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Les Sept Contre Thèbes - Les Suppliantes

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Eschyle

Les Sept contre Thèbes


Les Suppliantes
Traduction, notices et notes d’Émile CHAMBRY
Présentation, dossier, lexique et bibliographie
de Mélanie ZAMMIT

GF Flammarion

© Flammarion, Paris, 1964, pour la traduction ;


2024, pour l’appareil critique.

ISBN Numérique : 9782080458216


ISBN Web : 9782080458186
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782080448118

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Étéocle, roi de Thèbes, se prépare à la guerre contre l’armée de son frère Polynice. Sept
combattants (« les Sept contre Thèbes ») menacent les portes de la cité, et sept Thébains sont
désignés pour les défendre : pris dans les chaînes de la malédiction qui pèse sur les fils d’Œdipe,
les deux frères vont devoir s’affronter.
Les cinquante filles de Danaos forment ensemble la communauté des « Suppliantes », qui ont fui
leur pays pour échapper au mariage avec les fils d’Égyptos. Mais en leur accordant l’asile, le roi
d’Argos ne risque-t-il pas de faire déferler la guerre sur sa cité ? Ces deux tragédies d’Eschyle,
écrites au Ve siècle avant J.-C., donnent à voir les dynamiques complexes qui régissent la vie des
cités, des rois et des peuples, dans un monde où les dieux ont leur rôle à jouer dans les destinées
humaines.

DOSSIER
Menaces sur la cité : individu et communauté face au péril extérieur
Périls dans la communauté : la menace intérieure
Façons tragiques de repenser l’union des individus au sein de la communauté
Le théâtre antique dans la même collection

ARISTOPHANE, Théâtre complet, 2 tomes. – Les Cavaliers. L’Assemblée des femmes.


ESCHYLE, Théâtre complet. – Les Choéphores. Les Euménides. – L’Orestie. – Les Perses.
EURIPIDE, Théâtre.
PLAUTE, Amphitryon. – L’Aululaire. Amphitryon. Le Soldat fanfaron.
SÉNÈQUE, Médée. – Phèdre.
SOPHOCLE, Théâtre complet. – Antigone. – Œdipe Roi.
TÉRENCE, Héautontimoruménos. Le Phormion. Les Adelphes.
Les Sept contre Thèbes

Les Suppliantes
Mélanie Zammit est chercheuse et enseignante en lettres classiques. Elle est l’autrice d’une
thèse consacrée à la dramaturgie des séquences finales dans les tragédies d’Eschyle.

Pour les termes appartenant au vocabulaire du théâtre grec antique, le lecteur pourra se
reporter au lexique figurant en fin d’ouvrage.
Présentation

Eschyle en son temps

Vie d’Eschyle
Nous savons peu de choses de la vie d’Eschyle, comme c’est le cas pour la plupart des auteurs
de son époque. Une Vie nous a été transmise, texte biographique joint à ses pièces dans un
certain nombre de manuscrits, mais il s’agit d’un témoignage anonyme qui n’est pas
contemporain de l’auteur et dont la fiabilité n’est pas assurée, puisqu’un certain nombre de
légendes se sont rapidement développées au sujet des auteurs tragiques.
Eschyle naquit à Éleusis, une bourgade très tôt rattachée à Athènes, dont le sanctuaire avait
une grande renommée car on y pratiquait un culte à mystères dans le temple de Déméter. Si des
critiques tentent d’éclairer certains points de ses pièces par des références à ce culte, on ne sait
pas avec certitude si Eschyle était initié aux mystères. Sa date de naissance est fixée à 525 1. On
sait qu’il combattit à Marathon en 490, comme le proclame son épitaphe, et, d’après l’historien
Hérodote, son frère y mourut. Eschyle participa aussi très certainement à la bataille de Salamine
en 480. La Souda, une encyclopédie grecque de la fin du Xe siècle de notre ère, situe ses débuts
au théâtre en 500 ; le Marbre de Paros (une inscription chronologique grecque datée de 264-263
et retrouvée dans l’île de Paros) indique que sa première victoire au concours de tragédies a eu
lieu en 484. En 472, il obtint le premier prix avec Les Perses, la plus ancienne de ses tragédies
que nous avons conservées. On sait enfin qu’il a voyagé en Sicile, invité par le tyran Hiéron à sa
cour pour laquelle il aurait joué certaines de ses pièces ; il serait mort sur cette île, à Géla, en
456-455 – la légende veut qu’un aigle, prenant son crâne chauve pour un rocher, ait laissé tomber
sur lui une tortue pour briser sa carapace, ce qui aurait causé sa mort.
D’après la Vie, son tombeau devint l’objet d’un culte : les acteurs lui offraient les sacrifices
qu’on offre ordinairement aux héros. Ses fils auraient également été des poètes tragiques. On ne
peut tirer aucun élément biographique de ses pièces, et s’il est le personnage de l’une des
comédies d’Aristophane, Les Grenouilles, cette pièce n’apporte guère plus d’informations sur la
vie du premier des tragiques.

Le contexte historique : la fin des guerres médiques


Auteur de la première moitié du Ve siècle, Eschyle a été un témoin actif des guerres médiques
et de l’essor de la démocratie athénienne.
Les guerres médiques sont les conflits ayant opposé, en 490 puis en 480, les Grecs aux Perses.
Ceux-ci tenaient sous leur joug les cités grecques d’Asie Mineure en exigeant d’elles un lourd
tribut ; la révolte de ces dernières, soutenue par Athènes, déclencha des hostilités qui engagèrent
bientôt tout le monde grec. La première guerre fut remportée par les Grecs après la bataille de
Marathon (490), où s’illustrèrent les hoplites, c’est-à-dire des fantassins lourdement armés et
organisés en phalanges. Les hoplites représentent une classe plutôt aisée parmi les citoyens grecs
car ils devaient payer eux-mêmes leur armure et leurs armes. La deuxième guerre médique fut
remportée, également par les Grecs, à l’issue de la bataille de Salamine (480), qui fut cette fois
une guerre navale. Les marins qui l’emportèrent étaient des citoyens de condition modeste : pour
Athènes, l’essor de la flotte se conjuguait avec un essor de la démocratie.
Dans l’histoire des représentations, les guerres médiques sont très importantes car c’est à ce
moment qu’émerge le concept du « barbare », qui était par exemple absent dans les épopées
homériques. Le barbare, c’est l’« autre » par opposition auquel se définira l’homme grec ; au-
delà même de la différence de langue, le barbare a un certain nombre de caractéristiques qui sont
autant de repoussoirs pour les Grecs. L’apparence du barbare s’oppose à la sobriété de l’homme
grec : il est non seulement un étranger, mais aussi un homme efféminé qui se prélasse dans le
luxe et l’opulence. Le barbare fait preuve de démesure, d’impiété et de violence, là où l’homme
grec doit être modéré, pieux et fait avant tout appel au pouvoir persuasif de la parole. Sur le plan
politique, le régime barbare est une royauté où le roi se prend pour un dieu et confond son
domaine privé avec les biens publics.
Après la deuxième guerre médique, Athènes devient une puissance maritime et de là une
puissance impériale. En effet, sous le prétexte d’entretenir une flotte pour parer à l’éventuel
retour des Perses, elle prélève un tribut à d’autres cités grecques au sein d’une organisation
appelée la ligue de Délos. Cet impérialisme athénien mènera progressivement à la guerre du
Péloponnèse (431-404) où les cités grecques s’affronteront entre elles, mais il est surtout l’autre
facette de la démocratie athénienne. En effet, c’est notamment grâce à l’argent ainsi prélevé que
les Athéniens financent leur démocratie. De plus, les citoyens susceptibles de profiter de l’essor
de la flotte étaient les plus modestes, donc ceux qui avaient le plus d’intérêt à voir un régime
égalitaire prospérer 2.
Si les tragédies d’Eschyle ne donnent guère d’informations sur sa vie privée, elles se font
l’écho des bouleversements de son temps – même si l’on a parfois du mal à les dater
précisément, comme c’est notamment le cas des Suppliantes. Ainsi, la première tragédie (et la
seule à sujet historique) que l’on a conservée de lui, Les Perses, raconte l’annonce dans la
capitale de l’empire, Suse, de la défaite des Perses à Salamine. La tragédie des Sept contre
Thèbes est très marquée par la guerre, une guerre de défense contre un ennemi venu anéantir une
communauté grecque. Dans Les Suppliantes, la cité d’Argos sert de miroir à la démocratie
athénienne et met en lumière certaines de ses problématiques. Les pièces de l’Orestie, la trilogie
qu’Eschyle consacre en 458 au mythe des Atrides, sont celles où le mythe se rapproche le plus
du présent politique : la trilogie s’achève à Athènes et se fait sans doute l’écho des réformes de la
justice entreprises alors dans la cité et des troubles qu’elles ont engendrés 3. Il est généralement
reconnu par la critique qu’Eschyle était favorable à la démocratie et que celle-ci suscitait chez lui
un certain enthousiasme, même si sa réflexion politique est complexe et ne doit pas être
caricaturée. Il est cependant certain que le contexte politique dans lequel il a écrit l’a conduit à
réfléchir aux liens entre la communauté et la famille ou l’individu.

Le théâtre antique

Le contexte agonistique
À Athènes, le théâtre est intimement lié à la politique et à la religion, deux sphères
indissociables dans l’Antiquité. Les pièces étaient en effet jouées lors de festivals en l’honneur
des dieux, le plus connu étant celui des Grandes Dionysies, donné en l’honneur de Dionysos et
en présence de son grand prêtre. L’organisation même des spectacles était un élément important
de la vie citoyenne, puisque la chorégie, c’est-à-dire le financement et l’entretien d’un chœur
pour le montage d’une pièce, était une liturgie, à savoir une des charges publiques que les
citoyens les plus riches pouvaient assumer à titre privé pour le bien commun 4.
Assister à ces festivals n’était pas tant de l’ordre du loisir que du devoir pour le citoyen, à tel
point qu’un fonds d’indemnités permettant aux citoyens les plus pauvres d’aller aux spectacles,
le théorikon, est attesté à partir du IVe siècle (il existait peut-être plus tôt). Les métèques
(résidents n’ayant pas la citoyenneté athénienne) étaient également invités à se rendre aux
spectacles. La présence des femmes parmi les spectateurs est plus discutée, mais elles pouvaient
certainement y assister, même si elles n’étaient pas les destinataires privilégiées du spectacle. Le
théâtre, qui se développe à Athènes au moment des grandes réformes démocratiques, est le lieu
où la cité affirme son identité démocratique : c’est en somme un lieu d’acculturation où les
citoyens sont invités à réfléchir aux valeurs de la communauté, à travers la mise en scène de
mythes où elles sont généralement malmenées. L’effet de la tragédie, la katharsis telle qu’elle est
évoquée dans la Poétique d’Aristote 5, correspond à un effet de choc, limité par la distance
induite par la représentation théâtrale, qui libère le spectateur d’émotions négatives et facilite
ainsi les relations entre les citoyens.
Le plus célèbre des concours de tragédies avait lieu à Athènes lors des Grandes Dionysies, à la
fin du mois de mars. Célébrée à une période de l’année où la mer était à nouveau navigable de
sorte que de nombreux étrangers se trouvaient à Athènes, la fête était l’occasion pour la cité du
Ve siècle de faire montre de sa puissance. Devant les spectateurs venus de toute la Grèce
s’assembler sur les gradins, elle étalait le tribut apporté par les membres de la ligue maritime de
Délos, faisait défiler les enfants des soldats morts à la guerre auxquels elle accordait un
armement complet aux frais de l’État, et proclamait, avant le concours de tragédie, les honneurs
accordés à ses bienfaiteurs.
Les Dionysies se déroulaient sur plusieurs jours. Elles débutaient le matin du premier jour par
une procession, une phallophorie 6 qui traversait l’agora et se terminait dans le sanctuaire de
Dionysos Éleuthéreus par un grand sacrifice de taureaux. Les métèques comme les citoyens y
participaient. Les acteurs défilaient, ainsi que les chorèges, vêtus de pourpre. Le jury du concours
théâtral était composé de dix citoyens, chacun sélectionné dans une des dix tribus qui
constituaient la cité d’Athènes. Les dix citoyens choisis inscrivaient à la fin de chaque épreuve
leur jugement sur des tablettes et les plaçaient dans une urne. L’archonte éponyme (premier
personnage de la cité) tirait au sort cinq de ces tablettes et désignait comme vainqueur celui qui
obtenait, sur ces cinq votes, le plus de suffrages. Les tragédies étaient donc avant tout écrites
pour remporter un concours (agôn) – même si les choix des Anciens peuvent parfois nous
surprendre, puisque certaines pièces, considérées par les Modernes comme des chefs-d’œuvre,
n’ont pas remporté le premier prix : c’est le cas par exemple de la Médée d’Euripide.
Le concours musical durait cinq jours. Il comprenait des épreuves de dithyrambes, de
tragédies et de comédies, le tout formant un ensemble de vingt chœurs dithyrambiques et de dix-
sept pièces (neuf comédies, trois drames satyriques et cinq comédies). Les spectacles
commençaient dès le matin, afin de profiter au mieux de l’éclairage naturel. Au Ve siècle, trois
poètes tragiques présentaient chacun trois tragédies suivies d’un drame satyrique – c’est-à-dire
une pièce grivoise, dont le chœur est toujours composé de satyres, créatures mythologiques liées
à Dionysos et connues pour leur appétit sexuel. La journée de représentations s’achevait ainsi par
une touche plus légère. Les trois acteurs principaux, les protagonistes, étaient initialement choisis
et rétribués par les dramaturges. À partir du milieu du Ve siècle environ, le métier s’étant
rapidement professionnalisé, ils furent choisis par la cité et attribués aux poètes par tirage au sort.
À partir de 341 fut régulièrement organisé, en plus du concours de tragédie nouvelle, un
concours de tragédie ancienne. On y représentait les pièces d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide,
dont une copie officielle était conservée dans les archives de la cité.

Le spectacle tragique
Les acteurs, tous des hommes, portaient des costumes et des masques qui permettaient de les
identifier. Ceux-ci étaient d’autant plus utiles qu’un même acteur jouait dans chaque pièce
plusieurs rôles et portait donc successivement plusieurs masques. En effet, les tragédies se
jouaient avec un nombre réduit d’acteurs, trois au maximum ; les tragédies d’Eschyle ici
présentées ne nécessitent généralement que la présence sur scène de deux acteurs. Les membres
du chœur, appelés les choreutes, étaient au nombre de douze, même lorsqu’il s’agissait de jouer
les cinquante filles de Danaos. Ils portaient aussi un masque et un costume, tous identiques. Le
chef du chœur se nomme le coryphée : c’est lui qui parle lorsqu’il s’agit de s’adresser aux
personnages. La fonction essentielle du chœur était de chanter et de danser à l’unisson,
accompagné de la musique d’un flûtiste.
Les pièces étaient jouées dans des théâtres qui furent construits en dur à partir du début du
e 7
V siècle, sans doute après l’effondrement de l’un des premiers bâtiments en bois . Le théâtre le
plus important d’Athènes, celui où avaient lieu les Grandes Dionysies, construit en bordure du
sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus sur le flanc sud-est de l’Acropole, pouvait accueillir près de
quinze mille spectateurs. Du théâtre qui fut utilisé durant le Ve siècle et la première moitié du
IVe siècle, il demeure seulement de maigres vestiges qui ne permettent pas à eux seuls une
restitution du théâtre du Ve siècle. Pour ce faire, il convient d’invoquer les textes des drames qui
furent écrits pour y être représentés et d’autres édifices d’époque classique, mieux conservés. La
combinaison de ces diverses sources conduit à restituer un monument composé de trois éléments
principaux.
Un théâtre de l’époque classique comportait d’abord une aire de terre battue, l’orchestra. De la
forme d’un trapèze allongé, elle était délimitée par le premier gradin et par un bâtiment de scène.
Elle était accessible latéralement par deux larges passages, les parodoi (au singulier : parodos).
Dans l’univers de la pièce, ces parodoi représentaient deux directions opposées, généralement
celle d’un extérieur lointain (par exemple la mer d’où viennent les Danaïdes) et celle d’un
intérieur plus proche (la cité d’Argos dans les Suppliantes). Un autel consacré à Dionysos était
sans doute situé au centre de l’orchestra 8.
Le bâtiment de scène, de plan rectangulaire, très probablement construit en bois, s’appelait la
skènè. Dans les pièces, il représente souvent le palais de la famille royale ou tout autre lieu
d’habitation ; parfois cependant, comme c’est le cas dans Les Sept contre Thèbes et Les
Suppliantes, le bâtiment de scène n’est pas intégré à l’espace scénique. Un certain nombre
d’actions pouvaient se dérouler dans cet espace intérieur, notamment des meurtres ou des
suicides : l’action elle-même échappait ainsi aux yeux des spectateurs, mais le résultat était
montré selon des modalités encore discutées.
Les gradins sont le troisième élément caractéristique de la composition d’un théâtre. Ils
forment le théatron à proprement parler, le « lieu d’où l’on voit ». Dans le théâtre grec, ils étaient
adossés à un élément naturel, comme le rocher de l’Acropole pour le théâtre de Dionysos. La
première rangée était réservée aux prêtres et aux magistrats.
Plusieurs textes semblent attester l’existence de décors à l’époque classique, mais aucun n’est
matériellement conservé. Il ressort des pièces conservées que les deux éléments mobiles le plus
fréquemment utilisés étaient l’autel et le tombeau. Les décors, s’ils ont existé, devaient pouvoir
être installés et démontés rapidement, car les concours voyaient se succéder à un rythme soutenu
des pièces se déroulant dans des cadres différents. Des accessoires pouvaient être utilisés, mais
les Anciens ne disposaient pas de nombreux moyens pour la mise en scène. Le bâtiment de scène
pouvait nécessiter l’emploi de deux machines : une grue (méchané), qui pouvait soulever dans
les airs un acteur et le déposer sur le toit de la skènè, et un plateau mobile (ekkykléma), qui
portait un ou plusieurs acteurs de l’intérieur de la skènè au devant du bâtiment pour montrer le
résultat d’une action s’étant déroulée à l’intérieur.

La tragédie grecque

Tentative de définition
La tragédie est un genre apparu dans l’Athènes de la fin du VIe siècle : la première tragédie
connue, celle d’un auteur nommé Phrynicos, est datée de 510. L’origine du mot « tragédie »
n’est pas clairement établie : si étymologiquement il signifie à peu près « le chant du bouc », ce
point suscite encore des discussions. Il est également difficile de définir le genre tragique tel
qu’il était pratiqué par les Grecs, car les tragédies conservées sont assez diverses : près d’un tiers
notamment ne finissent pas mal, alors que la fin malheureuse est un élément de définition du
genre dans la tragédie moderne. De plus, la tragédie a évolué au cours du Ve siècle : comme nous
n’avons conservé qu’une petite partie du grand nombre des pièces produites dans l’Athènes
classique, il est difficile d’en dégager une définition précise qui constitue un genre littéraire. La
tragédie se définit donc principalement par la représentation qui lui a donné naissance, car la
tragédie grecque est un spectacle bien avant d’être un texte : est considérée comme une tragédie
grecque toute pièce représentée par les Anciens lors d’un concours de tragédies.
La plupart des tragédies grecques empruntent leur sujet à la mythologie, même si l’on a
conservé une tragédie à sujet historique, Les Perses d’Eschyle, et que l’on sait qu’il y en avait
d’autres. Les mythes les plus souvent traités sont liés à l’histoire de la guerre de Troie et au
mythe des Labdacides, la famille d’Œdipe. Par opposition à la comédie, la tragédie grecque
s’intéresse aux actions de personnes nobles, qu’elle met en scène dans un langage élevé. Elle est
écrite en vers, même si l’on distingue les vers parlés par les acteurs (des trimètres iambiques) des
parties chantées par le chœur selon des mètres variés et complexes. La transition entre la parole
et le chant pouvait être préparée par un passage de récitatif dont le mètre, les anapestes,
ménageait une montée de l’émotion.
Dans la Poétique d’Aristote, la tragédie est caractérisée par une succession de parties parlées
par les acteurs et de parties chantées par le chœur. Il n’y a pas de scènes ni d’actes, même s’il est
toujours intéressant d’étudier les effets de structuration apportés par les entrées et les sorties des
personnages. Plutôt que des scènes, on délimite dans la tragédie grecque différentes parties à
partir des chants du chœur : « Le prologue est la partie de la tragédie formant un tout qui précède
l’entrée en scène du chœur ; un épisode est une partie de la tragédie formant un tout qui se situe
entre les chants du chœur ; le finale [exodos] est la partie de la tragédie formant un tout qui n’est
suivie d’aucun autre chant du chœur 9. » Parmi les chants du chœur, on nomme parodos le chant
d’entrée et stasimon les chants qui ont lieu alors qu’il est déjà en place dans l’orchestra. Cette
composition, telle qu’elle est énoncée dans la Poétique d’Aristote, a pour modèle l’Œdipe Roi de
Sophocle, considéré comme la tragédie la plus aboutie du répertoire, mais elle ne correspond pas
exactement à toutes les tragédies et notamment pas à celles d’Eschyle qui, des trois grands
auteurs tragiques, est celui qui a employé les schémas de composition les plus variés.
De fait, certaines tragédies n’ont pas de prologue et commencent tout de suite par l’arrivée du
chœur (c’est le cas des Perses et des Suppliantes d’Eschyle). La définition de l’exodos chez
Aristote manque de consistance, d’autant que plusieurs tragédies, notamment Les Sept contre
Thèbes et Les Suppliantes, s’achèvent sur un chant du chœur. Enfin les parties séparées par les
chants du chœur n’ont pas toujours le même poids dans la construction d’une pièce, et les chants
du chœur ont pu être remplacés dans certaines pièces d’Euripide par des monodies des acteurs.
Mais si la division du texte tragique proposée par Aristote ne s’applique pas parfaitement à
toutes les tragédies, il demeure important de considérer une tragédie antique comme l’alternance
entre des parties chantées et des parties parlées.
Le théâtre antique se distingue en effet par la présence d’un chœur : la tragédie grecque fait
dialoguer l’individu (le personnage) et la communauté (le chœur). Sauf cas exceptionnel, le
chœur reste sur scène tout au long de la pièce et ses chants servent souvent à couvrir le temps
qu’une action s’effectue hors scène 10. Le chœur lui-même n’agit normalement pas sur le cours de
l’action, sauf dans les rares cas où il en est le protagoniste, comme dans Les Suppliantes. Dans le
développement de la tragédie au cours du Ve siècle, le chœur a globalement été marginalisé au
profit des personnages. C’est d’ailleurs l’un des arguments qui a d’abord conduit à penser que
Les Suppliantes était la plus ancienne tragédie conservée d’Eschyle.
Certains critiques pensent que le chœur, malgré son identité souvent marginale (femmes,
vieillards, esclaves…), représente le public sur scène, qui réagit et commente l’action. Il
incarnerait ainsi une entité collective affirmant des valeurs dans lesquelles le public peut se
retrouver, par exemple l’idéal de mesure exprimé par le chœur de vieillards dans l’Agamemnon
d’Eschyle. Une autre tradition, plus récente, insiste sur l’importance de l’identité dramatique du
chœur pour comprendre son discours : loin d’être générique, le rôle du chœur serait indissociable
de son identité dramatique ; il serait finalement presque de l’ordre du personnage, et
s’exprimerait bel et bien au nom d’une minorité. Le dramaturge sait souvent jouer de la
complexité du chœur pour en faire un outil dramaturgique efficace 11.
D’autres personnages, tels que le messager ou le héraut, sont représentatifs du spectacle
tragique. On parle alors de « personnages fonction » puisque ces personnages ne sont pas dotés
d’une véritable identité et que leur intervention sur scène se résume à la fonction qui est la leur :
annoncer un message, ou plus généralement rapporter une action qui a eu lieu dans le hors-scène.
La nourrice ou le serviteur sont également des personnages fonction qui ont essentiellement pour
rôle de rapporter aux spectateurs ce qui s’est passé dans l’espace intérieur de la demeure
(représentée sur scène par la skènè). Dans Les Sept contre Thèbes, le messager, interlocuteur
principal d’Étéocle, sert à rendre compte des actions du camp argien. Dans Les Suppliantes, le
héraut qui intervient dans la deuxième partie de l’œuvre est davantage caractérisé, car il
représente les Égyptiades et la violence dont ils menacent les Danaïdes.
Dans la tragédie grecque, une part importante de la parole est consacrée au rapport sur scène
d’événements qui ont eu lieu dans le hors-scène. Cela correspond également au fait que le
meurtre ou le suicide, éléments importants de la tragédie, ne sont qu’exceptionnellement montrés
sur scène : on peut présenter les cadavres (comme ceux d’Étéocle et de Polynice dans Les Sept
contre Thèbes, p. 76), mais le moment de la mort lui-même est normalement exclu du
spectacle 12. La représentation passe alors par les mots, même s’il ne faudrait pas minimiser le
poids donné aux éléments concrètement montrés lors du spectacle, ce qu’Aristote nomme, dans
la Poétique, l’opsis.

