Anthropologie de La Nature
Anthropologie de La Nature
Anthropologie de La Nature
Sciences sociales
Geremia Cometti
cometti@unistra.fr
- Semestre 6
- UE 1 - Matière 2 - SO2AFM22
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G. Cometti 2020-2021
PLAN DU COURS
I. Introduction
Cours 1 : L’anthropologie et la nature
Cours 2 : La genèse du grand partage entre nature et culture
II. Les premières théories
Cours 3 : La théorie des climats, l’évolutionnisme et le culturalisme
Cours 4 : L’écologie culturelle et le matérialisme culturel
III. Déterminisme environnemental versus déterminisme culturel
Cours 5 : L’illusion totémique
Cours 6 : La querelle des palourdes
IV. Par-delà nature et culture
Cours 7 : L’écologie symbolique de Descola
Cours 8 : L’anthropologie de la nature
Cours 9 : Écologie des relations
V. Le tournant ontologique
Cours 10 : Viveiros de Castro, Ingold, Kohn et Tsing
Cours 11 : Latour, Sahlins et la symétrie ontologique
Cours 12 : Le changement climatique dans les Andes péruviennes
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I. Introduction
Vue sur la zone des célébrations du pèlerinage de Quyllurit’i (Cuzco, Pérou), Cometti 2017
Philippe Descola lors de cette leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 29
mars 2001, affirmait que :
« en apparence l’anthropologie de la nature est une sorte d’oxymore puisque, depuis plusieurs
siècles en Occident, la nature se caractérise par l’absence de l’homme, et l’homme par ce qu’il
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Descola (Descola et Ingold 2014, p. 28) souligne comment les premiers chroniqueurs,
explorateurs et missionnaires du XVIe siècle qui ont débarqué sur la côte orientale du
continent sud-américain avaient tendance à décrire des sociétés sans foi, ni loi, ni roi – dans
lesquelles n’était présente aucune des institutions habituelles de la Renaissance, qui
permettaient de reconnaître et qualifier une société telle qu’on la connaissait à l’époque en
Europe. En effet, la plupart des sociétés amérindiennes ne comprenaient ni chef, ni groupe
constitué, ni groupe de filiation – clans, lignages – ; elles s’organisaient très peu en villages
mais plutôt en habitats dispersés et vivaient continuellement en état de guerre, exception
faite, bien sûr, des grandes civilisations précolombiennes comme les Aztèques ou les Incas.
Ces chroniqueurs constatent ainsi très tôt une particularité de ces sociétés : le rapport
singulier qu’elles entretiennent avec la nature. Ce rapport était qualifié soit positivement (à
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la manière de Michel de Montaigne) : les Indiens sont des véritables philosophes nus qui
vivent aisément des fruits qu’une nature généreuse leur dispense ; soit négativement : les
Indiens sont des brutes sauvages, des cannibales qui s’entretuent en permanence, écrasés
par le poids de leurs instincts, le poids de la nature.
L’idée de nature était ainsi essentielle pour tenter de comprendre l’absence à première vue
d’institutions sociales, aussi les appelait-on également « peuples naturels ». Les observateurs
et la philosophie en Occident ont constamment recouru à l’idée de nature pour les
qualifier, ce qui n’était pas injustifié : les institutions sociales en apparence absentes se
retrouvaient dans une extension des relations de ces êtres humains aux mondes des non-
humains.
L’anthropologie sociale et culturelle n’a pas échappé non plus à ces dichotomies.
Cependant, on peut affirmer d’emblée que : si l’anthropologie culturelle ou sociale a –
encore aujourd’hui – pour objectif de recueillir et d’analyser les systèmes de représentations
des sociétés dites lointaines, le projet scientifique de l’anthropologie de la nature que
propose Descola est beaucoup plus ambitieux : il affirme que la pensée occidentale, qui
veut que de multiples cultures se soient développées sur le fond commun d’une nature
universelle, n’est qu’une manière de voir le monde parmi d’autres.
1J’emploie le terme « moderne » au sens de Bruno Latour (1991) et de Philippe Descola (2005). Autrement
dit, je désigne par « Modernes » ceux qui opèrent une différenciation entre la nature et la culture.
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Plan du cours
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Comme nous l’avons vu dans le premier cours, l’idée principale défendue par Philippe
Descola consiste en ce que l’opposition entre la nature et la culture n’est pas universelle
mais plutôt une caractéristique de la tradition philosophique européenne. Dans ce
deuxième cours nous verrons ainsi comment cette dichotomie s’est formée et comment elle
a façonné la pensée occidentale, y compris les fondements épistémologiques de
l’anthropologie.
Les deux religieux opposent leurs arguments pour décider de la nature des indiens : sont-ils
des êtres inférieurs qu’il faut soumettre ou bien des hommes libres et égaux qu’il faut
évangéliser ? Las Casas lutte contre l’esclavage des indiens tandis que Sepulveda défend la
guerre au nom de Dieu. De ce grand partage « homme » / « sous-homme » a découlé une
multitude de déclinaisons, dont celle de civilisé et sauvage
Ce grand partage entre Nous et Eux est également aux fondements de la dichotomie de
l’autre grand partage, celui entre la nature et la culture. Les relations entre ces deux
dichotomies (Nous-Eux et nature-culture) sont complexes car elles ne séparent pas les
mêmes termes et ne désignent pas les mêmes ordres de faits. Néanmoins, elles sont le
résultat d’une histoire commune. En mars 2017, à l’occasion d’une leçon au Collège de
France, Philippe Descola discutait l’œuvre du philosophe Jacques Rancière, La Mésentente,
en affirmant que la politique moderne des Occidentaux s’est fondée sur une division entre
les êtres humains qui ont plus d’humanité et moins de nature (les européens, les hommes,
les adultes, les possédants etc.), et ceux qui ont moins d’humanité mais plus de nature (les
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sauvages, les enfants, les femmes, les fous, etc.), avec une prééminence évidente sur le plan
juridique des premiers sur les seconds2.
Les origines de la dichotomie nature-culture trouvent leurs racines dans la Grèce antique.
Hésiode dans Les Travaux et les Jours mentionne une différence entre les hommes d’une part
et certaines espèces animales prises comme un ensemble d’autre part. Par la suite, Aristote
systématise cet « objet » d’étude encore en phase embryonnaire. L’objectivation de la phusis
– donc la nature pour les Grecs – selon Aristote est surtout inspirée par l’organisation
politique de la Cité. En effet, la Cité est censée se conformer aux normes de la nature et
reproduire au plus près la hiérarchie naturelle. Bien que la nature d’Aristote ne soit pas
aussi englobante que la nature des Modernes, un pas décisif a néanmoins été franchi. Dans
la pensée grecque, les humains font encore partie de la nature mais en décontextualisant les
entités de la nature et en les organisant dans une taxinomie de type causal, Aristote fait
surgir un domaine d’étude nouveau qui va prêter à l’Occident les traits de sa future
ontologie.
Philippe Descola (2005) souligne que saint Augustin avait déjà remarqué que, seul dans la
Création, l’homme forme un genre unique par opposition à la pluralité des espèces
animales. C’est sur l’autorité de cette exégèse que s’appuieront les théologiens du XVIe
siècle pour affirmer le monogénisme de la race humaine. C’est ainsi qu’au Moyen Âge,
transcendance divine, singularité de l’homme et extériorité du monde ont composé les
2 Cours de Philippe Descola, « Les usages de la terre. Cosmopolitiques de la territorialité », leçon numéro 9
(2016-2017), 29 mars 2017, Paris, Collège de France (texte en ligne : https://www.college-de-
france.fr/site/philippe-descola/course-2017-03-29-14h00.htm).
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pièces du dispositif pour que l’âge classique invente la nature telle que nous la connaissons
aujourd’hui.
Cette révolution scientifique du XVIe siècle a ainsi légitimé l’idée d’une nature mécanique où
le comportement de chaque élément est explicable par des lois, à l’intérieur d’une totalité
envisagée comme la somme des parties et des interactions de ces éléments. Il n’a pas fallu
pour cela invalider des théories scientifiques concurrentes, mais éliminer le finalisme
d’Aristote et de la scolastique médiévale, le reléguer au domaine de la théologie et mettre
l’accent, comme le fit Descartes, sur la seule cause efficiente ; certes, celle-ci est encore
rapportée à Dieu, mais un Dieu purement moteur, tout à la fois source originelle
d’un mouvement conçu en termes géométriques et garant de sa conservation
constante.
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comme totalité et unité équilibrée dont on connaît la postérité chez Buffon, Alexander von
Humboldt et Darwin. Et cette filiation, à son tour, a sans doute contribué aux orientations
téléologiques d’une certaine biologie contemporaine, marquée par une vision quasi
providentielle de l’adaptation des organismes ou de l’homéostasie des écosystèmes. Au
XVIIe siècle pourtant, chez les adeptes du mécanisme comme chez les partisans d’un monde
organiciste, une séparation entre la nature et l’homme a gagné droit de cité.
Pendant le XVIIIe siècle, la nature est considérée comme quelque chose d’extérieur aux êtres
humains. Cette idée d’une nature externe et objectivable est clairement due à l’influence du
géographe et naturaliste Alexander von Humboldt. C’est en effet le célèbre scientifique
prussien qui a proposé la notion de cosmos, c’est-à-dire de « monde environnant »,
comprenant l’ensemble des milieux, des êtres vivants et des phénomènes abiotiques (les
forces magnétiques, la météorologie, les séismes, etc.). Avec cette notion de cosmos
Humboldt a contribué fortement à la constitution de la notion de nature telle que la
conçoivent aujourd’hui à la fois les sciences naturelles et le sens commun. Cosmos est ainsi
devenu en un sens, la nature occidentale, régie par des lois qu’il appartient aux scientifiques
de découvrir et déchiffrer.
Il peut sembler étonnant que Philippe Descola considère Alexander von Humboldt comme
précurseur de l’anthropologie de la nature. Bien que géographe et naturaliste, Humboldt
pendant son voyage en Amérique du Sud entre 1799 et 1804 a été aussi un grand
observateur des cultures amérindiennes. Humboldt s’intéressait vraiment à tout : aux
plantes, aux animaux, aux pierres, etc. Il goûtait l’eau des fleuves pour les comparer,
observait les étoiles, décrivait le paysage ; il était également curieux des peuples autochtones
qu’il rencontrait et s’efforçait d’en dresser le portrait. Humboldt était véritablement fasciné
par le rapport de ces peuples à la nature et les trouvait excellents géographes car ils
arrivaient à se diriger même dans la forêt la plus épaisse. Selon lui les amérindiens étaient
les meilleurs observateurs de la nature qu’il ait pu rencontrer. Ils connaissent les plantes,
tous les animaux et ils distinguaient les arbres grâce au seul goût de leur écorce – un test
auquel Humboldt échoua lamentablement, trouvant aux quinze arbres qu’il essaya
exactement le même goût. Contrairement à la plupart des Européens de l’époque,
Humboldt ne considérait pas les autochtones comme des peuples barbares. Le géographe
prussien s’intéressait énormément à leurs cultures, leurs croyances et leurs langues. C’était
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plutôt la barbarie de l’homme civilisé qu’il dénonçait, critiquant la manière dont les colons
et les missionnaires traitaient les indigènes. À la fin de son voyage il rapporta en Europe
une image complètement nouvelle de ces « sauvages ». Ses carnets de voyage montrent ainsi
qu’il est l’un des premiers à s’être intéressé aux manières dont les Indiens voient la nature,
et surtout à apprécier ces conceptions comme étant des véritables savoirs qu’il mettait en
contraste avec l’ignorance des Espagnols sur les mêmes sujets.
Vous l’aurez compris : c’est la remise en cause du partage entre Nous et Eux qui va
également remettre en question le grand partage entre nature et culture. Dans un contexte
de décolonisation, l’anthropologie tente de rompre avec l’asymétrie fondamentale qui
voulait que le civilisé étudie le moins civilisé – et joue de fait un rôle actif dans la pensée
post-coloniale.
Une étape ultérieure est franchie avec Bruno Latour et son « anthropologie symétrique ». Sa
démarche contribue à montrer que les sciences occidentales aussi sont imprégnées de
culture et qu’il est ainsi possible d’analyser une expérience de biologie de la même manière
qu’un rituel de sorcellerie. Latour remet ainsi en question les deux grands partages a priori
irréductibles : celui entre Nous-Eux et celui entre nature et culture. En effet, la mise à mal
de la célèbre formule « Nous on sait. Eux ils croient, » rend insoutenable l’idée d’une nature
universelle que seuls les Modernes déchiffrent, là où d’autres, dépourvus des outils
adéquats, seraient maintenus dans leurs croyances culturelles.
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Selon la théorie des climats les sociétés humaines dépendent des conditions
environnementales et climatiques qui les entourent. Cette théorie – qui est très ancienne –
permettrait d’expliquer les différences entre les diverses sociétés (par exemple entre les
sociétés du Sud et les sociétés du Nord entre les Asiatiques et les Européens, entre les
habitants des plaines et les habitants des montagnes, etc.) par des différences
environnementales et climatiques existant entre ces régions du monde.
La première formulation de cette idée se trouve dans l’œuvre d’Hippocrate Des Airs des eaux
des lieux (environ 400 av. Christ.). Le maître de la médecine grecque est ainsi également
considéré comme le précurseur de la théorie des climats. La thèse d’Hippocrate est que
l’influence exercée par le climat, l’eau et le sol, ainsi que l’alimentation, conditionne les
qualités morales et intellectuelles des différentes sociétés humaines.
Dans la même ligne qu’Hippocrate, Aristote pensait par exemple que les sociétés d’Asie
étaient caractérisées par leur soumission et par leur intelligence, que les sociétés habitant
sous des climats froids étaient caractérisées par leur grand courage et leur moindre
intelligence et que les sociétés grecques étaient caractérisées par un heureux équilibre de
toutes les qualités. Cette théorie des climats persistera sous différentes formes jusqu’à la
Renaissance. Elle connaitra une résurgence au XVIIIe siècle avec Montesquieu, dans un
contexte de controverse à propos des origines des êtres humains dont on cherche à savoir
s’ils descendent d’une ou de plusieurs espèces distinctes. C’est une période d’intenses
débats sur les relations entre civilisation et sauvagerie et sur ce sujet en 1748, Montesquieu
affirmait dans son célèbre traité De l’esprit des lois :
« Ce sont les différents besoins dans les différents climats, qui ont formé les différentes
manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois »
(De l'esprit des lois, 3e partie, Livre XIV, chap. X).
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Toutes ces théories visant à expliquer les caractéristiques des sociétés à travers l’influence
du milieu sont loin d’avoir complètement disparu. Elles vont revenir sous différentes
formes chez de nombreux penseurs pour lesquels les paramètres climatiques et
environnementaux expliquent nombre de choses. Ces théories sont souvent imprégnées
d’un fort degré d’ethnocentrisme car elles servent également à affirmer la supériorité de la
société (et du climat) du locuteur. En outre, elles constituent une tentative d’expliquer la
société par l’environnement, une tendance qui occupera une place non négligeable dans
l’histoire de l’anthropologie. Toutes ces théories qui expliquent les sociétés ou les cultures à
travers des influences du milieu sont qualifiées par les expressions de « déterminisme
environnemental, écologique ou géographique ».
Au XIXe siècle ces types de déterminismes vont conserver une certaine importance, en
particulier chez des savants allemands appartenant à l’école dite anthropo-géographique
fondée au début du siècle par Karl Ritter. Friedrich Ratzel, auteur en 1891 d’un atlas des
peuples du monde, est le représentant le plus célèbre de cette école. Les débats de l’époque
tournaient autour de la question des poids respectifs du « milieu » et de la « race » sur la
formation des « foyers culturels ». Ratzel pensait que le milieu naturel exerçait une influence
prépondérante, aussi bien sur ce qu’il définissait comme les « races naturelles » que sur ce
qu’il appelait les « races cultivées ». Pour lui, le confinement géographique entraînait le
confinement intellectuel et la stagnation culturelle, de sorte que les « races cultivées » se
trouvaient dans des régions fertiles et tempérées, tandis que les « races naturelles » étaient
cantonnées dans les zones isolées et hostiles. Cette conception présente, on le voit, des
similitudes frappantes avec les autres idées que nous avons regroupées par convention dans
« les théories des climats ».
L’évolutionnisme
Pour la majorité des philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, la culture est encore conçue
comme la possibilité d’affranchissement de l’homme vis-à-vis de la nature, principalement
par la technique. Cependant, l’homme reste encore essentiellement déterminé par son
environnement physique et demeure à l’image du milieu dans lequel il évolue. Il n’est que
dans les régions tempérées qu’il parvient à développer des civilisations élaborées qui lui
permettent de soumettre partiellement la nature à ses exigences.
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Néanmoins, c’est pendant cette période qu’émergent les notions de progrès et d’évolution.
Par exemple, le naturaliste français Georges-Louis Buffon affirmait dans son Histoire
naturelle que l’homme était une espèce biologique parmi d’autres. Dans le même temps il
posait le problème du progrès des sociétés humaines. Pour le père de l’histoire naturelle,
l’homme était tout à la fois soumis aux contraintes du milieu et apte à s’en soustraire.
