L'Art D'être Heureux Auteur Arthur Schopenhauer
L'Art D'être Heureux Auteur Arthur Schopenhauer
L'Art D'être Heureux Auteur Arthur Schopenhauer
L’ART D’ÊTRE
HEUREUX
À travers cinquante règles de vie
REGLE DE VIE N° 1
– 27 –
diôkei ho phronimos [« Le sage n’aspire pas au
plaisir, mais à l’absence de souffrance », Aristote,
Éthique à Nicomaque VII, 11, 1152b 15]. Nous
nous rendons compte que le meilleur qu’on
puisse trouver sur terre est une vie présente sans
souffrance, une vie qu’on puisse supporter paisi-
blement : une telle vie nous est-elle en partage, et
nous savons l’apprécier ; nous nous gardons bien
de la détruire par une quête sans fin de joies
imaginaires et en nous souciant avec angoisse
d’un avenir toujours incertain : ce dernier n’est-il
pas entièrement entre les mains du destin, quels
que soient nos efforts pour lutter contre lui ? >11
– Par ailleurs : combien il serait insensé de tou-
jours veiller à jouir autant que possible du pré-
sent qui est seul certain, alors que pourtant la vie
entière n’est qu’une part de présent plus grande,
et comme telle totalement passagère. Voir, sur ce
point, le n° 14.
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REGLE DE VIE N° 3 Caractère acquis
– 30 –
certain degré. Le caractère empirique est, comme
simple pulsion naturelle, irrationnel en soi : il
faut même dire que ses expressions sont par-
dessus le marché contrariées par la raison, et
elles le sont d’autant plus que l’homme possède
plus de circonspection et de force de pensée. Car
ces dernières ne cessent de lui représenter ce qui
revient à l’homme en général en tant que carac-
tère générique et ce dont il est capable dans son
vouloir comme dans ses réalisations. Il prend
ainsi plus difficilement conscience de ce que seul
parmi tout le reste il veut et peut en vertu de son
individualité. Il trouve en lui les dispositions
pour toutes les aspirations et énergies humaines,
si diverses soient-elles ; mais le degré différent
de ces dispositions dans son individualité, il ne le
découvre pas sans expérience ; et s’il se met
certes à suivre les aspirations qui sont seules
conformes à son caractère, il n’en ressent pas
moins, spécialement à certains moments et lors-
qu’il est dans certaines humeurs, les incitations à
des aspirations exactement contraires, inconci-
liables avec les précédentes : s’il veut poursuivre
les premières sans être contrarié, les secondes
doivent être totalement réprimées. Car de même
que notre chemin physique sur la terre est tou-
jours une ligne, jamais une surface, nous devons
durant la vie, si nous voulons saisir et posséder
– 31 –
une chose, laisser tomber, en y renonçant, une
quantité innombrable d’autres choses, à droite et
à gauche. Si nous n’arrivons pas à nous décider
en ce sens, si, au contraire, comme des enfants à
la fête foraine, nous voulons nous emparer de
tout ce qui nous attire au passage, alors on a
affaire aux efforts néfastes pour convertir la ligne
de notre chemin en surface : nous courons dès
lors en zigzag, de-ci de-là, comme des feux fol-
lets, et nous n’aboutissons à rien. – Ou, pour
prendre une tout autre comparaison : dans la
philosophie du droit de Hobbes, chacun possède
à l’origine un droit sur toutes choses, mais aucun
droit exclusif sur aucune ; ce dernier toutefois
peut se porter sur des choses particulières du fait
que l’individu renonce à son droit sur toutes les
autres ; moyennant quoi, les autres, constatant le
choix qu’il a fait, font de même de leur côté. Il en
va exactement ainsi dans la vie : nous ne sommes
en mesure d’aller vraiment, avec sérieux et suc-
cès, au bout de nos aspirations au plaisir, à
l’honneur, à la richesse, à la science, à l’art ou à la
vertu que si nous abandonnons tout désir qui
leur est étranger, si nous renonçons à tout le
reste. C’est pourquoi le pur vouloir de même que
le simple pouvoir ne sont pas encore en eux-
mêmes suffisants : mais un homme doit aussi
savoir ce qu’il veut, et savoir ce qu’il peut : c’est
– 32 –
seulement ainsi qu’il montrera du caractère, et
c’est seulement alors qu’il accomplira quelque
chose de juste. Avant d’y parvenir, il est en effet
sans caractère, nonobstant la cohérence naturelle
de son caractère empirique, et bien qu’il doive au
total rester fidèle à lui-même et suivre sa voie, il
est tiraillé par son démon ; il ne décrira donc pas
une ligne droite, mais une ligne tremblante, iné-
gale ; il va hésiter, dévier, revenir en arrière,
ressentir du repentir et de la souffrance : tout
cela parce qu’il voit sous ses yeux, en petit et en
gros, tant de choses qui sont possibles à l’homme
et qu’il peut atteindre, et que pourtant il ignore
cela seul qui, parmi toutes ces choses, lui con-
vient et cela seul qu’il peut réaliser, voire même
cela seul qui peut le satisfaire. C’est pourquoi il
en jalousera plus d’un pour une situation et des
conditions qui sont pourtant adaptées unique-
ment au caractère de celui-ci, et non au sien, et
dans lesquelles il se sentirait malheureux, qu’il
serait même probablement incapable de suppor-
ter. En effet, de même que le poisson ne se sent
bien que dans l’eau, l’oiseau seulement dans l’air,
la taupe uniquement sous terre, ainsi chaque
homme ne se sent bien que dans l’atmosphère
appropriée pour lui ; par exemple, l’air de la cour
n’est pas respirable par chacun. Par manque de
lucidité sur tout cela, plus d’un fera toutes sortes
– 33 –
de tentatives vouées à l’échec, il fera violence à
son caractère sur tel point précis, et au total il
devra de toute façon lui céder à nouveau : et ce
qu’il obtient ainsi péniblement, contre sa nature,
ne lui donnera aucun plaisir ; ce qu’il apprend
ainsi restera lettre morte ; et même, dans une
perspective éthique, un acte trop noble pour son
caractère, surgi non pas de la pure, de
l’immédiate aspiration, mais d’un concept, d’un
dogme, perdra tout mérite, même à ses propres
yeux, à cause du repentir égoïste qui s’ensuivra.
Velle non discitur [« On n’apprend pas à vou-
loir », Sénèque, Lettres à Lucilius 81, 14]. Nous
prenons conscience de la nature inflexible des
caractères étrangers grâce à l’expérience ;
jusque-là, nous partageons la croyance infantile
que par des représentations raisonnables, des
prières et des supplications, des exemples et de la
générosité nous pourrions amener quelqu’un à ce
qu’il renonce à quelque aspect de lui-même, qu’il
change sa manière d’agir, qu’il laisse de côté une
façon de penser ou même qu’il augmente ses
capacités. Il en va de même pour nous. Il nous
faut d’abord apprendre par l’expérience ce que
nous voulons et ce que nous pouvons : jusque-là,
nous ne le savons pas, nous sommes dépourvus
de caractère, et souvent il faut que nous soyons
rejetés sur notre propre chemin par de violents
– 34 –
coups venus de l’extérieur. – Mais une fois que
nous l’avons enfin appris, alors nous avons at-
teint ce que dans le monde on appelle caractère,
le caractère acquis. Celui-ci n’est donc rien
d’autre qu’une connaissance aussi parfaite que
possible de sa propre individualité : c’est le savoir
abstrait, et par conséquent évident, des proprié-
tés immuables de son propre caractère empirique
ainsi que de la mesure et de l’orientation de ses
forces spirituelles et corporelles, donc de
l’ensemble des forces et des faiblesses de
l’individualité personnelle. Cela nous rend ca-
pables de réaliser maintenant de façon réfléchie
et méthodique le rôle en soi invariable de notre
propre personne, qu’auparavant nous naturali-
sions sans règle aucune, et de combler, sous la
houlette de concepts solides, les lacunes que des
humeurs ou des faiblesses introduisent dans ce
rôle. Nous avons désormais soumis le compor-
tement, qui est de toute façon nécessairement
conforme à notre nature individuelle, à des
maximes qui nous sont toujours présentes ; grâce
à elles, nous réalisons ce comportement de ma-
nière aussi réfléchie que s’il avait été appris, sans
jamais nous laisser égarer par l’influence passa-
gère de l’humeur ou de l’impression du moment
présent, sans être freinés par l’amertume ou la
douceur d’une singularité rencontrée en cours de
– 35 –
route, sans hésitations, sans oscillations, sans
incohérences. Nous cesserons alors, comme font
les novices, de soupeser, d’essayer, d’errer de-ci
de-là pour voir ce que nous voulons au juste et ce
dont nous sommes capables ; bien au contraire,
nous le savons une fois pour toutes, pour chaque
choix à faire nous avons des maximes univer-
selles à appliquer à des cas particuliers et nous
arrivons rapidement à la décision. Nous connais-
sons notre volonté en général et ne nous laissons
guère détourner par notre humeur, ou par des
invites extérieures à décider dans le cas particu-
lier ce qui lui est contraire dans l’ensemble. Nous
connaissons par conséquent ainsi le type et la
mesure de nos forces et de nos faiblesses, et nous
nous épargnerons ainsi bien des souffrances. Car,
en réalité, il n’y a absolument pas de satisfaction
ailleurs que dans l’usage et la sensation de ses
propres forces, et la plus grande douleur est de
constater l’absence de forces là où l’on a besoin
d’elles. Si donc nous avons découvert où se trou-
vent nos forces et nos faiblesses, nous développe-
rons nos qualités naturelles les plus éminentes,
nous les utiliserons, nous chercherons à en user
de toutes les manières et nous irons toujours là
où elles ont valeur et là où elles sont en vigueur,
tandis que nous éviterons totalement, et en nous
dépassant nous-mêmes, les objectifs pour les-
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quels nous avons de faibles dispositions ; nous
nous garderons de tenter ce qui de toute façon ne
nous réussit pas. Seul celui qui est parvenu à ce
point sera toujours, de façon pleinement réflé-
chie, totalement lui-même, et il ne sera pas
abandonné par lui-même, car il aura toujours su
ce qu’il pouvait s’imposer à lui-même. C’est
pourquoi il aura souvent en partage la joie de
sentir ses forces, et rarement il éprouvera la dou-
leur d’avoir à se souvenir de ses faiblesses – ce
qu’est cette humiliation-là, qui provoque peut-
être la suprême souffrance spirituelle : le fait de
beaucoup mieux supporter de regarder claire-
ment en face sa malchance plutôt que sa mala-
dresse. – Si donc nous sommes désormais parfai-
tement au clair sur nos forces et nos faiblesses,
nous ne chercherons pas à exhiber des forces que
nous n’avons pas, nous ne nous amuserons pas
avec de la fausse monnaie, car de tels faux-
semblants manquent en fin de compte leur but.
