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FORMATION SANTÉ PUBLIQUE

Plus de fluorures pour moins de caries,


vraiment ?

Elisabeth DURSUN Jean-Pierre ATTAL


UFR Odontologie, Université Paris Cité UFR Odontologie, Université Paris Cité
Unité de Recherche en Biomatériaux Unité de Recherche en Biomatériaux
Innovants et Interfaces, Université Paris Cité Innovants et Interfaces, Université Paris Cité
Hôpital Henri Mondor, AP-HP Hôpital Charles Foix, AP-HP

E
n parcourant la littérature, notre curseur s’est
Comment faire pour avoir un beau sourire,
arrêté sur une revue systématique de 2016
découvrant de belles dents blanches et du sérieux Journal of Dental Research [1] ne
recensant que 33 études sur le sujet. Il en res-
saines ? Interrogez petits patients, adultes
sort que les individus déclarant se brosser les
ou praticiens, tous répondront en premier lieu : dents peu fréquemment ne sont que légèrement plus
exposés à l’incidence carieuse et à l’apparition de nou-
« Se brosser les dents, deux fois par jour »
velles lésions, comparés à ceux déclarant les brosser
et les initiés préciseront « avec un dentifrice fréquemment. Par ailleurs, cet effet bénéfique serait
plus marqué en denture temporaire, mais serait indé-
fluoré ». Certes, le brossage des dents ne peut
pendant de la teneur en fluorures du dentifrice utilisé.
qu’améliorer la condition dentaire ; néanmoins, Certes, le biais majeur de cette revue est qu’un individu
avec une fréquence de brossage importante présente
est-il une pratique sine qua non à la bonne
une plus grande motivation à la santé, un statut socio-
santé dentaire ? « Quelle question ! », économique plus élevé et une alimentation plus saine,
diminuant forcément le risque carieux. Mais comment
vous exclamerez-vous. Et pourtant,
expliquer l’indépendance de la présence de fluorures ?
nous nous la sommes posée… Les doses de ces études n’étaient-elles pas suffisam-
ment élevées ?

12 L’INFORMATION DENTAIRE n° 1/2 - 11 janvier 2023


PLUS DE FLUORURES POUR MOINS DE CARIES, VRAIMENT ?

