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Pour La Science N°421 - 2012-11 - La Conjecture ABC

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xxxxxxxx et

Science croyanceS
: comment : un
sauver amalgame
la pêche inquiétant
et les pêcheurs ?

novembre 2012 - n° 421 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

La conjecture aBc
Une énigme de la théorie
des nombres résolue ?
Les Led blanches
L’éclairage de demain
exoplanètes
Quel temps y fait-il ?

doSSier
ÉPidÉMie d’oBÉSitÉ
L’impact de l’environnement M 02687 - 421 - F: 6,20 E

Allemagne : 9,30 e - Belgique : 7,20 e - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 e -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 e - Guyane /S : 7,30 e - Italie : 7,20 e - Luxembourg : 7,20 e
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 e - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 e - Réunion /A : 9,30 e - Suisse : 12 CHF. 3:HIKMQI=\U[WU^:?k@e@m@b@a;
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Cet ouvrage présente une synthèse des connaissances La matière noire permet de trouver une explication à
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Groupe POUR LA SCIENCE


Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science

Esprit droit ou juste?


Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle
a rhétorique est l’art de la persuasion par le langage. Elle

L
Directrice artistique : Céline Lapert
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy fut pratiquée par les sophistes, et notamment par Prota-
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet goras d’Abdère (–485 à –410 environ). Il considérait que
Marketing: Élise Abib toute cause est défendable et que l’homme est la mesure
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet de toutes choses. Dès lors, aucune connaissance, aucune valeur ne
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne serait universelle. Ce relativisme, qui semble interdire la possibilité
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé d’un savoir objectif, fut condamné par Platon (–423 à –348).
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Aujourd’hui, le relativisme séduit certains esprits, pour qui tous
Ont également participé à ce numéro : Gregory Barsh,
Maximilian Bauer, Bernard Bégaud, Serge Berthier, les savoirs et toutes les opinions se vaudraient. Dans ce contexte, les
Michel Brune, Nicole Capitaine, Patrick De Kepper,
Hélène Morlon, Florence Noble, Christophe Pichon, Éric frontières entre science, opinions, croyances, voire mysticisme, se
Reyssat, Daniel Rouan, Daniel Tacquenet, Elisabeth Vangioni. brouillent. Certains scientifiques, notamment aux États-Unis, partici-
PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin pent à ce courant, profitant de leur image de chercheur reconnu par
(jf.guillotin@pourlascience.fr) leurs pairs et de personnage médiatique pour instiller dans leurs ouvrages
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS leurs croyances personnelles (voir l’entretien avec Yves Gingras, page 22).
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
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Les frontières se brouillent.
Adresse postale : La déception peut faire le lit du relativisme. Or le doute s’installe
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
Commande de livres ou de magazines : parfois chez certains, déçus que la science n’ait pas répondu à tous
0805 655 255 (numéro vert) les espoirs qu’elle avait soulevés au XXe siècle. Mais la science pro-
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE gresse, tâtonne, s’aventure dans des voies sans issue, se trompe
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41 parfois et remet sans cesse l’ouvrage sur le métier. Même en mathé-
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, matiques (ou surtout en mathématiques ?), la prudence est de mise.
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis Un mathématicien japonais a annoncé avoir résolu un problème de la
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. théorie des nombres, la conjecture ABC. L’annonce de sa résolution a
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
été prise avec circonspection : étant donné la longueur de la démons-
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, tration, elle n’a pas encore été vérifiée (voir La conjecture ABC, page 24).
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
Pourtant, la résolution de cette conjecture soulagerait la communauté
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou des mathématiciens. Si l’on n’avait pas mis en évidence le boson de
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- Higgs, les physiciens auraient dû revoir le modèle fondamental de la
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées physique. Si la conjecture ABC était fausse, la géométrie algébrique
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
tremblerait sur son socle...
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom Selon le philosophe Alain (1868-1951) : « Un homme savant a com-
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien- pris un certain nombre de vérités. Un homme cultivé a compris un cer-
tific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science S.A.R.L.».
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro- tain nombre d’erreurs. Et voilà toute la différence entre l’esprit droit
duire intégralement ou partiellement la présente revue sans et l’esprit juste. L’esprit droit surmonte l’erreur sans la voir ; l’esprit juste
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). voit l’erreur. » (Les vigiles de l’esprit, 1942). Le scientifique doit voir
l’erreur... et la surmonter. Est-il droit et juste ? I

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Édito [1


SOMMAIRE
1 édito
À lA une
4 bloc-notes
Didier Nordon

Actualités 24 MAthéMAtiques
la conjecture Abc
6 oGM : une étude Gerhard Frey
qui en appelle d’autres

Les décompositions en facteurs


premiers de deux entiers A et B
sont reliées à celle de leur somme C
8 démence : les somnifères, par des lois profondes
qui s’éclaircissent peu à peu.
facteurs de risque ?
9 éclaircie dans l’énigme
du lithium cosmique
12 le rat qui peut changer
de peau 32 les led blanches,
technoloGie

... et bien d’autres sujets. l’éclairage de demain


Nicolas Grandjean
13 les prix nobel 2012 Les lampes à diodes électroluminescentes
blanches sont appelées à remplacer les ampoules
Opinions à incandescence. Elles offrent une bonne qualité
de lumière et autorisent d’importantes
économies d’énergie.
14 point de vue
Attention à la notion
de culture en politique !
Régis Meyran 40 le climat des exoplanètes
Astrophysique

15 développeMent durAble Kevin Heng


peut-on recycler à l’infini ? L’étude de l’atmosphère des planètes extrasolaires
Alain Geldron est désormais à la portée des astronomes.
On parvient aujourd’hui à estimer la température
18 vrAi ou fAux et la vitesse des vents à la surface
les estrogènes de certaines exoplanètes.
protègent-ils des maladies
cardio-vasculaires ?
Pierre-Yves Scarabin
20 courrier des lecteurs
22 entretien
croyances :
des scientifiques
à contre-emploi
Entretien avec Yves Gingras

Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement


Pour la Science brochés sur la totalité du tirage ainsi que deux
encarts posés en 4e de couverture : un courrier Pour la Science
offre spéciale Noël sur l’ensemble de la diffusion abonné
et 11 500 exemplaires d’un encart Philosophie magazine
en aléatoire sur l’édition France métropolitaine.
En couverture : © Jean-François Colonna
(CMAP/École polytechnique, www.lactamme.polytechnique.fr)

2] Sommaire © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012

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n° 421 - Novembre 2012

68 plaisir : la nouvelle carte cérébrale


neurobioloGie Regards
76 histoire des sciences
Morten Kringelbach et Kent Berridge
comment on a déclaré
Les circuits cérébraux associés au plaisir la guerre au ddt
ont été précisés. De meilleurs traitements
de la dépendance et de certaines maladies Valérie Chansigaud
mentales pourraient en découler. En 1962, l’Américaine Rachel Carson
dénonçait l’impact des pesticides
sur l’environnement et la santé.
80 loGique & cAlcul
les entiers ne naissent
pas égaux
Jean-Paul Delahaye

DOSSIER
Il est impossible de définir
une loi de probabilité uniforme
sur l’ensemble des nombres entiers.

obésité
86 science & fiction
la force des Jedis
L’épidémie d’ , 88
J.-S. Steyer et R. Lehoucq
Art & science
entre gènes et environnement piero della francesca
et les « piles d’assiettes »
Loïc Mangin
90 idées de physique

54 éradiquer l’obésité ?
épidéMioloGie propulsions préhistoriques
Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik
D. Meyre et Ph. Froguel
93 science & GAstronoMie

56 les perturbateurs
endocrinoloGie des goûts et des récepteurs
Hervé This

endocriniens, 94 À lire
acteurs silencieux
de l’obésité ?
J.-B. Fini,
Rendez-vous sur
M.-S. Clerget-Froidevaux
et B. Demeneix
fr
Le site de référence

64 l’obésité
Génétique de l’actualité scientifique internationale
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dans les gènes ? - Des articles en libre accès
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© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Sommaire [3

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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

 MOI ET LES MATHS Dans les dîners en ville, les mathé- à cacher soit qu’il n’y a pas d’idée, soit
maticiens s’agacent d’entendre leur voi- que celle-ci est banale. Dans l’écriture d’un

P our un mathématicien ordinaire, le


fait que des pans entiers de sa dis-
cipline lui échappent est un rappel
humiliant de ses limitations. Est-il même
en droit d’avoir une opinion sur les mathé-
sin (avocat ou médecin, inévitablement)
dire : « Les maths, moi, je vous avoue, je
n’y ai jamais rien compris.» Peut-être, dans
les dîners entre médaillés Fields, chacun
agace-t-il son voisin en lui susurrant :
«texte d’idée», une énumération ne devrait
pas dépasser l’étape du brouillon. Si elle
fait naître une idée originale, c’est celle-ci
qu’il est intéressant de dégager et de
publier. Si elle n’en fait pas naître, mieux
matiques, lui qui en connaît une si faible « Tes maths, moi, tu sais, je n’en ai pas vaut attendre des jours meilleurs.
proportion ? Deux lectures le soulageront lu une ligne. »
peut-être : il est en bonne compagnie. Dans L’ignorance des mathématiques est la
Les Déchiffreurs (Belin, 2008), Maxim chose du monde la mieux partagée.
Kontsevitch (médaille Fields 1998) déclare :
« Il est courant pour un mathématicien de
manifester un certain dédain envers un col-
lègue travaillant dans un domaine différent
du sien. Quel plaisir pervers ce type peut-  ÉLUCUBRATIONS
il trouver à étudier un sujet sans objet et
parfaitement rébarbatif? J’ai certes essayé
d’apprécier la beauté cachée de différents
domaines, mais il reste bien des champs
où la source de l’intérêt demeure pour
moi un mystère complet. »
D e Rabelais à Borges, les écrivains
recourent à l’énumération pour faire
naître le comique, le vertige méta-
physique, le souffle épique...
Mais, maniée par les universitaires,
Dans Théorème vivant(Grasset, 2012), l’énumération perd sa saveur. Un socio-
Cédric Villani (médaille Fields 2010) écrit logue écrit ainsi : « Les pratiques écono-
que Ngô Bao Châu (également médaille miques comme les pratiques pédagogiques,
Fields 2010) a résolu un vieux problème les pratiques religieuses comme les pra-
relevant « d’un domaine réputé pour sa dif- tiques scientifiques, les interactions ordi-  QUESTION DE POINT DE VUE
ficulté, qui m’est totalement étranger ». Il naires comme les actes d’institution les
écrit aussi: «Je ne comprends pas un traître
mot à la recherche de Vladimir Voevodsky
[médaille Fields 2002], et la réciproque est
probablement vraie.» Ainsi, semblent révo-
lues non seulement l’époque où les mathé-
plus marquants, s’organisent et s’effec-
tuent toujours à travers de multiples pra-
tiques langagières (contrats, écritures
comptables, exercices scolaires et leçons,
catéchismes ou textes sacrés, théories,
E n visitant une église, en Arménie, le
physicien russe Sergey Kapitza
(1928-2012) remarque une relique :
un morceau de bois provenant de l’arche
de Noé. Il demande au prêtre qui le guide
maticiens avaient une vue d’ensemble de formules mathématiques ou comptes ren- s’il peut en obtenir un fragment, afin de faire
leur discipline, mais aussi celle où ils regret- dus d’expérience, conversations informelles une datation au carbone 14. « Volontiers,
taient de ne plus pouvoir en avoir une. ou discours d’institution, etc.). » Le lec- répond le prêtre, ce serait un excellent test
teur, groggy, en vient à ne plus percevoir pour votre méthode » (Sergey Kapitza, Glo-
la banalité de la synthèse : « Les pratiques bal Population Blow-Up and After, Global
langagières sont d’emblée présentes dans Marshall Plan Initiative, 2006).
toute activité humaine » (Bernard Lahire, Kapitza ne précise pas si la datation
Les cadres sociaux de la cognition, dans a eu lieu, mais l’anecdote donne à médi-
F. Clément et L. Kaufmann, La sociologie ter. Le prêtre prend d’emblée comme réfé-
cognitive, Éditions de la Maison des rence son système de pensée. Il n’est pas
sciences de l’homme, 2011). fermé à la science mais, à ses yeux, il
Donner des exemples est une revient à la tradition religieuse de tester
démarche inverse à celle qui consiste à ce qu’elle dit. Alors qu’aux yeux d’un phy-
énumérer. On exprime une idée, puis on sicien, il revient à la science de tester ce
la fait jouer sur des exemples pour la rendre que dit la tradition.
plus claire, montrer sa portée et ses limites, Chacun de nous construit une dissy-
etc. Au contraire, énumérer sert souvent métrie plus ou moins inconsciente. Ses

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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convictions lui paraissent dotées de la force


de l’évidence, pas celles de son interlocu-
teur. Un dialogue n’est possible que si
chacun admet que ses évidences n’en sont
que pour lui. Il faut introduire une symé-
trie, c’est-à-dire trouver un terrain dans
lequel aucun des systèmes de pensée en
présence n’est privilégié. Apparemment,
il ne suffit pas d’être dans une église pour
que ce petit miracle se réalise.

 CENTRE RELATIF

V ous êtes égaré dans cet enchevê-


trement de villes qu’est une banlieue
– celle de Bordeaux, disons. À force,
vous ne savez plus si vous êtes en train
d’errer à Talence, à Bègles, à Villenave d’Or-
non, à Gradignan, à Pessac... Les poteaux
indicateurs ne sont d’aucun secours.
Quand ils ne donnent pas la direction de
quelque obscur lieudit, ils donnent celle
du « Centre ville », sans autre précision.
« Centre ville, je veux bien, mais de quelle
ville ? » La moindre commune, dirait-on,
se prend pour une célébrité : chacun est
censé la reconnaître, elle croirait déchoir
d’avoir à rappeler son nom.
Rien de tel que d’être ballotté de pan-
neau « Centre ville » en panneau « Centre
ville », dans la déprimante uniformité d’un
tissu urbain, pour percevoir à quel point la
notion de centre est relative, locale – et,
pour tout dire, insignifiante. 

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Biologie végétale leur action antioxydante. Ainsi,

OGM : une étude qui en appelle d’autres


les rats nourris d’ OGM bénéfi-
cieraient d’une moindre protec-
tion et seraient plus enclins à
Une étude sur un maïs génétiquement modifié relance le débat sur la toxicité développer des tumeurs. Ce
des OGM. Au-delà des controverses qu’elle réveille, elle oblige à repenser mode d’action doit être confirmé.
les modalités d’autorisation de commercialisation et les procédures de tests. L’équipe de G.-E. Séralini com-
pare son protocole à, d’une part,

L
celui retenu par Monsanto dans un
e 19 septembre, la revue article de 2004 pour évaluer un maïs
Food and Chemical Toxicology résistant au glyphosate et, d’autre
publiait une étude de Gilles- part, celui recommandé par l’OCDE
Éric Séralini, de l’Université de pour tester la toxicité de divers pro-
Caen et du Comité de recherche duits. Les auteurs mettent en avant
et d’information indépendantes la durée de leur étude (24 mois
sur le génie génétique (le CRIIGEN), contre 3 le plus souvent), le nombre
consacrée aux effets de la consom- de doses testées (trois contre deux),
mation d’un herbicide et d’un le nombre de paramètres mesurés
maïs génétiquement modifié résis- notablement supérieur…
tant à ce produit. La publication La méthodologie semble
a fait grand bruit, beaucoup de exemplaire et Food and Chemical
réactions ont été enflammées… et Toxicology est une revue qui publie
tous en ont appelé à la raison! Soit, après vérification par les pairs
examinons sans passion les dif- sans parti pris. Pourtant, plusieurs
férents aspects de ce nouveau objections à l’étude ont été sou-

Wavebreakmedia/shutterstock.com
rebondissement dans la contro- levées. D’abord, l’usage de la
verse sur les OGM. souche Sprague-Dawley de rats
D’abord, en quoi a consisté a été critiquée, car elle est connue
l’étude ? Elle s’intéressait au maïs pour sa propension à développer
NK603, commercialisé par la firme diverses tumeurs et son espérance
Monsanto, génétiquement modi- est d’environ deux ans. En 1979,
fié pour résister au Roundup, l’un Le maïs NK603, génétiquement modifié pour résister au Roundup, est-il sans une étude a montré que parmi
des herbicides les plus utilisés effets sur la santé ? Une étude sur des rats montre que non. Elle est criti- 100 rats ayant vécu plus de deux
dans le monde. Quelque 200 rats quée, mais relance le débat sur les procédures de tests des OGM. ans, 81 avaient développé une
de la souche Sprague-Dawley ont tumeur. Précisons que l’organe le
été répartis en plusieurs groupes : décès ultérieur était attribué à Les auteurs concluent que le plus touché était la thyroïde et
un groupe contrôle ; trois groupes l’âge. Dans le groupe contrôle, glyphosate, le principe actif du non les glandes mammaires, le
nourris avec diverses concen- 30 pour cent des mâles et 20 pour Roundup, est toxique à des teneurs foie ou les reins. En outre, cette
trations de maïs NK603 non traité cent des femelles sont morts avant bien inférieures à celles acceptées souche est celle utilisée pour des
au Roundup ; trois groupes simi- cet âge. Ces chiffres atteignent 50 par les autorités sanitaires. De tests de cette nature, notamment
laires aux précédents, mais dont et 70 pour cent chez les rats nour- plus, la consommation de l’OGM ceux de Monsanto en 2004. Fallait-
le maïs avait été traité avec l’her- ris avec l’OGM, mais la mortalité NK603 seul aurait les mêmes effets il prendre une souche plus robuste
bicide ; trois groupes au régime n’était pas proportionnelle à la délétères sur le foie, les reins, les et rendre la comparaison moins
alimentaire sans OGM, mais dont dose. Les auteurs supposent un glandes mammaires… pertinente ou bien la même
l’eau contenait du Roundup à effet de seuil : la surmortalité Le mécanisme proposé est souche et rendre délicate l’inter-
des concentrations variables. apparaîtrait dès une certaine fondé sur le rôle de l’enzyme EPSP prétation des résultats ?
Au total, 20 groupes (10 pour quantité, faible, d’OGM ingérée. synthase. Chez les plantes, elle Autre problème, le nombre de
chaque sexe) de dix animaux ont Chez les femelles, la plupart participe à la synthèse de l’acide rats par groupe. À raison de dix
été testés. Pendant deux ans, le des morts étaient dues à des shikimique, un précurseur clef de par groupe (en tenant compte du
sang des rats a été prélevé toutes tumeurs des glandes mammaires nombreux composés essentiels. sexe), les résultats sont-ils statis-
les trois semaines environ afin qu’y ou de l’hypophyse. Chez les mâles, Le glyphosate est un inhibiteur tiquement fiables ? Certains en
soient mesurés 31 paramètres. Au les organes les plus touchés étaient de cette enzyme, ce qui est fatal doutent et ce d’autant plus que
terme de l’expérience, tous les le foie et les reins. Les tumeurs à la plante. Or, chez le maïs NK603, la souche choisie a un faible taux
organes des animaux ont été exa- étaient deux à trois fois plus fré- un gène d’une version bacté- de survie. Une population totale
minés selon divers procédés. quentes chez les rats testés que rienne de l’EPSP synthase (insen- de 200 animaux est souvent ce qui
Les mâles et les femelles du dans le groupe contrôle. Le sible au glyphosate) est introduit a été choisi dans d’autres études,
groupe contrôle ont vécu en nombre et la taille des tumeurs dans le génome de la plante. mais ici le nombre de doses et de
moyenne 624 et 701 jours, ces n’étaient pas proportionnels à la Celle-ci produirait moins de com- combinaisons testés diminue la
durées de vie ayant servi de base dose ingérée, ce qui trahirait, là posés phénoliques dérivés de taille des groupes et affaiblit la
pour tester la mortalité : tout encore, un effet de seuil. l’acide shikimique, connus pour portée des résultats. Remarquons

6] Actualités © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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A c t u a l i t é s

toutefois que l’étude de 2004 aussi le toxicologue José Domingo, tocole en vigueur a été établi pour
En bref
bien que les préconisations de constatait que la plupart des des substances chimiques et est
DU SEL POUR LE PARASITE
l’OCDE sont également fondées études sur la toxicité des plantes fondé sur le dogme de la pro-
sur des groupes de dix rats. Des génétiquement modifiées étaient portionnalité, selon lequel c’est la L’aquaculture des crabes bleus
groupes plus importants seraient conduites à la demande des socié- dose qui fait le poison. Or ce est confrontée à un taux de
certes nécessaires... mais dans tés qui commercialisent ces dogme a déjà été mis à mal par mortalité qui peut s’élever jus-
tous les cas ! plantes. Il déplorait le manque plusieurs études portant sur les qu’à 50 pour cent à cause du
La troisième critique concer- d’études indépendantes. Celle de perturbateurs endocriniens, parasite unicellulaire Hema-
nait le plan média (documen- G.-E. Séralini comble-t-elle ce notamment le bisphénol. Les todinium. Jeff Shields, de l’Ins-
taire, film, livre…) qui a déficit ? Difficile de se prononcer. modifications souhaitées porte- titut de science marine de
accompagné la publication de Peut-être doit-on attendre la mise raient sur la durée des tests, sur Virginie, aux États-Unis, a étu-
l’étude. En outre, les journalistes à disposition des données brutes, l’accès public aux données et dié le cycle de vie du parasite
qui pouvaient avoir accès à cet promise par les auteurs. Cepen- sur l’indépendance des agences et a découvert que ses spores
article avant la levée de l’em- d’évaluation. Le ministre de ne survivent que dans l’eau très
bargo étaient tenus à une
clause de confidentialité qui
RIGUEUR, TRANSPARENCE
l’Agriculture a également
demandé à l’Agence nationale
salée. Cette observation per-
mettra de contrer la dispersion
leur interdisait de solliciter et indépendance : quand de sécurité sanitaire d’exper- de Hematodinium en utilisant,
des avis extérieurs. Une façon les procédures d’évaluation tiser les travaux de l’équipe par exemple, des bassins d’iso-
de faire peu orthodoxe qui a des risques liés aux OGM de G.-E. Séralini. lement remplis d’eau peu salée.
rendu soupçonneuses la com- respecteront-elles ces critères ? C’est peut-être ce qu’il faut
munauté scientifique et celle retenir de cette étude qui VERS DES LACS PLUS VERTS
des journalistes. dant, ils réclament la même trans- montre, au plus, que la consom-
Lars-Anders Hansson et ses col-
Autre sujet de tension, les pos- parence de la part de l’Autorité mation d’un OGM (le maïs NK603),
lègues, à l’Université de Lund,
sibles conflits d’intérêts. L’étude européenne de sécurité des ali- parmi de nombreux autres, n’est
ont étudié les conséquences
est financée par le CRIIGEN (plu- ments (l’EFSA) qui a rendu un avis pas sans danger. La nécessité de
d’une élévation de la tempéra-
sieurs auteurs de l’article en sont favorable pour cet OGM en 2009 nouvelles procédures pour éva-
ture sur l’équilibre de la chaîne
membres), organisme qui ne cache (avis que la Commission euro- luer les risques des OGM avec
alimentaire dans les lacs. Là
pas ses réticences contre les OGM, péenne n’a pas encore validé) et rigueur, en toute transparence et
où les poissons sont absents,
la Fondation Charles-Léopold qui vient de critiquer l’étude de de façon indépendante des divers
le zooplancton consomme les
Mayer, l’Association CERES qui ras- G.-E. Séralini. intérêts en jeu, est criante.
algues et régule leur proliféra-
semble certaines enseignes de la Le gouvernement français a . Loïc Mangin.
tion. Mais dans les lacs où vivent
grande distribution et enfin le rappelé l’initiative qu’il a prise en G.-E. Séralini et al., Food and Chemical
Toxicology, en ligne, 19 septembre 2012 des poissons, une hausse de
ministère français de la Recherche. juillet de réclamer à l’EFSA une
la température favorisera la
En 2011, l’un des éditeurs révision des procédures d’éva-
croissance de ces derniers. Et
de Food and Chemical Toxicology, luation des OGM. De fait, le pro-
comme certains poissons se
nourrissent de zooplancton, ces
lacs verront un fort développe-
Biophysique ment d’algues.

Une baie plus bleue que bleue DE LA VIANDE AU MENU

L
Nos ancêtres mangeaient régu-
es baies de Pollia condensata, une herbacée d’Afrique centrale, lièrement de la viande il y a
sont d’un puissant bleu métallique constellé de minuscules iri- 1,5 million d’années. C’est ce
descences vertes et rouges. Leur couleur est due non pas à des qu’indique un fragment de crâne
pigments, mais à un mécanisme optique similaire à celui à l’œuvre découvert dans les gorges d’Ol-
dans les élytres des scarabées, quoique plus perfectionné encore; c’est duvai, en Tanzanie, par une
ce qu’a montré une équipe de l’Université de Cambridge par microsco- équipe internationale dirigée par
pie électronique. Comme chez les scarabées, la lumière interfère avec des Manuel Dominguez-Rodrigo et
structures hélicoïdales – ici les fibres de cellulose empilées formant la Travis Pickering. Cet os appar-
Silvia Vignolini et al., PNAS, 2012

paroi des cellules qui enveloppent la baie. Périodique, l’empilement ne tiendrait à un enfant hominidé
réfléchit qu’une longueur d’onde – principalement du bleu, mais aussi âgé de deux ans et présentant
du rouge ou du vert, selon la cellule. Là réside la nouveauté : chaque des traces d’ostéoporose liée
cellule réfléchit une couleur qui lui est propre, ce qui donne au fruit son à une anémie. La viande serait
aspect moucheté. La lumière réfléchie est en outre polarisée circulaire- ainsi devenue indispensable
ment, vers la droite ou vers la gauche selon les cellules. Ces fruits sans dans la nutrition à cette époque
Les fruits de Pollia condensata sont intérêt nutritif tromperaient les oiseaux qui, attirés par leurs couleurs et son absence aurait provoqué
des baies d’un intense bleu métal- chatoyantes, les cueilleraient et participeraient ainsi à leur dispersion. la maladie chez l’enfant.
lique, qui persiste plusieurs dizaines . Marie-Neige Cordonnier.
d’années après leur cueillette. S. Vignolini et al., PNAS, en ligne le 10 septembre 2012

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A c t u a l i t é s

Neurosciences

Démence: les somnifères, facteurs de risque?


L e 25 septembre dernier, en France, la Haute
autorité de santé a lancé une campagne
d’information visant à une utilisation rai-
sonnée, chez les personnes âgées, des benzo-
diazépines, classe de molécules prescrites contre
tandis que d’autres n’observaient pas d’effet
significatif, voire notaient un effet protec-
teur. La présente étude est la première réali-
sée sur une période supérieure à huit années.
Des épidémiologistes de trois unités de l’IN-
l’anxiété et les troubles du sommeil. Une nou- SERM à Bordeaux ont analysé un échantillon
velle étude renforce ce message en montrant de 1063 personnes de plus de 65 ans sans symp-

Kuzma/shutterstock.com
que parmi les plus de 65 ans, le risque de déve- tômes de démence au début du suivi. Parmi
lopper une démence – des troubles cognitifs per- eux, 968 n’ont jamais pris de benzodiazépines,
sistants – est supérieur d’environ 50 pour cent et les 95 autres ont commencé à en prendre entre
chez ceux qui consomment ces molécules. trois et cinq ans après le début de l’étude. En
En France, près d’un tiers des plus de 65 ans 15 ans, 253 cas de démence ont été diagnosti-
et près de 40 pour cent des plus de 85 ans qués, dont 32 pour cent des consommateurs accru de démence chez les consommateurs de
consomment des benzodiazépines de façon de benzodiazépines, contre 23 pour cent de ceux benzodiazépines. Si cette étude ne prouve pas
régulière. Pourtant, depuis une dizaine d’an- qui n’en prenaient pas. En outre, la démence qu’il existe un lien de cause à effet entre le
nées, certains scientifiques se demandent si se déclarait plus tôt chez les consommateurs. traitement et la survenue de démence, elle incite
un usage chronique des benzodiazépines ne Même après la prise en compte des facteurs à la prudence. Dans le doute, il est recommandé
favorise pas la démence : plusieurs études ont potentiels de démence tels que l’âge, le sexe, de limiter les traitements à quelques semaines.
mis en évidence un risque accru de démence le niveau d’études ou des symptômes de dépres- . M.-N. C..
chez les consommateurs de benzodiazépines, sion, les scientifiques ont observé un risque S. Billioti de Gage et al., BMJ, vol. 345, e6231, 2012

149 597 870 700 MÈTRES: c’est la valeur exacte de l’«unité astronomique»,
unité de distance qui vient d’être redéfinie par l’Union astronomique internationale.
Géophysique

L’Inde et l’Australie vont se séparer


EURASIE
A vec des collègues, Matthias
Delescluse, du Laboratoire
de géologie de l’École nor-
quents dans la région... mais pas
avec des magnitudes de 8,2 et de
8,6 ! Ces séismes exceptionnels
N. Chamot-Rook et A. Rabaute, La tectonique des plaques depuis l'espace, CCGM, Paris, 2006

male supérieure, à Paris, vient font par ailleurs partie d’un


de montrer que deux séismes aty- groupe d’une trentaine de séismes
piques qui ont eu lieu en avril 2012 du même type enregistrés dans la
PÉNINSULE INDE au large de Sumatra traduisent un région depuis 2004.
ARABIQUE début de déchirement de la plaque Le moteur de cette sismicité
indo-australienne. intraplaque est la subduction,
Cette plaque plonge sous la qui, depuis huit à dix millions
Plaqquee plaque de la Sonde au fond d’une d’années, déforme la plaque
dde la So
Sond
ndee
nd fosse de subduction qui longe l’île indo-australienne, le mouvement
Plaq
Plaqque
u de Sumatra. En décembre 2004, de l’Inde étant ralenti par l’Asie.
Plaq

soma
maaliien
enne
ne toute la région a été secouée par Ainsi, tandis que la « plaque
un mégaséisme (de magnitude 9,3) indienne » se déplace vers le
ue i

dû au brusque relâchement des Nord-Est et par rapport à la Sonde


ndo

tensions accumulées au cours de de seulement 37 millimètres par


-au

tra cette subduction. an, la « plaque australienne »


s

lie
nn Les deux séismes atypiques plonge sous la Sonde à la vitesse
e
AUSTRALIE de 2012 se sont produits à l’inté- de 56 millimètres par an. L’Aus-
rieur de la plaque indo-austra- tralie tend donc à s’arracher à
Le mégaséisme de 2004 (point rouge) a déclenché les deux grands séismes lienne et en retrait de l’épicentre l’Inde, qui la freine.
intraplaques de 2012 (points jaunes) et de nombreux autres séismes qui du mégaséisme de 2004. De tels . François Savatier.
traduisent tous une déformation à long terme de la plaque indo-australienne. « séismes intraplaques » sont fré- Nature, en ligne le 26 septembre 2012

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A c t u a l i t é s

Cosmologie
En bref
Éclaircie dans l’énigme du lithium cosmique COUP DE PATTE VÉGÉTAL

L e lithium a été produit alors que l’Univers Drosera glanduligera, une plante
n’était âgé que de deux minutes. La théorie de carnivore australienne, ne se
la nucléosynthèse primordiale permet de contente pas d’embuscades pas-

F. Winkler/Middlebury College, l’équipe MCELS et NOAO/AURA/NSF


calculer l’abondance des éléments créés. Les prévi- sives. Simon Poppinga et ses col-
sions du modèle sont compatibles avec les obser- lègues, en Allemagne, ont montré
vations pour l’hydrogène, le deutérium et l’hélium, que lorsqu’un insecte marche sur
mais elles diffèrent pour le lithium. Toutefois, Chris- l’un de ses longs tentacules dotés
topher Howk, du Centre d’astrophysique de l’Uni- de cellules sensitives, la plante le
versité Notre-Dame, dans l’Indiana, et ses collègues replie en quelques fractions de
ont mesuré, dans le milieu interstellaire du Petit seconde, catapultant sa proie vers
Nuage de Magellan, une abondance de lithium com- des tentacules adjacents et
patible avec la valeur prévue par la théorie de la gluants (qui déplacent ensuite
nucléosynthèse primordiale. lentement la proie vers le creux
Les astrophysiciens mesurent d’habitude les de la feuille). C’est l’un des mou-
abondances dans l’atmosphère de vieilles étoiles vements les plus rapides du
où l’on suppose que la composition chimique n’a monde végétal. Plusieurs méca-
Le milieu interstellaire du Petit Nuage de Magellan nismes ont été proposés, fondés
pas beaucoup évolué et est restée proche de celle (ci-dessus) contient du lithium dans des proportions
de l’Univers primordial. Or pour le lithium 7, l’abon- sur des forces hydrauliques au
compatibles avec la théorie de la nucléosynthèse sein du tentacule.
dance ainsi observée était trois fois plus faible que primordiale.
celle prévue par la théorie. Mais ces mesures sont
tributaires de notre compréhension de la physique primordial. De plus, cette mesure repose sur des
des étoiles : réactions nucléaires, mouvements de modèles d’ionisation du gaz qui peuvent conduire LA GÉNÉTIQUE DES RAYURES
matière dans l’astre, mélange entre les couches à des incertitudes importantes. Il s’agit cependant Comment se forment les rayures
externes et les couches profondes, etc. d’une estimation intéressante de l’abondance du et les taches sur le pelage des
La nouvelle mesure de C. Howk et ses collègues lithium dans le milieu interstellaire extragalactique. chats ? Sur la base d’études
permet-elle pour autant de conclure que le problème Ces observations permettront, à terme, de mieux com- génétiques, une équipe interna-
cosmologique du lithium est résolu ? Selon Élisabeth prendre l’évolution du lithium dans l’Univers. tionale a proposé un mécanisme
Vangioni, de l’Institut d’astrophysique de Paris, le . Sean Bailly. en deux temps. Lors du stade
milieu interstellaire est loin d’être similaire au milieu J. C. Howk et al., Nature, vol. 489, pp. 121-123, 2012 fœtal, un gène noté Taqpep
contrôlerait la formation d’un
« prémotif moléculaire » – les
concentrations en certaines
molécules à travers la peau des-
Microbiologie sinant une répartition spatiale

Coopération guerrière chez les bactéries


particulière. Ces molécules
moduleraient l’expression d’un
second gène, Edn3, qui influe

D
sur la couleur du pelage.
e nombreuses bactéries O. Cordero et ses collègues ont toutes issues d’un individu
produisent des antibio- cultivé des bactéries marines de unique, qui leur aurait transmis
tiques, toxiques pour la famille des Vibrionacées, qui se un gène de résistance ? Non, car
leurs congénères. Ces armes chi- sont réparties en micropopulations bien qu’elles soient génétiquement
miques déciment-elles aveuglé- géographiquement distinctes, puis plus proches entre elles qu’avec les
ment toutes les autres bactéries, ont étudié leurs interactions. Ils ont bactéries des autres populations,
dans une guerre de chacun contre constaté qu’une petite fraction des elles ne sont pas identiques: elles
tous ? Selon Otto Cordero, de bactéries (moins de cinq pour cent) n’ont que 72 pour cent de gènes
l’Institut de technologie du Mas- produit des antibiotiques particu- communs en moyenne, bien moins
sachusetts (MIT), et ses collègues, lièrement efficaces, qui inhibent que si elles étaient toutes issues du
© Alexander Raths/Shutterstock

ce n’est pas le cas : certaines bac- la croissance du quart des indivi- même individu. C’est donc leur
téries marines forment des dus présents dans le milieu de proximité géographique, et non
micropopulations où quelques culture. Les biologistes ont aussi une filiation commune, qui aurait
individus fabriquent des « armes montré que les bactéries apparte- favorisé la transmission des gènes
collectives », c’est-à-dire des sub- nant à la même population qu’une de résistance, lors d’échanges dits
stances toxiques uniquement de ces productrices, c’est-à-dire ses horizontaux.
pour les bactéries des autres voisines proches, résistent à ces sub- . Guillaume Jacquemont. Des colonies de bactéries cultivées
populations. stances. Est-ce parce qu’elles sont O. Cordero et al., Science, en ligne, 7 sept. 2012 dans une boîte de Pétri.

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A c t u a l i t é s

Médecine
Un antibiotique naturel contre la tuberculose
L a tuberculose tue aujour-
d’hui près de deux millions
de personnes dans le
monde chaque année. De nom-
breux médicaments existent, mais
fulvum, est active même contre
certaines formes résistantes de la
tuberculose.
En étudiant diverses souches
mutées de Mycobacterium tuber-
vée par M. tuberculosis pour agir.
Pour certaines souches de cette
bactérie, le processus d’activation
est altéré et elles deviennent résis-
tantes à l’isoniazide. Le mode opé-
des souches résistantes de la bac- culosis, le bacille à l’origine de la ratoire de la pyridomycine est plus
térie sont apparues ces dernières maladie, S. Cole et ses collègues direct, ce qui ouvre donc une piste
années, pour lesquelles les trai- ont mis en évidence l’enzyme sur prometteuse pour développer un
tements sont inopérants. laquelle agit la pyridomycine. antibiotique efficace contre une
Afin de trouver une parade, Ce composé modifie la confor- maladie présentant de plus en
les chercheurs étudient des bac- mation de l’enzyme InhA néces- plus de résistances aux traite-
téries, qui produisent des sub- saire pour la synthèse d’acides ments à base d’isoniazide. De
stances susceptibles de neutraliser mycoliques, des cires présentes plus, la pyridomycine pourrait se

Stewart Cole/EPFL
ou tuer des organismes concur- dans la paroi de M. tuberculosis. révéler efficace contre d’autres
rents. L’équipe de Stewart Cole, En l’occurrence, InhA était déjà la mycobactéries, par exemple celle
à l’École polytechnique fédérale cible du traitement à base d’iso- responsable de la lèpre.
de Lausanne, vient de montrer niazide, une autre molécule uti- . S. B.. Des colonies de deux souches de la bactérie
que la pyridomycine, produite lisée contre la tuberculose. Mais R. C. Hartkoorn et al., EMBO Molecular responsable de la tuberculose,
par la bactérie Dactylosporangium l’isoniazide nécessite d’être acti- Medecine, en ligne, 17 septembre 2012 photographiées à différents stades.

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A c t u a l i t é s

Météorologie Physique

L’orage préfère les sols secs Gouttes à décollage vertical


C omment se forme un orage ? Des mouvements ascendants d’air
chaud et humide créent une perturbation qui peut donner
des précipitations, dites convectives ou orageuses. Si on com-
prend bien le phénomène global, l’influence précise de l’humidité
du sol, à l’échelle locale, n’est pas clairement établie dans le déclen-
L es physiciens nomment
« goutte de Leidenfrost »
une goutte lévitant sur le
coussin gazeux produit par sa
vaporisation au contact d’une
La goutte décolle alors, poussée
par la vapeur qu’elle émet !
Pour observer ce processus,
les chercheurs ont positionné une
caméra rapide face à une plaque
chement des orages. Christopher Taylor, du Centre NERC d’écologie surface chaude. Franck Celestini, de silicium portée à 375 °C, sur
et d’hydrologie en Grande-Bretagne, Françoise Guichard, du Centre de l’Université de Nice-Sophia- laquelle ils ont fait tomber un
national de recherche météorologique (CNRS et Météo-France), et leurs Antipolis, et deux collègues vien- aérosol de gouttelettes d’eau sub-
collègues ont montré que les précipitations ont lieu de préférence nent de modéliser et d’observer millimétriques à température
sur les zones localement les plus sèches. Pour quelle raison? D’une le comportement d’une telle ambiante. Après l’atterrissage
part, les masses d’air convergent des zones humides, plus fraîches, goutte à la fin de sa lévitation : suivi d’un rebond, ces gouttelettes
vers les zones sèches, plus chaudes. D’autre part, les courants ascen- elle s’envole ! se stabilisent en lévitation à une
dants sont plus puissants au-dessus des zones sèches. Ces mécanismes La modélisation d’une goutte hauteur de moins de 20 micro-
Stewart Cole/EPFL

se révèlent plus marqués dans les régions semi-arides telles que le de Leidenfrost repose sur l’idée mètres, inférieure au diamètre de
Sahel et l’Australie. Or les principaux modèles numériques du cli- que son poids est équilibré par la la surface de contact (de l’ordre
mat reproduisent mal ce phénomène : les simulations actuelles surpression créée par le flux de du rayon de la goutte). Les images
pourraient donc surestimer localement les épisodes de sécheresse. vapeur qui s’écoule horizontale- montrent que quand le rayon des
. S. B.. ment sous sa surface de contact gouttes devient inférieur à la hau-
C. M. Taylor et al., Nature, en ligne, 12 septembre 2012 avec la surface chaude (son teur de lévitation pendant le
« ventre »). Cette surpression est régime stable, elles décollent tout
proportionnelle à la différence en continuant à s’évaporer. L’ob-
de température entre la plaque et servation d’un grand nombre de
la goutte, et à la pression au sein cas montre que les gouttes se
Françoise Guichard et Laurent Kergoat/CNRS

de cette dernière. Tant que le dia- repositionnent (brièvement) à une


mètre de son ventre reste grand altitude inversement propor-
par rapport à la hauteur de sus- tionnelle à leur rayon, comme le
tentation, la goutte lévite en rétré- prédisent les calculs.
cissant lentement, tandis que la Si l’on remplace l’eau par l’al-
vapeur s’évacue horizontalement. cool, des gouttelettes submillimé-
On pensait que cette lévitation triques n’atteignent jamais la
se poursuivait jusqu’à la vapori- surface, mais s’élèvent directement :
Un orage au Sahel, près de Hombori au Mali. sation complète du liquide. Mais elles entrent sans transition dans le
les chercheurs ont découvert régime inédit découvert par les
qu’une fois assez petite, la goutte chercheurs. Il suffit en effet de
se transforme en une petite fusée. 2,6 fois moins d’énergie pour vapo-
Archéologie En effet, quand la largeur du ventre riser la même masse d’alcool, de
Un atelier préhistorique devient plus petite que l’altitude,
le comportement du système
sorte qu’une gouttelette submilli-
métrique d’alcool se vaporise trop

D
change radicalement, car le poids vite pour qu’elle puisse léviter.
ans une grotte, l’usage de l’espace est vite brouillé par les occu- devient nettement plus petit que . F. S..
pations successives. Ce n’est pas le cas d’un site en plein air la poussée verticale due à la vapeur. Physical Review Letters, vol. 109, 034501, 2012
qui n’a été occupé qu’une fois. À Breitenbach, près de Zeitz
en Allemagne, des conditions exceptionnelles de conservation dans
un sol loessique ont livré l’organisation spatiale d’un atelier de sculp-
teurs d’ivoire datant de l’Aurignacien (40 000 à 30 000 ans avant
notre ère). Autour d’Olaf Jöris, du Centre de recherche archéologique
Monrepos à Neuwied, une équipe internationale fouille cette sta-
tion de plein air où des premiers Européens modernes sont venus
exploiter des carcasses de mammouths. L’équipe a identifié un espace
où l’ivoire était débité en lamelles et un autre, reconnaissable à des
accumulations de petits éclats spécifiques, où on le sculptait. Ainsi,
il semble que dès l’Aurignacien, l’organisation spatiale de la pro-
duction était un trait culturel de nos ancêtres européens. Rien n’in-
dique pour le moment que ce trait ait été partagé par les Néandertaliens,
leurs prédécesseurs en Europe. Une goutte d’azote liquide en lévitation sur une surface chaude.
. F. S.. Elle est sustentée par la vapeur émise au niveau de sa face inférieure.

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A c t u a l i t é s

Astrophysique Physiologie

En orbite près du trou noir Le rat qui peut changer


de peau
P lusieurs étoiles tournent à des vitesses de l’ordre de 10 000 kilo-
mètres par seconde autour du trou noir supermassif logé au
centre de notre Galaxie. L’étoile SO-2 était, jusqu’à présent,
celle dont la période de révolution était la plus courte connue, de
l’ordre de 16 ans. Grâce à un suivi du centre galactique de 1995 à 2012 U n lézard peut échapper à un
prédateur en se désolidari-
sant de sa queue; l’appen-
cimens recueillis perdaient jusqu’à
60 pour cent de la peau du dos lors-
qu’ils étaient manipulés ! Le pro-
par l’Observatoire Keck à Hawaii, Leonhard Meyer, de l’Université dice repoussera ensuite. On sait cessus de régénération a été étudié
de Californie à Los Angeles, et ses collègues ont montré que l’étoile moins que certains mammifères uti- à partir de trous faits dans l’oreille.
SO-102 bat un nouveau record: elle effectue une révolution en 11,5 ans. lisent une stratégie similaire. De fait, Chez les souris communes
L’étude de SO-2 avait permis d’estimer la masse du trou noir central les rats épineux (des rongeurs du (Mus musculus), l’ablation d’un mor-
à environ 4 millions de fois la masse du Soleil. L’étude conjointe des genre Acomys) peuvent, en agitant ceau de peau entraîne la forma-
deux étoiles en orbite proche autour du trou noir central devrait, à leur queue, projeter des lambeaux tion d’un tissu cicatriciel informe et
terme, fournir un test de la théorie de la relativité générale dans un de la peau qui la recouvre. Mais il glabre. À l’inverse, chez les rats épi-
régime inexploré jusqu’ici – en exploitant deux effets de la cour- y a plus étonnant encore: l’équipe neux, la peau de remplacement qui
bure de l’espace-temps créée par le trou noir : une étoile satellite a de Ashley Seifert, de l’Université se forme est presque identique à
une trajectoire qui dévie de l’orbite képlérienne classique (une ellipse) de Floride à Gainesville, a montré celle qui a été perdue : on retrouve
et la lumière qu’elle émet est distordue. que ces animaux peuvent suppor- l’épiderme et le derme, des folli-
. S. B.. ter la perte de grands pans de la cules pileux et les poils qu’ils fabri-
L. Meyer et al., Science, vol. 338, pp. 84-87, 2012 peau du corps: elle se régénère com- quent, des glandes sudoripares…
plètement en un mois environ. Seule différence, les muscles ne sont
Neurobiologie Les rats épineux doivent leur pas reconstitués.

De l’ADN fœtal dans le cerveau


nom à leurs poils, qui peuvent Les mécanismes ne sont pas
être durs, voire piquants. Des obser- encore bien connus, mais les pre-

L
vations avaient déjà montré que la miers résultats montrent qu’ils res-
a plupart des mères auraient de l’ADN de leur fœtus dans le peau de leur queue est faiblement semblent à ceux mis en jeu dans la
cerveau. C’est la conclusion d’une étude menée par William attachée aux muscles et aux os sous- régénération des membres entiers
Chan, de l’Université de l’Alberta, au Canada, et ses col- jacents, ce qui explique la facilité chez certains reptiles, notamment
lègues. Les biologistes ont autopsié des femmes ayant eu un enfant avec laquelle elle se détache. Les les salamandres. Un tel phénomène
mâle et ont montré que 63 pour cent d’entre elles avaient des cel- biologistes ont voulu en savoir plus chez des mammifères est inédit.
lules cérébrales contenant des fragments de chromosomes Y, vrai- et se sont intéressés à deux espèces, . L. M..
semblablement issus du fœtus. Acomys kempi et A. percivali. Les spé- A. Seifert et al., Nature, vol. 489, pp. 561-565, 2012
Un tel phénomène, nommé microchimérisme fœtal, était connu
pour le sang, mais pas pour le cerveau. W. Chan et ses collègues
pensent que le matériel génétique du fœtus a pénétré dans le cer-
veau maternel à la faveur de modifications de la barrière hémato-
encéphalique (la barrière physiologique qui sépare le sang du système
A. Seifert et al., Nature, 2012

nerveux central) dues à la grossesse. Le microchimérisme peut avoir


à la fois des conséquences positives, telle une meilleure réparation
de tissus endommagés, ou négatives – il semble favoriser certaines
maladies auto-immunes.
. G. J..
W. Chan et al., Plos ONE, en ligne le 26 septembre 2012 La régénération de la peau disparue (à gauche) dure une trentaine de jours.

DERNIÈRE minute ...


