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ACT La Therapie D Acceptation Et D Engagement en Pratique

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ACT – la thérapie d’acceptation

et d’engagement en pratique
Chez le même éditeur

Du même auteur
La thérapie d’acceptation et d’engagement. ACT, par J.-L. Monestès et M. Villatte,
2011, 224 pages.

Dans la même collection


Remédiation cognitive, par N. Franck, 2e édition, à paraître en 2017.
Comprendre et traiter l’obésité. Approche pluridisciplinaire intégrative, par J. Carraz,
2017, 232 pages.
Soigner par l’hypnose, par G. Salem et É. Bonvin, 6e édition, 2017, 392 pages.
Interventions et thérapies brèves : 10 stratégies concrètes, par Y. Doutrelugne,
O. Cottencin, J. Betbèze, L. Isebaert et D. Meggle, 2e édition, 2016, 304 pages.
Psychothérapies des hallucinations, par R. Jardri, J. Favrod et F. Larøi, 2016,
352 pages.
Psychothérapies du sujet âgé, J. Palazzolo, C. Baudu et A. Quaderi, 2016, 368 pages.
La psychothérapie centrée sur les émotions, par U. Kramer et E. Ragama, 2015,
240 pages.
La thérapie des schémas – Principes et outils pratiques, par B. Pascal, 2015,
280 pages.
La relaxation. Nouvelles approches, nouvelles pratiques, par D. Servant, 2e édition,
2015, 224 pages.
L’EMDR. Préserver la santé et prendre en charge la maladie, par C. Tarquinio, 2015,
320 pages.
La psychothérapie : approches comparées par la pratique, par C.-E. Rengade
et M. Marie-Cardine, 2014, 248 pages.
TCC chez l’enfant et l’adolescent, par L. Vera, 2e édition, 2014, 376 pages.
Applications en thérapie familiale systémique, par T. Albernhe et K. Albernhe,
2e édition, 2013, 248 pages.
Thérapies brèves : principes et outils pratiques, par Y. Doutrelugne, O. Cottencin
et J. Betbèze, 3e édition, 2013, 248 pages.
Pratiques en psychothérapie

ACT – la thérapie
d’acceptation
et d’engagement en pratique
Coordonné par Jean-Louis Monestès
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représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le
domaine universitaire, le développement massif du « photo­
copillage ».
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pour tous pays.
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que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation
de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une
part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
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par le caractère scientiique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont
incorporées (art. L 122­4, L 122­5 et L. 335­2 du Code de la propriété intellectuelle).

© 2017 Elsevier Masson S.A.S. Tous droits réservés


ISBN : 978­2­294­75475­3
e­ISBN : 978­2­294­75546­0

Elsevier Masson S.A.S. – 65, rue Camille­Desmoulins, 92442 Issy­les­Moulineaux Cedex


Liste des auteurs
Bernard-Curie, Sylvie : psychologue du travail, thérapeute praticienne en
TCC, Paris.
Best, Claire-Marie : Dr en psychologie, psychothérapeute, Meudon.
www.clairemariebest.fr
Cheval, Sophie : psychologue, psychothérapeute, Paris.
www.sophiecheval-psy.fr
Codron, Lucie : psychologue, psychothérapeute, Lille.
www.psychologue-codron.fr
Delahaye, François : gériatre, psychothérapeute, Centre hospitalier
d’Abbeville. Président de l’Association Picarde de Pratiques Cognitives et
Comportementales.
Deval, Christophe : psychologue, thérapeute praticien en TCC, Paris.
Dionne, Frédérick : Dr en psychologie, psychologue, Université du Québec,
Trois-Rivières. Directeur de l’Institut de Formation en Thérapie Compor-
tementale et Cognitive. www.frederickdionne.ca
Girard-Dephanix, Nathalie : psychologue, psychothérapeute, Lyon.
Henaut, Benoit : psychologue, psychothérapeute, Paris.
www.psy-paris-14.fr/benoit-henaut
Izquierdo, Paula : psychologue, psychothérapeute, Paris.
www.psy-paris-14.fr/paula-izquierdo
Lafond, Maude : Université du Québec, Trois-Rivières.
Monestès, Jean-Louis : professeur de psychologie clinique,
psychothérapeute, laboratoire LIP/PC2S, Université de Grenoble.
http://www.lexibilitepsychologique.fr
Montès, Hervé : psychiatre, psychothérapeute, Orléans. Président de
l’Association Française de Thérapie Comportementale et Cognitive.
Penet, Claude : psychiatre, psychothérapeute, Châteauroux.
Rose, Isabelle : Dr en psychologie, psychologue, Centre intégré de santé et
de services sociaux de Chaudière-Appalaches, Québec.
Rossignol-Garcia, Cécile : psychologue, psychothérapeute, chargée
d’enseignement à l’Université de Bordeaux, La Brède.
Vasnier, Yoann : psychologue, psychothérapeute, tabacologue, Centre hos-
pitalier d’Abbeville.
Villatte, Matthieu : Dr en psychologie, psychothérapeute, Evidence Based
Practice Institute, Seattle. www.languageasintervention.com
Page laissée en blanc intentionnellement
Introduction
Au-delà de son eficacité, la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT)
est souvent appréciée par les thérapeutes qui la découvrent pour son
absence de protocole. Ils y trouvent une grande liberté et décrivent souvent
le sentiment d’être davantage en relation avec leurs patients, débarrassés du
poids d’un agenda rigide à respecter.
Plusieurs raisons sont à l’origine de cette absence de protocole dans l’ACT.
La première est théorique. L’ACT fait partie d’une branche de la psycholo-
gie qualiiée de « contextuelle », dans laquelle chaque comportement est
envisagé comme un acte dans son contexte. Ce contexte est nécessairement
non reproductible, en premier lieu parce que l’individu le modiie par ses
comportements. En conséquence, un comportement ne pourra jamais être
reproduit à l’identique, simplement parce que nous changeons chaque
fois que nous agissons. Dificile dans ce cas de prévoir un ordre strict pour
une prise en charge thérapeutique sans risquer de négliger le moment du
patient, celui du thérapeute, celui de leur rencontre. La deuxième raison,
peut-être la plus importante, tient à l’objectif d’une thérapie d’acceptation
et d’engagement à savoir, aider les patients à accroître la variété de leurs
comportements, particulièrement les comportements en réponse à leurs
émotions et à leurs pensées. C’est ce qu’on appelle la lexibilité psycholo-
gique, cette capacité à agir de façon variée, en fonction du contexte préci-
sément, et des conséquences de ses comportements. L’ACT considère en
effet les dificultés psychologiques comme le produit d’une diminution de
la variété des comportements qui impliquent des émotions ou des pensées.
Son objectif central est de contrer cette perte de variabilité, de redonner au
patient la disponibilité et le goût d’agir de façon variée en présence d’événe-
ments psychologiques, ain de vivre des moments qui font sens. Il est difi-
cile d’imaginer qu’un thérapeute contraint par un protocole à suivre à la let-
tre parvienne à accroître la variabilité comportementale de ses patients. En
bref, on voit mal comment aider quelqu’un à augmenter sa lexibilité psy-
chologique en suivant un protocole, c’est-à-dire, en n’étant pas soi-même
sensible à ce qui se passe dans l’ici et maintenant, en n’étant pas lexible. Au
inal, il n’existe pas d’ouvrage qui décrive les étapes à suivre dans un ordre
strict pour mener à bien une thérapie d’acceptation et d’engagement. On
trouve ici ou là des séquences de mouvements et d’étapes thérapeutiques
décrites dans un même volume et sous une forme qui peut s’apparenter à
celle de protocoles, mais leur inalité est la recherche, non la transmission
de pratiques cliniques.
VIII

Cette liberté dans la pratique de l’ACT s’accompagne d’une contrepar-


tie de taille. En effet, les thérapeutes qui débutent la pratique de l’ACT
perçoivent assez rapidement que ses objectifs et ses méthodes sont précis
et qu’on n’y fait pas n’importe quoi. La liberté acquise par l’absence de
protocole se transforme alors en un réel challenge, qu’on soit un(e) thé-
rapeute expérimenté(e) ou non. Comment s’y prendre concrètement ?
Par où commencer une prise en charge ? Quel mouvement thérapeutique
engager en priorité ? Puis-je aborder un autre axe thérapeutique alors que
le précédent ne semble pas avoir totalement abouti ? Ma pratique de l’ACT
est-elle conforme au modèle ? La liberté que procure un travail visant des
directions, des fonctions comportementales plutôt que des séquences thé-
rapeutiques contraintes, s’accompagne souvent d’un sentiment d’insécurité
pour le thérapeute…
Il existe plusieurs moyens de remédier à cette dificulté. L’un d’entre eux
est la formation, au cours de laquelle il est possible de pratiquer, notamment
au moyen de jeux de rôles. Un autre moyen est la supervision, qui permet
d’être guidé dans le travail avec ses propres patients. Une autre bonne façon
est d’observer comment d’autres thérapeutes s’y prennent. C’est l’objet de
ce livre.
Dans cet ouvrage, des thérapeutes pratiquant l’ACT décrivent leur che-
minement pas à pas avec leurs patients. L’objectif est que vous puissiez
observer comment ils et elles s’y sont pris(es) pour développer la lexibilité
psychologique, comme si vous assistiez à leurs rencontres avec les patients.
Leurs démarches thérapeutiques sont commentées ain que vous saisissiez
la fonction de leurs interventions, moment après moment. Au travers de
la présentation de ces situations cliniques, nous souhaitons multiplier les
exemples de manières différentes de pratiquer l’ACT, ain d’entretenir votre
lexibilité dans cette pratique. Vous retrouverez cette lexibilité dans l’orga-
nisation même des chapitres de cet ouvrage. Nous avons en effet choisi de
ne pas uniformiser le plan des chapitres ain que la description du travail
avec chaque patient reste au plus proche de la pratique du thérapeute et
relète la variété des styles thérapeutiques.
La forme des interventions cliniques n’est en effet pas le plus important
dans l’ACT, ou, plus précisément, elle peut être multiple. Il s’agit de trouver
la meilleure façon, pour le couple patient-thérapeute, d’atteindre les fonc-
tions recherchées au moment où l’interaction a lieu. La forme d’une inter-
vention est donc variable en fonction de là où en est le patient, de là où en
est le thérapeute, et de l’histoire de leur relation thérapeutique. Elle est donc
non reproductible d’une situation clinique à une autre, ou d’un thérapeute
à un autre. C’est aussi un des intérêts de cet ouvrage : la meilleure façon
d’apprendre à dégager les fonctions des comportements est d’en observer
un grand nombre, ain de repérer ce qu’ils ont en commun. C’est ce qu’il
IX

y a derrière la forme des interventions des thérapeutes présentées dans


cet ouvrage que nous aimerions que vous gardiez, ain que vous puissiez
trouver votre propre façon de mettre l’ACT en musique, en fonction de
votre façon d’être, de ce qui parle à chacun de vos patients, et du moment
pendant lequel vous cherchez à convoquer une fonction particulière. À ce
titre, les exemples cliniques présentés dans cet ouvrage sont avant tout des
illustrations de la pratique de l’ACT plutôt que des présentations « exem-
plaires ». Ne les reproduisez pas, inspirez-vous-en.
L’ouvrage dans son ensemble est organisé autour des trois mouvements
thérapeutiques principaux de l’ACT : Ouvert – Attentif – Engagé1. L’ACT
se veut en effet une approche par processus, qui transcende les catégories
diagnostiques classiquement admises pour se centrer sur les processus psy-
chologiques impliqués dans les dificultés des patients. Nous avons donc
choisi de présenter des problématiques cliniques dans lesquelles les dificul-
tés du patient et la stratégie thérapeutique concernent de manière privilé-
giée l’ouverture aux événements psychologiques (c’est-à-dire l’acceptation
et la défusion), la conscience des événements psychologiques (le contact
avec l’instant présent et le rapport au soi), ou l’engagement en direction
de ce qui compte pour le patient (les valeurs et l’engagement). L’idée prin-
cipale est de présenter des situations cliniques et une façon de les prendre
en charge qui soient représentatives des problématiques caractéristiques
de chaque axe, bien que tous les axes soient interdépendants et souvent
conjointement travaillés au cours de la thérapie.
Cet ouvrage clinique ne comprend pas de partie théorique2. Il a été pensé
pour servir de guide proitable à tout(e) lecteur(trice), même sans aucune
connaissance de l’ACT. Bien entendu, si vous avez déjà des connaissances
à propos de l’ACT, de nombreuses voies empruntées par les thérapeutes
auteur(e)s de ces chapitres vous seront familières et vous bénéicierez de la
mise en pratique des concepts que vous connaissez déjà. Si, au contraire,
vous découvrez la thérapie d’acceptation et d’engagement, cet ouvrage vous
permettra d’entrer rapidement en contact avec l’ACT par l’observation de la
pratique de cliniciens expérimentés.
Pour inir, rappelons qu’il n’existe pas de formation obligatoire, ni de
certiicat ou de diplôme spéciique pour pouvoir déclarer pratiquer l’ACT3.
Sa pratique est avant tout une déclaration d’intention. Pratiquer l’ACT, c’est

1. « Open – Aware – Engaged », en anglais, parfois rassemblés sous l’appellation


« Trilex ».
2. Pour une description détaillée du modèle et des axes thérapeutiques, voir
Monestès, J.-L., Villatte, M. (2011). La thérapie d’acceptation et d’engagement ACT.
Paris, Elsevier Masson.
3. Autre que ceux exigés dans votre pays pour pratiquer la psychothérapie.
X

choisir comme objectif pour ses prises en charge le recouvrement d’une


lexibilité lorsque des émotions et des pensées font obstacle, et la (re)mise
en route d’actions signiiantes pour chacun. C’est donc avant tout un choix
d’objectifs thérapeutiques qui se décide individuellement.
Nous espérons que cet ouvrage vous permettra d’évoluer vers ce choix,
ou de le conirmer.
Jean-Louis Monestès
Table des matières
Liste des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII

I Ouvert
1 Marie engloutit ses ressentis (Paula Izquierdo) . . . . . . . . . . . . . . 3
Demande thérapeutique et processus ciblés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
L’observation, prérequis à l’acceptation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Désespoir créatif : « Quel que soit le ressenti, la solution
n’est pas dans le frigo. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Acceptation : « Bienvenue ressentis » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Défusion : « Ne plus être prisonnière de ses pensées » . . . . . . . . . . . 14
Du symptôme au processus : « De l’hyperphagie à ce qui compte
dans sa vie. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
2 La défusion en trois étapes : observer, analyser l’eficacité,
accroître la lexibilité (Matthieu Villatte) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Viser l’observation et la pensée pragmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
Renforcer observation et pensée pragmatique par la prise
de perspective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Accroître la lexibilité comportementale vis-à-vis des pensées . . . . . . 29
3 Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters
(Nathalie Girard-Dephanix) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Un début de thérapie en TCC « classique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
En transition vers l’ACT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
La transition vers l’ACT pour le thérapeute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
4 Érika prend ses pensées pour des vérités (Frédérick Dionne,
Maude Lafond, Isabelle Rose) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
La peur de vomir d’Érika . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Conceptualisation du problème d’Érika . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Démarche thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

II Attentif
5 Épuisée, Julia ne se reconnaît plus (Claire-Marie Best) . . . . . . . 59
Premier contact et anamnèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Analyse fonctionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Déroulement de la thérapie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
6 L’alchimie du moment présent (Claude Penet) . . . . . . . . . . . . . 71
Les dificultés de Jérémie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
Processus de l’entretien focalisé sur le moment présent . . . . . . . . . . 73
XII

7 Zaïna se sent dépassée par elle-même (Lucie Codron) . . . . . . . . 85


L’illusion de contrôle empêche l’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Le contact avec l’instant présent comme vecteur
de connaissance sur soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Promouvoir un sens du soi comme contexte des événements
psychologiques pour développer l’acceptation . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Ralentir et observer pour mieux savourer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Rompre l’adhésion aux règles verbales non pertinentes
pour avancer vers les valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
8 Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! (Sophie Cheval) . . . . . 105
Paul fait un pas de côté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Monsieur élargit le champ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Prendre de la hauteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
9 « Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! »
(Benoît Henaut) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Ce qui fait souffrir Lisa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
Être plus que ses pensées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Appréhender différemment les dificultés relationnelles
avec son compagnon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Parler en public en présence des pensées dificiles . . . . . . . . . . . . . . 129

III Engagé
10 Julien : une vie entre parenthèses (Cécile Rossignol-Garcia) . . . . 135
Les dificultés de Julien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Prise en charge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
« Ma vie peut démarrer » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
11 Valérie grignote ses valeurs (Hervé Montes). . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Des valeurs sacriiées ou délaissées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
Analyse des dificultés de Valérie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Plan thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Déinir les valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
Effectuer des choix en fonction de ses valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
Reconnaître ses valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
Arrêter de grignoter ses valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
12 Agir sur sa vie, pas sur ses envies (François Delahaye,
Yoann Vasnier) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
Convoquer les valeurs pour motiver l’arrêt du tabac . . . . . . . . . . . . 165
Déclencher l’engagement vers l’arrêt du tabac . . . . . . . . . . . . . . . . . 170

13 Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre


à trouver ses valeurs (Christophe Deval) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Déterminer par quel(s) processus commencer . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
Les valeurs comme levier essentiel de la thérapie . . . . . . . . . . . . . . . 181
Utiliser tous les processus ACT à la recherche des valeurs . . . . . . . . . 182
XIII

14 « Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force »


(Sylvie Bernard-Curie) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Kathia procrastine, s’isole et se sent coincée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Découvrir le pouvoir des valeurs et se remettre en mouvement . . . . 196
Accepter les freins internes pour passer à l’action . . . . . . . . . . . . . . . 200
Page laissée en blanc intentionnellement
Ouvert
I
Accueillir l’expérience
psychologique

Être ouvert à l’expérience.


Ne pas éviter ou se laisser contrôler inutilement par ses émotions et ses
pensées.
Page laissée en blanc intentionnellement
1 Marie engloutit
ses ressentis

Paula Izquierdo

Quand je rencontre Marie, je découvre une femme en grande souffrance qui


met beaucoup d’énergie à masquer ses dificultés. Ses gestes et sa parole sont
contrôlés bien qu’elle tente de se montrer spontanée. C’est la première fois
qu’elle consulte. Elle se montre initialement distante en ne formulant que
des réponses courtes à mes questions. Elle se trouve pourtant devant une
psychologue, prête à parler, ce qui démontre déjà un énorme courage de sa
part, dont elle semble ne pas avoir conscience.
Marie explique qu’après plusieurs années, elle s’est inalement décidée
à consulter suite à l’augmentation de crises d’hyperphagie et à la récente
apparition de vomissements comme stratégie compensatoire. Elle explique
ne pas comprendre la raison de ces crises, d’autant qu’elle trouve sa situa-
tion professionnelle et amoureuse stable, plutôt agréable, et qu’elle pense
n’avoir aucune raison de se plaindre. Elle insiste sur le fait que les crises
constituent son problème principal et aborde peu les autres domaines de sa
vie, car « ailleurs, tout va bien ».
Lors du premier entretien, une évaluation quantitative de la fréquence
et de l’intensité des crises est réalisée. Les conduites d’évitement mises en
place par la patiente sont également explorées. Ces crises existent depuis
plusieurs années, mais leur fréquence a augmenté depuis quelques mois.
Depuis deux mois, Marie est victime d’environ cinq ou six crises d’hyper-
phagie par semaine et signale s’être fait vomir douze fois le mois dernier. Ses
vomissements sont en augmentation.
Marie décrit un environnement familial dans lequel l’apparence physique
a toujours été importante sans que cela ne soit dit ouvertement. Elle trouve
également la société dans son ensemble très exigeante et critique vis-à-vis
de l’apparence physique. Marie décrit une éducation familiale assez auto-
ritaire, exigeante, laissant peu de place aux ressentis (« Dans ma famille,
on ne parle pas de ces choses-là, on ne parle que de ce qui est important,
et si on va mal, on n’en parle pas »). De fait, la place des émotions est très
restreinte chez elle. Le domaine des émotions, sensations et pensées semble
être un terrain inconnu, délaissé ou évité par la patiente.
Elle signale que les jugements et les critiques sont récurrents dans son
entourage, et dans un souci d’exigence et d’évitement des jugements, Marie
semble vouloir se montrer à tout prix « parfaite » dans tous les domaines.
Elle présente de très fortes exigences envers elle-même et envers les autres.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
4 Ouvert

Dans sa vie de couple, elle fait tout pour devancer les attentes de son
conjoint de peur de ne plus être aimée et de se retrouver seule. Elle exige
aussi souvent que son conjoint anticipe ses besoins. Au travail ou en
famille, elle s’investit énormément pour ne pas décevoir ses supérieurs ou
ses parents, ce qui lui prend une énergie considérable car elle est souvent
stressée pour réussir (« Il faut réussir dans la vie » ; « Je ne dois pas déce-
voir » ; « On peut toujours faire mieux » ; « Ce n’est jamais assez »). Avec ses
amis, Marie essaie à tout prix de se montrer cultivée, à l’écoute et drôle. Elle
se culpabilise si elle considère qu’elle ne l’a pas été assez (« Je ne supporte
pas d’être jugée » ; « C’est important de plaire aux autres »).
Marie semble piégée entre ce qu’elle « devrait » penser, ressentir… et ce
qui « est », ce qu’elle pense (« Je ne vais pas y arriver » ; « Je suis incompé-
tente » ; « Je me sens seule » ; « Je ne suis pas intéressante »). Elle investit
beaucoup d’énergie à chasser ces pensées. Elle est dans la lutte. En guise
de stratégie d’échappement à l’anxiété créée par ses pensées, elle recourt
à des crises d’hyperphagie, à des vomissements, mais également à d’autres
stratégies d’évitement telles qu’allumer systématiquement la télévision dès
qu’elle rentre à la maison, fumer, s’isoler ou s’obliger à être dans l’action
pour s’évader, pour penser à autre chose.
Marie éprouve une énorme dificulté à être en contact avec ses expé-
riences, à identiier et exprimer ses ressentis. Elle adhère à beaucoup de
croyances familiales qui guident ses choix. Marie vit dans une forme de sou-
mission quasi permanente aux croyances familiales, ce qui l’éloigne de
ses propres valeurs.

Demande thérapeutique et processus ciblés


La demande thérapeutique de Marie concerne les vomissements et les crises
d’hyperphagie qu’elle aimerait pouvoir contrôler et faire disparaître. Marie
est prise au piège dans un fonctionnement de lutte (elle essaie de contrôler
son anxiété et sa frustration par la nourriture notamment) et de fusion cog-
nitive (des pensées comme « Je dois être parfaite » contrôlent totalement
ses comportements). Ces deux processus ont donc été ciblés dans sa prise
en charge.
Il semble également essentiel d’aider Marie à devenir davantage consciente
de ses expériences internes (émotions, pensées…). Pour ce faire, un travail
d’observation et de contact avec l’instant présent est nécessaire en amont. Il
est présenté dans ce chapitre, car il constitue, dans le cas de cette patiente, un
prérequis au travail d’acceptation et de défusion. Pour accepter ses émotions,
défusionner avec ses pensées et changer ses comportements-problèmes,
Marie doit d’abord les avoir identiiés et apprendre à les repérer quand ils
apparaissent.
Marie engloutit ses ressentis 5

Concernant l’acceptation, il est nécessaire d’aider Marie à :


• réaliser qu’elle lutte contre ses expériences internes, que ses stratégies
de contrôle (notamment l’hyperphagie) ne parviennent pas à apaiser ses
émotions douloureuses et les aggravent probablement (phase de désespoir
créatif, première étape vers l’acceptation) ;
• identiier le contexte d’apparition des évitements expérientiels ;
• repérer toute apparition de lutte et la fonction des comportements mis en
œuvre.
Concernant la défusion, il semble essentiel d’aider Marie à :
• identiier et reconnaître les pensées et les croyances avec lesquelles elle
fusionne (ce qu’on appelle les règles verbales) ;
• devenir consciente de l’impact de ces règles sur ses comportements et sur
sa vie ;
• effectuer une analyse fonctionnelle de ses comportements en contexte
plutôt qu’une recherche de cohérence avec son histoire et ses pensées. Ana-
lyser l’utilité (conséquences à court et long termes) de ses comportements
au regard de ce qui compte vraiment pour elle plutôt qu’en rapport avec les
pensées qui s’imposent à elle.
L’objectif thérapeutique inal est que Marie puisse arrêter d’agir en pilote
automatique ain de développer des comportements en direction de ce qui
compte réellement pour elle, indépendamment de la présence (incommo-
dante ou pas) de certaines émotions et pensées qui l’inviteraient à prendre
une direction de vie non voulue. En d’autres termes, l’objectif thérapeu-
tique est la reconquête d’une lexibilité psychologique.

L’observation, prérequis à l’acceptation


Ain d’avancer vers une appréhension fonctionnelle des comportements-
problèmes par la patiente elle-même, l’observation a porté dans un premier
temps sur les comportements hyperphagiques et leur contexte (interne
et externe). Ces observations sont réalisées à partir d’un travail d’inves-
tigation et d’exploration de la part du thérapeute, qui invite la patiente
à observer certains éléments de contexte différents de ceux dont elle a
l’habitude. L’extrait qui suit met en avant le caractère exploratoire de la
démarche.
– Thérapeute – « Je vois, l’augmentation des crises et la présence
de vomissements vous inquiètent. Pour quelle raison cela vous
inquiète-t-il ? »
La patiente est invitée à décrire les pensées qui gouvernent ses comporte-
ments. Ici, j’aurais pu considérer que les crises d’hyperphagie avec/sans
vomissements sont inquiétantes, mais je recherche le contenu avec
lequel la patiente est en fusion. 
6 Ouvert

 – Marie – Eh… beh… parce que je ne veux pas grossir… Vous


savez, on est vite jugé pour notre apparence, j’ai pris du poids et
tout le monde le remarque et me le dit, en plus je le sais et c’est
insupportable. Puis il me semble que faire des crises ou vomir… ce
n’est pas normal. Je ne me sens pas moi-même quand je fais des
crises.
– T – Vous indiquez ne pas vous sentir vous-même quand vous
êtes en train de faire une crise… Comment vous sentez-vous à ce
moment-là ?
La patiente est guidée ain qu’elle prête attention à certains éléments du
contexte plus fonctionnels, à ses ressentis lors des crises d’hyperphagie
plutôt qu’à ses pensées (« Je ne veux pas grossir » ; « J’ai pris du poids,
c’est insupportable » ; « Je suis jugée sur mon apparence »). L’objectif est
de la mettre en contact avec les comportements de crise et leur contexte
interne d’apparition.
– M – Je ne sais pas… Ce n’est pas agréable, je ne me sens pas moi,
je suis hors contrôle, comme coupée du monde… À ce moment, je
ne peux pas m’arrêter de manger, je pense à rien, c’est comme s’il
n’y avait rien d’autre dans le monde qui importait sauf manger.
– T – Et cela est agréable ou souhaitable pour vous de ne pas pou-
voir vous arrêter de manger ?
– M – Non, bien sûr que non, c’est pour ça que je suis ici.
– T – Et ne penser à rien ? Est-ce quelque chose d’agréable ou de
souhaitable ?
La fonction de la crise est explorée. J’attire l’attention sur certains élé-
ments du contexte jusqu’à présent passés inaperçus.
– M – … Je ne l’avais jamais pensé comme ça… C’est vrai que ça
fait du bien de penser à rien…
– T – Qu’est ce qui se passe quand vous ne pensez à rien, comment
vous sentez-vous pendant ce moment ?
L’analyse fonctionnelle de la situation est poursuivie, la patiente est
invitée à se mettre en contact avec ses ressentis.
– M – Je ne pense à rien, je me sens bien, comme soulagée…
La patiente conirme la fonction d’échappement de ses crises ; j’essaie
de la faire préciser.
– T – À quoi ressemble ce moment ?
– M – C’est un moment calme, de paix, comme s’il n’y avait
aucun problème à ce moment-là…
La patiente n’a pas conscience de s’engager dans des échappements. Elle
insistait initialement sur le fait qu’elle n’avait pas d’autres problèmes
que les crises d’hyperphagie. Pourtant, elle signale ici que ces crises
l’aident à s’évader de ses problèmes. Je lui signale cette contradiction et
l’analyse de la situation est poursuivie.
Marie engloutit ses ressentis 7

Désespoir créatif : « Quel que soit le ressenti,


la solution n’est pas dans le frigo. »
L’extrait qui suit se déroule en plusieurs séances et vise à mettre Marie en
contact avec la fonction d’échappement et les résultats peu eficaces de ses
comportements. Au fur et à mesure, Marie prend conscience de l’impos-
sibilité de contrôler sa vie psychologique et de l’inutilité de la lutte.
Il s’agit d’un moment dificile, tant pour le patient, qui se confronte à une
autre approche (recherche de fonctionnalité versus recherche de cohérence
avec son histoire), que pour le thérapeute, qui doit mettre en avant l’inefi-
cacité des comportements de lutte engagés par la patiente et accepter de ne
pas pouvoir aider la patiente dans cette démarche de lutte.
– T – Les crises vous soulagent, et toute de suite après, vous culpa-
bilisez. Ce sentiment de paix ne dure pas longtemps, alors ?
L’ineficacité des comportements d’échappement est mise en
avant. Ici commence le travail de désespoir créatif.
– T – À quoi ressemble ce moment de culpabilité ?
– M – Comment dire ? Je culpabilise… ce n’est pas facile de parler
de tout ça… (La patiente semble très émue et retient ses larmes.)
– T – Je vous sens émue, comme si vous essayiez de retenir vos
émotions… (La patiente acquiesce et commence à pleurer.) Je suis
consciente que ce n’est pas facile comme exercice, nous n’avons
pas l’habitude de nous arrêter, sentir et décrire nos sensations,
encore moins quand il s’agit d’émotions désagréables comme la
culpabilité, que nous souhaiterions voir partir. Mais elle est là,
avec vous.
Les tentatives de contrôle, de ne pas vouloir se confronter à ce qui est
douloureux, sont normalisées.
– T – Que se passe-t-il lorsque vous ressentez cette culpabilité ?
– M – Je ne sais pas, j’imagine que j’essaie de ne pas la ressentir,
justement !
– T – OK, donc vous essayez de ne pas la ressentir. Comment
faites-vous cela ?
– M – Mmm… je ne sais pas…
J’encourage l’identiication des stratégies d’évitement mais la patiente
n’a pas conscience de tels évitements et rencontre des dificultés à aller
au contact de cette culpabilité.
– T – OK, reprenons alors une situation au cours de laquelle vous
avez ressenti de la culpabilité. Imaginez, comme vous disiez tout
à l’heure, que vous venez de faire une crise et tout de suite après
vous vous sentez coupable. Que se passe-t-il quand vous ressentez
cette culpabilité ? 
8 Ouvert

 – M – C’est horrible, je tourne en rond et il faut que je fasse


quelque chose.
– T – Comme quoi ?
– M – Je ne sais pas, quelque chose… Parfois, après la crise, j’essaie
de regarder la télé… sans trop y parvenir ; parfois, je me mets au
lit et j’essaie de dormir ; parfois, je fais le ménage pour m’évader ;
parfois, je vomis…
La patiente vient de signaler des comportements d’évitement régis par
une règle verbale : « Il ne faut pas ressentir de la culpabilité, je dois faire
quelque chose. »
– T – OK, vous ressentez donc de la culpabilité et il faut faire
quelque chose pour la chasser. Diriez-vous que la culpabilité dis-
paraît en faisant le ménage, en dormant, en vomissant ?
Ici, j’invite la patiente à se mettre en contact avec les conséquences de
ses comportements sans m’attaquer au contenu de la règle.
– M – Mmm… oui et non. Souvent, je me sens soulagée après
avoir vomi, c’est une sorte de libération. Quand je regarde la télé…
Normalement, je ne parviens pas très bien à me concentrer, mais
ça me permet de penser à autre chose. Et si je me couche et que
j’essaie de dormir, je n’ai qu’une hâte, c’est que la journée inisse
pour recommencer à zéro le lendemain. Souvent, faire le ménage
m’aide quand même à penser à autre chose.

Exploration de la fonction du symptôme


– T – Reprenons ces comportements un par un, ce sera plus simple
pour les examiner. Par lequel souhaitez-vous commencer ?
Analyser chaque comportement indépendamment permet à la
patiente de mieux repérer la fonction de chacun d’eux, qui peut être
différente.
– M – Les vomissements ?
– T – OK. Quand vous vomissez, vous avez dit vous sentir libérée.
Libérée de quoi ?
– M – Bonne question… J’allais dire libérée de moi-même… Je me
sens mieux.
– T – Et comment savez-vous que vous vous sentez mieux ?
– M – Quelle question ! Mmm… parce que je ne pense à rien, je
me sens bien.
La patiente décrit son bien-être par l’absence de mal-être et le contrôle
de ses événements psychologiques.
– T – Aller mieux voudrait dire qu’il n’y a pas d’émotions ni de
pensées désagréables ? (La patiente acquiesce.) Imaginez qu’on puisse
enlever ces pensées et ces émotions désagréables. (Je fais un geste
comme si je les retirais de ma tête.) Que resterait-il dans votre vie ?
Une connexion avec ses valeurs s’impose ain d’analyser l’utilité de ses
comportements d’évitement au regard de ce qui est important pour elle.
Marie engloutit ses ressentis 9

Marie a des dificultés à décrire ce qu’elle veut dans la vie autrement que
par l’absence de mal-être, ce qui démontre la nécessité d’un travail autour
des valeurs. En imaginant l’absence de pensées et d’émotions dificiles, la
patiente anticipe les changements suivants : elle se montrerait moins colé-
rique, plus affective, coniante et tolérante avec son conjoint ; elle n’aurait
pas l’impression de constamment décevoir ses proches et collègues de tra-
vail ; elle ne serait pas aussi affectée par les discours et opinions des autres et
s’autoriserait à dire non et à mettre des limites. Elle proiterait des moments
où elle est seule à la maison pour faire ce dont elle a envie, sans attendre
l’arrivée de son mari ; elle reprendrait une activité sportive.

Éviter, une stratégie eficace ?


La thérapie se poursuit avec la phase de désespoir créatif proprement dite.
– T – Vous souhaiteriez que certaines pensées et émotions ne
soient pas là, cela pourrait changer certaines choses, mais la réa-
lité, aujourd’hui, c’est qu’elles sont là. Si on revient aux vomis-
sements, ils vous permettent de vous couper de vos pensées et de
ne pas ressentir de culpabilité. Combien de temps diriez-vous que
dure ce sentiment de bien-être après les vomissements ?
– M – Ça dépend, parfois je vais me sentir bien jusqu’au lende-
main, je vais pouvoir penser à autre chose, et parfois le bien-être
va durer beaucoup moins parce que je vais culpabiliser double-
ment d’avoir vomi !
– T – Diriez-vous que vomir est eficace ?
– M – « On peut dire que oui… un peu ?
La patiente semble chercher mon approbation. Il est important d’aider
Marie à « tracker » son expérience plutôt qu’à essayer de répondre aux
attentes d’autrui.
– T – Pourquoi « un peu » et pas « très » eficace ?
– M – La sensation de libération ne dure que quelques heures…
Après, mes angoisses sont toujours là. De plus, je sais que vomir est
dangereux pour la santé, je me fais mal…
– T – Cela vous libère et en même temps cela vous fait culpabiliser,
cela fait du mal à votre santé. Quels autres coûts diriez-vous que
vomir a pour vous ? Par exemple en termes de temps, d’argent,
d’énergie, d’occasions ratées ?
La patiente semble surprise, elle est en train de prêter attention à des élé-
ments du contexte passés inaperçus jusqu’à présent, de les explorer. Elle
réalise que vomir soulage ET présente des coûts. La patiente identiie des
coûts à long terme pour ses dents dont l’émail commence à être attaqué,
dans ses relations sociales car elle dit refuser de plus en plus de sorties
en raison de la fatigue ressentie suite aux vomissements. Elle s’aperçoit
qu’elle s’isole davantage, dit se montrer plus susceptible en réponse aux
gestes et paroles de son conjoint. Elle se montre plus distante, moins 
10 Ouvert

 affectueuse avec lui. Marie identiie également des coûts inanciers, car
elle peut dépenser des sommes considérables dans la nourriture, et psy-
chologiques, car vomir renforce son impression de perte de contrôle et la
fait se sentir « encore plus moche ».

Et si lutter aggravait le problème ?


Lors des deux séances suivantes, la quatrième et la cinquième, l’explora-
tion de la fonction des autres comportements d’évitement identiiés avec la
patiente (regarder la télé, se coucher, être en hyperactivité, et notamment
le comportement hyperphagique) se poursuit. Le but est que Marie réalise
que faire une crise, vomir, aller se coucher après une crise, etc. sont des
comportements topographiquement différents mais dont la fonction est
commune : échapper aux expériences pénibles. L’autre objectif est d’esti-
mer l’eficacité de tous ces comportements au regard du but recherché (se
défaire des pensées et émotions pénibles). Enin, on continue à explorer
dans quelle mesure la lutte aggrave le problème.
L’extrait qui suit fait partie de la cinquième séance où la fonction des
crises d’hyperphagie est analysée.
– T – C’est intéressant ce que vous venez d’évoquer ! Quand vous
avez l’impression de ne pas être la personne que vos proches
attendent, des pensées apparaissent de manière incessante : « Je
suis une mauvaise ille », « Je peux faire mieux », ainsi que des
émotions comme la tristesse et l’anxiété. Avoir ces pensées et
ces émotions est très inconfortable et manger semble alors la seule
solution pour vous couper de vos pensées et des émotions dés-
agréables, pour vous sentir mieux. Néanmoins, d’après ce que
vous évoquez, les crises d’hyperphagie ne sont pas si eficaces…
Surtout parce qu’après la crise, une forte culpabilité et de la honte
font leur apparition, ainsi que des pensées telles que « Pourquoi
ai-je fait une crise à nouveau ? », « Je vais grossir », « Il faut faire
quelque chose », qui sont, elles aussi, incommodantes. Alors les
émotions et pensées sont peut-être légèrement différentes, mais
vous continuez à vous sentir mal. Il faut alors mettre en place une
autre stratégie pour essayer de chasser ces nouvelles pensées et
émotions : faire le ménage, vomir, dormir… La lutte est sans in !
La patiente semble émue et reste silencieuse.
– T – Vous savez, j’aime bien penser que nous avons tous notre
petite radio catastrophe qui se met en route sans notre consen-
tement, qui nous diffuse des chansons que nous connaissons
généralement par cœur et que nous souhaiterions ne pas écou-
ter car elles nous font ressentir des émotions désagréables. Vos
chansons seraient « Je déçois mes proches », « Je ne suis pas une
bonne ille ». Elles vous rendent anxieuse et triste. Nous pouvons
être tous tentés d’essayer de détourner notre attention de ces 
Marie engloutit ses ressentis 11

 chansons, ou de mettre en veille temporairement la radio catas-


trophe par des stratégies de lutte qui parfois fonctionnent. C’est
ça, le piège ! La question est de savoir combien de temps elles
fonctionnent, et à quel prix. Car plus vous essayez de faire dis-
paraître la chanson et les émotions qui vont avec, ou d’éteindre
la radio – en mangeant, en vomissant, en mentant à votre mari,
à vos parents –, plus votre attention et votre énergie sont mises
dans cette cause, au détriment d’autres actions qui auraient plus
de valeur à vos yeux, comme des moments de partage avec votre
amie Karine, votre mari, la préparation de l’anniversaire de votre
neveu, des moments de détente pour vous…
– M (en pleurs) – C’est triste de réaliser que l’on se voile la face et
qu’on passe à côté de sa vie…
– T – On voudrait tous se débarrasser de ce qui dérange. Je vou-
drais, moi aussi, éteindre ma radio catastrophe. Seulement, parfois,
il ne s’agit pas de trouver une meilleure façon de lutter, il s’agit
de se rendre compte qu’il y a des choses qui échappent à notre
contrôle, même à celui des psychologues ! Comme nos pensées,
sensations, et émotions. Je ne vais pas pouvoir vous aider à lutter
davantage. Par contre, si vous voulez, je peux vous aider à ne pas
passer à côté de votre vie, mais au contraire à vous approcher de
la vie que vous voulez, même si ces émotions pénibles sont avec
vous.

Acceptation : « Bienvenue ressentis »


Lors de la septième séance, Marie semble un peu fermée, elle me questionne
de façon très impersonnelle et générale par rapport à l’identiication de la
fonction de crises. « Peut-on toujours savoir pourquoi on fait une crise ?
Se peut-il qu’on en fasse une sans qu’on évite forcément quelque chose ? »
Marie présente encore des dificultés à repérer certains comportements
d’échappement ; parler de façon aussi générale en cherchant une réponse
toute faite en fait partie. Je lui propose donc d’analyser la dernière situation
d’hyperphagie ain de renforcer la prise de conscience de son comporte-
ment de crise et d’identiier les pensées et les émotions qu’elle a pu fuir.
Le travail d’acceptation se poursuit ici par le prolongement du désespoir
créatif, en repérant toute apparition de lutte.

Repérage de toute apparition de lutte


Quand des questions sont posées pour contextualiser la situation de crise
(où ? Quand ? Comment ?), Marie continue à répondre de façon évasive
et tente d’éviter le sujet, elle semble mal à l’aise. Éviter avec elle en n’insis-
tant pas pour obtenir plus de détails peut contribuer à renforcer ses évite-
ments des ressentis désagréables (« Si le thérapeute n’insiste pas quand je
12 Ouvert

suis mal à l’aise, c’est que le malaise doit être évité »). Je décide donc de
poursuivre l’exploration et de ralentir, ain d’autoriser et d’encourager la
patiente à être en contact avec ce qui se passe/s’est passé. Il ne s’agit pas
d’une position confortable pour le thérapeute, mais elle est certainement
utile. À ce moment précis, nous sommes deux à accepter nos émotions
désagréables.
– T – OK, nous sommes samedi après-midi, vous êtes seule à la
maison sur le canapé avec un livre entre les mains, vous ne parve-
nez pas à lire, vous pensez à faire autre chose sans savoir vraiment
quoi faire… Qu’est-ce qui traverse votre esprit à ce moment-là ?
Le temps présent est utilisé ain de faciliter la connexion avec la situa-
tion qui est en train d’être analysée.
– M – Je pensais au travail… Vous savez, on a beaucoup de travail
en ce moment, et en plus, j’ai adhéré à un nouveau projet dont
personne ne sait très bien comment le mener à bien…
La patiente emploie le temps passé.
– T – Comment vous sentez-vous lorsque vous pensez à ce nou-
veau projet ?
– M – Je stresse rien que d’y penser.
Connexion avec ce qui se passe ici et maintenant.
– T – Et qu’est-ce que vous ressentez ou pensez à l’instant, alors
que nous parlons de ce nouveau projet ?
Je crée un lien entre ce qui se passe en séance et la vie quotidienne de
la patiente ain de favoriser la généralisation de ce qui est abordé en
séance, l’identiication des émotions et des pensées.
– M (anxieuse, le débit de parole augmente ainsi que, subtilement, le
ton de sa voix) – Je suis stressée, je pense à la quantité de travail
qui m’attend demain, je ne sais pas comment je vais faire, je ne
vais pas pouvoir inir ce projet, je regrette de l’avoir accepté, et en
même temps, je n’avais pas trop le choix…
La patiente parle maintenant au présent.
– T – Effectivement je vois que parler de ce projet vous stresse, et
je dirais même qu’il vous met en colère. (La patiente acquiesce.)
Je donne un feedback attirant son attention sur ses ressentis.
– T – Revenons à samedi. Vous pensez au travail. Y a-t-il de la
colère à ce moment-là ?
– M – De la colère ? C’est possible, en tout cas une angoisse, c’est
sûr. Je ne sais pas comment expliquer…
– T – Et cette angoisse est-elle présente maintenant, alors que
nous parlons ?
– M – Oui, elle est moins forte, mais parler de tout ça me stresse,
je n’aime pas… Je voudrais parler d’autre chose.
La patiente a tendance à aller dans le sens du thérapeute, mais ici elle
exprime clairement son souhait de parler d’autre chose. Je décide tout 
Marie engloutit ses ressentis 13

 de même de ne pas renforcer ce comportement d’afirmation car il n’est


pas fonctionnel dans le contexte. Par ailleurs, il est important de signa-
ler qu’en répondant aux demandes de description de ce qu’elle ressent
ici et maintenant, elle est déjà en contact avec ses émotions dificiles.
– T – Je vous remercie d’avoir accepté de ressentir ces émotions
négatives, je sais combien cela peut être dificile et désagréable.
Ce n’est pas facile pour moi non plus de vous voir aussi anxieuse,
je peux être tentée moi aussi de changer de sujet, je sais que cela
pourrait diminuer momentanément l’anxiété, mais cela ne nous
aiderait pas à avancer, cela équivaudrait à faire une crise […].
Faire une crise ou changer de sujet de conversation pour s’éloi-
gner du moment présent et stopper les pensées et les émotions
désagréables qui apparaissent à l’instant, c’est un peu la même
chose.
Je mets en avant les similitudes fonctionnelles d’échappement entre la
situation en thérapie et le comportement lors des crises ain d’aider
la patiente à repérer tout contexte d’apparition de lutte.
La patiente est invitée à faire une pause pour se connecter avec le moment
présent et prendre quelques instants pour accueillir ses ressentis et pensées,
les nommer, et leur laisser une place. Ensuite l’analyse contextuelle de la
situation est poursuivie. Marie prend conscience de l’état émotionnel dans
lequel elle plonge en parlant de son travail ou en y pensant.
Marie devient consciente de son comportement de fuite tout au long
de la séance et veut s’expliquer. Elle signale avoir fait une crise suivie de
vomissements il y a deux jours en rentrant du travail en plus de celle
de samedi. Elle évoque avoir été plus consciente de ce qu’elle était en train de
faire et des conséquences de son comportement, et avoir perçu la crise dif-
féremment. Être consciente de son comportement a fait resurgir davantage
un sentiment de mal-être et de culpabilité que Marie ne souhaitait ni res-
sentir ni partager. Elle me dit avoir failli annuler le rendez-vous car elle
avait l’impression de me décevoir en faisant encore des crises. Par ailleurs,
elle a peur de ressentir à nouveau sa propre déception de s’être comportée
de la sorte alors qu’elle connaissait les conséquences négatives de ses agis-
sements.
Il est intéressant de remarquer à quel point la patiente est plus à l’écoute
d’elle-même, plus en contact avec le moment présent et les conséquences
de ses comportements, et en même temps toujours piégée entre ce qui
« devrait être » (« Je ne devrais pas faire une crise ») et ce qui est (« J’ai fait
une crise »). Marie reste en fusion avec l’idée de plaire, de bien faire, de ne
pas décevoir l’autre, y compris sa thérapeute. Cela montre la nécessité de
travailler la défusion, de renforcer sa démarche acceptante et de norma-
liser la persistance des évitements. L’acceptation représente une nouvelle
démarche qui nécessite de la pratique, non de la performance.
14 Ouvert

Défusion : « Ne plus être prisonnière


de ses pensées »
L’extrait suivant vise la distanciation, le détachement de Marie vis-à-vis de
ses pensées et des règles verbales qui gouvernent ses comportements. Le
but est de l’aider à s’approcher davantage de ce qui est plus fonctionnel au
regard de ce qui compte vraiment pour elle. Cette distanciation implique de
changer la relation que Marie entretient avec ses pensées sans changer leur
contenu, contrairement aux objectifs visés par la restructuration cognitive
par exemple.
Le travail vise d’abord l’identiication des règles verbales (pensées,
croyances) avec lesquelles la patiente est en fusion, puis la prise de conscience
de l’impact que certaines règles ont sur ses comportements et sur sa vie.

Identiication et reconnaissance des règles verbales


Dans le cadre de son travail, Marie pense ne pas pouvoir assumer le dernier
projet qui lui a été conié par son chef. Elle anticipe la déception de l’équipe
à son égard. Marie dit se sentir nulle, idiote, et dit avoir songé à plusieurs
reprises à démissionner. Elle doit présenter dans quelques semaines le tra-
vail accompli autour de ce nouveau projet et elle stresse rien que d’y penser,
d’autant qu’elle indique avoir des dificultés à se concentrer et procrastiner
souvent. Lors de cette séance, j’interroge Marie sur les pensées qui l’assail-
lent concernant ce projet et la façon dont elle y répond.
– M – Je n’arrête pas de penser que mes chefs vont être déçus de
mon travail, que je n’aurais pas dû accepter… Je me dis que je suis
nulle… Je ne vais pas pouvoir inir le projet à temps… Parfois,
je me dis que je devrais démissionner avant que les autres ne se
rendent compte à quel point je suis nulle.
La patiente vient de partager les pensées avec lesquelles elle est en fusion
et qu’elle essaie de fuir. Elle est anxieuse, son débit de parole est accéléré,
elle soupire et bouge les jambes. Toutefois, elle continue à s’exprimer
sans chercher à changer de sujet.
– T – « Je suis nulle », « Je ne vais pas y arriver », « Je vais décevoir
mes chefs » : cela doit être incommodant d’avoir toutes ces pen-
sées. Que se passe-t-il quand vous avez ces pensées au travail ?
J’explore les réactions de la patiente en présence de certaines pensées
incommodantes.
– M – Je me sens très mal, j’ai du mal à me concentrer, je me
compare constamment, je réléchis sérieusement à démissionner.
Ces derniers temps, je pleure facilement, je suis très sensible…
– T – Je comprends. Quel impact ont-elles sur votre comporte-
ment ? Concrètement, qu’est-ce que vous faites ensuite quand les
pensées « Je suis nulle », « Je vais décevoir » sont là ? 
Marie engloutit ses ressentis 15

 – M – Quand ces pensées sont là, je n’ai pas envie de voir les
gens, je n’ai qu’une envie, me replier sur moi-même et ne pas être
embêtée. J’essaie de les éviter… Par exemple, ça fait un moment
que je mange seule au travail.
– T – Je vois. Mais vous savez que vous n’êtes pas obligée de suivre
vos pensées ?
– M (Elle paraît pensive.) – Comment ça ?
– T – Cela vous est-il déjà arrivé, par exemple, d’être en colère
contre quelqu’un, un client, un chef, votre mari, quelqu’un de
votre famille… au point de penser « Argh ! J’ai envie de le tuer ! » ?
– M (Elle sourit.) – Oui, ça m’est déjà arrivé…
– T – Eh bien vous avez eu la pensée « J’ai envie de tuer quelqu’un »,
mais ce n’est pas pour autant que vous l’avez suivie. Dans ce cas, la
pensée est restée à sa place de pensée, ni plus ni moins…
– M (Elle sourit.) – Heureusement !
– T – Heureusement en effet ! On peut penser quelque chose et
faire tout autre chose. Le problème est que nous attribuons du
crédit à certaines pensées et que nous nous sentons obligés de les
suivre. Dans votre cas, lorsque les pensées « Je suis nulle » ou « Je
vais décevoir » font leur apparition, vous ne les voyez pas comme
des pensées mais comme des injonctions à agir. Vous vous sentez
obligée de les suivre et de vous replier. Dans ces moments, ce sont
vos pensées qui décident pour vous. Mais qu’est-ce que VOUS,
vous préférez : manger avec vos collègues ou à l’écart ?
Ici, j’explore l’impact de ce comportement d’évitement à l’égard de ce qui
est important pour la patiente.

Suivre ses pensées les yeux fermés, est­ce utile ?


– M – Disons que c’est plus confortable de manger seule. Je n’ai
pas le problème de ne pas savoir quoi dire ou faire pour être inté-
ressante.
– T – Je comprends. Vous avez la pensée : « C’est plus confortable
de manger seule »… mais ce n’est peut-être pas ce que vous pré-
férez. Qu’est-ce que ça vous apporte de vous isoler à l’heure du
repas ?
La thérapeute cherche à aider Marie à se mettre en contact avec les
conséquences de son comportement.
– M – Qu’est-ce que ça m’apporte ? Rien, seulement de ne pas être
embêtée.
– T – Je vois. Vous n’êtes pas embêtée, mais comment vous sentez-
vous après avoir pris le repas seule ? (La patiente reste silencieuse,
pensive.) Est-ce que cela vous aide à construire les relations que
vous voulez avoir avec vos collègues ?
Je cherche à connecter Marie avec l’eficacité du comportement de repli
en fonction de ce qui est important pour elle. 
16 Ouvert

 – M – Bien sûr que non… Je me sens seule après, pas intégrée. En


fait, je réalise que ce n’est pas seulement leur faute, je m’isole petit
à petit…
Marie est consciente des conséquences de son comportement.
– T – Je dirais que c’est suivre les yeux fermés les pensées « Je
suis nulle », « Je vais décevoir » ou « Tu n’es pas ce que les autres
attendent de toi » qui vous isole. Vous connaissez très bien ces
pensées, elles ne sont pas nouvelles. Peut-être pouvez-vous en
prendre connaissance sans forcément leur obéir. Qu’est-ce qui est
plus important pour vous : faire ce que vos pensées vous invitent
à faire, même si cela vous éloigne de vos collègues, ou construire
des relations avec vos collègues en présence de ces pensées incom-
modantes ?
Les conséquences de son comportement sont mises en avant et reliées à
ses valeurs. Marie reste silencieuse, elle acquiesce et sourit légèrement. Je
décide de renforcer l’analyse de l’utilité d’agir en fonction de nos valeurs
indépendamment de nos pensées via une métaphore.
– T – Je vais vous proposer un exercice. Imaginez que vous soyez
conductrice d’un bus et que certains passagers vous insultent,
vous crient dessus pour que vous changiez de route, certains vous
critiquent même : « Tu ne sais pas conduire ! », « Tu ne vas pas y
arriver ! ». La situation est assez inhabituelle, mais pouvez-vous
essayer de l’imaginer et me dire comment vous vous sentez ?
– M – Très stressée.
– T – Et que feriez-vous dans cette situation ?
– M – J’essaierais de parler avec ces passagers pour leur dire de se
taire, qu’ils me distraient et qu’on risque d’avoir un accident.
– T – Et s’ils ne s’arrêtaient pas mais qu’au contraire le fait que
vous leur prêtiez attention les agite davantage ?
– M – Pff… Je ne saurais pas quoi faire… Je les mets dehors !
– T – Comment faites-vous cela ?
– M – Soit je les pousse… Soit j’arrête le bus et je leur dis que je ne
continue pas la route jusqu’à ce qu’ils soient descendus…
– T – Alors que vous faites cela, sur quoi votre attention est-elle
portée ?
– M – Ah ! Sur le fait qu’ils descendent du bus.
– T – Et s’ils refusent de sortir ?
– M – Je refuse de conduire le bus.
– T – Et qu’est ce qui se passe ensuite ?
– M – Comment ça ? Rien, je refuse de conduire le bus jusqu’à ce
qu’ils soient dehors.
– T – C’est intéressant ce que vous venez d’évoquer. Vous refusez
de conduire le bus et ensuite il n’y a rien qui se passe, vous êtes
arrêtée sur le bord de la route. Que penseriez-vous si maintenant
je vous disais que ces passagers indélicats étaient vos pensées 
Marie engloutit ses ressentis 17

 désagréables ? Celles que vous venez d’évoquer tout à l’heure :


« Tu es nulle », « Tu ne vas pas y arriver », « Tu ne dois pas déce-
voir » […]. Vous souhaitez les faire partir à tout prix mais vous n’y
parvenez pas. Cela fait longtemps que vous essayez de chasser ces
pensées désagréables. Vous avez essayé de parler avec elles, de les
pousser dehors, vous avez même arrêté le bus, mais j’ai l’impres-
sion que rien ne semble marcher… D’ailleurs, peu importe que
vous essayiez de les faire sortir du bus ou de les faire changer
d’avis : dans les deux cas, votre attention est entièrement portée
sur ces passagers impolis et désagréables qui vous crient : « Tu dois
démissionner », « Tu es nulle », « Fais une crise et tu te sentiras
mieux », et tout d’un coup, votre vie est soudainement en pause,
arrêtée sur le bord de la route, et vous vous privez de moments
et de personnes. Et si ce n’était pas possible de les faire partir ?
Et si la seule chose qu’elles pouvaient faire était d’être là et de
parler ? Rien d’autre. Les pensées ne peuvent pas agir, vous seule
pouvez conduire votre vie, vous seule avez accès à la cabine du
conducteur…

Vers la lexibilité psychologique : s’ouvrir à l’expérience


– M – Je préférerais qu’elles ne soient pas là…
– T – Ce serait plus simple, en effet ! Mais pensez-vous qu’il soit
possible d’aller manger avec vos collègues de travail, partager ce
moment avec eux, tout en sachant que certains passagers, ceux
qui crient « Tu n’es pas intéressante », « Je vais décevoir », seront
également avec vous ?
– M – Je peux essayer, mais cela n’empêche que je risque d’être
jugée…
– T – « Je risque d’être jugée » fait son apparition. Qui est en train
de vous dire ça ? !
Le but ici n’est pas d’évaluer si Marie risque d’être jugée ou non mais de
changer la relation qu’elle entretient avec cette pensée.
– M – Mmm… Je vois… Encore un de mes passagers…
– T – Qui essaie de vous distraire et de vous dire quoi faire ? Concen-
trez-vous sur la route. Où voulez-vous aller ? Que souhaitez-vous
faire demain midi ?
– M – Manger avec mes collègues de travail… ou prendre le café
avec eux, cela me semble plus faisable !
Ici, la patiente se montre ouverte à l’expérience et fait preuve de lexi-
bilité en proposant une alternative qui poursuit la direction voulue :
renforcer ou créer des liens et partager des moments avec ses collègues.
Il ne s’agit pas d’imposer une nouvelle règle, « Je dois manger avec mes
collègues de travail », mais de changer la relation avec les pensées qui
l’empêchaient de choisir.
18 Ouvert

Du symptôme au processus : « De l’hyperphagie


à ce qui compte dans sa vie. »
Aujourd’hui, Marie est davantage consciente de ce qu’elle veut dans la vie,
de ce qui est important pour elle. Sa demande thérapeutique ne concerne
plus uniquement la disparition de crises d’hyperphagie et de vomissements
mais l’amélioration de la relation et de la communication avec son mari,
la recherche de sens dans son travail, l’ouverture aux autres même dans
des situations de stress, la bienveillance vis-à-vis d’elle-même et la prise de
distance par rapport aux opinions des autres. Le travail d’acceptation et de
défusion reste toujours au premier plan de la prise en charge, mais le travail
autour des valeurs prend de plus en plus de place.
Après treize séances, Marie repère désormais assez bien ses compor-
tements d’évitement. Ceux-ci diminuent en fréquence et en intensité à
mesure qu’elle prend conscience de ce qui est important pour elle dans
la vie, qu’elle prend de la distance avec certaines pensées et qu’elle réalise
qu’une démarche acceptante l’approche davantage de la personne qu’elle
veut être. Ainsi, la fréquence des crises d’hyperphagie a diminué à une ou
deux par semaine et les vomissements ont pratiquement disparu. Marie
s’autorise davantage à partager ses ressentis avec ses amis et son mari.
Avec ses proches, cela reste toujours compliqué en raison de la forte fusion
cognitive autour des croyances familiales. Nous continuons à emprunter
ensemble les chemins de l’acceptation et de la défusion, en direction de ce
qui compte pour elle.
2 La défusion en trois
étapes : observer,
analyser l’eficacité,
accroître la lexibilité

Matthieu Villatte1

Ce chapitre présente les dificultés d’un patient dont le proil clinique est
marqué par une fusion élevée. Nous verrons d’abord quels sont les éléments
permettant de réaliser l’analyse fonctionnelle des comportements clés du
patient. Nous examinerons ensuite le déroulement de trois phases théra-
peutiques principales visant à développer la défusion (suivant l’approche
proposée par Villatte, Villatte, & Hayes, 2016). D’abord, le patient est
amené à observer ses pensées, émotions, et intentions, dans le but de pro-
gresser vers une approche pragmatique de la situation. Ensuite, le patient
participe à un exercice de prise de perspective lui permettant de progres-
ser encore dans sa capacité à observer ses expériences psychologiques et
à faire des choix d’actions plus eficaces. Enin, une série d’exercices visant à
accroître la lexibilité comportementale vis-à-vis des pensées est proposée au
patient ain qu’il parvienne à s’engager effectivement dans les nouvelles actions
choisies. Chaque phase sera illustrée d’un extrait d’échange patient-thérapeute
particulièrement représentatif des techniques employées dans cette phase.
Julien, 32 ans, vient consulter après une violente dispute avec sa compagne,
Mélanie. Il n’y a pas eu de violence physique, mais la violence verbale a atteint
un niveau très élevé (les voisins ont appelé la police) et plusieurs objets ont
été cassés. Julien a accepté de consulter un psychologue après que Mélanie lui
a posé l’ultimatum de « travailler sur lui », sans quoi elle le quittera.
Lors de la première rencontre, Julien explique qu’il ne sait pas trop quoi
attendre d’une thérapie. Il a conscience que ses accès de colère sont un
problème pour sa relation avec Mélanie, mais il ne se considère pas comme
particulièrement colérique en général. D’après lui, c’est le stress vécu au
sein de sa relation avec sa compagne qui le met dans un état anormal.
Il considère que c’est plutôt elle qui a un problème (« elle est instable »,
« elle est trop émotive », « elle ne me respecte pas »), mais il reconnaît qu’il

1. Co-auteur de Mastering the Clinical Conversation : Language as Intervention.


New York : The Guilford Press, 2016 ; co-auteur de La thérapie d’acceptation et
d’engagement - ACT. Paris : Elsevier Masson, 2011.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
20 Ouvert

pourrait sans doute améliorer son comportement. Cette reconnaissance


reste cependant très évasive quand on lui demande ce qu’il souhaiterait
changer dans son propre comportement.
La première séance révèle des éléments sur la dynamique de couple de
Julien et Mélanie. Julien reconnaît qu’il a tendance à être jaloux même s’il
sait que Mélanie lui est idèle. Il se sent surtout peu en coniance par rapport
à sa capacité à maintenir l’intérêt de Mélanie pour lui. Il se dit souvent qu’il
n’est pas à la hauteur, qu’elle est plus intelligente que lui et plus à l’aise dans
les relations sociales. Il se sent à la fois très heureux avec elle et très anxieux
à l’idée de la perdre.

