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Jean Bourgault
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Lorsque Sartre interroge, dans la Critique de la Raison dialec-
tique, le devenir des rassemblements humains, il précise que « tout
serait plus facile » si l’on pouvait concevoir ces rassemblements
comme des « hyperorganismes » 1, c’est-à-dire comme de grands
corps vivants, rassemblant et unifiant en eux une multiplicité d’or-
ganismes individuels :
« Il va de soit que tout serait plus facile dans une dialectique trans-
cendantale et idéaliste : on verrait le mouvement d’intégration par
lequel chaque organisme contient et domine ses pluralités inorga-
niques se transformer de lui-même, au niveau de la pluralité
sociale, en intégration des individus à une totalité organique 2. »
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tiques, mais en un autre sens il faut bien reconnaître que l’on est
sans cesse conduit, lorsque l’on met en œuvre la thématique du
« corps politique », à déplorer qu’elle ajoute de nombreux embarras
aux problèmes qu’elle est supposée faire comprendre. Celui qui
l’emploie est perpétuellement tenu de préciser que l’unité d’une
communauté est bien comparable à celle d’un corps vivant, mais
qu’elle ne saurait lui être, pour autant, réductible : le corps politique
ne saurait atteindre à l’intégration d’un corps biologique — et
Sartre a sans doute raison de rappeler que le croire serait tomber
dans le plus naïf idéalisme.
Mais si relever la dimension idéaliste de la notion de corps
politique est une chose, c’en est une autre — et les quelques
remarques qui suivent se proposent de le montrer — de comprendre
les raisons pour lesquelles la thématique du corps et ses ambiguï-
tés semblent sans cesse hanter la pensée politique. Plus encore :
c’est une tout autre chose de comprendre la puissance pratique
que détient la représentation du politique en « corps » : tout se passe
en effet comme si cette figure du corps, indispensable à la réflexion
sur l’Etat, la collectivité et le pouvoir collectif, était aussi néces-
saire à la formation et au devenir de ces réalités politiques et
sociales.
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Kantorowicz détaille longuement les arguments au moyen desquels
les juristes anglais de la période élisabéthaine distinguaient
ces « deux Corps du Roi » : l’un, corps naturel, mortel, individuel,
corps sujet aux passions, et l’autre, corps immortel, corps collec-
tif, « Corps politique », dont — Kantorowicz cite un juge du
XVII siècle — « les membres sont [les sujets du roi], et lui et ses
e
immortel 8. Etrange tête, qui peut être tranchée sans nuire à l’inté-
grité du corps ; étrange individualité politique, qui se passe aisément
du corps où elle trouvait, il y a peu, à s’assurer.
S’indique en somme, par et dans l’avènement de la théorie de la
souveraineté portée par la métaphore du corps politique, une ten-
sion décisive : le monarque, principe d’unification à la tête de l’Etat,
est bien le garant de l’unité collective, mais il occupe de ce fait une
place où peut s’opérer une rupture décisive dans l’institution du
pouvoir, et donc la désunion.
Dans une lecture importante du texte de Kantorowicz, Marcel
Gauchet a souligné la complexité de cette tension 9. Selon lui, les
analyses de Kantorowicz mettent en évidence une « dualité interne
intime du pouvoir » ; tout se passe, pour Gauchet, comme si Kanto-
rowicz avait dévoilé le principe de tout pouvoir, comme si l’on
pouvait conclure des analyses sur les « deux corps du roi » qu’il
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n’y a « pas de pouvoir, depuis qu’il en existe, avec les Etats, de
séparés, qui ne se présente d’une manière ou d’une autre comme
traversé par une division 10 ». Ainsi l’unité souveraine du corps poli-
tique figurée dans l’individualité physique du monarque serait-elle,
du fait même de cette figuration, toujours déjà scindée. Plus
encore : si l’on pose que tel individu, tel corps, incarnant la fonction
du monarque, accomplit par là même, dans l’articulation d’un para-
doxal « compromis 11 », l’unité en corps de la communauté poli-
tique, alors l’on devrait reconnaître aussi que cette forme politique,
puisqu’elle s’est distinguée, s’est séparée de la communauté
et désigne d’ores et déjà la place souveraine comme étant, en
soi, vacante. En somme, puisqu’elle peut être occupée, elle peut
être vidée — elle va l’être, ou mieux encore : elle l’est. Ainsi le
monarque qui incarne en son corps le corps politique de la commu-
nauté serait captif d’une forme politique qui ruinerait secrètement,
de l’intérieur, la figure de la souveraineté qu’il permet pourtant
d’accomplir.