En effet, l’homme entier n’est que la manifesta-
tion de sa volonté ; rien, par conséquent, ne sau-
rait être pire que de partir de la réflexion pour
vouloir être quelque chose d’autre que ce qu’on
est : car c’est une contradiction immédiate de la
volonté avec elle-même. Imiter des propriétés et
des particularités qu’on n’a pas doit être davan-
tage blâmé que le port des vêtements d’un autre :
– 37 –
car c’est le constat de sa propre inanité exprimé
par soi-même. La connaissance de ses propres
tendances et de ses capacités en tout genre ainsi
que de leurs limites variables est, dans cette
perspective, le chemin le plus sûr pour parvenir
autant que faire se peut au contentement de soi-
même. Car ce qui est vrai des circonstances exté-
rieures l’est aussi des états intérieurs : à savoir
qu’il n’est pas de consolation efficace pour nous
hors de la pleine certitude de la nécessité im-
muable. Un mal nous ronge, qui nous atteint
moins que la pensée à propos des moyens qui
auraient pu le détourner de nous ; moyennant
quoi, rien n’est plus efficace pour assurer notre
tranquillité que de contempler ce qui est arrivé
sous l’angle de la nécessité : car sous cet angle,
tous les événements contingents se présentent
comme les instruments du destin souverain et
nous reconnaissons de surcroît que le mal adve-
nu est intervenu inexorablement en raison du
conflit entre états intérieurs et circonstances
extérieures – rien n’est plus efficace donc que le
fatalisme. En vérité d’ailleurs, nous ne gémissons
et ne fulminons qu’aussi longtemps que nous
espérons ainsi ou bien agir sur d’autres, ou nous
stimuler nous-mêmes en vue d’efforts sans pré-
cédents. Mais enfants et adultes savent fort bien
– 38 –
s’estimer contents dès qu’ils prennent clairement
conscience que c’est ainsi et pas autrement :
thumon eni stêthessi philon damasantes
anagkê
(Animo in pectoribus nostro domito necessi-
tate).
[« Comprimant la fureur renfermée dans sa
poitrine », Homère, Iliade XVIII, v. 113.]
Nous ressemblons aux éléphants en captivité
qui, des jours durant, se déchaînent et se débat-
tent, jusqu’à ce qu’ils comprennent que c’est sans
résultat ; et subitement ils s’offrent alors au joug,
domptés pour toujours. Nous sommes comme le
roi David qui, tant que son fils vivait encore,
assaillait sans arrêt Jéhovah de supplications et
se comportait comme un désespéré ; mais dès
que le fils fut mort, il n’y pensa plus. De là vient
que d’innombrables maux durables – infirmité,
pauvreté, rang social inférieur, laideur, habitat
misérable – sont supportés dans une parfaite
indifférence par des individus innombrables et
ne sont plus même sentis, comme des plaies
cicatrisées, uniquement parce que ces gens sa-
vent que la nécessité interne ou externe ne laisse
pas d’autre choix ; de plus heureux, au contraire,
ne voient pas comment on peut supporter cela.
– 39 –
Rien ne réconcilie davantage tant avec la nécessi-
té externe qu’avec la nécessité interne qu’une
connaissance claire de chacune. Quand nous
avons clairement et une fois pour toutes reconnu
nos qualités et nos forces aussi bien que nos dé-
fauts et nos faiblesses, alors notre objectif est fixé
à partir de là et nous nous satisfaisons de
l’inatteignable ; nous échappons ainsi le plus
sûrement, pour autant que notre individualité le
permet, à la plus terrible de toutes les douleurs,
l’insatisfaction par rapport à nous-mêmes, cette
insatisfaction qui est la conséquence inéluctable
de l’ignorance de l’individualité propre, de la
fausse obscurité et de l’esprit présomptueux qui
en résulte. Le vers d’Ovide admet une application
appropriée aux chapitres amers de la connais-
sance de soi qu’on recommande ici :
Opîimus ille animi vindex, laedentia pectus
Vincula qui rupit, dedoluitque semel.
[« Le meilleur adjuvant de l’âme est celui qui
brise
Une fois pour toutes les chaînes douloureuses
qui brident le cœur »,
Ovide, Remedia amoris, v. 293-294.]
– 40 –
Nous arrêtons là avec le caractère acquis ; il
est à vrai dire moins important pour l’éthique
personnelle que pour la vie dans le monde ; son
explicitation s’ajoutait cependant à celle du ca-
ractère intelligible et du caractère empirique
comme le troisième type de caractère ; il
s’imposait de nous livrer à un examen détaillé à
son sujet pour que nous voyions clairement
comment la volonté est soumise dans toutes ses
manifestations à la nécessité, alors qu’on peut
cependant dire qu’elle est en soi libre, et même
toute-puissante. >
– 41 –
REGLE DE VIE N° 4 Ce qu’il en est de la
revendication à posséder
– 42 –
On peut dire la même chose de la gloire. – Après
la perte de richesses, ou d’une situation aisée,
notre humeur habituelle, sitôt la première souf-
france surmontée, n’est pas très différente de ce
qu’elle était avant : cela est dû au fait qu’après
que le destin a restreint le facteur de nos biens,
nous aussi diminuons de même fortement le
facteur de nos prétentions. Mais cette opération
est proprement la chose douloureuse à la suite
d’une infortune : quand elle est arrivée à son
terme, la souffrance ne cesse de devenir moindre,
et à la fin on ne la sent même plus : la plaie se
cicatrise. À l’inverse, lors d’une bonne fortune, la
poussée de nos prétentions s’accentue, et elles
gonflent : là réside la joie. Mais elle aussi ne dure
que le temps nécessaire pour que cette opération
aille entièrement à son terme : nous nous habi-
tuons à la quantité plus grande de prétentions et
devenons indifférents à la possession qui lui
correspond. C’est ce qu’exprime déjà le passage
d’Homère (Odyssée XVIII, 130-137), qui conclut :
Toios gar noos estin epichthoniôn anthropôn,
Hoion eph’hêmar agei patêr andrôn te theôn
te.