Les tragédies d’Eschyle


Eschyle est le plus ancien des auteurs tragiques dont nous ayons conservé des pièces. Celles-ci
sont au nombre de sept : par ordre chronologique de composition selon les connaissances
actuelles, Les Perses, Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes, Agamemnon, Les Choéphores,
Les Euménides et Prométhée enchaîné (l’authenticité de cette dernière tragédie est cependant
contestée). Le texte d’Eschyle tel qu’il nous a été transmis reste incertain et discuté en bien des
points, notamment pour les deux pièces ici présentées : Les Sept contre Thèbes, dont la fin telle
qu’elle nous a été transmise est généralement estimée inauthentique, et Les Suppliantes, dont
l’échange entre le chœur et le héraut est irrémédiablement endommagé.
Eschyle est le seul auteur dont nous ayons conservé une tragédie à sujet historique (Les
Perses) et une trilogie liée, c’est-à-dire trois tragédies représentées le même jour et développant
le même mythe, ici celui de la famille des Atrides (Agamemnon, Les Choéphores et Les
Euménides, qui constituent l’Orestie). On peut même parler de tétralogie liée puisque le drame
satyrique qui suivait les tragédies développait également un élément du mythe, mais nous avons
perdu celui qui concluait l’Orestie. Après Eschyle, l’habitude de lier sur le plan narratif trois
tragédies s’est perdue : toutes les pièces conservées de Sophocle ou d’Euripide forment des
unités à part entière alors que toutes celles d’Eschyle, sauf Les Perses, font partie d’un plus
grand ensemble. Cela pose un certain nombre de problèmes d’interprétation, notamment pour les
deux pièces que nous présentons. En effet, la tragédie des Sept contre Thèbes est la dernière
d’une trilogie consacrée à la famille d’Œdipe, tandis que Les Suppliantes est sans doute la
première d’une trilogie sur le mythe des Danaïdes ; dans les deux cas, un certain nombre de
questions restent sans réponse à cause de la perte du reste de la trilogie.
Notons enfin que le chœur et les parties chantées sont dotés de plus de poids dans les tragédies
d’Eschyle que dans celles de ses successeurs : la part importante des chants, souvent complexes à
traduire, rend son œuvre parfois plus difficile d’accès.

Présentation des pièces

Les Sept contre Thèbes


Date et trilogie
La tragédie des Sept contre Thèbes, donnée en représentation pour la première fois en 467 à
Athènes, lors des Grandes Dionysies, est la troisième partie de la tétralogie qu’Eschyle consacre
au mythe de la famille des Labdacides. Nous avons perdu les deux tragédies qui la précèdent
(Laïos, Œdipe), ainsi que le drame satyrique qui conclut l’ensemble (Le Sphinx). Il ne nous reste
de ces trois pièces que quelques fragments, mais on peut supposer que la première évoquait le
meurtre de Laïos par le fils qu’il n’aurait pas dû engendrer, et la deuxième la révélation faite à
Œdipe de son identité, son aveuglement et la malédiction lancée sur ses fils. Longtemps 13, cette
tragédie a été considérée comme la deuxième de la trilogie, ce qui permettait d’expliquer la
relance de l’action à laquelle on assiste avec l’arrivée d’Antigone et d’Ismène. C’est surtout
depuis que l’on sait que cette tragédie était la dernière du cycle que l’authenticité de sa fin a été
remise en cause.
Nous avons perdu les sources à partir desquelles Eschyle a pu travailler pour proposer sa
version du mythe, mais nous savons qu’à son époque celui-ci existait depuis longtemps déjà.
Quelques mentions d’Œdipe sont faites dans l’Iliade et nous savons qu’il existait des épopées
s’intéressant à la famille d’Œdipe et au sort de la cité de Thèbes, mais elles ont été largement
perdues 14. La tradition mythologique présentait des variantes, sans que l’on puisse déterminer
exactement lesquelles a suivies Eschyle sur certains points. En effet, nous ne connaissons pas les
modalités exactes de la querelle entre les deux frères, à propos de laquelle il existe deux
traditions. Étéocle a pu briser un pacte d’alternance passé avec son frère ; ou bien il a hérité du
trône tandis que Polynice recevait la richesse matérielle de la famille. De même, les raisons pour
lesquelles Œdipe a maudit ses fils n’apparaissent pas clairement à la lecture des Sept contre
Thèbes 15, mais le flou entretenu par la pièce est significatif. Après Eschyle, Sophocle et Euripide
s’illustreront par les tragédies qu’ils consacreront eux-mêmes aux Labdacides. Les Phéniciennes
d’Euripide (vers 410) constituent notamment une réécriture des Sept contre Thèbes d’Eschyle.
Pour la postérité antique de la pièce, notons également qu’Aristophane, dans Les Grenouilles
(405), évoque Les Sept contre Thèbes qu’il qualifie de tragédie « pleine d’Arès ».
Composition
La tragédie des Sept contre Thèbes raconte la fin du siège mené par Argos contre Thèbes,
alors qu’Étéocle organise la défense de la cité contre une attaque argienne décisive. Étéocle poste
ses soldats aux portes de Thèbes puis va affronter son frère dans un combat fratricide ; il ne reste
plus au chœur, composé de jeunes femmes thébaines, qu’à pleurer la mort des deux frères.
La pièce s’ouvre sur une harangue d’Étéocle qui exhorte ses concitoyens à se préparer à faire
face à l’assaut des Argiens. Un messager intervient pour lui apprendre que ces derniers ont
décidé de placer un guerrier à chacune des sept portes de Thèbes. Le prologue finit par une prière
d’Étéocle qui demande aux dieux de protéger Thèbes. Cette entrée en matière sous le signe du
masculin est suivie par une parodos portant la marque du féminin, où le chœur, terrifié par les
Argiens, se presse sur scène pour supplier les dieux de l’acropole de Thèbes de veiller au salut de
la cité.
Le premier épisode est constitué par un échange violent entre Étéocle et les femmes. Le
premier critique l’action des Thébaines, qui n’a selon lui d’autre résultat que de semer la panique
à travers la cité. En retour, le chœur tente de justifier le bien-fondé de son intervention en
affirmant la toute-puissance des dieux. Une tirade d’Étéocle, qui conseille les femmes sur les
prières qu’elles doivent réaliser puis s’engage à se placer avec six autres Thébains contre les sept
Argiens, conclut le premier épisode. Celui-ci fait place au premier stasimon où les femmes
dépeignent, par de saisissants tableaux, le sac d’une ville prise par l’ennemi.
Vient ensuite le second épisode, la scène centrale des boucliers : à chaque Argien destiné à
stationner à l’une des portes de Thèbes et décrit par le messager, Étéocle oppose un champion
thébain. Dans cette scène, Étéocle défait chacun des champions argiens en interprétant comme
annonciateurs de leur propre mort les enseignes portées par leur bouclier. Le chœur ponctue
chaque tirade d’Étéocle par une prière demandant aux dieux la victoire de Thèbes. Ce second
épisode s’achève sur une nouvelle confrontation entre le chœur et Étéocle, les jeunes Thébaines
essayant de dissuader leur roi d’affronter son propre frère, puisque Étéocle vient d’apprendre que
Polynice est le guerrier placé à la septième porte.
Étéocle sorti de scène, commence le deuxième stasimon qui revient sur la malédiction liée à la
famille des Labdacides. Le messager revient ensuite en scène pour annoncer au chœur la victoire
de Thèbes et la mort des deux frères. L’exodos qui s’ensuit prend la forme d’une procession
funèbre où le chœur, divisé en deux demi-chœurs, accompagne de son chant de deuil la sortie de
scène des corps des deux frères.
À partir du vers 1005, jusqu’au vers 1078, l’action est relancée. Les revendications
d’Antigone, qui entre en scène au vers 1026 pour affirmer sa détermination à enterrer Polynice
contre les ordres des dirigeants de la cité, prennent, dans l’intrigue, le relais de la querelle
fratricide et de la guerre contre les Argiens. Cette fin est considérée apocryphe par de nombreux
critiques 16.
Le résumé de la pièce que nous venons d’établir montre qu’elle se construit symétriquement
par rapport à la scène centrale des boucliers. À un prologue exclusivement masculin répond une
exodos féminine. La confrontation entre le masculin et le féminin lors du premier épisode se
rejoue lorsque les femmes essaient d’empêcher Étéocle d’aller lutter contre son frère à la fin du
second épisode. La pièce se présente ainsi sous la forme d’un diptyque, le point d’articulation
entre les deux parties étant le vers 653 (« Ô race aveuglée par le ciel et détestée par les dieux ! Ô
lamentable race d’Œdipe, ma race ! », p. 68), à partir duquel Étéocle cesse de se comporter
comme le chef responsable de Thèbes pour n’être plus que le fils maudit d’Œdipe. La première
partie de la pièce est placée sous le signe d’une maîtrise masculine de la situation puisque
Étéocle, face à un chœur apeuré, met efficacement en place la défense de Thèbes. Dans la
seconde partie, ce sont les femmes qui s’efforcent d’être les garantes de l’ordre et des valeurs de
la cité, face à Étéocle qui ne songe plus qu’à aller tuer son frère. L’organisation de la pièce en
diptyque recouvre très exactement une opposition entre le féminin et le masculin dans leurs
prétentions respectives à incarner la survie de la communauté thébaine.

Les Suppliantes
Date et trilogie
La tragédie des Suppliantes raconte l’arrivée à Argos des Danaïdes, les filles de Danaos qui
fuient le mariage avec leurs cousins les Égyptiades. Arrivées sur le territoire d’Argos, les
Danaïdes s’asseyent en suppliantes auprès des statues des dieux d’Argos, c’est-à-dire que,
portant des rameaux ceints de laine blanche, elles se placent sous la protection des dieux : leur
demande de protection devient ainsi sacrée. Le roi de la cité, Pélasgos, s’étant porté à leur
rencontre, elles lui adressent directement leur requête. Saisi d’un dilemme – aider les Danaïdes
au risque de déclencher une guerre ou leur refuser son aide et encourir le courroux des dieux –,
Pélasgos se montre finalement favorable à la requête des Danaïdes, même s’il prend soin de
préciser qu’il a besoin de l’aval de son peuple. Le peuple d’Argos se laisse persuader lui aussi, si
bien que, lorsque les Égyptiades débarquent et envoient un héraut pour récupérer les Danaïdes,
Pélasgos intervient pour l’en empêcher, ce qui annonce une guerre à venir contre les Égyptiades.
La pièce prend fin avec l’entrée des Danaïdes dans la cité d’Argos, mais l’action n’est pas
achevée.
Depuis la publication en 1952 du papyrus Oxyrhynque 2256fr 3, Les Suppliantes sont
généralement datées autour de l’année 463. En effet, alors que cette tragédie a longtemps été
considérée comme la plus ancienne pièce d’Eschyle conservée, ce papyrus indique que la trilogie
dont elle fait partie a remporté le premier prix lors d’un concours au cours duquel Sophocle a
remporté le second prix. Or on sait que Sophocle a commencé sa carrière de dramaturge par une
victoire en 468 ; Eschyle a remporté le concours l’année suivante, en 467, avec les Sept contre
Thèbes, ce qui situe l’année de production des Suppliantes entre 466 et 458, date du succès de
l’Orestie. Les éléments qui poussent les chercheurs à préférer l’année 463 sont des
rapprochements avec l’actualité politique d’Athènes. La pièce, qui donne une grande importance
à l’avis du peuple dans les décisions du roi Pélasgos, s’inscrirait dans le contexte de l’opposition
entre les chefs démocrates et conservateurs, plus particulièrement entre Éphialte, le démocrate
qui voulait réformer la justice, et Cimon, qui voulait conserver les prérogatives du tribunal
aristocratique de l’aréopage. Il semble possible de dire qu’Eschyle apporte son soutien aux
démocrates ; cependant des identifications plus précises entre des personnages de la pièce et des
personnages historiques sont sujettes à caution.
Les Suppliantes appartiennent à une trilogie qu’on estime le plus souvent composée des
Égyptiens et des Danaïdes. L’ordre de ces tragédies n’est pas admis unanimement. Si la plupart
des critiques tendent à faire des Suppliantes la première de la trilogie, un certain nombre pensent
qu’il s’agit de la deuxième, après Les Égyptiens. Pour notre part, nous estimons que l’ampleur du
début de la pièce ainsi que le nombre important d’éléments qui sont encore à traiter après la fin
des Suppliantes tendent à indiquer une première position dans la trilogie 17. Dans ce cas, on peut
supposer que la tragédie des Égyptiens traitait de la défaite d’Argos face aux Égyptiades ; le
meurtre de leurs époux par les Danaïdes avait peut-être lieu entre la deuxième et la troisième
tragédie, laquelle évoquait une réconciliation entre les Danaïdes et le sexe masculin,
réconciliation ouverte par Hypermnestre, la seule des Danaïdes ayant par amour refusé de tuer
son époux, Lyncée. Le drame satyrique qui concluait la tétralogie s’intitulait Amymoné et
évoquait l’union entre l’une des Danaïdes et Poséidon.
Les arguments mis en avant pour faire des Suppliantes la première tragédie conservée
d’Eschyle étaient surtout liés à l’importance revêtue par le chœur dans cette pièce, et à certaines
maladresses que l’on imputait à la jeunesse d’Eschyle. En effet, si l’on n’a pas de réponse exacte
à la question des origines de la tragédie grecque, l’une des hypothèses envisagées est que le
théâtre soit né à partir de la prestation d’un chœur auquel se sont ajoutées les répliques d’un, puis
de deux, puis de trois acteurs. L’importance du chœur dans Les Suppliantes, où il occupe le rôle
du protagoniste puisqu’il est composé des Danaïdes, était donc considérée comme la marque
d’un ancien type de spectacle dont le chœur était le centre. Cette importance donnée au chœur a
depuis été reconsidérée : on y voit désormais un archaïsme, un choix d’Eschyle d’utiliser des
techniques anciennes mais non une preuve déterminante pour dater la pièce.
Le poids donné au chœur a pour conséquence que l’un des personnages, Danaos, est traité
quelque peu maladroitement. Il s’agit du père des Danaïdes et il devrait normalement guider ses
filles tout au long de la pièce, mais la plupart de ses interventions posent problème d’un point de
vue dramaturgique et logique. Au début de la pièce, il entre sans doute en scène avec ses filles,
comme le suggèrent les paroles de ces dernières (« Danaos, notre père, qui inspire nos desseins et
guide notre troupe, a pesé les raisons, et il s’est décidé pour le malheur le plus glorieux, qui était
de fuir en toute hâte », p. 93), mais il reste silencieux tout au long de la parodos. Cette présence
silencieuse intrigue le spectateur, qui identifie certainement rapidement le personnage de Danaos
et comprend que sa présence est davantage due à une forme de convenance (un père ne peut
laisser ses filles entrer seules sur une terre étrangère) qu’à une nécessité d’ordre dramaturgique.
Danaos donne des recommandations à ses filles sur la conduite à tenir auprès des Argiens
(« faites aux étrangers des réponses pudiques […] Un langage altier ne sied pas à des faibles »,
p. 98), mais n’intervient pas personnellement lors de l’échange entre Pélasgos et les Danaïdes.
En effet, Danaos reste présent sur scène sans parler, et si l’attention du spectateur est amenée à se
concentrer sur la façon dont les Danaïdes pressent Pélasgos de les aider, la présence silencieuse
de Danaos n’en reste pas moins un élément de distraction qui fait s’interroger sur l’utilité du
personnage. Après que Pélasgos l’a envoyé disposer les rameaux de suppliant sur d’autres autels,
Danaos revient sur scène (p. 118) pour annoncer à ses filles la décision prise par la cité à leur
égard. La tirade que Danaos prononce alors s’apparente à celle d’un messager, si bien que
Danaos semble endosser le rôle d’un « personnage fonction ». Lorsque le héraut arrive, Danaos
fait part de son intention de chercher de l’aide mais il disparaît surtout de l’espace scénique avant
l’arrivée du héraut égyptien, laissant ses filles à la merci des Égyptiades. Il ne reviendra sur
scène qu’après l’intervention de Pélasgos ; si on l’y a fait revenir pour choisir le logement
qu’occuperont les Danaïdes à Argos, il aborde cette question sans y répondre.
Ces maladresses ont longtemps été un argument supplémentaire pour faire des Suppliantes la
première tragédie conservée d’Eschyle, comme s’il fallait y voir les défauts d’une pièce conçue
avant la maturité de son auteur. Depuis que la date de composition plus tardive a été établie, on
estime généralement que ces étrangetés sont liées au choix expérimental fait par Eschyle
lorsqu’il a mis le chœur au centre de l’action : trouver un équilibre entre le rôle du père et celui
des filles s’est révélé difficile. Nous nous contenterons de remarquer que Danaos est un
personnage qui manque d’épaisseur par rapport à ses filles, et que le véritable individu qui fait
face au chœur dans cette tragédie est Pélasgos.
Le mythe des Danaïdes préexistait à la pièce d’Eschyle. Un travail sur les sources révèle
essentiellement qu’Eschyle a donné davantage d’ambiguïté aux Danaïdes en les présentant
comme de faibles suppliantes, alors qu’elles étaient auparavant plutôt présentées d’emblée
comme des tueuses d’hommes 18. Ce mythe est aussi évoqué dans une autre tragédie
traditionnellement attribuée à Eschyle, le Prométhée enchaîné, dont Io, l’ancêtre des Danaïdes,
est l’un des personnages : on y retrouve des allusions aux Danaïdes car Prométhée raconte son
avenir à la jeune fille. Cette reprise du mythe introduit quelques variantes et en change surtout
l’esprit puisque le rôle de Zeus n’y est plus présenté de façon positive : alors que dans Les
Suppliantes les Danaïdes ne cessent de louer Zeus, dans le Prométhée enchaîné Io apparaît
comme la victime de l’insatiabilité sexuelle du maître de l’Olympe, dont les personnages de la
pièce dressent un portrait très négatif. Enfin, si de nos jours le mythe des Danaïdes est surtout
connu pour le châtiment qui leur est infligé aux Enfers, remplir un tonneau percé, il faut noter
que cet élément ne fait pas partie du mythe tel qu’il est traité par Eschyle.
Composition
La tragédie des Suppliantes est dépourvue de prologue et s’ouvre immédiatement sur la
parodos, c’est-à-dire le chant d’entrée du chœur ; cependant ce dernier commence par prononcer
une série d’anapestes 19 avant de chanter à proprement parler. Les Danaïdes évoquent le Nil
qu’elles ont quitté et prient pour obtenir la faveur des dieux. Elles mentionnent les rameaux de
suppliantes qu’elles ont en main et précisent que leur pureté n’est entachée d’aucun crime : elles
fuient la violence de leurs cousins qui veulent les épouser de force. L’intrigue de la pièce se met
ainsi en place en même temps que le rituel de supplication à travers lequel les Danaïdes comptent
obtenir la protection de la terre où elles débarquent. Dès ce chant d’entrée, les Danaïdes, pour
suggérer les liens étroits qu’elles ont avec Zeus, font référence à leur ancêtre Io, une Argienne
dont s’est épris Zeus et qui a dû fuir sa cité à cause de la jalousie d’Héra. Cependant le spectateur
est d’emblée invité à considérer ces femmes avec une certaine méfiance, puisque le chantage
qu’elles font à Zeus en menaçant de se suicider s’il n’accède à leur prière est déjà le signe d’une
certaine démesure.
Le premier épisode est long et commence lorsque Danaos, le père des Danaïdes, prend la
parole pour annoncer la venue d’une troupe armée et montée sur des chars (il s’agit de Pélasgos
et de son escorte). Pour préparer cette arrivée, il les incite à adopter la posture qui sied aux
suppliants, à savoir l’humilité et la réserve, puis à prier les dieux d’Argos dont les statues sont
présentes sur scène. Lorsque Pélasgos arrive sur scène, il s’étonne de voir une troupe étrangère et
cherche d’abord à connaître leur identité. L’enjeu pour les jeunes femmes est alors de se faire
reconnaître pour parentes des Argiens via leur ancêtre Io : elles y parviennent à l’aide d’un récit à
deux voix qui retrace le parcours d’Io vers l’Égypte, récit construit par une série de questions et
de réponses entre elles et Pélasgos. Ce dernier reconnaît les liens qui les unissent à Argos, mais
se retient d’offrir immédiatement l’aide demandée. En effet, le droit des Danaïdes à refuser
l’union avec leurs cousins n’est pas clairement établi ; de plus, il a besoin de consulter son
peuple. Les Danaïdes exercent alors une pression à son encontre en évoquant le courroux des
dieux s’il rejette leur demande suppliante, et vont jusqu’à menacer de se suicider en se pendant
aux statues des dieux, ce qui provoquerait une grave souillure. Pélasgos accède à leur requête et
sort de scène pour disposer le peuple favorablement à l’égard des Danaïdes, après avoir envoyé
leur père déposer les rameaux des suppliants sur les autels des dieux nationaux.
Seul en scène, le chœur prononce un chant, le premier stasimon, essentiellement consacré à
son ancêtre Io : le récit de ses aventures doit raviver le lien avec Zeus. Danaos revient sur scène
et annonce à ses filles que les Argiens ont voté unanimement pour les aider : c’est le deuxième
épisode, très bref et bientôt conclu par le deuxième stasimon, chant où les Danaïdes profèrent des
vœux pour la prospérité de la cité qui les accueille.
Prend alors place le troisième épisode 20 : Danaos reprend la parole pour annoncer à ses filles
le débarquement des Égyptiades. Les Danaïdes, affolées, expriment leur crainte et tentent de
retenir leur père, mais ce dernier sort pour chercher de l’aide. Le chœur chante à nouveau
(troisième stasimon), essentiellement pour exprimer ses craintes et son désir de fuite, voire de
mort. Lors du quatrième épisode arrive une troupe aux ordres des Égyptiades, menée par un
héraut, qui tente d’emmener les Danaïdes : la scène prend la forme d’un échange où le héraut
parle tandis que les Danaïdes chantent, ce qui traduit leur forte émotion. Le roi Pélasgos
intervient pour empêcher le rapt ; s’ensuit un bref échange entre le roi et le héraut, qui montre
l’opposition entre l’homme grec et l’homme barbare mais sert aussi à officialiser la déclaration
de guerre entre les deux camps. Le héraut parti, Pélasgos annonce l’entrée des Danaïdes dans
Argos et leur propose plusieurs logements. Pélasgos sort de scène et Danaos revient pour donner
des conseils de mesure à ses filles. Le chœur quitte la scène sur un dernier chant (exodos),
partagé avec un chœur secondaire dont l’apparition divise encore la critique, mais que l’on
considère généralement comme composé de suivantes des Danaïdes.
Ainsi, l’intrigue des Suppliantes s’assimile au rituel de supplication qu’elle expose 21.
L’intrigue progresse selon trois temps qui correspondent aux trois étapes d’un rituel. C’est ici un
rite de passage, puisqu’il s’agit pour les Danaïdes de changer de communauté d’appartenance. La
demande d’asile des Danaïdes correspond à la phase préliminaire de la supplication ; la prise de
décision de Pélasgos et de l’assemblée argienne constitue l’étape liminaire ou transitoire ; la
confirmation de l’intégration des Danaïdes par le rejet des Égyptiades forme la phase post-
liminaire, puisque les Danaïdes ont symboliquement franchi un seuil en recevant la protection
des Argiens. Leur sortie de scène par la parodos représentant l’accès à la cité, à la fin de la pièce,
illustre le franchissement de ce seuil.
La première partie de la pièce, jusqu’au moment où l’on apprend que le peuple d’Argos
accepte d’aider les Danaïdes, est animée d’une tension dramatique générée par la supplication en
elle-même, puisqu’il s’agit de savoir si la demande des Danaïdes va être acceptée. La dernière
partie a pour fonction de tester la protection déjà accordée et apparaît davantage comme une
façon de préparer la suite de la trilogie. De fait, la scène impliquant le héraut ne vient pas
modifier de façon considérable le cours de l’intrigue puisqu’elle ne fait que retarder l’entrée des
Danaïdes dans la ville d’Argos ; si elle est l’occasion de formaliser l’opposition entre les Argiens
et les Égyptiades, la guerre était déjà induite par la décision de Pélasgos d’aider les jeunes filles.