VESTA, UN ASTÉROÏDE MAGNÉTIQUE champ magnétique aurait protégé du vent solaire insectes…). L’animal mesurait un peu moins
Une météorite découverte en Antarctique pro- la surface très peu abîmée de cet astéroïde. de huit centimètres de longueur et avait un corps
viendrait de l’astéroïde Vesta : leur composition assez simple. Sur son fossile, mis au jour en
isotopique en oxygène est la même. Et la UN CERVEAU TRÈS ANCIEN Chine, on distingue nettement des structures
structure cristalline de la météorite indique que, Environ 520 millions d’années : c’est l’âge du cérébrales complexes.
il y a 3,69 milliards d’années, Vesta était dotée plus ancien cerveau découvert. Il appartenait à
d’un champ magnétique, probablement dû à un un individu de l’espèce Fuxianhuia protensa, un Retrouvez plus d’actualités
cœur de métal liquide agissant comme une
dynamo. Ce résultat corrobore l’hypothèse qu’un
arthropode aujourd’hui éteint (les arthropodes
comprennent les crustacés, les araignées, les fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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P r i x N o b e l 2 0 1 2

Prix Nobel de physique

Des systèmes quantiques de quelques atomes et photons


S erge Haroche, professeur au
Collège de France et chercheur
au Laboratoire Kastler Bros-
sel, à Paris, qui dépend de l’École
normale supérieure, du CNRS et de
S. Haroche et ses collègues ont,
en particulier, conçu des systèmes
de cavités supraconductrices conte-
nant quelques photons piégés par
deux miroirs ultraréfléchissants
ces expériences, S. Haroche a aussi
démontré la possibilité de mani-
puler des états quantiques dans des
cavités supraconductrices, mani-
pulations que certains physiciens
l’Université Pierre et Marie Curie, se faisant face. La technique mise cherchent à exploiter pour réaliser
et David Wineland, chercheur de en place par S. Haroche permet des ordinateurs quantiques.
l’Institut américain des étalons et de d’obtenir l’information sur les pho- Les expériences de D. Wineland
la technologie (NIST) à Boulder, aux tons par un changement d’état et ses collègues sont complémen-

CNRS Photothèque/LKB / Michel Brune


États-Unis, ont reçu le prix Nobel d’atomes injectés dans la cavité, sans taires de celles de S. Haroche. Le
de physique pour leurs travaux détruire les photons. Ce dispositif physicien américain a conçu des
expérimentaux sur l’optique quan- a permis d’étudier le phénomène pièges à ions, dont il contrôle, avec
tique. Le comité Nobel a souligné de décohérence, c’est-à-dire le pas- précision, l’état quantique grâce à
leur contribution essentielle dans la sage d’un comportement quantique des photons. D. Wineland a ainsi
conception de dispositifs permet- d’un système, qui peut être dans pu mettre en place des opérations
tant de contrôler et mesurer des sys- une superposition d’états – comme élémentaires de calcul quantique,
tèmes quantiques dont les Une cavité formée de deux miroirs supra- le chat à la fois mort et vivant de à la base d’un futur et encore hypo-
applications vont des horloges de conducteurs (donc ultraréfléchissants) l’expérience de pensée du physi- thétique ordinateur quantique.
précision à l’élaboration de futurs se faisant face permet de piéger des cien autrichien Erwin Schrödinger – . S. B..
ordinateurs quantiques. photons sur une longue durée. à un comportement classique. Avec http://bit.ly/UHunv9

Prix Nobel de médecine Prix Nobel de chimie

Des cellules réinitialisées Les récepteurs à protéines G

L es deux lauréats, le Britannique John Gurdon et le Japonais


Shinya Yamanaka, ont découvert que l’on peut obtenir des cel-
lules souches, encore non différenciées, à partir de cellules adultes
déjà spécialisées. Leurs travaux bousculent ce que l’on pensait des cel-
lules souches et élargissent les possibilités d’utilisation de ces der-
C omment nos cellules perçoivent-elles l’environnement? En grande
partie grâce aux «récepteurs couplés aux protéines G » (notés RCPG)
dont la structure a été élucidée par les deux lauréats, les Améri-
cains Robert Lefkowitz et Brian Kobilka. Il s’agit de récepteurs insérés
dans la membrane des cellules et qui transmettent de l’information de
nières. Aujourd’hui, on peut obtenir de telles cellules souches en l’extérieur vers l’intérieur.
reprogrammant « simplement » des cellules adultes. Lorsqu’un signal extérieur (protéine, petite molécule messagère, phé-
Dans les années 1960, J. Gurdon, de l’Université de Cambridge, romone, ion, voire photon) s’associe au récepteur, la forme de ce der-
révéla que la spécialisation des cellules est réversible. Un ovocyte d’am- nier est modifiée : sa partie intracellulaire peut alors se lier à une
phibien dont il avait remplacé le noyau par celui d’une cellule intes- protéine dite G. Cette association a pour conséquence le remplacement
tinale s’est correctement développé en un animal adulte. Cette méthode d’une molécule de GDP (de la famille de l’ATP et à qui l’on doit le nom
a ensuite été appliquée pour cloner des animaux, le premier étant la de protéine G) par une autre, nommée GTP. C’est la première étape
brebis Dolly, en 1997. Au début des années 2000, S. Yamanaka, de l’Uni- d’une cascade de réactions qui conduit à la réponse de la cellule au signal.
versité de Tokyo, s’est affranchi du transfert de noyau. Il a reprogrammé R. Lefkowitz, de l’Institut médical Howard Hughes, s’intéresse depuis
des cellules adultes de souris en cellules souches en y introduisant les années 1960 aux récepteurs. Son équipe a identifié plusieurs RCPG,
quatre gènes grâce à des rétrovirus. Ces cellules souches sont dites dont ceux qui reconnaissent l’adrénaline et la noradrénaline. Dans les
induites et notées iPS (pour Induced pluripotent stem cells). Le résultat années 1980, elle recrute B. Kobilka, aujourd’hui à l’Université Stanford,
a été reproduit chez l’homme en 2007. Mais les cellules manipulées pour qu’il isole le gène d’un RCPG (un récepteur ␤-adrénergique) chez
deviennent parfois cancéreuses, les gènes s’insérant aléatoirement l’homme. La séquence de ce gène étant étonnamment proche de celle
dans le génome et certains étant des inducteurs de tumeurs. Aujour- correspondant à un récepteur photosensible de l’œil, les récipiendaires
d’hui, la méthode a été améliorée: on peut limiter la cancérogenèse, du prix purent en déduire que les RCPG constituent une grande famille
et n’insérer qu’un seul gène au lieu de quatre. de protéines aux structures et aux mécanismes de fonctionnement très
Les cellules iPS sont si prometteuses que Ian Wilmut, le père de voisins. Aujourd’hui, environ la moitié des médicaments, par exemple
Dolly, a renoncé au clonage pour se consacrer à ce nouveau domaine. les bêtabloquants, auraient pour cible directe ou indirecte les RCPG !
. L. M.. . L. M..
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/laureates/2012 http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/chemistry/laureates/2012

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Actualités [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Attention à la notion de culture en politique !


Qu’est-ce que la notion de culture ? Utilisée abondamment par les politiciens
de tous bords, elle s’est vidée de son sens scientifique pour prendre un tour polémique.
Régis MEYRAN

D
epuis quelques années, une Ces sociétés, qui ont tendance à dis- leur permettant de perpétuer leur domina-
notion issue des sciences paraître de même que leurs langues et leurs tion sur les autres groupes sociaux – les
sociales a fait son entrée productions matérielles ou intellectuelles, « dominés ». L’autre utilisation fait suite aux
dans la sphère politique : vivaient dans un temps cyclique, centré sur travaux de l’anthropologue anglais Richard
la culture. Aujourd’hui, la tendance se ren- les mythes et les rites traditionnels. Il s’agit Hoggart sur la « culture du pauvre » dans
force à travers presque tout l’ensemble bien entendu d’un modèle théorique, mais les années 1950. Selon lui, contrairement à
du spectre politique : certains promeuvent des écarts existent indéniablement entre une idée reçue, le peuple, usant de scepti-
la « culture française » ou défendent les ces peuples à historicité lente (« sociétés cisme ou de cynisme, sait prendre ses dis-
« valeurs culturelles françaises et euro- froides » comme les nommait Lévi-Strauss) tances par rapport aux produits de masse
péennes » pour lutter contre le « malaise et la majorité des peuples contemporains, qu’il consomme, en les adaptant aux valeurs
identitaire des Français », d’autres parlent vivant dans un temps linéaire et dans un de sa propre classe sociale ; en d’autres
d’« insécurité culturelle »... Ainsi a-t-on pu espace globalisé (« sociétés chaudes »). termes, il s’approprie la culture de masse
entendre récemment que le double meurtre Quoi qu’il en soit, les anthropologues convien- et la transforme en une culture de classe.
d’Échirolles, fin septembre, pouvait s’expli- nent aujourd’hui par commodité, à la suite Ses recherches ont lancé les cultural stu-
quer par les particularités culturelles des de Tylor, qu’une culture (traditionnelle) dies, un mouvement universitaire qui a
banlieues. Dans tous ces cas de figure, le est constituée d’un ensemble de savoirs, mis du temps à être reconnu en France, pro-
mot devient envahissant et son usage de de croyances, d’arts, de morale, de lois et, posant l’étude des cultures « dominées »
plus en plus imprécis. (aussi nommées subcultures), c’est-
La notion de culture (Kultur) fut AU RISQUE D’AMBIGUÏTÉ, à-dire l’ensemble des règles de conduite
inventée au milieu du XIXe siècle par
des philologues allemands à la suite
voire de contresens, les politiques qui caractérisent des petits groupes
souffrant d’une faible reconnaissance
des travaux de Wilhelm von Humboldt, devraient relire Lévi-Strauss sociale ou subissant des discrimina-
dans une optique à la fois nationaliste et Hoggart ou, a minima, tions : on parle alors d’une culture des
et antiraciste. Elle caractérisait au éviter ce terme ! pauvres, d’une culture ouvrière, de cul-
départ la « communauté spirituelle » tures régionales ou encore des cultures
(Volksgeist) formée par le peuple allemand, à la suite de Lévi-Strauss, qu’elle s’organise des populations récemment immigrées.
en particulier grâce à l’usage de la langue en système cohérent, à l’image des langues. Toutefois, toutes ces «cultures» ne sont
– sorte d’inconscient collectif supposé repré- Mais l’histoire de cette notion continue pas des notions comparables. Dans la concep-
senter l’esprit d’un peuple, et véhiculant un dans la seconde moitié du XXe siècle, car elle tion anthropologique classique, un peuple se
découpage particulier de la réalité. Or, au est réutilisée par la sociologie, cette science définit à la fois par ses mythes, ses rites, sa
cours du développement de l’anthropologie qui analyse les phénomènes sociaux dans religion et sa langue. Pour ceux restés long-
comme science autonome, entre la fin du le monde occidental contemporain, c’est-à- temps isolés des autres groupes humains,
XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe, avec dire dans les sociétés que n’étudient clas- le rapport à la nature ou les conceptions rela-
chronologiquement Edward Tylor en Angle- siquement pas les ethnologues. On peut tives au fonctionnement de l’esprit et du corps
terre, Franz Boas aux États-Unis et Claude repérer alors deux utilisations. Pierre Bour- pouvaient être radicalement différents, ce
Lévi-Strauss en France, cette notion a été dieu distingue la culture des dominants et qui n’est pas le cas des minorités contem-
remaniée pour décrire les particularités des celle des dominés – les premiers disposant poraines. En outre, ces cultures ne sont
sociétés exotiques et traditionnelles, autre- d’un capital à la fois matériel, social et cul- pas figées et encore moins « pures », et
fois qualifiées de « primitives ». turel (les façons de se tenir, de parler...) aujourd’hui, elles ne sont plus exclusives les

14] Point de vue © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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Opinions

unes des autres. Chacun peut être conduit élites) et d’un ensemble varié de cultures qui prétend lutter contre un supposé sen-
à endosser différentes appartenances cul- ou de subcultures dominées, selon l’ac- timent d’« insécurité culturelle » chez nos
turelles selon le contexte : on peut être nor- ception des cultural studies. De même, évo- concitoyens, ne reflète aucune réalité et
mand et d’ascendance algérienne. quer une « culture musulmane » n’est pas relève d’une nouvelle forme de racisme : il
Il faut donc éviter d’utiliser ce concept rigoureux non plus, car au sein des peuples consiste à enfermer chaque nation dans
à toutes les sauces. Par exemple, parler de pratiquant l’islam, les disparités culturelles une culture nationale dominante figée. Au
« culture française » n’a pas vraiment de sont grandes : un Ouïghour chinois ne vit risque d’ambiguïté, voire de contresens, les
sens, car nous vivons dans un monde post- pas dans le même univers culturel qu’un politiques devraient relire Lévi-Strauss et
industriel où les solidarités traditionnelles Marocain musulman berbérophone ! Hoggart ou, a minima, éviter ce terme ! I
(Église, famille patriarcale...) sont affaiblies, La culture est une notion définie par les
et nous sommes soumis à la mondialisation anthropologues et les sociologues dans le
qui favorise les emprunts culturels les plus cadre de leurs recherches. L’utiliser hors de Régis MEYRAN est docteur de l’EHESS.
Anthropologue et historien de l’anthropologie,
variés (ainsi, les musiques rock ou hip-hop son contexte scientifique peut vite conduire il prépare, avec le sociologue Valéry Rasplus,
font partie d’une culture internationale). Par à des relectures tendancieuses de la notion un livre sur le culturalisme en politique
ailleurs, les vagues d’immigration y sont de culture. Ainsi, un poncif traverse désor- (à paraître en 2013).
nombreuses depuis des siècles. Il faudrait mais presque tout le champ politique fran- R. Meyran, Le mythe de l’identité nationale,
donc plutôt parler d’une culture dominante çais, selon lequel les cultures, supposées Berg International, 2009.
(centrée sur la langue, les symboles, les nationales et religieuses, ne doivent pas se
rites nationaux et l’histoire nationale, fai- mélanger entre elles afin de conserver Réagissez en direct
à cet article sur
sant l’objet d’affrontements entre différentes leur vitalité. Ce « différentialisme culturel », www.pourlascience.fr

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Peut-on recycler à l’infini ?


La limitation en matières premières sera-t-elle résolue par un recyclage infini, où l’on
réutiliserait toujours les mêmes matériaux ? C’est peu probable, les matériaux
se dégradant à chaque cycle, et les techniques de recyclage coûtant cher...
Alain GELDRON

D
ans une économie dite cir- type de recyclage qui ne l’était pas aupa- mélangés de multiples façons et dotés de
culaire, on remettrait dans ravant. C’est aussi ce qui se produit avec les divers additifs. Les matériaux résultants
le circuit de la matière tout matières premières minérales et les pro- sont ensuite assemblés en composants,
ce que l’on a consommé, duits pétroliers, où certains gisements (tels puis en un produit final.
au lieu de le brûler ou de l’envoyer à la les gisements marins en eau profonde), À chaque stade (élaboration de l’alliage,
décharge. C’est un modèle vers lequel il faut autrefois trop chers ou trop peu accessibles, création des composants, assemblage du
tendre, dans le contexte actuel de pénurie sont devenus exploitables. produit, collecte de déchets divers), la com-
et d’augmentation importante du prix de Les limites sont aussi techniques, liées plexité est multipliée : même si les produits
certaines ressources. Le recyclage est donc à la complexité des flux de produits à recy- sont fabriqués à partir d’un nombre assez
de plus en plus crucial, mais une question cler et à la dégradation de la matière. Les limité de briques élémentaires, celles-ci
se pose : quelles sont ses limites ? matériaux constitutifs d’un produit, extraits sont associées en plusieurs millions de
Elles sont d’abord technico-écono- de gisements (fer, cuivre...) ou synthéti- combinaisons. Les déchets (tels des écrans
miques: plus les techniques sont complexes, sés (polyéthylène, PVC...), perdent leur pureté d’ordinateur et de télévision) sont alors des
plus elles sont coûteuses. Cependant, le dès les premiers stades de la fabrication : assemblages hétéroclites, qu’il faut défaire
progrès technique et l’augmentation du prix pour obtenir les propriétés physiques, méca- avant le recyclage, une tâche compliquée
de la matière peuvent rendre rentable un niques ou chimiques recherchées, ils sont par leur grande variabilité.

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Économie [15


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Opinions

Étant issus de mélanges, les matériaux le mercure ou les additifs bromés des plas-
produits par le recyclage sont le plus sou- tiques, est parfois restreinte ou interdite.
vent contaminés par des éléments divers, Pour recycler la totalité de nos déchets,
même après le tri et le traitement. C’est il faudrait donc que la demande soit crois-
notamment le cas de l’acier recyclé, où se sante, afin de disposer de débouchés
mêlent plusieurs « nuances » (des aciers adaptés à la qualité des matériaux recy-
ayant des teneurs différentes en carbone, clés, ou qu’elle soit constante et que les
en molybdène, en vanadium...) et d’autres technologies permettent d’obtenir des
composants, tel du cuivre. Provenant par matériaux recyclés de qualité identique
exemple des petits bobinages de moteurs à ceux d’origine.
électriques automobiles (utilisés
pour les lève-vitres, le réglage des
sièges, etc.), ce dernier est diffi-
LA QUALITÉ DES MATÉRIAUX
cile à séparer de l’acier. En consé- que l’on peut obtenir est limitée
quence, l’acier recyclé a de moins par le coût et par l’impact
bonnes propriétés mécaniques sur l’environnement.
que le «neuf». Le même problème
se pose pour le polyéthylène, utilisé par Diverses techniques peuvent fournir
exemple pour les emballages plastiques : des matériaux de haute qualité. Ainsi, on
de multiples éléments y sont ajoutés (telles sait récupérer du cuivre pur à 99,9 pour
des argiles, qui le rigidifient), compliquant cent par électrolyse. Cependant, cette tech-
sa purification. nique est gourmande en énergie. De façon
Le recyclage des matières organiques générale, la qualité des matériaux que l’on
(plastiques, papier...) est soumis à un pro- peut obtenir est limitée par le coût et par
blème supplémentaire par rapport à celui l’impact sur l’environnement. Les techniques
des matières minérales (métaux, verre...) : de recyclage consomment de l’énergie
les chaînes carbonées se cassent, entraî- (broyage, fusion...), émettent des gaz à
nant une dégradation accrue. Dès lors, les effets de serre, répandent des polluants
défauts s’accumulent au cours des cycles dans l’eau (notamment lors du désencrage
successifs. Ainsi, l’acier peut contenir de des papiers)... Toutefois, l’impact est presque
plus en plus de cuivre à mesure des recy- toujours moindre que si les mêmes maté-
clages, tandis que les fibres du papier devien- riaux étaient produits d’une autre façon.
nent trop fragmentées pour être utilisables Pour minimiser l’impact sur l’environne-
en cinq à dix cycles. En raison de leur qua- ment, la directive européenne sur les déchets
lité souvent inférieure, les matériaux préconise de réemployer les composants
recyclés sont en général utilisés pour des et les produits, plutôt que de revenir aux maté-
produits différents du produit d’origine. riaux bruts. Cela présente en outre un avan-
On parle de recyclage en boucle ouverte. tage économique, celui de conserver le plus
Par ailleurs, la réflexion sur un recyclage longtemps possible la valeur ajoutée des pro-
infini doit intégrer la question des débou- duits : un ordinateur a plus de valeur que les
chés. En période de croissance, où la matériaux à recycler qui le composent.
demande augmente, les matériaux issus Finalement, l’idée du recyclage infini
du recyclage trouvent preneurs (à condi- semble illusoire, en raison des contraintes
tion que leur prix soit compétitif). Ce n’est technico-économiques. Elle doit malgré tout
pas toujours le cas lorsque la demande dimi- guider les efforts visant à limiter notre
nue : ainsi, lors de la crise de fin 2007 et impact sur l’environnement... I
début 2008, les achats de ferrailles (les
débris de pièces de fer, de fonte ou d’acier)
se sont totalement arrêtés pendant plu- Alain GELDRON dirige le Service Filières
responsabilité élargie du producteur
sieurs semaines en France. En outre, l’uti- et recyclage, à l’ADEME (Agence
lisation de certaines substances contenues de l’environnement et de la maîtrise
dans les produits à recycler, tels le cadmium, de l’énergie).

16] Développement durable © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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Opinions

Vrai ou faux

Les estrogènes protègent-ils


des maladies cardio-vasculaires ?

© CCLIPAREA l Custom media/Shutterstock.com


Malgré certains effets bénéfiques, leur rôle
protecteur n’est pas établi, et leur administration n’est plus
recommandée à titre préventif lors de la ménopause.
Pierre-Yves Scarabin

L
es femmes semblent relativement obstruction). Elles amélioreraient aussi la cir- Chez les femmes ménopausées, les
épargnées par les maladies cardio- culation sanguine et l’oxygénation des tissus. estrogènes continuent de circuler dans le
vasculaires : à 50 ans, par exemple, Cependant, ces résultats n’ont pas été sang à de faibles concentrations. Ils pourraient
elles sont deux à trois fois moins confirmés chez l’homme. Les estrogènes protéger les femmes peu après la méno-
victimes que les hommes de ces maladies, ont de multiples fonctions et leurs effets, pause, mais ils auraient un rôle délétère
causées notamment par l'obstruction d’une bénéfiques ou délétères, varient notable- à un âge plus avancé. Des concentrations
artère. La différence s’estompe après la mé- ment, en particulier selon l'âge et les organes. sanguines élevées d’estrogènes après 65 ans
nopause, mais ne disparaît pas. Comment L’impact de la carence en estrogènes sur sont corrélées à un risque accru d’infarc-
s'explique-t-elle ? l’augmentation du risque cardio-vasculaire tus du myocarde ou d’accident vasculaire
De multiples pistes ont été explorées. après la ménopause reste à prouver : les cérébral, sans que le lien de cause à effet ne
L’une d’elles concernait des facteurs géné- importantes modifications liées au vieillis- soit démontré. D’autres résultats suggèrent
tiques ; elle s’est soldée par un échec. Une sement survenant après 50 ans (augmen- que les estrogènes favorisent l’obstruction
deuxième piste pointe des inégalités par tation du poids et de la pression artérielle, des artères, par exemple en entraînant la
rapport aux principaux facteurs de risque hypercholestérolémie, etc.) pourraient aussi formation de caillots sanguins.
cardio-vasculaire : tabagisme, hypertension participer à cet accroissement du risque. En fait, on ignore si les estrogènes ont
artérielle et hypercholestérolémie. De nom- réellement un impact sur les maladies car-
breuses études ont montré que les femmes De vastes essais dio-vasculaires. Notons que ces maladies
ont un profil plus favorable, notamment parce
qu’elles font plus attention à leur santé. Cela
non concluants constituent la première cause de mortalité
chez les femmes : en France, 85 000 d'entre
explique en partie – mais pas totalement – Plusieurs arguments plaident même en elles en meurent chaque année (le cancer
les différences. défaveur d’un effet cardio-protecteur des du sein fait huit fois moins de victimes). Les
On a aussi envisagé un rôle des hormones, estrogènes. De vastes essais, où l’on ad- femmes meurent même plus souvent que les
en particulier des estrogènes. Ces derniers ministrait des estrogènes à des femmes hommes de maladies cardio-vasculaires, bien
jouent un rôle clef dans le développement ménopausées, ont été réalisés aux États- que le risque soit plus faible quand on compare
sexuel et la reproduction chez la femme. À Unis au début des années 2000. Ils n’ont les hommes et les femmes ayant le même
la ménopause, l’arrêt du fonctionnement des révélé aucune réduction du risque cardio- âge. Cet apparent paradoxe est dû à la plus
ovaires entraîne une chute importante des vasculaire. Ces hormones ont aussi été grande longévité des femmes et à la survenue
concentrations sanguines d’estrogènes. On testées sur des hommes... sans succès ! tardive de ces maladies. Quel que soit le sexe,
constate alors une augmentation rapide du Avant ces travaux, on préconisait un traite- les facteurs de risque doivent donc être sur-
risque cardio-vasculaire, ce qui fait penser à ment hormonal (comprenant notamment veillés, et des stratégies de prévention mises
la perte d’un facteur protecteur. des estrogènes) lors de la ménopause, en œuvre. Elles visent à limiter les facteurs de
De fait, plusieurs effets bénéfiques des afin de prévenir les maladies chroniques risque par des approches pharmacologiques
estrogènes ont été mis en évidence sur des (maladies cardio-vasculaires, ostéoporose, et une meilleure hygiène de vie... n
modèles animaux. Ces hormones limiteraient démence...) ; ce traitement n’est plus recom-
l’athérosclérose (un dépôt graisseux sur les mandé, sauf en cas de troubles tels que Pierre-Yves scarabin est directeur
parois des artères, aboutissant parfois à leur les bouffées de chaleur. de recherche à l’inserm, à Villejuif.

18] Opinions © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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courrier des lecteurs

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fr ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

✔ Pourquoi Pas de masse ? un cadre mathématique pour représenter les ➜ réPonse de françois forget
selon l’article Le boson de Higgs, et après ? particules et leurs interactions. Ce formalisme Laboratoire de météorologie dynamique,
Université Paris 6/cnrs
(Pour la Science n° 419, septembre 2012, repose sur des règles de symétries et traite des
http://bit.ly/419_higgs), les particules n’ont quantités intrinsèques associées aux particules, Les roches qui intéresseront le plus Curiosity sont
pas de masse dans le modèle standard. les « charges ». L’introduction de la masse comme les argiles. Communes sur Terre, elles restent
mais pourquoi ? La masse n’est-elle pas propriété intrinsèque n’est pas possible dans assez rares sur Mars et n’ont été découvertes
indispensable pour décrire la trajectoire ce cadre, car elle ne respecte pas certaines que récemment par la sonde Mars Express. Leur
d’une particule chargée lors d’une collision ? symétries. On résout cette difficulté en intro- formation requiert a priori une longue altération
Andrea Kapka, Paris duisant le mécanisme de Higgs (matérialisé par de l’eau liquide. Elles forment aussi des petites
par une nouvelle particule, le boson de Higgs). cellules autour des impuretés, qui peuvent protéger
➜ réPonse d’oLivier arnaez La masse est alors une propriété effective, qui des molécules organiques ou des microfossiles.
CERN / Université de Mayence provient de l’interaction de la particule avec le Le cratère Gale, que va explorer Curiosity, abrite
Les équations de la dynamique classique ou champ de Higgs. une haute montagne de sédiments. Des affleu-
relativiste nécessitent bien une masse pour rements d’argiles riches en fer (nontronites) ont
décrire les trajectoires, mais c’est une approche ✔ des roches, mais LesqueLLes ? été identifiés près de la base du pic, dans les ter-
différente de celle du modèle standard, qui vise Le rover Curiosity s’est posé sur mars rains anciens. Un peu au-dessus se trouvent des
à décrire l’ensemble des interactions des parti- à la recherche de traces de vie(voir Déchiffrer sulfates, eux aussi probables signatures de l’eau
cules, et pas uniquement leurs mouvements. Les la planète rouge (Pour la Science n° 418, liquide. Le cratère Gale est peut-être un ancien lac
phénomènes de désintégration, en particulier, août 2012, http://bit.ly/418_curiosity). quels où des sédiments se sont accumulés. Cependant,
ne peuvent pas être décrits par les équations types de roches sont les plus prometteurs ? il pourrait aussi s’agir de sédiments volcaniques
de la dynamique. Le modèle standard fournit Georges Wattelse, Gand altérés par une circulation hydrothermale.

20] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012

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Opinions

entretien

Croyances : des scientifiques


à contre-emploi

Émilie Tournevache/Service de l’audiovisuel de l’UQAM


La montée du mysticisme traduit une influence
croissante des milieux non rationalistes,
mais elle est aussi alimentée par certains scientifiques.
entretien avec Yves GinGras, historien et sociologue des sciences

Pour la science Pls


Yves Gingras, le mysticisme semble avoir vous soutenez que de nombreux
le vent en poupe, mais est-ce vraiment scientifiques contribuent à la montée
le cas ? a-t-on des chiffres qui l’attestent ? du mysticisme. avez-vous des exemples ?

➜ Yves GinGras : Il est difficile de mesurer ■ BioGraPhie Yves GinGras : On peut citer The Physics of
ce phénomène, mais un indice frappant est la Yves giNgraS, historien Immortality (1994) de l’Américain Franck
multiplication, depuis la fin des années 1980 et et sociologue des sciences, Tipler, God and the New Physics (Dieu et la
surtout aux États-Unis, d’ouvrages de vulgarisa- est professeur à l’Université nouvelle physique) (1983) de l’Anglais Paul
du Québec à Montréal.
tion scientifique utilisant dans leur titre des mots Davies ou encore The God Particle (La particule-
ou expressions suggérant que la science peut Y. gingras interviendra Dieu) (1993) du prix Nobel de physique américain
résoudre les mystères profonds de l’existence, sur la contribution Leon Lederman. Il existe depuis une vingtaine
des scientifiques
et qu’elle rejoint ainsi les « sagesses » les plus à la montée du mysticisme d’années une multitude de tels ouvrages de
anciennes, taoïste, indienne ou bouddhiste. lors de la 13e rencontre vulgarisation aux titres accrocheurs et écrits
Au cours des décennies récentes, la science « Physique et interrogations par des scientifiques de renom, souvent des
fondamentales », qui se tiendra
a d’abord été perçue comme incompatible avec à Paris le 24 novembre 2012 physiciens. La France ne fait pas exception,
les croyances religieuses et accusée de désen- et qui portera sur Les nouvelles même si le phénomène est plus récent et, du
chanter le monde. Aujourd’hui, certains scien- lumières. Comment la physique moins pour l’instant, plus limité. Je pense à
continue d’éclairer le monde
tifiques la présentent, sur un ton romanesque, (http://sfp.in2p3.fr/CP/ La mélodie secrète (1988) ou Le cosmos et
comme capable de répondre à notre quête de pifn/intropage.htm). le lotus (2011) de l’astrophysicien Trinh Xuan
sens. Le contraste est frappant entre l’ouvrage Thuan, à Le tout, l’esprit et la matière (1987) du
classique de Jacques Monod, Le hasard et la physicien Jean Charon. Et je ne parle pas des
nécessité (1970), qui affiche une vision somme ■ BiBlioGraPhie pseudoscientifiques qui qualifient de « visage
toute mécaniste de l’Univers où l’être humain de Dieu » la distribution du rayonnement pri-
Y. Gingras,
est un élément contingent et sans significa- Propos sur les sciences. mordial de l’Univers...
tion, et celui du chimiste Ilya Prigogine et de Entretiens avec Yanick Villedieu, Ce courant a émergé au milieu des an-
la philosophe Isabelle Stengers, qui préconise Raison d’agir, 2010. nées 1970 avec le livre Le Tao de la physique écrit
une « Nouvelle alliance » entre l’homme et Y. Gingras et G. Caillé, par le physicien américain d’origine autrichienne
la nature (1979). On n’est pas encore dans le Nouvel Âge et rhétorique Fridjof Capra. Cet ouvrage, où F. Capra affirmait
mysticisme déclaré qui deviendra évident dix de la scientificité, Interface, que les équations de la théorie quantique des
vol. 18(2), pp. 6-8, 1997.
ans plus tard sous d’autres plumes, mais la champs s’apparentent à d’anciens textes mys-
continuité est réelle entre ces démarches qui tiques indiens, a eu un succès retentissant.
laissent entendre que science et croyance sont Depuis sa parution en 1975, il n’a cessé d’être
du même ordre. réédité.

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Opinions

Pls Ainsi, L. Lederman avait plutôt un but politique mystère, on laisse planer l’idée qu’un créateur
Que reprochez-vous précisément en publiant en 1993 son ouvrage. Les physi- doit avoir fixé ces valeurs pour nous faire ensuite
à ce genre d’écrits ? ciens américains cherchaient à l’époque des apparaître. Cela n’a rien de scientifique, mais
appuis publics pour convaincre leurs autorités c’est très attrayant pour les esprits qui cherchent
➜ Yves GinGras : Ces livres, qui se veulent être de ne pas mettre fin à la construction du ssc, à conforter leurs croyances religieuses ou spi-
de la vulgarisation scientifique, sont destinés au un collisionneur de particules gigantesque et rituelles en se servant de la science.
grand public et jouissent de l’aura de leurs au- coûteux qui devait permettre de découvrir le
teurs, dont le statut et la réputation scientifiques boson de Higgs, particule clef prédite par les
sont acquis. Les lecteurs leur accordent donc une théoriciens. Pls
forte crédibilité. Or ces auteurs outrepassent leur comment réagissent les autres
compétence scientifique en mettant en avant scientifiques face à cette dérive ?
des conceptions religieuses ou mystiques qui Pls
sont étrangères à la science. Ils profitent de les scientifiques qui jouent sur le registre ➜ Yves GinGras : Ils sont plutôt indulgents
leur image de scientifiques pour diffuser leurs mystique, mais qui n’ont pas de visée envers leurs confrères, comme si une forme
opinions personnelles. Leurs livres se veulent stratégique, sont-ils malgré tout suspects ? de corporatisme leur soufflait que tout est bon
une présentation des découvertes de la science pour promouvoir les sciences. J’ai été stupéfait
moderne, mais leurs titres et une partie de leur ➜ Yves GinGras : Chacun est libre de croire en de lire un compte rendu du livre The Physics
contenu suggèrent, en général de façon subtile ce qu’il veut, mais promouvoir ses convictions of Immortality dans la revue hebdomadaire
et indirecte, des liens entre la science de pointe spirituelles en s’appuyant sur la science est, au Science, qui était somme toute positif et ne
et la spiritualité, la solution des mystères de la mieux, une preuve de grande naïveté épistémo- disait mot de l’absurdité de prétendre démontrer
vie et des origines de l’Univers. Ils jouent sur logique de la part de personnalités censées être l’immortalité de l’âme en invoquant des équa-
l’ambiguïté, sur la fibre du mystère, comme d’un haut niveau scientifique. tions de la théorie quantique des champs – des
le fait X-Files, série télévisée où l’on navigue Il faut aussi remarquer que la vague de publi- équations présentes dans le livre simplement
constamment entre la science et les croyances cation d’ouvrages de vulgarisation scientifique pour impressionner les lecteurs. Et je n’ai pas
paranormales. C’est également flagrant avec les faisant l’amalgame entre science et religion ou vu beaucoup de physiciens déconstruire le Tao
spéculations, invérifiables par définition, sur les mysticisme a été fortement encouragée par les de la physique ou critiquer les interprétations
« univers parallèles ». activités de la fondation américaine Templeton abusives du « principe anthropique ». Au lieu
créée en 1987. Ayant pour mission de promouvoir de se contenter de dénoncer les astrologues
les liens entre science, théologie, spiritualité et et autres charlatans évidents, ce qui est assez
Pls religion, elle décerne notamment un prix annuel facile, les scientifiques rationalistes devraient
De telles incursions hors de la science de plus de un million de dollars à une personna- rappeler à l’ordre ceux parmi leurs collègues qui
pourraient n’être qu’une simple stratégie lité ayant fait « une contribution unique à une mélangent les genres. N’oublions pas que les
commerciale de la part de l’auteur ou de son meilleure compréhension de Dieu et des réalités scientifiques, malgré certaines critiques, ont
éditeur, pour mieux appâter les lecteurs... spirituelles ». encore une forte crédibilité, dont doit découler
Or plusieurs scientifiques, qui ne sont nulle- une vraie responsabilité.
➜ Yves GinGras : Quand seul le titre joue sur ment philosophes ou théologiens, ont obtenu
la corde mystique et pas le contenu, on peut ce prix. Le premier fut d’ailleurs P. Davies, phy-
croire que oui. Mais cela confirme la tendance à sicien reconnu et auteur prolifique de livres Pls
vouloir marier science et religion, ou du moins où abondent les mots Dieu, science, esprit, Quelle attitude devraient-ils adopter ?
science et spiritualité, ce qui crée une confu- miracle, etc. La stratégie de la fondation de
sion dangereuse. Et même dans cette situation, donner l’impression que science et spiritualité ➜ Yves GinGras : Il faut, selon moi, constam-
l’auteur a une responsabilité quant au choix du sont compatibles est tellement évidente qu’il ment rappeler la spécificité des sciences, dont
titre et ne peut se défausser sur son éditeur. était possible (je l’ai fait !) de prédire que l’astro- les méthodes n’ont pas vocation à répondre à
Utiliser comme titre The God Particle comme physicien britannique Martin Rees l’obtiendrait, tout. L’honnêteté intellectuelle oblige à dire que
l’a fait L. Lederman – ou comme l’ont fait de ce qui fut le cas en 2011. M. Rees fait partie de l’on ne trouvera jamais Dieu dans un accéléra-
nombreux journaux et magazines à propos de ceux qui ont surinterprété le soi-disant « prin- teur de particules ! Et même quand l’objectif
la récente découverte au cern du boson de cipe anthropique » selon lequel les constantes est juste de faire la promotion des sciences, il
Higgs – ne fait qu’entretenir la confusion entre de la nature sont précisément calibrées pour faut rester sur les rails. La fin ne justifie pas les
ce qui relève de la science et ce qui relève de permettre l’apparition de l’homme. Or ce principe moyens, même lorsqu’il s’agit de faire « aimer »
la spiritualité. Cela étant, l’usage stratégique n’est qu’une tautologie, qui consiste à dire que les sciences. ■
des soi-disant liens entre science et religion si le monde avait été différent, nous ne serions
ne se limite pas à faire mousser les ventes. pas là ! Au lieu d’expliquer qu’il n’y a là aucun Propos recueillis par Maurice Mashaal.

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Mathématiques

La conjecture
Gerhard Frey

Les décompositions en facteurs premiers de deux nombres


entiers A et B sont reliées à celle de leur somme C
par des lois profondes qui s’éclaircissent peu à peu.

À
première vue, la conjecture abc de Fermat par une méthode différente de
semble être d’une trompeuse sim- celle utilisée par Andrew Wiles et Richard
plicité. Elle énonce une certaine pro- Taylor en 1994.
priété sur trois nombres entiers naturels La plupart des problèmes concernant
a, b et c liés par la relation la plus simple les nombres entiers impliquent d’une façon
possible : a + b = c. Ce qu’elle affirme exac- ou d’une autre leurs facteurs premiers. Les
tement n’est pas évident. L’idée est que nombres premiers sont les nombres qui
si les facteurs premiers de deux nombres ne sont divisibles que par eux-mêmes et
a et b se répètent beaucoup, il y a peu de par 1. La suite commence ainsi : 2, 3, 5, 7,
chance pour que ce soit aussi le cas pour 11, 13, 17… À première vue, la répartition
leur somme. des nombres premiers semble aléatoire.Y
La conjecture abc a été énoncée chercher une structure occupe les mathé-
en 1985 par Joseph Oesterlé, de l’Université maticiens depuis des siècles. Le « théorème
Paris vi, et David Masser, de l’Université des nombres premiers » fournit cependant
de Bâle, en Suisse. Malgré de solides une estimation : le nombre de nombres
indices en faveur de la validité de cette premiers inférieurs à n croît comme n / ln (n)
conjecture, aucune piste de démonstra- lorsque n devient grand.
tion ne semblait jusqu’ici très évidente, D’après le théorème fondamental de
et la preuve paraissait encore éloignée. l’arithmétique, chaque entier naturel se
Cependant, cela pourrait avoir changé : décompose de façon unique en un pro-
un mathématicien reconnu de l’Univer- duit de nombres premiers (à l’ordre des
sité de Kyoto, Shinichi Mochizuki, affirme facteurs près). Par exemple, 6 936 = 233172
aujourd’hui avoir démontré la conjecture
abc. Ses pairs ont commencé à examiner
1. La « richesse » des triplets A, b, c
sa démonstration, très longue et faisant d’entiers où c = a + b est représentée ici pour a
appel à des outils nouveaux, mais il est (en abscisse) et b (en ordonnée) compris
trop tôt pour dire si son approche a été entre 2 et 50. La couleur et la taille des cercles
couronnée de succès. indiquent la valeur de la richesse (a, b, c)
La preuve de la conjecture abc apporte- (de 0,37, en rouge sombre, à 1,22, en blanc).
Les lignes qui se dessinent suggèrent qu’en
rait une solution à de nombreux problèmes
général, pour qu’un triplet d’entiers soit riche,
importants de la théorie des nombres. il faut que l’un des membres le soit. On voit
En particulier, dans sa version forte, elle déjà dans cet échantillon modeste que la
entraînerait la preuve du grand théorème richesse se raréfie pour les grands nombres.

24] Mathématiques © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


ABC
L ’ ESSE N TIE L
■■ Tout nombre entier
se décompose de façon
unique en un produit
de facteurs premiers.

■■ Les entiers formés


de facteurs premiers
portés à une puissance
élevée sont qualifiés
de « riches ». Ils sont
assez rares.

Il est encore plus rare que


■■

la somme de deux entiers


riches soit encore riche.
La conjecture abc
© Jean-François Colonna (CMAP/École polytechnique, www.lactamme.polytechnique.fr)

donne un sens précis


à cet énoncé.

Des théorèmes
■■

importants de la théorie
des nombres, le théorème
de Fermat notamment,
découlent aisément
de la conjecture abc.

■■ La conjecture abc
semble vraie, mais
sa démonstration se fait
toujours attendre.