En ce sens, l’European Academy of Paediatric Dentistry performants d’analyse de la surface de l’émail avant/
(EAPD) a émis en 2019 de nouvelles recommandations après exposition aux fluorures et/ou attaque acide.
[2] en révisant à la hausse la concentration en fluo- Sur le plan de la résistance à l’attaque acide, les études
rures des dentifrices chez les enfants de 2 à 6 ans, la s’accordent sur le fait que la dissolution est plus lente,
faisant passer de 500 à 1 000 pm (jusqu’à possiblement mais retardée ou inhibée de quelques minutes [5]. Sur
1 500 pm dans certaines situations). Cette mesure est- le plan biologique, l’action bactéricide ou l’inhibition
elle vraiment une stratégie prioritaire dans la prise en de l’adhésion bactérienne est liée au contre-ion, amine
charge globale de la maladie carieuse ? ou étain, plutôt qu’au fluorure lui-même. Pour preuve,
Pour répondre à cette question quelque peu dissidente la diminution de l’adhésion bactérienne est du même
de prime abord, armés de bon sens et littérature à l’ap- ordre pour une solution de fluorures d’étain que pour
pui, nous exposerons dans une première partie dans une solution de chlorure d’étain : l’effet bénéfique pro-
quelle mesure les fluorures seraient bénéfiques puis, vient donc de l’étain [6]. Sur le plan mécanique, les
dans une seconde, nous nous recentrerons sur la vraie études sont contradictoires quant à l’augmentation
cause de la maladie carieuse. de la dureté de l’émail après application de fluorures,
même si elles confirment leur incorporation. Toujours
est-il que les dents de requin, riches en fluorures, se
Les effets bénéfiques des fluorures dissolvent à l’attaque acide, ce qui montre la protection
dans la prévention de la maladie carieuse relative de l’incorporation de fluorures [7].
Somme toute, les auteurs concluent que les fluorures
et leurs autres effets potentiels peuvent certes s’incorporer dans l’émail, mais qu’en
ÉTUDES IN VIVO très faibles quantités (quelques µg/mm²), probablement
Si l’on scrute les chiffres issus de la revue Cochrane de pas à même de protéger une dent de l’attaque acide, que
2019 [3] compilant les études cliniques analysant les cette dernière provienne d’un agent érosif ou de bacté-
effets de la concentration en fluorures du dentifrice sur ries cariogènes. Boom !
le caod et le CAOD (indices représentant le nombre de
dents cariées, absentes à cause de carie ou obturées, UNE POTENTIELLE TOXICITÉ
respectivement en denture temporaire et permanente), Néanmoins, pourquoi se priver du petit effet des fluo-
les résultats ne sont pas aussi probants que la conclusion rures ? Toute amélioration, même modique, resterait
générale de l’abstract, à savoir le bénéfice de l’usage de bonne à prendre, dans la mesure où il s’agirait d’un pro-
dentifrice fluoré versus non fluoré. duit inoffensif. Or il n’y a pas débat plus controversé !
En effet, en denture temporaire, l’usage d’un dentifrice De notre côté, dans le cadre d’un travail de thèse [8],
à basse concentration versus haute concentration en nous avons mené une revue systématique sur la poten-
fluorures permet une réduction du caod de 0,27 à 0,40. tielle toxicité des fluorures (fluorose non comprise).
Chez l’adolescent, l’observation est la même : un denti- C’est ainsi que nous avons recensé 167 articles d’intérêt,
frice sans/à basse concentration versus à haute concen- comprenant des études in vitro, des études chez l’ani-
tration en fluorures permet, au mieux, une diminution mal et quelques études cliniques. Elles relatent toutes,
du CAOD de 0,39. Notons toutefois en passant que la certes moyennant leurs limites, des effets délétères
concentration la plus intéressante serait de 1 450 ppm, potentiels à tous les niveaux, sur : le système nerveux
car, en deçà, l’effet est moindre et, au-delà, le CAOD ne (19 études), le système pulmonaire (4 études), le sys-
s’améliore pas. Enfin, en denture adulte jeune/adulte, tème cardiovasculaire (14 études), le système musculo-
un dentifrice non fluoré versus 1 000 ppm conduit à squelettique (38 études), le système digestif (24 études),
une baisse du CAOD de 0,46 à 0,53. Même pas une dent le système urinaire (12 études), le système reproducteur
cariée en moins, un peu décevant, non ? En sus, il s’agit (28 études), le système endocrinien (9 études), le sys-
souvent d’études à niveau de preuve bas ou modéré. tème immunitaire et lymphatique (4 études), la sphère
buccale, hors dent (4 études) et l’organisme en général
ÉTUDES IN VITRO (2 études).
Si l’on essaie d’appréhender les phénomènes à l’échelle Sans entrer dans la polémique, il n’est pas incongru
de la dent, une revue exhaustive de la littérature [4] de de peser les potentiels risques encourus (surtout chez
cette année a matière à combler nos attentes. En effet, les plus jeunes enfants à l’organisme plus vulnérable)
elle recense toutes les études in vitro évaluant l’action et l’action pas aussi efficace qu’escomptée des fluo-
protectrice des fluorures, via des dispositifs fins et rures, notamment sur les dents temporaires, vouées à

L’INFORMATION DENTAIRE n° 1/2 - 11 janvier 2023 13


FORMATION SANTÉ PUBLIQUE

ENFANT DE 3 ANS Ingestion adéquate (IA) 0,7 mg (F-)/j


(13 KG) Limite d'ingestion tolérable (LT) 1,3 mg (F-)/j

 1 g de dentifrice à 500 ppm ≈ 0,5 mg (F-)  1 g de dentifrice à 1 000 ppm ≈ 1 mg (F-)

Un petit pois = 0,25 g vs dose "généreuse" 3 g

En 2 brossages : En 2 brossages :
2 x 0,25 g, soit 0,25 mg (F-) 2 x 0,25 g, soit 0,50 mg (F-)
2 x 3,00 g, soit 3,00 mg (F-) 2 x 3,00 g, soit 6,00 mg (F-)

80 % du dentifrice avalé

- Pour 1 pois : 0,2 mg (F-) < IA - Pour 1 pois : 0,4 mg (F-) < IA
- Pour 3 g : 2,4 mg (F-), près de 2 fois la LT !! - Pour 3 g : 4,8 mg (F-), près de 4 fois la LT !!