8. Ibid., p. 672.
9. Voir surtout Marcel Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir
sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, no 14, juillet-août 1981,
pp. 133-157, & no 15, septembre-octobre 1981, pp. 147-168.
10. Ibid., p. 137.
11. Ibid., p. 153.
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monarque est nié : la démocratie.
De fait, au cours du devenir des formes politiques, la scission
affectant le pouvoir a évolué dans le sens d’une désincarnation du
pouvoir souverain. En même temps la construction légitimante sou-
tenue par l’image du corps politique s’est modifiée 14 : on a pu ainsi
assister, du XVIIe au XVIIIe siècle, à une multiplication des théories du
droit naturel et du contrat au travers desquelles la question de la
légitimation du pouvoir souverain s’est déplacée de plus en plus
d’une réflexion sur le corps individué du monarque vers une inter-
rogation sur le corps de la collectivité. Ce déplacement se marque
clairement chez Rousseau : dans le modèle qu’élabore le Contrat
social, le corps politique s’établit de façon immanente, sans réfé-
rence à une personne qui soit au « chef », à la tête de l’Etat : l’acte
II
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reprises 16. Lefort, dont la référence à Kantorowicz a sans doute
beaucoup interpellé Gauchet, s’est attaché à montrer que le moment
révolutionnaire, tel qu’il s’accomplit en 1789, opère une rupture
radicale avec les conceptions politiques qu’étudie l’historien alle-
mand. En faisant advenir un modèle d’institution où la souveraineté
est légitimée par la proclamation des droits de l’homme, la Révolu-
tion désintrique pouvoir et droit, et réalise par là même une dissolu-
tion de la figure de la souveraineté qui s’était étayée sur la notion
de corps politique.
Cette dissolution est le propre de ce que Lefort nomme « l’in-
vention démocratique ». La déclaration solennelle des droits de
l’homme met en effet au fondement de la légitimité de l’exercice du
pouvoir une figure indéterminée, inaliénable : « l’être humain »,
figure qui est perpétuellement à réinterroger, dont il faut perpétuel-
lement réinventer l’approche. Désormais, du fait de la référence
au principe des droits de l’homme, « le droit établi est voué au
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frage universel et engage une société où l’interrogation sur le droit
légitime l’établissement du droit 20, le lieu du pouvoir est désormais
sans figure ; un individu ne pourrait tenter de s’en emparer sans que
l’imposture éclate au grand jour.
Daniel Giovannangeli, rapprochant la pensée de Lefort de celle
de Merleau-Ponty, la résume justement en insistant sur la diffé-
rence, faite par Lefort 21, entre le vocabulaire du corps et celui de la
chair : « la défaite du corps fait place nette à la chair du social 22 » —
chair du social, c’est-à-dire : « enchevêtrement de sensibilité », véri-
table milieu politique où l’on fait l’épreuve de l’altérité et où s’in-
vente l’éthique démocratique, qui exige le respect de l’autre, des
autres, en leurs différences. L’image de l’unité organique, du corps,
c’est-à-dire d’une totalité close où chaque élément a une place, une
fonction, semble alors dépassée : la division du social est division
interne, elle est prise dans un même milieu, mais ce milieu, qui
forme une « même chair » en tant qu’il fait sans cesse l’épreuve de
lui-même 23, est infiniment et profondément ouvert à l’altérité.
