse personnage, genoux légèrement repliés, représentant aussi un
H. x l. : 0,63 parme pied droit écarté dans un mouvement ecclésiastique : il n’y a que
x 0,44 dynamique vers senestre le bas du corps à partir des
cuisses.
H. x l. : 0,63 x 0,44

Fragment Terrasse Drapé du vêtement d’un personnage


3 parme assis sur un siège mouluré, sur fond
H. x l. : 0,40 mouchetée bleu, placé dans un angle inférieur
x 0,33 de blanc senestre

Partie de torse et de visage féminins,


Fragment presque de face, tête inclinée à dextre,
4 trace d’arrachement au niveau du
H. x l. : 0,31 fermail du manteau, amorce de drapé
x 0,20 recouvrant le manteau sur l’épaule
droite

Angle supérieur aux bords incurvés sur


Fragment
fond bleu à rayons d’or émanant de
5
personnes divines (?), montrant le reste
H. x l. : 0,42
d’une aile et, en négatif, la présence
x 0,22
d’une tête de chérubin

Fragment
Amorce de
6 Drapé retombant verticalement, sur
terrasse
H. x l : 0,39 fond bleu
verte
x 0,17

Ecclésiastique ou religieux tenant de la


N° 22 - Fragment de statue
main gauche la base d’un objet dans le
Fragment en faïence représentant un
repli du manteau et, dans la main droite,
7 (en 2 ecclésiastique, les deux
Terrasse la partie supérieure du même objet
parties) mains y sont mais le haut du
verte ayant laissé une trace de jaune au-dessus
H. x l. : 1,03 corps manque à partir de
des doigts (une croix dorée ?), le pied
x 0,45 l’estomac.
d’un personnage situé derrière lui est
H. x l.: 1 x 0,45
visible sur la terrasse

Fragment
8 Fragment décoratif arrondi à motif de
H. x l. : 0,13 coquille bordée d’oves
x 0,21

Sur fond bleu, bas du corps, de la


Fragment
ceinture aux genoux, de saint Jean-
9
Baptiste tenant un bâton doré (jaune)
H. x l. : 0,25
avec trace d’arrachement de sa main
x 0,12
droite sur le bâton (et d’un phylactère ?)

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Fragment
Angle supérieur aux bords incurvés sur
10
fond bleu à rayons d’or émanant de
H. x l. : 0,40
personnes divines (?)
x 0,43

Fragment
11 Pli de vêtement sur fond bleu, bord
H. x l. : 0,33 dextre incurvé
x 0,11

N°24 - Débris de statue en


faïence. Personnage ayant
Fragment
Torse d’ange, les bras croisés sur la les bras croisés sur
12
poitrine, légèrement incliné et tourné l’estomac = il n’existe que
H. x l. : 0,26
vers senestre, sur fond bleu les bras. Tout le reste a
x 0,27
disparu.
l. : 0,29

Fig. 2. La page 304 de l’inventaire du musée Borély mentionne les deux personnages les mieux
conservés et en donne les dimensions

© Musée d’Histoire de Marseille.

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Fig. 3. La page 305 de l’inventaire du musée Borély enregistre le troisième fragment, personnage
aux bras croisés

© Musée d’Histoire de Marseille.

3 Déjà en 1883, Pierre Trabaud, membre de l’Académie de Marseille, publie plusieurs


articles consacrés aux œuvres des Della Robbia dans sa ville 5. Il évoque bien entendu la
Mise au Tombeau de l’ancienne cathédrale de la Major et le Christ en croix vêtu d’une robe,
autrefois dans l’église des Accoules6, mais mentionne également des « débris recueillis
au château Borély et selon la tradition dans les vieux quartiers de la cité phocéenne ». Il
décrit « les personnages décapités portant la robe des moines ayant la corde à la
ceinture » sans en donner le nombre (il pourrait s’agir des fr. 2 et 7). Ils lui semblent
appartenir « à l’ordre des Observantins » mais celui qu’il reproduit (fr. 7) n’a aucune
corde à la ceinture. Le « corsage gracieux d’une femme avec les bras croisés (fr. 12), les
fragments bleus enrichis de rayons d’or7 » (fr. 5 et 10) en faisaient partie.
4 On peut s’étonner dès lors que l’inventaire de 1895 ne tienne pas compte de la
publication de 1883. On pense maintenant que les cinq morceaux décrits sont entrés
dans les collections entre 1864 et 1882, date à laquelle Trabaud les présente lors d’une
conférence. Pour les sept autres fragments, on ne sait pas s’ils sont arrivés au même
moment ou s’il s’agit d’entrées postérieures, au gré des découvertes.

Origine des œuvres : Marseille ou Toscane ?


5 Pierre Trabaud, comme ses prédécesseurs, s’intéresse surtout à ces œuvres en ce
qu’elles attesteraient une origine robbiesque de la faïence produite à Marseille. Il en a
envoyé un fragment8 au directeur d’une fabrique florentine, qui lui a certifié qu’il
s’agissait bien, pour la pâte comme pour l’émail, d’une technique identique aux travaux
des Della Robbia. Il lui paraît dès lors peu vraisemblable que ceux-ci aient importé de

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107

l’argile de Toscane pour une cuisson dans des fours marseillais. Il envisage donc plutôt
une importation d’Italie. Il a par ailleurs bien remarqué, sur le retable de la Major, la
découpe des personnages visant non seulement à permettre la cuisson, mais aussi à en
faciliter le transport.
6 À cet égard, les pressentiments de Pierre Trabaud étaient justes et sont devenus,
aujourd’hui, des certitudes grâce aux analyses physico-chimiques réalisées sur
l’ensemble des douze éléments. En effet, nous avons pu prélever quelques
milligrammes de la pâte constitutive sur chacun et les analyser par PIXE selon les
protocoles décrits dans Bouquillon et al. (2010). La composition chimique élémentaire
des pâtes des terres cuites robbiesques est bien connue grâce à l’étude de plus de
quatre-vingts œuvres réparties dans divers musées, en Italie et en France. Elle est
particulièrement stable pendant toute la période d’activité de la bottega des Della
Robbia à Florence du fait d’un approvisionnement constant dans une carrière d’argile
achetée par Luca della Robbia dans le Val d’Arno. Le tableau ci-dessous en livre les
caractéristiques essentielles.

Tableau II. Composition chimique élémentaire moyenne des pâtes robbiesques – Comparaison
avec celles des fragments – Données PIXE exprimées en % en poids d’oxydes

Na2O MgO Al2O3 SiO2 P2O5 SO3 Cl K2O CaO TiO2 MnO Fe2O3

Moyenne des
1,87 3,14 12,80 50,49 0,21 1,37 0,81 1,98 22,03 0,55 0,13 4,63
fragments Marseille

Écart-type 0,9 0,3 0,5 2,0 0,0 0,7 0,5 0,2 1,2 0,0 0,0 0,1

Moyenne des
1,06 2,85 13,20 52,07 0,23 nd nd 2,06 22,99 nd 0,11 4,9
Robbiesques

Écart-type 0,4 1,4 0,7 2,5 0,1 nd nd 0,2 2,3 nd 0,02 0,4

7 Nous avons retrouvé des compositions tout à fait similaires pour tous les fragments,
quelle que soit la couleur de la pâte, ivoire ou plus rosée (voir Tableau II). Il s’agit donc
bien d’une production totalement compatible avec les œuvres robbiesques florentines.
8 L’étude des glaçures permet d’aller plus loin dans la collecte de données susceptibles
d’orienter les recherches. Ces dernières ont été étudiées soit par analyse PIXE
directement sur les objets, soit par microscopie électronique à balayage, sur
prélèvement millimétrique inclus dans la résine et poli.
9 Luca et Andrea della Robbia, lorsqu’ils ont inventé l’art de la sculpture glaçurée, ont dû
chercher les meilleures compositions des couvertes vitreuses afin d’obtenir le rendu
parfait du blanc marmoréen et du bleu profond tout en assurant un indispensable
accord entre pâte et glaçure, nécessaire à une excellente résistance dans le temps. Ici,
les glaçures sont très homogènes, elles sont colorées sur toute l’épaisseur. Riches en
plomb (30-40 % PbO) et en silice (20-45 % SiO2), elles sont opacifiées par des
microcristaux de cassitérite (15 à 20 % SnO2), notamment pour le bleu et le blanc. Le
vert des bases, souvent un peu plus hétérogène, est moins stannifère, de même que le
jaune ; l’opacification est obtenue, pour ces couleurs, par la présence de microcristaux
d’antimoniates de plomb, jouant le double rôle de colorant et d’opacifiant. Les agents

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108

colorants sont traditionnels : cuivre et antimoniates de plomb pour le vert clair,


antimoniates de plomb pour le jaune, manganèse pour le violet, cobalt pour le bleu.
Ainsi, les caractéristiques chimiques et microstructurales des glaçures permettent-elles
également d’étayer l’hypothèse d’œuvres des Della Robbia. Mais d’autres critères
matériels livrent une information chronologique plus précise : les fortes teneurs en
étain (> 15 % SnO2) signent plutôt des œuvres précoces de Luca et de la première partie
de l’activité d’Andrea ; ces teneurs ont semble-t-il tendance à diminuer pour les œuvres
plus tardives9. Si l’on se focalise maintenant sur les glaçures bleues, on observe que seul
le fragment à oves (fr. 8) se distingue par la présence d’arsenic (As) lié au cobalt (Co),
alors que, pour les autres, l’arsenic est absent et le cobalt est lié au fer (Fe) et au nickel
(Ni). L’association Co-As est typique d’œuvres postérieures à 1520, tandis que
l’association Co-Ni-Fe est spécifique des œuvres antérieures à cette date 10.
10 À l’issue des analyses des matériaux constitutifs, on peut donc confirmer que ces
fragments appartiennent à une production florentine, mais qu’il y a probablement
plusieurs œuvres dont l’une, à laquelle appartient le fragment à oves, a été créée après
1520.
11 La diffusion de reliefs des Della Robbia vers Marseille et plus largement vers le Sud de la
France est bien connue. En effet, parmi les innovations artistiques à Florence dès le
début du XVe siècle, la sculpture en terre cuite et plus particulièrement en terre cuite
émaillée, « inventée » par Luca della Robbia probablement dans les années 1430 et
poursuivie par sa famille, joue un rôle majeur. L’intérêt porté à ces œuvres se diffuse
rapidement de la Toscane vers l’ensemble de l’Italie d’abord (Venise, Naples…), puis de
l’autre côté des Alpes à partir des dernières décennies du XVe et surtout au début du
XVIe siècle. Les robbiesques s’inscrivent parfaitement dans ce goût pour la sculpture
italienne qui se diffuse en France dès la fin du XVe siècle jusqu’à Fécamp, Dol de
Bretagne, Folleville (Picardie) ou Le Mans. Dans le Sud de la France, les liens avec la
Toscane passèrent certainement par le roi René d’Anjou, comte de Provence. Jacopo
de’Pazzi, l’un de ses conseillers, commanda après 1466 un gigantesque blason en terre
cuite émaillée, aux armes de René d’Anjou, pour sa villa de Monthugi, à Fiesole. Un
blason similaire ornait le palais comtal du roi René à Aix 11, que Pierre-Joseph de
Haitze12 décrit comme « un grand bassin de terre cuite, bordé de plusieurs fruits avec
leurs couleurs naturelles aussi vives que s’ils venaient d’être cueillis ». De plus, deux
médaillons en terre cuite émaillée représentant des figures, aujourd’hui très abîmées,
ornent la maison du chapitre à Aix13. Il faut attendre la deuxième décennie du
XVIe siècle pour trouver une autre commande, à Marseille cette fois, celle d’une
imposante « mise au tombeau » en terre cuite émaillée blanche, probablement une
commande de la famille Séguier pour sa chapelle de la Vieille Major 14.
12 À la suite de nos recherches, il faut donc désormais y ajouter d’autres œuvres ;
cependant, étant donné le caractère extrêmement parcellaire des douze fragments,
aucune scène n’est immédiatement identifiable et nous ne pouvons qu’émettre des
hypothèses en nous fondant sur des indices stylistiques, typologiques, des
caractéristiques matérielles et des informations glanées dans les archives.

Iconographie et provenance
13 L’analyse scientifique isole le fragment à oves (fr. 8, fig. 4) et lui assigne une date un
peu postérieure, après 1520. Plus que d’un élément de retable ou de tondo religieux, son

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motif de coquille bordée d’oves et ses dimensions15 le rapprochent de ceux de tondi


florentins contenant des armoiries, un exemple analogue étant le tondo au blason de la
famille Del Monte appartenant à la collection Contini Bonacossi (Florence, Galerie des
Offices), de datation similaire, présentant au-dessus des oves une couronne extérieure
de fruits, fleurs et feuillages16.

Fig. 4. Fragment de bordure à oves provenant vraisemblablement d’un tondo armorié, musée
d’Histoire de Marseille

© C2RMF/Anne Maigret.

14 Pierre Trabaud (1883) évoque par ouï-dire, et sans la mettre en relation avec un
élément conservé, « une guirlande de fruits et de fleurs de diverses couleurs devant
servir, selon la mode florentine, de cadre arrondi, tondo, arco, à quelque important
sujet ». J.-A. Mortreuil (1859) est plus précis sur ce dernier point : « On voyait autrefois
sur la porte de l’ancienne église de l’Observance les armoiries d’Honoré de Savoie,
comte de Tende, grand sénéchal de 1566 à 1572, entourées d’une guirlande de fruits et
de feuillages en terre cuite peinte au naturel. C’était sans doute une terra invitriata, par
application des procédés italiens, une véritable faïence émaillée. » Ce passage est
confirmé (ou reproduit ?) par Meynier (1866) : « Sur la porte de l’Observance on voyait
les armoiries d’Honoré de Savoie. Elles étaient en terre cuite et sortaient probablement
des ateliers du sieur Philippe Boyer, maître faïencier, voisin du couvent 17. » J.-A.
Mortreuil fait sans doute appel à une mémoire remontant au plus tard à la première
moitié du XVIIIe siècle et à la façade de la première église du XVIe siècle, souvenir qui a
échappé à Joseph Marchand18, peintre local.
15 La période pendant laquelle Honoré de Savoie est gouverneur et grand sénéchal de
Provence semble tardive pour la datation issue de l’analyse scientifique. Les armoiries
auraient pu être celles de son père, Claude de Savoie, gouverneur de Provence de 1525 à
156619. Ce dernier confirmait le 27 octobre 1531 l’autorisation accordée au couvent de

Technè, 42 | 2015
110

prendre gratuitement de l’eau aux fontaines de la ville20. Cette libéralité insigne serait-
elle l’indice d’un lien particulier avec le couvent, signalé par le blason du bienfaiteur
sur la façade ?
16 L’enquête est plus compliquée pour les onze autres fragments. Repartons de la mention
de Joseph Marchand, citée par Pierre Trabaud en 1883, d’un « bas-relief en faïence dans
l’ancienne église de l’Observance ». Trabaud se réfère à des « témoins oculaires » qui lui
« ont affirmé que ces morceaux étaient, il y a cinquante ans encore assez nombreux
pour recomposer d’une manière reconnaissable les tableaux brisés 21 ». Une première
recherche dans les archives centrée sur cette église permet de relever quelques
mentions qui pourraient être en rapport avec nos fragments. Plusieurs églises se sont
succédé sur le site donné en 1452 aux frères mineurs de l’Étroite Observance près de
l’anse de l’Ourse. La première est inaugurée en 1542, quelques décennies après le début
de sa construction22. Les archives y indiquent une chapelle de l’Annonciation, sépulture
des « Florentins23 ». A. Rossini [Antoine Ronzen] donne en 1517 le prix-fait d’un « banc
et espalier » pour une chapelle de l’église de l’Observance contigüe à la sacristie
appartenant à Cosme Botegarii, marchand florentin24. Est-ce la même chapelle et
contenait-elle une Annonciation robbiesque ?
17 L’église du XVIe siècle tombe en ruine. La nouvelle est bénite par Mgr de Belsunce en
1746. L’entrepreneur Raymond y pose en 1763 la vitre de « la chapelle de faillance 25 ».
Cette appellation semble caractériser une chapelle où ont été transférés des Della
Robbia. Les moines peinent à financer la fin des travaux et doivent vendre en 1771 les
restes de l’ancienne église à l’exception de la chaire, des cloches, des armoiries et
épitaphes, du retable et de l’autel de la chapelle de l’Annonciation (contenant
l’Annonciation robbiesque ?). L’église du XVIIIe siècle, vendue aux enchères en 1792, est
revendue en 1817 par la veuve de l’acquéreur : « La venderesse se réserve la faculté de
faire enlever à ses fraix et risques le tableau en fayence incrusté dans la nef à levant de
l’Eglise26. »
18 Quels fragments pourraient provenir d’une Annonciation ? Un seul représente un
personnage féminin (fr. 4). Un autre (fr. 12) pourrait correspondre aux bras croisés
d’un ange. Le fr. 3, représentant un drapé et le montant d’un siège, trouve une
correspondance évidente dans une Annonciation des Della Robbia (fig. 5) conservée dans
l’église de Saint-Martin-au-Laert27, près de Saint-Omer, mais aussi dans l’un des
éléments de la prédelle du retable du Couronnement de la Vierge, Résurrection et saints de
San Bernardino à l’Aquila28, d’un autre élément de la prédelle de la Vierge et l’Enfant
entre les saints Louis, Catherine d’Alexandrie, Marie-Madeleine et Jérôme de la chapelle Rocca,
à Gradara29. Les fr. 4 et 3 seraient donc deux parties d’un même personnage, une Vierge,
les proportions étant cohérentes avec ce sujet. La présence d’une terrasse parme sur le
fr. 3 conduit à s’intéresser au fr. 2, qui comporte une terrasse de même couleur
(quoique la découpe de cette base ne s’insère pas dans le fr. 3). Il représente la partie
inférieure du corps d’un ange (identifiable par les cordelettes à pompon et les rubans
frangés flottant autour de la taille, en parfaite cohérence avec deux anges de la
collection Thyssen-Bornemisza30). Mais il semble cependant difficile de rapprocher de
cet élément le fr. 12 aux bras croisés : la lacune entre le bas du personnage et ce
fragment est trop importante, et la position même du corps de l’ange empêche tout
raccord au torse. On serait donc en présence de deux fragments d’anges, un torse
(fr. 12) et la partie inférieure d’un corps (fr. 2), chacun appartenant à une scène
différente, et l’un seulement (le bas du corps sur terrasse parme) à une Annonciation.

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Fig. 5. Andrea Della Robbia, L’Annonciation, église de Saint-Martin-au-Laert

© Carl Peterolff.

19 Nous n’avons pas envisagé un raccord entre les fragments à terrasse parme et ceux à
base verte (fr. 1, 6, 7), car nous avons constaté que les retables des Della Robbia étaient
le plus souvent conçus avec des bases monochromes, sauf lorsqu’ils sont composés de
plusieurs panneaux séparés par des éléments architecturés.
20 Des trois éléments (fr. 1, 6, 7) sur terrasse verte, aucun ne peut être assimilé à un
personnage d’une Annonciation. Outre le religieux (fr. 7), nous avons à notre disposition
un personnage agenouillé (fr. 1) et un fragment de drapé (fr. 6), deux éléments
beaucoup trop lacunaires pour les identifier précisément.
21 Aurions-nous plus de chance avec les hypothèses de Pierre Trabaud à partir des
éléments 2, 5, 7, 10, 12 ? Il y voyait une Descente de croix ou un Couronnement de la Vierge.
Nous ne savons pas sur quels critères il fondait son assertion : la mémoire locale ou des
pièces plus grandes ? Outre l’impossibilité de faire coexister des bases de couleur
différente – ce qui exclut soit le fr. 2, soit le fr. 7 – les quatre fragments restants ne sont
pas suffisamment parlants. Cependant, les parties de ciel avec des rayons d’or et des
flèches trouvent leur parallèle dans des scènes présentant des personnages divins, le
soleil ou le christogramme31. La direction des rayons vers le haut du ciel et le négatif
d’une ou de deux têtes de chérubin plaideraient en faveur de cette lecture. Dans le cas
d’un Couronnement de la Vierge, la partie du corps de saint Jean-Baptiste (fr. 9) pourrait y
trouver sa place, ainsi que le torse d’ange aux bras croisés (fr. 12).
22 Les hypothèses sont nombreuses et les inconnues plus encore : comment dans ces
conditions, envisager la présentation de ces éléments dans les salles du musée ? Jusqu’à
présent, seul le fr. 7, le plus grand, a été montré au public (fig. 6) 32. D’autres musées
possédant des œuvres des Della Robbia fragmentaires ont été confrontés à de telles

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questions, notamment le musée Sandelin à Saint-Omer. Il expose en effet ce qui reste de


la première œuvre robbiesque (en France) documentée correspondant au Tombeau que
Guillaume Fillastre33, abbé de Saint-Bertin et chef du conseil privé de Philippe Le Bon,
duc de Bourgogne, commanda à Andrea della Robbia. Il n’en subsiste plus aujourd’hui
que quelques reliefs34 d’où se détache une épitaphe fragmentaire avec un
impressionnant squelette drapé (fig. 7). Trois autres fragments sont présentés (une
Annonciation, une Cène , Jérémie), mais ils ont l’avantage, par rapport aux éléments
marseillais, d’être individuellement et directement lisibles par le public. Exposer des
œuvres fragmentaires est encore une gageure pour un musée des beaux-arts 35, mais
paraît plus naturel dans un musée d’histoire et d’archéologie. Le nouveau parcours du
musée d’Histoire de Marseille propose trois solutions différentes pour des fragments de
décor religieux d’une même église, Saint-Martin, détruite au XIXe siècle. Les éléments en
bois polychromé d’un orgue baroque sont visibles dans une alcôve ; des têtes de
chérubins en marbre sont posées sur des platines fixées au mur ; enfin les vestiges
lapidaires sont disposés sur des racks. En s’inspirant de ces trois modalités, le plus
grand nombre des fragments de céramique seraient alors visibles. On pourrait imaginer
deux socles différents et non jointifs afin d’y faire reposer les fragments sur terrasse,
l’un pour les terrasses vertes et l’autre pour les bases parme. Les éléments
quadrangulaires bleus (fr. 5 et 10), ainsi que le bord (fr. 11) pourraient être disposés en
arrière-plan sur le mur, laissant apparaître une lacune arbitraire entre eux. Les trois
vestiges de corps (fr. 4, 9, 12) pourraient être présentés sur un plan incliné dans une
vitrine. Ainsi seraient rendues perceptibles tant la difficulté de reconstituer une scène
que les différentes hypothèses.

Fig. 6. Le « religieux » fragment 7, exposé au musée Borély au début du XXe siècle

© Musée d’Histoire de Marseille/S. Aillaud.

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Fig. 7. Andrea Della Robbia, La Mort et l’épitaphe, vers 1469-1470, terre cuite émaillée (inv. 2795 ter),
Saint-Omer, musée de l’hôtel Sandelin

© Philippe Beurtheret.

23 Le choix d’exposer l’ensemble des fragments est sous-tendu par l’espoir de voir
réapparaître d’autres éléments permettant petit à petit de reconstituer les scènes :
entre la vente de l’église en 1817 et la présentation de ces éléments au XXIe siècle, la
dispersion du ou des retables et la résurgence de certains éléments entre 1864 et 1882
laissent augurer un phénomène comparable. Nous en voulons pour preuve un cas
analogue : la Marie-Madeleine (Berne, musée d’Histoire) était présentée incomplète
depuis 1925 lorsque des vestiges de terre cuite furent donnés par le pasteur au musée.
De nouvelles fouilles en 1976 ont livré quelques fragments supplémentaires qui ont
permis d’enrichir la représentation de la sainte, sans lui rendre tout son volume,
comme le montre la photo dans le catalogue de l’exposition « Iconoclasme » à Berne 36.

Conclusion
24 L’étude historique et scientifique conforte le statut de ces fragments robbiesques : la
« faïence » de Marseille est issue des recherches menées par les maîtres florentins. Elle
apporte aussi des éclairages sur l’histoire urbaine, en redonnant vie à l’église de
l’Observance et à son décor. Les éléments de sculpture en céramique qui ont subsisté
malgré les déplacements et les destructions constituent un jalon important dans
l’histoire de la production glaçurée importée à Marseille. Outre la Mise au tombeau de la
Vieille Major, conservée sur place et le Christ en croix vêtu d’une robe disparu avec une
partie de l’église des Accoules, on doit tenir compte des fragments du musée d’Histoire
de Marseille qui proviennent vraisemblablement du couvent de l’Observance.

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25 Les pistes ouvertes devront être encore explorées pour une meilleure appréciation de la
diffusion d’une technique novatrice et du rôle de passeurs des marchands italiens.
Nous tenons à remercier chaleureusement pour leur aide et leurs conseils Régis Bertrand,
Brigitte Bourgeois, Jean-René Gaborit, Marie Lionnet, Marie-Lys Marguerite, Anne Philippon,
Georges Reynaud, Francine Valette, ainsi que toute l’équipe AGLAE.

BIBLIOGRAPHIE
Albanès abbé, 1884, « Nouveaux documents sur le peintre Antoine Ronzen dit le Vénitien »,
Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques.

Beillard B., Bouquillon A., Mottin B., 2001, « La déploration sur le Christ mort d’Andrea Della
Robbia », Technè, n° 13-14, p. 150-156.

Belsunce Henri-François-Xavier de, Antiquité de l’Église de Marseille, vol. 3, livre XIV, Marseille
1753-1751.

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énigmatiques : terres et ateliers dans la France de la Renaissance », Technè, n° 36, Paris, p. 63-71.

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Gentilini, G., 1992, I Della Robbia. La scultura invetriata nel Rinascimento, 2 vol., Milan.

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Morel-Deledalle M., 2004, « Hippolyte Augier, un maquettiste au service de l’archéologie »,


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Mortreuil J.-A., 1859, « Mémoire sur les faïences, verres, émaux, porcelaines (Anciennes industries
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Trabaud P. alias Citharis M. T. de (2), 1883, « Les Della Robbia de Marseille », dans La Provence
artistique et pittoresque, n° 107, p. 187 et suiv. ; n° 109, p. 202 et suiv. ; n° 110, p. 211 et suiv.

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Bouquillon A., Bormand M., Zucchiatti A. (eds), Della Robbia, Dix ans d’études. Diecianni di Studi,
Sagep, Gênes, p. 27-37.

NOTES
1. Voir B. Beillard, A. Bouquillon, B. Mottin, 2001, p. 150-156.
2. Inventoriées à l’occasion de leur restauration (2014.0.1 à 2014.0.12 et désignées ici par fr. 1 à fr.
12).
3. Historien, archéologue, 2 e directeur du musée d’Archéologie méditerranéenne de Marseille
(1895-1928).
4. Hippolyte Augier (1830-1889) est surtout connu pour avoir réalisé 79 maquettes de sites
archéologiques et monuments du Midi de la France dont 25 concernent Marseille. Morel-
Deledalle M., 2004, p. 36-42. Il inscrivait ses dons et achats dans des carnets. La bibliothèque du
MHM en possède un mais aucune mention n’est faite des éléments qui nous intéressent ici.
5. P. Trabaud, 1883, 1 et 2 (publications identiques) ; le 7 décembre 1882, il donne lecture de son
article à l’Académie de Marseille.
6. Il reproduit p. 17 le dessin par Michel de Léon en 1778 n° 61 (Voyage pittoresque …). Cet auteur
en a indiqué l’emplacement « au fond de la nef sous les orgues » sur l’autel de la famille de Vento
(Taphologe …). Le mariage de Louis de Vento avec Elisabeth Meillori, d’une famille illustre de
Lucques, dont le fils naquit en 1519 expliquerait cette représentation du Volto Santo lucquois.
7. Remarquons que ces deux morceaux ne sont pas cités dans l’inventaire de 1895.
8. L’abbé Dassy lui a-t-il confié l’un des débris du Christ en faïence des Accoules qu’il avait
récupérés lors des démolitions engendrées par la construction du Calvaire à l’emplacement des
restes de l’église, de même qu’il en a communiqués à Mortreuil pour les
analyser visuellement (Mortreuil, 1859) ?

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9. Zucchiatti et Bouquillon, 2011.