1. Calcul de la dose d’ingestion en fluorures chez un enfant de 3 ans utilisant un dentifrice dosé à 500 ou 1 000 ppm, montrant qu’avec une dose généreuse,
la dose limite tolérable (LT) est largement dépassée. Notons que dans les deux cas, la dose d’un petit pois est inférieure à la dose d’ingestion adéquate.
(Réalisé avec Maxime Benguigui).

s’exfolier (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas en La vraie cause de la maladie carieuse
prendre soin, entendons-nous bien, mais le rapport
bénéfice/risque est forcément inférieur à celui sur dents UN CHANGEMENT DE PARADIGME MÉCONNU
permanentes). Si la maladie carieuse a longtemps été considérée comme
Par ailleurs, s’il est un point sur lequel toute la com- liée à la présence de certaines bactéries spécifiques,
munauté scientifique et médicale est au diapason, c’est notamment Streptococcus mutans [9], les travaux en
le risque de fluorose, raison pour laquelle ont été défi- la matière la décrivent depuis 2015 comme une dysbiose
nies une dose d’ingestion adéquate et une dose d’inges- polymicrobienne, non transmissible, causée par des
tion tolérable en fonction du poids du patient. Chez un pathobiontes, du fait d’un déséquilibre écologique du
enfant de 3 ans, ces doses sont respectivement 0,7 mg biofilm causé par son exposition fréquente aux carbo-
F/j et 1,3 mg F/j. Or, si cet enfant se brosse les dents hydrates fermentescibles [10]. Ainsi, la consommation
deux fois par jour, et considérant qu’il avale 80 % du de sucres libres (à distinguer des sucres naturellement
dentifrice (la moyenne à cet âge), s’il met un petit pois présents (fig. 2) est le principal (et même l’unique) fac-
de dentifrice sur sa brosse à dents, la dose ingérée est teur étiologique de la maladie carieuse. Certes, d’autres
inférieure à la valeur limite tolérable, que la concentra- facteurs entrent en jeu dans le processus carieux, mais
tion en fluorures soit de 500 ou de 1 000 ppm. Pour une ils n’ont qu’un rôle contributif ou atténuant, comme
quantité plus généreuse (3 g), la dose d’ingestion atteint l’accumulation de plaque/les bactéries, la morphologie
près de deux fois la limite tolérable pour 500 ppm, et dentaire, le flux salivaire, l’exposition aux fluorures ou
donc près de 4 fois cette limite pour 1 000 pm (fig. 1). encore les facteurs sociaux. La maladie carieuse n’est
Or, en toute franchise, quelle proportion d’enfants res- donc pas une maladie multifactorielle. Et l’absence de
pecte vraiment la dose du petit pois de dentifrice sur la fluorures n’a jamais entraîné de carie [11] !
brosse à dents ? Et c’est sans compter l’exposition quo- Alors pourquoi ne pas s’attaquer directement à la cause
tidienne aux fluorures, hors adjuvants dentaires, via du problème : la consommation de sucres libres ? Qui, au
l’eau de source, le poisson, les poussières des activités demeurant, ne cesse de croître (avec une prévision de 22,7
industrielles et nucléaires, les médicaments, les conte- à 24,2 kg/an/habitant dans le monde, entre 2018 et 2028).
nants alimentaires, les pesticides, les poêles en téflon Pour éveiller les consciences et recadrer cette envolée,
et le thé (même si cela concerne moins les plus jeunes l’Organisation mondiale de la santé a défini à 5 % l’ob-
patients). jectif souhaitable (comparé à l’objectif recommandé de

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PLUS DE FLUORURES POUR MOINS DE CARIES, VRAIMENT ?