– 43 –
[« Car l’état d’esprit des hommes qui habitent
la terre ressemble au jour qu’offrit le père des
dieux et des hommes. »]
La source de nos insatisfactions réside dans
nos tentatives sans cesse répétées pour accroître
le facteur de nos prétentions alors que reste in-
changé l’autre facteur, qui empêche d’aller dans
ce sens. >
– 44 –
Règle de vie n° 5 La quantité individuelle
naturelle de la souffrance
– 45 –
pérament de l’individu, ou plus exactement le
degré selon lequel il serait, comme le dit Platon
au livre 1 de La République, eukolos ou dyskolos,
d’humeur légère ou d’humeur morose. – En fa-
veur de cette hypothèse ne plaide pas seulement
l’expérience bien connue que de grandes dou-
leurs rendent totalement insensible à toutes les
petites, et à l’inverse, qu’en l’absence de grandes
douleurs les moindres désagréments nous tour-
mentent et nous contrarient ; mais l’expérience
apprend aussi que, lorsqu’un grand malheur
dont la seule pensée nous faisait frissonner finit
par intervenir réellement, notre humeur, une fois
surmontée la première souffrance, reste au total
assez inchangée ; et aussi, à l’inverse, qu’après
l’avènement d’un bonheur longtemps désiré,
nous ne nous sentons pas, au total et durable-
ment, sensiblement mieux et plus à l’aise
qu’auparavant. Seul l’instant où intervient cette
modification nous émeut de manière inhabituel-
lement forte, comme un profond chagrin ou une
vive allégresse ; mais tous deux s’évanouissent
bientôt, car ils reposaient sur l’illusion. En effet,
ils ne naissent pas à travers le plaisir ou la dou-
leur immédiatement actuels, mais uniquement
de par l’ouverture d’un avenir nouveau qui se
trouve anticipé en eux. C’est uniquement du fait
que la souffrance ou la joie empruntaient au
– 46 –
futur qu’elles ont pu acquérir une intensité au-
delà de la norme, et par suite nullement de ma-
nière durable. – En faveur de l’hypothèse propo-
sée selon laquelle, dans la connaissance comme
dans le sentiment de la douleur ou du bien-être,
une très grosse part relève de la subjectivité et
serait déterminée a priori, on peut encore avan-
cer à l’appui les remarques suivantes : la nature
heureuse ou morose de l’homme n’est manifes-
tement pas déterminée par des circonstances
extérieures, par la richesse ou par la classe so-
ciale : nous rencontrons en effet autant de vi-
sages heureux parmi les pauvres que parmi les
riches ; en outre, les motifs qui provoquent le
suicide sont extrêmement divers : il nous est
impossible d’avancer un malheur qui serait assez
grand pour simplement le provoquer avec une
grande probabilité chez tous les caractères, et
peu de malheurs qui seraient assez minces pour
que d’autres, d’égale importance, ne l’aient pas
déjà provoqué. Si donc le degré de notre bonne
humeur ou de notre tristesse n’est pas en tout
temps identique, nous ne l’attribuerons pas, con-
formément aux vues qui précèdent, au change-
ment de circonstances extérieures, mais à celui
des conditions intérieures, de l’état physique où
l’on se trouve. En effet, lorsqu’une hausse de
notre bonne humeur se produit, une hausse ef-
– 47 –
fective quoique toujours seulement temporaire –
notre bonne humeur pouvant même aller jusqu’à
la félicité –, elle intervient en général sans la
moindre raison. Certes, souvent nous voyons
notre souffrance naître uniquement d’une situa-
tion extérieure déterminée et, visiblement, nous
ne sommes oppressés et troublés que par elle ;
nous croyons alors qu’il suffirait que cette situa-
tion disparaisse pour que le plus intense conten-
tement s’installe nécessairement. Or c’est là une
illusion. Au total, la mesure de notre souffrance
et de notre bien-être est, selon notre hypothèse,
déterminée en permanence subjectivement et,
par rapport à elle, le motif externe de trouble que
nous avons évoqué n’est que l’équivalent d’un
vésicatoire pour le corps, où toutes les mauvaises
substances dispersées par ailleurs viennent se
rassembler. La douleur ayant son origine dans
notre être pour ce laps de temps et pour cette
raison inextirpable serait, sans cette cause exté-
rieure déterminée de souffrance, répartie en cent
points et elle apparaîtrait sous la forme de cent
petites contrariétés et soucis pour des choses que
pour l’instant nous ignorons totalement : en
effet, notre capacité à souffrir est déjà remplie
par le mal principal qui a concentré toute la dou-
leur dispersée par ailleurs en un seul point. À
quoi correspond aussi l’observation suivante :
– 48 –
lorsque notre cœur est enfin libéré, grâce à une
heureuse issue, d’une grande inquiétude qui
nous oppressait, bientôt une autre vient prendre
sa place : toute la matière de cette nouvelle in-
quiétude était déjà là auparavant, mais elle ne
pouvait pénétrer dans la conscience comme souci
car celle-ci n’avait plus la capacité pour cela ;
moyennant quoi, cette matière du souci est restée
immobilisée, comme une sombre et invisible
substance nébuleuse à l’extrême limite de
l’horizon de la conscience. Mais maintenant qu’il
y a de la place, cette matière toute prête se mani-
feste aussitôt et occupe le trône du souci domi-
nant (prutaneuousa) du jour : même si, de par sa
consistance, elle est beaucoup plus légère que la
matière de l’inquiétude qui s’est dissipée, elle s’y
connaît cependant pour se gonfler jusqu’à
l’égaler en grosseur apparente et occuper ainsi
pleinement le trône, comme inquiétude princi-
pale du jour.
Joie immodérée et souffrance très violente
n’arrivent jamais qu’à la même personne : car
toutes deux se conditionnent mutuellement, et
elles sont aussi conditionnées en commun par
une grande vitalité de l’esprit. Comme nous
l’avons vu à l’instant, toutes deux sont produites
non par ce qui est purement actuel, mais par
– 49 –
anticipation de l’avenir. Mais la souffrance est
essentielle à la vie et, de plus, elle est déterminée,
pour ce qui est de son intensité, par la nature du
sujet ; aussi des changements subits, du fait
qu’ils sont toujours extérieurs, ne sauraient à
proprement parler modifier son intensité. C’est
pourquoi l’allégresse ou la souffrance immodé-
rées ont toujours pour fondement une erreur et
une illusion : par suite, ces deux exaltations de
l’âme pourraient être évitées grâce à la réflexion.
Cette allégresse immodérée (exultatio, insolens
laetitia) repose toujours sur la chimère d’avoir
trouvé dans la vie quelque chose qu’il est tout
simplement impossible d’y rencontrer, à savoir
une satisfaction durable des désirs, ou des soucis,
lancinants qui ne cessent de renaître. De toute
chimère singulière de ce genre il faut se dé-
prendre sans trêve plus tard et, lorsqu’elle dispa-
raît, la payer d’autant de souffrances amères que
son avènement avait suscité de joie. En quoi elle
ressemble parfaitement à un sommet d’où l’on ne
peut descendre qu’en chutant : c’est pourquoi on
devrait l’éviter ; toute souffrance subite, immo-
dérée, n’est précisément que la chute d’un som-
met, la disparition d’une telle chimère, et elle est
donc déterminée par elle. Par conséquent, on
pourrait éviter les deux si l’on prenait sur soi
pour toujours examiner avec une totale clarté les
– 50 –
choses dans leur ensemble et dans leurs rapports
et se garder fermement de leur conférer effecti-
vement les couleurs qu’on souhaiterait qu’elles
aient. L’éthique stoïcienne s’efforçait essentiel-
lement de libérer le cœur de toutes ces chimères
et de leurs conséquences, et de lui donner à la
place une impassibilité inébranlable. Horace est
rempli de cette conception dans l’ode célèbre :
Aequam memento rebus in arduis
Servare mentem, non secus in bonis
Ab insolenti temperatam
Laetitia.
[« N’oublie pas de garder en des temps pé-
nibles l’impassibilité, comme en des temps heu-
reux un cœur sait tempérer la joie insolente »,
Horace, Carmina II, 3.]
Mais la plupart du temps nous nous fermons à
la connaissance, comparable à une potion amère,
qui sait que la douleur est essentielle à la vie et
que par conséquent elle ne nous submerge pas
du dehors, mais que chacun en transporte au
sein de lui-même la source invincible. À l’inverse,
nous cherchons toujours, pour la souffrance qui
jamais ne s’éloigne de nous, une cause singulière
externe, pour ainsi dire un prétexte, à l’instar de
– 51 –
l’homme libre qui se fabrique une idole pour
avoir un maître. Car infatigablement, nous cou-
rons de désir en désir, et même si toute satisfac-
tion atteinte ne nous comble pas pour autant, si
pleine de promesses qu’elle fût, qu’au contraire
elle apparaît en général très vite comme une
erreur humiliante, nous ne réalisons cependant
pas que nous puisons avec le tonneau des Da-
naïdes : au contraire, nous nous hâtons sans fin
vers de nouveaux désirs.
Sed, dum abest quod avemus, id exsuperare
videtur
Caetera ; post aliud, cuum contingit illud,
avemus ;
Et sitis aequa tenet vitae semper hiantes.
(Lucrèce III, 1095.)
[« Car aussi longtemps que ce que nous dési-
rons nous manque, cela nous semble surpasser
en valeur toute chose ; mais dès que nous l’avons,
une autre surgit, et ainsi nous sommes tenus en
tout temps par une soif égale nous qui sommes
altérés et aspirons à la vie. »]
Ou bien on se perd ainsi à l’infini, ou bien –
chose plus rare et présupposant déjà une cer-
taine force du caractère – nous avançons jusqu’à
– 52 –
ce que nous tombions sur un vœu non exaucé et
auquel pourtant nous ne saurions renoncer ;
nous avons alors pour ainsi dire ce que nous
cherchions, c’est-à-dire quelque chose que nous
pouvons en permanence accuser à la place de
nous-mêmes d’être la source de notre souf-
france : nous sommes ainsi scindés en deux
quant à notre destin, mais, en contrepartie, ré-
conciliés avec notre existence ; en effet, savoir
que pour cette existence même la souffrance est
essentielle et qu’une vraie satisfaction est impos-
sible – cette connaissance s’éloigne à nouveau.