Lefort ne manque pas de reconnaître la fragilité de cette figure
démocratique de la souveraineté. Tout d’abord en effet, puisque le
pouvoir est sans lieu, comme l’écrit Giovannangeli, « l’acquis n’y
paraît jamais pleinement légitime, le pouvoir y reste dépendant du
conflit. Il n’est pas complètement faux de dire que la démocratie est,
à la limite, toujours en état de crise 24 ». Cette crise la rend fragile
vis-à-vis des forces qui voudraient s’emparer d’elle. L’on doit ainsi
redouter la forme de souveraineté qui, profitant de la faiblesse
constitutive de la démocratie, pourrait aisément la renverser : non
pas le despotisme, mais bien le totalitarisme. Contre l’invention
démocratique, le totalitarisme pose que toute liberté, toute diversité,
est à bannir ; il apparaît ainsi, aux yeux de Lefort, comme une ten-
tative pour faire renaître la figure du corps politique dans un
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« espace imaginaire clos et uniforme », où « l’instinct de mort se
déchaîne 25 ».
Mais Lefort n’ignore pas non plus les risques qui menacent la
démocratie du sein même de son ordre, l’institution du suffrage uni-
versel : cette institution ne saurait instaurer en effet un repère poli-
tique comparable en clarté et fermeté à celui que l’on rencontrait
dans les sociétés unies grâce au corps du roi ; dès lors le sens de
l’unité risque perpétuellement d’être perverti à partir même de l’ap-
pel au vote des citoyens :
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l’unité d’un corps — c’est-à-dire, au moins, d’une communauté
politique maintenue à l’être et unifiée, rassemblée, par un mouve-
ment de totalisation qui trouve en lui-même à s’organiser. En
somme l’on ne voit pas, si l’on pose que l’invention démocratique
refuse par principe toute incorporation en un corps politique, quel
pourrait être l’étrange monde charnel où s’affirme cette invention ;
en outre, et dans le même temps, il est difficile de comprendre
la nature des pouvoirs politiques qu’invente la démocratie, s’ils ren-
dent possible qu’elle s’affirme dans un « compte des voix » au lieu
d’actualiser pleinement la souveraineté du peuple.
On retrouve des questions fort voisines chez Marcel Gauchet ;
mais là où Claude Lefort insiste sur la « désincorporation », la « désin-
trication », en pensant l’invention démocratique comme une rupture,
Marcel Gauchet insiste, lui — c’est tout l’enjeu de sa lecture —, sur la
continuité du mouvement historique qui fait passer de la monarchie à
la démocratie. Alors que pour Lefort l’évidence qui a pu accompagner
la référence au corps politique a été profondément remise en cause par
l’avènement des formes modernes de la démocratie, pour Gauchet, le
mouvement qui a rendu possible la dislocation du pouvoir monar-
chique s’est joué dès la figuration de ce pouvoir en corps : « [...] l’idéal
démocratique a eu la monarchie pour matrice 27. »
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tion — la référence au corps politique. Un renforcement qui ne
s’opérerait pas sous l’explicite figure d’un monarque, mais de façon
plus silencieuse, en un secret paradoxe qui ferait de la démocratie
une limite politique décisive : « [...] l’identité foncière du lien entre
les hommes entre eux à l’intérieur d’un englobant exclusif est à ce
point établie qu’elle n’a plus besoin de garant ostensible 31. » La
disparition du corps du monarque... serait le triomphe du corps poli-
tique, en tant que triomphe d’une subjectivité collective unifiée
comme jamais. Autrement dit, dans un univers démocratique, l’on
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laire 34. Il conviendrait désormais de distinguer entre ce que la démo-
cratie prétend faire et être, « le régime qui se sait dans ses règles et
qui se veut explicitement pour ce qu’il est », et ce qu’elle est en fait :
« un régime tout entier ordonné à l’opération d’une subjectivité col-
lective en acte » — en précisant bien que « cette subjectivité n’a pas
besoin de se savoir pour exister, ni d’être expressément voulue
comme telle pour fonctionner » 35. Or il est fort difficile de penser le
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cratie, cette « possession anonyme du corps social par lui-même 36 »
qui semble avoir été préparée par toute l’histoire du corps politique ;
mais il est à craindre que l’insistance sur l’énigme et le caractère
inconscient de la thématique de l’incorporation ne suffise pas à
expliciter la « logique de l’un et du multiple, de l’universel incarné
et du particulier érigé en corps, de la fragmentation du lien social et
de la totalisation humaine 37 » qu’elle exige : on ne voit alors de
quelle chair serait faite ce corps anonyme et insaisissable.