POLYOLS Sorbitol, xylitol, mannitol, lactitol

FRUITS ET LÉGUMES JUS


SUCRES LAIT ET
(ou aliments à base de) DE FRUITS
INTRINSÈQUES PRODUITS LAITIERS
(fructose, glucose, (fructose, glucose,
= naturellement présents (lactose, galactose)
Sucres saccharose) saccharose)
= sucres totaux
dits
Oses et
"simples" SUCRES AJOUTÉS SACCHAROSE SIROPS MIEL SUCRES LIBRES
diosides
= utilisés par professionnels (= SUCRE) (glucose et/ou fructose (glucose, fructose = sucres ajoutés
ou particuliers pour sucrer (+ glucose/fructose) autres : érable) saccharose) + jus de fruits

GLUCIDES
dits Malodextrines (dérivé de l'amidon de maïs) : maltose + dextrine
Oligosides
"complexes" Raffinose, stachyose, verbascose (dans les légumineuses : pois, haricots, lentilles)

Polyosides Amidon, fibres

2. Les différents types de sucre, pour y voir plus clair.

SL-Compliants SL-Excès

14,5 % 21 %
28 %
41 % 43 %
Enfants
(3-17 ans) 65 %
Moyenne : 14,7 % 75 %
83 % 86 %
92 %
9%
79 %
Adultes 72 %
59 % 57 %
(20-75 ans)
Moyenne : 9,5 % 35 %
25 %
17 % 14 %
8%
0 10 20 30 40 50 Enfants Adultes 3-6 7-11 12-17 20-34 35-49 50-64 65-75
3-17 ans 20-75 ans
Sucres libres, % apport énergétique Classe d'âges
a b
3a. Moyenne du rapport entre l’apport énergétique en sucres libres et l’apport total quotidien : chez l’enfant, il est plus élevé que le rapport recommandé ; chez
l’adulte, il est plus élevé que le rapport souhaitable. b. Répartition par classe d’âge de ce même rapport (SL-compliants correspond aux patients dont le rapport
est inférieur aux 10 % recommandés). Source : Société Française de Nutrition

10 %), l’apport en sucres libres comparé à l’apport éner- consommation de sucres libres ? Une étude jordanienne
gétique total quotidien (soit 9 kg/an pour 2 000 kcal/j). [13] rapporte que 71 % des omnipraticiens évoquent
Or, les données de la Société française de nutrition sur la de réduire la quantité de sucre chez des enfants à haut
répartition par âge de la proportion d’individus respec- risque carieux, 21 % abordent la réduction de fréquence
tant cette recommandation sont alarmantes [12] : 92 % d’ingestion et 15 % conseillent de la limiter au seul
des enfants de 3 à 6 ans ne la respectent pas, avec une moment des repas. Ces taux sont trop faibles, compte
moyenne autour de 14,7 % chez les 3-17 ans et de 9,5 % tenu de l’étiologie directement liée au sucre. Quel pra-
chez les 20-75 ans (fig. 3). En tant que praticien œuvrant ticien traitant les maladies des poumons ne mentionne-
pour la bonne santé dentaire, et pour la bonne santé tout rait pas la ferme nécessité d’arrêter de fumer ? De plus,
court, n’a-t-on pas mieux à faire que de s’interroger sur la seulement 56 % des praticiens délivrent des conseils
dose optimale de fluorures ou, pire, dénigrer les parents alimentaires. Or s’il y a bien un organe en relation direct
« anti-fluor » ? Le combat n’est pas là. avec les aliments, n’est-ce pas la dent ?
Et cela sans compter tous les autres effets délétères,
UNE APPROCHE PRÉVENTIVE DÉSAXÉE évidents et moins évidents, des sucres libres sur l’or-
Et pourtant, quand on interroge les praticiens sur ganisme au-delà de la carie dentaire (et des mala-
les moyens efficaces de lutter contre la maladie dies parodontales, qui ne sont pas sans relation avec
carieuse, combien répondront d’emblée de diminuer la la consommation de sucre également [14]) : obésité,