La conséquence du genre d’évolution évoqué en
dernier est une humeur quelque peu mélanco-
lique, une unique grande douleur portée en per-
manence et, par suite, du mépris pour toutes les
douleurs ou joies mineures ; par voie de consé-
quence, une manifestation déjà plus digne que la
quête permanente de figures trompeuses sans
cesse renouvelées – une attitude beaucoup plus
fréquente. >
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REGLE DE VIE N° 6
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REGLE DE VIE N° 7
– 55 –
REGLE DE VIE N° 8
– 56 –
REGLE DE VIE n° 9
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REGLE DE VIE n° 10
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REGLE DE VIE N° 11
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REGLE DE VIE N° 12 Sur la confiance
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REGLE DE VIE N° 13
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demandons si nous devons la laisser entrer en
voulant d’abord réfléchir si nous avons une rai-
son d’être de bonne humeur, ou pour éviter
qu’elle nous éloigne de nos réflexions pleines de
sérieux et de nos graves soucis. Ce que nous amé-
liorons avec ces derniers est fort incertain ; en
revanche, la bonne humeur est le gain le plus sûr
qui soit. Et comme sa valeur ne vaut que pour le
présent, elle représente le souverain bien pour
des êtres dont la réalité a la forme d’un présent
indivisible entre deux périodes infinies. Si donc
la bonne humeur est le bien qui peut remplacer
tous les autres et qui ne peut être lui-même rem-
placé par aucun autre, nous devrions donner à
l’acquisition de ce bien la priorité sur toute autre
aspiration. Mais il est certain que rien ne contri-
bue moins à la bonne humeur que les occasions
de bonheur extérieures, et rien plus que la santé.
C’est pourquoi nous devrions placer cette der-
nière avant tout le reste, et chercher avec zèle à
conserver le niveau élevé d’une santé parfaite,
dont la fleur est la bonne humeur. Acquérir cette
dernière exige qu’on évite tous les excès ainsi que
tous les mouvements d’humeur violents ou désa-
gréables, également tous les efforts intellectuels
intenses et prolongés, enfin tous les jours au
moins deux heures d’exercice rapide à l’air libre.
>18)
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REGLE DE VIE N° 14
– 63 –
Mais ils sont très peu nombreux : car, ou ils sont
eux-mêmes simplement possibles, dans le meil-
leur des cas probables, ou ils sont certains mais
le moment de leur arrivée totalement indétermi-
né, ainsi la mort. – Si nous voulons entrer dans
ces deux logiques, nous n’avons plus un instant
de tranquillité. Pour ne pas perdre la tranquillité
toute notre vie durant avec des maux incertains
ou indéterminés, nous devons nous habituer à
considérer les premiers comme s’ils n’arrivaient
jamais, et les seconds comme s’ils n’arrivaient
certainement pas maintenant.
– 64 –
REGLE DE VIE N° 15
– 65 –
REGLE DE VIE N° 16
– 66 –
pas au plaisir, mais à l’absence de souffrance »,
Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 11, 1152b 15].
Nous voyons que le mieux qu’on puisse trouver
au monde est un présent sans souffrance, qu’on
puisse supporter paisiblement. Qu’un tel présent
nous vienne en partage, et nous savons
l’apprécier et nous nous gardons certainement de
le pervertir en aspirant sans trêve à des joies
imaginaires ou en nous souciant avec inquiétude
d’un avenir toujours incertain : n’est-il pas entiè-
rement entre les mains du destin, quels que
soient nos efforts pour le contrecarrer ? >20
– 67 –
REGLE DE VIE N° 17
– 68 –
du réel. À l’inverse, c’est gain que de sacrifier des
plaisirs pour obtenir par là d’être libéré de souf-
frances, et ce pour la même raison. – Dans les
deux cas, il est indifférent que les souffrances
succèdent ou précèdent les plaisirs. Ou to hêdu…
alla to alupon diôkei ho phronimos : [« Le sage
n’aspire pas au plaisir, mais à l’absence de souf-
france », Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 11,
1152b 15]. Une des plus grandes chimères, que
nous suçons avec le lait de l’enfance et dont nous
ne sommes que tardivement débarrassés, est
précisément que la valeur empirique de la vie
réside dans ses plaisirs, qu’il existe des joies et
des possessions qui rendent positivement heu-
reux : on cherche donc à les acquérir jusqu’à ce
que le desengano [la désillusion] arrive trop tard,
jusqu’à ce que lors d’une chasse au bonheur et au
plaisir, qui ne sont pas du tout réellement dispo-
nibles, nous ayons trouvé ce qui est réellement
disponible : douleur, souffrance, maladie, souci
et mille autres choses. Au lieu que nous ayons
précocement reconnu que des biens positifs sont
une chimère mais que des douleurs positives
sont réelles, et que nous soyons uniquement
préoccupés d’éviter de loin ces dernières, d’après
Aristote ou to hêdu, alla to alupon diôkei ho
phronimos [« Le sage n’aspire pas au plaisir,
– 69 –
mais à l’absence de souffrance », Aristote,
Ethique à Nicomaque VII, 11,1152 b 15].
(Doit-on éviter de cueillir une rose
Parce que l’épine peut nous piquer ?)
Il semble même que là réside à proprement
parler l’idée essentielle du cynisme. En effet,
qu’est-ce qui poussait les cyniques à rejeter tous
les plaisirs si ce n’était justement l’idée des dou-
leurs liées à eux de près ou de loin : les éviter leur
paraissait beaucoup plus important que
d’accéder aux plaisirs. Ils étaient profondément
saisis par l’apperçuF de la négativité du plaisir et
de la positivité de la douleur, et par voie de con-
séquence ils faisaient tout pour échapper à la
douleur en rejetant de manière absolument déli-
bérée les plaisirs ; ces derniers leur apparais-
saient tout simplement comme autant de pièges
qui entraînent dans les douleurs23.
(Et là-dessus se greffe ceci : la vie de l’homme
a deux faces principales, une face subjective,
intérieure, et une face objective, extérieure. La
face subjective intérieure concerne le bien-être et
la douleur, la joie et la souffrance. Ce à quoi nous
– 70 –
avons à nous tenir vient d’être dit : le degré et la
quantité la plus faible possible de souffrances
sont ici la chose suprême à atteindre − c’est la
face passive.
La face objective extérieure, c’est l’image que
présente l’évolution de notre vie, la manière dont
nous exécutons notre rôle, to kalôs ê kakôs zên
[la vie belle ou la vie mauvaise]. Là résident la
vertu, l’héroïsme, les réalisations de l’esprit :
c’est la part active. Et là, la différence entre tel
homme et tel autre est infiniment plus grande
que sur l’autre face, où un peu plus ou un peu
moins de souffrance constitue la seule différence.
C’est pour cela que la face objective de notre vie
(to kalôs zên [la vie belle]) devrait être le princi-
pal objet de notre attention, alors qu’en général
c’est l’autre qui l’emporte (to eu zên [le vivre
bien]).
Précisément parce que notre action se situe de
ce côté qui se présente comme objectif, extérieur,
les Grecs considéraient la vertu et ce qui
l’accompagne comme le kalon de la vie : ce qui
est beau à voir. Et justement parce que c’est uni-
quement de ce côté-là qu’il y a de grandes diffé-
rences entre l’homme et l’homme, même celui
qui prend ici la première place est néanmoins,
sur la première face dont nous avons parlé, assez
– 71 –
semblable aux autres : le bonheur positif n’est
pas au rendez-vous, pour lui non plus, mais des
souffrances positives, comme pour tous les
autres.
« Une couronne de lauriers est, quand tu
l’aperçois,
Un signe… »
[« La couronne de lauriers est, là où elle
t’apparaît,
Un signe davantage de la souffrance que du
bonheur »
Gœthe, Tasse III, 4.]24
– 72 –
REGLE DE VIE N° 18
– 73 –
construit que des châteaux de cartes pleins de
gaieté ; en revanche, alors qu’un malheur quel-
conque déjà nous menace, l’imagination est sou-
vent occupée à le dépeindre ; ce faisant, elle le
grossit toujours, elle le rend proche et encore
plus effrayant qu’il n’est. Au réveil, impossible de
nous débarrasser d’un tel rêve, comme nous le
faisons avec le rêve gai : ce dernier, la réalité le
dément immédiatement, et ce qui pourrait en-
core être possible en lui nous l’abandonnons au
destin. Il en va autrement au sortir de rêves
sombres : nous n’avons aucun critère concernant
le degré de leur éventualité. Nous les avons rap-
prochés de nous, ils se tiennent devant nous, leur
possibilité en général est certaine, cette possibili-
té devient probabilité pour nous, et nous éprou-
vons une grande angoisse. Des choses qui con-
cernent notre bonheur et notre malheur, nous
devons les appréhender uniquement avec notre
faculté de juger, qui opère avec des concepts et in
abstracto par une réflexion sèche et froide.
L’imagination n’a pas le droit de s’approcher des
concepts. Car elle est incapable de juger. Elle
nous présente une image, et celle-ci meut l’âme
de façon inutile et souvent très pénible. – Donc,
brider l’imagination !
– 74 –
REGLE DE VIE N° 19
– 75 –
sé et il est par suite aussi indifférent que s’il
n’avait jamais été : où reste-t-il alors un espace
pour notre bonheur28 ?