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Mathématiques [25


définie par l’égalité n = [Rad(n)]d(n). En
211 =2048 passant au logarithme, on obtient une
10 210 =1024
définition explicite :
28 =256 29 =512 log(n)
d(n)=
8 log(Rad(n))
Pour les exemples précédents, on a :
d(324) = log (324)/log (6) = 3,22629… ;

23.35 =1944
3.29 =1536
2.36 =1458
35 =243

123 =1728
64 =1296
6 36 =729 d(424) = log (424)/log (106) = 1,29726..., et
évidemment d(437) = log (437)/log (437) = 1.
Un petit programme suffit à calculer
4 rapidement la valeur moyenne d* de d pour
un ensemble de nombres. En tirant plusieurs
fois au hasard 10 000 entiers entre un et
2
un milliard, nous avons obtenu successi-
vement les moyennes d* = 1,047519..., puis
0 d* = 1,05267..., et d* = 1,04793... Un tirage
de 100 000 nombres au hasard sans limite
2. La richesse d’un nombre entier n, notée d(n), correspond à la puissance de taille a donné d* = 1,049266… Cela sug-
moyenne des facteurs premiers qui le composent. Ce graphique montre d(n) pour les entiers
compris entre 2 et 2 048. Les nombres les plus riches sont les « puissances pures » gère qu’un nombre « moyen » ne vit que
(comme 211), suivies de près par les nombres « puissants » (tous les facteurs premiers légèrement au-dessus du seuil de pauvreté.
sont à la puissance 2 au moins). Le hasard semble régir cette distribution. En règle générale, on s’attend à ce que la
puissance moyenne ne dépasse pas 1,06.
n’est divisible par aucun autre nombre structure multiplicative, cette dépendance Cette valeur moyenne suffit-elle à cap-
premier que 2, 3 et 17. semble presque aléatoire. Le grand théo- turer la diversité des nombres entiers ?
La conjecture abc porte sur les facteurs rème de Fermat, selon lequel il n’existe Évidemment, non. Il existe des cas isolés
premiers des nombres entiers, et plus préci- pas d’entiers non nuls a, b et c vérifiant qui sont loin de toute valeur moyenne. Par
sément sur leur diversité et leur fréquence. l’égalité an + bn = cn pour n  2, mélange exemple, dans l’intervalle allant de un à
Un entier pris au hasard a en général peu de ainsi addition et multiplication (sous forme un milliard, on trouve le nombre richis-
facteurs premiers, bien que certains soient de puissances), pour un résultat d’une sime 67 108 864 = 226, qui a une puissance
présents plusieurs fois. Tout multiple de 9 redoutable complexité. moyenne d = 26. Et la richesse n’est pas
contient par exemple deux fois au moins bornée, puisqu’il existe des puissances de 2
le facteur premier 3 (car 9 = 32). Mais il est Richesse et pauvreté avec un exposant aussi grand que l’on veut.
rare que la majorité des facteurs premiers
apparaissent de nombreuses fois dans
chez les nombres entiers Cherchons le nombre le plus riche
parmi 10 000 choisis au hasard dans l’in-
la décomposition. Les puissances pures, Mais revenons à la notion de nombre excep- tervalle précédent. Un premier essai donne
comme 67 108 864 = 226, sont peu fréquentes, tionnel. On dit qu’un entier est « riche » si n = 692 599 663, avec d(n) = 3,831201… Sa
de même que les nombres « puissants », certains de ses facteurs premiers sont pré- décomposition en facteurs premiers est
où chaque facteur premier apparaît avec sents plusieurs fois dans la décomposition n = 77292. Une deuxième tentative donne
un exposant au moins égal à 2 (comme (c’est-à-dire avec une puissance supérieure n = 614 810 677 = 133234, avec d(n) = 3,55004…
dans 614 810 677=133234). Si a et b sont ou égale à deux). On l’« appauvrit » en sup- Les nombres riches sont en général des
deux nombres exceptionnels comportant primant les facteurs premiers redondants nombres puissants. Par définition, la puis-
des puissances élevées de leurs facteurs pour ne conserver qu’un seul exemplaire sance moyenne des nombres puissants vaut
premiers, il faudrait que le diable s’en mêle de chaque. Cette version dépouillée d’un au moins deux, donc la valeur maximale
pour que leur somme a + b = c soit encore entier n est appelée son radical, noté Rad(n). de d pour un grand échantillon de nombres
un entier exceptionnel. La conjecture abc Par exemple, ne peut pas être inférieure à 2. En général,
précise cet énoncé un peu flou. Rad (324) = Rad (2234) = 23 = 6 ; elle est nettement supérieure, comme le
Cette conjecture cache une particularité Rad (424) = Rad (2353) = 253 = 106 ; montrent les exemples.
de la théorie des nombres. La structure Rad (437) = Rad (2319) = 2319 = 437. Nos expériences numériques montrent
additive des entiers naturels est particuliè- Le radical d’un nombre est toujours en outre que les nombres puissants sont
rement simple, et la structure multiplicative inférieur ou égal à ce nombre. Les nombres plus fréquents que les puissances pures (du
n’est guère plus compliquée. Mais les deux premiers et ceux qui contiennent une seule type 226), ce que confirment des arguments
structures ne cohabitent pas bien : si on fois chacun de leurs facteurs premiers sont – difficiles – de la théorie des nombres.
les combine, les choses se compliquent… « au seuil de pauvreté » : ils sont égaux à Plus fréquents encore sont les nombres
et deviennent intéressantes. En d’autres leur radical. À l’inverse, si chaque facteur « presque puissants », c’est-à-dire puis-
termes, des propriétés de la somme a + b, premier de n est muni d’un exposant élevé, sants à un facteur près, petit par rapport
du point de vue de la structure additive, alors Rad (n) est beaucoup plus petit que n. à ce nombre (par exemple, 5 000 000 est
dépendent de façon très régulière de celles Pour quantifier la richesse d’un nombre, presque puissant, car 5 est petit devant
de a et de b, mais du point de vue de la on lui associe sa « puissance moyenne » d(n), 1 000 000, très puissant). Eux aussi ont une

26] Mathématiques © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


puissance moyenne d qui est bien au-des- hasard 10 000 triplets (a, b, a + b = c) entre 1 En outre, il existe des triplets particuliers
sus de la moyenne des entiers. et 10 milliards, nous avons obtenu une valeur pour lesquels  est encore plus grand. Par
Résumons les conclusions de ces expé- moyenne *(a, b, c) = 0,3848… C’est large- exemple, (1 365, 614 797 312, 614 810 677)
riences numériques. Le nombre moyen est ment en dessous de la valeur 0,53 conjecturée est égal à 0,864135... Comment expliquer
pauvre : d(n)  1,06. Les nombres riches, précédemment. En fait, l’approximation de cela ? Les nombres a = 13 365 = 35511 et
avec d  2, sont rares, bien plus encore a + b par ab est très grossière. b = 614 797 312 = 150 097212 sont assez riches,
que les nombres premiers, mais ils sont La valeur moyenne de (a, b, c) ne livre et c = 133234 l’est davantage. De plus, a est
plus fréquents que les puissances pures cependant pas beaucoup d’informations. petit par rapport à c, ce qui en général signifie
et leur richesse est en principe illimitée. Déterminer une borne supérieure serait qu’il a peu de chances de contribuer au radi-
On ne peut pas dire grand-chose plus intéressant. Mais existe-t-elle ? cal. Il est remarquable que notre exploration
d’intéressant de plus sur la richesse d’un aléatoire ait trouvé cette solution.
seul nombre. Il est peu probable que deux À partir d’un tel triplet de nombres
nombres choisis au hasard soient tous presque puissants, on peut construire une
les deux riches. Mais, en reprenant l’idée équation pour laquelle des facteurs du
évoquée précédemment de combiner les triplet sont une solution. Pour l’exemple
structures multiplicative et additive, posons- précédent, on peut construire l’équation
nous la question suivante: la somme de 55 x5 + 150 097 y12 = 23 z3, qui a pour solu-
deux nombres assez riches est-elle riche tion x = 3, y = 2 et z = 299 = 1323.
elle aussi ? On peut généraliser cet exemple trouvé
par hasard : on se donne une équation de
Mesurer la puissance trois variables, on cherche autant de solu-
moyenne d’un triplet tions que possible et l’on construit à partir
de celles-ci des triplets de nombres riches.
Choisissons deux entiers a et b avec la Voici deux types d’équations intéressantes.
seule restriction qu’ils soient premiers entre D’après un résultat élémentaire de la
eux (sans facteurs premiers en commun). théorie des nombres, l’équation x2 = 3 y2 + 1
En posant c = a + b, on s’attend en fait à admet un nombre infini de solutions. Le
ce qu’au moins un des nombres a, b ou c couple (3 650 401, 2 107 560) en est une. Si
se comporte comme un nombre moyen. on pose a = 1, b = 3 y2 et c = x2, on obtient
Si A est un nombre moyen, on s’attend log(C) 2 log(x)
(A, B, C) = =
à ce que a  Rad(a)1,06 ou, de façon équi- log(Rad(ABC)) log(Rad(x3y))
valente, log (Rad(a))  log (a)/1,06. Si c’est Comme x et 3 y sont premiers entre eux
vrai pour a, b et c, alors log (Rad (abc)) (sinon, un diviseur diviserait x2 – 3 y2 = 1),
= log (Rad (a)) + log (Rad(b)) + log (Rad(c)) on a Rad(x3 y) = Rad(x) Rad(3 y). En
 [log (a) + log (b) + log (c))] /1,06 outre, log(3 y) et log(x) sont presque
(comme a, b et donc c sont premiers entre eux, égaux pour x et y assez grands; par consé-
on a Rad (abc)=Rad(a)Rad(b)Rad(c)). quent, si l’on suppose que ceux-ci sont
Or pour des nombres entiers positifs, des nombres « moyens » dont la puis-
on a a + b  ab + 1, ce qui entraîne que sance moyenne d vaut 1,06, on déduit que
log (c)  log (a) + log (b). En substituant (a, b, c)  1,06, soit (a, b, c)  1. Pour
cette inégalité dans la précédente, on les nombres cités en exemple, on trouve
obtient log (Rad(abc))  2 log (c)/1,06. 3. La conjecture ABC a été énoncée (1, 13 325 427 460 800, 13 325 427 460 801)
Autrement dit, on s’attend à ce que, en en 1985 par David Masser, de l’Université de = 1,06843. C’est en effet supérieur à 1, mais
moyenne, c  Rad(abc)0,53, ce qui peut Bâle, en Suisse (en haut), et Joseph Oesterlé, pas de beaucoup.
de l’Université de Paris VI (en bas).
être approximé par (Rad(abc)). Le deuxième type d’équations donne
Par analogie avec la puissance moyenne, des puissances  encore plus grandes : il
qui quantifie la richesse d’un nombre, on Commençons par essayer de construire s’agit de ax3 + by3 = cz3, où les coefficients
introduit une mesure de la « richesse » des triplets a, b, c pour lesquels (a, b, c) a, b et c sont des entiers relatifs. Si une solu-
d’un triplet : pour des entiers naturels est assez grand. Pour cela, il est utile de tion (x, y, z) comporte des termes négatifs,
a, b, c premiers entre eux qui vérifient prendre un nombre c riche, par exemple on peut toujours modifier l’équation pour
a + b = c, on pose : l’entier 614 810 677 = 133234 utilisé précé- n’avoir que des termes positifs. Si tous les
log(C) demment, et de l’écrire comme une somme monômes de l’équation sont positifs, on
(A, B, C) =
log(Rad(ABC)) de deux entiers a et b premiers entre eux. En pose a = ax3, b = by3 et c = cz3.
(a, b, c) est la puissance à laquelle il faut choisissant 10 000 couples (a, b) au hasard On connaît assez bien l’ensemble des
élever le radical de abc pour retrouver c : qui vérifient ces conditions, nous avons solutions de ce type d’équations : elles
c = [Rad(abc)](a, b, c). obtenu *(a, b, c) = 0,70195. C’est déjà bien appartiennent aux courbes elliptiques, des
Nous avons évalué cette mesure par des plus que la valeur conjecturée 0,53, et ce objets très étudiés en théorie des nombres
expériences numériques. En choisissant au pour un choix aléatoire. et en géométrie algébrique. Parfois, ce type

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Mathématiques [27


Croissance polynomiale ou exponentielle tats empiriques, on serait tenté de choisir
a = 1,4. Malheureusement, dans certains

L a croissance d’une fonction Cette distinction est essen- croît exponentiellement avec la
f(x) quand x tend vers l’infini tielle pour les calculs numé- variable considérée (problème
peut être similaire (entre autres) à riques. Un problème où le temps np, pour non polynomial), le pro-
cas, (a, b, c) est supérieur à 1,4. Par ail-
leurs, dans la plupart des cas, (a, b, c) est
beaucoup plus petit. Cette borne est à la
celle d’un polynôme xa ou à celle de calcul nécessaire croît de fa- blème est considéré comme dif- fois trop grande et trop petite.
d’une exponentielle ax (a fixé). çon polynomiale en fonction ficile et dépasse vite les capa- Pour contourner ce problème, on intro-
Peu importe le comportement de la variable étudiée (ou pro- cités de calcul existantes. Une
duit une deuxième constante. À la place
de f(x) dans un intervalle fini, blème p) est considéré comme des sept « questions du millé-
de l’équation précédente, on pose :
la croissance exponentielle de- « facile » : il peut être résolu en naire » est de savoir si les pro-
a + b  d [Rad(ab(a + b))]a
vient tôt ou tard plus rapide que un temps raisonnable. Si, en re- blèmes np peuvent se ramener
la croissance polynomiale. vanche, le nombre d’opérations à des problèmes p.
où d est une constante qui devrait être
effective. En exprimant cette inégalité en
fonction de , on obtient l’inégalité suivante :
d’équation n’a aucune solution parmi les  est supérieur à 1, et ces valeurs élevées sont log d
(A, B, C)  a +
entiers naturels non nuls (par exemple, intimement liées à des solutions d’équations log(Rad(ABC))
x3 + y3 = z3 n’a pas de solutions, d’après polynomiales à trois variables. À première vue, la conjecture initiale
le théorème de Fermat), parfois elles en est si déformée qu’elle semble vidée de sa
ont une infinité. La version forte substance. Si un contre-exemple ne véri-
Si les nombres x, y, z sont à peu près
du même ordre de grandeur et sont très
de la conjecture abc fie pas l’inégalité, on n’a qu’à choisir une
valeur de d plus grande pour que l’inéga-
supérieurs aux coefficients a, b et c, alors Tous ces résultats expérimentaux per- lité soit satisfaite. Supposons que l’on ait
on obtient, par une estimation analogue à mettent enfin de proposer – avec toute cherché un contre-exemple parmi tous les
la précédente, que (a, b, c)  d(x) et que la prudence requise vis-à-vis de résultats nombres inférieurs à un milliard ; il suffit
cette valeur est probablement inférieure empiriques – la conjecture suivante : la de prendre d supérieur au plus grand des
à 1,06. Si, en revanche, x est beaucoup plus puissance moyenne (a, b, c) des triplets nombres c testés, soit un milliard, pour que
petit (de plusieurs ordres de grandeur) (a, b, c), où a, b et c sont premiers entre la conjecture soit vérifiée pour tout a, ce
que y et z, on obtient (a, b, c)  3/2 d(x). eux et tels que a + b = c, est bornée, c’est- qui n’a aucun intérêt.
Le triplet (513, 5493, 22323) donne par à-dire qu’il existe un nombre positif a tel Mais cette première impression est
exemple (a, b, c) = 1,27509…, le triplet que (a, b, c)  a. trompeuse. On a montré que plus a, b
(1, 1773, 183) donne  = 1,31962…, et le On peut exprimer la même chose sans et c sont grands, plus log (Rad (abc))
triplet (1, 524, 333) donne  = 1,29… faire référence aux quantités c et , qui devient grand, bien que plus lentement.
Le dernier exemple est particulièrement dépendent de a et de b. Un peu de tra- Ainsi, le degré de liberté que nous offre
intéressant, car 81 = 34 = 524 + 1 est une vail donne : la constante d devient négligeable lorsque
solution de l’équation x4 = 5y4 + zk, où k est a + b  [Rad(ab(a + b))]a les nombres considérés deviennent grands.
un entier aussi grand que l’on veut. Plus Plutôt que d’affirmer l’existence d’une Pour les nombres « très grands », seule la
les exposants dans l’équation sont élevés telle borne a, on aurait préféré qu’elle soit borne a compte.
(2 et 3 dans les exemples précédents), plus calculable. Des algorithmes qui peuvent Cependant, cette formulation contient
la valeur de (a, b, c) que l’on peut obtenir en principe déterminer cette valeur ont encore trop de choix. Pour faire rentrer un
est grande – si tant est que l’équation contre-exemple dans le rang, on a le
en question admette encore des solu- Tailler Le Costume Idéal choix d’augmenter a ou d. Le but est
tions. Or il n’y en a pas beaucoup. Gerd pour les entiers signifie couvrir tous les pourtant de tailler, par un choix appro-
Faltings, lauréat de la médaille Fields
cas, mais avec une approximation aussi prié de a et d, un « costume idéal »
en 1986 pour sa démonstration de la pour tous les entiers naturels : il devrait
conjecture de Mordell, a montré par
proche du corps que possible. tout couvrir (aucun contre-exemple)
celle-ci que l’équation x4 = 5y4 + zk n’a, pour été mis au point ; mais en pratique, le et en même temps être aussi proche du
chaque exposant k  4, qu’un nombre fini temps de calcul prendrait des siècles, voire corps que possible (l’approximation ne
de solutions dont les termes sont premiers plus. On cherche toujours un algorithme doit pas être trop large). Cela signifie que
entre eux. On pense même que l’ensemble effectif, c’est-à-dire qui pourrait livrer pour au moins quelques triplets, l’inégalité
des solutions pour tous k confondus est un résultat en un temps raisonnable, par ci-dessus devrait être une égalité. En pre-
fini, c’est-à-dire que l’ensemble des tri- exemple une semaine de calcul sur un nant a et d légèrement plus petits que ces
plets (x, y, z) premiers entre eux et pour ordinateur personnel. valeurs bien ajustées, on pourrait trouver un
lesquels il existe un entier k  4 tel que Même si l’on parvenait à démontrer contre-exemple. Diminuer a demanderait
x4 = 5y4 + zk est fini. la conjecture pour une très grande valeur d’agrandir d et inversement.
Résumons. Nos expériences numériques de a, cela ne servirait pas à grand-chose : La conjecture abc dans la version
suggèrent qu’en moyenne, la puissance une approximation trop grossière ne dit énoncée par J. Oesterlé et D. Masser est
moyenne (a, b, c) d’un triplet est d’envi- plus grand-chose sur le comportement encore plus forte que notre dernière ver-
ron 0,5 ; dans tous les cas étudiés,  est des triplets. La borne a doit être aussi sion. Elle dit qu’il suffit de prendre a
inférieur à 2 ; pour de nombreux exemples, petite que possible. D’après nos résul- supérieur à 1, mais aussi proche de 1

28] Mathématiques © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


que l’on veut. Tous les cas particuliers ou d’étude du repliement des protéines, ■■ L’auteur
peuvent alors être englobés en choisissant le projet abc@home invite tous les inter-
une valeur appropriée de d. Il faut juste nautes à participer à la recherche d’autres Gerhard FREY
accepter que d devienne arbitrairement bons triplets en donnant un peu de temps est professeur
à l’Institut
grand si a s’approche de 1. En termes de calcul de leur ordinateur, ou même en de mathématiques
précis, la conjecture abc s’énonce ainsi : développant leur propre algorithme. expérimentales
Pour tout nombre réel  > 0, il existe Outre son intérêt intrinsèque, la de l’Université
Duisburg-Essen, en Allemagne.
un nombre réel d > 0 tel que, pour tous démonstration de la conjecture abc entraî-
entiers naturels a, b et c premiers entre nerait celle de nombreux problèmes de la
eux et tels que a + b = c, on ait : théorie des nombres. C’est le cas notam-
c  d [Rad(abc)]1 +  ment du redoutable théorème de Fermat,
Autrement dit, en prenant le logarithme : dont la conjecture abc apporte une preuve
log(d) – du moins pour n assez grand – d’une
(A, B, C)  1 +  +
log(Rad(ABC)) simplicité dérisoire.
où le terme d’erreur log (d) dépend de . Dans l’équation xn + yn = zn, posons a = xn,
Pourquoi ne pas choisir a égal à 1, voire b = yn, c = zn. On donne d’abord une borne
moins ? Parce que l’on connaît certains supérieure grossière pour Rad(abc) : Le logarithme
contre-exemples (notamment de la forme Rad(abc) = Rad(xn yn zn) 
Le logarithme (décimal) d’un
(a, b, c) = (1, 2p(p – 1) – 1, 2p(p – 1)), où p est un = Rad(xyz)  xyz < z3.
nombre strictement positif X
nombre impair tel que 2p(p – 1) – 1 est divisible Cela donne une borne inférieure pour
est le nombre log X tel que
par p2). Par ailleurs, peut-on trouver un  (a, b, c) : (a, b, c) = log (c)/log (Rad(abc)
X = 10log X. La fonction
pour lequel on peut prendre d = 1, ce qui  log(zn)/log (z3) = n/3.
logarithme transforme
correspond à notre première version de la Cette dernière quantité tend vers l’infini
un produit en somme :
conjecture ? Bien sûr, on cherche a = 1 +  pour des exposants n élevés. Si par exemple
log (ab) = log (a) + log (b),
qui soit le plus petit possible. (a, b, c) était borné par 2, on aurait ainsi
et log (an) = n log (a).
La plus grande valeur connue pour démontré que l’équation de Fermat n’a Par ailleurs, log 1 = 0.
(a, b, c) est 1,629 911 7. Elle correspond pas de solutions pour n  6. Le théorème On peut choisir une autre base
au triplet (2, 310109, 235), solution de de Fermat étant prouvé depuis longtemps que la base 10. Pour la base
l’équation x5 – 109 y10 = 2, trouvée par pour des petits exposants, cela suffirait e =2,718..., le logarithme est
Éric Reyssat, aujourd’hui à l’Université pour boucler sa démonstration. dit népérien et est noté ln.
de Caen. Ayant testé tous les nombres La validité de la conjecture abc apporte-
jusqu’à 1020, nous savons qu’au moins rait des démonstrations faciles et élégantes
dans cet intervalle immense, il n’existe à d’autres poids lourds de la théorie des
pas de contre-exemple (pour d = 1) à la
conjecture abc avec a = 2 (qui correspond >1  > 1,05  > 1,1  > 1,2  > 1,3  > 1,4
à  = 1), c’est-à-dire (a, b, c)  2. C < 102 6 4 4 2 0 0

À la recherche C < 103


C < 104
31
120
17
74
14
50
8
22
3
8
1
3
des bons triplets C < 105 418 240 152 51 13 6
Depuis que la conjecture abc a été énoncée, C < 106 1 268 667 379 102 29 11
elle a suscité une recherche intense de tri- C < 107 3 499 669 856 210 60 17
plets nécessitant de grandes constantes a C < 108 8 987 3 869 1 801 384 98 25
et d, c’est-à-dire pour lesquels (a, b, c) est
C < 109 22 316 8 742 3 693 706 144 34
grand. Ces exemples resserrent l’intervalle
pour le choix de  et d, mais il y a aussi une C < 1010 51 677 18 233 7 035 1 159 218 51
part de compétition dans cette recherche des C < 1011 116 978 37 612 13 266 1 947 327 64
triplets les plus riches. C’est à qui mettra C < 1012 252 856 73 714 23 773 3 028 455 74
au point l’algorithme le plus rapide et le C < 1013 528 275 139 762 41 438 4 519 599 84
plus performant. On peut en outre espérer C < 1014 1 075 319 258 168 70 047 6 665 769 98
découvrir des équations intéressantes.
C < 1015 2 131 671 463 446 115 041 9 497 998 112
On dit que (a, b, c) est un « bon triplet »
si (a, b, c) > 1,4. Ces triplets sont extrême- C < 1016 4 119 410 812 499 184 727 13 118 1 232 126
ment rares. Dans la tranche des entiers allant C < 1017 7 801 334 1 396 909 290 965 17 890 1 530 143
jusqu’à 1020, presque entièrement explorée, C < 1018 14 482 065 2 352 105 449 194 24 013 1 843 160
il n’y en a qu’environ 200. 4. La liste des « bons » triplets. Ce tableau présente le nombre de valeurs de c dans
Sur le modèle des projets participatifs certains intervalles (lignes) pour lesquelles il existe a et b premiers entre eux, avec a + b = c,
de recherche de signaux extraterrestres tels que la richesse (a, b, c) soit supérieure à une borne donnée (colonnes).

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Mathématiques [29


nombres. Il s’agit en général de problèmes Il reste qu’à ce jour, la conjecture abc naturels utilisées dans la conjecture sont la
diophantiens, du nom du mathématicien n’est pas démontrée – du moins tant que structure additive, la structure multiplica-
du iiie siècle Diophante d’Alexandrie. les affirmations de S. Mochizuki n’ont pas tive et l’ordre total : deux entiers peuvent
Ces problèmes font intervenir des équa- été vérifiées. Pourquoi serait-elle vraie ? toujours être comparés, au sens que l’un
tions polynomiales à coefficients entiers, Et quels sont les résultats intermédiaires est forcément plus petit ou égal à l’autre.
dont on cherche les solutions parmi les atteints à ce stade ? Ces trois propriétés se retrouvent dans
nombres entiers (on parle d’équations Comme on l’a vu, de nombreuses don- beaucoup d’autres structures mathéma-
diophantiennes). Une démonstration de la nées numériques soutiennent la validité de tiques, par exemple :
conjecture abc fournirait en particulier une la conjecture, mais elles n’aident en rien à – Les nombres rationnels, c’est-à-dire
solution simple aux problèmes suivants : la prouver. En mathématiques, on cherche les fractions de la forme r/s, où r et s sont
– La conjecture de Catalan, selon laquelle à obtenir des énoncés qui ne concernent des entiers relatifs. On utilise l’addition et
l’équation xm – yn = 1 n’a qu’une seule solu- pas seulement un comportement moyen, la multiplication usuelles, mais au lieu de
tion parmi les entiers naturels : 32 – 23 = 1. mais qui sont valables dans tous les cas. l’ordre habituel, on ordonne ici les rationnels
Elle a été démontrée en 2002 par le mathé- Or la difficulté de la conjecture abc vient par leur « hauteur », c’est-à-dire le maximum
maticien roumain Preda Mihăilescu. des nombres exceptionnels qui échappent entre le numérateur et le dénominateur de
– La conjecture de Mordell, démontrée à la statistique. la fraction sous forme réduite (sans tenir
en 1983 par Gerd Faltings, affirme que compte du signe). La hauteur est en quelque
chaque courbe dont le « genre » est plus Des pistes ténues vers sorte une mesure de la complexité d’un
grand que 1, définie par une équation
polynomiale à coefficients rationnels, ne
une démonstration nombre rationnel.
– Les polynômes, c’est-à-dire des sommes
peut contenir qu’un nombre fini de points En utilisant des méthodes de ce qu’on appelle de produits de puissances des variables et
dont les coordonnées sont rationnelles (le la théorie des nombres transcendants, Came- de constantes. L’ordre est donné par le degré
genre peut être vu comme le nombre de ron Stewart, Robert Tijdeman et Kunrui Yu du polynôme, la plus élevée des sommes
fois où il est possible de couper la courbe ont pu montrer que le taux de croissance des exposants d’un terme du polynôme.
sans obtenir deux morceaux séparés). Noam de c en fonction de Rad(abc) est au plus – Les fonctions rationnelles, c’est-à-
Elkies, de l’Université Harvard, a démontré exponentiel. D’après la conjecture abc, dire les fractions dont le numérateur et le
en 1991 que la conjecture de Mordell est cette croissance est polynomiale, avec un dénominateur sont des polynômes.
une conséquence de la conjecture abc. Si la exposant égal au plus à 2 ou 1 + , suivant – Les extensions algébriques des
conjecture abc était valable dans sa version la version de la conjecture. On sait donc nombres rationnels (corps de nombres
la plus forte, cela prouverait non seulement au moins que la croissance de c n’est pas algébriques) et des fonctions rationnelles
l’existence de ces points rationnels, mais illimitée, mais cela est insuffisant pour des (corps de fonctions algébriques).
donnerait aussi un procédé effectif pour grandes valeurs de c. Et il semble hors de Il est possible de transposer la conjec-
les déterminer. portée de gravir, avec les méthodes utilisées, ture abc pour ces structures ; le contexte
– Un grand nombre de généralisa- la marche séparant la croissance exponen- devient ainsi plus clair. R. Mason et W. Sto-
tions de ces problèmes. La preuve de la tielle de la croissance polynomiale. thers ont prouvé l’équivalent de la conjecture
conjecture abc entraînerait par exemple Une autre approche emprunte un abc pour les polynômes par des méthodes
celle que chaque égalité (dite de Fermat) chemin a priori paradoxal. En généralisant élémentaires en 1981, avant que la conjecture
axn + byn = czn pour n  4 (et a, b, c entiers la conjecture abc, donc en la rendant en sur les entiers n’ait été énoncée. Et dans le
relatifs) n’a qu’un nombre fini de solu- quelque sorte plus difficile, on a l’espoir de cadre général des corps de fonctions, la rela-
tions. Il en est de même pour l’équation faciliter la démonstration. La généralisation tion avec les courbes elliptiques, qui avaient
de Catalan-Fermat x n + y m = z k, si les consiste à remplacer les nombres naturels déjà joué un grand rôle dans la preuve du
exposants sont « grands », c’est-à-dire si usuels par des structures abstraites plus théorème de Fermat, devient évidente.
1/n + 1/m + 1/k < 1. compliquées. Les propriétés des entiers Considérons une courbe elliptique e.
On peut définir trois nombres qui la carac-
Un lien intime avec les courbes elliptiques térisent : son invariant modulaire, noté jE,
son discriminant, noté E, et sa hauteur,

U ne courbe elliptique e (ci-


contre un exemple) est l’en-
semble des points de coordon-
3
tique e. Lorsque la courbe est « se-
mi-stable », hE est reliée à la hau-
teur du nombre jE = 1234a3/E,
notée hE (voir l’encadré ci-contre). Le com-
portement de la courbe e est décrit par
2 le radical du discriminant, aussi appelé
nées (x, y) solutions d’une équa- nommé invariant modulaire. conducteur de la courbe.
tion de la forme y2 = x3 + ax + b, 1 La « conjecture sur la hauteur Lucien Szpiro, de l’Université de New
où a et b sont des entiers des courbes elliptiques », formu-
York, a conjecturé qu’il existe un nombre k tel
tels que le « discriminant » –1 1 2 lée par l’auteur,énonce que la hau-
que pour toute courbe elliptique e, d(E)  k
E = 4a3 – 27b2 soit non nul –1 teur hE est bornée par une quantité
(cela garantit que la courbe n’ait qui dépend du radical du discrimi-
(la puissance moyenne du discriminant est
pas de points singuliers). –2 nant E (hE  k log Rad(E)). La bornée). Il est remarquable que L. Szpiro
On peut définir une hauteur de conjecture ABC découle de celle ait observé ce comportement dans le cas
Faltings hE pour une courbe ellip- –3 sur les hauteurs. des corps de fonctions, et ait formulé un
analogue pour le cas des corps de nombres.

30] Mathématiques © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


L. Szpiro a prouvé cette conjecture
dans le cas des corps de fonctions (pour
k = 6), si bien que la version forte de la
conjecture abc est vraie pour ces corps (ce
qui généralise le résultat de R. Mason et
W. Stothers). Cela justifie l’espoir que la
conjecture soit valable pour les nombres
rationnels qui, du point de vue arithmé-
tique, sont assez semblables aux fonctions
rationnelles.
J’ai généralisé la conjecture de L. Szpiro
en affirmant que la hauteur hE est bornée
par un multiple de log Rad(E). J’ai ensuite
prouvé que cette « conjecture sur la hau-

Winfried Scharlau
teur des courbes elliptiques » entraîne la
conjecture abc. Ces deux dernières sont
même équivalentes dans le cadre des fonc-
5. Alexandre Grothendieck (ici au Vietnam en 1967) a refondé dans les années 1960
tions rationnelles. la géométrie algébrique. Né en 1928, ce fils d’un anarchiste russe a découvert
En exploitant la très riche théorie des très jeune des résultats révolutionnaires, malgré une formation sommaire.
courbes elliptiques, développée depuis En 1970, notamment par conviction antimilitariste, il quitte l’Institut des hautes études
plus de 200 ans, notamment en utilisant scientifiques, près de Paris. Depuis 1991, il vit retiré du monde dans les Pyrénées.
des résultats qui ont conduit G. Faltings à
la preuve de la conjecture de Mordell, j’ai appelé « surfaces arithmétiques ». Ces
ainsi trouvé une borne – malheureusement objets jouent un rôle clef dans la démons- ■■ BIBLIOGRAPHIE
toujours exponentielle – de c en fonction tration de la conjecture de Mordell, et les
de Rad(abc). propriétés des surfaces arithmétiques qui S. Mochizuki, Inter-universal
Mais on a fait encore mieux. Par sa permettraient de prouver la conjecture sur Teichmuller theory I :
Construction of Hodge
relation avec l’arithmétique des courbes la hauteur des courbes elliptiques sont bien theatres, 2012. Prépublication :
elliptiques, la conjecture abc s’intègre à la identifiées. Nous sommes cependant loin www.kurims.kyoto-u.ac.jp/
géométrie algébrique. Cette branche des d’avoir trouvé ces propriétés... ~motizuki/Inter-universal/
Teichmuller/Theory/I.pdf
mathématiques, qui donne une interpré- Les travaux de S. Mochizuki ont-ils
tation géométrique à des problèmes de changé la donne ? Expert reconnu dans G. Frey, Der Beweis
la théorie des nombres et apporte ainsi le domaine des surfaces arithmétiques, des Fermatschen Theorems,
Moderne Mathematik,
des éclaircissements surprenants, a été S. Mochizuki a prouvé des résultats dif- pp. 166-175, Spektrum
révolutionnée dans les années 1960 par le ficiles sur la relation entre les « groupes Akademischer Verlag, 1996.
mathématicien Alexandre Grothendieck. fondamentaux au sens de Grothendieck » G. Frey, Links between
D’après moi, la conjecture sur la hauteur et les surfaces. Derrière ces termes et ces solutions of a – b = c and elliptic
des courbes elliptiques n’est pas seulement résultats se cachent encore des idées pro- curves, Number Theory -
un énoncé profond sur ces objets en ques- fondes de A. Grothendieck reliant la théorie Lecture Notes in Mathematics,
vol. 1380, pp. 31-62, Springer,
tion, mais aussi l’arrière-plan structurel de Galois à l’arithmétique. De nombreux 1989.
recherché pour la conjecture abc. Et pour spécialistes de la théorie des nombres se
J. Oesterlé, Nouvelles
J. Oesterlé, la motivation essentielle de sont attelés à la vérification des travaux approches du théorème de
la conjecture abc était son rapport avec de S. Mochizuki, qui occupent des cen- Fermat, Séminaire Bourbaki,
l’arithmétique des courbes elliptiques. taines de pages et qui utilisent des objets et exposé 694, 1987-88.
La conjecture sur la hauteur des courbes méthodes mathématiques peu classiques. F. Beukers, Introduction
elliptiques étant vraie pour le corps des En attendant leur verdict, la conjecture abc to the ABC conjecture,
fonctions rationnelles, la conjecture abc reste non démontrée. conférence donnée le
9 septembre 2005 :
l’est aussi pour ce corps. Ma démonstration On est au moins sûr d’une chose. La www.math.leidenuniv.nl/
en est simple et courte, mais on ne peut conjecture abc n’est pas une bizarrerie gra- ~desmit/ic/abc/
malheureusement pas la transposer du tuite de la théorie des nombres. Elle a de fritsABCpresentation.pdf
monde géométrique vers celui des nombres. vastes conséquences et découle elle-même La liste des bons triplets :
En revanche, la démonstration initiale de d’autres conjectures, dont il y a de bonnes www.rekenmeemetabc.nl/
L. Szpiro, bien plus compliquée, fournit raisons de penser qu’elles sont vraies. La ?item=h_stats.
une ébauche d’une telle transposition. relation entre théorie des nombres et géo- Projet de calcul collaboratif
Cette preuve tire parti de l’arithmétique métrie qui sert de fondation depuis 50 ans des bons triplets :
des surfaces algébriques, bien étudiées en à la géométrie algébrique serait mise à rude www.abcathome.com
géométrie algébrique. Il existe un analogue épreuve si la conjecture abc était fausse.
à ces surfaces dans le monde des nombres, Il est difficile de l’imaginer. n

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diode électroluminescente, LED, nitrure de gallium, LED blanche, LED bleue, luminophore, addition des couleurs, lampe fluocompacte, rendement lumineux, température de couleur, indice de rendu des

Technologie

Les lampes à diodes électroluminescentes blanches


sont appelées à remplacer les ampoules à incandescence.
Elles offrent une bonne qualité de lumière et autorisent
d’importantes économies d’énergie.

D’autres lampes à incandescence, ingé- testé environ 6 000 substances végétales, de 10 pour cent de la consommation d’élec-
nieusement combinées, sont exposées dans des le choix d’Edison se porta sur le bambou tricité en France. Dans les grandes villes,
salles voisines de celles de M. Edison mais pour sa flexibilité. La durée de vie des ce chiffre peut même dépasser 30 pour cent.
aucune ne donne sa lumière douce et pure, sa premières lampes était de 45 heures. Puis De nombreux systèmes d’éclairage
clarté fixe, et n’est rattachée à aucun système Lewis Latimer, ingénieur de la Edison Com- alternatifs ont été développés au cours
d’installation véritablement pratique. pany, perfectionna la fabrication des lam- du XXe siècle. Il en est ainsi des lampes à
Disons-le, dans l’intérêt de la vérité, du pes pour prolonger leur temps d’utilisation. décharge, qui produisent de la lumière par
progrès, du bien-être général, le système de En 1898, Carl Auer von Welsbach rem- excitation d’un gaz sous l’effet d’un arc
M. Edison constitue une complète révolution plaça le filament de carbone par un fila- électrique. Différents gaz sont utilisés,
dans l’éclairage domestique; il est appelé à rem- ment métallique pour obtenir les lampes tels le néon ou le sodium. Ces derniers sont
placer dans un temps très rapproché tous les à incandescence modernes, dont la durée souvent utilisés dans l’éclairage public,
systèmes en usage. de vie atteint aujourd’hui entre 1 000 et mais donnent des lumières de mauvaise
Le Journal des débats, 1881 2 000 heures. Bien qu’omniprésentes au qualité, très loin du spectre solaire, dans

L
XXe siècle, ces lampes ne sont plus autori- des tons orangés pour les lampes à sodium
ors de l’Exposition internationale sées à la vente au sein de l’Union euro- mélangé à du néon.
d’électricité, à Paris, en 1881, Tho- péenne depuis septembre 2012, car leur Les lampes fluorescentes appartiennent
mas Edison fit la démonstration rendement énergétique est catastrophi- à la famille des lampes à décharge, mais la
de ses lampes à incandescence. L’extrait que : seulement cinq pour cent de l’éner- paroi interne est recouverte d’un revête-
du Journal des débats ci-dessus décrit les qua- gie électrique sont convertis en lumière ment fluorescent. Le fonctionnement de ces
lités de ce système novateur qui se géné- visible. Ces lampes ont néanmoins l’avan- dispositifs repose aujourd’hui sur l’excita-
ralisa à l’éclairage public et domestique. tage de produire une lumière blanche tion de vapeur de mercure contenue dans
Edison se lança dans le développement des chaude très proche de la lumière du jour. une atmosphère d’argon. Après excita-
ampoules électriques dès 1879. Il perfec- Quel type d’éclairage peut remplacer tion, les atomes de mercure reviennent à
tionna le modèle de l’Anglais Joseph Swan. la lampe à incandescence et satisfaire les leur état fondamental en émettant un rayon-
Les premières lampes étaient constituées contraintes d’une lumière agréable, une lon- nement ultraviolet, qui est absorbé par des
d’un filament de carbone, obtenu à partir gue durée de vie et une faible consomma- matériaux fluorescents recouvrant les parois
d’une fibre de bambou du Japon, et placé tion? La question est un enjeu économique du tube, matériaux qui réémettent de la
dans une ampoule sous vide. Après avoir important, car l’éclairage représente plus lumière à différentes longueurs d’onde pour

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Nicolas Grandjean

produire de la lumière blanche. Ces lampes est de l’ordre de 100 lumens par watt pour
sont de plus en plus présentes dans nos les LED blanches, 50 à 80 lumens par watt
foyers, en particulier sous la forme d’am-
L’ E S S E N T I E L pour les lampes fluocompactes et envi-
poules fluocompactes, grâce à l’améliora- ron 15 lumens par watt pour les ampou-
 L’éclairage représente
tion constante de la qualité de la lumière, les à incandescence, qui émettent surtout
plus de dix pour cent
la réduction du délai d’allumage et la dimi- dans l’infrarouge.
de la consommation
nution du prix d’achat. Le principe de fonctionnement des LED
d’électricité en France.
Cependant, un autre type d’éclairage blanches est très différent de celui des lam-
Le remplacement des
est apparu récemment sur le marché : les pes à incandescence et fluorescentes. Nous
lampes à incandescence
lampes à diodes électroluminescentes (LED, allons voir qu’il est fondé sur la physi-
par des lampes plus
pour Light-Emitting Diode) blanches. Ces que des semi-conducteurs et qu’il a néces-
efficaces, à base de diodes
systèmes offrent des perspectives intéres- sité une cinquantaine d’années de
électroluminescentes
santes pour un éclairage de qualité et à fai- recherches et de développements avant
(LED), entraînera
ble consommation; ils pourraient remplacer d’aboutir à des lampes commerciales
des économies d’énergie.
les ampoules incandescentes d’ici une – dont le coût devrait baisser avec l’amé-
dizaine d’années. lioration des techniques de fabrication.
En attendant, ces dispositifs peu-  Les LED au nitrure
de gallium émettent
vent encore être améliorés pour arriver
une lumière bleue, dont Fluorescence
à maturité. Cela passe notamment par
une augmentation du rendement lumi- une fraction est convertie contre rendement
neux, défini comme le rapport du flux en jaune pour donner Expliquons d’abord pourquoi les lampes
lumineux émis dans le domaine visible de la lumière blanche. fluocompactes ont un rendement lumineux
à la consommation électrique. Les LED non optimal. La raison principale est liée
blanches ont un rendement lumineux déjà  Plusieurs pistes existent au phénomène de fluorescence et à l’éner-
RealCG/shutterstock.com

élevé, mais il reste inférieur aux maxima pour fabriquer du nitrure gie des photons impliqués – énergie direc-
théoriques qui, en fonction de la qualité de gallium moins cher tement reliée à la longueur d’onde (ou la
de la lumière blanche, sont d’environ 350 à et de bonne qualité. couleur) du photon. La désexcitation des
400 lumens par watt. Le rendement actuel atomes de mercure produit des photons

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ultraviolets de cinq électronvolts (un Lorsque la source d’excitation de l’élec-


électronvolt est l’énergie acquise par un tron est un courant électrique, on parle
électron soumis à une tension de un volt).  LA LUMIÈRE BLANCHE de phénomène d’électroluminescence. Cet
Un photon du spectre visible a une éner- est le résultat de l’addition effet a été observé pour la première fois
gie plus faible, comprise entre deux (pour des différentes couleurs en 1907 par le physicien anglais Henry
le rouge) et trois (pour le bleu) électron- du spectre électromagnétique Joseph Round. Ce processus est aujourd’hui
volts. Lors de la fluorescence, la différence visible (380 à 780 nanomètres largement mis à profit dans les diodes élec-
d’énergie entre le photon ultraviolet de longueur d’onde). Il est troluminescentes et les lasers à semi-
absorbé et le photon visible émis est conver- possible d’obtenir de la lumière conducteurs. La première LED émettant
tie en chaleur sur les parois de la lampe. blanche en additionnant dans le spectre visible – une LED rouge à
Pour obtenir un rendement maximal, il fau- seulement deux couleurs, base d’arséniure de gallium – fut réalisée
drait exciter un atome qui retournerait à telles le bleu et le jaune. par Nick Holonyak en 1962.
son état fondamental en émettant direc-
LE LUMEN est l’unité de flux
LED bleues

tement un photon de longueur d’onde cor-
lumineux. Cette grandeur
respondant à la lumière visible.
Cette idée est applicable dans les semi-
tient compte de la sensibilité
spécifique de l’œil humain
pour lumière blanche
conducteurs. Dans un tel matériau, les élec- Durant la décennie suivante, les chercheurs
aux différentes longueurs
trons ne peuvent occuper que certaines ont développé de nouveaux matériaux
d’onde de la lumière visible.
gammes d’énergie, nommées bandes. Entre semi-conducteurs et le domaine d’émis-
Le rendement lumineux
la « bande de valence » – la dernière bande sion des LED a été étendu au bleu, avec le
d’une lampe, exprimé
remplie d’électrons – et la « bande de carbure de silicium, et au jaune-vert, avec
en lumens par watt, est
conduction», d’énergie supérieure, il existe le phosphure de gallium. Mais à l’excep-
le rapport du flux lumineux
une bande interdite correspondant à des tion des LED rouges, dont la forte lumino-
à la puissance électrique.
énergies inaccessibles aux électrons. sité a permis de les utiliser dans les feux
Lorsqu’un électron est excité avec une éner-  LA TEMPÉRATURE «stop» des véhicules, les LED bleues et ver-
gie suffisante, il peut passer de la bande de DE COULEUR caractérise tes sont restées peu efficaces jusqu’au début
valence à la bande de conduction en lais- la lumière blanche qui peut des années 1990. Leurs applications se sont
sant un «trou» dans la première. Lorsqu’il être « chaude » ou « froide » donc limitées surtout aux témoins lumi-
revient dans son état fondamental, l’élec- selon que sa composante neux et à l’affichage.
tron se recombine avec un trou de la bande jaune ou bleue domine. En 1993, Shuji Nakamura, alors ingé-
de valence en émettant un photon. nieur de l’entreprise japonaise Nichia,
L’énergie de ce photon correspond à  L’INDICE DE RENDU annonça la mise au point de la première LED
la différence d’énergie entre les deux DES COULEURS caractérise bleue à forte luminosité, constituée de nitrure
bandes autorisées – la hauteur de la bande la qualité d’une lumière de gallium (GaN). Son rayonnement était
interdite. Certains semi-conducteurs pré- blanche et la fidélité du rendu dix fois plus intense que celui des autres
sentent des configurations permettant des couleurs perçues. La valeur LED bleues existantes. Cette étape était
l’émission de photons de longueur d’onde maximale est de 100 pour cruciale pour le développement des LED
appartenant au domaine visible (voir la lumière du Soleil. blanches: en ajoutant un matériau fluores-
l’encadré page 35). cent qui absorbe une fraction de la lumière

LAMPE À INCANDESCENCE TUBE FLUORESCENT LAMPE FLUOCOMPACTE LAMPE À LED BLANCHE


S.Khakimullin/shutterstock.com

Kirill Volkov/shutterstock.com
Kostsov/shutterstock.com
Sorbis/shutterstock.com

Rendement (en lumens/watt) Rendement (en lumens/watt) Rendement (en lumens/watt) Rendement (en lumens/watt)
12-20 70-120 50-80 70-100
Indice de rendu des couleurs Indice de rendu des couleurs Indice de rendu des couleurs Indice de rendu des couleurs
100 40-90 85-90 80-85
Durée de vie (en heures) Durée de vie (en heures) Durée de vie (en heures) Durée de vie (en heures)
1 000-2 000 6 000- 15 000 6 000-15 000 25 000-50 000
1. DIFFÉRENTS SYSTÈMES D’ÉCLAIRAGE ont été développés ces ampoule, son rendement est très faible : une grande partie de l’énergie
130 dernières années. Si la lampe à incandescence s’est imposée est dissipée sous forme de chaleur. Les lampes à LED présentent un
grâce à la qualité de sa lumière et au faible coût de fabrication d’une rendement élevé, qui peut encore être amélioré.

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Semi-conducteurs et jonction p-n

D ans un matériau cristallin, les


électrons susceptibles de
conduire le courant occupent des
tron de cette bande – on parle d’ac-
cepteur (b). Ce « dopage de type p »
libère des trous dans la bande de
matériau dopé n, puis se combinent
avec les électrons de cet élément. À
la jonction,il se forme une zone pau-
principalement radiatif, avec
l’émission d’un photon. Dans les
LED modernes, on favorise les re-
niveaux d’énergie inclus dans deux valence, qui peuvent circuler sous vre en porteurs de charge. La perte combinaisons radiatives en confi-
bandes d’énergie (la bande de l’effet d’un champ électrique. Inver- d’électrons du matériau dopé n nant spatialement les porteurs à
valence et la bande de conduction) sement, on peut ajouter des ato- crée une charge électrique positive proximité de la jonc tion. Pour ce
séparées par une bande interdite mes riches en électrons, des don- et, symétriquement, on obtient une faire, on insère une couche d’un
ou gap. Dans un semi-conducteur, neurs, avec un niveau d’énergie pro- charge négative dans le matériau matériau de la même famille, mais
aucun électron n’est dans la bande che de la bande de conduction. dopé p. Cette différence de charges ayant une bande interdite plus
de conduction à température am- Les électrons passent alors aisé- crée, dans la jonction p-n, un champ étroite ; on parle de puits quanti-
biante, car l’énergie thermique est ment dans la bande de conduc- électrique, qui est à l’origine de l’ef- que (b). Pour le nitrure de gallium,
négligeable par rapport à l’éner- tion et participent au courant. C’est fet «diode»: si une tension externe il s’agit d’une couche de 2 à 3 na-
gie du gap. La bande de valence le dopage de type n. est appliquée et s’oppose au champ nomètres contenant 15 pour cent
est complètement remplie, les élec- Lorsqu’on met en contact un ma- électrique interne,l’équilibre dans la d’indium, de façon que le gap cor-
trons ne peuvent se mouvoir, à tériau dopé n et un matériau dopé p, distribution des charges est rompu responde à un photon bleu. Ce
l’image d’une foule compacte. Le les porteurs de charge (les trous côté et un courant s’établit. Le processus puits quantique, en confinant les
matériau est un isolant. Sous l’ef- p et les électrons côté n) proches de de recombinaison entre électrons porteurs de charge sur des niveaux
fet d’une excitation extérieure, un la jonction diffusent dans le maté- et trous est alors important. d’énergie discrets – par opposi-
électron peut passer dans la bande riau voisin. Par exemple, les trous Dans le nitrure de gallium, le tion aux bandes –, favorise la re-
de conduction, laissant un trou du matériau dopé p migrent dans le processus de recombinaison est combinaison.
dans la bande de valence. L’élec-
tron et le trou sont alors mobiles a b
Bande de conduction GaN (type n) GaN (type p)
dans le matériau. Quand l’électron
revient dans la bande de valence, Électron Électron
l’énergie qu’il perd est émise sous Recombinaison
la forme d’un photon (a).
Bande interdite

On peut contrôler la conducti- Donneur


vité électrique en incorporant des
Énergie

Énergie

atomes étrangers dans le maté- Sens du courant Accepteur


riau – on parle de dopage –, ce Photon Photon
qui crée un niveau d’énergie dans Trou Sens des électrons
la bande interdite.Un niveau d’éner-

B. Bourgeois
gie à proximité de la bande de va- Trou
lence peut alors piéger un élec- Bande de valence Puits quantique

bleue et réémet du jaune, il était désor- deux difficultés majeures: il était difficile viduels (sur le même principe que les galet-
mais possible d’obtenir de la lumière blan- de fabriquer des cristaux de bonne qua- tes de silicium de l’industrie électronique).
che, par addition du bleu et du jaune. lité, et le dopage de type p n’était pas maî- Cela tient aux conditions extrêmes de tem-
Le cœur des LED blanches à haute effi- trisé. Seules quelques équipes japonaises pérature et de pression requises pour sa
cacité est donc constitué de semi-conduc- ont poursuivi leurs travaux sur le nitrure croissance (près de 2 000 °C et 2 kilobars).
teurs inorganiques, composés de nitrures de gallium. En 1989, l’équipe d’Isamu Aka- Le nitrure de gallium existe donc presque
de gallium, d’aluminium ou d’indium. saki, de l’Université de Nagoya, élabora exclusivement en couches minces, de quel-
Ces matériaux étaient connus depuis long- une technique pour doper le nitrure de gal- ques micromètres d’épaisseur, déposées
temps pour leur capacité à émettre de la lium. Cette avancée permit la fabrication sur des cristaux de nature différente tels
lumière aux courtes longueurs d’onde et de jonctions p-n et le développement de la que le saphir.
avaient fait l’objet de nombreuses étu- LED de S. Nakamura, qui inventa par la Cependant, faire croître du nitrure de
des à la fin des années 1960. Afin de for- suite le premier laser bleu, aujourd’hui au gallium sur du saphir n’est pas aisé, leurs
cer les recombinaisons électron-trou, donc cœur des lecteurs DVD Blu-ray. natures chimiques et leurs structures cris-
l’émission de photons, on met en contact tallines étant très différentes. Comme
deux semi-conducteurs «dopés» avec des
impuretés différentes, de façon à augmen-
Du nitrure de gallium l’espacement entre les atomes du subs-
trat et ceux du nitrure de gallium est dif-
ter le nombre de trous dans la bande de Le désintérêt des chercheurs pour le nitrure férent, des défauts nommés dislocations
valence (dopage p) et le nombre d’élec- de gallium pendant plus de 20 ans, se forment dans le semi-conducteur pour
trons dans la bande de conduction (do- entre 1970 et 1990, tient pour une bonne raccorder les mailles cristallines à l’inter-
page n). On forme ainsi une jonction p-n part à la piètre qualité des matériaux syn- face. On dénombre près d’un milliard de
(voir l’encadré ci-dessus). thétisés. Le nitrure de gallium est difficile dislocations par centimètre carré, densité
Les chercheurs étudiant le nitrure de à produire sous forme d’un cristal massif, si élevée que l’émission de lumière par le
gallium étaient, à l’époque, confrontés à qui est ensuite découpé en éléments indi- semi-conducteur n’est, en principe, plus

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DE L A LU MI È R E BL A NC H E AV EC U N E LE D BLEU E

Électrode

b
GaN (dopage p)
Puits quantique
GaN (dopage n)
a

Substrat
©
Ph Recombinaison
ilip
sL
igh
d’une paire électron-trou
tin
g Lu
mi
led
s

LsureCelle-ci
cœur d’une LED blanche (a) est constitué d’une bleue.
(b) se compose généralement d’un substrat en saphir
lequel sont déposées des couches de nitrure de gallium de
LED en prenant soin de ne pas recouvrir toute la surface, pour ne pas
absorber la lumière émise. Le deuxième contact est placé sur
la couche de type n après gravure de la structure. La taille des
quelques micromètres d’épaisseur. Des atomes de silicium sont LED varie de 0,3 millimètre de côté pour les LED standards à
incorporés dans la première couche de nitrure de gallium pour plus d’un millimètre pour les LED blanches de puissance.
obtenir un dopage de type n. La couche supérieure a un Dans le puits quantique, les électrons et les trous se
dopage de type p grâce à l’insertion d’atomes de magnésium. recombinent et émettent un rayonnement bleu (b). La LED est
Entre ces deux couches est placé un puits quantique (une ou recouverte d’un luminophore qui absorbe de la lumière bleue
plusieurs couches) composé d’un alliage de nitrure de gallium et réémet dans le jaune (c). L’épaisseur du luminophore est choi-
et d’indium d’une épaisseur de quelques nanomètres. L’en- sie de telle sorte qu’une partie seulement de la lumière bleue
semble est relié à une alimentation électrique. Pour cela, on est absorbée. En ajustant les rapports d’intensité entre bleu et
dépose un contact métallique sur le nitrure de gallium de type p jaune, la lumière perçue est blanche.

possible. Ces défauts créent en effet des dré page 35). Les puits quantiques consti- D’une part, on peut réduire le volume total
niveaux d’énergie autorisés dans la bande tués de nitrure ont la particularité de pié- du dispositif, afin de limiter la probabilité
interdite. Les électrons ne passent alors plus ger les électrons et les trous qui n’ont plus que le photon soit réabsorbé. Pour ce faire,
directement de la bande de conduction à la possibilité de se déplacer et, ainsi, ren- la couche de semi-conducteur doit être très
la bande de valence en émettant un pho- contrer une dislocation. En revanche, les mince, inférieure au micromètre, ce qui
ton visible. Ils sont captés par ces nouveaux porteurs de charge se recombinent et don- limite le trajet du photon et les risques d’ab-
états, des «pièges» qui dissipent l’énergie nent ainsi lieu à une émission de photons. sorption. D’autre part, on peut limiter les
de l’électron sous forme de vibrations du réflexions internes multiples si la surface
réseau cristallin. Il n’y a plus émission de
photon: le retour à l’état fondamental de
Extraire les photons est très rugueuse: un plus grand nombre
d’orientations de la surface augmente la
l’électron est «non radiatif». Il ne suffit pas d’avoir un excellent ren- probabilité que le photon y arrive avec un
On a pu contourner cet obstacle dans dement quantique interne, encore faut-il bon angle. Le coefficient d’extraction – la
les LED bleues à base de nitrure de gal- pouvoir extraire les photons du cœur de proportion de photons qui sortent de la
lium et obtenir un bon rendement quanti- la LED avant qu’ils ne soient réabsorbés LED – dans une LED bleue dépasse 90pour
que interne. Ce dernier est défini comme par le matériau lui-même. Or du fait de cent. Mais une part des photons est perdue
le rapport du nombre de photons émis au la forte interaction entre la lumière et la à cause d’autres phénomènes de réflexion
nombre d’électrons injectés provenant du matière dans les semi-conducteurs, l’in- et d’absorption qui apparaissent lors de
courant électrique qui alimente la jonc- dice de réfraction est élevé (2,4 pour le l’intégration de la LED au sein de la lampe.
tion p-n. Si les électrons étaient captés par nitrure de gallium). Le photon doit par- Le rendement quantique interne et l’ef-
les pièges non radiatifs, le rendement quan- venir quasi perpendiculairement à la ficacité d’extraction ne sont pas tout. Il faut
tique interne serait très faible. Cependant, surface pour s’échapper; sinon, il est réflé- aussi considérer le rendement à la prise,
en ajoutant dans le semi-conducteur une chi vers l’intérieur du matériau et finit par c’est-à-dire la puissance optique émise
couche de quelques nanomètres d’épais- être réabsorbé. Seule une petite fraction par rapport à la puissance électrique injec-
seur de nitrure de gallium contenant de l’in- de photons sortira de la LED. tée. Il est de 60pour cent pour les meilleu-
dium, on crée un puits quantique, où les Pour y remédier et augmenter le ren- res LED bleues. Pourquoi n’est-il pas plus
électrons et les trous tombent (voir l’enca- dement, deux approches sont possibles. élevé ? Pour obtenir un photon bleu de

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nue à partir des photons de la LED bleue


dont une partie traverse le luminophore
Le luminophore laisse passer et l’autre excite le matériau fluorescent, qui
Lumière blanche une partie de la lumière bleue réémet dans le jaune (voir l’encadré ci-contre).
et en absorbe une fraction On peut moduler les émissions bleue et
en émettant de la lumière jaune
jaune en choisissant l’épaisseur du lumi-
par un phénomène de fluorescence.
c Par addition des couleurs, on obtient nophore – qui absorbe ainsi plus ou moins
une lumière blanche plus ou moins le bleu –, de façon à produire un blanc au
chaude en fonction de l’intensité ton chaud ou froid. Certains luminopho-
Addition des composantes bleue et jaune. res ont un aspect plus orangé, ce qui donne
des couleurs
un blanc chaud. Le rendement de conver-
sion du luminophore est un facteur impor-
Luminophore
tant: pour les meilleurs d’entre eux, il est
Absorption de 90 pour cent et ne se dégrade pas au fil
du rayonnement bleu du temps. Toutefois, la fluorescence dégrade
et réémission inéluctablement une partie de l’énergie,
de lumière jaune
puisque la conversion d’un photon bleu en
photon jaune s’accompagne d’une perte
d’énergie sous forme de chaleur.