Autrement dit, on trouve encore dans les idées de Buffon un déterminisme écologique
mêlé avec un principe d’évolutionnisme encore balbutiant.
Un siècle plus tard les domaines des sciences de l’homme et des sciences de la nature sont
désormais séparés, tant sur le plan épistémologique qu’au niveau des institutions. C’est
justement au XIXe qu’apparaissent les théories évolutionnistes3. Le courant évolutionniste
va concerner aussi bien les sciences humaines et sociales que les sciences naturelles. La
publication en 1859 de L’origine des espèces de Charles Darwin pose les fondements de la
« théorie de l’évolution » qui devient le paradigme d’une grande partie des sciences de la
nature. À la même époque, Herbert Spencer, Lewis Henry Morgan et Edward Bennett
Tylor mettent en œuvre, de manière parallèle et indépendante, des théories qualifiées
d’évolutionnistes mais qui portent sur des phénomènes culturels et sociaux.
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Le culturalisme américain
Ce sont les recherches sur le terrain qui font douter Boas de l’existence d’un déterminisme
écologique. Parti en 1883 dans le Nord canadien, dans l’optique d’étudier l’influence du
milieu sur le mode de vie et de pensée des Eskimo, Boas revient en 1885, convaincu que
« l’histoire, la langue, la culture jouent un plus grand rôle que les conditions naturelles ».
Tout au long de ses écrits, Boas a toujours essayé de montrer l’autonomie des productions
intellectuelles, s’attachant à comprendre la cohérence interne des cultures. C’est à cette
époque que la notion « d’aire culturelle » est forgée. C’est-à-dire un mélange d’inventions et
d’emprunts, identifiant un « noyau culturel » d’où se diffuse une série d’éléments de culture.
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Une étude de cas : les variations saisonnières des sociétés eskimos de Marcel
Mauss
Morphologie saisonnière
Été : Dispersion par familles sous les tentes.
Hiver : Rassemblement sous l’igloo (maison de glace) mais aussi maison de terre et de
tourbe.
Habitat
Habitat d’été : Tente conique, armature de perches et de peaux de rennes ou de phoques.
Une lampe par famille. Tentes souvent placées dans des excavations naturelles, emploi d’os
de cétacés, une tente par famille.
Habitat d’hiver : Maison courte ou longue. Igloo.
Trois espaces : couloir d’entrée à demi-souterrain, un banc, un cloisonnement.
Couverture : pierre, bois, gazon, peaux. Sol couvert de pierres plates.
La maison collective : entre 6 et 9 familles.
Construction du kashim : lieu d’assemblée à caractère rituel avec foyer central. Surtout
maison des hommes.
La vie religieuse
Religion d’hiver : Shamanisme et magie, intimité collective, tabous, interdits, haut sentiment
communautaire, noms d’hiver.
Religion d’été : Privée, domestique, vie laïcisée.
Mais aussi des effets sur la vie juridique (il y a un droit d’hiver et un droit d’été) : par
exemple en été, le gibier appartient à la famille et en hiver il est partagé.
« On peut dire que la notion de l’hiver et la notion de l’été sont comme deux pôles autour
desquels gravite le système d’idées des Eskimos » (Mauss 2010, [1950], p. 450).
« Toutefois, quelque certaine que soit cette influence des facteurs biologiques et
techniques, nous n’entendons pas dire qu’elle suffise à rendre compte de tout le
phénomène. Elle permet de comprendre comment il se fait que les Eskimos se rassemblent
en hiver et se séparent en été. Mais elle n'explique pas pourquoi cette concentration atteint
le degré d’intimité (…) ; elle ne nous donne pas le pourquoi du kashim ni du lien étroit qui,
dans certains cas, paraît l'unir aux autres maisons » (Mauss 2010, [1950], p. 442).
« Sans doute, les raisons techniques que nous avons exposées expliquent dans quel ordre
ces deux mouvements alternés se succèdent dans l’année ; mais si ces raisons n'existaient
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pas, peut-être cette alternance aurait-elle lieu, quoique d'une manière différente.
Un fait tendrait à nous confirmer dans cette manière de voir : lorsque, sous l'influence de
certaines circonstances (grandes pêches à la baleine, grands marchés), les Eskimos du
détroit de Behring et de la pointe Barrow, ont été amenés à se rapprocher en été, le kashim
a réapparu, temporaire. Or, avec lui reviennent toutes les cérémonies, et les danses folles, et
les repas, et les échanges publics qu’il contient d'ordinaire. C'est que les saisons ne sont pas
la cause immédiatement déterminante des phénomènes qu’elles conditionnent ; elles
agissent par leur action sur la densité sociale qu'elles règlent » (Mauss 2010, [1950], p. 473-
474).
Conclusion
Certes, l’enracinement géographique est important, mais importantes sont aussi les
structures sociales. On voit aussi le rôle de la maîtrise des technologies qui permettent de
transformer le rapport au milieu.
Mauss publie ce texte en 1905. Nous devons remarquer qu’est déjà en place – mais non
encore clairement formulée – l’idée de totalité, de complexité puisque l’organisation sociale
et culturelle de la double vie saisonnière de ces sociétés mobilise tous les aspects de
l’existence individuelle et collective : la mobilité, le droit, la religion, l’identité double, etc…
(il y a déjà en filigrane le concept de fait social total de 1925).
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Le courant dit « matérialiste » de l’anthropologie s’est formé dans les années 1950 autour de
la figure de Julian Steward. L’écologie culturelle de Steward est née dans une période –
après la deuxième Guerre mondiale – de profonde insatisfaction à l’égard des théories
anthropologiques et sociologiques existantes visant à analyser les changements sociaux.
Pour Steward, l’approche de Boas représentait une impasse car elle aboutissait à présenter
les cultures comme incommensurables, chacune devant être appréhendée pour elle-même.
Les théories évolutionnistes avaient été largement dépassées depuis longtemps, pourtant
selon lui il, convenait de reprendre le concept d’évolution. C’est en effet Steward qui a
conçu le concept « d’évolutionnisme multilinéaire ».
Ensuite, il s’agit d’expliquer les structures et les changements sociaux au sein de ces sociétés
par le biais de leurs modes d’adaptation au milieu naturel. Pour l’anthropologue nord-
américain les contraintes écologiques s’exercent d’une manière plus importante sur ce qu’il
appelle le « noyau culturel » (cultural core), c’est-à-dire un assemblage de comportements,
d’institutions et de techniques liés à l’exploitation des ressources naturelles. Ce noyau
culturel est ainsi constitué par tous ces systèmes sociaux, politiques et religieux dont on
peut montrer qu’ils interviennent de façon directe dans la gestion du milieu naturel : la
division du travail, le système juridique concernant les ressources naturelles, la distribution
de l’habitat, etc.
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En raison de l’homologie des noyaux culturels, des sociétés en apparence très distinctes
peuvent être regroupées en types qui représentent des stades évolutifs à parcours multiples.
Cependant, selon Descola (2011, p. 19), une explication de ce type laisse passer dans les
mailles de son filet plusieurs éléments qui caractérisent une société et qui ne sont pas
directement liés aux dispositifs d’adaptation à un milieu naturel : par exemple les valeurs
morales, la mythologie, l’esthétiques, etc. Pour Steward, ces « traits secondaires » dépendent
des hasards des emprunts culturels ou des innovations locales. Selon lui, c’est la grande
diversité de ces « traits secondaires » qui cache les fortes analogies qui existent entre des
sociétés qui habitent dans des écosystèmes comparables et qui ont en fait des « noyaux
cultuels » très similaires.
Nous voyons très bien l’ambiguïté de la démarche de Julian Steward et de son écologie
culturelle : elle combine une perspective évolutionniste et déterministe dans l’analyse
comparative des mécanismes d’adaptation au milieu avec une approche diffusionniste et
relativiste quand il s’agit d’analyser les traits les plus immatériels des cultures.
L’écologie culturelle de Julian Steward est également une réaction à l’idéalisme, courant
théorique – que nous verrons plus tard dans le cadre de ce cours – selon lequel les
expériences et les objets du monde sont surtout des produits de l’esprit. De ce point de
vue, l’écologie culturelle s’oppose clairement aux théories qui avancent que ce sont les idées
qui gouvernent les activités humaines, théories que l’on a attribuées notamment à Claude
Lévi-Strauss.
Parmi les successeurs les plus audacieux de Julien Steward on trouve Marvin Harris. Son
nom est clairement associé au « matérialisme culturel », un courant qui se présente comme
une version extrême de l’écologie culturelle de Steward. Cependant, avant de parler de
Marvin Harris, il convient d’introduire la pensée de Leslie White, qui occupe une position
très atypique dans l’histoire de l’anthropologie américaine.
Toute sa vie, White est resté fidèle à l’évolutionnisme des pères fondateurs du XIXe siècle,
cherchant son inspiration non seulement chez des anthropologues comme Morgan ou
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Tylor, mais aussi chez des philosophes de la société comme Marx, Engels ou même
Spencer. Convaincu de l’existence de lois universelles de l’évolution, White s’oppose
ouvertement, pour cette raison, au relativisme culturel. Son nom reste attaché à l’énoncé
d’une loi : « loi de White », selon laquelle le degré d’évolution culturelle d’une société
donnée dépendrait de la quantité d’énergie disponible par personne.
Le matérialisme culturel de Marvin Harris est en effet une forme radicale de déterminisme
environnemental. Les travaux de Harris (notamment Cannibales et Monarques, 1979) ont
connu un grand succès auprès du public mais ont été férocement critiqués par la majorité
des anthropologues. Selon lui, le matérialisme culturel permet de montrer que même les
pratiques culturelles et sociales les moins fonctionnelles possèdent en réalité une rationalité
biologique « cachée ». À son avis, il s’agit toujours d’une entreprise de maximisation des
avantages biologiques.
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La majorité des théories que nous avons vues jusqu’à présent – à l’exception du
culturalisme de Franz Boas et de l’analyse de Marcel Mauss des sociétés eskimos – nous
pouvons les classer à des degrés divers dans la catégorie du déterminisme environnemental.
On oppose généralement le déterminisme environnemental ou écologique au déterminisme
culturel (catégorie dans laquelle on pourrait classer également le culturalisme de Franz Boas
et à un degré différent l’analyse de Marcel Mauss sur les variations saisonnières des
Eskimos).
Aux extrêmes de ces deux déterminismes on trouve d’un côté le matérialisme culturel de
Marvin Harris (pour le déterminisme écologique) et de l’autre, ce que l’on appelle
l’idéalisme ou intellectualisme qu’on attribue généralement à Claude Lévi-Strauss. Vous
l’aurez compris, le point de vue plus matérialiste accorde au milieu naturel un rôle
prépondérant dans la formation des cultures tandis que le point de vue idéaliste affirme que
les représentations ou les idées doivent être analysées pour elles-mêmes comme produit de
l’esprit humain.
Ce débat portant sur la question d’une corrélation présumée entre ces deux registres avait
pour objectif de mieux comprendre la formation du totémisme et dans une perspective
clairement évolutionniste également l’origine des religions. Le problème était que les
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C’est dans les mémoires de John Long, un marchand de fourrures anglais parti à l’aventure
en Amérique du Nord à la fin du XVIIIe chez les amérindiens Ojibwa du nord des Grands
Lacs que les termes totam et totamism apparaissent pour la première fois. Dans ses récits de
voyage, Long souligne le fait que chacun des Ojibwa avait un totam, c’est-à-dire un esprit
gardien prenant une forme de quelque animal censé veiller sur lui. Pour cette raison, aucun
Ojibwa ne chassait ni ne consommait son animal totem.
Dans ses mémoires, Long rapporte en outre l’histoire suivante qui est arrivée à un Ojibwa :
une nuit, un Amérindien rêve de la présence de gibier abondant dans un endroit précis.
Une fois le jour levé, il essaie de convaincre d’autres Ojibwa de l’accompagner pour chasser
mais ceux-ci refusent. Il s’y rend donc tout seul et trouve à l’endroit indiqué dans son rêve,
le gibier promis. Il tire, mais au lieu de tuer le gibier, il tue accidentellement un ours qui
était soudain apparu entre lui et le gibier, de manière pour lui inexplicable. Il se trouve que
l’ours est le totam de cette personne qui commence à se désespérer. En rentrant au village,
l’homme croise un ours qui le blesse. Il plaide son innocence auprès de l’animal en
expliquant l’accident et celui-ci le laisse enfin partir avec un avertissement.
À l’instar de la plupart des populations Algonquins, les Ojibwa avaient coutume d’établir
une relation individuelle avec des entités protectrices et bienveillantes qui se manifestaient
notamment à travers les rêves mais qui existaient également dans l’état de veille sous forme
animale. En outre, les Ojibwa étaient organisés en clan patrilinéaires nommés d’après des
animaux (aigle, grue, ours, etc.). Cette appartenance clanique était dénotée par des
constructions linguistique possessives formées à partir de la racine -dodem qui désigne une
relation de parenté. Rapidement, le terme vernaculaire ojibwa fut lexicalisé dans les langues
européennes comme totem, et fut également utilisé comme catégorie analytique pour décrire
des phénomènes australiens. Cette élévation du terme totem au niveau d’une catégorie
analytique est attribuée à John Ferguson Mac Lennan (dans l’article « The worship of
animal and plants », 1870).
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G. Cometti 2020-2021
Plusieurs auteurs (y compris Claude Lévi-Strauss) ont ensuite remarqué une confusion dans
le récit raconté par Long. En effet, ce dernier mentionne le terme totam en référence à un
ours dont tout semble indiquer qu’il était l’esprit gardien personnel de la personne et non
l’animal éponyme de son clan exogamique. Il fut ainsi constaté que John Long avait
commis une erreur en appelant totam – terme réservé à des affiliations sociales – ce qui était
en réalité un esprit animal individuel.
Malgré le débat, le totémisme n’était plus d’actualité dans la discipline dans les années
1960 ; Lévi-Strauss reprend la question pour montrer qu’en réalité il s’agissait d’un
problème qui avait été mal formulé. La notion de totémisme a été une des premières
formulées par la discipline et désignait de façon générale l’ensemble des croyances
religieuses sur la relation entre un être humain et un animal, une plante, ou un objet. Dans
le même temps, le totémisme désignait également une fonction d’organisation sociale,
fondée généralement sur l’exogamie clanique. En effet, les anthropologues constataient que
les totems étaient souvent associés à des groupes exogamiques.
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G. Cometti 2020-2021
Pour Lévi-Strauss ce système de dénomination ne doit pas être confondu avec le fait que
chez les mêmes Ojibwa, chaque individu pouvait entrer en relation avec une sorte d’esprit
gardien individuel. En effet, souligne Lévi-Strauss, le seul terme attesté désignant cet esprit
gardien est celui de nigouimes ou manido et n’a donc rien à voir avec le terme totem ou une
autre expression du même type. Autrement dit, la description de la prétendue institution du
« totémisme » due à John Long résulte d’une confusion entre le vocabulaire clanique (dans
lequel les noms des animaux correspondent à des appellations collectives) et les croyances
relatives aux esprits gardiens (qui sont des protecteurs individuels). En fait, John Long a
appelé totam (mot qui fait référence à l’appartenance clanique) une institution qui s’appelle
nigouimes ou manido et qui n’a rien à voir avec l’appartenance clanique. Autrement dit,
l’Amérindien qui a raconté l’histoire à John Long a un ours comme esprit gardien (le
manido), mais il appartient à un clan qui probablement a un autre animal comme totam.
Les systèmes des esprits tutélaires manido des Ojibwa se présentent sous forme de panthéon
hiérarchisé tandis que celui des appellations totémiques est régi par un principe
d’équivalence. Autrement dit, les deux systèmes – « totems » et « manidos » – sont
perpendiculaires : le premier est horizontal tandis que le deuxième est vertical. Ils ne
peuvent coïncider que dans les cas des génies des eaux car ils sont les seuls à figurer sans
ambiguïté dans l’un et dans l’autre.
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G. Cometti 2020-2021
étudier les deux registres simultanément, car cette conjonction n’a selon Lévi-Strauss aucun
fondement réel. La catégorie de totémisme n’est ainsi qu’une illusion, au sens où elle n’a pas
d’unité en tant que telle.
Une fois démontrée cette illusion, Lévi-Strauss ne s’arrête pas là : il veut montrer qu’une
fois débarrassé de la tâche de chercher la corrélation entre les deux registres, on peut
trouver une clé de compréhension plus convaincante pour le totémisme. Pour le père du
structuralisme il faut plutôt se concentrer sur le registre sociologique. En effet, en tant que
nomenclature, le totémisme n’est pas exceptionnel. C’est une manière de classer parmi
d’autres mais c’est une manière particulièrement intéressante de classer car la nomenclature
clanique est selon lui une grille de lecture, une structure, qui utilise la nature pour produire
de la culture.