Viser l’observation et la pensée pragmatique


Il est souvent compliqué de travailler avec des patients qui sont davantage
concentrés sur le comportement des autres que sur le leur, même lorsqu’ils
sont volontaires pour voir un thérapeute. Julien ne fait pas exception à cette
dificulté. Même s’il présente en surface une certaine ouverture à l’intros-
pection, il reste fortement sur la défensive lorsqu’il s’agit d’explorer son
propre comportement, ses pensées et émotions. Les premières minutes de
cette première rencontre donnent l’impression que Julien est venu chercher
un allié dans sa lutte avec Mélanie, quelqu’un qui pourrait lui donner des
conseils pour gérer une compagne « dificile ».
Cette présentation est souvent le signe d’une fusion et d’un évitement
expérientiel élevés. En effet, Julien a de grandes dificultés à envisager sa
situation sous différentes perspectives. Par exemple, lorsqu’on lui demande
comment Mélanie décrirait leur dernière dispute, il parvient dificilement à
adopter la perspective de sa compagne. Il reste vague et glisse rapidement
sur des commentaires négatifs à propos d’elle ; il suit des règles émanant
d’une vision du monde assez rigide, essentialiste et peu pragmatique (« Si
je m’excuse, ça prouve qu’elle a raison », « Je ne devrais pas avoir à parler
de tout ça », « C’est pas normal qu’elle soit si émotive »), et il reste autant
que possible à l’écart de l’anxiété générée par une estime de soi assez faible
(il abrège les conversations sur son sentiment d’insécurité, il contextualise
autant que possible son comportement violent, il décrit de façon super-
icielle son ressenti émotionnel).
Étant donné son ambivalence par rapport à la thérapie, sa focalisation
sur le comportement de sa compagne et son niveau élevé de fusion et
d’évitement expérientiel, la première phase thérapeutique a visé à aider
Julien à s’approprier cette demande de soin. L’objectif a été de créer une
relation thérapeutique solide, mais aussi de commencer à faire émerger la
pensée pragmatique de Julien pour qu’il gagne en lexibilité vis-à-vis de
ses pensées et de sa vision rigide du monde (défusion). Lorsque le niveau
de fusion du patient est élevé, les techniques de défusion de type exercice
La défusion en trois étapes... 21

(par exemple : « Emmenez votre esprit en balade ») ou de type reformula-


tion (par exemple : « Vous avez la pensée que », « Votre tête vous dit que »)
se heurtent souvent à un mur de résistance. Le patient pense qu’il n’est
pas pris au sérieux et que sa réalité est déniée par le thérapeute. La relation
thérapeutique est donc affaiblie et la fusion renforcée. Dans la vignette qui
suit, une approche différente a été adoptée. Elle consiste à valider l’expé-
rience émotionnelle du patient (qui est toujours « vraie »), à montrer de la
curiosité et de l’ouverture envers les propos du patient (ce qui a tendance à
l’entraîner lui-même vers davantage de curiosité et d’ouverture) et à orien-
ter son attention vers les buts et les conséquences de ses actions (pour déve-
lopper le tracking des contingences, voir Monestès & Villatte, 2011).
– Julien – Des fois, on dirait qu’elle sait exactement quoi dire
pour me faire péter les plombs.
– Thérapeute – Ah oui ? Est-ce que vous pouvez raconter un
exemple où c’est arrivé ?
Ici, le but est d’amener le patient à focaliser son attention sur un évé-
nement concret ain que les processus d’observation d’expériences et de
tracking de contingences puissent être afinés.
– J – Oui, c’est arrivé pendant notre dernière grosse dispute en
fait.
– T – Est-ce que vous pouvez me raconter ce qui s’est passé en
détail, étape par étape ?
Cette invitation n’a pas tant pour objectif d’obtenir des détails sur une
anecdote que de façonner les compétences d’observation et de tracking
du patient. En explorant avec précision cette expérience, le patient va
développer une plus grande capacité à observer son comportement et ce
qui l’inluence.
– J – Ça a commencé par une dispute parce qu’elle devait sortir
avec des amies. Ça ne me pose pas de problème du tout qu’elle
voie des amies de son côté. Je peux être assez jaloux mais je lui
fais coniance. Et puis là, je savais que c’était avec des illes, donc
j’étais tranquille. Mais j’étais quand même énervé parce que je
pensais qu’elle sortirait plus tard et là, elle me dit qu’elle est sur
le point de partir. Et donc je comprends qu’on ne va pas manger
ensemble d’abord. Elle aurait pu me le dire ! Ça montre qu’elle ne
s’intéresse pas à moi, en fait.
– T – Il y a pas mal de choses dans ce que vous dites, et je voudrais
être sûr de bien vous comprendre. Est-ce qu’on peut explorer tout
ça un peu en détail ? On arrivera de toute façon à ce qui vous a fait
« péter les plombs ». OK ?
Ici, l’objectif est de montrer au patient que ce qu’il raconte est pris au
sérieux (encore une fois, cet aspect est important étant donné son ambi-
valence vis-à-vis de la thérapie et son niveau élevé de fusion), et en même
temps de l’encourager à ralentir pour mieux observer son expérience. 
22 Ouvert

 – J – Oui, oui.
– T – OK. Il y a une chose que vous avez dite qui semble impor-
tante pour vous et que je voudrais mieux comprendre. Vous avez
dit : « J’étais énervé parce que je pensais qu’elle sortirait plus
tard. » Est-ce que vous pouvez m’en dire un peu plus sur ce qui
vous a énervé ?
Ici, il s’agit de s’arrêter sur une expérience émotionnelle particulière
qui peut aider le patient à progressivement approcher sa situation
de façon plus pragmatique. Au lieu de simplement juger le compor-
tement de sa compagne de manière négative, il va être encouragé à
considérer ses propres attentes et à mieux percevoir la différence entre
ce qu’il souhaite obtenir et ce que son propre comportement entraîne
en réalité.
– J – Eh bien, j’étais énervé parce que c’était pas ce qui était prévu.
C’est pas comme ça qu’on devait passer la soirée. C’est pas normal
de faire ça.
– T – À quoi est-ce que vous vous attendiez ?
– J – Eh bien, à ce qu’on mange ensemble pour le dîner et
qu’ensuite elle sorte prendre un verre avec ses amies pour quelques
heures.
– T – Est-ce que c’est ce que vous souhaitiez ?
– J – Oui, enin, c’est ce qui était prévu, quoi.
– T – Ce que je me demande, c’est si, au-delà du fait que c’était
prévu, vous étiez énervé parce que vous auriez voulu dîner avec
Mélanie ce soir-là. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Une hypothèse est ici proposée au patient pour qu’il explore la situa-
tion davantage en termes de buts qu’au travers d’une évaluation
décontextualisée.
– J – Euh, oui, j’aurais bien voulu dîner avec elle, oui. Mais aussi,
c’est pas ce qui était prévu.
– T – OK, donc il y a à la fois la déception… Vous diriez décep-
tion ? De ne pas dîner avec elle…
– J – Euh, oui, oui. Je n’y pensais pas vraiment comme ça, mais
c’est vrai que j’étais déçu, probablement.
– T – OK, donc à la fois la déception de ne pas dîner avec Mélanie,
mais aussi, comme vous avez dit, le fait qu’elle n’agisse pas comme
vous l’aviez prévu.
Dans l’échange qui précède, le patient a commencé à mieux percevoir
un de ses objectifs (dîner avec sa compagne) et il a pu entrer davantage
en contact avec une expérience douloureuse (la déception). Cela montre
un accroissement de la défusion puisqu’il ne perçoit plus la situation
uniquement sous l’angle de ce qui est « normal » ou « pas normal »
mais aussi sous un angle plus pragmatique et fonctionnel (ce qu’il
souhaite). 
La défusion en trois étapes... 23

 – J – Oui, ça, ça m’a énervé encore plus parce que ça veut dire
qu’elle se iche pas mal de moi, en fait. Et après, le truc qu’elle
a dit qui m’a vraiment fait exploser, c’est qu’il fallait pas que je
m’énerve pour si peu, que c’était qu’un dîner et qu’on dîne tous
les soirs ensemble de toute façon.
– T – Ah, et ça, ça vous a particulièrement énervé ?
– J – Oui, parce que ça veut dire que c’est pas important pour
elle qu’on passe du temps ensemble. En fait, elle se iche de moi,
quoi.
Dans l’échange qui précède, un thème de la fusion de Julien prend
davantage d’ampleur. Il ne se sent pas considéré comme il le souhaite-
rait par Mélanie. Le fait qu’elle change ses plans et qu’en plus elle ne
pense pas que ce soit un problème indique à Julien, de façon indiscutable
à ses yeux, qu’elle ne se soucie pas vraiment de lui.
– T – OK. Qu’est-ce que vous avez ressenti exactement ?
– J – J’étais très énervé.
– T – C’est-à-dire ?
– J – Je lui ai crié dessus.
– T – Qu’est-ce que vous ressentiez à ce moment-là ?
– J – J’étais en colère.
Dans l’échange précédent, l’objectif est de développer la capacité du
patient à observer ses émotions, qui sont des sources d’inluence impor-
tantes sur le comportement.
– T – Déçu aussi, comme vous le disiez plus tôt ?
– J – Oui j’étais déçu. Je crois pas que c’est ce que je me disais à ce
moment-là, mais oui, j’étais déçu.
– T – Donc vous vous sentiez déçu et en colère parce que vous
n’alliez pas dîner avec Mélanie et parce qu’elle ne suivait pas le
plan que vous vous souveniez avoir prévu ensemble.
– J – Oui, exactement.
Ici, il s’agit d’aider le patient à se connecter à son sentiment de décep-
tion ain qu’il perçoive mieux les raisons de sa crise de colère et puisse
plus tard développer une réponse plus adaptée.
– T – Qu’est-ce que vous espériez qu’il se passerait en lui criant
dessus ?
– J – Je n’en sais rien. J’étais juste en colère. Je n’ai pas vraiment
réléchi.
– T – Vous diriez que c’était une sorte de réaction impulsive,
alors ?
– J – Oui, enin, pas complètement. Je voulais qu’elle entende ce
que j’avais à dire.
– T – OK, donc vous espériez aussi qu’elle vous entende. Qu’elle
entende quoi exactement ?
– J – Qu’elle n’aurait pas dû changer nos plans comme ça. 
24 Ouvert

 – T – Pourquoi est-ce que c’était important qu’elle entende cela ?


– J – Parce que c’est pas normal de me faire ça.
– T – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
– J – C’est pas respectueux. Ça ne se fait pas quand on aime
quelqu’un.
– T – Ça vous a déçu qu’elle change ses plans comme ça, sans vous
le dire.
– J – Oui.
– T – Vous auriez voulu qu’elle entende cela aussi ?
– J – (Silence.) Oui, je crois, oui.
Dans l’échange qui précède, l’objectif est d’aider le patient à mieux
percevoir l’intention liée à ses actions ain qu’il approche ce type de
situation de façon plus pragmatique. Au départ, ses réponses sont très
centrées sur la notion de normalité et de justice. Progressivement, à
force de lui poser des questions sur ses intentions, espoirs, et buts,
il commence à réléchir de manière plus fonctionnelle.
– T – Est-ce qu’elle vous a entendu ?
– J – Non, pas vraiment.
– T – Non ?
– J – Non. Au inal, j’ai eu plutôt l’impression qu’on était sur des
planètes différentes. Elle ne comprend pas ce que ça me fait quand
elle change ses plans sans rien dire. Ça n’a rien changé que je lui
crie dessus.
Le patient a été ici amené à considérer l’eficacité de son comportement
au regard de ses intentions, ain de renforcer encore l’approche pragma-
tique de la situation clinique qui a débuté dans les échanges précédents.
– T – Est-ce que c’est un peu nouveau pour vous de penser à cette
situation de cette manière ?
– J – Oui, un peu. Je n’avais pas vraiment réléchi à ce que je vou-
lais dans cette situation jusqu’à ce que vous me posiez la question.
Je me disais surtout que c’était pas normal.
– T – On a tous un peu tendance à penser de cette manière, vous
savez. Et souvent, ça nous joue des tours. Le travail que je peux
vous proposer ici, c’est d’approcher ce type de situation davan-
tage sous l’angle de ce que vous souhaitez vraiment, d’observer
ce qui fonctionne pour vous, et de vous aider à développer une
manière différente de réagir à vos émotions, ain que vous puissiez
vivre davantage en adéquation avec ce que vous voulez vraiment.
Qu’est-ce que vous en pensez ?
– J – C’est différent de ce que j’imaginais. Oui, ça semble intéres-
sant.
Dans ce dernier échange, la démarche pragmatique de l’ACT est
présentée tout en normalisant la tendance de chacun à analyser les
situations et à réagir de manière ineficace. Offrir comme possibilité 
La défusion en trois étapes... 25

 au patient de vivre de manière plus harmonieuse avec ses buts permet


à l’alliance thérapeutique de se renforcer et à la défusion de progresser
puisque le patient commence alors à observer ses actions de façon plus
pragmatique.

Renforcer observation et pensée pragmatique


par la prise de perspective
Lors de la deuxième rencontre, un exercice consistant à adopter différents
points de vue sur la même situation a été proposé à Julien. L’objectif était
de poursuivre le travail entamé lors de la première rencontre, visant à
développer la capacité à observer les expériences psychologiques (pensées,
émotions, sensations) et les réponses comportementales à ces expériences,
et à évaluer l’eficacité de ces réponses. Concrètement, l’exercice a consisté à
faire raconter au patient une situation critique et à lui faire décrire ses pen-
sées, émotions et intentions jusqu’à ce qu’émerge une ambivalence entre
différentes positions. Le patient a ensuite été invité à s’engager dans un
dialogue entre les deux positions jusqu’à ce que les choix plus pragmatiques
deviennent plus apparents. Il ne s’agit pas ici de convaincre le patient
d’avancer dans une direction particulière mais de lui permettre d’explorer
de manière expérientielle sa propre ambivalence ain de progresser vers
davantage de clarté. La vignette suivante présente un extrait de cet exercice.
– T – J’aimerais qu’on revienne sur la dispute que vous m’avez
racontée la dernière fois ain que je puisse mieux comprendre
ce qui se passe dans ce type de situation. Est-ce que vous seriez
d’accord pour me raconter cette dispute à nouveau ?
– J – Oui.
– T – Essayez de raconter ce qui s’est passé comme si vous y étiez à
nouveau, comme si on regardait ensemble l’enregistrement vidéo
de cette dispute. Comme ça, on aura une vision bien claire de la
situation, OK ?
Cette invitation à raconter la dispute comme si elle se déroulait dans
l’ici et le maintenant a pour but d’ancrer le processus d’observation et
de tracking dans un cadre expérientiel fort.
– J – Eh bien j’étais à la maison, j’allais commencer à préparer le
dîner, et je vois Mélanie qui a l’air de se préparer à sortir.
– T – Qu’est-ce que vous vous dites à ce moment-là ?
– J – Je me dis : « Qu’est-ce qu’elle fait ? »
– T – Vous êtes surpris ?
– J – Oui, ça me rend nerveux tout d’un coup !
– T – OK, donc vous êtes surpris et nerveux, là. Qu’est-ce que vous
ressentez comme sensations dans votre corps ? 
26 Ouvert

 – J – Je sais pas trop… Je suis tendu.


– T – OK, excellent. Vous observez que vous êtes surpris, nerveux,
et que vous ressentez une certaine tension, c’est ça ?
– J – Oui.
– T – Ensuite, qu’est-ce que vous faites ?
– J – Je dis à Mélanie : « Qu’est ce que tu fais ? Tu sors mainte-
nant ? » Et elle me dit : « Ben oui. » Alors je lui dis : « Attends, tu
rigoles ? On devait dîner ensemble, là. »
– T – Comment est-ce que vous lui dites cela ? Quel est le ton de
votre voix ? Est-ce que vous parlez fort ou doucement ?
– J – Je parle fort. Enin, je suis pas loin de crier déjà, pour être
honnête. Je suis bien énervé, là.
Dans tout l’échange qui précède, l’objectif est d’amener le patient
à développer son observation des expériences psychologiques liées à
la dispute.
– T – OK, c’est très bien que vous puissiez observer cela, déjà. Cela
fait partie de notre travail ici. J’aimerais vous proposer quelque
chose, si vous êtes d’accord. J’aimerais que vous imaginiez pen-
dant un moment que vous êtes Mélanie juste au moment ou vous
dites très fort comme ça : « Attends, tu rigoles ? On devait dîner
ensemble, là ! »
Cette invitation à adopter le point de vue de Mélanie a pour but
d’accroître la perception d’éléments clés de la situation. Si le patient
peut percevoir de manière expérientielle l’impact négatif que sa
manière d’exprimer ses émotions a sur sa partenaire, le désir de
s’engager dans d’autres comportements de communication peut
émerger.
– J – Que j’imagine que je suis Mélanie ?
– T – Oui, juste pendant un moment, imaginez que vous vous
apprêtez à sortir voir vos amies, et votre partenaire, Julien, vous dit
très fort : « Attends, tu rigoles ? On devait dîner ensemble, là ! »
Prenez un moment pour vraiment vous connecter à cette expé-
rience, depuis le point de vue de Mélanie.
– J – OK. (Silence.)
– T – Qu’est-ce qui apparaît en vous, là ?
– J – Je suis un peu mal à l’aise.
– T – Ah oui ? Qu’est-ce que vous avez observé ?
– J – Eh bien, pendant un moment j’ai imaginé ce qu’elle a dû se
dire, et je me dis que j’aurais pas dû crier comme ça.
– T – Qu’est-ce qu’elle a dû se dire ?
– J – Eh bien… Je sais pas… Peut-être : « Pourquoi il me crie des-
sus ? Je fais rien de mal. »
– T – Et qu’est-ce que vous ressentez si vous vous mettez à la place
de Mélanie à ce moment-là ? 
La défusion en trois étapes... 27

 – J – Je sais pas. Peut-être de la peur. Elle me dit souvent que ça lui


fait peur quand je crie.
– T – De la peur ? Prenez un moment pour essayer de faire l’expé-
rience de cette peur. Avez-vous déjà eu peur quand quelqu’un vous
criait dessus ?
– J – Oui, quand j’étais jeune. Quand mon père me criait dessus.
– T – OK, très bien. Connectez-vous à ce que vous connaissez de
cette peur. Qu’est-ce que vous ressentez ?
– J – Je suis pas bien.
L’échange qui précède a permis au patient de mieux percevoir l’impact
de son comportement sur sa partenaire. L’exploration expérientielle a
permis que cette prise de conscience ne soit pas simplement supericielle,
mais réellement vécue de l’intérieur, ce qui aura un effet plus important
sur l’étape suivante.
– T – OK. Reprenez votre point de vue de Julien maintenant. Vous
venez de crier sur Mélanie : « Attends, tu rigoles ? On devait dîner
ensemble, là ! », et maintenant, vous savez comment elle se sent.
Qu’est-ce que vous observez en vous, à présent ?
– J – Je me sens mal. Je n’aime pas la voir souffrir. Je suis quand
même en colère qu’elle ne dîne pas avec moi comme prévu et sans
rien dire, mais je n’aime pas la façon dont je lui parle.
– T – Qu’est-ce que vous n’aimez pas ?
– J – Je n’aime pas que ce soit agressif. Que ça lui fasse peur.
– T – OK, c’est vraiment une observation intéressante, n’est-ce
pas ? Ce n’est pas quelque chose que vous m’aviez dit jusqu’à pré-
sent. En aviez-vous conscience ?
– J – Pas vraiment. Enin, je sais que ça lui fait peur quand je crie.
Et je sais que je ne devrais pas crier. Mais me mettre à sa place, je
ne sais pas… C’est comme une prise de conscience.
– T – Excellent. L’objectif, ici, ce n’est pas de vous convaincre de
quoi que ce soit, OK ? L’objectif, c’est que vous parveniez à mieux
observer votre propre expérience et à tirer les conclusions qui vous
semblent les plus utiles. Quelle conclusion tirez-vous à ce stade ?
– J – Que je ne devrais pas crier.
– T – OK. Et en même temps, ça n’est pas facile…
– J – Non, pas du tout !
L’ensemble de l’échange qui précède a eu pour but de faire émerger chez le
patient une meilleure conscience de l’impact de sa réponse à la colère sur
sa compagne, et du décalage entre cet impact et ce qu’il souhaite pour sa
relation avec elle. Le souhait d’agir autrement commence à apparaître de
manière plus importante, mais certaines résistances sont encore présentes.
L’objectif suivant a donc été d’amener le patient à explorer ces résistances
de manière expérientielle, en effectuant un nouveau changement de
perspective. 
28 Ouvert

 – T – OK. Ce que j’aimerais que vous fassiez maintenant, c’est


que vous imaginiez que vous avez une conversation, un dialogue,
entre la partie de vous qui souhaite exprimer son émotion sans
crier, et la partie de vous qui a choisi de crier dans cette situation.
Cela vous semble possible ?
– J – Je peux essayer.
– T – OK, super. Allez-y, commencez par la partie de vous qui
vient de prendre conscience de l’impact de vos cris sur Mélanie et
qui préférerait ne pas crier. Qu’est-ce que vous dites à la partie de
vous qui a décidé de crier ?
– J – Tu devrais pas crier…
– T – OK, très bien. Expliquez-lui davantage pourquoi.
– J – Tu devrais pas crier parce que tu fais peur à Mélanie. Et je
n’aime pas la voir souffrir.
– T – OK, très bien. Est-ce qu’il y a quelque chose d’autre que vous
aimeriez lui dire ?
– J – Il faudrait que tu t’exprimes autrement.
– T – Comment ça ?
– J – Eh bien, plus calmement. Même si je suis énervé. Même si je
suis déçu, je devrais m’exprimer plus calmement.
– T – Dites-lui cela.
– J – Tu devrais t’exprimer plus calmement, même si tu es déçu et
énervé.
– T – OK. Maintenant, prenez le point de vue du Julien qui a crié.
Qu’est-ce que vous répondez à cela ?
– J – Eh bien… Je réponds que… oui, je sais que je ne devrais pas
crier…
– T – Et ?
– J – Eh bien, en même temps, je me dis que Mélanie ne m’écoute
pas vraiment si je ne crie pas. Je n’aime pas lui crier dessus, mais
franchement, elle se moque pas mal de ce que je dis. Alors si je ne
crie pas, elle ne risque pas de m’écouter.
– T – OK, excellent. Reprenez la position de Julien qui préfère
s’exprimer plus calmement. Qu’est-ce que vous répondez à cela ?
– J – Elle ne t’écoute pas vraiment quand tu cries de toute façon.
– T – Non ?
– J – Non, elle crie aussi, on se dispute, ou elle part en claquant la
porte. Non, je ne trouve pas qu’elle m’écoute, en fait !
– T – OK, autre chose ?
– J – Oui. Si tu parles calmement, elle t’écoutera mieux. Quand on
a eu de bonnes conversations, c’est quand on était calmes tous les
deux.
– T – OK, très bien. Reprenez encore la position de Julien qui a
crié. Qu’est-ce que vous répondez à cela ? 
La défusion en trois étapes... 29

 – J – Eh bien… Oui, c’est sûrement vrai, mais… Mais je ne suis pas


sûr d’arriver à m’exprimer plus calmement quand je suis en colère
comme ça.
– T – Quoi d’autre ?
– J – Je préférerais ne pas crier, mais je veux quand même qu’elle
m’écoute. S’il y a un moyen d’y arriver, je veux bien essayer.
Au cours de ce dialogue entre les deux perspectives intérieures, le
patient a pu prendre conscience de l’étendue des pensées contrôlant
son comportement. Le changement de perspective a permis de faire
émerger des éléments nouveaux qui sont venus atténuer l’impact des
pensées avec lesquelles le patient était à l’origine fortement en fusion.
La possibilité de répondre différemment au sentiment de colère et de
déception a pris davantage de place dans la motivation du patient.
S’il est encore incertain de pouvoir changer son comportement, il a
maintenant un regard plus pragmatique et plus distancié sur la situa-
tion. Cela constitue un point de départ favorable pour un travail sur
la lexibilité comportementale, qui fera l’objet de la troisième phase
d’intervention.

Accroître la lexibilité comportementale


vis-à-vis des pensées
Au cours de cette phase, l’objectif a été d’aider Julien à s’engager dans des
actions plus conformes à la manière dont il souhaite désormais communi-
quer avec sa compagne, moins guidées par les pensées avec lesquelles il était
en fusion au début de la prise en charge (comme : « Elle ne s’intéresse pas
à moi »). Une part importante de ce travail a consisté en un entraînement
aux habiletés de communication (Rosenberg, 2003) puisque Julien avait
besoin de développer son répertoire comportemental dans ce domaine.
Mais au-delà d’une habileté de communication, le patient avait besoin de
développer une capacité de lexibilité qui lui permettra de s’engager dans
cette habileté même lorsqu’il ressentira des émotions, pensées et sensations
dificiles. C’est pourquoi le travail de défusion s’est poursuivi dans cette
troisième phase en visant le découplage entre action et expérience psycho-
logique (Levin, Luoma, & Haeger, 2015).
Le découplage peut s’effectuer de manière variée, soit au travers d’échanges
naturels, soit au travers d’exercices plus formels. Plusieurs exercices ont été
proposés à Julien dont de la méditation, ain de développer sa capacité à se
distancier des expériences psychologiques, ou des exercices conduisant à
agir d’une manière différente de ce qu’une pensée peut dire (par exemple :
« Emmenez votre esprit en balade »), et des métaphores utilisées comme
des exercices pour pratiquer la lexibilité vis-à-vis des pensées, émotions,
30 Ouvert

et sensations (par exemple : « Les passagers du bus »). La vignette suivante


illustre une séquence durant laquelle Julien a réalisé un exercice lui per-
mettant de développer sa capacité à répondre de manière différente à ses
pensées (« Ne faites pas ce que vous dites », voir Monestès & Villatte, 2011).
– T – Julien, nous avons vu ensemble que bien que vous souhai-
tiez vous exprimer différemment quand vous êtes en colère, vous
avez du mal à ne pas vous laisser contrôler par certaines pensées.
– J – Oui, c’est vraiment dificile de rester calme quand je me dis :
« C’est pas normal » ou « C’est pas juste ».
– T – OK. Lorsque vous avez ces pensées, c’est un peu comme
si on appuyait sur le bouton d’une télécommande et que vous
répondiez automatiquement, c’est bien cela ?
– J – Oui, à peu près.
– T – Je voudrais vous proposer de faire un exercice qui vous per-
mette de gagner un peu de liberté vis-à-vis de ces pensées, qui vous
fasse moins vous sentir sous le contrôle d’une télécommande.
Êtes-vous d’accord pour essayer cet exercice ?
– J – Oui.
– T – Excellent. Voilà ce qu’on va faire : je vais faire une série de
mouvements, comme marcher en rond dans la pièce, frapper des
deux mains ou m’asseoir par terre. Vous, de votre côté, votre rôle
est de dire à voix haute « Je dois » et de compléter la phrase avec
l’action que vous me voyez faire. Donc, par exemple, si je saute à
pieds joints, vous dites : « Je dois sauter à pieds joints ». OK ?
– J – Oui, OK.
– T – Bien. Et alors que vous dites cela, je voudrais que vous fas-
siez quelque chose de différent de ce que vous dites. Donc, si vous
dites : « Je dois sauter à pieds joints », vous pouvez faire ce que
vous voulez, mais pas sauter à pieds joints. Par exemple, vous pou-
vez marcher, ou vous asseoir par terre. OK ?
– J – Oui, OK.
– T – Très bien, on y va, alors.
– J – OK. (Une série de quatre ou cinq mouvements est effectuée.)
– T – Comment cela s’est passé pour vous ?
– J – Eh bien, c’était pas facile !
– T – Ah non ? Qu’avez-vous observé ?
Le débrieing d’un exercice débute généralement par une invitation à
décrire ce qui a été observé ain de contribuer à développer les compé-
tences expérientielles du patient. Dans le cas de cet exercice, l’objectif
est notamment d’aider Julien à percevoir la manière avec laquelle
il a pu gagner en lexibilité comportementale ain qu’il applique
les stratégies eficaces aux pensées qui lui posent problème dans
sa vie.
– J – Dès que je dis : « Je dois faire ceci ou cela », ça devient dificile
de ne pas faire ce que je viens de dire. 
La défusion en trois étapes... 31

 – T – Oui, j’ai vu que vous aviez hésité plusieurs fois, et même


commencé à faire la même chose que moi au début, parfois.
– J – Oui, c’était un peu bizarre de se sentir un peu sous contrôle
au début.
– T – Oui, j’imagine. Et en même temps, il semble que vous êtes
parvenu à vous défaire de ce contrôle, non ?
Ici, l’objectif est d’attirer l’attention du patient sur ce qu’il a fait d’efi-
cace pour gagner en lexibilité (tracking ).
– J – Oui, c’était pas facile, mais petit à petit, j’ai réussi à faire
quelque chose de différent à chaque fois. C’était de plus en plus
facile, je crois.
– T – Comment avez-vous fait pour y parvenir ?
– J – Je me suis concentré. J’ai ralenti un peu, aussi.
Le patient commence à identiier les stratégies qui lui ont permis de
gagner en lexibilité.
– T – C’est-à-dire ?
– J – Eh bien, au début, je crois que je voulais aller trop vite, donc
je me retrouvais un peu en pilote automatique.
– T – Sous contrôle de la télécommande ?
– J – Oui, c’est ça…
– T – Et en ralentissant, cela vous a permis d’être plus en contrôle
de votre comportement ?
– J – Oui. En ralentissant, j’ai eu plus de temps pour réléchir à ce
que je voulais faire à la place.
– T – OK. Donc, diriez-vous que ralentir peut être utile pour
répondre de manière différente à ce que vous vous dites ?
Ici, l’objectif est d’aider le patient à tirer des enseignements utiles
pour gagner en lexibilité vis-à-vis de ses pensées de façon plus
générale.
– J – Oui, ça me rappelle bien les fois où j’ai réussi à ne pas m’éner-
ver avec Mélanie. En général, c’est parce que je faisais une pause
dans ma tête.
– T – Et que faisiez-vous pendant cette pause ?
– J – Je réléchissais à ce que je voulais vraiment faire.
– T – Et cela vous a permis d’agir d’une manière plus conforme à
ce que vous souhaitiez vraiment ?
– J – Oui, tout à fait.
Dans ce dernier échange, l’objectif est de faire le lien entre lexibilité
comportementale et engagement dans des actions valorisées.
Nous avons focalisé cette présentation de la prise en charge de Julien
sur le travail de défusion en trois phases (observation des expériences psy-
chologiques, évaluation de l’eficacité des réponses, accroissement de la
lexibilité comportementale). Néanmoins, l’ensemble de la prise en charge
ACT de ce patient inclut également un travail important sur les valeurs que
nous n’avons pas présenté ici. Les valeurs constituent le véritable moteur du
32 Ouvert

changement dans une intervention ACT, et en même temps, elles permet-


tent d’évaluer la progression du patient (Dahl, Plumb, & Lundgren, 2009).
À mesure que Julien a progressé dans sa capacité à observer ses pensées,
émotions et sensations, à penser de manière pragmatique et à répondre
de manière lexible, il est devenu davantage capable de s’engager dans des
actions valorisées. Ses interactions avec Mélanie sont devenues plus empa-
thiques ; il parvient maintenant à exprimer ses besoins avec calme, de
manière non violente ou coercitive ; la qualité globale de sa relation avec
Mélanie s’est améliorée sensiblement.

Références
Dahl, J., Plumb, J., & Lundgren, T. (2009). The Art and Science of Valuing in Psycho-
therapy. Oakland (CA): New Harbinger.
Levin, M. E., Luoma, J. B., & Haeger, J. A. (2015). « Decoupling as a mechanism of
change in mindfulness and acceptance: a literature review ». Behavior Modiica-
tion, 39, 870-911.
Monestès, J. -L., & Villatte, M. (2011). La Thérapie d’acceptation et d’engagement ACT.
Paris: Elsevier Masson.
Rosenberg, M. B. (2003). La Communication non violente au quotidien. Saint-Julien-en-
Genevois: Jouvence.
Villatte, M., Villatte, J. -L., & Hayes, S. C. (2016). Mastering the Clinical Conversation:
Language as Intervention. New York: The Guilford Press.
3 Virginie a peur de perdre
le contrôle de ses sphincters

Nathalie Girard-Dephanix

La prise en charge présentée dans ce chapitre est l’histoire d’une évolution.


Commencée en TCC classique, cette thérapie a bifurqué vers une première
exploration en territoire ACT. Le choix de ce suivi repose sur l’objectif de
partager questionnements et enthousiasmes de débutant dans l’ACT. Pour
retracer ce cheminement, j’ai choisi d’en présenter les moments impor-
tants dans leur ordre d’apparition : après un point sur la TCC initialement
engagée avec la patiente, nous nous focaliserons sur la mise en place d’une
démarche ACT, autour des axes d’acceptation et de défusion en lien avec
sa problématique. Enin, deux questions connexes seront abordées : les
processus à l’œuvre chez un thérapeute qui débute cette pratique, et la pos-
sibilité d’utiliser certains outils des TCC « classiques » ain de mobiliser des
processus importants dans l’ACT.
Je vais ainsi présenter le suivi de Virginie, la quarantaine, orientée vers
une TCC par son médecin traitant pour une phobie : « Je dois aller à la
selle de manière impérieuse, c’est horrible. » Aucune prise en charge pré-
cédente (psychanalyse, médicaments, sophrologie et première TCC) n’a
permis d’amélioration. Les attentes de Virginie en commençant cette thé-
rapie sont les suivantes : « J’ai besoin de quelque chose qui m’aide dans
ma vie de tous les jours. J’aime bien l’idée d’être actrice du processus, à
travers des exercices concrets, faire des choses utiles pour savoir comment
gérer la panique et la colique. J’aimerais aussi savoir comment gérer la
phobie, qui est tout le temps là et l’a toujours été. La phobie, c’est moi.
Je ne me connais pas sans. Comment ça serait de sortir de chez moi sans
l’appréhension permanente d’aller à la selle ? Même si j’ai un peu cessé
d’y croire. »

Un début de thérapie en TCC « classique »


Recueil de données
Nos trois premiers entretiens, sur une dizaine de séances d’une heure
pendant une année, ont essentiellement consisté à explorer son his-
toire ainsi que le comportement-problème. Les éléments recueillis en

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
34 Ouvert

séance et via les colonnes d’auto-observation de Beck ont permis d’éla-


borer une théorie globale et les analyses fonctionnelles de ses compor-
tements-problèmes. L’humour et l’autodérision de Virginie ont permis
d’aborder plus facilement le thème scatologique de son obsession, socia-
lement embarrassant.
– Thérapeute (T) – Comment se manifeste cette envie impérieuse
d’aller à la selle ?
– Virginie (V) – En période où ça va bien, je suis tout le temps en
train de réléchir à l’endroit où je pourrais aller aux w.-c. Je fais des
crises de panique quand les w.-c. ne sont pas visibles – ce qui me
donne envie d’y aller. Pour les transports, c’est une expédition, alors
que voyager est une de mes passions. Je calcule des scénarios, des
chemins, et je vais sur Google Street pour voir où sont les toilettes…
même si les toilettes publiques sont de dernier ressort, car ils sont
limite question hygiène. J’ai une trousse de scout « toujours prêt »
de propreté en permanence sur moi. Là, je suis allée aux toilettes
plusieurs fois avant de partir pour ce rendez-vous et j’ai dû pren-
dre un médicament antidiarrhéique et un anxiolytique. Dès que
je suis plus calme, ou que j’arrive à me concentrer sur autre chose, je
n’ai plus envie. Quand ça ne va pas bien, je ne peux plus sortir
de chez moi. Il y a quelques années, je suis restée quinze jours
complets sans sortir. Je pleurais sans arrêt. Ce truc, ça me semble
ridicule, et pourtant, je n’arrive pas à le gérer. J’en ai hyper honte ;
forcément, on ne parle pas de selles. Mon rêve, ce serait de vivre
au Japon. Ils mettent de la musique d’ambiance dans les toilettes
pour la discrétion, et des jets d’eau pour l’hygiène.
– T – Comment ça a commencé ?
– V – J’en souffre depuis toute petite. J’ai des souvenirs de sor-
ties en montagne avec mes cousins à 6 ans où je me demandais
comment faire si l’envie me prenait. Ma psychanalyste pensait
que c’était dû à un traumatisme lors de l’apprentissage de la pro-
preté. Moi, je pense que c’est des sensations sur lesquelles je me
concentre et j’obsède.
Il est ici intéressant de noter que son interprétation du problème
comprend déjà des aspects fonctionnels et l’intuition que ses comporte-
ments contribuent à maintenir ses dificultés.
– T – Qu’est-ce qui vous amène à consulter maintenant ?
J’explore les facteurs déclencheurs, souvent les dernières conséquences
négatives ou les plus graves.
– V – J’ai déjà consulté pas mal de fois. Là, depuis six mois (date de
rachat de son entreprise), ça a atteint un tel degré de handicap que
c’est l’enfer au quotidien.

Virginie doit en effet prendre le bus quarante-cinq minutes tous les jours
pour se rendre à son bureau. La peur de déféquer à tout moment lui fait
Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters 35

« vivre l’horreur » avant et pendant ses trajets et la met en retard, ce qui


l’amène à craindre d’être licenciée.
En dehors de sa phobie, Virginie dit aller bien. Cadette d’une fratrie de
deux enfants, elle a été élevée par sa mère suite au divorce houleux de ses
parents quand elle était en bas âge. En couple depuis une dizaine d’années,
elle s’entend bien avec son compagnon dont elle se demande pourquoi il
l’aime. Virginie a des amis, « même si quand je suis appréciée, j’ai l’impres-
sion que je fais illusion : faire gober que je suis drôle, intéressante, culti-
vée, de compagnie agréable… ils vont inir par se rendre compte ». Sur
le plan professionnel, après de prestigieuses études et quelques années
en Angleterre, Virginie travaille dans le commerce international. Elle est
ainsi fréquemment en contact avec d’autres cultures, et elle voyage, une
de ses passions. Ce poste lui déplaît néanmoins de plus en plus depuis le
rachat de son entreprise il y a six mois. La pression commerciale augmen-
tant, l’ambiance se dégrade et la question du sens de son travail se pose
avec acuité. Son obsession constitue un facteur qui aggrave son mal-être
au travail – elle a du mal à se concentrer au cours des entretiens avec les
clients – et entrave ses projets de reconversion professionnelle.
Les colonnes de Beck remplies entre deux séances ont permis de mieux
cerner les aspects fonctionnels des dificultés de Virginie.

Situation Émotions, Pensées Comportements Conséquences


sensations
Rendez-vous 6/10 – Si j’ai besoin Je cherche mon L’angoisse
chez le angoisse, peur. d’aller aux homéopathie et est très forte
médecin Sensation de toilettes, je ne un Spasfon dans avant que le
pression pour sais pas s’il y en mon sac et je les docteur vienne
aller à la selle a, où elles sont prends. me chercher,
assez forte. et si elles sont Je repère où sont puis également
propres. les toilettes et au début du
Si j’ai besoin d’y le temps moyen rendez-vous.
aller et que le que les autres Elle disparaît
docteur vient me patients y passent pendant
chercher pendant pour voir si je l’entretien.
que j’y serai, ça peux m’y ruer
sera la honte. discrètement en
Je peux partir cas de crise.
et ne pas aller
au rendez-vous,
rentrer à la
maison, mais
alors j’ai peur des
conséquences sur
ma santé. 
36 Ouvert

 Situation Émotions, Pensées Comportements Conséquences


sensations
Sur 7/10 – Je suis coincée Je respire, La panique
l’autoroute angoisse, peur. sur l’autoroute, j’essaie de faire arrive, je dois
Besoin fort sans possibilité des exercices de absolument
qui devient de m’arrêter où relaxation. Ça ne trouver un
impérieux. je veux pour marche pas. moyen d’aller
Début de trouver un Je prends deux aux toilettes. Je
panique. endroit caché, je antidiarrhéiques demande à ma
suis bloquée. et un calmant. belle-sœur de
Ma belle-sœur est s’arrêter sur la
avec nous, donc première aire
j’ai honte de dire de repos, les
que je dois aller toilettes sont
aux w.-c. et c’est sales et il n’y a
pire. pas de papier. Je
désinfecte tout
très vite avec
le contenu de
ma trousse de
survie avant de
pouvoir enin
m’asseoir. Je suis
malade donc
je reste très
longtemps et
tout le monde
devine que
j’étais à la selle,
c’est la honte.

Analyses fonctionnelles
Des hypothèses claires1 quant à ses dificultés ont émergé. Les comporte-
ments-problèmes de Virginie répondaient à trois fonctions : ne pas déféquer

1. Son trouble est actuellement qualiié dans la littérature d’« obsession du colon »,
parfois appelé « laxophobie », ou plus globalement « obsession centrée sur les vis-
cères » (Kamboj, Langhoff, Pajak, Zhu, Chevalier, & Watson, 2015). Il est déini
comme la peur envahissante de perdre le contrôle de ses fonctions sphincté-
riennes (intestin, vessie ou estomac) dans des lieux publics. Cette appréhension
partage des caractéristiques avec l’anxiété sociale, le TOC (phobie d’impulsion)
et le trouble panique. Nous évoquons cette terminologie ain que le lecteur
puisse s’y référer, mais ne retenons pas ce « diagnostic », le principe organisateur
de cet ouvrage étant celui de processus qui permettent d’envisager un plan thé-
rapeutique, ce qui n’est pas le cas d’un diagnostic catégoriel.
Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters 37

sur soi (les plus gênants et nombreux), ne pas ébruiter l’envie honteuse
d’aller aux toilettes et ne pas être contaminée par des toilettes sales.
Autour de la fonction « Ne pas ébruiter l’envie d’aller aux toilettes », les
comportements-problèmes en jeu étaient multiples ; par exemple : « Ne
pas demander où sont les w.-c. dans les lieux inconnus ou dans les cafés »,
« Ne pas interrompre les entretiens-clients ou les conversations, même très
longues, pour aller aux w.-c. », « Mettre la radio à la maison avant d’aller
aux toilettes », etc. Ils ont pour fonction de soulager la honte. Il est apparu
que ces comportements, comme ceux visant à ne pas être contaminée en
évitant les latrines publiques, diminuaient sa latitude pour se rendre à la
selle en cas d’envie. Ils augmentaient par conséquent le nombre de situa-
tions où elle craignait d’être incontinente, de même que sa panique et la
colique concomitante2. Les analyses fonctionnelles résumées3 type SRC ont
été partagées avec la patiente sous forme de schémas. Elle a adhéré à ces
hypothèses, ainsi qu’à la démarche proposée.

Objectifs thérapeutiques et mise en œuvre


Les objectifs thérapeutiques déinis avec Virginie concernaient la levée de
ses évitements, c’est-à-dire sortir de chez elle sans mettre en place de vigi-
lance particulière ni de comportements de sécurité (aller aux w.-c. avant de
sortir de chez elle, prendre des médicaments…) et arrêter une conversation
ou demander la localisation des toilettes si nécessaire, le tout avec une dimi-
nution de l’angoisse et de la honte. L’objectif ne concernait pas dans un
premier temps la présence des pensées intrusives.
Exposition
Lors de la quatrième séance, nous avons discuté des premières expositions
possibles autour de son embarras à l’idée de parler de toilettes. Virginie
était particulièrement motivée pour débuter les exercices : elle rentrait d’un
voyage au cours duquel les explications du guide avaient été « gâchées »
pendant plusieurs heures par son envie d’aller aux toilettes dans ce lieu
inconnu sans qu’elle ose demander où ils se trouvaient.
Imaginer les exercices d’exposition aux situations embarrassantes, ins-
pirés du protocole de Clark (2010) pour la phobie sociale, s’est révélé amu-
sant pour la patiente. Dans le même temps, ain de l’aider à banaliser sa
gêne pour qu’elle l’accepte davantage, je lui ai recommandé de regarder
le site laxophobie.fr, de lire un article cocasse de Libération (« Au travail,

2. Les attaques de panique et leur appréhension ne ressortaient pas comme élé-


ment central de la compréhension du maintien du trouble. Elles étaient redou-
tées du fait de la diarrhée concomitante.
3. Une analyse fonctionnelle résumée condense les comportements-problèmes
répondant à la même fonction.
38 Ouvert

la grosse omission ») et de regarder un épisode d’une série humoristique


(épisode 12, saison 4 de How I Met your Mother). Nous avons de plus mis au
point un discours d’afirmation de soi en cas d’envie d’aller aux w.-c. en
situations professionnelle et personnelle. Pour inir, Virginie était d’accord
pour lire Le Charme discret de l’intestin (Enders, 2015) à la maison et dans le
bus, dans une visée d’exposition comme de psycho-éducation.

Psycho-éducation
Une part importante de la séance suivante a été consacrée à la psycho-
éducation quant aux liens entre stress et colique (Sapolsky, 1994) et au fonc-
tionnement des sphincters (DSGFM 2-3, 2014), muscles très conditionnés
dont nous ne perdons pas le contrôle en dehors de problèmes somatiques
spéciiques (absents dans son cas). Cette information n’avait pas pour objec-
tif que Virginie ne panique plus, qu’elle n’ait plus de diarrhées ni d’envie
d’aller à la selle en cas de panique. Elle avait pour fonction la compréhension
des sensations de besoin imminent comme normales et non dangereuses,
pour cesser les évitements handicapants visant à ne pas déféquer sur elle.

Restructuration cognitive
Après ces explications, occasions de fous rires devant leur contenu scato-
logique, nous avons exploré en détail ses expériences passées de perte de
contrôle sphinctérien avant de nous pencher sur les pensées et images auto-
matiques associées à ses peurs actuelles, à travailler via la restructuration cog-
nitive et le rescripting4. Contrairement à ce qu’elle pensait, Virginie n’avait
pas eu une dizaine d’épisodes d’incontinence mais quatre, dont un quand
elle était enfant et deux une fois adulte pour des raisons d’infections type sal-
monellose ou gastro-entérite (sans réaction de moquerie des témoins). Nous
avons abordé la restructuration cognitive autour des pensées « Je ne peux pas
me retenir d’aller à la selle si j’en ai envie, je vais me faire dessus ». Ses expé-
riences d’incontinence étaient-elles forcément liées à la colique et/ou aux
sensations d’envie impérieuse ? Les sensations sur lesquelles s’appuyaient
ces pensées avaient-elles toujours signiié une perte de contrôle ? Avait-elle
pu les ressentir sans incontinence ? Nous avons ainsi calculé la probabilité
d’être victime d’une incontinence, basée sur son expérience au cours des dix
dernières années. Cette probabilité état de moins d’une chance sur dix mille.
– T – Quand vous pensiez que sa probabilité était élevée, c’était
une perspective paniquante ; ce stress permanent a provoqué
une colique quasi chronique qui a renforcé l’appréhension, etc. 

4. Cette technique est eficace dans la prise en charge ou la prévention de la rechute


de patients présentant des dificultés diverses (Holmes, Arntz, & Smucker, 2007),
dont l’obsession du colon, où les souvenirs ou anticipations visuelles de perte de
contrôle humiliants sont fréquents (Pajak, Langhoff, Watson, & Kamboj, 2013).
Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters 39

 Du coup, vous avez développé ce qu’on appelle une phobie


d’impulsion, c’est-à-dire la peur obsessionnelle d’avoir l’impulsion
de faire caca. Ça vous parle ?
– V – Oui. C’est amusant, cette histoire de phobie d’impulsion.
Ça me rappelle quand j’étais ado, à l’opéra. Tout le monde était
silencieux et captivé, et tout d’un coup, je m’étais dit : « Et si tu te
mettais à hurler ? » Ça m’avait foutu la trouille, c’était vraiment
pas le moment.
– T – Et comment vous aviez géré ça ?
– V – Je ne sais plus. Je crois qu’au bout de quelques instants,
je m’étais dit : « N’importe quoi ! », et que j’étais passée à autre
chose. Après, ça n’est plus revenu.
– T – Dans ce souvenir, vous n’avez pas réagi à cette pensée et
à l’angoisse en cherchant à vous rassurer sur son bien-fondé, ni à
prévenir sa réapparition ou ses conséquences si elle était vraie…
Serait-il envisageable de faire de même avec votre autre peur
d’impulsion ?
– V – C’est l’objectif, j’imagine… Mais ça ne va pas être si facile…
Ça serait mieux de ne plus avoir la pensée.

En transition vers l’ACT


Ce commentaire a mis en lumière l’utilité d’une démarche ACT avec
Virginie. La pensée « Je vais me faire dessus » était présente depuis sa petite
enfance ; elle reviendrait. Le problème n’était pas seulement sa présence, ou
l’angoisse suscitée par cette pensée effectivement anxiogène, mais le « trou
noir » attentionnel et émotionnel qu’elle provoquait dans sa vie, la pression
liée au risque plus que le risque lui-même. Un objectif implicite de suppres-
sion de la pensée, « Je ne veux pas penser à me faire caca dessus », ampliie-
rait ce mécanisme. Un objectif réaliste au long cours était de l’aider à vivre
cette pensée autrement, en modiiant son lien à la pensée et aux émotions
et sensations attenantes de peur, à l’embarras et à la pression rectale. J’ai
donc prévu d’axer les séances suivantes sur l’acceptation émotionnelle et
la défusion cognitive, avant d’approfondir les valeurs mises à mal dans son
quotidien. Ainsi, le retour prévisible de sa pensée ne serait pas vécu comme
un échec mais comme la conséquence anticipée d’une vie gravitant autour
de ce qui compte pour elle, telle que la liberté ou la découverte.

L’engagement vers les valeurs


Des circonstances particulières nous ont cependant conduites à aborder
immédiatement la question des valeurs : Virginie a failli mourir en raison
d’un problème de santé soudain. Son hospitalisation « a mis les choses en
perspective. Il y a quand même des trucs qu’il faudrait que je fasse ». Par
exemple, « je voudrais que nous nous mariions. Là, nous sommes pacsés à
40 Ouvert

la va-vite pour des raisons comptables. J’ai réalisé que je voulais que notre
relation soit reconnue comme essentielle dans ma vie et la célébrer ». En
explorant ce qu’elle ne voulait plus dans sa vie, deux autres aspects impor-
tants sont apparus comme négligés : le contact avec la nature et la considé-
ration envers ses collègues.

Désespoir créatif et acceptation


Nous avons discuté lors des séances suivantes de ses envies professionnelles,
jusqu’ici bloquées par sa peur d’être incontinente.
– V – Je pense que l’enseignement me conviendrait bien. Former
au commerce, ça serait épanouissant.
– T – En quoi ?
– V – Ça servirait à quelque chose : transmettre, faire découvrir et
s’adapter à chaque fois pour faire intégrer un concept. Mais bon,
ce qui m’a toujours bloquée, c’est le risque de me faire dessus. Une
prof qui s’arrête toutes les dix minutes pour aller aux toilettes,
ça serait la honte – et pas terrible pour la qualité du cours. Vous
imaginez ?
L’exercice de l’équation à l’inini qui a suivi vise généralement l’engage-
ment dans l’action. Il avait ici pour fonction d’aider Virginie à dépasser le
désespoir face à l’impossibilité de supprimer sa peur.
– T – Imaginons justement, si vous le voulez bien, que j’aie une
baguette magique. Je peux vous proposer un choix entre deux sou-
haits : vœu 1, vous n’avez plus jamais peur d’être incontinente.
Cette peur vous quitte pour toujours ; en contrepartie, vous ne
pourrez jamais vous sentir utile dans votre métier, faire découvrir,
etc. Vœu 2, vous pouvez enseigner, ou faire un travail dans lequel
vous pouvez transmettre aux autres, faire découvrir ; mais la peur
et l’embarras peuvent parfois être présents. Qu’en dites-vous ?
Quel est votre choix ?
– V – Vu comme ça, c’est très clair. Je préfère courir le risque de me
faire dessus que ne pas avoir de vie… parce que c’est ce à quoi ça se
résumerait.
– T – Ce n’est pas tant du risque que je vous parlais dans le vœu 1,
mais plutôt de votre peur, de l’expérience que vous vivez quand
toutes ces craintes apparaissent. Est-ce que vous seriez prête à lais-
ser cette peur être présente, à ne plus rien faire pour qu’elle dis-
paraisse, si c’était le prix à payer pour pouvoir faire le métier dont
vous avez envie, dans lequel vous pourriez transmettre aux autres ?
– V – … Je crois que oui.
– T – Est-ce que ça veut dire que vous êtes d’accord pour que cette
peur soit présente ?
– V – Je préférerais qu’elle me laisse tranquille, mais j’en ai marre
de sacriier ma vie.
Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters 41

Cette réponse fait écho à mon expérience de l’apprentissage d’ACT. Adop-


ter une démarche ACT dans certaines prises en charge est en effet l’occasion
d’observer, dans mon rôle de thérapeute, une fusion avec une ribambelle
de pensées (« Je ne comprends rien, je fais n’importe quoi, je ne vais pas
les aider, ça ne sert à rien »). Il peut m’être dificile par exemple de ne
plus cibler – ni atteindre – de diminution des émotions négatives, même
lorsque je perçois le bien-fondé de la démarche d’acceptation. Ces pensées
s’accompagnent d’embarras et d’impuissance fort désagréables, ainsi que
de comportements plus ou moins subtils pour les éviter (trop de théorie ou
durée de séance plus longue), qui ont pu affecter la qualité de certaines rela-
tions thérapeutiques. Dans le même temps, le statu quo dans ma pratique
serait aussi déstabilisant. Il impliquerait de ne pas faire bénéicier certains
patients de la conceptualisation me semblant la plus pertinente pour eux.
Ainsi, comme pour mes patients, aucune option n’est confortable. Comme
pour eux, laisser la place à ces pensées et aux émotions qu’elles évoquent,
autoriser leur présence, ne signiie pas pour autant leur laisser toute la place.
C’est l’occasion de se poser la question qui leur est adressée : « Suis-je prête
à laisser de la place à cet inconfort pour vivre ce qui compte pour moi ? »,
à savoir les accompagner au mieux. Approfondir avec circonspection et
enthousiasme la compréhension d’ACT et son application est une façon
d’être là pour mes patients, et de partager en séance bienveillance, pragma-
tisme, rigueur, créativité et humour.

La défusion
À ma grande surprise, Virginie m’a annoncé lors de notre huitième séance
qu’elle avait démissionné de son poste. Elle s’apprêtait à déménager à la
campagne avec son conjoint, pour être directrice du marketing dans une
entreprise de produits du terroir. Elle était émerveillée de la rapidité de son
recrutement, tout en craignant d’être trop optimiste : dans son nouveau
travail, il lui faudrait traverser tout l’open space pour atteindre les w.-c., assez
visibles.

– V – Je me dis, comme avant : « Tout le monde va voir que tu vas


aux toilettes, c’est la honte », et – je vous préviens, c’est cru – : « Je
ne vais pas pouvoir me retenir, je vais me chier dessus. » Et juste
de vous le dire, là, ça me tord les boyaux.
– T – D’accord. Là, maintenant, vous adhérez totalement à cette
pensée, comme si c’était la vérité.
– V – Oui.
– T – (Écrivant les phrases au tableau.) Je me rends compte que c’est
un peu bizarre comme question, mais vous aimez quoi comme
chanson ? L’idée, c’est de trouver une chanson dont vous connais-
sez sufisamment bien l’air. 
42 Ouvert

 – V – (Regardant par la fenêtre, voit un drapeau français.) La


Marseillaise ?
– T – (En souriant.) Parfait, La Marseillaise. Je vais vous deman-
der de chanter les phrases notées sur le tableau sur l’air de La
Marseillaise.
Cet exercice, fréquemment utilisé dans l’ACT, consiste à modiier la
forme d’une pensée, son rythme, la façon de l’entendre sans questionner
son contenu, ain de faire l’expérience d’une modiication des émotions
qu’elle déclenche.
– T – (Mine interloquée.)…
– V – On y va ? Si vous voulez, je commence. Je vous préviens, je
ne chante pas toujours très juste.
Virginie et moi avons donc chanté à tour de rôle, puis en duo, sur l’air de
La Marseillaise : « Je n’arriverai jamais aux w.-c., je vais me chier des-
sus ; ça sera horrible, la honte absolue, de se faire dessus », pleurant de
rire devant le caractère transgressif de l’exercice.
– T – Maintenant que l’exercice est ini, quel effet y voyez-vous ?
– V – (Encore souriante.) Il est évident que je prends mes pensées
moins au sérieux. Elles me font moins mal au ventre.
– T – Vous remarquerez que nous n’avons pas évalué le risque
ou le fait que ces pensées soient vraies ou fausses. L’important est
que vous perceviez que dès qu’on change un peu la façon selon
laquelle nos pensées nous arrivent, elles nous paraissent moins
importantes et qu’on a moins besoin de discuter avec elles ou
d’écouter ce qu’elles nous disent.

Je lui ai soumis la métaphore des « pensées comme des nuages dans le


ciel » pour continuer à percevoir leur caractère arbitraire, et je l’ai encoura-
gée à chanter dans les jours à venir d’autres pensées, sur d’autres airs. Lors
du travail de défusion, le patient apprend à ne s’intéresser qu’aux pensées
qui lui permettent d’avancer en direction de ce qui compte pour lui. La
question, pour Virginie, se résume en ces termes : pour aller dans le sens
d’être utile aux autres, de découvrir et de transmettre, est-ce que la pensée
« On va trouver que je reste longtemps aux toilettes » m’aide ? Est-ce qu’elle
m’est utile ?
Virginie est arrivée à notre séance suivante ière d’avoir vadrouillé dans
Berlin en amoureux tout un week-end sans avoir cherché à repérer des toi-
lettes ! « J’en ai marre de me prendre la tête, je vous l’ai dit : je préfère courir
le risque de me faire dessus que ne pas avoir de vie… Au retour, il y avait
tellement de choses à faire pour le déménagement, j’ai oublié de prendre
mon médicament. Le deuxième jour aussi. Le troisième, ça a été un choix !
Ça fait deux semaines que je n’ai plus d’anxiolytique ni d’antidiarrhéique
sur moi non plus. J’ai toujours la colique, mais c’est pas grave. J’ai aussi
commencé le livre, Le Charme discret de l’intestin. »
Virginie a peur de perdre le contrôle de ses sphincters 43

La séance qui a suivi a eu lieu deux mois plus tard. Virginie avait démé-
nagé et son état s’était encore amélioré : « J’essaie de penser un peu plus à
mon bien-être. Le problème ne disparaît pas, mais ça va tellement mieux.
Je peux aller faire mes courses dans de grands supermarchés, prendre l’auto-
route sans médicaments, aller aux toilettes publiques. J’ai remplacé l’anxio-
lytique par des pauses déjeuners au milieu de la nature. Je respire l’air pur,
je me concentre sur la beauté autour de moi. Ce qui est étonnant, c’est que
j’apprécie plus la ville aussi, que je trouve très belle maintenant. Ah, et tout
le monde sait que la directrice fait caca ! J’arrête les conversations, même
avec les clients, et je les reprends après, même quand c’est long ! Ce qui est
étonnant aussi, c’est que je me rends compte qu’il y a un peu de moi quand
même dans tout ce qui va bien. Mon environnement ne me convenait pas,
mais c’est moi qui ai pris le risque de tout changer. Je me sens plus légère,
et plus capable. » Lors de cette dernière séance, Virginie a émis le souhait de
reprendre contact d’ici quelques mois, une fois installée dans sa nouvelle
vie, pour travailler sur la coniance en elle.

La transition vers l’ACT pour le thérapeute


C’est l’étude de l’histoire des sciences qui m’a amenée à l’ACT. La démultipli-
cation des théories et des protocoles intégrés dans les TCC, parfois d’épisté-
mologie visiblement très différente, m’a amenée à questionner la cohérence
de ma pratique et ce qui fonde le corpus des TCC. J’ai été séduite par l’articu-
lation entre philosophie, théorie psychologique, méthodologie scientiique
et pratique thérapeutique que propose l’ACT. Elle présente la particularité
de « proposer une vision philosophique qui englobe une déinition de la
santé mentale, une compréhension des buts de la vie et une conception
des rapports entre la personne et son environnement » (Fontaine, Ylieff,
& Fontaine, 2009). La philosophie contextuelle et fonctionnelle renoue avec
un postulat qui m’est cher : « le comportement est toujours en situation »
(Van Rillaer, 2013) et avec la démarche pragmatique et sélectionniste de la
première vague5. L’ACT me semble y intégrer de manière harmonieuse des
particularités du Zeitgeist, autour de l’acceptation et de la méditation par
exemple, et des avancées de la discipline psychologique, notamment sur
la psychopathologie et les cognitions. Au niveau pratique, comme dans le
meilleur des TCC classiques, les techniques thérapeutiques favorisent les
aspects stratégiques et expérientiels, incitant à penser les séances comme un
contexte à créer pour faire vivre le changement plutôt que l’analyser. Même
si les résultats sur son eficacité supplémentaire restent mitigés (Öst, 2008),

5. Hayes relie l’ACT au comportementalisme radical (Hayes, 2004).


44 Ouvert

découvrir l’ACT m’a fait l’effet de découvrir de nouvelles pièces dans ma


maison intellectuelle, avec les dernières commodités, prêtes à l’usage tout
en étant aménageables. Pour autant, l’ACT n’est pas seulement un vernis,
une poudre à la mode à saupoudrer sur un suivi classique. Dans le cas de
Virginie, c’est le mouvement d’acceptation de ses peurs et non l’exposition,
qui a permis de débloquer la situation clinique et de lui donner la force
de se remettre en action, de lâcher les évitements, sans pour autant vivre
sa peur comme une faiblesse et la présence de la pensée comme un échec.
Pour toutes ces raisons, l’apprentissage de l’ACT se révèle aussi enthousias-
mant que déstabilisant, car sa conceptualisation en processus, ses objectifs
thérapeutiques et les interventions qui en découlent sont différents.
Cette première exploration aura ainsi été l’occasion, pour Virginie
comme pour moi, de travailler la défusion avec nos pensées-obstacles et
l’acceptation de l’embarras et de la peur, pour avancer sur nos chemins vers
la découverte et le sentiment d’utilité.

Références
Clark, D. A., & Beck, A. T. (2010). Cognitive Therapy of Anxiety Disorders : Science and
Practice. New York: Guilford Press.
DSGFM 2-3. (2014). Les Fondamentaux de la pathologie digestive : enseignement intégré –
Système digestif, CDU-HGE. Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson.
Enders, G. (2015). Le Charme discret de l’intestin : tout sur un organe mal aimé. Paris:
Actes Sud.
Fontaine, O., Ylieff, M., & Fontaine, P. (2009). « Troisième vague des TCC ou première
vague revisitée ? Partie II : commentaires théoriques ». Revue francophone de cli-
nique comportementale et cognitive, 14(4), 22-33.
Hayes, S. C. (2004). « Acceptance and commitment therapy, relational frame theory,
and the third wave of behavioral and cognitive therapies ». Behavior Therapy,
35(4), 639-665.
Holmes, E. A., Arntz, A., & Smucker, M. R. (2007). « Imagery rescripting in cognitive
behaviour therapy: images, treatment techniques and outcomes ». Journal of
Behavior Therapy and Experimental Psychiatry, 38, 297-305.
Kamboj, S. K., Langhoff, C., Pajak, R., Zhu, A., Chevalier, A., & Watson, S. (2015).
« Bowel and bladder-control anxiety: a preliminary description of a viscerally-
centred phobic syndrome ». Behavioural and Cognitive Psychotherapy, 43(2),
142-157.
Öst, L. G. (2008). « Eficacy of the third wave of behavioral therapies: a systematic
review and meta-analysis ». Behaviour Research and Therapy, 46(3), 296-321.
Pajak, R., Langhoff, C., Watson, S., & Kamboj, S. K. (2013). « Phenomenology and
thematic content of intrusive imagery in bowel and bladder obsession ». Journal
of Obsessive-Compulsive and Related Disorders, 2, 233-240.
Sapolsky, R. M. (1994). Why Zebras Don’t Get Ulcers. New York: WH Freeman.
Van Rillaer, J. (2013). « Faits et légendes des thérapies comportementales et cogni-
tives », Présentation au Collège de France, www.pseudo-sciences.org/IMG/pdf/
TCC-Faits-Legendes.pdf.
4 Érika prend ses pensées
pour des vérités

Frédérick Dionne1, Maude Lafond, Isabelle Rose

Ces dernières années, la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) a


attiré l’attention des chercheurs et des cliniciens dans l’intervention auprès
des adolescents (Hayes, Strosahl, & Wilson, 2012). Ce chapitre décrit une
prise en charge ACT auprès d’une adolescente présentant des pensées intru-
sives et obsessionnelles. La prise en charge d’Érika sera décrite et commentée
séance par séance.

La peur de vomir d’Érika


Érika est une jeune ille de 16 ans qui fréquente le lycée. Ses parents sont
séparés et elle a un jeune frère. Elle raconte de façon très claire l’évolution
des dificultés qui ont conduit à une consultation en pédopsychiatrie. Elle
décrit avoir peur de vomir depuis l’âge de 8 ans, ayant alors été victime
d’une « terrible » gastro-entérite. Cette peur est réapparue de façon plus
importante il y a une dizaine de mois, après avoir mangé de la viande
probablement périmée. Elle a alors eu très peur de faire une indigestion. Sa
crainte de vomir est ensuite devenue incapacitante. Alors qu’elle se décrit
comme habituellement enjouée et sociable, voilà qu’elle s’isole de plus en
plus et passe moins de temps avec son groupe d’amis. Elle conie être deve-
nue triste et dit pleurer régulièrement.
Son problème se manifeste presque toujours de la même façon. Lorsque
Érika est davantage stressée, par exemple lors des ins de trimestres, elle a
plus de dificultés à contrôler ses pensées et ses gestes. Elle se dit obsédée
par la pensée : « Il ne faut pas que je vomisse, sinon je vais m’étouffer
et mourir. » Cette pensée ne passe jamais inaperçue. Elle se dit : « Si j’ai
la pensée, c’est que ça doit être vrai, je dois lui obéir sans quoi je serai
malade. » Elle devient alors très anxieuse. S’ensuivent des comportements
pour empêcher que le « pire » ne survienne. Elle n’ouvre les portes qu’en
tournant la poignée avec ses manches, se lave les mains vingt fois par
jour en effectuant un rituel particulier, répète certains comportements à
dix reprises (par exemple, secouer les mains après le lavage, éteindre les

1. Auteur de Libérez-vous de la douleur. Paris : Payot, 2014.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
46 Ouvert

lumières…), écrit des messages qui comportent toujours un nombre pair


de mots, s’astreint à ne jamais regarder dans les poubelles ou les toilettes,
etc. Érika est consciente que ces « superstitions » ont peu de sens, mais elle
parvient dificilement à s’empêcher de faire les gestes que sa tête lui impose,
mentionnant qu’elle ne peut tolérer être dans le doute. Depuis qu’elle vit
avec cette peur de vomir, Érika s’isole, voit moins ses amis et évite de man-
ger certains aliments par peur de se sentir mal. Elle continue de fréquenter
l’école et n’a raté que quelques périodes depuis le début de l’année sco-
laire. Toutefois, elle n’est pas concentrée en classe et ses notes ont chuté
dramatiquement.