Il semble bien ainsi qu’à prendre l’histoire juridico-politique
comme fil conducteur d’un questionnement sur le « corps poli-
tique », on ne parvienne à dévoiler sous cette notion, en fin de
compte, qu’un spectre incertain, à la présence incompréhensible.
III
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leur perspective » 38. On peut reprendre alors ce qui fait le départ de
nos remarques : l’étude de Sartre a bien, en un sens, une dimension
transcendantale. Il s’agit de déterminer si et comment la tempora-
lisation de l’histoire est une totalisation qui rassemble en une his-
toire les multiples actes des agents humains — mais déterminer si
et comment l’on peut comprendre le caractère irréductible de la
nouveauté dans l’histoire 39, ou, plus exactement encore, si l’on peut
établir et comprendre le fait que cette nouveauté soit compréhen-
sible, quelle qu’en soit la nature, ce n’est pas pour autant soumettre
l’histoire à la logique d’un « grand totalisateur 40 », qui la prédéter-
minerait de toute éternité. S’éclaire alors l’insistance de Sartre : il
ne s’agit pas de tomber dans un idéalisme qui concevrait le devenir
des formes politiques comme achevé d’avance, il s’agit de savoir si
l’on peut ou non mettre au jour une sorte de logique de l’organisa-
tion sociale — tout se passe, en quelque sorte, comme si Sartre se
proposait d’expliciter la « logique de l’universel incarné et du par-
ticulier érigé en corps » qu’évoque Gauchet.
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Sartre ne part donc pas d’une théorie de la « chair du social », il
part d’une théorie de la totalisation d’une diversité d’individus dans
une même collectivité. Et c’est la réalité matérielle de cette collec-
tivité qu’il faut concevoir, son inertie, son mode de résistance à la
praxis — précisément tout ce qui peut faire penser, en elle, à la per-
manence et au mode d’être d’un corps vivant. Or s’il y a une perma-
nence de la communauté humaine, et si elle est douée d’une inertie,
il faut dire aussi que cette inertie se découvre d’abord à tous comme
une inertie d’impuissance ; en elle, tous les individus réalisent les
uns par les autres ce qu’ils sont et ce qu’ils ont à faire, autrement dit
leur « statut de classe 42 », mais en subissant ce statut comme une
exigence extérieure, aliénante. On comprend alors que Sartre pré-
cise que ces objets sociaux, ces rassemblements constitués sous
l’exigence du pratico-inerte, c’est-à-dire ces collectifs, ont ceci de
déterminant qu’ils ne sont pas du tout des « hyperorganismes », des
ensembles d’individus unifiés en corps : ce sont bien au contraire
des « êtres sociaux inorganiques » 43.