10. Zucchiatti et Bouquillon, 2011.
11. Détruit en 1776-1786.
12. P.-J. de Haitze, 1679, in J.-J. Gloton 1979, p. 3.1.
13. J.-J. Gloton, R. Guild, 1989, p. 325-331.
14. B. Beillard, A. Bouquillon, B. Mottin, 2001, p. 150-156 ; J.-R. Gaborit, 2002, p. 122-123.
15. Le diamètre d’un tel tondo est de 0,50 à 0,55 m pour la bordure d’oves, soit, avec la guirlande
extérieure un peu moins de 1 mètre.
16. G. Gentilini, 1992, vol. II, ill. p. 307.
17. J.-A. Mortreuil, 1859, p. 272 ; Meynier, 1866, p. 543.
18. Portefeuille du peintre Joseph-Martin Marchand, 1794-1805, Archives des Bouches-du-Rhône
(AD 13), 50 Fi, image 127 sur archives13.fr : « Il y avait dans l’ancienne église de l’Observance un
bas-relief en fayence, un autre qui est dans l’église de la Major, et un Christ couvert d’une
tunique encore en fayence dans l’église des Accoules. Ces ouvrages paraissaient être faits par les
Della Robbia : Florentins qui étaient venus en France sous François Ier. (…) Il est vraisemblable
que cette famille d’artistes vint débarquer à Marseille. » Trabaud a consulté le document alors
qu’il appartenait à l’abbé Louche.
19. Nous excluons le père de Claude, René de Savoie, nommé gouverneur et grand sénéchal de
Provence par son neveu François Ier, dit « le bâtard de Savoie », dont les armoiries sont
reconnaissables à la barre indiquant cet état.
20. AD 13, fonds de l’Observance 37 H 7.
21. P. Trabaud 1, p. 16, ajoute : « dans les caves d’une chapelle Saint-Sauveur place de Lenche …
des fragments de terre cuite et des têtes de saints dont les petits mauvais sujets jouaient comme
des boules. »
22. Les Pénitents noirs de saint Jean-Baptiste y établissent leur chapelle en 1521. L’église, d’abord
sous le vocable de saint François, passe sous celui de saint Louis par lettre de Clément VII en 1531,
la consécration à saint Louis intervient 11 ans plus tard. Belsunce, 1751, p. 164-165.
23. AD 13, fonds de l’Observance 37 H 3 p. 11.
24. Albanès, 1884, p. 283 et 292-293.
25. Compte des journées et fourniture faittes au couvent de l’Observance, le 17 septembre 1763 : « garnir
la vitre de la chapelle de faillance », acquitté par Jean Étienne Raymond le 4 septembre 1764. AD
13, fonds de l’Observance 37 H 12.
26. Reynaud G., 1994, p. 105-109. L’acte de vente ARNAUD/ROUMIEU de 1817 est passé chez Me
Borély, AD 13, 357 E 261, acte n° 540. Nous remercions G. Reynaud de cette précision.
27. Élément du tombeau de Guillaume Fillastre.
28. Gentilini, 1992, vol. I, ill. p. 259.
29. Id., vol.I, ill. , p. 210.
30. Radcliffe, Baker, Maek-Gérard, 1992, n° 12, p. 100-105, ill. p. 102-103.
31. Soleil sur la Crucifixion de La Verna, christogramme au-dessus du couronnement de la Vierge,
couvent Saint Bernardin, Sienne.
32. A. Guérinet (éd.), 1908, pl. 99.
33. En dernier lieu, J.-R. Gaborit 2003, p. 50-63.
34. Bormand, Lancestremère, 2004, p. 120.
35. Faut-il restaurer les ruines ?, 1991 ; M. Polonowski, 2000.
36. Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale, 2001, ill. 158, p. 324, inv. 16743, vers 1450, 91 x 31
cm.

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RÉSUMÉS
La rénovation du musée d’Histoire de Marseille a permis l’étude historique et scientifique de
fragments de céramique glaçurée et confirmé leur attribution ancienne aux Della Robbia. Elle a
ouvert la piste de leur provenance, vraisemblablement une chapelle florentine dans l’église de
l’Observance. L’iconographie est plus délicate à définir et leur présentation future s’en ressent.

The renovation of the History Museum in Marseille made it possible to carry out a historical and
scientific study of fragments of glazed ceramics and confirm their earlier attribution to the Della
Robbias. Their provenance was traced in all likelihood to a Florentine chapel in the church of the
Observance. Defining the iconography is a more delicate matter, and it shows in the future
display of the fragments.

INDEX
Keywords : terracotta, Della Robbia, glaze, Observance, Marseille, Renaissance, fragments,
faience, iconography
Mots-clés : terre cuite, Della Robbia, glaçure, Observance, Marseille, Renaissance, fragments,
faïence, iconographie

AUTEURS
AXELLE DAVADIE
Conservateur, C2RMF (axelle.davadie[at]culture.gouv.fr).

MARC BORMAND
Conservateur en chef, musée du Louvre, département des Sculptures
(Marc.Bormand[at]louvre.fr).

ANNE BOUQUILLON
Ingénieur de recherche, C2RMF (anne.bouquillon[at]culture.gouv.fr).

CHRISTEL DOUBLET
Ingénieur d’étude, C2RMF (christel.doublet[at]culture.gouv.fr).

ÉLISABETH MOGNETTI
Conservateur général honoraire (elisabeth.mognetti[at]bbox.fr).

SOLANGE RIZOULIÈRES
Conservateur, musée d’Histoire de Marseille (srizoulieres[at]mairie-marseille.fr).

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Le Portrait d’Antoine de La Roque par


Antoine Watteau (Tokyo, Fuji Art
Museum) est-il un tableau à deux
mains ?
Was another painter involved in the Portrait of Antoine de La Roque by
Antoine Watteau (Fuji Art Museum, Tokyo)?

Bruno Mottin, Florence Raymond et Thomas Calligaro

1 Le Portrait d’Antoine de La Roque1 (fig. 1) est une œuvre emblématique d’Antoine Watteau
(1684-1721). Peint vers 1715, c’est l’un des rares portraits réalisés par ce maître. Il
représente l’un des proches du peintre, Antoine de La Roque (1672-1744), personnage
important du milieu culturel de la Régence qui est figuré dans une attitude pensive et
une tenue négligée au milieu de personnages mythologiques. Conservé par les héritiers
du modèle, ce tableau n’a longtemps été connu des spécialistes que grâce à la gravure
de François-Bernard Lépicié (1698-1755), publiée vers 1734 pour le Recueil Jullienne.
Vendu par les héritiers de La Roque au début du XXe siècle, il a été acquis en 1988 par le
Tokyo Fuji Art Museum2. Sa redécouverte a toutefois jeté le trouble parmi les
spécialistes du peintre. Alors qu’il ne connaissait l’œuvre que par une photographie,
Pierre Rosenberg a noté dès 1984 que les faunes et nymphes de l’arrière-plan étaient
davantage dans le style de Lancret que de Watteau, ce qui l’amena à suggérer que
l’œuvre pouvait être un tableau à deux mains3. Le doute n’a pas été éclairci depuis : en
2013, l’un des auteurs de ces lignes a préféré présenter l’œuvre sous une double
attribution, à Antoine Watteau et Nicolas Lancret, lors de l’exposition Antoine Watteau
(1684-1721), La Leçon de musique4 organisée au Palais des Arts de Bruxelles.

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Fig. 1. Antoine Watteau et Nicolas Lancret ? Portrait d’Antoine de La Roque, Tokyo, Fuji Art Museum

© C2RMF/Laurence Clivet.

2 On sait gré aux responsables du Tokyo Fuji Art Museum et du Palais des Beaux-Arts de
Bruxelles (BOZAR) d’avoir accepté de soumettre cette œuvre à l’étude scientifique du
Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF), à la suite de
l’exposition bruxelloise, pour tenter de clarifier ce problème d’attribution. Nous avons
disposé du tableau pendant environ un mois, pour l’examiner sous loupe binoculaire,
réaliser un dossier d’imagerie scientifique (photographies sous différentes lumières,
réflectographie infrarouge, radiographie) et procéder à une série d’analyses non
invasives, c’est-à-dire sans prélèvement ni risque pour l’œuvre, afin d’en mieux
connaître les constituants. Nous avons également pu nous appuyer sur les abondantes
données réunies par le C2RMF sur la technique de Watteau et de ses émules, dont les
principaux résultats ont été présentés en 2009-2010 dans un numéro spécial de la revue
Technè5. Cet article est donc le fruit du travail d’une équipe, aidée par de nombreux
connaisseurs de la peinture française du XVIIIe siècle avec lesquels nous avons pu
échanger6.

Un tableau en forme de Conversation Piece


3 Le tableau est peint sur une toile de dimensions moyennes, de 36 cm de haut par 55 cm
de long. Antoine de La Roque est assis au premier plan, la main près de la canne qui lui
sert à marcher, son chien à ses côtés. L’homme est singulier ; fils d’une famille de
commerçants marseillais spécialisés dans le négoce avec l’Orient, il a préféré la carrière
des armes au commerce en s’engageant dans la Garde Royale. En 1709, un boulet de
canon lui a fracassé la jambe gauche à la bataille de Malplaquet, ce qui l’a forcé à
s’arrêter. Le tableau le représenterait environ six ans après l’accident, vers 1715 7. Il est

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vêtu d’un costume civil, à moitié boutonné, sur lequel il a enfilé un manteau dont les
épaules sont tachées par la perruque poudrée. En souvenir de ses faits d’armes, il
arbore la médaille au ruban rouge de l’ordre de Saint-Louis et désigne de la main
gauche sa jambe mutilée. Depuis son accident, il s’est tourné vers d’autres activités : sa
cuirasse, posée à gauche, est couverte par une partition et par des instruments de
musique qui font allusion aux livrets d’opéras qu’il a écrits en 1713, pour une Médée et
Jason, et en 1715, pour une Théonoé, composées par Joseph-François Salomon. Le lieu où
se tient La Roque est difficile à caractériser : l’arrière-plan est fermé par une falaise
rocheuse percée d’une ouverture découvrant un vaste paysage verdoyant. La Roque ne
peut être assis à l’intérieur d’une grotte, car un arbre et des buissons s’y développent.
Cette paroi constitue peut-être une sorte de frontière entre deux mondes, à la lisière
desquels s’ébat un groupe de faunes et de nymphes à demi-nus. L’un des personnages,
dissimulé derrière un arbre, vient de remarquer La Roque et cherche à imposer le
silence au reste du groupe. L’œuvre est doucement poétique et le visage de La Roque
exprime une mélancolie qui est typique de Watteau. Elle unit de façon étrange l’art du
XVIIe siècle, où l’aristocratie s’est volontiers fait dépeindre sous les traits de
personnages mythologiques, et celui du XVIIIe siècle, où les personnages sont mis en
scène dans un cadre naturel, vêtus familièrement, à la manière des Conversation Pieces
de la peinture anglaise.
4 L’œuvre ne fait aucune allusion à la principale fonction occupée par La Roque à ce
moment. Depuis 1677, il est pourtant membre-fondateur de la revue Le Nouveau
Mercure, qui a succédé au Mercure Galant8. Il écrit fréquemment dans cette revue qui
donne le ton de l’activité culturelle parisienne et dont il devient le directeur en 1724,
année où elle prend le titre de Mercure de France. La Roque est également secrétaire du
Conseil du dedans sous la Régence et demeure alors chez l’abbé Fraguier, qui est
l’auteur d’un texte rendant hommage à Watteau après sa mort9.
5 Antoine de La Roque est un proche de Watteau, sans être son ami. Les deux hommes ont
pu se rencontrer dès 1709 à Valenciennes, quand La Roque se rétablissait de sa blessure
alors que l’artiste séjournait dans sa famille10. Il semble toutefois plus vraisemblable
que leur rencontre se soit produite à Paris, dans le monde du théâtre pour lequel La
Roque écrivait et Watteau peignait. Un Portrait présumé de La Roque dessiné par Watteau,
conservé au Fitzwilliam Museum de Cambridge11, pourrait témoigner de cette
rencontre, bien que la ressemblance de l’homme à béquilles représenté sur le dessin
avec le portrait de Tokyo ne soit pas évidente. La Roque est l’auteur de la première
notice nécrologique détaillée consacrée à Watteau, publiée dans le numéro d’août 1721
du Mercure12, et annonce régulièrement dans sa revue les progrès du Recueil Jullienne,
monumental recueil de gravures réalisées d’après les peintures et dessins de Watteau,
orchestré par Jean de Jullienne (1686-1766) entre 1723 et 1735 13. Trois peintures et
trente-neuf dessins de Watteau figurent dans le catalogue de sa vente après décès, alors
que le présent tableau en est absent14.

La gravure du Recueil Jullienne


6 La gravure du Portrait d’Antoine de La Roque figure dans le quatrième volume du Recueil
Jullienne, deuxième tome de l’Œuvre gravé15 consacré à la reproduction des peintures
(fig. 2). Cette estampe tient une place toute particulière dans la carrière du graveur,
François-Bernard Lépicié, car elle lui servit de morceau de réception à l’Académie 16.

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Œuvre appliquée, destinée à convaincre ses pairs, elle est fidèle à l’œuvre étudiée ici :
inversée par rapport au tableau, elle en reprend le cadrage et n’en diffère que dans de
légers détails tels que l’orientation de la cuirasse ou l’épaisseur du haut de l’arbre. La
lettre porte les noms du peintre et du graveur, « Watteau pinx./Lepicié Sculp.», et fait
en quelques lignes l’éloge du modèle : « ANTOINE DE LA ROQUE / Ecuyer, Chevalier de
l’ordre Royal et Militaire de St Louis, gratifié par sa Majesté du Brevêt et Privilège du
Mercure de France. / Victime du Dieu Mars; les Filles de Mémoire, Occupent à présent
son cœur et son Esprit. / Il a combattu pour la Gloire,/ Et c’est pour elle qu’il écrit. / A
Paris/avec privilège du Roy. » Le tableau est donc un hommage au héros de Malplaquet
qui a désormais tourné son esprit vers les filles de Mémoire, c’est-à-dire les Muses. Ces
dernières sont évoquées au moyen des livres et des instruments de musique posés près
de La Roque, et non par les personnages de l’arrière-plan qui n’en ont aucun attribut.

Fig. 2. François-Bernard Lépicié, Portrait d’Antoine de La Roque, gravure, d’après Antoine Watteau,
vers 1734 ; Paris, musée du Louvre, cabinet des dessins, fonds Edmond de Rothschild

© C2RMF/Jean Marsac.

7 Si la gravure du Recueil Jullienne donne clairement l’œuvre à Watteau, quels sont les
arguments permettant d’y déceler une intervention du peintre Nicolas Lancret
(1690-174317) ? Ce peintre, de six ans plus jeune que Watteau, est tombé sous le charme
des tableaux de son aîné. Ayant commencé sa formation de peintre chez Pierre Dulin
(1669-1748), il a choisi de quitter cet atelier pour rejoindre celui de Claude Gillot
(1673-1722), le maître de Watteau, puis de solliciter son agrément à l’Académie Royale
de Peinture et de Sculpture comme « peintre de fêtes galantes18 ». Nicolas Lancret
connaît donc Watteau et son œuvre, mais aucun indice ne permet de penser qu’ils ont
travaillé ensemble19. Pourtant, deux dessins de Lancret sont indiscutablement en lien
avec le présent tableau20. Une Esquisse pour une Femme nue, vue de dos, aux trois crayons,

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conservée au musée du Louvre21, a longtemps été rangée parmi les feuilles de Watteau
avant que la critique récente ne la considère comme une œuvre caractéristique de
Lancret22. Il s’agit à l’évidence d’une étude préparatoire pour la nymphe de dos peinte à
droite de la composition, étude qui sera réemployée par Lancret pour d’autres œuvres
telles que la Diane et Callisto autrefois dans les collections des châteaux de Prusse, ou
pour Les Baigneuses de l’ancienne collection Bruhl 23. Un second dessin, en mains privées
(fig. 3), détaille l’habillement de La Roque et en étudie séparément les deux mains ;
caractéristique du style de Lancret, ce dessin est si proche du Portrait de La Roque que
l’on a supposé qu’il s’agissait d’une copie dessinée par Lancret d’après le tableau 24.

Fig. 3. Nicolas Lancret, Étude d’homme assis, la jambe gauche étendue ; collection privée

© D.R.

8 On connaît un exemple de gravure du Recueil Jullienne donnant à Watteau un tableau qui


n’est pas entièrement de sa main. Le fameux Double portrait de Watteau et Jullienne, gravé
par Tardieu en 1731 et connu sous le titre de Assis, au près de toy, sous ces charmans
ombrages, est le fruit du collage d’un portrait de Watteau par lui-même, autrefois
possédé par Jullienne, d’un portrait de Jullienne par François de Troy et d’une série
d’études de mains dessinées par Watteau, le tout réuni artificiellement dans une
composition inspirée d’une gravure de Picart, datée de 1709 25. Antoine de la Roque
aurait-il poussé Jullienne à attribuer à Watteau son portrait peint par Lancret ? Ou bien
Jullienne aurait-il encouragé son graveur François-Bernard Lépicié à ne pas faire
apparaître l’apport de Lancret dans son estampe ? La petite troupe se connaissait bien :
le directeur du Mercure a fait graver par Lépicié deux de ses plus beaux Chardin que
Gersaint acheta à sa vente après décès26.

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Deux changements de format


9 L’étude du dossier d’imagerie scientifique ne clarifie pas immédiatement la question
des attributions, bien au contraire. La radiographie (fig. 4) montre en effet que le
format actuel de l’œuvre est le fruit de deux transformations successives : elle a d’abord
été peinte sur une toile rectangulaire, de petit format, puis a été découpée
partiellement et complétée par des bandes d’agrandissement pour être mise à l’ovale,
avant d’être agrandie une seconde fois pour atteindre son format actuel.

Fig. 4. Portrait d’Antoine de La Roque, radiographie

© C2RMF/Elsa Lambert.

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Fig. 5. Portrait d’Antoine de La Roque : restitution du tableau à son format initial (d’après le cliché de
Laurence Clivet)

© C2RMF.

10 La première composition mesure 36 cm de haut par 42 cm de long. Elle est peinte sur
une toile d’armure simple, à fils irréguliers, comptant environ 13 par 10 fils au cm².
Aucune guirlande de tension n’est visible sur les bords, ce qui est inattendu : l’examen
systématique des radiographies de tableaux de Watteau montre en effet que cet artiste
peint le plus souvent sur des toiles tendues sur leur châssis définitif, comme le montre
la présence de guirlandes de tension sur tous les bords 27. L’absence de guirlandes sur le
Portrait de La Roque peut être expliquée de deux façons : la première hypothèse est que
la composition peinte par l’artiste était plus grande et ressemblait donc davantage à la
gravure avant d’avoir été réduite de format ; la seconde hypothèse est que l’artiste a
commencé l’exécution de l’œuvre alors que la toile était tendue sur un bâti provisoire
et qu’il ne l’a mise sur son châssis définitif qu’en fin d’exécution, en découpant les
bords. La première hypothèse est la plus séduisante, mais malheureusement la moins
crédible. En effet, les bords latéraux et le bord supérieur de la toile sont parfaitement
rectilignes ; ils ne présentent aucune irrégularité qui pourrait signaler qu’ils ont été
découpés tardivement dans une toile plus grande, ni aucun signe d’accident qui aurait
pu justifier ce découpage. D’autre part, cela impliquerait que le format de l’œuvre a été
changé à trois reprises, et non deux, et que le format de l’œuvre a été réduit pour être
agrandi presque aussitôt après afin d’être mis à l’ovale ! La seconde hypothèse est la
plus vraisemblable, car elle est conforme au processus de réalisation d’un portrait. En
effet, un artiste commence généralement un portrait en faisant poser son modèle, dont
il peint fidèlement les traits. Il peut avoir esquissé à grands traits le reste de la
composition, mais guère au-delà, et se réserve souvent la possibilité de modifier la
scène en travaillant sur une toile plus grande que nécessaire. Le portrait gagne

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d’ailleurs en présence si l’on réduit la scène (fig. 5), car l’action se concentre sur les
personnages en diminuant l’importance de la falaise et du sol. Dans ce format réduit, La
Roque occupe mieux le premier plan, entre le chien qui sert de repoussoir et les
personnages de l’arrière-plan auxquels il est astucieusement relié par sa main gauche,
qui est dirigée vers eux autant que vers sa jambe.
11 Pour transformer la première composition en un tableau ovale, les angles supérieurs de
la toile originale ont été coupés, le bord inférieur de la toile a été arrondi et trois pièces
de toile ont été ajoutées (fig. 4). La finesse des mastics placés à la jonction des toiles
laisse soupçonner que l’assemblage a été réalisé au moyen de coutures, qui ont été
arasées lors de l’agrandissement suivant. Le format obtenu est un ovale allongé, de
39,5 cm de haut par 54 cm de large. La toile des agrandissements est plus serrée que
celle de la partie centrale (12 à 13 fils par 12 fils au cm²), tandis que la couche de
préparation présente une radio-opacité différente. Une forme claire, visible sur
l’agrandissement supérieur, indique que la toile est un remploi provenant d’une autre
composition. La mise à l’ovale confère un ton moins grave et plus gracieux à l’œuvre,
assouplissant les rythmes. L’ajout de la cuirasse lui donne une connotation militaire
supplémentaire tandis que l’ouverture de la scène sur la droite met davantage en
valeur le groupe des faunes et des nymphes.
12 Le dernier changement de format, au grand rectangle, a été fait en conservant
l’existant, par rentoilage. Les parties arrondies ont été complétées par quatre morceaux
de toile assujettis au reste de l’œuvre grâce à la toile collée au revers. Les toiles de
complément proviennent, là encore, d’une toile de récupération car on observe un
fragment de portrait d’homme dans l’angle inférieur droit. La préparation est plus
radio-opaque que les autres. Avec cet agrandissement, l’œuvre est devenue identique
en tous points à la gravure, ce qui n’était pas le cas auparavant.

La préparation et le dessin sous-jacent


13 Aucun prélèvement de matière n’a été réalisé, mais une analyse par spectrométrie de
fluorescence X a permis d’observer que la préparation de la partie centrale est à base de
blanc de plomb et d’ocres, dont la couleur rose clair s’observe dans les parties un peu
usées de la chevelure de La Roque ou autour de l’œil de la nymphe vue de face. Cette
préparation rose recouvre très probablement une première préparation de couleur
rouge. Celle-ci n’a pas été observée directement mais est traditionnelle aux peintures
françaises du début du XVIIIe siècle ; elle est fréquente sur les œuvres de Watteau et de
son entourage28 tandis qu’aucune n’a été repérée à ce jour chez Lancret. On se gardera
toutefois de tirer des observations hâtives sur ce point, en l’absence de tout
prélèvement.
14 Le premier agrandissement, à l’ovale, est peint sur une sous-couche brune de tonalité
plus froide que la partie centrale. Probablement étendue au-dessus d’une composition
sous-jacente, cette sous-couche contient moins de blanc de plomb, plus de fer et de
cuivre qu’en partie centrale ; elle est donc différente de cette dernière, mais ne peut
être datée précisément car sa coloration et ses matériaux se rencontrent continûment
du XVIIe siècle au XIXe siècle.
15 L’agrandissement au rectangle est couvert d’une sous-couche gris-beige qui cache la
composition peinte au-dessous. Elle contient une importante quantité de blanc de

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plomb, ce qui correspond à une formulation que l’on trouve à partir de la fin du
XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle.

16 Le dessin de mise en place de la composition, appelé dessin sous-jacent, n’est


observable que partiellement en réflectographie infrarouge (fig. 6). Quelques traits de
mise en place, posés au pinceau, précisent le pourtour de la jambe gauche et de la robe,
tandis que d’autres traits structurent le bas du manteau. Ces tracés ne doivent pas être
confondus avec les lignes que l’on observe autour d’une main de l’une des nymphes ou
au pourtour de l’épaule du faune debout, qui ont vraisemblablement été tracées par un
restaurateur afin de redéfinir les formes dans des parties abrasées. Le document
apporte aussi une information essentielle sur la mise en œuvre de la peinture car il
montre que le corps de La Roque a été entièrement peint avant d’être recouvert en
partie par le chien et par la canne du modèle. Cette observation suffit à démontrer que
l’œuvre est bien un original et non une copie réalisée d’après une œuvre disparue, car
le copiste aurait laissé les emplacements du chien et de la canne en réserve. La
photographie infrarouge en fausses-couleurs confirme que la doublure sombre du
manteau de La Roque a été entièrement peinte avant d’être cachée par le chien (fig. 7).

Fig. 6. Portrait d’Antoine de La Roque : réflectographie infrarouge

© C2RMF/Jean-Louis Bellec.

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Fig. 7. Portrait d’Antoine de La Roque : photographie infrarouge en fausses-couleurs

© C2RMF/Laurence Clivet.

17 Le manteau que l’on observe sur la réflectographie infrarouge est très comparable au
manteau dessiné par Lancret sur le dessin conservé en collection privée (fig. 3). Ce
dessin ne comporte ni la canne, ni le chien. Il met en place les détails du costume à
l’identique de la peinture, notamment dans le négligé du boutonnage et dans la
position des mains. Une ligne en accolade tracée au fusain au-dessus du poignet gauche
indique même l’emplacement de la dragonne qui relie la canne à la main. On remarque
que ce dessin ne s’attarde pas à la représentation des traits du modèle, qui semble plus
jeune qu’Antoine de La Roque. Il s’agit probablement une étude de costume et de mains,
qui a été posée par un assistant afin de compléter le visage pour lequel La Roque avait
lui-même posé. Si l’on admet que Lancret est bien l’auteur du dessin, il faut en déduire
que cette œuvre n’est pas une copie d’après la peinture, mais peut-être une copie
d’après un dessin perdu d’Antoine Watteau, hypothèse improbable, ou encore un dessin
original de Lancret qui devient alors l’auteur présumé de cette partie du tableau.
Rappelons que Lancret est vraisemblablement l’auteur du groupe de faunes et de
nymphes peint à l’arrière-plan, dont on conserve un dessin préparatoire de sa main.
L’exécution peinte du costume de La Roque est au demeurant assez faible, les mains
sont molles, peu structurées, bien éloignées des mains allongées et osseuses que
Watteau construit par juxtaposition de hachures ; le vêtement n’a pas le chatoiement
des tissus du maître, tandis que le chien est bien éloigné des animaux pleins de vie que
Watteau affectionne : tout indique que le corps de La Roque n’est pas de Watteau mais
de Lancret.
18 Lancret semble donc l’auteur d’une grande partie de la composition centrale. En
revanche, il n’est pas l’auteur des agrandissements. La réflectographie infrarouge
montre en effet que la partie haute de l’arbre a été peinte avec une matière plus fine

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que la composition centrale et que le tronc n’est pas correctement raccordé à la partie
basse. Le bras du faune de droite est trop épais par rapport au raccourci de l’avant-bras,
le complément de lyre est plus opaque que le reste de l’instrument, tandis que les pages
de la partition ne respectent pas la disposition du texte imprimé. L’agrandissement de
mise à l’ovale n’est donc pas en continuité avec la scène et ne peut, de ce fait, être
attribué à Lancret. L’agrandissement final, de mise au rectangle, est encore plus
décevant : il s’agit d’une peinture d’accompagnement, peu élaborée picturalement.

Un visage peint par Watteau ?


19 Le corps de La Roque présente donc des faiblesses d’exécution qui contrastent avec la
qualité du traitement du visage. Malgré sa taille de miniature, l’artiste a construit
savamment le rendu des traits à partir d’une sous-couche grise, que l’on observe sur les
joues et autour de l’œil droit, sur laquelle il a déposé une succession de petites touches
roses, rougeâtres, brunes, jaune vif ou beige clair qui structurent et donnent vie aux
chairs (fig. 8). Le visage de La Roque s’attache maladroitement au cou, qui est peint avec
une matière épaisse et fripée : le modèle n’a donc posé que pour la tête. Les faunes et
les nymphes ne sont pas exécutés avec la même subtilité. Watteau pourrait donc
n’avoir peint que la tête.

Fig. 8. Portrait d’Antoine de La Roque, détail du visage, lumière directe

© C2RMF/Bruno Mottin.

20 Pour tenter de préciser cette question, nous avons demandé à Thomas Calligaro,
chercheur au C2RMF, de réaliser une cartographie d’une partie du tableau par
spectrométrie de fluorescence X, méthode récemment implémentée au C2RMF 29.
L’appareil de mesure a été monté sur un bras mobile et programmé pour réaliser des

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pointés réguliers sur la surface, millimètre par millimètre, dans une zone de 30 cm de
large par 9 cm de haut. La zone sélectionnée a compris le visage de La Roque, son cou,
les bandes d’agrandissement de gauche, le faune debout et une partie du ciel. Nous
avons ainsi obtenu une série d’images signalant la présence d’environ 13 éléments
chimiques et permettant d’identifier, par déduction, la présence de nombreux
pigments30. L’interprétation des résultats est toutefois délicate, des éléments comme le
plomb répondant fortement et pouvant cacher d’autres éléments. En effet, la réponse
obtenue varie en fonction de l’énergie des rayons X émis et de sa profondeur au sein de
la stratigraphie de la couche peinte.
21 Les images montrent que l’œuvre a été assez endommagée par un ancien rentoilage et
que des couleurs comme le brun, ou même le ciel, ont dû être harmonisées par des
repeints. L’abondance de zinc dans le ciel et sa présence dans les ombres brunes
signalent des retouches dans ces zones (fig. 9a). Les parties non retouchées du ciel sont
vraisemblablement à base de bleu de Prusse, pigment qui n’est pas détectable par
fluorescence X mais qui conserve une couleur bleue sous infrarouge fausses-couleurs
(fig. 7). Ce pigment se rencontre fréquemment dans les dernières œuvres de Watteau
ainsi que chez ses émules. Dans les nuages, la couleur rose sous infrarouge fausses-
couleurs signale quelques retouches à base de zinc, mais peut-être aussi l’emploi
d’indigo, pigment que Watteau utilise souvent en sous-couche (le Pèlerinage, le Pierrot),
alors qu’il n’a pas encore été repéré chez ses suiveurs.

Fig. 9. Portrait d’Antoine de La Roque, images du zinc (a), des raies M du plomb (b), du vermillon (c),
de l’antimoine (d) et du fer (e) par spectrométrie de fluorescence X

Les contours de la composition ont été indiqués en jaune.


© C2RMF/Thomas Calligaro.