Mélanie ZAMMIT
NOTE DU TRADUCTEUR

Le texte d’Eschyle, surtout dans les chœurs, est assez souvent corrompu. Les copistes, peu
habitués à son vocabulaire poétique et à ses audacieuses métaphores, ont souvent déformé les
mots qu’ils ne comprenaient pas et, de déformation en déformation, ont abouti à un véritable
galimatias difficile à débrouiller. Des centaines de savants se sont appliqués à cette tâche et ont
proposé des corrections, parmi lesquelles il y en a d’à peu près certaines, mais aussi beaucoup de
hasardeuses, ou même d’inutiles. Toutes les fois que le texte peut se comprendre, il faut le
respecter et ne recourir à la conjecture que lorsqu’il est inintelligible ou absurde. C’est la
prudente méthode adoptée par Paul Mazon et suivie par l’éditeur anglais Murray. L’édition de
ces deux savants nous a servi de modèle pour l’établissement du texte. Ce texte avait été
élégamment, mais librement traduit jadis par La Porte du Theil, puis, plus exactement, par Alexis
Pierron, dont la traduction, couronnée par l’Académie, marquait un grand progrès. Mais il restait
beaucoup à faire et pour la correction des manuscrits, et pour l’interprétation du texte, et il a fallu
arriver jusqu’à Paul Mazon pour avoir en France, avec un texte plus exact, une traduction
précise, aussi hardie dans ses audaces que le texte même et dont le style rivalise de grandeur et
de force avec celui d’Eschyle. Nous devons reconnaître que notre travail doit beaucoup à la
magistrale édition de Paul Mazon.
Quant à notre manière de traduire, le lecteur en jugera. Elle n’est pas tout à fait conforme à
celle que recommandent les grands maîtres universitaires, qui s’appliquent à suivre dans le
français l’ordre des mots du grec ou du latin. Il y a sans doute des cas où il importe de laisser un
mot mis en relief à dessein à la place qu’il occupe dans la langue étrangère, mais, de s’astreindre
à en reproduire toujours la construction, c’est oublier que les traductions sont faites pour ceux
qui n’entendent pas le grec ou le latin et qui s’inquiètent peu de savoir si les mots grecs ou latins
sont placés dans un autre ordre que dans le français. Chaque langue a son génie et sa construction
propres, auxquels il faut se conformer sous peine de dérouter le lecteur et de lui gâter son plaisir,
en le forçant à un effort inutile pour attraper le sens de la phrase. Aussi nous nous sommes
efforcés de rendre pleinement le sens du grec dans un français aussi aisé que possible, et nous ne
nous sommes astreints à reproduire l’ordre des mots grecs que lorsque l’auteur les a mis en
vedette et qu’ils ont un relief qu’ils n’auraient pas à une autre place.

Par convention, le texte composé en italiques correspond aux passages chantés, les caractères
romains aux passages parlés et aux récitatifs (c’est notamment le cas des premières paroles des
Danaïdes dans la parodos des Suppliantes).
Les Sept contre Thèbes
NOTICE SUR LES SEPT CONTRE THÈBES

Une didascalie conservée dans le manuscrit Mediceus nous apprend que Les Sept contre
Thèbes furent joués en 467 sous l’archontat de Théagénis, et qu’Eschyle remporta le prix avec
une tétralogie composée de Laïos, Œdipe, Les Sept contre Thèbes et Le Sphinx, drame satyrique.
Eschyle avait puisé le sujet de sa tétralogie dans deux épopées du cycle thébain, l’Œdipodie et
la Thébaïde, dont nous n’avons à peu près rien. Mais on peut, d’après Les Sept, reconstituer
l’essentiel de la légende. Laïos, mari de Jocaste et roi de Thèbes, impatient d’avoir un fils, avait
consulté l’oracle de Delphes. Apollon lui avait répondu que sa descendance, s’il en avait, serait
la ruine de Thèbes. Laïos ne tint pas compte de cette menace du dieu : il eut un fils, Œdipe. Il est
vrai que, pris de remords, il le fit exposer. Mais ce fils, ayant grandi loin de Thèbes, rencontra
son père et le tua sans le connaître. Puis il délivra Thèbes de la Sphinx et, proclamé roi, il épousa
Jocaste, la reine, et en eut deux fils, Étéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène. Ils
étaient déjà grands quand Œdipe découvrit qu’il avait épousé sa mère. Il se creva les yeux et
Jocaste se pendit. Ses fils tinrent leur père enfermé dans le palais et un jour, comme ils venaient
de faire un sacrifice, ils lui servirent la hanche de la victime au lieu de l’épaule, morceau de
choix réservé au roi. Pris de colère, il les maudit, il leur prédit qu’ils se disputeraient son héritage
les armes à la main. Et en effet il ne fut pas plus tôt mort qu’ils entrèrent en compétition pour le
trône. Polynice, évincé, se réfugia à Argos, à la cour d’Adraste, dont il devint le gendre, et il
décida son beau-père à lever une armée et à marcher sur Thèbes, pour revendiquer ses droits au
trône.
C’est ici que commence la troisième pièce de la trilogie d’Eschyle, Les Sept contre Thèbes.
Nous voyons d’abord un peuple rassemblé sur l’agora. Le roi, Étéocle, l’exhorte à défendre la
ville attaquée par Polynice avec une armée argienne. Un émissaire envoyé en observation vient
alors annoncer que les chefs qui la commandent ont tiré au sort à quelle porte chacun d’eux
conduirait sa phalange et qu’ils s’approchent à présent des remparts. Cette nouvelle remplit
d’effroi les femmes qui forment le chœur. Elles se recommandent à tous les dieux. Étéocle les
gourmande rudement. Il a peur qu’elles n’amollissent le courage des défenseurs de la ville. Mais
rien ne calme leur effroi, et à peine Étéocle est parti vers les remparts qu’elles recommencent à
se lamenter à la pensée des horreurs qui attendent les femmes lorsqu’une ville est prise d’assaut.
L’assaut va en effet être donné à chacune des sept portes de la ville par les sept chefs de l’armée
ennemie. Un messager qui les a vus et entendus décrit chacun d’eux avec son armure, ses
emblèmes et les menaces effrénées qu’il profère contre la ville. À chacun d’eux Étéocle oppose
un guerrier thébain qui saura lui tenir tête et rabattre sa jactance. Lui-même se réserve le
septième qui n’est autre que son frère Polynice. Le chœur essaye en vain de le détourner de
combattre son frère. Étéocle sait que l’imprécation de son père condamne la race de Laïos à
périr : il est résolu à mourir.
Le chœur se rappelle alors la faute de Laïos et ses conséquences, les malheurs d’Œdipe et ceux
qui vont enfin anéantir sa postérité. Un messager vient en effet annoncer que, si Thèbes est
sauvée, les deux fils d’Œdipe se sont entre-tués. On apporte leurs corps. Le chœur entonne sur
eux le thrène rituel ; puis Antigone et Ismène reprennent à leur tour cette lamentation funèbre.
Là-dessus, un héraut se présente, qui, au nom de la cité, défend d’ensevelir le corps de Polynice.
Antigone lui répond qu’elle est résolue à ne tenir aucun compte de cette défense, et le chœur se
partage en deux : les uns déclarent qu’ils aideront Antigone à ensevelir son frère, les autres qu’ils
suivront le convoi d’Étéocle. Et la pièce finit sur cette déclaration.
Le sujet des Sept, déjà traité avant Eschyle par Phrynichos, fut repris par Euripide dans ses
Phéniciennes, qui furent représentées en 407, soixante ans après le drame d’Eschyle. Euripide y
a fait bien des changements : il a substitué au chœur des femmes thébaines un chœur de
Phéniciennes, de passage à Thèbes ; il a ajouté aux personnages Jocaste, qui se tuera sur le corps
de ses fils, et Créon, Ménécée et Tirésias ; il a imaginé avant le combat une entrevue entre les
deux frères ; enfin il a tiré de son sujet un drame plein de variété et de mouvement, où la Fatalité
a moins de place que dans Eschyle, et où le pathétique est d’autant plus touchant qu’il vient de
sentiments purement humains, de la tendresse de Jocaste et d’Antigone, de la jalousie et de
l’ambition des deux frères.
Cependant l’œuvre d’Euripide reste bien inférieure à celle d’Eschyle. Comme Les Suppliantes
et Les Perses, Les Sept sont un drame simple et sans intrigue. Le chœur y tient encore une place
prépondérante, et ce sont ses émotions, renouvelées par les récits des messagers, qui suscitent et
maintiennent l’intérêt. Mais elles sont exprimées d’une manière si vive, si variée, si expressive
qu’elles forcent l’attention et ne la laissent jamais languir. À côté de cette partie lyrique, les
récits épiques y sont d’une beauté poétique incomparable. La revue des sept chefs argiens avec
leur violence effrénée, leurs menaces truculentes, leurs emblèmes orgueilleux, qui s’opposent à
la modération des défenseurs choisis par Étéocle, a toujours excité chez les Anciens comme chez
les Modernes une admiration enthousiaste. Enfin le héros de la pièce, Étéocle, est une des
créations les plus originales de la tragédie grecque. Il sait le sort dont il est menacé par les
imprécations paternelles ; il sait qu’il mourra dans la lutte ; mais cette certitude n’ébranle pas un
moment sa détermination. Il est résolu à défendre la ville, malgré la mort qui l’attend. Dans son
patriotisme exalté, il ne ménage pas plus les autres que lui-même. Il est rude et brutal avec les
femmes thébaines, dont les lamentations pourraient amollir le courage de leurs défenseurs ; mais
il est prudent et sage dans le choix de ses capitaines. C’est une belle figure de soldat et de
patriote, qui par certains côtés rappelle celle d’Achille. C’est en songeant à Étéocle et aux sept
capitaines argiens qu’Aristophane fait dire à Eschyle : « J’ai composé un drame tout plein de
l’esprit d’Arès, Les Sept contre Thèbes, auquel on ne pouvait assister sans être enflammé de la
fureur des combats. » (Les Grenouilles, 1021 sq.) Cette exaltation des personnages se traduit en un
style surhumain. L’imagination du poète y fait jaillir des images audacieuses et grandioses, des
métaphores surprenantes et longuement suivies, des expressions originales, des mots composés
inattendus, qui donnent à la langue d’Eschyle une couleur et un relief saisissants.

Émile CHAMBRY
Personnages

ÉTÉOCLE, roi de Thèbes


UN MESSAGER ÉCLAIREUR
CHŒUR DE JEUNES FILLES
UN ENVOYÉ
ISMÈNE, sœur d’Étéocle
ANTIGONE, sœur d’Étéocle
UN HÉRAUT

La scène est sur l’agora de Thèbes.


ÉTÉOCLE
Peuple de Cadmos 1, il faut dire ce que les circonstances exigent, lorsqu’on tient le gouvernail de
la cité et qu’on veille sur la chose publique, sans laisser le sommeil fermer ses paupières. Si le
succès nous favorise, on l’attribue aux dieux ; si, au contraire, ce qu’à Dieu ne plaise, un malheur
arrive, seul, Étéocle sera décrié dans toute la ville par les citoyens, qui éclateront en bruyants
reproches et en lamentations, dont Zeus Préservateur veuille, conformément à son nom,
préserver la cité cadméenne ! C’est aussi le moment pour vous tous, qui n’avez pas encore atteint
la force de la jeunesse ou qui en avez dépassé l’âge, de tendre tous votre vigueur, et, chacun
faisant son devoir comme il convient, de porter secours à la ville, aux autels des dieux du pays,
afin que leur culte ne soit jamais effacé ; à vos fils et à la Terre maternelle, qui, lorsque, enfants,
vous vous traîniez sur son sol bienveillant, s’est chargée de tous les soins de votre éducation et
vous a nourris pour être des citoyens fidèles et pour la protéger de vos boucliers dans le besoin
présent. Jusqu’ici le ciel penche pour nous ; car depuis le jour où nous sommes assiégés, la
guerre, grâce aux dieux, tourne le plus souvent à notre avantage. Mais aujourd’hui le devin 2 a
parlé : ce pâtre des oiseaux, qui, sans le secours du feu, observe par l’oreille et par l’esprit les
augures fatidiques avec une science infaillible, ce maître des présages tirés du vol des oiseaux,
annonce que les Achéens 3 ont décidé cette nuit de tenter un assaut suprême et de surprendre la
ville. Courez donc tous aux créneaux et aux portes des remparts ; armez-vous de pied en cap et
hâtez-vous de garnir les parapets ; tenez-vous sur les terrasses des tours, gardez hardiment les
issues des portes et craignez peu la cohue des assaillants : les dieux nous donneront la victoire.
De mon côté, j’ai envoyé des émissaires pour épier l’armée, j’ai confiance au succès de leurs
démarches. Leurs rapports entendus, je ne risque pas d’être surpris.

UN MESSAGER
Étéocle, vaillant roi des Cadméens, j’arrive de là-bas, et t’apporte des nouvelles sûres de
l’armée ; car j’ai vu les choses de mes propres yeux. Sept capitaines fougueux ont égorgé un
taureau sur un bouclier noir et, trempant leurs mains dans le sang de la victime, ils ont juré par
Arès, Ényô 4 et la Déroute, amie du carnage, ou de saccager et de détruire de fond en comble la
ville des Cadméens, ou de périr en arrosant cette terre de leur sang.
Puis ils ont suspendu de leurs mains au char d’Adraste 5 des souvenirs qu’ils envoient dans leurs
foyers à leurs parents 6, en versant des larmes, mais sans laisser échapper aucune plainte de leur
bouche. Leur cœur de fer, bouillant de courage, ne respirait que la guerre, comme des lions aux
yeux pleins d’Arès. Et l’effet de leurs serments ne se fait pas attendre. Je les ai laissés, tandis
qu’ils tiraient au sort à quelle porte chacun d’eux conduirait sa phalange 7. En conséquence,
choisis les meilleurs chefs qui soient dans la ville et hâte-toi de les poster aux issues des portes ;
car les soldats d’Argos, armés de pied en cap, s’approchent à cette heure de nos murs ; la
poussière s’élève, et la plaine est souillée par la blanche écume qui dégoutte des poumons de
leurs chevaux. C’est à toi, comme un habile pilote, de fortifier la ville, avant que le souffle
d’Arès se déchaîne ; car on entend mugir la vague terrestre des assaillants. Saisis pour cela
l’occasion la plus prompte. Pour moi, pendant le reste du jour, je tiendrai fidèlement l’œil ouvert,
et toi, instruit par de clairs rapports de ce qui se passe au-dehors, tu préviendras tout danger.
ÉTÉOCLE
Ô Zeus, ô Terre, ô dieux de Thèbes et toi, Malédiction, puissante Érinys d’un père 8, ne déracinez
pas, ne ruinez pas à jamais, ne livrez pas à l’ennemi une ville où résonne la langue grecque, et les
foyers de ses maisons ; ne courbez jamais sous le joug de l’esclavage un pays libre, une ville
fondée par Cadmos. Soyez notre défense. Nos intérêts, j’ose le croire, sont les vôtres ; car une
ville qui prospère honore les dieux.
(Étéocle sort pour aller choisir les chefs.)

LE CHŒUR
Je crie ma peur et mes vives douleurs. L’armée est lâchée ; un flot immense de cavaliers a quitté
le camp et le voici qui roule et court en avant. C’est ce que m’atteste la poussière que je vois
monter dans les airs, messager sans voix, mais sincère et vrai.
Les plaines de mon pays sont remplies du bruit des sabots qui s’approche, vole et gronde comme
un torrent invincible qui bat le flanc des monts.
Las ! las ! dieux et déesses, écartez le malheur qui fond sur nous. Les cris passent par-dessus les
murs. Le peuple aux boucliers blancs, prêt au combat, s’élance à pas pressés contre la ville.
Qui donc nous sauvera, quel dieu ou quelle déesse viendra nous secourir ? Devant quelles
statues des dieux dois-je me prosterner ? Ah ! dieux bienheureux, présents dans vos beaux
temples, c’est le moment de s’attacher à vos images. Pourquoi m’attarder à gémir ?
Entendez-vous, n’entendez-vous pas le cliquetis des boucliers ? Quand, si ce n’est à présent,
apporterons-nous à nos dieux les supplications des voiles et des guirlandes ?
J’entends du bruit, c’est le cliquetis de milliers de lances. Que vas-tu faire, Arès ? trahiras-tu le
pays que tu as si longtemps habité ? Ô dieu au casque d’or, jette, ah ! jette un regard sur la ville
qui t’a jadis été si chère.

Dieux protecteurs de notre pays, venez, venez tous. Voyez cette troupe de vierges qui vous
supplient de les sauver de l’esclavage. Un flot de soldats aux panaches frémissants bouillonne
autour de la ville, poussé par les souffles d’Arès. Ô Zeus, père, qui conduis tout à son terme, que
ton puissant secours sauve la ville des mains de l’ennemi. Les Argiens encerclent la ville de
Cadmos, et les armes d’Arès m’épouvantent. Les freins qui enchaînent les mâchoires des
chevaux sonnent un glas de mort. Sept chefs d’armée, arrogants, brandissant leur lance
impétueuse, s’avancent contre nos sept portes, chacun vers celle que le sort lui a désignée.