Conceptualisation du problème d’Érika


Les séances 1 et 2 ont permis la conceptualisation du problème d’Érika par
la thérapeute2, c’est-à-dire la formulation d’hypothèses à propos des méca-
nismes psychologiques qui contribuent au développement et au maintien
des dificultés de la patiente. Étant donné la forte tendance à la fusion cog-
nitive d’Érika, c’est-à-dire sa propension à considérer ses pensées de façon
littérale et à y réagir automatiquement (Hayes et al., 2012), le processus de
défusion a constitué une cible d’intervention centrale, la pierre angulaire
sur laquelle a reposé l’intervention. En plus de présenter un degré élevé
de fusion cognitive, Érika afiche également un fort niveau d’évitement
expérientiel, la tendance à éviter d’entrer en contact avec ses pensées,
images mentales, souvenirs, émotions ou sensations physiques dificiles
(Hayes et al., 2012). Comme le développement cognitif et cérébral demeure
inachevé, les adolescents utilisent très souvent l’évitement comme stratégie
principale de gestion de leurs dificultés (Turrell & Bell, 2016). Chez Érika,
la démarche psychothérapeutique a donc également ciblé l’acceptation des
événements internes comme processus clé.
S’inspirant du modèle de Freeston, Léger et Ladouceur (2001) sur le
trouble obsessionnel compulsif, la igure 4.1 présente la conceptualisation
de la problématique d’Érika. Cette conceptualisation a l’avantage de mettre
à l’avant-plan les processus cognitifs tout en illustrant le rôle de l’évitement
expérientiel dans le développement et le maintien du problème.

Démarche thérapeutique
Plusieurs exercices ont été réalisés ain d’aider la patiente à acquérir une
lexibilité vis-à-vis de ses pensées. En premier lieu, la thérapeute a expliqué
à Érika que des déclencheurs sont à l’origine de ses pensées intrusives, ces

2. Isabelle Rose, Ph. D., psychologue.


Érika prend ses pensées pour des vérités 47

Figure 4.1. Conceptualisation des difficultés d’Érika.

images, impulsions ou pensées indésirables à propos de la peur de vomir.


Ces pensées engendrent de l’anxiété et divers comportements ineficaces.
La thérapeute a alors demandé la permission à la patiente d’effectuer un
exercice ain d’illustrer une façon de concevoir le problème.

L’exercice du bloc de papier


La thérapeute a écrit sur son bloc de papier la pensée suivante : « Si jamais
je vomis, ce sera terrible. » Elle a ensuite demandé à la patiente d’approcher
doucement le bloc de papier de son visage.
48 Ouvert

– Thérapeute (T) – Qu’observes-tu ?


– Érika (É) – (Rires.) Je ne vois plus rien…
– T – Es-tu à même de me voir ? Pourrions-nous interagir conve-
nablement, proiter d’un bon repas au restaurant par exemple ?
– É – Non, je ne vois que du papier. (Pause.) Cela illustre bien
comment ça se passe, mes pensées prennent toute la place…
– T – Et maintenant, voyons ce qui arrive lorsque je te demande
d’éloigner quelque peu ces pensées de ton visage (la thérapeute fait
le geste de mettre à distance les pensées). Que remarques-tu ?
– É – Là, je peux vous voir.
– T – Et tes pensées sont toujours là…

Cet exercice illustre les processus de fusion et défusion. Lorsque le bloc


de papier est devant le visage d’Érika, il occupe toute son attention et
l’empêche d’être pleinement en contact avec le monde extérieur, notam-
ment dans ses interactions avec les autres (symbolisées par la thérapeute).
Suite à la réalisation de cet exercice, la thérapeute a proposé à Érika de
l’aider à découvrir s’il existait des façons différentes de réagir à ses pensées.
Les adolescents aiment sortir du contexte psychothérapeutique tradition-
nel et tenter de nouvelles expériences comme bouger, dessiner ou créer des
histoires. Dans l’ACT, la présentation de notre conceptualisation au patient
ne devrait pas être un monologue. Il s’avère essentiel d’inviter le patient à
entrer en contact avec la situation problématique de façon expérientielle
(Brock, Robb, Walser, & Batten, 2015). L’approche expérientielle implique
un apprentissage qui repose sur un contact direct avec les antécédents
(déclencheurs) et les conséquences des comportements (Villatte, Villatte,
& Hayes, 2015). En d’autres mots, au lieu d’expliquer notre compréhen-
sion ou de parler de l’ACT (un apprentissage basé sur des règles), le patient
est amené à s’exposer directement aux éléments de son contexte interne
et externe (pensées, émotions, actions et conséquences). Les métaphores et
exercices expérientiels, par exemple, fournissent un apprentissage puissant
sur les plans émotionnels et perceptuels et permettent d’explorer de nou-
velles façons d’agir et de penser.
Érika et la thérapeute ont poursuivi l’exploration de la conceptualisation
présentée à la igure 4.1. La thérapeute a proposé de reprendre le bloc de
papier et d’y inscrire le mot « Anxiété » juste en dessous de la pensée qui y
était déjà inscrite.
– T – Imagine que ce bloc de papier représente les choses que tu
n’aimes pas ressentir, l’anxiété par exemple. Tu viens tout juste
d’écrire un texto à une amie, mais tu crains d’avoir écrit un nombre
impair de mots, ce qui t’apparaît une catastrophe. (La thérapeute
approche tranquillement le bloc de la patiente.) Je vais te demander
de t’efforcer de maintenir le bloc (ou l’anxiété) le plus loin possible
de toi. Il ne faut pas que tu te laisses atteindre par ce bloc. 
Érika prend ses pensées pour des vérités 49

 Alors que la patiente repousse le bloc de papier avec sa main, la théra-


peute oppose une résistance pour qu’il soit impossible de le repousser,
celui-ci revenant constamment vers elle.
– T – Qu’observes-tu ?
– É – Ça prend toute mon énergie… Je n’arrive pas à l’éloigner.
– T – Adoptes-tu un comportement similaire lorsque tu ressens de
l’anxiété et des doutes ?

La thérapeute et Érika ont discuté du fait que l’anxiété est une émotion
douloureuse et qu’il est donc tout à fait normal de tenter d’y échapper par
toutes sortes de moyens. Les actions de neutralisation et les compulsions
(lavage des mains, compulsions de comptage) pourraient être vues comme
des façons d’échapper à ses pensées et émotions. Bien qu’elle procure un
apaisement à court terme, cette « lutte » nuit à plus long terme à la qualité
de vie d’Érika, par exemple, à ses études et à ses relations avec les autres. De
plus, ces tentatives de neutralisation donnent des munitions à ses pensées
en augmentant leur fréquence et en leur conférant un caractère d’autant
plus véridique et inquiétant. Cela crée un cercle vicieux : plus elle chasse
ses pensées, plus celles-ci reviennent en force (voir igure 4.1). La thérapeute
a exploré par la suite une façon alternative d’interagir avec ses expériences
indésirables.

– T – Maintenant, je vais te demander de simplement déposer le


bloc de papier (anxiété) sur tes cuisses sans tenter d’y changer quoi
que ce soit. (La patiente dépose tranquillement le bloc sur ses cuisses.)
Que remarques-tu ?
– É – (Elle baisse les yeux vers le bloc de papier avec une certaine stupé-
faction.) C’est plus léger, moins fatigant. Et je peux vous voir.

Le retour d’expérience est un élément central dans les thérapies expérien-


tielles de la troisième vague comme l’ACT (Plumb, Villatte, & Hayes, 2014).
En plus de favoriser le maintien du changement comportemental, il per-
met d’explorer les différentes facettes de l’expérience du patient en établis-
sant des liens entre l’expérience immédiate et la vie de tous les jours. Dans
l’exemple précédent, la thérapeute a exploré l’expérience du patient avec
des questions telles que « Qu’observes-tu ? » ou « Quelle a été ton expé-
rience ? ». Elle a cherché à façonner l’extraction d’une règle chez Érika,
qui résume l’essentiel du message en mettant l’accent sur l’eficacité des
stratégies actuelles et alternatives : « Alors, qu’est-ce que l’on peut appren-
dre de cet exercice ? », « Que considères-tu comme étant la façon la plus
eficace d’atteindre tes buts ? » (Plumb et al., 2014). Les adolescents sont
souvent motivés par les gains d’autonomie et souvent réfractaires à un mode
d’intervention autocratique et directif (Hadlandsmyth, White, Nesin, &
Greco, 2013). Il s’avère donc pertinent de faire en sorte que les « réponses »
proviennent davantage de la patiente que de la thérapeute.
50 Ouvert

Érika débute la séance 3 en se disant en colère d’avoir la phobie de vomir.


Elle aimerait ne plus penser du tout à sa peur. La thérapeute lui relète le
fait que malgré tous ses efforts pour faire diminuer l’anxiété et chasser ses
pensées, celles-ci reviennent constamment. La patiente craint qu’à force
de trop penser à sa peur de vomir, elle deviendra excessivement anxieuse
et que par conséquent son anxiété la fera vomir. La thérapeute détecte par
le fait même des manifestations d’évitement et de fusion. Elle choisit, dans
un premier temps, de valider le sentiment de frustration et d’impuissance
de la patiente en lui communiquant, d’un ton chaleureux : « Tu es épuisée de
lutter contre cette peur ? » Dans un deuxième temps, plus tard pendant
la rencontre, elle proposera à la patiente de se prêter à un exercice qui lui
paraîtra quelque peu inhabituel.

Ne pense pas à un gâteau au chocolat


– T – Imagine un gâteau au chocolat. Essaie de le rendre aussi réel
que possible. Imagine que ce gâteau est délicieux, chaud, recou-
vert d’une sauce au chocolat onctueuse. Imagine que tu es sur le
point d’en manger une belle grosse tranche. Maintenant, prête
pour la partie dificile ? Je t’invite à te lever et à marcher dans
le bureau, mais avec une consigne bien stricte : il ne faut plus
penser à un gâteau au chocolat ! Chaque fois que tu y penses, tu
dois t’immobiliser et crisper ton corps volontairement pendant
quelques instants avant de reprendre ta marche. C’est d’accord ?
– É – (Rires.) D’accord.
Elle marche dans la pièce avec la thérapeute. Après l’exercice, la
thérapeute effectue un retour d’expérience.
– É – C’est trop dificile… Plus je tente de ne pas penser au gâteau,
plus j’y pense. Et en plus, je n’ai pas pu me promener dans le
bureau… C’est exactement ce que je tente de faire avec mes pen-
sées à propos de ma peur de vomir. Je me concentre sur elles pour
les éliminer, et je ne fais plus ce que j’aimerais…
– T – Intéressant. Et tu remarques toute l’énergie que cela te
prend ? (En illustrant le mouvement de crispation du corps.) Cette
fois-ci, je te propose une autre façon de faire. Nous allons nous
lever à nouveau, nous promener dans la pièce, et je t’autorise cette
fois à penser librement à un bon gâteau au chocolat.
La patiente se promène dans la pièce et explore ce qu’elle y voit, comme
les toiles sur les murs et le paysage devant la fenêtre. Après un second
retour sur cet exercice, la patiente évoque de quelle façon elle pourrait
avoir cette attitude d’ouverture à d’autres moments de la semaine. Elle
constate que lorsqu’elle est avec ses amis, elle se laisse emporter par
ses pensées alors qu’elle aimerait simplement proiter des moments
avec eux.
Érika prend ses pensées pour des vérités 51

L’exercice du gâteau au chocolat est une adaptation de l’exercice clas-


sique de l’expérience de l’ours blanc (Ciarrochi, Hayes, & Bailey, 2012 ;
Wegner, 1994). Il a une fonction similaire à celui du bloc de papier. La
thérapeute vise à illustrer, entre autres, l’« effet rebond » occasionné par
les multiples tentatives de neutralisation et d’évitement. Les processus de
l’ACT ne sont cependant pas acquis en un seul exercice. Ils doivent être
réentraînés, séance après séance, à l’aide d’exercices ciblés et variés.
Érika entame la séance 4 en se disant plus consciente de ses compul-
sions. Elle rapporte que ses pensées l’ont moins déstabilisée cette semaine,
particulièrement dans ses interactions sociales. Elle mentionne cependant
avoir ressenti de la tristesse et de la déprime à plusieurs reprises. Érika réa-
lise l’ampleur que prend sa peur dans sa vie, et tout ce que cela lui coûte.
De plus, elle s’en veut d’être aussi anxieuse et d’avoir constamment peur de
vomir. « Je veux juste être normale, dit-elle, et ne pas avoir à toujours me
battre. » Tout en écoutant attentivement la patiente, la thérapeute propose
de noter les éléments de son expérience.

Explorer les expériences internes à distance


en écrivant les pensées sur des papillons adhésifs
La thérapeute inscrit les pensées et images à propos de la peur de vomir sur
des papillons adhésifs (Post-it) qui sont ensuite déposés sur la table. Elle
encourage alors simplement Érika à nommer et explorer les événements
internes qui surgissent en elle, comme les souvenirs et images dificiles
ainsi que les émotions qui les accompagnent (peur, déprime, colère). Cet
exercice a au moins deux visées : d’une part, favoriser l’acceptation des res-
sentis pénibles, et d’autre part, mettre quelque peu à distance ses pensées
et images en les observant avec curiosité. La jeune patiente sanglote à diffé-
rents moments pendant cet exercice. Tout du long, la thérapeute témoigne
de l’ouverture et de la compassion à la patiente. À la in de la séance, la
patiente se dit ière d’avoir pu aborder ce contenu dificile. La thérapeute
souligne le fait qu’elle a su réagir différemment à ses pensées et émotions,
en leur donnant une place plutôt qu’en tentant de les chasser à tout prix.
La séance 5 a été consacrée à la mise en place d’un programme d’exposi-
tion avec prévention de la réponse (EPR) (Abramowitz, 2006). L’EPR est une
intervention de choix dans le traitement des pensées intrusives et des caracté-
ristiques associées au trouble obsessionnel compulsif (Franklin, Abramowitz,
Kozak, Levitt, & Foa, 2000). L’EPR vise à apprendre aux patients à résister
aux compulsions et à renoncer à ces comportements. À chaque séance, Érika
sera amenée à se ixer des « déis » ain de prévenir ses compulsions. Cette
semaine, par exemple, Érika choisit une compulsion qu’elle souhaiterait
voir disparaître ou diminuer en intensité, à savoir celle du lavage répétitif
52 Ouvert

des mains, ainsi qu’un comportement qu’elle aimerait faire davantage (aller
au restaurant). Elle est invitée à consigner ses observations de façon hebdo-
madaire dans un journal de bord.
L’EPR s’avère compatible avec l’ACT (Grayson, 2013). L’objectif de l’expo-
sition dans une conceptualisation basée sur l’ACT diffère cependant de celle
de la méthode traditionnelle (Eifert & Forsyth, 2005). L’exposition ne vise
pas la diminution de l’anxiété mais cible plutôt l’accroissement de la lexibi-
lité psychologique et de la qualité de vie. Un aspect essentiel de l’exposition
selon l’ACT est de coordonner les exercices avec les valeurs personnelles
de l’individu (Dionne, Ngo, & Blais, 2013). Pour Érika, il peut s’avérer plus
motivant de prendre le risque d’écrire des textos sans compter les mots et
de se rendre au restaurant, si cela lui permet de se rapprocher de ses amis,
une sphère de sa vie qui lui est chère. Voici un exemple d’entretien avec
l’adolescente au cours duquel la thérapeute a cherché à mettre en relation
les exercices d’exposition avec les valeurs de la patiente.

– T – Avant d’aller plus loin, je veux que l’on soit sur la même
longueur d’onde quant à la raison pour laquelle nous faisons ceci.
T’empêcher de faire tes compulsions n’est certainement pas une
chose facile, cela te demandera beaucoup de courage… Qu’est-ce
que cela va t’amener de plus dans ta vie de tous les jours de passer
moins de temps à faire tes rituels ?
– É – J’aimerais tellement y parvenir ! Je serais moins dans ma tête
et beaucoup plus heureuse…
– T – Et qu’est-ce que ça te permettrait de faire concrètement ?
– É – Je pourrais sûrement voir davantage mes amis, recommencer
à aller à des fêtes et à faire du sport avec eux… J’aimerais sentir que
je fais partie du groupe comme avant.
– T – Faire partie du groupe ? Qu’est-ce que cela représente pour
toi au fond ? Est-ce que c’est juste la peur d’être rejetée par les
autres ou est ce qu’il y a quelque chose de plus ?
– É – C’est surtout que j’aime bien être avec les autres.
– T – OK, saurais-tu me dire pour quelle raison ?
– É – Eh bien, on rigole bien, il y a une complicité.
– T – Est-ce que c’est ce partage, cette complicité qui sont impor-
tants pour toi ?
– É – Oui, ça compte pour moi de partager avec les autres.
– T – Lorsque la peur et les impulsions de compulser se présente-
ront à toi, par exemple lorsque tu es avec les autres, crois-tu pou-
voir choisir de la laisser venir pour pouvoir être dans ce partage
qui compte pour toi ?

Les valeurs servent de guide à l’intervention et constituent la raison d’être


de l’acceptation. Tout le travail thérapeutique et d’exposition a par consé-
quent visé à faire progresser Érika dans la direction de ce qui est important
Érika prend ses pensées pour des vérités 53

pour elle. À une étape de leur vie où les relations interpersonnelles occupent
une place prépondérante, les adolescents s’approprient aisément le concept
de « valeurs » (Turrell & Bell, 2016). Érika aimait bien cette nouvelle notion.
Elle avait déjà une connaissance intuitive de ce qui est important pour elle
mais n’avait pas encore trouvé les mots justes pour le décrire. L’exposition
dans l’ACT s’avère aussi un véhicule pour entraîner les habiletés de défusion
(et d’acceptation) au sein même des exercices d’exposition, en présentant
l’avantage de travailler avec les cognitions « à chaud ».

Pratiquer la défusion lors de l’exposition in vivo


Un exercice d’exposition a été réalisé lors de cette même séance. Érika a
choisi de travailler la compulsion de compter les mots des phrases qu’elle
écrit, qui doivent être en nombre pair sans quoi elle pourrait être malade.
Elle trouve cette compulsion dérangeante au quotidien. La thérapeute lui
a proposé d’écrire différentes citations d’auteurs connus et de s’exercer à
résister à la tentation d’en compter les mots. Elle lui a demandé d’observer
ce que son esprit racontait pendant l’exercice. La thérapeute s’est efforcée
de reformuler les pensées de la patiente en ajoutant : « Ton esprit te raconte
que tu seras malade », ou : « Ta tête dit que cela est dangereux ». Elle a
également cherché à favoriser l’acceptation des émotions et impulsions
grâce à des questions comme « Que se passe-t-il dans ton corps ? », « Où
ressens-tu cette anxiété ? », « Qu’est-ce que ton corps a envie de faire ? ». La
manière de mener les interactions verbales, comme l’utilisation de relets,
des reformulations et du façonnement, constitue autant d’opportunités de
prendre avantage du mode d’apprentissage expérientiel dans l’ACT (Plumb
et al., 2014).
À la séance 6, Érika raconte être allée manger au restaurant à deux reprises
au cours de la dernière semaine, dont une fois avec une amie. Elle men-
tionne être parvenue généralement à réduire signiicativement le temps
passé à faire des compulsions malgré la présence de pensées dificiles et
d’une forte anxiété. Elle a apprécié ses sorties et se dit ière de ses réus-
sites. Toutefois, elle est consciente de ne pas arriver à proiter pleinement
de certaines rencontres, car elle mentionne être « prise dans ses pensées ».
Elle rapporte quelques exemples où elle a cédé au doute lors de ces exercices
d’EPR (« Si je ne fais pas ce rituel, je pourrais être malade et vomir »). La
thérapeute s’est montrée curieuse et intéressée par la description qu’a faite
la patiente de son monde intérieur et lui a de nouveau proposé une expé-
rience permettant de s’entraîner à la défusion.

Ne pas écouter son esprit


La thérapeute a d’abord invité la patiente à se lever et à faire quelques
pas à reculons en se répétant : « Je suis capable de marcher à reculons. »
54 Ouvert

Ensuite, elle lui a demandé d’effectuer le même comportement, mais cette


fois-ci en se répétant : « Je suis incapable de marcher à reculons. » Enin,
elle a demandé à la patiente ce qu’elle observait. Le retour sur cet exercice a
démontré concrètement qu’Érika peut agir différemment de ce que ses pen-
sées lui disent. À la maison, la patiente a déterminé un nouveau déi, celui
d’ouvrir les portes avec ses mains directement. Elle est invitée à se montrer
quelque peu « rebelle » et à ne pas écouter son esprit si le doute réapparaît
et que les pensées lui dictent de se laver les mains.
À la séance 7, Érika mentionne avoir « confronté » sa peur. Elle donne
plusieurs exemples au cours desquels elle est parvenue à ne pas écouter sa
voix intérieure lorsque cela s’avérait inutile. Elle rapporte être parvenue à
diminuer les compulsions qu’elle avait ciblées. Érika parvient maintenant
à se laver les mains normalement. Elle arrive également à ouvrir les portes
avec ses mains, et ce, sans les laver ensuite. Érika réalise de plus en plus qu’il
est possible de moins réagir à ses pensées. La thérapeute souligne ces réali-
sations et la félicite pour sa prise de risque. Elles conviennent de déterminer
d’autres déis pour les prochaines semaines, comme introduire de nouveaux
aliments dans ses menus.
À la séance 8, Érika raconte être allée à une fête avec des amis. Elle y a
pris plaisir et a constaté que dans un tel contexte, elle parvient à proiter
des moments agréables. Toutefois, elle observe que dans d’autres situations
(pendant les cours, lorsqu’elle est seule à la maison), elle se laisse encore
souvent emporter par ses pensées dérangeantes. La thérapeute lui propose
un nouvel exercice de défusion. Le travail sur la défusion se doit d’être pro-
longé, car les mécanismes de fusion sont anciens et inhérents à l’usage du
langage lui-même.

Les pensées obsessionnelles comme des pourriels


Érika est invitée à écrire des pensées qui lui viennent en tête, qu’elles soient
ou non en rapport avec la peur de vomir. Ces pensées sont ensuite comparées
à des messages électroniques. Certains sont des courriels sans importance
(« Il pleut »), d’autres demandent à ce qu’on s’en occupe (« J’ai une leçon
à réviser pour demain ») et d’autres se révèlent être des pourriels (« Si tu ne
te laves pas les mains, tu vas attraper un virus de gastro-entérite »). Bien
qu’il soit tentant de répondre aux pourriels, son expérience lui montre qu’il
s’avère nuisible pour elle d’y donner suite. Au cours de la semaine, lorsque
des obsessions surgissent, Érika est encouragée à les reconnaître comme des
messages indésirables qu’elle peut décider de laisser sans réponse.
Aux séances 9 et 10, les expositions sont poursuivies. Érika rapporte beau-
coup de progrès et relève des déis chaque jour. Elle se dit également plus
calme et mieux intégrée dans son cercle d’amis. Elle a même réussi à réin-
troduire de la viande dans son alimentation.
Érika prend ses pensées pour des vérités 55

La séance 10 inalise la prise en charge par un bilan des rencontres qui


permet de réviser les apprentissages réalisés et de prévenir les rechutes.
Lorsque Érika est questionnée sur ce qui lui a été le plus utile, elle répond :
« J’ai toujours les mêmes pensées qu’auparavant, mais la différence, c’est
que je les crois moins… »
Un apport majeur des thérapies de la troisième vague est de comprendre
les troubles dans leur fonction (Twohig & Smith, 2015). La jeune patiente
avait déjà reçu divers diagnostics dans le passé comme celui de phobie
spéciique, de trouble obsessionnel compulsif et d’anxiété généralisée. Mais
le système de classiication par syndrome du DSM-5 décrit les pathologies
dans leur forme ou topographie et il ne permet pas d’identiier les variables
psychologiques causales des troubles psychologiques, comme la fusion ou
l’évitement expérientiel. Une intervention psychologique ciblée sur ces
processus a permis de favoriser un retour à la santé psychologique chez
Érika. Aujourd’hui, elle rapporte encore des périodes où elle vit une anxiété
importante. En outre, elle a récemment appris qu’une élève de sa classe a eu
une gastro-entérite, ce qui a entraîné pendant trois jours une exacerbation
des compulsions. Toutefois, Érika accepte maintenant davantage l’anxiété
dans sa vie et constate qu’elle peut réaliser des choses qui comptent pour
elle en sa présence. Elle se rappelle chaque fois qu’après tout, ses pensées ne
sont pas des vérités absolues.

Références
Abramowitz, J. S. (2006). « The psychological treatment of obsessive-compulsive
disorder ». Canadian Journal of Psychiatry, 51(7), 407-416.
Brock, M. T., Robb, H. B., Walser, R. B., & Batten, S. J. (2015). « Recognizing common
clinical mistakes in ACT: a quick analysis and call to awareness ». Journal of
Contextual Behavioral Science, 4(3), 139-143. doi: 10.1016/j.jcbs.2014.11.003.
Ciarrochi, J., Hayes, L., & Bailey, A. (2012). Get Out of Your Mind and Into Your Life For
Teens. Oakland (CA): New Harbinger Publications.
Dionne, F., Ngo, T. L., & Blais, M. C. (2013). « Le modèle de la lexibilité psycho-
logique : une approche nouvelle de la santé mentale ». Revue santé mentale au
Québec, 38(2), 111-130.
Eifert, G. H., & Forsyth, J. P. (2005). Acceptance and Commitment Therapy for Anxiety
Disorders. Oakland: New Harbinger Publications.
Franklin, M. E., Abramowitz, J. S., Kozak, M. J., Levitt, J. T., & Foa, E. B. (2000).
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der: randomized compared with nonrandomized samples ». Journal of Consulting
and Clinical Psychology, 68(4), 594-602.
Freeston, M. H., Léger, E., & Ladouceur, R. (2001). « Cognitive therapy of obsessive
thoughts ». Cognitive and Behavioral Practice, 8, 61-78.
Grayson, J. (2013). « ACT vs. ERP for OCD: is it war or marriage? ». The Behavior
Therapist, 36, 84-89.
56 Ouvert

Hadlandsmyth, K., White, K. S., Nesin, A. E., & Greco, L. A. (2013). « Proposing an
Acceptance and Commitment Therapy intervention to promote improved dia-
betes management in adolescents: a treatment conceptualization ». International
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Hayes, S. C., Strosahl, K. D., & Wilson, K. G. (2012). Acceptance and Commitment
Therapy: The Process and Practice of Mindful Change (2nd edition). New York: The
Guilford Press.
Plumb, J., Villatte, M., & Hayes, S. C. (2014). « Understanding and taking advan-
tage of experiential work in Acceptance and Commitment Therapy ». In N. C.
Thoma, & D. McKay (Eds.), Working with Emotion in Cognitive-Behavioral Therapy:
Techniques for Clinical Practice. New York: The Guilford Press.
Turrell, S., & Bell, M. (2016). ACT for Adolescents: Treating Teens and Adolescents in
Individual and Group Therapy. Oakland: Context Press.
Villatte, M., Villatte, J. -L., & Hayes, S. C. (2015). Mastering the Clinical Conversation:
Language as Intervention. New York: Guilford Publications.
Wegner, D. M. (1994). « Ironic processes of mental control ». Psychological Review,
101, 34-52.
II
Attentif
Être présent à soi et au monde

Être attentif à ce qui se passe en soi et à l’expérience de soi qui se déroule


moment après moment.
Ne pas se laisser systématiquement emmener vers le passé ou le futur, par ce
qu’on pense être ou devoir être.
Page laissée en blanc intentionnellement
5 Épuisée, Julia
ne se reconnaît plus

Claire-Marie Best1

« Jamais je n’aurais pensé me retrouver un jour chez une psy… » C’est de


cette façon que Julia a entamé notre première séance. Adressée par son
médecin traitant devant lequel elle s’était effondrée en sanglots deux mois
auparavant, Julia a profondément hésité avant de prendre rendez-vous. Elle
a d’abord voulu résoudre seule son problème en essayant de reprendre le
contrôle de la situation, sans grand succès. De nouvelles crises de larmes
l’ont décidée à consulter pour tenter de mieux comprendre ce qui lui arrive.

Premier contact et anamnèse


Les trois premiers entretiens ont permis de recueillir les éléments d’anam-
nèse nécessaires pour clariier la problématique. Julia, 35 ans, professeure de
français, vit en couple depuis cinq ans avec Marc qui travaille dans une entre-
prise d’informatique. Ils ont une ille de 3 ans, Lise, en première année de
maternelle. Julia enseigne depuis plusieurs années dans un établissement
scolaire situé à une heure de son domicile.
À plusieurs reprises au cours de l’entretien, Julia cesse de parler. La situa-
tion l’embarrasse ; elle dit notamment : « Je suis gênée de venir me plaindre
alors que d’autres personnes traversent de vrais drames. » Fille unique, elle
raconte une enfance plutôt heureuse malgré la mésentente de ses parents
qui inligeaient un climat lourd et conlictuel à la vie familiale. Très occupés
par leur activité professionnelle, les parents de Julia l’ont souvent coniée à
sa grand-mère paternelle, « douce et affectueuse ». Julia a suivi des études
de lettres modernes à l’université après avoir obtenu son bac avec mention.
Grâce à de petits boulots qui lui ont permis d’arrondir ses ins de mois, elle
a vite pris son autonomie. Elle se souvient de cette période estudiantine
avec nostalgie. Le contenu des cours la passionnait, elle aimait apprendre,
lire de nombreux romans et s’enrichir lors de visites culturelles. Elle a réussi
le Capes immédiatement après ses études. Transmettre la littérature l’a tou-
jours passionnée, particulièrement lorsqu’elle a enseigné le français à des
d’élèves découragés ou désinvestis. Elle a rencontré Marc dans une soirée
quelques années plus tard.

1. Auteure de Imparfaite, pourquoi pas ? Paris : Armand Colin, 2013.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
60 Attentif

Tout allait bien lorsqu’un événement dramatique est survenu : sa grand-


mère est décédée brutalement d’un arrêt cardiaque. Julia a terriblement
souffert de la perte du soutien maternant de cette femme à qui elle se
coniait régulièrement et auprès de laquelle elle venait souvent se ressourcer.

La demande explicite
Pour l’aider à préciser sa problématique actuelle, je lui demande les raisons
de sa présence devant moi et ce qui a motivé son appel : de plus en plus
régulièrement, Julia éprouve la sensation de perdre le contrôle d’elle-même,
d’être débordée et de ne plus faire face. Elle est sollicitée par son directeur
pour occuper des responsabilités supplémentaires en tant que professeur
principal d’une classe dificile ; elle organise aussi bénévolement un sou-
tien personnalisé à certains élèves pendant les vacances scolaires. Elle court
entre son travail, la correction des copies, les horaires stricts de l’accueil
périscolaire le soir, ceux de la garderie le mercredi, les réunions avec d’autres
professeurs à l’heure du déjeuner, les rendez-vous avec les parents d’élèves,
la préparation d’un grand projet pédagogique avec un voyage de classe, les
dîners avec ses amis, l’organisation des tâches avec Marc, l’accueil de ses
beaux-parents qui s’installent pendant quinze jours, sa meilleure amie qui
déprime, sa mère qui se plaint de ne pas la voir assez souvent et Marc qui lui
reproche d’être trop active…
« Je ne me reconnais plus… Je ne supporte plus celle que je suis devenue…
J’ai l’impression de ne pas faire face, de faire tout à moitié ! Je m’énerve,
j’oublie des rendez-vous, je deviens supericielle, je n’ai pas envie de parler
après une journée de cours ni même de jouer avec ma ille. Même tard dans
mon lit le soir, je continue à cogiter sur ce que je n’ai pas pu faire ou ce que
je ne dois pas oublier de reporter le lendemain. Je n’en peux plus d’être de
mauvaise humeur et de me plaindre. C’est la première fois de ma vie que je
me comporte comme cela. J’en deviens cynique avec moi-même et avec les
autres. Pourquoi je ne parviens pas à faire face sereinement ? Ma vie n’est
quand même pas bien compliquée, les autres y arrivent bien ! Aujourd’hui,
je me noie dans un verre d’eau alors que j’ai toujours été dynamique et
solide. Je ne parviens plus à contrôler mes émotions et je me déteste quand
je me mets dans des états pareils. Je suis devenue une personne instable
émotionnellement et ineficace. Marc me regarde parfois comme si j’étais
devenue dingue alors on se dispute devant Lise : je ne veux pas lui inliger la
même ambiance que celle que j’ai subie lorsque j’étais petite à la maison. »
Julia est surmenée par les tâches à accomplir et par les contraintes, notam-
ment depuis que sa ille est née et qu’elle occupe davantage de responsa-
bilités au travail. Elle s’en veut de ne pas trouver l’énergie sufisante alors
qu’elle a le sentiment que sa vie devrait la combler de joie. Elle a bien tenté
de réduire le temps consacré à sa ille en la coniant davantage, de préparer
ses cours avec moins de soin ou de prendre du temps pour elle, comme le
Épuisée, Julia ne se reconnaît plus 61

lui conseille Marc, mais rien n’y fait. Elle init toujours par se décevoir elle-
même et par reprendre ce rythme épuisant. Elle souhaite mener sa vie de
front comme elle pense avoir toujours réussi à le faire. Ses amis lui renvoient
régulièrement qu’elle est « une femme forte » qui avance avec courage et qui
est toujours là pour soutenir ses proches. Pourtant, elle ne se reconnaît plus,
elle a honte de ne plus incarner « celle qui mène bien sa barque ».
À la in de ces premières séances, Julia parvient à spéciier clairement ses
attentes : elle souhaite faire une thérapie pour ne plus se sentir débordée par
le quotidien et pour retrouver une bonne image d’elle-même. Elle veut se
faire coniance pour assurer pleinement ce qu’elle entreprend au travail, à
la maison, avec sa ille, ses amis et son couple.

La problématique
Julia a honte de ne pas ressembler à ce qu’elle pense devoir être. Elle tente
de répondre à des injonctions qui lui imposent de se maîtriser émotion-
nellement d’une part, et d’être sufisamment solide pour tout gérer sur
le plan organisationnel d’autre part. Elle considère le surmenage comme
un échec et s’accable de ne pas pouvoir faire face. Julia tente de mettre
à distance des événements psychologiques douloureux (sentiment d’être
débordée, pleurs, colère) pour correspondre à ce qu’elle souhaite incarner :
quelqu’un de solide, d’agréable et de dynamique.

Analyse fonctionnelle
Augmentation de la sensibilité au contexte
Les séances suivantes ont pour objectif d’établir l’analyse fonctionnelle et
de créer un levier thérapeutique pour motiver le changement. Au départ,
Julia se sent emportée dans une vague émotionnelle qu’elle ne parvient
pas bien à décrire. Pour préciser le contenu des événements psychologiques
(pensées, émotions, sensations), je lui propose de repérer les moments
où elle se sent gênée par ses émotions et ses sensations lors de la séance.
L’idée est d’aider Julia à détailler activement ce qui se passe en elle dans
l’instant. Cela permet d’augmenter sa conscience contextuelle de manière
expérientielle et de préciser les situations qui déclenchent son mal-être. Au
lieu d’anticiper ses propres réactions dans telle ou telle situation, l’objec-
tif est d’augmenter la sensibilité de Julia à ce qui se passe réellement en
elle au moment où elle se trouve en contact avec ses émotions et ses pensées
au quotidien. Au fur et à mesure, elle va développer une plus grande atten-
tion aux contingences, c’est-à-dire aux antécédents, aux conséquences et à
ses propres comportements (Villatte, Villatte, & Hayes, 2016).
« Quand je suis mal, je sens que ma gorge se serre, j’ai envie de pleurer et
les larmes coulent même lorsque je fais tout pour les retenir. Parfois, c’est
62 Attentif

la colère qui l’emporte, je prends d’abord sur moi sans rien dire puis je me
mets à vociférer, je m’énerve ouvertement. En fait, je remarque que c’est
surtout à moi que j’en veux d’être comme ça. Mon conjoint et ma ille sont
en première ligne, je culpabilise de les voir subir ma mauvaise humeur. J’ai
remarqué que ces crises sont moins présentes au travail : quand je suis en
cours, je suis concentrée sur mes propos et sur l’interaction avec les élèves.
Mais je suis à nouveau mal quand j’ai le sentiment de bâcler la correction
de mes copies pour aller chercher ma ille à la garderie. Les élèves dificiles
m’agacent davantage qu’auparavant. J’ai senti également que je n’ai pas
de patience pour jouer avec Lise… Je me sens tellement nulle quand j’y
pense… Marc rentre après moi, il a fait les courses et gère l’intendance, il
prépare les repas pendant que je donne le bain à Lise. Le matin, il l’habille
et l’emmène à l’école car je commence tôt. Je me rends compte de tout ce
qu’il fait au quotidien sans s’énerver, avec patience. Il réussit bien à tout
faire sans se stresser, lui… Quand j’essaie de prendre du temps seule, je
m’ennuie. En fait, j’aimerais simplement être ière de moi pour prendre
plaisir à ma vie… »
Julia a également remarqué que ses dificultés partent souvent d’une
petite contrariété, comme une remarque de son conjoint, une bêtise de sa
ille, une demande d’un collègue, un événement imprévu qu’il faut gérer à
la dernière minute. Parfois, elle imagine tout un scénario catastrophe dont
elle serait responsable : elle craint que Marc la quitte, qu’il perde patience.
Elle a parfois aussi la pire idée qui soit : qu’elle soit responsable d’un mal-
être psychologique chez sa ille.

La fonction des comportements


Le contexte de vie de Julia a changé ces dernières années, elle rencontre
davantage de dificultés à faire face aux contraintes et obligations, notam-
ment depuis la naissance de sa ille. À force d’obéir à ces « injonctions »
internes exigeantes qui gouvernent son quotidien, Julia se sent tenue de
mener de front un grand nombre d’actions. Surmenée, elle ne parvient pas
à tout accomplir mais continue d’agir dans tous les sens pour ne pas se sen-
tir coupable, ni ressentir de la honte lorsqu’elle se compare aux autres. Elle
n’attribue pas son état aux conséquences d’une vie objectivement dense
et fatigante mais plutôt à sa propre incompétence. Elle s’active en tentant
d’en faire encore davantage : s’engager dans un nouveau projet pédago-
gique avec ses élèves pour être un bon professeur, être présente activement
auprès de sa ille en organisant jeux, promenades et lectures quand elles
sont ensemble, organiser les activités le week-end tout en corrigeant des
copies, recevoir parents et amis à dîner le plus souvent possible, etc. Plus
elle s’active pour ne pas se sentir incompétente plus elle s’épuise et plus elle
se sent insatisfaite. Julia se démène en tant que mère, professionnelle,
Épuisée, Julia ne se reconnaît plus 63

conjointe, et paradoxalement, elle se sent mal dans ces rôles qui lui tiennent
à cœur. Les émotions pénibles sont de plus en plus vives, augmentant à leur
tour la perception négative qu’elle a d’elle-même : « Je ne suis pas capable
de tout faire correctement », « Je suis ineficace », « J’ai honte de moi, je me
déçois car quand je travaille, je culpabilise et je me sens une mauvaise mère,
et quand je suis avec Lise, je ressens la pression d’aller travailler. Je ne suis
jamais bien avec moi-même ».
Les différents comportements de Julia ont tous la même fonction : main-
tenir à tout prix une bonne image d’elle-même (en s’occupant activement
de sa ille, en s’investissant pleinement dans son travail, en se préoc-
cupant de son couple…) et éviter des émotions et des pensées négatives
(honte, déception, peur, culpabilité…) qui nourrissent massivement la
représentation négative qu’elle a d’elle-même.
Selon le modèle ABC :
• les antécédents sont les situations qui créent un sentiment d’incompé-
tence, la peur de se décevoir, la honte de ne pas être à la hauteur, les règles
verbales ;
• le comportement prend la forme d’une hyperactivité en passant d’un rôle
à un autre pour exceller dans tous les domaines ;
• les conséquences semblent bénéiques au début, grâce au sentiment de
contrôle de la situation et à la sensation de maîtriser l’opinion qu’elle se
fait d’elle, mais elles perdent rapidement leur eficacité. Une conséquence
néfaste apparaît secondairement : Julia ne parvient pas à être satisfaite
d’elle-même. Elle s’épuise en s’activant encore davantage, augmentant la
sensation d’être ineficace pour tout mener de front. Le renforcement néga-
tif soutient l’évitement expérientiel et augmente le risque de surmenage
tout en éloignant Julia de ses valeurs (ce qui compte vraiment pour elle).
Elle s’éparpille et ne proite plus des bons moments qui lui tiennent à cœur
avec Marc, Lise et ses élèves.
Au-delà de l’épuisement et du surmenage, Julia souffre de sa propre image.
Elle s’enferme dans une déinition d’elle-même négative : « Je ne suis pas à
la hauteur, incapable de faire les choses comme il faut, je suis incompétente
et instable émotionnellement. » Cette déinition rigide contraste avec ce
qu’elle pense avoir incarné : « J’ai été quelqu’un de solide, de fort et de
compétent. »
La thérapie vise à adopter un point de vue lexible sur soi : je peux être
incompétente parfois et compétente à d’autres moments. L’objectif est de
privilégier les actions qui ont du sens pour Julia selon les différents contextes
plutôt que celles réalisées en fonction de règles du type : « Je dois être… »,
« Il faut que je sois… ». En l’aidant à assouplir la conceptualisation qu’elle a
d’elle-même, elle peut parvenir progressivement à s’envisager comme un soi
immuable et indépendant des événements, un soi qui peut tout vivre. Plu-
tôt que s’enfermer dans une représentation rigide de soi (« Je suis devenue
64 Attentif

quelqu’un d’incompétent et de débordé alors qu’avant j’étais une personne


solide et organisée ») l’objectif est que Julia puisse faire l’expérience d’un soi
comme un contexte dans lequel différentes émotions et différentes pensées
apparaissent et varient : le sentiment d’être incompétente parfois, solide
d’autres fois, débordée ce matin et organisée ce soir… Grâce à ce contexte
d’un soi immuable et stable, elle peut choisir de se sentir plus ou moins
compétente en fonction de ce qui compte pour elle à ce moment-là.

Déroulement de la thérapie
Perspective de soi et autocompassion
La forte exigence que Julia cultive envers elle-même apparaît centrale. Elle
se doit d’être une bonne mère ; il est impensable qu’elle soit négligente dans
son travail ; il faut à tout prix qu’elle soit désirable et désirante.
Les émotions de honte et de culpabilité sont exprimées pendant l’entre-
tien, particulièrement quand je souligne à quel point il doit être douloureux
pour elle de subir ce sentiment d’incompétence d’une part et ce déborde-
ment émotionnel d’autre part, lorsqu’elle craque et se met à pleurer.
À plusieurs reprises, alors qu’elle me décrit sa souffrance, je souligne à
quel point ce dévoilement doit être dificile pour elle. J’ajoute que j’appré-
cie beaucoup la coniance qu’elle m’accorde en me laissant la rencontrer
sous ses différentes facettes ain que nous puissions avancer dans la théra-
pie. L’objectif est de souligner l’intérêt fonctionnel de se « laisser voir sous
différents angles, y compris les moins agréables », quitte à ressentir de la
honte. Ce mouvement permet de transformer la fonction de ses émotions
négatives et de leur expression, depuis des ressentis qu’il faut fuir et mas-
quer vers des éléments indispensables pour avancer dans la thérapie, en
direction d’une vie plus cohérente avec ses aspirations.
Julia manque de compassion envers elle-même et considère qu’il existe
une Julia d’avant (qui contrôle mieux sa vie et ses émotions) et une Julia
actuelle (qui se laisse déborder). Un exercice expérientiel permet de façon-
ner une attitude plus souple d’autocompassion (Dahl, Stewart, Martell, &
Kaplan, 2013) en lui proposant de se mettre à la place de quelqu’un d’autre.

– Thérapeute (T) – Pourriez-vous penser à une personne de votre


entourage qui tient beaucoup à vous et dont vous vous sentez
vraiment proche ?
– Julia (J) – Oui, ma grand-mère était cette personne si proche.
Elle me manque terriblement.
– T – Quel genre de liens aviez-vous ?
– J – Elle m’écoutait, me conseillait, me prenait la main dans la
sienne. C’est elle qui m’a appris à lire et qui m’a transmis sa pas-
sion de la littérature. Nous avions beaucoup de points communs. 
Épuisée, Julia ne se reconnaît plus 65

 – T – Imaginez qu’elle soit avec nous un instant. Vous êtes


d’accord ?
– J – Ça me fait du bien d’imaginer qu’elle soit là.
– T – Imaginez maintenant que vous prenez sa place, que vous
incarniez sa personne. Que diriez-vous en voyant Julia actuelle-
ment ?
– J – Je me demanderais ce qui lui arrive ! Je la comprendrais, c’est
sûr. Je lui dirais de ne pas se décourager et je serais certainement
triste de la voir comme ça.
– T – En regardant comment elle se débrouille face à tout
ce qu’elle a à faire, est-ce que vous penseriez qu’elle est ineficace
ou incapable ?
– J – C’est pourtant bien ce que je suis !
– T – Rappelez-vous : vous êtes à sa place… Est-ce que vous pensez
qu’elle est ineficace, qu’elle est incapable ?
– J – Non, c’est sûr… Je me dirais qu’elle fait son maximum et que
les tâches qu’elle a à faire ne sont pas si simples…
– T – Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
– J – Et bien, je sais qu’elle est combative, et je vois bien qu’elle
doit mener de front sa vie de famille, son travail et son enfant.
– T – Très bien. Et que pensez-vous du fait qu’elle se sente
incompétente, pas à la hauteur ? Que pouvez-vous lui dire à ce
sujet ?
– J – Je lui dirais… qu’elle ne doit pas trop s’en faire pour tout ça,
que tout va bien aller, que… qu’elle se torture pour rien.
– T – OK, merci de vous être prêtée à cet exercice… Pour dire vrai,
je ne sais pas si c’est votre grand-mère ou vous qui auriez raison
sur le fait que vous êtes ou non incompétente. Mais est-ce que
vous percevez que ces deux points de vue se tiennent ? Et est-
ce que vous percevez qu’en vous regardant d’un autre point de
vue, les jugements que vous portez sur vous paraissent, disons,
relatifs ?
– J – Oui… C’est étrange… Et puis, même si c’est moi qui les ai
prononcés, ses encouragements me font du bien.

Julia réalise qu’elle est moins exigeante et plus tolérante envers elle en
s’observant d’un autre point de vue. Ce changement de perspective crée
une petite brèche dans la représentation rigide qu’elle a d’elle-même. En
s’observant au travers des yeux de quelqu’un de bienveillant, elle parvient
à assouplir son propre jugement. Cette prise de distance lui permet de « se
voir elle-même » et nous permet d’avancer progressivement vers une appré-
hension de soi comme ce qui englobe toutes les rélexions, les jugements,
les émotions, les pensées, etc. Ce changement de perspective lui permet
d’expérimenter une position d’observatrice d’elle-même, avec davantage de
bienveillance.
66 Attentif

Renforcer la partie de soi qui observe


Ain d’aider Julia à ne pas se considérer uniquement comme une déini-
tion du type « Je suis quelqu’un qui n’assure pas correctement comme elle
le devrait », je l’amène à constater que différents contenus de pensées à
propos de soi peuvent apparaître selon les contextes, mais que leur obser-
vation se fait depuis une position immuable. C’est le cas lorsqu’elle devient
elle-même sa propre observatrice et qu’elle adopte un regard sur sa propre
vie, comme une caméra qui ilme de manière stable et permanente les dif-
férentes facettes du soi. C’est faire l’expérience de l’acteur et du spectateur
en même temps (Monestès, 2013), comme si on observait la scène qu’on est
soi-même en train de vivre.
– T – Vous me parlez de vous « avant », pourriez-vous m’en dire
davantage sur cette Julia dont vous avez la nostalgie ?
– J – Oui, j’étais plus souriante et gaie… Ça me fait penser à un
émoticon… Vous savez, les petits symboles en têtes jaunes qui
décrivent l’humeur sur les courriers électroniques. En fait, c’est
comme si avant, il y avait une Julia émoticon « qui rit » et actuelle-
ment, il y a une Julia émoticon « qui pleure ». Julia « qui rit »
était sympa, gaie, dynamique, organisée, très posée et sereine.
Julia « qui pleure » est instable, fatiguée, râleuse, pleurnicharde,
fuyante… Tout l’inverse.
– T – La Julia d’avant et celle d’aujourd’hui incarnent des émoti-
cons opposés, si je comprends bien. Pourrait-on trouver un point
commun entre les deux émoticons « Julia qui rit » et « Julia qui
pleure » ?
– J – C’est-à-dire ? Je ne vois pas de point commun, là…
– T – Elles sont toutes deux représentées par un même dessin,
n’est-ce pas ? Un cercle jaune et deux yeux ?
– J – Ah oui, ça, d’accord… Mais je ne vois pas bien le rapport…
– T – Imaginez que vous soyez cela, je veux dire ce symbole…
et que vous puissiez observer avec curiosité toutes les différentes
émotions qui peuvent survenir. Parfois le rire, parfois les pleurs,
d’autres fois la fatigue, de temps en temps la joie, quelquefois la
colère… et inalement, toutes les émotions possibles ? On peut
aussi imaginer une Julia émoticon maman parfois, une Julia émo-
ticon érotique d’autres fois, une Julia amie de temps en temps, ou
encore une Julia ille ou professeure. Le symbole en lui-même peut
contenir toutes sortes d’états différents. Plutôt que d’opposer dif-
férentes Julia, pourrait-on imaginer une Julia-symbole émoticon
qui peut observer différents états ou représentations s’inscrire en
elle selon le contexte ?
– J – Je n’avais pas pensé comme ça… Ce n’est pas évident d’envi-
sager les choses de cette manière…
– T – Pourriez-vous remarquer quand et comment vous êtes traver-
sée par ces différents états à partir de votre position d’observatrice ?
Épuisée, Julia ne se reconnaît plus 67

Dans cet exercice, je propose à Julia de s’envisager sous différents angles


passés/présents, mais aussi au travers une variété d’émotions et d’identi-
tés de rôles différents. Julia propose elle-même la métaphore de l’émoticon.
Cette image représente une physicalisation de son soi. Tout en reprenant
son image, l’opposition qui lie « Julia qui rit » et « Julia qui pleure » est
soulignée ain de décrire l’existence d’une description variable de soi. Pro-
gressivement, il s’agit de façonner une relation différente à cette conceptua-
lisation de soi en proposant d’observer, d’un point de vue stable, les diffé-
rentes parties d’elle-même qui varient selon les contextes (hier, aujourd’hui,
demain, je peux m’observer joyeuse dans certains contextes, instable dans
d’autres…). Il s’agit donc de vivre les différentes déinitions de soi avec
davantage de lexibilité (Foody et al., 2013), sans se résumer à celles d’entre
elles présentes sur l’instant.

Renforcer l’expérience de soi au travers


des situations
Après quelques séances sur la prise de conscience des règles verbales qui
s’imposent à Julia, un travail de discernement des valeurs a été proposé.
L’idée est d’aborder la question de la conceptualisation de soi en lien avec
ce qui compte vraiment pour Julia. Au fur et à mesure, nous avons mis en
avant une valeur « bafouée » particulièrement douloureuse, qui accentue
la représentation négative que Julia a d’elle-même : la sensation d’être une
piètre conjointe pour Marc. Elle ne se sent plus la compagne aimante et dis-
ponible qu’elle incarnait au moment de leur rencontre. Il lui semble d’ail-
leurs que l’insatisfaction qu’elle ressent dans sa vie de couple, de manière
quasi concomitante de l’arrivée de Lise, est à l’origine de son malaise actuel
vis-à-vis d’elle-même.
Ensemble, nous cherchons à décrire le processus qui s’est installé malgré
elle : épuisée par les contraintes et par le contrôle qu’elle exerce sur elle-
même la journée, Julia ne se sent plus capable d’avoir une vie sexuelle le
soir. Ni le week-end, d’ailleurs. Elle a envie de dormir, de relâcher la pression
et compte sur la compréhension de Marc pour ne pas la solliciter davantage.
Fatiguée, elle craint de ne pas être à la hauteur, que son désintérêt actuel
la pousse à négliger les moments intimes et que Marc soit déçu de son peu
d’initiatives. En réalité, cela fait deux ans qu’il s’est progressivement éloi-
gné. Il n’a plus de gestes entreprenants avec Julia et ne lui manifeste plus
son désir, trop las de subir des refus et probablement pris à son tour dans
l’évitement expérientiel d’un sentiment de rejet. Julia n’initie plus rien non
plus et le couple n’aborde ce thème qu’à l’occasion de disputes de plus
en plus fréquentes.
« Je n’ai plus de désir ni pour lui, ni pour moi et cela contribue à la
médiocre image que j’ai de moi-même. Je me suis tellement éloignée de ce
que j’étais que je ne suis plus désirable et je culpabilise. Même avec Marc,
68 Attentif

je me sens incompétente alors que tout allait bien avant. Je voudrais juste
qu’on retrouve une intimité, de la tendresse, mais je ne sais comment lui
dire puisqu’il croit que je ne suis plus disposée. On ne se touche plus vrai-
ment. En fait, j’aimerais bien lui montrer mon envie de tendresse en fonc-
tion de mon état, mais je ne suis pas sûre qu’il comprenne… J’ai peur qu’il
me trouve égoïste et nulle. »
Je propose à Julia de reprendre sa métaphore des émoticons pour essayer
de travailler simultanément le regard qu’elle porte sur elle-même et la direc-
tion des actions qui comptent vraiment pour elle.
– T – Quel émoticon incarnez-vous dans ce contexte, face à Marc ?
– J – La tristesse… et la culpabilité aussi. Je me dis qu’il paye les
conséquences de mon épuisement à vouloir tout faire, alors que
justement, je ne fais plus rien avec lui ! Je fais mine de le faire
patienter, mais je sais que c’est du bluff. Je suis une vraie égoïste.
– T – Que vous manque-t-il le plus avec Marc aujourd’hui ?
– J – La complicité, la légèreté et la tendresse, bien sûr.
– T – Quel émoticon utilisez-vous dans ce contexte ?
– J – Humm, le clin d’œil ou le baiser.
– T – Pensez-vous que vous pourriez vous connecter à cette Julia
émoticon en mode « clin d’œil-baiser » ?
– J – Je ne sais pas, je peux essayer…
– T – Imaginez qu’il se trouve devant vous, qu’il s’affaire à ses
tâches habituelles.
– J – OK. Je l’imagine quand il cuisine le soir quand je donne le
bain à la petite.
– T – D’accord. Imaginez que vous êtes Julia-clin d’œil, pour la
complicité-légèreté, ou Julia-baiser, pour la tendresse, en prenant
le temps de le regarder… Observez-vous quelque chose en vous ?
– J – (Silence.) J’ai envie de l’enlacer, de lui dire que j’aime qu’il
cuisine pour nous, que j’aimerais bien qu’on se retrouve tous les
deux même si je ne suis pas à la hauteur en ce moment. J’aimerais
lui dire que son soutien est important pour moi et que j’aimerais
bien retrouver une vie sexuelle comme avant moi aussi, même si
j’ai peur de ne pas y parvenir… Je suis sûre qu’il serait heureux que
je lui dise ça… Et ça me rend heureuse de penser cela…
– T – Pensez-vous que vous pourriez avoir une petite action
concrète dans ce sens ?
– J – Je pourrais déjà l’embrasser à nouveau quand il rentre le
soir… Il va être surpris que je sorte de ma mauvaise humeur ! Et
moi aussi…
Cet échange reprend la métaphore initiale de Julia (lorsque nous évo-
quons la position d’observateur des émotions, nous parlons maintenant
d’émoticon) et vise à mettre en évidence la possibilité de vivre une relation
plus lexible, à elle-même d’une part, et à Marc d’autre part, notamment face
Épuisée, Julia ne se reconnaît plus 69

aux jugements rigides et sans concession qu’elle est capable de s’inliger vis-
à-vis de lui. L’idée est de la remettre en contact avec ce que le couple peut
avoir de renforçant pour elle, puis de prévoir des pistes d’action engagées en
direction de cette valeur. En se donnant l’occasion d’agir vers ce qui compte
vraiment pour elle, Julia augmente la probabilité d’initier à nouveau des
gestes en direction de Marc.
Julia est arrivée souriante à la séance qui a suivi cet échange. Elle a passé
un très bon week-end avec Marc qui a saisi tout de suite l’opportunité d’un
changement. Ils sont partis tous les deux, sans leur ille, dans la maison d’une
amie actuellement à l’étranger. Ils ont pu rire et retrouver leur complicité.
Alors qu’il semblait impossible à Julia de trouver du temps pour son couple,
redoutant principalement les rapports sexuels qui n’étaient plus empreints
de désir, elle s’est sentie ière de suggérer elle-même cette échappée. Plus
encline à prendre en compte ses « bons et mauvais côtés », quitte à se sentir
incompétente, elle a pu initier un changement dans la relation de couple
très tendue. Marc y a fait rapidement bon accueil et s’est senti soulagé de
voir sa compagne « baisser la garde ». Ils ont pleuré, ri et passé un excellent
moment. Plutôt que de rester igée dans une image d’elle-même incom-
pétente et égoïste sur le plan sexuel, elle s’autorise doucement à ressentir
du désir et du plaisir sans chercher à assurer « parfaitement », notamment
lorsqu’elle est fatiguée. Marc est d’autant plus réceptif et à l’écoute qu’elle
lui a fait part de son état.
En cohérence avec ce qu’elle met en place, Julia éprouve davantage de
bienveillance envers elle-même et de souplesse dans ses différents rôles. Au
inal, elle a progressivement appris à s’appréhender de manière luctuante :
bonne ou moins bonne mère, prof, conjointe, amie, ille, belle-ille, col-
lègue. Elle est tout cela. Elle se sent réconciliée avec ses différentes facettes
et libérée d’une déinition igée d’elle-même.
La thérapie a permis à Julia d’être plus attentive aux éléments de son
contexte interne (antécédents et conséquences de ses événements psycho-
logiques) autant qu’externe (horaires serrés, accumulation de tâches, sollici-
tations multiples, contraintes et responsabilités). Le travail sur la possibilité
d’observer tous les contenus de pensées et toutes les émotions depuis une
position stable et inaliénable a assoupli la relation que Julia entretenait avec
sa déinition d’elle-même. Elle peut maintenant se considérer de manière
bienveillante, sous différentes formes, et de manière variable à la lumière
des différents contextes de sa vie.
En faisant l’expérience de s’observer elle-même comme un support de ses
différents « soi », elle peut agir librement, en cohérence avec ce qui a du sens
pour elle. Le façonnement progressif d’une appréhension de soi plus large,
capable d’accueillir tout ce qui apparaît en elle, a conduit Julia vers davan-
tage de lexibilité. Cet espace retrouvé lui a permis de discerner l’importance
de sa vie de couple et d’initier des actions engagées vers cet horizon.
70 Attentif

La thérapie a pris in au bout d’une quinzaine de séances lorsque Julia


a pris conscience de ses processus psychologiques sous-jacents et qu’elle a
pu agir en cohérence et de manière autonome, à partir d’un soi comme
contexte stable.

Références
Dahl, J., Stewart, I., Martell, C., & Kaplan, J. (2013). ACT & RFT in Relationships.
Oakland: Context Press.
Foody, M., Barnes-Holmes, Y., Barnes-Holmes, D., & Luciano, C. (2013). An empi-
rical investigation of hierarchical versus distinction relations in a self-based
ACT exercise. International Journal of Psychology and Psychological Therapy, 13,
373-388.
Monestès, J. -L. (2013). Libéré de soi : se réinventer au il des jours. Paris: Armand Colin.
Villatte, M., Villatte, J., & Hayes, S. (2016). Mastering the Clinical Conversation : Lan-
guage as Intervention. New York: Guilford.
6 L’alchimie du moment
présent

Claude Penet

« Le moment présent est le seul dont nous disposons,


c’est la porte de tous les moments. »
Thich Nhat Hanh

L’ACT encourage le développement de l’attention au moment présent,


contenu implicitement dans sa démarche expérientielle. C’est peut-être
l’occasion d’en faire une approche centrale, une manière spéciique de
mener l’entretien, en ramenant autant de fois que nécessaire l’attention au
sein du moment même.
Ma pratique de thérapeute m’avait déjà familiarisé avec la pleine
conscience. La tentation est grande pour moi de favoriser le processus de
conscience du moment présent (« aware »), de telle façon qu’il devienne la
voie royale d’accès au cœur de l’ACT. Le modèle est sufisamment souple
pour permettre que, en cas de dificulté, je puisse « danser avec le trilexe »
en quittant « aware » pour « s’ouvrir » (« open ») ou pour « faire ce qui
importe » (« engaged »), avant de revenir, quand c’est adapté, à « aware » !
Ain de mieux se connaître et donc se comprendre plus profondément
pour s’accepter davantage, voire s’aimer mieux, il est judicieux de ralentir,
ou, plus précisément, de s’arrêter. Ce n’est pas en traversant une ville à plus
de deux cents kilomètres à l’heure en TGV que nous pourrons la connaître !
Il en va de même pour nous : en prenant le temps de ralentir, puis de nous
arrêter pour regarder en profondeur nos émotions, sensations, pensées,
impulsions, nous pouvons accéder à une plus grande familiarité avec notre
fonctionnement intime. Grâce à ce « Connais-toi toi-même », la conscience
intérieure éclaire la motivation de nos décisions.
À condition de prioriser la lexibilité, il est possible de simpliier la diver-
sité des abords processuels au proit de la pleine conscience, en faisant
appel à plusieurs démarches que résume cet acronyme de la pratique boud-
dhique : ARRÊT.
A : comme s’arrêter, s’ancrer dans le présent, en proposant de diriger
quelques instants son attention sur un objet (le soufle, les parties du
corps en contact avec le siège, la posture, les sons, etc.), ain de se réap-
proprier l’attention, souvent dispersée dans le lux des pensées. C’est le
contact avec le moment présent.
ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique
© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
72 Attentif

R : comme regarder, observer, noter sans jugement ni attente, mais plu-


tôt comme un témoin ou un scientiique curieux. C’est le soi-comme-
contexte, le processus de changement de perspective.
R : comme reconnaître, nommer, décrire, étiqueter. C’est un des aspects
de la défusion.
E : comme élargir la conscience à tous nos événements privés, notamment
faire de la place aux émotions et aux sensations douloureuses, s’ouvrir.
C’est un des aspects de l’acceptation et de l’autocompassion.
T : comme transformer les réactions en actions délibérément choisies au
service de nos valeurs. C’est également une façon d’aborder les valeurs et
l’action engagée.
Même si les différents processus sont impliqués dans cette démarche, il
est évident que l’essentiel ici revient à la pratique de la pleine conscience,
qui véhicule implicitement les autres processus.
La force de l’ACT est qu’aucun processus n’est jamais exclu en raison de
leur interdépendance, même si l’un d’entre eux est prioritairement exploré.
En clair, mettre en œuvre expressément « aware » va nécessairement mobi-
liser « open » et « engaged ». C’est la démarche adoptée dans le cas clinique
présenté ici.
En faisant appel à l’expérience du moment, il n’y a pas de place pour
une structure précise et programmée d’entretien. Le spontané prime sur
l’ordonnancement, la curiosité sur un protocole particulier. Néanmoins,
absence de protocole ne signiie pas absence d’objectif, en l’occurrence celui
de renforcer la lexibilité psychologique du patient.
Afin que cette présentation ne souffre pas de confusion, les extraits
d’entretien seront ordonnés en fonction des différents abords de
l’ARRÊT.
Il n’y a pas nécessité de cheminement chronologique ; par exemple, le
même abord pourra être absent d’une séance et être repris plusieurs fois
dans une autre. En fait, chaque séance est conçue comme unique, ou même
comme virtuellement ultime. Il n’y a ni commencement ni in, ni entrée
ni sortie, ni arrivée ni départ. Il n’y a qu’un voyage, une traversée, un pro-
cessus. Par ailleurs, du fait de son aspect contingent, il n’est pas étonnant
que cette modalité d’intervention soit virtuellement brève, sans préjuger
néanmoins de son impact radicalement transformant.