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22 La présence de fer et de potassium dans les verts indique la présence de terre verte,
pigment que Watteau et Lancret emploient tous deux. Un peu de manganèse signale
l’utilisation de terre d’ombre. Le visage de La Roque est peint avec un mélange de blanc
de plomb (fig. 9b) additionné de vermillon (fig. 9c), d’un peu d’antimoine qui signale la
présence de jaune de Naples (fig. 9d), et peut-être d’un peu de noir de carbone, non
détectable par la méthode employée. Le cou contient moins de plomb, un peu de fer
(fig. 9e) et beaucoup de jaune de Naples, ce qui explique son ton plus vif. Cette
observation confirme que le cou et la tête n’ont pas été peints ensemble. La carnation
du faune ne contient pas de vermillon, mais des ocres indiquées par la présence de fer,
avec une plus grande proportion d’antimoine. Or, les études menées sur les tableaux de
Watteau ont montré qu’il emploie presque toujours du vermillon dans ses carnations
alors que Lancret ou Pater ne l’utilisent que rarement et préfèrent les ocres 31 :
l’observation va à nouveau vers l’attribution du seul portrait à Watteau.
23 Les pigments employés pour la mise à l’ovale sont différents de ceux de la partie
centrale. Ils contiennent davantage de cuivre, de fer et de manganèse, alors que le
blanc de plomb est moins présent. Ces pigments sont traditionnels et suggèrent que le
premier agrandissement est antérieur à la révolution chimique des années 1830. Le
dernier agrandissement est difficile à dater par ses pigments, mais la couche peinte a
été vieillie artificiellement au moyen de fausses craquelures, tracées à l’aiguille, dont le
sillon a creusé irrégulièrement la préparation.

Conclusion : un tableau à quatre mains ?


24 Nous pouvons à présent retracer avec davantage de certitudes l’histoire complexe de ce
tableau, sans en dissiper toutes les ombres. Antoine de La Roque a commandé son
portrait à un artiste et a posé quelques heures devant lui. Cet artiste est probablement
Watteau, si l’on se base sur la lettre de la gravure qui lui attribue l’œuvre, ainsi que sur
la technique fine et sur le rendu psychologique aigu des traits du visage. L’œuvre étant
restée inachevée, dans un format au petit rectangle, La Roque a demandé à Nicolas
Lancret de terminer ce portrait. Comme le corps d’Antoine de La Roque n’était pas
assez précisé sur l’ébauche, Lancret a fait poser un assistant pour mettre au point
l’agencement des vêtements et pour étudier les mains. Il a peint le corps d’après le
dessin, sans la canne et le chien qu’il a ajoutés par la suite. Il a également peint les
autres figures et le paysage de l’arrière-plan, en s’appuyant peut-être sur une sous-
couche bleue peinte à l’arrière-plan par Watteau, comme pourrait l’indiquer la
présence supposée d’indigo. La part de Watteau dans la conception de ce tableau
s’arrêterait donc au portrait, Lancret étant responsable de la plus large part, ce qui
explique pourquoi il a réutilisé l’attitude de La Roque sur deux autres portraits 32.
25 Que la composition centrale soit une œuvre à deux mains n’a rien de surprenant.
Gersaint en mentionne plusieurs dans le catalogue de la vente Laroque 33 : Lancret a
peint les figures des tableaux de Saftleven et a repris des figures de tableaux de Kalf 34.
On sait aussi que Watteau a ajouté un couple dans un paysage de Francisque II Millet 35
et que Crozat possédait deux tableaux de Jean-Baptiste Forest « où les figures sont
peintes par Watteau36 ». Nicolas Lancret a copié certaines œuvres de Watteau : la
composition qui a servi de modèle à la gravure de l’Enseigne de Gersaint, gravée par
Pierre Aveline (1656-1722) et publiée en 1732 dans le Recueil Jullienne ne s’inspire pas de
la peinture originale, pourtant déjà mise au rectangle, mais d’une version en petit,

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copiée par Lancret qui a jugé bon d’ajouter une série de tableaux en partie haute afin
d’améliorer le format de l’original37. Cet artiste a-t-il peint une seconde version du
Portrait d’Antoine de La Roque, plus aérée, pour servir de modèle à la gravure ?
26 Faute de pouvoir dater précisément le premier agrandissement, il est difficile de
préciser s’il a été fait avant la gravure et lui a servi de modèle, ou bien si la gravure a
été utilisée pour la mise à l’ovale. Il est en revanche certain que la gravure a été
fidèlement copiée dans la seconde moitié du XIXe ou au début du XXe siècle, pour mettre
la composition au format d’un grand rectangle qui n’a probablement jamais existé sur
l’original. Le Portrait d’Antoine de La Roque se présente donc aujourd’hui comme le
résultat de quatre étapes distinctes, réalisées par quatre mains !

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NOTES
1. Portrait d’Antoine de la Roque, vers 1715 ?, Tokyo (Japon), Fuji Art Museum (Inv. 530 AB 020).
2. Le tableau ne figure pas dans la vente La Roque de 1745 (catalogue par Gersaint). Il est
probablement resté dans la famille du modèle, car il est signalé en 1921 au château de
Vézenobres, propriété des Bernis-Calvières, apparentés à La Roque. Il est acheté par le marchand
André Weil, qui le revend vers 1925 à la collection Levy, de Strasbourg (Camesasca, 1982). Il passe
ensuite dans la collection Roberto Polo, puis est acheté à sa vente par le Tokyo Fuji Art Museum
(Paris, 30 mai 1988, n° 21). Expositions : Bruxelles, exposition internationale, 1935, n° 978 ; New
York, 1954, n° 31 ; Stockholm, 1964, n° 4 ; Johannesburg, 1974, sans n° ; Atlanta, 1983, n° 23 ;
Séoul, 1990, sans n° ; Bruxelles, 2013, n° 141.
3. Watteau, 1684-1721, 1984-1985, p. 192, D. 113.
4. Raymond F. (dir.), 2013, cat. 141 (tableau) et 142 (gravure), p. 242-243.
5. Watteau et la fête galante, 2009-2010.
6. Nous remercions tout particulièrement M. Akira Gokita, directeur du Tokyo Fuji Art Museum
qui a bien voulu autoriser cette étude, ainsi que Ken Okamura, Yoshiki Ono, Maki Koudedji. Nous
remercions également les équipes du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR) : Paul Dujardin,
Sophie Lauwers et Roció del Casar, les équipes du C2RMF : Laurence Clivet, Jean-Louis Bellec, Elsa
Lambert, Eric Laval, Myriam Eveno, ainsi que les nombreuses personnes avec qui nous avons

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133

discuté de notre enquête : Guillaume Faroult, Corine Le Bitouzé, Elisabeth Martin, Pierre
Rosenberg, Marie-Catherine Sahut, Mary Tavener Holmes et Christoph Vogtherr.
7. La date du portrait est discutée : Clément de Ris, dans les Amateurs d’autrefois (1877, p. 225)
considère arbitrairement qu’il s’agit de la dernière œuvre de Watteau ; Dacier et Vuaflart (DV
269) refusent de placer ce portrait avant 1718 ; les dates proposées par les historiens
contemporains varient de 1712 (Mathey) à 1716 (Adhémar), tandis que Cailleux (1964) propose la
période 1713-1715 en raison de la présence de livrets d’opéra sur le tableau. Ces opinions assez
difficilement vérifiables vont à l’encontre de la datation tardive, vers 1720, proposée récemment
pour l’étude du corps de La Roque par Nicolas Lancret (Wintermute, 1999).
8. Sur La Roque, voir notamment Moureau F., 2001.
9. Abbé Fraguier, tombeau poétique de Watteau, placé en tête des Figures de Différents Caractères.
10. Rosenberg P., 1984.
11. Portrait présumé de La Roque, fusain sur papier, 228 x 169 mm, Cambridge, Fitzwilliam Museum,
inv. 2266 (Rosenberg-Prat, n° 317).
12. Antoine de La Roque, « Les Beaux Arts », Le Mercure, août 1721, p. 81-83.
13. Sahut M.-C., Raymond F., 2010.
14. Gersaint E.-F., 1745. Les trois tableaux sont Les Fatigues et Les délassements de la Guerre (deux
tableaux format pendant, n° 44 du catalogue de vente, aujourd’hui à Saint-Pétersbourg, musée de
l’Ermitage), et un Saint François (n° 149, perdu).
15. Œuvres / Des Estampes Gravées / d’après / Les Tableaux & Desseins / de feu Antoine / Watteau /
peintre flamand / de l’Académie Royale / de Peinture & de Sculpture. / Quatrième & dernière Partie, 1734,
folio 91. Lépicié n’a gravé pour Jullienne que le Portrait de La Roque et quatre Figures de Différents
Caractères (folios 99, 129, 224, 342). Il grava aussi pour Odieuvre, en 1736, le fameux Autoportrait de
Watteau (ancienne collection Jullienne).
16. Le Mercure, juin 1734, t. II, p. 1405. Inventaire du Fonds Français, Graveurs du XVIIIe siècle, 1977,
tome 14, p. 364 et 386. La gravure est annoncée à la vente chez Surugue et chez la veuve de F.
Chéreau par Le Mercure, janvier 1735, p. 122.
17. Holmes M. T., 1991.
18. Watteau est agréé à l’Académie en 1712, et reçu en 1717 comme « peintre d’histoire » ;
Lancret est agréé en 1718 et reçu en 1719 comme « peintre de fêtes galantes » (C. Michel , 2008, p.
172-180).
19. Aucune biographie de Watteau ne mentionne de collaboration avec Lancret. Seul Dezallier
d’Argenville qualifie Pater et Lancret de « disciples de Watteau » (Rosenberg, 1984, p. 51). Quant à
la biographie de Lancret écrite par Ballot de Sovot, elle insiste sur le lien entretenu entre les deux
artistes au début de la carrière de Lancret sans toutefois indiquer de réalisations conjointes
(Guiffrey J., 1874, p. 19). Martin Eidelberg a toutefois émis récemment l’hypothèse que Nicolas
Lancret était un assistant rémunéré de Watteau lorsque ce dernier peignait le portrait de La
Roque (The Young Lancret and Watteau, http://watteauandhiscircle.org/younglancret.htm, février
2015, modifié en mars 2015).
20. L’exemplaire du Catalogue raisonné de l’œuvre peint, dessiné et gravé d’Antoine Watteau par
Edmond de Goncourt (Paris, 1875), conservé au Cabinet des estampes de la Bibliothèque
nationale, présente des annotations troublantes de la main de l’auteur : n° 17, : « Le portrait peint
d’Antoine de La Roque (H. 98 c. ; L. 60 c.) se vendait 1700 fr, sous le n° 894 à la vente du lieutenant
Despinoy, en 1850. Un croquis de cette composition avec des différences est dans la collection de
M. Carrier. » Note manuscrite : « ce croquis se vendait … à sa vente (1875). Il était accompagné de
deux académies de femmes pour les naïades, le directeur du Mercure. Ces dessins étaient assez
douteux. » Les dimensions données par Goncourt ne sont pas celles du tableau étudié. Erreur ou
preuve de l’existence d’une autre version ? Les dessins « douteux » mentionnés seraient-ils ceux
de Lancret ? Les recherches relatives à la vente Carrier (1875) ne peuvent confirmer ou infirmer à
l’heure actuelle cette hypothèse qui reste d’importance. La version conservée au musée de La

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134

Fère (H. 72 ; L. 92 cm) issue, d’après l’historique, de la vente Despinoy, ne présente pas les
dimensions indiquées par Goncourt (à moins que celles-ci aient été inversées en nichant des
erreurs ?).
21. Femme nue, vue de dos à mi-corps, 102 x 109 mm, Paris, musée du Louvre, département des arts
graphiques Inv. Rec 89, recto ; fonds de la Commission de récupération artistique.
22. L’œuvre est rejetée du corpus des dessins de Watteau (Rosenberg P., Prat L.-A., 1996, n° R78) ;
elle est publiée sous le nom de Lancret par Holmes M.T., dans Vogtherr C.-M., 2011, p. 476, ainsi
que par Raymond F., 2013., ill.46.
23. Nicolas Lancret, Diane et Callisto, 58 x 71, œuvre disparue en 1945 (Holmes M. T., in Vogtherr
C., 2011, cat. n° 52) ; Nicolas Lancret, Les Baigneuses de Lancret, ancienne collection du comte de
Bruhl, 1754 (Wildenstein G., 1924, n° 429, pl. 105).
24. Eidelberg M., 2000, p. 62-63.
25. Vogtherr C.-M., Tonkovich J., 2011, p. 72-82.
26. Gersaint E.F., 1745, n°190.
27. On observe des guirlandes de tension autour du Portrait de Gentilhomme (Paris, Louvre, RF
1973-1), de l’Automne, ovale peint sur un toile rectangulaire (Paris, Louvre, MI 1129), de la Diane au
bain (Paris, Louvre, RF 1977-447), du Pèlerinage à l’île de Cythère (Paris, Louvre, Inv. 8525), du Faux-
Pas (Paris, Louvre, MI 1127), de la Nymphe et Satyre (Paris, Louvre, MI 1129), et de la Déclaration
attendue (Angers, musée des Beaux-arts, MBAJ 182), ces deux derniers ovales peints sur une toile
rectangulaire.
28. Martin E., Sindaco-Domas C., 2009-2010, n° 30-31, p. 27-36; Most M., 2011, p. 96-106.
29. Eveno M., Ravaud R., Calligaro T., Pichon L., Laval E., 2014.
30. Les principaux éléments chimiques repérés sont le baryum, le calcium, le chrome, le cobalt, le
cuivre, le fer, le mercure, le potassium, le manganèse, le plomb (raies L et M), l’antimoine, le
titane et le zinc.
31. Eveno M., Laval L., Martin, E., Bartoll J., 2009-2010, p. 41.
32. Le Chasseur au repos (anciennement collection Forsyth Wickes) ; la Fin de la Chasse
(anciennement collection Tabourier), publiés par Cailleux J., 1964 ; voir aussi Holmes M. T., 1991,
cat. 15, pl. 19.
33. Gersaint E. F., 1745, n° 55.
34. Banks O., 1977, p. 126-127; Glorieux G., 2002, p. 403 ; Michel C., 2008, p. 139. Les tableaux se
trouvent aujourd’hui à l’Ermitage de Saint-Petersbourg (Wildenstein G., 1924, n° 529-530) et à
l’Art Museum de Saint-Louis, où le travail de Lancret a été effacé (Eidelberg M., 2001, p. 31). Une
huile sur bois conservée à la Wallace Collection de Londres, Jeune fille dans une cuisine est peinte
par Lancret sur un fond hollandais.
35. Antoine Watteau et Francisque II Millet, Le Flûtiste, vers 1716-1717, huile sur toile, Grenoble,
Musée des Beaux-Arts, Inv. MG 186 (Eidelberg M., 1969).
36. Signalé par Mariette lors de la vente Crozat de 1751 (Stuffmann M., 1985, p. 109, n° 429-430 ;
C. Michel, 2008, p. 139).
37. Vogtherr C-M., 2007, p. 236-304. La copie de Lancret d’après l’ Enseigne de Gersaint est
aujourd’hui dans une collection particulière, Suisse.

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RÉSUMÉS
Le Portrait d’Antoine de La Roque (Tokyo, Fuji Art Museum) est généralement considéré comme une
œuvre d’Antoine Watteau et a été gravé sous ce nom par François-Bernard Lépicié, vers 1734,
pour le Recueil Jullienne. Les historiens d’art s’interrogent cependant depuis quelques années sur
une possible contribution de Nicolas Lancret à son exécution. L’étude réalisée en 2013 au Centre
de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) montre que la genèse de ce
tableau est plus complexe encore. Seule la tête de La Roque semble pouvoir être attribuée à
Watteau, alors que le reste de la partie centrale de la composition serait plutôt de Lancret. De
plus, la composition était initialement plus petite et a été agrandie à deux reprises, d’abord par
une mise à l’ovale, puis par une mise au rectangle qui lui a donné un aspect identique à la
gravure. Pour cette démonstration, différentes techniques d’imagerie ont été exploitées,
notamment l’imagerie par spectrométrie de fluorescence X, qui permet de cartographier les
éléments chimiques présents sur l’œuvre.

The Portrait of Antoine de La Roque (Fuji Art Museum, Tokyo) is generally regarded as one of
Antoine Watteau’s works and was engraved under his authorship, in about 1734, by François-
Bernard Lépicié, for the Recueil Jullienne. For the past few years, however, art historians have
been wondering whether Nicolas Lancret possibly contributed to its execution. A study carried
out in 2013 at the Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) showed
that the genesis of the painting was even more complex. Only La Roque’s head can apparently be
attributed to Watteau. The rest of the central part of the composition is now thought to have
been painted by Lancret. Moreover, the composition was initially smaller and was enlarged twice,
first when it was arranged in an oval format, then when it was altered into a rectangular format,
identical to that of the engraving. Different imaging techniques were used to obtain these
findings, namely X-ray fluorescence imaging, which enabled researchers to map the chemical
elements present in the painting.

INDEX
Keywords : Watteau (Antoine), Lancret (Nicolas), Lépicié (François-Bernard), La Roque (Antoine
de), changes of format, scientific imaging, X-ray fluorescence imaging
Mots-clés : Watteau (Antoine), Lancret (Nicolas), Lépicié (François-Bernard), La Roque (Antoine
de), changements de format, imagerie scientifique, imagerie par spectrométrie de fluorescence X

AUTEURS
BRUNO MOTTIN
Conservateur en chef au C2RMF (bruno.mottin[at]culture.gouv.fr).

FLORENCE RAYMOND
Attachée de conservation au Palais des Beaux-Arts de Lille (fraymond[at]mairie-lille.fr).

THOMAS CALLIGARO
Ingénieur de recherche au C2RMF (thomas.calligaro[at]culture.gouv.fr).

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II. Actualités et perspectives

Études et traitements, l’actualité des


travaux

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Les ambres : approche


morphologique des altérations
Ambers: a morphological approach to alterations

Cécile Giroire, Shéhérazade Bentouati, Dominique Robcis et Juliette


Langlois

Genèse
1 Matière emblématique, l’ambre se rencontre dans diverses collections patrimoniales,
internationales et européennes, avec notamment celles des musées du Koenigsberg à
Berlin, du Nationalmuseet à Copenhague ou encore du British Museum à Londres 1, ainsi
que dans de nombreuses collections italiennes2.
2 À Paris, le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du
Louvre conserve également une importante collection d’ambres. Éléments de parures,
figurines et blocs gravés constituent le cœur de la collection. De cet ensemble, seules
quelques pièces – essentiellement des bijoux – sont exposées au public, la majeure
partie étant conservée en réserves.
3 Pour celles-ci, dans le but d’une conservation optimale, un programme de
reconditionnement du corpus a été initié en 2009. C’est lors des différentes
manipulations liées à cette opération que le délitement avancé de nombreuses pièces
d’ambre a été constaté : effritements et fragmentations sont identifiés comme les
altérations récurrentes de l’ambre.
4 Il a semblé alors nécessaire de revoir la collection dans son intégralité afin de dresser
un bilan sanitaire global, de compléter et d’enrichir la connaissance des œuvres, tant
sur la typologie et les techniques de fabrication que sur les altérations.

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Les origines et les caractéristiques d’une collection


Provenance des objets et origine géologique de l’ambre

5 Issues majoritairement du fonds Campana acquis en 1861, soixante-cinq pièces


constituent la collection, dont une vingtaine de natures composites associées à de l’or,
de l’argent ou du verre. Leur provenance archéologique et leur datation ne sont pas
toujours aisées à établir et le catalogue de De Ridder3, ouvrage de référence pour la
collection de bijoux du département, ne propose des sites de découverte que pour
seulement quelques artéfacts. Une étude récente a permis d’affiner les typologies et de
proposer une chronologie. Ainsi, les hypothèses avancées situent la majorité des pièces
entre le VIIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C.4
6 Bien souvent, les sites de découverte des œuvres ne correspondent pas à l’origine
géologique de l’ambre. En effet, tout comme l’ivoire ou le jais, cette substance végétale
a toujours été considérée comme une matière précieuse et souvent utilisée comme
monnaie d’échanges. On la rencontre ainsi sous forme de produits finis ou semi-finis,
fort loin de son lieu d’extraction.
7 Spontanément, l’ambre est associé aux régions septentrionales de l’Europe et en
particulier à la mer Baltique en raison de ses importants gisements 5. Ce site
d’exploitation, le plus connu en Europe, délivre une résine qui est aussi appelée succin
en raison de sa forte teneur en acide succinique6.
8 Dans notre contexte d’étude, il n’a pas été envisagé de procéder à une analyse
systématique du matériau sachant, en outre, que l’obtention des informations passe par
la destruction de l’échantillon7. Cependant, lors des premières manipulations, des
micro-fragments s’étaient naturellement désolidarisés et ne pouvaient être refixés en
raison de l’impossibilité de les localiser. Certains ont de ce fait pu servir à la réalisation
d’analyses.
9 Les biomarqueurs caractéristiques de l’ambre (acide succinique, camphre, (iso)-bornéol
notamment), ainsi que des structures abiétanes et pimaranes ont été identifiés grâce à
des techniques d’analyses séparatives8. Pour les échantillons des cinq pièces étudiées,
les profils obtenus sont similaires et correspondent à ceux décrits dans différentes
études sur l’ambre de la Baltique (provenant d’une résine issue de la famille des
Pinaceae9). L’origine des ambres baltes reste cependant discutée et outre cette variété, il
existe plus de soixante autres résines produites dans des conditions analogues en
Europe10.

L’ambre, naissance d’un polymère


10 L’ambre provient d’une oléorésine végétale sécrétée par voies aériennes ou
souterraines11. La résine est majoritairement composée de terpènes, mais aussi de sève,
d’acides et d’huiles12. Dès leur formation, les sécrétions s’oxydent et se déshydratent
par évaporation des fractions volatiles odorantes. Les fractions non volatiles, qui se
manifestent sous forme de substances molles et collantes, durcissent et se stabilisent
graduellement sous forme d’ambre par un processus de polymérisation 13.
11 Lors de la maturation de l’ambre, qui s’étend sur des millions d’années, d’autres
processus ont lieu comme l’isomérisation, la réticulation et la cyclisation. Ces

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modifications s’opèrent sous l’eau en situation anaérobie, et sous certaines conditions


élevées de pression et de chaleur14. Ce phénomène est d’ailleurs interprété à tort
comme une fossilisation. L’ambre ne se fossilise pas, mais subit une modification
structurale de ses composés chimiques qui lui confère de nouvelles propriétés 15.

Le façonnage de l’ambre

12 Après son extraction, l’ambre est essentiellement destiné à la fabrication d’éléments de


parure. Contrairement aux autres gemmes d’origine minérale, l’ambre est un corps très
léger16, facile à travailler mais qui reste cependant sensible aux pressions importantes
et aux échauffements. Les techniques employées relèvent pour la plupart de celles qui
sont mises en œuvre pour le lapidaire ou le travail de l’os. Éléments de fibules ou de
colliers, pendentifs et pendeloques sont perforés en vue de leur enfilage. Pour la
réalisation des perforations, on suppose l’utilisation d’un outil rotatif de type tour à
archet. Ainsi, en observant les parois, on remarque parfois la présence de sillons
parallèles. Ce constat n’est pas systématique et d’autres techniques de percement ont
été expérimentées telle que l’insertion, directement dans l’ambre, d’une sorte d’alêne
métallique chauffée17.
13 Sur certaines pièces, on a pu constater la présence de fines feuilles métalliques
enroulées et plaquées à l’intérieur de ces perforations (fig. 1) 18. On suppose une
dimension esthétique, l’ambre étant généralement translucide, mais aussi une
utilisation en tant que renfort mécanique afin d’éviter l’usure prématurée de l’ambre
suite aux frottements répétés. Des examens supplémentaires ont révélé la présence de
fibres de bois ou d’empreintes fortement minéralisées sur la face interne des feuilles, ce
qui a permis de remettre en cause la typologie de certaines perles de formes
cylindriques initialement identifiées comme faisant partie d’un collier 19. La question du
mode de maintien de ces feuilles s’est posée dans un second temps. Il pouvait être
uniquement basé sur une flexion mécanique de la feuille ou bien associé à l’utilisation
d’un adhésif.

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Fig. 1. Feuille métallique, en alliage base cuivre, insérée dans la perforation d’une perle cylindrique,
musée du Louvre (Collier Bj 621)

© Shéhérazade Bentouati.

14 Lors de l’examen de l’une des perles20, une fine membrane souple et translucide a été
détectée. Cette membrane potentiellement organique a été prélevée, mais sa proximité
avec l’ambre n’a pas permis, lors de l’analyse, de caractériser sa nature organique.
Cependant, sa localisation coincée entre l’ambre et le métal nous oriente fortement
vers l’emploi d’un adhésif préalablement à la mise en place de la feuille (fig. 2a et 2b).
15 Deux autres pièces de grande qualité ont attiré notre attention. Il s’agit d’un masque
théâtral figurant Héraclès et d’une petite lampe, respectivement fig. 3 (H. 5,8 x l. 6,3
cm) et fig. 4 (l. 8,2 x D. 5,2 cm21). Pour ces deux objets, des blocs d’ambre suffisamment
importants et homogènes ont été utilisés. Les volumes ont été « taillés » dans la masse
et les deux pièces présentent des parties évidées. Pour le masque d’Héraclès, c’est à
nouveau un outil rotatif qui a été employé. Dès l’âge du fer, le tour horizontal est utilisé
pour la fabrication de petits ornements22. Cependant, les parois ne sont marquées de
stries que jusqu’à mi-hauteur et le profil exact de l’outil reste encore à déterminer. Sur
la lampe, l’absence totale de traces d’outils laisse en suspens nos multiples
interrogations.

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Fig. 2a. Membrane souple et translucide plaquée contre la feuille de métal et l’ambre (microscope
numérique 3D, x 50)

1 : feuille métallique. 2 : membrane adhésive ? 3 : ambre.


© C2RMF/Dominique Robcis.

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Fig. 2b. Visualisation de la membrane après prélèvement (microscope numérique 3D, x 50)

© C2RMF/Dominique Robcis.

Fig. 3. Masque théâtral : Héraclès (Bj 2121). Ier siècle apr. J.-C., provenance inconnue (H. 5,8 cm x l.
6,3 cm)

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Hervé Lewandowski.

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Fig. 4. Lampe (inv. Bj 2149). Ier siècle apr. J.-C., provenance inconnue (H. 2,6 cm x l. 8,2 cm)

© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau.

16 Ces deux objets monobloc confirment une véritable maîtrise par les artisans des
techniques de fabrication et témoignent d’une incontestable connaissance de la
matière.

Morphologie des altérations


Les facteurs d’altérations

17 Dès son extraction, l’ambre se dégrade sous l’action de quatre principaux facteurs
environnementaux : l’humidité relative, l’oxygène, la température et la lumière 23. Des
études ont permis de mettre en évidence des processus de dépolymérisation, comme
l’hydrolyse et l’oxydation, entraînant la dégradation de la structure chimique 24.
L’hydrolyse en milieux acide et basique conduit à la formation d’acide succinique et de
communol. Les milieux alcalins provoquent l’apparition de phénomènes de
saponification directement liés au délitement et à la fissuration. En tout état de cause,
l’oxydation initiée en surface des composés terpéniques est le processus le plus
dommageable. La dégradation des monomères, avant polymérisation et après
dépolymérisation, produit également des composés organiques volatiles dont
l’émanation augmente sous atmosphère sèche. L’ambre est donc continuellement
modifié par son environnement avec, à chaque stade, une évolution de sa structure
moléculaire.

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Altérations structurelles

18 Les altérations structurelles de l’ambre se traduisent principalement par l’apparition


de multiples fentes de retrait dues à la dessiccation. Leur concentration en surface
provoque une perte du poli d’origine et, en modifiant la réflexion de la lumière, un
assombrissement général qui affecte grandement les colorations. Dans la majorité des
cas, les objets présentent une couche totalement opacifiée et mate en surface. Les éclats
et les tranches cassées rendent parfois possible l’observation de couches internes
superposées qui présentent des faciès différents avec, pour la plupart, un noyau brillant
et translucide à cœur (couche moins altérée).
19 Dans le cadre de ce travail, des examens approfondis ont été réalisés sous loupe
binoculaire et en microscopie numérique25. À l’aide de ces équipements, les
caractéristiques et la répartition des altérations ont été explorées. Ainsi, les
morphologies observées sont très variées avec la formation de craquelures et de
fissures multidirectionnelles, de dimensions macroscopiques et microscopiques. Leur
mode de propagation est entièrement soumis à la microstructure du matériau. Ces
craquelures et ces fissures s’organisent en réseaux qui se développent parallèlement ou
perpendiculairement à la surface et se répartissent au sein de strates nettement
délimitées.
20 L’examen d’une coupe d’un ambre moderne a permis de comprendre la genèse de ces
strates qui résultent de l’écoulement initial de la résine avec la formation successive
d’ondes de mouvement.
21 Lors de son exsudation, et avant de se détacher de l’arbre, une coulure de résine se
superpose à une autre26. Le faible degré d’altération de l’ambre moderne a permis de
cerner avec netteté cette conformation, qui a une véritable incidence sur le
développement des fissures. En effet, entre chaque coulée, des paliers se créent et
provoquent des ruptures de trajectoire lorsque la fente rencontre ce seuil. Elle peut
s’arrêter ou se subdiviser en un ou plusieurs faisceaux. Cet éclatement permet la
répartition des contraintes liées au changement de direction. Il soulage notablement la
fissure principale mais augmente d’autant le nombre de microfissures et de vide dans la
matière (fig. 5). Outre les changements de strates, la trajectoire et les caractéristiques
d’une fissure peuvent aussi être modifiées par la présence de bulles d’air (fig. 6b).