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REGLE DE VIE n° 20
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REGLE DE VIE n° 21
– 78 –
appliquer l’autocontrainte : en faveur de cette
dernière doit nous soutenir la réflexion que
chaque homme doit tout de même endurer de si
nombreuses et de si fortes contraintes exté-
rieures qu’une vie sans contraintes nombreuses
est par conséquent impossible, qu’en revanche
une petite autocontrainte appliquée au bon en-
droit prévient beaucoup de contraintes ulté-
rieures venues de l’extérieur – exactement
comme une petite portion du cercle correspond
et équivaut tout près de son centre à un cercle
souvent cent fois plus grand à la périphérie la
plus extérieure 29. Rien ne nous soustrait autant à
la contrainte de l’extérieur que l’autocontrainte.
C’est pourquoi, subjice te rationi si subjicere tibi
vis omnia [« Soumets-toi à la raison si tu veux te
soumettre tout », Sénèque, Lettres à Lucilius 37,
4]. En outre, nous restons toujours maîtres de
l’autocontrainte et, dans les cas extrêmes, ou
bien là où elle touche le point le plus sensible de
notre nature, nous pouvons arrêter ; au con-
traire, la contrainte de l’extérieur agit sans
égards ni ménagement, et elle est impitoyable : il
est donc de bon aloi de prévenir celle-ci par celle-
là.
– 79 –
REGLE DE VIE N° 22
30 31 La première proposition de
l’Eudémonologie est précisément que cette ex-
pression est un euphémisme et que « vivre heu-
reux » peut seulement signifier ceci : vivre le
moins malheureux possible ou, en bref : vivre de
manière supportable. On pourrait sans difficulté
affirmer la proposition suivante : le fondement
de la véritable sagesse vécue dans la proposition
d’Aristote réside en ceci qu’on doit, sans se pré-
occuper le moins du monde des plaisirs et des
agréments de la vie, être uniquement et exclusi-
vement soucieux d’échapper autant que faire se
peut à tous les maux innombrables de cette der-
nière. Sinon, il faudrait que le mot de Voltaire : le
bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelleG
32 soit aussi faux qu’il est vrai dans la réalité.
– 80 –
y a élu domicile, un bonheur que ratent unique-
ment ceux qui ne sont pas assez habiles pour le
chercher. Il est renforcé dans cette idée par des
romans, des poèmes et l’hypocrisie que le monde
cultive toujours et partout en sauvant les appa-
rences extérieures33. À partir de là, sa vie est une
chasse (entamée avec plus ou moins de réflexion)
en vue d’acquérir le bonheur positif, naturelle-
ment censé consister en plaisirs positifs. Le dan-
ger du malheur auquel on s’expose ainsi doit être
assumé, car la vie est orientée vers l’obtention du
bonheur et du plaisir positifs. La chasse après un
gibier qui en réalité n’existe pas conduit en règle
générale au malheur fort réel et positif. – À
l’inverse, le chemin qui mène à la sagesse vécue
est celui-ci : on part de la conviction que tout
bonheur et tout plaisir sont uniquement de na-
ture négative, tandis que douleur et manque sont
de genre positif. À partir de là, tout l’objectif de la
vie est orienté vers l’évitement de la douleur et
l’éloignement du manque ; et là on peut obtenir
un résultat, mais avec quelque certitude unique-
ment si l’objectif n’est pas troublé par l’aspiration
qui consiste à courir après la chimère du bonheur
positif. On en a une confirmation avec la maxime
de base de Mittler dans Les Affinités électives
34. Le fou court après les plaisirs de la vie et se
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REGLE DE VIE n° 23
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REGLE DE VIE N° 24 Sur la vieillesse
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REGLE DE VIE N° 25
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REGLE DE VIE n° 26
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Et pas davantage la crainte et l’espoir pour des
choses de peu d’importance »
Horace, Lettres I, 18, v. 96-99.]
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REGLE DE VIE n° 27
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REGLE DE VIE N° 28 À propos de la vieillesse
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REGLE DE VIE n° 29
Épicure déclare :
< « La richesse conforme à la nature a ses li-
mites et elle est facile à acquérir ; la richesse
qu’on fait miroiter en vertu d’opinions néfastes
se dissout dans l’infini » > (Diogène Laërce, Vi-
tae philosophorum X, 144).
< « Parmi les besoins, certains sont naturels
et nécessaires, d’autres sont naturels et non né-
cessaires, d’autres ne sont ni naturels ni néces-
saires » > (Diogène Laërce, Vitae philosophorum
X, 149).
– 90 –
REGLE DE VIE n° 30
– 91 –
pousse alors à chercher des affaires, ou à tisser
des intrigues, à se lancer dans des filouteries et
d’autres méchancetés : au gré des circonstances.
BilboquetH 44.
– 92 –
REGLE DE VIE N° 31
– 93 –
concept, la pensée abstraite qui ne donne que le
général, non le détailJ, et qui n’a qu’un rapport
médiat à la volonté. En revanche, le concept tient
parole. Son rôle est de nous guider et de nous
déterminer en tout temps. Naturellement, il aura
sans doute toujours besoin d’explication et de
paraphrase à travers quelques images.
– 94 –
REGLE DE VIE n° 32
– 95 –
est plus heureux qu’un roi malade. – Ce n’est
donc pas sans raison qu’on se demande toujours
mutuellement comment on va et qu’on
n’interroge sur rien d’autre, et qu’on se souhaite
une bonne santé : car elle représente neuf
dixièmes de tout bonheur. – Il s’ensuit que c’est
la pire de toutes les folies que de sacrifier sa san-
té pour quelque cause que ce soit : acquérir des
biens, devenir savant, gloire, avancement profes-
sionnel, et même pour les joies de Vénus et les
plaisirs fugaces. Au contraire, tout et le reste
doivent lui être subordonnés 46.
– 96 –
REGLE DE VIE n° 33
– 97 –
sommes incapables de maîtriser celle-ci complè-
tement en appelant à la rescousse de pures idées,
le mieux consiste à neutraliser une impression
par l’impression opposée, par exemple
l’impression d’une insulte en faisant appel à
celles d’une haute estime à notre égard 48 ;
l’impression du danger qui menace par un exa-
men approfondi de ce qui va en sens contraire.
C’est chose lourde à porter, quand tous ceux qui
nous entourent sont d’une autre opinion que
nous et se comportent en conséquence – de
n’être pas ébranlés même si nous sommes con-
vaincus de leur erreur. Car ce qui est là sous nos
yeux, ce qui relève de l’intuition sensible, agit
toujours, parce que c’est de l’appréhender dans
son ampleur, avec toute sa virulence. Des pen-
sées et des raisons, en revanche, demandent du
temps et du repos pour être pleinement assimi-
lées, car il est impossible d’être présent à soi à
tout instant. Pour un roi en fuite et poursuivi, qui
voyage incognito, la cérémonie d’allégeance de
son compagnon intime, qui a eu lieu entre quatre
yeux, sera un soutien presque obligatoire pour
qu’à la fin il ne se désespère pas lui-même.
Conformément à ce qu’on vient de dire, la
connaissance par l’intuition sensible qui nous
assaille à tout instant, et qui donne à
– 98 –
l’insignifiant présent ici et maintenant une im-
portance et une signification disproportionnées,
nous perturbe et fausse en permanence le sys-
tème de nos pensées ; de même, à l’inverse, lors
de performances physiques (comme je l’ai mon-
tré dans mon ouvrage [Le Monde comme volonté
et représentation]), la pensée est un élément
perturbateur d’une conception purement issue de
l’intuition.
– 99 –
Règle de vie n° 34
– 100 –
à tout instant en espérant atteindre notre but de
telle sorte qu’il nous rapproche du but principal.
Par conséquent, les circonstances qui s’offrent à
nous et nos objectifs de base doivent être compa-
rés à deux forces tirant en sens différents, et la
diagonale qui en résulte est le cours de notre
vie50.
– 101 –
REGLE DE VIE N° 35
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REGLE DE VIE n° 36
– 103 –
malheur. Car tout bonheur positif est chimère,
tandis que la souffrance est réelle.
Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
Sobrius aula.
Saevius ventis agitatur ingens
Pinus : et celsae graviore casu
Decidunt turres : feriuntque summos
Fulgura montes
[« Quiconque choisit l’or du milieu
Reste à l’écart des ruines
De la chaumière délabrée, à l’écart,
Dans sa modération, du palais désirable.
Le pin immense est secoué par le vent
Furieux ; de hautes tours s’écroulent
Dans des chutes vertigineuses, et les éclairs
Lacèrent les cimes des monts. »
Horace, Carmina II, 10, v. 5-12.]
– 104 –
REGLE DE VIE N° 37
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REGLE DE VIE n° 38
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venu pour un cerveau insipide une scène insipide
de la vie quotidienne. – C’est ainsi que ce qui est
scène de tragédie pour le mélancolique l’est déjà
beaucoup moins pour le flegmatique et le san-
guin. Aussi devrions-nous nous fixer beaucoup
moins sur la possession de biens extérieurs que
sur le maintien d’un tempérament gai et heureux
ainsi que d’un esprit sain, qui dépendent pour
une large part de la santé : mens sana in corpore
sano [« Un esprit sain dans un corps sain », Ju-
vénal, Satires IV, 10, 356].
Dès le début de l’Eudémonique, j’ai déclaré
que ce que nous avons et ce que nous nous re-
présentons constituent des considérations su-
bordonnées par rapport à ce que nous sommes.