Les dificultés de Jérémie


Jérémie est un homme de 27 ans qui vit chez ses parents. Ceux-ci ont quitté
Paris il y a neuf ans pour aller vivre dans une bourgade du Berry.
Vers l’âge de 5 ans, Jérémie montre des dispositions pour le violon. Il
porte alors « l’ambition de la famille ». Effectivement, son professeur conie
à sa mère qu’il fonde beaucoup d’espoirs sur ses capacités artistiques.
L’alchimie du moment présent 73

Son intuition ne sera pas conirmée et l’enfant, au il des échecs et des


déceptions aux concours et examens oficiels, s’oriente vers un exercice
plutôt ludique de son activité musicale. C’est le métier de luthier qui inale-
ment le relie à son zèle initial.
À 19 ans, il trouve facilement du travail à Paris, dans un magasin d’ins-
truments de musique.
Peu de temps avant sa venue en province, il est victime de plusieurs
attaques de panique dont deux dans le métro, et développe une agorapho-
bie progressivement handicapante qui le conduit à abandonner son emploi.
Il lui est de plus en plus dificile de retourner à Paris et, ne trouvant pas
d’activité dans le même secteur, il envisage de travailler dans une usine car
il supporte très mal le chômage et la dépendance inancière à ses parents
qui en découle.
Quelque temps avant le début de la prise en charge thérapeutique,
l’entente familiale a beaucoup souffert de l’annonce de son homosexualité,
vécue par sa mère sur un mode dramatique et à l’origine d’un important
rejet par son frère aîné.
Ne se sentant pas reconnu, Jérémie traverse une période dificile, qui le
conduit à conclure que sa vie est « un gâchis et un échec lagrant » et qu’il
vit « au milieu de nulle part ». Le jeune homme consulte car il est confronté
au bilan d’une vie ayant perdu tout son sens.

Processus de l’entretien focalisé


sur le moment présent
Dès le début de l’entrevue avec Jérémie, je suis frappé par sa dificulté à
demeurer présent. Il semble débiter un monologue logorrhéique sans
jamais tenir compte de ma présence, le regard ailleurs. C’est ce constat qui
a motivé mon choix de travailler préférentiellement avec « aware » dans
cette situation.

S’arrêter et s’ancrer
– Jérémie (J) (parlant très vite, le regard fuyant) – À bien y regarder,
ma vie n’est qu’un énorme gâchis. J’ai déçu tout le monde, ma
famille, mon professeur de violon, mes amis, et je ne parviens
pas à me ixer sur un objectif clair. Le seul travail qui me conve-
nait, je n’ai pas été capable de le garder. Mes attaques de panique
m’ont rendu complètement impuissant et maintenant je suis dans
l’incapacité totale de retourner à Paris, unique chance pour moi de
retrouver un travail intéressant. À la seule perspective de prendre
le métro, j’ai une angoisse ingérable ! Je vois bien que ma mère a
plus de pitié que d’amour pour moi. C’est parfaitement normal
d’ailleurs, puisque je rate tout ce que je tente ! 
74 Attentif

 – Thérapeute (T) – Seriez-vous d’accord pour ralentir un peu ? Et


peut-être que même si…
– J – Comment faire, avec un tel constat ? Je ne pourrai jamais
regagner la coniance de quelqu’un. D’ailleurs, je n’ai jamais été
reconnu, personne ne m’a accordé le moindre crédit…
– T – Je comprends bien que toutes ces pensées vous angoissent !
Pourrions-nous essayer de…
– J – J’ai vraiment besoin d’être aidé parce que jamais je ne m’en
sortirai tout seul…
– T (élevant légèrement la voix tout en demeurant calme) – Justement,
êtes-vous d’accord pour me laisser prendre la parole maintenant
ain de vous aider ?
– J (dirigeant alors un regard surpris vers le thérapeute) – Oui… bien
sûr !
– T – Je vois bien combien vos propos déclenchent du mal-être et
de l’anxiété et j’aimerais vous inviter à recentrer votre attention
sur le moment présent, en vous concentrant tout d’abord sur votre
corps, en particulier sur votre posture corporelle et votre mimique,
[…] ainsi que sur les parties de votre corps en contact avec le
siège sur lequel vous êtes assis. […] Prenez quelques instants pour
seulement explorer les diverses sensations se manifestant lors de
cette observation, sans penser aux sensations mais en tentant,
du mieux que vous le pouvez, simplement, de les ressentir. […]
Quand vous vous sentez prêt, dirigez votre attention sur le soufle,
plus précisément sur les sensations du soufle. […] Il ne s’agit pas
de penser à la respiration, mais simplement d’observer les sensa-
tions émanant d’elle, sans chercher à la changer, en choisissant
une région où le ressenti est le plus net. […] Je vous propose de
porter votre attention sur les sensations émanant du soufle qui
entre et qui sort du corps, en laissant les pensées aller et venir, sans
tenter de modiier les sensations. […] Si vous le souhaitez, vous
pouvez suivre et compter cinq à six respirations. (Pause de trois
minutes.) Que pouvez-vous me rapporter de cette expérience ?
– J – Je me sens légèrement moins agité.
– T – Je vous suggère de revenir régulièrement à cette brève pra-
tique de respiration consciente ain de pouvoir vous ancrer dans
l’instant présent. Vous pouvez y faire appel chaque fois que vous
prenez conscience que vous êtes absorbé dans de vieilles pré-
occupations et que vous constatez que vous n’êtes pas vraiment
présent.

Au début de ce bref échange, il est évident que l’attention de Jérémie est


instable, changeante et fragmentée, comme si des menaces réelles se mani-
festaient à l’instant. La quasi-totalité de la capacité attentionnelle est cap-
turée par les pensées. Mon premier objectif est donc de recouvrer le champ
attentionnel au proit d’objectifs ciblés par le processus thérapeutique.
L’alchimie du moment présent 75

J’y parviens en proposant de diriger la conscience de façon étroite (concen-


tration) sur certaines sensations, avant d’inviter, un peu plus tard dans
l’entretien, à la déployer au service d’une exploration de l’ensemble des
événements privés que sont les émotions, les sensations, les impulsions et
les pensées.
À chaque fois que l’attention du patient est kidnappée par les pensées,
les souvenirs, les ruminations, le thérapeute a la possibilité de faire appel à
l’ARRÊT en proposant de diriger l’attention sur le soufle.

Regarder, observer
Parce que l’anxiété est déjà présente dès le début de l’entretien, je peux
d’emblée découvrir comment Jérémie y fait face, en temps réel. Il n’est pas
utile de faire des commentaires d’évaluation, mais seulement d’expliciter
les processus au fur et à mesure de leur apparition. L’objectif ultime est de
diriger et rediriger encore la conscience du patient sur sa façon de répartir
ses ressources attentionnelles.
– J (la voix atone) – Je pourrais toujours essayer d’arrêter de penser
à mes dificultés, à mes regrets, aux souvenirs douloureux… mais
je n’y arriverai jamais ! Je ne suis sûrement pas fait comme les
autres… Je ne comprends pas !
L’attention de Jérémie est déviée vers ses estimations, son autojugement,
sa tentative d’analyse. Je cherche à traverser cette dificulté pour mobili-
ser le maximum d’attention.
– T – J’aimerais que vous demeuriez attentif à ce qui se manifeste
quand vous êtes au contact de ces trois pensées : « Je n’y arriverai
jamais ! », « Je ne suis sûrement pas fait comme les autres » et
« Je ne comprends pas ! ». Restez avec chacune de ces pensées
successivement quelques instants, en notant pour chacune les
manifestations au niveau corporel, au niveau du ressenti. Il ne
s’agit pas de discuter, d’analyser ces pensées, mais seulement de
les observer, comme vous l’avez fait avec les sensations apparues
avec la conscience du soufle. Accordez-vous quelques instants
pour cela.
– J (ouvre et ferme les yeux à plusieurs reprises) – Voilà bien mon
problème ! Je ne peux pas me concentrer plus de quelques
secondes. Mes échecs, ma transparence, le rejet de ma famille me
reviennent en pleine igure. Et en un temps record, j’entre dans
une spirale de pensées de plus en plus noires.
L’attention de Jérémie est encore déplacée au proit de rélexions. Je vais
pouvoir mettre en évidence ce fait.
– T – Regardez comment votre attention a de nouveau été absor-
bée par d’autres pensées : « Voilà mon problème ! », « Je ne peux
pas me concentrer ». Avez-vous pu observer le mouvement de
votre attention ? 
76 Attentif

 – J – Maintenant que vous me le dites, effectivement, j’ai,


comment dire… glissé vers d’autres constats ? Sans en être vrai-
ment conscient. Mais je vous l’ai déjà dit, cela arrive tout le temps.
Je ne contrôle rien quand je rentre dans mes cercles vicieux de
pensées négatives, et très vite, l’angoisse augmente rapidement.
– T – J’observe qu’à nouveau, vous passez à d’autres sujets, la
fréquence de ce type de fonctionnement, les cercles vicieux de
pensées négatives… Vous voyez ?
– J – Vraiment ?
Une mimique de connivence se lit sur son visage quand il prononce ce
mot. C’est le début de la reconquête de ses ressources attentionnelles
que le thérapeute va favoriser en lui suggérant de simplement faire
attention.
– T – Du mieux que vous le pouvez, revenez maintenant avec
moi, dans cette pièce. Tentez de demeurer ici, vraiment ici, dans ce
moment-ci, à cet endroit-ci. Quand vous constatez que vous êtes
attiré hors d’ici, hors de l’instant, voyez si vous pouvez ramener
votre attention ici et maintenant. Si c’est plus facile, vous pouvez
fermer les yeux et porter votre attention sur votre soufle.
Jérémie pratique l’exercice durant deux ou trois minutes.
– J – Il me semble que je saisis votre demande, mais mon esprit
devient barjot et je sens l’anxiété monter. C’est ce qui arrive quand
je panique.
Ce retour est très constructif, même si apparemment son contenu est
négatif, car Jérémie commence à prendre conscience de l’instabilité de
son attention et de comment cette instabilité alimente son angoisse.
– T – Maintenant, vous pouvez observer cette anxiété de l’inté-
rieur. Vous décidez de faire quelque chose de simple, comme
être ici en observant ce qui est présent, et votre esprit veut partir,
poursuivre vos peurs futures. C’est un peu comme courir après son
ombre !
– J – Je vois ! Ça ressemble exactement à cela !
– T – Si vous êtes prêt, revenez maintenant quelques instants
sur les pensées que vous connaissez bien : « Je n’y arriverai
jamais ! », « Je ne suis sûrement pas fait comme les autres » et
« Je ne comprends pas ! ». Demeurez sur chacune de ces pensées
successivement en portant également votre attention sur les sen-
sations corporelles qui les accompagnent. Observez ce qui se passe
dans votre corps, où se situent les sensations les plus nettes, sans
analyser ni discuter les pensées. Notez seulement comment elles
se manifestent en tant que sensations dans le corps. Commencez
par « Je n’y arriverai jamais ! », puis je vous guiderai ensuite pour
contacter les sensations physiques en lien avec les autres pensées. 
L’alchimie du moment présent 77

 J’ai directement redirigé la conscience de Jérémie vers sa manière


de gérer son attention tout en constatant les messages anxieux de
son esprit. Compte tenu des dificultés nombreuses auxquelles Jérémie
est confronté, il est probable que les changements répétés d’objets
d’attention soient au service de l’évitement émotionnel. Pour ne pas
perdre l’objectif initial, un retour sur l’observation des cognitions d’auto-
jugement est à nouveau proposé, en ciblant non pas leur contenu mais
leurs conséquences en termes de sensations corporelles.
Je guide l’exploration en faisant observer les pensées, puis les sensations,
en employant un cadrage de hiérarchie (ain de dériver des éléments à
partir d’un ensemble) ; je reformule.
– T – Voici les pensées, puis les sensations – et vous êtes en train
de les observer. Si vous pouvez les observer, vous ne pouvez pas
être ces pensées, ni ces sensations. Ces pensées et ces sensations
changent continuellement, mais le « vous » qui les observe, lui, ne
change pas.
Cette contemplation permet d’introduire qu’une part de l’esprit ne fait
qu’observer, sans penser ni ressentir. Le terme proposé au patient privilégie
la simplicité : le « soi observateur », plutôt que le « soi comme contexte
d’apparition des événements psychologiques » !
Une autre approche du soi-comme-contexte est accessible en travaillant
avec le cadrage déictique (qui ouvre l’exploration de différents contextes,
interpersonnels, spatiaux, temporels). La suite de l’entretien illustre égale-
ment cette modalité.
– T – Comment vous sentez-vous maintenant ?
– J – Un peu contracté, surtout dans la poitrine ; le cœur bat
moins vite que tout à l’heure, mais c’est encore bien rapide ; j’ai
les mains moites…
– T – Que diriez-vous de l’intensité de l’anxiété par rapport au
début de notre entretien ? (Cadrage déictique temporel.)
– J – Qu’elle est un peu moins intense, moins diffuse.
– T – Avant d’observer comment se manifeste votre anxiété, vous
aviez décrit un phénomène constant, quotidien. Actuellement,
vous évoquez des changements dans l’intensité, la topographie.
Que vous évoquent ces deux points de vue ?
– J – Quand je pense à mon anxiété, je simpliie en généralisant.
Je crois qu’elle est continue. En l’observant, je constate, à l’inverse,
que l’émotion n’est pas permanente, qu’elle ne cesse de changer
de forme, d’intensité, de localisation…
Après le cadrage déictique temporel, le cadrage déictique interpersonnel
favorise la prise de conscience relative aux changements incessants des
78 Attentif

contenus émotionnels, cognitifs et sensoriels, quand la part qui observe,


elle, ne change pas.
– T – Quand vous décrivez votre personnalité, vous évoquez un
manque d’assurance, de l’indécision, beaucoup de réserve…
– J – Je redoute mes parents, leurs jugements, leurs reproches.
Quant à mon frère, à qui tout semble réussir dans la vie, je ne me
sens pas en capacité de rivaliser avec lui.
– T – Vous vous percevez toujours ainsi ?
– J – Oh, non ! J’ai un ami, pourtant brillant intellectuellement et
socialement reconnu, avec lequel je me sens à l’aise, sans crainte
d’être jugé.
– T – Et avec vos anciens collègues de travail, c’était comment ?
– J – Cela dépendait du caractère de chacun, mais je dirais que
j’étais plutôt globalement à l’aise.
– T – Diriez-vous que différentes images de vous-même s’expri-
ment en fonction de la situation et que toute description est
nécessairement incomplète ?
– J (avec un sourire teinté d’ironie) – Je n’aurais pu mieux le dire !

Reconnaître, nommer, décrire


L’anxiété de Jérémie est tellement envahissante qu’elle étouffe les autres
émotions. Les catastrophes redoutées pourraient pourtant déclencher dif-
férentes expériences émotionnelles telles que la culpabilité, l’isolement,
la tristesse, la honte… Je fais l’hypothèse qu’ici l’anxiété joue le rôle de
paravent pour d’autres expériences négatives. En conséquence, favoriser le
contact avec ces émotions redoutées et évitées serait susceptible de tarir la
source de la spirale anxiogène.
– T – Il me semble qu’il est plus facile de porter l’attention sur
une tâche précise qu’on est en train d’accomplir plutôt que d’être
attentif globalement à l’ici et maintenant. Alors, ain d’avoir une
tâche précise, si nous faisions comme si toutes vos préoccupations
étaient effectivement vraies et que vous me décriviez de façon
détaillée les conséquences concrètes dans votre vie ?
– J – Le premier constat, c’est que mon anxiété va empirer et
qu’elle ne s’en ira jamais !
L’anxiété est désignée comme le problème à résoudre. C’est l’occasion
pour le thérapeute de proposer une autre perspective.
– T – Vous m’avez à plusieurs reprises conié que malgré des ten-
tatives variées et répétées, vous n’aviez jamais pu réduire votre
anxiété ; pire, qu’elle vous semblait même s’aggraver. Au lieu
de persévérer dans cette voie apparemment peu prometteuse, je
vous suggère de voir vos inquiétudes et votre anxiété comme des
signaux d’alarme. Ils disent que si vos projections du futur sont 
L’alchimie du moment présent 79

 vraies, vous allez vous retrouver dans un monde de souffrance.


Mais dans le cas présent, vous êtes déjà dans le monde de la souf-
france, aussi il n’y a plus de place pour l’anticipation. La réalité
redoutée est ici. Alors, qu’y a-t-il précisément dans cette réalité ?
– J – Je suis sans travail, et surtout sans réelle chance de pouvoir en
trouver ici. Retourner sur Paris, où j’aurais beaucoup plus d’oppor-
tunités pour obtenir un emploi, est tout simplement inenvisa-
geable. Je me vois assez dificilement travailler en usine, quoique
je ne rejette pas cette solution ; mais le département a un taux de
chômage bien plus élevé que la moyenne nationale. D’autre part,
ma situation familiale actuelle est étouffante : je suis rejeté par ma
famille depuis que j’ai parlé de mon orientation sexuelle, et en
même temps, j’en dépends totalement. Le climat est tendu, ma
mère ne cesse de se lamenter en me reprochant de lui faire beau-
coup de mal, mon père ne m’adresse pratiquement plus la parole,
ce qui est pire que s’il me faisait des reproches clairs, et mon frère
aîné me fuit, ou s’il m’adresse la parole, c’est pour m’insulter… En
dehors de l’ami dont je vous ai parlé qui n’habite pas ici, les seules
personnes qui pourraient me comprendre résident à Paris et peu à
peu je sens que les liens se distendent. Je me sens isolé, au milieu
de nulle part !
À présent, le thérapeute et Jérémie se trouvent au sein d’émotions
redoutées, antérieurement évitées par l’écran des inquiétudes et de
l’anxiété.
– T – Demeurez exactement dans ce que vous venez de décrire.
Qu’est-ce qui émerge dans votre corps ? Que se passe-t-il ensuite ?
Quelles émotions se manifestent ?
– J – La honte et la culpabilité de tout rater dans ma vie.
– T – Donc, honte, culpabilité, et… ?
– J – C’est triste d’être tout le contraire de ce que j’espérais ; je me
sens terriblement isolé.
– T – Donc, honte, culpabilité, tristesse, sentiment d’isolement…
– J – Je suis coupé de tout ce qui compte pour moi !
Jérémie a pu décrire toutes les émotions redoutées et antérieurement
évitées sans faire d’attaque de panique et, qui plus est, en demeu-
rant constamment concentré sur son expérience. Alors j’oriente l’échange
vers une autre direction.
– T – Pouvez-vous demeurer dans cet espace avec tout ce ressenti,
ici et maintenant, sans chercher à changer quoi que ce soit, en
étant simplement ancré dans le présent, attentif également à votre
soufle ? Ces émotions ne sont pas près de disparaître, n’est-ce
pas ? Je constate leur présence sur votre visage.
– J (les larmes aux yeux) – Oh ! Oui…

Ain de permettre une alternative à l’évitement expérientiel, j’invite


Jérémie à rester en contact avec ce qu’il imagine de la réalité pour permettre
80 Attentif

aux émotions évitées de se manifester. D’une attention initialement labile,


au service de l’évitement, le patient se dirige ensuite vers une attention
plus stable en se concentrant sur les émotions et les sensations redoutées,
qu’il étiquette en les nommant précisément. Notons que, contrairement
à l’approche de la thérapie cognitive, la vision catastrophique imaginée
n’est pas considérée comme une pensée erronée ou une probabilité inime
à restructurer, mais au contraire utilisée pour accéder aux émotions évitées.
De plus, Jérémie, durant ce dernier échange, n’obéit plus aux injonctions
tacites de son anxiété (défusion).

Élargir
Les stratégies habituelles pour faire face à des émotions douloureuses
s’appuient sur la tentative de contrôle, soit en luttant pour s’en débarrasser,
soit en s’efforçant de les « résoudre » ; il est très intéressant de rendre le
patient conscient de cette démarche ain de permettre l’émergence d’autres
perspectives (c’est le désespoir créatif, dont la fonction, en faisant le bilan
des vaines stratégies antérieures de contrôle, est d’inviter à s’ouvrir à des
relations radicalement différentes avec les pensées, les émotions, les sen-
sations).
Ainsi, après avoir cherché à exclure, suggérer d’inclure devient l’option
novatrice. Si le champ de conscience s’élargit ain d’accueillir la globalité
de l’expérience, il en résultera une dilution des éléments dificiles au proit
d’une attitude inclusive, ouverte à la réalité du moment et, in ine, équa-
nime. Cette posture invite à la bienveillance pour soi du fait même de la
présence d’éléments douloureux. Aussi, permettre aux sensations dificiles
d’être ici parce qu’elles sont déjà présentes encourage la sollicitude pour
soi et l’autocompassion. L’acceptation, en l’occurrence, c’est consentir à
accueillir pensées et émotions agréables ou douloureuses, ain de pouvoir
agir au mieux selon nos valeurs.

– T – Vous êtes maintenant avec le scénario vivace que votre


esprit produit en permanence. C’est tentant de vouloir le faire dis-
paraître. Personne n’a envie d’une vie dénuée de sens.
– J – C’est vrai que je voudrais pouvoir arrêter ça, mais il se pro-
jette en boucle !
Voici la stratégie utilisée depuis toujours, à savoir : « Pouvoir arrêter
ça ! » Je propose une alternative.
– T – Et si vous viviez votre vie tout en laissant le ilm continuer à
se dérouler ?
– J – Comment vous pouvez vivre serein avec autant d’anxiété et
de pensées négatives ?
– T – Vous vous souvenez que nous avions déjà relevé qu’en sou-
haitant être simplement dans l’ici et le maintenant, en observant 
L’alchimie du moment présent 81

 ce qui est présent, votre esprit partait à la poursuite de peurs


futures, comme s’il courait après son ombre ? Comment peut-on
se réapproprier son attention, ne pas la laisser dévier ?
– J – En arrêtant de courir. Au lieu de cela, apprendre à… demeu-
rer sans rien faire, s’arrêter de chercher, de penser… en se disant
qu’il n’y a pas de problème, pas de dificulté ?
– T – Avez-vous déjà essayé de ne pas penser, de chasser les images
douloureuses ? Est-ce que ça fonctionne ?
– J – Malheureusement, non ! Je ne cesse pas de chasser les mauvais
souvenirs, mais ils reviennent, et même parfois avec obstination !
– T – Quand vous faites quelque chose d’important pour vous,
toute votre attention est investie dans cette tâche et elle ne vaga-
bonde plus sur quoi que ce soit d’autre. Aussi, vous pourriez être
conscient que le ilm est là, mais dans les coulisses de votre atten-
tion en quelque sorte. Vous n’avez rien à faire de spécial avec ce
ilm. Il est simplement là et vous consacrez toute votre attention à
ce qui vous importe vraiment, à ce moment.
– J – Si je comprends bien, quand je regarde les offres d’emploi le
matin et que le ilm repart sur toutes mes tentatives lamentables
de retourner à mon ancien job à Paris ou bien sur les entretiens
d’embauche qui n’ont jamais abouti, ou encore sur mes perspec-
tives d’avenir « sans avenir », vous êtes en train de me dire qu’il
n’est pas utile de chercher à l’arrêter !
– T – C’est cela ! Si vous cherchez à l’arrêter, votre esprit va à nou-
veau courir après son ombre ! Toute votre attention sera kidnap-
pée, déviée, et vous n’en bénéicierez plus pour vous concentrer
sur la pertinence de telle ou telle offre d’emploi, ou sur la façon
dont vous allez formuler une demande d’entretien, etc.

Jérémie comprend maintenant l’inutilité et la contre-productivité de la


lutte ou des tentatives de contrôle des événements privés. À l’inverse des
anciennes stratégies, en étant plus indulgent à son égard, en acceptant
l’éventualité d’échecs comme une issue permise, Jérémie adopte une pos-
ture en cohérence avec ses souhaits profonds. À partir de là, il peut rediriger
son attention vers des buts importants.
– J – Il faut absolument que je trouve rapidement un travail. Je
suis trop dépendant de mes parents, ce qui me met dans une posi-
tion défavorable et ne me permet pas de m’afirmer. L’hostilité
face à mon homosexualité s’en trouve encore bien plus blessante.
– T – Qu’en est-il de votre capacité à contrôler votre attention
quand vous anticipez des perspectives plus cauchemardesques les
unes que les autres ?
– J – Je ne peux pas réellement faire attention ou me concentrer
sur ce que je suis en train de faire. C’est comme si j’avais un trou
de mémoire, une absence. 
82 Attentif

 – T – Et si au lieu de contrôler votre anxiété en faisant déiler les


catastrophes potentielles, ce qui ne fait que l’intensiier, vous inau-
guriez une façon différente d’envisager la possibilité de l’échec ?
– J – Cela me semble bien plus facile à dire qu’à faire !
– T – Absolument. Il vous faudrait tenter de conserver votre
attention sur ce que vous avez décidé de faire, et non sur les vaga-
bondages de votre esprit, et ce n’est effectivement pas facile. C’est
la raison pour laquelle il est essentiel de cultiver une attitude de
bienveillance, d’acceptation vis-à-vis de soi, non pas parce que
vous vous jugez au-dessus des autres, mais du fait que vous souf-
frez. Il s’agit d’avoir l’intention de prendre soin de soi ain d’être
en mesure de mieux accueillir les émotions douloureuses.

Transformer
La inalité première des instigations à focaliser l’attention du patient dans
le moment présent est de l’aider à découvrir un nouveau sens à sa vie. Il
ne s’agit pas d’agir directement sur l’anxiété. L’accueil de celle-ci permet
de laisser émerger d’autres affects antérieurement occultés. Le patient
est motivé par ses valeurs. Quand elles se trouvent malmenées, les senti-
ments d’isolement, la honte, la culpabilité et la tristesse apparaissent. Ces
affects témoignent précisément de ce qui importe à Jérémie dans la vie.
L’utilisation du cadrage conditionnel (qui favorise l’imagination) permet de
clariier les sources de sens, les valeurs personnelles essentielles.
– T – Je vous propose d’imaginer pendant quelques instants que
tous les obstacles actuels (l’hostilité de votre frère, la dépendance
vis-à-vis de vos parents, l’absence d’activité professionnelle, l’iso-
lement…) ont totalement disparu, quelle que soit la façon dont
cela ait pu se produire. Prenez le temps de vous projeter dans ce
scénario magique. (Pause.) Que feriez-vous dans ces conditions,
comment vous comporteriez-vous ? Qu’est-ce qui importerait le
plus dans votre vie ? (Pause.)
– J – Ce qui me vient en premier, c’est ma famille. Même si je
souffre beaucoup actuellement des querelles occasionnées par la
révélation de mon homosexualité, j’aime mes parents, j’adore
mon frère. J’ai besoin du lien familial.
– T – Donc le domaine le plus important dans la vie pour vous,
c’est la famille. Quoi d’autre ?
– J – Les relations amicales, la vie amoureuse sont également pré-
cieuses pour moi. Le travail m’importe et j’ai pris beaucoup de
plaisir à exercer mon métier, mais c’est surtout l’autonomie et la
liberté qu’il me procure qui dominent. Aussi, je pourrais me mon-
trer peu exigeant, dès l’instant qu’une activité professionnelle me
permettrait de reconquérir mon autonomie. 
L’alchimie du moment présent 83

 – T – La famille, les relations amicales, amoureuses, la liberté sont


des conditions majeures à votre épanouissement. Quelles sont les
qualités qui pourraient vous servir de boussole dans vos choix
d’actions ?
– J – J’y ai déjà réléchi et quand je me suis projeté dans votre
scénario « sans obstacles », j’ai ressenti l’importance de la dignité
et du respect…
– T – Et ?
– J – La idélité, la connexion…
– T – Nous pourrons ultérieurement préciser davantage tout ce qui
fait sens pour vous dans la façon de se comporter. Déjà, vous avez
clairement conscience de l’importance à vos yeux de la dignité, du
respect, de la idélité et de la connexion !
– J – Oui ! Cela me parle énormément…
– T – Alors plutôt que de vous laisser malmener par l’anxiété, de
permettre à votre esprit de vous tyranniser en vous susurrant que
tout ce que vous entreprenez ne peut que déboucher sur un nou-
vel échec, seriez-vous partant pour vous mettre en contact avec
toutes vos valeurs ?
– J – C’est-à-dire ?
– T – En permettant à l’anxiété d’être aussi présente que durant
les expériences réalisées durant notre entretien. En la laissant aller
et venir, sans chercher à la contrôler. En laissant toutes les pensées
négatives être également de la partie, sans plus intervenir, comme
nous l’avons fait pendant notre échange. Quand la réalité n’est pas
celle que vous souhaiteriez du fait de l’opposition, des reproches
et de l’hostilité de vos proches, l’anxiété, la tristesse, le sentiment
d’isolement, la culpabilité, etc., tout cela se manifeste. C’est tout
à fait naturel ! C’est le prix à payer pour que ce que vous êtes en
train de faire ait du sens pour vous et que vous soyez en contact
avec certaines qualités comme la dignité, le respect, la idélité, la
connexion…
– J – Je vois…
– T – Aussi, seriez-vous d’accord pour ressentir de l’anxiété si c’est
la condition nécessaire pour être le ils, le frère, l’ami, le collègue
que vous souhaitez profondément être ?
– J – Vu comme cela…
– T – Et que ressentez-vous lorsque vous vous projetez dans cette
perspective ?
– J – Beaucoup d’anxiété !
– T – Je peux vous assurer qu’à votre place, dans votre situation,
c’est également ce que je ressentirais !

La perspective d’aborder le vécu anxieux à l’intérieur du moment même


permet d’explorer comment il se manifeste et surtout à quelles occasions.
84 Attentif

Quand la lutte et le contrôle prédominent, quand l’esprit est occupé à ten-


ter d’anticiper tous les dangers, réels ou redoutés, alors s’ensuivent la perte
des ressources attentionnelles, la diminution d’une palette émotionnelle
vaste et de la rigidité comportementale.
La priorité donnée à « aware » lors de manifestations anxieuses permet au
patient d’expérimenter :
• que l’anxiété n’est ni dangereuse ni toxique, quand bien même elle n’est
ni agréable ni confortable. C’est simplement un état émotionnel naturel ;
• qu’écouter ce que l’émotion peut nous apprendre au lieu de consacrer son
énergie et son attention à tenter de la contrôler ou de la supprimer permet
un positionnement différent, libérateur ;
• que l’anxiété est une force puissante de motivation quand l’attention est
soutenue ;
• que non seulement l’anxiété n’est pas synonyme de dysfonctionnement,
mais que, au contraire, elle est la preuve de la présence de nos valeurs
puisqu’elle est le signe que nous sommes concernés, que ce que nous vivons
nous importe.
7 Zaïna se sent dépassée
par elle-même

Lucie Codron

Zaïna est une jeune femme de 19 ans. Aînée d’une fratrie de quatre enfants,
elle a quitté l’île de Mayotte, dont elle est originaire, deux ans avant notre
rencontre, pour venir faire ses études à Lille. Elle est à présent en deuxième
année de BTS.
Elle vient en consultation en raison de crises de boulimie dont elle souf-
fre depuis plusieurs années et qui sont de plus en plus fréquentes depuis
quelques mois. Les crises apparaissent en moyenne trois à cinq fois par jour.
Ne pas parvenir à contrôler son comportement alimentaire induit chez elle
un fort sentiment d’impuissance et de culpabilité. Elle se plaint également
d’une prise de poids due aux crises à répétition, même si bien souvent elle
se fait vomir. Notons qu’elle présente des antécédents d’anorexie, pour les-
quels elle a été suivie à l’adolescence.
Zaïna se dit également au bord de l’épuisement, dépassée par la charge de
travail à accomplir au quotidien. Elle cherche à réussir ses études brillam-
ment et fait pour cela de nombreuses concessions.
Par ailleurs, elle souffre de l’éloignement avec ses proches. Elle vit seule.
Elle a pu se faire quelques amis dans sa classe, mais elle les fréquente rare-
ment en dehors. Elle est en couple depuis l’âge de 16 ans avec un jeune
Mahorais qui fait lui-même des études dans une autre ville de France métro-
politaine. Ils parviennent à se voir un week-end chaque mois.

L’illusion de contrôle empêche l’action


L’échange suivant a eu lieu lors de la première consultation avec Zaïna,
alors que nous abordions son rapport à la nourriture.
– Zaïna (Z) – J’ai l’impression que toute ma vie, j’ai entendu
« Zaïna, mange », « Ressers-toi », « Prends-en un peu plus ». Chez
moi, on mange quand ça va bien, quand ça ne va pas, bref, on
mange tout le temps. C’est un truc que je détestais. Plus on me
demandait de manger, plus ça me dégoûtait. Il était hors de ques-
tion que je mange et que je devienne comme les autres.
– Thérapeute (T) – Comment ça, comme les autres ? 

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
86 Attentif

 – Z – Comme toutes les femmes du village où j’ai grandi. La plu-


part n’ont jamais bougé de l’île. Mes copines rêvaient uniquement
d’arrêter le lycée, de se marier et d’avoir des enfants. C’est d’ail-
leurs ce qui s’est passé pour la majorité d’entre elles. Et après, ini
la liberté !
– T – Quel lien faites-vous entre le fait de manger et celui de vivre
au village avec un mari et des enfants ?
– Z – La moitié des femmes sont en surpoids. Elles ont une vie
super limitée : c’est les casseroles, les enfants et c’est tout. Elles
deviennent les esclaves de leur famille et n’ont même plus le
temps de prendre soin d’elles. Ça représente tout ce que je ne veux
pas être.
– T – Qu’aimeriez-vous être ?
– Z – Je veux être libre, voyager, avoir une carrière, rencontrer
plein de gens intéressants. Je ne veux surtout pas me limiter et
m’enfermer dans un rôle qui ne me correspond pas. Mais j’ai
l’impression que je n’arriverai jamais à rien. (Elle se met à pleurer.)
– T – Et pour autant, vous êtes là, à des milliers de kilomètres de
Mayotte, en train de faire des études. N’êtes-vous pas déjà en train
de faire ce dont vous rêviez ?
– Z – Oui, c’est ça, le pire. Je suis exactement où je veux être, dans
un endroit qui me correspond complètement et pour autant, ça
ne va pas. Je n’arrive pas à être la personne que je devrais être.
Franchement, je ne me comprends pas… J’ai tout pour réussir et je
n’y arrive pas.

Zaïna utilise la minceur pour se positionner socialement dans des valeurs


qui ne sont pas forcément celles de sa communauté. Elle accorde par exem-
ple beaucoup d’importance à l’enrichissement personnel que l’on peut tirer
en allant à la rencontre des autres, en faisant des études, ou simplement
à travers des loisirs. Dans sa quête de la minceur, il semblerait que ce soit
bien vers ces valeurs qu’elle cherche à se diriger. Or elle évoque la dificulté
à les incarner. Pour beaucoup de patients, dont Zaïna, il y a énormément
de frustration, de culpabilité ou de honte à ne pas savoir agir comme ils le
voudraient alors même que le contexte semble favorable à l’action. Ainsi,
en venant faire des études en métropole, Zaïna avait anticipé ressentir du
bien-être et s’était imaginé investir sa vie sociale et culturelle. Elle perçoit
une incohérence entre son contexte de vie actuel et ses expériences psy-
chologiques.
– T – Je perçois ce mélange de colère et de frustration dans vos
paroles. Ça ne m’est pas étranger. Ce qui vous agace, c’est de ne pas
réussir à aller vers les autres ou à faire certaines choses alors même
que c’est tout ce que vous désirez et que le contexte paraît porteur
pour vivre ce type d’expérience. Dans mon cas, c’est par exemple 
Zaïna se sent dépassée par elle-même 87

 d’interagir avec colère avec les gens que j’aime alors même que
c’est si important pour moi d’avoir une communication apaisée
et que, de par mon travail, je maîtrise plein d’outils qui devraient
me permettre d’y arriver. C’est vraiment dificile, lorsque quelque
chose nous tient à cœur, de ne pas réussir à le faire ou à l’incarner !
En rapportant son expérience, la thérapeute cherche à normaliser la
dificulté à agir en direction des valeurs en présence d’inconforts, et les
émotions que cela suscite.
– Z – Je n’aurais jamais cru qu’à vous aussi, ça pouvait arriver.
– T – Oh oui ! Et comme c’est frustrant ! Pendant longtemps, face
à ce genre de situation, je me sentais complètement démunie.
Puis, grâce à certaines rencontres que j’ai faites, j’ai pu apprendre
à percevoir ces situations différemment. Je vais essayer de vous
transmettre ce que j’ai moi-même appris. Je cherche une analo-
gie pour faire passer l’idée… Voyons, par exemple, avez-vous eu
l’occasion d’aller dans une fête foraine depuis que vous êtes en
métropole ?
– Z – Oui, plusieurs fois.
– T – Voyez-vous ce que sont les « palais du rire » ?
– Z – Vous parlez des manèges dans lesquels on passe d’une pièce
à l’autre avec à chaque fois des obstacles à surmonter ?
– T – Oui, c’est bien ça ! Vous avez dû constater qu’alors même
que vous progressez par moments à grands pas, votre progres-
sion est parfois freinée par l’apparition soudaine d’un obstacle.
(Zaïna hoche la tête.) Est-ce que vous vous souvenez également
que certains de ces obstacles sont clairement visibles, il s’agit alors
de se contorsionner pour passer au travers ? Alors qu’à d’autres
moments, c’est plus subtil, on peut buter sur un obstacle sans
comprendre ce sur quoi on bute ?
– Z – Oui, je m’en souviens, c’est énervant !
– T – Je suis d’accord avec vous. C’est frustrant, surtout lorsqu’on
a encore en tête l’image des visiteurs qui sortaient du palais du rire
un grand sourire aux lèvres, comme s’ils avaient tout traversé avec
beaucoup de facilité.
– Z – Oui, ça m’avait fait cet effet-là aussi !
– T – Je vous parle de ça, car ces obstacles, ce sont toutes les choses
auxquelles nous faisons face dans la vie et sur lesquelles nous
n’avons pas de contrôle.
– Z – Comment ça ?
– T – Par exemple, pour moi, dans la situation qui me préoccupe,
j’ai beau avoir plein d’outils de communication, je ne contrôle
pas les réactions de la personne en face de moi, l’apparition de
sensations de colère qui montent en moi et de toutes ces pensées
qui crient à l’injustice.
– Z – OK, je vois ! 
88 Attentif

 – T – Et comme dans un palais du rire, je ne comprends pas tou-


jours que ce sont ces choses sur lesquelles je bute. Je peux alors
chercher à passer en force en faisant comme si tous ces obstacles
n’existaient pas… mais ça marche rarement. D’autres fois, j’essaie
de prendre conscience qu’il y a ces choses sur mon chemin et de
comprendre en quoi consiste la dificulté pour mieux m’y adapter,
et là, ça marche mieux, même si ça reste peu évident…

La thérapeute introduit ici l’importance de prendre conscience de ses


actions et des différents éléments du contexte qui les inluencent. Il n’est pas
rare que certaines sources d’inluence ne soient pas perçues par le patient,
ce qui est clairement le cas chez Zaïna puisqu’elle ne fait pas le lien entre
ses expériences internes et ses dificultés à agir. C’est à travers le contact
avec l’instant présent que la thérapeute pourra, dans les séances suivantes,
entraîner Zaïna à observer et décrire ce qui se passe en elle, autour d’elle, et
la façon dont ces différents éléments inluencent son comportement.

– Z – Ce que vous voulez dire, c’est qu’en repérant par exemple


l’obstacle « colère », vous parvenez à réagir autrement qu’en étant
en colère ?
– T – C’est à peu près ça : si je ne le repère pas, j’ai peu de chance
de pouvoir agir autrement, tandis que si je le repère, j’ai une vision
plus complète de la situation, ce qui augmente la probabilité d’agir
comme je le souhaite.
– Z – OK, je comprends.
– T – Au inal, avec tous ces obstacles qui se dressent devant nous
et que nous sommes à même de percevoir, nous faisons de notre
mieux pour avancer chacun dans notre palais du rire respectif.
Est-ce que ça a du sens pour vous ?
– Z – Oui, ça me parle. Je ne m’étais pas vraiment rendu compte
que ce que je pouvais ressentir, mes pensées, tout ça, rendait les
choses moins faciles pour moi, et que c’est important de les pren-
dre en considération. J’avais l’impression de ne pas être normale à
ne pas savoir faire des choses que tout le monde sait faire.

La métaphore du « palais du rire » a été introduite pour appuyer le fait


que notre marge d’action est parfois réduite face à toutes ces choses que
nous ne contrôlons pas. Nous pouvons néanmoins apprendre à agir dans
cet espace, si ténu soit-il, pour avancer dans la direction de nos valeurs.
Mais encore faut-il avoir conscience que cet espace existe, et pour cela, il est
impératif d’être en contact avec l’instant présent.
La in de la séance, non rapportée ici, est utilisée pour généraliser ce que
Zaïna vient de comprendre à différents domaines de sa vie. Quelles sont les
choses qui ne sont pas sous son contrôle lorsqu’elle poursuit un objectif qui
lui tient à cœur ? Que fait-elle à ce moment-là ? Est-ce eficace ?
Zaïna se sent dépassée par elle-même 89

Le contact avec l’instant présent comme


vecteur de connaissance sur soi
La séquence suivante a lieu lors de la seconde consultation. La thérapeute
amène Zaïna à prendre conscience des éléments du contexte (à la fois
internes et externes) qui exercent une inluence sur ses crises de boulimie.
Cette prise de conscience est une étape nécessaire dans le chemin vers
une plus grande lexibilité psychologique. La lexibilité psychologique est
déinie comme la capacité à disposer d’un choix de comportements face
aux émotions, aux pensées et aux sensations douloureuses (Monestès &
Villatte, 2011). En effet, sans la conscience des éléments du contexte qui ont
une inluence sur nous, comment se libérer de cette inluence ? De la même
manière, comment disposer d’un choix d’actions si on n’a aucune idée de ce
qui nous fait agir ? La lexibilité psychologique ne peut donc s’acquérir qu’à
travers la connaissance des facteurs qui inluencent nos comportements.
Une approche expérientielle est utilisée à cette in. La thérapeute replace
Zaïna dans un contexte où elle souhaite disposer d’un choix d’actions,
celui de ses crises de boulimie. Elle choisit donc de replonger Zaïna dans le
contexte où s’est produite la dernière crise et lui pose un ensemble de ques-
tions l’amenant à observer et décrire différents aspects de son expérience.
Notons que les questions sont le plus souvent formulées au présent. L’inté-
rêt est d’amener la patiente à expérimenter « ici et maintenant » des choses
qu’elle a vécues à l’extérieur du cabinet.
– T – Peut-être pouvez-vous me reparler de votre dernière crise de
boulimie. Pourriez-vous me décrire ce qui s’est passé ?
– Z – C’est arrivé hier. Hier, je n’ai pas du tout bougé de chez moi
de la journée, j’ai essayé de réviser, mais j’avais du mal. La dernière
crise a eu lieu vers 18 heures. J’ai engouffré tout ce que j’avais sous
la main : une baguette et les yaourts que j’avais dans le frigo.
– T – D’accord. Je vous propose qu’on prenne le temps de revenir
sur ce qui s’est passé. Si vous le souhaitez, vous pouvez fermer
les yeux ain de vous replonger plus facilement dans la situation.
Revenons un quart d’heure avant que la crise se produise. Dans
quelle pièce de la maison vous trouvez-vous ?
– Z – Je suis dans ma chambre
– T – Très bien. Où vous trouvez-vous dans cette pièce ?
– Z – Je suis assise en tailleur sur mon lit, le PC en face de moi. Je
dois faire une iche d’exercices, mais je galère.
Il est utile de passer quelques minutes à « planter le décor ». Nous
renforçons ainsi le caractère immersif de l’exercice, ce qui amène un plus
grand degré de précision dans les observations du patient. Notons que
la séquence ici rapportée a été écourtée ain de faciliter la progression du
lecteur dans le dialogue. 
90 Attentif

 – T – C’est-à-dire ? Comment vous sentez-vous ?


– Z – Complètement découragée. Je n’arrive pas à me concentrer.
Je me sens super mal.
– T – Vous me dites que vous vous sentez super mal. Est-ce que
vous sauriez m’indiquer où dans le corps ça fait mal ?
– Z – C’est au niveau de la poitrine.
– T – À quoi ressemble cette douleur au niveau de la poitrine ?
– Z – Je ne sais pas vraiment comment la décrire. C’est comme si
on m’écrasait.
– T – Est-ce que vous pourriez me dire à quelle émotion cette sen-
sation correspond ?
– Z – Je pense que c’est de la tristesse parce que je sais que j’ai
passé toute la journée à travailler, mais au inal, je n’ai pas beau-
coup avancé. Je suis sûre de rater mes examens.
– T – Vous êtes assise sur votre lit et il y a cette tristesse en vous.
Que se passe-t-il ensuite ?
Notons que lorsque la thérapeute fait allusion à une expérience psycho-
logique, elle cherche à créer une distance entre le patient et son ressenti
(« Il y a de la tristesse » plutôt que : « Vous êtes triste »).
– Z – Je me lève et je vais dans la cuisine.
– T – Qu’est-ce qui vous pousse à vous lever ?
La thérapeute observe une rupture dans la façon de se comporter de
Zaïna : alors qu’elle révisait, elle init par se lever. En se concentrant sur
ce moment, elle cherche à mettre en lumière d’autres sources d’inluence
potentielles sur le comportement de la patiente.
– Z – Je ne sais pas exactement… C’est comme si, d’un coup, ça
devient insupportable de rester là.
– T – Vous me dites que d’un coup, c’est insupportable. Que se
passe-t-il dans le corps à ce moment précis ?
– Z – Quelque chose grandit en moi. Quelque chose de furieux,
de violent et de très douloureux. Comme un tsunami… Je me lève
d’un bond et je me dépêche d’aller dans la cuisine. Je cours presque.
– T – Combien de temps s’écoule entre le moment où cette sensa-
tion vous envahit et le moment où vous vous levez ?
– Z – Ça va très vite, une fraction de seconde.
– T – Parfait ! Vous avez pu identiier que votre crise ne survenait
pas n’importe quand mais dans un contexte bien précis : vous
étiez en train de réviser et vous ne vous sentiez pas eficace. À ce
moment-là, vous ressentiez une sensation d’oppression au niveau
de la poitrine que vous avez identiiée comme étant de la tristesse,
puis une impulsion a pris place en vous sous la forme d’une vague
puissante et vous vous êtes levée pour aller manger. Est-ce que
c’est bien cela ?
La thérapeute prend le temps de reformuler la séquence antécédents-
comportement. En d’autres termes, elle mentionne les différentes sources 
Zaïna se sent dépassée par elle-même 91

 d’inluence qui ont été identiiées dans l’exercice. En laissant la discussion


ouverte, elle offre l’opportunité à la patiente de se positionner, voire de
partager ses propres observations.

Dans le précédent dialogue, Zaïna prend conscience que les crises sont
évoquées dans un contexte d’expériences psychologiques douloureuses et
semblent donc avoir une fonction d’évitement. L’objectif est maintenant
d’amener la patiente à percevoir les conséquences à court terme et à long
terme d’une crise. Ainsi, Zaïna se rend compte qu’à court terme, « manger »
lui permet de ne plus ressentir le mal-être, de se « déconnecter totalement »
comme elle le dira un peu plus tard. Mais, bien entendu, le mal-être revient
une fois la crise terminée, avec plus de force. La honte et la culpabilité
viennent s’ajouter au mal-être initial.
À la suite de cette séance, Zaïna a su rapporter tout un ensemble d’obser-
vations quant aux différents contextes dans lesquels se produisaient les
crises. Ses observations se sont d’ailleurs afinées au fur et à mesure des
séances, ce qui a permis d’ajuster le travail thérapeutique. Nous en verrons
un exemple lors de la huitième séance rapportée plus loin. Notons par ail-
leurs qu’à travers ce travail d’observation, le thérapeute amorce une forme
d’acceptation des pensées et émotions douloureuses. En effet, le temps de
l’observation, la patiente entre en contact avec ses expériences dificiles et
ne cherche pas à les faire disparaître immédiatement. Dans la séquence qui
suit, un travail plus approfondi est présenté sur la façon dont on peut déve-
lopper l’acceptation chez un patient, en s’appuyant sur le développement
du soi comme contexte des événements psychologiques.

Promouvoir un sens du soi comme


contexte des événements psychologiques
pour développer l’acceptation
La séquence qui suit s’est déroulée lors de la quatrième consultation. Zaïna
a conscience de l’inluence de certaines expériences psychologiques sur ses
crises, mais parce qu’elle s’identiie encore fortement à chacune de ces expé-
riences, leur inluence reste grande sur son comportement, rendant dificile
le changement. La thérapeute cherche alors à réduire cette inluence en
séparant chez Zaïna le « soi » de son contenu. S’appréhender comme le
contexte d’apparition des expériences psychologiques et non comme ces
expériences elles-mêmes permet de développer un sens de soi plus stable
qui favorise la lexibilité psychologique et par conséquent l’action engagée.
– T – À présent, je vous propose de prendre le temps de passer en
revue chaque partie de votre corps et d’observer les sensations qui 
92 Attentif

 s’y trouvent. Voyez si vous pouvez percevoir toutes les sensations


qui pourraient être liées à des émotions. Concentrez-vous à pré-
sent sur la zone de votre corps qui fait le plus mal, celle où il y a le
plus d’émotions. Pourriez-vous me décrire ce que vous observez ?
– Z – C’est au niveau de la poitrine.
– T – Est-ce que vous sauriez me dire à quoi ressemble cette sensa-
tion au niveau de la poitrine ?
– Z – C’est la même que la dernière fois. En fait, c’est la même
sensation qui revient tout le temps. Ça fait comme un grand vide.
Un trou noir qui aspirerait tout.
– T – Belle observation !
À travers cette exclamation, la thérapeute cherche à renforcer les
comportements d’observation sans entrer dans le contenu de ce qui est
décrit par la patiente.
– T – Voyez si vous pouvez maintenant rester en contact avec cet
inconfort quelques instants sans chercher à le faire disparaître
ou à le modiier de quelque façon que ce soit. Permettez-vous
simplement d’observer ce « trou noir », ce « grand vide » dans
votre poitrine. Laissez-vous le ressentir tel qu’il est un court
moment.
– Z – Non, je ne peux pas. (Elle ouvre les yeux.)
– T – Est-ce que vous sauriez me dire ce qui s’est passé à l’intérieur
de vous lorsque vous avez commencé à observer les sensations
logées dans votre poitrine ?
– Z – Je ne sais pas trop. C’est comme si ça avait crié « Non ! » très
fort dans ma tête.
– T – Comme si c’était dangereux d’aller observer cette sensation ?
– Z – Oui, c’est exactement ça.
– T – Que pourrait-il se passer ?
– Z – Je crois qu’elle prendrait le dessus sur moi. Je ne me relève-
rais pas.
– T – En effet, vu comme ça, je comprends que ça ne donne pas
très envie d’aller l’observer de près… Surtout si c’est une expé-
rience que vous n’avez jamais tentée. C’est un peu comme si
jusque-là, vous aviez mis cette sensation sous cloche, non ? Et
maintenant que je vous demande d’enlever la cloche, vous savez
que vous serez en contact direct avec elle. Et cette idée-là fait peur,
non ?
La thérapeute cherche dans un premier temps à normaliser l’expérience
de Zaïna. Sans cela, il y aurait un risque d’augmenter la détresse de
la patiente – celle-ci ne sachant pas répondre à la demande – et de
renforcer les évitements. Une métaphore est introduite, qui a également
pour fonction de valider la logique d’action de la patiente.
– Z – Oh oui ! 
Zaïna se sent dépassée par elle-même 93

 – T – Ça fait sens. Observer les choses en se cachant derrière une


vitre et les expérimenter directement, ce n’est pas tout à fait la
même expérience ! Quand il n’y a plus rien pour créer la sépa-
ration, on voit les choses plus nettement, et du coup, dans un
premier temps, on peut les percevoir avec plus d’intensité. Heu-
reusement, rapidement, notre perception s’ajuste et l’expérience
est perçue à sa juste intensité. Est-ce que c’est quelque chose que
vous avez déjà observé ?
La thérapeute développe maintenant la métaphore de façon à ce que la
patiente puisse appréhender de façon concrète les conséquences si elle se
permet de rester en contact avec l’émotion douloureuse. L’intérêt d’avoir
recours à une métaphore est de permettre à la patiente de générer ses
propres conclusions quant à la meilleure façon d’agir. La thérapeute
fait ainsi l’économie d’une longue argumentation visant à convaincre
la patiente de rester en contact avec son émotion, chose qu’elle n’a vrai-
semblablement pas du tout envie de faire.
– Z – Il me semble que oui. C’est un peu comme lorsqu’on est
chez soi et qu’on entend le bruit de la circulation au loin. Puis
lorsqu’on ouvre la fenêtre, le bruit nous paraît d’abord très fort, et
au bout d’un moment, ça nous paraît plus supportable.
– T – Oui, ça me paraît être une bonne comparaison. Seriez-vous
prête à expérimenter ce phénomène avec la sensation de vide dans
la poitrine ?
– Z – D’accord. Essayons…
– T – À nouveau, fermez les yeux et laissez-vous poser votre atten-
tion sur cette zone de votre corps qui fait mal.
– Z – Non, je ne peux pas. (La détresse est lisible sur son visage.)
– T – C’est complètement normal de ne pas vouloir s’approcher
de quelque chose d’aussi menaçant. Peut-être pouvons-nous
commencer par l’observer d’un peu plus loin. Je vous propose
d’imaginer sortir cette sensation de votre corps et venir la déposer
là, par terre. À présent, regardez-la un instant. Est-ce que vous
pourriez me dire de quelle couleur elle est ?
Zaïna exprime cette fois une détresse teintée d’impuissance. À nou-
veau, la thérapeute vient valider son expérience. Elle ne renonce
toutefois pas à lui apprendre à agir autrement que par l’évitement
en présence de l’inconfort. Pour cela, elle va chercher dans un pre-
mier temps à créer une distance entre Zaïna et son contenu psy-
chologique.
– Z – Je la vois noire.
– T – Très bien. Et qu’en est-il de sa texture ?
– Z – Elle est visqueuse. Elle me dégoûte.
– T – Je vous propose de continuer à observer cette chose noire
et visqueuse qui est là-bas sur le sol, tout en ayant conscience de 
94 Attentif

 l’aversion à l’intérieur de vous. Voyez si vous pouvez maintenant


lui donner une forme, un peu comme un personnage de cartoon,
une forme humaine, ou d’un animal, ou encore d’une créature
monstrueuse. Je vous propose de l’imaginer avec de grands yeux
expressifs.
Zaïna ressent du dégoût vis-à-vis de l’inconfort. Or le dégoût est
une émotion qui pousse l’individu à s’éloigner de l’objet de son
aversion, ce qui va à l’encontre de ce que cherche à faire la thé-
rapeute. Afin de favoriser l’acceptation de l’émotion difficile, la
thérapeute propose à Zaïna de la représenter en personnage de car-
toon avec des traits non menaçants (les grands yeux). Cette repré-
sentation a pour but d’engendrer une transformation de la fonction
symbolique de l’inconfort. En estompant le caractère menaçant de
cette expérience, la thérapeute cherche à influencer la façon dont
Zaïna va y répondre.
– Z – Elle ressemble à une pieuvre avec de longs tentacules qui
frappent le sol.
– T – Est-ce qu’elle se déplace ?
– Z – Non, elle bouge ses tentacules, mais reste aplatie au sol.
– T – Comment est son regard ?
– Z – Elle a un regard triste, elle regarde le sol.
La thérapeute perçoit un changement dans la façon qu’à Zaïna de
regarder la pieuvre. Son regard, auparavant très dur, commence à
s’adoucir.
– T – Que se passe-t-il maintenant à l’intérieur de vous alors que
vous l’observez ?
– Z – Je ressens de la tristesse.
– T – Pouvez-vous percevoir qu’il y a quelques instants, cette
vision engendrait chez vous du dégoût, et maintenant, de la tris-
tesse ?
– Z – Oui, c’est vrai, ça change.
Ici, la thérapeute amène la patiente à observer que ses expériences
émotionnelles fluctuent continuellement. Le but est qu’elle s’iden-
tifie moins à une expérience particulière mais qu’elle parvienne à
développer un sens de soi où cohabitent des expériences diverses et
variées.
– T – Essayez de percevoir que vous êtes ici et que la pieuvre est
là-bas sur le sol, à un mètre de vous. Elle est distincte de vous. Vous
n’êtes pas la pieuvre. La pieuvre n’est pas vous. En même temps,
puisque vous l’avez sortie de votre corps, elle est une partie de
vous. Vous la contenez. Le percevez-vous ? (Zaïna hoche la tête.) Je
vous propose que vous la remettiez à sa place, à l’intérieur de vous.
– Z – OK, je vais essayer… Non je veux la laisser là, par terre. Je ne
veux pas la ressentir à l’intérieur de moi.
– T – Que ressentez-vous maintenant ? 
Zaïna se sent dépassée par elle-même 95

 – Z – Quelque chose d’assez violent en moi qui dit « non ». Je


pense que c’est à nouveau de la peur.
– T – Très bien. Observez que vous êtes passée du dégoût à la tris-
tesse et maintenant à la peur. Je vous propose que cette peur, cette
résistance à remettre la pieuvre à l’intérieur de vous, nous puis-
sions également la faire sortir de vous. Pouvez-vous la placer à côté
de la pieuvre ? (Zaïna acquiesce.) Très bien, maintenant, si elle aussi
était un personnage de cartoon, à quoi ressemblerait-elle ?
La thérapeute avait anticipé la résistance de la patiente à remettre
l’inconfort à l’intérieur d’elle. Elle l’a néanmoins laissée s’y confron-
ter, pour que la patiente puisse d’abord l’expérimenter, puis s’en
distancer.
– Z – Ce serait le cow-boy des Looney Tunes.
– T – Pas mal ! Comment se comporte-t-il vis-à-vis de la pieuvre ?
– Z – Il trépigne, il la menace de son fusil, mais en fait, il n’est pas
méchant.
– T – Et comment la pieuvre réagit-elle ?
– Z – Elle ressert ses tentacules autour d’elle et elle a toujours ce
regard triste.
– T – Quand ces deux-là sont à l’intérieur de vous, est-ce toujours
un peu comme ça : le cow-boy qui menace la pieuvre et elle qui
essaie de se faire toute petite ?
– Z – Oui, la pauvre.
– T – J’aimerais que là encore, vous puissiez percevoir qu’à la fois
cow-boy et pieuvre font partie de vous, tout en étant distincts
de vous puisque vous êtes là, en train de les observer. Par ailleurs,
vous voyez que lorsque le cow-boy menace la pieuvre, celle-ci se
replie sur elle-même. Et vous, comment voulez-vous être avec la
pieuvre ? Comme le cow-boy ?
La thérapeute sait qu’il est important pour Zaïna d’apprendre à prendre
soin d’elle. Elle la ramène donc à ses valeurs au moyen de cette dernière
question.
– Z – Non, j’aimerais la protéger.
– T – Quant au cow-boy, de quoi aurait-il besoin ?
– Z – Peut-être que je lui dise que la pieuvre n’est pas si dangereuse
que ça.
– T – Oui, ça me paraît sensé. À présent, voyez si vous pouvez
vous imaginer si vaste qu’il y aurait en vous sufisamment de place
pour contenir une pieuvre, un cow-boy et pourquoi pas un tigre
du Bengale ou encore une armée de schtroumpfs ! (La thérapeute et
Zaïna rient ensemble.) Maintenant, permettez-vous de remettre la
pieuvre et le cow-boy à leur place à l’intérieur de vous. Attendez-
vous peut-être à ce que le cow-boy réagisse un peu à cette idée et
montre les armes. Mais il me semble que vous saurez le rassurer,
non ? 
96 Attentif

 Après avoir créé de la distance avec le contenu psychologique, la théra-


peute cherche à créer une relation de hiérarchie entre le soi et le contenu :
les émotions appartiennent au patient mais restent néanmoins dis-
tinctes de lui.
– Z – Oui ça y est, ils sont là tous les deux à l’intérieur de moi.
C’est vrai que le cow-boy réagit. Il fait un de ces raffuts ! J’essaie de
le rassurer… Il a l’air de se calmer.
– T – Qu’en est-il de la pieuvre ?
– Z – Ça fait mal de l’avoir là dans ma poitrine, je la sens, mais je
suis prête à la laisser là.
– T – Bien joué ! Je vous propose qu’on termine tranquillement la
séance, maintenant que chacun est à sa place à l’intérieur de vous !
– Z – Ça me va, je suis crevée.
– T – C’est vraiment super ce que vous avez fait aujourd’hui ! Ça
demandait beaucoup de courage. Juste une dernière petite question :
que faisiez-vous ces dernières semaines lorsque la pieuvre commen-
çait à prendre un peu de place et que le cow-boy apparaissait ?
– Z – C’est là que j’allais faire ma crise.
– T – Belle observation. Bravo !
La thérapeute cherche inalement à faire le lien avec ce que la
patiente vit au quotidien, dans le but que cette dernière généralise
ce qu’elle vient d’apprendre à faire, et dont elles ont parlé de façon
métaphorique.

Suite à cette intervention, la fréquence des crises a diminué de moitié.


Cette diminution s’est poursuivie lors des semaines suivantes et a été favori-
sée à la fois par un travail sur l’engagement dans les valeurs, par exemple en
agissant pour se recréer un réseau d’amis, ainsi qu’en poursuivant ce travail
sur le soi comme contexte des événements psychologiques.

Ralentir et observer pour mieux savourer


Si la fréquence des crises a diminué, elles restent néanmoins présentes : à
la huitième séance, Zaïna en fait en moyenne encore une par jour. Néan-
moins, elle ne rapporte pas avoir ressenti d’émotions dificiles. Zaïna a pu
observer que les crises qu’elle a eues dans la semaine précédente ne sont
pas survenues en réaction à un mal-être, mais qu’elles correspondent plutôt
à une recherche de plaisir. C’est effectivement du plaisir qu’elle a ressenti
lorsqu’elle engloutissait les aliments. Elle s’est également aperçue qu’elle
n’était pas forcément attentive à ce qu’elle mangeait : elle repensait à sa
journée, anticipait ce qu’elle avait à faire, etc.
La thérapeute lui propose de faire un exercice de pleine conscience,
l’exercice du raisin sec, dans l’optique d’apprendre à savourer les aliments.
Il s’agit simplement dans un premier temps d’observer le raisin sous toutes
ses facettes, puis d’observer toutes les sensations que cela suscite lorsque le
Zaïna se sent dépassée par elle-même 97

patient le met à la bouche et commence à le croquer. Si des pensées survien-


nent, il est demandé au patient de le constater et de ramener son attention
avec bienveillance sur ses sensations, et cela, autant de fois que nécessaire.
La thérapeute demande à Zaïna de pratiquer cet exercice tous les jours
pendant une dizaine de minutes, à différents moments de la journée (repas,
pause goûter, etc.) et en utilisant les aliments disponibles à ce moment-là.
Au il des semaines, le nombre de crises a encore diminué, pour atteindre
une moyenne de trois ou quatre crises par semaine. Par ailleurs, de petits
changements commencent à apparaître pendant les crises. Par exemple,
alors que Zaïna commence à manger certains aliments, elle parvient à ralen-
tir et à les déguster.