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Fig. 5. Vue en coupe d’un ambre moderne (microscope numérique 3D, x 200)

1 : plis formés par les coulées successives de résine. 2 : interruptions ou éclatements des fissures.
© C2RMF/Dominique Robcis.

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Fig. 6a. Répartition des strates. Couche externe opaque et mate devenant translucide et brillante
vers l’intérieur (microscope numérique 3D, x 35)

© C2RMF/Dominique Robcis.

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Fig. 6b. Fissurations et cavités microscopiques (microscope numérique 3D, éclairage coaxial, x
600)

© C2RMF/Dominique Robcis.

22 Sur les ambres archéologiques, les surfaces présentent de nombreuses microrugosités


et, à l’examen microscopique, apparaît un maillage serré d’enchevêtrements de fissures
qui finissent par transformer la matière en un conglomérat granuleux qui augmente les
porosités et multiplie les réactions de surface (fig. 6a). Dans les sous-couches
visiblement plus lisses et brillantes, les fissurations sont davantage espacées (fig. 7).

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Fig. 7. Répartition et densité du réseau fissuré (microscope numérique 3D)

1 : couche externe. 2 : couche interne


© C2RMF/Dominique Robcis.

23 D’autres pièces révèlent de nombreuses microfissures qui se sont développées en


réseaux craquelés sur une épaisseur infime de l’épiderme lequel, suivant son degré de
saturation, finit par se détacher en feuillets et rend les couches superficielles friables.
24 À l’intérieur de ces réseaux craquelés, deux types de maillage se côtoient : un primaire
et un secondaire qui se déploie à l’intérieur du premier (fig. 8a et 8b).
25 La mesure des mailles révèle une certaine régularité. Ainsi, les largeurs des « grains »
qui constituent le maillage primaire oscillent entre 1 000 et 2 000 µm (fig. 8a). Ces
dimensions ont également été observées sur l’ambre moderne. Sur le maillage
secondaire, les mesures s’étirent entre 100 et 200 µm (fig. 8b). Cette répartition se
répercute sur toutes les surfaces libres en contact avec l’environnement. En
conséquence, lorsque les mailles se recoupent, des grains de 100 à 200 µm 2 peuvent se
former, augmentant la porosité des couches et conduisant à terme à son effritement
(fig. 9). Un fait est à noter cependant : malgré l’observation en microscopie de
nombreuses discontinuités sous forme de cavités ou de fracturations, les pièces
d’ambre conservent une certaine cohésion. Ce phénomène doit être relié en partie aux
différentes inter-actions électrostatiques attractives intrinsèques au matériau.

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Fig. 8a. Réseau dense de craquelures sinueuses formant des polygones plus ou moins réguliers et
mesure du réseau primaire (Tête de bélier, musée du Louvre, Bj 2130) (microscope numérique 3D x
50)

© C2RMF/Dominique Robcis.

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Fig. 8b. Mesure du réseau secondaire inscrit à l’intérieur du réseau primaire aperçu en fig. 8a (Tête
de bélier, musée du Louvre, Bj 2130) (microscope numérique 3D x 200)

© C2RMF/Dominique Robcis.

Fig. 9. Par recoupement des réseaux, formation de grains situés entre 100 et 200 µm2 fragmentant
les surfaces (Masque d’Héraclès, Bj 2121) (microscope numérique 3D x 50)

© C2RMF/Dominique Robcis.

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26 En dernier lieu, on remarque que le tracé des fissures est marqué par une coloration
blanchâtre. Cet état spécifique est en partie lié à la diffusion de la lumière, mais
également à l’accumulation aux abords des fentes de composés non volatiles véhiculés
lors de l’évaporation des fluides. Sur le masque d’Héraclès, objet fortement altéré, on
relève la présence de ce type d’amoncellements en surface.

Conclusion
27 Cette approche globale de la collection des ambres du département des Antiquités
grecques, étrusques et romaines a permis de remettre en question la typologie de
certaines pièces, d’enrichir les connaissances sur les techniques de mise en œuvre et
sur les altérations spécifiques de ce matériau.
28 L’utilisation de tours pour évider les pièces et pour les perforer semble être récurrent
et l’emploi fréquent de feuilles métalliques à l’intérieur des perforations est attesté sur
de multiples objets. Néanmoins, l’étendue des techniques utilisées pour leur fabrication
demande à être affinée.
29 D’un point de vue physico-chimique, nous avons pu aborder les mécanismes successifs
de polymérisation et de dépolymérisation de l’ambre qui engendrent l’essentiel des
altérations structurelles. Sur ce point, la microscopie numérique 3D a joué un rôle
essentiel. Nous avons ainsi pu visualiser les multiples hétérogénéités structurelles qui
fragilisent le matériau et les examens ont permis de distinguer deux principaux modes
de formation des fissures, en réseaux parallèles et en réseaux perpendiculaires à la
surface. Le réseau parallèle correspond aux coulées apparues lors de l’exsudation de la
résine et le réseau perpendiculaire doit être rapproché des chemins pris lors de
l’évaporation de certains composés. Au sein de ces réseaux, on a pu constater que les
craquelures s’organisent sous forme de maillages, primaires et secondaires,
hiérarchisés selon leurs dimensions.
30 Le recoupement de ces réseaux et de ces mailles conduit à la fragmentation de la
matière à l’échelle millimétrique. Ce schéma semble se reproduire également à l’échelle
micrométrique. La similitude des mesures de mailles de craquelures, effectuées tant sur
des ambres altérés que modernes, a mis en évidence des faciès identiques d’altérations.
Même si les mécanismes chimiques ne sont pas encore pleinement explicités, cette
caractérisation morphologique permet de mieux comprendre les différents degrés
d’altération de la matière. Elle est la première étape avant la mise en place d’un
protocole de restauration où les traitements choisis doivent correspondre à la nature
du matériau, à son état de surface et à son état structurel. Pour certaines pièces
d’ambre, il semble maintenant évident qu’une simple consolidation de surface ne suffit
pas à garantir leur intégrité et qu’il faut plutôt envisager des traitements
d’imprégnation « à cœur » et s’orienter vers des consolidants de très basse viscosité.
31 En parallèle, des mesures de conservation préventive sont nécessaires afin d’assurer la
pérennité de ces œuvres. Les facteurs d’altération de l’ambre regroupant la quasi-
totalité des facteurs environnementaux, les mesures de conservation s’avèrent
drastiques et il s’agira de trouver des compromis entre la préservation des œuvres et
leur exposition au public. Ces questions essentielles sont pour le moment à l’étude
concernant la collection des ambres du département des Antiquités grecques, étrusques
et romaines.

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152

BIBLIOGRAPHIE
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Document inédit

Pastorelli G., 2009, Archaeological Balticamber: Degradation mechanisms and conservation measures,
Dottorato di Ricerca, Università di Bologna.

NOTES
1. Strong, 1966.
2. Nava & Salerno, 2007.
3. De Ridder, 1924.
4. Cette collection a été récemment étudiée et publiée : D’Ercole, 2013.

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5. Pline l’Ancien précise déjà dans ses écrits que la principale source de l’ambre utilisée à
l’époque romaine en Italie est l’ambre de la Baltique. Voir Pline l’Ancien, Histoire naturelle,
XXXVII, 11, 11-13.
6. Il représente alors 3 à 8 % de la masse globale.
7. Les micro-prélèvements destinés à la GCMS et la Py-GCMS sont de l’ordre de 100 µm.
8. Chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (GCMS) et pyrolyse,
puis chromatographie en phase gazeuse (py-GCMS. C2RMF, rapport d’analyses 25258 par Juliette
Langlois.
9. Czechowski et al., 1996, Yamamoto et al., 2006.
10. Krzeminska, 1992.
11. Krzeminska, 1992.
12. Geirnaert, 2002.
13. L’ambre est composé d’un mélange de molécules. Ceci est le cas de toutes les substances
naturelles d’origine végétale ou animale.
14. Santiago-Blay et Lambert, 2007.
15. La fossilisation est un processus de substitution d’une matière par une autre avec une
modification de la constitution chimique. Geirnaert, 2002.
16. Densité : 1,05 à 1,1.
17. Du Gardin, 1986.
18. Sur les perles cylindriques du collier Bj 621, les disques de fibules Bj 2245 et 2246. L’alliage
employé est une base cuivre aujourd’hui fortement minéralisé.
19. D’Ercole, 2013, p. 88.
20. Collier Bj 621.
21. Respectivement Bj 2121 et Bj 2149.
22. Minni, 2003.
23. Mills, 2011.
24. La variété étudiée est l’ambre de la Baltique. Pastorelli, 2009.
25. Les observations ont été effectuées au C2RMF avec un appareil Hirox KH-8700.
26. Geirnaert, 2002.

RÉSUMÉS
Une étude portant sur la collection des ambres conservée au département des Antiquités
grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre a été réalisée à l’occasion du
réaménagement des réserves. De nombreuses informations sur les techniques de fabrication des
objets et sur la morphologie de leurs altérations ont été rassemblées et viennent enrichir la
connaissance des œuvres. Des examens approfondis ont pu être menés grâce, notamment, à la
microscopie numérique.

A study about the amber collection in the Department of Greek, Etruscan and Roman Antiquities
at the Louvre was conducted when the storerooms were refurbished. Information garnered about
the manufacturing techniques used on the artefacts and the morphology of their alterations has
increased our knowledge of the works. Extensive tests were carried out using digital microscopy.

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INDEX
Keywords : amber, manufacturing technique, alteration, cracks, fissures, mesh, gas
chromatography (GC), 3-D digital microscopy
Mots-clés : ambre, technique de fabrication, altération, craquelure, fissure, maillage,
chromatographie en phase gazeuse, microscopie numérique 3D

AUTEURS
CÉCILE GIROIRE
Conservateur du patrimoine, département des AGER, musée du Louvre
(cecile.giroire[at]louvre.fr).

SHÉHÉRAZADE BENTOUATI
Restauratrice du patrimoine métal-ambre (echaraz[at]yahoo.fr).

DOMINIQUE ROBCIS
Chef de travaux d’art, département restauration filière archéologique, C2RMF
(dominique.robcis[at]culture.gouv.fr).

JULIETTE LANGLOIS
Assistante ingénieur, département Recherche, C2RMF (juliette.langlois[at]culture.gouv.fr).

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Techniques d’opacification de
l’émail au XIXe siècle : nouvel
éclairage apporté par le microscope
à balayage à effet de champ
Enamel opacification techniques in the 19th century: new insight as a result of
scanning electron microscopy

Patrice Lehuédé, Marie Collin et Michel Dubus

Introduction
1 La renaissance, au XIXe siècle, de l’émail sur métal, après plusieurs siècles de déclin, est
connue grâce aux recherches d’Anne Dion pour la monarchie de Juillet 2 et de Daniel
Alcouffe pour le Second Empire3. Cet art est étroitement lié à la fabrication des pierres
synthétiques, les orfèvres s’adressant aux émailleurs pour mettre en couleur leurs
créations et aux peintres émailleurs pour y ajouter des figures. Ces derniers se
fournissent en demi-produits (verre, cristaux colorés et émaux) auprès des fabricants
de strass, des compositeurs de pierres fausses4 et des chimistes pour la haute verrerie5.
Brongniart, qui s’intéresse depuis longtemps à la technique de l’émail 6, rassemble un
fonds d’objets en émail pour le Musée céramique et vitrique 7 à partir de dons provenant
des expositions. Il encourage les essais de peinture en émail à la manière de Limoges pour
retrouver les techniques du XVIe siècle8. Le 1er janvier 1846, son adjoint à la direction de
la Manufacture, Ebelmen, crée l’atelier d’émail sur métaux. C’est sous la direction de
Régnault à partir de 1859 que cette production s’est développée avec des artistes
comme Meyer-Heine et Philipp pour s’achever dans les années 1870 ainsi qu’en
témoigne l’inventaire de la Cité de la Céramique (fig. 1) 9.

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Fig. 1. Vase forme calice représentant les saisons, émaillé par Philipp, figures et ornements
composés et exécutés par Gobert, Sèvres, MNC 7503

©RMN-Grand Palais (Sèvres, Citéde la céramique)/Martine Beck-Coppola.

2 L’atelier d’émail a développé ses propres recettes et s’est aussi approvisionné chez les
fournisseurs de demi-produits, dont 28 datés de 1848 à 1873 ont été réunis aux
collections du musée dans les années 1980 grâce à l’initiative d’Antoine d’Albis,
directeur technique de la Manufacture, et d’Antoinette Faÿ-Hallé, conservateur du
musée. Parmi ces verres, 9 étaient opalescents ou opaques10 et font l’objet de cette
étude (fig. 2, tableau 1), la détermination de l’opacifiant constituant un défi au moment
où le C2RMF s’est équipé d’un microscope à balayage à effet de champ.

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Fig. 2. Vue des échantillons en coupe, microscopie optique, champ imagé 1,3 x 1 mm sauf c

© C2RMF/Marie Collin.

Tableau 1. Description des échantillons étudiés

Nature Aspect Date Fabricant Application

Fondant opalin
opaque 22 août 1864
verdâtre

Émail bleu lapis, très


opaque 11 avril 1864 Appert Paris émail
clair

Chrysoprase vert bleu opaque 15 juin 1850 Appert Paris

13 novembre
Opale blanche opalescent Tulout n°6 Paris
1848

Rose opaque opaque 04 janvier 1850 Tulout Paris

Jaune transparent légèrement Manufacture de émail sur


19 août 1862
orange opalescent Sèvres cuivre

Émail turquoise ou 08 octobre porcelaine


opalescent Tilry Venise
céleste AC 1860 tendre

Bleu céleste pur opaque

Bleu turquoise opaque Dal Moro Murano

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3 Une des propriétés fondamentales du verre est habituellement sa transparence, mais


pour certaines applications, on peut souhaiter que le verre soit opacifié. Il existe de
nombreuses méthodes pour rendre le verre11 opaque ou opalescent, toutes consistant à
introduire dans la matrice vitreuse une seconde phase, finement divisée, d’indice de
réfraction différent de celui de la matrice. Le plus souvent, il s’agit de cristaux. La
physique de l’opacification est bien connue depuis longtemps 12, et, classiquement, on
différencie l’aspect optique par la dimension des particules. Si les particules sont plus
grandes que la longueur d’onde de la lumière, on parle alors de diffusion de Mie et le
verre est opaque, tandis que lorsque les particules sont plus petites que la longueur
d’onde de la lumière, c’est la théorie de Rayleigh qui explique la diffusion. Dans ce
dernier cas, elle est isotrope et l’intensité diffusée suit une loi en k/λ 4 : les courtes
longueurs d’onde sont plus diffusées que les grandes, de sorte qu’en lumière diffusée,
l’objet a un reflet bleuté alors qu’en lumière transmise, il apparaît légèrement brun-
jaune. Ce dichroïsme est parfois recherché par les artistes. On voit donc que la
dimension des particules est un paramètre primordial si on veut étudier finement des
objets opacifiés et que l’échelle à considérer est plus petite que le micron, ce qui
nécessite des instruments présentant une bonne résolution.
4 La différence entre verre opalescent et verre opale est connue empiriquement au moins
depuis la fin du XVIIe siècle à Venise, avec l’introduction de l’arséniate de plomb 13. D’une
manière générale, le XIXe siècle a été une période de bouleversements dans les procédés
de fabrication, avec le développement de la chimie, la découverte de nouveaux
éléments, etc. Dans le domaine de l’opacification, c’est à cette époque que les fluorures
de sodium et de calcium ont été introduits et sont largement utilisés depuis lors. Il était
donc très intéressant de voir comment ces développements s’étaient traduits dans le
cas des verres qui font l’objet de cette étude.
5 De plus, si l’opacification des verres sodocalciques a fait l’objet d’un certain nombre de
recherches14, l’opacification des verres au plomb a été beaucoup moins étudiée.

Conditions expérimentales
6 L’analyse élémentaire moyenne des verres a été obtenue par PIXE-PIGE (Particle Induced
X-Ray Emission et Particle Induced Gamma Emission) grâce à l’accélérateur AGLAE, dans des
conditions classiques15.
7 L’observation des cristaux responsables de l’opacification des verres a été effectuée sur
des sections polies à l’aide d’un microscope à balayage à effet de champ JEOL 7800F, en
mode « électrons secondaires » et « électrons rétrodiffusés », ce dernier mode étant
plus adapté à la détection de phases de composition différente de celle de la matrice 16.
8 Les diffractogrammes ont été obtenus sur les prélèvements polis et sur d’autres
finement broyés auxquels un peu de quartz a été ajouté pour constituer un étalon
interne, avec un appareil Rigaku R AXIS IV++17.

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Résultats
Analyse élémentaire

9 Les résultats des analyses élémentaires PIXE-PIGE sont reportés dans le tableau 2. Tous
les verres étudiés sont des verres au plomb, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure
où il était nécessaire d’avoir des verres dont la viscosité était faible à une température
assez basse.

Tableau 2. Analyse moyenne PIXE-PIGE des échantillons (en % en poids d’oxyde)

10 Le fondant opalin verdâtre se distingue car il contient très peu d’alcalins et beaucoup de
bore : c’est le plus riche en plomb et le seul à contenir de l’étain. On sait que le bore est
un fondant efficace utilisé à partir de la fin du XVIIe siècle18 ; il confère également au
verre une bonne durabilité et diminue son coefficient de dilatation, deux propriétés qui
ont pu inciter à l’employer ici. Le jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur
cuivre est potassique, l’émail turquoise de Tilry pour la porcelaine tendre est sodique.
Les autres verres contiennent à la fois du sodium et du potassium. L’opale blanche et le
rose opaque de Tulout présentent une grande similitude, le second contient plus
d’arsenic, de magnésium, de fer et de manganèse ; ce dernier élément, sous forme
oxydée, confère sa couleur rose pourpre au verre. Le cuivre est responsable de la
coloration de l’émail turquoise de Tilry, du bleu céleste pur et du bleu turquoise de Murano,
le cobalt de la coloration bleue de l’émail bleu lapis très clair d’Appert, l’argent de la
coloration du jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre. Quant à la teinte
du fondant opalin verdâtre, il n’est pas évident d’en déterminer l’élément colorant
responsable. Enfin le chrome, utilisé à partir du XIXe siècle comme colorant vert, est
présent dans le chrysoprase vert bleu d’Appert.
11 D’après ces analyses élémentaires globales, on peut suspecter la présence d’opacifiants
de type cassitérite (SnO2) dans le fondant opalin verdâtre, de type phosphate dans l’émail
bleu lapis très clair d’Appert et dans l’émail turquoise de Tilry, d’antimoniate dans le bleu
céleste pur et le bleu turquoise, sans qu’il soit possible de dire s’il s’agit d’antimoniate de
calcium ou de plomb, encore que ce dernier soit peu probable puisqu’il donnerait une
teinte verte aux échantillons. Enfin, des teneurs élevées en arsenic sont détectées dans
le fondant opalin verdâtre, l’émail bleu lapis très clair d’Appert, l’opale blanche, le rose opaque
de Tulout et l’émail turquoise de Tilry, et pourraient être le signe que ces échantillons
sont opacifiés à l’aide de l’arséniate de plomb.

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Morphologie et dimensions des opacifiants

12 Les images MEB obtenues sur tous les échantillons conduisent à des faciès très
différents qui peuvent être classés en plusieurs catégories :
• Gros cristaux géométriques : fondant opalin verdâtre (fig. 3), bleu céleste pur (fig. 4), bleu
turquoise.
• Nodules de l’ordre du micron : émail bleu lapis très clair d’Appert, rose opaque de Tulout (fig. 5).
• Cristaux géométriques de l’ordre du micron s’organisant en étoiles : chrysoprase vert bleu (fig.
6).
• Nodules de l’ordre de 0,1 micron : émail turquoise de Tilry (fig. 7a), opale blanche de Tulout
(fig. 7b), jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre.

Fig. 3. Fondant opalin verdâtre, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé :
120 x 90 µm

© C2RMF/Patrice Lehuédé.

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Fig. 4. Bleu céleste pur, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé :
12 x 9 µm

© C2RMF/Patrice Lehuédé.

Fig. 5. Rose opaque, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 24 x 18 µm

© C2RMF/Patrice Lehuédé.

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Fig. 6. Chrysoprase vert bleu, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé :
12 x 9 µm

© C2RMF/Patrice Lehuédé.

Fig. 7.a : émail turquoise ou céleste AC ; b :opale blanche, images MEB sur coupe polie, électrons
rétrodiffusés, champ imagé : 2,4 x 1,8 µm

© C2RMF/Patrice Lehuédé.

13 Si on s’en tient à la définition que nous avons donnée concernant la différence entre
opalescent et opaque, seuls le jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre,
l’émail turquoise de Tilry et l’opale blanche de Tulout devraient être opalescents, puisque
ne contenant que des particules de taille inférieure à la longueur d’onde : c’est
effectivement le cas.

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Composition élémentaire des opacifiants

14 La détermination de la composition élémentaire des opacifiants par EDS ne pose pas de


problème quand les cristaux mesurent quelques microns, en utilisant des conditions
classiques (typiquement un faisceau d’électrons de 15 keV). C’est ainsi que nous avons
trouvé les compositions données dans le tableau 3 pour les cristaux de plusieurs
microns des fondant opalin verdâtre, bleu céleste pur et bleu turquoise. Les cristaux du
fondant opalin verdâtre sont donc de l’oxyde d’étain, tandis que ceux du bleu céleste pur et
du bleu turquoise ont une composition qui peut correspondre à un antimoniate de
potassium et silicium (KSiSbO5) si l’on admet que les traces des autres éléments comme
Pb, Ca, Na… peuvent provenir du verre sous-jacent.

Tableau 3. Analyse EDS des cristaux des échantillons fondant opalin verdâtre, bleu céleste pur et
bleu turquoise, en % en poids d’oxyde

Na2O MgO Al2O3 SiO2 K2O CaO Sb2O5 PbO SnO2

Fondant opalin verdâtre 0.0 0.0 0.0 0.1 0.0 0.0 0.0 99.9

Bleu céleste pur 1.1 0.0 0.0 26.1 17.8 0.9 51.7 2.2

Bleu turquoise 0.5 0.0 0.0 22.9 18.9 2.0 55.7 0.1

15 Pour les nodules de l’ordre du micron (cas de l’émail bleu lapis très clair et du rose opaque
de Tulout), il est nécessaire de diminuer l’énergie des électrons incidents (par exemple
à 7 ou 8 keV) afin de limiter le volume analysé : nous trouvons alors les compositions
données dans le tableau 4. Malgré un faciès assez proche, les deux types de cristaux ne
sont pas de même nature : dans le rose opaque de Tulout, il s’agit d’arséniate de plomb
avec un peu de calcium (la teneur en CaO du verre est de 0,8 %), tandis que dans l’émail
bleu lapis très clair d’Appert, il s’agit d’un composé plus complexe contenant oxygène,
phosphore, calcium, arsenic et plomb.

Tableau 4. Analyse EDS des cristaux des échantillons émail bleu lapis, très clair et rose opaque, en
% en poids d’oxyde

Na2O SiO2 P2O5 K2O CaO As2O5 PbO

Émail bleu lapis, très clair 1.6 0.2 15.8 0.1 21.5 30.3 30.6

Rose opaque 1.2 1.8 0.6 0.7 3.5 28.1 64.1

16 Dans le cas du chrysoprase vert bleu d’Appert, les cristaux se développent en étoiles à
partir d’un petit nodule central qui paraît généralement en creux (sans doute à cause
du polissage), donc difficile à analyser par EDS. Les étoiles sont de grandes dimensions
(10 ou 20 µm), mais les particules qui constituent les branches des étoiles sont
beaucoup plus petites (0,5 µm au maximum) et il est impossible d’analyser les
particules elles-mêmes sans intégrer un peu de verre sous-jacent, même en travaillant
avec des électrons de 7 keV. De plus, là aussi, la matière constituant les cristaux a été

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partiellement arrachée lors du polissage. Les résultats ainsi obtenus sont donc à
prendre avec prudence et nécessitent une interprétation (tableau 5) : par rapport au
verre situé à proximité et analysé dans les mêmes conditions, ces cristaux sont
incontestablement fortement enrichis en Na, P et Ca. L’origine de Si et Pb est
certainement le verre situé à proximité. Nous n’avons détecté ni fluor, ni arsenic. Il est
donc très probable que ces cristaux soient un phosphate double de sodium et calcium.

Tableau 5. Analyse EDS du verre et des cristaux de l’échantillon chrysoprase vert bleu, en % en
poids d’oxyde

Na2O Al2O3 SiO2 P2O5 K2O CaO PbO

Verre 2.6 0.1 40 0.0 0.3 1.7 55

« 3.0 0.1 41 0.2 0.3 1.8 53

« 2.9 0.3 41 0.6 0.3 2.4 52

« 3.3 0.0 41 0.6 0.1 2.0 53

Nodule 4.5 0.2 34 7.0 0.2 6.3 48

« 2.1 0.4 41 3.2 0.2 3.5 50

« 10.0 0.1 26 13.7 0.3 12.2 38

« 13.5 0.2 17 20.6 0.2 19.1 26

« 5.0 0.2 31 5.4 0.0 5.9 46

« 5.7 0.2 34 7.1 0.1 6.0 47

17 Dans le cas de l’échantillon jaune transparent orange de Sèvres, dans les zones jaunes
opalescentes, nous observons des nodules blancs, donc de numéro atomique nettement
plus élevé que celui du verre situé à proximité. Les analyses réalisées à 7 kV montrent
systématiquement un net enrichissement en argent, d’autant plus important que la
particule a un diamètre plus grand, tous les autres éléments étant en diminution : il
s’agit très probablement de particules d’argent métallique. La coloration jaune
provoquée par les nanoparticules d’argent est bien connue.
18 Dans l’émail turquoise de Tilry et l’opale blanche de Tulout, les nodules sont très fins
(inférieurs à 0,1 µm) et impossibles à analyser par EDS sur section polie.
19 Enfin, dans le bleu céleste pur et le bleu turquoise, à côté des cristaux qui mesurent
souvent plusieurs microns, on trouve des petits cristaux de l’ordre de 0,2 µm, peu
abondants, présentant une teinte plus claire que les gros cristaux en électrons
rétrodiffusés. Ces petits cristaux apparaissent enrichis en calcium et en antimoine : il
pourrait s’agir d’antimoniate de calcium.

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Étude par diffraction X

20 Les diagrammes présentent quelques raies assez peu intenses, ainsi qu’un fond continu
avec un dôme caractéristique d’une phase vitreuse. Par comparaison avec les
diagrammes publiés par ASTM International (American Society for Testing and
Materials19), nous pouvons identifier :
• Fondant opalin verdâtre : cassitérite (SnO2)20.
• Bleu céleste pur et bleu turquoise : composé KSiSbO521, plus quelques raies qui peuvent
correspondre à Ca2Sb2O7.
• Opale blanche et rose opaque de Tulout : les raies s’indexent bien avec la fiche d’un arséniate
de potassium, sodium et plomb [KNaPb8(AsO4)6]22 ou celle d’un arséniate de potassium et
plomb [KPb4(AsO4)3]23. Ces deux composés sont très proches l’un de l’autre : on passe du
premier au second par une substitution du sodium par le potassium. On peut imaginer que,
dans cette structure, on puisse remplacer une partie des alcalins par du calcium, de façon à
tenir compte des résultats des analyses EDS.
• Chrysoprase vert bleu d’Appert : phosphate de sodium et calcium NaCaPO 424.
• Émail bleu lapis très clair d’Appert et turquoise de Tilry : le diagramme est correct, mais aucune
identification satisfaisante n’a pu être trouvée. Les positions des raies ainsi qu’une
estimation de leur intensité sont données dans le tableau 6.

Tableau 6. Position et intensité des raies de diffraction non identifiées dans les échantillons (F =
forte, f = faible)

d (Angströms) 4,40 3,96 3,65 2,88 2,71

Intensité f F f F F

Synthèse et interprétation des résultats

21 Les résultats obtenus sont souvent différents de ceux que l’on trouve dans la littérature
(tableau 7). Ainsi l’antimoniate de potassium et silicium (KSiSbO 5) n’est mentionné
comme opacifiant qu’une seule fois25, dans deux échantillons de verre filé de Nevers du
XVIIIe siècle, verres qui contenaient peu de plomb (4 à 8 % de PbO en poids), mais son
diagramme de diffraction n’avait pas pu être identifié. Nous avons trouvé une
publication26 qui décrit la synthèse de ce composé et indique son diagramme de
diffraction des rayons X : il est identique à celui que nous avons obtenu.