Et toi, puissante guerrière, fille de Zeus, Pallas, sois la sauvegarde de notre ville. Et toi,
Poséidon, roi cavalier, qui règnes sur la mer avec le trident dont tu frappes les poissons, délivre-
nous, délivre-nous de ces terreurs. Et toi, Arès, hélas ! hélas ! veille sur la ville qui porte le nom
de Cadmos et montre clairement que tu lui es allié par le sang 9. Et toi, Cypris 10, la première
mère de notre race, défends-nous ; car nous sommes nées de ton sang. Nous venons à toi avec
des prières et des cris qui implorent ta divinité. Et toi, roi tueur de loups 11, sois un loup pour
l’armée ennemie et fais-lui payer nos sanglots. Et toi, vierge, fille de Lèto 12, tiens ton arc prêt.
Ah ! ah ! j’entends le fracas des chars autour de la ville. Ô vénérable Hèra ! Les essieux ont
grincé sous la charge. Artémis aimée ! Ébranlé par les javelines, l’éther frémit furieusement. À
quoi notre ville est-elle exposée ? Que va-t‑il advenir ? Où les dieux la réduiront-ils ?

Ah ! ah ! une grêle de pierres vient de loin frapper les créneaux. Ô cher Apollon ! J’entends à
nos portes le cliquetis des boucliers d’airain. Fils de Zeus 13, puissance auguste, qui dans la
bataille décides de l’issue de la guerre, et toi, Onka 14, reine bienheureuse, adorée devant nos
murs, sauvez votre ville aux sept portes.

Ah ! dieux tout-puissants ! Ah ! dieux et déesses qui gardez efficacement les tours de ce pays, ne
livrez pas notre ville pressée par les lances à une armée qui parle une autre langue 15. Exaucez,
exaucez les justes prières des vierges qui tendent les bras vers vous.

Ah ! dieux amis, dieux sauveurs, défendez la ville et faites voir que vous aimez vos cités. Songez
aux sacrifices que le peuple vous offre, songez-y et secourez-le. Souvenez-vous des mystères où
la cité vous offre tant de sacrifices.

ÉTÉOCLE (de retour)


Je vous le demande à vous, intolérables créatures, est-ce là le meilleur moyen de sauver la ville et
de donner du cœur à nos soldats assiégés que de vous jeter aux pieds des statues des dieux avec
des cris, des hurlements que les gens sensés réprouvent ? Puissé-je ne jamais voir, ni dans le
malheur, ni dans la douce prospérité, cette engeance féminine vivre sous mon toit ! A-t‑elle le
dessus, elle est d’une audace intraitable ; prend-elle peur, c’est encore un fléau pire pour sa
maison et sa cité. Aujourd’hui encore, en courant ainsi et vociférant partout, vous ôtez le cœur et
le courage aux défenseurs de la ville, et vous fortifiez merveilleusement le parti du dehors, tandis
qu’à l’intérieur nous nous détruisons nous-mêmes. Voilà ce qu’on gagne à vivre avec des
femmes. Mais aujourd’hui, le premier qui n’obéira pas à mon commandement, homme, femme,
ou tout autre 16, verra un arrêt de mort porté contre lui : il sera lapidé par le peuple, sans pouvoir
échapper à son destin. C’est l’homme, non la femme, qui doit délibérer sur les affaires du dehors.
Reste au logis et ne fais pas de mal. M’as-tu entendu, oui ou non, ou parlé-je à une sourde ?
LE CHŒUR
Ô cher enfant d’Œdipe, j’ai pris peur en entendant le fracas, le fracas retentissant des chars,
quand les moyeux des roues ont crié et que les mors, fils du feu 17, ont résonné dans la bouche
des chevaux.
ÉTÉOCLE
Hé quoi ! est-ce en fuyant de la poupe à la proue que le nautonier 18 trouve le moyen de se sauver,
quand le navire est fatigué par le flot marin ?
LE CHŒUR
Non, mais j’ai couru aux vieilles statues des dieux, confiante en leur assistance, lorsqu’une
meurtrière avalanche de pierres a retenti à nos portes. C’est alors que l’effroi m’a poussée à
prier les Bienheureux, pour qu’ils couvrent la ville de leur protection.
ÉTÉOCLE
Priez-les de repousser de nos murs la lance des ennemis. N’est-ce pas d’ailleurs leur intérêt ? En
tout cas, l’on dit que, lorsqu’une ville est prise, ses dieux eux-mêmes l’abandonnent.
LE CHŒUR
Ah ! que jamais, moi vivante, ces dieux ne quittent ensemble notre ville, que je ne la voie point
parcourue en tous sens par nos ennemis et son peuple brûlé par un feu destructeur !
ÉTÉOCLE
Invoque les dieux ; mais conduis-toi sagement. La discipline est la mère du succès qui sauve,
femme. Voilà ce que je prétends.
LE CHŒUR
C’est juste ; mais le pouvoir des dieux est plus efficace encore. Souvent, quand l’homme est
abattu par le malheur et qu’une douleur amère étend un nuage sur ses yeux, c’est un dieu qui le
relève.
ÉTÉOCLE
C’est aux hommes qu’il appartient d’offrir des sacrifices aux dieux et d’interroger les oracles, en
tâtant l’ennemi. Ton rôle à toi, c’est de garder le silence et de rester au logis.
LE CHŒUR
C’est grâce aux dieux que nous habitons une ville invaincue et que nos remparts nous protègent
contre les hordes ennemies. Qui pourrait s’indigner de mes prières et les réprouver ?
ÉTÉOCLE
Je ne suis point jaloux que tu honores les dieux ; mais si tu ne veux pas ôter le courage aux
citoyens, tiens-toi tranquille et calme ta frayeur exagérée.
LE CHŒUR
En entendant tout à l’heure un fracas confus, j’ai été saisie de peur et d’effroi, et je suis venue
dans cette acropole, séjour révéré.

ÉTÉOCLE
Si vous entendez parler de morts ou de blessés, ne vous abandonnez pas aux lamentations. C’est
de cela qu’Arès se repaît, du sang des hommes.

LE CORYPHÉE
Ah ! j’entends hennir les chevaux.
ÉTÉOCLE
Si tu les entends, ne le laisse pas trop voir.

LE CORYPHÉE
La ville gémit du fond de son sol : ils nous enveloppent.
ÉTÉOCLE
Eh bien ! je suis bon, moi, pour y pourvoir.

LE CORYPHÉE
J’ai peur : le bruit redouble aux portes.
ÉTÉOCLE
Tais-toi : cesse de crier ainsi par la ville.
LE CORYPHÉE
Ô conseil des dieux, n’abandonne pas nos remparts.
ÉTÉOCLE
Ah ! malheur ! ne te résoudras-tu pas à garder le silence ?

LE CORYPHÉE
Dieux de mon pays, sauvez-moi de l’esclavage.
ÉTÉOCLE
C’est toi qui te livres à l’esclavage et, avec toi, toute la cité.

LE CORYPHÉE
Ô Zeus tout-puissant, tourne tes traits contre nos ennemis.
ÉTÉOCLE
Ô Zeus, quel présent tu nous as fait avec le sexe féminin !

LE CORYPHÉE
Sexe lamentable, aussi bien que celui des hommes, quand leur ville est prise.
ÉTÉOCLE
Tu parles encore de malheurs, tout en étreignant les statues des dieux !

LE CORYPHÉE
Je suis sans courage : la peur m’arrache les mots.
ÉTÉOCLE
Voudrais-tu, je te prie, m’accorder une légère faveur.

LE CORYPHÉE
Tu n’as qu’à la dire tout de suite et je la saurai vite.
ÉTÉOCLE
Tais-toi, malheureuse ; n’effraie pas tes défenseurs.

LE CORYPHÉE
Je me tais : je supporterai l’arrêt du destin avec les autres.
ÉTÉOCLE
De tout ce que tu as dit, voilà le seul mot que j’approuve. Fais plus : arrache-toi à ces statues et
prie les dieux qu’ils nous accordent la plus précieuse des faveurs, en combattant avec nous.
Écoute aussi ma prière, puis entonne, comme un péan 19 favorable, le hurlement sacré, le cri rituel
des Grecs, lorsqu’ils offrent un sacrifice : tu encourageras ainsi les tiens et tu chasseras la peur de
l’ennemi. Je fais vœu, moi, aux dieux tutélaires de ce pays, à ceux des champs comme à ceux de
la ville, aux sources de Dirké et aux eaux de l’Ismènos 20, si la guerre tourne bien et si la ville est
sauvée, de rougir les autels divins du sang des brebis, [d’immoler des taureaux], de dresser des
trophées, de suspendre aux demeures saintes des dieux les vêtements des ennemis, dépouilles
conquises par nos lances. Voilà les prières que tu dois faire aux dieux, sans te plaire à gémir et
sans pousser ces cris vains et sauvages, qui ne te sauveront pas de ton destin. Pour moi, je vais
aller ranger aux sept portes de nos remparts six hommes de haute valeur et moi septième, pour
tenir tête aux ennemis, avant qu’il nous arrive des messagers pressés et des rumeurs précipitées,
et que, sous le coup de la nécessité, tout soit mis en feu.
(Étéocle sort.)

LE CHŒUR
Je n’oublie pas tes recommandations ; mais la peur tient mon cœur en éveil et les soucis qui
assaillent mon âme enflamment mon effroi devant ces troupes qui enserrent nos remparts,
comme la colombe tremblante craint le serpent qui apporte la mort au nid de ses petits. Les uns,
en masse compacte, s’avancent contre nos tours – que vais-je devenir ? –, les autres lancent sur
nos gens enveloppés de tous côtés des pierres pointues. Par tous les moyens, ô dieux, fils de
Zeus, sauvez la ville et le peuple issu de Cadmos.

En quel pays préférable à celui-ci irez-vous habiter, si vous abandonnez aux ennemis ce pays au
sol profond et l’eau de Dirkè, la plus nourrissante des sources que font jaillir Poséidon qui ceint
la terre et les enfants de Téthys 21 ?
Soufflez donc, dieux de notre ville, à ceux qui sont hors des murs la lâcheté qui perd les hommes,
l’égarement qui fait jeter les armes et donnez la gloire à mes concitoyens, et vous, restez dans
vos beaux sanctuaires pour nous protéger et, sensibles aux cris qui vous implorent, conservez
notre ville.

Ce serait pitié qu’une aussi vieille cité fût précipitée dans l’Hadès, devînt la proie de la lance,
l’esclave du vainqueur et, réduite en cendre friable, fût, avec la permission des dieux,
ignominieusement ravagée par l’Achéen ; que ses femmes, devenues veuves, fussent, hélas !
jeunes et vieilles, traînées par les cheveux, comme des cavales, avec leurs voiles en lambeaux,
tandis que la ville se vide au milieu des cris et des gémissements confus des captives mourantes.
Je vois venir avec terreur de cruelles infortunes.

Il serait déplorable que de chastes vierges, avant les rites qui cueilleront leur verte jeunesse,
prissent l’odieuse route d’une maison étrangère. Que dis-je ? les morts sont plus heureux
qu’elles. Que de maux, en effet, s’abattent, hélas ! sur une ville conquise ! Tel emmène un
prisonnier ou le tue, tel autre sème l’incendie. Toute la ville est souillée de fumée. Arès en fureur
souffle la destruction et souille tout ce que la piété révère.

Des cris confus retentissent par la ville, tandis qu’un filet l’enveloppe, comme un mur
infranchissable. Le guerrier tombe sous la lance du guerrier. Les vagissements sanglants des
enfants s’élèvent du sein des mères qui les nourrissent. Puis c’est le pillage avec les courses en
toute la ville. Un homme chargé de butin croise un homme chargé de butin ; un homme aux
mains vides appelle un homme aux mains vides, afin d’avoir un complice ; aucun ne veut une
part plus petite ni même égale. Que ne peut-on pas conjecturer d’après cela ?

Des fruits de toute espèce jonchent le sol, spectacle affligeant et qui contriste l’œil des
ménagères. Maints présents de la terre sont emportés pêle-mêle en torrents où ils se perdent. De
jeunes captives qui n’ont jamais connu la souffrance se voient, les malheureuses, réservées au lit
d’un soldat heureux, d’un ennemi qui est leur maître, et n’ont d’autre perspective que de servir à
cet office nocturne et de voir ainsi croître leurs inconsolables douleurs.
LE CORYPHÉE
Voici, je crois, l’éclaireur de l’armée, qui nous apporte, amies, quelque information nouvelle. Il
meut à toute vitesse les ressorts des jambes qui l’amènent. Voici aussi le roi lui-même, fils
d’Œdipe, qui vient juste à point pour entendre le rapport du messager. Dans sa hâte, il ne songe
pas, lui non plus, à modérer son allure.

LE MESSAGER
J’ai bien vu les dispositions des ennemis et comment le sort a marqué à chacun d’eux sa place
aux portes. Tydée 22 gronde déjà à la porte Proitide 23 ; mais le devin 24 ne lui permet pas de
franchir le gué de l’Ismènos ; car les entrailles des victimes ne sont pas favorables. Et Tydée,
furieux et brûlant de combattre, crie comme un serpent qui siffle à l’heure de midi, et il accable
d’outrages le savant devin, fils d’Oïclée, et l’accuse de flatter lâchement la mort et le combat. Et,
en poussant ces cris, il secoue trois aigrettes ombreuses, crinière de son casque, et, sous son
bouclier, des clochettes d’airain sonnent l’épouvante. Il a sur son bouclier un fastueux emblème,
l’image d’un ciel resplendissant d’étoiles ; au milieu de ce bouclier brille de tout son éclat la
pleine lune, astre vénéré entre tous, œil de la nuit. Dans le fol orgueil que lui inspire ce fastueux
harnais, il crie sur les rives du fleuve, épris de bataille, comme un cheval fougueux qui renâcle
contre son frein, en attendant impatiemment l’appel de la trompette. Qui opposeras-tu à ce
guerrier ? Qui offre assez de garanties pour commander la porte de Proitos, quand la barrière sera
forcée ?
ÉTÉOCLE
Il n’est pas d’armure de guerrier qui me fasse peur, à moi : les emblèmes ne font pas de
blessures, les aigrettes et les clochettes ne mordent point sans la lance. Quant à cette nuit qui
brille, dis-tu, sur son bouclier, de tout l’éclat des astres célestes, il y a quelqu’un pour qui sa
sottise pourrait bien être prophétique. Si la nuit vient à tomber sur ses yeux mourants, cet
emblème orgueilleux sera pour celui qui le porte une signification exacte et juste : c’est lui-même
qui aura prophétisé ce coup contre lui-même. À Tydée j’opposerai, moi, le prudent fils
d’Astacos, pour défendre cette porte. Il est de très noble race, il révère le trône de l’honneur et
abhorre les discours orgueilleux. Il recule devant la honte ; mais il n’a pas l’habitude d’être
lâche. Il est sorti de la souche des hommes semés qu’Arès a épargnés 25, et c’est un vrai fils de
notre sol que Mélanippe. Pour le combat, ce sont les dés d’Arès qui en décideront ; mais c’est
vraiment le devoir filial qui l’envoie écarter les lances ennemies de la mère qui l’a nourri.
LE CHŒUR
Puissent les dieux donner la victoire à notre champion, aussi sûrement qu’il est juste qu’il coure
au premier rang défendre la ville. Mais je crains de voir la mort sanglante de ceux qui périront
pour défendre leurs amis.

LE MESSAGER
Fassent les dieux que ce champion réussisse comme tu le souhaites ! C’est Capanée 26 que le sort
a désigné pour la porte d’Électre, un géant, celui-là, plus grand que celui que j’ai nommé
d’abord, un vantard d’un orgueil surhumain, qui profère contre nos murs de terribles menaces –
puisse la Fortune l’empêcher de les accomplir ! Il affirme qu’il saccagera la ville, que les dieux
le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas, et que l’opposition de Zeus, se dressant devant lui, ne
l’arrêterait pas : les éclairs et les carreaux de la foudre ne sont pas plus pour lui que les ardeurs
de midi. Il a pour emblème un homme nu qui porte du feu, dont la main est armée d’un flambeau
allumé, et qui proclame en lettres d’or : « Je brûlerai la ville. » Contre un pareil guerrier
envoie… Mais qui lui tiendra tête ? Qui pourra sans trembler atteindre ce fanfaron ?
ÉTÉOCLE
Ici encore un avantage en amène un autre. Quand les hommes s’abandonnent à de vaines
présomptions, leur langage est contre eux un accusateur véridique. Capanée menace, prêt à agir ;
il méprise les dieux, il exerce sa bouche à traduire une vaine allégresse et, tout mortel qu’il est, il
lance vers le ciel à Zeus des apostrophes sonores et tempétueuses. Mais j’ai confiance que la
foudre, portant le feu, tombera sur lui, une foudre qui ne ressemble en rien aux ardeurs d’un
soleil de midi. À ce guerrier, en dépit de son intempérance de langage, j’ai déjà opposé un
homme d’une volonté ardente, le puissant Polyphonte, gardien sur qui l’on peut compter, grâce à
la bienveillante protection d’Artémis et d’autres dieux. Cite un autre chef désigné par le sort pour
une autre porte.
LE CHŒUR
Périsse l’homme qui fait à la ville ces terribles menaces ! et qu’un trait de la foudre l’arrête
avant qu’il s’élance dans ma demeure et que, de sa lance arrogante, il me chasse de ma chambre
virginale !

LE MESSAGER
Et maintenant voici celui que le sort a désigné ensuite contre une de nos portes. C’est Étéoclos 27,
le troisième chef à qui est échu le troisième lot sorti du casque d’airain renversé 28. Il doit lancer
sa phalange contre la porte Néiste. Il fait tourner ses cavales, qui frémissent sous leurs têtières,
impatientes de voler vers nos portes. Un sifflement étrange s’échappe de leurs muselières,
remplies du souffle de leurs naseaux orgueilleux. Son bouclier porte un emblème qui marque une
belle audace : c’est un hoplite 29 qui monte les degrés d’une échelle appliquée à une tour qu’il
veut raser. Cet hoplite, lui aussi, crie dans une inscription qu’Arès lui-même ne le renverserait
pas de dessus les remparts. À celui-là aussi envoie un adversaire sur qui l’on puisse compter,
pour écarter de notre ville le joug de l’esclavage.
ÉTÉOCLE
Je l’enverrais tout de suite, si par chance il n’avait déjà été envoyé. C’est un homme qui n’a de
jactance que dans ses bras, Mégareus, fils de Créon, de la race des guerriers semés. Le bruit des
hennissements furieux de ces cavales n’est pas pour l’effrayer et il n’abandonnera pas sa porte ;
mais ou bien, en mourant, il paiera sa dette à la terre qui l’a nourri, ou, prenant les deux hommes
et la ville représentés sur le bouclier, il ornera de ces dépouilles la maison de son père. Passe aux
fanfaronnades d’un autre, et ne m’envie pas les renseignements.
LE CHŒUR
Puissent les dieux te donner la victoire, ô défenseur de mes foyers, et aux autres la défaite. Aux
propos hautains que leur fureur profère contre la ville que Zeus, dispensateur de la justice,
réponde en jetant sur eux un regard de colère.

LE MESSAGER
Un autre, le quatrième, désigné pour la porte voisine, celle d’Athèna Onka 30, s’avance en
vociférant : c’est la figure et la haute taille d’Hippomédon 31. À le voir brandir une aire immense,
c’est un bouclier que je veux dire, j’ai frissonné, je ne veux pas le nier. Ce n’était pas un artisan
vulgaire, il faut le reconnaître, l’homme qui lui a ciselé l’emblème de son bouclier, un Typhon 32
qui vomit par sa bouche enflammée une fumée noire, sœur mobile de la flamme, tandis que des
serpents enlacés sont incrustés dans la marge creuse qui borde l’orbe du bouclier. Lui-même a
poussé le cri de guerre, et, plein d’Arès, il se démène, comme une thyiade 33, en vue du combat,
et ses yeux sèment l’épouvante. Il faut bien prendre garde à ce que peut tenter un tel homme ; car
sa jactance sème déjà la panique à cette porte.
ÉTÉOCLE
D’abord Pallas Onka, qui habite près de la ville, dans le voisinage de cette porte, et qui hait
l’insolence de cet homme, l’écartera de sa couvée comme un affreux serpent. Et puis, l’homme
que j’ai choisi contre cet homme est Hyperbios, le vaillant fils d’Oinops, qui ne veut interroger le
sort qu’au moment du besoin amené par la fortune. Ni sa taille, ni son courage, ni l’état de son
armure ne prêtent au reproche. Hermès a eu raison de les apparier : c’est un ennemi qui se
mesurera avec un ennemi, et ils mettront aux prises des dieux ennemis sur leurs boucliers, car
l’un a Typhon vomissant du feu, et Hyperbios porte Zeus, le père des dieux, fermement campé
sur son bouclier, avec un carreau de feu dans la main. Et personne n’a encore jamais vu Zeus
avoir le dessous. [C’est ainsi que se partage la bienveillance des dieux. Nous sommes du côté des
vainqueurs ; eux, des vaincus, s’il est vrai que Zeus est plus fort au combat que Typhon. On peut
croire que les deux adversaires seront dans le même cas, et, vu son emblème, Hyperbios sera
sans doute sauvé par le Zeus qui se trouve sur son bouclier.]
LE CHŒUR
Oui, j’ai confiance que celui qui porte sur son bouclier le corps du démon enseveli sous terre, de
l’odieux adversaire de Zeus, image en horreur aux hommes et aux dieux immortels, brisera sa
tête devant la porte.