Les collectifs sont certes des rassemblements, qui comme tels
possèdent une forme d’unité, mais cette unité, étroitement dépen-
dante du champ pratico-inerte où elle paraît, fait qu’ils retiennent
aussi en eux la dispersion et la contingence de la matérialité qui les
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bue, par sa passivité même, à renforcer. Pas de collectif sans la
dynamique piégée de la « sérialité », dynamique que Sartre présente
au travers d’exemples célèbres, qu’il s’agisse de l’attente à l’arrêt
de bus 46, ou de l’écoute d’une émission radiophonique 47 : dans la
file d’attente, je suis dixième par les autres en tant qu’ils sont autres
qu’eux-mêmes, puisqu’ils « ne possèdent pas en eux-mêmes la rai-
son de leur numéro d’ordre 48 » — écoutant la radio, j’écoute « à la
place de l’Autre en tant qu’Autre » : j’écoute en tant que d’autres
écoutent 49.
Au sein des rassemblements sériels, des hommes sont
ensemble, mais non pas du fait d’un projet qu’ils auraient décidé
d’un commun accord — ils sont ensemble, mais maintenus sépa-
rés : autrement dit ils ne peuvent faire corps, puisqu’ils ne sont que
sur le mode d’un « être-hors-de-soi-dans-l’autre ». Pour celui qui,
du dehors, regarde ce type de « regroupement », le rassemblement
peut posséder une apparence d’unité, mais ce n’est qu’une appa-
rence : en fait les hommes réunis à la station de bus n’ont aucune
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tables corps sociaux, unifiés, non sériels : « [...] le collectif n’est pas
simplement la forme d’être de certaines réalités sociales, mais [...]
il est l’être de la socialité même, au niveau du champ pratico-
inerte 51. » Ainsi l’étude des collectifs est-elle décisive du point de
vue méthodique, puisqu’elle prépare à la compréhension de struc-
tures d’aliénation plus complexes, qui ont le mode d’être de l’être-
de-classe 52 — ce faisant, elle permet de mettre au jour le statut dia-
lectique des processus qui viennent obscurcir la relation de la
communauté à elle-même, c’est-à-dire la relation libre et éclairée de
chacun à chacun.
IV
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la Critique consacre au mouvement de dissolution de la sérialité
qui s’accomplit lors de l’insurrection parisienne de 1789 : c’est
dans la tension entre groupe et collectif que se jouent toutes les
luttes de pouvoirs et de légitimation qui font le combat politique et
c’est à partir de cette tension que Sartre interroge l’invention révo-
lutionnaire.
Dans son évocation de la prise de la Bastille, Sartre décrit
d’abord la période d’effervescence qui a précédé l’insurrection 53 : le
gouvernement s’oppose au peuple de Paris :
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vescence, il n’y a pas encore de communauté unifiante, juste une
communauté unifiée du dehors par le pouvoir qui la désigne à elle-
même comme étant en danger : on est loin alors de la saisie de la
liberté par elle-même. Mais Sartre met en évidence, au sein de
l’effervescence, un mouvement d’anticipation tout à fait singulier :
la conduite sérielle fait que chacun s’arme pour se protéger contre
les dragons qui encerclent Paris ; on pille les armureries :
« [...] chacun est déterminé à s’armer par l’effort des Autres pour
trouver des armes et chacun tâche d’arriver avant les Autres
puisque, dans le cadre de la rareté nouvellement apparue, l’effort
de chacun pour prendre un fusil devient danger pour l’Autre de
rester désarmé 55 [...]. »
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il va naître de l’apparaître, au cœur de la dispersion sérielle, de la
figure du corps politique, comme organisme constitué par une
praxis collective et doué d’une souveraineté commune.
« [...] Je suis au milieu des tiers et sans statut privilégié. […] Pra-
tiquement, cela veut dire que je suis intégré à l’action commune
quand la praxis commune du tiers se pose comme régulatrice. Je
cours, de la course de tous, je crie : “Arrêtez !” tout le monde s’ar-
rête ; quelqu’un crie : “Repartez !” ou bien : “A gauche ! A droite !
A la Bastille !” Tout le monde repart, suit le tiers régulateur, l’en-
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tenté de dire aussi qu’il n’y a ici aucun corps. Mais d’un autre
côté les analyses de Sartre semblent bien établir que ce moment du
surgissement du groupe en fusion est aussi celui où se manifeste
ce qu’il est possible de nommer une actualisation du corps poli-
tique — puisque c’est le moment où se manifeste effectivement
une puissance souveraine née d’une communauté humaine en acte,
qui se totalise elle-même et définit elle-même les modalités de son
déploiement.