Tableau 7. Synthèse des résultats

Éléments Composé Nature


Échantillon Description
détectés (EDS) (EDS) structurale (DX)

Fondant opalin
gros cristaux Sn, O SnO2 cassitérite (SnO2)
verdâtre

Émail bleu lapis, très nodules


P, Ca, As, Pb, O ?
clair microniques

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Chrysoprase vert étoiles - nodules de


Na, Ca, P, O NaCaPO4 NaCaPO4
bleu 0.2 µm

nodules étoiles 0.1


Opale blanche As, Pb, O ? KNaPb8(AsO4)6
µm

nodules
Rose opaque As, Pb, O, trace Ca KNaPb8(AsO4)6
microniques

Jaune transparent petites billes 0.1


Ag
orange µm

Émail turquoise ou
nodules 0.1 µm As, Pb, O ? ?
céleste AC

Si, K, Sb, O + Ca,


Bleu céleste pur gros cristaux KSiSbO5 KSiSbO5 + Ca2Sb2O7
Sb, O

Si, K, Sb, O + Ca,


Bleu turquoise gros cristaux KSiSbO5 KSiSbO5 + Ca2Sb2O7
Sb, O

22 Les analyses EDS montrent clairement que les nodules du Chrysoprase vert bleu d’Appert
contiennent Na, Ca, P et O, mais que le fluor est absent. Le phosphate double de sodium
et calcium n’est jamais mentionné comme opacifiant, alors que l’apatite (fluophosphate
de calcium) est classique. Les diagrammes de diffraction sont voisins et rendent la
distinction des deux types de composés difficile par diffraction des rayons X.
23 De même, on ne trouve pas, dans la littérature sur les opacifiants, l’arséniate de plomb
avec un peu de calcium ; son diagramme de diffraction pourrait être dérivé de celui de
l’arséniate de plomb, sodium et potassium par substitution du calcium aux alcalins.
24 Néanmoins, il convient de signaler que Turner27 indique que les compositions de ces
cristaux (phosphate de calcium et arséniate de plomb) peuvent varier beaucoup sans
modifier sensiblement le diagramme de diffraction, qui demeure caractéristique d’une
structure type hexagonale dont l’apatite (3Ca3(PO4)2, CaF2) et la mimétite (3Pb3(AsO4)2,
PbCl2) sont des exemples. En revanche, les cas de la cassitérite et de l’antimoniate de
calcium28 sont bien connus et documentés. On peut aussi noter que nous n’avons jamais
rencontré d’antimoniate de plomb, pourtant signalé par Turner29 comme une solution
classique pour opacifier les verres au plomb.
25 Il est surprenant que, dans plusieurs cas, on soit en présence de plusieurs types de
cristaux simultanément, comme un antimoniate de potassium et silicium (KSiSbO 5) et
un antimoniate de calcium (Ca2Sb2O7) dans les échantillons bleu céleste pur et bleu
turquoise : l’intérêt technologique n’est pas évident, et c’est peut-être seulement pour
être plus sûr d’obtenir l’opalisation que cette solution a été adoptée.
26 Enfin, on peut s’interroger sur la façon dont l’opacifiant est introduit. La répartition
très homogène que l’on observe dans l’émail bleu lapis très clair et le chrysoprase vert bleu
d’Appert, l’opale blanche et le rose opaque de Tulout, l’émail turquoise de Tilry et, dans une
moindre mesure, le jaune transparent orange de Sèvres incite à penser que ces cristaux se
sont développés à partir d’une phase vitreuse homogène, par exemple durant un
traitement thermique postérieur à l’élaboration du verre, ce qui est assez classique. En

Technè, 42 | 2015
167

revanche, dans le cas du fondant opalin verdâtre, du bleu céleste pur et du bleu turquoise, où
les cristaux sont distribués de façon hétérogène et souvent en amas, on peut imaginer
qu’ils se sont développés à partir de cristaux qui avaient été ajoutés au verre, comme
pour les cristaux d’oxyde de chrome qui se forment autour des grains de chromite, ou
pour les cristaux de zircone qui se forment par transformation des grains de zircon
durant l’élaboration du verre qui contient ces impuretés.

Conclusion
27 Ce travail a montré que la microscopie à balayage, pratiquée à l’aide d’un appareil
équipé d’un canon à effet de champ, est une technique parfaitement adaptée à la
détermination de la forme et des dimensions des particules responsables de
l’opacification des verres : quand les particules sont de l’ordre de 0,1 µm, le verre est
opalescent, alors qu’il est opaque quand les dimensions des particules sont nettement
plus grandes (il perd alors son caractère dichroïque). De même, la possibilité
d’effectuer, sur ce type d’instrument, des analyses X à basse énergie sans perdre de
résolution latérale est un atout précieux pour au moins identifier les éléments présents
dans les particules opacifiantes quand elles mesurent moins de 1 µm de diamètre, ce
qui a conduit à des informations inédites sur la composition des opacifiants.
28 À côté d’opacifiants classiques (typiquement SnO2 sous forme cassitérite), les solutions
adoptées pour générer une seconde phase d’indice différent sont très diverses,
certaines ne sont d’ailleurs pratiquement pas documentées (KSiSbO 5 ou NaCaPO 4) et
constituent donc une nouveauté.
29 Enfin, dans plusieurs cas, on trouve des compositions complexes de type arséniate de
plomb mais contenant d’autres éléments (comme du calcium et même du phosphore).
On peut aussi noter que l’opacification par les fluorures de calcium ou de sodium, qui a
été largement utilisée à partir du XIXe siècle, n’a été employée par aucun des
fournisseurs.
30 Les antimoniates de calcium, largement utilisés pour opacifier les verres sodocalciques,
n’ont pas été employés dans les verres au plomb étudiés, probablement pour éviter le
risque de précipitation de l’antimoniate de plomb qui génère une coloration jaune.
31 Par ailleurs, les échantillons bleu céleste pur et bleu turquoise présentent de grandes
analogies : composition moyenne peu différente et mêmes phases cristallines. Comme
on sait que le bleu turquoise vient de chez Dal Moro à Murano, il est légitime de penser
que le bleu céleste pur a la même origine.
32 Aucun des échantillons étudiés ne présentait de signe d’altération (pas de fissuration de
la couche superficielle, pas de dépôt de sels métalliques en surface) : leur conservation
ne semble donc pas poser de problème. Il est vraisemblable qu’il en est de même pour
les objets qui ont été décorés à l’aide des matières premières étudiées. C’est néanmoins
un point qu’il faudrait vérifier. Les recommandations pour la conservation des verres
peuvent s’appliquer à celle des objets émaillés avec ce type de décor : peu de variations
de température et humidité relative moyenne et constante.
Les auteurs remercient Anne Bouquillon, Olivier Dargaud et Laurence Tilliard pour les
fructueuses discussions qui ont enrichi ces recherches, ainsi que Stéphanie Brouillet qui nous a
fourni de très nombreuses informations sur les émaux de la Cité de la Céramique.

Technè, 42 | 2015
168

BIBLIOGRAPHIE
Alcouffe D., 1978, « La renaissance des différentes techniques de l’émail sous le Second Empire »,
Métiers d’art, juillet 1978, p. 40-47.

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Brongniart A., 1791, « L’Art de l’émailleur sur métaux », Annales de chimie, IX, p. 192-214.

Brongniart A., Riocreux D., 1845, Description méthodique du Musée céramique de la Manufacture royale
de porcelaine de Sèvres, Paris, A. Leleux, 2 vol. et atlas (456, 8 p., LXXX pl.).

Bulletin de la Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale, 1877, 3 e série, tome IV, p.


626-628.

Chriten T., 1868, Traité scientifique de l’art du lapidaire, Paris, chez l’auteur, 491 p.

Crosnier M. P., Guyomard D., Verbaere A., Piffard Y., 1990, “KSbOSiO4: a new isomorphous
derivative of KTiOPO4”, Eur. J. Solid State Inorg. Chem. 27, p. 845-854.

Dion-Tenenbaum A., 2005, « La renaissance de l’émail sous la monarchie de Juillet », Bibliothèque


de l’École des Chartes, 163, p. 145-164.

Moretti C., Hreglich S., 2013, « Les verres opaques : la technologie des verriers vénitiens ( XVe-
XXe siècles) », Les Cahiers de Verre & Histoire, n° 2, p. 1-7.

Pichon L., Moignard B., Lemasson Q., Pacheco C., Walter P., 2014, “Development of a multi-
detector and a systematic imaging system on the AGLAE external beam”, Nuclear Instruments and
Methods in Physics Research B 318, p. 27-31.

Ryde J. W., Yates D., 1926, “Opal Glasses”, J. Soc. Glass Techn. p. 274-294.

Turner W. E. S., Rooksby H. P., 1959, “A Study of the Opalising Agents in Ancient Opal Glass”,
Glasstechn. Ber., 32K-8, p. 17-28.

Watts D. C., 1990, “Why George Ravenscroft introduced lead oxide into crystal glass”, Glass
Technol. 31-5, p. 208-212.

Document inédit

Lahlil S., Redécouverte des procédés d’opacification des verres à l’antimoine à travers l’Histoire. Étude des
antimoniates de calcium. Thèse de doctorat de l’université Pierre-et-Marie-Curie, 16 décembre
2008, 359 p.

NOTES
1. Le canon à effet de champ permet de générer un faisceau d’électrons nettement plus fin que
celui obtenu classiquement avec des canons à filament de tungstène. La résolution latérale ainsi
obtenue est de l’ordre de 1 nm.
2. Dion, 2005, p. 145.
3. Alcouffe, 1978, p. 40.
4. Chriten, 1868, p. 318.
5. Id., ibid.
6. Brongniart, 1791, p. 192.
7. Brongniart, 1845, p. 392.

Technè, 42 | 2015
169

8. Coupe en émail grisaille, Description méthodique n° 393.


9. Alcouffe, 1978, p. 40.
10. Tableaux de l’inventaire des couleurs pour la porcelaine, l’émail et le verre, les pâtes colorées
et les métaux précieux en usage à la Manufacture de Sèvres, archives MNS, Pb13 et N3.
11. Turner, 1959, p. 18. ; Moretti, 2013, p. 1.
12. Ryde, 1926, p. 282.
13. Moretti, 2013, p. 3.
14. Lahlil, 2008, p. 31.
15. Pichon, 2014, p. 28.
16. Les préparations ont été polies au diamant (0.25 µm) puis recouvertes d’une fine couche de
platine (0,8 nm) de façon à s’affranchir des effets de charge. Les analyses élémentaires EDS ont
été réalisées avec un système Quantax400 de Bruker équipé de deux spectromètres de 30 mm 2
disposés à 160°. La tension d’accélération des électrons a varié suivant l’objectif visé : 15 kV
quand les zones analysées étaient de dimensions supérieures à quelques microns, 7 ou 8 kV pour
les cristaux de dimensions inférieures.
17. Tube de cuivre (50 kV, 0,65 mA) équipé d’une optique permettant d’obtenir un faisceau
parallèle et monochromatique (λ = 1,54186 Å) d’un diamètre de 200 µm. La surface irradiée par le
faisceau est de l’ordre du mm².
18. Watts, 1990, p. 211.
19. ASTM.
20. ASTM 21-1250.
21. ASTM 04-011-5079.
22. ASTM 31-1083.
23. ASTM 31-1041.
24. ASTM 29-1193.
25. Lahlil, 2008, p. 273.
26. Crosnier, 1990, p. 848.
27. Turner, 1959, p. 24.
28. Lahlil, 2008, p. 31.
29. Turner, 1959, p. 23.

RÉSUMÉS
La Cité de la Céramique à Sèvres conserve des verres d’origines diverses utilisés au XIXe siècle
pour les peintures sur porcelaine et les émaux sur cuivre. Nous avons étudié neuf de ces verres
opaques ou opalescents. Les observations au microscope électronique à balayage (MEB) montrent
qu’ils contiennent des particules dont les dimensions sont de l’ordre de 0,1 µm pour les verres
opalescents, nettement plus grandes dans le cas des verres opaques. La nature de ces particules a
été déterminée par spectroscopie par dispersion d’énergie (energy dispersive spectroscopy –
EDS) et par diffraction des rayons X (DRX). Dans certains cas, des solutions classiques (cassitérite,
antimoniate de calcium) ont été utilisées. Dans d’autres cas, des compositions plus complexes
(arséniate de plomb pouvant contenir du phosphore, du calcium…), voire pratiquement
inconnues (antimoniate de potassium et silicium, phosphate de sodium et calcium) ont été mises
en évidence. Le microscope à balayage équipé d’un canon à effet de champ 1 est un outil précieux

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170

pour visualiser la phase opacifiante, en déterminer la granulométrie et en estimer la


composition.

The Cité de la Céramique, in Sèvres, has a collection of glass of diverse provenance used in the
19th century for painting on porcelain and enamelling on copper. We studied nine of these
opaque and opalescent glasses. Observation obtained via scanning electron microscopy showed
that opalescent glass contained particles measuring about 0.1 µm, while particles in opaque glass
were much larger. The nature of these particles was determined by energy dispersive
spectroscopy (EDS) and by X-ray diffraction (XRD). In some cases, conventional solutions
(cassiterite, calcium antimonate) had been used. In other cases, more complex compositions (lead
arsenate containing phosphorus, calcium…), or practically unknown compositions (potassium
silicon antimonate, sodium calcium phosphate) came to light. Fitted with a field emission * gun,
the scanning electron microscope is a valuable tool for observing the opacifier and determining
the size and the composition of the particles.

*. The field emission electron gun produces a distinctly finer electron beam than the one
formerly obtained using a tungsten filament emitter. The lateral resolution thus obtained is in
the order of 1 nm.

INDEX
Mots-clés : émail, histoire des techniques, opacifiant, Sèvres, verre au plomb, microscope à
balayage à effet de champ
Keywords : enamel, history of techniques, opacifier, Sèvres, lead glass, scanning electron
microscope

AUTEURS
PATRICE LEHUÉDÉ
Chercheur bénévole au C2RMF-PSL/IRCP (patrice.lehuede[at]culture.gouv.fr).

MARIE COLLIN
Stagiaire de master 2 Instrumentation au Service de l’Art, année scolaire 2013-2014, Université
Jean Perrin, Lens (marie[at]collin.fr).

MICHEL DUBUS
Ingénieur d’étude au C2RMF (michel.dubus[at]culture.gouv.fr).

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De La Source aux Trois baigneuses : les


tableaux à transformations de
Gustave Courbet
From The Source to Three Bathers: metamorphosis of Gustave Courbet’s
paintings

Bruno Mottin

1 L’étude de laboratoire des tableaux de Gustave Courbet réserve fréquemment des


surprises, car ce maître extraordinairement créatif n’a jamais hésité à transformer
radicalement ses compositions au cours de leur élaboration1. L’examen des Trois
baigneuses du musée du Petit Palais en est un exemple particulièrement frappant,
comme nous avons tenté de le montrer dans un précédent texte dont nous présentons
ici les lignes saillantes2.
2 L’œuvre représentant les Trois baigneuses n’a pas été conçue d’emblée comme une
peinture. C’était initialement une simple feuille d’étude sur papier épais, de plus petit
format que la peinture actuelle, qui a été utilisée par Courbet pour mettre au point des
compositions successives. Celles-ci peuvent être observées grâce à la radiographie (fig.4
de l’article Collet-Sindaco), à la réflectographie infrarouge et à l’imagerie par
spectrométrie de fluorescence X. Le peintre a d’abord utilisé sa feuille en la disposant
en longueur pour esquisser une femme nue allongée au bord de l’eau, accoudée sur un
rocher. La composition peut être datée vers 1862, par analogie avec un Nu au ruisseau
qui a été redécouvert récemment au musée El Guézireh du Caire. Mais Courbet ne s’est
pas arrêté là ; à la manière d’Ingres, qui superpose des variantes à ses compositions, le
peintre a transformé la pose en redressant les bras de la jeune femme au-dessus de sa
tête, pour créer une figure dont les contours sinueux sont en rapport avec les
recherches de stylisation qu’il mène autour de 1868.
3 Vers 1868, Courbet s’intéresse également au thème des baigneuses debout, seules ou en
groupe, dont l’une des versions les plus célèbres est La Source du musée d’Orsay (RF
2240, fig. 1). L’œuvre représente aujourd’hui une femme nue vue de dos se baignant
dans un sous-bois, mais la radiographie montre que la composition en recouvre une

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autre, à trois baigneuses, qui ressemble fortement à la composition du Petit Palais


(fig. 2). On note que Courbet a hésité, pour le tableau aujourd’hui au musée d’Orsay, sur
l’attitude du nu le plus à gauche, car son image apparaît floue sur la radiographie. Pour
retravailler cette figure, le peintre est revenu à sa feuille d’étude, qu’il a basculée dans
un sens vertical. Il, a modifié les proportions du nu allongé pour en faire une baigneuse
glissant dans l’eau, a ajouté une femme nue vue de dos sur la droite et a glissé entre les
deux jeunes femmes la tête d’un troisième personnage. Cet exemple de transformation
d’une composition en une autre par basculement de 90 degrés est emblématique de la
dextérité du peintre et semble unique dans l’histoire de la peinture. Pendant une brève
période, les œuvres du musée d’Orsay et du Petit Palais ont donc été semblables, avant
de suivre des voies divergentes. Pour La Source, Courbet a choisi de ne retenir que le
personnage de droite, au modelé sculptural. En revanche, il a développé le thème des
trois baigneuses sur l’œuvre du Petit Palais en faisant passer la feuille d’étude au rang
de peinture de chevalet grâce à son marouflage de la feuille sur un support de toile et à
son agrandissement sur quatre côtés. Ayant ainsi aéré la scène, il a pu équilibrer la
composition en déplaçant le nu de droite. Il aurait probablement terminé cette œuvre
en peu de jours s’il n’avait participé aux événements de la Commune et si la
composition ne lui avait été volée pendant son emprisonnement. Elle a été retrouvée
chez un marchand quelques années plus tard, alors que Courbet était exilé en Suisse et
n’a pu la retoucher.

Fig. 1. Gustave Courbet, La Source, huile sur toile. Paris, musée d’Orsay

© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt.

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Fig. 2. Gustave Courbet, La Source, radiographie

© C2RMF.

BIBLIOGRAPHIE
Mottin B., 2007-2008, « Des œuvres à la genèse complexe : Courbet sous l’œil du laboratoire »,
Gustave Courbet, cat. exp. Paris, Grand Palais, New York, Metropolitan Museum, Montpellier,
musée Fabre, p. 71-80.

Mottin B., 2014, “From One Picture to Another: Les ‘Trois Baigneuses’”, Gustave Courbet, cat. exp.
Bale, Fondation Beyeler, 2014, p. 106-112.

NOTES
1. Mottin B., 2007-2008, p. 71-80.
2. Mottin B., 2014.

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RÉSUMÉS
L’article présente brièvement les résultats d’une étude de laboratoire conduite sur deux tableaux
de Gustave Courbet. Il montre que le tableau des Trois Baigneuses était au départ une feuille
d’étude, sur laquelle le peintre a travaillé à plusieurs compositions, avant de la maroufler sur
toile en lui conférant ainsi le statut de peinture de chevalet.

The article summarizes the results of a laboratory study carried out on two works painted by
Gustave Courbet. It shows that the painting of the Three Bathers was originally a sheet of studies,
on which the artist was working on several compositions. He then mounted it on canvas and it
thus acquired the status of an easel painting.

INDEX
Mots-clés : Courbet (Gustave), Trois baigneuses, La Source
Keywords : Courbet (Gustave), Three Bathers, The Spring

AUTEUR
BRUNO MOTTIN
Conservateur en chef au C2RMF (bruno.mottin[at]culture.gouv.fr).

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Les Trois baigneuses de Courbet


(musée du Petit Palais) :
restauration et découvertes
Courbet’s Three Bathers (Musée du Petit Palais): restoration and findings

Isabelle Collet et Claudia Sindaco-Domas

1 Le Petit Palais, musée des beaux-arts de la Ville de Paris, conserve un ensemble


remarquable d’œuvres de Gustave Courbet. Le peintre fut l’un des plus célèbres
proscrits de la Commune. Après son décès survenu en 1877 à la Tour-de-Peilz, sa plus
jeune sœur, Juliette Courbet (1831-1915), a veillé à la réhabilitation de l’artiste et à la
pérennité de son œuvre. Dès 1881, la Ville de Paris avait fait l’acquisition d’une grande
toile, La Sieste pendant la saison des foins (1867), lors d’une vente aux enchères. En 1900, le
grand portrait hommage intitulé Pierre-Joseph Proudhon et ses enfants (1865) est à son
tour acheté par la Ville. Juliette Courbet a servi d’intermédiaire pour la donation en
1906 d’une œuvre majeure, Les Demoiselles des bords de Seine (1856), complétée par la
donation de plusieurs portraits de famille dont l’Autoportrait au chien noir (1844). Ces
peintures sont rassemblées dans une salle Courbet inaugurée en 1909, au rez-de-jardin.
Le tableau Trois baigneuses y figure alors en bonne place. L’œuvre est citée dans le
catalogue des collections rédigé par Henry Lapauze en 1910 : « Les Trois baigneuses
s’égalent à La Source (fig. 7), qui est restée chez Melle Juliette Courbet. Elles datent de
1868. Elles ont la même saveur que les meilleurs nus réalistes de Courbet : la jeune
femme qui forme le centre du tableau, et qui va descendre dans l’eau, est un des beaux
morceaux de la fin de sa carrière ; la chair des trois baigneuses est palpitante de vie 1 ».
Les nus féminins ont très tôt fait la réputation du peintre qui aurait pu, sans difficulté,
vendre une œuvre aussi séduisante. Il n’en a rien été car Courbet n’a pas eu le temps
d’achever cette composition.
2 Peinte peu de temps avant le départ forcé de Courbet pour la Suisse, l’œuvre a connu
un destin mouvementé. Elle est volée chez l’artiste passage du Saumon et proposée à la
vente chez un encadreur où elle est retrouvée en 1874 et restituée à l’artiste 2. À cette
date, Étienne Baudry et Jules Castagnary constatent que « cette grande toile paraît

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inachevée ». Restée dès lors dans l’atelier parisien, elle ne figure ni dans la vente après
décès du 26 novembre 1877, ni à l’exposition Courbet organisée à l’École des beaux-arts
en 1882. Son arrivée au Petit Palais en 1909 est donc sa première présentation officielle
au public. L’œuvre qui mesure 126 x 96 cm est alors dotée d’un beau cadre mouluré et
doré à la feuille, ce qui confère au tableau le statut d’une œuvre achevée.

Une carrière internationale


3 L’exposition Courbet organisée en 1929 au Petit Palais marque le début d’une
reconnaissance historique du peintre d’Ornans décédé cinquante-deux ans auparavant.
Notre tableau figure sous le numéro 54 du catalogue, avec le titre : Les Baigneuses 3. Dès
lors, les expositions Courbet se multipliant de par le monde, le tableau va connaître une
carrière internationale, dont un passage remarqué à la Biennale de Venise en 1954.
Cette étape nous intéresse particulièrement du point de vue de l’évolution de l’état de
l’œuvre, car le tableau est reproduit en couleurs dans le catalogue Courbet alla XXVII
biennale di Venezia.
4 Un tirage noir et blanc de l’agence Bulloz conservé au Petit Palais est daté au revers du
1er trimestre 1970 (fig. 1). Ce cliché permet d’établir un constat de l’état de l’œuvre
avant sa restauration de 1973 : une première restauration est confiée à Jacques Roullet,
chef de l’atelier de restauration des peintures du musée du Louvre demeurant 39
boulevard Saint-Jacques. La facture datée du 7 décembre 1973, seul document conservé
dans le dossier, indique : « Nettoyage, enlèvement des taches et régénération du
vernis4. » Il n’est donc pas fait mention du support dans cette opération facturée 300
francs. Un mémoire de restauration adressé au musée le 6 décembre 1976 facture un
« rentoilage » pour un montant de 4 000 francs par l’atelier Rostain 5. L’œuvre est
absente de la rétrospective Courbet présentée au Grand Palais puis à la Royal Academy
de Londres, du 30 septembre 1977 au 19 mars 1978. En octobre 1977, notre tableau
s’envole pour New Delhi à destination d’une exposition intitulée Modern French painting.
À son retour en février 1978, il est constaté que le « rentoilage est raté : une bosse était
visible le jour même du retour du tableau au musée6 ». Le marouflage est refait par
l’atelier Rostain en avril 1978. L’œuvre va pouvoir repartir à Hambourg après une
légère intervention de William Langelaan (restaurateur des musées nationaux) qui
constate qu’il « faudrait faire une restauration plus poussée 7 ».

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Fig. 1. Trois baigneuses. Tirage photographique noir et blanc

Le vernis encore transparent laisse bien visible le fond arboré de la composition ; la joue gauche de la
baigneuse brune est déjà marquée de taches brunes ainsi que le sein gauche, en revanche son corps
ne présente pas de marques brunes prononcées, mais cela peut être dû à la mauvaise qualité du
tirage ; les zones de raccord entre la feuille centrale et les quatre bandes ajoutées en périphérie sont
bien visibles sur l’image, ce qui indique probablement des problèmes d’adhérence entre la toile de
doublage et le bord des feuilles de papier épais dès cette date.
© Photo Bulloz, vers 1970, archives du Petit Palais.

5 Le tableau part de nouveau en prêt à l’exposition Courbet und Deutschland 8. Les Baigneuses
sont reproduites en couleurs sur la couverture du catalogue (cliché RMN). Le cliché de
médiocre qualité est malheureusement difficile à interpréter9. Le vernis présente de
larges plages jaunâtres, et l’on retrouve sur la joue gauche les tâches disgracieuses déjà
constatées en 1970. L’œuvre est reproduite à plusieurs reprises dans des catalogues
d’exposition durant les années 1980 et 1990. Puis une nouvelle prise de vue en couleurs
est effectuée en 1996 par l’agence photographique des musées de la Ville de Paris. Les
repeints désaccordés sont désormais bien visibles sur le corps de la baigneuse brune.

La restauration de 2014 : nouveaux enjeux


6 Lorsque la fondation Beyeler demande le tableau en prêt, le musée charge Jean-
François Hulot et Cécile des Cloizeaux de faire un constat détaillé afin de vérifier si
l’œuvre peut voyager. Les restaurateurs rendent leurs conclusions en novembre 2013.
Le marouflage opéré en 1978 par l’atelier Rostain reste suffisamment stable pour
permettre à l’œuvre de voyager. En revanche, l’état de surface est peu satisfaisant
compte tenu de l’oxydation du vernis et de l’assombrissement des nombreux repeints.
Le prêt étant accordé pour l’exposition de Bâle en 2014, le Petit Palais décide de confier
la restauration de l’œuvre à Claudia Sindaco. L’opération bénéficie du soutien financier

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178

de la fondation Beyeler. Il est toutefois prévu de n’entreprendre cette restauration


qu’après une analyse détaillée de la peinture afin de mieux comprendre la genèse de ce
tableau inachevé et complexe.
7 L’étude menée par le C2RMF sous la direction de Bruno Mottin a fourni des réponses
essentielles à la compréhension de l’œuvre (voir article de Bruno Mottin page 101). Elle
confirme l’hypothèse d’un agrandissement du format par Courbet lui-même et
démontre qu’une première composition avait été ébauchée sur la feuille centrale
travaillée en format horizontal.
8 La restauration de 2014 concerne exclusivement la couche picturale. Elle doit
permettre de purger l’œuvre des repeints désaccordés qui masquent sans doute
d’anciens accidents de surface (hypothèse infirmée après l’allègement). L’enjeu de cette
intervention sera donc d’approcher l’état dans lequel Courbet a laissé ces Baigneuses en
quittant son atelier parisien. Cette recherche d’un état originel doit néanmoins prendre
en compte l’évolution de la matière qui a rendu davantage visibles, par une
transparence accrue, les étapes antérieures.