Le totémisme serait ainsi pour Claude Lévi-Strauss une projection de la nature dans
la culture, une grille de lecture appliquée à la société. Cette grille de lecture est
empruntée à la nature et se fonde sur ce que Lévi-Strauss appelle dans La pensée Sauvage une
« science du concret » : c’est-à-dire l’observation minutieuse de la nature et sa mise en
signification à partir du repérage de différences significatives. Nous pouvons bien voir la
méthode structuraliste de Lévi-Strauss. Autrement dit, Lévi-Strauss part du principe que les
êtres humains pensent à partir de ce qui les entoure. Pour lui, les êtres humains ne peuvent
s’empêcher de mettre les éléments du monde en relation et ne cessent de repérer les détails
saillants de leur environnement tout en essayant de comprendre les raisons pour lesquelles
les choses sont telles qu’elles sont. Dans ces termes la « pensée totémique » est pour Lévi-
Strauss le résultat d’une pensée spéculative sur la nature afin de classer et organiser la
culture qu’on retrouve dans de nombreuses sociétés.
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G. Cometti 2020-2021
Dans d’autres termes la nature existe partout, simplement elle n’a pas le même sens
partout. Dissous dans la méthode structurale, le totémisme est « relégué » en tant que
catégorie. Cependant, comme nous le verrons dans les prochains cours, le totémisme
(renouvelé) va revenir dans les années 1990, lorsque Philippe Descola décide de le
réhabiliter.
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G. Cometti 2020-2021
Comme nous l’avons déjà vu avant, on oppose généralement les théories dites matérialistes
à celles dites idéalistes. Nous trouvons une illustration exemplaire de ce qui sépare ces deux
positions intellectuelles dans la querelle qui a opposé Claude Lévi-Strauss et Marvin Harris
dans les années 1970, telle que Descola la rapporte dans son ouvrage L’écologie des autres
(2011, p. 13-18).
Cette controverse synthétise à merveille selon Descola les difficultés dans lesquelles
l’anthropologie s’est retrouvée lorsqu’elle s’est constituée en tant que science qui étudie
l’interface entre la nature et la culture vers la fin du XIXe siècle. La polémique, qui se
déroule exactement en 1976 dans la revue L’Homme, portait sur la dimension, les vertus
alimentaires et la couleur des siphons des clams, une grosse palourde très commune sur les
côtes pacifiques de l’Amérique du Nord4.
En 1972, Lévi-Strauss avait profité de l’occasion d’une conférence aux États-Unis pour
préciser sa conception du rôle des opérations de l’esprit humain et des déterminations
écologiques dans le travail qu’opère la pensée mythique lorsqu’elle organise certains
éléments du milieu naturel en systèmes signifiants. Lévi-Strauss répondait ainsi sur place
aux accusations d’idéalisme adressées par un nombre croissant d’anthropologues nord-
américains qui avaient tendance à concevoir les contraintes de l’environnement comme
l’origine et la cause de la majorité des spécificités culturelles.
Dans la conférence de 1972, Lévi-Strauss reprenait des réflexions qu’il avait déjà exposées
dans La Pensée sauvage. Autrement dit, Lévi-Strauss montrait qu’il n’y a rien de prévisible ou
d’automatique dans la façon dont une société donnée sélectionne tel ou tel élément de son
milieu naturel pour le doter d’une signification particulière. En effet, pour Lévi-Strauss, des
sociétés voisines identifient souvent dans une même plante ou dans un même animal des
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G. Cometti 2020-2021
L’arbitraire dans ces choix est pourtant « tempéré » par le fait que les traits distinctifs
imputés à telle ou telle composante du milieu naturel sont organisés en systèmes cohérents
qui sont appréhendés comme des transformations les uns des autres selon un petit nombre
de règles. Autrement dit, si un mythe qui provient d’une société voisine peut utiliser à une
même fin des propriétés différentes du milieu naturel, la structure du mythe n’en est pas
pour autant aléatoire : elle s’organise selon des effets en miroir d’inversion et de symétrie.
Pour essayer d’illustrer ces principes de base du structuralisme, Lévi-Strauss avait décidé
d’analyser quelques mythes de la Colombie britannique qui furent recueillis par Franz Boas.
Chez les Bella Bella, une société de la côte Pacifique, on racontait qu’un enfant ravi par une
ogresse réussit à se libérer après diverses péripéties grâce aux conseils d’un esprit tutélaire.
Le père de l’enfant récupéra ainsi tous les biens de l’ogresse (fourrures, viande séchée,
plaque de cuivre, etc.) et les distribua autour de lui donnant ainsi origine au potlatch.
La façon dont l’enfant se libère de l’ogresse est curieuse : après avoir ramassé des siphons
des clams qu’elle avait pêchés, il les enfile au bout des doigts de sa main et les agite devant
l’ogresse, provoquant chez celle-ci une frayeur telle qu’elle finit par tomber dans le vide et
se tue. Pourquoi, se demande Lévi-Strauss, un être grand et cannibale serait-il terrorisé par
des petites trompes réputées non comestibles ?
Pour Lévi-Strauss la réponse à cette question énigmatique se trouverait dans le mythe des
Chilcotin, une société habitant l’intérieur des terres, un peu éloignée des Bella Bella. Les
Chilcotin racontent l’histoire d’un garçon enlevé par un puissant sorcier qui le traitait
pourtant bien. Après quelque temps les parents découvrent la retraite du garçon et
réussissent à le convaincre de rentrer à la maison. Le sorcier s’en rend compte et se lance à
sa poursuite. Le garçon se défend en brandissant comme des griffes ses mains qu’il avait
garnies de cornes de chèvre. En s’échappant, il avait également réussi à s’emparer des
toutes les dentales et des petits coquillages blancs du sorcier qui constituent depuis, les
biens les plus précieux des Chilcotin. Selon Lévi-Strauss, on voit clairement que le mythe
Chilcotin et celui des Bella Bella ont une même trame narrative car tous deux racontent
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G. Cometti 2020-2021
l’histoire d’un jeune utilisant des griffes pour se libérer de son ravisseur et s’emparer de ses
trésors.
Si les objectifs sont les mêmes, les moyens des premiers et la nature des seconds sont
symétriquement inversés. Les cornes de chèvre, objets durs et dangereux venant du monde
terrestre permettent d’obtenir des richesses marines, tandis que les siphons des clams,
objets mous et inoffensifs venant du monde marin permettent d’obtenir des trésors
terrestres. Cette inversion, selon Lévi-Strauss, s’explique autant par les matériaux techno-
économiques et écologiques que par les règles de transformation propres à la logique
mythique. En effet, dans les sociétés côtières les produits de la mer font partie du
quotidien, alors que les produit appartenant à l’ogresse sont obtenus par échange avec les
sociétés de l’intérieur. Un mollusque, dévalorisé par les uns est valorisé par les autres en
raison de sa rareté. Ce rapport symétrique inversé prévaut ainsi entre les deux milieux
naturels respectifs des deux types de populations.
Autrement dit, cette palourde était loin d’être une nourriture dépréciée, puisqu’elle était en
fait bourrée de protéines. Aussi, elle contient un micro-organisme rouge particulièrement
toxique dont les effets avaient même retenu l’attention de la CIA. Enfin, ce siphon des
clams présente une ressemblance évidente avec un pénis, ainsi, l’ogresse des Bella Bella
n’était pas effrayée par des petites trompes molles et inoffensives, mais par les dix énormes
phallus cornus et vénéneux que l’enfant brandit sous son nez. Pour Harris il n’est donc pas
utile de mobiliser le mythe des Chilcotin pour comprendre le mythe des Bella Bella.
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G. Cometti 2020-2021
Comme le souligne Descola (2011, p. 17) la querelle des palourdes était close, mais non le
problème de fond dont elle était l’expression conjoncturelle. En effet, au travers de cette
polémique, on peut bien apercevoir deux conceptions radicalement différentes du rapport
entre société et milieu naturel. Selon Marvin Harris si une société évoque dans un mythe
une espèce animale particulière, c’est que cette dernière remplit une utilité pratique
immédiatement perceptible. En revanche pour Lévi-Strauss les êtres humains sélectionnent
de manière arbitraire des propriétés des entités de leur environnement pour construire des
systèmes de signes qui permettent d’établir des contrastes entre des groupes sociaux. Ainsi,
pour comprendre un mythe, il faut le mettre en rapport avec un autre mythe de la société
voisine.
Au-delà de la controverse, la question qui se pose est celle du rapport de la culture à son
milieu naturel. Comme Descola (2011, p. 17-18) le reformule :
Cette controverse a donc eu le mérite de donner à voir sous une forme nette les
contradictions dans lesquelles l’anthropologie s’est enfermée lorsqu’elle a posé que le
monde pouvait être réparti entre deux champ bien séparés de phénomènes dont il faut
ensuite montrer l’interdépendance. En réalité, selon Descola, Lévi-Strauss est loin de se
faire l’avocat d’un idéalisme ou d’un mentalisme extrême, comme Harris lui en fait le
reproche.
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G. Cometti 2020-2021
Selon Descola, Lévi-Strauss incarne au contraire une approche naturaliste bien plus radicale
que celle défendue par les partisans du déterminisme écologique. Il est vrai qu’il ne s’agit
pas de la même nature : celle de Harris se résume aux contraintes qu’un environnement
géographique est supposé exercer sur le développement de la vie sociale, tandis que celle de
Lévi-Strauss se réfère en premier lieu aux mécanismes organiques de la cognition humaine.
Autrement dit, dans le premier cas, la nature comme ensemble des non-humains
influençant les humains, dans le second, la nature comme armature biologique de
la condition humaine.
Dans cette querelle, Lévi-Strauss récuse l’opposition entre la matière et l’esprit, lui
substituant le jeu réputé égal de deux déterminismes qui opèrent en simultané et de façon
complémentaire : l’un, de type techno-économique, imposerait à la pensée des contraintes
résultant du rapport qu’une société entretient avec un milieu particulier ; l’autre
manifesterait les exigences propres au fonctionnement de l’esprit et aurait donc une portée
universelle. Comprendre le fonctionnement du premier type de déterminisme exige de bien
connaître les caractéristiques objectives des objets naturels que l’esprit va sélectionner dans
un contexte culturel donné afin de les constituer en des ensembles signifiants.
Autrement dit, pour élucider le rôle que tel oiseau joue dans tel mythe, il faut en savoir sur
lui le plus possible de façon à comprendre pourquoi tel trait de sa morphologie ou de son
comportement a été sélectionné pour illustrer telle ou telle propriété que le mythe met en
scène.
On sait que Lévi-Strauss lui-même a toujours pris grand soin de s’informer le plus
complètement possible sur la faune, la flore et la géographie des populations dont il étudiait
les mythes, ces connaissances lui étant indispensables pour établir comment des sociétés
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G. Cometti 2020-2021
Mais selon Descola, ce qui intéresse vraiment Lévi-Strauss, c’est la mise au jour des lois de
la pensée, donc le deuxième type de déterminisme, celui qui permet de comprendre la
manière dont l’esprit va opérer dans des contextes linguistiques et géographiques différents,
subissant de ce fait les contraintes que les particularités locales de l’environnement
physique et social vont lui imposer dans le choix des matériaux avec lesquels il va travailler.
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G. Cometti 2020-2021
L’écologie symbolique
Philippe Descola
Nous avons déjà vu que selon Descola la querelle des palourdes oppose d’un côté ceux qui
avancent que le rapport de l’homme à son milieu doit être envisagé à partir des contraintes
qu’induisent l’usage, le contrôle et la transformation des ressources dites naturelles et de
l’autre, ceux qui abordent ce rapport plutôt à partir des particularités du traitement
symbolique d’une nature néanmoins réputée homogène dans ses limites et son mode de
fonctionnement.
Bien que selon Descola, Lévi-Strauss soit loin de se faire l’avocat d’un idéalisme ou d’un
mentalisme extrême, ainsi que Harris lui en fait le reproche, la controverse a eu le mérite de
donner à voir sous une forme nette les contradictions dans lesquelles l’anthropologie s’est
enfermée lorsqu’elle a posé que le monde pouvait être réparti entre deux champ bien
séparés de phénomènes dont il faut ensuite montrer l’interdépendance.
À l’une des extrémités, on affirmera que la culture est un produit de la nature, terme
générique bien commode sous lequel on peut ranger des déterminations génétiques, des
besoins physiologiques, etc… ; tandis qu’à l’autre extrémité, on maintiendra avec force
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G. Cometti 2020-2021
l’idée que, livrée à elle-même, la nature est toujours muette voire peut-être inconnaissable.
Autrement dit, qu’elle existe comme une réalité pertinente seulement quand elle est traduite
dans les symboles et les signes que la culture lui donne.
Selon Descola, ces deux « déterminismes » ont montré d’une façon claire les contradictions
dans lesquelles l’anthropologie s’est enfermée lorsqu’elle a posé comme postulat de base
que le monde était divisé entre deux champs bien séparés. Aussi, si l’anthropologie a
répugné à mettre en doute l’universalité de la cosmologie des Modernes, c’est sans doute
selon Descola parce qu’elle est dans une large mesure fille de la philosophie occidentale.
Il est vrai qu’elle n’a pas été jusqu’à prétendre que toutes les cosmologies sont semblables à
la nôtre – ce serait bien peu plausible. Simplement, nous voyons les autres, les non-
modernes, à travers la lunette déformante qui structure notre propre cosmologie et donc,
comme autant d’expressions singulières de la culture en tant qu’elle fait contraste avec une
nature unique et universelle.
Faire du dualisme moderne le gabarit ou le modèle de tous les états du monde a donc
conduit l’anthropologie à cette forme particulière d’eurocentrisme savant qui consiste à
croire, non pas que les réalités que les humains objectivent sont partout identiques, mais
que notre manière à nous de les objectiver est universellement partagée.
Michel Foucault lui-même écrivait dans Les mots et les choses en 1966 : « le problème général
de toute ethnologie est bien celui des rapports entre la nature et la culture ». Clifford
Geertz quant à lui n’hésitait pas à affirmer que : « une société établie est le produit final
d’une si longue histoire d’adaptation à son environnement qu’elle a fait de cet
environnement, en quelque sorte, une dimension d’elle-même ».
Les controverses du type de celle qui opposa Marvin Harris à Claude Lévi-Strauss sont en
réalité possibles car elles s’appuient sur un arrière-plan d’habitudes de pensée et de
références partagées constituant le cadre cosmologique commun où elles ont pris
naissance. Nous l’avons bien compris, l’approche de Descola vise à dépasser les débats
entre le déterminisme culturel et le déterminisme environnemental ou écologique qui ont
animé l’anthropologie écologique durant des décennies.
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G. Cometti 2020-2021
La nature domestique
Descola est un spécialiste des Achuar, un sous-groupe jivaro qui habite les basses-terres de
l’Amazonie équatorienne, proche de la frontière avec le Pérou. Pour mieux comprendre
l’anthropologie de la nature de Descola, il est nécessaire de comprendre comment il a
construit son projet théorique à partir de l’ethnographie qu’il a réalisé en compagnie de sa
femme Anne Christine Taylor chez les Achuar.
Quand Anne Christine Taylor et Philippe Descola partent sur le terrain dans les années
1970, les études des relations entre une société donnée et son milieu naturel étaient
dominées par les deux courants que nous venons de voir : d’un côté le déterminisme
environnemental et de l’autre celui qui tendait à considérer l’environnement comme un
système de signes. De retour de sa première expérience ethnographique, Descola
commence à affirmer que ces deux approches se sont avérées insuffisantes pour rendre
compte de la complexité du monde social et des relations entretenues avec l’environnement
des Achuar.
Dans La nature domestique, Descola (1986, p. 72-82) montre que les Achuar exploitent deux
biotopes bien distincts au sein de leur territoire : l’amont (yaki) et l’aval (tsumu). Les
différences principales entre ces deux habitats achuar n’étaient pas déterminées par leurs
situations respectives à l’égard de la température, de la pluviosité ou de l’altitude mais
plutôt par des facteurs limnologiques, pédologiques et géomorphologiques.
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G. Cometti 2020-2021
La vallée du Pastaza était ainsi typique du biotope des basses terres, bien que son élévation
soit supérieure de plusieurs centaines de mètres à celle de la région des collines orientales,
typique d’un biotope interfluvial. C’est seulement vers les années 1960 que les spécialistes
des cultures amérindiennes du Bassin amazonien ont commencé à percevoir la diversité des
écosystèmes qui composent cette immense région qui semblait à première vue si uniforme.
Steward lui-même lorsqu’il établit dans les années 1940 une typologie des aires culturelles
de la forêt sud-américaine, ne semble pas percevoir clairement les effets des différences
écologiques entre les zones forestières et les franges riveraines sur les systèmes adaptatifs
amérindiens.
Le biotope riverain (tsumu) est caractérisé par des sols alluviaux fertiles et une faune
aquatique particulièrement abondante et riche, tandis que le biotope de la zone interfluviale
(yaki), est composé par un paysage de petites collines, avec un relief accidenté, où l’on
trouve des sols pauvres et une faune très dispersée.
Malgré le fait que Steward n’avait pas remarqué cette différence dans les biotopes
amazoniens, s’il fallait suivre à la lettre les adeptes du déterminisme écologique proposé par
l’écologie culturelle, l’occupation sur le long terme de ces deux biotopes distincts aurait dû
aboutir à une différenciation des Achuar en deux sous-groupes marqués par des institutions
différentes en fonction de l’adaptation aux contraintes du milieu naturel.
Au contraire, Descola montre à travers son ethnographie que ce n’était absolument pas le
cas et que les formes sociales étaient semblables selon que les Achuar étaient installés dans
les collines ou dans les grandes vallées. Autrement dit, les traits culturels des Achuar
n’étaient pas déterminés par les contraintes de leurs milieux naturels car dans les deux
biotopes ils disposaient de suffisamment de ressources pour nourrir trois fois la population
sans travailler plus de 3 ou 4 heures par jour.