L’état de la conscience seul est ce qui subsiste et
agit durablement : tout le reste n’agit que passa-
gèrement58. Mais la préséance de l’intellect sur la
volonté, du fait que cette dernière apporte tou-
jours beaucoup de tourment et peu de joie véri-
table, la grande vitalité et capacité de l’intellect
qui bannissent l’ennui et rendent l’homme riche
en soi, qui sont infiniment plus performantes que
toutes les distractions qu’apporte la richesse,
également une âme contente et raisonnable :
c’est de cela que beaucoup dépend. – L’état
d’esprit, la nature de la conscience est à tous
– 107 –
égards, par rapport au bonheur de notre exis-
tence, la chose essentielle. En effet, n’est-ce pas
la conscience seule qui est la réalité immédiate ?
Tout le reste est médiat, du pareil au même.
Comme notre vie est, contrairement à celle des
plantes, une vie non pas inconsciente, mais cons-
ciente, et qu’elle a de surcroît comme base et
condition communes une conscience, la nature et
le degré de plénitude de cette conscience sont
manifestement la chose absolument essentielle
pour une vie agréable ou désagréable59.
– 108 –
REGLE DE VIE n° 39
– 109 –
tit ; pour une autre part, il n’est question que
d’une possibilité théorique. À savoir de la façon
suivante : est possible ce qui peut arriver : mais
ce qui peut arriver arrive à coup sûr, car autre-
ment cela ne peut arriver. La réalité est la con-
clusion d’un syllogisme dont la possibilité fournit
la prémisse.
{Il était manifeste que ce dont le fondement
est posé s’ensuit inéluctablement, c’est-à-dire ne
peut pas ne pas être, donc est nécessaire. Mais on
s’en tint exclusivement à cette dernière détermi-
nation et l’on déclara : est nécessaire ce qui ne
peut être autrement, ou dont le contraire est
impossible. Mais on ne prêta aucune attention au
fondement et à la racine de cette nécessité, on
ignora la relativité de toute nécessité qui en ré-
sultait, et l’on fit ainsi la fiction tout à fait impen-
sable d’un absolument nécessaire, c’est-à-dire
d’un quelque chose dont l’existence serait tout
aussi inéluctable que la conséquence à partir du
fondement, mais qui ne serait cependant pas la
conséquence à partir d’un fondement et qui donc
ne dépendrait de rien. Une proposition annexe
qui est précisément une pétition absurde, parce
qu’elle contredit à la proposition du fondement.
Partant néanmoins de cette fiction, on expliqua,
dans un sens allant diamétralement à l’encontre
– 110 –
de la vérité, que tout ce qui est posé à travers un
fondement est l’accidentel : on mit en effet
l’accent sur la relativité de sa nécessité et on
compara celle-ci à la nécessité absolue évoquée,
qui est totalement suspendue en l’air, contradic-
toire avec son propre concept65. Cette détermina-
tion de l’accidentel, erronée dans son fondement,
Kant la conserve cependant lui aussi et l’avance
comme explication : voir Critique de la raison
pure, V66. Il tombe même, ce faisant, dans une
contradiction éclatante avec lui-même lorsqu’il
déclare (p. 301) : « Tout ce qui est accidentel a
une cause », et qu’il ajoute : « Est accidentel ce
dont le non-être est possible. » Mais ce qui a une
cause, son non-être est absolument impossible,
c’est donc une chose nécessaire. – Du reste, on
peut trouver déjà chez Aristote cette explication
totalement fausse du nécessaire et de
l’accidentel : dans De generatione et corruptione
II, 9 et 11, le nécessaire est en effet expliqué
comme ce dont le non-être est impossible ; face à
lui, il y a ce dont l’être est impossible ; et entre les
deux, il y a ce qui peut être et ne pas être – donc
ce qui naît et ce qui disparaît –, et ceci serait
alors l’accidentel. Après ce qui a été dit ci-dessus,
il est clair que cette argumentation est née,
comme souvent chez Aristote, du fait qu’il reste
fixé sur des concepts abstraits sans retourner à ce
– 111 –
qui est concret et objet d’intuition, où pourtant
réside la source des concepts abstraits et à tra-
vers quoi ils doivent toujours être contrôlés.
« Quelque chose dont le non-être est impos-
sible » est assurément pensable in abstracto.
Mais si nous nous tournons avec cette idée vers
le concret, le réel, vers ce qui relève de l’intuition
sensible, nous ne trouvons rien qui puisse attes-
ter cette pensée, fût-ce seulement comme
quelque chose de possible – rien sinon la sé-
quence évoquée d’un fondement donné dont la
nécessité est cependant une nécessité relative et
conditionnée.
Je profite de l’occasion pour ajouter encore
quelques remarques à propos de ces concepts qui
concernent la modalité. – Comme toute nécessité
repose sur la proposition du fondement et qu’elle
est relative pour cette raison même, tous les con-
cepts apodictiques sont originellement et dans
leur signification ultime hypothétiques. Ils ne
deviennent catégoriques qu’avec l’adjonction
d’une mineure assertorique, donc dans le syllo-
gisme. Si cette mineure est encore indécidable et
si ce caractère indécidable est exprimé, cela
donne le jugement problématique.
Ce qui (comme règle) est apodictique (une loi
de la nature) n’est toujours, considéré par apport
– 112 –
à un cas singulier, que problématique, car il faut
que la condition qui place le cas sous la règle
commence par intervenir réellement. Et à
l’inverse, ce qui dans le singulier comme tel est
nécessaire (apodictique) (tout changement sin-
gulier, nécessaire de par sa cause) est, énoncé en
soi et en général, à son tour de nouveau pure-
ment problématique, car la cause intervenue ne
concernait que le cas singulier, et que le juge-
ment apodictique, toujours hypothétique,
n’énonce que des lois universelles, et non des cas
immédiatement singuliers. – Tout cela vient de
ce que la possibilité n’est là que dans le domaine
de la réflexion et pour la raison, tandis que le réel
est là dans le domaine de l’intuition sensible et
pour l’entendement, et que le nécessaire l’est
pour les deux. Et même, à proprement parler, la
différence entre nécessaire, réel et possible n’est
là qu’in abstracto et selon le concept. Dans le
monde réel, en revanche, les trois coïncident
pour ne faire qu’un. Car tout ce qui arrive arrive
nécessairement, parce que cela survient à partir
de causes, et que ces causes à leur tour ont elles-
mêmes des causes. De sorte que tous les événe-
ments qui se déroulent dans le monde, les petits
comme les grands, constituent un enchaînement
rigoureux de ce qui arrive nécessairement. Con-
formément à quoi, tout ce qui est réel est simul-
– 113 –
tanément quelque chose de nécessaire, et dans la
réalité10 il n’y a pas de différence entre réalité et
nécessité. De même qu’il n’y en a pas entre réali-
té et possibilité ; car ce qui n’est pas arrivé, c’est-
à-dire n’est pas devenu réel, n’était pas non plus
possible, du fait que les causes sans lesquelles
cela ne pouvait en aucun cas survenir ne sont
elles-mêmes pas survenues, et ne pouvaient pas
survenir, dans la grande chaîne des causes :
c’était donc quelque chose d’impossible. Tout ce
qui arrive est par suite soit nécessaire soit impos-
sible. Mais tout cela ne vaut que du monde réel
empirique, c’est-à-dire du complexe des choses
singulières, donc du tout à fait singulier comme
tel. Si en revanche nous considérons, par le
moyen de la raison, les choses en général en les
concevant in abstracto, alors nécessité, réalité et
possibilité se disjoignent à nouveau : nous re-
connaissons alors tout ce qui est conforme a
priori aux lois appartenant à notre intellect
comme possible en général, et ce qui correspond
aux lois empiriques de la nature comme possible
en ce monde même si ce n’est jamais devenu
réel ; nous distinguons donc clairement le pos-
sible du réel. Ce qui est réel est certes en soi tou-
jours aussi quelque chose de nécessaire, mais
seul celui qui connaît sa cause le conçoit comme
tel. Abstraction faite de cette cause, cela est et
– 114 –
s’appelle de l’accidentel. Cette considération
nous fournit aussi la clef à propos de cette con-
tentio peri dunatôn [conflit sur la possibilité]
entre Diodore de Mégare et Chrysippe le stoïcien,
conflit que Cicéron rapporte dans son livre De
fato. Diodore dit : « Seul ce qui devient réel a été
possible : et tout ce qui est réel est également
nécessaire. » Chrysippe déclare au contraire.
« Beaucoup de choses sont nécessaires qui ne
deviennent jamais réalité : car seul le nécessaire
devient réel. » – Nous pouvons nous expliquer
ces déclarations de la façon suivante. La réalité
est la conclusion d’un syllogisme dont la possibi-
lité fournit la prémisse. Or ce n’est pas seulement
la majeure qui est exigée ici, mais aussi la mi-
neure ; c’est uniquement toutes deux qui livrent
la possibilité plénière. En effet, la majeure ne
donne qu’une possibilité universelle in abstracto,
purement théorique ; mais celle-ci en soi ne rend
encore rien du tout possible, c’est-à-dire capable
de devenir réel. Pour cela, il faut aussi la mi-
neure, en tant qu’elle fournit la possibilité pour le
cas particulier du fait qu’elle le range sous la
règle. Ce cas particulier devient ainsi aussitôt
réalité. Par exemple :
Majeure : Toutes les maisons (par conséquent
aussi ma maison) peuvent brûler.