La technique picturale de Courbet, observations et


documents
9 L’abondante correspondance de Courbet et les témoignages de ses contemporains 10
nous renseignent sur les méthodes de travail de l’artiste, les matériaux qu’il aimait
employer et ses recherches plastiques. Avant d’entreprendre la restauration, nous
avons confronté nos observations étayées par l’étude du C2RMF avec ces sources
historiques.
10 L’œuvre a été réalisée à la fin de la carrière du peintre, dans les années 1865-1868.
Courbet peint alors depuis une quinzaine d’années avec constance et rapidité, en
employant une technique puissante et personnelle. Les descriptions de ses amis
montrent Courbet à l’œuvre dans son atelier « arrêté tour à tour devant chaque
chevalet, grattant par ici, retouchant par-là, n’attaquant que rarement une toile
vierge11 ». D’autres récits soulignent sa vitesse et sa sûreté de travail, comme Max
Claudet qui l’a vu travailler « à peine deux heures pour couvrir une toile d’un
mètre12 ! ».
11 Le support employé, un papier, est assez peu utilisé par l’artiste et plutôt réservé à des
esquisses préparatoires ou à des œuvres de petit format. L’examen rapproché révèle
qu’il est d’une tonalité brune, sans préparation. Le seul témoignage sur ce support est
donné par Alexandre Shanne qui mentionne avoir vu Courbet dans ses années de
formation peindre des grands formats avec « du papier gris épais, préparé à l’huile et
tendu sur des châssis13 ».
12 Le support est composé de cinq feuilles assemblées à joints vifs. Le peintre a modifié sa
composition en agrandissant le format originel par l’adjonction de quatre bandes de
papier (voir article de Bruno Mottin page 101). Pour maintenir ces agrandissements, il a
fait pratiquer un marouflage. Paris comptait, à la fin du XIXe siècle, de nombreux
ateliers qui pratiquaient des rentoilages ou marouflages à la demande d’artistes ou de
particuliers14. Émile Rostain, restaurateur de support toile, est le premier à examiner le
revers en 1976 pour reprendre les décollements du marouflage original. Il constate

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alors que le renfort du papier par une toile « a été réalisé au moment où Courbet a
agrandi le tableau15 ».
13 La première composition centrale est proche d’un format grand aigle. Les reprises
constatées à la radiographie sont fréquentes chez l’artiste et souvent relatées par ses
proches ou par Courbet lui-même. Parmi ces écrits, nous en citerons deux, celui de
Silvestre : « Il dessine grosso modo les personnages, les construit, les reconstruit
jusqu’à trois fois de pied en cap16 », celui de Courbet : « J’ai repris mon Retour de foire
auquel il manquait bien des choses et dans lequel il y avait un défaut de perspective,
puis je l’ai agrandi d’un quart17. »
14 La réflectographie n’a révélé que des traces de fusain pour mettre en place les formes
principales. Courbet peint généralement après avoir sommairement indiqué les lignes
directrices de sa composition. Il est rare, s’agissant de petits formats, qu’il réalise un
croquis ou un dessin à part. Plusieurs amis évoquent un dessin à la craie blanche sur
une préparation sombre18, qu’il modifie souvent en cours de travail.
15 Dans les Trois baigneuses, la teinte brune du papier sert de ton de fond à l’œuvre.
Courbet affectionnait les préparations sombres qui lui permettaient de travailler du
foncé vers le clair, par éclaircissement progressif. Il s’en explique à un élève au cours
d’une leçon : « Cherche une teinte plus foncée que celle-là et plaque cette teinte avec
ton couteau, ensuite attaque par gradations les nuances les moins intenses, enfin tu
n’auras qu’à faire luire les clairs19. » Cette méthode lui permettait de mettre en valeur
les modelés et de mieux faire ressortir les lumières.
16 Le caractère inachevé de l’œuvre est précieux pour voir la facture de Courbet et
comprendre ses étapes de travail. Les témoignages parlent souvent d’une matière très
compacte au départ, appliquée au couteau et à la brosse large, au chiffon ou au doigt,
puis progressivement adoucie par des touches de plus en plus fluides et colorées. Les
effets de matière sont donc variés. Certaines zones d’un tableau peuvent recevoir des
couches successives et d’autres restent à peine esquissées. Des amis évoquent pour sa
matière des tableaux d’anciens maîtres, d’autres des empâtements semblables à un
« crépi20 ».
17 Dans le tableau du Petit Palais, le personnage central peint avec un modelé subtil
contraste avec la figure de la jeune femme blonde, rapidement ébauchée et jamais
terminée. Pour la végétation, Courbet juxtapose des petites touches ou applique des
glacis dans le frais pour animer la surface. Pour la jeune fille blonde, la matière
conserve l’empreinte des brosses larges et du couteau à peindre. Dans cette zone, nous
percevons par transparence des feuillages sombres, témoin de la première composition.
18 Concernant sa palette, les amis du peintre évoquent l’emploi de couleurs ordinaires
conservées dans des vessies. Courbet utilisait le plus souvent une gamme colorée
restreinte composée de blanc de plomb, de vermillon, d’ocre jaune et de noir. Des
témoignages relatent qu’au moment de peindre, « après avoir regardé avec soin son
modèle il combinait les tons, il en préparait trois fondamentaux pour la lumière, la
demi-teinte et l’ombre, puis il disposait les couleurs franches sur le haut de sa
palette21 ». Les carnations des trois baigneuses ont été peintes en respectant cette
méthode de travail.
19 Dans la correspondance de Courbet, nous n’avons trouvé aucune mention de vernis
final ou intermédiaire appliqué par l’artiste lui-même. Un témoignage de Fleury
raconte l’avoir vu mouiller à l’éponge des toiles en cours d’exécution pour les présenter

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à ses visiteurs22. D’autres lettres de Courbet indiquent qu’il laissait le soin à ses
marchands de vernir et d’encadrer ses œuvres, comme il était d’usage de le faire à la fin
du XIXe siècle23. Le tableau des Trois baigneuses, inachevé et non exposé du vivant de
l’artiste, n’a certainement pas été verni. Il est probable que Juliette Courbet, au moment
de la donation, ait fait vernir et encadrer la peinture. Ce vernis a été nettoyé puis
régénéré lors des restaurations de 1973 et 1978. Ces couches de vernis sont composées
de résine naturelle comme l’indique leur fluorescence à l’ultra-violet.

La restauration de 2014
20 Les interventions esthétiques, faites pour améliorer l’état de présentation de l’œuvre,
se sont déroulées au musée du Petit Palais et ont été suivies à chaque étape par le
conservateur responsable des collections, Isabelle Collet. La technique peu
conventionnelle de l’artiste, les nombreuses reprises et repentirs, laissaient craindre
une matière fragile et un allègement délicat. Les vernis de restauration épais et oxydés
avaient perdu leur transparence. Ils gênaient l’appréciation des plans et des contrastes,
et les larges repeints altérés dans le personnage central troublaient la compréhension
du modelé (fig. 2 et 3).

Fig. 2. Détail d’une zone en cours d’allègement

© Claudia Sindaco.

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Fig. 3. Photographie sous ultraviolet. Les repeints apparaissent en sombre

© C2RMF/Jean-Louis Bellec.

Fig. 4. Radiographie

© C2RMF.

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21 Nous avons opté pour un travail prudent et progressif, conforme à la méthodologie


définie par Wolbers et Cremonesi pour les opérations de décrassage et d’allègement du
vernis. Après un décrassage qui a débarrassé la matière d’une couche grise, des petits
tests de solubilité ont permis de sélectionner des mélanges de solvants pour amincir les
vernis24. Un degré d’allègement prononcé, qui laisse une fine couche de vernis ancien, a
été choisi à l’issue de ces tests (fig. 5). Les repeints ont été totalement retirés.

Fig. 5. Détail avant allègement avec les retouches désaccordées

© C2RMF/Jean-Louis Bellec.

22 Après l’allègement, nous avons réexaminé l’état de présentation. Le tableau a gagné en


netteté et en profondeur, le modelé du personnage central a retrouvé ses nuances
subtiles. À ce stade du travail, quelques altérations troublent encore la lecture : des
usures et des petites lacunes (très anciennes) sont toujours visibles dans le visage du
personnage central. Elles sont alors retouchées pour retrouver le modelé. Les larges
craquelures prématurées dans le personnage de l’arrière-plan ont été atténuées afin de
redonner plus de netteté aux formes.
23 Dans le personnage blond, la transparence accrue de l’huile rendait plus perceptibles
les sous-couches sombres de la composition initiale25. Courbet a laissé cette figure à
l’état d’ébauche contrairement à la baigneuse centrale. Le travail de retouche a tenu
compte de cette évolution naturelle tout en restant minimal. Nous avons atténué par
des glacis certaines zones où les sous-couches de la végétation, trop présentes,
brouillaient la lecture. Enfin, nous avons appliqué une fine couche de vernis satiné qui
redonne transparence et profondeur à la matière tout en préservant le caractère
inachevé de l’œuvre26 (fig. 6).

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Fig. 6. Le tableau après restauration

© Petit Palais/Roger-Viollet.

Conclusion
24 Le tableau des Trois baigneuses restait l’une des œuvres les plus mystérieuses du fonds
Courbet conservé au Petit Palais. Les recherches menées en 2014 à l’occasion de son
prêt à la fondation Beyeler ont permis de réunir nombre d’informations inédites sur
l’histoire matérielle de cette composition à ses différents stades d’élaboration. Œuvre
muséale, magnifiée par un cadre doré, elle reste néanmoins une œuvre d’atelier
expérimentale qui nous informe sur le processus créateur de Courbet.
25 Au Petit Palais, les archives en matière de restauration sont très lacunaires. L’usage
était, jusqu’à une date récente, de ne conserver que des documents administratifs,
essentiellement des devis et des factures. Fort heureusement, l’œuvre a été reproduite
à plusieurs reprises depuis son entrée au musée. Ces clichés anciens ont été étudiés
pour reconstituer l’évolution de son état. Leur archivage fait désormais partie de la
documentation conservée précieusement dans le dossier de restauration.
26 Durant la restauration menée en 2014, l’enlèvement des repeints abusifs et l’allègement
du vernis ont permis de retrouver une matière originale quasi intacte, très proche
techniquement des séries de nus de la fin de la carrière de Courbet. L’œuvre, volée puis
restituée au peintre, n’a jamais pu être achevée comme Courbet l’avait pourtant promis
à Étienne Baudry qui souhaitait l’acquérir : « Veuillez, mon cher ami, croire que je suis
toujours à votre disposition pour les terminer comme il était convenu en principe 27. »
L’historien de l’art peut se réjouir de cet empêchement qui a préservé ces Trois

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baigneuses à un stade intermédiaire d’achèvement, état que nous pouvons désormais


observer dans sa vérité.

BIBLIOGRAPHIE
Bruyeron R., 2011, Écrits, propos et témoignages, Hermann.

Chu P., 1996, Correspondance de Courbet, Flammarion.

Chu P., Zütter J., 1998, Courbet, artiste et promoteur de son œuvre, Flammarion.

Gronkowski, C. (préface), 1929, Exposition Gustave Courbet, Palais des Beaux-Arts de la Ville de
Paris (Petit Palais) – Bois-Colombes, Impr. des lettres et des Arts.

Labreuche P., 2011, Paris capitale de la toile à peindre, INHA/CTHS.

Lapauze H., 1910, Le Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris (Petit Palais), Imp. P. Renouard, Paris.

Léger C., 1929, Courbet, G. Grès.

Mottin B., 2007-2008, « Des œuvres à la genèse complexe, Courbet sous l’œil du laboratoire »,
dans Exposition Gustave Courbet, Paris, Galeries nationales du Grand Palais ; New York, The
Metropolitan Museum ; Montpellier, Musée Fabre, RMN, p.70-81.

Swicklick M., « French painting and the use of varnish, 1750-1900 », Studies in the history of Art,
Conservation research, National Gallery of Art, Washington, 1981.

NOTES
1. Lapauze, 1910, p. 79.
2. Chu, 1998, p. 140.
3. Gronkowski, 1929, p. 27.
4. Archives du Petit Palais, dossier d’œuvre PPP732.
5. Id. ibid.
6. Id. ibid.
7. Id. ibid. Facture du 20 octobre 1978, montant de l’intervention 850 francs.
8. Exposition Courbet und Deutschland, Hambourg, Kunsthalle du 19 octobre au 17 décembre 1978
et Städlische Galerie, Frankfurt du 17 janvier au 18 mars 1979, cat. n°278.
9. Il s’agit probablement du cliché Bulloz encore disponible sur le site de la RMN Photo référence
05-521937.
10. Chu, 1996 et Bruyeron, 2011.
11. Bruyeron, 2011, p. 270.
12. Bruyeron, 2011, p. 274.
13. Id. ibid. p. 262.
14. Labreuche, 2011, p. 288.
15. Archives du Petit Palais, dossier d’œuvre PPP732.
16. Bruyeron, 2011, p. 260.
17. Chu, 1996, p. 113.

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18. Bruyeron, 2011, p. 260.


19. Id. ibid., p.270.
20. Id. ibid., p. 264.
21. Id. ibid., p.175.
22. Id. ibid., p. 262.
23. Swicklick M., 1981.
24. Allègement du vernis réalisé avec un mélange Isopropanol/isooctane (50/50).
25. En vieillissant l’indice de réfraction de l’huile se rapproche de celui de nombreux pigments, la
matière devient alors plus transparente, les couches sous-jacentes sont plus visibles.
26. Vernis MS2A (résine cétonique réduite).
27. Chu, 1998, p. 464.

RÉSUMÉS
Courbet a peint les Trois baigneuses vers 1865-1868, sans pouvoir achever sa composition après
son départ en exil en Suisse. L’œuvre, restée à Paris, est entrée dans les collections du Petit Palais
en 1909 grâce à une donation de Juliette Courbet. Ce tableau présente la particularité d’être peint
à l’huile sur papier et d’avoir été agrandi en cours d’exécution. Restauré en 1973, puis marouflé
sur une nouvelle toile en 1977, il a fait de nouveau l’objet d’une intervention en 2014. Ce travail
sur la couche picturale a été précédé d’une étude au C2RMF qui a permis de mieux comprendre la
genèse de l’œuvre et son évolution : d’une figure d’odalisque présentée sur un format horizontal,
elle est devenue une composition à trois personnages, en format vertical. La restauration de la
couche picturale menée en 2014 au Petit Palais a été l’occasion d’examiner de plus près la
technique picturale de Courbet, de la confronter à d’autres peintures de l’artiste et d’en restituer
la qualité intrinsèque en respectant son caractère inachevé.

Courbet painted the Three Bathers in 1865-68, but was unable to finish his composition before
moving to Switzerland to live in exile. The painting remained in Paris and was donated by
Juliette Courbet to the Petit Palais in 1909. What is distinctive about this work is that it was
painted on paper in oil paint and was enlarged during its execution. Restored in 1973, then
remounted on new canvas in 1977, it underwent another restoration in 2014. This work on the
pictorial layers was preceded by a study conducted at the C2RMF that provided information
about the genesis and development of the painting: what started out as a figure of an odalisque in
a horizontal format turned into a three-figure composition in a vertical format. The restoration
of the pictorial layers completed in 2014 at the Petit Palais furnished an opportunity to examine
Courbet’s painting technique more closely, to compare it to other paintings by the artist and to
render its intrinsic quality by respecting its unfinished character.

INDEX
Mots-clés : Courbet (Gustave), Trois baigneuses, technique picturale, œuvre inachevée, repeints,
allègement
Keywords : Courbet (Gustave), Three Bathers, pictorial technique, unfinished work, repaints,
lightening

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AUTEURS
ISABELLE COLLET
Conservateur en chef au département des peintures, Petit Palais, musée des beaux-arts de la Ville
de Paris (isabelle.collet[at]paris.fr).

CLAUDIA SINDACO-DOMAS
Restauratrice de peintures (claudia.sindaco[at]free.fr).

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II. Actualités et perspectives

Développement méthodologique et
perspectives

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Nettoyage des filés d’argent ternis


dans le domaine textile :
comparaison du gel d’agarose et de
l’éponge dite PVA comme supports
poreux pour une électrolyse locale
Cleaning tarnished silver threads in textiles: comparison between agarose gel
and the PVA sponge as porous supports in local electrolysis

Julie Guerrier et Emmanuelle Pons

Introduction
1 L’ornementation du textile à l’aide de métal est une pratique courante attestée dès l’âge
du bronze2. L’or et l’argent sont des métaux de choix qui, une fois réduits à l’état de
trait ou de lame extrêmement souples, peuvent être filés en les enroulant autour d’une
âme textile3. Les filés ainsi obtenus peuvent ensuite être brodés, tissés, tricotés, etc. Ils
apportent richesse et éclat, qualités largement exploitées par les artisans lors de leur
mise en œuvre sur le textile4. L’argent plus dur et moins onéreux a souvent été préféré.
Employé pur ou doré, ce métal peut toutefois poser des problèmes de corrosion. En
effet, l’exposition des objets à une atmosphère contenant des polluants soufrés et
chlorés ou encore leur manipulation à main nue conduit à la formation de sulfures et
chlorures d’argent5. Cette corrosion du métal argent se traduit par une perte totale
d’éclat ainsi qu’une modification de la couleur de la couche de corrosion allant du jaune
au bleu pour des épaisseurs croissantes, et pour un même ordre d’interférence, voire au
noir si l’exposition est prolongée (formation d’une couche épaisse).
2 Le nettoyage de l’argent ainsi corrodé est une problématique ancienne de la
conservation-restauration textile pour laquelle aucune solution satisfaisante n’a été
trouvée. En effet, la méthode employée doit prendre en compte les particularités du

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métal qui est de faible épaisseur (inférieure au millimètre) et étroitement lié au textile
sans possibilité de dissociation. Elle doit donc être compatible avec les deux matériaux,
excluant de fait les méthodes mécaniques et chimiques employées jusque-là et
considérées comme trop agressives pour le textile6. Restait donc l’exploration de la
méthode électrochimique déjà utilisée depuis de nombreuses années en restauration du
métal7.
3 La couche de corrosion de l’argent, généralement composée de sulfure et de chlorure
d’argent, peut effectivement être éliminée par réduction électrochimique 8. Pour ce
faire, l’objet à traiter est relié à une alimentation stabilisée et immergé avec une
contre-électrode dans une solution électrolytique. L’objet est ensuite écarté de son état
d’équilibre vers le potentiel de réduction du sulfure d’argent, plus négatif que celui du
chlorure d’argent, afin de réduire les deux.
4 Cependant, l’immersion d’un objet textile ayant un décor métallique est rarement
envisageable à cause, par exemple, des risques de variation dimensionnelle de l’objet
pouvant conduire à sa déformation, voire à la rupture des fibres ou bien au
dégorgement des teintures. Il était donc nécessaire d’adapter la méthode afin de limiter
l’humidification durant le traitement et de maîtriser les résidus d’électrolyte sur l’objet
après traitement. Le contrôle de l’humidification peut passer par l’emploi d’un support
poreux ayant une bonne capacité de rétention des liquides. Ce support doit également
présenter une bonne souplesse afin d’épouser la surface accidentée des décors et ne pas
laisser de résidus.
5 Deux supports ont retenu notre attention : le gel d’agar et l’éponge dite PVA. L’agar
offre la possibilité de fabriquer des gels que l’on peut mouler ou découper, capables de
retenir des liquides et qui ne laissent pas de résidus visibles 9, même lorsqu’ils sont
appliqués sur des matériaux poreux10. Ce polymère issu d’algues marines est composé
de deux polysaccharides différents : l’agarose et l’agaropectine. Cette dernière
contenant des sulfates11 et n’étant pas nécessaire au processus de gélification, le choix
s’est porté sur l’emploi de l’agarose seul.
6 L’éponge en PVFM (poly(formal de vinyle)), appelée couramment éponge PVA dans le
commerce, est constituée d’alcool polyvinylique que l’on fait ensuite réagir avec du
formaldéhyde. Grâce à son réseau tridimensionnel de pores continus ouverts de l’ordre
de la centaine de micromètre de diamètre et à une porosité très élevée, cette éponge
souple et douce présente un risque d’accroche nul et un très fort pouvoir hydrophile
associé à une bonne capacité de rétention des liquides.

Matériaux et méthodes
Éprouvettes

7 Les essais préliminaires ne pouvant être effectués sur des objets du patrimoine, des
éprouvettes ont été réalisées. Le choix des matériaux, l’argent et la soie, reflète le cas le
plus courant rencontré dans le textile historique.
8 Les filés d’argent 990 non protégés par un vernis12 ont été préalablement dégraissés à
l’éthanol à 99,8 % par immersion durant 3 minutes dans deux bains successifs. Ils ont
ensuite été suspendus sous une cloche de verre avec un bécher contenant une solution
de sulfure d’ammonium (4 ml de sulfure d’ammonium à 20 % et 20 ml d’eau

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déminéralisée13) pendant 8 heures afin de les ternir. À leur sortie de cloche, les filés
sont gris mat. Le tissu est un pongé de soie n° 16 teint avec le colorant Olive SG
(Huntsman®) afin de suivre facilement le front d’humidification causé par le traitement.
Les filés d’argent ternis ont ensuite été brodés au centre de l’éprouvette en soie teinte
sur une surface de 1 cm2 (fig. 1).

Fig. 1. Éprouvette de soie brodée de filés d’argent terni

© Julie Guerrier.

Électrolyte et supports poreux : choix et préparation

9 La soie ancienne est compatible avec l’eau déminéralisée14. Le nitrate de sodium ne


modifiant pas le pH de l’eau déminéralisée, des études antérieures ont permis de
sélectionner une solution de ce sel à 0,1 M comme électrolyte.
10 Le premier support poreux de l’électrolyte est un gel d’agarose à 2 % (2 g pour 100 ml
d’eau) réalisé à l’aide de la solution d’électrolyte15. La concentration du gel a été établie
de façon à conjuguer souplesse et maîtrise de l’humidification 16.
11 Le second support poreux est une éponge utilisée pour le nettoyage des salles blanches
de classe 517 appelée « clean room sponge » (Aion ®). Bien que référencée AION PVA
Sponge sur le site du fournisseur, cette éponge non teintée est en réalité en PVFM
(poly(formal de vinyle))18. Elle est hydratée avec la solution de nitrate de sodium à
150 % de sa masse ; en dessous, l’électrolyse est difficile, voire impossible 19.

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Techniques d’analyse

12 Les éprouvettes ont été photographiées après traitement afin de pouvoir mettre en
parallèle la taille des auréoles d’humidité formées et les résultats des analyses EDS et
chimiques.
13 La présence d’éventuels résidus de l’électrolyte (sodium) est détectée par analyse EDS
au microscope électronique à balayage environnemental (ESEM)20. Les analyses
chimiques ont été effectuées par spectrométrie d’émission optique à couplage plasma
induit (ICP-AES)21 et chromatographie ionique 22. La première technique utilise un
plasma généré par un couplage inductif comme source d’excitation. Elle permet ainsi
de détecter les photons et de mettre en évidence les éléments traces à des teneurs
allant jusqu’à 100, voire 10 ppb. La deuxième technique permet de réaliser des analyses
qualitatives (par séparation des espèces présentes) et quantitatives des espèces
ioniques présentes dans une solution.

Protocole
Essais réalisés

14 Les dimensions réduites de la zone à traiter empêchent l’utilisation d’une électrode de


référence pour tous les essais. La tension aux bornes de l’alimentation stabilisée a donc
été préréglée lors d’un essai préalable sur une première éprouvette, en utilisant une
électrode de référence au sulfate mercureux (ESS) et dont le potentiel est de +0,66 V par
rapport à l’électrode normale à hydrogène23. Ceci afin d’obtenir une polarisation
cathodique des filés à -1,4 V/ESS (la réduction de l’argent étant observée
expérimentalement entre -1,25 et -1,4 V/ESS). La tension correspondante est de 2,5 V.
Les essais suivants ont été effectués sans électrode de référence et en conservant ce
réglage de l’alimentation. La durée de la polarisation a été fixée à une minute.
15 Le montage de la cellule d’électrolyse est réalisé de la façon suivante : un fil de platine
est glissé sous les filés brodés de l’éprouvette, qui est recouverte d’une feuille de
polyester (Melinex®) évidée au niveau de la broderie. Les filés sont alors recouverts d’un
pavé de gel d’agarose préparé avec une solution de nitrate de sodium à 0,1 M ou d’un
pavé d’éponge dite PVA hydratée à 150 % avec cette même solution, sur lequel on
applique une grille de platine. Afin de maintenir l’ensemble en contact, une plaque de
verre surmonte le tout en faisant office de poids (fig. 2).

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Fig. 2. Schéma de la cellule d’électrolyse

© Julie Guerrier.

16 Dans l’éventualité de résidus d’électrolyte après traitement, nous avons testé


l’efficacité d’un rinçage local à l’aide de l’éponge dite PVA en l’hydratant à 50% de sa
masse avec de l’eau déminéralisée. Cette quantité d’eau est nécessaire pour humidifier
l’éprouvette lorsque l’éponge est pressée, tout en étant rapidement réabsorbée par
l’éponge en relâchant la pression24. L’éponge est changée à chaque rinçage afin de ne
pas risquer une contamination des éprouvettes et elle est de même dimension que la
broderie25.
17 Nous avons testé pour chaque support poreux (gel et éponge) trois séries de trois
éprouvettes chacune : une série non rincée après électrolyse (SR), une série rincée une
fois (RE1) et une série rincée deux fois (RE2).

Recherche des résidus

18 En raison de la faible concentration de l’électrolyte choisi, nous n’avons pas pu détecter


les éventuels résidus d’électrolyte sur les éprouvettes après traitement en mode
observation au microscope électronique à balayage environnemental 26. La détection de
la présence des résidus est donc réalisée grâce à l’analyse EDS d’un champ d’analyse de
1 mm2 répété trois fois sur des zones prédéterminées des éprouvettes. Il ne s’agit pas
d’effectuer une analyse quantitative mais seulement d’obtenir une indication quant à la
présence ou l’absence de sodium sur les éprouvettes après traitement. Une éprouvette
par série a été ainsi examinée en plus de l’éprouvette témoin, soit sept éprouvettes en
tout.
19 Des analyses chimiques ont également été réalisées afin de quantifier les résidus en
solution après lixiviation des éprouvettes (analyse du sodium par ICP-AES et des
nitrates par chromatographie ionique). Dans ce but, un témoin, une éprouvette par
série sans rinçage et une avec un rinçage (autres que celles analysées par EDS) ont été
lixiviés dans 25 ml d’eau déminéralisée ultra pure pendant 48 heures à 21 °C en statique
puis sous agitation.

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Résultats et discussion
20 Les premiers résultats obtenus par l’analyse EDS permettent de distinguer l’éponge du
gel d’agarose. En effet, toutes les éprouvettes traitées avec l’éponge, y compris celles
rincées, ont suffisamment de résidus de sodium pour que cela soit détecté lors de
l’analyse EDS. Il en va de même pour celle traitée avec le gel de NaNO 3 qui n’a pas été
rincée. Les éprouvettes traitées avec le gel d’agarose puis rincées ne présentent aucun
résidu de sodium détectable27 comme le montre le tableau 1.

Tableau 1. Résultats des analyses EDS du sodium à l’ESEM

Éprouvettes Présence de Na

PVA_SR_ NaNO3_0,1M > LD

PVA_RE1_ NaNO3_0,1M > LD

PVA_RE2_ NaNO3_0,1M > LD

GEL_SR_ NaNO3_0,1M > LD

GEL_RE1_ NaNO3_0,1M < LD

GEL_RE2_ NaNO3_0,1M < LD

TÉMOIN < LD

21 Les résultats sont cohérents avec la taille des auréoles d’humidité qui se sont formées
au cours du traitement. En effet, les éprouvettes dont les auréoles ont été les plus
importantes sont celles de la série traitée avec l’éponge. À l’inverse, les éprouvettes des
séries réalisées avec le gel d’agarose ne présentaient que de très petites auréoles 28.
22 Le gel permet donc un meilleur contrôle de l’humidification des éprouvettes et une
limitation du dépôt de résidus d’électrolytes.
23 Les résultats des analyses chimiques du sodium et des ions nitrates sur deux
éprouvettes traitées avec l’éponge et deux éprouvettes traitées avec le gel d’agarose
sont donnés dans le tableau 2.

Tableau 2. Résultats d’analyse du sodium par ICP-AES et des ions nitrates par chromatographie
ionique

Concentration (µg/L)

Éprouvettes Na NO3-

PVA_SR_NaNO3_0,1M 5511 16000

PVA_RE1_NaNO3_0,1M 2929 6900

GEL_SR_NaNO3_0,1M 1079 1743

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GEL_RE1_NaNO3_0,1M 953 1459

TÉMOIN 228 135

24 Les résultats des analyses chimiques du sodium et des ions nitrates sont cohérents avec
ceux obtenus à l’ESEM. La seule différence se situe pour l’éprouvette traitée avec le gel
de NaNO3 sans rinçage. Nous avions détecté du sodium lors de l’analyse EDS. Or, lors de
l’analyse chimique, il n’y a que peu de différence entre l’éprouvette sans rinçage et
celle rincée. Pour obtenir des résultats pertinents, il est donc préférable de recourir aux
analyses chimiques qui offrent l’avantage d’analyser la totalité de l’éprouvette.
25 L’analyse chimique permet de constater que seul le rinçage effectué sur les éprouvettes
traitées avec l’éponge comme support a une réelle efficacité en faisant chuter le taux de
résidus de moitié. Il n’y a que peu de différence entre les éprouvettes traitées avec le
gel d’agarose qui ont été rincées et celles qui ne l’ont pas été.
26 Les dimensions de l’éponge de rinçage se limitaient à la taille de la zone brodée. Or
durant le traitement, le cache de Melinex® n’empêchait que le contact direct entre le
support poreux et l’éprouvette sans stopper la diffusion de l’électrolyte par capillarité.
La zone rincée est donc plus petite que la zone contaminée.
27 L’analyse chimique a été menée sur cinq éprouvettes seulement et si les résultats sont
cohérents, ce nombre reste trop faible pour en tirer des conclusions définitives. Le gel
d’agarose est le support poreux laissant le moins de résidus d’électrolyte. Il serait
intéressant de tester davantage d’éprouvettes dans le cadre d’une poursuite de cette
étude.

Test sur un objet du patrimoine et propositions


d’amélioration
28 Nous avons testé la technique sur un fragment ancien de soie brochée de filés d’argent
doré29. Après dégraissage des filés ternis à l’aide d’éthanol, une polarisation cathodique
à -1,4 V/ESS a été réalisée durant cinq minutes, suivie d’une polarisation anodique à
+0,2 V/ESS durant une minute trente secondes, à l’aide d’un gel d’agarose obtenu à
partir d’une solution de nitrate de sodium à 0,1 M. Dans le cas d’argent doré, une brève
polarisation anodique est en effet nécessaire pour permettre la solubilisation et le
retrait des composés réduits30 (fig. 3).

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Fig. 3. Exemple de filés d’argent doré avant (à gauche) et après nettoyage (à droite) par électrolyse

Image ESEM en mode électrons rétrodiffusés. La couche d’or dégagée apparaît en blanc sur l’image
de droite.
© EDF.

29 Après traitement, l’éclat est retrouvé, même lorsque le nettoyage est incomplet (fig. 4).
Cependant, la cellule d’électrolyse employée durant l’expérience est difficile à utiliser
sur un objet du patrimoine. En effet, le gel d’agarose est complexe à manipuler, le cache
en Melinex® n’empêche pas la diffusion de l’électrolyte par capillarité dans le tissu et le
contact entre tous les éléments est délicat à assurer par une personne seule.

Fig. 4. Essai de nettoyage de filés d’argent doré brochés sur soie avec un carré de gel d’agarose
préparé avec la solution de NaNO3 à 0,1 M. La flèche indique la zone nettoyée

© Julie Guerrier.

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196

30 Afin d’améliorer ces différents points, nous avons pensé réunir le gel d’agarose et le
connecteur dans le tube en polypropylène d’une seringue, afin de pouvoir manipuler
ces deux éléments ensemble à la manière d’un stylo. L’autre main est ainsi libre pour
placer sur l’objet le fil de platine ou plus simplement une épingle en inox afin d’établir
le contact électrique (fig. 5).