LE MESSAGER
Puisse-t‑il en être ainsi ! J’en viens maintenant au cinquième chef, rangé à la cinquième porte, la
porte de Borée, près du tombeau même d’Amphion, fils de Zeus 34. Il jure par la lance qu’il tient
et que, dans sa présomption, il vénère plus qu’une divinité et plus que ses yeux, qu’il saccagera
la ville de Cadmos en dépit de Zeus. Ainsi parle ce rejeton d’une nymphe des montagnes 35,
gracieux enfant qui est déjà un homme, dont les joues viennent de s’ombrager de ce duvet de la
puberté qui croît en touffes épaisses. Mais son cœur cruel ne rappelle en rien les vierges dont il
porte le nom 36, et il marche contre nous avec des yeux féroces ; en effet, ce n’est pas sans
jactance qu’il se présente à nos portes ; car je l’ai vu brandir sur son bouclier d’airain, rempart
arrondi de son corps, un emblème outrageant pour notre ville, la Sphinx 37, mangeuse de chair
crue, dont le corps ciselé en relief et attaché par des clous jette un éclat resplendissant. Elle tient
sous elle un Cadméen, pour attirer sur cet homme la plupart de nos traits. On voit bien qu’il n’est
pas venu pour marchander la bataille ni pour avoir à rougir de la longue route qu’il a faite, cet
Arcadien qui a nom Parthénopée. Il est étranger dans Argos, et c’est pour payer le généreux
entretien qu’il en a reçu qu’il profère contre nos tours ces menaces, dont les dieux puissent
empêcher l’effet !
ÉTÉOCLE
Ah ! si les dieux leur rendaient ce qu’ils méditent avec leurs fanfaronnades impies, à coup sûr ils
périraient sans ressources de la mort la plus misérable. Pour cet Arcadien dont tu parles j’ai un
guerrier sans jactance, mais dont le bras fait ce qu’il faut faire. C’est Actor, le frère du dernier
que j’ai nommé. Celui-là ne permettra pas qu’un flot de paroles sans actes coule à l’intérieur de
nos portes et grossisse nos maux, et il ne laissera pas entrer celui qui porte sur un bouclier
ennemi l’image d’une bête exécrée. Il essuiera ses reproches, s’il essaye de la porter du dehors à
l’intérieur, quand les coups pleuvront dru sur elle devant notre ville. Veuillent les dieux que j’aie
prédit la vérité !
LE CHŒUR
Ce que j’entends me perce le cœur, et les boucles de mes cheveux se dressent, quand j’entends
les terribles menaces de ces impies arrogants. Fassent les dieux qu’ils périssent en ce pays !

LE MESSAGER
Pour le sixième, je puis dire que c’est un homme très sage et très vaillant au combat, c’est le
puissant devin Amphiaraos 38. Rangé à la porte Homoloïs 39, il accable de malédictions le puissant
Tydée 40, Tydée le meurtrier, le perturbateur de l’État, le plus grand maître d’infortunes pour
Argos, le héraut d’Érinys, le serviteur du carnage, le conseiller pour Adraste de ces malheurs.
Puis, s’adressant à ton frère, le puissant Polynice, et dressant les sourcils, il l’apostrophe, en
coupant à la fin son nom en deux 41, puis il ajoute ces paroles : « C’est, ma foi, un bel exploit,
agréable aux dieux, glorieux à entendre et à répéter pour tes descendants, de ravager la ville de
tes pères et les temples des dieux de ton pays en y lançant une armée étrangère. De quel droit
veux-tu tarir la source maternelle ? Comment ton pays natal, conquis par ton ambition à la pointe
de l’épée, fera-t‑il alliance avec toi ? Pour moi, j’engraisserai ce sol, devin caché dans une terre
ennemie. Combattons ! J’espère une mort qui ne sera pas sans gloire. » Voilà ce que disait le
devin, cependant qu’il tenait tranquillement son bouclier d’airain massif, sur l’orbe duquel il n’y
avait pas d’emblème ; car il ne veut pas paraître très brave, il veut l’être, et il moissonne en son
cœur le sillon profond d’où germent les sages résolutions. À celui-là je te conseille d’envoyer des
adversaires à la fois sages et braves : redoutable est l’homme qui révère les dieux.
ÉTÉOCLE
Ah ! le mauvais présage qui associe un homme juste à des mortels impies ! En toute entreprise, il
n’y a rien de plus funeste que de mauvais associés ; le fruit n’est pas bon à cueillir. Dans le
champ de l’erreur on ne récolte que la mort. Qu’un homme pieux s’embarque avec des
nautoniers ardents au crime, il périt avec cette engeance odieuse aux dieux. De même, qu’un
homme juste s’accointe à des citoyens inhospitaliers et oublieux des dieux, il est pris, malgré son
innocence, dans le même filet, et il succombe frappé du fouet divin avec tous les autres. Ainsi le
devin, j’entends le fils d’Oïclée, homme sage, juste, brave et pieux, grand prophète, parce qu’il
s’est trouvé mêlé, malgré sa volonté, à des impies à la bouche arrogante, sera, si Zeus le veut,
entraîné avec eux, quand ils s’engageront dans la longue route du retour. Maintenant je pense
qu’il n’attaquera même pas nos portes, non pas qu’il manque de cœur ou de résolution virile,
mais il sait qu’il doit périr dans la bataille, si les oracles de Loxias portent leurs fruits, et il a
l’habitude de dire ce qui convient ou de se taire. Néanmoins nous lui opposerons le puissant
Lasthénès, un portier inhospitalier, vieillard pour la prudence, mais jeune quant à la force, œil
rapide et main preste à saisir avec sa javeline le point découvert par le bouclier. Mais ce sont les
dieux qui accordent la victoire aux mortels.
LE CHŒUR
Dieux, qui entendez mes justes prières, exaucez-les, pour que la ville ait la victoire, détournez les
maux de la guerre sur nos envahisseurs, et que Zeus les frappe et les tue d’un coup de foudre
hors de nos murs.
LE MESSAGER
Je vais parler enfin du septième chef, qui est ici, à la septième porte 42, de ton propre frère, et du
sort qu’il réserve à la ville dans ses imprécations et ses prières. Il veut, quand il aura escaladé nos
remparts, qu’il aura été proclamé roi du pays et qu’il aura entonné le péan pour la prise de la
ville, se mesurer avec toi, et te tuer au risque de périr à tes côtés, ou, si tu vis, se venger en te
chassant de Thèbes, comme tu l’en as honteusement chassé ! Voilà ce qu’il crie, et il prie les
dieux de la race et du pays de ses pères de prêter une oreille entièrement favorable à ses prières,
le puissant Polynice. Il tient un bouclier rond, récemment forgé, sur lequel figure un double
emblème : un guerrier ciselé en or et une femme qui le conduit et le guide d’un air modeste. Elle
prétend être la justice, d’après ce que dit l’inscription : « Je ramènerai cet homme et il reprendra
possession de la ville et du palais de ses pères. » Tels sont les emblèmes imaginés par ces chefs.
[Maintenant, vois toi-même qui tu veux envoyer contre lui.] Tu n’auras jamais de reproches à me
faire sur mes rapports. Maintenant décide toi-même comment tu vas piloter la ville.
ÉTÉOCLE
Ô race aveuglée par le ciel et détestée par les dieux ! Ô lamentable race d’Œdipe, ma race !
hélas ! c’est aujourd’hui que s’accomplissent les imprécations d’un père. Mais ce n’est le
moment ni de pleurer ni de se plaindre, si l’on ne veut pas engendrer des lamentations plus
insupportables encore. Pour ce Polynice, si bien nommé, nous saurons bientôt où aboutira son
emblème et s’il suffira, pour le ramener, de lettres d’or ciselées sur un bouclier, flux de paroles
jaillies d’un esprit en délire. Si la vierge, fille de Zeus, la Justice, présidait à ses actes et à ses
pensées, peut-être cela se réaliserait-il. Mais ni quand il s’évada du flanc ténébreux de sa mère, ni
dans son enfance, ni quand il approcha de l’adolescence, ni quand la barbe s’épaissit sur son
menton, la Justice ne lui parla ni ne le jugea digne de ses soins, et ce n’est certes pas, je pense, au
moment où il maltraite la terre de ses pères qu’elle va se ranger à ses côtés, ou alors on pourrait
très justement dire qu’elle porte un faux nom, cette Justice acoquinée à un homme qui a toutes
les audaces. Voilà ce qui fait ma confiance et c’est moi-même qui le combattrai ; quel autre serait
mieux désigné ? Roi contre roi, frère contre frère, ennemi contre ennemi, je lui ferai tête. Allons !
qu’on m’apporte vite mes cnémides 43, pour me protéger des javelines et des pierres.

LE CORYPHÉE
Non, le plus cher des hommes, fils d’Œdipe, n’imite pas la colère de cet affreux blasphémateur.
C’est assez que des Cadméens en viennent aux mains avec des Argiens : ce sang, on peut
l’expier ; mais la mort de deux frères qui s’entre-tuent de leurs propres mains, c’est là une
souillure qui ne vieillit pas.
ÉTÉOCLE
Qu’on supporte un malheur qui ne comporte point de honte, soit ; c’est le seul profit qu’on
emporte chez les morts ; mais si la honte se joint au malheur, tu ne saurais parler de bonne
renommée.
LE CHŒUR
Qu’as-tu en tête, mon fils ? Ne te laisse pas emporter par la colère qui remplit ton cœur ni
égarer par une fureur belliqueuse. Repousse dès son principe ton mauvais désir.
ÉTÉOCLE
Puisqu’un dieu précipite les événements, qu’elle aille au gré du vent vers les flots du Cocyte où
le destin la pousse, toute la race de Laïos, odieuse à Phoibos !
LE CHŒUR
Il est trop mordant le désir qui te pousse à l’homicide au fruit amer, que tu veux commettre sur
un sang qui t’est défendu.
ÉTÉOCLE
C’est que l’odieuse, la noire Imprécation d’un père 44, dont les yeux secs ne connaissent pas les
larmes, s’attache à moi et me dit que j’ai plus à gagner à mourir aujourd’hui que plus tard.
LE CHŒUR
Eh bien ! ne te presse pas : tu ne seras pas appelé lâche si tu réussis à vivre. L’Érinys à l’égide
noire ne sort-elle pas des maisons, quand les dieux agréent le sacrifice qu’on leur offre ?
ÉTÉOCLE
Les dieux ne se soucient plus de moi : la seule offrande qui puisse leur plaire est celle de ma
mort. À quoi bon flatter encore un destin qui veut ma perte ?
LE CHŒUR
Sans doute il te presse aujourd’hui, mais, avec le temps, il peut changer de volonté et venir sur
toi d’un souffle plus paisible. Aujourd’hui, il est encore effervescent.
ÉTÉOCLE
Ce sont les imprécations d’Œdipe qui le font bouillonner. Elles n’étaient que trop vraies les
visions qui me sont apparues en songe et qui partageaient l’héritage paternel.

LE CORYPHÉE
Écoute des femmes, bien que tu ne les portes pas dans ton cœur.
ÉTÉOCLE
Conseillez-moi des choses que je puisse accomplir, et faites-le brièvement.

LE CORYPHÉE
Ne t’engage pas dans ce chemin ; ne va pas à la septième porte.
ÉTÉOCLE
Mon esprit est trop bien aiguisé pour que tu l’émousses par des paroles.

LE CORYPHÉE
Une victoire, même lâchement acquise, n’est pas moins en honneur chez les dieux.
ÉTÉOCLE
Un homme d’armes ne doit pas admettre une telle maxime.

LE CORYPHÉE
Quoi ! tu veux cueillir le sang de ton propre frère ?
ÉTÉOCLE
Les malheurs qu’envoient les dieux ne sauraient s’éviter.
LE CHŒUR
J’ai peur que la déesse qui perd les maisons, qui ressemble si peu aux dieux, l’infaillible
prophétesse de malheurs, l’Érinys invoquée par un père, n’accomplisse les imprécations
courroucées d’Œdipe en délire. Cette querelle va précipiter la perte de ses fils.

L’étranger qui répartit les lots, le Chalybe émigré de Scythie, le dur partageur d’héritages, le fer
au cœur cruel, leur a déjà tiré au sort la juste mesure de terre qu’occupent les morts : ils ne
garderont rien de leurs vastes domaines.

Quand ils seront morts, tués par les coups dont ils se seront mutuellement déchirés, quand la
poussière du sol aura bu le sang noir et figé du meurtre, qui pourra en offrir l’expiation, qui
pourra les en laver ? Ô nouvelles douleurs qui viennent se mêler aux anciennes calamités de la
maison !

Je pense en effet à la faute ancienne, sitôt punie, mais dont l’effet dure jusqu’à la troisième
génération, à la faute de Laïos sourd à la voix d’Apollon, qui, par trois fois, dans son siège
fatidique de Pythô, nombril du monde, avait déclaré qu’il devait mourir sans enfants, s’il voulait
sauver la ville.

Mais, cédant à un désir insensé, il engendra sa propre mort, Œdipe le parricide qui, dans le
sillon sacré d’une mère, où il avait été nourri, osa planter une racine sanglante. Le délire avait
uni ces époux en folie 45.

Une mer de maux lance ses vagues sur nous. Quand l’une s’écroule, elle en soulève une autre
trois fois plus forte, qui gronde en bouillonnant contre la poupe de notre cité. Entre les deux
s’étend pour toute défense la faible épaisseur de nos remparts, et j’ai peur que la ville ne
succombe avec ses rois.

Car voici le terrible règlement des anciennes imprécations qui s’accomplit. Les calamités
passent à côté des pauvres ; mais les mortels industrieux qui ont amassé trop de richesses
doivent jeter leur cargaison du haut de la poupe.

Quel homme obtint jamais à la fois des dieux, assis au foyer de la ville, et des citoyens assemblés
à l’agora autant d’admiration, autant de respect qu’en obtint Œdipe, lorsqu’il eut délivré le pays
du monstre qui ravissait ses habitants ?

Mais quand il connut, le malheureux, quel déplorable hymen il avait fait, il ne put supporter sa
douleur et, dans le délire de son âme, il acheva un double malheur : de sa main parricide, il se
sépara de ses yeux, plus chers que ses fils. Et, indigné d’être si maigrement servi 46, il lança,
hélas ! contre ses fils des imprécations amères, souhaitant qu’ils fissent un jour le partage de ses
biens le fer à la main. Et maintenant je tremble que l’Érinys aux pieds rapides ne les
accomplisse.

LE MESSAGER
Rassurez-vous, enfants grandis sous l’aile de vos mères : notre ville a échappé au joug de
l’esclavage. Elles sont tombées, les fanfaronnades de ces hommes qui se targuaient de leur force.
Le calme est revenu pour la ville : elle n’a point fait eau sous les coups répétés de la houle. Ses
remparts la protègent et nous avions muni chaque porte d’un champion qui nous garantissait la
victoire. En somme, tout va bien à six portes ; mais la septième, c’est l’auguste septième chef, le
roi Apollon, qui se l’est réservée, pour accomplir sur la race d’Œdipe le châtiment de la faute
ancienne de Laïos.

LE CORYPHÉE
Mais quel nouveau malheur frappe encore notre ville ?

LE MESSAGER
La ville est sauvée ; mais les deux rois frères [sont morts, tués par leurs propres mains 47].

LE CORYPHÉE
Qui ? que dis-tu ? Tes paroles m’épouvantent et m’affolent.

LE MESSAGER
Reviens à toi et écoute. Les fils d’Œdipe…

LE CORYPHÉE
Hélas ! malheureux, je devine leurs malheurs.

LE MESSAGER
Ayant – le fait est incontestable – mordu la poussière…

LE CORYPHÉE
Gisent là-bas sans doute. Si rude que soit le mot, dis-le.

LE MESSAGER
Oui, c’est ainsi qu’ils se sont tués tous deux de leurs mains fraternelles.

LE CORYPHÉE
Tant le dieu leur en voulait à tous les deux également ! C’est lui assurément qui détruit cette race
malheureuse…

LE MESSAGER
Telle est la situation ; on peut à la fois s’en réjouir et en pleurer ; car si la ville triomphe, ses rois,
les deux chefs d’armée, se sont partagé avec le fer scythe forgé au marteau tout leur héritage : ils
en posséderont la terre qui couvrira la tombe où les ont précipités les vœux malheureux de leur
père.
[La ville est sauvée ; mais la terre a bu le sang des deux rois frères tués l’un par l’autre 48.]

LE CORYPHÉE
Ô grand Zeus et vous, dieux tutélaires de la ville, qui venez de sauver les remparts de Cadmos,
dois-je me réjouir et pousser le cri d’allégresse en l’honneur du Sauveur qui a préservé la ville de
tout mal, ou pleurer nos déplorables et malheureux chefs de guerre morts sans postérité ? Ils ont
bien justifié leur nom 49 : c’est en se querellant qu’ils ont péri, victimes de leurs sentiments
impies.
LE CHŒUR
Ô noire et fatale imprécation d’Œdipe et de sa race, un froid cruel enveloppe mon cœur. Comme
une thyade, j’entonne un chant funèbre, en apprenant qu’ils sont morts dégouttants de sang, les
malheureux ! Ah ! c’est sous un sinistre augure qu’ils ont croisé leurs lances.

Elle ne s’est pas relâchée qu’elle n’ait atteint son but, l’imprécation sortie de la bouche d’un
père. L’imprudence indocile de Laïos a porté ses effets jusqu’au bout, et l’angoisse règne dans
la ville : les oracles ne s’émoussent pas. Ah ! déplorables princes, c’est un acte incroyable que
vous avez commis. Ils sont arrivés, ces maux lamentables ; ce ne sont plus des mots.
(On apporte les corps des deux frères.)
Les voilà qui se montrent eux-mêmes : nous avons sous les yeux le récit du messager. Double est
notre angoisse, double la douleur de ce meurtre mutuel, double le malheur qui vient de
s’accomplir. Que dire ? oui, que dire, sinon qu’au foyer de cette maison les malheurs succèdent
aux malheurs ? Mais, allons, amies, abandonnez-vous au vent des gémissements et, frappant vos
têtes de vos mains, faites retentir ce battement de rames qui accompagne les morts et conduit
toujours à travers l’Achéron la nef aux voiles noires, insensible aux gémissements, vers le rivage
qui ne connaît point Apollon, ni le soleil, le rivage invisible où vont tous les mortels.

[Mais voici Antigone et Ismène qui viennent remplir un cruel devoir, le chant funèbre de leurs
frères. Elles vont, sans aucun doute, de leurs seins charmants, aux plis profonds, exhaler une
juste douleur. Mais il est juste qu’avant elles nous fassions retentir l’hymne lugubre d’Érinys et
que nous entonnions aussi l’odieux péan d’Hadès. Ô vous, qui, de toutes les femmes qui
enserrent leurs vêtements d’une ceinture, avez été les plus malheureuses en frères, je pleure, je
gémis et je ne feins pas les cris aigus qui s’échappent tout droit de mon cœur 50.]
(Le chœur se partage ici en demi-chœurs qui se répondent.)
Hélas ! hélas ! insensés, sourds aux conseils de vos amis, infatigables artisans de maux, vous
avez, malheureux, pris possession de la maison paternelle avec l’épée.
Ah oui ! malheureux, qui ont trouvé une mort malheureuse pour la ruine de leur famille.

Hélas ! hélas ! vous avez renversé les murs de votre maison et, après une royauté amère, vous
voilà désormais réconciliés par le fer.
La puissante Érinys a certes bien ratifié les vœux d’Œdipe, votre père.

Frappés, oui, frappés au flanc gauche, au flanc fraternel, [vous êtes tombés, malheureux 51].
Hélas ! infortunés ! hélas ! malédictions qui ont causé ces meurtres mutuels !
Ils ont, par les coups dont tu les dis frappés, transpercé leur maison en même temps que leur
corps, aveuglés qu’ils étaient par une rage indicible et par la discorde issue de l’imprécation de
leur père.

Un gémissement court à travers la ville. Nos remparts gémissent ; ce sol qui les aimait gémit.
C’est aux épigones que sont réservés ces biens, cause de leur infortune, ces biens qui ont causé
leur querelle et leur mort.
La rage au cœur, ils se sont partagé leurs biens à parts égales ; mais le médiateur n’est pas sans
reproche aux yeux de leurs amis et Arès a été dur pour eux.

Voilà l’état où les coups du fer les ont mis. Mais, dira-t‑on, après les coups du fer, qu’est-ce qui
les attend ? Une part du tombeau de leurs pères.
Un gémissement bruyant de leur maison les escorte, qui déchire le cœur, qui gémit sur soi-même
et souffre pour soi‑même, qui attriste l’âme et repousse la joie, qui tire des larmes sincères de
mon cœur, lequel se consume à pleurer sur ces deux princes.

On peut dire de ces infortunés qu’ils ont fait périr dans le combat beaucoup de citoyens et
beaucoup d’étrangers dans les rangs ennemis. Malheureuse entre toutes les femmes qui sont
appelées mères celle qui les mit au monde. Elle les enfanta de son propre fils, qu’elle avait pris
pour époux, et voilà comme ils ont fini sous les coups réciproques de leurs mains de frères.

Frères, oui, qui se sont perdus ensemble par la haine qui les divisait et la lutte furieuse qui a mis
fin à leur querelle. Enfin leur haine a pris fin ; dans la terre inondée de leur sang, leurs vies se
sont confondues et ils sont vraiment de même sang. Il a été cruel, l’arbitre de leur querelle,
l’étranger du Pont, le fer aiguisé sorti de la fournaise ; cruel aussi, le méchant partageur de leur
patrimoine, Arès, qui vient de ratifier l’imprécation de leur père.

Ils ont, les malheureux, la part de chagrins infligée par les dieux que le destin leur réservait, et
sous leur corps ils auront la richesse sans fond de la terre. Ah ! ils ont mis le comble aux
malheurs sans nombre de leur race. Mais enfin les imprécations ont fait retentir le chant aigu du
triomphe, après avoir mis la race en une déroute complète. Le trophée d’Atè 52 se dresse à la
porte où ils se sont frappés, et le dieu, les ayant vaincus tous les deux, s’est arrêté.
ANTIGONE (s’adressant à Polynice)
Frappé, tu as frappé.