– 115 –
Mineure : Le feu se met à ma maison.
Conclusion : Ma maison brûle.
Car toute proposition universelle, donc toute
majeure, ne détermine jamais les choses, sous
l’angle de la réalité, que d’après une présupposi-
tion, par conséquent de manière hypothétique
par exemple, la capacité de brûler a pour présup-
position que le feu s’y mette. Cette présupposi-
tion est apportée dans la mineure. À tous les
coups, la majeure charge le canon : c’est unique-
ment lorsque la mineure ajoute la mèche que le
syllogisme, la conclusio, suit. C’est absolument le
cas pour le rapport de la possibilité à la réalité.
Or, comme la conclusion, qui est rénonciation de
la réalité, s’ensuit toujours nécessairement, il en
découle que tout ce qui est réel est aussi néces-
saire. L’on voit aussi par là qu’être nécessaire
veut seulement dire être la conséquence d’un
fondement donné. Ce dernier est, dans le cas du
réel, une cause. Donc tout ce qui est réel est né-
cessaire. Par suite, nous voyons ici coïncider les
notions du possible, du réel et du nécessaire, et
pas seulement le dernier présupposer le premier,
mais également l’inverse. Ce qui les maintient
disjoints, c’est la limitation de notre intellect par
la forme du temps, car le temps constitue la mé-
diation entre possibilité et réalité. La nécessité de
– 116 –
l’événement singulier peut être intrinsèquement
comprise grâce à la connaissance de l’ensemble
de ses causes ; mais la coïncidence de l’ensemble
de ces causes, diverses et indépendantes l’une de
l’autre, nous apparaît accidentelle, et même,
l’indépendance de l’une par rapport à l’autre est
précisément le concept de l’accidentel. Cepen-
dant, comme chacune d’elles était la conséquence
nécessaire de sa cause, dont la chaîne est sans
commencement, il s’avère que l’accidentel n’est
qu’un phénomène purement subjectif qui naît de
la limitation de l’horizon de notre entendement,
et tout aussi subjectif que l’horizon optique où le
ciel frôle la terre.} > 67
– 117 –
REGLE DE VIE N° 40
– 118 –
REGLE DE VIE N° 41
– 119 –
Règle de vie n° 42
– 120 –
les choses quand il a voulu réaliser et créer
quelque chose d’original : le goût de l’époque a
changé, une nouvelle génération n’y prend au-
cune part, d’autres l’ont précédé en prenant un
chemin plus court.
Quid aeternis minorent
Consiliis animum fatigas ?
[« Pourquoi te fatiguer l’esprit
trop faible pour des projets éternels ? »
Horace, Carmina II, 11, v. 11-12.]
La raison de ce mauvais choix très répandu est
l’illusion naturelle qui fait que la vie, vue à partir
du commencement, semble sans fin ; ou que,
lorsqu’on regarde en arrière à partir de la fin du
parcours, elle paraît infiniment courte (vue avec
des jumelles). Elle a assurément ses avantages :
car sans elle, quelque chose de grand viendrait
difficilement au jour.
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Règle de vie N° 43
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Règle de vie N° 44
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lancoliques », Cicéron, Tusculanes I, 33, 80] ; et
les tempéraments très gais n’ont que des disposi-
tions spirituelles superficielles. Par conséquent,
plus une nature est armée face à l’un de ces
maux, moins elle l’est en règle générale face à
l’autre. – Nulle vie humaine n’est épargnée par la
douleur et l’ennui ; c’est donc une faveur spéciale
du destin que d’exposer un homme principale-
ment à celui de ces deux maux pour lequel la
nature l’a le mieux armé, que d’envoyer de
grandes douleurs là où règne beaucoup de gaieté,
et beaucoup de temps libre là où il y a beaucoup
d’esprit – et non pas l’inverse. Car l’esprit fait
qu’on ressent doublement et de façon démulti-
pliée la douleur ; et pour un tempérament gai
manquant d’esprit, la solitude et le loisir non
remplis par des occupations sont totalement
insupportables72.
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Règle de vie n° 45
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(Le Marchand de Venise, scène 1)
[« La nature a, en son temps, produit de
drôles d’oiseaux ;
Certains, qui ouvrent des yeux réjouis et
Sont aussi hilares que des perroquets à la vue
d’un joueur de cornemuse ;
et d’autres qui ont des airs si renfrognés
qu’ils ne desserrent pas les dents pour un sou-
rire,
Nestor lui-même jurerait-il que la plaisanterie
est bonne ! »] 73
Platon appelle cette différence duskolos et eu-
kolos. – Plus la sensibilité pour des sensations
désagréables est forte, plus la sensibilité pour
celles qui sont agréables est en général négative,
et inversement. – La raison de la différence ré-
side sans doute dans la tension plus ou moins
forte (tonus) inhérente aux nerfs et dans la con-
formation des organes de la digestion.
La duskolia est une grande sensibilité pour
toutes les impressions désagréables. L’eukolia se
comporte à l’inverse. Si la duskolia atteint un
niveau très élevé en raison de dysfonctionne-
ments corporels (résidant la plupart du temps
dans le système nerveux ou digestif), le moindre
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désagrément est un motif suffisant pour le sui-
cide ; au plus haut degré de duskolia, il n’est
même pas besoin d’un incident particulier : du
simple fait d’un mal-être durable (dégoût de la
vie), le suicide est accompli avec une si froide
réflexion et une si ferme détermination que le
malade, la plupart du temps déjà sous surveil-
lance, est prêt à tout moment et profite du pre-
mier moment de relâchement de la surveillance,
sans la moindre hésitation ni lutte pour s’y préci-
piter comme vers l’unique soulagementL naturel.
Ce suicide né d’une manifeste duskolia relève de
la maladie et Esquirol le décrit comme tel dans le
détail (troubles de l’âme)74.
Seulement, l’immensité d’un malheur peut
mener même l’homme possédant une santé ex-
cellente au suicide.
La différence réside simplement dans
l’intensité différente de l’occasion et elle est rela-
tive, car la mesure de duskolia et d’eukolia est
d’une infinie diversité de degrés. Plus infime le
malheur qui devient motif, et d’autant plus
grande devra nécessairement être la duskolia,
d’autant plus aussi le cas relève de la maladie. –
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Et plus le malheur est grand, d’autant plus en
bonne santé et d’autant plus eukolos est
l’homme75.
Abstraction faite des stades de transition et
des stades moyens, il y a donc deux types de sui-
cides : celui du malade, dû à la duskolia, et celui
de l’homme sain, dû au malheur.
À cause de la grande différence entre duskolia
et eukolia, il n’y a pas d’accident qui serait si
infime qu’il ne puisse devenir, avec une duskolia
suffisante, un motif de suicide, et aucun qui se-
rait si grand qu’il devrait nécessairement le de-
venir pour tout homme.
Il faut juger du degré de santé de l’homme qui
se suicide d’après la gravité et la réalité du mal-
heur. À supposer qu’on admette qu’un homme en
parfaite santé soit nécessairement si eukolos
qu’aucun malheur ne saurait lui enlever le cou-
rage de vivre, alors il est juste de dire que tous les
hommes qui se suicident sont des malades men-
taux (mais en réalité malades dans leur corps).
Mais qui donc est tout à fait en bonne santé ?
Dans les deux sortes de suicides, il s’agit ulti-
mement de la même chose : le penchant naturel à
vivre est vaincu par le côté insupportable des
souffrances ; mais pour casser une planche solide
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il y faut 1000 onces, alors qu’une planche légère
casse avec 1 once : il en va de même avec
l’occasion et la sensibilité. Et en fin de compte,
c’est comme avec des accidents purement phy-
siques un petit refroidissement coûte la vie à un
malade, mais il est des refroidissements dont
même l’homme ayant la meilleure des santés
mourra.
Assurément, pour prendre sa décision,
l’homme en bonne santé doit soutenir un combat
bien plus dur que le malade mental à qui, aux
stades ultimes de sa maladie, la décision ne coûte
pratiquement rien ; en revanche, ce dernier a
déjà subi auparavant une longue période de souf-
france avant d’être amené à un moral si bas. Ce
qui dans tous les cas facilite la chose, c’est que
des souffrances de l’esprit nous rendent indiffé-
rents à des souffrances corporelles, et récipro-
quement.
Le caractère héréditaire de la disposition au
suicide démontre que la part subjective de la
détermination est probablement la plus forte. >76
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Règle de vie N° 49
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reste un sot et un gros balourd reste un gros ba-
lourd pour l’éternité, seraient-ils entourés de
houris au paradis. « Le bonheur suprême est la
personnalité » [cf. Gœthe, Divan ouest-est, livre
Souleika, 7e partie].
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Eudémonologie
79 Cequi fonde la différence dans le destin des
mortels peut être ramené à trois points 80 :
1. Ce que quelqu’un est : c’est-à-dire la per-
sonnalité au sens le plus large, qui comprend la
santé, la force, la beauté, le caractère moral,
l’esprit et la formation de l’esprit.