Trois LED pour


de la lumière blanche ?
Une solution favorable sur le plan énergé-
tique consisterait à s’affranchir du lumino-
phore et à produire de la lumière blanche
en combinant trois LED constituées de semi-
conducteurs émettant dans le bleu, le vert
et le rouge, respectivement. Si les LED bleues
B. Bourgeois

et rouges présentent d’excellents rende-


ments lumineux, ce n’est pas le cas des LED
vertes, conçues avec les mêmes matériaux
que les LED bleues et pour lesquelles le ren-
2,7électronvolts, il faut exciter un électron d’importants progrès, mais l’usage de cou- dement quantique interne s’écroule
avec la même énergie. Or l’énergie d’un rants intenses se heurte à un autre phéno- lorsqu’on augmente la longueur d’onde: il
électron est le produit de sa charge électri- mène qui limite le rendement. L’efficacité passe de 90 à 30 pour cent. Si les semi-
que par la tension appliquée. Idéalement, peut chuter de plus de 50 pour cent entre conducteurs à base de nitrure de gallium
une LED bleue devrait ainsi fonctionner sa valeur maximale obtenue à faible cou- sont peu performants dans le vert, les autres
avec une tension d’environ 2,7volts. Cepen- rant (typiquement quelques milliampè- matériaux ne font guère mieux. C’est le
dant, si la conductivité électrique des maté- res pour un dispositif de un millimètre green gap, qui est au cœur des recherches
riaux est mauvaise ou si les contacts carré) et celle mesurée à un ampère. dans le domaine des matériaux pour l’op-
métalliques déposés sur les semi-conduc- Ce phénomène serait dû à « l’effet toélectronique.
teurs présentent une certaine résistance, il Auger », où l’énergie libérée par la recom- Une lampe composée de trois LED serait
faut augmenter la tension d’alimentation. binaison électron-trou ne se retrouve pas complexe à réaliser, car en plus du man-
Ce problème est d’importance avec les sous forme de photon, mais est transférée que de vert efficace, le rendement des
LED au nitrure de gallium, car elles fonc- à un électron de la bande de conduction LED rouges et leurs longueurs d’onde
tionnent avec un courant intense. En effet, sous la forme d’énergie cinétique. Comme varient avec la température. La lampe
le nitrure de gallium étant coûteux, on l’uti- cet effet est proportionnel au cube de la nécessiterait alors un système d’alimen-
lise dans des dispositifs de petite taille. densité de porteurs de charge, il devient tation complexe, qui pourrait inclure par
Dès lors, pour compenser les dimensions vite prépondérant aux courants intenses. exemple un contrôle continu de la qualité
réduites et produire un maximum de Ainsi, les LED blanches sont générale- du blanc. Si ces problèmes étaient réso-
lumière, un courant élevé, de l’ordre de l’am- ment alimentées par un courant plus fai- lus, cette lampe serait sans doute la source
père, est nécessaire. Mais, en plus d’abais- ble, de l’ordre de 0,35 ampère. de lumière idéale: elle présenterait un excel-
ser le rendement à la prise, les effets résistifs Malgré toutes les difficultés mention- lent rendement lumineux et pourrait four-
se traduisent par un échauffement notable nées, il est aujourd’hui possible de produire nir un blanc modulable à volonté, capable
du dispositif, qui peut détériorer ses per- des LED bleues efficaces. Pour obtenir de de reproduire l’atmosphère bleutée de
formances et sa durée de vie. la lumière blanche, la LED est encapsulée l’aube ou le rougeoiement du couchant.
La qualité des matériaux et des contacts dans un luminophore, un matériau fluo- Les lampes à LED blanches disponi-
dans les LED au nitrure de gallium a connu rescent. La lumière blanche est alors obte- bles sur le marché ont des caractéristiques

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que la LED n’est qu’un des éléments qui


constituent la lampe. Elle ne représente que
15 à 20pour cent du coût total. Il faut consi-
dérer, par exemple, le système d’alimen-
tation électrique pour adapter la tension au
fonctionnement de la LED.
Un autre enjeu majeur des lampes à
LED est l’aspect thermique. Le rendement
à la prise est dix fois supérieur à celui d’une
lampe à incandescence, mais près de la

© J. Eymery, CEA INAC


moitié de l’énergie électrique est dissipée
2 μm en chaleur dans le petit volume de la LED,
à cause des effets résistifs et de la perte
d’énergie par la fluorescence dans le lumi-
2. DES COLONNES DE NITRURE DE GALLIUM de quelques centaines de nanomètres de diamè-
nophore. La gestion de la température
tre, observées au microscope électronique à balayage, sont une piste d’avenir pour fabriquer des
cristaux sans défauts sur un substrat de silicium. Chaque colonne pourrait être transformée en une est cruciale pour ne pas endommager la
LED. Mises en parallèle, ces LED formeraient des lampes aux performances exceptionnelles. lampe. Des dissipateurs thermiques en
aluminium évacuent la chaleur et évitent
que la LED se dégrade.
très compétitives, avec un rendement lumi- Un point à considérer lors de la concep-
neux s’élevant jusqu’à 100lumens par watt tion d’une lampe à LED concerne la diffu-
(pour des densités de courant de l’ordre sion de la lumière. Une LED est une source
de 35 milliampères par millimètre carré), lumineuse ponctuelle et, de facto, peu agréa-
une bonne qualité de lumière et une durée ble pour l’œil. L’une des solutions envi-
 L’AUTEUR de vie de l’ordre de 50 000 heures. Cepen- sagées par de nombreux constructeurs
dant, le prix d’achat est l’obstacle princi- consiste à intégrer un grand nombre de
Nicolas GRANDJEAN
est professeur pal à leur diffusion massive. Il faut LED de faible puissance afin de limiter
de physique et dirige débourser environ 40 euros pour une l’éblouissement. Une autre solution repose
l’Institut de physique lampe à LED équivalente à une ampoule sur l’intégration du luminophore au dif-
de la matière
condensée à l’École à incandescence de 60 watts. fuseur de la lampe.
polytechnique fédérale Si les prix ont baissé de 40 pour cent
de Lausanne (EPFL), en Suisse. aux États-Unis en 2011, de nouvelles tech- Des lampes
niques de production peuvent encore les
réduire. Le nitrure de gallium est peu polluantes
aujourd’hui fabriqué sur un substrat de Les contraintes techniques pour le bon fonc-
saphir de 100 millimètres de diamètre. tionnement des lampes à LED blanches font
Il serait possible de doubler le diamètre qu’elles resteront probablement assez coû-
du substrat d’ici quelques années. teuses à fabriquer. Néanmoins, si l’on tient
Une autre approche serait de remplacer compte de leur durée de vie exception-
le saphir par du silicium, qui est moins nelle et de leur rendement, ces sources de
cher et dont la taille standard est de 30cen- lumière sont tout à fait compétitives. D’un
timètres de diamètre. Le nitrure de gallium point de vue environnemental, une étude
produit sur du silicium rattrape en qualité du Département de l’énergie des États-Unis
celui fabriqué sur du saphir, ce qui était le a comparé le cycle de vie, de la fabrication
principal obstacle de cette technique. au recyclage, des lampes fluocompactes et
Toujours dans l’optique de fabriquer des lampes à LED blanches. Les secondes
 BIBLIOGRAPHIE moins cher, une solution innovante consiste sont beaucoup moins nocives et n’utili-
L. Zuppiroli et D. Schlaepfer, à faire croître le nitrure de gallium en colon- sent par exemple pas de mercure, contrai-
Lumières du futur, Presses nes ou pyramides de tout petit diamètre, rement aux premières.
Polytechniques et Universitaires de 0,1 à 1 micromètre (voir la figure 2). La même étude compare aussi la
Romandes, 2011.
Cette technique permet non seulement d’ob- consommation électrique de ces deux types
P. Mottier, Les diodes tenir une qualité cristalline parfaite, mais de lampes de nouvelle génération.
électroluminescentes pour aussi un coefficient d’extraction des pho- Aujourd’hui, les lampes à LED ont déjà un
l’éclairage, Hermes/Lavoisier,
2008. tons très élevé, en raison de la grande sur- rendement équivalent, voire supérieur, à
face présentée par cette structure. La celui des lampes fluocompactes pour pro-
B. Johnstone, Brilliant ! : Shuji fabrication du nitrure de gallium de qua- duire la même quantité de lumière. Elles
Nakamura and the Revolution lité sur un substrat de silicium permet- présentent en plus d’importantes perspec-
in Lighting Technology,
Prometheus Books, 2007. trait d’obtenir un semi-conducteur bon tives d’innovation et d’optimisation, ce
marché. Cependant, il faut garder à l’esprit qui devrait leur assurer un bel avenir. 

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exoplanète,géante gazeuse, jupiter chaud, atmosphère, modèle, modèle de circulation générale, température, vitesse des vents, transit, vitesse radiale, courbe de phase, éclipse secondaire

Astrophysique

Le climat
des exoplanètes
Kevin Heng

L’étude de l’atmosphère des planètes extrasolaires


est désormais à la portée des astronomes. On parvient
aujourd’hui à estimer la température et la vitesse
des vents à la surface de certaines exoplanètes.

L’ E S S E N T I E L
 On a découvert à ce jour
plus de 800 exoplanètes
C es dernières années, les astrophy-
siciens ont découvert de nombreu-
ses planètes extérieures au Système
solaire. En deux ans, le télescope spatial
Kepler a localisé plus de 2 000 candi-
sité due au passage d’une planète derrière
son étoile, l’« éclipse secondaire ». En d’au-
tres termes, les techniques astronomiques
ont tant progressé que l’on peut détecter
à quel moment une étoile masque la
et plusieurs centaines dates au titre d’exoplanète, et de l’eau lumière de son exoplanète.
dont il faudra confirmer liquide pourrait être présente sur cer-
le statut. taines dont la taille est proche de celle de
la Terre. Ces objets – qui semblent fré- Le spectre
 Les méthodes
de détection donnent
quents dans la galaxie – restent minus- des exoplanètes
aujourd’hui accès
cules aux « yeux » des télescopes actuels,
mais l’amélioration des techniques per-
devient accessible
au spectre lumineux
met d’étudier leurs propriétés. Au point Cet effet est faible, tout au plus quelques
de certaines exoplanètes,
ce qui permet d’étudier qu’établir une carte des températures et pour mille dans le rayonnement infrarouge
ESA, NASA, G. Tinetti (University College Londres) et M. Kornmesser (ESA/Hubble)
les propriétés des vents de leurs atmosphères ne relève et beaucoup moins dans le visible. Lors
de leur atmosphère. plus de la science-fiction. d’une éclipse secondaire, la lumière d’un
Complétant les nombreux relevés du système exoplanétaire est uniquement celle
 Des modèles ciel nocturne effectués depuis le sol, les de l’étoile, et ces données permettent de
numériques, adaptés télescopes spatiaux Hubble, Kepler et calculer les contributions respectives de
des modèles climatiques Spitzer observent le cosmos sans être gênés chacun des deux astres, notamment la
terrestres, reproduisent par l’atmosphère terrestre. Ces instru- lumière de l’exoplanète et de son atmos-
les caractéristiques ments détectent une exoplanète en enre- phère. Grâce à une telle technique, les astro-
de l’atmosphère gistrant la baisse de luminosité au moment nomes ont effectué les premières détections
des jupiters chauds, où l’objet, situé sur une orbite que l’on de la lumière directement émise par une
planètes géantes voit par la tranche, passe devant son étoile exoplanète, dont le maximum de lumino-
gazeuses relativement hôte (méthode dite du transit). Depuis sité se situe généralement dans l’infrarouge.
proches de leur étoile. quelques années, les astronomes sont La mesure des transits et des éclipses à
capables de détecter la baisse de lumino- différentes longueurs d’onde permet de

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ESA, NASA, G. Tinetti (University College Londres) et M. Kornmesser (ESA/Hubble)

1. L’EXOPLANÈTE HD 189733B
est un jupiter chaud, une géante
gazeuse proche de son étoile
(ici dans une vue d’artiste).
De nouvelles techniques
permettent de mesurer la vitesse
des vents dans son atmosphère
et de cartographier
la température de sa surface.
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toujours face à l’étoile, tandis que l’autre


est plongé dans une perpétuelle obscurité.
Un exemple plus familier est celui de la
Lune, qui est dans un état de rotation syn-
chronisée par rapport à la Terre (si l’on
néglige de minuscules corrections nom-
mées librations).

Un jour sans fin


Cette configuration inhabituelle, avec un
hémisphère où le jour est perpétuel et l’au-
tre où la nuit est permanente, ouvre à
l’exploration un régime de circulation
atmosphérique inexistant dans le Système
solaire, et offre aux théoriciens l’occasion
NASA

de tester leurs outils en territoire inconnu.


2. LE TÉLESCOPE SPATIAL HUBBLE (ci-dessus), ainsi que les observatoires Spitzer et Kepler, Pour comprendre ces atmosphères
sont les principaux outils dans l’étude des exoplanètes. Ils permettent d’étudier les propriétés joviennes chaudes, il faut clarifier les inter-
de l’atmosphère de ces planètes (composition chimique, température et vitesse des vents).
actions complexes entre le rayonnement
stellaire, la dynamique et la chimie atmo-
construire un spectre de l’atmosphère exo- tes. La combinaison des deux techniques sphériques, et des champs magnétiques
planétaire. Certaines longueurs d’onde permet de détecter une exoplanète et de éventuels. Les jupiters les plus chauds pré-
étant absorbées par ses constituants, l’ana- déterminer son rayon et sa masse. La caté- sentent un net contraste entre leur moitié
lyse spectrale livre la composition de gorie de planètes la plus simple à détec- chaude et brillante et leur moitié froide
l’atmosphère et les abondances des élé- ter par ces méthodes est celle des jupiters et sombre. La courbe de phase, qui, rap-
ments qu’elle contient. chauds, qui sont des géantes gazeuses, pelons-le, donne la luminosité de la pla-
comme Jupiter dans le Système solaire, nète, est une fonction sinusoïdale ; elle

Cartographier mais beaucoup plus proches de leur étoile.


Leur température de surface est com-
atteint son maximum lors de l’éclipse
secondaire et son minimum durant le tran-
la luminosité prise entre 1 000 et 3 000 kelvins. sit. Tout décalage du maximum de la
d’une exoplanète Leur distance à l’étoile est si petite,
de l’ordre d’un dixième ou moins d’unité
courbe par rapport à son point de réfé-
rence (l’instant central de l’éclipse secon-
Dans certains cas, les astronomes ont réussi astronomique (la distance moyenne de la daire) peut être interprété comme étant dû
à enregistrer les variations de la lumino- Terre au Soleil), que la découverte des jupi- à la présence de vents atmosphériques
sité de l’exoplanète au fil de sa révolu- ters chauds a surpris la communauté astro- horizontaux, qui transportent la chaleur
tion autour de l’étoile, variations qui nomique. En effet, d’après les théories de du côté jour vers le côté nuit (voir l’enca-
constituent sa « courbe de phase ». À formation des planètes, il ne devrait pas dré page ci-contre). Ce décalage a été mesuré
partir de cette dernière, Nick Cowan, de y avoir assez de matière, à de si faibles dis- pour la première fois pour l’exoplanète
l’Université Northwestern, et Eric Agol, tances, pour former une géante gazeuse. HD 189733b par Heather Knutson, de l’Ins-
de l’Université de Washington, ont déve- Il est probable que les jupiters chauds se titut de technologie de Californie, et ses
loppé une « carte de brillance », qui décrit sont formés plus loin et ont migré à proxi- collègues : ils ont rapporté un décalage du
la luminosité de l’exoplanète en fonction mité de leur étoile par des mécanismes pic d’environ 30 degrés dans la direction
de la longitude, mais moyennée sur la lati- encore mal connus. de la rotation. Le décalage angulaire a éga-
tude. Et des travaux récents des mêmes Les jupiters chauds sont un laboratoire lement été mesuré pour les jupiters chauds
chercheurs ont livré des informations privilégié pour l’étude des atmosphères Upsilon Andromedae b et WASP-12b.
sur la brillance de l’exoplanète HD 189733b extrasolaires. Leur densité, de l’ordre de L’équipe de Ignas Snellen, de l’Uni-
dans les deux dimensions, c’est-à-dire en un gramme par centimètre cube, suggère versité de Leyde, a mis à contribution le
fonction de la longitude aussi bien que que leur enveloppe gazeuse est constituée VLT (Very Large Telescope ou Très grand
de la latitude. La brillance étant liée à la principalement d’hydrogène moléculaire. télescope), au Chili, et a utilisé la techni-
température de l’atmosphère, cela signi- Il pourrait s’agir d’atmosphères primai- que de spectroscopie d’absorption pour
fie l’avènement d’une cartographie clima- res, qui reflètent la composition de la nébu- mesurer la vitesse des vents horizon-
tique des exoplanètes ! leuse primordiale à partir de laquelle se taux sur le jupiter chaud HD 209458 b.
Les astronomes ne sont pas limités à sont formées les planètes. Ces astronomes se sont intéressés à une
la méthode des transits. Ils utilisent aussi Plusieurs millions d’années après la raie d’absorption du monoxyde de car-
la méthode des vitesses radiales, qui formation de l’exoplanète, les forces de bone, qui subit un décalage de longueur
consiste à mesurer les mouvements de marée exercées par l’étoile sur la planète d’onde par effet Doppler à cause des mou-
l’étoile autour du centre de masse du ont conduit cette dernière à un état de rota- vements de l’atmosphère. L’équipe a
système formé par l’étoile et ses planè- tion synchronisée, où un hémisphère fait déterminé que les vents soufflent sur

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HD 209458b à environ deux kilomètres par Cela implique que les propriétés de l’at- complexes, soumises à diverses interac-
seconde, soit une centaine de fois plus mosphère des jupiters chauds ont une éten- tions présentant des signatures chimiques,
vite que les vents terrestres. due globale, sur l’ensemble de la planète. dynamiques et radiatives sur des échelles
Ces découvertes marquent l’aube de Les atmosphères des exoplanètes proches de temps très diverses. Isaac Held, du Labo-
la météorologie exoplanétaire. L’intérêt de leur étoile présentent alors un régime ratoire de dynamique des fluides géophy-
pour ce nouveau domaine commence à de circulation qui est inconnu dans le Sys- siques de Princeton, dans le New Jersey, a
s’étendre à des champs apparentés : les tème solaire. Les simulations des flux affirmé que, pour bien comprendre ces sys-
sciences de l’atmosphère et la climatolo- atmosphériques doivent donc être glo- tèmes complexes, il faut construire une hié-
gie, la géophysique et la planétologie. Des bales et non locales. rarchie de modèles théoriques.
chercheurs d’horizons divers se voient Dans le cas du Système solaire, les Ces simulations vont des modèles
confrontés à des conceptions et pratiques chercheurs se sont rendu compte que les analytiques unidimensionnels qui isolent
scientifiques différentes, en particulier atmosphères planétaires sont des entités un élément physique clef aux modèles
pour la modélisation des phénomènes.
C’est particulièrement saillant lors des
conférences interdisciplinaires où nous
TRANSIT ET COURBE DE PHASE
avons du mal à comprendre nos jargons Les atmosphères planétaires absorbent et réémettent le rayonnement de leur étoile.
respectifs. Les spécialistes de l’atmosphère Quand une exoplanète dont on voit l’orbite de profil passe devant son étoile, elle
et du climat, comme les géophysiciens, entraîne une éclipse primaire ou transit, associée à une légère baisse de lumino-
travaillent sur des bases de données riches sité. L’éclipse secondaire correspond au passage de la planète derrière l’étoile.
et fiables, car ils vivent au sein de leur sys- La plupart des exoplanètes détectées seraient en rotation synchronisée, avec
tème d’étude. Cependant, les observations un côté jour permanent faisant face à l’étoile, et un côté nuit permanent. L’étude de
sont si fines qu’aucun modèle ne peut ren- l’émission lumineuse de la planète permet d’obtenir la courbe de phase, une courbe
dre compte de tous les phénomènes obser- de luminosité en fonction des phases de l’orbite. Sans vents, la courbe de phase
vés. Il est nécessaire d’utiliser plusieurs est, en principe, à son maximum pendant l’éclipse secondaire (mais masquée par
échelles de modélisation, chacune iso- l’étoile), mais s’il y a des vents qui redistribuent la chaleur (et donc le rayonnement
lant certains aspects clefs de la physique. infrarouge) autour de l’atmosphère exoplanétaire, ce pic sera décalé (en bas).

Une dynamique Côté de l’exposition


permanente
différente Éclipse
secondaire
à l’étoile

de celle de la Terre Exoplanète

L’étude des exoplanètes se limite essen-


tiellement à scruter des sources ponc-
Étoile
tuelles dans le ciel nocturne. Bien que nous
sachions obtenir des informations spec-
trales et temporelles détaillées sur ces sour-
ces ponctuelles, l’obtention d’informations Transit (éclipse primaire)
spatiales reste un défi. Les planétologues Côté opposé à l’étoile, nuit permanente
du Système solaire ont la chance de dis-
poser de clichés de la surface de Mars ou
des motifs météorologiques de Jupiter. Ce
n’est pas le cas pour les exoplanètes, et En l’absence de vent, la courbe
Sans vents
les astrophysiciens doivent travailler à par- de phase est maximale pour
tir de données limitées, qui s’accompa- l’éclipse secondaire
Les vents forts
gnent d’une multitude de restrictions pour redistribuent
les exploiter et construire des modèles. la chaleur
Luminosité de l’exoplanète

Les connaissances accumulées sur la


Terre et les planètes du Système solaire
sont un guide précieux pour aborder le
climat des exoplanètes, mais elles ne s’ap- Avec vents
pliquent pas nécessairement aux autres
planètes. Un exemple concret est donné Sans vents Sans vents
par les atmosphères des jupiters chauds :
certaines longueurs caractéristiques (tail-
les des courants ou des tourbillons) sont Avec vents
American Scientist

inférieures au rayon des planètes dans le Phase orbitale


Système solaire, mais elles sont compa- Transit Éclipse
rables au rayon pour les jupiters chauds.

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le spectre pourrait être altéré par la pré-


Température (en kelvins) sence d’une étoile proche. Le résultat reste
1266 1550 1834 2118 2402 2685 à confirmer. Néanmoins, l’étude spectrale
des exoplanète est cruciale, car elle per-
met d’en déduire la composition, voire de
fournir des indices précieux sur l’histoire
de la formation de l’exoplanète.
Les astrophysiciens n’ont pas tardé à
remarquer que la chimie atmosphérique
et la dynamique se combinent de façon
non triviale pour produire les caractéris-
tiques d’un jupiter chaud que l’on observe.
Adam Showman, à l’Université d’Arizona,
a été l’un des premiers astrophysiciens à
mettre à contribution la puissance des
modèles de circulation générale pour étu-
dier l’atmosphère des jupiters chauds.
3,0
À l’épreuve
Flux infrarouge (en millions
de watts par mètre carré)

2,5
2,0 des jupiters chauds
1,5 Nous avons fait partie des chercheurs
Point
substellaire qui ont exploré cette voie. Ainsi, nous
1,0
avons généralisé aux jupiters chauds
0,5 l’étude climatique d’une (exo)planète. Le
0 transport de chaleur de l’hémisphère
American Scientist

0 60 120 180 240 300 360 diurne à l’hémisphère nocturne d’une exo-
Longitude (en degrés)
planète en rotation synchronisée peut être
réduit à un problème bidimensionnel. Mais
3. UN MODÈLE DE CIRCULATION GÉNÉRALE de l’atmosphère, initialement conçu pour la
pour bien prendre en compte les échelles
Terre, a été adapté pour simuler une carte de la température et de la vitesse des vents pour une
atmosphère jovienne chaude (en haut). La couleur traduit la température, tandis que les flèches de temps et les perturbations radiatives,
indiquent la vitesse du vent (de l’ordre du kilomètre par seconde). La carte de luminosité en une analyse tridimensionnelle est néces-
fonction de la longitude, moyennée sur la latitude (en bas), montre un décalage angulaire du maxi- saire, ce qui impose l’utilisation des modè-
mum par rapport au point substellaire (longitude pour laquelle l’étoile est au zénith). Cela indi- les de circulation générale. Nous avons
que la présence de vents atmosphériques qui redistribuent la chaleur du côté jour au côté nuit. résolu les équations de ces modèles par
diverses techniques, puis comparé les
tridimensionnels complets de circulation chauds et des naines brunes (des astres résultats pour nous assurer de l’accord
générale utilisés pour les prévisions cli- trop peu massifs par rapport aux étoiles entre les méthodes.
matiques et météorologiques, qui intègrent pour permettre à leur noyau de dévelop- Plusieurs équipes ont maintenant
de nombreux phénomènes pour resti- per et entretenir une fusion nucléaire) par- adapté avec succès les modèles de circu-
tuer les interactions de l’atmosphère, des tagent plusieurs caractéristiques, beaucoup lation générale à la modélisation des
continents et des océans sur la Terre. Ces des modèles pionniers développés pour atmosphères exoplanétaires et obtiennent
modèles de circulation générale résolvent les naines brunes ont été transposés aux des résultats compatibles avec les obser-
simultanément un ensemble d’équations jupiters chauds. vations. Les modèles de circulation géné-
qui traitent l’atmosphère comme un fluide Les premiers modèles se concentraient rale seront encore plus pertinents avec
ainsi qu’une équation thermodynamique, sur le spectre des jupiters chauds, et les l’étude d’exoplanètes ressemblant à la Terre
et tiennent compte de divers facteurs tels traitements les plus élaborés s’inspi- par la taille et leur température.
que le relief et le couvert végétal. Beau- raient des techniques utilisées en climato- Nous ne faisons que commencer à
coup de ces paramètres ne sont pas pris logie et en sciences de l’atmosphère. À comprendre les propriétés essentielles
en compte dans les analyses théoriques partir du spectre d’une exoplanète, les des jupiters chauds, par exemple pour-
des atmosphères exoplanétaires, et l’un astrophysiciens déterminent la composi- quoi certains semblent plus dilatés que
des principaux défis est donc de déter- tion chimique de l’atmosphère et le pro- d’autres et pourquoi certains paraissent
miner comment et quand simplifier un fil pression-température compatible avec redistribuer la chaleur plus efficace-
modèle conçu initialement pour la Terre. les données. Par exemple, Nikku Madhu- ment de leur hémisphère diurne à leur
Délibérément ou non, les astrophysi- sudhan, de l’Université Yale, et ses collè- hémisphère nocturne. Dans le cas de
ciens se sont inspirés de cette approche gues ont étudié le spectre de l’exoplanète HD 189733b et HD 209458b, les spectres et
et ont développé une hiérarchie de modè- WASP-12b. Ils en ont déduit un rapport car- courbes de phase calculés au moyen des
les théoriques allant de une à trois dimen- bone/oxygène élevé, double de celui de modèles de circulation générale sont
sions. Comme les traitements des jupiters l’étoile. De nouvelles études indiquent que conformes aux observations. Tant que la

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prochaine génération de télescopes spa- Quant au jupiter chaud HD 209458b, il  L’AUTEUR


tiaux ne sera pas en service, ces exopla- apparaît nettement plus gros que ne le pré-
nètes resteront les références en matière voient les calculs d’évolution d’une exo- Kevin HENG est
astrophysicien
d’atmosphères exoplanétaires. Elles illus- planète qui se refroidit après sa formation. à l’Institut
trent déjà la richesse des informations Selon l’une des idées avancées pour expli- d’astronomie
qu’il est possible d’obtenir. quer l’inflation du rayon, les atmosphères de l’École
Ainsi, Frédéric Pont et David Sing, de jupiters chauds partiellement ionisées polytechnique
fédérale de Zurich, en Suisse.
de l’Université d’Exeter, et leurs collègues se comporteraient comme des circuits élec-
ont étudié le spectre optique de HD 189733b triques géants qui, en présence d’un champ
au moyen du télescope spatial Hubble. magnétique, obéissent à la loi de Lenz (le
Selon leurs résultats, l’atmosphère de cette système réagit de façon à s’opposer aux Article publié
exoplanète présenterait de la diffusion variations du flux magnétique). Des cou- avec l’aimable autorisation
Rayleigh (le processus de diffusion de la rants électriques et des forces opposées de American Scientist.
lumière qui donne sa couleur au ciel ter- seraient alors induits par les vents hori-
restre, vu depuis le sol). zontaux, d’où la dissipation d’énergie

DE S DY N A MIQU E S ATMOS PH É RIQU E S DIF F É R E N T E S


Des simulations numériques reproduisent la dynamique de l’atmosphère sa rotation avec un hémisphère toujours orienté vers l’étoile (c), dont la
des exoplanètes. Adaptées des modèles terrestres, elles sont modifiées température est de l’ordre de 3 000 kelvins, et une face orientée vers l’es-
en fonction de la configuration spécifique de l’exoplanète, de sa dis- pace (d) où la température est voisine de 1 000 kelvins. L’atmosphère a
tance à son étoile, de sa période de révolution et des vents à sa surface. un régime stable, traversé par des vents forts de l’ordre de un kilomètre
Une planète de type Terre (a et b), avec une température de l’ordre de par seconde, qui transfèrent une partie de la chaleur de la face éclairée
300 kelvins (27 °C), présente de nombreuses fluctuations locales de tem- vers la face sombre. Les simulations mettent en évidence ces phénomè-
pérature. Un jupiter chaud est une planète géante gazeuse très proche nes de transfert de chaleur (les couleurs des échelles de températures sont
de son étoile. Les effets de marée ont conduit à une synchronisation de différentes entre les figures de la planète de type Terre et le jupiter chaud).

a c

b d
Kevin Heng

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Astrophysique [45


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nètes pourraient conserver de l’eau liquide


8 à leur surface. Et la proximité de l’étoile
H2O
CO2 eau facilite la détection de ces planètes par
dioxyde les techniques astronomiques actuellement
6
Intensité relative

de carbone
disponibles, à savoir la méthode du tran-
sit et celle des vitesses radiales.
Nikku Madhusudhan de l’Université Yale

4 Mais il y a un prix à payer: on s’attend


CO CH4
monoxyde méthane à ce que les planètes soient en rotation
2 CH4
méthane de carbone synchronisée et qu’elles présentent des
hémisphères où règne en permanence le
0 jour ou la nuit, un peu comme leurs homo-
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 logues joviens chauds. Les théoriciens crai-
Longueur d’onde (en micromètres)
4. LE SPECTRE D’UNE EXOPLANÈTE, ici le cas d’un jupiter chaud, WASP-12b, permet d’étudier gnent en conséquence que leur atmosphère
la composition chimique de son atmosphère. Certaines raies sont caractéristiques de compo- ne disparaisse à cause de la condensation
sés tels que le méthane, le dioxyde de carbone, le monoxyde de carbone ou l’eau. Les données des molécules du côté nocturne et froid.
(points jaunes) sont compatibles avec un modèle de spectre d’émission (courbe bleue). Du point de vue expérimental, la pro-
chaine étape consiste à construire des téles-
mécanique en chaleur, et cette dernière copes spatiaux spécialement dévolus à
dilaterait certains jupiters chauds. Il reste la mesure des spectres d’exoplanètes sur
toutefois à montrer que les jupiters chauds de longues périodes et avec une résolu-
présentent un champ magnétique, à l’ins- tion élevée. Plusieurs projets sont à l’étude,
tar de la Terre et de certaines des planè- tels EChO (Exoplanet Characterization Obser-
tes du Système solaire. vatory) et FINESSE (Fast Infrared Exopla-
L’étude des jupiters chauds est impor- net Spectroscopy Survey Explorer), proposés
tante parce que nous avons assez de don- respectivement aux agences spatiales
 BIBLIOGRAPHIE nées pour tester nos hypothèses et nos européenne et américaine. Si de telles mis-
modèles d’atmosphères, ce qui permet d’af- sions se concrétisent, dans une décennie
K. K. Heng et al., Atmospheric fûter nos outils théoriques avant de les ou deux, elles nous livreront une mine
circulation of tidally locked
exoplanets : A suite of appliquer à des exoplanètes comparables d’informations spectrales et temporel-
benchmark tests for dynamical à Neptune ou même à la Terre, pour les- les sur des centaines d’exoplanètes, à par-
solvers, MNRAS, vol. 413, quelles les données sont actuellement rares, tir desquelles nous pourrons mieux
pp. 2380-2402, 2011.
voire inexistantes. connaître leurs atmosphères.
I. A. G. Snellen et al., The orbital Pour de nombreux chercheurs, l’objec-
motion, absolute mass and
high-altitude winds of exoplanet
tif est de détecter le spectre d’une exopla- Des cycles
HD 209458b, Nature, vol. 465,
pp. 1049-1051, 2010.
nète de type terrestre en orbite autour d’une
étoile ressemblant au Soleil, où régneraient de température
des conditions favorables au développe- Nous pourrons ainsi discerner des varia-
D. Charbonneau et al., ment de la vie. Pour l’heure, une telle quête tions de températures correspondant à des
A super-Earth transiting
a nearby low-mass star, Nature, reste hors d’atteinte, et ne devrait même phénomènes périodiques. Une telle étude
vol. 462, pp. 891-894, 2009. pas être à la portée de la prochaine géné- a été réalisée pour l’atmosphère terres-
ration de télescopes spatiaux. tre, couvrant des échelles de temps allant
Exoplanètes, des centaines de
nouveaux mondes à explorer, En attendant, pour des astronomes tels de moins d’une journée (variations diur-
Dossier Pour la Science, n° 64, que David Charbonneau, de l’Université nes) à plusieurs millénaires (les cycles de
juillet-septembre 2009. Harvard, et Jill Tarter, de l’Institut SETI, une Milankovitch, correspondant aux varia-
voie prometteuse pour détecter des super- tions de l’orbite terrestre qui modifient la
H. A. Knutson et al., A map
of the day-night contrast terres potentiellement habitables (des exo- quantité de lumière reçue par la planète).
of the exoplanet HD 189733b, planètes de type tellurique ayant une masse Étant donné les nombreuses contraintes
Nature, vol. 447, pp. 183-186, et un rayon un peu supérieurs à ceux de à satisfaire, il est vraisemblable que les
2007.
la Terre) consisterait à les traquer autour missions spatiales ne pourront pas
I. M. Held, The gap between de naines rouges (ou étoiles de type M). construire des spectres de puissance sur
simulation and understanding Ces minuscules cousines de notre plus de quelques mois. Mais, de toute
in climate modeling, Bulletin Soleil, deux à dix fois moins massives, façon, il est probable que la partie inté-
of the American Meteorological
Society, vol. 86, pp. 1609-1614, représentent environ les trois quarts de ressante de ces spectres est, pour les exo-
2005. la population stellaire de notre voisinage planètes en orbite serrée comme les jupiters
galactique. Il y a plusieurs avantages à chauds ou les super-terres, concentrée sur
les scruter. Leur température est inférieure des périodes plus courtes. Quoi qu’il en
à celle des étoiles de type solaire, ce qui soit, ces mesures seront une étape supplé-
implique que même 10 à 100 fois plus pro- mentaire dans la connaissance du climat
ches de l’étoile, leurs éventuelles exopla- des exoplanètes. 

46] Astrophysique © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


Compte rendu
du 12e symposium
LVMH Recherche
Épuisement des ressources naturelles
et matières premières cosmétiques :
quelles stratégies d’avenir ?
12 septembre 2012, Paris

Aujourd’hui, plus personne n’ignore le fait que les La gestion des ressources des matières premières
ressources naturelles s’épuisent. Les impacts générés cosmétiques, leurs origines, leurs synthèses, l’essor
par les activités humaines deviennent de plus en plus des biotechnologies, les extractions des végétaux,
préoccupants pour la planète et notre environnement. l’amélioration « éco » des chaînes de conception des
Les conséquences sur l’économie de demain seront produits du marketing à la production constituent
importantes car, sur les marchés mondiaux, nous nous une préoccupation majeure de nos marques comme
trouvons toujours au cœur d’un choc des ressources l’a précisé Monsieur Claude Martinez, Président de
énergétiques et des métaux précieux, indispensables à Parfums Christian Dior, représentant l’ensemble des
notre mode de vie très technologique. marques de LVMH Recherche, en ouverture de ce
Les demandes de matières premières, d’eau et symposium.
d’énergie (pétrole) explosent sous la pression Aujourd’hui, analyses et projections les plus fines
démographique (neuf milliards d’individus en 2050), n’indiquent pas les solutions à mettre en place. C’est
les besoins de consommation et les bouleversements pour cette raison que LVMH Recherche a décidé de
technologiques nouveaux. Les faibles diversifications réunir au Collège des Bernardins à Paris, plus de 160
des pays producteurs, les risques géopolitiques, la spécialistes issus d’horizons divers avec les acteurs
diminution des surfaces agricoles, la dégradation des majeurs du secteur cosmétique, afin de réfléchir
forêts, l’acidification des océans, l’accumulation des collégialement aux stratégies et aux chantiers d’avenir.
déchets, les recyclages insuffisants renforcent les Imaginer de nouvelles matières premières, d’autres
craintes d’une issue irréversible pour l’espèce humaine. composites, de nouveaux polymères biosourcés,
des matières novatrices totalement recyclables, peu
énergivores… sont quelques-uns des thèmes qui ont
été abordés.
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a conduit en de nombreux endroits vers plus de
Ressources, biodiversité richesse globale, mais générant également davantage
et croissance d’exclusion. Le contexte de la croissance moderne
véhicule selon Olivier Dubigeon du cabinet Sustainway
Le monde végétal et minéral a été utilisé par l’homme l’idée reçue qu’il existe un lien entre croissance et
depuis les temps les plus anciens. Bois, charbons, bien-être. De purement financière et économique,
minerais, plantes servaient à fabriquer des objets et à la crise se transforme en crise sociétale et fait alors
vivre au quotidien. Peu de superflu et une population apparaître un affaiblissement des repères et des
mondiale relativement faible ne mettaient pas en structures de sociabilité traditionnelles. De nouveaux
danger les ressources de la planète qui paraissaient modes de consommation émergent : plus locaux,
alors infinies. L’expansion démographique du XIXème plus solidaires et plus collaboratifs. Les marques vont
associée aux débuts de l’industrialisation et de la devoir intégrer intelligence rationnelle et émotionnelle
consommation intensive du charbon fossile, de pour donner davantage de sens à la consommation.
minerais ont commencé à créer des pollutions à grande La Responsabilité Sociétale des Entreprises « R.S.E. »,
échelle. L’utilisation du pétrole et l’essor de la chimie ne les engagements pris doivent être démontrables et
sont apparus que très récemment dans l’histoire de traçables pour établir des liens solides de confiance
l’humanité. Le cours du pétrole brut a été multiplié par durable avec les consommateurs. Des tensions à l’accès
8 en 20 ans. Son extrême abondance, son extraction des ressources, une certaine protection des matières
facile à ses débuts, la surface de ses applications en premières, une utilisation durable des composants, le
ont fait une ressource de première importance pour respect de la biodiversité et une traçabilité sociétale
le développement de notre mode de vie « moderne ». font partie des éléments clés du quotidien des grandes
Nous observons aujourd’hui un regain d’intérêt pour entreprises. Les sociétés doivent développer à tous
une autre ressource, le gaz naturel, dont les prix les niveaux de l’entreprise la responsabilité sociétale
sont sensibles aux tensions géopolitiques et dont les par les pratiques quotidiennes, l’analyse des résultats
difficultés de transport et les coûts de transformation des activités générées et une gouvernance impliquant
chimiques sont plus élevés. L’exploitation des nouvelles un dialogue effectif des parties prenantes. Les liens
matières premières énergétiques ou sources d’une entre sourcing et production doivent intégrer la prise
nouvelle chimie ne doivent pas entrer en concurrence en compte des impacts générés par les activités et
avec la ressource alimentaire et la gestion de l’eau développer l’équité via des partenariats privilégiés au
qui sont confrontées au choc démographique des sein de la chaîne de production. Aussi pour la R.S.E.,
cinquante prochaines années. Un autre grand défi l’évaluation des pratiques, et encore plus de leurs
sera de décarbonner l’atmosphère du carbone maturités sont des enjeux essentiels. Une table ronde
accumulé par la croissance industrielle de ces deux animée par l’ Association Vivagora a mis en évidence le
siècles derniers, a précisé le Professeur Chalmin de lien étroit entre l’implémentation des actions de R.S.E.,
l’Université Paris Dauphine. Selon lui, la véritable rareté l’évaluation des pratiques et la diversité des métiers.
sera la rareté alimentaire, suite au réchauffement Une gestion intégrée qui prend en compte le diagnostic
climatique pouvant se confronter aux turbulences des partagé des enjeux, les usages et implique des acteurs
inégalités du développement économique mondial. dans les processus de décision permet de favoriser
Cette nouvelle géopolitique des ressources va modifier l’ancrage territorial d’une marque et donc de donner
les comportements des acteurs économiques. La forte du sens, de façon pérenne, aux consommateurs. Au
accélération de la croissance économique de ces 40 final, cela doit permettre, en sécurisant les filières
dernières années liée à l’augmentation de la productivité créées, de fiabiliser les approvisionnements industriels
au détriment de la biodiversité, du respect des cultures dans un monde fluctuant et aux tensions fortes.