L’INFORMATION DENTAIRE n° 1/2 - 11 janvier 2023 15


FORMATION SANTÉ PUBLIQUE

diabète, maladies cardiovasculaires [15], hépatites un premier temps, en quantité dans un second, puis
non alcooliques (NASH) [16] et cancer [17]. d’adoption d’une alimentation saine et équilibrée, pour
Ainsi, la première prescription à émettre face à un le patient et son cercle familial. Le ton moralisateur
patient avec une maladie carieuse active est la réduction est à éviter et les changements progressifs sont les plus
drastique, voire l’arrêt total pendant quelque temps, de solides : passer d’une envie de burger/muffin à celle de
la consommation de sucres libres. Ce qui certes n’em- brocolis/pomme prend du temps. Il est aussi de notre
pêche pas, en second plan, de contrôler le biofilm par ressort d’indiquer les aliments peu cariogènes : conseil-
des brossages dentaires soigneux et réguliers, de pres- ler de substituer les fruits (qui, contrairement à ce que
crire des apports ajustés en fluorures, voire de stimuler beaucoup de praticiens avancent encore, ne sont pas
le flux salivaire (même si, à notre sens, il n’est pas com- cariogènes) aux sucres libres et expliquer le rôle poten-
patible d’orienter nos patients vers une alimentation tiellement protecteur des acides gras insaturés, de cer-
saine, d’une part, et de prescrire des gommes à mâcher taines protéines (œufs) ou encore des polyphénols [20].
totalement artificielles, d’autre part). Un auteur [21] recommande même d’aller jusqu’à écrire
« éviter le sucre » sur l’ordonnance pour majorer l’im-
EFFETS DE LA RÉDUCTION DES APPORTS EN SUCRES pact de notre discours et ainsi dire, prescrire de la santé.
SUR LE CAOD Enfin, il importe de sensibiliser les femmes enceintes,
Une étude du Journal of Dental Research en 2016 [18] période où elles sont plus réceptives aux conseils de
rapporte qu’une moindre fréquence d’aliments sucrés santé, à l’alimentation de leur bébé et futur enfant,
se traduit par une baisse du CAOD de 0,03 à 6 ans, 1,00 pour inculquer d’emblée de bonnes habitudes, plutôt
à 12 ans et 1,78 à 18 ans, soit un effet deux à trois fois que de devoir les corriger.
plus important que celui des fluorures. Les auteurs
soulignent, en sus, qu’en cas de faible fréquence de ACTIONS DE SANTÉ PUBLIQUE
consommation de sucre, les caries se produisent même À plus grande échelle, les chirurgiens-dentistes, notam-
chez les enfants prenant des fluorures. ment pédiatriques, devraient exprimer de manière for-
Une autre étude de la même année [19] montre que malisée, une liste de mesures à mettre en œuvre : un
1 kg de sucre de moins par an ferait chuter le CAOD de étiquetage alimentaire clair (une modélisation [22]
0,2. Or 1 kg de sucre correspond à 23 canettes de soda. montre qu’il ferait chuter de 6,6 % la consommation de
Ainsi, en théorie, troquer 46 canettes par an (soit envi- sucre, sans hétérogénéité liée à l’âge, au sexe et au sta-
ron une par semaine) contre de l’eau réduirait le CAOD tut socio-économique), l’instauration de taxes (le cas
de 0,4 sur un an, soit autant que l’apport d’un dentifrice des sodas en France, une mesure coercitive dont l’effet
fluoré versus non fluoré. débute à partir d’une différence de prix s’élevant 20 %),
des restrictions de commercialisation (par exemple en
ACTIONS INDIVIDUELLES/ÉDUCATION ALIMENTAIRE définissant un plafond de quantité de sucres ajoutés
AU FAUTEUIL maximal), l’interdiction de vente sur les lieux de tra-
Tout cela dit, il est plus aisé de recommander d’utiliser vail ou écoles, la diffusion de campagnes de masse dans
un dentifrice fluoré dont la concentration est directe- les médias pour l’ancrage collectif de messages de santé
ment ajustée à l’âge indiqué sur le tube, que de modifier (qui ne connaît pas les 5 fruits et légumes par jour ?)
les comportements alimentaires. D’un côté, le patient ou d’images chocs (des pieds nécrosés de patients dia-
ne consulte pas dans l’attente de conseils nutritionnels bétiques). Par ailleurs, des organismes de régulation
et, d’un autre, le praticien est en manque de temps, de (comme en Australie) devraient évaluer l’éthique et la
financement et, parfois, reconnaissons-le, d’expertise pertinence des campagnes marketing et s’opposer aux
diététique pour personnaliser ses conseils. Combien publicités d’aliments archi-riches en sucres libres pen-
d’entre nous connaissent précisément la différence dant les programmes pour enfants, voire avant 21 heures.
entre « sucre » et « sucres », entre « sucres ajoutés »
et « sucres libres » ? Combien d’entre nous éduquent les CONFLITS D'INTÉRÊTS
patients à lire les étiquettes des produits alimentaires À l’instar de Big Pharma, Big Sugar n’est pas de la fiction,
ou, à défaut, orientent un adolescent polycarieux chez et il est presque illusoire de rivaliser, à notre lilliputienne
un diététicien (non remboursé par la Sécurité sociale) ? échelle de chirurgien-dentiste, avec son pouvoir financier
Notre rôle est pourtant d’accompagner le patient poly- colossal, influençant lourdement les mesures politiques,
carieux et ses parents dans une démarche de réduction voire les recherches scientifiques. En effet, une analyse
de la consommation de sucres libres, en fréquence dans de documents internes et de rapports historiques [23]