ISMÈNE (s’adressant à Étéocle)


Et toi, tu es mort, après avoir tué.
ANTIGONE
Tu as tué par la lance.
ISMÈNE
Tu as péri par la lance.
ANTIGONE
Tu as causé un malheur.
ISMÈNE
Tu as souffert un malheur.
ANTIGONE
Te voilà gisant.
ISMÈNE
Après avoir tué.
ANTIGONE
Éclatez, mes sanglots.
ISMÈNE
Coulez, mes larmes.
ANTIGONE
Hélas !
ISMÈNE
Hélas !
ANTIGONE
La douleur me rend folle.
ISMÈNE
Mon cœur gémit dans ma poitrine.
ANTIGONE
Ô toi, à jamais déplorable !
ISMÈNE
Et toi aussi, à jamais malheureux !
ANTIGONE
Tu as péri de la main d’un frère.
ISMÈNE
Et toi, tu as tué un frère.
ANTIGONE
Double chagrin à dire.
ISMÈNE
Double chagrin à voir.
ANTIGONE
Double malheur que nous avons sous les yeux.
ISMÈNE
Malheur de nos frères sous les yeux de leurs sœurs 53.

ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! Parque, cruelle distributrice de misères ! Et toi, ombre sacrée d’Œdipe ! Ah ! noire Érinys,
que ta force est puissante !
ANTIGONE
Hélas !
ISMÈNE
Hélas !
ANTIGONE
Maux pénibles à contempler.
ISMÈNE
Qu’il m’a fait voir en revenant de l’exil.
ANTIGONE
Il n’est pas rentré, même après avoir tué.
ISMÈNE
Mais, de retour, il a perdu le souffle.
ANTIGONE
Oui, il l’a perdu.
ISMÈNE
Et il a tué l’autre.
ANTIGONE
Race infortunée !
ISMÈNE
Victime de l’infortune !
ANTIGONE
Doubles deuils du même nom à déplorer !
ISMÈNE
54
Double deuil, suite de violentes calamités .

ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! Parque, cruelle distributrice de misères ! Et toi ombre sacrée d’Œdipe ! Ah ! noire Érinys,
que ta force est puissante !
ANTIGONE
Tu le sais, toi, pour l’avoir éprouvée.
ISMÈNE
Et toi, tu n’as pas tardé à la connaître.
ANTIGONE
Alors que tu es rentré dans ton pays.
ISMÈNE
Et que tu as choqué ta lance contre la sienne.
ANTIGONE
Malheur lamentable à rappeler.
ISMÈNE
Malheur lamentable à voir.
ANTIGONE
Oh ! douleur !
ISMÈNE
Oh ! misères !
ANTIGONE
Pour le palais et pour le pays.
ISMÈNE
Et pour moi aussi.
ANTIGONE
Hélas ! hélas ! déplorable prince de malheurs !
ISMÈNE
Hélas ! le plus déplorable des hommes !

ANTIGONE et ISMÈNE
Hélas ! aveuglés par Atè.
ANTIGONE
Ah ! ah ! où les mettrons-nous en terre ?
ISMÈNE
Ah ! à l’endroit le plus honorable.

ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! ah ! leur malheur partagera la couche de leur père.
55
LE HÉRAUT
Je suis chargé de proclamer ce qu’ont décidé et ce que décident les conseillers du peuple de la
cité cadméenne. Pour celui-ci, Étéocle, ils ont décidé, en raison de son dévouement au pays, de
lui creuser une tombe et de l’enterrer pieusement ; plein de haine pour l’ennemi, il a voulu
mourir dans sa patrie. Pur et sans reproche à l’égard des temples de nos pères, il est mort où il est
beau pour les jeunes gens de mourir. Voilà ce qu’on m’a commandé de dire à son sujet. Quant à
cet autre cadavre, celui de son frère Polynice, il sera jeté hors des murs, sans sépulture, pour être
déchiré par les chiens, parce qu’il aurait dévasté la terre de Cadmos si un dieu n’avait arrêté sa
lance, à celui-là. Même mort, il restera souillé par son attentat contre les dieux du pays, qu’il a
outragés en lançant une armée étrangère à la conquête de la ville. Aussi a-t‑on décidé qu’en
punition de son sacrilège il serait enseveli ignominieusement par les oiseaux du ciel, qu’aucune
main ne verserait sur lui la terre d’un tombeau, qu’on ne l’honorerait point du chant aigu des
lamentations et que son cadavre méprisé ne serait point escorté de ses proches. Voilà ce qu’ont
décrété les autorités des Cadméens.
ANTIGONE
Eh bien, moi, je déclare aux chefs des Cadméens que, si personne ne veut m’aider à ensevelir
celui-ci, c’est moi qui l’ensevelirai. C’est mon frère ; aussi j’affronterai le péril en lui donnant la
sépulture et je ne rougirai point de ma désobéissance et de ma rébellion aux ordres de la cité. On
est fortement lié par la communauté du sein où l’on a pris naissance, enfants d’une mère
misérable et d’un père infortuné. Aussi, mon âme partage volontairement son malheur
involontaire et, vivante, témoigne au mort ses sentiments fraternels. Ses chairs ne seront pas la
pâture des loups au ventre creux ; que personne ne le croie ; car je saurai, moi, toute femme que
je suis, lui procurer une tombe où l’ensevelir. J’en apporterai la terre dans un pli de ma robe de
lin et je l’en couvrirai moi-même, et que personne ne croie le contraire. Je trouverai bien un
expédient efficace pour seconder mon audace.

LE HÉRAUT
Je t’avertis de ne pas te rebeller ainsi contre la cité.
ANTIGONE
Je t’avertis de ne pas me faire de sommations superflues.

LE HÉRAUT
Le peuple est intraitable, quand il vient d’échapper à un désastre.
ANTIGONE
Intraitable, si tu veux ; mais celui-ci ne restera pas sans sépulture.

LE HÉRAUT
Un homme que la ville abhorre, tu veux, toi, l’honorer d’un tombeau ?
ANTIGONE
Est-ce que les dieux jusqu’ici lui ont refusé sa part d’honneur ?

LE HÉRAUT
Non pas, du moins avant le péril où il a jeté son pays.
ANTIGONE
Il n’a fait que rendre mal pour mal.

LE HÉRAUT
Mais il nous punissait tous de la faute d’un seul.
ANTIGONE
La Dispute veut toujours avoir le dernier mot parmi les dieux. Je l’ensevelirai : économise tes
discours.

LE HÉRAUT
Fais-en à ta tête ; moi, je te le défends.

LE CORYPHÉE
Hélas ! hélas ! Ô Kères Érinyes, orgueilleuses destructrices des familles, qui avez ainsi perdu de
fond en comble la race d’Œdipe, que vais-je devenir ? Que faire ? Que résoudre ? Pourrai-je
prendre sur moi de ne pas pleurer, de ne pas t’accompagner jusqu’au tombeau ?
Mais j’ai peur ; je voudrais me défaire de la crainte que m’inspire la cité. Toi, tu auras une foule
de gens pour porter ton deuil, et lui, l’infortuné, s’en ira sans lamentations, et il n’aura pour le
pleurer que les larmes de sa sœur. Qui pourrait obéir à un tel ordre ?
LE CHEF DU PREMIER DEMI-CHŒUR
Que la cité punisse ou ne punisse pas ceux qui pleurent Polynice, nous irons, nous, l’ensevelir
avec elle et nous suivrons son convoi. C’est un malheur qui touche la race entière, et la cité varie
souvent dans l’appréciation du droit.
LE CHEF DU SECOND DEMI-CHŒUR
Mais nous, c’est celui-ci que nous suivrons, comme la cité et le droit le recommandent ; car,
après les Bienheureux et le tout-puissant Zeus, c’est lui surtout qui a préservé la cité de la
destruction et qui a repoussé le flot d’étrangers tout prêt à l’engloutir.
Les Suppliantes
NOTICE SUR LES SUPPLIANTES

La pièce débute par un chœur où les filles de Danaos expriment leur aversion pour le mariage
auquel leurs cinquante cousins, fils de leur oncle Égyptos, prétendent les contraindre. Pour y
échapper, elles se sont enfuies de l’Égypte pour se réfugier à Argos, pays de leur aïeule Io, qui,
aimée de Zeus et poursuivie par la jalousie d’Héra, s’était enfin arrêtée en Égypte, où elle avait
eu du dieu un fils, Épaphos, ancêtre des rois d’Égypte. Le roi du pays, averti de leur arrivée,
vient les interroger. Elles lui font reconnaître leur origine et leur parenté avec les Argiens et lui
demandent sa protection. Il hésite à l’accorder, dans la crainte d’avoir à soutenir une guerre avec
les fils d’Égyptos ; mais elles invoquent avec insistance les droits de l’hospitalité, et le roi, après
avoir consulté son peuple, se décide à les défendre. Sur ces entrefaites, arrive un héraut, qui veut
s’emparer d’elles de vive force, lorsque le roi vient à leur secours et renvoie fièrement le héraut,
qui, en se retirant, le menace de la guerre. La pièce se termine par les actions de grâces des
Danaïdes et par un court dialogue avec leurs servantes, qui les désapprouvent et laissent entendre
qu’Aphrodite pourrait bien prendre sa revanche sur elles.
Cette fin des Suppliantes semble bien annoncer que la pièce n’est que le prélude d’une action
qui embrasse toute la légende des Danaïdes, le meurtre des cinquante Égyptiades, à l’exception
de Lyncée, épargné par Hypermestre, et la vengeance d’Égyptos, tous événements racontés dans
une épopée en six mille vers, intitulée Les Danaïdes, qui semble dater de la première moitié du
VIe siècle, et où Phrynichos avait sans doute, avant Eschyle, puisé le sujet de ses Danaïdes, et où
Eschyle lui-même a sans doute pris aussi le sujet de son drame. Les Suppliantes sont en effet la
première pièce d’une trilogie, qui se continuait par une seconde intitulée Les Égyptiens et une
troisième intitulée Les Danaïdes, le tout complété par un drame satirique, Amymone. Ces trois
titres figurent en effet dans la liste des ouvrages d’Eschyle.
Pour être simple, la pièce des Suppliantes n’en offre pas moins un très vif intérêt. Sans doute,
il n’y a pas d’intrigue proprement dite pour exciter la curiosité, mais l’action n’en progresse pas
moins par les incidents qui se succèdent et qui tiennent les Danaïdes dans les alternatives d’un
sombre désespoir ou d’une joyeuse espérance. Et tout y est peint d’une manière si vive qu’on
tremble ou qu’on se réjouit avec elles et qu’on attend comme elles le dénouement avec une
impatience croissante.
Les caractères non plus ne manquent pas de relief. C’est d’abord celui de ces femmes affolées
à la pensée d’un hymen qui leur est odieux, caractère insuffisamment expliqué pour un lecteur
moderne, mais si frappant et si poussé à l’extrême qu’on oublie l’invraisemblance d’un tel état
d’esprit. C’est ensuite celui du sage Danaos qui leur conseille la modestie et la prudence. C’est
surtout ceux du héraut insolent et brutal et du roi circonspect, qui craint d’engager son peuple
dans la guerre, mais qui, une fois sa résolution prise, traite avec une fierté hautaine l’insolent
Égyptien.
Enfin on trouve dans Les Suppliantes toutes les qualités du grand maître de style que fut
Eschyle : la vigueur, la concision, la magnificence des expressions, l’originalité d’images
grandioses et inattendues que les copistes, qui avaient peine à les comprendre, ont estropiées
dans les manuscrits ; parfois aussi une grâce et une délicatesse qu’on est surpris de trouver chez
cet artiste sublime qui aspire sans cesse à la force et à la grandeur.

Émile CHAMBRY
Personnages

LE ROI DES ARGIENS, PÉLASGOS


DANAOS
CHŒUR DES DANAÏDES
UN HÉRAUT

La scène est au bord de la mer près d’Argos. Au fond de l’orchestre, un tertre avec les statues de
Zeus, d’Apollon, de Poséïdon et d’Hermès.
LE CHŒUR
Puisse Zeus, protecteur des suppliantes, jeter un regard favorable sur notre troupe, qu’un
vaisseau amène ici des bouches au sable fin du Nil.
Nous avons quitté la terre de Zeus 1 qui touche à la Syrie ; nous nous sommes exilées, non pas
qu’un vote de la cité nous ait condamnées à être bannies pour avoir tué, mais parce que, dans
notre répugnance instinctive pour l’homme, nous repoussons avec horreur l’hymen des enfants
d’Égyptos et leur dessein impie.
Danaos, notre père, qui inspire nos desseins et guide notre troupe, a pesé les raisons, et il s’est
décidé pour le malheur le plus glorieux, qui était de fuir en toute hâte à travers les flots salés et
d’aborder à la terre d’Argos, d’où notre race s’honore de tirer son origine ; car elle est née de la
génisse harcelée par un taon 2, au toucher et au souffle de Zeus.
En quel pays mieux disposé pour nous pourrions-nous aborder avec ces rameaux de suppliantes
ceints de laine 3 qui chargent nos mains ?
Puisse la ville, puissent le pays et ses eaux limpides, puissent les dieux du ciel et les mânes
ensevelis sous terre qui exercent de lourdes vengeances,
Puisse enfin Zeus Sauveur, gardien du foyer des hommes pieux, accueillir cette troupe de
femmes suppliantes en ce pays touché de respect pour le malheur, et, avant que cet insolent
essaim de mâles, les fils d’Égyptos, ait mis le pied sur ce sol marécageux, rejetez-les à la mer
avec leur vaisseau rapide, et que là, parmi la rafale fouettée par l’ouragan, le tonnerre, les éclairs
et les vents chargés de pluie, ils se heurtent à une mer sauvage, et périssent avant de mettre la
main sur les nièces de leur père et de monter, malgré la loi qui l’interdit, dans des lits qui les
repoussent.

Maintenant j’appelle au-delà des mers, pour qu’il me protège, le jeune taureau issu de Zeus 4
qui, de son souffle, le fit naître de mon aïeule, la génisse qui paissait les fleurs. Le toucher qui lui
valut son nom mit une juste fin au temps marqué par le destin : Io engendra Épaphos.

Je vais aujourd’hui citer ce nom et rappeler les malheurs que mon antique aïeule a jadis
soufferts en ces lieux, où elle paissait le gazon, pour fournir des preuves dignes de foi de mon
origine ; si surprenantes qu’elles soient, les habitants les trouveront claires : à la longue, on en
reconnaîtra la vérité.

S’il y a près d’ici quelque indigène habile à interpréter le chant des oiseaux qui écoute mes
plaintes, il croira entendre la voix de l’épouse de Térée en proie à ses tristes pensées, la voix du
rossignol 5 que poursuit l’épervier.
Chassée des lieux qu’elle habitait avant, elle pleure la demeure qu’elle a perdue, tout en disant
la mort de son enfant, comment elle le fit périr sous les coups de sa propre main, victime de la
colère d’une mère dénaturée 6.

Comme elle, j’aime à me plaindre sur le mode ionien, en déchirant ma tendre joue brunie au
soleil du Nil et mon cœur novice aux larmes. Je ne cueille que des fleurs de deuil, en me
demandant avec angoisse si je trouverai quelque ami pour veiller sur mon exil loin du pays au
ciel serein.

Allons, dieux auteurs de notre naissance, vous qui savez où est le droit, écoutez-nous, ou, si le
destin vous interdit de nous donner pleine satisfaction, du moins vous qui détestez naturellement
la violence, montrez votre justice en face de cet hymen. Même les fugitifs épuisés par la guerre
trouvent un refuge contre le malheur près d’un autel que protège la crainte des dieux.

Ah ! si tout cela pouvait aboutir à une fin vraiment heureuse ! Le désir de Zeus n’est pas aisé à
saisir ; mais en tout cas il flamboie même dans les ténèbres, alors que la noire infortune fond sur
la race des mortels.

Quand Zeus a décidé dans sa tête l’accomplissement d’une chose, elle tombe à coup sûr, et
jamais à la renverse. Les voies de sa pensée vont à leur but, cachées sous une ombre épaisse que
nul regard ne saurait percer.

Du haut de leurs ambitieuses espérances il précipite les mortels dans le néant, mais sans s’armer
de violence : rien ne coûte de peine à un dieu. Sa pensée qui plane au haut du ciel exécute de là
tous ses desseins, sans quitter son siège sacré.

Qu’il tourne les yeux vers l’arrogance humaine telle qu’elle s’épanouit à nouveau dans la race
fougueuse qui recherche opiniâtrement mon hymen, aiguillonnée par un irrésistible délire, et
qu’elle reconnaisse la tromperie d’Atè.

Voilà les angoisses insupportables qui m’arrachent des cris aigus, de lourds sanglots et des
larmes, hélas ! hélas ! et des lamentations pareilles aux chants funèbres. Vivante, je me rends à
moi-même les honneurs des morts.
J’implore la terre montueuse d’Apis 7 : comprends-tu bien, ô terre, ma voix barbare ? Souvent
ma main s’abat, pour en mettre le lin en pièces, sur mon voile de Sidon 8.

On s’empresse d’offrir des sacrifices expiatoires aux dieux pour en obtenir le salut, quand la
mort est là, qui menace. Hélas ! hélas ! hélas ! hélas ! vents incertains ! Où ce flot nous
emportera-t‑il ?
J’implore la terre montueuse d’Apis ; comprends-tu bien, ô terre, ma voix barbare ? Souvent ma
main s’abat, pour en mettre le lin en pièces, sur mon voile de Sidon.

Sans doute la rame et le bâtiment ceint de cordes de lin qui écartait les vagues m’ont transportée
ici sans tempête, avec l’aide des vents. Je n’en fais pas de plainte ; mais puisse le Père qui voit
tout mettre enfin un terme favorable à ma détresse !
Puisse la lignée d’une auguste aïeule échapper, grands dieux ! à la couche des mâles et rester
libre et vierge !

Et que la chaste fille de Zeus 9 veuille bien, à ma prière, laisser tomber sur moi, de son auguste
visage, un regard rassurant, et qu’indignée d’une telle poursuite elle mette toute sa force de
vierge à sauver des vierges.
Puisse la lignée d’une auguste aïeule échapper, grands dieux ! à la couche des mâles et rester
libre et vierge !

Sinon, filles brunies par les rayons du soleil, nous irons avec nos rameaux suppliants chez le
dieu souterrain, le Zeus des morts, qui reçoit des hôtes innombrables, après nous être pendues,
si nous ne fléchissons pas les dieux de l’Olympe.
Ah ! Zeus, c’est Io, hélas ! qu’un courroux divin poursuit. Je reconnais la jalousie d’une épouse
toute-puissante dans le ciel. Il est terrible, le vent qui soulève la tempête.

Et alors Zeus sera en butte à des propos qui accuseront son injustice, pour avoir méprisé
l’enfant de la génisse, qu’il a jadis enfanté lui-même, et détourné les yeux de nos prières. Qu’il
écoute plutôt des cieux celles qui l’appellent.
[Ah ! Zeus, c’est Io, hélas ! qu’un courroux divin poursuit. Je reconnais la jalousie d’une épouse
toute-puissante dans le ciel. Il est terrible, le vent qui soulève la tempête 10.]
DANAOS (qui observait l’horizon du haut du tertre)
Mes enfants, il faut être prudentes. Si vous êtes arrivées ici, c’est grâce à la prudence de votre
vieux père, pilote en qui vous avez confiance. Maintenant que nous sommes sur le continent, je
vous engage, dans le même esprit de prévoyance, à garder mes avis gravés dans votre esprit.
J’aperçois un nuage de poussière, muet avant-coureur d’une armée. Des moyeux grincent,
entraînant les essieux. Je vois une troupe qui porte le bouclier et brandit le javelot, avec des
chevaux et des chars recourbés. Sans doute les chefs du pays viennent pour nous examiner,
avertis par des messagers. Mais que celui qui l’a fait sortir soit pacifique ou enflammé d’une
colère farouche, mieux vaut en tout cas, mes filles, vous asseoir sur ce tertre consacré aux dieux
de la ville. Un autel vaut mieux qu’un rempart : c’est un bouclier infrangible. Allons, montez vite
et, tenant dignement au bras gauche vos rameaux de suppliantes ceints de laine blanche, en
hommage au vénérable Zeus, faites aux étrangers des réponses pudiques, gémissantes et
conformes à vos intérêts, comme il convient à des arrivants, et expliquez clairement que votre
exil n’est point la punition du sang versé. Que votre voix n’affecte pas d’abord la hardiesse et
qu’aucune effronterie ne se lise sur vos visages au front modeste et dans vos yeux tranquilles.
Évitez le bavardage et la prolixité dans vos discours : les gens d’ici ne la peuvent souffrir 11. Il
faut céder, ne l’oubliez pas ; étrangères et fugitives, le besoin vous presse. Un langage altier ne
sied pas à des faibles.

LE CORYPHÉE
Père, tu parles avec prudence à des enfants prudents ; j’aurai soin de me rappeler tes sages
recommandations. Mais que Zeus notre aïeul jette un regard sur nous !
DANAOS
Oui, qu’il nous regarde d’un œil bienveillant !
LE CORYPHÉE
Qu’il le veuille et tout finira bien.
DANAOS
Ne tarde donc pas ; use du moyen de salut que je t’ai recommandé.

LE CORYPHÉE
Je voudrais déjà être assise à tes côtés.
(Le chœur monte sur le tertre et s’adresse à la statue de Zeus.)
Ô Zeus, prends pitié de nos peines, avant que nous périssions.
DANAOS
Invoquez aussi le fils de Zeus que vous voyez ici.

LE CORYPHÉE
Nous invoquons les rayons salutaires du Soleil.
DANAOS
Du vénérable Apollon, dieu qui fut exilé du ciel.

LE CORYPHÉE
Il pourrait, puisqu’il a connu cette destinée, compatir à celle des mortels.
DANAOS
Oui, qu’il y compatisse et nous assiste avec bonté !

LE CORYPHÉE
Lequel de ces dieux dois-je invoquer encore ?
DANAOS
Je vois ici un trident, qui indique un dieu.

LE CORYPHÉE
Comme il nous a bien conduites sur mer, qu’il nous accueille bien aussi sur terre !
DANAOS
Voici encore un autre dieu, Hermès, que les lois grecques révèrent.