Évolutions mondiales

Démographie 9 milliards d’individus en 2050


Urbanisation 7 milliards d’individus en 2050
Demande énergétique + 50% dès 2030
CO2 + 50% dès 2030
Production agricole + 70% en 2050
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Consommations mondiales

Pétrole 4 Gt/an dont 12% pour la chimie


Consommation industrielle 500 Mt/an ressources fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon)
300 Mt/an ressources renouvelables
Production mondiale de biomasse 120000 Mt/an
Nature de biomasse renouvelable 75% hydrates de carbone
20% dérivés cellulosiques
5% corps gras et protéines

conditions de culture que l’on arrivera à améliorer


Matières et enjeux des rendements de production de corps gras avec
de développement durable des profils moléculaires enrichis en micronutriments à
haute valeur ajoutée.
Les enjeux planétaires de la chimie sont de répondre
aux besoins accrus des populations dans un monde plus Biosourcé ne signifie pas biodégradable a rappelé le
urbanisé. 80% de l’énergie consommée dans le monde Dr Sylvain Caillol de ChemSuD. C’est pourquoi la
provient de nos ressources fossiles. Or, l’ensemble biodégradabilité et l’analyse complète du cycle de vie
des ressources terrestres n’est pas inépuisable et les des matières sont nécessaires. Celles-ci doivent être
contraintes réglementaires environnementales pour associées à la hiérarchisation des impacts en analysant
limiter les impacts négatifs de l’activité humaine sont les transferts de pollution éventuels. Pour des raisons
deux facteurs clés qui bornent nos activités industrielles. économiques, un produit biosourcé se doit d’apporter
des bénéfices additionnels aux produits déjà existants
Économie d’atome, économie moléculaire, catalyse pour que le consommateur le privilégie, a précisé
raisonnée sont des mots-clés de la chimie durable Frédérique Lafosse de Soliance. La valorisation de la
nommée aussi « green chemistry » de demain. biomasse, les progrès techniques des bioraffineries
Les ressources renouvelables sont un potentiel de permettent d’envisager l’avenir avec confiance et de
substitution possible des ressources fossiles utilisées recycler par des systèmes en boucle les déchets qui
aujourd’hui. Les polymères issus de la pétrochimie sont deviennent matières premières de nouveaux procédés.
entrés en force dans notre mode de vie. Et aujourd’hui Le Grenelle de l’Environnement en France a consacré
les polymères biosourcés à base de céréales, de plantes l’engagement des industriels de la chimie à utiliser 15%
à fibres, de bois, d’oléagineux, d’algues, font l’objet de de matières premières renouvelables en 2017 et cet
l’attention des scientifiques et des industriels. objectif sera probablement atteint. Un certain nombre
À côté des biomasses lignocellulosiques, de la biomasse d’industries s’orientent donc plus vers un choix de
glucidique, la biomasse oléagineuse s’intéresse aux matières premières végétales plutôt que fossiles et une
huiles et aux corps gras, composés majeurs de formules recyclabilité optimisée en fin de vie. Les ressources
cosmétiques. végétales doivent aussi être appréhendées dans une
90% de la production mondiale des corps gras est optique durable et éthique envers les pays et les
assurée par dix sources végétales traditionnelles populations qui les produisent. Mais ces productions ne
dont trois utilisées à plus de 50% par la chimie. Si doivent pas se faire en défaveur des cultures vivrières
74% des huiles et corps gras sont utilisés à des fins ni de l’extinction de la biodiversité. La lipochimie par
agroalimentaires, la chimie en utilise tout de même exemple a accompli de grands efforts pour diversifier
10%. La transformation chimique des huiles et corps ses ressources, ce qui a en outre permis d’acquérir
gras conduit à des matières entrant dans les domaines de nouvelles connaissances pour les process à grande
de la cosmétique, des détergents, biocarburants, échelle. Les biomasses végétales ainsi gérées dans
lubrifiants, matériaux, encres, peintures… Comme l’a des bioraffineries permettent d’obtenir du glucose et
démontré Madame Carine Alfos, Directeur Innovation des acides gras, futures bases de monomères et de
de l’ITERG, la question se pose aujourd’hui d’innover polymères.
en développant des variétés végétales plus productives La valorisation responsable des ressources appliquée
d’un métabolite spécifique donné, en remplaçant, en à l’industrie papetière montre que la gestion de la
diversifiant certaines matières premières existantes ressource fibreuse profite pleinement de la diversité de
ayant un impact négatif sur la biodiversité. C’est la forêt française, des choix stratégiques d’implantation
aussi en optimisant les variétés agronomiques et les industrielle au sein des régions forestières et de
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l’encouragement des démarches d’écocertification de tonnes est donc probablement le pétrole de la
des producteurs. De même, comme l’a exposé chimie de demain et la source de nouveaux matériaux.
Madame Bortolotti, Responsable support de Norske Ainsi que l’a rappelé Jacques Kheliff, Directeur du
Skog Golbey, la collecte des papiers récupérés, la Développement Durable de Rhodia, le développement
mutualisation de moyens inter-entreprises, la variété durable est un vecteur de renouveau qui renforce
des sources d’approvisionnement et la valorisation les liens entre producteurs et donneurs d’ordre. Les
énergétique de plus de 99% des déchets permettent problématiques auxquelles nous sommes confrontés
un schéma d’économie circulaire avec une limitation sont des éléments sources de créativité et d’innovation
de la consommation d’énergie et de l’empreinte ouvrant des territoires d’avenir aux entreprises.
carbone. Le processus papetier nécessite 99% d’eau En conclusion de cette journée, Madame Sylvie Bénard,
pour 1% de fibres en entrée de machine à papier. Directrice Environnement du groupe LVMH, a présenté
C’est pourquoi, la recirculation de l’eau dans le des exemples de réalisation initiés par différentes
processus, la gestion des effluents, le contrôle de la marques du groupe et a insisté sur les nouvelles règles
qualité des rejets sont primordiaux dans la pérennité à instaurer pour mieux préparer l’avenir en sécurisant
et la qualité du processus global de production. Il les flux, en respectant les nouvelles exigences, en
est important de garder à l’esprit que la biomasse favorisant le partage de valeur et en faisant naître une
cellulosique qui représente environ cent milliards nouvelle créativité.

Matières premières biosourcées Exemples de débouchés possibles

Huiles et corps gras Cosmétiques, détergents, biolubrifiants, biocarburants


Cellulose, amidon lignine, chitine Biopolymères
Tanins, polyphénols Résines époxy, adhésifs
Substituts végétaux Solvants, plastifiants, fibres, peinture
des intermédiaires pétroliers

Frédéric Bonté, Ph. D.


Responsable Communication Scientifique
Contact : fredericbonte@research.lvmh-pc.com

Fondé en 1980, LVMH Recherche est un Groupement d’Intérêt Économique (G.I.E.) dont les membres sont
aujourd’hui Parfums Christian Dior, Guerlain, Parfums Givenchy et Fresh. Sa mission? Concevoir et développer
Parfums, Dérivés Parfumants, Produits de Soin, Produits de Maquillage pour plusieurs marques du groupe
LVMH (Moët Hennessy - Louis Vuitton).

LVMH Recherche en chiffres :


Plus de 1200 produits développés par an
Plus de 200 brevets
Plus de 50 communications scientifiques par an
Des équipes de recherche à St Jean de Braye,
Paris, Tokyo et Shanghai.

Website : www.lvmhrecherche-symposium.com
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120 pag Kant déplorait l’absence d’un « Newton du brin d’herbe »,
mais ce serait supposer que des lois simples suffiraient à rendre
compte de la fantaisie du monde végétal ! Imaginez des plantes
qui ont besoin du feu pour fleurir, des plantes presque carnivores,
des plantes à « sang chaud »... Le monde végétal fait preuve
d’une inventivité sans limite que ce dossier vous invite à découvrir.
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Dossier

L’épidémie d’
entre gènes et environnement
obésité
Éradiquer l’obésité? par D. Meyre et Ph. Froguel, p. 54 • Les perturbateurs endocriniens, acteurs silencieux de l’obésité?
par J.-B. Fini, M.-S. Clerget-Froidevaux et B. Demeneix, p. 56 • L’obésité dans les gènes ? par D. Meyre et Ph. Froguel, p. 64
Prénom Nom auteur

S i l’obésité n’est évidemment pas une mala-


die contagieuse, sa progression dans tou-
tes les régions du monde est telle que le
terme épidémie s’impose. En 30 ans, le nombre
de cas à l’échelle mondiale a doublé. Plus inquié-
tant encore,non seulement la maladie touche tou-
jours plus de personnes dans les pays à revenus
élevés, mais les pays à faibles ou moyens reve-
nus sont loin d’être épargnés: selon l’Organisa-
tion mondiale de la santé,dans les années à venir,
la plupart des nouveaux cas seront répertoriés
dans ces pays, principalement en milieu urbain,
tandis que la dénutrition continuera de sévir dans
les campagnes (voir page 54).
Pourtant, cette maladie n’est pas une fatalité.
Certes, les facteurs génétiques sont pour beau-
coup dans le risque de devenir obèse. Mais des
études montrent qu’une alimentation saine et du
sport dès le plus jeune âge peuvent changer la
donne (voir page 64). Surtout, les autres facteurs
de risque sont de mieux en mieux cernés : ils
sont pour la plupart liés à l’environnement et au
mode de vie – et devraient être évitables. En
particulier,les polluants hormonaux présents dans
la nourriture et l’air joueraient un rôle non négli-
geable dans la survenue de la maladie en déré-
glant, dès la vie intra-utérine, le métabolisme
énergétique de l’individu (voir page 56).
D’ici une quinzaine d’années, on devrait être
capable de diagnostiquer, à la naissance, le ris-
que d’obésité et de proposer une médecine per-
By Floto + Warner

sonnalisée. Mais maîtriser l’impact des facteurs


environnementaux est d’ores et déjà une néces-
sité, vitale pour beaucoup.
Marie-Neige Cordonnier

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Médecine [53


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Épidémiologie

David Meyre et Philippe Froguel

Aujourd’hui, on connaît suffisamment


bien les causes de l’obésité pour endiguer l’épidémie.
Néanmoins, il manque une volonté politique internationale forte.

E n janvier dernier, les quotidiens amé-


ricains se sont réjouis: selon les der-
niers chiffres sur l’obésité divulgués
par le Centre américain des statistiques de
santé, l’épidémie d’obésité adulte et infan-
lions d’enfants de moins de cinq ans étaient
en surpoids. En outre, non seulement la pré-
valence de l’obésité continue d’augmenter
dans la plupart des pays à revenus élevés,
mais, selon l’OMS, l’essentiel des nouveaux
tile américaine semble s’être stabilisée cas seront dans les années à venir, réperto-
depuis 2005-2006. Néanmoins, celle-ci n’est riés dans les pays à faibles ou moyens reve-
pas enrayée pour autant. Plus d’un tiers des nus notamment en Amérique centrale et du
Américains de plus de 20 ans (plus de 78 mil- Sud, en Afrique du Sud, en Afrique du Nord
lions de personnes), et 17 pour cent des I EN CHIFFRES et en Océanie. Ces nouveaux cas apparais-
enfants et adolescents (environ 12,5 millions
de personnes), sont obèses, c’est-à-dire ont
2,8 millions sent surtout dans les villes, où le mode de
vie s’occidentalise, et sont peu pris en charge
de personnes meurent
un indice de masse corporelle (rapport du chaque année d’une pathologie par les structures de soins locales.
poids en kilogrammes au carré de la taille liée à l’obésité.
en mètres) supérieur à 30. Parmi eux, si la 0,4 kg/m2 Une épidémie
population féminine obèse reste assez sta-
ble, le nombre d’hommes obèses n’a cessé
C’est l’augmentation de l’indice
de masse corporelle moyen sous-estimée
d’augmenter, tant chez les adultes (35,5 pour dans le monde par décennie Contrairement aux épidémies virales, qui
depuis 1980. Dans certaines
cent en 2009-2010 contre 27,5 en 1999-2000) régions comme l’Océanie, mobilisent rapidement les pouvoirs publics,
que chez les enfants (18,6 pour cent l’augmentation par décennie l’impact de l’épidémie d’obésité, qui s’est
contre 14). Surtout, les cas d’adultes atteints dépasse 2 kg/m2. installée lentement, mais sûrement, dans
d’obésité extrême – caractérisés par un 6,5 millions toutes les régions du monde depuis 30 ans,
indice de masse corporelle supérieur à 40 – de personnes étaient obèses est sous-estimé. Il est pourtant loin d’être
sont en progression rapide: selon une étude en France en 2009, parmi négligeable, tant sur les populations qu’en
récente de la RAND Corporation, une insti- lesquelles on estime termes de coûts, car le surpoids et l’obé-
à 2,9 millions le nombre
tution américaine à but non lucratif, ils ont de cas apparus depuis 1997. sité sont des facteurs de risque majeurs pour
augmenté de 70 pour cent entre 2000 et 2010, nombre de maladies chroniques telles
représentant 6,6 pour cent de la population 60% de la population que le diabète de type 2, les maladies car-
européenne sera obèse
en 2010, soit 15 millions de personnes. en 2050. dio-vasculaires, l’arthrose, l’ostéoporose,
Le cas des États-Unis n’est pas isolé. À l’insuffisance respiratoire et le cancer. Les
l’échelle mondiale, selon l’Organisation mon- 155 milliards d’euros coûts associés à l’obésité sont ainsi déjà bien
sont dépensés par an
diale de la santé (OMS), le nombre de per- aux États-Unis en frais supérieurs à ceux liés au tabagisme et à l’al-
sonnes obèses a doublé depuis 1980; en 2008, médicaux liés à l’obésité. coolisme réunis. Sans compter l’impact
1,4 milliard des plus de 20 ans étaient en sur- sociétal et la souffrance individuelle: nos
poids (indice de masse corporelle supérieur sociétés créent des obèses, qu’elles jugent
à 25), parmi lesquels plus de 200 millions et marginalisent ensuite.
d’hommes et près de 300 millions de fem- La situation n’a jamais été aussi inquié-
mes étaient obèses; et en 2010, près de 43 mil- tante. Pourtant, les moyens d’endiguer l’épi-

54] Épidémiologie © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


pls_421_p000_000_obesite_epidemiologie_mnc_08_10.qxp 8/10/12 17:42 Page 55

démie n’ont jamais été aussi accessibles I LES AUTEURS déclencheurs potentiels de mécanismes épi-
qu’aujourd’hui, car les causes de l’obésité génétiques qui peuvent conduire à l’obésité.
sont de mieux en mieux cernées. Ces der- Face à ce panorama inquiétant, il existe
nières sont multiples. Tout d’abord, il existe des raisons d’espérer. Toutes ces causes
des prédispositions génétiques (voir l’arti- constituent des pistes pour prédire, préve-
cle page 64). Selon une hypothèse proposée nir et traiter la maladie. D’ici 15 ans, la géné-
en 1962 par le généticien américain James tique de l’obésité devrait permettre de
Neel, les mutations prédisposant à l’obésité David MEYRE est directeur déterminer qui a des prédispositions pour
auraient même été favorisées par la sélec- de recherche INSERM en cette maladie avant que celle-ci ne se déclare,
tion naturelle, au fil de l’évolution – une détachement à l’Unité CNRS et de préconiser des mesures de prévention
UMR8199 à Lille. Il est professeur
hypothèse confortée par plusieurs études associé au Département à la carte, adaptées au profil de chaque indi-
récentes de génétique des populations. De d’Épidémiologie clinique vidu. Mais des mesures peuvent être prises
génération en génération, des gènes per- et de biostatistiques dès maintenant à l’échelle des populations.
mettant l’accumulation rapide des graisses de l’Université McMaster D’une part, en matière d’éducation : la
à Hamilton, au Canada.
auraient été favorisés – une capacité avan- prévalence de l’obésité est plus forte parmi
tageuse au temps des chasseurs-cueil- Philippe FROGUEL est les populations défavorisées. Associer cam-
leurs, lorsque l’apport de nourriture, professeur à l’Université Lille 2 pagnes d’information et enseignement
Droit et Santé où il dirige l’Unité
irrégulier, dépendait de la chasse, mais qui, CNRS UMR8199. des principes d’une alimentation équilibrée
à notre époque où la nourriture abonde, dès le plus jeune âge pourrait changer la
est devenue un inconvénient : l’homme donne. D’autre part, en supprimant les ali-
mange par anticipation d’une famine qui ments trop caloriques. En interdisant les
ne survient plus depuis des siècles.

L’impact
de l’environnement
gamapserver.who.int/mapLibrary/Files/Maps/Global_Overweight_BothSexes_2008.png, 25/09/12

Ensuite, divers facteurs environnementaux


peuvent déséquilibrer le métabolisme éner-
gétique de l’organisme de façon chronique.
Les plus connus sont l’accès facilité à une
alimentation riche en sucre et en graisse et
la diminution de l’activité physique, mais
d’autres facteurs ont été récemment propo- ⬍ 20%
20-39,9%
sés: les effets secondaires de certains médi- 40-59,9%
caments, notamment certains psychotropes ⭓60
et antidépresseurs; les perturbateurs endo- Pas de données
criniens, des molécules qui bloquent ou imi- Non exploitable
tent le fonctionnement des hormones (voir
l’article page 56); les infections, l’effet obé- LA PRÉVALENCE DU SURPOIDS EN 2008 (indice de masse corporelle supérieur à 25),
parmi la population âgée de 20 ans et plus. Les régions les plus touchées sont l’Améri-
sogène de plusieurs microbes ayant été mon- que du Nord, l’Arabie saoudite et l’Océanie, mais l’épidémie se répand partout, même
tré dans des modèles expérimentaux ; dans les pays à bas ou moyen revenus, notamment en Amérique du Sud et en Afrique.
l’âge tardif de la maternité (pour l’enfant);
la diminution du temps de sommeil; l’uti-
lisation de l’air conditionné qui, en main- sodas (un verre de soda contient l’équiva-
tenant l’organisme au frais quand il fait lent de six morceaux de sucre) et en pro-
chaud, dérègle son métabolisme; le stress I BIBLIOGRAPHIE posant des repas équilibrés gratuits dans
entraînerait aussi une prise de poids, mais les écoles, en diminuant le prix des aliments
seulement chez certaines personnes. R. Sturm et A. Hatton, Morbid bons pour la santé et en encourageant l’ac-
obesity rates continue to rise
Plus inattendu, la composition de notre rapidly in the United States, IJO, tivité physique, le gouvernement finlandais
flore intestinale bactérienne jouerait un doi : 10.1038/ijo.2012.159, 2012. a quasiment stoppé l’augmentation de la
rôle dans la prédisposition à l’obésité. Enfin, prévalence de l’obésité sur son territoire.
M. M. Finucane et al., National,
l’épigénétique est aussi impliquée. Il s’agit regional, and global trends in Pourquoi ne pas faire de même partout?
de mécanismes moléculaires qui modifient body-mass index since 1980, Le principal obstacle réside dans le poids
l’expression des gènes sans changer la Lancet, vol. 377, pp. 557-567, économique des industries agro-alimentai-
séquence de l’ADN. Ces modifications tra- 2011. res et la pression qu’elles exercent sur les
duisent l’influence de l’environnement, en E. J. Mc Allister et al., Ten putative pouvoirs politiques. Mais les Finlandais
particulier pendant la vie intra-utérine: l’ali- contributors to the obesity semblent y être parvenus. Alors, il est temps
mentation de la mère, une possible obésité, epidemic, Crit. Rev. Food Sci. Nutr., qu’une réelle politique volontariste soit mise
vol. 49, n° 10, pp. 868-913, 2009.
des polluants ambiants, sont autant de en place à l’échelle internationale. I

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Épidémiologie [55


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obésité, perturbateurs endocriniens, hormones, diabète, environnement, polluants hormonaux, bisphénol A, DDE, dioxines, phtalates, hypothalamus, hypophyse, métabolisme, homéostasie énergétique

Endocrinologie

Les perturbateurs
acteurs silencieux d
Les polluants hormonaux présents dans l’environnement 1.
de
seraient une des causes de l’épidémie mondiale d’obésité. ce
tro
Ils agiraient de multiples façons sur le métabolisme, pa
la
et ce, dès le stade fœtal. en

J.-B. Fini, M.-S. Clerget-Froidevaux et B. Demeneix

D epuis une trentaine d’années, la


proportion de personnes obèses ou
en surpoids augmente dans les
pays industrialisés. Selon les données 2009
de l’enquête nationale ObePi sur le sur-
blent donc pas expliquer à elles seules l’épi-
démie observée dans les pays industriali-
sés. Depuis quelques années, une autre
hypothèse s’impose : des molécules natu-
relles ou de synthèse présentes dans la
l’hormone – de façon directe ou indirecte –,
soit l’imitent.
Les hormones interviennent dans de
multiples processus biologiques, notam-
ment dans la régulation du métabolisme,
poids et l’obésité, 46,4 pour cent des Fran- nourriture ou l’environnement perturbe- la croissance, la prolifération et la diffé-
çais sont soit en surpoids (leur indice de raient les mécanismes de régulation du renciation des cellules et des tissus. Ces
masse corporelle, c’est-à-dire le rapport métabolisme, de l’appétit et de la satiété nombreux rôles représentent autant de
du poids en kilogrammes et du carré de en modifiant le fonctionnement de certai- voies pouvant être la cible de perturba-
la taille en mètres, est compris entre 25 nes hormones. En particulier, ces pertur- teurs. Les hormones agissent à des
et 29,9), soit obèses (indice de masse cor- bateurs endocriniens agiraient lors du moments précis et ce, dès le développe-
porelle supérieur à 30). Cela représente développement fœtal, déréglant alors pour ment in utero. Dès lors, un perturbateur
une augmentation relative de 5,9 pour cent la vie la balance énergétique de l’individu, peut enclencher des cascades de signali-
par an depuis 12 ans. Or l’obésité est c’est-à-dire l’équilibre entre apports et sation intervenant au mauvais moment.
souvent associée à d’autres maladies, tel- dépenses énergétiques, et favorisant l’obé- Outre les conséquences directes suscep-
les l’athérosclérose ou le diabète. De fait, sité. Quelles sont ces molécules? Comment tibles de perturber le développement, une
on constate une forte augmentation des la perturbation hormonale influe-t-elle sur exposition in utero peut conduire à des
maladies métaboliques tel le diabète, dont la régulation énergétique? Quelles sont les changements permanents, silencieux, qui
la fréquence a presque doublé entre 2000 conséquences observées sur la préva- ne se manifesteront qu’à l’âge adulte.
et 2008. Parmi les cas de diabètes réper- lence de l’obésité? Telles sont les questions Un exemple de ces effets à long terme
toriés, 90 pour cent sont de type 2 et sont explorées aujourd’hui. est celui du diéthylstilbestrol. Commercia-
souvent associés à une obésité ou à un sur- lisé sous le nom de distilbène, ce médica-
poids. Aujourd’hui, ce phénomène est Un métabolisme sous ment a été largement prescrit dans les
devenu un enjeu de santé publique.
Jusqu’à présent, la prise de poids était contrôle hormonal années 1960 aux États-Unis et 1970 en France
pour prévenir (inefficacement) les fausses
surtout attribuée à un manque d’activité Le concept de perturbation endocrinienne couches. Il a engendré, chez les filles nées
et à une alimentation trop riche. Néan- est apparu il y a 20 ans et, avec lui, l’idée de mères traitées, des cancers du vagin rares
moins, les campagnes publiques de pré- qu’une molécule exogène (étrangère à l’or- chez les adolescentes, ainsi que des troubles
vention (Plan national nutrition santé) pour ganisme) peut prendre la place d’une hor- de la fertilité aussi bien chez les filles que
une meilleure nutrition et une augmenta- mone et engendrer des effets délétères chez les garçons. La troisième génération,
tion de l’activité physique n’ont pas enrayé pour la santé. Ces perturbateurs endocri- celle dont les grands-mères ont été expo-
cet accroissement. Ces causes ne sem- niens soit empêchent l’action normale de sées au distilbène durant leur grossesse, pré-

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ue

sente également diverses anomalies. Ces


effets transgénérationnels sont attribués à

s endocriniens
l’exposition in utero au distilbène, qui
imite l’hormone féminine estradiol (l’em-
preinte transgénérationnelle implique pro-
bablement des mécanismes épigénétiques,
nous y reviendrons). Tous les types de signa-

de l’obésité ?
lisations hormonales peuvent donc, en théo-
rie, être perturbés par des molécules de
l’environnement.
C’est la cas pour l’équilibre métaboli-
que, contrôlé par de nombreuses hormo-
nes. Le corps humain a la capacité de stocker
l’énergie fournie par les aliments sous forme
1. L’OBÉSITÉ est une maladie qui touche de graisse dans des cellules dites adipeu-
de plus en plus de personnes. Même ses, les adipocytes, situées principalement
celles qui ne mangent pas d’aliments sous la peau et autour de l’appareil diges-
trop gras ou trop sucrés sont tif, et de réutiliser cette énergie en cas de
parfois en surpoids. Quelle en est besoin. Les hormones interviennent à de
la cause? Les perturbateurs
multiples étapes dans ce processus.
endocriniens sont sur la sellette.
La ghréline est produite dans l’esto-
mac lorsqu’il n’est plus distendu, et déclen-
che une sensation de faim qui provoque
une prise alimentaire. À l’inverse, dans le
tissu adipeux, la leptine est sécrétée quand
on mange. Première réserve d’énergie de
l’organisme, le tissu adipeux est en effet
une glande produisant plusieurs dizai-
nes d’hormones nommées adipokines,

L’ E S S E N T I E L
I Les perturbateurs
endocriniens sont
des molécules
de l’environnement
qui bloquent l’action
des hormones
ou les imitent.

I On s’interroge
aujourd’hui sur leur rôle
dans l’épidémie
d’obésité.

I Les multiples étapes


de régulation
du métabolisme
énergétique
où interviennent
les hormones sont
autant de cibles
potentielles
© Jon Krause

pour ces perturbateurs.

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dont la leptine, qui contribuent à la régu-


HYPOTHALAMUS SATIÉTÉ
lation de la masse grasse. En excès à la
fin du repas, la leptine entraîne la satiété Noyau
et le signal de la fin de l’apport alimen- paraventriculaire APPÉTIT
taire. L’insuline, produite dans le pancréas, (neurones anorexigènes)
provoque aussi la satiété lorsque la concen-
tration de sucre dans le sang dépasse un Hypothalamus
certain seuil. En cas de besoin énergétique latéral (neurones
orexigènes)
(lors d’une activité physique prolongée,
par exemple), d’autres hormones envoient Neurone
des signaux au foie et au tissu adipeux, ACTIVATION à POMC et CART
qui déclenchent la transformation du sucre
et de graisse en énergie (voir l’encadré Noyau arqué ACTIVATION Insuline
page ci-contre).
Neurone Leptine
Toutes ces hormones sont véhiculées
à NPY
dans le sang jusqu’au cerveau, où elles tra- et AgRP
N
versent la barrière hémato-encéphalique, BITIO
une barrière physiologique qui protège INHI
ION
le cerveau des agents pathogènes en le IBIT
séparant du sang, et régule les échanges INHIBITION INH

Christelle Forzale
entre le sang et le cerveau. Les hormones ACTIVATION
atteignent l’hypothalamus, la région du
cerveau qui coordonne l’activité endocri- Ghréline
nienne (la régulation de la sécrétion des
hormones) et la régulation du métabolisme sée alors, cette hypothèse a pris de l’am-
énergétique. C’est dans certains centres de pleur plus récemment grâce à l’identifica-
l’hypothalamus – nommés noyaux – que Glossaire tion de produits chimiques favorisant le
ces hormones activent les neurones qui I HOMÉOSTASIE ÉNERGÉTIQUE développement de cellules adipeuses – l’adi-
stimulent la prise alimentaire ou la satiété, C’est l’équilibre énergétique pogenèse – et l’obésité, chez les animaux
mais aussi le stockage ou l’utilisation des stable que maintient comme chez les humains.
réserves énergétiques. l’hypothalamus en régulant Habituellement, l’adipogenèse est
En outre, nous y reviendrons, d’autres le métabolisme. déclenchée lorsque la quantité d’acides
voies hormonales, commandées elles aussi gras fournis par l’alimentation dépasse les
par l’hypothalamus, agissent sur l’équili- I RÉCEPTEURS NUCLÉAIRES capacités de stockage du tissu adipeux exis-
bre énergétique : les hormones sexuelles Ces protéines du noyau tant. Chaque adipocyte accumule les aci-
produites par les organes reproducteurs, cellulaire sont activées des gras (reçus par le sang) dans une poche
les glucocorticoïdes des glandes surréna- par certaines hormones. (vésicule lipidique) qui grossit en consé-
les ou les hormones thyroïdiennes influent Elles se lient à des séquences quence ; quand les adipocytes atteignent
sur le métabolisme du tissu adipeux. d’ADN spécifiques qui régulent leur taille maximale, ils envoient des
la transcription des gènes signaux qui déclenchent la différencia-
Des molécules qu’elles contrôlent. tion de cellules souches en adipocytes. Cer-

favorisant l’obésité I NEUROPEPTIDES


tains produits chimiques perturbent cet
équilibre en provoquant l’adipogenèse et
Ces petites molécules sont
En 2002, Paula Baillie-Hamilton, de l’Uni- augmentent ainsi la capacité de stockage
libérées par des neurones
versité de Stirling, en Écosse, avança des graisses, donc le risque d’obésité. En
en réponse à des signaux
l’hypothèse que l’épidémie d’obésité pour- particulier, les médicaments antidiabéti-
spécifiques.
rait être expliquée par l’exposition à des ques thiazolidinedione (aussi nommés gli-
molécules dites obésogènes. Ces compo- I XÉNOBIOTIQUE tazones) et la plupart des antidépresseurs
sés favoriseraient l’obésité par différents Toute substance exogène ont montré de tels effets. La prise de ces
mécanismes: augmentation du nombre de biologiquement active, médicaments ayant été associée à l’obésité
cellules graisseuses, modification de l’équi- c’est-à-dire qui influe sur chez les humains, il est légitime de sup-
libre énergétique (quantités stockées ver- un mécanisme biologique. poser que l’exposition à des perturbateurs
sus utilisées), altération des mécanismes endocriniens ciblant les mêmes voies
de régulation de l’appétit et de la satiété. I SYNDROME MÉTABOLIQUE produit des résultats similaires.
En 2006, Bruce Blumberg, de l’Université Un ensemble de symptômes De fait, plusieurs polluants chimiques
de Californie à Irvine, aux États-Unis, pro- accompagnant parfois activant le même récepteur que les glita-
posa à son tour qu’un sous-ensemble des l’obésité: pression artérielle zones ont été associés à une augmentation
perturbateurs endocriniens favorise le déve- et cholestérol élevés, de l’adipogenèse. Les glitazones augmen-
loppement de l’obésité. Bien que controver- résistance à l’insuline. tent la sensibilité à l’insuline en modifiant

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L A R É GU L ATION DU M É TA BOLIS M E l’expression de gènes impliqués dans l’adi-


pogenèse. Leur mode d’action passe par
l’activation d’un récepteur nucléaire pré-
FAIM sent dans les adipocytes nommé PPAR␥, un
Hypothalamus
SATIÉTÉ et hypophyse facteur de transcription clé dans la régula-
tion de ces gènes. Activé en temps normal
STRESS par les acides gras, le récepteur PPAR␥ forme
un complexe avec un autre récepteur
nucléaire, RXR (récepteur à l’acide 9-cis réti-
noïque), qui déclenche la transcription géné-
tique, laquelle conduit à l’adipogenèse. Or
NOURRITURE
la leptine régule l’expression de ces récep-
teurs qui eux-mêmes activent la production
d’adipokines. Autant de cibles potentiel-
les pour les perturbateurs endocriniens.
Plusieurs études montrent que le tri-
Leptine Thyroïde butyl-étain (TBT), un composé (désormais
interdit) utilisé dans les peintures des
Hormone coques de bateaux, pour traiter le bois
thyroïdienne ou désinfecter les textiles, se lie aux récep-
Insuline
teurs PPAR␥ et RXR. L’étude cristallogra-
Muscle phique du complexe formé par le TBT
Ghréline Estomac et RXR révèle en outre que leur liaison
Foie ACTIVITÉ est covalente, ce qui signifie qu’une fois
PHYSIQUE
fixé, ce produit ne se dissocie pas facile-
ment. Selon une étude de B. Blumberg et
Pancréas ses collègues, des souris exposées in utero
au TBT présentent une prédisposition
Glande surrénale accrue à la surabondance d’adipocytes.
Glucocorticoïdes Ce composé s’accumule dans les sédi-
Rein ments et dans les organismes marins,
notamment les poissons et mollusques
consommés par l’homme.
Tissu adipeux Tissu adipeux La poche de liaison du ligand du PPAR␥
est grande et peut accueillir des structures
Intestin chimiques variées. Il est fort probable que
d’autres substances exogènes biologique-
Ovaire ment actives – d’autres xénobiotiques – acti-
Estrogènes vant le récepteur PPAR ␥ contribuent à
l’étiologie de l’obésité. Le tétrabromobis-
Christelle Forzale

phénol A (TBBPA), utilisé pour éviter la prise


de feu rapide, est retrouvé dans de nom-
breux produits de consommation tels que

D e nombreuses voies hormonales participent à la régulation du métabolisme. La ghréline est


produite dans l’estomac lorsqu’il n’est plus distendu ; elle déclenche, via l’hypothalamus,
une sensation de faim et une prise alimentaire (en jaune). Avec l’aide du foie, le tissu adipeux
les circuits imprimés des téléphones ou ordi-
nateurs. Comme le TBT, il se lie au PPAR␥,
devenant aussi un obésogène potentiel.
reconstitue les stocks d’acides gras à partir de la nourriture ingérée, ce qui déclenche la produc- Les phtalates sont des produits chimi-
tion de leptine. En excès à la fin du repas, la leptine entraîne une sensation de satiété, de même
ques organiques omniprésents utilisés pour
que l’insuline produite dans le pancréas en cas de surabondance de sucre dans le sang (en vert).
assouplir et allonger la durée de vie des plas-
Dans l’hypothalamus (cartouche page ci-contre), ces hormones activent des neurones spécifi-
tiques; les chlorures de polyvinyle (PVC),
ques du noyau arqué et en inhibent d’autres. Selon les signaux reçus, ces neurones activent ceux
notamment, sont utilisés entre autres dans
du noyau paraventriculaire, qui entraînent la satiété, ou ceux de l’hypothalamus latéral, qui sti-
mulent l’appétit, en libérant des neuropeptides spécifiques (NPY, AgRP, POMC, CART...).
le matériel médical, des matériaux de
D’autres hormones, toutes produites dans des glandes contrôlées par l’hypothalamus construction et les objets de puériculture
(lui-même recevant des signaux de rétrocontrôle issus de ces glandes), agissent sur le tissu (avant leur interdiction pour ce dernier
adipeux : les hormones sexuelles (ici les estrogènes synthétisés dans les ovaires chez la usage, en 1999 en France). Or certains phta-
femme, en rose, ou la testostérone produite dans les testicules chez l’homme), les glucocor- lates sont des agonistes de PPAR␥ – ils se
ticoïdes, sécrétés par les glandes surrénales lors d’un stress ou d’une activité physique (en lient à ce récepteur et l’activent – et stimu-
rouge), et les hormones thyroïdiennes (en bleu). lent la prolifération des adipocytes en
culture cellulaire. De plus, la présence

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PERTURBATEURS TYPE VOIES PERTURBÉES EFFET IN VITRO MALADIES ASSOCIÉES


ENDOCRINIENS OU CHEZ L’ANIMAL
Voie des hormones Adipogenèse, Diabète
Bisphénol A Plastifiant sexuelles, augmentation et anomalies
Composés organiques

voie thyroïdienne, du taux d'insuline hépatiques


axe du stress
non persistants

Adipogenèse Obésité
Phtalates Plastifiants Adipogenèse en culture, et résistance
(ex : DEHP) et axe du stress diminution du poids à l'insuline
chez la souris
Organochlorines Voie des hormones Syndrome
(ex : DDE)" Pesticides sexuelles – métabolique
et diabète
Produits chimiques Augmentation
Retardateurs utilisés Voie des hormones de la lipolyse, Syndrome
de flamme dans les plastiques, sexuelles, diminution de la glycolyse métabolique
bromés et blocage des hormones
Polluants organiques persistants

textiles et équipements voie thyroïdienne et diabète


(ex : TBBPA) électroménagers thyroïdiennes

Polluants industriels Adipogenèse Obésité chez Syndrome


Pesticides se retrouvant métabolique,
(ex : PCB) et voie des hormones les souriceaux
dans la nourriture sexuelles obésité et diabète

Dioxines Polluants industriels Adipogenèse Inhibition


(ex : TCDD) se retrouvant et voie des hormones de l'adipogenèse Diabète
dans la nourriture sexuelles

Perfluoropentanes Voie des hormones Perte de poids, Augmentation


(ex : PFOA, PFOS) Anti-adhésifs sexuelles et anorexie du taux de cholestérol
voie thyroïdienne
Polluants industriels Induction
Organotines se retrouvant Adipogenèse –
(ex : TBT) dans la nourriture de l'adipogenèse

2. LES PRINCIPALES CLASSES DE PERTURBATEURS ENDOCRINIENS et leurs effets sur le métabolisme.

dans le sang des produits de dégradation de l’organisme, et d’agir en conséquence les systèmes neuronaux et hormonaux qui
de certains phtalates a été corrélée à une sur la régulation de l’équilibre énergéti- assurent l’équilibre entre les apports
augmentation du tour de taille chez les hom- que. En 1940, il a été montré que des lésions d’énergie et sa consommation. Par ce biais,
mes, et ces molécules sont désormais consi- de l’hypothalamus entraînent une obésité il maintient un état énergétique stable – une
dérées comme des obésogènes potentiels. chez le rat. Ces observations ont été confir- homéostasie énergétique – via des régula-
mées chez l’homme, avec la description tions fines des différents axes hormonaux.
du cas d’une femme présentant une lésion En outre, l’hypothalamus reçoit des
L’hypothalamus, du noyau ventro-médian de l’hypothala- signaux (afférences) neuronaux qui ren-
centre intégrateur mus: cette lésion stimulait la prise alimen- dent compte, par exemple, de l’activité du
du métabolisme taire, entraînant une obésité morbide. Au
contraire, des lésions chez le rat d’un autre
tractus gastro-intestinal, telle la distension
de l’estomac en fin de repas, et contribuent
Ainsi, la liaison de xénobiotiques au récep- noyau, l’hypothalamus latéral, provo- ainsi à la régulation de la balance énergé-
teur PPAR␥ expliquerait une partie des quaient une anorexie. À partir de ces obser- tique. L’hypothalamus intègre ces multi-
effets observés sur le stockage des grais- vations s’est développée l’idée que les ples signaux afférents et produit en
ses. Toutefois, l’excès de ce stockage n’est noyaux de l’hypothalamus contrôlent conséquence des neuropeptides qui sti-
pas la seule caractéristique de l’obésité. l’équilibre énergétique en étant influencés mulent la faim ou, au contraire, déclen-
Pourquoi, chez une personne obèse, la sen- par des signaux périphériques. chent une sensation de satiété.
sation de faim est-elle différente, et pour- Les travaux récents sur la régulation À côté de cette voie directe de régula-
quoi la prise de poids dépend-elle de l’âge de l’équilibre énergétique montrent que tion métabolique, d’autres axes de produc-
et du sexe de l’individu ? La réponse se le noyau arqué de l’hypothalamus fonc- tion hormonale régulés par l’hypothalamus
situe principalement dans le cerveau. tionne comme un détecteur de signaux sont eux aussi impliqués dans le maintien
Parmi les régions du système nerveux métaboliques convoyés par le sang – des de la balance énergétique. L’axe du stress,
central impliquées dans le métabolisme, hormones telles la leptine, l’insuline et la activé par un stress extérieur, entraîne chez
l’hypothalamus est aujourd’hui considéré ghréline, ainsi que des nutriments (glu- nombre de personnes une prise alimentaire
comme le chef d’orchestre, capable d’in- cose, acides gras…). Ainsi, l’hypothala- et, par conséquent, une balance énergéti-
tégrer de multiples informations méta- mus fait le lien entre les informations sur que positive. L’axe thyroïdien régule de
boliques issues des différentes régions le statut métabolique de l’organisme, et nombreux processus dans l’organisme,

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notamment le métabolisme. L’axe somato- l’implication des hormones thyroïdiennes I LES AUTEURS
trope, qui régule la croissance de l’orga- dans de nombreuses autres régulations
Jean-Baptiste FINI,
nisme par la production d’hormones de physiologiques. post-doctorant, Marie-Stéphanie
croissance, active la consommation des Des molécules qui altèrent la signalisa- CLERGET-FROIDEVAUX, maître
stocks de graisse (la lipolyse) et la crois- tion thyroïdienne peuvent augmenter le de conférence, et Barbara
sance musculaire. Enfin, la stimulation, risque de diabète ou d’obésité (liée ou DEMENEIX, professeur,
travaillent dans l’UMR
principalement à la puberté, de l’axe gona- non au diabète). Ainsi, l’exposition à des CNRS/MNHN 7221 Évolution
dotrope, qui régit la production des hor- polychlorobiphényles (PCB, bannis dans les des régulations endocriniennes,
mones sexuelles, entraîne une perte de poids années 1970, mais toujours utilisés dans au Muséum national d'histoire
naturelle à Paris.
(balance énergétique négative) chez la certains pesticides) est associée à une modi-
femme, et une augmentation du rapport fication des concentrations d’hormones thy-
muscle/tissu adipeux chez l’homme. roïdiennes dans le sang et à un risque de
Tous ces axes fonctionnent de façon simi- diabète accru. De même, bien que l’expo-
laire: l’hypothalamus envoie un signal hor- sition aux perfluoropentanes (PFOA, PFOS,
monal vers l’hypophyse, une glande utilisés comme agent anti-adhésif dans
endocrine attenante qui, en réponse, stimule les ustensiles de cuisine ou traitement
la synthèse d’hormones par la glande sur- imperméabilisant dans l’industrie textile)
rénale, ou la thyroïde, ou les gonades, etc. n’ait pas été associée à une augmentation
Ces hormones, d’une part, effectuent un de l’incidence de diabète de type 2, des étu-
rétrocontrôle sur l’hypothalamus et, d’au- des récentes montrent qu’une exposition
tre part, circulent dans le sang jusqu’à in utero au PFOA entraîne l’obésité des
leurs tissus cibles, où elles activent, de façon souriceaux. Les perfluoropentanes modi-
directe ou indirecte, un récepteur nucléaire fient aussi les concentrations et les actions
spécifique qui déclenche la transcription des hormones thyroïdiennes dans des
d’un ou plusieurs gènes. modèles animaux.
Comment agissent ces molécules ?
La voie des hormones Contrairement à la poche de liaison du
récepteur nucléaire PPAR␥, celle du récep-
thyroïdiennes teur nucléaire des hormones thyroïdien-
Le maintien de l’homéostasie énergéti- nes est très spécifique. La probabilité pour
que repose ainsi sur des ajustements que la perturbation ait lieu sur ce récep- I BIBLIOGRAPHIE
constants des signaux métaboliques et sur teur est donc faible. Pourtant, il existe plus A. Janesick et B. Blumberg,
une communication harmonieuse entre de produits chimiques identifiés comme Obesogens, stem cells and
le cerveau et la périphérie, fondée sur les perturbant l’homéostasie thyroïdienne que the developmental programming
of obesity, International Journal
neurotransmetteurs, des boucles de rétro- sur n’importe quelle autre voie endocri- of Andrology, vol. 35,
contrôle et sur l’expression des neuro- nienne. Les récepteurs thyroïdiens parta- n° 3, pp. 437-448, 2012.
peptides. Le moindre grain de sable qui gent le même partenaire que PPAR␥, la
S. Decherf et B. A. Demeneix,
viendrait gripper cette machine com- molécule RXR. Des molécules se liant à RXR The obesogen hypothesis: A shift
plexe aurait des conséquences immédia- pourraient perturber la signalisation of focus from the periphery to the
tes ou différées sur le maintien de l’équilibre thyroïdienne. Mais les xénobiotiques peu- hypothalamus, J. Toxicol. Environ.
énergétique. Voici quelques exemples de vent agir à bien d’autres strates de l’axe Health B Crit. Rev., vol. 14(5-7),
pp. 423-428, 2011.
perturbations de ces axes et de leurs consé- thyroïdien : sur la production des hor-
quences métaboliques. mones par la glande thyroïde, le long du C. Casals-Casas et B. Desvergne,
Les hormones thyroïdiennes sont pro- transport sanguin ou dans le processus Endocrine disruptors : From
endocrine to metabolic
duites par la glande thyroïde, sous contrôle d’élimination des surplus d’hormones. disruption, Annu. Rev. Physiol.,
de l’hypothalamus et de l’hypophyse. Le Ces mécanismes restent pour la plupart vol. 73, pp. 135-162, 2011.
lien entre métabolisme énergétique et hor- à étudier (voir l’encadré page 62).
mones thyroïdiennes est bien décrit. Les Les hormones sexuelles – ou stéroï- M. Tohmé et al., Des polluants
hormonaux, Pour la Science,
personnes hyperthyroïdiennes, qui pro- des – sont produites principalement n° 396, pp. 32-40, 2010.
duisent trop de ces hormones, ont une par les gonades, sous contrôle hypotha-
dépense énergétique accrue, ce qui entraîne lamique. Le lien entre stéroïdes et prise H. Patisaul, Le bisphénol A :
un danger pour la santé ?,
une perte de poids. À l’inverse, les per- de poids est également assez bien décrit. Pour la Science, n° 396,
sonnes hypothyroïdiennes présentent un Par exemple, contrairement aux effets pp. 42-49, 2010.
métabolisme ralenti, souvent associé à observés chez l’adulte, l’exposition péri-
un surpoids. Devant ces faits, des extraits natale à un excès d’estrogènes entraîne L. Trasande et al., Association
between urinary bisphenol A
de thyroïde ont été prescrits (à tort) dans une prise de poids pendant la vie adulte. concentration and obesity
les années 1980 comme régime amaigris- Des souris gestantes traitées pendant la prevalence in children and
sant : ils ont entraîné des effets secondai- période néonatale avec le distilbène ont adolescents, JAMA, vol. 308,
pp. 1113-1121, 2012.
res cardiaques parfois mortels dus à donné naissance à des souriceaux plus

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petits et de plus faible poids, mais qui de risques d’avoir un enfant ayant un Malgré un grand nombre d’études dis-
ont développé un surpoids plus tard. indice de masse corporelle élevé à l’âge ponibles, les effets du bisphénol A sur la
Ce médicament fut d’ailleurs utilisé pen- adulte. Plus récemment, Michelle Men- santé restent controversés. De récents tra-
dant la Seconde Guerre mondiale pour dez, du Centre de recherche en épidémio- vaux montrent chez l’homme un lien entre
engraisser les vaches et les poulets à logie environnementale, à Barcelone en les concentrations de bisphénol A dans
moindre coût… Espagne, et ses collègues ont montré l’urine et l’obésité. Selon le moment d’ex-
Le dichlorodiphényl-dichloroéthylène que l’exposition prénatale au DDE est asso- position aux estrogènes, les conséquen-
(DDE), principal métabolite du DDT (un ciée à un gain de poids rapide chez le nour- ces varient: une exposition fœtale entraîne
insecticide très utilisé après la Seconde risson et à un indice de masse corporelle un surpoids, tandis qu’une exposition tar-
Guerre mondiale dans l’agriculture et pour élevé chez l’enfant. De même, des souris dive a plutôt tendance à protéger contre
lutter contre le paludisme, voir l’article ou rates gestantes traitées avec du bisphé- l’insulino-résistance et le diabète. Actuel-
page 76), est à la fois un estrogène et un nol A, un estrogène synthétique dit de fai- lement, l’expérimentation animale suggère
anti-androgène. Les mères qui ont vécu ble activité, ont donné naissance à une que de faibles doses d’exposition au bis-
le long des rives du lac Michigan aux États- progéniture qui, lors de sa croissance, a phénol A durant la gestation conduisent
Unis, exposées à des concentrations éle- développé un surpoids par rapport à celle au développement de l’obésité et au dia-
vées de DDT, ont eu jusqu’à trois fois plus non exposée. bète de type 2. Il est probable que le bis-
phénol A exerce ses effets obésogènes en
agissant comme un estrogène lors du déve-
Hypothalamus LE S É TA PE S PE RT U R B É E S loppement; néanmoins, le mécanisme d’ac-
‚ Les perturbateurs endocriniens peuvent modifier le métabo- tion reste là aussi à étudier.
lisme en agissant à de multiples étapes de chaque voie hormo-
nale impliquée dans le métabolisme. Voici ces étapes, décrites
ici pour la voie thyroïdienne. L’axe du stress
Hypophyse Les hormones produites lors d’un stress
‚ Les perturbateurs endocriniens peuvent
fausser les données métaboliques enregistrées – les glucocorticoïdes, sécrétés par les glan-
Signaux des surrénales – influent aussi sur la prise
de régulation comme référence par l’hypothalamus lors
du développement fœtal, modifiant à vie de poids. Une surproduction de cortisol,
ƒ Rétroaction le métabolisme. le principal glucocorticoïde, est liée à l’obé-
sité; les glucocorticoïdes augmentent l’adi-
ƒ Ils peuvent bloquer la synthèse des hormones pogenèse ; une exposition excessive aux
(ici une hormone thyroïdienne) au sein de
Thyroïde glucocorticoïdes in utero est souvent asso-
la glande correspondante (ici la thyroïde).
ciée à un poids de naissance faible et à un
Vaisseau sanguin risque accru de maladies cardio-vasculai-
„ Les hormones sont transportées par des protéines. res, hypertension et diabète à l’âge adulte ;
Les perturbateurs peuvent être transportés par
Hormone thyroïdienne ces protéines à la place des hormones, ce qui
des singes dont les mères sont traitées à
Protéine de transport empêche le transport des hormones et augmente la dexamethasone, un glucocorticoïde de
la concentration d’hormones libres dans le sang, synthèse, pendant la gestation ont un poids
faussant l’information reçue par le cerveau. normal à la naissance, mais développent
Tissu un surpoids à deux mois et une obésité à
„ adipeux l’âge adulte, associée à un syndrome méta-
Dans les tissus cibles, les hormones
se lient à un récepteur spécifique, bolique (pression artérielle et cholestérol
qui active la transcription d’un gène élevés, résistance à l’insuline). Ainsi, la per-
cible en se liant à son promoteur turbation de cet axe tant au sein de l’hy-
(une séquence en amont du gène pothalamus pendant le développement
Récepteur
nucléaire qui déclenche la transcription). fœtal que dans le tissu adipeux entraîne-
Les perturbateurs se lient rait une augmentation de l’adipogenèse.
Promoteur au récepteur à la place
Gène Or différentes études sur cultures cellu-
cible de l’hormone et soit déclenchent
la transcription, soit l’empêchent. laires ont montré que plusieurs molécu-
Cellule Ils peuvent aussi bloquer les de synthèse, telles que le bisphénol A,
adipeuse
la transcription en modulant l’insecticide endosulfane et le fongicide
le recrutement des co-activateurs vinclozoline, perturbent l’activité des récep-
Noyau ou des corépresseurs, teurs hormonaux intervenant le long de
qui régulent la transcription. l’axe du stress.
Ainsi, les perturbateurs endocriniens
† Les perturbateurs peuvent bloquer peuvent agir à de multiples étapes du
ou activer les enzymes de dégradation
contrôle de l’homéostasie énergétique. De
des hormones, ce qui modifie
Christelle Forzale

leur concentration dans le sang: l’information surcroît, leurs conséquences à long terme
transmise au cerveau est incorrecte. – effets à l’âge adulte après exposition in
† utero, voire sur plusieurs générations –
Circulation vers d’autres tissus cibles (foie, muscles, cerveau)
et dégradation du surplus

62] Endocrinologie © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


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suggèrent que les perturbations modifient


durablement la régulation de l’expression
Comment limiter les perturbations métaboliques ?