Rompre l’adhésion aux règles verbales


non pertinentes pour avancer vers les valeurs
Au il des séances, nous avons introduit l’idée de prendre soin de soi. Dans
cette onzième séance, Zaïna évoque sa dificulté à écouter ses besoins. Il
s’agirait par exemple, en période de révision, de prendre le temps de faire
une pause lorsqu’elle est fatiguée ou qu’elle ne peut plus intégrer de nou-
velles informations. La dificulté qu’a Zaïna à agir dans ce sens semble
être liée au fait que son comportement est régi par un ensemble de règles
verbales auxquelles elle cherche à se conformer. Cela se traduit, lorsqu’elle
parle de son travail ou de ses loisirs, par l’utilisation de phrases injonctives :
« Il faut », « Je dois », etc. Ces verbes (devoir, falloir) expriment l’obligation,
la nécessité d’agir d’une certaine façon.
Son comportement alimentaire est lui aussi régi par un ensemble de règles
verbales. Elle mange à heures ixes parce qu’il convient de manger à cette
heure-là, qu’elle ait faim ou non. De même, lors des repas, elle n’adapte pas
la portion de nourriture à sa faim mais reste sur des proportions standard.
Dans ces divers exemples, Zaïna se conforme à la règle pour se conformer
à la règle, sans prendre en compte les conséquences de ses actions, notam-
ment sur son bien-être. Ce qui compte, c’est d’avoir suivi la règle. L’inter-
vention qui suit a pour but de permettre à Zaïna de gagner en lexibilité
face à ces règles verbales. Ainsi, elle aura le choix de ne pas suivre une règle
si cette dernière ne lui permet pas d’avancer dans la direction désirée. Le
contact avec l’instant présent est là encore privilégié. Il permet en effet de
donner la marge de manœuvre nécessaire à l’évaluation de la pertinence
de la règle.
– Z – En ce moment, j’essaie de m’écouter, de prendre soin de
moi, mais à certains moments, j’ai vraiment du mal…
– T – Est-ce que vous pourriez s’il vous plaît me donner un exem-
ple d’un moment où ça a été dificile ? 
98 Attentif

 – Z – Par exemple, hier soir, je n’avais absolument pas faim, et


inalement j’ai mangé, mais en « mode crise ».
– T – Ne pas manger hier, est-ce que cela aurait été une action qui
se serait inscrite dans le fait de prendre soin de vous ?
– Z – Oui, j’aimerais apprendre à écouter mes sensations de faim
pour décider si je dois manger ou pas. Mais c’est comme si je
n’avais pas le choix, comme si je ne pouvais pas faire autrement.
– T – Que se passe-t-il à l’intérieur de vous lorsque vous constatez
que vous n’avez pas faim et que vous ne souhaitez pas manger ?
– Z – Dans ma tête, ça fait : « Mange », et à ce moment-là, je sens
que je n’ai pas le choix et c’est ce que je fais.
– T – En mode crise ?
– Z – Oui, c’est ça.
– T – Je vous propose qu’on essaie de reproduire ce qui se passe à
l’intérieur de vous en jeu de rôles. J’aimerais que vous écriviez sur
cette feuille ce qui vous tient à cœur dans la situation dont nous
venons de parler.
Elle écrit « Savoir écouter ma faim ». La thérapeute pose l’écriteau à
une extrémité de la pièce et demande à la patiente de l’accompagner
à l’autre extrémité de la pièce.
– T – Voilà ce que nous allons faire : je vais jouer le rôle de votre
tête qui vous ordonne de manger. Je vais donc me placer derrière
vous et vous dire toutes ces choses que votre tête vous dit d’habi-
tude. Votre rôle sera simplement de marcher vers ce qui compte
pour vous, donc vers cet écriteau où vous avez noté la façon
dont vous aimeriez pouvoir agir. J’aimerais pouvoir jouer le rôle
de votre tête le mieux possible. Est-ce que vous pourriez me dire
précisément ce qu’elle vous dit ?
– Z – Elle me dit de manger, que je n’ai pas le choix. Elle me laisse
entendre que si je ne le fais pas, un truc horrible va se produire.
Une énorme catastrophe.
– T – De quelle façon dit-elle tout ça ?
– Z – D’un ton sec, plutôt froid. D’une façon autoritaire qui ne
laisse pas la place à la désobéissance.
La thérapeute se place derrière Zaïna et lui parle de cette voix auto-
ritaire, presque cinglante. Zaïna avance tout doucement, s’arrête à
certains moments, se remet à marcher. Sa démarche n’est pas assurée,
sa posture légèrement courbée. Elle s’arrête un mètre avant d’atteindre
l’écriteau.

L’intérêt de cet exercice est d’observer in vivo la dificulté qu’a la patiente


à ne pas se conformer à l’instruction. Il aurait été possible d’utiliser un exer-
cice de visualisation pour lui permettre d’entrer en contact avec ses émo-
tions et ses pensées généralement évoquées dans ce type de contexte, ainsi
qu’avec la façon dont elle y répond. Néanmoins, cet exercice a l’avantage de
rendre ces expériences plus saillantes et donc plus facilement observables.
Zaïna se sent dépassée par elle-même 99

Par ailleurs, en jouant le rôle des pensées, la thérapeute crée une distance
physique entre la patiente et les pensées, ce qui amorce une prise de dis-
tance psychologique nécessaire pour replacer le soi comme contexte des
événements psychologiques.

– Z – C’est comme ça que ça se passe dans ma tête…


– T – Qu’avez-vous observé lors de cet exercice ?
– Z – Mon attention était complètement accaparée par ce que
vous disiez. Je luttais pour avancer et je ixais l’écriteau de toutes
mes forces. C’est comme si plus rien autour de moi n’existait à part
votre voix et ce bout de papier.
– T – Belle observation ! Vous avez pu noter que dans ces moments,
votre faisceau attentionnel rétrécit et que plus rien ne compte
autour de vous. Est-ce que c’est par exemple ce qui se passe lorsque
vous êtes avec vos amis et qu’il y a de la nourriture présente ?
– Z – Oui, c’est pareil… C’est comme s’ils n’existaient plus.
La thérapeute cherche à faire le lien avec ce qui se passe en dehors du
cabinet ain que Zaïna puisse généraliser les comportements entraînés
lors de la séance (ici, des comportements d’observation) à ce qu’elle vit
à l’extérieur.
– T – Vous m’avez parlé d’une lutte.
– Z – Oui, j’essayais d’avancer, mais je savais que ça ne servait à
rien de lutter. À la in, j’étais complètement résignée.
– T – Il me semble qu’à votre place, j’aurais sans doute eu des
dificultés à ne pas obéir. Cette façon de parler est vraiment très
autoritaire et semble laisser peu de place à l’action volontaire. Est-
ce que par hasard vous l’auriez déjà rencontrée auparavant dans
votre vie ?

Il est parfois utile de faire le lien avec l’histoire du patient, notamment


en présence de règles verbales. L’intérêt est alors de comprendre le contexte
dans lequel la règle a été adoptée. Dans ce contexte, suivre la règle a pu
permettre l’obtention de conséquences sociales ou naturelles renforçantes.
Cependant, parce que les éléments du contexte changent continuellement,
suivre une même règle plusieurs semaines, mois, années, après son adop-
tion n’est pas toujours pertinent. L’avantage de retrouver « l’auteur » de la
règle est d’amener le patient à cesser de se l’approprier comme si c’était
la sienne et par conséquent de prendre de la distance.

– Z – À vrai dire, en faisant l’exercice, j’ai eu l’impression d’enten-


dre mes parents. Ça m’a ramenée à toute cette période, quand
j’étais anorexique, où ils me disaient de manger et où quand je ne
le faisais pas, ça devenait impossible à la maison. C’était vraiment
dur…
– T – Vous me dites que ça devenait impossible à la maison, pouvez-
vous m’en dire plus ? 
100 Attentif

 – Z – De façon générale, quand nous mangions, l’ambiance


était détestable. Tous me regardaient : mes parents pour voir si je
mangeais et mes frères pour voir comment allait tourner le repas.
Quand je ne mangeais pas assez à son goût, mon père commençait
à s’énerver et me répétait de manger. Bien souvent, il quittait la
table furieux. D’autres fois, il restait, mais essayait de m’ignorer…
Quant à ma mère, elle était à la fois inquiète et triste de ne pas me
voir manger et de voir l’ambiance à table dégénérer. C’est arrivé
plusieurs fois qu’elle se mette à pleurer.
– T – Pour vous, ça a dû être vraiment douloureux d’être au centre
de tout ça. En quoi est-ce que c’était important pour vos parents
que vous mangiez ?
– Z – Je pense qu’ils s’inquiétaient vraiment. Ils devaient avoir
peur pour ma santé, que je sois hospitalisée…
– T – Est-ce qu’ils avaient des raisons de craindre pour votre
santé ?
– Z – J’étais maigre, mais je ne suis jamais descendue à un point
critique. Mais vouloir être maigre chez moi, c’est assez bizarre. Les
femmes préfèrent avoir des formes.
– T – Il y avait donc aussi pas mal d’incompréhension.
– Z – Oui, ça, c’est sûr. Je n’étais pas normale à ne pas vouloir
manger. Pour eux, je faisais des manières.
– T – Manger, c’est donc ce qui a permis de faire revenir la paix à
la maison ?
– Z – Oui. Les fois où je mangeais, ça allait, et quand je m’y suis
remise pour de bon, l’ambiance est redevenue beaucoup plus
sympa à la maison.
– T – Vous m’avez dit que c’était principalement l’inquiétude qui
faisait agir vos parents ainsi. Lorsqu’on a peur, qu’on est inquiet,
de quoi a-t-on besoin ?
– Z – D’être rassuré ?
– T – Oui, d’être rassuré. À l’époque, lorsque vous aviez perdu
beaucoup de poids et que vos parents avaient l’impression que
vous vous mettiez en danger, ce qui devait les rassurer était en
effet de vous voir manger. Mais à présent, la situation est très
différente. Si auparavant manger était ce qu’il fallait faire pour
prendre soin de vous, à présent, c’est plus d’apprendre à écouter
vos sensations de faim, n’est-ce pas ?
La thérapeute cherche ici à rendre saillantes les différences entre le
contexte d’alors et son contexte de vie actuel. Le but est de lui montrer
que l’instruction n’est plus adaptée.
– Z – Oui, c’est ce que je veux.
– T – Imaginons que vos parents vous voient à un moment donné
ne vous servir qu’une petite quantité d’un plat, voire même sauter
un repas. Que se passerait-il ? 
Zaïna se sent dépassée par elle-même 101

 – Z – C’est sûr que ça les inquiéterait et ils recommenceraient à


être sur mon dos.
– T – Alors même que le contexte est très différent ?
– Z – Oui.
– T – Vous m’avez dit tout à l’heure que lorsqu’on est inquiet, on
a besoin d’être rassuré. Que pourriez-vous leur dire qui pourrait les
rassurer ?
– Z – Je pourrais leur expliquer que je ne suis pas en train de me
mettre en danger ou de retomber dans l’anorexie, mais qu’au
contraire, je suis en train d’apprendre à prendre soin de moi et de
mon corps.
– T – Est-ce que vous pensez qu’ils seront en mesure d’entendre
ça ?
– Z – Oui, si je prends vraiment le temps de leur expliquer. (Zaïna
réléchit.) Oui, ça devrait le faire.
– T – Le contenu du message qu’on a à faire passer est important,
mais la manière également. Comment faudrait-il exprimer ce mes-
sage pour qu’il puisse vraiment avoir un impact et les rassurer ?
– Z – Je pense en restant calme et en leur montrant que je
comprends leurs craintes ?
– T – Ça me paraît pas mal. Et si on mettait ça en pratique ? Je
vous propose de jouer leur rôle et voyez si vous pouvez les rassurer.
En lui faisant réaliser un jeu de rôles face à ses parents, la théra-
peute cherche à amener Zaïna à énoncer de nouvelles règles plus
flexibles, ainsi que les conséquences qu’elle obtiendra en les sui-
vant (par exemple : « C’est important pour moi d’écouter mes sen-
sations de faim pour savoir quelle quantité manger. Ainsi, je me
sentirai mieux dans ma peau »). Ce jeu de rôles où Zaïna utilise
les techniques d’affirmation de soi a aussi pour but d’éviter qu’elle
entre dans un bras de fer avec ses pensées. La thérapeute et Zaïna
pratiquent le jeu de rôles à plusieurs reprises. La répétition a pour
but d’amener Zaïna à faire entendre posément les raisons qui l’ont
amenée à ce choix.
– T – À présent, êtes-vous d’accord pour que l’on reprenne la
situation où je joue le rôle de votre tête et où vous avancez vers
l’écriteau ?
– Z – On peut essayer.
– T – Cette fois, je vous propose de prendre le temps de vous afir-
mer dans vos besoins. Vous avez la possibilité de vous retourner
et d’entamer un dialogue avec votre tête un peu comme on l’a fait
auparavant avec vos parents, ou vous pouvez simplement laisser
votre tête parler et avancer vers l’écriteau.
La thérapeute et Zaïna refont l’exercice. Cette dernière ne se
retourne pas et avance vers l’écriteau. Il y a quelques moments
d’hésitation dans sa démarche, mais elle prend le temps, 
102 Attentif

 se redresse et avance. Remettre Zaïna dans la situation où le thé-


rapeute joue le rôle de ses pensées a pour but de vérifier que les
injonctions à manger ont moins d’impact sur elle. Ainsi, on peut
observer que Zaïna ne s’identifie plus à la règle verbale, ce qui a
permis de réduire l’influence de l’injonction sur le comportement de
la patiente.
– Z – C’était beaucoup plus facile que tout à l’heure. Il y a des
moments où je me suis sentie baisser la tête et renoncer, et puis je
me suis rappelé que j’avançais vers quelque chose de bon pour moi.
– T – Super ! Cette semaine, il est possible que vous ayez à nouveau
ce type de pensées très fortes dans la tête. Peut-être aurez-vous à
nouveau envie de lutter, de vous résigner. Voyez si vous pouvez
dans ces moments-là essayer de refaire ce qu’on a fait aujourd’hui.

Cette intervention a marqué une étape importante dans le travail thé-


rapeutique puisque Zaïna a pris conscience qu’elle pouvait décider de la
pertinence de se conformer ou non à une règle verbale en fonction des
objectifs poursuivis. Cette prise de conscience a eu d’ailleurs un impact sur
son comportement alimentaire puisque plusieurs semaines sans crise ont
suivi cette intervention.
Grâce à cette prise en charge, Zaïna a pu apprendre à entrer en contact
avec l’instant présent. Cela lui a permis d’acquérir des connaissances sur
les éléments du contexte, à la fois internes et externes, qui avaient une
inluence sur ses comportements. Ainsi, elle a pu par exemple s’apercevoir
que certaines émotions, sensations, et pensées l’amenaient à faire des crises
de boulimie de façon systématique. Grâce à cette prise de conscience, la
thérapeute a pu la guider, au fur et à mesure des consultations, ain qu’elle
accueille les expériences douloureuses en l’amenant à se vivre comme le
contexte de ses événements psychologiques. Ces compétences nouvelle-
ment acquises ont facilité l’engagement dans les valeurs. En effet, Zaïna a
su agir pour créer les conditions d’une vie sociale satisfaisante, ou encore
pour afirmer ses besoins.
Les crises de boulimie ont cessé peu de temps après l’entretien rapporté
dans la dernière partie de ce chapitre. Elles ont néanmoins réapparu
quelques semaines plus tard, de façon brutale, avec la même fréquence et la
même intensité qu’en début de traitement. Lors de la consultation suivant
le retour des crises, Zaïna était catastrophée. Elle était prise par l’idée qu’elle
ne s’en sortirait jamais et que ses efforts avaient été vains. La thérapeute
lui a proposé de considérer la réapparition des crises sous un angle diffé-
rent : retomber dans des comportements ayant une histoire d’apprentissage
longue est quelque chose de tout à fait attendu à partir du moment où
les conditions favorisant leur apparition sont présentes. L’idée n’est donc
pas de ne jamais retomber dans ces conduites rigides d’évitement, mais de
parvenir à les observer ain d’en sortir le plus rapidement possible.
Zaïna se sent dépassée par elle-même 103

Dans un premier temps, la thérapeute a entrepris de guider Zaïna pour


retrouver le contexte qui avait favorisé la recrudescence des crises. Ainsi,
Zaïna a pu se rendre compte qu’elle ressentait beaucoup de tristesse et un
fort sentiment de solitude lié au départ de ses amies lilloises et de son copain,
l’année scolaire venant de se terminer. À nouveau, Zaïna n’était pas prête à
ressentir ces émotions douloureuses, d’où le recours aux crises en tant que
comportements d’évitement. La thérapeute l’a alors amenée à retrouver et à
pratiquer les outils qui l’avaient aidée lors des mois précédents, notamment
la capacité à se vivre comme le contexte de ses événements psychologiques.
Les crises ont cessé aussi brutalement qu’elles étaient revenues.

Référence
Monestès, J. -L., & Villatte, M. (2011). La Thérapie d’acceptation et d’engagement ACT.
Paris: Elsevier Masson.
Page laissée en blanc intentionnellement
8 Paul : « Si c’est un
homme »… lexible !

Sophie Cheval1

Lorsqu’il évoque son enfance et son adolescence, Paul rapporte le sentiment


que les hommes et les femmes vivaient dans des mondes séparés.
Dans le monde des hommes, on s’accomplissait hors de la maison, entre
déplacements professionnels, événements sociaux et loisirs sportifs favori-
sant une sociabilité masculine. Le monde des femmes était celui de la sphère
familiale (domestique) et intime (affective). Elles demeuraient majoritaire-
ment entre elles, même dans les rassemblements de famille ou d’amis, et
elles partageaient des activités culturelles (lecture, expositions, concerts…).
Paul a toujours eu le sentiment de ne pas appartenir pleinement au
monde des hommes : son père, lorsqu’il était présent, s’intéressait peu à lui,
et Paul était plus attiré par les activités de sa mère et de sa grand-mère, avec
qui il vivait quotidiennement.
Âgé d’une quarantaine d’années, Paul consulte parce qu’il se sent en
échec sentimental. Divorcé, il peine à se remettre d’une rencontre avec une
femme qui, après quelques rendez-vous, a mis in à leurs échanges au motif
que Paul « ne la faisait pas rêver ». Selon elle, la vie de Paul, qui élève ses
deux ils en garde alternée et qui exerce de chez lui une profession indépen-
dante, est celle d’une « desperate housewife ».
Ces mots ont ravivé chez Paul le sentiment douloureusement familier de
« ne pas être assez masculin ». Ils ont renforcé la véracité de cette pensée
qui l’accompagne depuis longtemps, ainsi que sa crainte ancienne d’être
rejeté pour ce motif. Paul se sent seul et est convaincu d’être condamné à
le rester, faute d’être sufisamment masculin pour qu’une femme souhaite
partager sa vie.

Paul fait un pas de côté


Nos habitudes de pensée nous conduisent à considérer que l’appartenance
à un genre recouvre des caractéristiques inhérentes à (et donc indissociables
de) la personne (Sylvester & Hayes, 2010) : or ces caractéristiques que nous
tenons pour intrinsèques recouvrent largement, en réalité, des propriétés
arbitraires, dérivées par le langage et l’apprentissage social.

1. Auteure de Belle autrement, en inir avec la tyrannie de l’apparence. Paris : Armand


Colin, 2013.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
106 Attentif

Un être humain n’est pas un homme au même titre qu’un animal est un
mâle ! Tel animal est un mâle dès lors qu’il possède un ensemble d’attributs
biologiques caractéristiques : il le demeurerait même si aucun être humain
n’était présent pour constater ces propriétés intrinsèques. En revanche,
dans la communauté des animaux doués de langage, être un homme ne
se résume pas à la présence de ces caractéristiques biologiques. La masculi-
nité recouvre un ensemble de comportements appris dans des contextes
sociaux variés, et entraîne la constitution de réseaux relationnels langagiers
complexes, au sein desquels l’opposition à tout ce qui est considéré comme
féminin (sous l’effet d’autres apprentissages sociaux et dérivations langa-
gières) occupe une place importante.
Pour autant, nous nous comportons comme si les propriétés biologiques
du mâle et la masculinité de l’homme étaient de même nature : deux réali-
tés existant en soi dans le monde. Nous considérons implicitement la mas-
culinité comme un trait que les hommes possèdent (Addis, Mansield, &
Sydek, 2010), dont l’existence serait indépendante de la pensée humaine.
C’est parce que Paul a le sentiment de ne pas être sufisamment pourvu
de ce présumé trait, censé le caractériser, que la masculinité est une source de
souffrance pour lui. Dans un premier temps, le travail thérapeutique avec
Paul consiste à l’aider à se dégager de cette conception implicite en prenant
conscience du caractère arbitraire du label « masculin ».

Distinguer expérience vécue et évaluation verbale


Aux yeux de Paul, « je » et « pas assez masculin » sont deux stimuli qui
entretiennent une relation d’équivalence (Villatte, Villatte, & Hayes, 2015,
chap. 6, « Building a lexible sense of self ») : l’étiquette ne fait plus qu’un
avec sa personne.
Ma démarche est d’inviter Paul à se mettre au contact de son expérience
ain qu’il puisse percevoir que le label « masculin » est dissociable de sa
personne et de ses actions : il ne représente pas une caractéristique (une
propriété intrinsèque, inhérente à un individu ou à ses actions), mais une
évaluation (une propriété arbitraire, ajoutée par le langage).
Lors de notre deuxième séance, je ramène Paul à un moment de sa vie où
ses inquiétudes autour de sa masculinité étaient absentes. Mon but est de
mettre en évidence que le Paul d’alors, qui ne se demandait pas s’il était assez
masculin, présente une continuité avec celui d’aujourd’hui, indépendam-
ment de l’évaluation que Paul fait de sa personne en termes de masculinité2.
– Thérapeute (T) – Paul, j’aimerais qu’on revienne à l’année à
Londres dont vous m’avez parlé. J’aimerais que vous me décriviez 

2. Cet échange est inspiré de l’exercice « Vous avez toujours été là » (Monestès &
Villatte, 2011).
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 107

 ce que vous faisiez pendant cette période où vous aviez « le senti-


ment d’être vous-même », comme vous disiez…
– Paul (P) – Si vous voulez… (Son ton est triste et découragé.) Mon
job me laissait pas mal de temps libre. Du coup, je lânais, je faisais
des expos, j’allais à des concerts de jazz, de musique classique…
Je pouvais enin me consacrer à ce qui m’intéressait ! (Le visage de
Paul s’éclaire quand il évoque ces souvenirs.)
– T – J’ai l’impression de ressentir le plaisir que vous preniez pen-
dant ces moments quand vous m’en parlez.
Je cherche à renforcer le contact avec l’expérience ; celle de la satisfaction
éprouvée à faire ces choses.
– T – Et vos pensées sur « être sufisamment masculin », où
étaient-elles quand vous faisiez tout cela ?
Je mets en évidence que les actions de Paul et ses pensées sont deux
choses distinctes.
– P – Je n’y pensais pas vraiment, je crois… Il y avait tellement de
choses passionnantes à faire et à voir ! Je faisais plutôt attention à
tout ce qui m’entourait…
– T – Vous prêtiez plutôt attention à ce qui se passait à l’extérieur
de vous qu’à ce qui pouvait traverser votre tête, c’est ça ?
– P – Oui, c’est ça, je crois que j’étais plus ouvert, moins replié sur
moi qu’avant mon départ.
– T – Pourtant, vous me disiez qu’avant votre départ aussi vous
faisiez des expos et des concerts, non ?
– P – Oui, mais je ne le vivais pas de la même manière. À Paris,
j’avais le sentiment d’être « à côté de la plaque ». Les mecs de mon
entourage ne s’intéressaient pas du tout à l’art, ni à la musique que
moi j’écoutais. Juste avant mon départ à Londres, par exemple, il
y avait eu le tournoi de Wimbledon. Autour de moi, les mecs ne
parlaient que de ça, ils regardaient les matchs ensemble… Tout le
monde jubilait de partager ça, et moi, je m’en foutais complète-
ment, du tennis ! Je me sentais « sur la touche », c’est le cas de le
dire. (Paul esquisse un sourire triste.) Et j’avais honte de ne pas être
comme eux, passionné par ce truc.
– T – À ce moment-là, pendant Wimbledon, vos pensées qui
racontent « Je ne suis pas assez masculin » devaient être bien pré-
sentes, j’imagine ?
– P – Oui, ça avait été une sale période pour moi… Juste après ça,
Londres a été un vrai soulagement.
– T – Quand vous m’en parlez, c’est comme si vos pensées étaient
restées à Paris, comme si elles n’étaient pas venues à Londres avec
vous ! Ça me fait penser au nuage de La Panthère rose, vous voyez ?
Dans le dessin animé, la panthère rose a parfois un nuage de pluie
ou d’orage au-dessus de la tête qui la suit partout où elle va. (Je
mime avec les bras quelque chose au-dessus de ma tête.) Et parfois, il
n’est plus là… 
108 Attentif

 – P – Ah oui, je vois… (Il sourit à nouveau, moins tristement.)


– T – À Londres, vous faisiez les mêmes choses qu’à Paris, des
expos, des concerts, sauf que le nuage des pensées qui racontent
« Je ne suis pas assez masculin » n’était pas au-dessus de votre tête.
– P – C’est vrai que Londres, c’était un peu comme si ce nuage ne
m’avait pas suivi.
– T – Et c’est bien vous, Paul, la même personne, qui faisiez ces
mêmes activités, à Londres comme à Paris… Et aujourd’hui encore,
c’est à nouveau Paul, la même personne, qui évoque avec moi ces
souvenirs, les moments durant lesquels le nuage était présent au-
dessus de sa tête, et ceux où il était absent. Si on revient à votre vie
d’aujourd’hui, j’imagine que de la même manière, le nuage de ces
pensées qui racontent « Je ne suis pas assez masculin » est parfois
là, au-dessus de votre tête, et parfois pas, non ?
– P – Le nuage est souvent là en ce moment, et il est devenu
particulièrement gros depuis que cette femme m’a traité de « des-
perate housewife »… Cette expression tourne en boucle dans ma
tête quand je m’occupe des enfants ou des choses de la maison.
– T – Oui, cette expression est venue s’ajouter à toutes les pensées
qui racontaient déjà « Je ne suis pas assez masculin » ; on peut
comprendre qu’elle ait fait grossir le nuage !
Je cherche à renforcer que Paul reprenne de lui-même l’analogie entre ses
pensées et le nuage.
– T – Est-ce que ces temps-ci le nuage est là quand vous travaillez,
aussi ?
– P – Ça dépend… Parfois oui, au début, quand je m’y mets.
Comme je travaille de la maison, j’ai toujours des choses à faire
avant : débarrasser le petit déj, lancer une machine… des trucs de
« desperate housewife » ! (Il sourit de manière ironique.) Et puis je rentre
dans le boulot, et là, je pense à ce que je fais, j’essaie d’être eficace,
parce qu’avec les enfants, mes journées de travail sont courtes…
– T – Du coup, le nuage est peut-être là, mais c’est comme s’il ne
vous empêchait pas de travailler ?
Je souligne une nouvelle fois que ce que Paul fait et ses pensées sont deux
choses distinctes.
– P – Oui, c’est un peu ça, c’est vrai… Même si ça a été dur, juste
après le rendez-vous avec cette femme, de rester concentré sur le
boulot. Je ruminais pas mal.
– T – Vous regardiez le nuage, en quelque sorte ? Au lieu de prêter
attention à ce qui se passait sur votre écran d’ordinateur ?
– P – Ça oui, j’avais même complètement la tête DANS le nuage ;
il n’était plus du tout au-dessus de moi ! (Paul change de ton quand il
dit cela, il semble adopter une forme d’autodérision.) Le ciel était bas !
(Paul sourit.) 
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 109

 – T – (Je lui souris en retour.) Je vois bien ce que vous voulez


dire ! (Je marque une pause.) Si j’ai bien compris, voilà comment
on pourrait résumer la situation… Vous me direz si ça vous
semble juste. Voilà : il y a Paul, avant ; à Londres ; ou à Paris,
avant votre départ pour Londres. (Je déplie le bras sur le côté pour
mimer une ligne du temps, en marquant « avant », à deux reprises,
par un geste de la main.) Et il y a toujours Paul, ici, devant moi,
à Paris, aujourd’hui. (Je mime une ligne du temps qui serait devant
moi, entre mes deux mains.) Et tout à l’heure, demain, le mois pro-
chain, dans quelques années, il y aura toujours Paul. (Je déplie
le bras sur l’autre côté, en scandant de la main, à quatre reprises, le
temps à venir.) Par le passé, aujourd’hui, ou à l’avenir, ici ou ail-
leurs, Paul est là. Il agit, il fait des choses : il va à des expos, à des
concerts, il travaille, il s’occupe de la maison, de ses enfants… Le
nuage des pensées qui racontent « Je ne suis pas assez masculin »,
lui, est parfois présent, parfois pas, au-dessus de la tête de Paul. Il
est plus ou moins gros, plus ou moins bas. Dans tous les cas, Paul
et le nuage sont deux choses distinctes. Qu’est-ce que ça vous ins-
pire, si je résume la situation comme ça ?3
– P – (Il réléchit.) Je n’avais jamais vu ça de cette manière, mais ça
me parle bien… Il faudrait que j’arrive à sortir de ce foutu nuage
quand il me tombe dessus, ce serait pas mal ! (Paul est nettement
plus énergique qu’au début de notre échange. Il semble plus léger, aussi.)
– T – D’ici à ce qu’on se revoie, essayez déjà, quand vos pensées
reviennent, de les envisager comme ce nuage, qui est parfois au-
dessus de vous, parfois pas, plus ou moins gros et bas. Et observez
si ça vous aide ou pas. Vous me direz ensuite ce que ça a donné,
d’accord ?
– P – D’accord, je vais essayer de faire ça.

Lors des séances suivantes, je veille à renforcer l’habitude de parler des


pensées douloureuses de Paul en les désignant comme « le nuage », ce qui
consolide ce soi observateur et permet à Paul de se distancier davantage des
évaluations de sa personne et de ses actions. Cette image permet de trans-
former la fonction des pensées : Paul les envisage moins comme une injonc-
tion qu’il a le sentiment d’échouer à suivre (« Je dois être plus masculin »).

3. Dans cet échange, inviter Paul à cette prise de perspective sur soi implique aussi
une prise de perspective pour le thérapeute. Comme on lit de gauche à droite,
la lèche du temps que je mime avec les bras me semble plus évidente à se repré-
senter dans l’espace, pour Paul, si je respecte cet ordre de progression. Or Paul
est assis en face de moi : je mime donc la lèche du temps de sa gauche (= avant)
vers sa droite (= après), qui sont ma droite et ma gauche.
110 Attentif

Dans la perspective de la théorie des cadres relationnels, le nuage est une


métaphore du réseau relationnel verbal (Villatte et al., 2015, chap. 1, « The
power of language ») tissé par Paul autour de la notion de masculin : tout
élément (par exemple l’expression « desperate housewife ») est susceptible de
venir étendre ce réseau verbal de stimuli mis en relation (d’équivalence ou
d’opposition) avec la notion de masculin.

Examiner l’eficacité du label « masculin »


Toujours ain de contourner le contenu du langage, une deuxième direc-
tion du travail consiste à examiner si l’expérience de Paul conirme que ce
concept de masculinité est un guide pertinent pour ses actions.
Paul envisage cette déinition du soi comme une règle lui imposant de
privilégier les comportements qu’il tient pour cohérents avec cette étiquette
(par exemple, s’intéresser au sport), et de renoncer à ceux qui lui paraissent
la contredire (par exemple, considérer ses enfants comme une priorité au
quotidien). Le changement consiste ici à laisser de côté l’adéquation de
ce terme avec une réalité supposée (il existerait des comportements « mas-
culins » et d’autres, non), pour adopter une approche fonctionnelle, prag-
matique, du langage.
De la quatrième à la sixième séance, nous examinons dans quelle mesure
le concept de masculin présente pour Paul une utilité pratique au regard de
ses buts : est-ce que le fait de chercher à correspondre à ce label a jusqu’à
présent aidé Paul à accomplir ce qui lui importe vraiment ?
En voici un exemple :
– P – Mon père était fan de rugby. Évidemment, il a souhaité que
je joue aussi au rugby… C’était un sport pratiqué par la plupart
des hommes et des garçons de notre entourage, un vrai « truc de
mecs ». J’y allais pour faire plaisir à mon père et pour faire comme
les autres : ce n’était pas vraiment mon truc.
– T – En quoi est-ce que c’était important pour vous de faire plaisir
à votre père ?
– P – Il n’était pas souvent là, je le voyais peu ; du coup, j’essayais
de m’intéresser à ce qui l’intéressait pour qu’on partage des choses
ensemble… J’allais au rugby, je lui en parlais, je regardais les
matchs avec lui… Je faisais beaucoup d’efforts pour me rapprocher
de lui.
– T – Vous faisiez des efforts en vous intéressant à ce « truc de
mecs » pour vous rapprocher de votre père.
Je souligne que ce « truc de mecs » avait une fonction : Paul le faisait
dans un but précis.
Et comment ça se passait entre vous quand vous faisiez ces efforts ?
Est-ce que ça marchait, ça vous rapprochait ? 
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 111

 – P – Bof, pas vraiment… Il restait plutôt distant. Je n’avais jamais


l’impression de faire ou de dire ce qu’il fallait pour l’intéresser. Je
me sentais à la traîne, pas à la hauteur… Il me donnait toujours
le sentiment d’être un « petit joueur », un amateur par rapport
à lui…
– T – Peut-être que ce n’était pas autour du rugby, mais est-ce que
cela arrivait, parfois, qu’il y ait de la complicité entre vous deux ?
– P – (Paul réléchit.) C’était rare… Mais il y avait quand même
une chose qui nous rapprochait : la bouffe ! (Il sourit soudain.) Mon
père adore manger, il a un bon coup de fourchette. Et moi, quand
j’étais ado, j’étais un vrai ogre ; ça avait l’air de lui faire plaisir,
ça le faisait marrer ! On prenait plaisir à table, à la maison ou au
restau… Parfois à trois, juste avec ma mère, parfois avec d’autres
gens : on était rarement tous les deux, mais dans ces moments-
là, je sentais qu’on partageait quelque chose. Et ça arrive encore
aujourd’hui, d’ailleurs…
– T – Et est-ce que vous diriez que dans ces moments-là, vous avez
le sentiment de partager « un truc de mecs » ?
– P – Oui et non… Oui, parce que les femmes ont en général
moins d’appétit, elles calent plus vite que nous. (Il sourit.) Et
en même temps, c’est pas seulement un truc de mecs : mon ex-
femme, par exemple, elle adorait bien manger aussi… Et puis, c’est
quand même ma mère qui cuisine, à la maison.
– T – D’après ce que vous décrivez, chercher à vous rapprocher de
votre père par des « trucs de mecs » comme le rugby, inalement, ce
n’est pas ce qui marchait le mieux : d’autres « trucs », qui peuvent
aussi être appréciés par des femmes, vous permettent davantage de
vous sentir proche et complice avec lui, encore aujourd’hui. Est-
ce que par ailleurs le rugby vous a apporté d’autres choses, dans
d’autres domaines ?
– P – (Il réléchit.) Ça m’a permis de me faire des copains. Même
si je n’étais pas un fan par rapport aux autres, il y avait un esprit
d’équipe… Je n’étais pas une star de l’équipe, mais j’en faisais
quand même partie.
– T – Sans être un fan du rugby, vous faisiez partie de « ce truc de
mecs ».
– P – Oui, j’ai même une cicatrice, là ! (Paul montre son bras, en
souriant largement.)

La même démarche est répétée dans plusieurs contextes de la vie de Paul :


est-ce que son expérience corrobore que ce qui s’est avéré épanouissant
pour lui, dans ses différents rôles (ami, professionnel, époux, père…), tient
au caractère masculin de ses actions ?
À chaque fois, l’expérience de Paul témoigne d’une grande variabilité.
Si certaines des actions qui l’ont aidé à se rapprocher de ses aspirations
112 Attentif

peuvent être étiquetées comme masculines, dans son référentiel, nombre


d’entre elles échappent à ce label. Paul réalise peu à peu que ce qui fonc-
tionne, pour accomplir ce qui lui tient à cœur, fait souvent appel à d’autres
notions que celle d’être masculin.

Monsieur élargit le champ


Paul souhaiterait rencontrer une nouvelle compagne pour construire un
couple et fonder une famille recomposée.
Mais depuis son dernier rendez-vous amoureux, il est convaincu
qu’aucune femme ne pourra trouver attirant son mode de vie, qui n’est
« pas assez masculin ». À quoi bon chercher une compagne ? Aucune ne
trouvera « sexy » sa vie de « desperate housewife » et de « papa poule ».
Si Paul travaille chez lui, c’est parce qu’il souhaite être présent pour ses
enfants. Or ce but supérieur correspond dans sa famille à des aspirations
féminines.
Plutôt que de chercher en vain à modiier cette représentation issue
d’apprentissages répétés et renforcée par les stéréotypes sociaux, je décide
d’essayer d’étendre le réseau relationnel de Paul autour du label « mascu-
lin » en y ajoutant de nouveaux éléments plus fonctionnels, plus propices à
la poursuite de ce qui lui importe. L’idée est d’aider Paul à avancer dans les
directions qu’il valorise en l’amenant à les connecter à des qualités d’action
qu’il considère masculines – l’amener à poursuivre des buts qu’il estime
peut-être « pas masculins » mais de manière masculine, avec masculinité.
Au cours de notre septième séance, je demande à Paul quelles sont les
qualités qu’il considère masculines, puis je l’invite à me décrire ses actions
dans différents contextes. L’expérience de Paul atteste qu’il agit en faisant
preuve de ces qualités au travail, dans ses loisirs, avec ses amis… Paul
constate ainsi de nouveau l’écart entre ce qu’il vit et sa représentation de
lui-même : s’étiqueter comme « pas assez masculin » le conduit à ignorer les
pans de son expérience contredisant cette étiquette.
Je démarre la séance suivante en reprenant l’ensemble de ces éléments
avec Paul, puis je les transpose au contexte d’une rencontre amoureuse.
Voici un extrait de cette démarche :
– T – Je sais que ça vous tiendrait à cœur de rencontrer une femme
avec qui partager votre vie. Dans ce contexte de rencontre, je me
demande quelles actions vous donneraient le sentiment d’agir
avec détermination, avec courage, avec audace ?
– P – Déjà, après mon dernier échec, il me faudrait un sacré cou-
rage ne serait-ce que pour retourner sur un site de rencontres !
– T – Ce serait déjà un acte courageux, ce serait déjà agir avec
courage, de retourner sur un site ? 
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 113

 Je reformule de façon à ce que Paul envisage le courage non comme un


préalable à l’action, mais comme une manière d’agir.
– P – Oui, ce serait sacrément courageux d’y retourner, après la
claque que j’ai prise la dernière fois !
– T – C’est vrai : oser aller vers une autre femme alors que la
précédente vous a fait souffrir, c’est précisément ça qui fait de
la démarche un acte courageux !
Dans le but de renforcer la motivation à agir, je cherche à transfor-
mer la fonction de la souffrance ain qu’elle devienne une source de
courage.
– P – Oser à nouveau prendre contact avec une femme sur le site,
discuter avec elle, lui proposer d’aller prendre un verre…
Paul projette les étapes de la rencontre : je saisis l’opportunité de créer un
lien avec une autre qualité qu’il tient pour masculine, et de rappeler que
ces actions sont rattachées à un de ses buts supérieurs.
– T – Est-ce que ce serait agir avec détermination d’oser faire
toutes ces choses qui vous rapprocheraient de votre envie de vivre
en couple ?
– P – Ça, c’est sûr, ce serait faire preuve de détermination ! Mais si
c’est pour m’entendre dire que je suis une « desperate housewife »…
à quoi bon ?
– T – Peut-être qu’en effet vous ne plairez pas à cette femme…
Agir avec détermination et obtenir que l’action soit une réussite
sont deux choses différentes ! Vous me disiez la dernière fois qu’il
est parfois arrivé que vous défendiez fortement un projet auprès
d’un client et qu’il choisisse de ne pas le retenir – c’est un peu
comparable, non ?
J’établis un parallèle avec une situation explorée à la séance précé-
dente, issue d’un autre contexte, et dans laquelle Paul évoquait avoir
agi avec détermination, sans que l’action ne soit pour autant suivie
de succès.
– P – Oui, mais ça fait beaucoup plus mal de prendre un râteau !
(En souriant.)
– T – (J’acquiesce fortement de la tête.) Ça fait plus mal, probable-
ment parce que ça ramène le nuage des pensées qui racontent :
« Si cette femme ne veut pas de moi, c’est parce que je ne suis pas
assez masculin »… non ? (Paul opine avec un sourire triste.) Peut-être
que ça fait plus mal aussi parce que ça renvoie à quelque chose
qui vous tient très fortement à cœur : rencontrer une femme qui
partagerait votre vie.
Là encore, je cherche à transformer la fonction de la souffrance ain
qu’elle devienne le signe que quelque chose compte pour Paul.
– P – Je me demande si une femme pourrait vraiment partager
cette vie où les enfants prennent beaucoup de place… Je n’y crois
pas trop… (Paul semble découragé.) 
114 Attentif

 – T – Je comprends très bien que vous n’y croyiez pas aujourd’hui.


Si j’avais vécu la même chose que vous, j’aurais sûrement exac-
tement les mêmes pensées, les mêmes doutes. Et là aussi, ça
me rappelle un épisode que vous me racontiez la dernière fois :
vous me disiez que ça avait été un choix sacrément audacieux,
un pari, un vrai déi, d’oser quitter votre agence pour vous ins-
taller en indépendant. Que ce n’était pas gagné, que vous aviez
franchement peur de vous planter… Et que vous l’avez fait ! Vous
me disiez : « J’ai eu une sacrée audace, quand j’y pense. » Est-ce
que ce ne serait pas un peu la même chose, d’oser relever le déi
de rencontrer une femme avec qui vous pourriez vivre cette vie de
famille ? Là encore, ce serait faire un pari, un pari qui amène des
doutes, des peurs, et qui demande de l’audace ?
– P – (Il opine.) Oui, quelque part, c’est vrai, c’est un déi… Un pari
un peu osé, sans doute. Risqué, aussi… Comme tous les paris. On
peut perdre, on peut gagner. Pour le savoir, il faut avoir l’audace de
jouer.

On ne peut pas désapprendre ce que l’on a appris ! Parmi les éléments


que Paul a appris à mettre en relation avec le terme « masculin », il est
impossible de supprimer ceux qui constituent des freins à l’action : seule
l’extension du réseau permet de le transformer pour l’assouplir, et d’aug-
menter ainsi la motivation à agir. Plutôt que de chercher à détruire la rela-
tion d’opposition entre « être masculin » et « valoriser la famille », il s’agit
de favoriser l’apprentissage de nouveaux liens entre des qualités que Paul
tient pour masculines et la poursuite de son projet de famille recompo-
sée. De nouveaux items viennent ainsi enrichir le réseau, et il devient plus
fonctionnel dès lors que ces items sont utiles à l’accomplissement de buts
valorisés.

Prendre de la hauteur
Paul est également préoccupé de « ne pas être (assez) masculin » en tant
que père.
Un des motifs de la séparation avec son épouse tenait au fait qu’elle le
trouvait « trop maternel », trop enclin à investir la vie familiale au détri-
ment de la vie professionnelle et sociale, renforçant ainsi les apprentissages
préalables de Paul et son sentiment de ne pas appartenir au monde des
hommes. Depuis leur divorce, parce que c’est le plus souvent lui qui sollicite
son ex-femme sur les questions concernant les enfants, Paul a l’impression
que c’est lui (et non elle) la mère célibataire.
Pour aider Paul, il serait vain de lutter contre la relation d’opposition entre
masculin et féminin, que le contexte social persistera à alimenter. Ain de
dépasser cette opposition, le travail consiste à privilégier des perspectives
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 115

alternatives, en proposant d’établir des relations favorisant l’intégration


des éléments évoqués par Paul. Il ne s’agit pas d’exclure l’opposition mais
d’adopter une approche inclusive.
Voici quelques exemples de ces cadrages relationnels (Villatte et al., 2015,
chap. 3, « Symbolic tools of change ») alternatifs suggérés lors de notre
dixième séance.
– P – (En colère.) J’en ai marre de courir après mon ex-femme pour
connaître ses dates de vacances, histoire de pouvoir enin réserver
mes vacances avec les gars… C’est toujours moi qui m’occupe
des questions relatives aux enfants ; elle, elle fait sa vie ! Je me
demande souvent quel impact ça va avoir pour mes ils que ce soit
leur père qui s’occupe d’eux, qui les materne comme ça…
– T – Organiser vos vacances avec eux, pour vous, c’est materner
vos ils, Paul ?
– P – (Il hésite.) Non, pas particulièrement, mais bon, c’est tou-
jours moi qui anticipe pour les enfants : les rendez-vous avec les
profs, chez le médecin, les devoirs… Ça devrait l’intéresser, c’est
leur mère, quand même !
– T – Quand vous étiez enfant, c’est votre mère qui s’occupait de
tout ça ?
– P – Oui, mon père n’était jamais là ! Avec ma femme, c’est
l’inverse : c’est elle qui n’est jamais là pour s’occuper de ces trucs-
là… (Très en colère.)
– T – En quoi est-ce important pour vous, « ces trucs-là », Paul ?
– P – (Sur un ton véhément.) Ben, j’sais pas, c’est mes mômes, quoi !
(Il se radoucit.) Ça m’intéresse, tout ce qui les concerne !
– T – Ça vous tient à cœur de vous intéresser davantage à vos
enfants que votre père ne s’intéressait à vous ?
Je laisse de côté la relation d’opposition père/mère dans laquelle Paul
semble coincé : en activant une relation de distinction entre Paul et son
père, j’amène Paul à se connecter à ses buts valorisés en tant que père.
– P – Oui, carrément ! J’ai envie de les voir grandir, d’être là pour
eux, au quotidien, et de faire des trucs avec eux…
– T – Pour vous, être parent, ça veut dire « être là pour ses
enfants », partager ce qui fait leur vie, ce qui compte pour eux…
Le parent que vous voulez être, c’est un parent qui agit de cette
manière, c’est ça ?
Je remplace la relation d’opposition père/mère par une relation hiérar-
chique : le but général « être parent » peut contenir toute la pyramide
des actions valorisées de Paul envers ses enfants, sans considération de
genre.
– P – Oui ! Sinon à quoi ça sert d’avoir des enfants ? Je ne
comprends pas que ça ne l’intéresse pas, elle ! Elle dit que je suis
trop maternel, mais elle, on ne peut pas dire qu’elle le soit, hein ! 
116 Attentif

 – T – De quelle manière est-ce qu’elle s’intéresse à vos enfants,


votre ex-femme ? Qu’est-ce qu’elle fait pour eux, ou avec eux, en
tant que parent ?
Là encore, je reprends le terme de parent et non de mère.
– P – (Il réléchit un instant.) Elle aime bien faire du shopping avec
eux (ça, moi, je déteste), et puis elle sort pas mal avec eux, dans
les musées, au resto… C’est un truc que je fais aussi avec eux, moi,
quand je les ai. Sinon, je dois admettre qu’elle s’occupe pas mal
de leurs loisirs : les inscrire au dessin, à la musique. Et elle est
toujours là quand ils donnent des concerts avec leur orchestre ; on
s’y retrouve tous les deux.
– T – Chacun des parents que vous êtes fait des choses qui sont
parfois différentes, et parfois les mêmes, avec vos ils, donc ?
Je reprends la perspective hiérarchique : le rôle de parent englobe celui de
père et de mère, et il recouvre toutes les actions, similaires ou distinctes,
de chacun – j’accentue ainsi la distinction et la comparaison plutôt que
l’opposition.
– P – Oui, c’est vrai. Mais je suis plus « papa poule » qu’elle n’est
« mère poule »…
– T – « Poule », ça veut dire quoi, pour vous, Paul ?
– P – Bah, ça veut dire un peu couvant, qui prend soin des petits…
C’est plus un truc de mère, normalement…
– T – « Un truc de mère », pour les femmes, comme il y a « des
trucs de mecs », pour les hommes… (Paul esquisse un sourire, lorsque
j’établis le parallèle avec ce thème abordé lors de séances précédentes.
Je souris à mon tour). Peut-être que votre ex-femme, les « trucs de
mères », ça ne la passionne pas plus que « les trucs de mecs » ne
vous passionnent, vous ?
Cette comparaison permet de dépasser la relation d’opposition : elle sug-
gère un point commun et incite Paul à changer de perspective pour envi-
sager la situation à partir d’un autre point de vue, celui de son épouse.
– P – (Paul sourit largement). OK, je vois l’idée…
– T – Quelle idée ? (Toujours souriante, je veux vériier ce que Paul
conclut de cet échange.)
– P – Peut-être qu’on n’est pas des parents très « classiques », tous
les deux…

Utiliser des relations autres que l’opposition (la comparaison, la distinc-


tion, la hiérarchie, la relation déictique) apporte ici de la souplesse à la
notion de masculin : elles permettent de prendre de la hauteur et d’enjam-
ber le piège des étiquettes (homme, femme, père, mère). Elles renforcent
également l’approche fonctionnelle du masculin lorsqu’elles activent les
buts valorisés de Paul en tant que père.
Dans cet échange, j’ai augmenté ma vigilance envers mes propres conte-
nus d’étiquettes : la relation d’équivalence « femme = mère » induite par
Paul : « Si c’est un homme »… lexible ! 117

Paul pourrait faire gâchette pour la féministe que je suis ! Il aurait été
complètement contre-productif de répondre à cette relation d’équivalence
par une autre (« féministe = je ne peux pas laisser dire une chose pareille ! »).
Réagir ainsi aurait sapé le travail de distanciation du contenu opéré avec
Paul autour de la notion de masculin.
Le thérapeute n’est jamais à l’abri d’être rattrapé par ses propres appren-
tissages et réseaux relationnels : c’est tout particulièrement le cas lorsqu’on
travaille sur l’identité de genre.
Depuis cette séance, Paul a rencontré plusieurs femmes, sans éprouver
avec aucune le désir de s’engager dans une relation de couple. Faire leur
connaissance lui a cependant permis d’expérimenter que de nombreux fac-
teurs autres que se sentir ou être perçu comme masculin interviennent dans
la construction d’une entente durable avec une partenaire.
D’une manière générale, Paul dédie aujourd’hui plus d’énergie à vivre
l’expérience des différents rôles que comporte sa vie d’homme qu’à se
demander s’il joue ces rôles de manière sufisamment masculine.

Références
Addis, M., Mansield, A., & Syzdek, M. (2010). « Is masculinity a problem? Framing
the effects of gendered social learning in men ». Psychology of Men & Masculinity,
11(2), 77-90.
Monestès, J. -L., & Villatte, M. (2011). La Thérapie d’acceptation et d’engagement : ACT.
Paris: Elsevier Masson (p. 124).
Sylvester, M., & Hayes, S. (2010). « Unpacking masculinity as a construct: ontology,
pragmatism and an analysis of language ». Psychology of Men & Masculinity,
11(2), 91-97.
Villatte, M., Villatte, J., & Hayes, S. (2015). Mastering the Clinical Conversation: Lan-
guage as Intervention. New York: Guilford Press.
Page laissée en blanc intentionnellement
9 « Mes pensées
ne me laissent jamais
tranquille ! »

Benoît Henaut

Lisa a 57 ans. Elle est divorcée depuis dix ans et a deux enfants, un garçon
de 29 ans et une ille de 25 ans, qui habitent à l’étranger. Bonne élève, elle
aimait étudier (« un moyen qu’on me laisse tranquille aussi »), mais rougis-
sait souvent. Les présentations en public durant sa scolarité ont souvent
été une source de stress et de moqueries de la part de ses camarades. Elle
a cependant ini ses études d’ingénieur en tant que major de sa promo-
tion, puis est devenue ingénieur informatique, salariée dans une grande
entreprise qu’elle a choisi de quitter à la suite de dificultés récurrentes
avec sa hiérarchie, notamment en raison de son rapport à l’autorité. Elle
est aujourd’hui graphiste free-lance. Elle dit aimer contrôler les choses,
planiier la moindre tâche, et avoir besoin de rester très active, au risque de
s’ennuyer. Lisa est très curieuse, s’intéresse à l’économie, à la politique, aux
sciences… Elle se plaint de se disperser, de commencer quelque chose sans
jamais le terminer, de se lasser trop vite.
Lisa a été orientée vers moi par son médecin traitant en raison de mon
approche ACT et de pleine conscience. Lors de notre première rencontre,
elle s’est présentée comme une femme dynamique, énergique, qui occupait
littéralement l’espace par une gestuelle ample et rapide. Le rythme de son
expression verbale était très soutenu. Lisa me regardait droit dans les yeux,
puis parfois posait son regard dans le vide, comme si elle était absente…
« J’étais ailleurs », « Mes pensées m’ont emmenée »…
Au cours du premier entretien, elle évoque assez précisément les difi-
cultés sur lesquelles elle souhaite travailler. Elle se plaint tout d’abord de
pensées qui l’envahissent sans cesse et qui vont « dans tous les sens ».
Elle se sent épuisée de ne pas parvenir à les arrêter. Elle a le sentiment
d’être « folle », que ses pensées s’imposent à elle sans qu’elle ne parvienne
à les contrôler. Ces pensées s’accompagnent de profonds moments de tris-
tesse, d’angoisse. Lisa a le sentiment de ne « jamais proiter simplement du
moment présent, de ne pas pouvoir être heureuse » car ses pensées ne la
laissent jamais tranquille.
Elle évoque également des dificultés dans sa relation avec son compa-
gnon. Elle se plaint du manque d’attention et de reconnaissance, ce qui la

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
120 Attentif

rend « exagérément triste ». Elle décrit également des crises de colère qui la
débordent quand son compagnon lui fait une remarque.
Enin, elle souhaite travailler ses dificultés à prendre la parole en public,
dificultés qui l’handicapent particulièrement dans son travail.

Ce qui fait souffrir Lisa


Lisa se plaint du fait que ses pensées ne lui laissent aucun répit, qu’elles
l’envahissent sans cesse. Elle se dit épuisée d’être assaillie de pensées. J’ai
effectivement constaté en séance que Lisa exprimait très rapidement une
multitude de pensées très variées (rélexions, jugements sur elle, tâches
à accomplir, bribes de connaissances sans rapport avec ce dont nous dis-
cutions), parfois sans que je puisse suivre le lien entre ces pensées. Elle
exprimait ses émotions facilement, mais passait parfois des pleurs au rire…
Lisa semblait suivre et vivre émotionnellement chacune de ses pensées et
donnait l’impression de ne pas pouvoir les « iltrer », ni de parvenir à ne pas
y répondre ou à ne pas en tenir compte.
Devant le débit verbal ininterrompu et enthousiaste de Lisa, il m’a
souvent été nécessaire de l’interrompre pour prendre la parole, parfois en
levant la main, comme si un signal d’arrêt était nécessaire. Ses moments
d’attention et d’écoute étaient rares et courts.
J’ai choisi d’axer principalement le travail avec Lisa autour des proces-
sus de contact avec l’instant présent et du Soi. La fréquence des pensées
automatiques et les émotions afférentes emmènent en effet Lisa loin de
l’instant présent. Elle a pu décrire, dès le début de la prise en charge, sa
déconnexion avec ce qu’elle vivait : « Je suis ailleurs », « Je ne proite jamais
des bons moments », « Je me mets en colère et ressens une tristesse dis-
proportionnée ». Cette déconnexion pousse Lisa « hors d’elle », lui procure
un sentiment d’incohérence avec elle-même (« Mes pensées s’imposent à
moi », « Je ne comprends pas mes réactions »), et vient perturber la repré-
sentation et le fonctionnement de Lisa. Elle se juge inalement très négati-
vement (« Je suis folle »). De façon secondaire, les processus d’acceptation et
de défusion devaient également être travaillés, ainsi que les valeurs, ain de
lui permettre d’agir de nouveau de façon engagée, et en retour, de renforcer
sa perception d’elle-même.
Ainsi, nous avons déini avec Lisa les objectifs de travail suivants, qui
seront illustrés par plusieurs extraits d’entretiens :
• amener Lisa à ralentir, à observer ses pensées et leurs répercussions au
niveau corporel, avec pour objectif de s’en distancier, de ne plus les considé-
rer comme des faits qui la poussent à réagir automatiquement mais comme
de simples phénomènes qu’elle peut choisir de laisser passer. L’objectif est
d’amener Lisa à être davantage en contact avec l’instant présent, et à retrou-
ver une lexibilité comportementale ;
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 121

• par cet apprentissage d’un ancrage dans le moment présent, il s’agit de


renforcer la capacité d’observation de Lisa (« le Soi observateur »). Tout être
humain possède cette capacité d’observation des phénomènes qui se pas-
sent en lui (les pensées, les sensations, les émotions, les envies d’agir) et de
prendre conscience qu’il/elle est plus que la somme de ces phénomènes.
Cette dynamique d’observation et de distanciation amène également à
prendre conscience de l’existence d’un point d’ancrage depuis lequel vivre
toutes les expériences psychologiques (le « Soi comme contexte ») ;
• amener Lisa à réagir différemment aux jugements sur elle-même. Elle
pense par exemple être « faible, nulle », ne pas pouvoir contrôler ses pensées
et ses émotions ou encore ne pas être intéressante, ce qui l’amène parfois
à éviter les contacts sociaux. Le « Soi comme concept » désigne cette façon
dont on se déinit (positivement ou négativement) en fonction de ses
apprentissages sur soi. Lisa s’attache à agir en cohérence avec cet ensemble
de jugements sur elle. L’objectif est, là encore, de lui apprendre à se dis-
tancier de cette déinition d’elle-même, qu’elle appréhende de façon rigide ;
• au inal, mon objectif était de permettre à Lisa de réaliser dans le moment
présent, suivant la situation, une évaluation précise de ce qui fait sens pour
elle, et d’agir dans cette direction plutôt que de façon automatique pour suivre
le lot incessant de ses pensées. En d’autres termes, l’objectif était d’aider Lisa
à retrouver davantage de lexibilité comportementale.

Être plus que ses pensées


Ces différents objectifs (prise de contact avec l’instant présent, renforcement
de la capacité d’observation des expériences internes, mise à distance des
réactions automatiques, prise de conscience d’un soi lexible en fonction
du contexte) sont poursuivis par exemple dans l’extrait d’entretien suivant.
– Lisa (L) (au bord des larmes) – J’en peux plus de toutes ces
pensées ! Je n’arrive plus à les supporter, ça ne me laisse jamais
tranquille, je suis épuisée !
– Thérapeute (T) – Oui, je comprends. C’est une expérience qui
peut être douloureuse que d’être envahie par des pensées, de les
subir, impuissante.
Je valide, je normalise le ressenti dificile de Lisa, pour favoriser son
acceptation. Par l’utilisation du mot « expérience », j’amène Lisa à
observer son vécu comme tel et à s’en distancier.
– T – Par exemple, là, maintenant, quelles sont les pensées qui
sont présentes ?
J’amène Lisa à entrer en contact, à observer ses pensées dans le moment,
sans les éviter.
– L – Oh… Toujours la même chose… Que je suis nulle, que je n’y
arriverai pas, que je suis faible, trop émotive, que je ne sais pas ce
que je veux… 
122 Attentif

 Les émotions de Lisa sont plus fortes, ses yeux s’embrument, elle bouge
sur son siège, soufle.
– T – Ça semble vraiment pénible quand ces pensées et ces res-
sentis sont là.
Je soufle avec elle pour valider son ressenti. Je tente également
d’amener son attention sur ses sensations pour rester dans le moment
présent.
– L – Oui, c’est toujours là ! Et Hervé (son compagnon) ne m’aide
pas, il ne sait pas s’occuper de moi, il est toujours occupé à autre
chose, il s’en fout de ce que je peux ressentir, il est comme mon ex,
il ne pense qu’à lui, d’ailleurs comme tous les hommes, et puis…
– T – Ce qui se passe dans votre relation avec Hervé est important.
Si vous le voulez bien, on y reviendra un peu plus tard. J’aimerais
qu’on regarde ensemble ces pensées que vous venez de mention-
ner et ce qu’elles provoquent en vous…
J’interromps volontairement Lisa, car il me semble qu’en parlant
d’Hervé, elle est prise dans une mise en relation automatique de pen-
sées qui l’éloigne du contact avec ses ressentis désagréables, en d’autres
termes dans un évitement.
– L – Ben quoi ? Vous ne voyez pas ce qu’elles me font ? J’en ai
marre de ces émotions ! À quoi bon ?
Lisa semble exaspérée par son expérience douloureuse. J’observe mon
hésitation à continuer à la faire observer son expérience présente.
Je prends ainsi conscience de ma propre envie d’éviter le vécu dés-
agréable de Lisa, je lui fais un peu de place, et je décide de poursuivre.
– T – Cela semble effectivement être une expérience doulou-
reuse qui vous traverse, comme si vous y étiez emmenée mal-
gré vous. La fonction du mental est de mettre automatiquement
en relation ce que l’on vit d’une situation présente avec ce que
l’on a déjà vécu. C’est comme si devant toute nouvelle situation,
pour s’y adapter, notre mental analysait rapidement la situation
et allait chercher dans le stock de notre mémoire ce qui pourrait y
ressembler, comme dans une grande bibliothèque. Ce traitement
de la situation est souvent partiel et trop rapide, il se fait automa-
tiquement, on ne peut le contrôler et les résultats s’imposent à
nous, qu’ils soient agréables ou désagréables. Ils nous emmènent
souvent loin du moment présent et de sa réalité. Cette analyse
très rapide faite par notre cerveau est la fonction du stress. Nous
sommes « câblés » pour réagir quasiment automatiquement.
C’est donc normal de se faire piéger par les automatismes. Un
des moyens de déconnecter ce pilote automatique est de s’ancrer
davantage dans le moment présent, en observant ce qui se passe
pour vous, par exemple au niveau de vos sensations. Qu’est-ce qui
se passe ici ? 
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 123

 Je désigne avec ma main la poitrine et le ventre pour lui montrer où et


comment observer.
– L – Je ne sais pas trop, je ne sens pas grand-chose… Les yeux qui
me piquent… Peut-être une boule, là. (Elle fait un signe au niveau
du plexus.)
– T – Cette boule, elle est grosse comment ? Vous pouvez me
montrer le contour avec votre doigt ?
Je l’incite à être curieuse de son expérience.
– L – Humm… Grosse comme ceci. (Lisa dessine le contour avec son
index.)
– T – Je vois. Qu’est-ce qu’elle fait, cette boule ? Elle appuie vers
l’intérieur, l’extérieur, vers le haut, vers le bas ?
Lisa semble curieuse, elle prend le temps d’observer son expérience.
Elle n’est plus dans le pilote automatique de ses pensées. Son agitation
semble s’apaiser.
– L – Humm… Elle appuie vers l’intérieur, ça fait mal, c’est insup-
portable !
– T – Ça fait mal comment ? C’est aigu, comme une pointe de
couteau, une aiguille, ou plus diffus ? Ça appuie de manière régu-
lière ou par vagues ? C’est douloureux ou simplement gênant ?
Par ces distinctions, ces comparaisons, je cherche à amener Lisa
à rester en contact dans le moment présent avec ses ressentis, et, à
partir de cette expérience, à façonner une autre relation à ses sensations
qui ne sont alors plus « insupportables » mais intéressantes.
– L – Humm, ça appuie doucement. En fait, c’est plutôt gênant,
j’ai l’impression de moins bien respirer.
– T – Cette boule, si c’était une matière, ce serait du bois, du
métal, du plastique ?
Ici encore, je cherche à développer chez Lisa une relation différente à ses
émotions et ses perceptions et à l’amener à rester en contact avec elles
dans le moment présent, sans les éviter.
– L – Humm… Plutôt du plastique… noir… tiède.
– T – Est-ce que vous observez autre chose ?
– L – Au niveau de la gorge, ça serre. (Elle fait un signe avec sa
main.)
– T – Ici ? Comme un pincement ?
– L – Plutôt comme si les parois gonlaient de l’intérieur et que
cela gênait… Comme si ça passait moins…
– T – Très bien, je me représente mieux ce qui se passe pour vous.
Quelles émotions ressentez-vous ?
Je l’incite à élargir son observation.
– L – De la tristesse… De la colère aussi.
– T – Et les pensées sont toujours là ? Toujours les mêmes ?
– L – Oui, mais plus distantes… Je les vois… 
124 Attentif

 – T – Vous les voyez comment ? Ça ressemblerait à quoi, si c’était


un objet ?
– L – Je ne sais pas… Comme un train ? […] Très long ?
– T – À quoi il ressemble, ce train ?
Je renforce la distanciation par une mise en relation.
– L – Comme un TGV, vous savez, les vieux, marron et orange !
(Elle sourit.)
– T – Oui je vois très bien, un peu vieillot, un peu attachant aussi
dans son côté rétro, comme ces pensées qui sont là depuis long-
temps. J’ai le sentiment qu’elles ont quelque chose de commun
entre elles, ces pensées. Comment il pourrait s’appeler, ce train ?
– L – Humm. Oui, comment les décrire ? […]
– T – Qu’est-ce qu’elles disent, ces pensées ?
– L – Des critiques, des jugements… Oui, le « train du jugement » !
Je suis souvent dedans ! (Elle sourit.)
– T – Et là, vous êtes où ?
De nouveau, j’accentue la distanciation avec la perception et les res-
sentis par une considération spatiale.
– L – Là, c’est comme si je pouvais le voir passer au loin dans le
paysage…
– T – Ah oui ? ! Intéressant ! À quoi il ressemble, ce paysage ?
– L – Plutôt un paysage de campagne, des champs, une forêt au
fond, du soleil, le train qui passe à l’horizon… (Lisa sourit, elle est
détendue.)
– T – Ça semble plutôt agréable, comme paysage, malgré le train
du jugement qui passe.
Je renforce l’observation du Soi comme contexte : des événements
agréables et désagréables apparaissent en même temps, et il est possible
de tous les observer.
– T – Y a-t-il d’autres trains qui passent ?
– L – Oh oui, de nombreux, il y a le train de « tout ce que j’ai
à faire » et « ma culpabilité » […], mais aussi d’autres, plus
agréables… Celui-là vers mon yoga… Je vois même celui vers mon
compagnon, mais… Pour le coup, plutôt agréable.
– T – Et bien, c’est riche, comme paysage de vie ! Et tout ça est là
pour vous, maintenant, de votre fauteuil !
Je renforce le Soi observateur et le Soi comme contexte.
– L – Oui, c’est dingue ! (Elle rit franchement.)
– T – Et maintenant, la boule, elle est comment ?
– L – Humm, un petit point là, peut-être… Mais vraiment pas
grand-chose…
Nous restons quelques secondes en silence pour renforcer l’attention au
moment présent et ancrer cette nouvelle relation à son expérience qu’elle
cherche habituellement à éviter.
– T – Et ces pensées, elles sont là depuis ce matin ? Hier ? 
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 125

 Je cherche ici à faire prendre conscience de l’aspect transitoire des


expériences vécues au moyen d’une observation/différenciation
temporelle.
– L – Dès le réveil ! Puis après, quand je me suis levée, elles sont
parties. Elles sont revenues quand j’ai voulu payer à la poste et
que j’avais oublié mon portefeuille, je me suis maudite ! […] La
semaine dernière, j’étais chez ma ille, j’étais bien occupée avec
mes petits-enfants, c’était moins là.
– T – D’accord. Il y a des moments où c’est plus ou moins là, selon
les situations qui les déclenchent, comme à la poste ?
J’attire l’attention sur l’inluence des facteurs contextuels dans
l’apparition des pensées, ain que Lisa prenne conscience de la labilité
et de l’impermanence des pensées et émotions et qu’elle puisse s’en
distancier.
– L – Oui c’est vrai.
– T – Comment vous sentez vous maintenant ?
– L – Bien… C’est intéressant…
En in de séance, ain de renforcer les apprentissages, j’ai demandé à
Lisa ce qu’elle avait retenu de son expérience. Elle a mentionné qu’être
en contact avec ses émotions et ses sensations dans le moment présent lui
avait permis de s’en distancier et, à sa surprise, d’accepter leur présence. Elle
a également relevé le caractère transitoire des phénomènes tout au long
de la séance. Elle a également souligné sa surprise de ne pas avoir prêté
attention au contenu des pensées, contrairement à son habitude. Par la
métaphore du train, elle a appris qu’elle avait d’autres possibilités d’action
vis-à-vis de ses pensées, qu’elle pouvait choisir de « prendre un autre train
si la destination lui convenait davantage ».
Je l’ai encouragée à continuer à pratiquer ces observations dans la vie
quotidienne, notamment en situation émotionnelle forte, puis de pratiquer
régulièrement quelques minutes de pleine conscience en se centrant sur sa
respiration, et dans des activités simples de la vie quotidienne (se brosser les
dents, prendre une douche, manger…).
La métaphore du TGV a été reprise au cours d’une autre séance ain de
soutenir l’exploration du sentiment douloureux de solitude de Lisa, son
sentiment d’être incomprise. Chaque wagon était alors devenu les pensées
qui s’associaient, les passagers à l’intérieur étaient les mots, les émotions
et les sensations qui les accompagnaient. Voici un extrait de la poursuite
de ce travail sur le Soi (observateur et contexte) capable de distinguer et de
choisir.
– T – Merci Lisa, vos observations m’aident vraiment à compren-
dre davantage ce qui se passe pour vous quand ces trains de pen-
sées arrivent. Pourriez-vous me dire maintenant où vous vous
situez par rapport au train ? 
126 Attentif

 – L – Ah ! Dedans, complètement… Je les ressens encore !