LE CORYPHÉE
Qu’il nous apporte donc un heureux message de liberté !
DANAOS
Vénérez l’autel commun de tous ces dieux ; puis asseyez-vous dans ce lieu sacré, comme un
essaim de colombes fuyant des éperviers, qui sont leurs frères par le sang, mais devenus pour
elles des ennemis qui souillent la race. Comment serait-il pur, l’oiseau qui dévore l’oiseau ? Et
comment serait pur celui qui veut épouser une femme malgré elle et malgré son père ? Non,
même après sa mort, chez Hadès, il n’échappera pas au grief de luxure, s’il s’est ainsi conduit. Là
aussi, dit-on, un autre Zeus juge souverainement les crimes des morts. Soyez circonspectes et
répondez comme je vous l’ai dit, si vous voulez voir triompher votre cause.
LE ROI
De quel pays vient cette troupe à qui je m’adresse ? Elle n’est pas vêtue à la mode des Grecs ;
elle est parée de robes et de bandeaux barbares ; car ce n’est pas là le costume des femmes de
l’Argolide, ni d’aucun pays grec. Que vous ayez osé si hardiment venir en ce pays, sans hérauts
ni proxènes 12 et sans guides, voilà qui est surprenant. Voici, il est vrai, des rameaux que vous
avez, suivant l’usage des suppliants, déposés devant les dieux publics. C’est le seul point où je
puis conjecturer que vous êtes en accord avec la Grèce. On pourrait justement faire beaucoup
d’autres conjectures ; mais tu es là, et tu as la parole pour t’expliquer.

LE CORYPHÉE
Sur notre costume tu n’as rien dit que de vrai. Mais toi à qui je parle, qui es-tu ? Un simple
particulier, un héraut, porteur de la baguette sacrée, ou le chef de la cité ?

LE ROI
Quant à cela, tu peux me répondre et me parler en toute assurance. Je suis le fils de Palaichthôn,
né de la terre, Pélasgos, chef suprême de ce pays, et c’est moi, son roi, qui ai naturellement
donné mon nom au peuple des Pélasges qui cultive cette terre. Je commande à tout le pays que
traverse le Strymon sacré, à partir de sa rive occidentale. Je borde la terre des Perrhèbes, et le
pays qui est au-delà du Pinde, près de la Péonie, et les montagnes de Dodone jusqu’au point où la
mer humide coupe ma frontière ; en deçà, tout m’appartient. Quant à cette plaine du pays d’Apis,
elle a jadis été appelée de ce nom en reconnaissance des services d’un prophète médecin, Apis,
fils d’Apollon, qui, venu de l’autre côté du golfe, de Naupacte, purifia ce pays de monstres qui
dévoraient les mortels, fléaux qu’avait produits la Terre irritée des souillures dont l’avaient
infectée des meurtres anciens, serpents grouillants, funeste compagnie. Par des remèdes
tranchants parfaitement appliqués, Apis nous délivra de ces maux, et la terre d’Argos en
récompense mêle toujours son nom à ses prières. En ce qui me concerne, te voilà renseignée ;
maintenant tu peux vanter ta race et poursuivre ce que tu as à dire. Mais je t’avertis qu’on n’aime
pas ici les longs discours.

LE CORYPHÉE
Mon discours sera bref et net : nous avons l’honneur d’être de race argienne ; nous sommes le
sang de cette génisse qui fut mère d’un noble fils. Voilà la vérité ; je la confirmerai par des
preuves.

LE ROI
Ce sont là, étrangères, des affirmations incroyables pour moi : comment la race argienne
pourrait-elle être la vôtre ? Vous ressemblez plutôt à des Libyennes, pas du tout aux femmes de
notre pays, et le Nil pourrait nourrir une telle plante. Vous rappelez aussi le type cypriote frappé
par des mâles dans les moules féminins. J’ai entendu parler aussi d’Indiennes nomades
voyageant en selle à dossier sur des chameaux qui font office de chevaux dans un pays voisin de
l’Éthiopie. Si vous étiez armées d’arcs, j’aurais certainement conjecturé que vous étiez ces
Amazones sans maris, qui mangent de la chair crue. Renseigne-moi, pour que je voie mieux
comment ton origine et ton sang sont argiens.

LE CORYPHÉE
On dit, n’est-ce pas, qu’il y eut jadis en ce pays d’Argos une gardienne du temple d’Héra, Io ?
LE ROI
Oui, rien n’est plus certain ; c’est un bruit bien confirmé.

LE CORYPHÉE
Ne dit-on pas aussi que Zeus s’unit à elle, bien que simple mortelle ?

LE ROI
[lacune d’un vers]

LE CORYPHÉE
Et que leurs embrassements n’échappèrent pas à Héra.

LE ROI
Et comment finit la querelle royale ?

LE CORYPHÉE
La déesse d’Argos changea la femme en génisse.

LE ROI
Est-ce que Zeus ne s’approcha plus de la génisse aux belles cornes ?

LE CORYPHÉE
On dit qu’il la saillit sous la forme d’un taureau.

LE ROI
Que fit alors la puissante épouse de Zeus ?

LE CORYPHÉE
Elle mit près de la génisse le gardien qui voyait tout.

LE ROI
Et ce gardien qui voyait tout et ne gardait qu’une seule génisse, comment l’appelles-tu ?

LE CORYPHÉE
Argos, fils de la Terre, qui fut tué par Hermès.

LE ROI
Et qu’est-ce qu’elle inventa encore contre l’infortunée génisse ?

LE CORYPHÉE
Un insecte qui pourchasse et harcèle les bœufs ?

LE ROI
On l’appelle taon près du Nil.

LE CORYPHÉE
Aussi la chassa-t‑il de ce pays dans une course sans fin.

LE ROI
Sur ce point aussi tu es en parfait accord avec moi.

LE CORYPHÉE
Et elle arriva enfin à Canope et à Memphis.

LE ROI
[lacune d’un vers]

LE CORYPHÉE
Là, Zeus, la touchant de sa main, lui fit mettre au jour un enfant.

LE ROI
Quel est donc ce taureau, fils de Zeus, qui s’honore d’avoir pour mère une génisse ?
LE CHŒUR
Épaphos, dont le nom rappelle bien la délivrance d’Io.

LE ROI
13
[Et d’Épaphos qui est né ?]

LE CORYPHÉE
Libye qui moissonne la plus grande contrée du monde.

LE ROI
Et quel autre rameau dis-tu qui est sorti d’elle ?

LE CORYPHÉE
Bélos, qui eut deux fils et qui fut le père de mon père que voici.

LE ROI
Dis-moi maintenant le nom de cet homme sage.

LE CORYPHÉE
Danaos, et il a un frère, père de cinquante fils.

LE ROI
Dis-moi son nom aussi ; aie cette complaisance.

LE CORYPHÉE
Égyptos. Maintenant que tu connais notre antique origine, traite-nous comme si tu avais devant
toi une troupe d’Argiennes.

LE ROI
Il me semble bien en effet que d’antiques liens vous rattachent à ce pays. Mais comment avez-
vous osé quitter le toit paternel ? Quel malheur vous a frappées ?

LE CORYPHÉE
Roi des Pélasges, les hommes sont sujets à des maux de bien des sortes. Nulle part l’aile de
l’infortune ne se montre la même. Qui se serait imaginé que cette fuite imprévue nous conduirait
à Argos, notre antique parente, et que nous y chercherions un asile contre un odieux hymen ?

LE ROI
Pour quoi viens-tu, dis-moi, supplier les dieux de cette ville, avec ces rameaux frais coupés,
enveloppés de laine blanche ?

LE CORYPHÉE
Pour n’être pas esclave des fils d’Égyptos.

LE ROI
Est-ce parce que tu les hais, ou parce que tu regardes cela comme un crime ?

LE CORYPHÉE
Qui aimerait payer pour avoir un maître ?

LE ROI
C’est pour les mortels la façon d’accroître leur force.

LE CORYPHÉE
Et aussi de se tirer aisément de l’indigence.

LE ROI
Comment donc puis-je vous témoigner ma piété ?

LE CORYPHÉE
En ne me livrant pas aux fils d’Égyptos qui me réclament.

LE ROI
C’est périlleux ce que tu demandes, c’est soulever une guerre.

LE CORYPHÉE
Mais la justice protège ceux qui combattent pour elle.

LE ROI
Oui, si dès le début elle a été de votre côté.

LE CORYPHÉE
Respecte la poupe de la cité couronnée de nos rameaux.

LE ROI
Je frémis à voir ces autels ombragés de ces rameaux.

LE CORYPHÉE
Terrible aussi est le courroux de Zeus Suppliant.
LE CHŒUR
Fils de Palaichthôn, roi des Pélasges, écoute-moi d’un cœur bienveillant. Regarde la suppliante
que je suis, fuyant éperdument comme une génisse poursuivie par un loup à travers les rocs
escarpés, où elle mugit et conte sa peine au bouvier, à la protection duquel elle se confie.
LE ROI
Oui, je vois des rameaux fraîchement coupés se balancer sur cette assemblée des dieux de la cité
qu’ils ombragent. Fasse le ciel que l’arrivée de ces concitoyens étrangers ne nous cause pas de
dommage et qu’aucune querelle inattendue ni imprévue n’en résulte pour la ville : elle n’a pas
besoin de cela.
LE CHŒUR
Que la déesse des suppliants, Thémis, fille de Zeus qui dispense les destins, jette un regard sur
nous, pour que notre fuite n’ait pas de suites fâcheuses. Et toi, tout vénérable et sage que tu es,
apprends d’une plus jeune que toi qu’en respectant un suppliant tu assures ta prospérité ; car les
dieux [agréent 14] les offrandes qui leur viennent d’un cœur pur.

LE ROI
Vous n’êtes pas assises au foyer de ma demeure. Si c’est la communauté des Argiens qui est
souillée, c’est au peuple à s’occuper en commun des remèdes. Pour moi, je ne puis faire de
promesse avant d’en avoir référé à tous les Argiens.
LE CHŒUR
C’est toi, la cité ; c’est toi, le peuple : monarque sans contrôle, tu es le maître de l’autel, foyer
de la contrée. Les seuls suffrages ici sont les signes de ta tête ; le seul sceptre, celui que tu tiens
sur ton trône ; toi seul tu décides de tout ; garde-toi d’une souillure.

LE ROI
Que la souillure soit pour mes ennemis, mais je ne puis vous secourir sans dommage ; et
cependant il n’est pas humain de mépriser vos prières. Je ne sais à quoi me résoudre et j’ai peur
également d’agir et de ne pas agir et de tenter la fortune.
LE CHŒUR
Lève les yeux vers celui qui veille d’en haut et qui protège les malheureux mortels qui,
s’adressant à leurs proches, n’en obtiennent pas la justice qui leur est due par la loi. La colère
de Zeus Suppliant atteint ceux qui sont insensibles aux plaintes des malheureux.

LE ROI
Si les fils d’Égyptos ont un droit sur ta personne en vertu de la loi de ton pays, et allèguent qu’ils
sont tes plus proches parents 15, qui voudrait s’opposer à eux ? Il te faut donc plaider, toi, qu’ils
n’ont sur toi, d’après les lois de l’Égypte, aucune autorité.
LE CHŒUR
Dieu me garde d’être jamais soumise à l’autorité des mâles. Pour me préserver d’un hymen
odieux, je suis décidée à fuir sous la conduite des étoiles. Prends la justice pour alliée et juge
suivant le respect dû aux dieux.

LE ROI
Le jugement est difficile à porter : ne me prends pas pour juge. Je te l’ai déjà dit ; ce que tu
demandes, je ne puis le faire sans le peuple, en eussé-je le pouvoir. Je ne veux pas que le peuple
me dise un jour, si par hasard un tel malheur arrivait : « Pour honorer des nouveaux venus, tu as
perdu la ville. »
LE CHŒUR
Zeus, de qui nous descendons, vous et nous, contemple notre débat avec impartialité, lui qui met
naturellement l’injustice au cœur des méchants et la piété au cœur de ceux qui observent la loi.
S’il tient ainsi la balance égale, pourquoi aurais-tu regret de faire ce qui est juste ?

LE ROI
J’ai besoin pour nous sauver d’une réflexion profonde et d’un œil perçant et non troublé par
l’ivresse, qui descende dans l’abîme comme un plongeur 16, afin que tout cela n’attire pas de mal
sur la ville et se termine ensuite heureusement pour moi-même. Je ne veux pas qu’il s’ensuive
une guerre de représailles, ni qu’en vous livrant ainsi prosternées devant les autels des dieux je
perde entièrement ma maison, en attirant sur elle le terrible dieu vengeur qui, même dans
l’Hadès, ne lâche point le mort. Ne crois-tu pas que j’aie besoin d’une pensée qui nous sauve ?
LE CHŒUR
Réfléchis et sois pour nous, comme tu le dois, un pieux proxène. Ne trahis pas la fugitive qu’un
exil impie a chassée d’une contrée lointaine.

Ne me laisse pas arracher aux autels de tous ces dieux, ô toi, maître absolu de ce pays,
reconnais l’insolence des mâles et garde-toi de la colère divine.

Ne souffre pas qu’en ta présence et au mépris de la justice ils m’entraînent du pied de ces
statues, comme une cavale, en me saisissant par mes bandeaux et mes voiles aux fils serrés.

Sache-le : quelque parti que tu prennes, tes enfants et ta maison subiront un jour la même loi.
Dis-toi bien que Zeus gouverne avec justice.

LE ROI
Je ne l’ai pas oublié. Mais voici où ma barque vient échouer : c’est qu’il faut de toute nécessité,
contre les uns ou contre les autres, soutenir une guerre redoutable, et ma barque reste là clouée,
comme si elle y avait été hissée par des cabestans marins.
Nulle part je ne vois d’issue exempte de douleur. Que les richesses d’une maison soient pillées,
on peut en recouvrer plus qu’on n’en a perdu et refaire une cargaison complète, s’il plaît à Zeus,
protecteur des biens ; que ta langue ait lancé des traits intempestifs, qui remuent
douloureusement le cœur, une parole peut guérir le mal qu’une parole a causé. Mais pour
empêcher que le sang des nôtres soit versé, il faut faire force sacrifices et immoler victimes sur
victimes à de nombreux dieux pour guérir le mal, ou je me trompe fort sur le débat que je vois
venir. Mais j’aime mieux paraître ignorant que bon prophète de malheurs. Puisse l’événement
bien tourner contre mon attente !

LE CORYPHÉE
Après tant de paroles suppliantes, écoute la dernière.

LE ROI
J’écoute ; parle ; je prête l’oreille.

LE CORYPHÉE
J’ai des cordons et des ceintures pour serrer ma robe.

LE ROI
Sans doute ce sont là des objets qui conviennent à des femmes.

LE CORYPHÉE
J’ai là, sache-le, un bon recours.

LE ROI
Explique-moi ce que tu veux dire par là.

LE CORYPHÉE
Si tu ne fais pas à notre troupe une loyale promesse…

LE ROI
Quel parti comptes-tu tirer de ces ceintures ?

LE CORYPHÉE
J’en ornerai ces statues d’offrandes d’un nouveau genre.

LE ROI
Ces mots sont une énigme : explique-toi clairement.

LE CORYPHÉE
Je me pendrai sur-le-champ à ces dieux.

LE ROI
Voilà un mot qui me flagelle le cœur.

LE CORYPHÉE
Tu as compris ; je t’ai ouvert les yeux.

LE ROI
Et de toutes parts des difficultés insurmontables ! Une masse de maux s’avance sur moi comme
un fleuve. Me voilà engagé dans une mer insondable de malheurs, sans pouvoir la traverser ni
trouver un port ouvert à ma détresse. Si je ne souscris pas à votre demande, je suis par vous
menacé d’une souillure inexpiable. Si, au contraire, dressé devant nos murs, j’en viens aux mains
avec tes cousins, les fils d’Égyptos, pour décider de votre querelle, n’est-ce pas s’exposer à une
perte amère que d’ensanglanter le sol du sang des mâles pour sauver des femmes ? Et pourtant il
faut redouter le courroux de Zeus Suppliant : il n’y a pas de crainte au monde au-dessus de celle-
là. Toi, vieillard, père de ces jeunes filles, prends donc tout de suite ces rameaux en tes bras et
porte-les sur d’autres autels de nos dieux nationaux, afin que tous les citoyens voient le signe de
vos supplications et ne rejettent pas ma proposition ; car le peuple aime à critiquer ses chefs.
Peut-être la vue de ces rameaux excitera-t‑elle quelque pitié et la violence de la troupe mâle
soulèvera-t‑elle l’indignation, et le peuple en sera mieux disposé pour vous. On est toujours porté
à prendre le parti des plus faibles.
DANAOS
C’est une faveur inestimable pour nous d’avoir trouvé en toi un proxène qui respecte les
suppliants. Mais donne-moi des compagnons et des guides indigènes pour m’escorter et m’aider
à trouver les autels placés devant les temples des dieux de la cité et leurs demeures hospitalières
et aussi pour que nous puissions avancer en toute sûreté à travers la ville. La nature nous a donné
des traits différents : le Nil ne nourrit pas une race pareille à celle de l’Inachos. Veille à ce que la
hardiesse n’enfante pas la crainte. On a déjà vu des gens tuer un ami par ignorance.

LE ROI
Allez, gardes : l’étranger a raison. Conduisez-le aux autels de la cité, sièges de nos dieux, et à
ceux que vous rencontrerez dites sans vous arrêter à parler : « C’est un marin que nous
conduisons au foyer de nos dieux. »
(Danaos sort.)

LE CORYPHÉE
Tu as parlé à mon père ; qu’il s’en aille avec tes instructions. Mais moi, que dois-je faire ? Où
vas-tu pourvoir à ma sûreté ?

LE ROI
Laisse là tes rameaux, signes de ta détresse.

LE CORYPHÉE
Voilà : je les laisse, confiante en ton bras et en ta parole.

LE ROI
Passe maintenant dans la partie plane du bois sacré.

LE CORYPHÉE
Et comment un bois ouvert à tous pourrait-il me protéger ?

LE ROI
Rassure-toi : nous ne te livrerons pas aux oiseaux de proie.

LE CORYPHÉE
Mais si tu me livres à des gens plus méchants que d’impitoyables dragons ?

LE ROI
À de bonnes paroles réponds par de bonnes paroles.

LE CORYPHÉE
Il n’y a rien d’étrange à ce que la crainte me rende impatiente.

LE ROI
La crainte est impossible à maîtriser quand elle est excessive 17.

LE CORYPHÉE
Rends donc, toi, la joie à mon cœur par tes paroles et par tes actes.

LE ROI
Va, ton père ne te laissera pas longtemps seule. Moi, je vais convoquer le peuple d’Argos pour
disposer la communauté en ta faveur et j’enseignerai à ton père ce qu’il devra dire. Reste donc ici
et prie les dieux du pays de t’accorder ce que tu désires obtenir. Pour moi, je vais m’occuper de
tout cela. Puisse la Persuasion me suivre et la Fortune seconder mes efforts !
(Le roi sort.)

LE CHŒUR
Roi des rois, bienheureux entre les bienheureux, puissance souveraine entre toutes les
puissances, heureux Zeus, écoute-nous ; écarte de ta race l’insolence de ces mâles, bien digne de
ta haine, et précipite dans la mer empourprée le noir vaisseau qui nous apporte le malheur.

Jette les yeux sur des femmes dont l’antique race remonte à une aïeule qui te fut chère, et qu’on
parle à nouveau de ta bonté. Souviens-toi bien, toi dont la main toucha Io. Nous nous honorons
d’être filles de Zeus et d’être parties de ce pays.

Je suis venue sur une trace ancienne aux lieux où ma mère, sous l’œil d’un gardien, paissait les
fleurs, à la prairie nourricière de bœufs, d’où Io, pourchassée par le taon, s’enfuit, éperdue, et
traverse une foule de nations, et fendant, sur l’ordre du destin, le détroit houleux qui sépare deux
continents, passe de l’un à l’autre, qui lui est opposé.

Elle s’élance à travers l’Asie, traverse toute la Phrygie, nourricière de moutons, passe dans la
ville mysienne de Teuthras, franchit les vallons de Lydie, se lance à travers les monts des
Ciliciens et des Pamphyliens, et atteint les fleuves intarissables et le riche terroir et l’illustre
terre d’Aphrodite, fertile en froment 18.

Elle arrive, toujours piquée par l’aiguillon du bouvier ailé, dans la terre sacrée de Zeus, riche
en fruits de toute sorte, dans la prairie nourrie par la fonte des neiges et assaillie par la fureur
de Typhon, sur les bords du Nil aux eaux toujours saines, affolée, comme une bacchante, par les
indignes souffrances et les tourments que lui cause l’aiguillon d’Héra.

Les mortels qui habitaient alors la contrée pâlirent d’épouvante à ce spectacle étrange et leurs
cœurs bondirent en voyant une bête repoussante, mêlée d’être humain, moitié génisse, moitié
femme, et ils restèrent stupides devant ce prodige. Et alors quel fut celui qui charma la
souffrance de la vagabonde Io, pourchassée par le taon ?

C’est le roi dont l’empire ne connaîtra pas de fin… C’est Zeus « qui la délivre » par sa force
bienfaisante et son souffle divin, et des larmes de pudeur coulent de ses yeux affligés. Mais du
germe reçu de Zeus, suivant un récit véridique, elle enfanta un fils irréprochable.

Un fils comblé de biens durant une longue vie. Aussi la terre entière le proclame : « Ce fils à qui
nous devons la vie est sans nul doute le fils de Zeus. » Car quel autre aurait mis un terme au
délire causé par l’insidieuse Héra ? C’est là l’œuvre de Zeus. Et si l’on dit que notre race est
issue d’Épaphos, on aura touché la vérité.

Quel dieu pourrais-je invoquer avec plus de raison, vu la justice de ses actes ? C’est notre père
lui-même, le roi qui de sa propre main a planté la souche dont nous sommes issues, l’antique et
puissant auteur de notre race, le dieu qui guérit tout, le dieu des vents favorables, Zeus.
Nul pouvoir ne siège au-dessus du sien, et il est aussi fort que les plus forts. Personne n’est assis
plus haut que lui et il n’a personne à honorer d’en bas. Il parle et l’effet suit : ce que son esprit a
décidé s’accomplit aussitôt.
DANAOS
Rassurez-vous, mes enfants : le peuple d’Argos est pour nous ; il a pris des décrets décisifs.