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G. Cometti 2020-2021
rend rapidement compte que l’horticulture itinérante sur brûlis de type pionnier5 pratiquée
par les Achuar (et par extension aussi par les autres sociétés amazoniennes mettant en
œuvre cette pratique) transforme profondément la forêt amazonienne.
D’une façon générale, les Achuar ne sont pas vraiment attentifs au problème de la
régénération de la forêt. Cette indifférence est explicable selon Descola du fait du très
faible taux de densité humaine et de la nature extrêmement dispersée de l’habitat car la
probabilité que deux essarts soient défrichés exactement au même endroit à moins d’un
siècle d’écart est pratiquement inexistante. Autrement dit, ils ne font pas de grands efforts
pour choisir une parcelle absolument « primaire » car les chances qu’ils ont de sélectionner
par hasard une parcelle de forêt « secondaire » sont infimes.
Les Achuar détruisent des plantes mais d’autres sont replantées dans les parcelles
abandonnées après l’horticulture sur brulis. En outre, les animaux, en déféquant les graines
ingérées, aident à recoloniser la surface abandonnée et au bout de quelques années les
espèces sylvestres transplantées repoussent dans la parcelle avec une densité plus
importante que celle qu’on trouverait dans une zone vierge. Pour cette raison Descola
affirme que la forêt amazonienne est le resultat des activités humaines et animales. Il va
même plus loin en définissant l’Amazonie comme un « macro jardin » pour déconstruire
l’image d’une forêt vierge en montrant que dans les faits elle est le resultat d’une influence
anthropique (et animale). Selon Descola il y a donc une véritable continuité entre les jardins
des Achuar et la forêt et non deux milieux qui s’opposeraient dans les termes de la
« vieille » dichotomie entre le « domestique » et le « sauvage ».
En réalité, si les déterminismes écologiques n’ont pas « survécu » à l’épreuve du terrain, les
déterminismes culturels ne s’avèrent pas plus satisfaisants pour l’analyse des rapports que
les Achuar entretiennent avec l’environnement et ce, fondamentalement pour la même
raison : les deux modèles s’appuient sur la dichotomie entre la sphère de la nature et celle
de la culture. En revanche, ce qu’a observé Descola sur son terrain, c’est que les Achuar
n’opéraient pas cette dissociation entre la sphère de la nature et la sphère de la culture. En
effet, à la différence du dualisme moderne qui distribue les êtres humains et non humains
5C’est-à-dire que les Achuar établissent toujours leurs nouveaux essarts dans des portions de la forêt qui
n’ont jamais été défrichées auparavant.
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G. Cometti 2020-2021
dans deux domaines ontologiques séparés, les sociétés amazoniennes établissent entre les
êtres humains, les animaux et les plantes une différence de degré et non pas de nature.
Par exemple, les Achuar affirment que la plupart des animaux et des plantes possèdent une
wakan (âme) similaire à celle des êtres humains, une faculté qui les « place » parmi les aents
(personne) en ce qu’elle leur assure une intentionnalité, une conscience réflexive, les rend
capables d’éprouver des émotions et leur permet d’échanger des messages avec leurs pairs
et avec les membres d’autres espèces comme les êtres humains. Autrement dit, les êtres
humains peuvent ainsi entretenir avec les êtres non humains des relations de personne à
personne.
Cette communication extralinguistique est rendue possible par l’aptitude reconnue à l’âme
de véhiculer des pensées et des désirs vers l’âme du destinataire. Les êtres humains
disposent d’une vaste gamme d’incantations magiques, les anent, grâce auxquelles ils
agissent à distance sur leurs congénères mais aussi sur des animaux, des plantes, des
artefacts ainsi que sur des êtres surnaturels.
Cela dit, les Achuar établissent des distinctions entre les entités qui peuplent le monde et
tous les êtres non-humains ne sont pas dotés de ces facultés intérieures. La hiérarchie qui
en découle ne se fonde pas sur des différences d’apparence ou sur des degrés de perfection
de l’être. Elle s’appuie sur la variation dans les modes de communication qu’autorise
l’appréhension de qualités « sensibles » inégalement distribuées.
La catégorie de « personne » pour les Achuar englobe ainsi des animaux, des plantes et des
esprits, tous dotés d’une âme. Autrement dit, la cosmologie des Achuar ne discrimine pas
entre les êtres humains et non humains mais est fondée sur une échelle d’ordre selon les
niveaux d’échange d’information réputés possibles. Les Achuar occupent le sommet de la
hiérarchie car ils se voient, se parlent dans la même langue. Le dialogue est aussi possible
avec les sociétés voisines parlant l’aents chicham (la langue des personnes) et dont les langues
restent intelligibles. Avec les hispanophones ou avec les populations voisines de langue
quechua, ils se parlent simultanément pour peu qu’existe une langue en commun mais
celle-ci est souvent imparfaitement maîtrisée par les interlocuteurs, ce qui peut introduire la
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G. Cometti 2020-2021
Les différences augmentent à mesure que l’on s’éloigne du domaine des penke aents,
(personnes complètes) définies avant tout par leur aptitude linguistique. De cette manière
les êtres humains peuvent voir les animaux et les plantes qui, lorsqu’ils possèdent une âme,
sont eux-mêmes censés percevoir les humains. Les Achuar leur parlent grâce aux
incantations anent mais ils n’obtiennent des réponses que lors des rêves.
Les entités non humaines aptes à communiquer sont ainsi hiérarchisées en fonction du
degré de perfection des normes sociales censées régir les différentes communautés entre
lesquelles elles se distribuent. Ainsi certains non-humains sont très proches des Achuar car
ils sont réputés respecter des règles matrimoniales identiques aux leurs : c’est par exemple
le cas des Tsunki (l’esprit de la rivière), de plantes cultivées (le manioc, les arachides, etc.) et
de plusieurs espèces de gibier (les toucans, les singes-laineux et les pécaris).
En revanche, il est des êtres qui se complaisent dans la promiscuité sexuelle et bafouent
ainsi avec constance le principe d’exogamie. C’est le cas du chien ou du singe hurleur. Le
niveau le plus bas d’intégration sociale est occupé par les solitaires : les grands prédateurs
comme l’anaconda et le jaguar ou encore les esprits Iwianch (incarnations de l’âme des
morts qui errent dans la forêt). Cependant, tous ces êtres solitaires sont familiers des
chamanes qui les emploient pour combattre leurs ennemis ou pour disséminer l’infortune.
Ces êtres dangereux ne sont aucunement sauvages puisque les maîtres qu’ils servent ne sont
pas hors de la société.
Las Achuar conceptualisent ainsi leurs relations avec les non-humains sur le modèle des
relations sociales entre humains, notamment à travers deux catégories de leur vie sociale :
les rapports de parenté par consanguinité et par alliance.
Les femmes achuar, qui sont celles qui s’occupent des jardins, s’adressent aux plantes
cultivées (par exemple le manioc) comme à des enfants, en mettant l’accent sur la
consanguinité. Comme lorsqu’elles s’adressent à des enfants, le ton des anent à destination
du manioc est plutôt impératif et elles cherchent à diriger ou à corriger. De manière
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G. Cometti 2020-2021
symétrique les rapports des hommes achuar aux animaux – tout particulièrement à ceux
que les humains chassent (les proies) – est un rapport de parenté par alliance : on s’adresse
aux animaux comme à des beaux-frères.
Lorsque le chasseur tire sur un animal avec la sarbacane, il doit chanter mentalement un
anent afin que le dard atteigne son but sans faillir. La plupart des anent de chasse sont
adressés à deux beaux-frères privilégiés, le toucan et le singe-laineux (les animaux les plus
communément tués après les pécaris). Ces espèces sont emblématiques de la vie de famille :
le singe-laineux est réputé respecter les prescriptions de mariage avec sa cousine bilatérale,
tandis que le toucan est un modèle de conjugalité.
La catégorie générique de l’affinité sert de gabarit mental aux Achuar pour conceptualiser la
relation au gibier tandis que les animaux familiers sont considérés comme des consanguins
à l’instar du manioc ou des enfants des sociétés ennemies que l’on enlève pour les intégrer
à la famille du meurtrier de leurs parents. Le gibier se présente ainsi soit comme un alter
ego quand il est chassé, soit comme trop identique à soi pour être tué et mangé lorsqu’il est
apprivoisé. Une différence de statut que Descola (1994) exprime de cette façon : « gibier :
animaux familiers : : ennemis : enfants captifs : : affins : consanguins ».
La façon singulière d’inclure les animaux et les plantes dans le champ des relations sociales
des sociétés amazoniennes est difficilement compatible avec les modèles d’interprétation
déterministes. Nous avons bien vu que les Achuar envisagent leur rapport à
l’environnement non pas sous la forme de la gestion d’un écosystème particulier, mais
véritablement comme une conversation avec des entités non humaines ayant un statut de
personne.
Le fait de considérer les animaux et les plantes comme des personnes est un phénomène
ancien, déjà signalé par des missionnaires et des explorateurs. Pour analyser ces rapports
singuliers, Descola décide d’utiliser les idées développées par Lévi-Strauss dans Le totémisme
aujourd’hui (1962).
Pour Descola, les Achuar ne sont pas des sociétés dites totémistes. Cependant, leur
manière d’envisager les relations avec leur milieu naturel peut être perçue comme une
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inversion symétrique des classifications totémiques. Dans d’autres termes, les Achuar ne
mobilisent pas des catégories naturelles pour penser les catégories culturelles (totémisme).
Au contraire, ils se servent des catégories de la vie sociale pour penser leurs rapports aux
objets naturels. Autrement dit, non pas la nature pour penser la culture, mais la culture
pour penser la nature.
En revanche, cette solution ne s’avère pas tout à fait satisfaisante non plus, même pour
Descola. Alors que l’ethnographie chez les Achuar lui suggérait l’absence d’une
discontinuité stricte entre nature et culture, le modèle théorique qu’il proposait la
réintroduit en inversant les termes du totémisme de Lévi-Strauss. Mais – se demandait
Descola – comment formuler une théorie qui prenne en compte l’animisme et le totémisme
d’une autre manière tout en intégrant dans le même temps les spécificités des idées des
Modernes quant au rapport à l’environnement ? L’une des sources d’inspiration décisives
pour Descola viendra du travail de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro
que nous verrons dans les prochains paragraphes.
Eduardo Viveiros de Castro est spécialiste des Arawete, une société de l’Amazonie
brésilienne de langue Tupi Guarani. L’ethnographie qu’il a menée pendant sa thèse de
doctorat a été publiée dans une traduction anglaise : From the Enemy’s Point of View :
Humanity and Divinity in an Amazonian Society. Le travail ethnographique chez les Arawete lui
a permis de proposer une réflexion comparative sur la parenté, le cannibalisme, le
chamanisme et les systèmes rituels amazoniens. La partie la plus importante de son travail a
consisté à opposer la pensée occidentale et la pensée amérindienne. Les théories
développées dans ses recherches ont connu un formidable succès, à la fois comme
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G. Cometti 2020-2021
En effet, Viveiros de Castro est connu pour être l’auteur d’une théorie qu’on appelle « le
perspectivisme ». Ces pratiques singulières que le terme perspectivisme permettait de capter
n’étaient pas si différentes de celles que Descola avait repérées chez les Achuar qui voyaient
dans certains animaux et certaines plantes des sujets, une qualité d’ordinaire réservée aux
humains. Selon Viveiros de Castro, il est nécessaire de comprendre l’univers culturel
amazonien comme un monde qui est peuplé de différentes espèces de sujets, des humains
et des non-humains qui perçoivent chacun le monde selon des points de vue différents. En
effet, pour lui, l’ethnographie amazonienne rapporte que la manière dont les humains
voient les non-humains (animaux, plantes, esprits, etc.) est très différente de la de la façon
dont ces êtres voient les humains et se voient eux-mêmes.
Tout est une question de points de vue. En effet, tout le monde se voit comme un
humain : les humains se voient comme des humains ; les jaguars également (le sang qu’ils
boivent est de la bière de manioc pour eux) ; ainsi que le gibier. Leurs attributs corporels
particuliers (plumes, pelage, griffes) sont pensés comme des ornements corporels. Entre
eux, les animaux se voient aussi comme des humains (ils ont des chamanes, des rituels, une
organisation villageoise, etc.). Ce qui varie est le caractère de proie ou de prédateur : pour les
jaguars, les humains sont des pécaris (proies) ; alors que pour les pécaris, les humains sont
des jaguars (prédateurs).
Autrement dit, Eduardo Viveiros de Castro décrit un monde amazonien dans lequel les
animaux sont des personnes et se voient comme telles. L’idée générale défendue par
l’anthropologue brésilien est que la forme manifeste de chaque espèce est un vêtement qui
cache une forme interne humaine (visible seulement par les membres de la même espèce
ou par les chamanes). Lorsqu’ils sont seuls, les animaux se déshabillent et prennent forme
humaine. On trouve ainsi une essence anthropomorphe (spirituelle) commune aux êtres
animés et une apparence corporelle variable : caractéristique de chaque espèce, pensée
comme un vêtement interchangeable.
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G. Cometti 2020-2021
On retrouve des phénomènes similaires à ceux décrits et analysés par Viveiros de Castro
dans de nombreux contextes culturels : en Amazonie, sur la Côte Nord-Ouest du
Pacifique, dans l’aire subarctique, en Sibérie, dans certaines parties de l’Asie du Sud-Est, en
Océanie. Le perspectivisme de Viveiros de Castro est souvent associé à l’animisme de
Descola mais il y a en réalité une différence substantielle entre les deux que nous verrons
plus tard quand j’introduirai l’animisme de Descola.
Ce qui nous intéresse à ce stade c’est de souligner le fait que Viveiros de Castro remarque
que cette manière d’envisager le monde est une inversion complète de celle des Modernes.
Alors que les Occidentaux envisagent le monde comme constitué d’une seule nature et de
plusieurs cultures, en suivant un modèle que l’on peut qualifier de « multiculturaliste », les
sociétés de l’Amazonie envisagent au contraire le monde d’une manière que l’on peut
définir comme « multinaturaliste », dans la mesure où ce monde apparaît comme composé
d’une seule culture (humains et non-humains partagent une condition culturelle) et de
plusieurs natures (chaque espèce est dotée d’un corps différent).
Pour Viveiros de Castro, cette opposition prend la forme d’une inversion entre
multiculturalisme et multinaturalisme ; pour Descola, elle devient une inversion entre
animisme et naturalisme, auxquels il ajoutera deux autres solutions possibles : le totémisme
et l’analogisme que nous verrons dans le prochain chapitre. Cependant, si Descola
considère l’animisme comme une ontologie parmi d’autres, Viveiros de Castro considère
que le perspectivisme constitue plutôt une sorte de philosophie générale de la
connaissance ; ainsi son propos est plus politique dans le sens où il vise à miner les
fondements épistémologiques de l’ontologie occidentale. Mais nous aborderons ce débat
plus tard.
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Les peuples d’Amazonie tirent une partie de leur alimentation de la chasse et de la pêche.
Presque chaque jour, donc, les hommes sont confrontés à la nécessité de faire périr ces
êtres couverts de plumes, de poils ou d’écailles, mais qui leur ressemblent par tant
d’attributs. Les circonstances de cette destruction sont connues de tous. La mort des
animaux et leur préparation n’est pas dissimulée dans des enceintes soustraites à la vue des
profanes, comme elle l’est chez nous à présent, et chacun en Amazonie se familiarise dès
son plus jeune âge avec ces corps encore tièdes que l’on va dépouiller, étriper et
démembrer pour la cuisine. Chacun sait aussi, grâce aux interminables histoires de chasse
que les hommes aiment à raconter, quel fut le comportement du gibier avant de mourir, sa
peur, sa tentative avortée de s’enfuir, sa souffrance, les manifestations de détresse de ses
compagnons. En bref, nul ne peut ignorer de quelle manière un être vivant devient de la
nourriture. Comment ces peuples peuvent-ils donc concilier la violence qu’ils exercent
quotidiennement à l’encontre des animaux avec l’idée que ces êtres sont, en quelque sorte,
des humains déguisés ? Comment mettre à mort des quasi-semblables et s’en alimenter sans
que cette incorporation du vivant par le vivant n’apparaisse comme une forme de
cannibalisme ? Une telle contradiction est beaucoup plus forte que celle que nous pouvons
nous-mêmes parfois éprouver face à la consommation de viande. Les végétariens qui
refusent d’être complices de la destruction d’une vie ne considèrent pas pour autant les
animaux qu’ils s’abstiennent de manger comme leurs congénères. Les partisans les plus
décidés de la libération animale reconnaissent certes des droits intrinsèques à ceux que
Michelet appelait nos « frères inférieurs », mais aucun d’entre eux n’imagine que les vaches,
les cochons ou les cobayes mènent une double vie et que, derrière l’illusion de leur avatar
animal, se cachent des êtres dotés d’une culture identique à la nôtre.