– T – Vous êtes assise dans le train avec vos émotions et vos sensa-
tions ?
– L – (Elle réléchit, semble perplexe.) En fait, non. Je les vois s’agiter
dans le train, en faisant plein de mouvements… violents…
– T – Et vous, vous êtes où ?
Je renforce de la distanciation par une mise en perspective spatiale.
– L – À côté… sur le quai…
– T – Ah ! Il y a autre chose que vous voyez ?
J’amène Lisa à prendre contact avec l’instant présent et à ouvrir son
attention aux autres perspectives présentes.
– L – En fait c’est une gare, il y a d’autres trains.
– T – Et celui du « sentiment de solitude » duquel vous êtes des-
cendue, il est toujours là, ou il est passé ?
Par ces distinctions, je cherche le ralentissement des pensées, à dévelop-
per l’observation et, partant, la capacité d’observer.
– L – Il est là, à l’arrêt.
– T – Les autres trains, signiient-ils quelque chose pour vous ? Ils
sont en mouvement ?
– L – Oui, il y a celui de « je suis nulle », celui de « je suis inca-
pable »…
– T – Est-ce qu’il y a d’autres trains dans la gare que vous préfére-
riez prendre maintenant ?
– L – Humm… Oui, il y a celui blanc et bleu qui m’amènerait à
dessiner.
– T – À dessiner ?
– L – Oui, j’adore dessiner. (Elle sourit largement.)
– T – Que ressentez-vous maintenant en pensant au dessin ?
– L – C’est léger là. (Elle fait un signe au niveau de sa poitrine.) Et
chaud, comme si ça remontait…
– T – Et au niveau de votre abdomen ?
Je l’invite à rester dans le moment présent, à explorer, à observer.
– L – Ça va, c’est souple… Je respire plus profondément…
– T – Est-ce que l’autre train, celui de la pensée d’être seule, est
toujours dans la gare ?
– L – Oui, un peu plus loin, il semble plus petit du coup ! Et… Il
est éteint. (Elle s’est arrêtée de sourire à l’évocation de ce train, puis de
nouveau, un sourire se dessine.)
– T – Donc vous pouvez observer ces trains d’émotions et de pen-
sées, qui sont tous en gare, depuis l’endroit où vous vous trouvez.
Ils sont tantôt en marche, tantôt éteints, et vous pouvez choisir en
prenant un peu de distance de monter dans celui qui vous emmè-
nera davantage vers ce qui compte pour vous.
– L – Oui, enin là, ça va, mais je ne sais pas si j’y arriverai toute
seule. Quand il se met en route, parfois, je ne le vois pas venir… 
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 127

 – T – Oui, parfois, c’est plus dificile d’être attentif en fonction de


notre fatigue, toutes les choses à faire… Peut-être qu’en prenant
l’image de ces trains et de cette gare cela vous aidera un peu ?
– L – Oui, ça me semble une bonne image de tout le traic qu’il y
a dans ma tête ! (Elle rit.)

Appréhender différemment les dificultés


relationnelles avec son compagnon
Lisa attribuait sa tristesse au manque d’attention de son compagnon et à
une trop forte sensibilité à ses critiques qui la mettaient en colère. Elle avait
par ailleurs repéré les mêmes dificultés avec son ex-mari ainsi que dans son
travail, où elle entretenait des relations dificiles avec sa hiérarchie. Grâce à
notre travail précédent, une partie d’elle parvenait à observer que sa réac-
tion émotionnelle était disproportionnée par rapport au comportement de
son compagnon, sans toutefois qu’elle réussisse à réagir autrement, notam-
ment à contrôler ses colères.
L’objectif thérapeutique s’est ici porté sur la distanciation avec ses réac-
tions automatiques, ain qu’elle puisse réagir de manière plus adaptée dans
le moment présent. Nous avons ainsi travaillé dans le but de renforcer
l’ancrage dans le moment présent par l’observation du déclenchement de
ces réactions colériques et de leurs conséquences (Soi observateur), ce que
l’on pourrait qualiier d’analyse fonctionnelle des comportements de colère
de Lisa. Puis, dans un souci de développer une sensibilité au contexte pré-
sent, nous avons mis en perspective les variations, voire l’absence, de ces
réactions automatiques, dans d’autres situations relationnelles (amicales,
professionnelles, familiales…). Cette démarche a permis à Lisa de prendre
conscience que les jugements sur elle-même (« On ne me respecte pas », « Je
ne sais pas contrôler mes émotions », « Je fais tout mal »), son « Soi comme
concept », ne s’exprimaient pas tout le temps.
À l’aide de techniques de visualisation, Lisa a lié l’origine de cette dificulté
aux nombreuses situations où son père la critiquait, abîmant chaque fois un
peu plus sa coniance en elle. Lisa décrit en effet son père comme quelqu’un
d’exigeant, de très critique et lui aussi colérique. La compréhension de ce
contexte d’apprentissage a engendré dans un premier temps un décalage de
sa colère vers son père et non plus vers son compagnon. Puis, nous avons
travaillé à observer en détail les contextes d’apparition de cette colère, les
variations d’intensité et les types de réactions, ainsi que les conséquences de
ces réactions dans la vie de Lisa. Cette démarche a permis progressivement
à Lisa de se distancier des automatismes délétères qui venaient perturber sa
relation dans le présent. Les crises de colère ont progressivement diminué.
Nous avons également renforcé cette démarche de distanciation en insistant
128 Attentif

sur le contact au moment présent, comme dans l’extrait suivant lors duquel
j’ai renforcé les progrès de Lisa à observer la transformation progressive de
son vécu émotionnel alors qu’elle me relatait un souvenir avec son père.
– L – Oui, c’est encore présent. J’en ai marre et je sais, je le
constate, comme vous l’avez dit, ça sera toujours là. (Elle soufle.)
Mais bon, c’était moins douloureux que d’habitude. D’ailleurs, il y
a même une fois la semaine dernière où j’ai pu voir tout ça arriver
et passer sans être affectée, c’était jouissif ! (Elle sourit largement.)
Ah ! Il faut aussi que je vous raconte que j’ai eu mon petit-ils
pendant plusieurs jours…
– T – Attendez, Lisa, ça me semble important, j’aimerais bien
qu’on regarde ensemble ce qui s’est passé quand vous avez pu
regarder avec distance ces pensées qui habituellement sont vécues
douloureusement.
Lisa semble agacée, elle a l’habitude de suivre ses pensées et de ne pas
être en contact avec ce qui est désagréable.
– T – Qu’est-ce qui se passait ? Vous étiez où ?
– L – J’allais à mon cours de yoga, il faisait très beau. C’était
agréable, je prenais mon temps en traversant le parc pour y aller,
les leurs étaient magniiques. (Le visage de Lisa se détend.)
– T – Oui, je vois que c’était agréable, vous souriez. Et comment
ces pensées sont-elles venues ?
J’amène Lisa à essayer d’identiier un facteur déclencheur.
– L – Je ne sais plus… Ah oui ! Je pensais à mon compagnon, nous
avions eu une discussion plutôt intéressante sur l’exposition de
Magritte que nous avions vue ensemble… Je crois que je consta-
tais que notre relation avait bien changé, plus apaisée… Et puis je
crois qu’au même moment, mon train de pensées sur mon père
et tout le reste est venu… J’ai senti ma poitrine se soulever, j’en ai
pris conscience, j’ai respiré et puis ça ne m’a pas emportée, j’ai pu
regarder le train passer. J’étais assise sur le banc, je proitais du soleil,
j’étais bien… Oui, c’était vraiment jouissif ! (Elle sourit pleinement.)
– T – Eh bien, félicitations ! Comment avez-vous fait ? Qu’est-ce
qui vous a permis de rester dans le moment présent ?
– L – Je ne sais pas… Me centrer sur ma respiration ; il faisait beau
aussi, ça aide.
– T – Oui, vous avez choisi de rester en contact avec le moment
présent et d’en proiter, en vous centrant sur votre respiration,
dès que vous avez identiié les prémices de ces réactions que vous
connaissez bien.
En utilisant le terme « choisi », j’aide Lisa à identiier qu’elle a agi
volontairement et je renforce sa capacité d’observation de ses expériences.
– T – Où alliez-vous, déjà ?
– L – Au yoga !
– T – C’est une activité qui compte pour vous. Est-ce qu’il y avait
autre chose qui comptait pour vous dans ce moment ? 
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 129

 Je souligne la capacité de Lisa à agir vers ce qui est important pour elle,
malgré les dificultés.
– L – Humm… Oui. La nature, ça me fait du bien… Et comme je
vous l’ai dit, j’étais contente de réaliser que ma relation avec Hervé
s’améliorait aussi.
– T – Oui, on dirait que vous recentrer sur ce qui est important
pour vous dans le moment présent fonctionne pour vous. Bravo !
– L – C’est vrai. Merci, c’était un moment intense !

Parler en public en présence des pensées


dificiles
Les présentations en public ont toujours été une source d’anxiété pour Lisa.
Cette anxiété remonte à sa scolarité, au cours de laquelle elle a souvent
été victime de moqueries. Sa peur s’est renforcée au cours de sa vie profes-
sionnelle. Les manifestations anxieuses sont assez perturbantes : insomnies,
irritabilité, problèmes de concentration. Lisa constate pourtant que les pré-
sentations se déroulent généralement bien.
En poursuivant le développement de ses compétences à l’observation,
nous avons travaillé à renforcer sa perception du déclenchement de
l’anxiété par une analyse détaillée et comparée de différentes situations et
des ressentis. Cette démarche a permis d’identiier l’inluence de facteurs
déclenchants : la taille du groupe, la présence d’une autorité hiérarchique,
le fait de connaître ou non les participants, ainsi que de facteurs environne-
mentaux et physiologiques (préoccupations familiales, surcharge d’activité,
fatigue). Des mises en situation et des exercices de visualisation ont mis
en lumière trois souvenirs particulièrement dificiles de présentations en
public (en classe de CP, au collège, et en entreprise, pendant sa période
d’essai). Toutes les trois ont en commun le caractère inattendu des présenta-
tions : Lisa n’avait pu se préparer pour aucune, elle ne maîtrisait donc pas le
contenu. Nous avons travaillé sur l’inluence des jugements qu’elle portait
sur elle-même (Soi comme concept), hérités de ces expériences passées (« Je
n’ai aucune assurance », « Je ne suis pas organisée », « Je rougis facilement,
c’est nul, tout le monde le voit »).
En nous appuyant sur ses progrès dans l’apprentissage de la pleine
conscience (centration sur la respiration et les sensations corporelles), nous
avons travaillé des situations récentes et renforcé ainsi le Soi observateur
et le Soi comme contexte, en mettant en perspective la possibilité pour
Lisa d’autoriser la présence de ses ressentis désagréables en lien avec ces
jugements sur elle.
– L – Je dois faire une présentation la semaine prochaine, un pro-
jet pour un de mes clients, ils seront quatre, je connais juste le
responsable de la com et même si j’ai moins peur que d’habitude,
je stresse ! 
130 Attentif

 – T – Est-ce que vous seriez d’accord pour que l’on essaye de se


projeter la semaine prochaine, au moment où vous serez dans la
salle ?
– L – On peut essayer, même si j’aime pas ça, rien que d’y penser
je sens mon angoisse monter !
– T – Où ça ?
– L – Ça s’accélère, ma gorge se serre un peu, ça appuie au niveau
de ma poitrine, la boule ici qui m’empêche de respirer […] Mais ça
va…
– T – Je vois… Au niveau des pensées, qu’est-ce qui est là ?
J’amène Lisa à déplacer son attention sur les autres composantes de son
expérience.
– L – Humm, pas facile… Je me dis que tout le monde doit voir
que je rougis, c’est la honte, je vais avoir le soufle coupé et ne plus
pouvoir continuer !
– T – Quand vous suivez ces pensées, vos sensations s’ampliient-
elles ?
– L – Oui !
– T – Et si cette ine observatrice était votre meilleure amie ?
Qu’est-ce qu’elle pourrait faire pour vous aider maintenant ?
J’amène Lisa à un changement de perspective, à contacter une autre
partie d’elle-même, bienveillante – le Soi comme contexte – et ainsi à
se distancier du processus automatique qui tente de l’emmener loin du
moment présent.
– L – Humm… Elle me dirait : « Respire, reviens à toi ! Tu sais que
tout ça, ce ne sont que des pensées, ce train des mensonges que tu
connais, laisse-le continuer son voyage sans toi. Tu sais que tes
présentations sont appréciées ! »
– T – D’accord. Est-ce que ça marche ?
– L – (Elle prend plusieurs inspirations.) Oui, là, ça passe, j’avais aussi
fait ça au début d’une crise avec mon compagnon et ça avait mar-
ché. Il n’y a pas de raison.
– T – Très bien d’avoir mis ça en place ! Vous me direz la semaine
prochaine comment ça s’est passé1 ?
Je soutiens sa démarche et l’encourage à rester curieuse de ses expériences.
1On notera que ce que Lisa met en place correspond à un évitement
de son expérience. Nous sommes généralement prudents dans l’ACT
face à ce genre de solution de contrôle des émotions, mais nous gardons
en tête que les stratégies de régulation émotionnelle doivent être évaluées
au coup par coup, qu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises dans l’absolu.
Il s’agit de croire l’expérience du patient. Dans le cas de Lisa, si la stratégie
mise en place ne l’aide pas pour sa prochaine présentation, elle sera alors
réévaluée ensemble et un autre positionnement pourrait lui être proposé,
à savoir l’acceptation de ses émotions dans ce contexte.
« Mes pensées ne me laissent jamais tranquille ! » 131

Après quinze séances, Lisa avait bien intégré les processus d’attention
au moment présent et avait développé un rapport différent au Soi. Nous
avons progressivement, et d’un commun accord, diminué la fréquence des
séances, puis décidé de la in de la thérapie (après vingt-six séances). Lors de
la dernière séance, Lisa m’a conié avoir appris qu’elle était bien plus que ses
pensées. La découverte d’une appréhension différente du Soi et de la possi-
bilité de se distancier des pensées automatiques envahissantes semble avoir
été déterminante pour elle. En in de thérapie, elle parvenait régulièrement
à laisser présentes ses pensées, toujours aussi nombreuses, mais qu’elle ne
se sentait plus contrainte de suivre. Elle était davantage en contact avec le
contexte présent et avait retrouvé une lexibilité comportementale et psy-
chologique. Sa rapidité d’esprit et la prise de conscience de ses processus
mentaux étaient ainsi devenues des atouts. Elle n’était plus en lutte avec ses
événements psychologiques.
Elle a souligné que ce positionnement nouveau pour elle n’aurait pas été
possible sans les pratiques de pleine conscience, qu’elle a souhaité appro-
fondir en suivant un apprentissage structuré.
La relation avec son compagnon s’était très nettement améliorée. Elle
ne se mettait plus en colère contre lui ni ne ressentait la tristesse d’avant.
Davantage en cohérence avec ce qui était important pour elle, son rapport
à elle-même était apaisé, et le sentiment d’être folle l’avait quittée.
Quant aux rougissements lors des présentations devant un groupe, Lisa a
simplement conclu, en souriant : « Ça donne de la couleur à la vie, non ? »
Page laissée en blanc intentionnellement
III
Engagé
Déinir ce qui compte
pour soi et agir

S’engager vers ce qui est important pour soi.


Découvrir ce qui compte pour soi et le mettre en action, quelles que soient
les émotions et les pensées qui apparaissent.
Page laissée en blanc intentionnellement
10 Julien : une vie
entre parenthèses

Cécile Rossignol-Garcia1

« On passe parfois toute une vie à éviter le pire alors que


le pire n’arrivera peut-être jamais ; en attendant, on passe
à côté du meilleur pour soi, on est entre parenthèses. »
Julien.

Le « meilleur pour soi ». C’est peut-être cela qu’est venu chercher Julien
auprès de moi, cette capacité à s’engager dans des actions valorisées, qui
donnent du sens à l’existence, qui sont le sel de la vie. Au début de nos
rencontres, ces actions étaient trop rares dans la vie de Julien pour qu’elle
lui semble épanouissante. Sa vie était trop souvent dictée par des mesures,
des précautions qu’il prenait pour ne pas souffrir. Pour que sa vie ne reste
pas entre parenthèses, ma tâche a consisté à favoriser les actions valorisées
au détriment des évitements expérientiels.

Les dificultés de Julien


« Cela ne peut plus durer »
Julien est un jeune homme de 25 ans. Il vit en couple avec Margot depuis
deux ans. Ils ont acheté une maison en commun et projettent d’avoir un
enfant d’ici quelques années. Julien travaille comme commercial dans une
société d’informatique, domaine dans lequel il excelle. Il a une sœur plus
âgée que lui, avec laquelle il entretient de bons rapports même s’il ne la voit
pas souvent car elle vit assez loin.
Julien dit n’être passionné par rien, se lasser vite des activités qu’il entre-
prend (« C’est très stimulant les premiers temps, puis j’en fais vite le tour
et c’est alors que l’ennui m’envahit, cela me pousse à abandonner »). Par
exemple, il ne pratique plus de sport depuis la in de l’adolescence. Il le
regrette mais n’arrive pas à s’engager dans une activité sur le long terme.
À côté de cette lassitude, l’anticipation anxieuse envahit toute sa vie.
Lorsqu’il s’engage dans une activité – un repas au restaurant avec des amis
par exemple – une foule de questions envahit son esprit : vais-je m’amuser ?

1. Auteure de J’accepte mes émotions : la colère. Bordeaux : MPG, 2011.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
136 Engagé

Que pensent-ils de moi ? Est-ce que la nourriture n’est pas avariée ? Julien est
épuisé par ses pensées qui l’empêchent de proiter de la vie. C’est pourquoi,
la plupart du temps, il refuse les invitations, les activités proposées par
sa compagne, avec sa famille, avec ses collègues. Il se coupe de ce qui est
important pour lui, pensant que c’est la meilleure solution pour éviter de
souffrir.
Il vient me consulter suite à la demande pressante de sa compagne qui se
plaint du manque de partage de sorties, de restaurants, de cinémas, de week-
ends en amoureux. Elle lui fait le reproche de freiner ses engagements dans
des choses importantes concernant leur couple (mariage, parentalité…).
Julien dit aussi se sentir bloqué dans le domaine professionnel. Il aurait
la possibilité d’évoluer dans son poste, mais avoir plus de responsabilités
le contraindrait à faire davantage de déplacements en avion, à aller plus
souvent au restaurant avec des clients, situations qu’il redoute.
Au inal, Julien dit ne plus prendre plaisir à rien, se lasser rapidement et
être peu satisfait par ce qu’il fait.

Entre lutte contre l’anxiété et impossibilité


d’agir pour soi
Julien souffre d’une colopathie fonctionnelle depuis la in de son adoles-
cence. Les maux de ventre ainsi que les nausées le surprennent dès le lever
et peuvent perdurer jusqu’au repas de midi. Cela entrave gravement son
quotidien et le pousse à réaliser de nombreux évitements. Sortir de chez lui
le matin devient un vrai parcours du combattant. Il calcule tout, anticipe
les endroits où il doit se rendre en fonction de la présence de toilettes facile-
ment accessibles. Il organise ses rendez-vous professionnels en fonction de
« son deuxième cerveau » ou « sa tripe ». Dès son réveil, il entre dans une
« hypervigilance gastrique » qui détermine le reste de sa journée.
Parallèlement à ces troubles fonctionnels, Julien développe une anxiété
massive en lien avec sa santé. Il scrute toute sensation étrange, à la recherche
de ce qui pourrait être bizarre et dysfonctionnel. La moindre sensation nou-
velle provoque chez lui une forte anxiété qui peut aller jusqu’à l’attaque
de panique. Il lui arrive régulièrement de se rendre aux urgences, persuadé
d’être en danger de mort.
Dans ce contexte, il fait le constat que ses relations amicales sont sou-
vent « utilitaires ». En effet, inquiet pour sa santé, Julien prend plaisir à
côtoyer des médecins, des personnes travaillant dans le milieu du soin, sa
compagne étant elle-même médecin urgentiste. Cela le rassure.
Il passe ses journées à éviter : les situations, les sensations désagréables,
les pensées dérangeantes. Il fait tout pour éviter l’inconfort émotionnel.
Les évitements expérientiels sont massifs et freinent toutes perspectives de
changement. Ses journées sont organisées de façon à limiter les risques et
Julien : une vie entre parenthèses 137

les dangers, plus précisément, à éviter l’anxiété. La perspective de ne pas


contrôler ce qui se passe en lui le glace. Le produit de ces évitements et
de ces tentatives de contrôle des expériences émotionnelles semble plus
douloureux que ce qu’il cherche à éviter. Cette intolérance à l’expérience
intéroceptive désagréable, dont l’origine lui est inconnue, l’éloigne de ses
valeurs. Il en fait le triste bilan. Cela lui renvoie la sensation désagréable
qu’il passe à côté de sa vie.
Julien se dit souvent qu’il aimerait être « comme tout le monde » et ne pas
se tracasser tout le temps avec mille problèmes en tête, à devoir trouver des
solutions à des problèmes qu’il ne vivra certainement jamais. Il souhaiterait
souvent « débrancher » son cerveau et se reposer.
Il dit avoir des amis, mais les relations avec eux semblent être frustrantes.
Il regrette de ne pas avoir leur écoute en retour du soutien et de la dis-
ponibilité dont il fait preuve envers eux. Sa dificulté à trouver du récon-
fort auprès des autres l’interroge. Il se sent « différent », en marge, avec un
raisonnement singulier que ses amis qualiient de « bizarre ». Il se décrit
comme hypersensible, submergé par ses émotions, quelles qu’elles soient.
Dès son plus jeune âge, il a rencontré des dificultés à trouver sa place.
Jugé trop sensible par les garçons et trop vulnérable, pas assez masculin par
les illes. Lorsqu’il était à l’école primaire, il a passé un test et a vaguement
compris qu’il n’était pas comme les autres enfants. Les adultes qui l’accom-
pagnaient ont parlé de précocité, de haut potentiel intellectuel. Il dit ne
jamais y avoir rien compris et ne jamais s’y être vraiment intéressé. Cela
l’embarrassait déjà bien assez d’être singulier.
Il se trouve trop sensible, souvent chamboulé par ses émotions, ne sachant
comment les gérer lorsqu’elles s’intensiient. La vision rigide de soi, liée au
diagnostic de haut potentiel intellectuel posé dans l’enfance, entrave la lexi-
bilité et l’adaptation aux différentes situations sociales. En effet, Julien reste
persuadé d’être différent des autres. Puisqu’il ne s’est pas documenté sur les
caractéristiques de ce fonctionnement en haut potentiel intellectuel, il en a
une représentation erronée et angoissante. Il vit cette différence comme une
sorte de prison dans laquelle les autres n’ont pas la capacité d’entrer.
Dans ce contexte de dificultés d’intégration, Julien comprend très vite
qu’il a une arme imparable pour se faire apprécier des autres : se comporter
en miroir de ce qu’ils attendent de lui. Persuadé, d’être singulier, différent
des autres depuis son plus jeune âge, Julien se contraint à coller à ce qu’il
juge être la norme pour passer inaperçu, pour éviter le rejet. Cette parade
fonctionne très bien pendant des années, même si elle s’accompagne d’une
grande souffrance liée à la peur du jugement péjoratif des autres. Lorsque
Julien vient consulter, c’est aussi parce qu’il ne sait plus qui il est vraiment.
De ce fait, il s’interroge quant à son avenir, les choix importants de sa vie.
Il craint de vivre « à côté de sa vie ». Dans ce contexte de vie au travers
des attentes supposées des autres, il devient périlleux d’être soi. La vision
138 Engagé

de soi reste igée et empêche de s’ajuster aux différentes situations sociales


rencontrées. La mésestime de soi et la dificulté à s’afirmer rendent les
actions valorisées inaccessibles.
Julien s’engage en effet peu souvent dans des actions qu’il valorise. Dans
les grands domaines importants de son existence (personnel, professionnel,
loisirs), il lui semble impossible d’agir, de s’engager autrement qu’en étant
à la merci de ses tourments, de ses angoisses. Les maigres gratiications qu’il
puise de son quotidien ne lui apportent pas sufisamment de plaisir ou de
joie. Il glisse vers la dépression, avec son lot de doutes sur soi, de tristesse,
de ruminations, de déceptions.

Les processus impliqués


Un des nombreux intérêts de la thérapie ACT est de ne pas s’arrêter à une
description catégorielle, en termes de troubles et de diagnostics, mais de
s’intéresser aux processus qui sous-tendent la problématique du patient. Cet
intérêt pour les processus permet d’envisager concrètement leur changement.
C’est de cette manière que nous allons appréhender les dificultés de Julien.
Nous avons choisi de nous intéresser aux processus psychologiques
communs à l’ensemble des dificultés de ce patient, dont la situation peut
être jugée complexe en raison de leur nombre, mais qui reposent inale-
ment sur des mécanismes comparables.
On constate chez Julien un défaut d’engagement dans des actions valo-
risées, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une impossibilité à dis-
tinguer ses choix, ses goûts, ses valeurs de ceux des autres. Julien a passé sa
vie à s’ajuster aux besoins des autres ain de ne pas être rejeté, ce qui entraîne
aujourd’hui une grande dificulté à connaître ce qui compte réellement pour
lui et à agir en direction de ce qui compte pour lui. À cela s’ajoute une peur
d’agir et de s’engager sans connaître à l’avance ce qui pourrait se passer.
L’évitement expérientiel est massif. La vie de Julien semble avoir pour
inalité d’empêcher les sensations désagréables. Dans ce contexte, toute
expérience émotionnelle négative est dangereuse.
La vision de soi est peu lexible. Julien se conçoit d’une manière très
conceptualisée. Il est persuadé d’être différent des autres en raison de son
fonctionnement en haut potentiel intellectuel et reste enfermé dans cette
représentation du soi sclérosante, peu propice à un épanouissement avec
les autres.
De plus, l’anticipation anxieuse est massive et empêche la capacité à être
en contact avec l’instant présent. En effet, chaque situation est intellectua-
lisée ain d’anticiper le plus possible les éventuels dangers.
L’action combinée de plusieurs processus explique donc la perte de
lexibilité psychologique de Julien. Ces processus sont rassemblés dans la
représentation graphique de l’analyse fonctionnelle suivante, sous la forme
d’un Hexalex.
Julien : une vie entre parenthèses 139

Figure 10.1. Analyse fonctionnelle des difficultés de Julien.

La compréhension processuelle de ses troubles a été expliquée et partagée


avec Julien.
À l’issue de ces cinq premières séances consacrées à l’analyse fonction-
nelle, Julien formule ainsi sa demande : « Je souhaiterais pouvoir m’engager
dans mon couple, dans mon travail, sans que la peur me guide. Aujourd’hui,
la peur conduit ma vie et me paralyse. J’aimerais réussir à être moi-même,
avec ou sans peur. »

Prise en charge
Compréhension des choix thérapeutiques
À l’issue de ces cinq premières séances, les cibles de traitement et les
démarches thérapeutiques ont été choisies avec le patient. Ces choix
140 Engagé

devaient prendre en compte la demande de Julien et être cohérents clini-


quement. Les deux « savants » que sont le patient– avec sa connaissance
intime du problème – et le thérapeute – avec ses apports théoriques et ses
outils de modélisation – ont collaboré ain de rendre le plan thérapeutique
le plus pertinent possible.
Certains des six axes explorés entravent particulièrement la lexibilité
psychologique. Comme nous l’avons vu dans l’analyse fonctionnelle, Julien
fait tout pour ne pas ressentir la peur et organise son existence dans ce but
en ne prenant aucun risque. « Éviter à tout prix » est sa devise. Cependant,
il fait le constat que cette parade rend sa vie vide de sens en l’éloignant de ce
qui compte pour lui. Dans ce contexte, il a été nécessaire d’amener progres-
sivement Julien à se réengager dans des actions valorisées.
Pour ce faire, et compte tenu de son inhibition à l’action, le travail sur
les autres axes (acceptation, soi comme contexte, contact avec l’instant pré-
sent) nous est apparu comme une condition sine qua non avant d’entamer
le travail sur les valeurs, ain d’amener davantage de lexibilité et de rendre le
passage à l’action possible. Ainsi, le travail sur les valeurs, leur repérage
ainsi que l’engagement vers elles a été rendu possible par une plus grande
capacité à laisser en soi des événements psychologiques désagréables et à
être plus attentif à ce qui se déroule ici et maintenant, sans jugement.
Toute action étant impossible à cause de l’intolérance aux ressentis
négatifs, j’ai facilité la mise en action de Julien en débutant les séances
thérapeutiques par des techniques favorisant l’ouverture aux ressentis
(séances 6 à 11).
Les séances 6 et 7 ont été consacrées au travail sur l’acceptation. Ain de
favoriser l’abandon de la lutte contre sa peur, j’ai proposé, entre autres,
l’exercice de l’écriture à l’aveugle. Cet exercice consiste à reproduire le
phénomène de la lutte contre les émotions dificiles. Avec un obstacle
placé devant les yeux (une feuille de papier, par exemple), le patient a
pour consigne d’écrire une phrase quelconque sur un tableau. Il ne peut
écrire que lorsqu’il voit la pointe de son crayon sur le tableau, mais il
peut essayer de contourner l’obstacle. L’obstacle placé devant ses yeux
représente symboliquement les entraves que sont les émotions négatives
pour Julien. À l’issue de cet exercice, Julien s’est rendu compte de l’énergie
considérable nécessaire pour passer outre l’obstacle et du fait qu’il n’avait
rien écrit de lisible. Plus Julien se débat pour contourner l’obstacle, plus
il s’éloigne de ce qu’il a à faire (ici, écrire correctement la phrase). La
deuxième phase de l’exercice consiste à porter son attention sur la tâche
à effectuer (écrire la phrase) sans tenter de contourner l’obstacle. Julien
arrive, dans ce contexte, à écrire parfaitement la phrase demandée. Il a pu
dire, par exemple : « Je n’utilise pas mon énergie dans la bonne direction.
M’obstiner à vouloir éviter mes émotions, m’éloigne de ce que j’ai vrai-
ment à faire. »
Julien : une vie entre parenthèses 141

Les séances 8 et 9 ont été consacrées au travail sur le soi comme contexte.
Julien a une vision de lui-même rigide et conceptualisée. Il se voit comme
quelqu’un de différent et de compliqué, qui n’a pas accès au bonheur. À
l’aide de l’exercice « Vous avez toujours été là », j’aide Julien à percevoir la
continuité du soi. Cette technique prend la forme d’un exercice de pleine
conscience au cours duquel il s’agit de faire évoquer au patient différents
souvenirs et d’alterner entre la perspective depuis laquelle chaque situation
remémorée a été vécue et celle d’aujourd’hui, au moment où le souvenir
est rappelé. Le soi devient un point d’observation invariant de tout ce
qui est vécu, quelles que soient les expériences, aussi différentes soient-
elles. Ce « soi » qui devient observateur permet de ne plus se sentir dévasté
face à des événements psychologiques douloureux. Julien se perçoit tour à
tour comme un petit garçon timide, un homme responsable, un ami appré-
cié, un individu rongé par la peur… Ici encore, l’exercice a été proitable à
Julien qui en a conclu : « Je me rends compte que cette vision négative de
moi est souvent réductrice. Je ne suis pas qu’un anxieux ! Elle m’empêche
de proiter d’expériences qui pourraient être intéressantes mais que je ne
m’autorise pas, comme faire de la musique, par exemple. » Il choisira d’ail-
leurs un peu plus tard au cours de la thérapie de se renseigner pour prendre
des cours de batterie.
Les séances 10 et 11 sont consacrées au travail sur le contact avec l’instant
présent. Plusieurs exercices de pleine conscience (centrés sur la respiration,
le balayage corporel) ont été proposés ain de favoriser le développement
des compétences d’observation dans l’ici et maintenant.
Ces premières séances (6 à 11) ont permis à Julien d’apprendre à laisser de
la place à ce qui se passe en lui (émotions, événements cognitifs) sans être
constamment en alerte, mais en cultivant une forme de curiosité bienveil-
lante. Il s’est alors senti capable de s’engager dans des actions importantes
pour lui et jusqu’alors abandonnées.

Repérage des valeurs et engagement


« Ma vie n’est pas satisfaisante », « Je fais des choses, mais j’ai perdu la
connexion avec le pourquoi », « J’ai un travail, une famille, des amis, pour
autant, ma vie me paraît vide », « J’ai la sensation de faire les choses comme
un automate », « Je n’arrive pas à éprouver du plaisir dans ce que je fais ».
Autant de phrases prononcées par Julien qui nous indiquent un abandon
des actions en direction de ce qui compte pour lui. Il manque cruellement
de renforcements, notamment symboliques, qui l’inviteraient à poursuivre
des actions qui ont du sens.
La première phase du travail sur les valeurs a consisté à aider Julien dans
l’identiication des domaines de valeurs importants pour lui. Lors de la
douzième séance, je lui ai proposé de répondre au questionnaire des valeurs
142 Engagé

(Wilson, Sandoz, Kitchens, & Roberts, 2010). Ce questionnaire recense les


domaines de la vie qui sont importants pour la plupart des gens ainsi que
la façon dont ils sont investis. Julien a repéré quatre domaines importants
pour lui, dans lesquels les actions provoquent chez lui un sentiment de
satisfaction rien qu’en y pensant.
Le domaine qu’il place en priorité est sa vie professionnelle. Il est encore
assez jeune, mais à 25 ans il occupe un poste à responsabilités. Il prend
plaisir à travailler en équipe, à relever des déis commerciaux, à motiver son
équipe. Le travail technique de dépannage informatique lui procure égale-
ment de la satisfaction. Lorsqu’il est face à un problème à résoudre pour un
client, il prend beaucoup de plaisir à trouver une solution, surtout si cela lui
demande des efforts intellectuels. Il aime les déis. En refusant les déplace-
ments qu’on lui propose dans le cadre de son travail, il se prive d’une source
importante de satisfaction ain d’éviter les peurs qui pourraient apparaître.
Le deuxième domaine qui a beaucoup d’importance pour lui est l’amitié.
Il aime être à l’écoute des autres, se renseigner sur leur vie, sur la manière
dont ils vivent les différents événements de leur vie. Il prend plaisir à les
faire s’interroger sur eux-mêmes, à les faire avancer dans un questionne-
ment personnel. Il dit avoir songé à faire des études de psychologie, mais
avoir préféré faire des études plus courtes en informatique. Être présent
pour ses amis lorsqu’il en a la possibilité représente une grande satisfaction
pour Julien. En évitant les invitations et les sollicitations par peur de ne pas
être en forme, il empêche des moments de plaisir de remplir sa vie.
Le couple et les relations intimes sont également très importants pour lui.
La perspective de fonder une famille et de favoriser le bien-être dans son
foyer provoque beaucoup d’émotions positives. Il n’a pas d’enfant pour le
moment mais se surprend à s’imaginer père, un jour. En restant très passif
dans son couple ain d’éviter les déconvenues, il se prive de perspectives
d’avenir et provoque des déceptions chez sa compagne. Dans ce contexte,
l’ambiance est délétère et conlictuelle.
Enin, Julien aimerait s’épanouir dans les loisirs et le divertissement. Il
juge ces activités primordiales pour trouver un équilibre de vie. Il aimerait
s’ouvrir à des activités artistiques qui stimulent sa créativité. Il prendrait
plaisir à écrire quelques textes de chansons, à jouer de la guitare et de la
batterie, mais ne se l’autorise pas pour le moment, jugeant qu’il n’en a pas
la capacité.
Repérer ces quatre valeurs essentielles a permis à Julien de réaliser qu’il
avait des sources d’épanouissement dans sa vie mais qu’il ne les exploitait
pas. « C’est un peu comme si j’avais une belle boîte à outils devant moi,
avec tout ce qu’il faut à l’intérieur pour réparer, créer mille choses, mais que
je ne savais pas utiliser ces outils ! » Pour le moment, à la douzième séance,
Julien ressent beaucoup de frustration et de culpabilité car il a la sensation
de ne pas exploiter toutes ces richesses.
Julien : une vie entre parenthèses 143

À l’issue de cette séquence, Julien a bien conscience de ce qui lui pose pro-
blème. Il a tendance à agir pour apporter un soulagement et non de manière
à enrichir sa vie. Il constate qu’il agit peu, que ses actions sont limitées dans
sa vie actuelle. Il sait qu’il s’engage déjà dans des actions en lien avec ses
valeurs mais il n’arrive pas à en être satisfait.
La deuxième phase du travail sur les valeurs a consisté à la mise en place
de techniques pour rendre plus fonctionnels les renforcements dans la vie de
Julien, pour qu’il puisse accéder à ces sources de renforcement malgré la
présence de pensées et d’émotions dificiles. Voici un exemple d’échange
qui illustre la mise en lien des comportements actuels de Julien avec ses
valeurs.

– Thérapeute (T) – Pouvez-vous vous souvenir d’un moment,


cette semaine, où vous étiez dans une situation que l’on peut asso-
cier à l’une de ces quatre valeurs ?
– Julien (J) – Oui, hier soir, j’étais chez des amis pour le dîner.
– T – Est-ce qu’il y a eu un moment particulièrement dificile pour
vous hier soir, un moment inconfortable ?
– J – Pendant, le repas, j’ai ressenti une sorte de malaise, avec des
maux de ventre et de la transpiration comme cela m’arrive sou-
vent. J’ai complètement décroché de la conversation en cours et je
me suis focalisé sur mes pensées. J’étais très inquiet, j’avais peur de
devoir sortir de table, de gâcher la soirée de tout le monde. Je me
suis senti nul.
– T – Alors que vous vous sentiez très inquiet, vous êtes resté à
table avec vos amis, c’est nouveau pour vous. Pourquoi êtes-vous
resté ?
– J – Parce qu’être avec mes amis et proiter de cette soirée était
important pour moi.
– T – Pouvons-nous dire que rester auprès de vos amis, lors de
cette soirée, était plus important que d’écouter votre inquiétude ?
– J – Oui, je pense que j’ai réussi cela hier soir.
– T – Pouvons-nous en conclure que vous avez réussi à passer une
très agréable soirée, gratiiante, avec des sensations désagréables ?
– J – Complètement d’accord, ce n’est pas incompatible !

Ain de généraliser les expériences gratiiantes, j’ai proposé à Julien d’aug-


menter le nombre de ses actions en direction de ses valeurs et d’y porter
son attention ain d’être davantage conscient du lien entre ses actions et ses
valeurs. L’échange suivant, à la quatorzième séance, illustre l’augmentation
du nombre d’actions en direction de ses valeurs.

– T – Pouvons-nous aujourd’hui nous attacher à une valeur parti-


culière qui compte pour vous ?
– J – Oui, j’aimerais parler de ma relation de couple. 
144 Engagé

 – T – Quelles sont les actions que vous pourriez mener, aujourd’hui,


et qui contribueraient au bien-être de votre compagne ?
– J – Ce midi, je pourrais déjeuner avec ma compagne, la rejoindre
sur son lieu de travail.
– T – Quelle est la première chose que vous pourriez mettre en
œuvre pour rendre cette action possible ?
– J – En sortant de notre consultation, je pourrais lui téléphoner
et lui demander si elle est disponible ce midi.
– T – Quelles sont les choses que vous aimeriez avoir accomplies
dans un mois pour votre couple ?

L’échange s’est prolongé au travers d’autres questionnements à propos de


différentes actions que Julien pourrait concrètement mettre en place dans
un futur proche.
J’ai poursuivi les échanges ain de guider Julien vers une perception posi-
tive et généralisée de ses actions actuelles. Agir en lien avec ses valeurs ne
signiie pas ne rien ressentir de désagréable pendant l’engagement. Cela
peut même parfois être périlleux, inconfortable.
Ain de faire entrevoir ce concept à Julien, j’ai utilisé la métaphore sui-
vante : « Si ce qui compte pour vous est de voyager vers le sud, que le sud
représente ce qui compte pour vous, la direction que vous voulez donner à
votre vie, vous pourrez toujours aller de l’avant et aller toujours plus au sud.
Votre voyage pourra parfois se révéler périlleux. Vous rencontrerez peut-être
des obstacles, des montagnes, des rivières à traverser. Peut-être même serez-
vous confronté à des dangers. Mais aller vers le sud sera toujours satisfaisant
pour vous, même si vous êtes confronté à tous ces obstacles. »
Les obstacles que rencontre Julien sont ses craintes et ses peurs. Elles
n’empêchent pas la poursuite du chemin. Ici, il va s’agir de provoquer des
expériences positives plutôt que d’apporter un soulagement. Par exemple,
choisir d’aller à un concert avec sa compagne pour proiter du plaisir de
partager et d’écouter de la musique, avec un certain inconfort parfois, plu-
tôt que de rester chez soi, seul, ain d’éviter l’anxiété.
En quinze séances, Julien a réussi à augmenter les sources de renforce-
ment en prenant conscience des différentes directions dans lesquelles il
souhaite aller (les buts généraux qu’il a repérés concernent son investis-
sement professionnel, les relations aux autres – aussi bien avec ses amis
que sa famille –, et les loisirs, comme la musique par exemple, et le sport)
et en s’y engageant malgré l’apparition d’émotions et de pensées dificiles
pour lui. À ce stade de la thérapie, Julien parvient à partager des repas entre
amis, accepte des invitations au restaurant dans un cadre professionnel et
personnel, et il se rend régulièrement dans un club de sport pour entretenir
sa forme, autant d’actions qui avaient complètement disparu. Les émotions
qu’il redoutait tant sont toujours présentes. Les maux de ventre ainsi que
la symptomatologie anxieuse décrite plus haut font toujours partie des
Julien : une vie entre parenthèses 145

expériences de Julien, cependant sa manière de les interpréter et de les


appréhender a évolué et est devenue davantage lexible.

Entretenir la motivation à l’action


Malgré les avancées notables et le fait que Julien ait compris et expérimenté
l’importance de s’engager dans l’action, l’habitude d’éviter est tellement
ancrée qu’il est encore quelquefois confronté à des évitements. Les cinq
dernières séances ont donc visé à favoriser le maintien de la motivation à
l’action après la in de la thérapie. Augmenter dans le temps les sources de
renforcement dans la vie de Julien va le préparer à une gestion autonome
de son engagement dans l’action.
Par exemple, au cours de la dix-septième séance, l’échange suivant a per-
mis d’augmenter les renforcements à l’action.
– T – Qu’aimeriez-vous réaliser dans votre travail dans les pro-
chaines semaines ?
– J – J’aimerais pouvoir me rendre à Paris, en avion, pour assister
à une réunion importante le mois prochain, mais je ne m’en sens
pas capable.
– T – J’aimerais que vous puissiez vous imaginer dans l’avion qui
vous mène à Paris, qui vous conduit à votre réunion. Est-ce pos-
sible pour vous ?
– J – Oui, je crois. OK, je suis assis dans l’avion, je bosse sur mes
dossiers.
– T – Que ressentez-vous, en ce moment, alors que vous êtes dans
l’avion, en train de travailler et de vous rendre à votre réunion ?
– J – Je me sens anxieux et nerveux.
– T – Vous vous sentez anxieux et nerveux, et que ressentez-vous
d’autre ?
– J – Je me sens responsable et iable. Malgré mon anxiété, je suis
ier d’avancer dans la bonne direction.
– T – En quoi le fait d’aller à cette réunion vous fait vous sentir
responsable et iable ?
– J – En allant à cette réunion importante à Paris, je fais avan-
cer les projets commerciaux de mon agence en province. Ainsi,
je montre à mon équipe ma motivation à les soutenir dans leur
engagement.
– T – Pensez-vous que cette action est réalisable, que vous pour-
riez agir en direction de cette valeur importante pour vous qui est
la iabilité et la responsabilité au travail ?
– J – J’ai envie d’essayer de le faire car vous me faites comprendre
que je peux choisir le but de ce voyage : bien faire mon travail de
responsable commercial, plutôt que de passer mon temps à essayer
d’éviter mon malaise. 
146 Engagé

Ici, il est intéressant de souligner le changement de regard de Julien sur le


fait de prendre l’avion. En favorisant de nouvelles connexions, comme ici
celles entre l’action (prendre l’avion) et la source de renforcement (se sentir
iable et responsable), je suggère à Julien un autre cadre de relation que celui
qu’il a l’habitude d’utiliser (prendre l’avion n’est lié qu’à l’anxiété). Cette
technique de mise en relation est également utilisée dans l’échange suivant.

– T – Pourrions-nous aujourd’hui nous attacher à une dificulté


que vous rencontrez encore dans votre quotidien ?
– J – J’ai encore du mal à proposer spontanément des sorties à ma
compagne, elle me le reproche.
– T – Je vois, c’est encore compliqué pour vous. Quelle serait, pour
vous, une bonne raison de le faire ? Qu’est-ce qui est important
dans le fait de proposer une sortie à votre compagne ?
– J – J’aimerais lui montrer mon engagement envers elle, dans
notre couple, en lui faisant une surprise.
– T – Seriez-vous d’accord pour imaginer la scène comme si vous
y étiez ?
– J – Je veux bien essayer.
– T – Que ressentez-vous à cette idée de lui proposer une surprise ?
Est-ce que quelque chose rend cette action dificile pour vous ?
– J – C’est toujours la même chose… J’ai mal au ventre. Je risque
de gâcher ce bon moment et de la décevoir.
– T – Quelles conséquences ont sur vous cette émotion et ces
pensées ?
– J – Elles m’empêchent d’agir et de proposer ma surprise.
– T – Je vois. Est-ce que ces sensations et ces émotions pénibles
valent la peine d’être endurées pour lui montrer votre engagement
envers elle, dans votre couple ?
– J – Je saisis à quel point il est important pour moi de lui montrer
ma détermination à changer et à être disponible pour elle. C’est
vraiment important.
– T – Comment pourriez-vous faire pour dépasser ces barrières ?
– J – Je sais que je vais avoir mal au ventre. Ce qui compte, c’est
de lui faire plaisir, ce n’est pas tellement l’état de mon ventre. Voir
son contentement lorsque je lui propose d’aller au cinéma est très
motivant pour moi.

Les dernières séances (18 à 22) ont clôturé le dépassement des barrières
à l’action et ont favorisé l’augmentation de la lexibilité ain d’obtenir plus
d’engagements. En prenant conscience de son fonctionnement et en ayant
une meilleure compréhension des processus qui sous-tendent son mal-être,
Julien peut décider de s’engager dans l’action sur le long terme, après la in
de la thérapie.
Julien : une vie entre parenthèses 147

« Ma vie peut démarrer »


À l’issue d’une vingtaine de séances, à raison de deux séances mensuelles
environ, Julien me dit reprendre les rênes de sa vie. Il sort peu à peu de sa
parenthèse.
Dans les grands domaines de sa vie, un mouvement positif semble s’être
engagé. Tout d’abord, il a accepté de nouvelles responsabilités dans son
travail. Il est amené à prendre l’avion très régulièrement. Cela provoque
beaucoup de satisfaction personnelle et une reconnaissance sociale et pro-
fessionnelle qui lui donnent coniance en lui. La tension psychologique
que ces nouvelles responsabilités provoquent est tolérée et n’entrave plus
ses engagements. Ses sorties entre amis sont également plus fréquentes.
Il a choisi de s’inscrire dans un club de sport avec un ami ain de favori-
ser les rencontres hebdomadaires et de garder le contact, ce qui est très
satisfaisant pour lui. Concernant son couple, les choses sont un peu plus
complexes. Il se pose beaucoup de questions concernant sa pérennité. Il
a besoin de temps pour être certain de s’engager avec la bonne personne.
Il est encore jeune et souhaite proiter de sa liberté avant de bousculer
sa vie avec un enfant. Il réalise aussi que la relation qu’il a construite avec sa
compagne médecin avait pour fonction de le rassurer en cas de problème
de santé. Il n’est plus certain de ses sentiments à son égard et veut pren-
dre son temps. Il se sent davantage capable de gérer une séparation si sa
relation actuelle ne le satisfait pas. Sa plus grande coniance en lui semble
lui ouvrir de nouvelles perspectives qui lui semblaient inenvisageables
(rencontrer de nouvelles personnes, sortir seul…). Enin, concernant les
loisirs, il s’est inscrit dans une école de musique et prend des cours de
batterie.
Les actions gratiiantes menées tout au long de la thérapie ont permis à
Julien de faire l’expérience de son identité propre. Il a expérimenté qu’en
agissant en direction de ce qui compte pour lui, il pouvait vivre des expé-
riences appréciables et qu’il arrivait à être moins dépendant du jugement
des autres. Il se sent maintenant plus libre d’agir car ce qui compte est de
poursuivre dans la direction qu’il s’est donnée et non de satisfaire le désir
des autres, comme auparavant.
Cette capacité à agir pour lui a permis une curiosité concernant le fonc-
tionnement en haut potentiel intellectuel qu’il n’avait jamais eu envie
d’explorer. Être différent des autres est devenu moins menaçant pour Julien.
Il peut s’autoriser à lire des ouvrages à ce sujet. Ces lectures, ainsi que les
discussions que nous avons eues, l’ont conduit à penser qu’il peut accepter
cette singularité et s’en enrichir plutôt que de chercher à se conformer aux
autres. Il réalise que ce potentiel, tant intellectuel qu’affectif, peut égale-
ment être une source de gratiication pour lui.
148 Engagé

Au inal, Julien décrit la sensation d’un étau qui se desserre. Il dit


par exemple : « J’ai la sensation de respirer, de sortir de ma parenthèse.
Malgré l’anxiété qui est toujours présente, je fais le choix conscient de vivre
ma vie. »

Référence
Wilson, K. G., Sandoz, E. K., Kitchens, J., & Roberts, M. (2010). The valued living
questionnaire: deining and measuring valued action within a behavioral frame-
work. The Psychological Record, 60(2), 249-272.
11 Valérie grignote ses valeurs

Hervé Montes

Valérie, 45 ans, consulte pour un problème qui lui donne du souci depuis
près de dix ans. Elle grignote trop et trop souvent. Ce problème lui gâche
la vie car il se répercute sur son estime de soi ainsi que sur son humeur. Le
grignotage est aussi la cause d’un surpoids estimé à quinze kilos. Valérie est
divorcée. Mère d’une adolescente de 13 ans, elle est en recherche d’emploi
quand nous nous rencontrons. Elle a un parcours de cadre administratif
dans le secteur de l’immobilier et de la construction. Elle se décrit elle-même
comme quelqu’un d’actif, mais « souvent débordée et anxieuse ». Elle ne
pratique pas d’activité physique régulière, même si chaque année elle s’ins-
crit dans une salle de sport sans proiter réellement de son abonnement.
Valérie n’a pas d’antécédents médicaux notables. Elle a essayé à deux
reprises de contrôler son poids avec l’aide d’un nutritionniste, sans succès.
Elle a également tenté par elle-même de nombreux régimes amincissants
qui ne lui ont jamais permis de contrôler de son poids. Valérie n’a jamais
présenté d’épisode de dépression et n’a jamais pris de traitement psycho-
trope. Elle a bénéicié il y a trois ans d’une prise en charge d’inspiration psy-
chanalytique par une psychologue libérale pendant près d’une année. Elle
dit y avoir appris des choses sur elle-même, mais cela ne lui a pas permis de
se débarrasser des crises de grignotage, ni des vagues d’émotions négatives
qui handicapent son quotidien.
C’est une remarque de sa ille sur son poids et son apparence physique
qui semble être le facteur précipitant pour consulter de nouveau. Lors du
premier entretien, Valérie semble plutôt à l’aise, verbalise facilement ses
dificultés, et se dit désireuse de commencer une thérapie.
Elle décrit facilement les séquences comportementales qui constituent
son problème mais ne repère pas leur articulation. Elle en donne une expli-
cation qui semble à la fois issue de la psychologie populaire et du suivi
antérieur : « Je fais cela pour me punir », « Je me cache derrière moi-même »,
« Je me remplis pour combler un vide psychologique ».
Le premier entretien met en évidence une peur du rejet et de la critique et
un sentiment récurrent de ne pas être à la hauteur. Elle masque par exemple
son embonpoint par des vêtements amples. Elle présente également des
dificultés à s’engager dans le cadre professionnel ou affectif.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
150 Engagé

Des valeurs sacriiées ou délaissées


Valérie a des dificultés à préciser ce qui compte pour elle, vraisemblable-
ment parce qu’elle a délaissé ses valeurs depuis trop longtemps au proit
d’une lutte contre ses pensées et ses émotions négatives au moyen de la
nourriture. Pourtant, certains domaines de son existence sont très impor-
tants à ses yeux, même si elle décrit surtout la souffrance qu’elle éprouve de
ne pouvoir les investir comme elle l’aimerait.
Elle semble notamment avoir délaissé sa vie affective. Elle vit seule et sa
dernière histoire amoureuse remonte à plus de deux ans. Elle dit ne pas avoir
assez de temps ou d’énergie pour se concentrer sur une histoire d’amour. Les
souvenirs de la rupture avec son dernier partenaire sont encore douloureux.
Elle décrit le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, de demander trop
d’affection : « Il m’a reproché d’être trop collante, de toujours demander
plus. Il ne se rendait pas compte que j’en avais besoin… À la in, on se dis-
putait sans arrêt. À cette époque, je crois que je faisais encore plus de crises
de boulimie que maintenant. Ce n’était plus possible. Mais j’ai l’impression
d’avoir tout gâché. Maintenant, je ne me sens pas prête. Je n’ai aucune
envie de revivre cela. Au inal, je suis sans doute faite pour rester seule. »
Dans ses rapports amicaux, Valérie décrit des relations « exigeantes ». Elle
a peu d’amies mais les investit énormément affectivement. Elle dit avoir
du mal à accepter les frustrations que sont l’impossibilité d’une amie à se
libérer pour passer du temps avec elle, le refus d’une invitation qu’elle a
lancée ou le fait d’apprendre qu’une amie participe à une activité ou à une
sortie sans elle : « Je me sens alors minable, comme abandonnée, pas aimée,
rejetée. »
Sa ille, Mathilde, adolescente, présente une scolarité sans problèmes et
est appréciée par ses amies. Il existe pourtant des conlits entre Valérie et sa
ille. Ils sont surtout liés aux dificultés de Valérie à poser un cadre éducatif
ou des limites stables et repérables par sa ille. Elle dit notamment : « Sou-
vent, je ne sais pas quoi faire. Est-ce que je suis trop stricte ou trop cool ?
C’est un vrai casse-tête. Je déteste quand on s’accroche. Je ne supporte pas
quand elle me fait la tête. Elle peut passer l’après-midi dans sa chambre sans
me décrocher un mot. »
Valérie est très présente pour ses parents, âgés de 73 et 75 ans. Son père
souffre d’une maladie neurodégénérative de type démence d’Alzheimer
débutante et est maintenu au domicile. La mère de Valérie est plutôt en
bonne forme, mais très inquiète de la maladie de son mari. Valérie passe
beaucoup de temps auprès de ses parents qui habitent à vingt kilomètres
de chez elle : « J’y passe tous les week-ends, deux à trois fois par week-end.
Vous comprenez, ce n’est pas très loin. Ils ont besoin de moi. J’aide Maman
Valérie grignote ses valeurs 151

à faire à manger. Je stimule mon père. Je lui fais la lecture. J’y passe aussi
dans la semaine. Je regarde les papiers. Je les accompagne chez les médecins.
Comme je ne travaille pas en ce moment, ce n’est pas grand-chose pour
moi. Et puis, cela les aide. »
Valérie a également un frère plus jeune qu’elle. Quand je l’interroge sur
l’aide que son frère apporte à leurs parents, elle répond : « Vous savez, il est
jeune. Il a un petit garçon qui vient de naître. Il a autre chose à faire. Et je
ne suis pas sûre qu’il sache vraiment quoi faire. »
Au niveau professionnel, Valérie a quitté son dernier emploi dans le cadre
d’une rupture conventionnelle : « Je n’en pouvais plus du rythme, et puis
dans l’immobilier, tout le monde crie sans arrêt. Il y a du stress partout. Les
délais à tenir et à rappeler sans arrêt aux conducteurs de travaux… Et puis il
y avait eu des changements dans la direction, ce n’était plus la petite entre-
prise que j’avais connue. »
Valérie a visiblement une expérience et un curriculum vitae intéressants
puisque plusieurs postes lui ont déjà été proposés. Parlant de ces proposi-
tions d’emplois, elle dit : « J’ai honte de dire cela, mais j’en ai refusé plu-
sieurs. D’abord parce que c’était de la part de la concurrence et je ne voulais
pas me retrouver au cœur d’une histoire impossible ou d’un conlit. Ensuite,
j’ai déjà tellement à faire avec mes parents et ma ille. Je voudrais quelque
chose de tranquille. Mais aussi d’intéressant. Au fond, j’aimais bien ce que je
faisais. Mais c’était vraiment trop stressant. Et tout le monde voyait que
je prenais du poids. Je sais qu’il va falloir que je me décide… Cette situation
ne peut pas durer éternellement. »

Analyse des dificultés de Valérie


Selon les critères du DSM-5, Valérie présente une hyperphagie compulsive.
Cependant, il est important de préciser que le diagnostic DSM ne permet
pas de déinir un plan thérapeutique ou de choisir un type de thérapie
plutôt qu’un autre. La référence au DSM permet la déinition d’un cadre
diagnostique mais non conceptuel. Dans le cadre d’une thérapie compor-
tementale et cognitive (TCC) « classique » (par opposition à une approche
de la troisième vague), c’est l’analyse fonctionnelle qui déinit le protocole
thérapeutique à appliquer. Dans le cadre de l’ACT, l’analyse des compor-
tements et des processus psychologiques permet de créer un plan théra-
peutique personnalisé. C’est à mon sens un des intérêts de la pratique de
l’ACT : construire un plan d’action spéciique adapté précisément à chaque
personne en réponse aux processus psychologiques mis en jeu dans le
déclenchement et dans le maintien du trouble.
152 Engagé

Analyse fonctionnelle « classique »


Valérie a régulièrement recours à des stratégies de gestion émotionnelle qui
sont essentiellement axées sur le court terme :
• le grignotage peut être assimilé à un coping émotionnel consistant à
moduler un ressenti émotionnel douloureux (tristesse, anxiété) en provo-
quant un sentiment antagoniste d’apaisement ;
• Valérie a recours à l’évitement comportemental. Elle parvient à se met-
tre en action, mais trop régulièrement dans le sens d’apaiser des émotions
négatives ;
• plusieurs schémas dysfonctionnels sont activés : sacriice, perfection,
abandon ;
• Valérie présente une faible estime de soi.
Les conséquences les plus notables sont des dificultés à faire des choix,
un déicit dans l’afirmation de soi, une récurrence des crises de grignotage,
des conduites récurrentes d’évitement.

Analyse fonctionnelle ACT


En analysant les dificultés de Valérie selon les axes de l’Hexalex1, on
observe qu’elle présente une perte de lexibilité psychologique et une ten-
dance très marquée à l’évitement expérientiel.
On note une grande dificulté à s’engager dans des actions en direction
de ses valeurs : « Au inal, je suis sans doute faite pour rester seule », « Main-
tenant, je ne me sens pas prête », « Je déteste quand on s’accroche. Je ne
supporte pas quand elle me fait la tête », « Je sais qu’il va falloir que je me
décide… Cette situation ne peut pas durer éternellement ».
Valérie décrit une grande dificulté d’acceptation de ses émotions dou-
loureuses qui la pousse à ne pas agir en direction de ce qui compte pour
elle : « Cela fait trop mal. Je ne veux pas revivre ça. Il doit y avoir moyen de
faire autrement », « Je préfère ne rien dire à mes amies plutôt que d’avoir à
me justiier. Des fois, je fais comme si je n’avais pas entendu la question »,
« J’essaie de faire plaisir à Mathilde pour qu’elle comprenne qu’elle ne doit
pas trop m’en demander ».
Valérie est régulièrement en fusion avec ses pensées, ce qui l’amène à
ne plus distinguer une pensée, une anticipation (par déinition incertaine)

1. L’Hexalex est une igure servant à représenter les différents processus psycho-
pathologiques mis en évidence dans l’ACT : le manque de contact avec l’ins-
tant présent, l’évitement expérientiel, la fusion avec les pensées, la dificulté à
adopter plusieurs perspectives sur soi, le manque de connaissance de ses valeurs
et d’engagement en direction de ce qui est important pour soi. Il existe d’autres
igures dont l’objectif est avant tout pratique ou pédagogique (Trilex, Matrice).
Toutes s’appuient sur le modèle psychopathologique et thérapeutique de l’ACT.
Valérie grignote ses valeurs 153

et la réalité qui se présente à elle, et à s’éloigner de l’instant présent : « Je


vis le futur qui m’inquiète comme si c’était aujourd’hui », « Il y a du stress
partout ».

Plan thérapeutique
Chronologie des moments clés de la thérapie
• Anamnèse et éléments biographiques.
• Présentation du diagnostic d’hyperphagie compulsive.
Information sur le trouble et discussion des options thérapeutiques. Nous
convenons de l’inutilité d’une prescription de psychotrope. Nous retenons,
au regard du rapport risque/bénéice, l’indication d’un abord psycholo-
gique des troubles.
• Présentation du modèle ACT.
Quelques informations sont données à Valérie quant au modèle théra-
peutique proposé, notamment sur le fait que l’ACT fait partie des thérapies
comportementales et cognitives, qu’il s’agit d’une thérapie courte pendant
laquelle il y aura de nombreuses interactions. Cette description surprend
quelque peu Valérie qui n’avait expérimenté jusqu’alors qu’une thérapie
d’inspiration analytique. Nous déinissions un nombre de dix séances
comme étant un format classique, mais adaptable.
• Déinition des objectifs de la thérapie.
Cette étape a été réalisée en collaboration avec la patiente. Il s’agit de
confronter ses attentes à celles du thérapeute et aux possibilités réelles
d’intervention. Les objectifs retenus sont :
– baisser la fréquence des compulsions alimentaires ;
– redécouvrir un mode de vie harmonieux ;
– faire des choix adaptés à ma vraie personne ;
– mieux réagir face à mes émotions.
La perte de poids n’est pas retenue comme un objectif réaliste à court
terme. Le trouble alimentaire dont souffre Valérie est un facteur impor-
tant de maintien de surpoids. La disparition des grignotages va permettre
d’amorcer une perte de poids, mais celle-ci se fera sur le moyen terme et
nécessitera que Valérie y associe une hygiène alimentaire et la reprise d’une
activité physique adaptée.