2. Ce que quelqu’un a : c’est-à-dire son avoir
et ses possessions.
3. Ce que quelqu’un représente : ce point ré-
side dans l’opinion d’autres sur lui et c’est la
renommée, le rang et la gloire.
Sur le n°1 repose la différence établie par la
nature entre les hommes, et on peut déjà en
conclure qu’elle sera beaucoup plus essentielle et
plus profonde que les différences n°2 et n°3, dues
aux institutions humaines81.
Sans aucun doute, le premier point est de loin
le plus essentiel pour le bonheur et le malheur
des hommes. Car à proprement parler, la chose
essentielle, l’existence véritable de l’homme, est
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manifestement ce qui se passe à l’intérieur de
l’homme, son bien-être intérieur, qui est le résul-
tat de ce qu’il ressent, veut, pense. Avec le même
environnement, chacun vit dans un autre monde
(microcosme) ; les mêmes événements du dehors
affectent chacun tout à fait autrement. Et la dif-
férence qui naît exclusivement de ces disposi-
tions intimes est bien plus grande que celle que
des circonstances extérieures établissent entre
des hommes différents. Du reste, immédiate-
ment, chacun n’a affaire qu’à ses représentations,
ses sensations, l’expression de ses volontés ; les
choses extérieures n’ont d’influence que dans la
mesure où elles les stimulent ; mais chacun vit
effectivement à travers ces dispositions intimes :
elles rendent sa vie heureuse ou malheureuse82.
Un tempérament gai, dû à une excellente san-
té et une organisation heureuse, un esprit clair,
vivant, pénétrant, d’une puissante largeur de vue,
une volonté douce et modérée, voilà des avan-
tages qui ne sauraient être remplacés par nul
rang ni richesses.
Ce qui est subjectif est beaucoup plus impor-
tant que ce qui est objectif : cela représente, par
rapport au plaisir, les neuf dixièmes. Cela vaut de
l’adage : « La faim est le meilleur cuisinier »,
jusques et y compris dans la vie du génie ou du
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saint ; le vieillard reste de glace devant la jeune
fille, qui est pour le jeune homme le summum
bonum.
83 Puisque tout ce qui est là et qui se passe
pour l’homme n’est immédiatement présent que
dans sa conscience et ne se passe que pour la
sienne, il est manifeste que les dispositions de la
conscience sont elles-mêmes la chose la plus
essentielle et que les choses dépendent beaucoup
plus d’elles que des figures qui apparaissent en
elles. Tout le faste et tous les plaisirs qui se dé-
roulent dans la conscience morne d’un sot sont
très pauvres par rapport à la conscience de Cer-
vantès quand il écrit le Don Quichotte dans une
prison inconfortable.
Ce que quelqu’un possède pour soi, ce qui
l’accompagne dans la solitude et que personne ne
peut ni lui donner ni lui prendre, voilà qui est
beaucoup plus essentiel que tout ce qu’il possède
ou ce qu’il est aux yeux des autres.
Un homme d’esprit s’entretient excellemment
dans la totale solitude grâce à ses propres pen-
sées et sa propre imagination, tandis qu’un crétin
éprouve de l’ennui même s’il ne cesse d’alterner
spectacles, fêtes et sorties. – Un bon caractère,
un caractère doux et modéré peut être content
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dans des circonstances laissant fortement à dési-
rer, alors qu’un méchant caractère, un caractère
envieux et plein de convoitise ne le sera guère
même s’il est couvert de richesses. (Gœthe dit à
juste raison dans le Divan : « Le bonheur su-
prême, c’est la personnalité » [cf. Gœthe, Divan
ouest-est, livre Souleika, 7e partie]. De
l’extérieur, l’homme est susceptible de retirer
bien moins que l’on a l’air de croire.) – Combien
de jouissances totalement superflues, fâcheuses
même et encombrantes pour celui qui possède en
permanence la jouissance d’une individualité
hors du commun84 !
Si donc la subjectivité, la personnalité sont la
chose la plus essentielle, la chose regrettable est
ailleurs : c’est que le subjectif ne dépend absolu-
ment pas de nous, mais demeure immuable pour
la vie entière85, alors que les deux autres points,
l’avoir et ce qu’on représente, sont malgré tout à
portée de main éventuelle de tout un chacun. –
La seule chose en notre pouvoir par rapport à la
personnalité, c’est d’en user avec tout l’avantage
possible, c’est-à-dire de lui assurer le type de
formation qui lui est exactement appropriée en
évitant toute autre ; il s’agit de se mettre dans la
situation, l’état de vie, l’occupation, etc., qui cor-
respondent à cette personnalité et, en second
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lieu, de s’en conserver la jouissance. Pour cela,
c’est la connaissance de soi qui est exigée : d’elle
naît le caractère acquis dont il est question dans
mon ouvrage, p. 436 [Le Monde comme volonté
et représentation, livre IV, § 55, conclusion]86
Par conséquent, il y a beaucoup plus à gagner en
employant ses forces à cultiver sa personnalité
qu’à acquérir des biens. Il faut simplement éviter
de négliger ces derniers au point de tomber dans
la pauvreté, et par ailleurs, il faut que la culture
soit adaptée à l’individualité : beaucoup de savoir
rend l’homme ordinaire et limité encore plus
idiot, bon à rien, incapable de donner la moindre
satisfaction ; au contraire, la tête sortant de
l’ordinaire ne jouira de son individualité qu’en
acquérant les connaissances adaptées à elles.
Beaucoup de riches sont malheureux parce qu’ils
sont dépourvus de connaissances ; et pourtant,
en règle générale, chacun est davantage préoccu-
pé d’amasser que de se cultiver : alors que ce
qu’on est contribue beaucoup plus au bonheur
que ce qu’on a !
En effet, la personnalité accompagne l’homme
partout et à toute heure ; sa valeur est absolue et
non pas relative comme les deux autres points
elle assure même à l’estime qu’on se porte à soi-
même, si essentielle à notre bonheur87, une as-
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sise bien plus solide que la rubrique n°3 : elle
n’est pas, comme le n°2 et le n°3, soumise au
bonheur, c’est-à-dire au hasard, elle ne peut donc
lui être arrachée, de même qu’inversement elle
ne saurait être acquise. Seul le temps, l’âge,
l’amoindrissent, abstraction faite cependant du
caractère moral : alors que le reste succombe
nécessairement à la durée ; c’est le seul point où
le n°2 et le n°3 ont l’avantage. Néanmoins, de
même que l’âge diminue les capacités intellec-
tuelles, il amoindrit aussi les passions qui sont à
l’origine de tourments.
Les nos 2 et 3 ont quelques effets mutuels.
Habes, haberis [« Si tu as, tu seras », Pétrone,
Satyricon LXXVII, 6], et, inversement, l’opinion
d’autrui [peut] aider pour acquérir des biens88.
Seuls des fous placeront le rang avant la pro-
priété. Car la valeur de la propriété est de nos
jours si universellement reconnue qu’elle n’a
besoin d’aucune recommandation. Comparée à
elle, le n°3 est de nature fort éthérée. Il est fon-
cièrement l’opinion d’autrui. Sa valeur immé-
diate est problématique et repose sur notre vani-
té. Il est des cas où il faut la mépriser. Sa valeur
médiate peut devenir très grande, car notre pro-
priété et notre sécurité personnelle dépendent
d’elle souvent. Il faut distinguer les deux.
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Ce qu’on représente, c’est-à-dire l’opinion
d’autres sur nous, paraît déjà à première vue
inessentielle à notre bonheur. D’où vanité, vani-
tas. Cependant, la nature humaine est ainsi faite
que nous lui accordons une grande valeur. Il est
pratiquement impossible d’expliquer à quel point
chaque homme se réjouit intérieurement chaque
fois qu’il remarque des signes de l’opinion favo-
rable d’autrui et que sa vanité est d’une manière
ou d’une autre flattée. Souvent, il se console du
malheur réel, ou du manque des biens nos 1 et 2,
par des signes d’applaudissement de la part
d’autrui ; et à l’inverse, c’est une source
d’étonnement que de voir combien chaque bles-
sure portée à sa vanité, chaque manque d’égard,
chaque marque de moindre estime le contristent.
Le sentiment de l’honneur repose là-dessus89. Et
il se peut que cette propriété soit fort nécessaire à
la bonne conduite, comme un appui de la morali-
té. Il convient néanmoins à un homme qui réflé-
chit de tempérer au maximum ce sentiment,
aussi bien quand on le flatte que lorsqu’il subit
des avanies. – Car les deux sont liés. Sinon, il
demeure tristement esclave de l’opinion d’autrui.
– Tam leve tam parvum est animus quod laudis
avarum subruit aut reficit [« C’est chose si mes-
quine et inconsistante que celle qui démonte ou
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relève un esprit ambitieux ! » Horace, Lettres II,
1, v. 179-180].
À la réputation, c’est-à-dire au bon renom,
chacun doit s’efforcer de parvenir ; à occuper un
rang, uniquement ceux qui servent l’État ; à la
gloire au sens supérieur du mot ne doivent aspi-
rer que très peu d’hommes.
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