N
génique. Comme l’a récemment montré otre exposition aux pertur- ballages en plastique,utiliser des Éviter des cosmétiques avec des
Stéphanie Decherf au sein de notre équipe, bateurs endocriniens se fait matériaux dits inertes pour la pré- conservateurs tels que les para-
des souris exposées in utero au TBT ou au par l’air, l’eau, la nourriture et la paration ou le stockage des ali- bens. Laver les vêtements neufs
TBBPA ont une activité transcriptionnelle peau. Les concentrations de pol- ments (bocaux ou biberons en avant de les porter. Enfin, limiter
modifiée dans l’hypothalamus. Ces expo- luants organiques mesurées chez verre, poêles en acier inoxyda- sa contribution à la contamina-
sitions perturbent l’expression d’un gène les ours polaires montrent qu’il ble ou en céramique) ou pour tion de l’environnement en ré-
clef de la régulation de la prise alimentaire est vain de penser qu’on peut vi- réchauffer au four à micro-ondes. duisant le nombre de contenants
(le gène codant le récepteur de type 4 de vre sans en accumuler certains. Favoriser l’achat de produits is- et l’utilisation de produits ména-
la mélanocortine), ce qui entraîne une Néanmoins, nous pouvons faire sus d’une agriculture biologique. gers non nécessaires.
satiété altérée (besoin de manger plus pour quelques gestes simples à l’échelle Éviter l’emploi des bombes aéro- À l’échelle des pouvoirs pu-
atteindre la satiété) et des préférences individuelle pour limiter notre ex- sols d’imperméabilisants.Ne pas blics, plusieurs polluants ont déjà
alimentaires différentes (choix d’une ali- position à certaines classes de per- dormir à côté d’un ordinateur été interdits depuis parfois plu-
mentation plus grasse ou plus sucrée). turbateurs endocriniens, notam- ou d’un téléphone portable en sieurs années, mais persistent
ment les pesticides,les plastifiants, fonctionnement. D’une manière dans l’environnement, et d’au-
les retardateurs de flammes et les générale, éviter la moquette et tres font partie de notre quoti-
Altération épigénétique imperméabilisants. les revêtements de sol en poly- dien. Il est urgent de substituer
au stade fœtal Par exemple, éviter de con-
sommer trop de nourriture ayant
chlorure de vinyle dans les cham-
bres d’enfant et renouveler fré-
des composés plus sûrs aux subs-
tances les plus incriminées en-
En d’autres termes, une exposition fœtale
été en contact direct avec des em- quemment l’air des habitations. core en circulation.
peut entraîner des modifications irré-
versibles. L’organisme dispose de multi-
ples stratégies pour retrouver un équilibre l’alimentation maternelle sur la méthyla- rents axes hormonaux dépendant de l’acti-
après des changements physiologiques, tion de l’ADN : les souris dont la mère avait vation hypothalamo-hypophysaire peuvent
mais encore faut-il que le « réglage » du reçu un régime pauvre en protéines pré- être perturbés à de multiples étapes: lors du
métabolisme mis en place lors du déve- sentaient une hyperméthylation d’une contrôle central effectué par l’hypothala-
loppement fœtal, qui restera toute la vie séquence (un transposon) qui contrôle l’ex- mus, mais aussi lors de la production des
comme référence, soit correct. Si le niveau pression du gène agouti, et inversement. hormones par les glandes endocrines, lors
« normal » enregistré par l’hypothalamus Les souris hyperméthylées étaient min- de leur liaison à leur récepteur dans le noyau
est erroné, le métabolisme s’en trouve ces et de pelage brun, tandis que les sou- des cellules cibles ou encore lors de leur trans-
modifié à vie. ris hypométhylées présentaient un port par le sang. De plus, des changements
Comment les perturbateurs endocri- surpoids et un pelage jaune. D’autres nutritionnels ou l’exposition prénatale peu-
niens dérèglent-ils le contrôle central du études ont montré qu’une carence en acide vent entraîner des modifications épigéné-
métabolisme? Cela implique très pro- tiques qui perturberont le contrôle
bablement des modifications épigéné-
tiques, c’est-à-dire des modifications
IL EST PRIMORDIAL du métabolisme énergétique et de l’ho-
méostasie des lipides, conduisant à
de l’expression des gènes sans altéra-
de prendre en considération le versant une prise de poids, voire à une obésité.
tion des séquences de l’ADN. Le degré perturbateurs endocriniens dans les plans Jusqu’à présent, les effets ont sur-
de compacité de la molécule d’ADN de lutte contre l’obésité. tout été observés sur des cellules en
varie et, avec lui, l’expression des gènes. culture ou des modèles animaux.
Selon le moment de l’apparition de ces mar- folique (vitamine B9), source principale de Chez l’homme, les études, épidémiologi-
ques et le type de cellules, ces modifications groupes méthyles via l’alimentation, ques, n’ont révélé que des associations
sont transmissibles de la mère à l’enfant et entraîne une déméthylation du transpo- entre perturbateurs endocriniens et obé-
restent silencieuses tant que la voie de signa- son, tandis qu’une alimentation riche en sité, qui ne prouvent pas l’existence d’un
lisation n’est pas activée (lors de la puberté, acide folique, en vitamine B12, en choline lien de cause à effet. Néanmoins, avec l’ac-
par exemple) – une propriété qui caracté- ou en génistéine (composant du soja) empê- cumulation de tous ces résultats, la ques-
rise le mode d’action de certains perturba- che le développement du phénotype tion se pose. La nourriture étant l’une
teurs endocriniens. obèse/pelage jaune. Et une exposition au des routes privilégiées d’exposition à
De nombreuses études ont montré que bisphénol A a l’effet inverse, conduisant à des perturbateurs endocriniens, il est légi-
des changements dans l’environnement une déméthylation du transposon ainsi qu’à time de s’interroger sur les effets de ces
nutritionnel, notamment via des perturba- l’apparition du phénotype obèse/pelage substances sur la préprogrammation de
teurs endocriniens, entraînent des altéra- jaune. Chez l’homme, une méthylation notre devenir métabolique. De tels méca-
tions dans le statut de méthylation de gènes, accrue du promoteur du récepteur RXR␣ nismes expliqueraient, du moins en par-
c’est-à-dire du nombre de groupes méthyle a été associée à une augmentation de la tie, pourquoi certaines personnes ont du
(CH3) qu’ils portent – une forme de modi- masse grasse des enfants à neuf ans. mal à perdre du poids, et l’incidence accrue
fication épigénétique. En particulier, l’uti- Ainsi, une perturbation des mécanismes des maladies métaboliques. Il est donc pri-
lisation de souris portant le gène agouti (un de régulation lors de leur programmation mordial de prendre en considération le
gène qui donne un poil bichrome à domi- initiale peut avoir des conséquences à vie versant perturbateurs endocriniens dans
nante jaune) a mis en évidence l’effet de sur le métabolisme énergétique. Les diffé- les plans de lutte contre l’obésité. I

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Endocrinologie [63


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obésité, génétique de l’obésité, prédisposition, mutation, diabète, syndrome métabolique, facteurs génétiques, leptine, pomc, gpr120, fto, mc4r, 16p11.2, délétion, insuline, obésité monogénique, obésité

Génétique

L’obésité dans
les gènes ?
David Meyre et Philippe Froguel

Entamée il y a une quinzaine d’années, la recherche


des facteurs génétiques de l’obésité a permis
d’identifier plus de 70 gènes dont les variations
prédisposent à la maladie.

L ’obésité, maladie génétique? La ques-


tion jusqu’à peu faisait sourire, tant
le discours dominant désignait
l’« environnement » comme un coupable
idéal. Aujourd’hui, on sait que si, à l’échelle
ces gènes et au pessimisme ambiant.
Examinons l’état des connaissances
sur les gènes de l’obésité et ce que
celles-ci nous apprennent sur la
genèse de cette maladie.
leptine (qui concerne pour l’instant
33 patients dans le monde) peut
être « guérie », du moins tant que
des injections quotidiennes de
leptine recombinante humaine
des populations, le mode de vie joue un rôle sont administrées. La faim obsé-
moteur dans l’épidémie actuelle d’obésité, Des obésités dues dante disparaît et le développement
ce sont bien nos susceptibilités individuel-
les – génétiques ou épigénétiques – qui à une seule mutation pubertaire devient normal.
Environ cinq pour cent des patients
déterminent notre destin pondéral et Certaines formes d’obésité dites obèses ont un unique gène muté. La
métabolique. Cela a été montré chez monogéniques, parfois extrêmes, plupart de ces cas sont dus à une
des dizaines de milliers de jumeaux sont liées à la présence d’une muta- mutation du gène MC4R qui bloque
de tous âges. Ainsi, 70 pour cent tion unique sur un gène. Jusqu’à son expression ; ce gène code le
des variations de l’indice de masse présent, huit gènes ( LEP , LEPR , récepteur 4 des mélanocortines,
corporelle (le rapport du poids en MC4R, POMC, PCSK1, BDNF, NTKR2, des neuropeptides libérés dans l’hy-
kilogrammes par le carré de la taille SIM1) ont été identifiés, d’abord chez pothalamus lors de l’activation,
en mètre) sont d’origine génétique, la souris, puis chez l’homme, comme par la leptine, de la voie de la satiété.
même si l’impact des gènes peut responsables de telles formes d’obé- Ces chiffres varient cependant de façon
diminuer considérablement chez ceux sité : les personnes ayant une muta- considérable en fonction de l’origine
qui s’astreignent à une activité physi- tion sur un de ces gènes ont une géographique des sujets. Nous avons
que intense ou privilégient une alimen- forte probabilité d’être obèses. Tous par exemple montré que les obé-
tation saine. ces gènes conduisent à la synthèse sités causées par les mutations
Deux bonnes nouvelles en décou- de protéines clés d’une voie cen- du gène MC4R sont rares en Grèce,
lent : nous ne sommes pas tous détermi- trale dans la régulation de la prise mais communes au Pakistan. Il reste
nés par notre environnement à devenir alimentaire et du poids : la voie de la probablement d’autres formes mono-
obèses, car certains d’entre nous sont pro- satiété déclenchée par la production géniques d’obésité à identifier.
tégés par leur patrimoine génétique (et ne d’une hormone, la leptine, dans le Les formes monogéniques d’obé-
deviendront jamais obèses) ; et même si tissu graisseux (adipeux). sité sont extrêmes lorsque les deux
nous n’avons pas touché le bon lot de la Parmi ces formes d’obésité, copies d’un même gène (une copie
loterie génétique, nous pouvons résister à seule la déficience congénitale en de la mère, une du père) sont

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sité

mutées. Ces cas graves sont étudiés en détail, Une approche globale non biaisée de l’en-
car ils aident à repérer de nouveaux gènes
L’ E S S E N T I E L semble du génome était nécessaire. En 1998,
impliqués dans l’obésité; toutefois, la majo- I Les facteurs génétiques notre première étude génomique de famil-
rité des personnes obèses sont atteintes de expliqueraient 70 pour les d’obèses a porté sur 700 personnes.
formes plus modérées d’obésité qui, pour cent du risque individuel Parmi les 400 régions polymorphes d’ADN
la plupart, ne sont pas monogéniques, mais de devenir obèse. repérées, nous avons identifié des muta-
polygéniques, c’est-à-dire liées à plusieurs tions pointant la responsabilité de quatre
gènes mutés. On a d’abord recherché la cause I En comparant le génome gènes participant tous au contrôle du stock
de l’obésité commune dans les gènes de de personnes obèses de lipides ou de l’appétit.
modulateurs du métabolisme exprimés dans et des membres de Tout s’est accéléré après le séquençage
les tissus adipeux ou musculaire, avec l’idée leur famille, on découvre du génome humain en 2001 et l’identifica-
que le déséquilibre énergétique était avant de nombreux gènes tion de millions de variants fréquents de
tout lié à un défaut de dépense énergétique. impliqués dans l’obésité. l’ADN qui expliquent en partie la diversité
Cette approche a été peu probante, humaine. Et par la mise au point de puces
jusqu’à l’étude récente du récepteur des I Une alimentation saine et à ADN, qui permettent aujourd’hui d’étu-
acides gras oméga-3 GPR120. L’activation du sport contrebalancent dier en dix minutes quatre millions de poly-
de ce récepteur stimule la production la loterie génétique. morphismes génétiques, c’est-à-dire de
d’insuline et la sécrétion d’hormones de séquences mutées au sein de gènes connus.
satiété, tel le GLP-1 (glucagon-like peptide 1). En moins de cinq ans, plus de 60 gènes ou
Il intervient aussi dans le goût pour les grais- séquences impliqués dans l’obésité ont été
ses et la production de nouvelles cellules identifiés et confirmés, avec cependant de
adipeuses qui stockent les graisses. Des sou- nombreuses zones d’ombre sur la physio-

Leremy/Shutterstock.com
ris dont le gène GPR120 est inactif déve- logie de cette maladie. Le meilleur exemple
loppent plus souvent une obésité en est le gène FTO (découvert simultanément
présence d’une alimentation riche en grais- par nous et un groupe anglais), dont on a
ses; le séquençage du gène chez l’homme appris en 2007 que certaines mutations aug-
a permis de découvrir, chez trois pour cent mentent de 67 pour cent le risque d’obé-
de la population en Europe, une mutation sité (134 pour cent pour les personnes
qui bloque l’activité du récepteur et aug- présentant ces mutations sur les deux copies
mente de 60 pour cent le risque d’obésité. du gène) et d’environ trois kilogrammes le
poids des personnes non obèses. Le gène FTO
Plus de 60 gènes est à ce jour celui qui prédispose le plus à

identifiés en cinq ans l’obésité et à la prise de poids. Mal-


gré cela, on ignore encore
Un autre gène intéressant repéré par cette aujourd’hui la fonction de
approche est CNR1, qui code le récepteur des la protéine qu’il code et
cannabinoïdes endogènes, des messagers comment sa mutation
lipidiques ressemblant au cannabis. Plu-
sieurs variants fréquents du gène (des copies
mutées) prédisposent à l’obésité et au syn-
drome métabolique associé à l’obésité (des
symptômes tels que pression artérielle et
taux de cholestérol élevés, ou résistance à
l’insuline), ce qui a mis en évidence l’impor-
tance de la voie des cannabinoïdes endo-
gènes comme modulateur de l’appétit et
médiateur de la «diabésité» (diabète asso-
cié à une obésité). Enfin, l’étude du gène
d’obésité monogénique MC4R a permis
d’identifier deux variants génétiques qui
dopent l’activité du récepteur 4 aux méla-
nocortines et, par là-même, protègent les
sujets portant l’une ou l’autre de ces muta-
tions (six pour cent de la population).
Si cette approche a donné peu de résul-
tats, c’est en partie à cause de la multi-
tude des gènes potentiellement impliqués
et des effets modestes de chacun des gènes
en cause dans les obésités polygéniques.

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accroît la prédisposition à l’obésité. De


récents travaux ont montré un rôle dans le
BAT2, BDNF, ENPP1, ETV5, FAIM2, FTO, GIPR, GNPDA2, contrôle épigénétique (la modulation de
KCTD15, LEP, LEPR, LYPLAL1, MC4R, MTCH2, NEGR1, NPC1, l’expression des gènes par le milieu sans
NRXN3, NTRK2, PCSK1, POMC, PRL, SDCCAG8, SH2B1, SIM1, altération des séquences d’ADN) du déve-
SLC6A14, TFAP2B, TMEM18 loppement et du maintien du tissu adipeux.
Entre 2009 et 2012, le nombre d’étu-
des explorant la génétique de l’indice de
masse corporelle ou de l’obésité grave à
l’aide des puces à ADN a augmenté expo-
nentiellement, conduisant à la découverte
de près de 40 nouveaux gènes ou séquen-
Hypothalamus ces de susceptibilité. La plupart sont expri-
més dans le cerveau et participeraient à la
régulation de la satiété et aux mécanismes
de stimulation de la prise alimentaire.
Les généticiens se sont ensuite demandé
si des gènes favorisaient l’établissement
d’un profil d’obésité de type «pomme» (les
graisses s’accumulent surtout dans la région
abdominale) ou «poire» (les stocks de grais-
ses sont plus importants autour des han-
ches). Cette question présentait d’autant
plus d’intérêt que l’accumulation excessive
de graisses dans la région abdominale
s’accompagne plus souvent de complica-
tions de santé telles que le diabète ou les
PTER,TMEM18 OLFM4 maladies cardio-vasculaires. À l’aide de
Muscle mesures de la répartition de la masse grasse
(tour de taille, rapport tour de taille/tour
de hanches) et de puces à ADN, 19 gènes ont
été repérés, dont seulement 5 déjà connus
Foie Estomac comme prédisposant à l’obésité. La plupart
BDNF, BCDIN3, IRS1, de ces gènes sont impliqués dans le déve-
TBC1D1, TMEM18, loppement et le métabolisme du tissu adi-
SH2B1 peux gras, et l’effet de la moitié de ces gènes
est amplifié chez les femmes.
Tissu
Intestin adipeux La perte d’un bout
GIPR, HOXB5 de chromosome
La génomique a aussi révélé que des modi-
fications structurales du génome prédis-
posent à l’obésité. Si chaque humain
présente deux copies de son génome, des
BCDIN3, ENPP1, FAIM2, FTO, GIPR, GRB14, variations – délétion (perte d’un fragment
HOXC13, IRS1, ITPR2, KCNMA1, KCTD15, d’ADN), duplication, translocation (dépla-
KLF9, LEP, LEPR, LYPLAL1, MAF, MTCH2, cement), inversion – se produisent parfois.
NEGR1, PRL, PTER, RSPO3, STAB1, TBC1D1, Des variations structurales du génome sont
TBX15, TFAP2B, TMEM18, TNKS, VEGFA, associées à diverses maladies, et l’on en
trouve à présent associées à l’obésité.
Christelle Forzale

WARS2, ZNRF3
Notamment, deux études indépendantes
ont montré qu’une délétion rare d’un frag-
ment (16p11.2) du chromosome 16 aug-
LOCALISATION DES RÉGIONS où s’expriment les gènes de prédisposition à l’obésité réperto- mente de 50 pour cent le risque d’obésité.
riés à ce jour. La plupart de ces gènes contrôlent la sensation de faim ou de satiété dans le cer-
veau ou sont impliqués dans le développement et le maintien du tissu adipeux gras. Quelques Cette délétion, qui expliquerait 0,7 pour
gènes ont aussi un rôle dans l’activité du muscle squelettique, la production d’hormones contrô- cent des cas d’obésité morbide, avait été
lant l’appétit dans l’intestin ou la protection de l’estomac face aux infections bactériennes. La auparavant associée à l’autisme, à la schi-
fonction de beaucoup de gènes de prédisposition à l’obésité reste à découvrir. zophrénie et au retard mental – des carac-

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téristiques retrouvées chez la plupart des conclusions se dessinent. D’abord, cette


individus obèses porteurs de la délétion. pathologie est avant tout une maladie géné-
À l’inverse, les rares sujets (1/2 000 en tique du comportement alimentaire. Nous
moyenne) présentant un nombre excessif ne sommes donc pas tous égaux dans notre
de copies de cette même région (trois au ressenti de la faim, les individus génétique-
lieu de deux) ont des difficultés à s’alimen- ment programmés pour être affamés étant I LES AUTEURS
ter et un risque 20 fois plus important de plus vulnérables aux sollicitations de nos
développer une maigreur extrême. sociétés modernes, caractérisées par un accès
La région du chromosome 16 tou- quasi illimité à la nourriture. Notre com-
chée compte une trentaine de gènes, parmi portement alimentaire semble être influencé
lesquels le gène SH2B1 émerge pour expli- bien plus par des processus biologiques que
quer le phénotype d’obésité. Il code une par notre simple volonté, ce qui devrait
David MEYRE est directeur
protéine qui interagit avec un régulateur conduire nos sociétés à considérer les obè- de recherche INSERM
de la sensibilité à la leptine. En outre, des ses d’un regard moins accusateur. en détachement à l’Unité CNRS
souris dont le gène est inactivé se nourris- Les récentes découvertes de la généti- UMR8199 à Lille. Il est professeur
sent beaucoup plus, développent une résis- que mettent aussi à mal le dogme de l’obèse associé au Département
d’épidémiologie clinique
tance grave à l’insuline et présentent une qui ne mange pas plus qu’un autre, mais et biostatistiques
surabondance de leptine – des caracté- à qui tout profite: même dans le cas extrême de l’Université McMaster
ristiques que l’on retrouve chez les patients d’une déficience monogénique de type à Hamilton, au Canada.
obèses porteurs de la délétion. Au MC4R, un contrôle strict de la prise alimen- Philippe FROGUEL est
contraire, la surexpression de SH2B1 chez taire prévient le développement de l’obé- professeur à l’Université Lille 2
la souris induit une résistance à l’obésité sité. En outre, il n’y a pas de différence Droit et Santé où il dirige l’Unité
CNRS UMR8199. Il est aussi
en réponse à un régime gras. Un variant majeure d’architecture génétique entre obé- professeur de médecine
génétique dans la région de SH2B1 a aussi sité infantile et obésité adulte. Les mêmes génomique au Collège impérial
été associé à l’obésité commune. gènes conduisent aux deux. C’est donc l’en- de Londres, en Angleterre.
vironnement qui fait la différence.
Du sport pour lutter Autre fait marquant, la différence entre

contre son génome un individu en léger surpoids et un indi-


vidu obèse morbide s’explique plus par le
Les nouvelles générations de séquenceurs nombre de variants génétiques à risque
à très haut débit (qui séquencent les 3,5 mil- accumulés que par des variants généti-
liards de nucléotides du génome en une ques distincts. De plus, les caractéristiques
semaine) permettront de faire un inven- de l’obésité dépendent plus de la nature
taire exhaustif de ces désordres structu- du variant génétique (plus ou moins délé-
raux et d’évaluer leur contribution au tère, polymorphisme versus délétion)
risque génétique d’obésité. À côté de que de celle du gène en cause. Enfin, les
cette approche génétique de l’obésité, les effets de la pratique régulière d’une acti-
généticiens étudient si l’environnement vité sportive ou d’une alimentation équi- I BIBLIOGRAPHIE
influe sur la prédisposition à l’obésité liée librée sur la prise de poids sont d’autant
aux variants génétiques répertoriés. Les plus bénéfiques que le patrimoine géné- A. Ichimura et al., Dysfunction
résultats les plus spectaculaires concernent tique est à risque. of lipid sensor GPR120 leads
to obesity in both mouse
l’impact du sport sur la prise de poids Dans les prochaines années, la carte and human, Nature, vol. 483,
liée à des mutations du gène FTO : les effets génétique de prédisposition à l’obésité pp. 350-354, 2012.
des gènes FTO mutés sur la prise de poids devrait se préciser. De nouvelles voies bio-
S. Jacquemont et al., Mirror
sont marqués dans un contexte de séden- chimiques impliquées dans la régulation extreme BMI phenotypes
tarité, mais abolis par la pratique intense de l’appétit devraient être mises au jour. associated with gene dosage
d’un sport, et ce aussi bien chez les ado- Les espoirs se concentrent sur le dépistage at the chromosome 16p11.2
lescents que chez les adultes. Une étude précoce des individus à haut risque, par locus, Nature, vol. 478,
pp. 97-102, 2011.
récente portant sur 20000 sujets anglais et des approches combinant l’information du
12 gènes de prédisposition à l’obésité a génome, mais aussi de l’épigénome (l’en- D. Meyre et al., Genome-wide
confirmé l’effet bénéfique du sport pour semble des modifications épigénétiques association study for early-onset
and morbid adult obesity
lutter contre la prise de poids due à des cau- du génome), du transcriptome (les pro- identifies three new risk loci
ses génétiques : chaque allèle à risque duits de la transcription de gènes), du micro- in European populations,
supplémentaire aboutit en moyenne à biome (les bactéries de la flore intestinale) Nat. Genet., vol. 41,
une prise de poids de 592 grammes chez et de l’environnement. Une médecine pré- pp. 157-159, 2009.
les individus sédentaires contre 370 gram- ventive et une prise en charge personnali- A. J. Walley et al., The genetic
mes seulement chez les sportifs. sées pourront alors être mises en place pour contribution to non-syndromic
Après la découverte de plus de 70 gènes ces sujets – voire, qui sait, de nouvelles stra- human obesity, Nat. Rev. Genet.,
vol. 10, pp. 431-442, 2009.
ou régions associés à l’obésité, plusieurs tégies thérapeutiques… I

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Génétique [67


Neurobiologie

PLAISIR
la nouvelle
carte cérébrale
Morten Kringelbach et Kent Berridge

Les circuits cérébraux associés au plaisir


ont été précisés. De meilleurs traitements
de la dépendance et de certaines maladies
mentales pourraient en découler.

D
ans les années 1950, le psychiatre B-19, était un homosexuel âgé de 24 ans,
Robert Heath, de l’Université Tulane, qu’il tentait de guérir de sa dépression et de
aux États-Unis, lança un programme priver de son désir pour les hommes : lors L’ESSENTIEL
controversé : il consistait à implanter des d’une séance, B-19 déclencha ses électrodes
■ On a découvert dans
électrodes dans le cerveau de patients quelque 1 500 fois en trois heures ! Selon
le cerveau des « points
atteints d’épilepsie, de schizophrénie, de Heath, cette autostimulation obsession-
chauds hédoniques »,
dépression et d’autres maladies mentales nelle procurait à ce patient des sensations
qui accroissent le plaisir
graves. Son objectif initial était de localiser de plaisir ; il se sentait alerte et empli de
lorsqu’ils sont stimulés.
le siège biologique de ces maladies et de bienveillance. Le patient protesta vigou-
les guérir en stimulant artificiellement les reusement contre l’arrêt des stimulations ■ Ils diffèrent du circuit dit
régions cérébrales en cause. en fin de séance. de la récompense, qui
Selon Heath, les résultats furent specta- Ces expériences ont aidé à définir le serait le médiateur du
culaires. Des patients dans un état quasi cata- « centre du plaisir », un ensemble de struc- désir plus que du plaisir.
tonique – une attitude psychomotrice parfois tures cérébrales supposé associé à cette
Scientific American, © Getty Images, thinkstock, NASA

associée à la schizophrénie et caractérisée sensation. Elles ont également engendré un ■ Un découplage


notamment par une passivité et une attitude grand intérêt scientifique et culturel pour des circuits du plaisir
négative exacerbées – ont souri, discuté et les fondements biologiques du plaisir. Au et du désir pourrait
même ri. Toutefois, quand la stimulation cours des 30 années suivantes, les neurobio- être à l’origine
cessait, les symptômes réapparaissaient. logistes ont identifié les composés chimiques de la dépendance
Heath fournit alors à quelques malades que s’échangent ces régions cérébrales. Est – une idée susceptible
un dispositif permettant de déclencher ainsi née l’idée de mondes « idéaux » où d’inspirer de nouveaux
eux-mêmes la stimulation dès qu’ils en l’activation de ces aires cérébrales produi- traitements.
ressentaient le besoin. L’un d’eux, le patient rait une « béatitude » instantanée.

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Cependant, ces découvertes n’ont conduit tâche associée à une récompense. Les régions
à aucune amélioration du traitement des identifiées comprennent le noyau accumbens,
maladies mentales. Elles pourraient même à la base du cerveau antérieur, et le cortex
avoir induit les scientifiques en erreur : des cingulaire, qui s’enroule autour du corps
études récentes chez des rongeurs et chez calleux, un faisceau de fibres reliant les
l’homme suggèrent que l’activation de ce hémisphères cérébraux gauche et droit.
qu’on prenait pour le centre du plaisir, avec Quand ces zones étaient stimulées alors
des électrodes ou des composés chimiques, que les rats se trouvaient en un lieu par-
ne produit en fait pas de plaisir. Elle crée- ticulier d’une grande boîte, les animaux
rait simplement une sorte de besoin com- revenaient systématiquement vers ce lieu.
pulsif, qui expliquerait l’autostimulation De la sorte, ils pouvaient être conduits
frénétique du patient B-19. presque n’importe où. Dans certains cas,
Grâce à la biologie moléculaire et à des ils choisissaient même la stimulation plutôt
techniques modernes de stimulation du que la nourriture : si les chercheurs déclen-
cerveau profond, nous avons redéfini les chaient la stimulation à mi-parcours d’un
circuits cérébraux du plaisir, qui sont bien labyrinthe au bout duquel les rats savaient
plus restreints et plus complexes qu’on ne qu’une friandise les attendait, les animaux
le pensait. Nous espérons ainsi ouvrir la s’arrêtaient sans chercher à aller plus loin.
voie à des traitements plus efficaces de la Quand un dispositif permettait aux rats de
dépression, de la dépendance et d’autres stimuler leur propre cerveau en appuyant
troubles. sur un petit levier, ils le faisaient de façon
quasi obsessionnelle – jusqu’à plus de
Des électrodes 1 000 fois en une heure. Lorsqu’on coupait
dans le cerveau le courant, les rats appuyaient encore sur
le levier plusieurs fois, avant de s’en
Qu’il soit ressenti comme un délicieux désintéresser et d’aller dormir.
frisson ou comme une douce chaleur, J. Olds et P. Milner prétendirent
le plaisir est plus qu’un luxe éphémère, avoir localisé, au sein du cerveau,
recherché uniquement quand les besoins un système produisant un effet
fondamentaux sont satisfaits. Il permet aux de récompense – et qui devint
animaux de satisfaire leurs besoins vitaux. bientôt connu sous le nom
La nourriture, le sexe et, dans certains cas, de circuit de la récom-
la communication sociale engendrent des pense. Presque immé-
sensations agréables et servent de récom- diatement, d’autres
penses naturelles à tous les animaux, y scientifiques repro-
compris l’homme. duisirent leurs résul-
Les premiers résultats sur les fonde- tats chez les primates
ments biologiques de ces sensations datent supérieurs et chez l’homme.
du début des années 1950. James Olds et Heath, en particulier, soutint que la
Peter Milner, de l’Université McGill, au stimulation de ces aires cérébrales ne
Canada, recherchaient les aires cérébrales se contente pas de renforcer un com-
susceptibles d’influer sur le comportement portement (telle la tendance des rats
de l’animal. Lors d’études antérieures réa- à aller dans un coin de la boîte), mais
lisées à l’Université Yale, aux États-Unis, procure aussi une sensation d’euphorie.
des électrodes implantées dans le cerveau De nombreux scientifiques et le grand
de rats avaient permis d’identifier une public se mirent à considérer le circuit de
zone qui, quand elle est stimulée, pousse la récompense comme le siège du plaisir
l’animal à éviter toute action ayant coïncidé dans le cerveau.
avec la stimulation.
Une mesure inadaptée
Scientific American, © Getty Images, thinkstock, NASA

J. Olds et P. Milner essayèrent de repro-


duire ces découvertes en plaçant les élec-
trodes – de façon plus ou moins approxi-
du plaisir
mative – dans différentes aires cérébrales. Cependant, il y a environ dix ans, nous
Ils trouvèrent des régions associées au com- avons remis en question l’utilisation de la
portement inverse : les rongeurs aimaient fréquence des autostimulations électriques
les sentir stimulées par un léger courant comme mesure du plaisir. Les sujets pour-
électrique et s’efforçaient d’obtenir cette raient les déclencher pour une raison autre
stimulation – de même qu’ils répètent une que l’agrément de la sensation résultante.

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Neurobiologie [69

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Pour déterminer les circuits du plaisir avec précisément les structures cérébrales res-
■ LES AUTEURS
plus de précision, nous devions concevoir ponsables du plaisir.
Morten une méthode différente, afin d’évaluer ce Nous avons découvert qu’il ne naît pas
KRINGELBACH que les sujets – y compris les animaux – tout à fait là où ni comme on le pensait.
dirige le groupe
de recherche apprécient réellement. Situées notamment à l’avant du cerveau,
Hedonia : Lors d’expériences sur des humains, les aires cérébrales qu’on supposait impli-
Trygfonden, on peut évaluer le plaisir par des ques- quées sont activées par la dopamine, un
des Universités d’Oxford,
aux États-Unis, et d’Aarhus, tionnaires. Cependant, les réponses neurotransmetteur libéré par des neurones
au Danemark. risquent d’être imprécises. En outre, une issus de la proximité du tronc cérébral. Nous
telle méthode est impossible avec les ani- pensions donc que de grandes quantités
Kent BERRIDGE
est professeur maux de laboratoire, chez qui l’étude des de dopamine déversées dans ces aires
de psychologie et mécanismes biologiques est plus facile. cérébrales modifieraient notablement le
de neurosciences Charles Darwin a suggéré une autre plaisir ressenti. Or ce n’est pas ce que nous
à l’Université
du Michigan. approche. Dans son ouvrage The Expres- avons observé.
sion of the Emotions in Man and Animals Pour nos expériences, Xiaoxi Zhuang,
(l’expression des émotions chez l’homme de l’Université de Chicago, a modifié
et les animaux), paru en 1872, il note que génétiquement des souris, afin qu’elles
les animaux modifient leur comportement conservent une concentration élevée
en réaction aux diverses situations envi- en dopamine dans tout le cerveau (les
ronnementales – en d’autres termes, ils font souris modifiées ne synthétisent plus la
■ SUR LE WEB des grimaces. Nous savons maintenant que protéine qui recycle la dopamine libé-
les mécanismes neuronaux sous-tendant rée par les neurones activés). Lors de
Vidéo d’enfants, de primates
non humains et de rats les expressions fonctionnent de la même l’ingestion de friandises, ces souris ne
exprimant du plaisir façon chez la plupart des mammifères. semblent pas éprouver plus de plaisir que
et du dégoût : En conséquence, certaines expressions leurs compagnes non modifiées, qui ont
ScientificAmerican.com/
aug2012/pleasure faciales, affichées par exemple lors de des concentrations moyennes en dopa-
l’ingestion d’aliments savoureux, sont mine. Elles se déplacent plus vite vers
partagées par des animaux aussi distants les friandises, mais ne se lèchent pas plus
sur le plan de la parenté que les rongeurs souvent les babines – au contraire, elles
et les hommes. le font plus rarement. Le même phéno-
La nourriture est une des voies les plus mène est observé chez des rats dont la
universelles vers le plaisir – ainsi qu’un concentration cérébrale en dopamine a
besoin essentiel. C’est aussi l’un des outils été augmentée par d’autres moyens – telle
expérimentaux les plus accessibles pour l’injection d’amphétamine dans le noyau
les psychologues et les neuroscientifiques accumbens ou la stimulation de cette aire
qui étudient le comportement animal. cérébrale par des électrodes, qui influent
Ainsi, nous avons utilisé la réaction à sur la libération de dopamine.
la nourriture comme une fenêtre sur les
plaisirs secrets.
Un aliment est dit palatable lorsque
La dopamine,
sa consommation procure une sensation plus liée à la motivation
agréable. Les bébés ont différentes façons
d’exprimer la palatabilité de leur nourriture.
qu’au plaisir
Avec des aliments sucrés, ils se lèchent les Inversement, des rats privés de dopamine
lèvres de contentement, tandis qu’avec les ne montrent pas le moindre désir pour les
aliments amers, ils ouvrent grand la bouche, friandises. Ils vont jusqu’à mourir de faim
quand ils ne sont pas activement nourris.
ena

se l’essuient vigoureusement et hochent


a El

la tête. Ces réactions apparaissent aussi Cependant, même s’ils ne se déplacent pas
n
atri
k/ K

chez les rats, les souris et les primates non vers les friandises, ils les trouvent bonnes
toc
ers

humains. Plus les sujets aiment le goût, plus – à s’en lécher les moustaches – quand elles
utt
Sh

ils se lèchent les babines, comme pour en sont placées dans leur bouche.
©

capturer les dernières molécules. En les Ainsi, la dopamine semble plus contri-
filmant lors de l’ingestion de nourriture buer à la motivation qu’à la sensation de
et en comptant le nombre de fois où ils plaisir. Chez l’homme aussi, la concen-
1. DE NOMBREUX MAMMIFÈRES se lèchent manifestent ce comportement, nous avons tration en dopamine est plus étroitement
les babines quand ils ressentent du plaisir
en mangeant. On considère alors le nombre estimé à quel point les stimulus gustatifs liée à la fréquence à laquelle des individus
de fois où ils effectuent ce geste comme étaient appréciés. Nous avons ensuite uti- déclarent « désirer » une friandise qu’à
une mesure du plaisir. lisé cette information pour localiser plus celle à laquelle ils disent « l’apprécier ».

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En conséquence, certaines des stimu- Cela semble également le cas chez tion – probablement non pas parce que les
lations cérébrales par électrodes étaient l’homme. La stimulation des aires du patients aimaient cela, mais parce qu’ils
peut-être moins agréables qu’on ne le pen- plaisir « classiques » par des électrodes étaient poussés à le désirer.
sait. Cette hypothèse est appuyée par les a conduit au moins un patient à ressentir Une telle distinction entre plaisir et
expériences sur les rats dont la concentra- un intense désir de boire. Chez d’autres désir serait manifeste dans la dépen-
tion cérébrale en dopamine a été augmen- patients, dont B-19 (le sujet de Heath), la dance. Les drogues inondent le cerveau
tée par des électrodes : incités à manger stimulation électrique a déclenché une de dopamine, ce qui déclenche un besoin
beaucoup de friandises par stimulation forte pulsion sexuelle. À l’époque, de tels de consommer des drogues et rend les
électrique, les animaux s’essuient la bouche désirs sexuels étaient considérés comme un neurones plus sensibles à une future expo-
et hochent la tête – des signes de dégoût, signe de plaisir. Cependant, nous n’avons sition. Terry Robinson, de l’Université du
comme si la stimulation avait rendu les jamais découvert dans la littérature scien- Michigan, aux États-Unis, a montré que
aliments écœurants. La consommation tifique la preuve qu’un patient ait trouvé cette sensibilisation peut persister pen-
de grandes quantités d’une nourriture les électrodes agréables : B-19 ne s’est pas dant des mois, voire des années. Selon
qui n’apporte pas de plaisir prouve que exclamé une seule fois « Que c’est bon ! » lui, l’action de la dopamine expliquerait
désirer et apprécier sont contrôlés par des L’activation des électrodes entraînait sim- pourquoi les toxicomanes ressentent tou-
mécanismes cérébraux différents. plement une recherche accrue de stimula- jours une envie irrésistible de consommer

L ’A NA TOMIE DU PL A IS IR
Le plaisir est un ressenti complexe, lié à l’anticipation, au désir, aux sensations, Désir
à la satisfaction... Il n’est donc pas surprenant que plusieurs régions cérébrales
interagissent pour créer ce ressenti. Plaisir
Plaisir conscient

Entre désir et plaisir


Un circuit neuronal (en bleu) Cortex insulaire
qui commence à proximité
du tronc cérébral et s’étend Cortex
jusqu’au cerveau antérieur était cingulaire
autrefois considéré comme
le médiateur du plaisir. Il est
en fait focalisé sur le désir.
La sensation de plaisir serait
créée par l’interaction de Interprète
plusieurs points chauds dits et module Noyau
hédoniques, dont deux sont accumbens
représentés ici (en rouge).
Un ensemble de régions
corticales (en rose) traduit
ensuite en plaisir conscient
les informations reçues
des circuits du désir
et du plaisir, en prenant Amygdale
en compte les signaux issus
d’autres aires cérébrales. Cortex
orbitofrontal
Pallidum ventral Aire
tegmentale
ventrale
Terminaison
d’un neurone
présynaptique
La chimie du plaisir
Récepteur de Au sein d’un point chaud hédonique, deux
l’anandamide neurotransmetteurs (les substances chimiques
qui transmettent les signaux électroniques
Neurone d’un neurone à l’autre) coopèrent pour accroître
Enképhaline le plaisir. Un stimulus agréable, une friandise
AXS Biomedical Animation Studio

postsynaptique
par exemple, entraîne la libération d’enképhaline, un opioïde
fabriqué dans le cerveau (à gauche dans le zoom). L’enképhaline se fixe sur son
Anandamide récepteur situé sur un neurone voisin, déclenchant la production d’anandamide,
un analogue du cannabis. L’anandamide quitte le neurone et interagit avec
des récepteurs situés sur le neurone présynaptique, ce qui intensifie le plaisir
Récepteur de et stimule peut-être la production d’enképhaline par une rétroaction positive.
l’enképhaline

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mètre cube au maximum pour un cerveau
humain. Cependant, ils sont reliés entre
eux – et à d’autres régions cérébrales impli-
quées dans le traitement des signaux de
plaisir –, de sorte qu’ils s’intègrent dans
un circuit complexe.
Ce circuit résiste assez bien aux per-
turbations. Dans nos expériences, l’inacti-
vation d’un de ses composants ne trouble
pas la réponse standard (correspondant à
des plaisirs quotidiens), à une exception
près : une lésion du pallidum ventral
semble supprimer la capacité d’un animal
à apprécier la nourriture, rendant désa-
gréable un goût normalement agréable.
En outre, la perte d’un des composants du
circuit du plaisir rend plus difficile une
© BSIP/Corbis

euphorie intense – telles les « secousses »


de plaisir que nous provoquions chimi-
quement chez des animaux de laboratoire.
2. L’IMPLANTATION D’ÉLECTRODES DANS LE CERVEAU pour soigner certaines maladies Une telle sensation semble requérir l’acti-
mentales est un domaine de recherche actif. vation du réseau tout entier.
Nous ignorons si ce circuit du plaisir
de la drogue, alors que le plaisir ressenti fonctionne de la même façon chez l’homme.
diminue à mesure des prises. Peu de patients ont des lésions localisées
Outre le rôle de la dopamine, nos précisément dans ces aires, avec des zones
recherches ont précisé les aires cérébrales environnantes intactes. Il est donc diffi-
responsables de la production des sen- cile de déterminer si ces composants sont
sations agréables – le circuit du plaisir à essentiels à la sensation de plaisir chez
proprement parler. Nous avons ainsi loca- l’homme. Cependant, un patient dont le
lisé un ensemble de structures, qualifiées pallidum ventral avait été lésé lors d’une
de points chauds hédoniques, situées au overdose a déclaré se sentir dans un état
sein du circuit de la récompense. L’un des de dépression, de culpabilité et d’incapa-
points chauds hédoniques se situe dans cité à ressentir le moindre plaisir – ce qui
une sous-région du noyau accumbens conforte l’idée d’un rôle central, jusqu’ici
■ BIBLIOGRAPHIE nommée enveloppe médiane. Un autre se sous-estimé, de cette aire cérébrale.
K. C. Berridge et M. L. Kringelbach, trouve au sein du pallidum ventral (près de
Building a neuroscience
of pleasure and well-being,
la base du cerveau antérieur), une région
qui reçoit la plupart de ses signaux du
Une intensité
Psychology of Well-Being :
Theory, Research, and Practice, noyau accumbens. modulée par plusieurs
vol. 1(3), 2011.
www.psywb.com/content/1/1/3
Pour localiser ces points chauds, nous
avons recherché les aires cérébrales qui
aires cérébrales
M. L. Kringelbach et K. C. Berridge amplifient le plaisir lorsqu’elles sont stimu- Le plaisir n’est pas uniquement régulé par
(éds.), Pleasures of the Brain, lées, par exemple en rendant les friandises le circuit identifié. D’autres aires cérébrales
Oxford University Press, 2010. encore plus savoureuses. La stimulation modulent son intensité en fonction de certains
S. Leknes et I. Tracey, chimique des points chauds avec des enké- paramètres, notamment physiologiques :
A common neurobiology for phalines, des substances voisines de la ainsi, le plaisir ressenti en mangeant est
pain and pleasure, Nature morphine, mais fabriquées dans le cerveau, plus vif lorsque nous sommes affamés.
Reviews Neuroscience,
vol. 9, pp. 314-320, 2008. accroît le goût des rats pour ces aliments. Inversement, on peut se lasser d’un aliment
L’anandamide, la version cérébrale du com- agréable dont nous avons abusé.
M. L. Kringelbach, The Pleasure
Center : Trust Your Animal posant actif du cannabis, a le même effet. Une telle satiété sélective pousse les
Instincts, Oxford University Une autre substance, l’oréxine, libérée par animaux à rechercher une grande variété
Press, 2008. le cerveau en cas de faim, pourrait aussi d’aliments, plutôt que de se contenter d’un
stimuler les points chauds et rehausser la mets favori. C’est sans doute l’une des rai-
saveur de la nourriture. sons pour lesquelles elle a été sélectionnée
Ces points chauds ont une petite taille, au cours de l’évolution. Elle serait associée
d’environ un millimètre cube pour un à une partie du cerveau nommée cortex
cerveau de rat et probablement d’un centi- orbitofrontal. Cette aire, située sur la face