Déroulement de la thérapie
Une prise en charge ACT se compose souvent d’une exploration et d’un
travail sur les axes thérapeutiques rassemblés dans l’Hexalex. Chaque
séance est modulable en fonction de la problématique de chaque patient
et s’appuie sur l’utilisation de moments de rélexion et de dévoilement per-
sonnel, sur l’utilisation de métaphores, d’exercices ou de mises en situation.
154 Engagé

Pour Valérie, les sessions ont abordé ces points dans l’ordre suivant :
• séance 1 : la souffrance est un élément incontournable de notre vie ;
• séance 2 : l’inutilité de la lutte contre la souffrance ;
• séances 3 et 4 : pourtant, nous cherchons tous à nous débarrasser de nos
souffrances (notion d’eficacité des stratégies à court terme et à long terme) ;
• séance 5 : analyse de la fonction des comportements de Valérie ;
• séance 6 : déinition des valeurs ;
• séance 7 : les valeurs et les actions engagées ;
• séance 8 : garder le cap. Le bilan des actions engagées et des modiications
apportées dans le fonctionnement de Valérie.
Les dificultés de Valérie semblent davantage porter sur la question des
valeurs et de son engagement dans des actions qui font sens pour elle. Valé-
rie est, à l’évidence, capable de repérer ce qui est important pour elle, bien
qu’elle présente des dificultés à déinir précisément les actions qui seraient
satisfaisantes pour elle en direction de ses valeurs. De façon plus évidente
encore, ses dificultés portent sur son habitude de réaliser des choix d’action
en désaccord complet avec ses propres valeurs, vraisemblablement pour évi-
ter de se sentir rejetée. Pour ces raisons, nous avons choisi de détailler dans
la suite de ce chapitre le travail réalisé sur les valeurs de Valérie, en vue de
l’aider à se remettre en action vers ce qui compte pour elle.

Déinir les valeurs


La question des valeurs a été abordée avec Valérie ain de l’aider à les iden-
tiier explicitement. Le travail sur les valeurs est central dans l’ACT car il
prépare la remise en action et le recouvrement d’une part de lexibilité psy-
chologique. Le travail sur les valeurs constitue aussi une étape délicate. En
effet, le thérapeute doit permettre au patient de percevoir et de choisir la
direction de vie vers laquelle il souhaite se mettre en mouvement, sans être
directif ou sentencieux, sans chercher à montrer le « bon chemin », ni à
faire la leçon. Il s’agit que le patient s’oriente vers ce qui compte réellement
pour lui, et non qu’il cherche à satisfaire son thérapeute. Ain de persévérer
dans les encouragements apportés au patient, il est également nécessaire
que le thérapeute adopte une position modeste, en gardant à l’esprit que
s’engager vers ce qui compte est parfois complexe, et qu’il a lui aussi parfois
du mal à être en contact avec ses propres valeurs, en raison des pièges que
lui tend le langage.
Ain d’aider Valérie à déinir précisément ses valeurs, il lui a été expliqué
qu’une valeur peut être déinie comme quelque chose qui :
• a vraiment de l’importance ;
• est en nous et nous indique dans quel sens agir ;
• n’a pas pour fonction de nous empêcher de souffrir ;
Valérie grignote ses valeurs 155

• n’a pas pour but a priori d’atteindre un état mental comme la quiétude,
l’apaisement, le bonheur ;
• donne un sens à la vie.
De tels éléments de déinition peuvent être utiles pour faire percevoir au
patient ce qui est recherché. Cependant, le risque principal à prendre en
compte est sans doute d’intellectualiser et de complexiier une notion qui
est plutôt empiriquement comprise, et vécue plus que réléchie. L’utilisation
de métaphores, de comparaisons imagées ou de moments de dévoilement
personnel prend ici tout son sens.
La démarche utilisée ci-dessous a permis de préciser ce qu’est une valeur
en s’appuyant sur une anecdote de la vie personnelle du thérapeute et en
conduisant la patiente vers une position d’experte.
– Thérapeute (T) – Valérie, je vais vous raconter un moment
de ma vie dont je ne suis pas particulièrement ier, qui m’a mis
en dificulté et pour lequel j’aimerais avoir votre avis. Êtes-vous
d’accord ?
– Valérie (V) – Eh bien oui, pourquoi pas, mais je ne suis pas sûre
de donner un avis intéressant.
– T – Vous savez, il n’y a pas de bonne réponse, j’ai juste besoin de
votre avis spontané, de votre ressenti. Alors voilà : Il y a quelque
temps, un week-end, il me prend l’idée saugrenue de ranger mon
bureau. Je dois vous confesser que je ne suis pas très ordonné
et que j’ai tendance à empiler livres, notes personnelles, revues et
autres papiers sur mon bureau. J’étais donc en train de trier mes
papiers quand je trouve un faire-part de naissance envoyé par un
vieil ami m’annonçant l’arrivée de son deuxième enfant. Relisant
le faire-part, je réalise avec un intense sentiment de gêne et de
honte que non seulement le faire-part date de plus d’un an, mais
qu’en plus, que je n’y ai pas répondu. Qu’auriez-vous fait à ma
place ?
– V – Eh bien si c’est votre ami, j’aurais téléphoné, ou j’aurais écrit
pour essayer de réparer ma gaffe. C’est ça ?
– T – J’aurais adoré réagir comme cela Valérie ! J’aurais adoré pen-
ser comme vous me le conseillez. Mais ce n’a pas été le cas.
– V – Ah bon ? Mais vous avez pensé quoi ? Vous avez fait quoi ?
Vous devez avoir mis le feu au faire-part ? (Rires.)
– T – À peu près. (Rires.) Mon cerveau s’est activé pour me four-
nir diverses solutions, comme détruire le faire-part et n’en parler
à personne – surtout pas à ma femme – ou accuser la poste de
négligence. Je me suis aussi dit qu’après tout, mon ami ne m’a pas
contacté depuis longtemps… Enin, plein de solutions possibles…
Au fait, qu’est-ce qui vous a conduite à me donner immédiate-
ment, sans même beaucoup réléchir, une solution si différente de
celles que mon cerveau m’a données ? 
156 Engagé

 – V – Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment réléchi… Si c’est votre


ami, il faut l’appeler, c’est dommage de perdre un ami pour une
bêtise.
– T – Pourquoi dois-je l’appeler si c’est un ami ? Qu’est-ce qui m’y
oblige ? Il risque de me critiquer, de me juger, cela risque de ne pas
être un moment très agréable.
– V – Rien en fait, mais entre amis, on se juge pas, on se pardonne,
on est « idèle en amitié » comme on dit, et c’est pas sûr qu’il vous
« engueule ».
– T – Donc si je comprends bien, pour vous, en amitié, on ne se
juge pas, on est idèle, on se pardonne. Et c’est pour cela qu’il est
mieux d’appeler mon ami ou d’envoyer un courrier.
– V – Euh… oui… Mais je n’y ai pas pensé de façon aussi claire…
– T – Eh bien, ce que vous venez de nommer, Valérie, ce sont des
valeurs. Ce sont vos valeurs dans le cadre de l’amitié. Vous avez
écouté mon histoire, vous vous êtes mise à ma place, vous vous
êtes connectée à vos valeurs d’amitié (non-jugement, pardon, idé-
lité) et vous avez su immédiatement que c’est ce que vous auriez
fait, sans réléchir, simplement parce que vous vous seriez sentie à
votre place, en accord avec vous-même en agissant de cette façon.

Effectuer des choix en fonction de ses valeurs


Valérie rapporte une situation de conlits entre elle et sa ille de 13 ans qui
la fait énormément souffrir. Sa ille la sollicite de plus en plus régulièrement
pour pouvoir passer du temps en ville avec des copines. Valérie a pris l’avis
de plusieurs de ses amies. Toutes lui ont conseillé d’autoriser Mathilde à
sortir, arguant du fait qu’elle en avait bien l’âge et que Valérie n’allait pas
la garder sous cloche toute sa vie. Les amies de Valérie ont même évoqué
le risque que sa ille fugue un jour si Valérie continuait à se montrer trop
rigide.
Questionnée sur ce sujet, Valérie dit : « Au fond, je sais qu’elles ont raison,
mais c’est plus fort que moi, je n’y arrive pas, j’ai tellement peur qu’il lui
arrive un accident… avec tout ce que l’on voit de nos jours. Mon rôle de
mère, c’est de la protéger, au fond. Mais si je lui refuse encore une fois,
elle va me faire la tête pendant tout le week-end. Ça risque peut-être de
perturber à jamais nos relations. Et peut-être que ses copines vont l’exclure
vu qu’elle ne passe pas de temps avec elles. Et le pire, ce serait la fugue. Je
ne supporterais pas. »
Dans sa rélexion sur cette situation, Valérie se montre une mère atten-
tive, désireuse de protéger sa ille, mais en même temps, elle a conscience
de l’aspect trop pesant de cette envie de protection au regard de la néces-
sité de laisser un jour ou l’autre plus de liberté à sa ille.
Valérie grignote ses valeurs 157

Je décide d’utiliser la reconnaissance de ses valeurs dans le cadre de sa


rélexion quant à la décision à prendre.
– T – Si vous le voulez bien, nous allons réléchir ensemble à cette
situation et voir si vous pouvez dégager une façon différente de
raisonner lorsque vous êtes amenée à prendre une décision.
– V – Ce serait vraiment bien, car ce type de situation a tendance
à être de plus en plus fréquent, et pas seulement avec Mathilde.
Dans la séquence suivante, j’utilise un tableau sur lequel j’inscris
les différents points abordés lors de la séance.
– T – Face à chaque décision que nous avons à prendre, il faut
d’abord que nous déinissions toutes les choses que nous vou-
drions obtenir – c’est-à-dire nos objectifs. Si vous le voulez bien, je
vais écrire vos objectifs sur le tableau. Dites-moi, Valérie, ce sont
bien ces objectifs que vous voudriez obtenir ou atteindre dans la
relation avec Mathilde ?

Mes objectifs
Que Mathilde ne coure aucun risque.
Ne pas être critiquée par mes amies.
Ne pas avoir de problèmes en plus.
Aider Mathilde à grandir.
Ne pas me fâcher avec Mathilde.
Être une mère parfaite.

– V – Effectivement si je pouvais avoir tout cela, ce serait vraiment


bien… idéal…
– T – Je suis complètement d’accord avec vous. Vous avez déjà
essayé d’obtenir tout ça ?
– V – Oui, bien sûr. Mais le résultat n’est pas terrible. Et puis,
on en a discuté ensemble lors d’une séance précédente, et nous
avions vu que les sortes de compromis que j’essaye de trouver mar-
chent plus ou moins bien à court terme, mais ne règlent jamais le
problème à long terme.
– T – OK… Maintenant, essayez de penser à Mathilde. Essayez
de l’imaginer dans dix ans, quand elle aura 23 ans. Comment
l’imaginez-vous ?
– V – Je la vois jeune adulte, entourée d’amis et de gens qui
l’aiment. Elle a réussi ses études de commerce et a un métier qui la
passionne. Ce serait vraiment bien pour elle.
– T – C’est vraiment un avenir de ce type qu’on souhaite à nos
enfants, je suis d’accord avec vous. Essayez d’imaginer maintenant
son caractère dans dix ans. Comment souhaiteriez-vous qu’elle soit ? 
158 Engagé

 – V – Je souhaite qu’elle soit équilibrée, qu’elle ait coniance en


elle, qu’elle soit ouverte aux autres mais qu’elle sache se défendre
et faire attention à elle aussi. Bref, pas comme moi…
– T – OK, tâchez de vous concentrer sur cette image de Mathilde.
Relisez les objectifs que nous avons notés sur le tableau et classez-
les du plus important pour vous au moins important pour vous.
Valérie note de nouveau ses objectifs selon ses priorités.

Mes objectifs
Aider Mathilde à grandir.
Que Mathilde ne coure aucun risque.
Ne pas être critiquée par mes amies.
Ne pas avoir de problèmes en plus.
Ne pas me fâcher avec Mathilde.
Être une mère parfaite.

– T – Parfait. Maintenant que vos objectifs sont classés, je vous


demande de ne conserver que les deux premiers et de renoncer
à tous les autres. Et pour ça, barrez-les sur le tableau. Vous êtes
d’accord ? Est-ce que cela ne vous paraît pas trop dur ?
– V – Franchement ce n’est pas facile, mais le fait de penser à
Mathilde dans dix ans… J’ai l’impression que c’est un peu plus clair.
– T – Quelque chose qui vous guide et qui vient du plus profond
de vous-même ? Un peu comme quand vous aviez trouvé instan-
tanément la solution à mon problème de faire-part de naissance ?
– V – Oui, quelque chose comme cela…
Valérie raye toutes les lignes sur le tableau, sauf les deux premières.
– T – C’est très courageux de votre part. Maintenant concentrez-
vous de nouveau sur l’image de Mathilde dans dix ans. Imaginez
son mode de fonctionnement, son caractère, puis regardez le
tableau et choisissez le chemin qui mène vers cette Mathilde. Sur
quel chemin cette chose qui vous guide tout au fond de vous vous
indique-t-elle d’aller ? Quelle direction vous montre-t-elle ?
– V – Aider Mathilde à grandir.
– T – Bien. Imaginez maintenant quelle action ce choix vous
conduit à faire.
– V – Je pense que je dois lui laisser un peu plus de liberté. Elle
doit se faire coniance, et pour cela, je dois lui faire coniance.
– T – Très bien. Quelles seront les conséquences de ce choix pour
vous ?
– V – Je vais sans doute regretter vite. Me poser mille questions.
Être inquiète toute la journée.
– T – Vous vous sentez prête à endurer cela ?
– V – Oui, c’est sans doute le prix à payer.
Valérie grignote ses valeurs 159

Comme illustré dans cet échange, dans un tel moment de choix émo-
tionnellement fort, il est important d’amener le patient à envisager toutes
les conséquences de ses choix, à court terme comme à long terme, pour lui,
pour les autres et pour leur relation. L’intérêt d’un tel échange est aussi de
transmettre à Valérie un mode de raisonnement à appliquer à chaque fois
qu’un choix dificile se présente à elle. L’idée est de modéliser le processus
décisionnel en mettant les valeurs en son centre. Ce processus décisionnel
est donné à la patiente sous la forme d’une iche-résumé ain qu’elle l’utilise
pour d’autres choix. Il y est inscrit de la façon suivante.
1. Lister toutes mes attentes et mes objectifs.
2. Prioriser mes attentes et mes objectifs au regard des valeurs mises en jeu
par le choix à faire.
3. Ne garder que le premier objectif ou la première attente, en se posant la
question « quel chemin me montre ma valeur ? ».
4. Engager rapidement une action dans le sens de l’objectif choisi.
5. Être d’accord pour ressentir la souffrance liée au renoncement.
6. Évaluer la fonctionnalité du choix.
Enin, nous proitons de cette séquence pour aborder une nouvelle difi-
culté : comment reconnaître ses valeurs.

Reconnaître ses valeurs


Reconnaître et nommer ses propres valeurs représentent une réelle dificulté.
En effet, dans notre quotidien, nous les vivons simplement, sans néces-
sairement y réléchir. Il est néanmoins important de pouvoir les identiier
clairement, particulièrement lorsqu’elles sont mises à mal ou abandonnées
depuis longtemps.
Dans la littérature, il existe de nombreux instruments destinés à identiier
les valeurs et les nommer : cartes à jouer, questionnaire exhaustif des diffé-
rents domaines de valeurs, cible de valeurs, etc. J’utilise régulièrement un
tableau simple que je remets au patient et que nous remplissons ensemble
en cours de thérapie.

Formation et emploi Famille et couple


Soin pour soi Amis

Il s’agit ici d’un choix personnel, certainement imparfait à de nombreux


égards, notamment car ce tableau ne reprend pas tous les domaines de
valeurs possibles. Cependant, il se révèle fonctionnel et il aborde les valeurs
le plus souvent centrales pour mes patients. Il se veut aussi évolutif.
À l’aide de cet outil, nous nous sommes appuyés sur le vécu et l’expé-
rience émotionnelle de Valérie ain qu’elle caractérise les valeurs auxquelles
160 Engagé

elle s’est connectée dans la séquence précédente, qui s’est concrétisée par le
choix de laisser plus de libertés à sa ille.
– T – Si vous êtes d’accord, nous allons revenir sur ce choix que
vous avez fait de laisser davantage de liberté à votre ille et sur ce
qu’il vous a permis de le faire.
– V – D’accord. Vous savez, ressentir cette évidence m’a beaucoup
surprise, mais vous m’avez aidée.
– T – J’espère vous avoir aidée. Mais allons plus loin si vous êtes
d’accord, et essayons de nommer ce qui vous a guidé pour ce choix.
Nous allons déinir ensemble une ou plusieurs valeurs, que nous
noterons dans la case « Famille et couple » du tableau que je vous ai
donné. Pour que Mathilde soit dans dix ans la jeune adulte équili-
brée et pleine de vie que vous m’avez décrite, quelles « qualités
humaines » vous paraît-il utile de développer chez vous ?
– V – Eh bien, je dirais : être présente pour elle, protectrice mais
pas trop, l’aider et la soutenir, lui faire coniance, communiquer
avec elle, être toujours calme, être en harmonie avec elle.
– T – Tout cela me paraît être de belles choses, mais certaines ne
peuvent pas être des valeurs. Je ne veux surtout pas dire qu’il y a
de bonnes et de mauvaises valeurs, mais que certains points ne
répondent pas à la déinition des valeurs.
– V – Comment faire pour le savoir ?
– T – En se posant plusieurs questions : tout d’abord, une valeur
n’est pas quelque chose qu’on peut atteindre directement, comme
la paix, la tranquillité ou l’équilibre.
– V – Du coup être en harmonie n’est pas une valeur.
– T – Malheureusement non. De plus, on dit parfois qu’une valeur
ne peut pas être mieux incarnée par un mannequin dans une
vitrine que par soi-même. Donc, puisque ne jamais s’énerver est
plus facile à faire pour un mannequin inanimé que pour vous ou
moi, « être toujours calme » ne peut pas être considéré comme une
valeur.
– V – En plus, je me dis qu’au fond, ne jamais s’énerver, ça doit
pas être possible.
– T – Je pense aussi que ce n’est pas possible, mais si quelqu’un
sait comment faire, je suis preneur ! (Rires.) Enin, une dernière
règle : quand on évoque une valeur, on voit très vite quelle est
l’action que nous pourrions engager. Si ce n’est pas le cas, il ne
s’agit sans doute pas d’une valeur.
– V – Si on regarde les choses comme cela, « protectrice mais pas
trop » ne me montre pas une direction bien nette. Au inal, j’ai
l’impression de vouloir encore bien faire et de ne pas choisir.
– T – Cela me semble bien vu. Pouvons-nous reporter les valeurs
que nous avons conservées comme telles sur le tableau ? 
Valérie grignote ses valeurs 161

 Valérie remplit alors son tableau de valeurs personnelles

Formation et emploi Famille et couple


– présence
– écoute et dialogue
– soutenir
– coniance
Soin pour soi Amis

– T – Parfait ! Ce que je vous propose, c’est que pour la prochaine


séance, vous fassiez la liste des valeurs qui sont les vôtres dans
les autres champs et nous vériierons ensemble si les critères sont
remplis. Ensuite, sans doute pourriez-vous voir d’autres situations
de tensions ou de conlits avec Mathilde et envisager comment les
aborder, comment faire vos choix en mettant vos valeurs au centre
de vos décisions.

Plusieurs autres valeurs ont été travaillées dans la suite de la thérapie.


Les échanges ne sont pas détaillés ici, faute de place. Pour chacune de ces
valeurs, nous avons procédé à l’identiication précise et au choix d’une
action engagée en sa direction. Le tableau suivant propose une synthèse
des valeurs les plus importantes abordées avec la patiente et des actions
engagées qu’elle a entreprises en direction de ces valeurs. Chaque fois, le
problème a été déini avec Valérie en termes de comportement, de doute,
de dificulté ou de douleur ; nous nous sommes ensuite aidés de l’identii-
cation d’une valeur pour déinir une action en accord avec cette valeur. Les
actions ainsi engagées ont permis à Valérie de retrouver du sens à sa vie.

Problème/souffrance Valeur Action engagée


Je passe beaucoup de temps Famille : dialogue Demander à mon frère de prendre
avec mes parents et parfois et coniance sa part, et ne pas le sous-estimer
cela me met en colère, je me dans ses capacités.
sens agressive injustement.
Une bonne amie ne peut pas Amis : coniance, Je lui dis que je suis déçue, qu’elle
venir à une sortie que j’avais idélité, attention, va me manquer. Deux jours après,
prévue. non-jugement je l’appelle pour prendre de ses
nouvelles et replaniier une sortie
ensemble.
Mon nouvel ami ne répond Couple : dialogue, Je ne dis rien, je ne lui demande pas
pas très régulièrement aux coniance, d’explication, je continue les textos
messages tendres que je lui bienveillance, sans attentes autres que d’exprimer
envoie. attention mon sentiment.
162 Engagé

Arrêter de grignoter ses valeurs


À ce moment de la thérapie, nous abordons avec Valérie le comportement
alimentaire compulsif qui est à la base de la prise de poids et du maintien de
celle-ci. L’intérêt et la dificulté de ce moment de la thérapie sont qu’au inal
Valérie sera en position d’accepter, d’accueillir une douleur, une souffrance
psychologique qu’elle a essayé pendant plusieurs années d’étouffer par la
nourriture au détriment d’actions en direction de ses valeurs.
Ce passage de l’évitement expérientiel à l’acceptation se fait en mobili-
sant plusieurs dimensions de l’Hexalex (connexion au moment présent,
défusion) ; nous nous intéresserons ici, encore une fois, davantage à l’acti-
vation et à la connexion aux valeurs personnelles.
L’utilisation de métaphores prend ici tout son intérêt, ain de limiter la
fusion.
– T – Valérie j’ai encore une histoire à vous raconter. Cela risque
de vous paraître étrange, mais cela parle de super-héros. Vous per-
mettez que je vous raconte cette histoire ?
– V – De super-héros ? Cela aurait sans doute plus intéressé
Mathilde (rires), mais pourquoi pas.
– T – Parfait ! J’ai une question en préambule. N’avez-vous jamais
remarqué que la plupart des super-héros ont des soucis du fait de
leur super-pouvoir ? C’est quelque chose qui m’a toujours inter-
pellé. Malgré la capacité qu’ils ont à faire des choses incroyables,
ils en paient tous un prix lourd : solitude, absence de communica-
tion avec les autres, colère et jugement rapide de la part des « sim-
ples » humains, absence de reconnaissance.
– V – Effectivement, ce n’est pas faux.
– T – Bon je me lance. Connaissez-vous Superman ?
– V – Oui, bien sûr.
– T – Eh bien voilà ma version un peu adaptée de l’histoire de
Superman. Superman est sans aucun doute l’être le plus puissant
et omnipotent que l’on puisse imaginer. Il peut voler, supporter
des charges incroyables, encaisser la douleur physique comme
personne, rien ne lui est impossible. Cependant, dans sa vie quo-
tidienne, Clark Kent est seul, sans amis, sans loisirs, sans réussite
professionnelle et sans amour. Celle qu’il espère en secret, Loïs
Lane, reste distante. Il faut dire qu’il a le chic pour ne jamais
être disponible, pour rater tous les rendez-vous qu’elle accepte
et pour disparaître de façon quasi inexplicable. Un jour, prenant
conscience de ce triste quotidien, Clark décide de changer. Pour
cela, il renonce à ses super-pouvoirs ; il accepte de vivre des choses
peu agréables et que l’on ne peut pas tout changer, il renonce
à voler dans les airs, il accepte d’entendre dire qu’il a abdiqué,
d’être critiqué. Cependant, sa vie est modiiée, il a maintenant 
Valérie grignote ses valeurs 163

 du temps, il sort, il voit des amis, il progresse dans son travail, il


est reconnu dans ses compétences journalistiques et il repart à la
conquête du cœur de Loïs. Bientôt ils convolent en justes noces et
donnent le jour à deux beaux bambins. Le temps a passé et tout
le monde semble avoir oublié Superman. Même pour Clark, ses
super-pouvoirs ne semblent être qu’un lointain souvenir. Du fait
de son travail, Clark est obligé de se déplacer régulièrement. Cette
fois-ci il doit se trouver sur la côte ouest pour un séminaire, à près
de cinq mille kilomètres de sa ville de résidence. Il est très embêté
car ce séminaire tombe le jour de l’anniversaire de son plus grand
ils, qui va avoir 5 ans. Clark aimerait beaucoup être présent pour
cette occasion. Il aimerait pouvoir voir son ils, le serrer dans ses
bras et lui souhaiter un bel anniversaire. Mais c’est impossible.
Sauf si…
– V – Sauf s’il y va en volant, je pense qu’il pourrait faire l’aller-
retour en quelques minutes !
– T – Exactement ! Il pourrait faire ça. Mais il y a sans doute un
prix à payer pour cela. Imaginez que quelqu’un le voie voler dans
le ciel comme auparavant. Tous ses efforts pour mener une vie
normale auront été vains. Il risque d’avoir la pression de ses conci-
toyens pour endosser de nouveau la cape rouge ; il devra mentir
une nouvelle fois à Loïs et mentir à son ils. Car comment expli-
quer un aller-retour de dix mille kilomètres en quelques minutes ?
– V – C’est vraiment un choix dificile.
– T – Je suis totalement d’accord avec vous. Un choix super-dificile,
sans faire de jeu de mots. Soit il utilise ses super-pouvoirs et doit
renouer avec le mensonge, la dissimulation, le sentiment de soli-
tude et le jugement des autres. Soit il accepte les contraintes qui
s’imposent à nous tous, « simples » humains, et parle avec son
ils par Skype, lui ramène un cadeau de son voyage dans quelques
jours et surtout accepte le manque de son ils, voire le sentiment
de culpabilité.
– V – Je vois maintenant ce que vous voulez dire. Ma boulimie est
un peu mon super-pouvoir. Avec elle, je peux faire tout disparaître.
– T – En quelque sorte, Valérie, et comme nous l’avons dit, y
renoncer est « super-dificile ». Quelle serait la valeur personnelle
qui vous permettrait de renoncer à ce pouvoir ?
– V – Cela serait pour Mathilde et aussi pour moi. Je dirais :
coniance en elle, non-jugement, une envie d’exemplarité et faire
attention à mon corps, je mérite mieux que cela.… Cela veut dire
aussi que je serai anxieuse plus longtemps ou inquiète plus long-
temps.
– T – Oui, sans doute.
– V – Et peut être que Mathilde ne saura jamais les efforts que j’ai
faits ? 
164 Engagé

 – T – C’est possible. Et qu’en pensez-vous ?


– V – Ce serait un peu comme un cadeau pour elle dont elle n’aura
pas conscience, pas immédiatement en tout cas.
– T – J’aime beaucoup cette idée. De la même façon, même si le
ils de Superman serait content de recevoir de la part de son père
le cadeau que celui-ci lui a rapporté de son déplacement, il ne
pourrait pas percevoir la réelle valeur de ce cadeau, son père qui
accepte de souffrir pour lui maintenir une vie « normale ».

Après plusieurs séances de suivi (garder le cap) pendant six mois, la


communication avec Mathilde s’est nettement améliorée. Valérie a repris
coniance en elle, à la fois quant à ses capacités à poser un cadre protecteur
pour Mathilde lorsqu’elle le juge nécessaire, et à accepter de laisser Mathilde
prendre des risques.
Concernant ses parents, Valérie a pu solliciter son jeune frère qu’elle avait
tendance à protéger, mais aussi à disqualiier dans sa capacité à prendre sa
part des soins à ses parents. Elle a ainsi pu reprendre des activités physiques
et de loisir (valeur « prendre soin de moi ») et rencontrer un nouvel ami
avec qui elle débute une histoire affective. Valérie n’a pas perdu de poids,
mais on observe une baisse signiicative des crises de grignotage.
12 Agir sur sa vie,
pas sur ses envies

François Delahaye, Yoann Vasnier

Fumer du tabac est un problème de santé publique mondial. Dans le monde,


environ 1,4 milliard de gens fument et 6 millions meurent par an d’avoir
consommé du tabac (Bricker & Wyszynski, 2012). En France, en 2010, 32 % des
personnes entre 18 et 85 ans déclaraient fumer et 73 000 décès par an étaient
attribuables au tabac (INPES, 2014). Fumer du tabac est un comportement à
risque avéré de cancers (Hill & Laplanche, 2004), de maladies cardiovasculaires
(Thomas, 2012) et de diabète de type 2 (Magis, Geronooz, & Scheen, 2002).
Le taux de succès des fumeurs qui tentent d’arrêter par eux-mêmes est de
4 % (Fiore et al., 2000). La thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT)
permet d’obtenir un taux d’arrêt, 12 mois après l’intervention, de 30 à 35 %.
Le travail sur les valeurs du fumeur1 et sur son engagement dans des
actions cohérentes avec ses valeurs est central lors du sevrage tabagique. Il
vise à l’aider à vivre sans fumer avec un sentiment de vitalité, de but et de
sens. Débuter par un travail sur l’engagement est la stratégie la plus fonc-
tionnelle pour la plupart des patients dépendants à une substance. Il est
utile pour le fumeur d’apprendre à vivre selon ce qui lui paraît important
sans fumer, mais il lui est dificile de maintenir ce comportement au il du
temps et des contextes. L’ACT l’aide dans ce sens. « C’est seulement dans
le contexte des valeurs que l’action engagée, l’acceptation et la défusion
s’assemblent dans un tout sensé » (Hayes, Strosahl, & Wilson, 2012, p. 92).
Nous présentons dans ce chapitre le travail sur l’axe « Engagé » à travers
le cas d’Éric, postier, père de famille et guitariste amateur.

Convoquer les valeurs pour motiver


l’arrêt du tabac
Explorer les valeurs du patient
Une valeur est une qualité, verbalement construite et librement choisie, de
l’action en cours2. Bien identiier les valeurs est primordial ain de s’assurer

1. « Fumeur » est un terme générique qui désigne ici et dans le reste de ce chapitre
aussi bien les hommes que les femmes.
2. L’ACT est fondée sur la théorie des cadres relationnels (RFT). Pour découvrir la
RFT et ses applications cliniques, se référer à Törneke (2010) et à Hayes, Strosahl,
& Wilson (2012).

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


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166 Engagé

que les conséquences des actions restent assez renforçantes pour maintenir
durablement le comportement ciblé.
Dans l’échange suivant, le thérapeute aide Éric à explorer ses valeurs.
– Thérapeute (T) – Qu’est-ce qui vous pousse à arrêter de fumer
maintenant ?
– Éric (É) – Les inances… C’est idiot de dépenser autant dans la
cigarette ! Je pourrais faire autre chose avec tout cet argent.
Éric émet ici un jugement (« C’est idiot ») que le thérapeute ne relève
pas ain que l’échange reste focalisé sur la recherche des domaines
motivants, sans dévier vers les autres axes thérapeutiques (ici, la
défusion).
– T – Voilà un premier élément important pour arrêter de fumer.
Vous pouvez compter. À 20 euros par semaine, vos cigarettes vous
coûtent plus de 1 000 euros par an.
– É – Sacrée somme !
– T – Oui. Ceci dit, vous auriez pu prendre cette décision plus tôt.
Qu’est-ce qui vous la rend plus urgente, aujourd’hui ?
Le thérapeute permet à Éric d’explorer les conséquences actuelles de son
tabagisme.
– É – Je vois ma santé se dégrader et s’il me reste dix à quinze ans
à vivre, je préfère les vivre aux trois quarts bien.
– T – Voulez-vous dire que le contexte actuel n’est plus le même
qu’il y a vingt ans quand vous avez commencé à fumer ?
– É – Oui. Il y a vingt ans, j’étais invincible, rien ne pouvait
m’arriver. Je dois voir la vérité en face, maintenant.
– T – Maintenant, vous voudriez vivre sainement le restant de
votre vie.
– É – C’est ça : vivre sainement !
– T – Ce projet peut ne jamais se inir. Vous pouvez toujours en
faire un petit peu plus pour vivre sainement.
– É – C’est ce qui est bien, justement. Quoi que je fasse, si je le fais
sainement, je serai content.
La mise en évidence d’une valeur importante aux yeux du patient lui
permettra de qualiier ses comportements d’abstinence. Il ne sera plus
uniquement en train de résister à une envie de fumer, mais de « vivre
sainement », qui devient une qualité renforçante de l’action. Le théra-
peute mémorise pour l’instant cette valeur. Par la suite, il aidera Éric à
choisir des actions liées à celle-ci.

La construction des valeurs est optimale lorsque le patient peut quali-


ier ses actions dans un ou plusieurs domaines (la famille, le mariage et
les relations intimes, l’éducation des enfants, les amis et la vie sociale, le
travail, l’éducation et la formation personnelle, les loisirs, la spiritualité,
la communauté, les soins personnels physiques, l’environnement et la
nature, la culture). En français, l’adverbe de manière sert à préciser le sens
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 167

d’un verbe, donc de l’action du sujet. Dans la phrase suivante : « Je parle


respectueusement », l’adverbe de manière « respectueusement » précise
le sens du verbe parler. Le thérapeute encourage le patient à utiliser les
adverbes de manière dans un domaine de la vie important pour lui. Par
exemple, dans le domaine de la relation familiale, il est possible d’agir
courageusement. Vous remarquerez alors qu’il est aussi possible d’agir de
la même manière, « courageusement », dans plusieurs domaines, voire
dans tous. Les valeurs (ici les adverbes de manière), librement choisies
et verbalement construites, deviennent sources de renforçateurs inépui-
sables comparés aux buts qui sont inis, atteignables et épuisables et qui
peuvent perdre ainsi leur caractère renforçant. Il est toutefois important
de ne pas écarter les buts inis lorsqu’ils surviennent au il de l’échange
clinique car ils permettent d’entrevoir un ensemble diversiié d’actions
engagées.

Accorder un comportement avec plusieurs valeurs


Le thérapeute aide ensuite Éric à diversiier les valeurs qui pourraient le
soutenir dans un futur arrêt. Il l’encourage à explorer d’autres domaines de
sa vie dans lesquels cet arrêt lui permettrait d’agir comme c’est important
pour lui.
– T – Dans quels autres domaines importants de votre vie arrêter
de fumer se répercuterait-il ?
– É – Je suis guitariste dans un groupe de rock. Mes potes fument
tous. Ne pas fumer avec eux va être dur. J’ignore comment ils réa-
giront.
– T – Vos relations amicales et la musique semblent compter pour
vous ?
Le thérapeute relève des domaines qui pourraient être utiles à Éric.
Cependant, Éric oriente l’échange vers un autre domaine.
– É – Oui, mais peut-être pas autant que la famille.
Le thérapeute note le dilemme d’Éric (« Oui, mais pas autant que ») et le
questionne alors pour mieux lui permettre de hiérarchiser les domaines
explorés.
– T – La famille serait donc plus importante pour vous que vos
relations amicales ?
– É – Oui ! Mon épouse serait ravie que j’arrête. Je sens que c’est
comme si je ne respectais plus sa volonté. En plus, je suis sûr que
si j’arrêtais de fumer, je pourrais toujours continuer à jouer de la
musique.
– T – Vous continueriez à jouer et en même temps vous agiriez
plus respectueusement envers votre épouse ?
– É – Oui ! Ça me ferait le plus grand bien et surtout ça lui ferait
plaisir ! 
168 Engagé

 Le thérapeute explore le domaine de la relation conjugale. Éric prend


contact avec ce qui lui importe dans la vie. Il exprime ce qui pourrait
avoir du sens et hiérarchise ainsi ses domaines de vie importants.
Hiérarchiser maintenant permet par la suite d’augmenter la réussite
des engagements. Les autres domaines (ici les relations amicales)
pourront être utilisés également dans ce but, de manière complémen-
taire ou à des fins de diversification, pour que les engagements d’Éric
gardent une certaine indépendance vis-à-vis d’un domaine particu-
lier, au cas où le contexte lié à ce domaine change (par exemple,
si son épouse le quitte ; même si, au sens strict, le domaine fami-
lial sera toujours présent, il risque d’être délaissé pendant quelque
temps).

Construire les valeurs avec les expériences passées


Il peut être utile d’explorer avec le patient ses expériences passées, notam-
ment en matière de dépendance et de sevrage tabagique. Cela permet de
découvrir éventuellement quelles valeurs ont pu déclencher et maintenir
ses actions. Pour Éric, vivre sainement était alors au premier plan. Voyons
comment le thérapeute a rebondi avec cette information.
– T – Avez-vous déjà arrêté de fumer par le passé ?
– É – Oui. Et j’ai repris !
– T – Qu’est-ce qui vous a motivé à arrêter de fumer alors ?
– É – À l’époque, je voulais déjà avoir une vie plus saine. La
musique, c’est cool, mais les à-côtés : alcool, tabac et j’en passe,
sont parfois dangereux pour la santé.
– T – Vivre sainement était déjà important pour vous. Je me
demande si la reprise de votre comportement de fumeur suite à cet
arrêt ne serait pas un peu comme si, momentanément, vous vous
étiez déconnecté de ce qui vous semblait important, comme vivre
sainement ou agir respectueusement envers votre épouse. Un peu
comme si vous aviez momentanément perdu le nord, comme si
vous ne saviez plus vers où aller.
– É – C’est-à-dire ?
Le thérapeute propose alors à Éric une métaphore pour illustrer ce
mécanisme de désengagement momentané des actions orientées vers ses
valeurs.
– T – Imaginez que vous ayez en permanence dans votre poche
une boussole sur laquelle sont inscrits des caps à suivre. Ces caps
représentent les domaines de la vie importants pour vous, comme
« agir pour ma famille ». Pourriez-vous, lorsque vous êtes dans
le doute ou un peu perdu, disons, dans la tempête d’une envie
de fumer, la sortir de votre poche (le thérapeute mime le geste) et
regarder ce qu’elle indique comme direction ? 
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 169

 – É – Oui, je pourrais ! C’est une bonne image, ça !


– T – Vous disposez de la boussole de ce qui compte pour vous et
même de la carte de vos objectifs à court, moyen et long termes.
Il vous reste à déterminer votre position actuelle et la direction à
prendre. La manière d’avancer dans cette direction vous permet-
tra d’être en accord avec vous-même. Que le temps soit calme
ou agité, n’hésitez pas à sortir boussole et carte pour orienter vos
actions vers ce qui vous importe.
Les patients portent souvent leur attention rétrospectivement sur la
conséquence inale de ce qu’ils ont entrepris, à savoir la reprise de leur
comportement de fumeur. Quand ils le font, l’échec ou l’absence de
volonté sont alors mis en avant. Les amener à explorer rapidement
ce qu’ils ont pu apprendre de leurs expériences peut minimiser un
éventuel sentiment d’échec. Par ailleurs, ain de maintenir le travail
sur l’axe engagé, le thérapeute n’interroge pas Éric sur les causes de sa
reprise du tabac (« Pourquoi ? »). Ces formulations pourraient faire
émerger des justiications socialement apprises et sans grand intérêt
ici. Ces justiications illustreraient le processus de fusion cognitive,
qui peut également être travaillé conjointement. Voyons comment
Éric a répondu à la question suivante visant à explorer l’utilité de
l’expérience.
– T – Que pensez-vous de cette expérience d’arrêt de tabac ? Vous
a-t-elle été utile ?
– É – Je dirais que cela m’a permis d’arrêter, déjà ! C’est vrai que je
ne pensais pas être capable de le faire, mais j’ai arrêté !
– T – Vous souvenez-vous des sensations qui ont suivi cet arrêt de
la cigarette ?
– É – C’est sûr que je me sentais mieux qu’aujourd’hui. Je respirais
mieux. Le goût était revenu. Je mangeais un peu plus aussi.
– T – Vous avez pu arrêter de fumer et vous avez remarqué que
vous vous sentiez mieux après.
– É – Oui, c’est ça. Mais j’ai aussi appris qu’il était facile de
replonger.
L’apprentissage est une notion importante évoquée ici par Éric, qui
remarque avoir appris quelque chose.
– T – Vous avez arrêté de fumer ET vous avez appris qu’il était pos-
sible de reprendre ce comportement.
Le thérapeute reprend les propositions d’Éric qui sont en relation d’oppo-
sition (« mais ») ain de les rendre simultanément possibles (en rem-
plaçant « mais » par « et »). La conjonction de coordination « et »
à la place de « mais » permet de passer d’un cadre d’opposition à un
cadre d’équivalence. La relation d’opposition introduite par « mais »
a tendance à amoindrir, voire annuler, la performance de l’une des
propositions. Or, ici, la performance est réelle. Le thérapeute la relève
utilement pour renforcer le sentiment d’eficacité d’Éric.
170 Engagé

Le thérapeute peut poursuivre la discussion vers l’axe « Engagé ». Soit il


reprend avec le patient la construction des valeurs, soit il bifurque vers le
processus des actions engagées (« Apprendre est utile et demande exercice et
répétition, voyons ensemble quoi et comment apprendre »).

Déclencher l’engagement vers l’arrêt du tabac


Après avoir clariié et construit ses valeurs, Éric peut commencer à imaginer
des actions à engager pour donner à son existence plus de sens, d’intention
et de vitalité, ainsi que les obstacles qui se dresseront pour l’en empêcher.

L’importance de l’action engagée


Lorsqu’il ne répète pas avec son groupe de musique, Éric adore se promener
avec son épouse dans la campagne. Tous les deux considèrent cette activité
physique comme apaisante. Pour autant, Éric s’essoufle et se fatigue avant
son épouse. Il peine à maintenir cette activité alors qu’elle lui est essentielle.
Dans cet échange, le thérapeute amène Éric à mieux percevoir l’effet des
actions engagées.
– T – À la dernière séance, nous avons clariié et construit ensem-
ble quelles étaient vos valeurs. Comment avez-vous pu mettre cela
à proit ?
– É – J’y vois quand même plus clair qu’avant. Je comprends
mieux pourquoi je me sens bien quand je fais des choses impor-
tantes pour moi. Je m’efforce d’y mettre les formes et ça me fait du
bien. Par contre, j’ai toujours en tête cette crainte, cette hésitation
à partir en promenade avec mon épouse. Elle marche bien et long-
temps. Quand elle me propose de marcher, j’ai peur de ne pas y
arriver, d’être trop vite essouflé ! J’hésite et ça l’agace !
– T – Je comprends. Pourriez-vous lui demander de prévoir une
distance et un temps de parcours adapté ?
– É – Non !
– T – Que se passerait-il si vous lui demandiez ?
– É – Elle se fâcherait ! (D’une voix tremblante.) Elle me dirait que
si ça continue, elle ira marcher toute seule ! Jamais je n’oserai lui
demander ça.
– T – Manifestement ça vous affecte beaucoup…
– É – Oui, ça m’attriste, mais comment faire ?
– T – « Comment faire ? » est une question fréquente. Chercher
une réponse à cette question éloigne les conséquences imaginées
de l’action à entreprendre. Conséquences imaginées qui nous font
peur. C’est pratique de raisonner de cette façon parce que tant que
nous cherchons une réponse, nous n’agissons pas, et la sensation
de peur s’apaise en nous. Imaginez que ni vous ni moi n’ayons
jamais de réponse à cette question. 
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 171

 – É – Dans ce cas, je ne suis pas près de modiier quoi que ce soit.


– T – Oui, et vous laisseriez cette sensation de peur vous dicter
quoi faire. Et si vous vous serviez de cette question comme d’un
signal qui dirait : « OK, si je me demande comment faire, c’est
donc qu’il y a quelque chose à faire. Alors je le fais et je verrai en
allant. » Qu’en pensez-vous ?
– É – Cela me fait penser à ce morceau de rock un peu compliqué
que le groupe voulait jouer. Il y a un passage en picking, tech-
nique que je ne maîtrisais pas à l’époque. Ça me faisait peur. Aussi,
je me suis documenté sur le picking. Mes potes m’ont dit après
trois semaines de documentation : « Dis donc, Éric, c’est bien joli
de lire des bouquins de guitare, mais ce n’est pas ça qui va te met-
tre la technique dans les doigts. Et si tu jouais un peu pour voir ce
que ça donne ? » Alors je me suis mis à jouer et j’ai perfectionné
ma technique petit à petit.
– T – Qu’est devenue votre peur de ne pas y arriver ?
– É – Elle s’est peu à peu estompée jusqu’à disparaître.
– T – Vous y êtes. Et entre discuter avec votre épouse du parcours
de balade et accepter les parcours qu’elle vous propose, qu’est-ce
qui vous semble aujourd’hui le plus facile à faire ?
– É – Je pense que le plus facile pour moi serait d’accepter ses
parcours et puis je verrai bien comment je me sens. Je peux tou-
jours emmener mon tabouret pliant. Comme ça, si je suis essouf-
lé, je pourrai m’asseoir un moment le temps de récupérer.

Quand un obstacle se dresse sur le chemin


Parfois, même avec une exploration approfondie des valeurs et des obs-
tacles qui s’interposent, d’anciennes stratégies de contrôle peuvent surgir.
– T – Aujourd’hui, comment vous paraît l’idée d’arrêter de fumer ?
– É – Je vois mieux comment faire et ça me rassure. Par contre, je
ne sais pas comment je pourrai faire quand je serai avec mes amis
qui fument et que j’aurai envie de fumer.
Le thérapeute propose à Éric d’explorer la différence entre une envie de
fumer et fumer.
– T – Que diriez-vous d’explorer ce qui se passe quand vous
essayer de contrôler une pensée simple ?
– É – Pourquoi pas…
– T – Alors concentrez-vous scrupuleusement sur ce que je vais
vous dire. Êtes-vous prêt ?
– É – Oui.
– T – Ne regardez pas par la fenêtre…
– É – […] J’ai envie de regarder par la fenêtre.
– T – Comment est cette envie ?
– É – Très inconfortable ! J’ai envie de regarder par la fenêtre ! 
172 Engagé

 – T – (Prenant un dossier sur le bureau.) En cachant la fenêtre


comme cela, est-ce plus confortable ?
– É – Oui. Mais en voyant votre dossier, je pense toujours à la
fenêtre.
– T – Bien, je pose le dossier. Est-ce de nouveau inconfortable ?
– É – Oui !
– T – Maintenant, regardez la fenêtre… Que se passe-t-il ?
– É – (Regardant la fenêtre.) L’inconfort disparaît !
– T – Oui. Vous venez d’expérimenter que contrôler une pensée
n’est pas simple et même que c’est plus inconfortable que de s’y
confronter. Si vous remplaciez la fenêtre par une envie de fumer,
que se passerait-il ?
– É – Je ne pourrais pas ne pas y penser.
– T – C’est ça, vous y êtes.
Il est prudent de garder le bénéice de l’expérience et d’éviter de l’intellec-
tualiser, au risque de favoriser un discours de maintien des stratégies de
contrôle expérientiel. L’expérience intellectualisée mène à la discussion,
source d’argumentation et de contre-argumentation que le patient peut
être poussé à reproduire quand il est seul. Cela favorise alors le main-
tien des stratégies de contrôle, c’est-à-dire ici l’évitement des situations
sociales pour ne pas fumer.
– T – Comment voulez-vous parvenir à supprimer l’envie de
fumer si déjà, avec une simple fenêtre, vous empêcher de la regar-
der déclenche l’envie de la regarder ?
– É – (Interloqué.) Oui, vu comme ça… Ce que vous me dites, c’est
que ça ne sert à rien de m’embêter à continuer de chercher des
moyens pour ne pas avoir envie de fumer ?
– T – C’est le résumé de votre expérience.

Vers encore plus d’actions engagées


Dans la séquence qui suit, le thérapeute explore avec Éric son répertoire
comportemental pour plus d’actions cohérentes avec ses valeurs.
– T – Qu’est-ce qui vous gêne le plus aujourd’hui dans le fait de
fumer ?
– É – Quand je fume, j’arrête de faire des choses importantes.
– T – Avez-vous un exemple ?
– É – À la dernière soirée où j’étais avec ma femme. Il y avait
une bonne ambiance ! Des gens sortaient de la salle pour fumer.
Je sentais l’odeur de tabac. Ma femme ne voulait pas que je la
laisse seule pour aller fumer. J’étais frustré ! Je tremblais ! J’avais
vraiment envie de fumer ! Je suis sorti quand même ! J’en ai fumé
trois d’afilée ! De grandes bouffées ! C’était bon ! L’envie a cessé.
Je me sentais bien. Je suis rentré dans la salle. 
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 173

 – T – Qu’est-il arrivé après avoir fumé ?


– É – Ma femme m’a fait la tête tout le reste de la soirée et après je
me suis senti coupable.
– T – Si je comprends bien, vous vous sentiez bien en fumant et
après vous ne vous sentiez pas bien parce que la culpabilité vis-à-
vis de votre épouse était trop présente ?
– É – Oui ! C’était un mélange étrange.
– T – Vous étiez tiraillé entre le plaisir de fumer et le plaisir de
passer du temps avec votre épouse. Cela arrive lorsque des choses
importantes pour vous indépendamment l’une de l’autre vous
amènent à des actions qui sont incompatibles l’une avec l’autre. Un
peu comme si un parachutiste jongleur était pris d’une envie irré-
pressible de jongler durant sa chute. Ce n’est pas simple, même si
par ailleurs les deux activités lui importent. Aujourd’hui, est-ce
que fumer est pour vous en contradiction avec la relation que vous
voulez entretenir avec votre épouse ?
– É – Ma femme est ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie. Je
m’en veux de ne pas la respecter comme je le devrais. Donc oui,
fumer et me conduire respectueusement envers ma femme sont
aujourd’hui en conlit.
– T – Comment allez-vous résoudre ce problème ?
– É – Vu que je ne compte pas me séparer de ma femme, il ne me
reste plus qu’à arrêter de fumer.
– T – Si je vous comprends bien, quand cette situation se repro-
duira, vous saurez que vous acceptez votre envie de fumer et ne
fumerez pas parce que votre épouse est ce qui vous est arrivé de
mieux dans la vie.
– E – Oui !
Le thérapeute invite maintenant Éric à généraliser ce processus de hié-
rarchisation pour l’étendre à d’autres domaines.
– T – Existe-t-il d’autres actions avec lesquelles fumer entre en
conlit ?
– É – Quand je suis à la piscine. Je nage. Après quelques longueurs,
j’ai envie d’une clope ! Je me mets à penser en boucle que je fume-
rais bien une clope ! J’en ai très envie ! Frustré, énervé ! Je continue
de nager un peu et puis je sors pour aller au vestiaire. Je me sèche à
peine et me rhabille vite fait ! Je ne suis pas encore dehors que
j’ai déjà la cigarette au bec et le briquet en main. Parfois, je pense
même à arrêter d’aller à la piscine. Cela me fait penser à votre
parachutiste, sauf que moi, je peux sortir de l’eau pour fumer…
– T – Les deux vous paraissent compatibles, mais pas en même
temps. C’est bien ça ?
– É – Presque ! J’aime nager et j’ai peur de ne pouvoir m’empêcher
de fumer et prendre soin de ma santé compte pour moi !
– T – Qu’en concluez-vous ? 
174 Engagé

 – É – Je veux agir sainement avec moi-même. Arrêter de fumer


me permettra de nager plus longtemps et aussi de marcher plus
longtemps avec mon épouse.
– T – Pensez-vous possible la prochaine fois que vous serez à la
piscine et qu’une envie de fumer surgit de lui faire de la place, de
l’accepter comme une envie et rien d’autre tout en la confrontant
à ce qui par ailleurs compte beaucoup pour vous ? Un peu comme
si une envie de fumer déclenchait dorénavant une balance vous
permettant de peser ce qui vous importe vraiment.
Ici, le thérapeute bifurque rapidement sur l’axe « Ouvert » via l’accep-
tation pour transformer légèrement la fonction des envies de fumer.
L’objectif étant qu’elles deviennent un signal pour un processus de
hiérarchisation des domaines issus du contexte dans lequel elles
surviennent.
– É – Je vais le faire ! Et je verrai ce que ça donne !
– T – Vous pouvez appliquer cette démarche quel que soit le contexte
dans lequel une envie de fumer survient. Ce processus est reproduc-
tible. Nous verrons ensemble alors la place que le tabac prend dans
votre vie au regard de ce qui compte vraiment pour vous.

Quand la métaphore aide à ixer les acquis


Éric a initié son sevrage et il a pu jouer du rock avec ses amis, aller à la pis-
cine, jouer avec ses enfants. Son épouse est ravie. Toutefois, il rapporte avoir
fumé malgré son engagement à arrêter. Le thérapeute aborde avec lui la
perte de contact avec ses valeurs et les actions désengagées.
– T – Comment allez-vous depuis la dernière fois ?
– É – J’ai eu un échec. J’ai fumé deux cigarettes un soir.
– T – Est-ce qu’elles étaient bonnes ?
– É – Non elles n’étaient pas bonnes.
– T – Comment expliquez-vous votre comportement à ce
moment-là ?
– É – Je ne l’explique même pas. J’ai l’impression qu’il s’agissait
plus d’une habitude liée à la situation que de cigarettes d’envie.
– T – Si vous voulez, nous n’allons pas accorder plus d’importance
à ces deux cigarettes automatiques. Ce qui importe maintenant,
c’est plutôt les nombreuses situations entre nos deux séances pen-
dant lesquelles vous avez eu envie de fumer sans l’avoir fait. Que
s’est-il passé dans ces moments-là ?
– É – Je ne sais pas trop, mais j’ai une situation bien en tête pen-
dant laquelle avec mon épouse nous étions en pause durant un
parcours un peu accidenté sur la côte. Nous nous sommes assis
face à la mer sur un banc et là, j’ai eu une énorme envie de fumer.
J’ai essayé de lui faire de la place comme vous m’aviez appris et
inalement j’en ai parlé avec mon épouse. 
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 175

 – T – Quelle a été sa réaction ?


– É – Surprenante. Elle ne m’a rien dit de méchant. C’est juste
que nous en avons parlé comme si nous avions parlé du paysage
devant nous. Rien de plus, rien de moins.
– T – Et votre envie de tabac ? Qu’est-elle devenue ?
– É – Elle s’est évaporée.
Le thérapeute discute encore un peu plus avec Éric de ces situations qui
le renforcent dans son engagement. Sans les relater toutes, discuter de
chacune permet à Éric d’ancrer ses automatismes naissants et d’illus-
trer l’importance des valeurs dans leur maintien. Une métaphore peut
également être utilisée. Le thérapeute en a construit une pour illustrer le
mécanisme de l’apprentissage.
– T – Discuter de ces envies de fumer vous a donc aidé. C’est un
peu comme quand on apprend à faire du vélo. Des aides sont dis-
ponibles. Par exemple, les roulettes. Quelles sont vos roulettes
dans l’arrêt du tabac ?
– É – Eh bien, discuter de mes envies avec mon épouse, vous… et
les timbres !
– T – Exactement. Votre épouse vous aide, venir en consultation
vous aide. Mais cela ne vous fait pas arrêter de fumer. Les tim-
bres vous aident aussi mais comprenez bien qu’ils ne vous font
pas non plus arrêter de fumer. Ils vous soutiennent. De la même
manière, sur un vélo, les roulettes ne vous font pas avancer, elles
vous aident à garder l’équilibre.
– É – Je me souviens que même avec des roulettes on peut chuter !
Surtout quand on prend des virages serrés !
– T – C’est pareil avec l’arrêt du tabac. Parfois, on chute. À ce
moment-là, soit on reste par terre et l’apprentissage s’arrête, soit on
remonte sur le vélo pour apprendre encore. Qu’en pensez-vous ?
– É – Je comprends. C’est un peu comme avec les deux cigarettes
du soir. J’ai pris deux gadins. Si je veux vraiment apprendre, je dois
continuer à ne plus fumer.
– T – Oui. Et souvenez-vous du moment où vous avez appris à
faire du vélo sans roulettes avec quelqu’un qui vous tenait par la
selle. Que disait-il ?
– É – Je ne m’en souviens pas vraiment… C’est loin, vous savez…
J’imagine que ça devait être « Lève la tête ! » ?
– T – Exactement ! Parce que sur un deux-roues, c’est le regard qui
porte la direction. Plus vous regardez au loin, là où vous voulez
aller, meilleur est votre équilibre. Votre vélo suit la direction que
vous regardez. Lorsque vous apprenez à ne plus fumer, c’est pareil.
C’est un peu comme si vous étiez sur votre vélo à chaque instant.
Pour le moment, votre équilibre semble précaire. Il s’améliore
cependant de jour en jour, d’autant plus que vous savez pour-
quoi vous avez pris cette décision de ne plus fumer. Vous savez 
176 Engagé

 maintenant ce qui vous motive et l’importance que ça prend dans


cet arrêt. C’est précisément ce qui vous fait ne plus fumer encore
et encore. Les chutes sont possibles, mais elles sont ou seront
de moins en moins fréquentes et n’auront que peu d’intérêt par
rapport à la direction que vous choisirez.
– É – Bravo ! Ça me parle ! Je vais m’en souvenir, du vélo !

Les actions engagées payent


Éric a arrêté de fumer lorsqu’il vient revoir le thérapeute.
– T – Où en êtes-vous ?
– É – Pas une cigarette depuis onze jours !
– T – Je vous félicite ! Cela vous fait quoi d’être un ex-fumeur
depuis onze jours ?
Le thérapeute renforce le succès d’Éric et explore ses sensations émotion-
nelles et physiques.
– É – Je suis content ! Je suis ier de moi !
– T – Vous pouvez l’être ! Avez-vous remarqué de nouvelles
choses ?
– É – Les odeurs ! Je sens à nouveau des odeurs. La nourriture a du
goût. Par contre, dans ma voiture, ça pue.
Éric se renforce lui-même et montre qu’il a appris à s’observer.
– T – Et avec votre épouse ?
– É – Super ! Elle est très contente. Bien sûr, je ne la suis pas
encore, mais j’ai bon espoir.
– T – Et avec vos amis du groupe de rock ?
– É – Je craignais leurs réactions, mais ils sont cool. Ils font comme
si je n’avais jamais fumé. Je leur ai expliqué mon choix. Ils ont
compris que c’était important pour moi. Ils ne me proposent plus
de cigarettes. On s’éclate autant en répétition. Cela a été moins
dur que je ne le pensais. Mon expérience m’a montré que ma pen-
sée avait tort. Je joue toujours assis parce que je me fatigue trop
vite sinon, mais inalement, ce n’est pas si grave que ça. Bien sûr,
il m’arrive encore d’avoir des envies de fumer. Je les remarque. Je
leur fais de la place et je continue de jouer.
Éric, tout en acceptant de ressentir ses envies de fumer, se confronte plus
aux conséquences de ses actions. Il agit en respectant à la fois sa santé,
son épouse, ses amis et ses loisirs pour enrichir son existence, lui donner
du sens et expérimenter que son expérience contredit ses pensées.

Dans ce chapitre, nous avons mis en évidence que l’aide au sevrage taba-
gique peut être potentialisée par de nombreux comportements dans les-
quels le tabac est impliqué et par la recherche d’une compréhension plus
large du comportement de fumer. En amenant Éric à considérer sa vie dans
Agir sur sa vie, pas sur ses envies 177

son ensemble et à découvrir qu’il lui était possible d’envisager une vie plus
riche de sens et emplie de vitalité, le comportement de fumer a été mis en
perspective avec d’autres comportements plus importants pour lui. Il a ainsi
perdu de sa valeur initialement renforçante.
Aujourd’hui, Éric ne fume plus. Il est très content de ce résultat. Il utilise
les timbres à la nicotine de façon irrégulière. Il vapote parfois. Fumer du
tabac ne l’attire plus du tout. Sa relation avec son épouse s’est améliorée et
il fait davantage d’activité physique.

Références
Bricker, J. B., & Wyszynski, C. M. (2012). « Contextual cognitive behavioral therapies
for smoking cessation: motivational interviewing and acceptance and commit-
ment therapy ». In S. C. Hayes, & M. E. Levin (Eds.), Acceptance and Mindfulness
for Addictive Behaviors (pp. 257-274). Oakland: New Harbinger Publications.
Fiore, M. C., Bailey, W. C., Cohen, S. J., Dorfman, S. F., Goldstein, M. G., Gritz, E. R.,
& Mecklenburg, R. E. (2000). Treating tobacco use and dependence: clinical practice
guideline. Rockville: US Department of Health and Human Services, 00-0032.
Hayes, S. C., Strosahl, K. D., & Wilson, K. G. (2012). Acceptance and commitment
therapy: the process and practice of mindful change (2nd edition). New York: The
Guilford Press.
Hill, C., & Laplanche, A. (2004). Le Tabac en France : les vrais chiffres. Paris: La Docu-
mentation française.
INPES, Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addic-
tives, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé. (2014).
Drogues et conduites addictives. Paris, INPES éditions.
Magis, D., Geronooz, I., & Scheen, A. (2002). « Tabagisme, insulinoresistance et dia-
bète de type 2 ». Revue médicale de Liège, 57(9), 575-581.
Thomas, D. (2012). « Tabagisme et maladies cardiovasculaires ». La Revue du praticien,
62(3), 339-343.
Törneke, N. (2010). Learning RFT: an introduction to relational frame theory and its
clinical application. Context press, New Harbinger Publications.
Page laissée en blanc intentionnellement
13 Utiliser tous les processus
ACT pour aider Pierre
à trouver ses valeurs

Christophe Deval1

Pour ce chapitre, j’ai choisi de présenter le travail réalisé sur les valeurs avec
un patient que je n’ai rencontré que deux fois. Bien que cela représente un
nombre de rencontres inférieur à ce dont on a l’habitude, ce choix repose sur
l’objectif de présenter le déroulement d’une séance quasiment in extenso. De
plus, mon travail s’appuie sur un des aspects que j’apprécie le plus dans l’ACT,
à savoir la possibilité de faire une réelle différence dès les premières séances, à
l’image des interventions courtes proposées par Strosahl et ses collaborateurs
(Strosahl, Robinson, & Gustavsson, 2012 ; Robinson, Gould, & Strosahl, 2011).
Au début de ma pratique ACT, je suivais les « protocoles » décrits dans
les manuels (désespoir créatif, défusion, acceptation et ainsi de suite au il
des séances). En réalité, dès la première séance, tous les processus entrent
en jeu, et pratiquer l’ACT consiste davantage à danser avec les processus en
fonction de ce qui se présente dans l’échange avec le patient. Cela ne
signiie pas se laisser « balader » au gré du vent du patient. Il est tout à
fait possible de poursuivre un objectif thérapeutique – c’est même indis-
pensable ! –, mais on peut utiliser ce qui se produit au cours de la séance,
moment après moment, pour aller vers cet objectif. Souvent, cela signiie
que vous n’utiliserez pas telle métaphore très connue ou tel exercice de
pleine conscience que vous aviez prévu de proposer à votre patient. Sys-
tématiquement, encore aujourd’hui, avant chaque séance, je me raconte
une histoire sur ce que je vais travailler avec le patient, les exercices que je
vais proposer, etc. La plupart du temps, je ne fais inalement rien de tout
cela. Et c’est normal. Si vous vous en tenez à votre plan de départ, il est
probable que vous passiez à côté de l’essentiel de la séance par manque de
lexibilité, parce que vous serez concentré sur l’organisation que vous vou-
lez tenir. La lexibilité n’est pourtant pas un objectif à réserver aux patients !
Pratiquer l’ACT, c’est utiliser les différents processus en fonction des réac-
tions de votre patient (que vous ne pouvez jamais totalement prévoir), au
service d’un objectif thérapeutique : développer sa lexibilité.
Mon but dans ce chapitre est de fournir un exemple de cette lexibilité
au il de la séance, en mettant particulièrement en lumière ce qui permet

1. Coauteur de Vous avez tout pour réussir. Paris : InterÉditions, 2016.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
180 Engagé

de choisir, à chaque étape de la séance, le pas de danse suivant. En fait, à


chaque instant, vous pouvez choisir le processus vers lequel vous souhaitez
aller. À partir de ce que dit ou montre votre patient, vous pouvez choisir
d’aller vers les valeurs, la défusion, le moment présent ou n’importe quel
autre processus, car ces derniers se renforcent et s’alimentent les uns les
autres. Bien plus, il est possible d’utiliser n’importe quel processus au ser-
vice d’un autre. Concrètement, dans ce qui suit, les mouvements thérapeu-
tiques s’organisent autour des différents processus de l’ACT, mais ils sont
tous orientés vers la recherche de valeurs chez ce patient pour qui l’absence
d’une vision claire des valeurs constitue le problème principal.