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dans un univers culturel où la réciprocité serait une valeur cardinale, de tels dispositifs ne
parviendraient pas à résorber complètement le « malaise conceptuel » qu’éprouverait le
chasseur face au prélèvement unilatéral d’une vie. D’où la fonction de disculpation de
l’apprivoisement : en recueillant les animaux orphelins, en leur prodiguant les soins
nécessaires à leur survie, les Indiens effaceraient l’acte de violence qui rend nécessaire cette
adoption.
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Comme nous l’avons vu, l’approche que propose Descola vise à dépasser les débats entre le
déterminisme culturel et le déterminisme environnemental qui ont animé l’anthropologie
écologique durant des décennies. Selon Descola (2005, p. 163) les êtres humains recourent
à des schèmes qui intégrèrent des pratiques afin de structurer les relations qu’ils
entretiennent avec le monde.
La distinction entre ces deux néologismes (l’intériorité et la physicalité), ne doit pas être
entendue comme une simple projection de la dichotomie cartésienne entre l’esprit et le
corps. Par « intériorité », Descola (2005, p. 168-169) entend « une gamme de propriétés
reconnues par tous les humains et recouvrant en partie ce que nous appelons d’ordinaire
l’esprit, l’âme ou la conscience – l’intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à
signifier ou à rêver ».
De l’autre côté, Descola (2005, p. 169) comprend la physicalité comme étant la « forme
extérieure, la substance, les processus physiologiques, perceptifs et sensori-moteurs, voire
le tempérament ou la façon d’agir dans le monde en tant qu’ils manifesteraient l’influence
exercée sur les conduites ou les habitus par des humeurs corporelles, des régimes
alimentaires, des traits anatomiques ou un mode de reproduction particuliers ».
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Selon Descola (2005, p. 175) « les oppositions binaires ne sont pas des inventions de
l’Occident ou des fictions de l’anthropologie structurale », mais sont largement utilisées
partout dans le monde. En effet, face à un être quelconque, humain ou non, on peut
supposer, soit qu’il possède des éléments d’intériorité et de physicalité identiques aux
miens, soit que sa physicalité et son intériorité sont différentes des miennes, soit encore que
nos intériorités sont distinctes et nos physicalités analogues, soit enfin que nos intériorités
sont similaires et nos physicalités différentes.
L’Animisme
Selon Descola on peut d’abord inférer une continuité, du point de vue des intériorités,
entre soi-même et les existants et en revanche, mettre l’accent sur les discontinuités entre
les physicalités : c’est ce qu’il avait observé chez les Achuar et appelé l’animisme. On
retrouve ce genre d’idées dans l’Amérique du Sud tropicale, une partie de l’Amérique du
Nord, l’aire subarctique, en Sibérie, dans certaines parties de l’Asie du Sud-Est, en Océanie.
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Dans cette ontologie, les plantes et les animaux sont humanisés puisque l’âme dont ils sont
dotés leur permet de se comporter selon les normes sociales et les préceptes éthiques des
humains. Selon lui cette ressemblance des intériorités autorise donc l’extension de la
« culture » aux non-humains avec tous les attributs que cela implique. Cependant, Descola
souligne que la référence partagée par la plupart des existants n’est pas ici l’homme comme
espèce mais l’humanité comme condition.
Cette humanisation n’est pas complète car dans les ontologies animistes, les animaux ou les
plantes se distinguent précisément des hommes par les vêtures de plumes, de poils, etc.,
c’est-à-dire par leur physicalité. Ce n’est donc pas au travers de leur intériorité que les
humains se différencient des non-humains mais bien par le biais de leur physicalité.
Par conséquent, les plantes et les animaux sont considérés comme « des personnes revêtues
d’un corps animal ou végétal dont elles se dépouillent à l’occasion pour mener une vie
analogue à celle des humains ». Comme je l’ai déjà dit, le perspectivisme de Viveiros de
Castro est souvent associé à l’animisme de Descola mais il y a en réalité, une différence
substantielle entre les deux. Selon Viveiros de Castro (2009 : p. 21) :
« les humains, dans des conditions normales, voient les humains comme des humains et les
animaux comme des animaux ; […] Les animaux prédateurs et les esprits, pour leur part,
voient les humains comme des proies, alors que les proies, voient les humains comme des
esprits ou comme des prédateurs ; […] En nous voyant comme des non-humains, c’est eux-
mêmes que les animaux et les esprits voient comme des humains. »
En revanche, selon Descola (2005, p. 199) cette inversion croisée des points de vue qui
caractérise le perspectivisme est loin d’être attestée dans toutes les ontologies animistes.
Selon lui, la situation la plus commune dans les ontologies animistes est plutôt celle où les
humains se contentent de dire que des non-humains se perçoivent comme des humains.
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Le Naturalisme
Influencé par ses débats avec Viveiros de Castro, Descola décide de concevoir le
naturalisme comme une inversion de l’animisme. Autrement dit, dans cette ontologie, les
humains disposent d’une intériorité qui les différencie des autres non-humains. En
revanche, entre humains et non-humains, il y a une continuité physique.
C’est le système qui nous est le plus familier, celui qui est à l’origine du grand partage entre
nature et culture. Le naturalisme correspond à l’idée d’une spécificité humaine irréductible,
même si l’ensemble des existants, humains y compris, se trouve gouverné par les mêmes
lois générales de physicalité.
Le Totémisme
Le totémisme suppose l’identité des intériorités et l’identité des physicalités entre humains
et non-humains à l’intérieur de certains groupes. On retrouve l’illustration de ce mode
d’identification dans l’ethnographie des Aborigènes d’Australie. Dans cette région du
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monde, ce qu’on appelle une « classe totémique » est un ensemble qui regroupe des
humains et des non-humains dérivés d’un même prototype.
En Australie, ces prototypes sont appelés les « êtres du rêve », ou des « âmes enfants ». Par
ces traductions de concepts aborigènes, la littérature ethnographique désigne les entités
mythiques qui ont façonné le paysage australien et qui sont à l’origine aussi bien des
humains que des non-humains. Ces rapports aux non-humains tels qu’ils avaient été décrits
en Australie, ne pouvaient pas selon Descola être inscrits sous la rubrique du totémisme
classificatoire de Lévi-Strauss.
Descola nous dit qu’on trouve en Australie une conceptualisation très originale des
rapports à la nature, tant sur le plan classificatoire – donc la manière dont ces êtres sont
rangés les uns avec les autres, que sur le plan ontologique – les types d’êtres qui sont
présents dans le monde. En effet, ce que l’on appelle des groupes totémiques sont des
groupes constitués conjointement d’humains et d’une grande diversité de non-humains qui
possèdent des qualités semblables, lesquelles sont en général subsumées sous le nom d’une
qualité englobante.
Autrement dit, les membres humains et non-humains d’une même classe totémique sont
issus d’un prototype originaire et partagent des propriétés de type physique (plutôt arrondis
ou plutôt anguleux, de couleur plutôt claire ou plutôt foncée, etc.) et de type moral (vifs
d’esprit ou plutôt lents, etc.). Le nom qui désigne ces classes totémiques est souvent tiré
d’une qualité qui désigne un animal particulier : par exemple, pal-tjarri, signifie le « soyeux »,
le « fluide », ainsi qu’une espèce de kangourou. Ce n’est donc pas le kangourou qui désigne
la classe totémique, mais une propriété qui permet de désigner un kangourou.
Descola se fonde notamment sur les travaux du linguiste Carl Georg von Brandenstein qui
signale que les noms de totems sont en majorité des noms d’animaux, même si certains
termes étaient aussi empruntés à l’univers technique et importés par les Occidentaux.
Cependant von Brandenstein signale que les noms des totems animaux ne sont pas des
noms d’espèces mais des noms de qualités qui sont employés par dérivation pour désigner
une espèce animale.
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Nous pouvons prendre l’exemple des tribus Nungar du Sud-Ouest de l’Australie qui étaient
organisées en moitiés exogames nommées d’après deux oiseaux : le cacatoès blanc, dont le
nom autochtone, maarnetj, peut être traduit par l’« attrapeur » et le corbeau, appelé waardar,
terme qui signifie le « guetteur », c’est-à-dire deux noms qui dénotent d’abord des qualités,
lesquelles servent à désigner des espèces animales.
Ces deux prototypes totémiques sont l’origine et l’incarnation substantielle des deux
ensembles contrastés de propriétés matérielles et spirituelles – traits de caractère,
conformation et aptitudes corporelles, dispositions psychologiques – réputés spécifiques à
tous les membres humains de chacune des moitiés en même temps qu’à tous les non-
humains respectivement affiliés à celles-ci.
Nous nous trouvons ici face à des ensembles de qualités physiques et morales partagées par
des humains et des non-humains, qualités qui les rendent identiques parce qu’issus d’un
même prototype. Autrement dit, ce mode d’identification met l’accent sur le fait qu’il y a
une continuité physique et morale à l’intérieur d’un ensemble d’humains et de non-
humains, mais une discontinuité à une autre échelle, entre chacun de ces blocs d’humains et
de non-humains qu’on appelle les « groupes totémiques ».
Cependant certains noms de totems ne désignent pas des plantes ou des animaux, mais des
éléments humains (garçon, sein, cadavre), des artefacts (boomerang, pirogue, etc.,) ou des
météores et des phénomènes naturels (nuage, rivière, marée). Bien que ces noms soient
minoritaires (15%), ils doivent pourtant être pris en compte dans une interprétation
générale du totémisme.
L’Analogisme
Enfin, le quatrième et dernier système est celui à l’intérieur duquel on suppose des
discontinuités à la fois au niveau de l’intériorité et de la physicalité entre tous les existants.
Dans le modèle de Descola, il s’agit du quatrième type logique. Sa distribution
géographique est bien plus vaste que les autres ontologies puisque le modèle analogique
comprend aussi bien l’Europe de la Renaissance que la Chine, l’Afrique ou l’Amérique
andine.
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Si différents que puissent être ces ensembles culturels, tous manifestent une idée assez
générale d’extrême singularité des entités du monde. Il s’agit d’un monde fragmenté où
chaque existant est différent de tout autre, ce qui implique donc de chercher entre eux des
correspondances au moyen d’analogies. On pensera par exemple au modèle chrétien de la
« chaîne des êtres » qui a proposé jusqu’au XVIIIe siècle un ordonnancement global de
l’univers fondé sur des écarts de proche en proche, du minéral jusqu’au divin.
Selon Descola, dans l’ontologie analogiste, toute position devient un point de rencontre
d’une myriade d’influences. Tous les êtres humains et non humains sont étroitement liés,
au point qu’il est impossible de déterminer précisément le point à partir duquel une entité
se termine et une autre commence.
Pour cette raison, la différence des physicalités et des intériorités de l’ontologie analogiste
doit pas être prise à la lettre tant les contours de ces deux ensembles paraissent flous. Selon
lui, il faut plutôt le voir comme une approche envisageant ce foisonnement de singularités
de façon plus ou moins accordées.
Dans une ontologie analogiste, les humains et les non-humains ne partagent pas une même
culture mais ils cohabitent. Autrement dit, humains, animaux, plantes, divinités se trouvent
au sein d’un univers clos où chaque être poursuit les buts que le destin lui a fixés. Chaque
être étant fait d’une multiplicité de composantes, il en résulte donc un équilibre instable.
Ainsi, dans les ontologies analogiques se rencontrent des « chaînes de causalités
transitives » entre les différentes entités, d’où la préoccupation constante d’un équilibre
infiniment menacé.
Ces quatre types d’ontologies ou « modes d’identification » sont des façons de schématiser
l’expérience qui prévalent dans certaines situations historiques. Selon Descola, chacune de
ces ontologies prédomine en un temps et en un lieu donné mais sans exclusivité. En fait,
une des quatre ontologies peut s’accommoder des autres modes. Aussi, chaque ontologie
est en mesure d’apporter des nuances au schème localement dominant engendrant des
« variations idiosyncrasiques que l’on a coutume d’appeler les différences culturelles ».
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Par exemple, la plupart des Européens ont une ontologie naturaliste mais cela n’empêche
pas un Européen de parler à ses orchidées plantées sur son balcon, de traiter son chien
comme un humain ou de penser que la planète Saturne a une influence sur sa vie.
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À l’instar des modes d’identification, les modes de relation sont des schèmes intégrateurs
qui orientent l’action pratique et organisent l’expression de la pensée. Un schème de
relation devient dominant dans un collectif lorsqu’il est activé dans des circonstances très
différentes, dans les rapports avec les humains comme avec les non-humains, ce qui a pour
effet d’assujettir les autres relations à sa logique propre, soit en restreignant leur champ
d’application, soit en subordonnant celui-ci au bon accomplissement des finalités que le
schème dominant incarne (Descola 2005, p. 424).
Les schèmes de relation sont entendus comme des dispositions donnant un contenu et une
forme à la liaison pratique entre moi et un autrui quelconque ; ils peuvent être classés selon
que cet autrui est équivalent ou non à moi sur le plan ontologique et selon que les rapports
que je noue avec lui sont réciproques ou non. Les relations qui sont susceptibles de s’établir
entre les entités qui peuplent le monde sont si nombreuses qu’il est évidemment impossible
pour Descola de toutes les passer en revue. Aussi il propose de retenir pour son analyse un
ensemble de six relations dont tout semble pour lui indiquer qu’elles jouent un rôle
prépondérant dans les relations que les êtres humains nouent entre eux et avec des
éléments de leur milieu naturel.
Les intitulés que Descola donne à ces six modes de relation, sollicitent depuis longtemps
l’attention des sciences sociales, certains au point d’être devenus des concepts clés. Il s’agit
de l’échange, de la prédation, du don, de la production, de la protection et de la
transmission. Ces modes de relation qui viennent moduler chaque mode d’identification
peuvent être répartis en deux groupes, le premier caractérisant des relations potentiellement
réversibles entre des termes qui se ressemblent, le second des relations univoques fondées
sur l’interaction entre des termes non équivalent. L’échange, la prédation et le don relèvent
du premier groupe ; la production, la protection et la transmission du second.
Pour Descola (2005, p. 432-433) un mode de relation ne devient pas dominant parce qu’il
aurait réussi à supplanter les schèmes d’interactions qui ne se plieraient pas à sa logique. Il
le devient du fait qu’il fournit le modèle le plus adéquat pour synthétiser sous une forme
simple et facilement mémorisable non seulement une grande partie des comportements,
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mais aussi et surtout ceux qui sont reconnus comme les plus distinctifs d’un collectif, tant
par les intéressés que par les observateurs.
Tout comme c’est le cas avec les modes d’identification, aucun schème de relation n’est
hégémonique ; on peut seulement dire que l’un ou l’autre d’entre eux acquiert une fonction
structurante en certains lieux, et sans que l’on puisse toujours mettre un nom sur lui,
lorsqu’il oriente d’une manière immédiatement reconnaissable un grand nombre d’attitudes
à l’égard des humains comme des non-humains. Par exemple, l’échange ne disparaît pas
quand l’ethos du don domine, il devient simplement englobé par lui.
Le premier, l’« échange », se caractérise comme une relation symétrique dans laquelle tout
transfert consenti d’une entité à une autre exige une contrepartie en retour. Les deux autres
sont asymétriques : soit qu’une entité A prenne une valeur à une entité B (ce peut être sa
vie, son corps ou son intériorité) sans lui offrir de contrepartie, Descola nomme
« prédation » cette asymétrie négative ; soit au contraire, qu’une entité B offre une valeur à
une entité A (ce peut être elle-même) sans en attendre de compensation, il appelle « don »
cette asymétrie positive.
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Il est à peine besoin de rappeler que l’idée de production n’est guère adéquate pour définir
de façon générale la manière dont bien des chasseurs-cueilleurs conçoivent leurs techniques
de subsistance.
Les femmes achuar ne « produisent » pas les plantes qu’elles cultivent : elles ont avec elles
un commerce de personne à personne, s’adressent à chacune pour toucher son âme et ainsi
se la concilier, favoriser sa croissance et l’aider dans les écueils de la vie, tout comme le fait
une mère avec ses enfants. Autrement dit, ce sont les relations entre sujets (humains et non
humains) qui conditionnent ici la « production » des moyens d’existence, non la production
des objets qui conditionne les relations entre sujets.
Dans les rapports aux non-humains, la protection devient un schème dominant lorsqu’un
ensemble de plantes et d’animaux est perçu tout à la fois comme tributaire des humains
pour sa reproduction, son alimentation et sa survie et comme si étroitement lié à eux qu’il
en devient une composante acceptée et authentique du collectif.
Le modèle le plus accompli est sans doute l’élevage extensif des sociétés pastorales en
Eurasie et en Afrique. Certes, le bétail sert à la consommation des humains, directement ou
indirectement, mais c’est rarement cette fonction utilitaire qui prévaut dans l’idée que les
pasteurs se font des rapports aux animaux dont ils s’occupent au jour le jour.
Les bénéfices mutuels que la protection est censée procurer se déploient souvent en une
longue cascade de dépendances unissant plusieurs niveaux ontologiques par une série de
duplications de relations asymétriques. Tout comme les humains veillent sur les animaux et
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les plantes dont ils tirent leur subsistance, ils peuvent être eux-mêmes protégés par un autre
ensemble de non-humains : les divinités.