Fig. 5. Exemple d’utilisation du prototype sur un élément de passementerie ancien

© Julie Guerrier.

31 Le prototype fabriqué a été réalisé avec des matériaux peu coûteux : un emporte-pièce
tube et son poussoir en inox (1) utilisé en cuisine, une seringue (2) de diamètre
identique à l’emporte-pièce, un morceau de mousse de polyéthylène (3), une cosse (4) et
un câble de cuivre (5) terminé par une fiche banane (6). La cosse est brasée à l’argent à
l’extrémité du poussoir afin de connecter le câble la reliant à l’alimentation stabilisée.
La mousse de polyéthylène est découpée à l’aide de l’emporte-pièce et fendue à la
verticale pour bloquer le poussoir dans le tube de la seringue La pastille de gel
d’agarose (7) est découpée avec l’emporte-pièce et vient se loger dans la seringue
contre le poussoir en inox (fig. 6).

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Fig. 6. Prototype de stylo à gel électrolytique

© Julie Guerrier.

Conclusion et perspectives
32 Le gel d’agarose s’avère être le meilleur support pour le nitrate de sodium dans le cas
d’une électrolyse locale sans immersion dans le domaine textile. En effet, il permet un
meilleur contrôle de l’humidification et, comme le montrent les résultats des analyses
EDS et chimiques, laisse moins de résidus d’électrolyte que l’éponge dite PVA, tout en
permettant un nettoyage de l’argent terni par électrolyse. Les problèmes de
manipulation rencontrés ont été résolus de manière satisfaisante par le prototype.
Celui-ci, associé à l’emploi du cyclododécane31 pour isoler le tissu autour du métal à
traiter, pourrait constituer une solution intéressante pour nettoyer l’argent terni par
électrolyse, tout en ayant un bon contrôle de l’humidification et des résidus
d’électrolyte.
33 D’autres paramètres mériteraient d’être explorés comme le mélange de gels différents
pour améliorer la souplesse et donc le contact avec l’objet durant le traitement. Il
pourrait être intéressant de vérifier les effets de la polarisation sur les teintures textiles
pour prendre en compte les cas où l’âme des filés serait teinte. L’étude pourrait
également être étendue aux filés ayant une âme en fibres cellulosiques.
Nous tenons à remercier le centre de microscopie, le laboratoire de chimie et le laboratoire
polymères et composites d’EDF Lab Les Renardières, Dominique de Reyer du LRMH, l’INP, ainsi
que toutes les personnes ayant participé à ce projet.

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198

BIBLIOGRAPHIE
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ternissement de l’argent en milieu atmosphérique », compte rendu de l’Académie des Sciences,
Paris, t. 316, Série II, p. 459-464.

Costa V., 2003, « L’électrolyse appliquée au traitement des œuvres en argent du patrimoine »,
Bulletin, n° 30, IRPA, Bruxelles, p. 287-297.

Degrigny C., Wéry M., Vescoli V., Blengino M., 1996, « Altération et nettoyage de pièces en argent
doré », Studies in Conservation, vol. 41, n° 3, p. 170-178.

Degrigny C., 2010, “Use of electrochemical techniques for the conservation of metal artifacts: a
review”, Journal of solid state electrochemistry, vol. 14, n° 3, p. 353-361.

Franey J. P., Kammlott G. W., Graedel T. E., 1985, “The corrosion of silver by atmospheric
sulfurous gases”, Corrosion Science, vol. 25, p. 133-143.

Gleba M., 2008, “Auratae vestes: gold textiles in the ancient Mediterranean” dans Pupureae Vestes.
II Symposium Internacional sobre textiles y tintes des Mediterráneo en el mundo antiguo, Valencia,
p. 61-77.

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silk textiles possibilities and limitation”, ZKK Journal for Art Technology and Conservation, n° 2,
p. 278-288.

Tímár-Balázsy Á., Eastop D., 1998, Chemical principles of textile conservation, Butterworth-
Heinemann, Oxford.

Warda J., Brückle I., Bezur A., Kushel D., 2007, “Analysis of Agarose, Carbopol and Laponite Gel
Poultices in Paper Conservation”, Journal of the American Institute for Conservation, vol. 46, n° 3,
p. 263-279.

Documents inédits

Degrigny C., 2014, Mise au point de méthodes de nettoyage électrolytique innovantes pour la restauration
de chefs-d’œuvre d’orfèvrerie composites, Application au trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune,
Rapport final, Projet Sagex n° 31516, Haute École Arc, Neuchâtel.

Guerrier J., 2014, Étude et conservation-restauration de chaussures des XVIIe et XVIIIe siècles (Musée
international de la chaussure, Romans), le nettoyage des filés d’argent ternis brodés sur soie : comparaison
de gel d’agarose et de l’éponge PVA comme support poreux en vue d’une électrolyse locale sans immersion,
mémoire de fin d’études, Inp, Paris.

Marcos F., Degrigny C., 1992, Mise au point du traitement de conservation d’une partie de la collection
des cuivres du Musée de la musique de Paris, Rapport EDF, Groupe des Laboratoires, Valectra, RA 92
1155.

Vacquié C., 1994, Mise au point d’un traitement de nettoyage de surfaces en argent doré ternies – Étude
sur des filés métalliques de franges de drapeaux (association métal-textile), Rapport EDF, Groupe des
Laboratoires, Valectra, RB 94 1994.

Vacquié C., Blengino J.-M., Lacoudre N., 1995, « Traitement électrolytiques de franges de drapeau
ternies par la corrosion atmosphérique », Cahier technique, n° 1, ARAAFU, Paris, p. 19-26.

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199

ANNEXES
Fournisseurs
Filé d’argent 990 non verni sur âme de soie non teinte, Carlhian, Lyon.
Toile de soie : pongé n°16, Ponsard.
Colorant textile : Olive SG Huntsman®, Grande-Bretagne.
Éponge D-3 « clean room sponge », Aion®.
Agarose ADN Electran® pour électrophorèse, VWR.
Fil de platine, Heraeus.
Électrode de référence au sulfate mercureux, Radiometer Analytical.
Set Design culinaire, 5 tubes découpoirs et poussoirs, Tellier ®.

NOTES
1. Ce mémoire porte sur l’étude et la restauration de chaussures des XVIIe et XVIIIe siècles brodées
de filés métalliques (directeur de mémoire : Patricia Dal-Prà).
2. Gleba, 2008, p. 61.
3. L’âme textile est généralement composée d’un faisceau de fibres de soie blanche ou teinte en
jaune pour les filés d’argent ou d’argent doré.
4. Note de la rédaction : voir article de A. Villa et A. Bos, « Éléments de technique et de
vocabulaire sur la broderie d’or à l’époque moderne, autour d’un manteau de l’ordre du Saint-
Esprit conservé au musée du Louvre », dans Technè, n° 41, p. 55-64.
5. Bouquet, 1993, p.463 ; Franey, 1985, p. 133.
6. Tímár-Balázsy, Eastop, 1998, p. 245.
7. Degrigny, 2010, p. 353.
8. Costa, 2003, p. 287.
9. Warda, 2007, p. 275.
10. Les gels rigides d’agar et agarose sont déjà utilisés pour nettoyer de nombreux supports
comme le papier, le plâtre, la terre cuite, le textile…
11. Le sulfate peut éventuellement occasionner une corrosion du cuivre qui entre souvent dans la
composition de l’argent utilisé dans le domaine textile.
12. Le titre de l’argent est de 990 millièmes, ce qui correspond à la quantité d’argent dans
l’alliage. Fournisseur Carlhian.
13. Marcos, Degrigny, 1992, p. 29.
14. Tímár-Balázsy, Eastop, 1998, p. 43 ; Stemann-Petersen, Taarnskov, 2006, p. 288.
15. La préparation du gel suit les étapes suivantes : la solution de nitrate de sodium est mise à
chauffer sous agitation magnétique dans un bécher au bain-marie. Quand elle atteint 40 °C,
l’agarose en poudre est versé dans le bécher. La préparation est chauffée jusqu’à atteindre 90 °C
et maintenue à cette température quelques minutes. Lorsque la préparation est claire, elle est
versée dans un récipient. Le gel doit refroidir à température ambiante afin de permettre une
réticulation correcte. Ce mode de préparation du gel a été dicté par le constat que lui seul nous
garantit la conservation de la concentration de l’électrolyte à 0,1 M.
16. Guerrier, 2014, p. 143.
17. La norme NF EN ISO 14644-1 (1999), intitulée « Salles propres et environnements maîtrisés
apparentés, Partie 1 : Classification de la propreté de l’air », définit la propreté particulaire et

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identifie 9 classes (de 1 à 9, la classe ISO 1 étant la plus propre). La classe ISO 5 correspond à une
concentration maximale admissible de 100 000 particules de taille égale ou supérieure à 0,1 µm
par m3 d’air.
18. Degrigny, 2014, p. 72. Donnée vérifiée par une analyse en calorimétrie différentielle à
balayage (appareillage utilisé DSC 214 Polyma NETZSCH) : température de transition vitreuse
déterminée à 107,5 °C à la vitesse de 2 K/min, valeur proche de la température indiquée dans la
bibliographie : 105 °C (cf. Lampman, 2003, p.137).
19. Guerrier, 2014, p. 141.
20. ESEM FEG Quanta 600.
21. Thermo iCAP 6500.
22. Metrohm IC 820.
23. XR200, Radiometer Analytical.
24. Guerrier, 2014, p. 145.
25. Guerrier, 2014, p. 145.
26. Guerrier, 2014, p. 138.
27. La limite de détection est à 0,1 % massique. Mais l’analyse EDS ne peut pas être considérée
dans notre cas comme une analyse quantitative. Les pourcentages massiques indiqués par
l’appareillage sont uniquement à prendre pour une indication de présence de sodium (quantité
supérieure à la limite de détection) ou d’absence (quantité de sodium inférieure à la limite de
détection). En effet, l’analyse en pourcentage massique n’est valable que pour un échantillon
massif, homogène et dont la surface est polie.
28. Guerrier, 2014, p. 153.
29. Fragment provenant du fond d’étude de Dominique de Reyer, LRMH.
30. Guerrier, 2014, p. 158 ; Vacquié, 1994, p. 31 ; Degrigny, 1996, p. 172 ; Degrigny, 2014, p. 64.
31. Le cyclododécane est souvent employé en restauration textile pour isoler temporairement
une partie sensible durant un traitement aqueux, ce produit a notamment la propriété de rendre
une surface hydrophobe et de se sublimer à température ambiante.

RÉSUMÉS
La conservation-restauration du textile associé à des filés d’argent ou d’argent doré ternis reste
une problématique actuelle. Un traitement électrochimique permet la réduction des produits de
corrosion de l’argent. Jusque-là, les modalités de ce traitement prévoient une immersion totale
ou partielle de l’objet, ce qui n’est que rarement envisageable pour le textile historique. Une
alternative intéressante serait de développer un stylo électrolytique adapté au textile. Dans cette
étude, menée dans le cadre de l’année de mémoire de fin d’étude à l’Institut national du
patrimoine1, nous proposons ainsi d’utiliser l’électrolyte avec un support poreux, afin de pouvoir
traiter les filés d’argent ternis par électrolyse locale tout en gardant l’humidification sous
contrôle. Deux supports poreux ont été testés, le gel d’agarose préparé à partir de la solution
électrolytique, et l’éponge dite PVA. Le gel d’agarose s’avère le plus satisfaisant, car il permet un
meilleur contrôle de l’humidification et laisse moins de résidus d’électrolyte, comme l’ont
confirmé les analyses EDS au microscope électronique à balayage et les analyses chimiques (ICP-
AES et chromatographie ionique). Un prototype de stylo à gel électrolytique a été conçu pour
pallier les problèmes de manipulation rencontrés sur les essais sur éprouvettes.

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The conservation and restoration of textile with silver or gilded silver thread that have tarnished
remains problematic. Reduction of the corrosion products can be obtained by an electrochemical
treatment. Until now, this treatment involved soaking the object either entirely or partially in an
electrolyte, a method seldom conceivable for historical textile. An interesting alternative would
be to develop an electrolytic pencil adapted to textile. In this study, conducted as part of a final
year dissertation at the Institut National du Patrimoine, we therefore suggested using a porous
support in the electrolytic process, so as to treat the tarnished silver threads by local electrolysis,
while keeping the humidification under control. Two porous supports were tested: agarose gel,
prepared from the electrolytic solution, and the sponge known as PVA. Agarose gel proved to be
more satisfactory, for it allowed to control the humidification more effectively and left less
electrolytic residue, as was confirmed by EDS analysis on the SEM (scanning electron microscope)
and chemical analysis (ICP-AES and ion chromatography). A prototype of the electrolytic gel
pencil was designed to resolve handling problems met during trials involving test tubes.

INDEX
Keywords : silver threads, tarnishing, local electrolysis, textile, fabric, silk, agarose gel, PVA,
PVFM
Mots-clés : filés d’argent, ternissement, électrolyse locale, textile, tissu, soie, gel d’agarose, PVA,
PVFM

AUTEURS
JULIE GUERRIER
Conservateur-restaurateur du patrimoine textile (j64guerrier[at]gmail.com).

EMMANUELLE PONS
Ingénieur-chercheur EDF R&D, Laboratoire Valectra (emmanuelle.pons[at]edf.fr).

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Régénération continue des bains de


PEG utilisés pour la consolidation
des bois archéologiques gorgés
d’eau
Continuous regeneration of PEG baths used to consolidate waterlogged
archaeological wood

Loïc Caillat, Laure Meunier-Salinas et Marie-Amande Coignard

Introduction
1 Les bois archéologiques « gorgés d’eau » sont ainsi appelés parce que l’eau est à la fois
leur milieu de conservation et l’élément qui va, au fil du temps, lentement solubiliser la
cellulose du bois et occuper l’espace ainsi libéré par la perte de matière. L’eau permet
alors de préserver la forme de l’objet en évitant l’effondrement du matériau. Le
traitement par immersion dans des solutions d’eau et de polyéthylène glycol (PEG)
constitue la méthode la plus couramment utilisée dans le monde par les ateliers de
conservation spécialisés.
2 Les PEG sont des molécules à haut poids moléculaire issues de l’industrie de la
pétrochimie. Ils sont constitués d’une longue chaîne carbonée aliphatique, plus ou
moins hydrosoluble grâce à ses fonctions éthers et alcools.
3 Cette famille de molécules présente l’avantage de ne pas être toxique, qualité qui se
transforme en inconvénient puisqu’un certain nombre de micro-organismes peuvent
coloniser ce milieu. Ils peuvent dès lors constituer un risque sur le plan sanitaire, mais
également pour la conservation des objets. Ces micro-organismes, bactéries aérobies,
anaérobies et levures pour ne citer que les plus importants, proviennent
essentiellement du sédiment d’enfouissement et sont véhiculés par l’eau présente dans
les bois archéologiques.

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4 Pour faire face à ce problème récurrent de contamination biologique, l’atelier ARC-


Nucléart a progressivement développé une stratégie fondée sur la filtration et la
désinfection en continu afin de recycler en permanence les 130 000 litres de solution de
PEG qu’il utilise. Ceci a permis dans le même temps de maintenir la qualité des bains
durant tout le processus d’imprégnation et de diminuer les rejets et les achats de
matière première. Ainsi, il a été possible de réduire significativement l’impact de ces
traitements sur l’environnement.

La problématique des solutions de traitement au PEG


5 Les imprégnations de consolidation des bois durent au minimum huit mois, soit
généralement deux bains de quatre mois à concentration croissante, 20 % puis 35 %
massique de PEG. La faible concentration du premier bain permet de limiter la pression
osmotique et d’éviter que l’eau, très mobile, ne sorte de l’objet avant que le consolidant
visqueux (PEG) ait pu y pénétrer.
6 Au départ incolore et translucide, le bain de polyéthylène glycol se charge
progressivement en matières en suspension (MES) au cours du traitement. Ces
particules peuvent être de nature minérale (restes de sédiment), organique mais inerte
(particules de bois), ou encore constituées de micro-organismes en activité, des
bactéries ou des levures qui prolifèrent dans le milieu liquide (organismes
planctoniques). La solution de PEG se charge, dans le même temps, en substances
dissoutes telles que des colorants (tanins issus du bois, sels contenant du fer issus des
parties métalliques corrodées). On trouve également d’autres substances dont
éventuellement des produits biocides et les sous-produits de leur dégradation.
7 Il en résulte un trouble du liquide, dû à la quantité de MES et, lorsque celle-ci devient
trop importante, une opacification totale du bain, accompagnée d’odeurs désagréables
(fig. 1). En dehors de l’aspect purement sanitaire et de l’image négative que peut
renvoyer un tel bain, des interactions avec les objets sont possibles, potentiellement
néfastes à leur conservation : recouvrement des surfaces par un biofilm, coloration
noire et accumulations de produits instables à l’air ou de composés organiques volatils
(COV) indésirables.

Fig. 1. Les matières en suspension (MES) à l’origine de la pollution des bains de PEG

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8 Une des altérations classiques des objets archéologiques en cours de traitement est
l’apparition d’un biofilm. Les bactéries anaérobies sulfato-réductrices, sensibles à
l’oxygène, se mettent alors à proliférer sous le biofilm et, par leur activité métabolique
en présence de sulfates, conduisent à la formation de soufre à l’état réduit qui va se
combiner avec le fer, présent sous forme d’oxyde, en composés ferro-soufrés, les
sulfures de fer qui vont donner une coloration noire au bois. En outre, le film bactérien
qui enveloppe les objets peut limiter les échanges eau-PEG et freiner l’imprégnation de
consolidant.
9 En raison de l’accumulation des polluants – particules, micro-organismes, colorants,
biocides, gaz dissous ou colloïdes non-décantables –, les bains de PEG sont alors
impropres à une réutilisation à l’issue du traitement.
10 L’achat du PEG et son élimination par incinération représentent une part très
significative du coût global d’un traitement. La mise aux déchets d’importantes
quantités de solutions de PEG est donc un non-sens économique et environnemental,
alors que le PEG lui-même n’est pas altéré durant le traitement et qu’il garde toutes ses
propriétés de consolidant.
11 Le premier réflexe pour allonger la durée de vie des bains est d’ajouter des biocides afin
de limiter la prolifération des micro-organismes et l’accumulation de produits
indésirables. Les biocides à spectre large sont particulièrement efficaces, mais ils sont
toxiques, faiblement biodégradables et s’accumulent dans les bains. De plus, les normes
actuelles sur les produits chimiques (norme Reach1) limitent la gamme autorisée et
interdisent déjà les plus toxiques, qui sont aussi les plus efficaces. Pour avoir une action
sur l’ensemble des micro-organismes, il faudrait donc effectuer des combinaisons
complexes, difficiles à mettre en œuvre, ce qui pose le problème des interactions non
maîtrisées entre plusieurs principes actifs.

Réflexion sur les améliorations possibles


12 Une réflexion a été menée pour parvenir à maintenir constante la qualité des bains,
d’abord en sélectionnant d’autres biocides puis en choisissant de s’en affranchir. Le
principe était donc, non pas d’ajouter un ou des produits actifs, mais au contraire
d’extraire le plus possible les éléments qui posent problème. Comment régénérer les
bains afin de retirer ce qui les rend impropres à la réutilisation ? Peut-on transformer
cette phase passive de traitement en une phase active ?
13 La solution mise en place comprend un ensemble d’actions qui ont pour but de
transformer des bains stationnaires passifs et non contrôlés en bains dynamiques et
méticuleusement surveillés, avec un certain nombre de paramètres indicateurs de leur
bonne qualité.
14 Nous avons choisi d’adapter à nos équipements des techniques utilisées dans le
domaine de la dépollution de l’eau. Les méthodes décrites ci-dessous – une aération
active des bains, la microfiltration et un traitement UVc germicide – sont combinées en
un système global (fig. 2) qui vise à obtenir le bain le plus sain possible, contenant
quasi-exclusivement du PEG et de l’eau.

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Fig. 2. Schéma du système global de nettoyage : circuit, filtres, porte-filtres et lampes

Oxygénation des bains

15 Le système d’aération des bains (« skimmer » de piscine ou autres dispositifs immergés


de bullage) est facile à mettre en œuvre pour empêcher la prolifération de la flore
anaérobie qui représente une partie de la population bactérienne à l’origine de
troubles, de mauvaises odeurs, de colorations noires des objets, sans parler des risques
sanitaires potentiels. Cette opération favorise cependant les bactéries aérobies dont le
développement doit être limité.

La microfiltration

16 La clarification du bain va être obtenue essentiellement par la mise en place d’une


filtration des micro-particules au moyen de filtres permettant de retirer du bain une
grande partie des MES. La microfiltration est une action mécanique permettant de
retenir des particules en s’opposant à leur passage au moyen d’une grille à la maille
extrêmement fine (2 µm). Les filtres de forme cylindrique d’environ 50 cm de haut pour
20 cm de diamètre sont constitués d’une toile de polypropylène tissé, matériau
résistant et inerte chimiquement (fig. 3). Cette toile est repliée en accordéon pour
augmenter la surface de filtration à 5 m2 par filtre. Cela permet, avec un volume et un
encombrement réduits, de fixer une quantité plus grande de particules, de retarder le
colmatage et de minimiser les interventions de maintenance. La durée de vie de ces
filtres peut être longue puisque, lorsqu’ils sont colmatés, ils peuvent être nettoyés au
jet d’eau un certain nombre de fois et réutilisés pendant plusieurs années. L’eau de
nettoyage ne contient alors qu’un infime pourcentage de PEG, biodégradable à faible
concentration, et des matières issues du milieu d’enfouissement.

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Fig. 3. Le matériel utilisé pour la filtration des bains, filtres à particules d’une maille de 2 µm ; à
droite, un filtre utilisé après lavage à l’eau en partie basse

© ARC-Nucléart.

17 Néanmoins, malgré leur efficacité, ces filtres ne suffisent pas à éliminer complètement
le trouble du bain imputable à d’autres éléments, comme les particules colloïdales et les
bactéries, de taille submicronique (de 0,4 µm à quelques microns pour les bactéries).
18 Il existe un type de filtre à 0,2 µm capable de retenir des éléments aussi petits, mais son
utilisation a un coût très élevé car il est non lavable et à usage unique. La nano-
filtration est donc réservée très ponctuellement à la capture des particules colloïdales
pour lesquelles les filtres de 2 µm sont inefficaces.

Décontamination des bains par UVc

19 Pour empêcher la colonisation de la solution de traitement par des bactéries aérobies


favorisées par l’aération, le bain est exposé à un rayonnement UVc. L’irradiation UVc
constitue une méthode physique très employée dans la potabilisation de l’eau. Pour que
les UVc soient efficaces malgré leur faible pouvoir de pénétration dans l’eau, le liquide
circule en très faible épaisseur autour de la source. Les UVc agissent sur les micro-
organismes en altérant leur ADN, ce qui bloque leur mécanisme de réplication. Le
processus de multiplication qui permet aux populations microbiennes de croître de
manière exponentielle et d’envahir l’ensemble du milieu est ainsi arrêté. La population
microbiologique est maîtrisée et non pas éliminée. Le bain filtré est dirigé vers le
dispositif UVc, constitué d’un tube inox à l’intérieur duquel est introduit un second
tube en quartz de 50 cm de long pour environ 4 cm de diamètre. Dans l’espace entre les
deux tubes – n’excédant pas 2 cm –, le liquide est exposé à une irradiation UVc produite
par un néon à vapeur de mercure d’une puissance de 36 watts. La durée de l’exposition
est très courte, de l’ordre de la dizaine de secondes. Il s’agit d’une stérilisation flash qui

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permet de ne pas endommager le PEG, par ailleurs protégé de la photo-oxydation par


l’eau qui l’entoure.
20 Pour obtenir de bons résultats avec la désinfection par UVc, le milieu doit être le plus
transparent possible, donc débarrassé au maximum des MES par les filtres à particules
déjà cités. Ce n’est pas toujours suffisant, le bain doit contenir peu de substances
dissoutes, en particulier peu de colorants (tanin, oxyde de fer) qui diminuent l’action
des UVc.

Filtration chimique

21 Pour décolorer efficacement et éliminer les substances dissoutes, telles les molécules
non chargées et les ions, il est utilisé un système de filtration qui consiste à retenir
chimiquement, et non pas mécaniquement, les polluants. La filtration chimique est
fondée sur un système en lit fluidisé, c’est-à-dire une technique de percolation
consistant à faire passer le liquide à travers une colonne de matériau granulaire ayant
une affinité chimique avec la substance à retirer. Dans notre cas, le lit fluidisé est
contenu dans un cylindre creux de même format que les filtres à particules. Il est muni
en son centre d’une bobine filtrante pour empêcher les grains du lit fluidisé de
s’échapper vers le bain. Cette technique permet de retenir un grand nombre de
substances, même si elles sont très diluées. Deux types de matériaux sont utilisés : le
charbon actif, dont les grains très poreux permettent de retenir à la fois chimiquement
et physiquement les grosses molécules et des gaz dissous ; les résines échangeuses
d’ions, qui ont une affinité pour des molécules de plus petite taille à charge
électrostatique positive ou négative. Les lits de résine et de charbon sont régulièrement
remplacés (fig. 4). Ils constituent alors des déchets peu importants en volume, faciles à
incinérer.

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208

Fig. 4. Les filtres chimiques à lit fluidisé. Dans la partie haute, le charbon actif, dans la partie basse,
la résine échangeuse d’ions

© ARC-Nucléart.

Protocoles de traitement et de suivi des bains de PEG

22 Grâce à son expérience dans la gestion des bains de PEG, ARC-Nucléart a établi des
protocoles de traitement de plus en plus efficaces qui permettent d’associer les quatre
dispositifs décrits précédemment : la micro-filtration, l’oxygénation par bullage, la
stérilisation par UVc et la filtration chimique. Nous avons fait le choix de matériel
standardisé afin de disposer de pièces interchangeables et de construire un système
global, polyvalent et adaptable.
23 Pour parfaire le système, l’ajout ponctuel d’acide citrique, biodégradable et non
toxique, peut être nécessaire pour éviter l’alcalinisation du bain (due en grande partie à
la désionisation des solutions), afin de maintenir le bain à un pH compris entre 5 et 6.
Ce milieu légèrement acide est défavorable à la multiplication de la plupart des
populations bactériennes. Cette adjonction, la seule que nous nous permettons encore,
est essentielle pour limiter la formation de biofilm à l’interface bois-bain intervenant
préférentiellement au-dessus de pH 7.
24 Pour connaître l’état microbiologique des bains, des analyses sont réalisées
mensuellement à partir de prélèvements. Cela permet de vérifier le bon
fonctionnement du système de régénération des solutions de PEG et d’intervenir de
façon préventive sur le système avant que la qualité du bain ne se dégrade en cas de
dysfonctionnement (encrassement du quartz du dispositif UVc, lampe UV grillée ou
coloration trop importante du bain). D’autres paramètres, comme la température, le
pH, la concentration sont également suivis. Des analyses sont effectuées pour

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209

déterminer la qualité du PEG. Pour cela, la longueur des chaînes moléculaires est
contrôlée tous les six mois au moyen d’une analyse par chromatographie liquide à
haute pression (HPLC) (fig. 5). Nous évaluons par ailleurs mensuellement, au moyen
d’analyses par IRTF, l’oxydation du polymère, altération possible en raison de
l’exposition continue au rayonnement UVc.

Fig. 5. Contrôle de la qualité du PEG exposé au rayonnement UVc par recherche de coupures de
chaînes ; comparaison du temps d’élution sur colonne HPLC avec détection à 190 nm par rapport à
un PEG neuf (courbe bleue du haut)

25 Ce suivi est réalisé par ARC-Nucléart depuis plus de cinq ans. L’absence d’évolution par
rapport à des échantillons de PEG neuf indique que le consolidant n’est pas altéré par le
recyclage des bains.

Conclusion et perspectives
26 La régénération des bains de PEG permet la réduction à la fois des coûts de
fonctionnement et de l’impact sur l’environnement. Par ailleurs, la disparition des
biocides entraîne une réduction de l’impact sur les opérateurs et sur la conservation à
long terme des objets. La transparence des bains rend possible désormais une
surveillance tout au long du traitement et chaque objet bénéficie d’un bain
continûment propre, dans lequel il est le seul agent contaminant.
27 Ce qui était à la base une recherche d’économie et de durabilité est devenu un élément
incontournable du traitement. Le résultat en termes de qualité est si probant qu’il
apparaît désormais difficile de s’en passer dans les traitements au PEG (fig. 6). Pour ces
raisons, des relations ont été établies avec d’autres ateliers souhaitant s’équiper en
dispositifs de filtration continue.

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210

Fig. 6. La régénération d’un bain pollué par l’accumulation de particules et de substances dissoutes

À gauche, bain non traité ; au centre, bain traité par micro-filtration ; à droite, bain traité par micro-
filtration et charbon actif
© ARC-Nucléart.