72] Neurobiologie © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012

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inférieure du cortex préfrontal (juste au- la stimulation d’une zone du tronc cérébral évitons ou ignorons celles qui ne le font
dessus des yeux chez l’homme), reçoit des a non seulement soulagé sa douleur, mais pas. Dans le cas de la dépendance, ces
informations du noyau accumbens et du lui a aussi procuré un intense plaisir. Une systèmes sont déconnectés : un individu
pallidum ventral. Elle semble moduler la neuro-imagerie simultanée a révélé une continue de désirer des choses qui ne lui
représentation consciente du plaisir. bouffée d’activité dans le site médioan- apportent plus de plaisir. Cette dissociation
À l’aide de techniques de neuro-ima- térieur. Peut-on soigner la dépression et contribue aussi peut-être à d’autres types
gerie, nous avons découvert que l’activité d’autres formes d’anhédonie (une inca- de comportements compulsifs, tels que la
d’une petite région du cortex orbitofrontal, le pacité à ressentir du plaisir) en stimulant boulimie ou les jeux d’argent. Comprendre
« site médioantérieur », est corrélée comment et pourquoi elle se produit
avec le plaisir sensoriel, tel le bon ou
mauvais goût d’une boisson choco-
LA DISSOCIATION ENTRE LES CIRCUITS permettra peut-être de l’inverser, et
ainsi de soigner la dépendance en
latée. À la première gorgée, ce site du désir et du plaisir contribue peut-être restaurant les liens naturels entre
est très actif, puis, lorsque les sujets à divers comportements compulsifs, tels que désirer et aimer.
ont suffisamment bu, il s’inactive : la boulimie ou les jeux d’argent. Aristote affirmait que le bonheur
l’expérience cesse d’être agréable. est constitué de deux composantes :
D’autres études ont montré l’impor- des points chauds dans le circuit du plai- hedonia, le plaisir, et eudaimonia, la félicité.
tance du site médioantérieur pour le plaisir sir ? Cette question fait toujours l’objet de Si nous connaissons mieux les fondements
chez l’homme. Elles visaient à stimuler le recherches actives… biologiques du plaisir, nous en savons
cerveau profond à des fins thérapeutiques. D’autres travaux s’intéressent aux liens encore très peu sur la façon dont le cerveau
Cette méthode est notamment utilisée entre les circuits du plaisir et de la récom- donne naissance à l’eudaimonia. Espérons
pour soulager les douleurs chroniques pense. En temps normal, les points chauds qu’avec le temps, nos connaissances pro-
rebelles. Nous l’avons appliquée à l’un hédoniques sont couplés avec le circuit de gresseront également sur ce second point,
de nos patients, qui avait été amputé et la récompense piloté par la dopamine, de et que les découvertes à venir permettront
ressentait une douleur dans le membre sorte que nous désirons des choses qui aux hommes d’aller au-delà du simple
manquant (on parle de membre fantôme) : nous apportent du bien-être, et que nous plaisir, vers le bonheur… ■

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Neurobiologie [73

pls_421_p000000_esprit 2.indd 73 09/10/12 11:25


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Si nous connaissons Pierre-Gilles


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cœur d’expliquer sa démarche et l’objet
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son génie ? D’où vient l’élégance des théories
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ils poursuivent ceux Le père du temps moderne
de leurs illustres Silvio Bergia
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physique moderne. Pour comprendre ses travaux si novateurs,
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fait du débutant curieux comme de l’amateur éclairé, cis de Chimie à déguster comporte des exercices
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s’adresse à tous. de défis à la portée de tous. de Gennes Nobel de physique 1991
Editions Belin 2011 Editions Belin 2011
176 pages - 16,30 euros – ISBN 978-2-7011-5958-4 176 pages - 16,30 euros – ISBN 978-2-7011-5959-1 Les génies
de la science n°40
Août 2009
96 pages
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Sous-thème

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Comment on a déclaré la guerre au DDT


Dans un livre paru en 1962, l’Américaine Rachel Carson dénonçait
pour la première fois l’impact des pesticides sur l’environnement et la santé.
Une question initialement agricole est ainsi devenue un enjeu de société.
Valérie CHANSIGAUD

L
e 16 juin 1962, l’hebdomadaire Mais, comme on l’expliquera ici, c’est nouvellement installés dans la région. On
New Yorker, connu pour ses l’essor combiné de l’agriculture intensive cherche à lutter contre sa prolifération par
engagements en faveur de la lit- aux États-Unis et des industries chimiques tous les moyens, et l’on découvre que le vert

© Bettmann/Corbis
térature contemporaine amé- durant la seconde moitié du XIXe siècle qui de Paris (un acéto-arsénite de cuivre), sou-
ricaine, publie des extraits d’un nouveau a favorisé le fort développement des pes- vent utilisé comme colorant, est efficace.
livre, Silent Spring (Printemps silencieux). ticides de synthèse. Le vert de Paris débute sa carrière d’in-
L’auteure, Rachel Carson (1907-1964), n’est secticide en 1867 et le monde agricole amé-
pas une inconnue des lecteurs de ce maga- L’Amérique du Nord, ricain vante très vite ses mérites. Cet
zine, ses livres précédents ayant également emballement pour les insecticides chimiques
fait l’objet de bonnes feuilles. Elle abandonne paradis pour insectes transforme les pratiques agricoles: les pages
dans ce nouvel opus ses sujets de prédi- nuisibles de la presse spécialisée se remplissent de
liction, la mer et la biologie marine, pour recettes, de dessins d’appareils de pulvé-
dresser un panorama impitoyable de l’im- Au début des années 1840, un inoffensif risation, de publicités pour une large gamme
pact du DDT et des pesticides de synthèse coléoptère des montagnes Rocheuses, le de produits, mélanges un peu effrayants de
sur l’environnement et la santé humaine. doryphore (Leptinotarsa decemlineata), se soude, de kérosène, d’aniline, d’arsenicaux,
Lu par des millions de personnes, Silent découvre un appétit démesuré pour les de plomb, de cuivre...
Spring a eu des retombées sociales consi- champs de pommes de terre des colons Cela a pourtant immédiatement sus-
dérables: l’ouvrage a fait des questions envi- cité des oppositions. Ce fut le cas des api-
ronnementales un enjeu pour l’ensemble culteurs qui se sont alarmés dans les
des citoyens, et a fait entrer l’écologie dans années 1880 de la destruction de leurs
le vocabulaire des politiques. Mais comment ruchers, consécutive à des pulvérisations de
une question principalement agricole est- vert de Paris dans les vergers. Les proprié-
elle devenue un tel enjeu de société ? taires des vergers niaient que les pesticides
La lutte chimique contre les insectes employés aient pu être la cause de la mort
est ancienne, puisqu’on a utilisé de la chaux des abeilles, insectes qu’ils considéraient
et du soufre dès l’Antiquité. L’arsenal des de toute façon avec une certaine hostilité, car
agriculteurs s’est enrichi avec les voyages ils avaient la réputation d’abîmer les fruits.
et les progrès techniques : la nicotine du Il s’ensuivit l’une des premières contro-
tabac d’origine américaine a commencé à verses scientifiques autour des pesticides,
être utilisée à la fin du XVII e siècle ; les qui n’a été résolue qu’en1895, lorsqu’un rap-
pyréthrines, tirées de plantes de la famille port établit de façon certaine que les tissus
des Astéracées, ont été employées dans des abeilles mortes à proximité de vergers
les Balkans et le Caucase au début du contenaient bien de l’arsenic. Ce rapport a
XIXe siècle ; la roténone, tirée d’une Fabacée 1. UN PULVÉRISATEUR de vert de Paris (un fait naître l’une des toutes premières recom-
(Paradellis elliptica) cultivée en Malaisie, acéto-arsénite de cuivre), dessin paru dans l’ou- mandations environnementales en matière
faisait l’objet d’une production quasi indus- vrage Spraying Crops (Pulvériser les cultures) de pesticides, avec la prohibition des pul-
trielle vers 1850. de C. M. Weed (1895). vérisations durant la floraison des vergers.
.

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Regards
© Bettmann/Corbis

2. DÉMONSTRATION DE PULVÉRISATION aérienne de DDT le 9 août 1945 sur l’aérodrome


Congressional Airport, près de Washington. Pour lutter contre le paludisme, les États-Unis allaient
ainsi épandre massivement du DDT sur des zones de reproduction des moustiques en Europe.

La place de la chimie dans l’agriculture Ils firent du bureau de recherche entomo- par l’abandon de la culture du coton en
américaine traduisait des changements pro- logique un véritable empire au sein du minis- bordure de l’aire de répartition de l’in-
fonds, liés à l’amélioration des transports : tère fédéral de l’Agriculture. L’entomologie secte, la mise en place de quarantaines, la
une régionalisation de l’agriculture où la américaine se professionnalisa et s’orienta diversification des espèces cultivées, la
polyculture cédait devant la monoculture, résolument vers des questions appliquées, destruction par le feu des cultures infes-
les surplus étant facilement écoulés sur des avec des publications et une société savante tées, etc. Mais les préconisations de Town-
marchés de plus en plus globalisés. La sim- spécifiques, des formations standardisées send ne pouvaient être appliquées qu’avec
plification des écosystèmes conduisait à la dans les principales universités... Surtout, la pleine coopération des agriculteurs et un
prolifération de certaines espèces d’in- elle se donna pour mission d’améliorer par strict contrôle par le gouvernement. L’idée
sectes, dont la dissémination était facilitée tous les moyens la production agricole, ce que certains agriculteurs puissent déro-
par les transports... L’origine étrangère de qui explique son implication dans l’émer- ger à ces recommandations, et ainsi rui-
la plupart des plantes cultivées en Amé- gence et la diffusion d’une « culture » chi- ner les efforts de chacun, contribua
rique du Nord accentuait encore les pro- mique dans l’agriculture américaine. largement à rejeter ces propositions.
blèmes : leurs ravageurs ne tardaient pas On testa et on breveta alors une infinité
à être importés accidentellement de leurs Les entomologistes de remèdes, allant des pièges lumineux à
régions natales, l’Europe ou l’Asie. l’électrification du sol, mais ce sont les
Les États-Unis n’étaient pas qu’un para- impliqués méthodes chimiques qui eurent la plus
dis pour les insectes, ils étaient aussi une Pour autant, les scientifiques américains grande faveur des agriculteurs. Au début du
terre d’élection pour les scientifiques. Le ne cherchaient pas à imposer aux agricul- XXe siècle, les entomologistes du minis-
Hatch Act de 1887, en instaurant un réseau teurs des solutions chimiques, ils répon- tère fédéral de l’Agriculture préconisèrent
de stations expérimentales agricoles unique daient simplement à une demande sociale. ainsi l’arséniate de calcium, en précisant
au monde, permit l’émergence d’un corps Lorsqu’en 1894, un fermier du Texas informe toutefois que ce produit ne pouvait être effi-
de professionnels spécialisés dans les ques- le ministère de l’Agriculture que ses champs cace qu’en complément aux modifications
tions agricoles et entomologiques. de coton sont victimes d’un petit coléoptère, des pratiques culturales déjà conseillées.
Deux hommes orientèrent durablement le charançon du coton (Anthonomus gran- Cette précision fut rapidement oubliée et la
l’entomologie appliquée aux États-Unis et la dis), Howard dépêche immédiatement un chimie devint le moyen unique de contrôle
lieront intimement à l’industrie chimique : entomologiste, Charles Townsend, pour l’étu- du charançon.
Charles Riley (1843-1895) et son élève et dier. Ce dernier recommande alors la modi- En 1918, l’unique fabricant peinait à
successeur, Leland Howard (1857-1950). fication des pratiques culturales, notamment fournir 23 tonnes d’arséniate de calcium ;

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Regards

en 1920, plus de 20 producteurs en écou- et 1917. Bien sûr, ces nouveaux géants qu’il ne faut prendre en compte que la
laient plus de 4 500 tonnes par an ; en 1927, (DuPont, Hercules, Dow Chemical Company...) dose d’intoxication des produits. En d’autres
une compagnie se spécialisa dans les pul- ne produisaient pas que des pesticides, mais mots: si aucun effet direct n’est constatable,
vérisations aériennes et s’annonçait capable ils en sont devenus des acteurs majeurs, le produit est sûr. D’un autre côté, les
de traiter plus de 2 000 kilomètres carrés... notamment en matière de régulation. La Pre- consommateurs et leurs associations,
Jusqu’à la commercialisation du DDT, l’ar- mière Guerre mondiale changea aussi la per- l’Agence fédérale américaine des produits
séniate de calcium a été, avec l’arséniate ception de la chimie : le rôle des gaz sur le alimentaires et médicamenteux (la FDA)
de plomb, la substance chimique la plus uti- champ de bataille comme les innovations et quelques spécialistes de la santé publique
lisée comme insecticide. en matière d’explosifs démontrèrent l’effi- s’intéressaient aux conséquences d’une
cacité de la chimie moderne. exposition sur une longue durée et à des
L’essor de la chimie Gagner enfin la guerre contre les doses trop faibles pour provoquer un effet
insectes nuisibles devenait envisageable. immédiat et visible.
américaine après 1914 L’utilisation d’arsenic sur des substances Un véritable bras de fer s’engagea entre
Ce développement de la chimie ne peut se alimentaires posait pourtant des problèmes ces deux forces très inégales, dont l’enjeu
comprendre sans être replacé dans le cadre sanitaires. Durant l’entre-deux-guerres, se était la mise en place d’une régulation accep-
de la Grande Guerre. Avant 1914, l’essentiel sont mises en place deux façons de consi- table par les industriels. La bataille fut lar-
de la production des substances chimiques dérer cette question, qui expliquent en gement gagnée par le lobby pro-insecticides,
de base était assuré par l’Allemagne. L’em- grande partie les conditions d’utilisation qui non seulement mit un terme au pro-
bargo imposé sur l’industrie allemande et de popularisation du DDT. D’un côté, le gramme de recherche de la FDA sur les effets
permit aux compagnies américaines de trou- monde agricole (et ses alliés, les hommes d’une exposition aux pesticides à des faibles
ver de nouveaux débouchés : leurs chiffres politiques), les entomologistes et une grande doses, mais augmenta le seuil de tolérance
d’affaires ont été multipliés par 60 entre1914 partie des autorités de santé considéraient des résidus de plomb dans les aliments, qui
passa de 0,018 gramme par livre en 1935 à
0,025 gramme par livre en 1938.
Le parcours d’une auteure à succès Le DDT, ou dichlorodiphényltrichloroé-
thane, apparaît sur la scène internatio-
R achel Carson (1907-1964) est très tôt passionnée par la nature et l’écri-
ture, et fait paraître son premier texte à dix ans dans un célèbre ma-
gazine pour enfants, St. Nicholas. Elle lutte une grande partie de sa vie
nale en 1943. Ce composé a été synthétisé
en 1874, mais son action insecticide n’a été
démontrée qu’en 1939 par le chimiste suisse
pour subvenir aux besoins de sa famille après la mort de son père et de
sa sœur. Parce qu’elle est contrainte de rechercher un emploi, elle aban-
Paul Müller. Or la guerre mondiale fait naître
donne ses études de zoologie et son projet de thèse. Elle passe brillam- un grand besoin en insecticides : on craint
ment le concours d’entrée dans l’administration fédé- les éventuelles épidémies de typhus (dont
rale et obtient un poste à l’U. S. Bureau of Fisheries (bu- les poux sont vecteurs) en Europe et le palu-
reau fédéral des pêches). disme pour les troupes engagées dans le
Cependant, Rachel Carson ne cesse jamais d’écri- Pacifique. Fin 1943, les États-Unis testent
re et, outre les publications réalisées pour son employeur, le DDT en grandeur réelle en Italie, afin d’y
elle fait paraître de nombreux textes pour le grand pu- combattre les poux. La même année, une
blic sur la nature et sur la mer. Dès son deuxième livre, production industrielle de grande ampleur
The Sea Around Us (Cette mer qui nous entoure, 1951), se met en place.
elle obtient un succès qui lui permet de devenir un écri-
vain à part entière, s’inscrivant dans la longue tradition
américaine des auteurs sur la nature, ou Nature Writing. 1943: le DDT, bombe
La célébrité de Silent Spring (Printemps silen- atomique des insectes
cieux), paru en 1962, a fait oublier le reste de l’œuvre
Et ce fut l’engouement : entre le mois de
© Pittsburgh Post-Gazette/ZUMA Press/Corbis

de Rachel Carson, comme The Edge of the Sea (Les


mai 1944 et l’automne 1945, le DDT fit l’ob-
Merveilles de la mer et de ses rivages, 1955) resté
39 semaines à la première place de la liste des best-
jet de plus de 20 000 références dans la
sellers du New York Times. Tous les critiques ont loué presse américaine ! Toute une littérature de
ses qualités littéraires qui lui ont valu de nombreux propagande vit le jour, pour vanter son
prix et hommages, dont la médaille Burroughs, la mé- efficacité comme sa simplicité d’utilisation.
daille Audubon ainsi qu’un siège à l’Académie améri- Le DDT n’a pourtant pas été universellement
caine des arts et des lettres. célébré et a suscité de nombreuses inquié-
tudes. Dès 1944, des articles de spécia-

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Regards

listes tentent d’alerter l’opinion des dangers


d’un insecticide trop puissant ou utilisé sans
contrôle. L’activité scientifique sur l’im-
pact du DDT est intense et conduit à des tests

Tiré de E. H. Forbush et Ch. H. Fernald, The Gypsy Moth [...], Wright & Potter, 1896
sur la faune sauvage à partir de 1945.
C’est cette riche littérature scientifique, sou-
vent produite au sein des organismes
gouvernementaux, qu’a exploitée Rachel
Carson pour son livre.
L’histoire du DDT est indissociable des
transformations du monde de l’après-guerre.
Son usage n’avait de sens que parce que
l’agriculture s’industrialisait massivement :
la place croissante de la monoculture favo-
risait la prolifération des ravageurs; les varié-
tés cultivées étaient plus productives, mais
aussi plus fragiles, ce qui nécessitait l’em-
ploi intensif d’engrais chimiques ; la méca-
nisation diminuait le besoin en main-d’œuvre, 3. DES ARBRES TRAITÉS AVEC UN INSECTICIDE dans le Massachusetts, au XIXe siècle, pour
mais son coût incitait à rechercher une lutter contre la spongieuse, ou bombyx disparate (Lymantria dispar). Ce papillon a été introduit
rentabilité maximale en augmentant les sur- involontairement en Amérique en 1869 par le scientifique français Étienne Léopold Trouvelot, et
y est devenu un fléau.
faces de monocultures... Par ailleurs, le
contexte de la guerre froide a facilité l’ex- sous le terme « acclimatation » par l’ento-
portation du modèle américain, le DDT étant mologiste Axel Melander, et le premier cas
l’un de ses symboles au même titre que le observé de résistance au DDT (chez une I L’AUTEUR
plastique, l’automobile ou la télévision. mouche domestique) fit l’objet d’une publi- ValérieCHANSIGAUD,
cation en 1947. Pourquoi cette découverte historienne
n’a-t-elle pas conduit à une modification des des sciences et de
La collusion entre l’environnement,
pratiques ? Principalement parce que l’on est chercheuse
recherche et industrie s’était déjà engagé dans une course folle associée
dénoncée aux nouvelles molécules toujours plus puis- au Laboratoire SPHERE (Science,
philosophie, histoire) du CNRS
santes et plus efficaces.
et de l’Université Paris-Diderot.
Les inquiétudes les plus vives au sujet du Rachel Carson est partie de ce phéno-
DDT ont été exprimées par des naturalistes mène de résistance pour expliquer l’exis-
amateurs de la Société nationale Audubon, tence d’autres alternatives. Silent Spring,
et par des professionnels, dont ceux tra- bien loin d’être un discours contre la science I À ÉCOUTER
vaillant pour l’U. S. Fish and Wildlife Service. ou le progrès, plaidait pour une action rai-
Jeudi 1er novembre,
Le monde de l’entomologie appliquée était, sonnée contre les insectes et mettait en Valérie Chansigaud interviendra
quant à lui, largement indifférent à ces ques- avant la logique inhérente aux pesticides en compagnie de Patrick Matagne
tions, d’autant que, avec le succès du DDT, les de synthèse : une foi aveugle dans la capa- dans l’émission La marche
recherches d’après-guerre ont été réorien- cité du progrès technique à répondre à tous des sciences consacrée
à Rachel Carson : celle qui
tées vers la toxicologie ou la chimie, au détri- les problèmes. Avant Rachel Carson, le déve- transforma l’Amérique !,
ment de la biologie des organismes. loppement de ces substances – et les choix sur France Culture de 14 h à 15 h.
Pourtant, l’entomologie américaine a agricoles, industriels et environnementaux www.franceculture.com
longtemps été pionnière en écologie et elle qu’ils supposent – reposait entièrement
disposait de tous les outils intellectuels et sur un trio constitué par les scientifiques,
scientifiques pour comprendre et antici- les industriels et le pouvoir centralisé. Son I BIBLIOGRAPHIE
per une bonne partie des problèmes posés ouvrage, en dénonçant la collusion entre J. E. McWilliams, American
par le DDT. Le cas du phénomène de résis- recherche et industrie et en vulgarisant des Pests : The Losing War
tance aux insecticides est à ce titre expli- résultats scientifiques confidentiels, a mar- on Insects from Colonial Times
cite. Le premier exemple de résistance à un qué une étape décisive en permettant to DDT, Columbia University
Press, 2008.
pesticide inorganique avait été décrit en1914 aux citoyens d’entrer dans le débat. I

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Histoire des sciences [79


regardS

logique & calcul

Les entiers ne naissent pas égaux


Il est impossible de définir une loi de probabilité uniforme sur l'ensemble
des nombres entiers. Ce fait est étroitement lié à la loi de Zipf, une loi statistique
dont les manifestations sont innombrables.
Jean-Paul Delahaye

D
ans un dé à six faces, le « 1 », 1/p ou de 1/e est exactement 1/25, car la la physique, l’économie et toutes sortes de
comme chacune des autres zone favorable est composée des deux mor- problèmes concrets. « Tirer un entier au
faces, a la probabilité 1/6 de ceaux disjoints [1/p – 1/100, 1/p + 1/100] et hasard, sans en favoriser aucun » n’a, en
« sortir » et en lançant le dé [1/e – 1/100, 1/e + 1/100) dont la longueur revanche, mathématiquement pas de sens
on a une probabilité de 3/6 = 1/2 d’obtenir totale est 4/100 = 1/25 (voir le schéma en pour quiconque veut rester dans le cadre de la
un nombre pair. Sur un ensemble ayant bas de la page). théorie des probabilités fixé en 1933 par Andreï
n éléments, une probabilité est équilibrée La mesure de Lebesgue montre aussi que Kolmogorov. Nous allons voir cependant qu’il
(on dit aussi « uniforme ») quand chaque les nombres rationnels sont négligeables : la existe de subtiles et merveilleuses solutions
élément, comme une face d’un dé, a la même probabilité de tirer au hasard un nombre ration- de remplacement, nommées densités, mises
probabilité. La probabilité d’un sous-en- nel est nulle et la probabilité de tirer un nombre au point pour les besoins de l’arithmétique
semble de p éléments est alors p/n, irrationnel est égale à un. En effet, on et qui sont importantes pour comprendre les
le quotient du nombre de « cas sait enfermer les rationnels, qui sont distributions statistiques concrètes.
favorables » sur le nombre total numérotables par des entiers (ils
de cas. Cette probabilité p/n est sont dénombrables), dans une réu- Probabilités
l’outil de base pour comprendre
la roulette des casinos et les
nion d’intervalles de longueurs c/2n,
de longueur cumulée c que l’on peut
non uniformes
tirages du loto. La question est : rendre aussi petite que possible. Pour déterminer la probabilité d’un ensemble
que se passe-t-il quand le nombre Étrangement, bien que l’infini dénom- de nombres entiers positifs en oubliant tem-
total d’éléments est infini ? brable (celui des nombres entiers 1, 2, ..., n, ...) porairement l’exigence d’uniformité, nous
Pour l’ensemble infini des nombres réels précède et soit plus simple que l’infini des réels prenons une série (an) de nombres
compris entre 0 et 1, il est facile de définir de l’intervalle [0, 1] (dénommé « continu »), positifs ou nuls dont la somme est
une probabilité uniforme. On obtient la mesure il est impossible d’y définir une probabilité égale à 1, par exemple an = 1/2n qui
de Lebesgue découverte par Henri Lebesgue uniforme qui jouerait, pour les entiers, le rôle vérifie bien 1/2 + 1/4 + ... + 1/2n
(1875-1941) au début du xxe siècle. Cette que la mesure de Lebesgue joue pour [0, 1]. + ... = 1. Une fois (an) choisi,
mesure sur [0, 1] est fondée sur la longueur C’est très ennuyeux, car cela interdit de don- la probabilité d’un ensemble
des intervalles [a, b] de [0, 1] auxquels on ner un sens mathématique au choix aléatoire d’entiers A est la somme des
attribue la probabilité b – a. Elle donne un équitable d’un entier. « Tirer un nombre réel au termes an dont l’indice n est un
sens à l’opération « tirer un nombre réel hasard entre 0 et 1 sans en favoriser aucun » élément de A.
équitablement entre 0 et 1 ». Elle indique est mathématiquement possible et la théorie Avec le choix an = 1/2n, nous
par exemple que la probabilité pour qu’un tel moderne des probabilités déduit de la solu- trouvons que l’ensemble I des nombres
nombre se trouve à moins d’un centième de tion de Lebesgue des résultats concernant impairs {1, 3, ..., 2n + 1, ...} a pour probabi-
1/π 1/e lité 1/2 + 1/8 + 1/32 + ... + 1/22n + 1+ ... = 2/3
et que l’ensemble P des nombres pairs
{2, 4, ..., 2n, ...} a pour probabilité 1/3. Ce
0 2/100 2/100 1
n’est guère satisfaisant : cela ne semble

80] Logique & calcul © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012

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logarithmique

Regards

1. Probabilités des entiers dans l’encyclopédie de Neil Sloane


I l est impossible d’associer une pro-
babilité uniforme aux entiers (pro-
babilité qui donnerait à chaque en-
grand nombre de fois l’entier 1, un
peu moins souvent l’entier 2, etc. La
courbe, notons-la Sloane(n), donnant
d’être une puissance de 2 a pour consé-
quence que sa complexité de Kol-
mogorov est faible et donc que son
d’une manière qui augmente la fré-
quence des nombres simples.
À cause des phénomènes cultu-
tier la même probabilité). En effet, la ce nombre d’occurrences de n en fonc- nombre d’occurrences dans la base rels d’entraînements et de mode, les
probabilité d’un sous-ensemble des tion de n ressemble à un nuage de (proportionnel à 1/2K(n)) est grand. mathématiciens concentrent leur
entiers est égale à la somme des pro- points globalement décroissants.Clas- Cette représentation concrète attention sur les nombres les plus
babilités de chaque élément : si la sés par nombre d’occurrences décrois- de la complexité de Kolmogorov simples, ce qui pousse les points
probabilité d’un entier est non nulle, santes, on a une loi de type C/n1,3, par le nuage de Sloane est légè- correspondants de la courbe vers
la probabilité de l’ensemble des en- où C est une constante. Le nuage rement biaisée par un effet cultu- le haut, créant une zone évidée
tiers est infinie, ce qui ne convient de Sloane est lié à la complexité de rel et social qu’on voit clairement dans le graphe : le fossé.
pas pour une probabilité ; si elle est Kolmogorov et cela justifie que l’on sous la forme d’une zone claire, le
nulle, alors la probabilité de l’en- retrouve une loi de Zipf. La courbe fossé de Sloane, séparant le nuage
semble des entiers est nulle aussi, Sloane(n) est une version approchée en une partie inférieure et une par-
ce qui ne convient pas mieux. Pour de la courbe C/2K(n), où K(n) désigne tie supérieure.
traiter des probabilités d’ensembles la complexité de Kolmogorov de l’en- Ce fossé étudié récemment (voir
d’entiers, il faut attribuer des proba- tier n, qui vaut typiquement log2(n) : la bibliographie) est dû à ce que
bilités différentes aux entiers, de la quand n est « complexe », K(n) est la communauté mathématique qui
meilleure façon possible. L’étude des grand (n est impossible à définir sim- contribue à l’encyclopédie s’inté-
entiers présents dans l’encyclopédie plement), 1/2K(n) est petit et donc le resse aux nombres entiers ayant
de Sloane est un guide pour trouver point correspondant de Sloane(n) est une faible complexité de Kolmogo-
cette meilleure attribution. bas. C’est pourquoi aussi 1024 = 210 rov (ce sont les nombres simples
L’encyclopédie des suites numé- est situé au-dessus des autres points à définir et ayant plusieurs défi-
riques de Neil Sloane contient un de même ordre de grandeur : le fait nitions), mais qu’elle s’y intéresse

106
En rouge, le nombre d’occurrences
105
associées à certains nombres.
2 (3 081 154)
Nombre d’occurrences

104
1 024
4 096
du nombre n

2 048
105 103

102

10

104
120 (8 173) 0 2 000 4 000 6 000 8 000 10 000

256 (4 111)

512 (2 420)
720 (1 954) 1 024 (1 892)
576 (1 561)
729 (1 538) 840 (1 377)
1 000 (1 106)
103 1 001 (995) 1 260 (841) 1 296 (932)

374 (626)

695 (257)
934 (167)
1 047 (130)
102 n

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Regards

pas équitable, puisqu’il y a autant de nombres


2. La loi de Zipf pairs que de nombres impairs et que ce sont
deux ensembles d’entiers de même structure.
S i l’on classe les mots d’un texte par fréquence décroissante, on constate le plus sou-
vent que la fréquence du mot en position n est C/n, où C est une constante. Cette loi,
généralisée sous la forme C/n e (où e est proche de 1), porte le nom de loi de Zipf.
Attribuer le poids 1/2n à n n’est sans doute
pas une bonne idée, mais il y a bien d’autres
choix possibles pour (an). N’y a-t-il pas, parmi
Le travail de Zipf concernait le roman Ulysse de James Joyce. On retrouve la loi de Zipf
toutes les séries (an) utilisables pour « peser
dans de nombreux domaines, bien au-delà de la linguistique. Une série d’arguments pré-
sentés dans le texte de l’article conduisent à la voir comme une forme de loi, aussi équi-
» les entiers et les ensembles d’entiers, cer-
104 que possible, sur les entiers.
table taines séries plus naturelles ou meilleures
que d’autres ? Si oui, comment les trouver ?
L’exigence que les nombres pairs et impairs
du mot

103
aient chacun le poids 1/2 servira de critère.
104
Fréquence du Fréquence

102 george Zipf


compte les mots
mot

103

10
La recherche de ce substitut à l’impossible
102 probabilité uniforme sur les entiers semble
1 10 102 103 104 Rang du mot avoir une solution. Nous allons voir qu’elle
10 est liée à la théorie de la complexité de Kol-
mogorov, qui est la tentative mathématique
la plus générale pour définir la notion de
1 10 102 103 104 Rang du mot simplicité. Mais avant d’explorer les aspects
théoriques et peut-être spéculatifs de cette
Analogue au nuage de Sloane de la page précédente, mais totalement indépendante, solution, laissons-nous guider par des don-
la courbe ci-dessous a été obtenue par Jim Fowler en utilisant les données de cinq mil- nées concrètes.
lions de livres numérisés par la Société Google. Comme pour l’encyclopédie de Sloane, En 1949, George Zipf examine la fré-
on a compté le nombre d’occurrences des entiers écrits en chiffres dans l’énorme base de quence d’usage des mots dans le roman
textes de plus de 100 milliards de mots, constituée par le projet Culturomique autour de Ulysse de James Joyce. L’œuvre comporte
Jean-Baptiste Michel, de l’Université Harvard. 260 430 mots, dont 29 899 mots différents.
L’allure générale du « nuage des cinq millions de livres » est semblable à celle du Le mot le plus courant, the, apparaît environ
nuage de Sloane. On a affaire à une loi de Zipf. Les biais sociaux produisent des effets de
deux fois plus que le deuxième (of), trois
nature différente. Les nombres qui sont mentionnés en excès le sont non plus pour des
fois plus que le troisième, ..., 100 fois plus
raisons d’intérêt mathématique reconnu, mais pour des raisons contextuelles ou liées à
que le centième, etc. Dit autrement : en
l’usage du système décimal, qui favorise par exemple les nombres ronds (10, 50, 100,
1 000, 1 500, 5 000, etc.). Entre 1 et 100, un graphique à plus grande échelle ferait appa-
classant les mots par fréquence décrois-
raître que le nombre 12 et ses multiples sont favorisés, ce qui est lié au rôle particulier sante, la fréquence fn du mot classé en
du nombre 12 dans notre culture. position n est environ C/n, où C est une
constante. Cette remarque qui s’étend à
d’autres textes et d’autres langues est à
l’origine du nom « loi de Zipf » donné à ce
108 Fréquence des entiers type de relations. Si des objets, pris dans
dans le corpus de Google un ensemble comportant éventuellement
107 des répétitions et classés par fréquence
décroissante f1, f2, ..., fn,..., vérifient approxi-
10
106 8 Fréquence des entiers mativement une relation du type fn = C/n,
dans le corpus de Google on dit qu’ils suivent une loi de Zipf.
10
105 7 L’histoire est souvent injuste. En effet,
dès 1916, le Français Jean-Baptiste Estoup
10
104 6
(1886-1950) avait fait une observation équi-
105 1000 3000 5000 7000 9000 valente en étudiant des textes français. Zipf le
savait puisqu’il indique dans son livre de 1949 :
104 « La première personne (à ma connaissance)

1000 3000 5000 7000 9000


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Regards

3. densités naturelle et logarithmique


S i l’on nomme densité naturelle,
pour un ensemble A d’entiers, la
limite (à condition qu’elle existe),
cessairement, ce qui empêche en
particulier de considérer cette den-
sité comme une probabilité.
On a démontré que si l’ensemble
d’entiersA possède une densité natu-
relle, alors A possède aussi une den-
... + 1/k tend vers l’infini quand
k tend vers l’infini.
Dans un cas concret, s’il n’y a
quand n tend vers l’infini, du quo- Une découverte provient de sité logarithmique et elles sont iden- qu’un nombre fini d’objets à prendre
tient [nombre d’éléments de A infé- l’étude de la densité logarithmique tiques. Autrement dit, en attribuant en compte, par exemple le nombre
rieurs à n]/n, on trouve que la densité définie pour un ensemble A d’en- le poids 1/n à l’entier n, et en faisant des mots dans un texte (fini), on
naturelle des nombres pairs est 1/2, tiers par : D log(A) = tendre n vers l’infini après normali- peut choisir d’attribuer un poids C/n
comme celle des nombres impairs. lim> `(S{1/k ; k dans A, k ≤ n} /
n—
sation, on étend la notion de densité à chaque entier n et fixer C pour
Plus généralement, la densité natu- S{1/k ; k ≤ n}). naturelle sans en perdre les bonnes que le total des probabilités soit
relle des termes d’une suite arith- En d’autres termes, on retient propriétés. C’est utile car, avec cette égal à 1, cela sans qu’il faille faire
métique an + b (n = 1, 2, ...) existe 1/k pour chaque entier k présent extension, des ensembles plus nom- tendre n vers l’infini.
toujours et vaut 1/a. Malheureuse- dans A et inférieur à n ; on addi- breux ont maintenant une densité, Dans le cas infini, la même idée
ment, les ensembles pour lesquels tionne ces 1/k et l’on normalise c’est-à-dire une sorte de probabili- est presque utilisable et c’est ce
la densité naturelle est définie sont en divisant par la somme des 1/k té, et on a préservé l’idée que les que propose la densité logarith-
rares. Par exemple, l’ensemble des pour k inférieur à n ; cela donne nombres pairs et les nombres im- mique. Autrement dit, affecter le
entiers qui, écrits en base 2, ont un un poids dn à l’ensemble A, dont pairs avaient une densité 1/2. poids C/n à chaque entier est un
nombre pair de chiffres n’a pas de on prend la limite (si elle existe) Notons que l’on ne peut pas po- choix naturel, car il permet de défi-
densité naturelle. De plus, la réu- quand n tend vers l’infini pour te- ser : Dlog(A) = nir une notion de densité qui étend
nion de deux ensembles ayant des nir compte de tous les éléments S{1/k ; k dans A} / S{1/k ; k entier}), la densité naturelle à chaque fois
densités naturelles n’en a pas né- de A quand l’ensemble est infini. car la série harmonique 1 + 1/2 + qu’elle est définie.

à avoir remarqué la nature hyperbolique de la suggère qu’à la place de l’impossible probabilité sont retenues. La base de suites – qui est aussi
fréquence d’usage des mots fut le sténographe uniforme sur les entiers, nous devrions, quand une base de nombres entiers – associe une
français J.-B. Estoup. » rien ne s’y oppose, considérer que les entiers probabilité à chaque nombre entier, déduite
Passons sur cette navrante iniquité et ont une probabilité naturelle de la forme C/ne de son nombre d’apparitions dans la base :
indiquons que, depuis, on a vu ou cru voir des (e proche de 1). le nombre d’occurrences d’un entier dans
lois de Zipf dans un nombre considérable de Récemment, grâce à la puissance des sys- la base est une mesure de son importance
situations concrètes. La loi semblerait concer- tèmes informatiques, deux nouveaux types mathématique et peut-être de sa probabilité
ner aussi bien la taille des villes classées de données, que nous nommerons « nuage objective d’apparition, si une telle notion a un
par population décroissante, le nombre de de Sloane » et « nuage des cinq millions de sens. Le nombre d’occurrences de l’entier n
citations que reçoit un article scientifique, le livres », ont été constitués et ont appuyé l’idée dans la base, notons-le Sloane(n), ne suit pas
nombre d’articles qu’écrit un chercheur durant qu’il y a quelque chose de particulier concer- une courbe décroissante régulière. Cela est
sa carrière, le nombre d’espèces par genre nant les distributions de probabilité en C/ne dû à ce que les mathématiciens concentrent
dans la classification des êtres vivants, le pour e proche de 1. Il semble de plus en plus leur attention sur certains entiers plus que sur
nombre de visites que reçoit une page Inter- certain que les distributions de probabilité sur d’autres. Les puissances de 2 (2, 4, 8, 16, ...)
net, l’expression des gènes, la musique, les les entiers de type loi de Zipf jouent un rôle sont par exemple nettement favorisées, de
cratères lunaires, les tremblements de terre, spécifique et nullement fortuit. même que les nombres premiers, ou les
les taches solaires, etc. nombres ayant beaucoup de facteurs.
On a généralisé la loi de Zipf par une loi La courbe Sloane(n), que nous nommons
de type fn = C/ne, où e est un exposant proche
le nuage de Sloane nuage de Sloane (voir l’encadré 2), doit être
de 1. On la nomme aussi loi de puissance ou Le nuage de Sloane est obtenu en comptant vue comme une représentation de l’intérêt
loi de Pareto (même quand e n’est pas proche le nombre d’occurrences de l’entier n dans mathématique relatif des nombres entiers.
de 1). Nous ne considérerons que les situa- l’encyclopédie des suites numériques de L’étude de ce nuage, suggérée par Philippe
tions où des objets sont classés par ordre de Neil Sloane (http://oeis.org/). Chacune des Guglielmetti, a été menée dans un article
fréquence décroissante et où la fréquence 200 000 suites de l’encyclopédie, que N. Sloane paru en 2011. Sous sa forme de nuage, ou
trouvée pour l’objet en position n est donc réunit depuis 1965 avec l’aide de la commu- redessinée pour classer les entiers par
assimilable à une probabilité associée au nauté mathématique, est stockée (on n’y nombres d’occurrences décroissantes, on
nombre entier n. La régularité avec laquelle garde qu’un nombre limité de termes, environ a affaire à une courbe proche de C/n1,3, une
apparaissent des distributions de probabilités 150 caractères pour chaque suite). Seules les loi de Zipf d’exposant 1,3. C’est tout à fait
de type C/ne (e proche de 1) pour les entiers suites présentant un intérêt mathématique remarquable et la justification théorique de

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Regards

4. de Benford à Zipf, et inversement


L a loi de Benford indique qu’en
prenant des nombres au hasard
en grande quantité (par exemple
p(1) = 30,1 %, p(2) = 17,6 %, p(3) =
12,5 %, p(4) = 9,7 %, p(5) = 7,9 %,
p(6) = 6,7 %,p(7) = 5,8 %,p(8) = 5,1 %,
donne « Benford » : la densité loga-
rithmique, qui est fondée sur l’attri-
bution du poids 1/n à l’entier n, est
D’autre part, « Benford » donne
« Zipf » : la loi de Benford pour une
base de numération d quelconque
des données géographiques), les p(9) = 4,6 %. une traduction mathématique rigou- indique que l’entier i est le premier
nombres commenceront plus fré- La loi de Zipf, selon laquelle la reuse de la loi de Zipf généralisant chiffre d’un entier n avec une proba-
quemment pa r 1 que par 2, par 2 distribution en C/n est une distri- la densité naturelle ; or elle attribue, bilité logd(1 + 1/i), ce qui, lorsque i est
que par 3, etc. La probabilité p(i) as- bution naturelle pour des entiers, comme la loi de Benford, la densité assez grand,est en gros proportionnel
sociée au chiffre i (pour i =1, 2, ..., 9) est liée d’une façon étonnante à la log10(1 + 1/i) aux entiers commen- à C/i, avec C = 1/log(d), ce qu’indique
est log10(1 + 1/i) : loi de Benford. D’une part, « Zipf » çant par i (i = 1, ..., 9). de son côté la loi de Zipf.

cette distribution que nous allons présenter validé par l’étude du nuage de Sloane. Cette ou même 7 500, 8 500, etc., sont plus cités
établit un lien entre probabilité naturelle sur analyse est encore renforcée par l’étude que leurs voisins et se retrouvent donc au-
les entiers, complexité de Kolmogorov et loi d’un autre nuage étonnant, indépendant dessus de la courbe générale. Notre usage
de Zipf, ce que l’on peut voir comme un fon- du premier, et qui est cette fois tiré d’une du système décimal et la pratique des arron-
dement théorique à la loi de Zipf. base de données de cinq millions de livres dis faussent la fréquence d’utilisation des
La complexité de Kolmogorov K(n) d’un numérisés par la Société Google et exploitée nombres entiers en favorisant de manière
entier est la taille du plus petit programme statistiquement par une équipe de chercheurs prévisible certains d’entre eux.
qui engendre n (dans un langage de pro- de l’Université Harvard réunie autour de Jean- L’étude détaillée du nuage montre
grammation fixé). Les entiers ayant une Baptiste Michel. L’article de cette rubrique d’autres étrangetés pas toujours aussi
définition simple (par exemple 21 000 000) dans Pour la Science d’août 2011 présentait faciles à expliquer, mais qui proviennent de
ont une faible complexité de Kolmogorov cette mise à disposition et la science nais- conventions, de codes ou de règles d’usage
et ont en conséquence beaucoup de défi- sante qu’on prétend en déduire, dénommée favorisant certains entiers. Malgré ces effets
nitions assez simples. La théorie indique « culturomique ». perturbateurs divers, la courbe (éventuelle-
aussi que K(n) est lié à la probabilité qu’un ment redessinée pour classer les nombres
programme tiré au hasard produise n, par le nuage des cinq par fréquence décroissante) se conforme
la relation Proba (n) ≈ 1/2K(n), et donc à la
probabilité que les suites mathématiques
millions de livres très bien à une loi de Zipf d’exposant e proche
de 1, comme celle du nuage de Sloane.
collectées dans l’encyclopédie de N. Sloane Jim Fowler, mathématicien à l’Université de La comparaison des deux courbes
contiennent cet entier un grand nombre de l’Ohio, aux États-Unis, a calculé et représenté est amusante et riche d’enseignement :
fois. Cette dernière remarque suppose qu’on l’équivalent du nuage de Sloane pour les cinq là où l’intérêt mathématique favorisait les
assimile ces suites numériques à des pro- millions de livres de la base de données de puissances de 2 et les nombres avec de
grammes, ce qui n’a rien d’absurde. Autre- Google. Il a compté le nombre d’occurrences nombreux diviseurs, c’est maintenant les
ment dit, le nuage de Sloane est une version de chacun des nombres entiers de 1à 10 000 conventions liées à la numération décimale
mathématique, concrète et humaine de la et a dessiné les 10 000 points correspon- ou à la mention des années du calendrier
courbe représentant la fonction 1/2 K(n) dants. La courbe obtenue (voir l’encadré 2) qui créent les plus fortes déviations. Aussi
déterminée par la complexité des entiers. présente le même aspect général que le nuage bien le nuage « mathématique » de Sloane
Or la théorie indique que cette courbe suit de Sloane. Cependant, plusieurs différences que le nuage « culturel » des cinq millions
une loi de Zipf, car K(n) vaut typiquement sautent aux yeux... et s’expliquent facilement. de livres exhibent un tracé conforme à une
log2(n) et que 1/2log2(n) = 1/n. La complexité On observe notamment une sorte de loi en C/ne. Ces traitements sur des données
de Kolmogorov indiquait par avance que l’on sursaut violent de la courbe avant et du massives confirment que les répartitions de
a une loi de Zipf pour le nuage de Sloane, ce côté de l’entier 2 000. Cette perturbation probabilité en C/ne (e proche de 1) tiennent
que l’étude statistique du nuage a confirmé. correspond évidemment aux nombres dési- un rôle spécifique et doivent être retenues
Tout cela est remarquable et nous aide à gnant des années proches, car ces nombres par défaut comme probabilités naturelles
comprendre la loi de Zipf. Même si d’autres sont cités fréquemment dans les textes des sur les entiers. Deux arguments de nature
mécanismes engendrent une loi de Zipf, celui livres. Il s’agit d’un effet temporel et la même mathématique vont s’ajouter à celui de la
lié à la théorie de la complexité est particu- courbe tracée en 2100 montrera un sursaut complexité de Kolmogorov et justifier notre
lièrement frappant, puisqu’il indique un lien équivalent du côté de 2 100. Un autre effet, affirmation.
avec une distribution de probabilité naturelle cette fois « décimal », est aussi très net : les Un premier argument porte sur la den-
fondée sur la complexité des entiers, lien nombres ronds comme 1 000, 5 000, 8 000 sité naturelle (voir l’encadré 3). Un second