La transmission est avant tout ce qui permet l’emprise des morts sur les vivants par
l’entremise de la filiation. L’expression la plus nette de cette relation se donne à voir là où
les morts sont convertis en ancêtres à qui l’on rend un culte. Il s’agit des ascendants
proches et non de ces personnages lointains et plus ou moins mythiques, aussi appelés
« ancêtres » par convention, que l’on place parfois à l’origine des clans et des tribus sans
leur attribuer pour autant une influence directe sur la destinée de ceux qu’ils ont créés.
Les Jivaros
Dans une société comme les Achuar (et les autres sociétés jivaros) où le mot « paix » est
inconnu, où les seuls rituels collectifs sont ceux qui annoncent ou concluent l’exercice de la
violence collective, la guerre n’est en rien un accident malheureux, mais bien la trame
même de la vie sociale.
Cette attitude prédatrice que les Jivaros manifestent dans leurs relations à autrui se retrouve
également dans les relations qu’ils entretiennent avec les êtres non humains. Pourtant,
comme on l’a vu, nombre d’animaux et de plantes sont considérés comme des personnes
qui partagent certaines facultés sensibles des humains avec lesquels ils sont liés par des
relations de consanguinité et d’alliance.
Néanmoins, les entités non humaines ne sont pas intégrées dans un réseau d’échange avec
les humains et aucune contrepartie ne leur est consentie lorsque l’on prend leur vie. Les
chasseurs jivaros adressent des incantations anent au gibier, aux esprits maîtres des animaux
et aux prototypes de chaque espèce, de manière à établir avec eux une relation de
connivence : la chasse se présente ainsi comme l’expression d’une complicité entre des
parents par alliance où le terme ultime, la mise à mort, est occulté par ces formules
ludiques. Les anent invoqués pendant la chasse sont tout à fait explicites à ce propos : les
animaux y sont qualifiés comme des beaux-frères à qui l’on parle sur le ton de légère
plaisanterie et d’affabilité forcée, ordinaire dans cette relation ; les sœurs de la proie sont
même parfois évoquées comme des conjointes potentielles du chasseur. En réalité, traiter le
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gibier comme un affin n’est qu’une tromperie des Jivaros permettant de déguiser la nature
foncièrement inégalitaire du rapport entre les hommes et leurs victimes.
Les relations avec le monde végétal n’échappent pas non plus à cette idéologie prédatrice.
Le manioc, principale ressource alimentaire des Jivaros, est réputé sucer par ses feuilles le
sang de ceux qui les effleurent, attaquant au premier chef les femmes qui le cultivent et
leurs enfants en bas âge. Cette menace n’est pas prise à la légère par les Jivaros et l’on
attribue souvent la mort d’un nourrisson à une anémie provoquée par le vampirisme du
manioc.
Pour cela, les femmes doivent adresser à cette plante des incantations particulières afin de
détourner la soif de sang vers des visiteurs indésirables du jardin. Or, le manioc est traité
par les femmes comme un enfant, mais un enfant qui sera mangé à terme par ceux qui l’ont
élevé et qui cherche lui-même à faire périr les enfants humains dont la nourriture exclusive
pendant plusieurs années est justement constituée de purée de manioc. Le jardinage
implique une compétition mortelle entre des enfants humains et non humains, une
opération au cours de laquelle il s’agit pour les femmes de reproduire et d’élever des
rejetons végétaux dont on va consommer la chair tout en évitant qu’ils ne consomment en
retour le sang des rejetons humains qui sont à leur contact.
La capture de personnes humaines chez les ennemis, le rapt furtif du gibier et la guerre
sournoise avec le manioc cannibale expriment ainsi des manières différentes d’un identique
refus de l’échange dans les rapports avec autrui. Cette tension prédatrice structure les
rapports que les Jivaros entretiennent avec une foule de sujets de toutes natures en ce
qu’elle intègre leur expérience du monde dans maints domaines ordinairement disjoints
s’appliquant sans distinction aux humains et aux non-humains.
Les Tukanos
Il n’est pas besoin d’aller trop loin pour trouver un contre-exemple aux Jivaros. Tandis que
ces derniers font tout leur possible pour échapper aux obligations de l’échange, les
Tukanos de l’Amazonie colombienne s’appliquent au contraire à les respecter de manière
méticuleuse dans chacune de leurs interactions avec les entités qui habitent leur monde,
conçu comme un circuit fermé homéostatique (Reichel-Dolmatoff 1976). Dans la mesure
où l’énergie vitale présente dans ce monde fermé existe en quantité finie, les échanges
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G. Cometti 2020-2021
internes sont organisés de manière à ce que les prélèvements effectués par les êtres
humains, notamment lors de la chasse, puissent être réinjectés dans le circuit. Le feed-back
énergétique est principalement assuré par la rétrocession des âmes des défunts au Maître
des Animaux qui les convertit en gibier. Chez les Tukanos, les animaux et les humains sont
donc des substituts les uns des autres et possèdent un statut égal dans la communauté
d’énergie du vivant. Autrement dit, tous ensemble, ils contribuent à maintenir l’équilibre
des flux puisque leurs fonctions sont réversibles dans cette quête d’une homéostasie
parfaite.
Pour résumer, la parité dans les échanges entre les Tukanos et leurs voisins non humains
est indispensable à la survie du monde et cette dépendance réciproque comme axe du
système demeure un point indiscutable.
Les Campas
C’est à quelques centaines de kilomètres des Jivaros que se situe le deuxième contre-
exemple, les Campas6, un ensemble pluriethnique dans lequel la solidarité, la générosité et la
prédominance du bien commun sur l’intérêt des parties ont été élevées au rang de canon
suprême des comportements, surpassant de loin les exigences d’équité et de
complémentarité dans l’échange que les Tukanos s’attachent à respecter.
Les Campas sont aussi des producteurs polyvalents dispersés en petites communautés
locales autonomes qui combinent l’horticulture d’essartage avec la chasse, la pêche et la
cueillette. Ils concordent sur le fait que les plantes, les animaux et les esprits qui les
protègent sont des êtres sociaux, dotés d’une intériorité et de facultés d’entendement
similaires à celles des humains. Toutes ces personnes aux apparences diverses se
distinguent au premier chef par leurs corps amovibles que l’on assimile à des cushma, les
longues tuniques de coton traditionnellement portées par les Amérindiens de la région.
En dépit de ces ressemblances, on ne saurait pourtant concevoir un plus grand écart que
celui séparant l’ethos jivaro de l’ethos campa. Les cosmologies des sociétés campas sont
toutes organisées selon un même principe dualiste qui distribue les sociétés humaines, les
6 « Campa » est le nom générique donné à un groupe de tribus de langue arawak de la haute Amazonie
centrale du Pérou – les Ashaninka, les Matsiguenga, les Nomat- siguenga – qui, avec les Piro et les Amuesha
(ou Yanesha), forment l’ensemble des Arawak subandins. Tous vivent dans une forêt équatoriale de piémont
analogue à celle des Jivaros, dans les bassins de l’Urubamba et du Perené.
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G. Cometti 2020-2021
L’un de ces domaines possède une valeur positive et regroupe des entités partageant une
essence commune : les sociétés campas et certaines des tribus de forêt qui les entourent
(notamment les Cashibo et les Shipibo-Conibo, de langue pano), les divinités empyrées
(Soleil et son père Lune), les esprits maîtres du gibier et le gibier lui-même. L’autre domaine
est parfaitement négatif et se définit par son altérité radicale vis-à-vis du premier ; il englobe
tous les humains qui viennent des Andes, qu’ils soient indiens ou blancs, les animaux
ensorceleurs et leurs maîtres, les mauvais esprits.
C’est évidemment au sein des communautés locales, dans des parentèles soudées par
l’entraide et la fréquentation quotidienne que le schème du partage et de la générosité se
manifeste de la manière la plus claire, tant dans les préceptes de conduite enseignés aux
enfants que dans la pratique ordinaire de chacun.
Il existe pourtant un troublant parallèle dans l’ensemble plus vaste des communautés
arawak subandines entre les relations dissemblables qu’elles entretiennent avec deux sortes
de non-humains – le don reçu des esprits animaux et la prédation exercée par les mauvais
esprits – et celles qui caractérisent leurs rapports non moins contrastés avec deux réseaux
d’humains antagoniques l’un à l’autre. En effet, ces peuples du piémont n’ont cessé de
guerroyer sur leur frontière andine tout en récusant la guerre en leur sein au profit d’un
système d’interactions et d’alliances régionales en grande partie fondé sur le commerce
entre des ethnies linguistiquement apparentées et qui partagent une même conception des
vertus civiques et de la concorde sociale.
Les Jivaros, les Tukanos et les Campas catégorisent ainsi les êtres humains, les animaux et
les plantes comme des « personnes » qui possèdent une intériorité analogue, laquelle permet
à la plupart des espèces de mener le même genre de vie sociale et cérémonielle,
indépendamment des différences de physicalité qui leur sont propres. Néanmoins, bien que
les Jivaros, les Tukanos et les Campas relèvent sans conteste du régime ontologique de
l’animisme, les principes et les valeurs qui guident les relations à autrui dans chacun de ces
groupes ne sauraient cependant être plus différents.
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Pour Descola (2005, p. 490-491) la prévalence d’un schème de relation dans un collectif
conduit ses membres à adopter des comportements typiques dont la fréquence et la
répétition sont telles que les ethnographes qui les observent et les interprètent se sentent
autorisés à les qualifier de manière synthétique comme des « valeurs » normatives orientant
la vie sociale : l’esprit belliqueux chez les Jivaros, la nécessité de partager chez les Campas
ou l’obligation de l’échange chez les Tukanos. Mais aucun type de relation n’est absolument
hégémonique puisqu’ils constituent tous ensemble la panoplie dont les êtres humains
disposent afin d’organiser leurs interactions avec les occupants du monde.
Il serait par exemple absurde de prétendre que chez les Jivaros tout dans leur existence
quotidienne relève de l’incorporation violente. Le schème de l’assimilation prédatrice
constitue plutôt un horizon moral qui oriente de nombreux champs de pratiques que
chacun rend manifeste à sa façon. De la même manière, la prédation n’est pas absente dans
l’ensemble tukano, même si la guerre a disparu chez eux depuis longtemps, peut-être à la
suite d’un choix concerté de privilégier des échanges pacifiques.
La notion de « collectif »
Les trois cas ethnographiques amazoniens examinés dans ce chapitre (Jivaros, Tukanos et
Campas) nous invitent à tirer une leçon plus générale quant à la nature de ce que Descola a
appelé un « collectif ». Si une telle entité acquiert une partie de son homogénéité apparente
du mode d’identification ontologique qui la caractérise, cela n’est pas suffisant pour la
différencier d’autres entités semblables à elle sous cet aspect. Les frontières d’un collectif
sont donc avant tout définies par la prévalence en son sein d’un schème de relation
spécifique, l’unité qui en résulte n’étant pas nécessairement homologue à des découpages
habituels en ethnies, tribus, groupes linguistiques, etc. […]
Bref, ce ne sont pas tant des limites linguistiques, le périmètre d’un réseau commercial ou
même l’homogénéité des modes de vie qui tracent les contours d’un collectif, mais bien une
manière de schématiser l’expérience partagée par un ensemble plus ou moins vaste
d’individus, ensemble qui peut par ailleurs présenter des variations internes – de langues,
d’institutions, de pratiques – assez marquées pour que l’on puisse le considérer, à une autre
échelle, comme un groupe de transformation composé d’unités discrètes. Si elle ne se
substitue pas complètement aux catégories usuelles – culture, ethnie, civilisation, groupe
linguistique, milieu social, etc. – qui peuvent demeurer utiles dans d’autres contextes
d’analyse, une telle définition permet du moins d’éviter les écueils du fixisme et de
circonvenir la tendance presque spontanée à appréhender les particularismes des groupes
humains à partir des traits que ceux-ci brandissent afin de se distinguer de leurs voisins
proches. […]
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Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, p. 493-496 et p. 535.
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V. Le tournant ontologique
Si Descola ne remet pas en cause le dualisme entre nature et culture mais en critique son
universalisme présumé, Viveiros de Castro et Tim Ingold récusent cette dichotomie dans
l’absolu. Nous avons déjà vu que le perspectivisme et le multinaturalisme de Viveiros de
Castro avaient permis à Descola de réaliser qu’il était possible de penser les solutions
amérindiennes et occidentales comme des figures inversées l’une de l’autre.
Chez Viveiros de Castro, cela prend la forme d’une inversion entre multiculturalisme et
multinaturalisme ; chez Descola, cela devient une opposition entre animisme et
naturalisme, auxquels il peut ajouter deux autres solutions possibles : le totémisme et
l’analogisme que nous avons vu la semaine passée. Cependant, Descola considère
l’animisme comme une ontologie parmi d’autres. Pour Viveiros de Castro, le
perspectivisme constitue plutôt une sorte de philosophie générale de la connaissance, ainsi
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son propos est plutôt politique dans le sens où il vise à miner les fondements
épistémologiques de l’ontologie occidentale.
Dans Métaphysiques cannibales, Viveiros de Castro critique les catégories de Descola. Selon
lui, l’œvre Par-delà nature et culture est nettement d’inspiration « totémique » (dans le sens
original de Lévi-Strauss). Descola conçoit son objet comme un jeu combinatoire fermé et
son objectif est l’établissement d’une typologie de schémas de la pratique – les formes
d’objectivation du monde et d’autrui – selon des règles de composition finies. En ce sens,
le livre est aussi profondément « totémiste » qu’« analogiste » - ce qui n’est pas surprenant à
son avis, puisque la contribution particulière de Par-delà nature et culture à la cosmologie du
structuralisme classique a consisté à diviser le totémisme de Lévi-Strauss, en deux sous-
types, celui du totémisme au sens de Descola et celui de l’analogisme.
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Tim Ingold
Le but de Tim Ingold dans son ouvrage The Perception of the Environment est de remplacer le
dualisme entre nature et culture afin de suivre ce que lui appelle l’« écologie de la vie ».
Ingold caractérise les relations des chasseurs-cueilleurs à leur environnement comme une
immersion totale avec leur environnement et un engagement perceptif et actif avec les
différentes entités du monde, en contraste à l’anthropologie classique qui pose comme
point de départ l’extériorité de la nature.
Dans Marcher avec les Dragons, Ingold (2013, p. 10) nous dit :
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Ingold aspire donc à construire une science unifiée de la vie, à établir des processus de
constitution des humains comme des êtres en transformation permanente. Selon Ingold, si
nous travaillons avec telle ou telle population comme les Achuar ou les Sami, nous
apprenons des manières de comprendre la vie différentes de celles auxquelles nous avaient
habitués notre propre milieu et notre propre éducation.
Que faire alors ? Devons-nous plutôt consigner ces nouveautés comme une façon de faire
parmi d’autres, ce qui nous conduit à valider une conception pluraliste de la philosophie, à
ajouter une autre ligne à la grande liste des ontologies (par exemple : les scientifiques
occidentaux sont naturalistes tandis que telle population est animiste) ? Ou devons-nous
plutôt nous appuyer sur nos travaux pour critiquer et remettre en cause certains
présupposés dissimulés dans nos propres façons de penser ? C’est justement dans cette
direction et donc à partir de l’ontologie des chasseurs-cueilleurs Sami qu’Ingold développe
son concept d’écologie de la vie.
Ingold ne considère pas la manière d’être au monde des chasseurs-cueilleurs comme une
construction différente de la réalité alternative à la réalité occidentale puisque selon lui,
l’ontologie des chasseurs-cueilleurs, qu’il appelle « poetics of dwelling », exprime une condition
humaine plus véridique que celle exprimée par l’ontologie naturaliste occidentale.
Autrement dit, selon Ingold cette « ontologie de l’habiter » serait plus adéquate pour rendre
compte de la complexité des relations entre les entités du monde que l’ontologie
occidentale fourvoyée par le biais du dualisme et de ses médiations entre l’objet et le sujet.
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Selon Ingold, il est très important pour Descola de placer toutes les ontologies sur un pied
d’égalité ; il adopte la même la base dans sa démarche et c’est pour cette raison qu’il
souscrit à une sorte de relativisme ontologique.
Cependant, selon Ingold, le premier problème que soulève ce point de vue relativiste est le
suivant : l’observateur n’occupe aucune place, il n’est nulle part, il ne reconnaît comme
sienne aucune ontologie. Autrement dit, il observerait le monde depuis une sorte de paradis
ontologique d’où il parviendrait à distinguer les différentes manières de composer le
monde. Mais cette posture transcendantale est, selon Ingold, l’un des fondements de ce
qu’il appelle l’ontologie naturaliste.
En d’autres termes, quoi que Descola en dise, il adopte comme point neutre une certaine
ontologie : le naturalisme. Et c’est sur cela qu’il bâtit une étude comparative dans laquelle le
naturalisme est défini comme une ontologie parmi d’autres tout aussi possibles. Descola
répond à cette critique en assumant qu’il est évident que c’est au sein d’une ontologie
naturaliste qu’il a tenté de proposer une nouvelle façon de décoloniser la pensée – c’est-à-
dire décoloniser les concepts dont se sert l’anthropologie pour analyser la diversité du
monde.