Et, de fait, tout est ici paradoxal : Sartre explique en effet que
l’on est porté à concevoir le groupe en fusion, qui se réorganise lui-
même sans cesse et ne se fige en rien, à partir d’un principe d’intel-
ligibilité qui réinvestit la figure du corps, de l’organisme :
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biologique — se découvre comme un certain moment de l’expé-
rience. [...] Nous dirons que la structure organique est avant tout
l’apparence illusoire et immédiate du groupe quand il se produit
dans le champ pratico-inerte et contre ce champ 63. »
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vue plus haut, entre la faiblesse proclamée d’une forme politique et
la puissance qui s’y exprime ; mais Sartre, en partant du fait que le
groupe, à proprement parler, n’est pas, qu’il « se totalise sans cesse
et disparaît par éclatement (dispersion) ou par ossification (iner-
tie) 65 », se rend capable d’en étudier les déterminations essen-
tielles : c’est parce que le groupe n’a pas d’être que la question du
corps politique se pose dans sa radicalité comme question du ren-
forcement du pouvoir et comme question de la détotalisation qui
l’affecte perpétuellement.
Il apparaît ainsi que la perspective adoptée par la Critique per-
met de s’opposer à une théorie du social qui voudrait, à tort, invo-
quer une « chair » du social contre les pièges de l’incorporation ; on
ne peut séparer la chair et le corps, l’auto-affection du social et le
procès de totalisation qui l’organise et l’unifie : pour Sartre les para-
doxes et les pièges de l’incorporation sont multiples, et c’est leur
étude que doit conduire avec rigueur le penseur du devenir poli-
tique — et cela quelles que soient les formes de souveraineté que
l’on étudie. La Critique montre que tout effort pour organiser la
relation du social à lui-même fait naître de nouvelles inerties qui
V
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En faisant une place à l’apparence organique du groupe, Sartre
se donne les moyens de résoudre tout un ensemble d’apories que la
pensée juridique classique comme les théories du droit naturel ne
pouvaient résoudre 67. Sartre ne prétend pas occuper le terrain stric-
tement juridique des théories du contrat, théories qui lui semblent à
la fois trop idéalistes et absurdes 68. Il cherche bien à expliciter la
façon dont une communauté advient à elle-même, mais il change,
pour ce faire, de point de vue : il ne s’agit plus de résoudre idéale-
ment la question de la naissance de la société, il s’agit, en explorant
la logique du groupe en fusion, de s’installer dans la tempora-
lisation de l’invention politique, en refusant les circularités qui en
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« Le groupe est hanté par les significations organicistes parce qu’il
est soumis à cette loi rigoureuse : s’il parvenait — mais c’est
impossible — à se donner l’unité organique, il serait par là même
hyperorganisme (parce qu’il serait un organisme se produisant
lui-même selon une loi pratique excluant la contingence) ; mais
puisque ce statut lui est rigoureusement interdit, il reste comme
totalisation et comme être en deçà de l’organisme pratique et
comme un de ses produits. En un mot, puisque le stade organique
ne peut être dépassé, il ne peut être atteint ; et l’organisme, comme
seuil à franchir pour parvenir à l’unité hyperorganique, reste le sta-
tut ontologique et pratique qui sert au groupe de régulateur 72. »
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persistance des figures anciennes de la souveraineté : il s’agit
bien plutôt de penser la logique selon laquelle il va se manifester
avec force — ou selon laquelle il va, pour un temps, être méconnu,
ou nié.