16 L’INFORMATION DENTAIRE n° 1/2 - 11 janvier 2023


PLUS DE FLUORURES POUR MOINS DE CARIES, VRAIMENT ?

a mis en lumière le parrainage non déclaré de la Sugar INFORMATION DES POLITIQUES


Research Foundation d’une revue de la littérature en ET FORMATIONS DES PROFESSIONNELS
1965 incriminant les graisses et le cholestérol dans les Enfin, tout est encore à créer pour convaincre les poli-
maladies coronariennes, en minimisant les preuves des tiques de la nécessité de restriction des sucres libres à
effets du saccharose. Puis, dans les années 70, l’industrie tout âge. Pour gagner en force de frappe, les dentistes
sucrière a sponsorisé des recherches semant encore le devraient s’inclure dans de grands programmes de santé
doute sur les dangers du saccharose. publique concernant le diabète ou l’obésité. Par ailleurs,
Si ces conflits d’intérêts scandaleux sont de l’histoire il est vraiment l’heure de former plus sérieusement les
ancienne, il en persiste de plus subtils, dont l’objectif chirurgiens-dentistes à la nutrition et au véritable pou-
vise à détourner les esprits en apportant, par exemple, voir cariogène des aliments, ainsi que les professeurs des
des financements en recherche dentaire pour des inter- écoles, puisque des goûters à base de sucreries et jus de
ventions non alimentaires : des enzymes pour décom- fruits sont régulièrement organisés en milieu scolaire. En
poser la plaque dentaire, un vaccin contre la carie quoi la fête est-elle moindre avec des fruits et de l’eau ?
(quelle idée !). Tout a été aussi volontairement mis en
œuvre pour introduire de fausses informations sur le Conclusion
pouvoir cariogène des différents sucres (non, les fruits Finalement, pourquoi spéculer sur la dose de fluor opti-
n’entraîneront pas de caries, pas plus que l’amidon seul) male, revue à la hausse chez les moins de 6 ans, pour
[24] et, par ailleurs, certaines marques bien connues de « prévenir » la carie tout en évitant la fluorose (et poten-
soda encouragent à « bouger » ; alors certes, l’activité tiellement d’autres effets néfastes), alors que consommer
sportive est louable pour la santé, mais il est surtout moins de sucres libres et d’autres aliments protecteurs est
bien de commencer par ne pas boire de soda sucré. par essence plus efficace (et assurément associé à d’autres
Nous ne devons pas oublier que les partenaires de effets très bénéfiques pour la santé générale) ?
grandes sociétés dentaires internationales tendent à Ainsi, nous prônons que le rôle du chirurgien-dentiste,
orienter les débats sur la carie dentaire, en se focalisant notamment pédiatrique, est avant tout de s’impliquer
sur le xylitol, les conseils d’hygiène, le dentifrice fluoré, dans une démarche d’éducation nutritionnelle indivi-
le chewing-gum sans sucre, faisant diversion face au duelle et familiale, et, à plus haute échelle, de s’engager
seul vrai problème [25] : la consommation de sucres dans des actions/campagnes « anti-sucre » d’ampleur,
libres. Quel industriel habituel sponsoriserait un sym- en partenariat avec les autres professionnels de santé
posium exclusivement centré sur la nutrition, où on ne dont les actions de prévention passent aussi par la
parlerait ni de brosse à dents, ni de fluorures ? réduction en sucres. 

ELISABETH.DURSUN@PARISDESCARTES.FR
LES AUTEURS NE DÉCLARENT AUCUN LIEN D'INTÉRÊT

BIBLIOGRAPHIE
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L’INFORMATION DENTAIRE n° 1/2 - 11 janvier 2023 17

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