Il serait donc naïf de penser que nous pouvons échapper à une telle position et que par la
simple façon de traduire et transcrire le point de vue et la manière d’être d’une population
différente de la nôtre, nous pourrions échapper à nos préjugés. Il est donc important selon
Descola d’accepter que le projet anthropologique soit très difficilement dissociable de son
origine naturaliste. Cependant, cela ne signifie pas que les sciences ne puissent prospérer
que sur un fond naturaliste.
À son avis une fois que les procédures ont été développées, qu’elles se sont stabilisées, elles
voyagent ; il est tout à fait possible que les études scientifiques s’inscrivent dans d’autres
contextes ontologiques que celui du naturalisme. Selon Descola, le projet scientifique
d’Ingold relève davantage de la philosophie que de l’anthropologie. Selon lui, les positions
d’Ingold et de Viveiros de Castro sont tout à fait légitimes en tant que professions de foi
philosophiques mais elles s’avèrent peu pertinentes en termes d’analyse anthropologique.
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Eduardo Kohn
En s’inspirant lui aussi des travaux de Bateson, Eduardo Kohn souligne la nécessité
épistémologique d’élargir l’anthropologie aux êtres non humains. Ce projet
épistémologique est appelé par Kohn l’« anthropologie de la vie ». Selon l’auteur,
l’anthropologie, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, analyse des catégories propres aux
êtres humains comme le langage, la culture, la société, l’histoire, et utilise ces catégories
pour analyser le comportement humain.
Or, cette analyse, selon Kohn, fait l’impasse sur les myriades de façons dont les humains
sont en relation avec les autres êtres. Aussi, il importe, d’après lui, d’élargir la recherche
ethnographique au-delà des êtres humains. Il serait ainsi question d’un travail
ethnographique qui ne se focaliserait pas seulement sur les êtres humains ou seulement sur
les non-humains mais également sur la manière dont les êtres humains et les non humains
s’entendent entre eux.
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séparés du reste des autres êtres vivants. Le but de l’auteur est de construire un cadre
analytique cohérent pour comprendre les relations entre les êtres humains et les non-
humains. Dans son approche qui vise à aller « au-delà des humains », Kohn considère la
« vie » comme un produit de signes et de processus. Selon lui, ce que les êtres humains
partagent entre eux et avec les autres êtres vivants est le fait que tous les êtres vivent avec et
à travers des signes.
L’objectif de Kohn, comme celui d’Ingold et Viveiros de Castro est de mettre de côté
l’ontologie naturaliste comme catégorie de référence épistémologique. La thèse d’élargir la
réflexion anthropologique aux entités non humaines est intéressante et stimule la réflexion.
Il me semble toutefois qu’une telle entreprise n’est pas du ressort de la discipline
anthropologique dont l’objet demeure les êtres humains, même si cette catégorie est
construite. Je partage l’avis de Kohn selon lequel l’anthropologie peut, à travers l’étude des
signes, pousser son analyse plus loin. Cependant, le problème réside selon moi surtout au
niveau heuristique, dans l’incapacité de l’anthropologue de pouvoir communiquer avec des
entités non humaines.
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Anna Tsing
Dans Friction, Anna Tsing met en place une ethnographie « de l’interconnexion globale ».
Les autochtones, les Dayaks Meratus du Kalimantan du Sud de l’Indonésie se retrouvent
symétrisés dans son ethnographie avec les activistes environnementaux, les industriels et les
prospecteurs miniers. Anna Tsing multiplie ainsi ses ethnographies. Pour elle, la friction en
tant que métaphore, nous rappelle que les rencontres hétérogènes et inégales peuvent être à
l’origine de nouveaux agencements de pouvoir et de culture. À son avis, c’est l’attention
portée aux frictions qui rend possible une ethnographie de l’interconnexion globale.
Autrement dit, le concept de friction met au cœur de notre compréhension des
interconnexions globales modernes, celles qui se sont développées sous les auspices des
universels des Lumières. Dans ce sens, pour Anna Tsing, la friction permet aux universels
de faire prise, de se répandre comme modèles pour la pratique du pouvoir. Cependant, les
universels engagés ne répondent jamais totalement et partout aux mêmes schémas du fait
de cette friction. Son livre raconte ainsi comment certains universels se sont imposés dans
des temps et des lieux particuliers, au travers de frictions.
Dans son ethnographie, Anna Tsing montre finement que la conservation de la nature est
un motif de collaboration entre les chercheurs, le milieu des affaires, les forestiers, les
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G. Cometti 2020-2021
agents de l’État, le public et les non-humains. Pour elle, c’est dans les frictions suscitées par
ce type de collaboration que les projets de conservation globale – comme d’autres formes
de connaissance – prennent forme. La collaboration ne se réduit pas à un simple échange
d’informations. Il n’y a aucune raison de penser que ceux qui collaborent partagent des
buts communs. Dans les collaborations transnationales, des formes partiellement partagées
mais discordantes de cosmopolitisme peuvent informer les contributeurs, leur permettant
de discuter – mais au travers de leurs différences.
Pour Anna Tsing, ces frictions ont lieu dans ce qu’elle appelle des zones-frontières.
Autrement dit, des zones hors de contrôle ; celles-ci sont dérégulées parce qu’elles
surgissent dans les interstices nés de cette collaboration. La zone-frontière n’est donc pas
une catégorie naturelle ou indigène. C’est une théorie qui voyage, une forme étrangère qui
requiert une traduction. Tsing montre que les biologistes de la conservation mettent à part
les non-humains ; les écologistes politiques quant à eux considèrent trop souvent comme
allant de soi qu’ils ne sont que des ressources pour les humains. Pour elle, nous devrions
plutôt tenter de voir comment les espèces et leurs populations entrent et sortent des
marchés, entrent et sortent de la réflexion culturelle, entrent et sortent de tout un spectre
d’interactions pas encore totalement décrites entre humains et non-humains.
Pour Tsing, une manière de s’intéresser plus finement aux interactions entre espèces
humaines et non-humaines est de prendre le paysage comme objet d’analyse. Par paysage,
elle entend la configuration d’humains et de non-humains dans un territoire. Elle se réfère
aux pratiques matérielles aussi bien qu’aux pratiques de représentation qui fabriquent et
entretiennent le paysage. À travers un traitement analytique symétrique, la tâche de Tsing
est de rendre plus visibles ces traductions problématiques afin de montrer que la structure
d’alliance de tels engagements n’a pas seulement pour objectif de trouver des alliés, mais
aussi de re-fabriquer des idées, des pratiques, des histoires locales, régionales et globales.
Pour elle, étant donné que nous ignorons comment les choses tourneront, il vaut mieux
interroger des situations d’émergence – et d’urgence. Là, espoir et désespoir sont liés,
dépendants parfois des mêmes technologies. L’urgence surgit dans des paysages ruinés ;
des rêves utopiques comme des ambitions brutales y prennent forme.
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G. Cometti 2020-2021
Cette idée d’ethnographie dans ces paysages ruinés, va revenir également dans son autre
livre célèbre, Le champignon de la fin du monde. Tsing commence son livre en nous expliquant
que, quand en 1945, Hiroshima fut détruite par une bombe atomique, il a été rapporté que
la première créature vivante à émerger dans les paysages désolés était un champignon
matsutake. La rapidité avec laquelle les champignons émergent dans des paysages ravagés
nous permet d’explorer les ruines qui sont devenues notre maison commune. Les
matsutakes sont des champignons sauvages qui vivent dans les forêts perturbées par les
humains. Cependant, ces champignons sont également un plaisir gourmet précieux – au
moins au Japon, où leur prix peut en faire parfois les champignons les plus chers au
monde. Grâce à leur capacité à nourrir les arbres, les matsutakes aident les forêts à
prospérer dans des endroits hostiles. Dans cette période de faibles espoirs, Anna Tsing
s’intéresse aux écologies issues de la perturbation dans lesquelles de nombreuses espèces
vivent parfois ensemble sans harmonie et sans opération de conquête. Les paysages de la
globalisation sont aujourd’hui jonchés de ce type de ruines. Pourtant, pour Anna Tsing, ces
lieux peuvent être encore vivants malgré l’annonce de leur mort : les champs de
monoculture qui sont abandonnés peuvent parfois accueillir une nouvelle vie
multispécifique et multiculturelle.
Dans la situation globale de précarité qui est la nôtre, nous n’avons selon Tsing, pas d’autre
choix que de chercher la vie dans ces ruines. Ce qui la préoccupe, c’est le fait que le
capitalisme dépend d’éléments non capitalistes. Pour le comprendre, nous ne pouvons
donc pas rester à l’intérieur de la logique capitaliste ; nous avons besoin d’un œil
ethnographique pour voir la diversité économique qui rend l’accumulation possible. À
travers son ethnographie, Tsing montre que le matsutake est une marchandise capitaliste
qui commence et termine sa vie sous la forme d’un don. Il ne devient une marchandise
totalement aliénée que pendant quelques heures : juste le temps de patienter sur le tarmac
en s’improvisant sous l’aspect d’un stock bien empaqueté et de voyager dans la soute d’un
avion.
La nouvelle alliance que propose Tsing est fondée sur les engagements qu’impliquent
l’observation et le travail de terrain, autrement dit sur ce que j’appelle prêter attention. Les
paysages qui ont subi des perturbations humaines sont des espaces idéaux pour mener une
observation relevant à la fois des sciences humaines et des sciences naturalistes. Une
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Les chercheurs en sciences humaines, qui ne sont pas habitués à penser avec les
perturbations, les associent aux dégâts. Mais la perturbation telle qu’elle est utilisée par les
écologues n’est pas toujours mauvaise, et surtout, pas toujours humaine. Les perturbations
se succèdent. Pour Tsing, poser la question de la perturbation ne clora pas la discussion
mais l’ouvrira en nous permettant d’explorer les dynamiques du paysage. Qu’une
perturbation soit ou non supportable est une question qui a engagé une réflexion sur la
formation de nouveaux agencements. La perturbation a émergé comme un concept clé de
l’écologie exactement au moment où des chercheurs en humanités et en sciences sociales
commençaient à s’inquiéter de l’instabilité et du changement. Comme outil analytique, la
perturbation requiert la prise de conscience du point de vue situé de l’observateur,
exactement comme l’impliquent les meilleurs outils des théories sociales.
Pierre Charbonnier résume les positions des quatre auteurs (Viveiros de Castro, Ingold,
Kohn et Tsing) de cette façon :
Tim Ingold incarne la voie dans laquelle l’investigation sur l’animisme finit par rejoindre
l’idéal phénoménologique d’une redécouverte de l’expérience humaine purifiée des
recouvrements et occultations modernes et compatible avec les principes de l’éthique
environnementale mainstream.
Une seconde option, dont Eduardo Viveiros de Castro est le plus solide avocat, consiste à
restituer à l’animisme (ou en l’espèce au perspectivisme) son autonomie intellectuelle et
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politique, trop longtemps réduite à une condition subalterne par le dispositif colonial et
objectivant. Charbonnier emploie le terme « subalterne » pour faire résonner la parenté
entre le travail de l’anthropologue brésilien et l’historiographie indienne de Guha et de ses
élèves, Chakrabarty en particulier : le perspectivisme ici est moins une restitution
authentique de l’expérience originaire du monde qu’un schéma intellectuel et historique
pleinement capable de se connaître, et comme tel, inscrit dans un processus de
décolonisation. La rationalité des vaincus, des faibles, est ainsi en mesure de renvoyer à son
caractère provincial et partiel la pensée des vainqueurs et à en contester l’autorité.
De son côté, Anna Tsing a mis l’accent sur la condition commune des personnes et des
choses dans le contexte d’un effondrement (postulé) des structures institutionnelles et
marchandes caractéristiques de la modernité. Il y a là un passage à la limite, dans la mesure
où ce n’est plus l’altérité géo-culturelle d’un collectif qui invite à une redescription de la
modernité, mais plus simplement (et plus dramatiquement), le passage historique à un
régime de précarité socio-écologique universel qui justifie la mise en parallèle des groupes
humains et non-humains dont on estime qu’ils sont réunis dans les ruines.
On trouve donc, au prix d’une simplification des débats, quatre voies que sont
respectivement celle de la reconquête de l’authenticité (Ingold), de l’autonomisation des
subalternes (Viveiros de Castro), de l’unification biosémiotique (Kohn) et de l’alliance post-
apocalyptique (Tsing).
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Bruno Latour
Il convient de continuer le survol en abordant les travaux de Bruno Latour. En 1979 nous
avons vu qu’il entreprend un terrain d’enquête dans un laboratoire de neuro-endo-
crinologie. Suivie de nombreuses initiatives dans le même sens et rendue célèbre sous
l’appellation d’« anthropologie symétrique », sa démarche contribue à faire tomber la
dernière barrière qui séparait les modernes des non-modernes dans la recherche
anthropologique. Il montre que la science occidentale aussi est imprégnée de culture et qu’il
est possible d’analyser une expérience de biologie de la même manière qu’un rituel de
sorcellerie.
C’est ainsi que sont remis en question, dans le même temps, deux grands partages a priori
irréductibles : eux et nous, nature et culture. En effet, la mise à mal de la célèbre formule
« Eux ils croient, Nous on sait » rend insoutenable l’idée d’une nature universelle que seuls
les Modernes décryptent, là où d’autres seraient maintenus dans leurs croyances. Mais,
s’appuyant sur les résultats de son enquête, Latour va plus loin : en fait, nous ne sommes
pas Modernes car nous n’avons jamais vraiment réalisé de coupure réelle entre nature et
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G. Cometti 2020-2021
culture. Le dualisme n’est qu’apparent et les Modernes ne cessent de produire des hybrides
nature-culture.
En effet, dans un livre publié il y a plus de vingt ans, Nous n’avons jamais été modernes, Latour
avait donné un sens précis à l’adjectif selon lui trop polysémique de « moderne » en
l’utilisant comme pierre de touche entre deux mondes : celui de la Société et celui de la
Nature, celui des humains et celui des non-humains. Le « nous » était utilisé par Latour
pour designer tous ceux qui attendaient de la « Science » une distinction radicale avec le
« Politique ». Latour parlait de « multiplication des hybrides » entre la science et la société :
selon lui, le trou dans l’ozone est trop social pour être vraiment naturel. Vingt ans plus tard,
Latour affirme que les controverses scientifiques et techniques n’ont fait qu’augmenter en
nombre et en dimension jusqu’à aboutir aux débats sur le changement climatique.
C’est pour cette raison que la communauté scientifique a, selon lui, forgé le terme
d’« Anthropocène ». L’auteur affirme que dans la pratique, la science moderne n’a jamais
dépassé le modèle dualiste entre nature et culture : depuis la révolution mécaniste du XVIIe
siècle, l’activité scientifique et technique n’aurait cessé de créer des hybrides de nature et de
culture.
Aussi pour cette raison, Latour affirme que nous n’avons jamais été modernes. Cette thèse
originale et provocatrice a permis de réfléchir aux « certitudes » présumées des sciences
naturelles. Dans ce sens, le changement climatique et le néologisme « Anthropocène »,
deux phénomènes que Latour définit comme des hybrides entre nature et culture, sont en
train d’ouvrir une brèche dans les certitudes de l’ontologie occidentale.
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En effet, on pourrait lui donner une deuxième définition qui rivalise avec celle de Crutzen :
à travers la génétique, la nano technologie, la geo-engineering et les nouvelles technologies en
général, l’homme possède les moyens et la capacité de dominer la nature selon sa volonté.
En d’autres termes, cela implique que l’homme trouvera nécessairement une solution au
changement climatique à travers sa connaissance et à travers le développement de ces
technologies. Cette hybridation peut alors être interprétée comme une conséquence de la
dualité nature-culture. Selon cette vision il apparaît alors paradoxalement que l’ontologie
naturaliste est en train, en quelque sorte, d’« humaniser » la nature.
Le compositionnisme de Latour
Si dans Nous n’avons jamais été modernes Latour est arrivé à mettre en doute la dualité nature-
culture chez les modernes, dans la même direction de pensée, il, va jusqu’à à déclarer la fin
du naturalisme (Latour, 2019). À son avis, le naturalisme européen a prolongé de façon
stupéfiante l’un des traits que l’analogisme mettait en avant, à savoir la singularité des
existants.
Or, nous dit Latour, nous avons la chance – cruelle – d’assister aujourd’hui à un autre
tournant dans l’histoire étonnamment brève de ce mode particulier. Pour Latour « Nous
avons bien été modernes... Sauf que nous ne l’avons pas été longtemps ni très en
profondeur ».
Autrement dit, s’il est vrai que le naturalisme est une sorte de reprise prodigieusement
efficace de la dissolution des ordres analogiques européens au moment des « grandes
découvertes », que se passe-t-il lorsque l’ordre naturaliste lui-même se trouve « délité » par
l’effondrement, devant nos yeux, de son mode d’identification sous les coups des nouvelles
« grandes découvertes » ? À son avis de même que l’ordre analogique s’est dispersé pour
laisser place au naturalisme, le régime naturaliste se disperse lui aussi pour laisser place à un
nouveau cadrage, retour, réinvention ontologique. Le compositionnisme est ainsi un nouveau
terme proposé par Latour pour définir un nouveau mode d’identification qu’il faut
apprendre à définir à partir de tous les modes d’identification dévastés par la crise
planétaire.