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On voit alors qu’il n’y a pas, en ce sens, d’échec inévitable du
groupe : le groupement n’est pas nécessairement victime des pièges
qu’il affronte, la liberté n’est pas une simple apparence : il faut
continuer à chercher encore comment inscrire dans le réel les
formes d’organisation politique les plus libres possibles. Tel est
l’espoir qui porte Sartre, lorsqu’il écrit la Critique : dévoiler les
pièges de toute organisation, c’est aussi affirmer que les structures
politiques ne sont pas toutes, du point de vue de leur mode d’orga-
nisation, de même valeur ; c’est poser qu’il doit exister des modali-
tés de groupement qui parviennent à résister au mirage du corps
qu’elles suscitent.
Le fait que Sartre parle « d’échec du groupe » ne signifie donc
pas que l’humanité soit, à ses yeux, condamnée au totalitarisme ; au
contraire : cet échec « ontologique » est une chance politique. L’his-
toire ne pourrait se fermer sur elle-même que si le groupe pouvait
se former en un grand corps, si le pouvoir se figeait en l’imposition
d’une souveraineté absolument inhumaine. Mais de même que cette
clôture serait la fin de toute humanité, la souveraineté totale d’une
puissance sur un groupe ne pourrait que le faire disparaître comme
forme politique. Sartre ne cesse d’y revenir : dans un rassemble-
ment collectif effectif, il n’y a que des « quasi-souverainetés 75 », la
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représentation de la communauté politique en « corps ». La Cri-
tique, tout en s’attachant à dénoncer l’idéalisme qui menace la théo-
rie sociale et historique, s’attache donc aussi à découvrir le proces-
sus profond par lequel une certaine fiction du corps politique ne
cesse de renaître, sous de multiples apparences, en même temps que
se déploie le devenir des formes de pouvoirs et de rassemblements
humains. Elle apprend donc à penser en réaliste les relations de pou-
voirs et à en anticiper les effets77 ; et certes, Sartre rejoint ici la
méfiance de Lefort à l’égard du corps politique 78 : toute tentative
pour réaliser de force un corps politique dans le réel ne pourra être
Jean BOURGAULT
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commune. [Rappelons que Claude Lefort répondit à Sartre par un premier
article intitulé « Le marxisme et Sartre », paru dans Les Temps Modernes,
no 89, avril 1953 — article auquel Sartre répliqua dans le même numéro de
la revue, une « Réponse à Claude Lefort » reprise dans Situations, VII, pro-
blèmes du marxisme, 2, Paris, Gallimard, 1965. Lefort répondra à cette
réponse dans un texte intitulé « De la réponse à la question », Les Temps
Modernes, no 104, juillet 1954.] Il n’est pas possible ici d’entrer dans les
détails de cette polémique — mais il importe cependant de souligner qu’il
s’agissait bien, dès ce moment, pour Sartre comme pour Lefort, de conce-
voir la façon dont se produit l’unité d’une dynamique politique. Il est ainsi
frappant, notamment, de voir Sartre, en 1952, dénoncer chez son adver-
saire ce qu’il nomme un « organicisme secret », en se référant à Goldstein
et Lewin, c’est-à-dire à la théorie de la forme, et en reprochant à Lefort de
méconnaître l’idéalisme de sa position (cf. Sartre, Situations, VII, p. 52).
On trouve sans doute dans cette polémique et dans les questions qu’elle
a soulevées l’une des motivations profondes de la Critique de la Raison
dialectique.
79. Voir notamment ce que dit Sartre de la Terreur (CRD, tome 1,
p. 671 [567]) : « Le fondement de la Terreur, c’est précisément le fait que
le groupe n’a pas ni ne peut avoir le statut ontologique qu’il réclame dans
sa praxis et c’est, inversement, le fait que tous et chacun se produisent et
se définissent à partir de cette inexistante totalité. Il y a une sorte de
vide intérieur, de distance infranchissable et indéterminée, de malaise
dans chaque communauté grande et petite ; ce malaise suscite un renforce-
ment des pratiques d’intégration et croît à proportion que le groupe est plus
intégré. »