Déterminer par quel(s) processus commencer


Les échanges suivants correspondent aux premiers moments de la rencon-
tre avec Pierre, un lycéen en terminale ES âgé de 19 ans.
– Thérapeute (T) – Alors, qu’est-ce qui vous amène ?
– Pierre (P) – Je suis en terminale. J’ai raté mon bac l’année der-
nière et je ne sais pas trop quoi faire plus tard. Ma mère s’inquiète,
donc elle a voulu que je vienne vous voir.
Cette réponse est plutôt inhabituelle. Les patients consultent le plus
souvent pour se débarrasser d’un problème, quelque chose à faire dis-
paraître (des émotions, des pensées ou des souvenirs douloureux). Ils
consultent plus rarement pour que le thérapeute les aide à trouver
quelque chose qui leur fait défaut. Autrement dit, la demande a moins
souvent à voir avec une recherche de valeurs. Ne pas savoir quoi faire
plus tard pointe ici tout de suite vers le domaine des valeurs, puisque
c’est le principe même de l’objectif d’identiication des valeurs dans
l’ACT : trouver ce qui donne du sens pour découvrir ce qu’on peut
faire pour enrichir son existence. Par ailleurs, le fait que Pierre vienne
parce que sa mère le lui demande est également susceptible d’indiquer
une valeur. Il aurait pu ne pas venir, mentir à sa mère, etc. Le fait
qu’il soit venu signe peut-être l’importance qu’il accorde à la relation
avec sa mère. Mais peut-être pas… C’est pourquoi je choisis d’explorer
immédiatement ce point.
– T – Vous êtes venu parce que votre mère voulait que vous
veniez ?
– P – Oui. Sinon, elle m’aurait saoulé.
La réponse de Pierre indique un contrôle aversif : il cherche à éviter
la réaction négative de sa mère. Les valeurs sont des constructions
symboliques qui sont intrinsèquement renforçantes, même en l’absence
de contingences réelles de renforcement à court terme. Autrement dit,
elles sont sous contrôle appétitif (ce vers quoi le patient veut aller). Une
erreur fréquente est de prendre pour une valeur ce qui est en fait une
règle verbale ou un comportement sous contrôle aversif (c’est-à-dire 
Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre à trouver ses valeurs 181

 quelque chose à éviter). En l’occurrence, Pierre ne semble pas être venu


à la consultation dans un mouvement en direction d’une de ses valeurs.
Cependant, au-delà du contrôle aversif et de la volonté de Pierre d’éviter
le mécontentement de sa mère, il est possible qu’il ait également agi au
nom de son attachement à sa mère.
– T – Bon, si c’est ça, c’est fait. Vous êtes venu, alors votre mère va
vous laisser tranquille. Donc on peut arrêter là si vous voulez.
– P – (Surpris.) Euh, non. C’est vrai que je ne sais pas trop ce que
je veux faire plus tard.
Ma réponse ici a pour objectif de contourner le contrôle aversif ain
d’explorer si d’autres éléments motivent sa venue : puisque la condition
est remplie (il est venu), pas de risque de conséquence négative de la part
de sa mère. De cette manière, je centre la discussion sur la valeur cen-
trale de Pierre, celle qui lui a donné l’énergie de venir. Pierre aurait très
bien pu me dire qu’en effet, il était venu uniquement pour éviter la réac-
tion de sa mère, et décider de partir. Mais cela n’a pas été le cas. Avec
sa réponse apparaît une autre variable déterminante de son comporte-
ment, par laquelle il se sent réellement concerné. Immédiatement, on
comprend également que la question des valeurs va être centrale dans
cette prise en charge, puisque c’est le fait de ne pas savoir dans quelle
direction aller qui l’amène.

Les valeurs comme levier essentiel


de la thérapie
L’engagement vers les valeurs constitue l’élément central de l’ACT car il
permet de déterminer l’ampleur de la perte de lexibilité psychologique,
c’est-à-dire la capacité du patient à garder une variété d’actions en direction
de ce qui compte pour lui, même en présence d’émotions et de pensées
dificiles. Les valeurs occupent également une place centrale car c’est en
leur nom que nos patients sont prêts à laisser une place à leurs émotions
douloureuses (acceptation), à ne plus débattre avec leurs pensées dificiles
(défusion), à engager de nouvelles actions (engagement) et à observer ce
qui se passe dans et autour d’eux (contact avec l’instant présent et prise
de perspective sur soi). Malgré cette importance, dans de nombreuses
prises en charge ACT, les valeurs sont abordées vers la in de la thérapie,
juste avant la détermination d’actions engagées… C’est compréhensible
dans la mesure où le patient semble particulièrement pris dans la fusion
et l’évitement expérientiel par exemple, ou qu’il a une appréhension de
soi très conceptualisée, autant d’éléments qui font obstacle à l’engagement
dans les valeurs et doivent être traités en priorité. Pourtant, même lorsque
ces processus occupent le devant de la problématique clinique, travailler
rapidement sur les valeurs permet de mettre en avant le prix que paie le
182 Engagé

patient pour ses comportements évitants ou pour sa lutte contre ses pensées
dificiles, et de mettre rapidement en évidence le fait que l’objectif de la
thérapie est d’augmenter la part des actions qui font sens plutôt que de
chercher à éliminer les émotions et les pensées douloureuses.

Utiliser tous les processus ACT à la recherche


des valeurs
La défusion pour dépasser les pensées
qui font obstacle aux valeurs
– T – Vous ne savez pas ce que vous voulez faire après le bac ?
– P – Non. Ça ne sert à rien de savoir ce qu’on veut faire.
– T – Comment cela ?
– P – Ben, ma mère, c’est simple pour elle. Elle est très croyante.
Elle pense qu’il y a un Dieu, un paradis, etc. Moi, j’ai une philoso-
phie de vie qui n’a rien à voir. Moi, je pense qu’il n’y a pas de Dieu,
qu’il n’y a rien après la mort et que la vie en général n’a pas de
sens. Donc à part en proiter, je ne vois pas.
Sans cette dernière phrase, je serais certainement allé investiguer
le risque suicidaire. Avec cette dernière phrase, il semble plutôt que
la « philosophie de vie » de Pierre ne lui laisse qu’une option, « en
proiter », et qu’elle fait obstacle à la recherche de sources de satis-
faction durables, autrement dit de valeurs. Cette « philosophie de
vie » est en fait une histoire à laquelle il croit et qui gouverne ses
comportements ; c’est un ensemble de pensées auquel Pierre adhère
sans discernement. Nous sommes donc ici face à un élément de
fusion. Cette illustration montre que même lorsque l’on vise un pro-
cessus (les valeurs), d’autres peuvent entrer en jeu et qu’il est possible
de les utiliser tous au service du processus initial, comme la suite va le
montrer.

Les pensées dans l’ACT sont vues uniquement sous un angle fonctionnel :
est-ce qu’elles fonctionnent ou pas, autrement dit est-ce qu’elles permettent
d’avancer vers ses valeurs ou non ? Si elles aident le patient à avoir la vie
qu’il veut, il n’y a aucune raison d’aller vers une démarche de défusion.
En l’occurrence, la « philosophie » de Pierre semble plutôt lui fermer des
portes. Pour ce type de pensées générales, voire métaphysiques, mon expé-
rience est que le recours aux techniques classiques de défusion (« J’ai la
pensée que », jouer avec les pensées, etc.) ne permet pas une distanciation
du patient vis-à-vis de ses pensées. La plupart du temps, la réaction est une
variante de « Oui, mais j’y crois » ou de « Oui, mais c’est comme ça ! ».
Bref, on ne parvient pas à en changer la fonction. Pour éviter cet écueil, j’ai
pris l’habitude de ne pas passer trop de temps à travailler avec ces pensées,
Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre à trouver ses valeurs 183

en considérant ce qu’elles racontent comme une donnée de départ, une


hypothèse de travail. Il s’agit en quelque sorte d’une forme de défusion
radicale, en ce sens que ne pas discuter de la pensée, même pour un travail
de défusion, démontre par l’action le peu d’importance qu’on y accorde.
– T – OK, admettons. La vie n’a pas de sens, il n’y a pas de Dieu
et il n’y a pas de vie après la mort. Pour autant, vous respiriez
hier, vous respirez aujourd’hui et vous allez respirer demain. Et
vous allez occuper ce temps-là… La question est : à quoi allez-vous
l’occuper ? Il y a « en proiter ». Et en même temps, c’est comme si
cela ne sufisait pas.
La pensée n’est pas discutée ici. Je ne cherche même pas à connaître
l’impact fonctionnel de cette pensée (« Où est-ce que cela vous mène si
vous suivez cette pensée ? »). Je la court-circuite. Comme ma stratégie
générale est de chercher des valeurs, j’utilise la défusion au service de
cet objectif (« Étant donné cette pensée, qu’est ce qui est important pour
vous maintenant ? »).
– P – Mais je ne sais pas quoi faire d’autre !

Le contact avec le moment présent pour faire


de la place aux valeurs
Face à ce type de réponse, nous sommes souvent perdus, en tant que théra-
peutes, dans la recherche du mouvement thérapeutique suivant, comme si
le fait que le patient ne sache pas quoi faire était contagieux. À ce moment
de la thérapie, il aurait été possible d’investiguer ses journées actuelles
pour chercher des sources de satisfaction déjà existantes, mais la question
concerne l’avenir, non le présent. D’autre part, il est probable que le résultat
aurait été un mélange d’obligations, d’habitudes et de plaisir (« en proi-
ter »). L’option choisie a été d’explorer le contact avec l’instant présent,
notamment les réactions (émotions, autres pensées qui viennent avec, etc.)
de Pierre au fait de ne pas savoir.
– T – Qu’est-ce cela fait de vivre jour après jour sans savoir ?
– P – Je ne sais pas. Rien, j’imagine.
– T – Est-ce qu’on peut revenir en arrière juste un peu. Comme
dans un ilm. Revenir juste avant que le « Je ne sais pas » arrive.
Observez ce qui apparaît juste avant que le « Je ne sais pas » prenne
le devant de la scène. Ne vous précipitez pas pour me répondre.
Prenez le temps de rester dans cette fraction de seconde avant que
le « Je ne sais pas » apparaisse.
– P – (Pause.) C’est effrayant.
– T – Donc juste avant, la peur apparaît. À quoi elle ressemble,
cette peur ?
– P – À un gros trou noir.
– T – Où est-ce que vous la ressentez dans votre corps, cette peur ? 
184 Engagé

 – P – Dans mon ventre. Ça fait comme si on me tordait les boyaux.


– T – Essayez de ralentir encore un peu et rembobinez le ilm juste
avant cette peur. Qu’est-ce qui apparaît juste avant ?
– P – (Sur un ton rapide.) Je ne sais pas. C’est juste que je ne sais pas
ce que je veux faire et que ça m’angoisse.
– T – OK. Il y a le « Je ne sais pas » et la peur. Est-ce que vous
pouvez ralentir un peu et juste observer ce qui est là juste avant la
peur ?
– P – Il y a juste le fait que je ne sais pas ce que je veux faire. Et que
c’est lippant. Et en même temps c’est comme si même si je savais
quoi faire, ce serait quand même angoissant.
L’objectif du travail sur le contact avec le moment présent est tout
d’abord de développer la lexibilité attentionnelle pour que le patient
se rende compte que, là où il ne perçoit qu’un aspect de son expé-
rience (« Je ne sais pas »), il y a en réalité d’autres aspects qui pas-
saient inaperçus : le vécu subjectif de peur, les sensations corporelles
qui l’accompagnent, etc. La stratégie pour décomposer l’expérience du
patient consiste à l’inviter à ralentir, encore et encore, plutôt que de
partir immédiatement dans l’évitement ou la fusion avec une pensée
(ce que le patient tente de faire en accélérant le rythme à la in), ce qui
crée l’espace dans lequel les autres éléments de son expérience peuvent
apparaître. Nous aurions également pu trouver à cette occasion des
valeurs, par exemple le fait qu’il a peur car il a un projet identiié
qu’il redoute de ne pas pouvoir réaliser. Cela n’a pas été le cas, alors
que c’était un de mes objectifs, mais Pierre entraperçoit néanmoins le
lien entre les valeurs et la peur quand il explique que s’il savait quoi
faire de sa vie, la peur apparaîtrait quand même. Autrement dit, le
fait de ne pas savoir vers quoi aller est source de peur, mais également
le fait de savoir, puisque les valeurs, parce qu’elles sont importantes,
sont également des sources de vulnérabilité. Je reviendrai plus tard
dans la séance sur ce lien entre les valeurs et l’acceptation des émo-
tions négatives qui l’accompagnent.

Le changement de perspective pour mieux


voir les valeurs
Pour autant, à ce stade, on ne voit toujours pas les valeurs, le projet de vie
qui se cachent derrière la peur. D’où la dificulté de changer la fonction
de cette peur, faute du levier des valeurs. Dans ce cas-là, il peut être utile de
changer de perspective pour s’imaginer quelques années plus tard, une fois
le problème résolu. Demander au patient de s’imaginer plus tard peut per-
mettre de voir à quoi ressemblerait sa vie, de désamorcer l’aspect aversif et
donc permettre de dépasser le blocage actuel, voire de dégager une voie. À
l’inverse, demander au patient de se mettre dans la peau de cette version
Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre à trouver ses valeurs 185

plus âgée de lui-même et d’observer la version actuelle de lui peut permettre


de développer une distanciation, ainsi que de l’autocompassion face à ses
dificultés, et d’accéder à une sagesse qui est peut-être déjà présente sans
qu’il le sache.
– T – Vous seriez partant pour faire un exercice avec moi ? C’est
un exercice d’imagination, les yeux fermés.
– P – Euh oui, pourquoi pas.
– T – Imaginez que nous sommes dans cinq ou six ans. Vous avez
trouvé votre voie et vous l’avez suivie. Vous êtes maintenant ins-
tallé dans votre vie. Est-ce que vous pouvez vous voir dans cinq ou
six ans ?
– P – Oui.
– T – À quoi est-ce que vous ressemblez ?
– P – (Riant.) La même chose. En plus vieux.
– T – À quoi est-ce que votre vie ressemble ?
– P – J’ai un appartement. Une petite amie avec qui cela se passe
bien. J’ai un travail.
– T – Vous voyez ce que c’est, ce travail ?
– P – Non. Je sais juste que ça me plaît.
– T – Et qu’est-ce que vous pouvez imaginer ressentir à ce
moment-là ?
– P – Je suis bien. Heureux.
– T – Imaginez maintenant que vous êtes cette version future de
vous – qui est maintenant épanouie, heureuse, plus sage et plus
forte aussi –, et que vous vous voyez maintenant, ici. Vous pouvez
vous imaginer en train de vous regarder ici ?
– P – Oui.
– T – Qu’est-ce que cette version future de vous aurait à vous
dire ? Quelques années plus tard, quel conseil vous auriez envie de
donner à la personne que vous êtes aujourd’hui pour l’aider à aller
dans cette direction ?
– P – Je lui dirais de s’accrocher. Que cela ne sert à rien d’avoir
peur. Que cela en vaut la peine. (Pause.) Et surtout que, même s’il
ne le sait pas encore, il connaît déjà la vie qu’il veut.
– T – Ouvrez les yeux maintenant. Vous avez une idée de ce que
cela veut dire, que vous savez déjà ?
– P – Non.
– T – Est-ce que vous pensez que c’est possible que vous sachiez
déjà, même si vous ne voyez pas encore ce que cela peut être ?
– P – (Hésitant.) Oui, peut-être.

L’acceptation pour aller vers les valeurs


Avec cette dernière réponse, nous commençons à voir apparaître la pos-
sibilité que les valeurs de Pierre ont peut-être toujours été là, camoulées
186 Engagé

par la peur et le « Je ne sais pas ». C’est ce qui m’a amené à aller vers une
stratégie pour lever l’obstacle émotionnel : « Si la peur n’était pas là, qu’est-
ce que vous feriez ? » Si je pensais que Pierre n’avait pas idée du tout de
ce qui comptait pour lui, je ne serais pas allé dans cette direction. Mais
le « peut-être » m’a laissé penser que le « Je ne sais pas » était un moyen
d’échapper à la peur.
On pourrait se demander pourquoi avoir attendu si longtemps dans la
séance pour poser cette question puisque l’on savait depuis un moment
que la peur était l’obstacle principal. Il aurait en effet été possible de le faire
plus tôt, et cela aurait pu être concluant. J’en doute néanmoins. S’il arrive
qu’une seule stratégie porte immédiatement ses fruits, mon expérience est
que, la plupart du temps, c’est le fait d’encercler la même problématique par
des angles différents, comme je l’ai fait ici, qui amène le patient à s’inter-
roger et à la voir sous un jour nouveau. C’est la multiplication des angles
d’attaque qui permet d’introduire sufisamment d’espace, de lexibilité,
pour laisser la place à quelque chose de nouveau, en l’occurrence l’accès aux
valeurs. Ainsi, même si j’avais abordé l’acceptation de la peur plus tôt dans
la séance, j’aurais probablement été amené à poursuivre l’« encerclement »
du problème par d’autres processus.

– T – Imaginons que vous êtes dans un monde où tout est pos-


sible. Pas de contraintes, pas de peur que cela ne puisse pas mar-
cher. Dans ce monde où tout est possible, qu’est-ce que vous auriez
envie de faire ?
– P – (Pause.) Je ne sais pas.
– T – Voyez si vous pouvez rester un peu dans cette question. Sans
chercher tout de suite une réponse. Voyez si quelque chose appa-
raît.
– P – Je ne sais pas. Ça me fait peur, ce genre de question.
– T – Est-ce que vous pouvez laisser la peur être là ? Et voir s’il y
a quelque chose derrière. Quelque chose de tellement important
que la peur vient avec. […] Qu’est-ce qui deviendrait possible si
cette peur n’était pas un problème ?
Ma première stratégie consiste à lever l’obstacle constitué par la peur
en demandant au patient d’imaginer ce qui deviendrait possible si la
peur n’était pas là. Cette technique vise à lever la fonction aversive
de la peur pour laisser la place à l’enjeu, à la valeur. Comme cette
première stratégie ne fonctionne pas, je pointe directement les valeurs
(« ce qui est tellement important »). Il est important de noter que je
dis « si cette peur n’était pas un problème » et non « si la peur n’était
pas là », cette dernière option laissant entendre que la peur est un
problème à éliminer, alors que dans l’ACT, elle n’est que le relet
des valeurs, une émotion qu’il est possible de vivre pour atteindre ce
qui est important pour soi, et ne constitue donc pas un problème en
elle-même. 
Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre à trouver ses valeurs 187

 – P – (Pause.) Je serais en Afrique.


– T – Et qu’est-ce que vous feriez en Afrique ?
– P – J’aiderais les autres. C’est la seule chose qui me plaît. Mais ce
n’est pas possible. Ce serait trop dur.
– T – Est-ce que ce que vous vivez en ce moment n’est pas déjà
dificile ?
– P – Non. Pas vraiment.
Cette réponse surprenante m’amène à voir en quoi la vie actuelle de
Pierre n’est pas si dificile que cela. Pierre a pu m’expliquer alors son
environnement de vie, notamment familial.

Il arrive que l’entourage représente une variable importante dans le


maintien du problème et il est donc essentiel d’investiguer cet environ-
nement ain d’identiier les paramètres qui vont aider ou, souvent, empê-
cher le changement. Il ne faut pas perdre de vue que l’ACT est avant tout
une approche comportementale. Ce n’est pas parce qu’elle centre son
action sur les renforcements symboliques (au travers du langage) que les
contingences concrètes n’ont plus d’importance. En fait, le seul principe
de l’ACT est d’envisager tous les comportements, les pensées et les émo-
tions sous l’angle fonctionnel. C’est pourquoi, dans l’ACT, on ne cherche
pas à faire une anamnèse complète, par exemple : les éléments sur les-
quels nous centrons notre action et que nous cherchons par nos questions
sont les variables qui ont un impact sur les comportements en lien avec
le problème qui amène le patient à la consultation. C’est l’identiication
de ces variables impliquées fonctionnellement qui permet ensuite d’agir
sur les obstacles internes pertinents (par la défusion et l’acceptation) et
de parvenir éventuellement à une modiication des variables externes (par
l’expérimentation, la résolution de problème et, plus largement, l’action
engagée).
Dans le cas de Pierre, il est possible que les comportements de son entou-
rage, notamment celui de sa mère, contribuent à maintenir son problème
principal, à savoir, ne pas parvenir à repérer ce qui compte pour lui et ne
pas s’engager dans des actions qui pourraient faire sens. À la maison, Pierre
ne s’occupe de rien. Sa mère prend en charge toutes les tâches ménagères, y
compris celles qui pourraient lui échoir (comme ranger sa chambre). Elle lui
donne de l’argent pour inancer largement ses sorties et ses loisirs. Quand
Pierre a des dificultés ou qu’il est un peu perdu, sa mère fait tout pour lui
apporter des solutions (y compris lui trouver un thérapeute). Elle essaie de lui
trouver des aides pour ses devoirs, des idées d’orientation professionnelle, etc.
Pierre, lui, ne voit pas d’intérêt au travail scolaire et travaille peu. En résumé,
tout, dans son environnement, renforce le fait qu’il évite tout effort. Quand
il rencontre une frustration, quand il ne sait pas quoi faire, sa mère l’aide
et le soutient. Ces réactions de sa mère gênent ses possibilités de se projeter
dans des sources de renforcement symbolique à plus long terme. En d’autres
termes, elles peuvent contribuer aux dificultés qu’il présente à identiier ce
188 Engagé

qui fait sens pour lui et à s’y engager. Dans la situation présente, il est difi-
cile d’intervenir sur les comportements de la mère, car ce n’est pas elle qui
consulte. Cependant, ces informations peuvent être précieuses ain d’aider
le patient à prendre conscience des variables qui inluent sur ses comporte-
ments : des variables externes de renforcement (l’environnement familial) et
les variables internes (à côté de la peur, nous avons donc également l’évite-
ment de la frustration).

– T – Donc, au inal, vous avez un choix devant vous. La première


voie, c’est celle d’aujourd’hui. La vie est plutôt cool, vous n’avez
pas beaucoup d’efforts à faire et vous en proitez, pour reprendre
vos termes. Le prix à payer, parce qu’il y en a toujours un, c’est
celui de l’angoisse face à votre avenir, le fait que vous n’alliez pas
vers ce qui est le plus important pour vous. La seconde voie, c’est
d’aller vers votre projet d’aider les autres, en Afrique par exemple.
Ça a plus de sens pour vous mais il y a aussi un prix à payer : celui
de la peur que ce ne soit pas possible, de la frustration des efforts
à fournir, et aussi, bien sûr, de moins en proiter maintenant.
Autrement dit, dans les deux cas vous avez un prix à payer. La
question est de savoir ce que vous êtes prêt à payer et pour avoir
quoi en échange. Alors, quelle voie on prend ? La première ou la
deuxième ?
– P – La deuxième, j’imagine.

Je termine souvent par ce choix-là. La plupart du temps, les patients


sont coincés car ils renoncent à leurs valeurs parce qu’elles sont sources
d’émotions négatives. Mais ils ne voient pas que renoncer est également
source d’émotions négatives. Autrement dit, ils n’ont pas le choix d’avoir
ou pas ces émotions. Ils ont le choix d’avoir quelque chose en échange
(leurs valeurs) ou non. La plupart du temps, face au choix présenté comme
cela, les patients choisissent d’avoir leurs valeurs en plus. Ce qui amène à
l’acceptation de ce qui va avec, le prix à payer.

– T – Même si cela veut dire avoir peur de ne pas y arriver et la


frustration de ne pas proiter autant que vous voudriez ?
– P – (Hésitant.) Euh, oui.
– T – Qu’est-ce que vous pouvez faire quand la peur et la frus-
tration vont venir ? Ou encore, quand votre philosophie de vie
vous dira que rien n’a d’importance ?
– P – (Pause.) Je peux me rappeler moi plus vieux, qui me dit que
ça en vaut la peine.
– T – Très bien. Autre chose que vous pourriez imaginer faire ou
vous dire ?
– P – Que de toute façon, il y a un prix à payer, comme vous dites,
et que si je continue, je vais payer pour rien.
Utiliser tous les processus ACT pour aider Pierre à trouver ses valeurs 189

L’action engagée
À ce stade, nous avons identiié une direction et Pierre est partant pour
les efforts qu’elle implique pour s’y engager. Il ne reste plus qu’à aboutir à
l’action. La plupart du temps, c’est notre ligne d’arrivée, parce que l’ACT est
une approche comportementale et que l’objectif inal est d’augmenter les
actions en lien avec les valeurs. D’autant que le manque de lexibilité psy-
chologique a souvent pour conséquence de réduire la fréquence de ce type
d’actions. Mon objectif maintenant est d’aboutir à des actions concrètes,
positives (par opposition à des comportements négatifs de type « arrêter
de » qui ne disent rien sur les comportements alternatifs) et immédiates
(pour enclencher le changement comportemental rapidement et ainsi pro-
voquer des sources de renforcement, au moins symboliques).

– T – OK. Alors quel serait le premier pas que vous pourriez faire
pour aller dans cette direction ?
– P – Ben déjà, je pourrais commencer par davantage m’intéresser
à mes cours. Pour avoir le choix de ce que je veux faire plus tard.
– T – Au nom de votre projet, même si ça veut dire que la frus-
tration et l’ennui vont venir pour essayer de vous en dissuader ?
– P – (Rires.) Oui.
– T – Concrètement, qu’est-ce que vous allez faire pour vous inté-
resser davantage à vos cours ?
– P – Déjà, quand je me dis que ça ne m’intéresse pas, je pourrais
arrêter de regarder mon portable en cachette.
– T – Et qu’est-ce que vous feriez à la place ?
– P – Continuer à écouter et essayer de me concentrer.
– T – D’autres choses que vous pourriez faire ?
– P – La même chose le soir. Au lieu de faire mes devoirs, je passe
mon temps sur mon portable. Il faudrait que je le mette de côté et
que je commence par mes cours.
– T – De 0 à 10, quel est votre degré de coniance dans le fait
d’arriver à faire ces deux actions ?
– P – 7, je pense.

Le fait de demander un indice de coniance est essentiel. L’objectif, à


ce stade, est que des actions en direction des valeurs soient réalisées, pas
qu’elles soient un pas de géant. Mieux vaut donc revoir à la baisse l’ampleur
ou la dificulté de l’action si on perçoit que le degré de coniance à réaliser
l’action est trop faible, pour augmenter les chances qu’elle soit menée.

– T – OK, pas mal ! Est-ce qu’il y a quelque chose que vous pour-
riez faire dès les prochains jours qui iraient dans cette direction
d’aider les autres ?
– P – (Sourire.) Vous ne voulez quand même pas dire aider ma
mère à la maison ? 
190 Engagé

 – T – (Sourire en retour.) Je n’ai rien dit. C’est vrai que ce n’est pas
la même chose que l’Afrique, mais bon…
– P – (Toujours en souriant.) C’est vrai que j’abuse un peu. Je pour-
rais au moins faire un peu de rangement dans ma chambre.
Ma question sur les actions possibles pour aider les autres vise à mettre
en avant une des caractéristiques clés des valeurs : le fait qu’elles sont
toujours disponibles. Pierre n’a pas à attendre que son projet en Afrique
se réalise (ce ne sera peut-être jamais le cas), mais peut d’ores et déjà,
dans son contexte actuel, avancer dans cette direction. Il est amusant
d’ailleurs qu’il ait lui-même perçu l’ironie d’avoir un projet tourné vers
l’aide et qu’il fasse exactement l’inverse dans sa vie quotidienne.

Pierre est revenu pour une seconde séance, lors de laquelle nous avons
travaillé sur l’acceptation de la frustration, de l’ennui et autres obstacles
internes qui se sont évidemment présentés après notre séance. Une fois
que la direction tracée par les valeurs est claire, ce travail devient beaucoup
plus facile à réaliser. J’ai appris par la suite qu’il avait commencé dès l’été
suivant à effectuer des séjours humanitaires en Afrique avec un membre de
sa famille, tout en continuant ses études.
À la in de la première séance, Pierre a identiié une direction pour sa
vie future. Dans cette séance, je n’ai pas utilisé les exercices classiques de
l’ACT sur les valeurs, comme les cartes de valeurs ou encore le discours
du quatre-vingtième anniversaire. J’ai utilisé différents processus (défusion,
acceptation, moment présent…) pour accéder à ces valeurs en contournant
les barrières internes qui les masquaient (la peur, la frustration, la pensée
« Je ne sais pas »…).
Peut-être que la voie que Pierre s’est trouvée est provisoire et qu’il en
changera en cours de route. C’est même probable. Rappelons-nous que
les valeurs sont à interroger de nouveau encore et encore, pour s’assurer
qu’elles ne se sont pas fossilisées et que nous y trouvons encore du sens et
de la vitalité. L’important est qu’il sache aujourd’hui dans quelle direction
agir pour que sa vie ait du sens, à cette étape de sa vie.

Références
Robinson, P., Gould, D., & Strosahl, K. (2011). Real behavior change in primary care.
Oakland: New Harbinger.
Strosahl, K., Robinson, P., & Gustavsson, T. (2012). Brief Interventions for Radical
Change. Oakland: New Harbinger.
14 « Le pont que je dois être
est le pont vers ma propre
force1 »

Sylvie Bernard-Curie2

Je suis une thérapeute orientée vers l’action. C’est une bonne partie de qui
je suis, de mon empreinte. Lorsque j’ai découvert l’ACT, j’ai accueilli avec
scepticisme la notion de valeurs. Je pensais qu’elle passerait dificilement
auprès des patient(e)s en France car elle représente un de ces concepts dont
les Américains sont friands, si courants dans les ouvrages de management.
Ma compréhension des valeurs n’était alors pas celle de l’ACT, cette boussole
qui guide nos comportements pour, pas à pas, construire cette personne que
l’on aimerait être. J’avais en tête la déinition de l’entreprise, où les valeurs
sont malheureusement souvent des mots-valises, mélange d’injonctions et
de bonnes intentions déconnectées en grande partie du travail réel. J’ai pour-
tant vite découvert le pouvoir de changement du travail sur les valeurs. Mais
évidemment, pas de travail sur l’action et les valeurs sans avoir régulière-
ment rendez-vous avec ce qui bloque du côté des pensées et des émotions…
Les thérapeutes ont en général seulement quelques séances pour faire une
différence. Comment, dans ces conditions, apporter ce qui continuera à
agir durablement après ces quelques séances ? Les valeurs sont des guides
précieux pour permettre de trouver et retrouver par soi-même le sens et le
chemin de l’action. J’ai choisi de présenter dans ce chapitre des extraits du
travail réalisé avec Kathia pendant douze séances, dans lequel les valeurs
nous ont servi de boussole, de corde de rappel et de bouffées d’oxygène.

Kathia procrastine, s’isole et se sent coincée


Problématique et première approche
Kathia a 25 ans. Elle est grande, mince, gracile. Elle arbore un grand sourire
inquiet. Ses yeux sont tristes et lumineux. Elle se montre intelligente, intui-
tive, réceptive et brillante. Elle vient consulter en in d’année scolaire pour

1. Extrait de la traduction française de « The bridge Poem » de Donna Kate Rushin,


publié dans les Cahiers du CEDREF (18, 2011) et transmis par la patiente au début
de notre travail.
2. Coauteure de Vous avez tout pour réussir. Paris : InterEditions, 2014 et de Simpliier
vos relations avec les autres. Paris : InterEditions, 2016.

ACT – la thérapie d’acceptation et d’engagement en pratique


© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
192 Engagé

les dificultés qu’elle rencontre dans ses études. Nous parcourons ensemble
son histoire de façon structurée, en insistant sur son parcours et ses études.
J’utilise la technique de questionnement ciblé sur les domaines de vie (tra-
vail, amour, loisirs, santé) proposée par Kirk Strosahl et Patricia Robinson en
thérapie brève FACT (Focused ACT). Le principe est d’optimiser la prise de
connaissance et de laisser du temps en in de séance pour décider avec le ou
la patient(e) d’une ou plusieurs actions en lien avec les objectifs.
Aînée d’une fratrie de quatre enfants, Kathia étudie à Paris. Elle indique
qu’à part des parents peu disponibles et très exigeants sur sa réussite sco-
laire, elle n’a pas rencontré de dificultés personnelles ou familiales jusqu’à
ces derniers mois. Elle a des amis d’enfance qu’elle a plus ou moins perdus
de vue, pas de vie sentimentale depuis plusieurs années à part une ou deux
histoires brèves. Elle fait un peu de sport, s’alimente quand elle a le temps
et lit beaucoup.
Elle est diplômée, après des études sans grande dificulté et sans grande
passion, d’une des meilleures écoles de commerce françaises. Pendant ses
études, elle s’est intéressée essentiellement aux cours de sciences humaines.
Elle s’est alors orientée vers un Master Recherche pour ensuite poursuivre
en thèse. Sa première année a été un enfer. Elle a en effet repris en Master 1
et a eu l’impression de se retrouver en classe prépa avec des gamin(e)s qui la
regardaient de travers. Le fait de ne pas sentir d’entraide lui pesait. Kathia a
tenu le coup jusqu’en mars puis s’est effondrée : « Je pleurais régulièrement.
Je me suis mise à avoir des pensées agressives contre les autres étudiant(e)s.
Dans mes échanges avec les autres, je lançais des regards noirs… Je ne
supportais plus rien et encore moins l’impolitesse, l’irrespect… C’était vrai,
même à la boulangerie, au sport. (…) Je trouvais que les autres étudiant(e)s
n’avaient pas sufisamment de profondeur de vue. Alors j’ai fait un deal
avec ma conscience, j’ai travaillé seulement ce qui me plaisait, j’ai aug-
menté mes connaissances dans les matières qui me parlaient. »
Kathia rencontre alors un psychiatre, à cinq reprises : « Il m’a collé dès la
première séance une étiquette de dépressive et des antidépresseurs. La troi-
sième séance, il ne se rappelait plus de moi. J’ai laissé tomber après quelques
séances supplémentaires et je n’ai pas suivi ses conseils. »
Kathia arrive à valider sa première année mais le mémoire lui donne du
il à retordre. C’est la première fois qu’elle bloque, elle qui n’a toujours
connu que la facilité. « J’étais en terrain totalement inconnu, je ne me
faisais plus coniance. » Elle n’arrive plus à écrire une ligne. Elle qui avait
pourtant la plume facile… Au inal, elle rédige in extremis un mémoire en
une semaine, en utilisant un dictaphone la journée et en saisissant au kilo-
mètre le soir. Les semaines précédant ce jet d’écriture « oral » ont été pour
elle des semaines de torture. Elle valide son mémoire avec une excellente
note et accède – selon elle, de façon non méritée – au Master 2. À nouveau,
elle rencontre des dificultés durant cette année. Elle n’arrive pas à rédiger
« Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force » 193

les dossiers à rendre, à respecter les délais. Elle essaie quelques séances avec
un psychologue pratiquant la relaxation mais arrête rapidement, car elle
trouve que cela ne l’aide pas assez. Elle réussit alors à négocier avec le res-
ponsable du Master un délai de plusieurs mois pour inaliser tous les docu-
ments à rendre. Lorsque Kathia vient consulter début juin, elle doit encore
remettre un devoir et un résumé à la in du mois, un article en septembre et
un mémoire en décembre pour valider son diplôme : « Je voulais toute cette
année-là qu’on me foute la paix. Si mes notes en Master sont moyennes,
ce n’est même pas la peine de rêver faire une thèse. J’ai eu envie de pleurer
tous les matins de cette année. J’étais juste perdue. Depuis des mois, je ne
peux pas travailler dans ma chambre. Je suis obligée d’aller en bibliothèque.
Ça peut me prendre plusieurs journées pour que j’arrive à me bouger et à y
aller. Je n’y arriverai jamais. »
Des pensées et des émotions menaçantes ont pris le pouvoir et Kathia se
sent coincée. J’explore avec elle ce qui la bloque pour que nous passions en
revue ensemble les stratégies mises en œuvre et son évaluation des résultats
obtenus.
– Thérapeute (T) – Quand vous vous mettez à travailler le matin,
que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui bloque ?
– Kathia (K) – Je n’arrive pas à m’y mettre.
– T – Que faites-vous ?
– K – Je regarde des séries, je dors, j’attends d’arriver à m’y met-
tre. Ça prend deux ou trois heures… Je me lève tôt pour cela…
(Silence.)
– T – Est-ce que cela marche ?
– K – Cela dépend des matins, mais en général ça prend du temps.
– T – Que se passe-t-il en vous quand vous essayez de vous y met-
tre ? Avez-vous des pensées ou des émotions particulières ?
– K – Je ne peux pas en parler…
– T – Cela vous semble trop dur d’en parler maintenant ? Ce n’est
pas grave. On peut commencer par travailler ensemble à voir ce
qui est important pour vous, ce qui vous amène à vouloir si for-
tement ce diplôme, cette thèse. C’est souvent parce que quelque
chose est très important pour nous qu’on éprouve des dificultés.
Si ça n’avait aucune importance, on ne serait pas en train d’avoir
cette séance ! Nous ne sommes d’ailleurs pas obligées de discuter
du contenu de ce qui vous bloque, mais plutôt de ce qui se passe
quand cela bloque… et voir ensemble les premières actions que
vous pouvez mener pour vous décoincer… Cela vous irait-il ?
– K – Je veux bien essayer.
Kathia est en plein évitement expérientiel. Elle est tendue sur sa
chaise, les yeux brillants de larmes retenues. Le simple fait de me dire
qu’elle ne peut pas parler de ce qui la bloque la met dans un état de
grande tension.
194 Engagé

Plusieurs mouvements thérapeutiques me sont alors possibles : travailler


l’acceptation de ses émotions et de ses pensées ain qu’elle apprenne à les
aborder autrement qu’en cherchant à les supprimer, ou aller vers ses valeurs
pour l’aider à mettre à jour ce qui compte pour elle et ce que ses pensées
et l’évitement de ses émotions l’empêchent de faire. Notre relation ne me
semble pas encore assez solide pour commencer un travail sur l’acceptation.
Je sens qu’elle va avoir besoin de se sentir accompagnée, soutenue pour y
aller, et nous ne parlons que depuis quelques minutes. Elle ne sait vraisem-
blablement pas si elle peut me faire coniance. Je sais par ailleurs qu’elle
ne s’est pas sentie connue et reconnue par son thérapeute précédent et
que c’est une des raisons pour lesquelles elle n’y est pas retournée. Vouloir
entrer en contact dès à présent avec ce qui la fait souffrir comporte le risque
qu’elle mette in à la thérapie. Elle est venue me consulter avec un grand
besoin de concret. Je lui propose de travailler sur les valeurs dès la prochaine
séance pour nourrir sa motivation, la faire grandir, et lui donner la force
d’agir, même en présence de ce qu’elle évite. De plus, ses valeurs semblent
étouffées depuis de longs mois par l’énergie qu’elle met dans les évitements,
au point qu’elle semble ne plus savoir ce qui peut être source d’épanouis-
sement pour elle. Il m’apparaît alors nécessaire de la remettre en contact
avec des motifs positifs de ses actions, d’autant que le choix même de ces
études complémentaires semble y être lié mais qu’elle ne le perçoit peut-être
plus… Elle semble intéressée.
Je souhaite pour autant et tout d’abord accuser réception de ce qu’elle
ressent ici et maintenant au moyen d’un exercice, et engager ainsi un autre
mode d’interaction que le côté un peu « interrogatoire » de notre début de
séance. Je lui demande alors comment elle se sent. Elle me répond qu’elle
est extrêmement tendue au niveau des épaules et qu’elle a une boule dans
la gorge. Je lui propose alors que nous nous levions pour faire quelques
mouvements. C’est une manière pour moi de montrer que nous passons
ensemble à l’action, de sortir de derrière le bureau pour nous rapprocher,
une façon concrète de lui montrer qu’on est en mouvement ensemble et
de développer la relation thérapeutique. Cet exercice est aussi l’occasion
de mettre en place les premières briques pour descendre de la tête dans
le corps, dans l’expérience. Nous observons ensemble s’il se passe quelque
chose dans ses épaules, ses bras et ses mains après les avoir bougés, ce qui
change en les bougeant de nouveau, puis nous faisons ensemble quelques
exercices de focalisation sur la respiration. Je lui propose enin d’observer
ses sensations sans les juger. J’insiste sur le fait que le but de cet exercice est
de voir si les sensations changent ou non, ain qu’elle ne s’attende pas à un
résultat spéciique mais qu’elle développe ses capacités d’observation.
La première séance se termine sur les actions scolaires qu’elle peut mettre
en place pour respecter ses prochains engagements et qu’elle se sent capable
de mener à bien, à savoir, une iche de lecture pas trop compliquée pour le
« Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force » 195

lundi suivant et un devoir pour le 30 juin. Nous nous mettons d’accord sur
le fait qu’elle m’enverra un message ou un mail pour me tenir au courant
de son avancement le lundi suivant. Kathia ressent en effet le besoin d’être
épaulée. Savoir qu’elle enverra un message lui semble une bonne idée pour se
stimuler à agir. Nous conirmons le fait que la séance suivante sera consacrée
à ses valeurs, aux qualités de la personne qu’elle veut être, à ses directions
de vie… Nous concluons cette première séance en formalisant notre objectif
commun, à savoir l’aider à avancer dans ses études et débloquer cette situa-
tion où procrastination et isolement sont devenus des démons du quotidien.

Normaliser l’expérience de Kathia


Kathia m’envoie un court message comme convenu, mais pour dire que
son travail avance plus lentement que prévu. Le lendemain, elle m’écrit
qu’elle l’a rendu. Elle annule quelques jours après son rendez-vous suivant
et m’indique qu’elle va m’écrire car beaucoup de choses se sont passées
depuis notre séance. Pas de nouvelle du devoir pour le 30 juin… Pas de mail
dans les jours qui suivent… Puis une nouvelle prise de rendez-vous pour
début août annonçant à nouveau ce mail qu’elle souhaite écrire… mais
toujours rien. Kathia vient à sa séance début août.
– K – J’ai tout rendu avant les vacances… Ensuite j’ai eu besoin de
tout couper. Mais je coupe mal. J’ai encore un article à rendre qui
me travaille et tellement de choses pas terminées… Je ne vous ai
pas écrit ce mail que je vous ai promis plusieurs fois et je vous ai
envoyé le message pour dire que j’avais fait le nécessaire pour le
devoir mais… c’était faux.
– T – Ce mail sera écrit si vous le souhaitez toujours, quand vous
serez prête… Et il me semble qu’au inal, vous avez fait la iche
et le devoir qui étaient dus pour in juin ? Vous avez rempli les
objectifs que vous vous étiez ixés lors de notre séance ?
– K – Oui, mais à quel prix… Je suis en souffrance, je vis une perte
de sens. Je suis blasée par ces matières que j’aimais tant. Je n’ai
plus le même rapport passionné que j’avais en école de commerce.
Je veux retrouver cette passion, retrouver comment être présente
entièrement à ce que je fais.
– T – Donc, il y a ce besoin de sens et en même temps plein de
pensées et d’émotions, de sensations qui empêchent…
– K – Je veux du changement, je veux revenir en arrière pour
retrouver cette passion mais je ne veux pas aller à la rencontre de
mes pensées, de mes problèmes. J’ai honte. J’ai peur. Je ne veux pas
les dire, sinon, je vais m’effondrer. Ce sera encore pire si je dis. Je
ne suis pas prête.
– T – Vous êtes donc coincée sans pouvoir ni revenir en arrière ni
avancer ? 
196 Engagé

 – K – Oui c’est cela.


– T – Si vous êtes d’accord, je peux vous expliquer un peu
comment nous en arrivons parfois à être coincés comme vous
l’êtes actuellement. Cela vous permettrait de mieux comprendre
ce qui vous arrive, et aussi de voir que nous sommes tous plus ou
moins coincés comme ça, d’une façon ou d’une autre, car c’est de
cette manière que fonctionnent nos pensées et nos émotions…

Dans la séquence suivante de notre séance, à visée psycho-éducative, je


lui explique qu’elle n’est pas la seule à éprouver des dificultés avec ses émo-
tions et ses pensées. Nos émotions sont à la fois un signal et une impulsion
à agir. Ce qui nous a maintenus en vie, lorsque notre espèce vivait dans la
jungle, peut maintenant nous jouer des tours. Certaines impulsions à agir,
non plus reliées à des problématiques de survie mais à des insatisfactions,
peuvent aller dans le sens contraire de ce que nous voulons réaliser. Les
pensées, quant à elles, constituent un véritable avantage pour résoudre les
problèmes du quotidien. Pour autant, nous ne sommes pas un problème
à résoudre. Pour les « problèmes » à l’intérieur de nous, les pensées sont
souvent des freins qui empêchent d’aller vers ce qui compte. Je donne éga-
lement à Kathia quelques conseils de lecture (Deval & Bernard-Curie, 2014 ;
Harris & Aisbett, 2014). Mon objectif est de capitaliser sur sa vivacité intel-
lectuelle et sur sa curiosité. Nous faisons alors le lien avec les valeurs. Je
lui explique que c’est parce que nous les avons en tête que nous pouvons
évaluer la pertinence de nos comportements et ne pas nous laisser conduire
aveuglément par nos pensées et nos émotions.

Découvrir le pouvoir des valeurs et se remettre


en mouvement
Retrouver sens et motivation
Lors de la première séance, nous avions convenu de travailler sur les valeurs
de Kathia pour trouver du carburant, de la motivation, du sens. Porter son
attention sur ce qui compte pour soi permet aussi d’avoir un outil de pilo-
tage comportemental. Elle m’explique à nouveau qu’elle a vraiment besoin
d’avancer car elle se rend compte qu’elle s’est enfermée dans son problème.
Elle ment à ses parents. Elle a rompu toute communication avec ses frères
et sœurs et ses ami(e)s. Elle a peur de leur jugement, elle ne sait pas quoi
leur dire. Elle est seule.
J’offre alors à Kathia un jeu de cinquante cartes de valeurs3. Sur chacune
igure un mot-clé (comme « indépendance », « créativité », « amitié »,

3. La liste de ces valeurs est extraite de la première partie de Vous avez tout pour réussir
(Deval & Bernard-Curie, 2014) et le jeu de cartes en est une version ludique.
« Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force » 197

« construction », « structure »…) et une courte déinition. Certaines cartes


sont vierges pour permettre à chacun(e) d’ajouter une éventuelle valeur
« oubliée ». Je lui explique que choisir ses valeurs en triant les cartes, réléchir
à celles prioritaires en ce moment, c’est se doter d’une boussole permettant
de toujours retrouver son chemin. Je lui propose de commencer à explorer
ce jeu de cartes d’ici à la prochaine séance. Elle semble intriguée, intéressée.
La troisième séance est légère et joyeuse. Kathia a préféré attendre notre
rendez-vous pour aller à la rencontre de ses valeurs. Je l’accompagne pen-
dant qu’elle trie ses cartes en trois piles (très importantes, importantes,
peu importantes). Assise à ses côtés, je lui demande de n’en garder d’abord
que trente, puis vingt, pour aboutir à dix-douze, et de les regrouper en
« familles ». Celles-ci varient selon les patient(e)s, il y a par exemple les
familles « Relations avec les autres », « Bien-être » ou « Valeurs morales »,
etc. Le nom de chaque regroupement est décidé par le ou la patient(e).
L’idée est de parvenir à cibler un petit nombre de valeurs ain de déterminer
quelques engagements, sans courir trop de lièvres à la fois.
Nous discutons du fait que les valeurs sont toujours un choix, que ce
choix ne se discute pas, qu’il peut changer. Ce sont les valeurs qu’elle choi-
sit, ici et maintenant. Pour agir eficacement, il est nécessaire de déinir
des priorités et donc d’en sélectionner quelques-unes, même si toutes sem-
blent très importantes sur le moment. À chaque étape, nous prenons des
photos de ses cartes. Ceci permettra de revenir sur les regroupements ou
sur une valeur précédemment mise de côté. Ces photos renforcent le fait
que d’autres choix peuvent être effectués. Très pratiquement, cela évite de
refaire chaque fois l’exercice en totalité. Nous nous amusons du fait que cet
exercice semble très sérieux, très important, mais qu’en même temps ce ne
sont que des mots, des cartes… Il ne s’est encore rien passé et nous pou-
vons changer les mots, les rayer ou modiier les déinitions. Kathia a trouvé
l’exercice stimulant, plaisant, même si choisir est dificile. Elle sent pour la
première fois depuis longtemps que se remettre en mouvement semble pos-
sible. Elle part donc avec un large sourire et pleine d’espoir. Sa tâche est de
refaire le classement des cartes à domicile pour vériier si elle conirme ses
choix. Rendez-vous est pris dans trois semaines. Le soir même, je reçois un
mail de quatre pages. Il s’intitule « Moi, mes valeurs et mes pensées ». Kathia
y liste les valeurs qui comptent pour elle et les commente. Elle envoie une
photo de ses valeurs. Elle fait le lien entre les valeurs identiiées en séance
et celles à la maison.
Elle écrit également les pensées qui lui font si peur : « Je suis trop vieille,
il est trop tard, j’ai échoué, comment ai-je pu en arriver là ? » Elle exprime
ses doutes sur ses études, sur ses professeurs, sur les chercheur(e)s, sur elle-
même, sur sa dificulté présente à accepter d’être jugée à travers son tra-
vail… Elle ne se sent tellement pas à la hauteur… « Tu n’en sais pas assez
pour parler », « Tu n’es pas prête ». Elle explique pourquoi elle privilégie
198 Engagé

certaines valeurs, en particulier la coopération et la curiosité, le respect,


la coopération, la créativité, l’apprentissage, la découverte, la stimulation
intellectuelle.
L’important dans ce mail est la mise en mouvement de Kathia, et le fait
qu’elle se soit remise à écrire. Elle décrit cette autocensure qui se produit
quand elle obéit à ses pensées, qui lui ôte toute spontanéité et la bloque pour
écrire quoi que ce soit de personnel. Peur du jugement des autres. Certitude
de ne pas être à la hauteur. Je la félicite en retour par un court message, je la
remercie de sa coniance et de son courage. Mon objectif ici est de renforcer
ce passage à l’écrit, ainsi que le travail que nous venons d’effectuer et qu’elle
a poursuivi ensuite sur les valeurs. Elle me répond le lendemain. « C’est
drôle, je me sens comme sur une ligne de départ, ou excitée comme pour
un départ en vacances, avec une envie d’explorer, ce que je n’ai plus fait
depuis des mois. J’avais peur d’inscrire dans le marbre les choses ou plutôt
mes pensées qui me faisaient si peur en les écrivant, mais non. Au contraire.
Finalement, ce message que j’ai osé écrire après tant de promesses, il était
pour moi. Il m’aide à m’ouvrir à nouveau alors que je pensais que ce serait
exactement le contraire. Et je ne suis plus seule pour avancer. »

Préparer l’action engagée


La séance suivante est pragmatique et concrète. Kathia conirme le souhait
de inir son Master dans les prochains mois, puis de poursuivre en thèse
pour ensuite s’orienter vers l’enseignement et la recherche. Deux éléments
peuvent expliquer cette envie de passer à l’action et le fait que l’action est,
selon elle, à nouveau possible. L’envie vient des valeurs avec lesquelles elle
a repris contact (coopération, découverte, curiosité, apprentissage). Pour le
déblocage de l’action, cet effet « baguette magique » est le produit d’une
reprise de coniance en elle et en son avenir. Elle a retrouvé sa passion pour
ses études et a maintenant l’objectif de la vivre pleinement et de la partager.
Nous évoquons le fait que l’année universitaire n’a pas recommencé… Elle
risque d’être à nouveau en fusion avec ses pensées (« Je ne suis pas à la
hauteur » et « Il est trop tard ») et en lutte contre ses émotions de peur et de
honte. Je suis consciente qu’un travail d’acceptation et de défusion pourrait
être pertinent. Mais la demande n’est pas là. À ce stade de notre travail,
Kathia veut se projeter dans l’action.
Nous préparons alors un plan d’action très précis et formalisé quant
aux travaux à réaliser, aux professeurs à contacter, etc. Nous nous mettons
d’accord sur le fait que les pensées pourront essayer de remettre en cause ce
plan d’action, mais qu’elle peut décider de ne pas obéir à ses pensées ain de
poursuivre en direction de ce qui compte à ses yeux. Elle prend des photos
de mes notes et des igures dessinées ensemble.
Kathia souhaite désormais prendre un rendez-vous pour parler de toutes
les relations mises de côté, négligées. Le travail sur les valeurs lui a montré
« Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force » 199

combien cette situation lui pesait. Elle veut à présent s’engager dans des
actions permettant de restaurer certaines relations, notamment amicales,
et reprendre contact ou donner des nouvelles à certains professeurs de
son école de commerce qui l’ont aidée. Nous mettons alors de côté nos
objectifs initiaux et j’utilise la métaphore d’un téléphone portable avec des
applications restées ouvertes qu’elle souhaite aller visiter et refermer. Nous
dessinons des icônes sur une feuille avec au centre le nom de la personne
concernée et, en dessous de chaque icône, les actions à mener. Pour cer-
taines, il s’agit de donner des nouvelles, pour d’autres, écrire un mail de
remerciements ou d’excuses de ne pas avoir donné signe de vie depuis long-
temps. Kathia ne parle pas de sa famille et ne les inclut pas dans ses icônes.
Elle précise juste qu’elle va les retrouver en vacances.
Le lien avec les valeurs est mis en évidence au fur et à mesure des
échanges.

– K – Ça va être dur d’expliquer tous ces mois de silence.


– T – Peut-être. Ou peut-être pas… Tout dépend de comment
vous reprenez le il de votre relation, de ce que vous expliquez de
cette année, de la nature de cette relation avant cette période de
silence… Quand on mène des actions orientées vers nos valeurs,
on ne peut jamais être sûr du résultat… seulement du fait qu’on
fait ce qui nous semble important et en cohérence avec la per-
sonne que l’on souhaite être. Mais nous n’avons bien sûr aucune
certitude que ça va marcher.
– K – Ce n’est pas super motivant !
– T – Une chose est sûre : si on ne fait rien, on a perdu d’avance !
C’est pour cela qu’il est important de noter ses valeurs et de les
regarder de temps en temps dans le blanc des yeux… et surtout de
se rappeler au nom de quoi on mène cette action.
– K – C’est l’histoire de la boussole, et me rappeler que c’est moi
qui choisis la direction à donner à ma vie.
– T – Oui. C’est ce sentiment de se sentir droite dans ses baskets
qui va peut-être vous permettre de vous sentir plus actrice de votre
vie, plus alignée, plus motivée. Et c’est là où il est intéressant
d’observer ce que cela vous fait de mener ces actions… et ce que
cela vous fait quand ce n’est pas le cas.
– K – Comme en séance, quand vous me demandez d’observer où
j’en suis, mes sensations, ou quand on travaille mon ancrage pour
rester ouverte à ce qui se présente…
– T – Oui, car cela permet de ne pas rester coincée entre ses deux
oreilles avec ses règles rigides de fonctionnement et ce qu’on
croit savoir de la réalité, mais au contraire d’observer pour de vrai
autour de soi et en soi l’impact de nos actions.
Kathia m’indique qu’elle va mettre tout ceci en œuvre et qu’elle me
recontactera si besoin.
200 Engagé

Accepter les freins internes pour passer


à l’action
Regarder en face les pensées et émotions
qui font obstacle
Kathia prend rendez-vous début décembre. Elle a réalisé et terminé l’inter-
vention prévue sur le terrain pour son travail de recherche, a validé ses
cours en contrôle continu et a un petit boulot pour participer à son loyer.
Elle reste néanmoins coincée pour son mémoire de in de Master et pour
son projet de thèse. Elle ne tiendra pas les délais déjà négociés pour in
décembre. Nous passons deux séances pour remettre à plat ce qu’elle a réa-
lisé depuis le mois d’août, refaire le lien avec ses valeurs et ce pour quoi
elle revient consulter, puis enin voir où elle en est. Nous partons assez
rapidement sur une séance de défusion dans la mesure où les pensées qui la
bloquent se présentent en séance. Celles qui la tarabustent le plus sont « Tu
es une imposteure », « Tu es paresseuse », « Peu importe ce que tu fais, tu
n’es pas assez ». Mais la pire, celle qui a du mal à se formuler, c’est : « C’est
trop tard pour tout, c’est derrière moi. » Cette pensée-là a droit au « je ».
C’est le moment de commencer à expérimenter avec Kathia ce qu’il est
possible de faire quand des pensées de ce type se mettent sur son chemin.
Nous partons sur des exercices classiques de défusion (Monestès & Villatte,
2011) et chantons ensemble avec entrain cette pensée sur l’air de joyeux
anniversaire. L’espace d’un instant, Kathia entrevoit le pouvoir de cette
pensée et le fait qu’elle peut s’en libérer en ayant un autre rapport avec elle.
Mais quelques minutes plus tard, la pensée revient. Kathia est vraiment
fâchée après celle-ci. Elle estime vraiment injuste de devoir la gérer. Derrière
cette colère, nous cherchons ensemble et trouvons un mélange de tristesse,
de solitude, de peur et de honte. Après avoir repris contact avec ses valeurs
par un exercice de pleine conscience, je lui propose de noter désormais ce
qui se produit avant, pendant et après ses phases de mal-être, de blocage, et
d’en chercher les déclencheurs. L’idée est aussi que Kathia soit davantage en
mesure d’observer ce qui se passe quand elle met en place des actions liées à
ses valeurs. Pour inir cette séance, je lui parle d’une participante à un atelier
ACT qui a fait réaliser un bracelet avec cinq breloques sur lesquelles elle a
fait graver ses valeurs, pour se les rappeler le plus souvent possible.

Revenir au contact avec les valeurs


Kathia revient la séance suivante avec de petits objets qui s’enilent sur
un collier ou un bracelet (« charms »). Elle a choisi les objets-symboles
lui parlant le plus et a ainsi rendu plus concrètes ses valeurs. Elle vide
son sachet et sélectionne en séance les objets qui vont le mieux guider
son chemin. Je lui suggère de faire un bracelet qu’elle puisse porter ou
« Le pont que je dois être est le pont vers ma propre force » 201

mettre en évidence quand elle se met au travail. Nous élaborons ensuite


un échéancier scolaire précisant toutes ses obligations et les rendez-vous à
organiser avec les directeurs(trices) de mémoire et de thèse. Depuis la der-
nière séance, Kathia a commencé à observer et à lister les pensées qui la blo-
quent le plus. Elle leur donne des noms de code, comme « Miss Fainéante »,
« Mademoiselle Je-ne-sais rien » ou « Madame Trop-tard ». Kathia m’adresse
un mail quelques jours après cette séance. Elle explique qu’elle n’est pas
encore tout à fait au clair sur ses valeurs mais que cela n’est pas si grave
puisqu’elle a retrouvé de la vie en elle et du mouvement, ce qui lui permet
de ne pas rester coincée dans sa tête : « J’ai des moments où mes pensées
reprennent le contrôle et où même si je m’en aperçois je ne prends pas le
temps de les observer et de les poser comme nous en avons parlé. Mais je les
vois. Elles ne peuvent plus s’imposer à moi comme avant. Je sais que cela va
aller et venir un peu comme les nuages dans le ciel. Et le fait de savoir cela
me donne de l’espoir et du courage et me permet maintenant de reprendre
une écriture un peu comme avant, quand je ne doutais pas de tout. Je me
censure moins. Je me redonne de la liberté. En tout cas, j’ai des éclaircies, et
cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. »
Elle termine ce mail par un très beau texte, poétique, touchant… Je la
félicite en retour.

Structurer un plan d’action pertinent, accessible,


en lien avec les valeurs
Les deux dernières séances sont consacrées à son plan d’action pour articu-
ler projet de thèse et mémoire. Tout se bouscule pour elle et vient directe-
ment nourrir ses inquiétudes et ses pensées habituelles. Nous appelons alors
à la rescousse Cathy… Je propose en effet à Kathia d’imaginer qu’elle doit
aider Cathy, sa meilleure amie (imaginaire), dans la même situation qu’elle,
et qu’elle doit la conseiller ain de réaliser ce plan d’action extrêmement
détaillé. L’idée est d’aider Kathia à changer de perspective et ainsi à s’aider
elle-même. L’objectif est aussi que Kathia soit la plus eficace possible dans
l’élaboration de son plan d’action. Kathia va, pour la prochaine séance,
envoyer un mail à Cathy (en me l’adressant en fait à moi). Elle joue le jeu.
Elle m’envoie un planning très détaillé (du lever au coucher, précisant les
lieux de travail, les autres activités, les moments de détente, etc.). Elle écrit :
« Chère Cathy, voici ton emploi du temps pour la semaine. N’oublie pas :
tout cela va dans le sens de tes valeurs et tu le sais au fond de toi… »
La grande leçon de cette période pour Kathia est qu’une fois l’action
engagée, elle retrouve du plaisir à s’immerger dans son mémoire, dans ses
lectures, dans ses retranscriptions d’entretiens. Elle a pourtant toujours
beaucoup de mal à s’y mettre, avec un délai de mise en mouvement qui lui
fait perdre beaucoup de temps. Elle prépare chaque soir, comme convenu
ensemble, le programme des travaux du lendemain pour faciliter la mise en
202 Engagé

mouvement. Et chaque matin, elle estime que le plan de marche préparé


la veille au soir est « nul ». Elle perd alors plusieurs heures. Elle réalise jour
après jour qu’elle s’est à nouveau laissée piéger par ses pensées et qu’elle
aurait dû suivre effectivement le plan décidé la veille. Pourtant, petit à petit,
elle apprend à se faire coniance et à suivre son programme. Nous utiliserons
Cathy les séances suivantes à plusieurs reprises pour faciliter l’amélioration
du plan d’action.
Kathia porte désormais son bracelet-valeurs et les a aussi inscrites sur un
écriteau devant son bureau. Plus elle est dans l’action, plus elle se rend
compte qu’elle a un cap, qu’elle avance, qu’elle n’est plus perdue. Jour après
jour, elle se sent moins en lutte et regagne un peu d’énergie pour tout ce
qu’elle doit réaliser. Kathia voit maintenant clairement que le fait de rendre
ses travaux et d’obtenir son diplôme la rapproche de ce qui compte pour elle
et qu’elle a identiié tout au long de son travail avec moi, à savoir, partager,
construire, coopérer. Ses travaux eux-mêmes lui permettent de donner une
voix à toutes les personnes qu’elle a croisées sur son terrain de recherche et
d’exprimer sa gratitude d’avoir reçu autant d’aide de ses professeurs.
Kathia termine la douzième séance en se sentant prête à continuer seule.
Quelques semaines plus tard, elle m’envoie un mail pour me donner des
nouvelles. Elle est sur sa route. Elle avance. « Ce n’est pas facile… mais
j’accepte. J’accepte d’être qui je suis, j’accepte enin de ne pas être parfaite. »
Elle est à présent « décoincée », a rendu son projet de thèse et son mémoire.
Elle se pose actuellement des questions sur la pertinence de ce doctorat
et d’une éventuelle carrière de recherche. Elle pense que ses valeurs peu-
vent être vécues autrement, dans une activité peut-être moins théorique et
moins douloureuse pour elle au quotidien.
En bilan de nos douze séances, Kathia raconte que chaque étape de ce
travail a été stimulante et enrichissante, qu’elle a maintenant le sentiment
d’avoir un socle solide sur lequel construire – grâce aux valeurs – et qu’elle
a appris à écouter ses émotions. Elle dit qu’elle a appris à ne plus laisser
toute la place à ses pensées négatives, même si elles restent bien présentes,
et qu’elle ne cherche plus à s’en débarrasser.
« Je retiens tous ces petits dispositifs qui ouvrent tellement large. Rien
d’énorme, mais plein de petites choses réutilisables qui cassent les barrières.
J’ai découvert dans ce travail des outils qui sont autant de guides de vie, que
je partage maintenant autour de moi. »

Références
Deval, C., & Bernard-Curie, S. (2014). Vous avez tout pour réussir. Paris: InterEditions,
2e partie.
Harris, R., & Aisbett, B. (2014). The Happiness Trap Pocket Book. Londres: Robinson.
Monestès, J. -L., & Villatte, M. (2011). La Thérapie d’acceptation et d’engagement : ACT.
Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson, 2e partie.

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