28 Le risque d’un envahissement du bain par des micro-organismes et de la formation d’un


biofilm sur les objets est toujours à envisager en cas de panne du système. Mais ce qui
était un état de fait devient un accident ponctuel et gérable. Le bain, même fortement
pollué, peut toujours être régénéré par filtration et UVc ; ce n’est toutefois pas le cas
des surfaces (artefacts, étagères…) qui doivent être rincées à l’eau en fin de traitement
si du biofilm s’est développé.
29 Un autre avantage, dû une fois de plus au phénomène d’osmose, demande encore à être
quantifié. Du fait du mouvement naturel des ions depuis un milieu hypertonique
(chargé) dans les bois vers un milieu hypotonique (dilué) dans le bain, l’assainissement
progressif et constant du bain peut avoir un impact positif sur les objets eux-mêmes.
Par conséquent, cette méthode de purification des bains, par l’appauvrissement
constant du milieu en sels, peut être considérée comme une forme de nettoyage en
volume des objets. Certes, ce processus est particulièrement lent, mais également
continu, homogène, dynamique et, du fait du temps d’immersion, potentiellement
efficace. Une étude devrait prochainement être initiée pour quantifier l’extraction des
contaminants présents dans les bois, en particulier celle des composés soufrés et
ferreux.

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prevent microbiological contamination during PEG impregnation of wet archaeological iron-
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NOTES
1. Reach est un règlement européen (n° 1907/2006) entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la
fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne. Il s’agit de
recenser, d’évaluer et de contrôler les substances chimiques fabriquées, importées, mises sur le
marché européen. D’ici 2018, plus de 30 000 substances chimiques seront connues et leurs risques
potentiels établis. L’Europe disposera ainsi des moyens juridiques et techniques pour garantir à
tous un haut niveau de protection contre les risques liés aux substances chimiques.

RÉSUMÉS
ARC-Nucléart a élaboré un système de régénération des bains de polyéthylène glycol (PEG),
utilisés dans le traitement de consolidation des bois archéologiques gorgés d’eau et

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212

progressivement pollués par différentes bactéries, par les substances dissoutes et les particules
apportées par les bois eux-mêmes. La nouveauté de cette approche est le remplacement de
l’usage des biocides par l’extraction et la neutralisation des contaminants et ce suivant quatre
axes : le retrait des particules et des levures par micro-filtration, celui des ions par résines à lit
fluidisé, la désinfection de la solution de PEG par passage devant une lampe UVc et l’aération des
bains. Ces mesures permettent de régénérer les bains et donc de réduire sensiblement l’impact
économique et environnemental des traitements tout en améliorant leur qualité.

ARC-Nucléart has developed a system for regenerating PEG (polyethylene glycol) baths, used in
the treatment for consolidating waterlogged archaeological wood progressively degraded by
bacteria, by substances that have dissolved in the water and by particles added by the wood
itself. The novelty of this approach lies in its method of replacing the use of biocides with a
fourfold method of extraction and neutralizing contaminants: removal of particules and yeasts
by micro-filtration; removal of ions by fluidized beds of resin/activated charcoal; disinfection of
the PEG solution by running it past an UVC lamp and by air bullage (oxygenation) of baths. Using
these measures to regenerate the baths markedly reduces the economic and environmental
impact of the treatments at the same time as improving their quality.

INDEX
Mots-clés : bois archéologiques, recyclage des bains de traitement au PEG, filtration, UVc
Keywords : archaeological wood, recycling PEG treatment baths, filtration, UVC

AUTEURS
LOÏC CAILLAT
Assistant-ingénieur biologiste MCC/ARC-Nucléart (loic.caillat[at]cea.fr).

LAURE MEUNIER-SALINAS
Conservatrice-restauratrice ARC-Nucléart (laure.meunier-salinas[at]cea.fr).

MARIE-AMANDE COIGNARD
Conservatrice-restauratrice ARC-Nucléart (marieamande.coignard[at]cea.fr).

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Développement d’une nouvelle


méthode de désinsectisation sous
vide partiel des objets du
patrimoine en bois
Development of a new method of partial vacuum treatment for the
disinsectization of wooden objects belonging to cultural heritage

Loïc Caillat, Gilles Chaumat, Lionel Blanc et Thomas Guiblain

Introduction
1 Actuellement, différentes techniques sont disponibles pour désinsectiser les collections
patrimoniales en bois. En dehors de la fumigation à l’oxyde d’éthylène ou avec d’autres
produits chimiques toxiques, soumis à une réglementation de plus en plus
contraignante, deux procédés curatifs sont aujourd’hui très couramment utilisés :
l’anoxie statique ou dynamique et l’irradiation gamma1. Nous pouvons citer aussi la
congélation qui apparaît comme une technique très prometteuse, mais qui n’est pas
encore proposée aux objets avec polychromie2.
2 Bien que l’anoxie dynamique soit considérée comme le traitement de désinsectisation
de référence par les ateliers spécialisés, elle présente au moins deux inconvénients
majeurs. La durée de traitement est au minimum de vingt et un jours, pendant lesquels
il faut maîtriser parfaitement les paramètres environnementaux : le taux d’oxygène, la
température et l’hygrométrie. Par ailleurs, la fiabilité du protocole n’est pas garantie
sur les objets particulièrement massifs (plusieurs centimètres d’épaisseur), puisque la
désorption de l’oxygène dans l’azote est progressive et limitée par l’effet de
confinement du bois.
3 L’atelier ARC-Nucléart utilise avec succès depuis plus de quarante ans le rayonnement
gamma pour désinsectiser les objets en bois qui lui sont confiés. Néanmoins, depuis
2008, il a développé un procédé de désinsectisation original pour proposer une

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214

alternative au traitement des objets non démontables qui comporteraient des


matériaux sensibles aux rayonnements ionisants, comme par exemple les matériaux
transparents. Cette nouvelle technique peut s’apparenter à une variante du procédé par
anoxie dynamique, en remplaçant le balayage d’azote à pression atmosphérique par un
très faible balayage d’azote sous vide partiel (<100 mbar). Cet article fait la synthèse des
résultats issus de plusieurs campagnes d’essais à partir de milliers d’échantillons en
bois, polychromés ou non, afin de vérifier que les niveaux d’innocuité de la méthode
sur ces matériaux sont comparables à ceux rencontrés lors d’un traitement par anoxie.

Le principe du procédé
4 Lors d’un traitement par anoxie, se pose le problème du piégeage de l’air résiduel dans
la porosité du bois. Nous sommes donc partis du principe qu’il était plus aisé d’utiliser
une dépression (aspiration) pour éliminer efficacement l’air contenu dans les
matériaux poreux que d’effectuer un balayage de gaz neutre autour des objets. Puis
nous avons envisagé d’utiliser une basse pression pour tuer directement les larves et les
œufs d’insectes xylophages par déshydratation au lieu de les asphyxier principalement
comme c’est le cas dans les traitements d’anoxie.
5 L’utilisation du vide partiel ou de la basse pression comme moyen de désinsectisation
relève de deux constats :
• les insectes ont besoin d’oxygène et d’eau pour vivre. Comme tous les arthropodes, ils ne
possèdent pas de squelette interne, mais un exosquelette (une cuticule externe de chitine
molle pour la larve) qui leur permet de limiter les pertes d’eau en milieu aérien. La
respiration se fait grâce à des trachées qui constituent un réseau apportant l’oxygène
directement aux cellules. Ces trachées s’ouvrent sur l’extérieur par des stigmates
respiratoires à ouverture variable, répartis sur le corps de l’insecte 3 ;
• si nous comparons la nature de l’eau présente dans un objet en bois dit « sec » (environ 14 %
d’eau dans un air à 50 % d’hygrométrie) à celle d’un insecte, on note que, dans le premier
cas, l’eau est intimement « liée » par liaison hydrogène aux molécules de cellulose et
d’hémicellulose du bois, tandis que l’eau interne existant dans les liquides vitaux de l’insecte
(l’hémolymphe) se présente sous forme d’eau « libre » à l’état liquide 4.
6 Dans un environnement où règne une pression très inférieure à la pression
atmosphérique, les quantités d’oxygène et d’eau disponibles diminuent. Dans de telles
conditions, l’eau liquide se transforme plus facilement en vapeur d’eau. L’eau sous
forme liquide contenue dans le corps des larves et des œufs d’insectes va, du fait des
basses pressions, se vaporiser, ce qui n’est pas le cas de l’eau liée qui reste adsorbée
dans les fibres du bois et dont le départ nécessite davantage d’énergie pour rompre les
liaisons hydrogènes entre l’eau et le bois.
7 À basse pression, le mécanisme respiratoire des insectes accentue le phénomène de
dessèchement. En temps normal, les pores (ou stigmates) respiratoires disséminés sur
tout le corps de la larve d’insecte restent ouverts peu de temps pour limiter les
déperditions en eau5. À basse pression, ces mêmes orifices vont rester ouverts plus
longtemps, probablement en raison du manque d’oxygène6. Le milieu intérieur de
l’insecte, constitué majoritairement par l’hémolymphe formée de 85 à 90 % d’eau, se
déshydrate rapidement. Comme pour les adultes, les œufs subissent également une
dessiccation à travers leur membrane, conduisant à leur mort accélérée si le niveau de
vide est suffisamment important. Dans un traitement sous vide partiel, la mortalité ne

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215

survient pas directement du fait d’un manque d’oxygène, mais plutôt d’une
déshydratation forcée des larves d’insectes ou de leurs œufs. Il ne devrait pas y avoir de
risque de déformation du bois si l’on veille à maintenir, dans l’atmosphère résiduelle de
l’enceinte, une valeur d’hygrométrie constante proche de celle de l’environnement
d’origine de l’objet dans lequel il était en équilibre.

Description de l’enceinte de traitement expérimental


8 Le procédé de désinsectisation à basse pression devrait permettre une désinsectisation
plus rapide que l’anoxie et de manière plus fiable sans utiliser de gaz toxiques, sans
interaction avec la matière, et sans contrainte mécanique sur les objets. Le principal
obstacle à la mise en œuvre de cette méthode est le risque de décollement des couches
très fragiles de polychromie sans système de régulation de l’hygrométrie : soit
l’atmosphère est trop sèche et le bois se rétracte, soit elle est trop humide et le bois
gonfle. Ces déformations du bois sur lequel repose la polychromie pourraient conduire
au décollement et l’altération de celle-ci. Afin d’éviter ces déformations, nous avons
mis au point un dispositif de régulation pour stabiliser l’hygrométrie pendant toute la
durée du traitement, indépendamment des basses pressions établies dans l’enceinte de
traitement. Dans le dispositif développé, l’humidité est régulée par une entrée d’azote
humide.
9 Les essais effectués ont permis de montrer qu’il était possible de maintenir une
humidité relative autour de 50 à 70 %, même à basse pression. Des tests ont été
effectués jusqu’à 30 mbar, et cela pendant toute la durée d’un traitement sur plusieurs
jours. Le dispositif est constitué d’une enceinte cylindrique en acier inox d’un volume
de 2,8 m3, équipée de tous les éléments nécessaires pour mesurer en continu la
température, l’humidité et la pression de l’atmosphère résiduelle. Le pilotage du cycle
est effectué par l’intermédiaire d’un système informatique de supervision sous
programmation LABVIEW. Des écrans avec des synoptiques sont utilisés pour diriger les
différents organes du dispositif. Toutes les données sont enregistrées automatiquement
afin de conserver une traçabilité de tous les cycles effectués. De nombreux paramètres
sont réglables tels que les consignes d’humidité ou de pression, la durée des cycles de
désinsectisation, l’activation des alarmes, etc. (fig. 1). Le pilotage d’un cycle consiste à
réguler en parallèle deux paramètres par le dispositif de supervision : la pression et
l’humidité relative. La pression est gérée au moyen d’une pompe à vide selon les
indications données par un capteur de pression, tandis que l’humidité dans l’enceinte
est contrôlée par le dispositif qui pilote l’hydratation. Pour améliorer la diffusion de
l’humidité dans l’enceinte, un système de buses (injection multipoints) a été ajouté
pour éviter une surhydratation localisée au point d’entrée.

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Fig. 1. Synoptique du fonctionnement détaillé de l’enceinte

10 Afin de sécuriser le dispositif, une deuxième sonde d’humidité, indépendante du


système de supervision, permet d’arrêter le cycle et de remettre l’enceinte à la pression
atmosphérique en cas d’urgence, si jamais une dérive d’humidité réelle est constatée
malgré la régulation active de l’humidité. Nous avons relevé l’évolution de
l’hygrométrie en fonction de la pression de l’enceinte (fig. 2). On s’aperçoit qu’à
800 mbar, l’hygrométrie « libre » (sans régulation) descend au niveau du seuil critique
de 40 % pouvant altérer certains objets fragiles, jusqu’à atteindre finalement 10 % HR à
100 mbar ; ce qui est beaucoup trop bas et dangereux pour les objets polychromés.
Lorsque le système d’humidification par injection d’azote chargé en humidité est
activé, il est possible de garantir un taux d’humidité, compris dans des plages
préréglées, pour des pressions descendant jusqu’à 30 mbar avec une température
d’environ 25 °C. L’humidité relative du milieu peut par exemple être régulée à des
valeurs comprises entre 45 et 55 % HR (fig. 3) à l’aide d’un dispositif de micro-bullage
d’azote à travers une réserve d’eau chauffée à 60 °C.

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Fig. 2. Courbes de la pression (bleue) et de l’hygrométrie (rouge) lors d’une baisse de pression dans
l’enceinte de traitement sans régulation de l’hygrométrie

Fig. 3. Courbes de la pression (bleue) et de l’hygrométrie (rouge) lors d’une baisse de pression dans
l’enceinte de traitement avec régulation hygrométrique

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Mise au point du protocole de désinsectisation


11 Pour définir les conditions d’utilisation de basses pressions comme moyen de
désinsectisation des objets du patrimoine, il est nécessaire de répondre à deux
objectifs :
• tout d’abord préciser les conditions pour lesquelles la destruction des larves et des œufs
d’insectes est effective en utilisant un balayage d’azote sous vide partiel ;
• ensuite, une fois un protocole établi, s’assurer de l’innocuité de la méthode sur les objets
soumis au traitement, notamment les bois polychromés.
12 Pour déterminer le protocole de traitement, nous avons effectué des essais de mortalité
en exposant des insectes à différents niveaux de basses pressions. Le choix de l’insecte
modèle s’est porté sur le capricorne des maisons, Hydrolupes bajalus, car il est décrit par
des études menées au laboratoire du musée du quai Branly comme l’un des plus
résistants à l’anoxie7. Par ailleurs, il est facile de s’en procurer et la grande taille des
larves rend leur manipulation très aisée. La dépression a été obtenue par simple
aspiration de l’air contenu dans l’enceinte. Les pressions testées étaient successivement
de 30, 50, 80 et 100 mbar. Lors de ces essais, nous avons choisi de travailler avec une
valeur constante de l’hygrométrie proche de 50 %, car cette valeur médiane est
représentative de l’environnement des objets en bois sec conservés à l’intérieur de
bâtiments.
13 L’observation des larves d’insectes après traitement montre une forte déshydratation
conduisant à une perte significative de volume et un durcissement des tissus (plus ou
moins importants selon la valeur de la consigne d’humidité fixée pour le traitement)
indiquant la mortalité des sujets. Par ailleurs, après quelques heures seulement à l’air,
les larves ont bruni, signe d’une oxydation des tissus par l’oxygène de l’air, indiquant
une absence d’activité métabolique, ce qui confirme la mort des larves et des œufs
(fig. 4). Les meilleurs résultats ont été obtenus avec 50 % d’hygrométrie à 20 °C et une
durée d’exposition de cinq jours à 50 mbar. Ces paramètres constitueront désormais
notre protocole de référence.

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Fig. 4. Larves (en haut) et œufs (en bas) de capricorne des maisons avant (à gauche) et après (à
droite) traitement de désinsectisation à 50 mbar

© ARC-Nucléart.

Expérimentations sur un échantillonnage de


plaquettes de bois polychromées
14 Pour valider l’innocuité de cette méthode sur les polychromies, des plaquettes
rectangulaires modèles, de format 104 x 61 x 10 mm, ont été réalisées dans différentes
essences de bois (chêne, noyer, hêtre, châtaignier, sapin, tilleul), avec deux types de
sous-couches (CaCO3 : blanc de Meudon/colle de peau ; CaSO4 : blanc de Bologne/colle
de peau) et dix types de polychromies. Pour la couche picturale, nous avons utilisé
quatre types de liants associés aux différents pigments (peinture au blanc d’œuf, jaune
d’œuf, œuf entier et peinture à l’huile). Les objets polychromés ont été réalisés en
enduisant les plaquettes de trois couches de blanc, puis de deux couches de
polychromie. Pour chaque polychromie, un échantillonnage statistique de vingt
plaquettes a été utilisé pour chacune des six essences, soit un total de plus de deux
mille quatre cents plaquettes.
15 Une fois les échantillons réalisés, nous avons relevé leurs dimensions, leur masse et
leur couleur afin d’en caractériser l’état initial. Nous les avons également
photographiés pour suivre leur état de surface avant et après le passage dans l’enceinte
de traitement. Les mesures de colorimétrie ont été prises avec un spectrophotomètre
qui donne les coordonnées de la couleur mesurée dans un espace de couleur appelé
CIELAB avec les coordonnées L*a*b*. Pour évaluer un changement de couleur durant
l’anoxie, on calcule ∆E qui correspond à la distance entre deux couleurs placées dans
cet espace de couleur. Un observateur peu entraîné peut distinguer facilement un ∆E =

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220

5 entre deux couleurs. Un professionnel bien entraîné est capable de discerner, en


moyenne, un ∆E compris entre 1 et 2.
16 Durant la première campagne d’essais, les échantillons de bois ont été exposés à une
atmosphère à basse pression (30 mbar) sans régulation d’hygrométrie (protocole
dégradé). Dans les résultats qui suivent, nous avons observé le comportement du bois
polychromé dans les conditions décrites ci-dessus, quand il est nu ou avec une sous-
couche. En l’absence de régulation de l’hygrométrie, les plaquettes de bois subissent de
très légères déformations (tuilage), accompagnées de pertes de masses mesurables
allant jusqu’à 2 % pour le sapin. On observe que ces pertes de masse varient de manière
significative en fonction de l’essence considérée et de la présence ou non de la sous-
couche. Sans sous-couche picturale, le bois se déshydrate davantage pour chacune des
essences considérées. Sur le plan des variations dimensionnelles, celles-ci restent
inférieures à 1,5 % de déformé (fig. 5), quelle que soit la direction considérée (radiale,
tangentielle ou longitudinale).

Fig. 5. Variations dimensionnelles et massiques des échantillons traités à 30 mbar sans régulation
hygrométrique

Polychromies Chêne Noyer Tilleul

Sous-couche au blanc de Meudon Variation massique

Laque de garance/jaune d’œuf +0,11 +0,26 +0,20

Vermillon/blanc d’œuf -0,30 -0,38 -0,45

Malachite/œuf entier +0,02 +0,31 +0,22

Azurite/huile -0,44 +0,11 +0,05

Bleu de Prusse/huile +0,06 +0,18 -0,69

Sans +0,21 +0,43 +0,22

Sous-couche au blanc de Bologne Variation massique

Laque de garance/jaune d’œuf -0,21 -0,28 -0,21

Vermillon/blanc d’œuf +0,50 -0,89 -0,76

Malachite/œuf entier -0,16 -0,22 -0,11

Azurite/huile -0,54 -0,71 -0,64

Bleu de Prusse/huile -0,52 -0,66 -0,62

Sans -0,08 -0,26 -0,21

17 Il semble donc, au vu de ces résultats, qu’une basse pression (30 mbar) ne présente pas
de risque majeur pour les polychromies (décollement des polychromies du substrat en
bois), même sans régulation hygrométrique. Il apparaît que la présence d’une sous-

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221

couche améliore la protection des polychromies en limitant les pertes en eau et les
déformations par rapport au bois non recouvert. Dans la deuxième série
d’expérimentations, le protocole impose une hygrométrie régulée à 50 % pendant cinq
jours dans une atmosphère à 50 mbar. Les variations de masse sont dans tous les cas
très faibles, elles ne dépassent pas les 0,5 % en prise de masse et 1,2 % en perte de masse
(fig. 6). Ces résultats démontrent l’intérêt de la régulation hygrométrique qui permet
de limiter les variations massiques du bois. Les écarts dimensionnels peuvent être
considérés comme négligeables, compte-tenu du fait que les fluctuations observées
correspondent aux incertitudes de mesure et qu’elles ne s’accompagnent d’aucune
altération visible des polychromies : pas de fissures, ni de déformations des plaquettes.
Les résultats de colorimétrie sont en moyenne satisfaisants, les valeurs de ∆E
inférieures à 2. Par conséquent, nous pouvons conclure que le traitement de
désinsectisation à basse pression régulé en hygrométrie ne semble pas altérer la
couleur des polychromies.

Fig. 6. Variation de masse (%) d’une série de plaquettes polychromées, avec sous-couche au blanc
de Meudon ou blanc de Bologne et colle de peau, exposées durant 5 jours à 50 mbar et à une
hygrométrie de 50 %

Bois nu Avec blanc de Meudon


Essences
Longueur Largeur Épaisseur Masse Longueur Largeur Épaisseur Masse

Sapin -0,85 % -0,07 % -1,16 % -2,06 % -0,36 % -0,08 % -0,47 % -1,15 %

Chêne -0,70 % -0,06 % -0,58 % -1,69 % -0,37 % -0,06 % -0,36 % -0,95 %

Châtaignier -1,23 % -0,01 % -0,77 % -1,86 % -0,44 % -0,10 % -0,39 % -1,15 %

Noyer -0,49 % -0,02 % -0,49 % -1,64 % -0,57 % -0,10 % -0,44 % -1,14 %

Hêtre -0,42 % -0,01 % -0,67 % -1,24 % -0,28 % -0,06 % -0,49 % -0,85 %

Conclusion et perspectives
18 La présente étude a permis de montrer qu’il était tout à fait possible d’utiliser un
traitement à basse pression à 50 mbar avec une température comprise entre 20 et 25 °C
pour désinsectiser des objets en bois avec une durée plus courte et une meilleure
fiabilité que les traitements par anoxie dynamique. En outre, une durée de cinq jours,
correspondant à une semaine ouvrée, est suffisante pour détruire des larves et des œufs
de capricorne avec un taux de mortalité de 100 %.
19 Le deuxième constat important de ces travaux est qu’un traitement à basse pression
respecte a priori les polychromies des objets si l’humidité dans l’enceinte est régulée
pendant toute la durée du traitement. Dans ces conditions, les basses pressions
apparaissent sans danger pour les polychromies. Cette affirmation doit être validée par
rapport à des polychromies plus anciennes, donc plus fragiles. Suite à ces résultats
prometteurs, ARC-Nucléart souhaite désormais proposer le traitement de
désinsectisation à basse pression en tant que procédé alternatif à l’irradiation gamma,

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notamment pour des objets associant des matériaux sensibles aux rayonnements
ionisants tels que des matériaux transparents. Bien que l’ensemble du travail
expérimental ait été réalisé sur des échantillons en bois, il nous semble intéressant
d’élargir notre champ d’étude aux matériaux organiques encore plus poreux que le bois
comme le textile, le papier, le cuir, les poils et les plumes, pour lesquels la diffusion de
l’oxygène et de la vapeur d’eau sera favorisée.
20 Malgré les bons résultats obtenus sur les insectes, nous rappelons toutefois les limites
intangibles de ce procédé de désinsectisation, communes avec l’anoxie ou l’irradiation
gamma : le traitement est purement curatif et en aucun cas préventif. De plus,
contrairement à l’irradiation gamma selon la dose, le procédé n’est pas efficace pour la
désinfection, c’est-à-dire la destruction des micro-organismes (bactéries, champignons
ou levures). En outre, il reste encore à déterminer dans une étude complémentaire les
mécanismes exacts qui contrôlent la destruction des insectes en répondant aux
questions suivantes : est-ce le manque d’oxygène ou la basse pression qui permet aux
stigmates de l’insecte de rester plus longtemps ouvert ? Si, à la place de l’azote
humidifié, il est envoyé uniquement de l’air humide avec de l’oxygène, l’effet létal
serait-il aussi efficace ? Si la réponse à cette dernière question est positive, il serait
possible alors de simplifier le dispositif en faisant l’économie d’un balayage d’azote.
21 Deux axes d’amélioration du protocole ont été identifiés pour permettre une large
diffusion de ce nouveau procédé de désinsectisation auprès des professionnels de la
conservation :
• il est possible de rendre les insectes plus sensibles au traitement en les plaçant dans des
conditions de température pour lesquelles leur activité métabolique est maximale (de 25 à
30 °C). À ces températures, leur mécanisme de défense contre le manque d’oxygène et le
dessèchement pourrait se révéler moins performant du fait des besoins en eau et en oxygène
plus importants8. En augmentant la température, il devrait alors être possible de réduire
davantage le temps du traitement en vérifiant qu’il n’y ait pas d’impact de la température
sur la polychromie ;
• bien que l’enceinte d’ARC-Nucléart possède une capacité de traitement relativement
importante (2,8 m3), celle-ci est insuffisante pour des objets volumineux. Toutefois, il est à
noter qu’il existe dans le commerce des enceintes de très grandes dimensions (30 m 3) en
matériaux plastiques, capables de tenir mécaniquement au vide, et utilisées pour la
désinsectisation des graines. Il deviendrait alors envisageable d’effectuer des
désinsectisations par ce procédé sur des volumes du même ordre que ceux pratiqués en
anoxie dynamique dans des poches.

BIBLIOGRAPHIE
Dajoz R., 2010, Dictionnaire d’entomologie, anatomie, systématique, biologie, édition Lavoisier Tec &
Doc.

Gunn M., 2008 (janvier-février), « Désinsectiser les collections », La Lettre de l’OCIM, n° 115,
p. 15-22.

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Gunn M., H. Ziaeepour, F. Merizzi, C. Naffah, “Anoxia - treatment by oxygen deprivation:


optimizing treatment time of museum objects”, arXiv:physics/0611199 [physics.chem-ph], http://
arxiv.org/ftp/physics/papers/0611/0611199.pdf

Maurin E., Lyon F., 2007, « Impact de la congélation sur les propriétés mécaniques des
assemblages de bois collés. Application à la désinsectisation du mobilier par congélation », Actes
de la Journée d’étude Conserver aujourd’hui, p. 90.

Ramière R., 2002, « La désinfection des biens culturels par irradiation gamma », dans Les
contaminants biologiques des biens culturels, éditions Elsevier/M. F. Roquebert, Paris, p. 291-302.

Valentin N., 1993, “Comparative analysis of insect control by nitrogen, argon and carbon dioxide
in museum, archive and herbium collections”, International Biodeterioration and Biodegradation,
n° 32, p. 263-278.

NOTES
1. Ramière, 2002, p. 291-302. Gunn, 2008, p. 15-22. Gunn, 2006, publication électronique. Valentin,
1993, p. 263-278.
2. Maurin, 2007, p. 90.
3. Dajoz, 2010, p. 27-29.
4. Dajoz, 2010, p. 27-29.
5. Dajoz, 2010, p. 27-29.
6. Dajoz, 2010, p. 27-29.
7. Ramière, 2002, p. 291-302. Gunn, 2008, p. 15-22. Gunn, 2006, publication électronique. Valentin,
1993, p. 263-278.
8. Dajoz, 2010, p. 27-29.

RÉSUMÉS
ARC-Nucléart a entrepris de mettre au point un procédé original de désinsectisation sous vide
partiel, efficace à la fois pour les larves et les œufs d’insectes. Le principe de ce traitement est de
réaliser un vide partiel autour des objets pour dessécher les insectes (eau libre) sans dessécher le
bois (eau liée). Le dispositif est principalement constitué d’une enceinte sous vide partiel
(inférieur à 100 mbar) permettant de contrôler l’humidité ambiante (entre 40 et 60 % HR). Une
importante campagne d’essais a été effectuée pour valider le procédé avec plus de deux mille
plaquettes de différentes essences de bois moderne, avec ou sans polychromie. L’étude réalisée a
permis de démontrer qu’il était possible de mettre en œuvre un traitement à basse pression
(50 mbar), à température ambiante (entre 20 et 25 °C), pour désinsectiser des objets en bois
rapidement (quelques jours) avec une efficacité satisfaisante. Le deuxième constat important de
ces travaux est qu’un traitement à basse pression a permis de respecter les polychromies des
objets lorsque l’humidité dans l’enceinte était régulée.

ARC-Nucléart has undertaken to develop a new disinsectization process, which destroys both the
larvae and eggs of insects under partial vacuum (small injections of nitrogen gas). The basic

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principle of this treatment is to create a partial vacuum around the objects in order to dry the
insects (free water) without drying the wood (bound water). The device is made up of a partial
vacuum chamber (pressure lower than 100 mbar) enabling us to control the ambient humidity
(between 40% and 60% RH). A large number of tests were carried out to validate the process on
over 2,000 samples of different species of modern wood, with or without polychromy. This study
enabled us to show that it was possible to employ a low-pressure treatment (50 mbar), at an
ambient temperature (between 20°C and 25°C), to destroy insects from wooden objects rapidly (a
few days) with satisfactory results. The second important outcome of these experiments was that
low-pressure treatment did not impair the polychromy of wooden objects when the humidity in
the chamber was regulated.

INDEX
Mots-clés : désinsectisation, anoxie, traitement sous vide partiel
Keywords : disinsectization, anoxia, partial vacuum treatment

AUTEURS
LOÏC CAILLAT
Assistant-ingénieur biologiste MCC/ARC-Nucléart (loic.caillat[at]cea.fr).

GILLES CHAUMAT
Ingénieur de recherche CEA/ARC-Nucléart (gilles.chaumat[at]cea.fr).

LIONEL BLANC
Technicien CEA/ARC-Nucléart (lionel.blanc[at]cea.fr).

THOMAS GUIBLAIN
Technicien CEA/ARC-Nucléart (thomas.guiblain[at]cea.fr).

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