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G. Cometti 2020-2021
Marshall Sahlins
Nous allons terminer cette partie avec le point de vue d’un autre grand anthropologue :
Marshall Sahlins, qui s’inscrit dans la tradition du culturalisme nord-américain. En suivant
ses prédécesseurs, il affirme que c’est la culture qui définit tout à la fois ce qu’est la nature
pour les humains et la façon dont telle ou telle société en tire parti du fait des préférences
que les usages locaux lui dictent.
Selon Descola, la position de Sahlins dans les années soixante-dix est paradoxale car d’une
part, il identifie avec une grande lucidité le problème auquel la discipline n’a cessé d’être
confrontée et dont elle tire une grande part de sa raison d’être : c’est-à-dire de rendre
compte des relations entre deux domaines (nature et culture) posés comme séparés.
Autrement dit, de l’avis de Sahlins, c’est la culture qui englobe la nature et détermine ses
modes d’expression. C’est donc à travers la culture que toutes les sociétés ont pu objectiver
des images plus ou moins proches de celle que nous avons de la nature.
Cependant Sahlins a changé d’avis notamment dans ses travaux récents quand il écrit en
2009 dans La nature humaine, une illusion occidentale : « aussi enchanté que notre univers puisse
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G. Cometti 2020-2021
paraître, il est aussi ordonné par une distinction entre nature et culture qui n’est évidente
pour à peu près personne d’autre que nous ».
Avec cette affirmation, nous dit Descola, c’est un siècle d’anthropologie nord-américaine
qui prend fin. Mais la position de Sahlins qui nous intéresse le plus ici, on la trouve dans la
préface du livre de Descola, publié en anglais en 2013 et dans un article dans la revue HAU
en 2014 : « On the ontological scheme of Beyond nature and culture ». Sahlins se demande si
plutôt que trois ontologies différentes, l’animisme, le totémisme et l’analogisme ne seraient
pas plutôt trois formes d’organisation fondées sur les mêmes principes animistes.
En premier lieu selon Sahlins, dans l’animisme classique tous les êtres humains partagent le
même type de relations avec les êtres non humains. Deuxièmement le totémisme serait un
animisme segmentaire dans le sens que différents êtres-espèces (l’auteur parle de species-
beings) sont identifiés avec différents groupes humains, comme les lignages et les clans.
Enfin, l’analogisme serait un animisme hiérarchique dans le sens que toute la plénitude
d’êtres est hiérarchisée.
En partageant la même ontologie animiste, chaque type prédominant peut intégrer des
éléments des deux autres formes d’animisme. Autrement dit, nous ne sommes pas face à un
mélange d’ontologies mais plutôt face à des multiples expressions de la même subjectivité
animiste.
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G. Cometti 2020-2021
Selon Descola, depuis qu’elle a commencé à émerger comme science, l’anthropologie n’a
cessé de mener un travail de symétrisation entre les usages et les façons de penser propres
aux Occidentaux et ceux des peuples qu’elle avait pris comme objets d’étude.
Un tel travail est pourtant condamné par l’auditoire auquel il est destiné : autrement dit, un
public qu’outre les professionnels de l’anthropologie est formé de tous les amateurs de
pensée réflexive formés par deux millénaires et demi de tradition philosophique
européenne à qui il faut bien s’adresser dans un langage qu’ils comprennent.
Cette symétrisation incomplète peut aussi prendre des formes très différentes selon les
types et les modalités de transfert entre les idéologies locales et l’idéologie de
l’analyste/chercheur.
1) La forme plus commune consiste à son avis à développer les implications conceptuelles
d’une institution locale, de telle façon que son champ d’application dépasse tant celui de
l’institution originelle que les particularités de la région du monde où on l’a décrite. Dans
les débuts de la discipline, ce mouvement de généralisation s’est opéré en dilatant le sens
d’une conception indigène, de façon à lui faire englober une foule de phénomènes
disparates.
« Totem », « mana », « tabou », « chamane », sont nés ainsi. Avec des effets positifs aussi
puisque cela revenait à transformer en problèmes philosophiques ou en catégories dignes
d’être prises au sérieux ce qui était perçu auparavant comme des superstitions.
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la norme dans la production ethnologique non francophone, il faut voir cette tendance
selon Descola comme un hommage assez ambigu.
Autrement dit, plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi Descola aspire c’est à une
forme de symétrisation qui mette sur un plan d’égalité conceptuelle les anthropologues et
ceux dont ils s’occupent. Une telle symétrisation ne vise ni à généraliser la portée d’un
principe local – comme on l’a fait jadis avec le mana – ni à proposer un contre-modèle
philosophique inspiré d’une pensée indigène – comme le fait Viveiros de Castro avec le
perspectivisme.
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Sur les pentes de la cordillère Vilcanota, la deuxième plus grande du pays après la cordillère
Blanche, vivent les Q’eros, un groupe autochtone réparti en cinq communautés
transhumantes (Hatun Q’ero, Q’ero Totorani, Marcachea, Quico et Japu) qui contrôlent
trois « étages écologiques ». L’étage le plus haut, la puna, se situe entre 3800 et 4600 mètres
d’altitude ; on y pratique l’élevage des alpagas et des lamas. Dans la qhiswa, l’étage
intermédiaire qui se situe entre 3200 et 3800 mètres, les Q’eros cultivent différents types de
tubercules. Enfin, entre 1400 et 2400 mètres se trouve la yunga qui est une zone boisée où
se cultive le maïs. Or, le changement climatique, par la modification du régime des pluies
qu’il provoque, affecte de manière significative la production agricole des Q’eros et met en
danger la santé et la vie de leurs animaux.
Dans ma recherche doctorale (Cometti 2015) j’ai analysé comment les Q’eros se
représentent eux-mêmes le changement climatique. Pour analyser la représentation du
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De l’avis unanime des paysans de Q’ero, il pleut beaucoup pendant la saison des pluies
tandis qu’il ne pleut presque pas en saison sèche. Le deuxième phénomène évoqué par
ordre d’importance par les Q’eros après le changement des pluies est le givre, lequel est
normalement attendu au cours de la nuit en saison sèche. À cette saison, il y a généralement
peu de nuages pendant la nuit. L’impression générale des Q’eros est que le gel est de plus
en plus tenace et par conséquent les sols sont toujours plus givrés. En outre, d’autres
phénomènes ont été évoqués plus sporadiquement : c’est le cas de la grêle, du brouillard et
du changement de température. Un discours distinct est à tenir concernant la fonte des
glaciers. En effet, les Q’eros prennent conscience que leurs montagnes habituellement
toutes enneigées sont en train de perdre leur couverture glaciaire. Cependant, les Q’eros ne
perçoivent pas la fonte des glaciers comme une menace immédiate pour leurs principales
activités de subsistance. Ils se sentent plus concernés par des phénomènes qui ont un
impact sur le court terme, tels que la pluie, le gel ou la grêle, plutôt que la fonte des glaciers.
À cause de ces phénomènes, notamment du changement du régime des pluies, les Q’eros
soutiennent à l’unanimité que la production et la productivité des différents types de
pommes de terre et du maïs ont drastiquement diminué. En outre, la qualité des tubercules
a également baissé. Le changement des précipitations atmosphériques est responsable,
7 Il convient encore de souligner que la séparation notamment entre les concepts de perception et
d’interprétation est artificielle, et qu’elle est pertinente seulement sur le plan méthodologique.
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selon eux, de la propagation de la rancha8, une maladie de plus en plus répandue à Q’ero,
qui dévaste une bonne partie de la production de pommes de terre. En outre, les variations
des précipitations atmosphériques ont un impact important sur le bétail. Pendant la saison
des pluies, les fortes et constantes précipitations peuvent être fatales aux alpagas et aux
lamas. Les cas les plus à risque sont les petits qui naissent généralement pendant la saison
des pluies. En revanche, le pâturage sèche rapidement pendant la saison sèche et les
animaux ne trouvent alors plus de quoi se nourrir. Vers les mois d’août et de septembre, les
alpagas et les lamas se trouvent donc très amaigris, certains meurent même par manque de
nourriture.
8 La « rancha » est connue sous le nom scientifique de phytophthora infestans ou plus couramment appelé le
« mildiou de la pomme de terre ».
9 Dès les années 1990, les Q’eros ont commencé à « sortir » de plus en plus des cinq communautés. En
« sortant » des cinq communautés, les Q’eros ont commencé à travailler comme chamanes, surtout dans la
ville de Cuzco. Le cas du mois d’août est tout à fait symptomatique. Pendant ce mois les apu et la Pachamama
sont particulièrement actifs et progressivement, les chamanes de Q’ero, au lieu de rester dans la communauté,
se sont retrouvés dans les rues de Cuzco pour répondre à la demande croissante de pagos a la tierra
(cérémonies pour la terre) qui venait de l’ancienne capitale de l’Empire des Incas. Au cours des années qui
ont suivi, cette mobilité, ou migration temporaire, a été en augmentation constante.
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réputation de chamanes les plus puissants des Andes péruviennes et du romantisme lié au
fait d’être considérés dans la région comme les derniers Incas. En outre, la présence des
Églises évangéliques, notamment l’église Maranata, a été mentionnée à plusieurs reprises
par les habitants des cinq communautés. En effet, certains Q’eros rejettent aussi la
responsabilité sur les Q’eros convertis même lorsque ces derniers ont décidé de reprendre
les cérémonies en honneur de la Pachamama et des apu. En outre, selon d’autres Q’eros, il y
a des Maranata qui ont toujours fait des cérémonies en secret et d’autres qui suivent leur
nouvelle religion mais qui restent de véritables « marchands », organisant des cérémonies
chamaniques pour les touristes de Cuzco.
Dans la littérature consacrée aux communautés andines, le terme le plus utilisé pour décrire
le type de relations entre les êtres humains est celui de réciprocité. Selon Flores Ochoa
(2006, p. 8) la réciprocité (que l’auteur traduit en quechua avec le terme ayni) est dans les
Andes un trait fondamental pour développer des relations personnelles, familiales et
communautaires. Cependant le concept de ayni est utilisé également pour décrire les types
de relations que les communautés andines entretiennent avec leurs divinités. En revanche,
10 Différentes cérémonies collectives le llaqta hampy (soigner le village), papa hampy (soigner la pomme de terre),
sara hampy (soigner le maïs) ont été abandonnées ou bien sont pratiquées singulièrement par chaque famille.
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ce qui est moins souvent mentionné dans la littérature sur la réciprocité dans les Andes,
c’est que dans plusieurs cosmologies andines, les êtres humains entretiennent une relation
de réciprocité non seulement avec les divinités mais également avec les animaux et les
végétaux. En effet, les Q’eros entretiennent des relations d’ayni avec les apu, la Pachamama,
mais également avec les alpagas, avec les pommes de terre et avec leurs ancêtres.
Autrement dit, c’est une relation de réciprocité qu’entretiennent les Q’eros avec toutes les
entités qui peuplent leur univers social.
Pour les Q’eros, ce qui lie les humains à tous les autres êtres (humains ou non humains),
c’est l’animu ou sami 11 , une essence ou un flux vital. Dans l’univers des Q’eros, les
différentes entités vivent selon une hiérarchie fixée selon l’importance relative12 attribuée
aux membres qui la constituent. Les apu et la Pachamama dominent cette hiérarchie, suivis
par les êtres humains, puis par les alpagas et les lamas. Les ancêtres ou machula occupent
aussi une place importante dans cette hiérarchie. Cependant, elle est très instable et change
selon la situation dans laquelle se déploie la relation entre ces entités. Les Q’eros, au moyen
de cérémonies, offrent ce flux vital aux différentes entités qui composent leur univers
social. Cet échange peut être effectué entre deux humains ou plus, entre humains et non-
humains, ou encore entre non-humains. L’objectif principal de ce transfert de sami est la
conservation d’un équilibre général entre toutes les entités humaines et non humaines.
Chez les Q’eros, il y a un échange continu de ce flux vital entre les différentes entités
(humaines et non humaines) qui peuplent l’univers social : les apu, la Pachamama, les alpagas,
les êtres humains, les ancêtres, etc. C’est à partir de cela que j’ai formulé l’hypothèse selon
laquelle le sami peut être considéré comme un don offert aux divinités. En effet, les dons
qu’offrent les Q’eros à la Pachamama et aux apu pendant leur offrande ou despacho ne sont
pas des « choses13 » brûlées pendant une cérémonie, mais le flux vital de ces « choses ».
Mais le sami peut également être vu comme un don fait par les divinités aux humains. En
effet, les apu et la Pachamama transfèrent un flux de « vitalité » vers les humains, les animaux
et les autres entités qui se traduit par une bonne santé et dans la fertilité des terres
cultivables. L’univers social dans lequel vivent les Q’eros est composé de différentes pièces
11 J’aidéfini l’animu comme une « essence ou substance qui anime tous les êtres ou personnes » et le sami
comme une « essence ou substance qui est partagée et transférée parmi tous les êtres ou personnes ».
12 Relative dans le sens où elle dépend du type de relation.
13 Par exemple les feuilles de coca.
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En conclusion, chez les Q’eros, la raison du don de sami est de préserver un équilibre
constant entre les humains et les non humains. Par exemple, à travers une cérémonie, les
Q’eros rétablissent, continuent ou perpétuent une relation de réciprocité (ou un ayni) avec
la Pachamama et les apu. L’abandon de différents rituels en faveur des divinités a engendré
une diminution de la circulation du sami et doit également être comprise en prenant en
compte l’analogie entre le flux du sami et le flux de l’eau. Le cycle de l’eau s’écoule des
glaciers vers la mer par l’intermédiaire des rivières et des fleuves et revient sous forme de
pluie ou de neige. Or il s’agit du cycle le plus perturbé par le réchauffement planétaire. C’est
pourquoi les deux flux, celui du sami et celui de l’eau, jouent un rôle fondamental pour
toute tentative de compréhension de la représentation du changement climatique propre
aux Q’eros.
Comparaisons ontologiques
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comme par les scientifiques du climat. Il est important de bien préciser les points de
rencontre entre les deux types d’ontologies pour l’exercice de « traduction » proposée afin
de mieux distinguer les spécificités de ces deux visions du monde au sein de mon
raisonnement.
Or, à s’en tenir au premier concept, celui de la perception, on constate que les Q’eros
perçoivent effectivement ce que le discours scientifique définit comme « changement
climatique ». Autrement dit, par le biais d’un savoir dit traditionnel et une observation
empirique constante, les Q’eros reconnaissent qu’il existe un changement dans le climat.
Toutefois, si l’on retrouve de nombreuses analogies dans le premier concept, on ne peut
pas en dire autant pour les concepts d’interprétation et de relation. Pour ce qui est de
l’interprétation, nous avons constaté que la plupart des Q’eros expliquent le changement
climatique par l’« abandon des rites » qui conduirait à une dégradation des relations de
réciprocité avec les divinités notamment, ou du moins à une mutation de ces relations.
Cette interprétation du changement climatique s’écarte de celle proposée par le discours
scientifique occidental qui explique ce changement par les activités anthropiques,
notamment l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. En troisième lieu, on note
des différences substantielles entre l’ontologie des Q’eros et l’ontologie naturaliste en ce qui
concerne le concept de relation. Les ontologies naturalistes fondées sur la dichotomie entre
nature et culture ont tendance à concevoir des relations de type « déterministe » entre les
êtres humains d’une part et la nature d’autre part. Au contraire, dans une cosmologie
comme celle des Q’eros, la représentation du changement climatique dépasse la coupure
entre nature et culture.
L’anthropologie et l’Anthropocène
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Les débats scientifiques au sujet de l’Anthropocène ont le mérite d’accentuer l’urgence face
à cette « crise écologique », pour reprendre la célèbre expression de Lynn White Jr. (1967).
En outre, ces débats invitent la communauté scientifique, et notamment l’anthropologie, à
s’interroger sur les réponses cosmopolitiques que les chercheurs peuvent apporter pour
faire face à cette crise. Selon Descola (2015, p. 22), c’est justement l’anthropologie qui
permet le mieux de montrer que d’autres collectifs dans le monde ont conçu et conçoivent
d’autres manières d’habiter qui résultent de façons différentes d’envisager les continuités et
les discontinuités entre humains et non-humains. Bien évidemment, il ne s’agit pas de
transposer ces autres modèles chez les « modernes » ; il s’agit plutôt de les appréhender
comme des sources d’inspiration nous permettant d’imaginer de nouvelles formes
d’interaction avec les non-humains, différentes de celles que la modernité occidentale a
mises en œuvre à partir de la Renaissance et surtout de la révolution thermo-industrielle.
C’est du moins en ce sens que je comprends l’appel à la communauté scientifique que
Descola lançait lors de cette même conférence (2015, p. 17) :
« Nous sommes des chercheurs, et si nous pouvons être utiles, c’est aussi et surtout en
tentant de bouleverser notre vision scientifique de la manière dont nous habitons la Terre, en
espérant que nos idées se diffuseront au-delà des laboratoires et des revues savantes. »
Pour arriver à cet objectif, Descola (2015, p. 17) propose de repenser en profondeur trois
processus jouant un rôle clé dans les relations entre les êtres humains et non humains : la
façon dont les humains s’adaptent à leurs milieux de vie, celle par laquelle ils se les
approprient et, enfin, la manière qu’ils ont de donner ou non une expression et une
représentation politique à ces mêmes milieux.
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