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Regards

résultat quasi miraculeux confirme que C/n elle la loi de Benford ? Autrement dit, le
est théoriquement la plus équitable attribu- quotient (Nombre d’entiers < n commen- n■ l’auteur
tion de poids aux entiers. La densité De(A) çant par le chiffre i)/n a-t-il pour limite J.-P. DELAHAYE
= ∑{1/ke, k dans A }/∑{1/ke, k entier} est log10 (1 + 1/i) ?Il se trouve que non : ce est professeur
toujours définie si e > 1, car maintenant le quotient n’a pas de limite quand n tend à l’Université
de Lille
dénominateur est fini (car la série de terme vers l’infini, mais oscille sans cesse, car et chercheur
1/ke est de somme finie quand e > 1). les nombres commençant par i n’ont pas au Laboratoire
Comme 1/ke est proche de 1/k si e est de densité naturelle. Maintenant que nous d’informatique fondamentale
de Lille (LifL).
proche de 1, pour contourner la divergence savons qu’on peut étendre la densité natu-
de la série ∑1/k, on définit la densité Dz (A) relle, reformulons la question : l’ensemble
de l’ensemble A d’entiers comme la limite, des entiers commençant par i (i = 1, 2,
si elle existe, de De(A) quand e tend vers 1. ..., 9) a-t-il une densité logarithmique (ou,
On la nomme parfois « densité zêta » (à ce qui revient au même, une densité Dz) ?
cause du dénominateur qui est la fonction Comme par miracle, la réponse est oui, et
zêta de Riemann), d’où le « z ». Les ensembles la densité trouvée est log10 (1 + 1/i). Les
d’entiers A dont la densité Dz existe sont les entiers, traités équitablement, suivent la
mêmes que ceux pour lesquels la densité loi de Benford et il n’est donc pas étonnant
logarithmique (voir l’encadré 3) existe, et que cette loi se rencontre si fréquemment.
alors les deux densités coïncident. Ce résultat À défaut de mesure de probabilité uniforme
remarquable est publié dans la thèse de Persi sur les entiers, la loi de Zipf joue le rôle d’une
Diaconis (voir la bibliographie). mesure naturelle. On le voit en observant la
Les deux façons envisageables d’étendre prévalence de cette loi pour des données n■ BIBlIOGraPhIe
la notion de densité naturelle en se fondant concrètes (telles les fréquences d’utilisation N. Gauvrit, J.-P. Delahaye
sur l’idée d’attribuer (autant que possible) des mots dans un texte). On le voit quand on et H. Zenil, Sloane’s gap :
une probabilité 1/n à l’entier n fonctionnent s’aperçoit que la loi de Zipf est liée à la com- do mathematical and social
factors explain the distribution
et conduisent de manière inattendue à la plexité de Kolmogorov des entiers. On le voit of numbers in the OeIS ?,
même notion. Le sens de ces théorèmes aussi quand on recherche les densités qui, Journal of Humanistic
mathématiques est que, moyennant un petit pour les ensembles d’entiers, jouent le rôle Mathematics, à paraître, 2012.
passage par des limites pour contourner la de probabilités uniformes. N. Gauvrit et J.-P. Delahaye,
divergence de ∑1/n, il est possible de formuler La preuve mathématique qu’avec ces Pourquoi la loi de Benford n’est
pas mystérieuse, Mathématiques
une définition de « choix aléatoire équitable » densités en C/n, les entiers eux-mêmes et Sciences Humaines,
entre entiers. Ainsi, la loi de Zipf est dans une vérifient la loi de Benford (et c’est vrai aussi vol. 182-2, pp. 7-15, 2008
position privilégiée par rapport à toutes les des nombres premiers), renforce la convic- (http://msh.revues.org/10363).
autres lois envisageables sur les entiers. tion que ces densités tirées de la loi de Zipf M. Newman, Power laws, Pareto
sont les bonnes façons de choisir au hasard distributions and Zipf’s law,
des nombres entiers. Le fait que la loi de Contemporary Physics, vol. 46,
Benford retrouvé Benford redonne en un certain sens la loi
pp. 323-351, 2005.
Un dernier théorème s’ajoute aux arguments de Zipf est un argument supplémentaire, G. Tenenbaum, Introduction
pratiques et mathématiques. La loi de Ben- car il existe des explications directes de to analytic and Probabilistic
Number Theory, Cambridge
ford apparaît quand on examine le premier la loi de Benford, telle celle proposée par University Press, 1995.
chiffre d’une série de données : la probabi- Nicolas Gauvrit et l’auteur de cette rubrique,
P. Diaconis, Weak and Strong
lité pour qu’un nombre entier pris dans un et qu’elles sont donc aussi des explications averages in Probability
ensemble assez grand (par exemple dans de la loi de Zipf. and Theory of Numbers, thèse
le tableau des longueurs de tous les fleuves Le monde mathématique est déconcer- de l’Université Harvard, 1974,
mesurées en kilomètres) commence par tant : l’infini dénombrable, le plus simple de http://www-stat.stanford/
edu/~cgates/PERSI/
le chiffre i (i = 1, 2, ..., 9) est log10 (1 + 1/i) tous, semble interdire qu’on en pioche les Persi_PhDdiss.pdf (c’est le
et il y a donc plus de 30 % de chances (car éléments au hasard équitablement, alors document à lire sur les densités
log10 (2) = 0,30103) que le premier chiffre que le continu de l’intervalle [0, 1], plus gros étendant la densité naturelle).
d’un tel nombre soit 1 (voir l’article de jan- et plus compliqué que l’infini dénombrable, G. Zipf, Human Behaviour
vier 2007 dans cette rubrique). l’autorise. Heureusement, la loi de Zipf, à sa and the Principle of Least effort,
Une question s’est posée depuis façon, joue ce rôle de probabilité uniforme Addison-Wesley Publishing,
1949.
longtemps : la liste des entiers vérifie-t- sur les entiers. n

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regardS

Science & fiction

La Force des Jedis


Dans l'univers de La guerre des étoiles, elle serait conférée par des organismes
microscopiques, les midichloriens. Qui sont ces « supports » de la Force ?
Jean-Sébastien Steyer et roland Lehoucq

«
Q
ue la Force soit avec toi ! » Quant au chloroplaste, c’est un organite
La Force est cette source spécifique des cellules végétales qui per-
de pouvoir des chevaliers met la synthèse de la chlorophylle dans les
Jedis dans l’univers de Star algues et les plantes. Les mitochondries et les
Wars. On apprend dans chloroplastes ont leur propre adn, et seraient
le premier épisode, La menace fantôme issus de bactéries (cyanobactéries pour les
(1999), que la Force a un support maté- chloroplastes et protéobactéries pour les mito-
riel, d’étranges organismes microscopiques chondries) qui se seraient « alliées », il y a 1,5
nommés midichloriens. Une discussion entre à 2 milliards d’années, avec des cellules pour
le jeune Anakin Skywalker et son mentor finir par y vivre en symbiose. Cette hypothèse
Qui-Gon Jinn, nous en précise la nature : de l’endosymbiose a été proposée en 1967.
« Les midichloriens sont des formes de Ainsi, les mitochondries et les chloroplastes
vie microscopiques qui résident dans toutes sont synonymes d’énergie vitale tant pour les
les cellules vivantes et communiquent avec animaux que pour les végétaux. L’assemblage
la Force. [Ils vivent] dans tes cellules. Nous des deux confère apparemment des pouvoirs
vivons en symbiose avec les midichloriens. » hors du commun aux porteurs de midichloriens.
En introduisant les midichloriens dans Mais, même s’ils semblent présenter des
l’histoire, le réalisateur George Lucas tente propriétés symbiotiques identiques à celles
alors, au grand dam de ses fans, de donner des mitochondries ou des chloroplastes, les
une explication rationnelle à la Force. Approche midichloriens sont, toujours selon la descrip-
scientifique ? Loin s’en faut si l’on regarde de tion de Maître Qui-Gon Jinn, des organismes
20 th Century Fox

plus près qui sont ces midichloriens venus et non des organites. Ils peuvent même être
de l’espace. Éliminons d’abord une éventuelle considéréscommedesorganismespathogènes
nature virale, les virus étant considérés comme ou mutagènes à part entière. Dès lors, du point
des parasites intracellulaires, alors que les 1. AnAkin SkywALker, qui deviendra dark de vue microbiologique, les Jedis seraient des
midichloriens sont des symbiotes, d'après Vador dans les épisodes ultérieurs de La guerre mutants contaminés, et une analyse de sang
la définition. Remarquons que le mot « midi- des étoiles, a une affinité marquée avec la permet d’identifier le stade de contamination,
chlorien », forgé par G. Lucas, semble être Force. Cette dernière lui est conférée par les voire le degré de contagiosité ! D’ailleurs, pour
midichloriens, des micro-organismes présents
un assemblage des mots « mitochondrie » notamment dans son sang.
tester l’affinité du jeune Anakin avec la Force,
et « chloroplaste », deux organites présents Qui-Gon Jinn lui fait une prise de sang visant
dans les cellules terriennes. Les mitochondries, à déterminer la quantité de midichloriens
localisées dans le cytoplasme, fournissent les présents dans son organisme. Le fait que la
molécules d’atp (adénosine triphosphate), qui présence de midichloriens soit quantifiable
permet aux cellules de stocker de l’énergie. semble leur donner une base scientifique.
La mitochondrie est l’usine énergétique des Résultat : 20 000. En quelle unité ? On
cellules à noyau, dites eucaryotes, aussi bien l’ignore... Est-ce le corps du jeune homme qui
animales que végétales. en contient cette quantité ? Est-ce seulement

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© Marc Boulay, marcboulay.fr

la goutte de sang prélevée ? Quoi qu’il en soit, 2. ce midichLorien observé au microscope nellement. Ils se propageraient dans l’espace
cette valeur (supérieure à celle de Maître révèle une double spirale volumineuse qui avant de trouver l’âme sœur... Ils évoqueraient
Yoda !) est si élevée que le Conseil des Jedis contient son information génétique. Sur cette alors les tardigrades, ces pseudo-arthropodes
vue d'artiste, la membrane lumineuse ainsi
se demande si le jeune héros, qui n’a aucun que les « particules d'énergie » (en vert) tra- minuscules, capables de tolérer le vide spatial
père biologique rappelons-le, n’aurait pas lui- hissent la Force qu'il véhicule. et rentrant en léthargie lorsque les conditions
même été créé par des midichloriens pour de vie ne sont pas favorables.
rétablir l’équilibre de la Force dans l’Univers. nutrition, etc.) que certains se demandent Mais étant donné l’éventail très large des
Cette vieille prophétie souvent citée dans même si ces animaux ne seraient pas plutôt Jedis et de leurs mondes d’origine, on peut se
Star Wars n’a bien sûr aucun sens en termes des superorganismes... demander d’où viennent les midichloriens qui
d’évolution : elle rappelle l’ancienne théorie pullulent ainsi dans l’Univers. Sont-ils transpor-
de la « génération spontanée », selon laquelle Résistant tés par des météorites, astéroïdes ou autres
des organismes vivants complexes pouvaient
apparaître sans ascendant, simplement à
aux conditions extrêmes comètes, ceux-là même qui, selon l’hypothèse
de la panspermie, auraient apporté sur Terre
partir de matière inanimée. Ainsi, nous savons désormais que la Force est certains des acides aminés à l’origine de la
Admettons un instant qu’Anakin ait réel- directement liée au nombre de midichloriens. vie ? En raison des distances qui séparent
lement été fabriqué par des midichloriens ; Mais... Si les midichloriens confèrent la Force étoiles et planètes, et donc les Jedis dans une
son cas serait intéressant à l’aune de la clas- et se multiplient dans le sang, pourquoi une galaxie, la dissémination et la divergence des
sification systématique du monde vivant : simple transfusion ne suffit-elle pas pour midichloriens auraient pu avoir lieu durant la
notre héros passerait du statut d’organisme devenir un Jedi ? « jeunesse » de l’Univers. Et si l’ancêtre com-
pluricellulaire (un jeune humanoïde) à celui Puisque les midichloriens sont présents mun à toute forme de vie, luca (Last Universal
de superorganisme, colonie dont les individus partout dans l’Univers, « infectant » les Jedis Common Ancestor), hypothétique organisme
hyperspécialisés seraient des midichloriens. de toutes espèces et de toutes planètes, ces archaïque âgé de 3,6 à 4,1 milliards d’années,
Cette frontière entre organisme et superor- organismes doivent être des extrêmophiles, avait été un midichlorien ? G. Lucas, comme
ganisme est parfois floue sur Terre : c’est, par capables de résister au vide intergalactique. le sont parfois les auteurs de science-fiction,
exemple, le cas des siphonophores, groupe En cela, ils évoquent certaines bactéries, serait alors un visionnaire ! n
bien réel d’étranges cnidaires (des sortes de telles que Serratia liquefaciens ou Esche-
méduses), qui vivent en colonie et dont les richia coli, qui colonisent nos intestins, et J.-S. Steyer est paléontologue au cnrs-mnhn,
tentacules peuvent atteindre 40 mètres de sont capables de résister en laboratoire aux à Paris. r. Lehoucq est astrophysicien
au cea, à Saclay.
longueur. Aux plans morphologique et fonction- conditions drastiques qui règnent sur Mars.
nel, chacune des parties d'un siphonophore Autre solution : les midichloriens pourraient
est tellement spécialisée dans la réalisation s’enkyster pendant des millénaires, formant
fr
Retrouvez les articles de J.-S. Steyer et R. Lehoucq sur
de taches variées (locomotion, reproduction, des formes végétatives hibernant quasi éter- www.pourlascience.fr

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regards

art & science

Piero della Francesca et les « piles d’assiettes »


Le peintre italien de la Renaissance a représenté dans un cycle de fresques
des nuages lenticulaires empilés : ces météores traduisent la formation
d’une onde stationnaire dans laquelle l’air monte et descend périodiquement.
Loïc MANGIN

Q
u’ont en commun l’église Saint- ordonne d’enfouir la poutre. Elle resurgit environnant, la poussée d’Archimède le fait
Calixte de Pontpierre (Moselle), la au moment de la crucifixion puis disparaît remonter. Ces deux effets opposés, ajoutés au
chapelle des Incurables de l’hos- encore. Elle sera retrouvée au IVe siècle par déplacement horizontal de l’air, impriment au
pice de Baugé (Maine-et-Loire), la Hélène, la mère de Constantin, l’Empereur mouvement une oscillation dont les sommets
paroisse copte orthodoxe de Sarcelles (Seine- qui convertit les Romains au catholicisme, sont distants de cinq à dix kilomètres : c’est
Saint-Denis) et l’abbaye de Saint-Guilhem-le- puis retrouvera sa place à Jérusalem, dans la période spatiale de l’onde stationnaire.
Désert (Hérault) ? Tous ces établissements l’église du Saint-Sépulcre. Aux différents maxima de l’oscillation, en
religieux revendiquent la possession d’un Dans la plupart des ciels représentés altitude, la masse d’air s’étend, se refroidit
morceau de la croix sur laquelle Jésus aurait par Piero della Francesca, des nuages ont (par détente adiabatique) et peut se saturer
été crucifié. Ils ne sont pas les seuls et, selon une forme inhabituelle. Il en est ainsi dans en eau : des nuages se créent et adoptent
un adage, avec tout le bois de la croix, dite le troisième épisode (voir la figure c) où des la forme d’une lentille, voire de plusieurs
Vraie Croix, « on aurait pu chauffer Rome hommes s’emploient à cacher le morceau lentilles empilées. C’est le cas des nuages
pendant un an » ! de bois. Ces nuages ressemblent à des piles peints par della Francesca. D’autres formes
L’histoire de cette relique connaît plu- de nuages liés à des ondes orographiques
sieurs versions. La plus connue est contenue L’immobilité et la forme sont possibles, notamment les nuages en
dans la Légende Dorée de Jacques de Vora- capuchon, au sommet d’une montagne, et
gine (1228-1298), archevêque de Gênes
des nuages lenticulaires les allées de tourbillons dits de von Karman
et dominicain. On la retrouve sous la forme expliqueraient certaines (voir les figures a et b).
d’un cycle de fresques dans le chœur de la observations d’ovni ! Étonnamment, les nuages lenticulaires
chapelle Bacci de la basilique Saint-François, semblent immobiles, même par grand vent.
à Arezzo, en Toscane. On doit cette Légende d’assiettes de différentes tailles et sont dis- En fait, ils sont alimentés en permanence
de la Vraie Croix au peintre et mathémati- tincts des « moutons », des cumulus et des par le vent du côté de la montagne et dispa-
cien italien Piero della Francesca (1412- bandes parallèles de certains cirrus. Sont-ils le raissent de l’autre côté. On observe alors un
1492) qui prit la suite de l’artiste Bicci di fruit de l’imagination du peintre ? Non, ils sont nuage stationnaire quand le vent est fort.
Lorenzo à sa mort en 1452, à la demande réalistes. Ces nuages sont des altocumulus Cette immobilité apparente, associée à la
de la famille Bacci. lenticularis, aussi nommés nuages lenticu- forme discoïdale, fait de ces nuages des
L’œuvre, achevée en 1466, reprend laires. Ils se forment près des montagnes, explications possibles à certaines préten-
en 12 tableaux les péripéties du bout de sous le vent, quand l’air prend de l’altitude dues observations de soucoupes volantes !
bois sacré selon le récit de Voragine. En pour passer l’obstacle. Lorsque les conditions Arezzo étant installée au pied des
voici à grands traits l’histoire : à la mort sont stables, ce premier mouvement se traduit « Alpes de Catenaia », au Sud de la chaîne
d’Adam, son fils Seth sème dans sa bouche par l’apparition d’une onde stationnaire, dite de l’Apennin septentrional, on peut imagi-
une graine dont sort un arbre. Sur ordre orographique, en aval du relief. ner que della Francesca a vu plusieurs de
de Salomon, l’arbre est ensuite abattu et Plus précisément, l’air qui s’est élevé pour ces nuages lenticulaires. Les a-t-il trouvés
affecté à la construction d’un pont. Averti passer au-dessus des montagnes redescend particulièrement esthétiques au point d’en
par la reine de Saba que ce bois serait lié sous l’effet de son poids. Cependant, quand faire l’unique type de nuages dans les ciels
à un destin funeste pour les Juifs, le roi sa densité devient inférieure à celle de l’air de son cycle de fresques ? n

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a
© Shutterstock/ Andrea Ricordi

b
© Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Tatge
NASA

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regards

idées de physique

Propulsions préhistoriques
Pour lancer loin, il faut lancer vite. Pour le faire à main nue ou presque,
on doit mouvoir ses membres les uns après les autres.
Jean-Michel courty et Édouard kierlik

C
omment lancer à la main un
objet le plus loin possible ? Le
choix de l’objet est évidem-
ment crucial : on a l’intuition

Dessins de Bruno Vacaro


qu’il sera plus aisé de lancer loin une balle
de tennis qu’une balle de ping-pong ou un
parpaing. Mais la technique a aussi son
importance. En observant les athlètes, on
peut comprendre pourquoi il faut synchroni- 1. Le lancer d’un projectile à la main fait intervenir plusieurs mouvements suc-
ser les mouvements et pourquoi l’utilisation cessifs pour lui communiquer une vitesse maximale. Pour un caillou ou une balle de tennis
(trajectoires verte et bleue), on a notamment une rotation du bras suivie d’une rotation de
d’un accessoire tel que le propulseur à l’avant-bras. Pour le lancer du poids (en rouge), ce geste ne convient pas du tout et doit être
crochet rend le lancer plus efficace. remplacé par un dépliement du bras qui pousse le poids vers l’avant et vers le haut, le projec-
Lancer un objet tel qu’un caillou, un tile étant initialement placé au niveau du cou et de l’épaule.
bâton... ou de la vaisselle est un geste
naturel que nous pratiquons tous. Nous ainsi de suite. La charge utile de la fusée Par composition des vitesses, la vitesse
avons cependant oublié qu’il demandait acquiert ainsi une vitesse supérieure à finale de l’objet sera égale à la somme des
un long apprentissage, car il requiert la celle d’une fusée à un seul étage et de vitesses de chaque segment par rapport à
coordination de plusieurs « segments » de même force propulsive. celui qui le précède. La vitesse d’un caillou
notre corps. La distance qu’un objet donné Un bon lanceur va ainsi mettre succes- sera ainsi égale à la somme de la vitesse du
peut atteindre dépend en premier lieu de sivement en mouvement les différentes corps par rapport au sol, de celle de l’épaule
sa vitesse initiale. Nos efforts musculaires parties de son corps. Chacun des segments par rapport au corps, de celle du coude par
doivent donc communiquer le maximum exerce sur le suivant une force (ou un couple) rapport à l’épaule et de la vitesse de la main
d’énergie cinétique au projectile. Il est en proportionnelle à l’accélération de ce dernier par rapport au coude.
revanche inutile de conserver une telle par rapport à un référentiel inertiel, c’est- Quelle est alors la vitesse maximale de
forme d’énergie dans notre corps. à-dire par rapport au sol. lancer ? Sa valeur est limitée par la vitesse
La séquence de mouvements peut que l’on peut imprimer à une main vide. Cette
Comme une fusée commencer par le corps entier avec une dernière, déterminée par la biomécanique
à plusieurs étages course d’élan ou par une impulsion sur
la jambe en retrait, puis une rotation du
du corps humain, est de l’ordre d’une ving-
taine de mètres par seconde, ce qui donne
C’est pourquoi le geste de lancer s’appa- tronc et des épaules, la mise en rotation une portée d’environ 40 mètres en lançant
rente au décollage d’une fusée à plusieurs du bras, suivie de celle de l’avant-bras, le le projectile avec un angle de 45 degrés.
étages : chaque étage, après avoir accéléré tout s’achevant par un éventuel mouvement Pour un lanceur de javelot entraîné, si l’on
l’ensemble, se sépare de la partie propul- du poignet juste avant que la main lâche ajoute à la vitesse de la main celle de la
sée, de telle sorte que l’étage supérieur le projectile. C’est ce que fait par exemple course du sportif, qui est de l’ordre de 6 à
ait à accélérer une masse inférieure, et un lanceur de javelot. 8 mètres par seconde, la vitesse de lancer

90] Idées de physique © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


Regards

atteint près de 30 mètres par seconde, d’où Pour un poids de cinq kilogrammes, ■■ Les auteurs
une portée de 90 mètres (pour un calcul on trouve une portée de 5,5 mètres, cela
précis, on doit tenir compte des forces sans tenir compte de la vitesse acquise
aérodynamiques). par la mise en mouvement du buste et
Les 40 mètres de portée que l’on a men­ de la hauteur initiale du projectile – para-
tionnés laisseront songeur quiconque a jeté mètre négligeable lorsque la portée est
des pavés d’un kilogramme. Lorsqu’on aug- grande, mais qui devient important ici.
mente la masse de l’objet lancé, la vitesse Pour une telle masse, supérieure à celle Jean-Michel COURTY
obtenue n’est en effet plus celle de la main de l’avant-bras, le « dernier étage » du et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
vide. La vitesse de la main est due à la rota- geste de lancer devient inefficace et même à l’Université Pierre
tion de l’avant-bras et correspond à la vitesse contre-productif. et Marie Curie, à Paris.
de son extrémité. Les lanceurs de poids ont donc une autre Leur blog : http://blog.idphys.fr
Sachant que la masse de l’avant-bras technique : après la mise en mouvement
est d’environ deux kilogrammes pour un du corps et la rotation du buste et des
homme adulte, on peut déduire de cette épaules, c’est le bras entier qui se déplie,
vitesse l’énergie cinétique de ce segment du effectuant une poussée vers l’avant et vers

Énergie cinétique du projectile (en joules)


150
corps. On trouve de l’ordre de 150 joules pour le haut. Grâce à ce mouvement, qui permet
une vitesse d’une vingtaine de mètres par aux muscles du bras de travailler jusqu’à
seconde. Cette énergie, fournie par les efforts la fin du lancer, les champions envoient 100
musculaires des segments précédents, se un poids de 7,260 kilogrammes à plus de
répartit désormais entre l’avant-bras et le 20 mètres.
projectile. Si ce dernier est léger (disons
100 grammes), l’avant-bras emporte presque Une tige en guise 50
toute l’énergie et l’objet est propulsé avec
une vitesse proche de celle de la main. Sa
d’étage de propulsion
portée théorique est alors de 40 mètres. Comment faire mieux et augmenter encore 0
On a tout de même intérêt à saisir des la portée d’un projectile ? Une solution est 1 2 3
Masse du projectile (en kilogrammes)
objets assez denses et massifs pour avoir de stocker de l’énergie sous forme d’énergie
une bonne préhension et réduire l’effet des cinétique, comme dans une fronde ou dans 2. Dans le lancer d'une balle ou d'une pierre
forces aérodynamiques. Mais si le projec- le lancer de marteau. L’objet est tenu par à la main, l’énergie cinétique communiquée au
tile est lourd (disons au-delà de deux kilo- un lien et est progressivement accéléré : projectile dépend de la masse de ce dernier, à
grammes), c’est lui qui emporte presque il accumule le travail musculaire avant effort égal. Quand cette masse dépasse environ
deux kilogrammes, l’énergie cinétique croît
toute l’énergie cinétique. Dans cette situa- d’être lâché. Une autre solution consiste
moins vite que la masse et le lancer devient de
tion, le carré de sa vitesse d’éjection, et à stocker l’énergie sous forme d’énergie plus en plus inefficace. Plus précisément, le
donc sa portée, décroît comme l’inverse élastique, comme dans l’arc ou l’arbalète. carré de la vitesse d’éjection, et donc la portée,
de sa masse. Mais quitte à se munir d’un accessoire, il se met à décroître comme l’inverse de la masse.

3. Le propulseur préhistorique, semblable à l’atlatl des Mé- vitesse élevée un projectile léger, ou de réduire l’effort nécessaire
soaméricains, est une sorte de levier qui constitue un étage de pro- pour propulser un projectile lourd et ainsi d’assurer une meilleure
pulsion supplémentaire au lancer manuel. Il permet de lancer à une précision du lancer.

© Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012 Idées de physique [91


Regards

existe une technique plus simple utilisée d’atteindre, pour des flèches de moins
■■ BIBLIOGRAPHIE dès la Préhistoire pour lancer des flèches de 100 grammes, des vitesses frôlant les
R. Cross, Physics of overarm ou des lances : le « propulseur » (l’atlatl 35 mètres par seconde, très au-delà de
throwing, American Journal des Aztèques ou le woomera des aborigènes celles atteintes à main nue.
of Physics, vol. 72, australiens). Pour un projectile de 250 grammes, la
pp. 305-312, 2004.
Il s’agit d’un levier long de 30 centi- vitesse de lancer dépassait les 20 mètres
R. A. Baugh, Dynamics of spear mètres à 1 mètre et se terminant par un par seconde. Dans ce cas, le gain n’est
throwing, American Journal
of Physics, vol. 71, crochet, qui permet de pousser l’extrémité pas spectaculaire, mais l’intérêt du pro-
pp. 345-350, 2003. arrière de la lance. En prolongeant la main, pulseur ne réside pas nécessairement
cet instrument ajoute un segment à la dans une portée accrue. Cet outil utilisé
chaîne de propulsion et met à profit l’effort par des chasseurs ou des guerriers a
musculaire que peut fournir le poignet. C’est pour fonction de toucher une cible : en
ce que font déjà les lanceurs au base-ball, diminuant l’effort requis pour lancer à une
qui tiennent la balle dans les doigts et non même distance, il autorise une meilleure
dans la paume : ils bénéficient ainsi du précision. De plus, par rapport à un arc, il
mouvement de rotation du poignet, avec a le grand avantage d’être utilisable avec
un bras de levier de 10 à 15 centimètres. une seule main (la seconde étant alors
fr Retrouvez les articles Le propulseur accentue l’effet de ce bras disponible pour tenir une autre arme ou
de J.-M. Courty et E. Kierlik sur de levier. Un tel lanceur de 40 centimètres un bouclier) et d’envoyer des projectiles
www.pourlascience.fr a ainsi permis à des expérimentateurs bien plus lourds qu’une flèche. n

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 421 - Novembre 2012


gastronomie, goût, saveur, calcium, récepteur, papilles

regards

ScIence & gaStronomIe

Des goûts et des récepteurs


L’être humain perçoit la saveur du calcium
et le récepteur papillaire correspondant
vient d’être identifié.

J.-M. Thiriet
Hervé THis

I
l y a plus, dans le royaume des cium, a conduit les cuisiniers à goûter ces sels, présence de calcium. Mieux encore, alors
saveurs, que les quatre classiques d’abord le chlorure de calcium (qui impose que le récepteur T1r3 est une sous-unité
(sucré, salé, acide, amer) ! La réglisse un rinçage, tant il est amer), puis le lactate des récepteurs de la saveur sucrée et des
n’est ni salée, ni sucrée, ni acide, ni de sodium, à la saveur plus admissible et récepteurs de la saveur du glutamate de
amère. De même l’éthanol, le bicarbonate de plus originale : ni vraiment sucrée, ni acide, sodium, les cellules qui n’ont que le récep-
sodium et bien d’autres composés ont une ni amère. Ainsi, peu à peu s’imposait l’idée teur T1r3 et pas les autres parties des deux
saveur spécifique, et aucun ne se réduit à d’une saveur originale des ions calcium. récepteurs ne détectent pas le sucré ou
une combinaison des autres. Aujourd’hui on Les physiologistes américains ont d’abord le glutamate de sodium. Par ailleurs, les
reconnaît au calcium sa saveur. Les cuisiniers identifié, chez la souris, un récepteur mis en volontaires entraînés pour reconnaître la
anticipaient la découverte, mais Michael Tor- jeu dans la perception du calcium. Ils ont mon- saveur du calcium distinguent parfaitement
doff et ses collègues de l’Institut Monnell, à tré que le gène Tas1r3, qui code le récepteur les saveurs amères et acides.
Philadelphie, ont confirmé les intuitions en T1r3, est associé à des préférences pour le Ces résultats font penser que nous
identifiant le récepteur des ions calcium. calcium chez 40 souches de souris différentes, reconnaissons le calcium par sa saveur ori-
La théorie de l’évolution était une indi- et que l’inactivation du gène rend les souris ginale. Pour autant, T1r3 n’est probablement
cation : le calcium est important pour la pro- incapables de percevoir la saveur du chlorure pas le seul récepteur qui intervient dans la
pagation de l’espèce (c’est un constituant de calcium. De surcroît, des enregistrements détection « sapictive » du calcium. Aurions-
essentiel des os). Pour l’avoir en suffisance, de l’activité électrique de la corde du tympan, nous, pour d’autres ions, des récepteurs
notre organisme doit le reconnaître, ce qui un nerf de la langue impliqué dans le goût, particuliers, et des saveurs spécifiques ?
suppose l’existence de récepteurs. Pas des ont montré que l’activité engendrée par le Le cas du magnésium est intéressant, mais
récepteurs olfactifs, les ions ne s’évaporant calcium consommé est moins importante les diverses espèces semblant en avoir des
pas, mais des récepteurs associés aux papilles. chez les souris modifiées. perceptions différentes, l’étude sera plus
Les études de la fin des années 1990 Il semblait toutefois difficile de croire complexe. En attendant, nous sommes
avaient montré que de nombreux animaux que les récepteurs T1r3 étaient les récep- invités à goûter les eaux : leurs saveurs
satisfont leurs besoins physiologiques de cal- teurs du calcium, parce qu’ils interviennent distinctes résultent de la présence d'ions
cium en localisant les sels de calcium et en dans la saveur de sucres et du glutamate de qui ne se réduisent pas seulement à du salé,
les consommant. L’« appétit » pour le calcium sodium (très utilisé par la cuisine asiatique). du sucré, de l’acide ou de l’amer. n
est régi par la saveur : les sels concentrés Un composé, le lactisole, inhibe la perception de
de calcium sont rejetés par les animaux qui la plupart des édulcorants et du glutamate de Hervé THis est chimiste
ont assez de cet élément, mais avidement sodium ; les physiologistes ont donc pensé que dans le Groupe iNRA
consommés par ceux qui en manquent. Les le lactisole interagit avec les récepteurs T1r3. de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
études portaient sur des amphibiens, mais les L’étude fut d’abord faite in vitro, puis avec des et directeur scientifique
résultats faisaient défaut pour notre espèce. volontaires humains qui évaluaient l’intensité de la Fondation science
En quoi la cuisine avait-elle donné des d e la perception du lactate de calcium avec & Culture Alimentaire
indications ? Promu avec la « cuisine molé- et sans lactisole. (Académie des sciences).
culaire », depuis le début des années 1990, Des cellules que l’on modifiait en y
l’emploi d’alginate de sodium, extrait d’algues, introduisant le récepteur T1r3 devenaient Retrouvez les articles de H. This sur
www.pourlascience.fr
pour faire des gels, en présence d’ions cal- capables de réagir spécifiquement à la
fr
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À LIRE

§ BIOLOGIE Car si certains modèles, sou- « l’égoïsme, la tromperie et la hié- imparfaites de valeur d’usage et
vent limités par leur réduction- rarchie génétique » ! valeur d’échange. Il préférera à ces
Le gène généreux nisme mécaniste abusif (tels les dernières d’autres notions plus à
.§ Georges Chapouthier.
Joan Roughgarden modèles dits «sociobiologiques», même de reconsidérer l’impor-
Centre Émotion, USR 3246,
Seuil, 2012 pour qui la survie des gènes est La Pitié-Salpêtrière, Paris tance sociale de la richesse: la va-
(320 pages, 24 euros). le seul mécanisme pris en comp- leur du lien, support du don, et la
te), ont pu être construits sur le

U ne théorie scientifique ne « gène égoïste », des modèles § SCIENCES SOCIALES


rend jamais compte de la beaucoup plus fructueux peuvent L’idée même
totalité d’un champ de dériver de la métaphore que l’au- de richesse
connaissance. La théorie darwi- teure propose dans son titre du
nienne de la sélection naturelle, « gène généreux ». Ainsi, une « sé- Alain Caillé
qui repose sur la compétition lection sociale » peut se faire, La Découverte, 2012
(143 pages, 12 euros).
pour la survie des plus aptes, qui met « les gènes à distance du
est très utile à la compréhension comportement» et qui, faisant ap-
de l’évolution. Celle de la sélec-
tion sexuelle, qui veut qu’une
compétition existe aussi dans le
choix des partenaires sexuels, a
été très exploitée, mais, comme
pel à des mécanismes plus inté-
grés et plus plastiques (de lectu-
re parfois ardue), donne un net
bénéfice évolutif à ceux des ani-
maux qui coopèrent, pour attra-
L a richesse a été généralement
un objet de réflexions plus ou
moins théoriques et idéolo-
giques. Elle reste encore un sujet
de questionnement très vivace de
le fait remarquer l’auteure, reste per une proie ou pour protéger nos jours depuis la crise des sub-
insuffisante pour expliquer la ge- leur progéniture contre des pré- primes en 2008. Dans son livre,
nèse des comportements les plus dateurs, ou à ceux qui, chez les Alain Caillé, professeur de socio- valeur de la renommée, affirma-
complexes, notamment dans les oiseaux, adoptent l’option « of- logie et directeur du Mouvement tion de notre valeur sociale. Selon
sociétés animales. ferte au mâle d’aider la femelle anti-utilitariste en sciences sociales A. Caillé, adepte de la théorisation
Darwin l’avait d’ailleurs au nid, [qui] lui [permet] de pon- (MAUSS), explore ce qui se cache du don et de l’interprétation maus-
constaté lui-même, en récusant dre huit œufs » au lieu de trois. sous la notion de la richesse. Il s’in- sienne en sciences sociales, la vé-
par avance l’application de ses L’ouvrage regorge d’exemples terroge non plus sur la richesse pro- ritable richesse serait plutôt de
thèses au fonctionnement des so- concrets de ce type, qui démon- prement économique et monétai- l’ordre de la gratuité et de la grâ-
ciétés humaines (notamment trent le bénéfice évolutif de la co- re, mais plus largement sur celle ce et non de celle de la nécessité.
dans ce que l’on a appelé le « dar- opération sociale. de la richesse sociale. Selon lui, ce Ce type de richesse se rencontrait
winisme social»). L’auteure étend « Je suis convaincue […] que qui rend particulièrement diffici- plus spécifiquement dans le mon-
ici cette importante réserve de la sélection sexuelle est complè- le la discussion autour de l’idée de de de l’économie sociale où les
Darwin à l’ensemble des sociétés tement sur une fausse piste », dit richesse est la possibilité d’élabo- acteurs sont mus par des motiva-
animales. l’auteure. Mais si une théorie rer des indicateurs appropriés. tions intrinsèques. Ce livre fait sui-
scientifique ne rend jamais comp- Les indicateurs actuels censés te, en effet, à des travaux de re-
te de la totalité d’un champ de rendre compte de la richesse, le pro- cherche susceptible de guider les
connaissance, il en est de même duit intérieur brut (PIB) ou encore mutuelles, les coopératives ou les
de la théorie qu’elle propose. Si je les indicateurs dits « alternatifs», associations, qui sont plus à même
crois, pour ma part, que l’hypo- qui prennent en considération des de produire de la richesse gratui-
thèse d’un darwinisme coopéra- richesses sociales et environne- te et de la valeur sociale. Comme
tif apporte beaucoup à la com- mentales, sont insuffisants, car ils l’auteur le souligne lui-même, ce
préhension de l’évolution des so- restent des indicateurs de natures livre présente en fin de compte
ciétés, je ne crois pas qu’elle amène macroéconomiques et quantitatifs. un messianisme proprement poli-
à complètement rejeter la théo- Les nouveaux indicateurs de ri- tique, «le convivialisme», dépas-
rie de la sélection sexuelle, mais chesses non exclusivement mar- sant ainsi les doctrines politiques
seulement à la nuancer et à la com- chandes, fournis par exemple par actuelles tels le libéralisme ou le
pléter heureusement. la commission Stiglitz, persistent à socialisme. Le parti pris métho-
À côté de la coopération et du analyser la richesse au moyen d’in- dologique est de partir d’un mo-
« gène généreux » sur lesquels dicateurs chiffrés. dèle idéal qui reste à créer.
l’auteure insiste avec pertinen- De plus, la face cachée de la ri-
.§ Valérie Lécrivain.
ce, il reste à mon avis (aussi) de chesse monétaire vient, selon l’au-
Lab. d’anthropologie sociale, Paris
la place dans l’évolution pour teur, des notions aristotéliciennes

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§MATHÉMATIQUES donne à l’auteur une belle occa- § SCIENCE ET SOCIÉTÉ


Brèves
sion de croquer sur le vif cet autre
Petits meurtres entre milieu – et au lecteur la joie de voir Eternit, PENSER LA VIOLENCE
mathématiciens un certain Pablo Picasso (l’un de la fibre tueuse DES FEMMES

Tefcros Michaelides ces inconnus...) se faire expliquer Gianpierro Rossi C. Cardi et G. Pruvost
Le Pommier, 2012 des mathématiques ! La Découverte, 2012 La Découverte, 2012
(288 pages, 17 euros). (168 pages, 14,50 euros). (442 pages, 32 euros).
Nos deux Grecs sont pris dans

O
les remous qui agitent leur pays. n découvrira dans cet ouvrage trou-

P P
our ceux qui n’ont pas eu L’un d’eux, en 1920, est sur le point our dénoncer l’un des plus blant un inventaire des violences exer-
la chance de se trouver à d’obtenir un poste dans une uni- grands scandales sani- cées par les femmes, dont l’intensité, la
Paris lors du Second versité créée en Grèce sous l’im- taires de l’histoire, celui de cruauté et la récurrence sont comparables
Congrès des mathématiciens (il pulsion de Carathéodory (ce ma- l’amiante, l’auteur nous fait re- à celles de la violence des hommes, même
si cette dernière est plus ample et tradi-
s’est tenu en 1900...), il existe un thématicien, qui a laissé un nom vivre l’histoire de la petite ville
tionnellement plus acceptée. L’ouvrage
moyen d’assister, comme s’ils y en analyse, fut aussi un adminis- italienne de Casale. Située au
porte aussi sur la représentation de cet-
étaient, à la fameuse conférence trateur brillant). Mais, des troubles cœur du Piémont, la cité est en-
te violence, que l’on dénonçait dans le
que David Hilbert y a prononcée : ayant éclaté en Asie Mineure, tièrement dépendante, au plan passé comme aberrante, tandis que les
lire le roman policier que propo- l’université ne vit jamais le jour. économique, de l’usine de trai- héroïnes de cinéma aussi sexy que vio-
se Tefcros Michaelides. Les pro- Plus que les mathématiciens tement de l’amiante, ouverte lentes se multiplient aujourd’hui.
tagonistes en sont deux mathé- et les circonstances historiques, dans les années 1950. L’aug-
maticiens grecs. Eux, qui étaient toutefois, les mathématiques elles- mentation alarmante, parmi les
alors jeunes, ont assisté à cette mêmes – et leurs questions éter- ouvriers de l’usine, de cancers de
conférence. Elle fut d’ailleurs un nelles ! – font la substance du ro- la plèvre, le mésothéliome, est SPORTIFS HIGH TECH
moment déterminant de leur vie, man. Là, je ne puis en dire plus. d’abord vécue comme une fata- N. Lanotte et S. Lem
puisque c’est à cette occasion qu’ils Non que l’auteur ait échoué à les lité avant de provoquer un réveil Belin, 2012
firent connaissance, commençant exposer de façon compréhensible salutaire dans la population. (160 pages, 23 euros).

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une amitié nourrie de discussions Journaliste à L’Unita, puis ré- éjà entendu parler du «doping tech-
passionnées sur les fondements dacteur en chef de l’hebdoma- nologique» ? Depuis qu’en étudiant
des mathématiques, amitié à la- daire « A », G. Rossi a suivi tou- de près le nageur Johnny Weismuller, les
quelle seule la mort put mettre fin. te l’affaire et déroule pour nous coachs japonais ont transformé en cinq
Enthousiastes et éblouis de- ces 30 années de drames et de ans leurs petits athlètes en médaillés
vant les sommités réunies au combats pour que soient enfin re- d’or, le sport de haut niveau est devenu af-
Congrès, ces débutants regardent connues d’abord la responsabi- faire d’avantages techniques, qu’il s’agis-
de tous leurs yeux, écoutent de lité de l’amiante dans la surve- se de gestuelle ou d’accessoires. Ce livre
toutes leurs oreilles. Par leur in- nue du mésothéliome, puis cel- en brosse un tableau plein de science.
termédiaire, le lecteur, lui aussi, dé- le de la multinationale Eternit qui
visage les mathématiciens illustres a poursuivi l’exploitation de l’usi-
qui composent l’auditoire, per- ne tout en sachant les risques en- LA PRÉHISTOIRE DES AUTRES
çoit leur fièvre avant l’intervention courus par la population.
de Hilbert, dont on savait qu’elle L’intérêt de ce livre tient au- Nathan Schlanger
et Anne-Christine Taylor
serait marquante, assiste aux dis- tant au fond qu’à la forme. Le
La Découverte/INRAP, 2012
cussions après. L’auteur excelle à style narratif est fluide, souvent
(337 pages, 28 euros).
redonner vie aux débats de à tous – au contraire, il y réussit poignant. L’excellente traduc-

I
l’époque, et le lecteur s’amuse en fort bien. Seulement, elles éclai- tion laisse intactes toutes les nventée en Europe, la science préhis-
constatant que, comme les nôtres, rent le mobile du crime, donnent nuances des sentiments habitant torique reste eurocentrique, de sorte
ils mêlaient oppositions intellec- la clé de l’énigme. les protagonistes. Tout en res- que les sociétés non occidentales sem-
tuelles loyales nourries d’estime Raconter l’intrigue d’un ro- pectant le fil de l’histoire, l’auteur blent n’avoir quitté leur préhistoire qu’avec
réciproque, animosités person- man policier, cela ne se fait pas. recentre le récit sur trois « lieux » l’arrivée des Européens. Le colloque dont
nelles, vexations d’amour-propre... Il se peut que Gödel ait une res- symboliques, partant du plus in- est issu ce livre était un effort pour, en
croisant les regards anthropologiques et
Les deux héros du roman ponsabilité morale indirecte dans time pour aller au plus collectif.
archéologiques, faire éclater l’évidence
n’oublient pas de profiter de la vie le meurtre, mais chut ! j’en ai déjà Une famille ordinaire, rattrapée
que la même profondeur temporelle exis-
parisienne. Ils fréquentent des ar- trop dit. par « l’épidémie » de mésothélio-
te partout, quelle que soit la distance d’une
tistes marginaux, inconnus à me, l’usine, Léviathan ambivalent, culture avec sa propre préhistoire.
.§ Didier Nordon
l’époque et désargentés, ce qui maudite mais seule richesse de

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Brèves la région, enfin la ville, avec sa réa- § GÉOGRAPHIE


lité mortifère quotidienne, mais
À LA RECHERCHE
DE TROUVÉ aussi ses doutes et ses débats. Il
Paris coule-t-il ?
Kevin Desmond aura fallu la pugnacité d’une poi- Magali Reghezza-Zitt
Pleine Page, 2012 gnée d’habitants pour qu’émerge Fayard, 2012
(204 pages, 15 euros). une prise de conscience indignée (250 pages, 19,80 euros).

T
ricycle électrique, oiseaux méca- de la réalité, s’opposant à la fata-
niques, bateau à moteur électrique,
lampe frontale, épées et bijoux lumineux
sont quelques-unes des nombreuses in-
ventions de Gustave Trouvé, touche-à-
tout prolifique du XIX e siècle. Au fil
lité ambiante. Ce combat du pot
de terre contre le pot de fer sem-
blait pourtant perdu d’avance.
Contre toute attente, il s’est sol-
dé par une victoire exemplaire : le
L e risque d’inondation a fait
depuis une vingtaine d’an-
nées l’objet d’analyses nou-
velles, tant dans la compréhen-
sion des inondations historiques
d’extraits de lettres, brevets, gravures et 13 février 2012, après que l’amian- que dans l’évaluation du risque
ouvrages d’époque, l’auteur dresse un
te est interdite sur tout le territoi- dans nos métropoles contempo-
portrait vivant de cet inventeur oublié qui
re italien, les dirigeants d’Eternit raines. Dans un langage qui dé-
a inspiré nombre d’objets modernes.
sont condamnés par le tribunal de note un rare talent de vulgarisa-
Turin à 16 ans de prison. tion, l’auteure s’attache à rendre nagement urbain permettrait de
Au-delà du récit, la postface accessibles au grand public les dépasser la « stratégie Pampers »
LES PLANTES pour l’édition française donne la questionnements savants sur la élaborée depuis la crue de 1910.
ET LEURS NOMS parole aux trois principaux leaders vulnérabilité de l’espace pari- M. Reghezza-Zitt développe des
François Couplan
de ce combat. Ils reviennent, avec sien aux inondations, et elle pose idées utiles aux décideurs publics:
Quæ, 2012 le recul nécessaire, sur ces années la question des réponses appor- la question de la gouvernance du
(224 pages, 36 euros). de lutte et tirent des conclusions tées face au risque de crue cen- risque, aujourd’hui enchevêtrée
qui font écho à l’interview du pro- tennale en région parisienne. en un mille-feuille administratif
C
e beau livre consacré à l’étymolo-
gie des noms de plantes plaira au
cureur de Turin et d’une juge d’ins- Une crue centennale coûterait et politique, qui empêche une pré-
lecteur curieux des mots comme à celui quelque 17 milliards d’euros et vention claire ; la question du
curieux de la nature. On y découvre une causerait dix fois plus de dégâts choix politiquement compliqué
parenté inattendue entre l’orchidée et qu’en 1910. Elle immobiliserait les entre protection du territoire par
l’avocat : à cause de leur forme, les or- réseaux de transports pendant blocage de la densification ur-
chidées tirent leur nom du terme grec deux mois, nuirait au tourisme et baine et la poursuite du déve-
signifiant testicule, et l’avocat d’un mot l’inaccessibilité des sous-sols de la loppement du tissu industriel ;
aztèque ayant ce même sens. On apprend Défense et du cœur de Paris blo- la question de l’acceptation du
aussi que la fleur de la véronique res- querait une partie du commerce risque par l’opinion publique, qui
semble à l’empreinte du visage du Christ, mondial. Paradoxe: «La conscien- limiterait l’inévitable chasse aux
d’où son nom (vraie image : vera ikona). ce du risque reste faible alors que responsabilités. À l’aide de com-
la mémoire du risque est forte. » paraisons claires et fouillées avec
La vulnérabilité parisienne d’autres catastrophes, elle plai-
LE CAMION ET LA POUPÉE pose des questions politiques. de pour « l’adaptation au dan-
Jean-François Bouvet Comment une puissance mon- ger et au changement ». Ni ca-
Flammarion/NBS, 2012 diale peut-elle laisser son cœur tastrophisme, ni fatalisme, ni es-
(230 pages, 19 euros).
économique et culturel sous la pérance en la toute-puissance de

C hercher si les différences


entre les cerveaux des
hommes et ceux des femmes sont d’ori-
truction parisienne. Malgré les dif-
menace d’un phénomène naturel
que la densité urbaine aggrave ?
la technologie et de l’État : l’au-
teure en appelle à la définition pu-
férences entre les systèmes judi- Prévenir le risque par une gestion blique et collective d’un « risque
gine naturelle ou culturelle mène l’auteur
ciaires de part et d’autre des Alpes, plus fine des grands réservoirs de acceptable ».
à une enquête étonnante. Par exemple,
ceux-ci élargissent le débat et tra- la Seine, et par une participation
le rapport entre la longueur de l’index et .§ Hugo Billard.
celle de l’annulaire y joue un rôle inat-
cent les voies possibles pour que plus forte des experts aux dé-
EHESS, Paris
tendu. Se fondant sur des résultats ré- de telles catastrophes environne- bats publics sur les plans d’amé-
cents de génétique, l’auteur conclut à une mentales et sanitaires ne puissent
certaine sexualisation du cerveau, mais se reproduire : à méditer !
se hâte d’ajouter que celle-ci n’entraîne
Retrouvez l’intégralité de votre magazine
.§ Bernard Schmitt. et plus d’informations sur :
aucune différence d’aptitudes.
CERNh, Lorient www.pourlascience.fr

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – NOVEMBRE 2012 – N° d’édition 077421-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/176 719 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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