LE CORYPHÉE
Salut, ô mon vieux père, qui m’annonces de si bonnes nouvelles. Mais dis-nous à quoi s’arrête la
décision, et jusqu’où s’est élevée la majorité des suffrages populaires.
DANAOS
Les votes des Argiens ne se sont point partagés et mon vieux cœur en a été tout ragaillardi.
L’éther a frémi de la levée des mains, quand le peuple a ratifié d’une voix unanime la proposition
de nous traiter comme des habitants du pays, comme des hommes libres, qu’on ne pourra
revendiquer pour l’esclavage et qui seront inviolables, que nul habitant, nul étranger ne pourra
saisir, à qui, en cas de violence, les habitants de ce pays devront prêter main-forte sous peine
d’être frappés d’atimie 19 ou d’exil par une sentence du peuple. Telle est la proposition qu’a fait
passer à notre sujet le roi des Pélasges, en avertissant la cité de ne pas nourrir pour les jours à
venir le redoutable ressentiment de Zeus, dieu des suppliants, et en déclarant que la double
souillure, à la fois étrangère et nationale, qui atteindrait la ville, serait une source inépuisable de
malheur. Après avoir entendu ce discours, le peuple d’Argos, sans attendre la proclamation du
héraut, l’a ratifié à main levée. Les accents persuasifs de l’habile orateur ont convaincu le peuple
pélasge et Zeus a emporté la décision.

LE CORYPHÉE
Allons, faisons des vœux de bonheur pour les Argiens en retour de leurs bienfaits. Que Zeus
hospitalier ait égard aux hommages que lui rend la bouche de ses hôtes et qu’il mène vraiment à
bonne fin tous nos vœux !
LE CHŒUR
Voici le moment pour vous, dieux issus de Zeus, d’exaucer les vœux que nous voulons répandre
sur ce peuple. Que jamais la terre des Pélasges ne soit livrée à l’incendie par la fureur d’Arès,
dont le cri arrête les danses et qui moissonne les mortels dans les champs faits pour d’autres
moissons !
Car ils ont eu pitié de nous, en émettant ce vote favorable ; ils respectent les suppliants de Zeus
dans ce troupeau pitoyable.

Ils n’ont pas dédaigné la cause des femmes et voté pour les mâles ; ils ont songé au dieu qui
surveille et venge le crime, sans qu’on puisse lutter avec lui. Aussi quelle maison pourrait se
réjouir, quand il s’abat sur son toit de tout le poids de sa colère ?
Ils honorent leurs parents dans la personne des suppliants de Zeus très saint. Aussi plairont-ils
aux dieux en sacrifiant sur des autels purs !

Aussi qu’à l’ombre de ces rameaux il ne vole de ma bouche que des vœux pour sa gloire. Que
jamais la peste ne vide la cité de ses hommes et que la discorde intestine ne rougisse pas la terre
du sang des citoyens abattus !
Que la fleur de la jeunesse échappe à la faux, et que l’amant d’Aphrodite, Arès, fléau des
humains, ne la tranche pas dans son éclat !

Que les vieillards s’assemblent en foule auprès des autels brûlants ! Ainsi la cité sera prospère,
parce qu’on y vénérera le grand Zeus, le dieu hospitalier surtout, celui dont l’antique loi règle le
destin.
Nous souhaitons qu’il naisse toujours de nouveaux fils pour veiller sur le pays, et qu’Artémis
Hécate veille aux couches de ses femmes.

Qu’aucun fléau ne vienne tuer ses hommes et ravager la cité, en armant Arès, dieu des larmes,
qui fait taire les chœurs et la cithare, et soulève les clameurs de la guerre civile !
Que le triste essaim des maladies aille se poser loin de la tête des citoyens et que le dieu du
Lycée 20 soit propice à toute la jeunesse !

Fasse Zeus que la terre leur paye un exact tribut de fruits en toute saison, que les brebis qui
paissent leur campagne mettent bas des milliers de petits et que tout prospère sous la faveur des
dieux !
Que les aèdes fassent retentir près des autels des chants d’allégresse et que des bouches pures
unissent leurs voix aux sons de la lyre !

Que le conseil qui gouverne la cité, pouvoir prévoyant qui veille au bien commun, garde
constamment ses honneurs et qu’avant d’armer Arès il écarte les malheurs en se montrant de
composition facile avec les étrangers !

Qu’on décerne toujours aux dieux protecteurs du pays les honneurs que les ancêtres leur
rendaient, en se couronnant de laurier et leur immolant des bœufs ! Car la vénération de ceux
qui nous ont donné le jour est la troisième loi inscrite au livre infiniment respectable de la
justice.
DANAOS
Voilà des vœux sages, mes enfants ; je les approuve ; mais vous-mêmes, ne vous effrayez pas si
je vous annonce une nouvelle inattendue. De cet observatoire, asile de notre troupe suppliante,
j’aperçois le navire ; il est facile à distinguer et je reconnais fort bien l’arrangement de ses voiles,
ses bastingages et la proue qui, de ses yeux, regarde la route devant elle, et qui, au gré de ceux
chez qui elle ne vient pas en amie, n’est que trop obéissante au gouvernail qui la dirige de
l’arrière du vaisseau. Je distingue les marins dont les membres noirs saillent de leurs vêtements
blancs ; puis voici les autres bâtiments et toute l’armée qui viennent en vue. Le vaisseau qui tient
la tête a replié sa voile à l’approche du rivage et avance à grand bruit de rames. Ce que vous avez
à faire, vous, c’est d’envisager le fait avec calme et prudence et de vous attacher à ces dieux.
Pour moi, je vais aller chercher des défenseurs et des avocats. Il se peut qu’un héraut ou une
ambassade vienne pour vous emmener et vous ressaisir par droit de reprise. Mais cela ne sera
point, ne le craignez pas. Néanmoins il est bon, si notre secours se fait attendre, de ne jamais
oublier la protection que vous trouvez ici. Aie confiance, aux temps et jour marqués, tout mortel
qui méprise les dieux recevra son châtiment.

LE CORYPHÉE
Père, j’ai peur ; car les vaisseaux aux ailes rapides sont arrivés. Il n’y a plus à compter sur aucun
délai.
LE CHŒUR
J’ai vraiment bien peur de n’avoir rien gagné à fuir ainsi et à courir les chemins. Je meurs
d’effroi, père.
DANAOS
Les Argiens ont émis un vote décisif. Prends donc courage, mon enfant. Ils combattront pour toi,
j’en suis sûr.

LE CORYPHÉE
C’est une engeance maudite que ces insolents fils d’Égyptos, insatiables de combats : tu le sais
comme moi.
LE CHŒUR
Ils ont réussi dans leur rancune à passer jusqu’ici sur ces vaisseaux à la solide et sombre carène
avec leur nombreuse armée noire.
DANAOS
Nombreux aussi sont ceux qu’ils trouveront, avec des bras durcis à la chaleur des midis.
LE CORYPHÉE
Ne me laisse pas seule, je t’en supplie, père. Une femme qu’on laisse seule n’est plus rien. Mars
n’habite pas en elle.
LE CHŒUR
Eux n’ont que des pensées funestes et des desseins perfides, et leurs esprits impurs, tout comme
les corbeaux, n’ont aucun souci des autels.
DANAOS
Ce serait pour nous, ma fille, un bel avantage, s’ils se faisaient haïr des dieux comme de toi.

LE CORYPHÉE
Ah ! ce ne sont certainement pas ces tridents et la majesté des dieux qui leur feront craindre de
porter les mains sur nous, mon père.
LE CHŒUR
Avec leur arrogance sans borne, leur cœur impie, forcené, d’une impudence de chien, ils sont
entièrement sourds à la voix des dieux.
DANAOS
Mais on dit que les loups sont plus forts que les chiens, et le fruit du papyrus ne l’emporte pas
sur l’épi 21.

LE CORYPHÉE
Comme ils ont aussi les instincts luxurieux et sacrilèges des bêtes brutes, il faut prendre garde de
tomber en leur pouvoir.
DANAOS
Il faut du temps pour manœuvrer une armée navale et trouver le mouillage d’où il faut porter à
terre les amarres qui assurent le salut du navire, et même quand l’ancre est jetée, les
commandants ne sont pas rassurés sur-le-champ, surtout quand ils sont arrivés dans un pays sans
port, à l’heure où le soleil décline vers la nuit. La nuit cause d’ordinaire de l’angoisse au pilote
prudent. L’armée ne pourrait même pas débarquer comme il faut si le vaisseau n’est pas au
préalable assuré du mouillage. Pour toi, puisque tu as peur, n’oublie pas de recourir aux dieux.
[Quant à moi, je reviendrai bientôt] avec du secours 22. Le messager n’encourra point de reproche
de la cité : il est vieux, mais il est jeune d’esprit et sait user de sa langue.
LE CHŒUR
Ah ! terre montueuse, digne objet de ma vénération, que vais-je devenir ? Où fuir en ce pays
d’Apis pour trouver une cachette sombre ? Si seulement j’étais une fumée noire qui s’approche
des nuées de Zeus ! Si je pouvais disparaître tout entière et, comme la poussière qui, sans ailes,
se disperse dans les airs, échapper à la vue et mourir !

Mon âme ne s’arrête pas de frissonner ; je sens palpiter mon cœur assombri. Ce que mon père a
vu de sa guette m’a perdue : je meurs d’effroi. Je voudrais trouver un lacet fatal et me pendre
avant qu’un homme exécré portât la main sur mon corps. Que je meure plutôt et devienne sujette
d’Hadès !

Puissé-je avoir dans l’éther un siège contre lequel les nuages humides se changent en neige, ou
un roc escarpé, inaccessible, invisible, sauvage, suspendu en l’air, une aire de vautour qui
m’assurerait une chute profonde, avant de subir malgré mon cœur un hymen déchirant !

Je consens alors à devenir la proie des chiens et le dîner des oiseaux de l’Argolide. La mort
délivre de la douleur et des gémissements. Qu’elle vienne avant que j’entre dans la couche
nuptiale ! Quelle autre voie pourrais-je me frayer pour fuir et pour m’affranchir du mariage ?

Élève ta voix aiguë jusqu’au ciel en invoquant les dieux dans tes chants ; que je puisse voir la fin
de mes épreuves, être délivrée et tranquille ! Regarde-nous, père, et jette sur la violence les
regards de colère qu’elle mérite. Respecte tes suppliantes, Zeus tout-puissant, protecteur de ce
pays.

Car la race d’Égyptos, ces mâles d’une intolérable insolence qui courent sur mes pas avec des
clameurs luxurieuses, cherchent à prendre de force la fugitive. Mais c’est toi seul qui tiens le
plateau de la balance. Qu’est-ce que les mortels peuvent accomplir sans toi ?

Ah ! ah ! voilà le ravisseur qui sort du vaisseau ; il touche terre. Puisses-tu périr auparavant,
ravisseur 23
J’élève un cri de détresse. Je vois ici le prélude de violences qu’on me prépare. Ah ! Ah ! fuis
vers le secours. La terreur triomphe, intolérable, sur terre et sur mer. Roi du pays, protège-nous.

LE HÉRAUT
En route, en route pour la galiote de toute la vitesse de vos jambes. Sinon, sinon, gare aux
cheveux arrachés, oui, arrachés, aux piqûres du fer, aux têtes coupées dans un sanglant
massacre. En route, en route, malheureuses, vers le vaisseau.
LE CHŒUR
Si seulement, en traversant les flots houleux de la mer, tu avais péri avec l’insolence de tes
maîtres et leur vaisseau aux fortes chevilles !

LE HÉRAUT
Allons, entre dans le vaisseau.
Je t’intime l’ordre de lâcher l’autel…
Quitte ton siège, viens au vaisseau et montre ton respect pour la cité.
LE CHŒUR
Puissé-je ne jamais revoir les eaux nourricières de bœufs qui font naître et affluer chez les
hommes le sang qui donne la vie !

LE HÉRAUT

Mais toi, tu vas, sans tarder, monter dans le vaisseau, que tu le veuilles ou non

LE CHŒUR
Ah ! Ah ! puisses-tu périr sans recours, en errant dans la plaine liquide, poussé par les vents du
ciel contre le promontoire sablonneux de Sarpédon 24 !

LE HÉRAUT
Crie, vocifère, appelle les dieux. Une fois dans la galiote égyptienne, tu ne sauteras pas par-
dessus bord. Crie, hurle, plus amèrement

LE CHŒUR
Hélas ! hélas !
Que le grand Nil qui te voit t’écarte loin de nous avec ton insolence et te fasse disparaître.

LE HÉRAUT
Je te somme de monter dans la galiote qui se balance, et vite et sans tarder. Si je dois te traîner, je
n’épargnerai pas tes boucles de cheveux.
LE CHŒUR
Hélas ! père, le secours des autels est ma perte. Oui, il m’entraîne à la mer comme une araignée,
pas à pas, le spectre, le spectre noir. Hélas ! Hélas ! Hélas ! Terre mère, Terre mère, écarte
l’effrayant hurleur, ô père, Zeus, fils de la Terre.

LE HÉRAUT
Non, je ne crains pas les dieux d’ici : ils n’ont pas élevé mon enfance ni nourri ma vieillesse.
LE CHŒUR
Il bondit vers moi, le serpent à deux pieds. Comme une vipère, il me mord et me tient.
Hélas ! Hélas ! Hélas ! Terre mère, Terre mère, écarte l’effrayant hurleur, ô père, Zeus, fils de
la Terre.

LE HÉRAUT
Si tu ne gagnes pas le vaisseau suivant mes ordres, je vais sans pitié mettre en pièces ta tunique.
LE CHŒUR
Nous sommes perdues. Seigneur, on nous traite d’une manière impie.

LE HÉRAUT
Des seigneurs, vous allez en voir, et beaucoup, les fils d’Égyptos. N’ayez crainte : vous ne direz
pas que vous manquez de maîtres.
LE CHŒUR
Ah ! chefs qui commandez la ville, on me fait violence.

LE HÉRAUT
Je vois bien qu’il faudra, pour vous arracher d’ici, vous traîner par les cheveux, puisque vous
faites la sourde oreille à mes appels.

LE ROI
Hé là, toi, que fais-tu ? Par quelle imprudence oses-tu mépriser cette terre des Pélasges ? Crois-tu
donc être venu dans une ville de femmes ? Pour un barbare, tu en prends bien à l’aise avec les
Grecs. Commettre une telle méprise, c’est montrer peu de sens.

LE HÉRAUT
En quoi suis-je fautif et manqué-je à la justice ?

LE ROI
D’abord tu ne sais pas te comporter comme le doit un étranger.

LE HÉRAUT
Comment donc ? Je ne fais que retrouver ce que j’ai perdu.

LE ROI
À quels proxènes du pays t’es-tu adressé ?

LE HÉRAUT
Au plus grand des proxènes, à Hermès, dieu de ceux qui cherchent.

LE ROI
Tu t’es adressé aux dieux et tu n’as aucun respect pour les dieux.

LE HÉRAUT
Les dieux que j’honore sont ceux du Nil.

LE ROI
Et ceux d’ici ne sont rien, à t’entendre.

LE HÉRAUT
J’emmènerai ces femmes, à moins qu’on ne me les ravisse.

LE ROI
Il t’en cuira, si tu les touches, et sans attendre longtemps.
LE HÉRAUT
J’entends là des mots qui n’ont rien d’hospitalier.

LE ROI
Je ne traite point en hôtes ceux qui dépouillent les dieux.

LE HÉRAUT
Je vais aller rendre compte de cela aux fils d’Égyptos.

LE ROI
C’est de quoi je ne me soucie guère.

LE HÉRAUT
Mais, pour savoir et rapporter plus clairement les choses, car il faut qu’un héraut rende
clairement compte de tout, comment dois-je m’exprimer, et par qui dirai-je en arrivant que la
troupe des cousines m’a été enlevée ? Ces débats-là, Arès ne les juge pas sur des dépositions de
témoins et ne résout pas la querelle en recevant de l’argent. Il faut qu’il y ait auparavant bien des
hommes tombés et des vies fauchées.

LE ROI
Qu’ai-je besoin de te dire mon nom ? Tu apprendras à le connaître avec le temps, toi et tes
compagnons. Quant à ces femmes, tu les emmèneras, si elles y consentent de bon cœur et si tu
les décides par de pieuses raisons. Le peuple d’Argos a ratifié d’une voix unanime la résolution
de ne point rendre, malgré elle, cette troupe de femmes. C’est un clou nettement planté et
enfoncé qui restera inébranlable. Ce sont choses que nous n’avons point gravées sur des tablettes
ni scellées dans les plis d’une feuille de papyrus. Voilà la réponse nette qu’une bouche libre te
fait entendre. Maintenant disparais au plus vite de mes yeux.

LE HÉRAUT
Sache que dès à présent tu soulèves une guerre nouvelle. Puissent la victoire et la force se ranger
du côté des mâles !

LE ROI
Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays et qui ne boivent pas de vin d’orge.
(Le héraut se retire.)
Vous toutes, avec vos fidèles suivantes, rassurez-vous et entrez dans notre ville bien close, que
protège l’appareil de ses hautes tours. L’État y possède de nombreuses maisons. Moi-même je
suis pourvu d’un palais d’une ampleur suffisante. Vous pouvez disposer ici de demeures
confortables à partager avec beaucoup d’autres. Mais, si cela vous plaît mieux, vous pouvez
habiter des maisons où vous serez seules. Libre à vous de choisir ce qui vous paraît le mieux et le
plus agréable, je réponds de vous, moi et tous les citoyens qui vous l’ont garanti par leur vote.
Pourquoi attendre des patrons plus autorisés que ceux-ci ?

LE CORYPHÉE
Ah ! puisses-tu, en retour de tes bienfaits, être comblé de biens, divin roi des Pélasges ! Mais aie
la bonté de nous renvoyer ici notre père, le vaillant Danaos, pour nous guider et nous conseiller.
C’est à lui de décider le premier en quelles maisons nous devons demeurer et où nous serons
bien accueillies. Chacun est prêt à trouver à redire aux étrangers. Tâchons que tout se passe au
mieux.
(Le roi sort.)
Pour qu’on nous estime et pour qu’on parle de nous sans malice, rangez-vous, chères servantes, à
la place que Danaos a assignée à chacune de vous en l’inscrivant dans notre dot.
DANAOS
Mes enfants, il faut que vous offriez aux Argiens des vœux, des sacrifices et des libations comme
à des dieux de l’Olympe, puisque, d’un accord unanime, ils viennent de nous sauver. Ils ont en
effet écouté le récit de ce que j’ai fait avec la sympathie qu’on a pour des parents et l’indignation
que méritent vos cousins. Ils m’ont de plus donné cette escorte de satellites armés, pour
m’octroyer une marque d’honneur et pour me garantir contre un coup de lance imprévu et mortel
qui me frapperait par surprise et qui serait pour ce pays un éternel fardeau. En échange de tels
services, vous devez, si votre âme est bien gouvernée, redoubler pour eux de vénération et de
reconnaissance. Et maintenant, à côté des nombreuses leçons de modestie inscrites en votre
souvenir par votre père, inscrivez encore cette maxime, que le temps seul découvre ce que vaut
une troupe d’inconnus. Chacun porte une langue prête à médire de l’étranger et se laisse aller
facilement à le salir de ses propos. Aussi je vous engage à ne pas me couvrir de honte, avec cette
beauté qui attire sur vous les regards des hommes. Le tendre fruit mûr n’est pas facile à garder :
tous y portent la dent, bêtes et hommes, vous le savez, monstres qui volent et monstres qui
marchent sur le sol. Cypris proclame l’attrait des corps pleins de suc 25
Tout homme qui passe devant les vierges aux formes délicates leur décoche le trait charmeur du
regard, vaincu par l’amour. Sachant cela, gardons-nous de subir un malheur que nous n’avons
évité qu’aux prix de bien des fatigues et en labourant de notre carène une grande étendue de mer,
et ne commettons point de faute qui serait une honte pour nous, une joie pour nos ennemis. Pour
nous loger, nous avons même deux habitations, celle que le roi des Pélasges nous propose et
celle que la ville nous offre, et cela sans nous faire payer de loyer. Ce sont là des facilités.
Seulement observez bien les conseils de votre père : mettez la modestie à plus haut prix que la
vie.

LE CORYPHÉE
Pour le reste, puissent les dieux de l’Olympe assurer notre bonheur. Quant à la fleur de ma
beauté, rassure-toi, père. À moins que les dieux n’aient pris une décision nouvelle, je ne
m’écarterai pas de la voie que mon cœur a suivie jusqu’ici.
(Danaos sort.)

LE CHŒUR
Allez, célébrez les dieux bienheureux, seigneurs d’Argos, ceux qui habitent la ville et ceux qui
habitent les bords de l’antique Érasinos. Et vous, suivantes, répondez à notre chant. Adressons
nos louanges à la ville des Pélasges et ne vénérons plus dans nos hymnes les bouches du Nil,

mais les fleuves qui versent à travers la contrée leurs ondes paisibles et par des canaux multiples
ameublissent le sol de leurs gras épanchements. Que la chaste Artémis jette sur notre troupe un
regard de pitié et que Cythérée ne nous impose point un hymen forcé ! Que le ciel réserve cette
épreuve à nos ennemis !
LES SUIVANTES
Nous n’oublions pas Cypris dans nos chants pieux ; car elle est avec Héra presque aussi
puissante que Zeus. C’est une déesse à l’esprit subtil, et on l’honore pour ses œuvres augustes.
Près d’elle, associés à leur mère, se tiennent le Désir et la Persuasion enchanteresse à qui rien
ne résiste. Harmonie aussi a reçu sa part du lot d’Aphrodite, ainsi que les Amours aux tendres
gazouillements.

Pour les suppliantes, je crains les vents, les douleurs cruelles, les guerres sanglantes. Pourquoi
ont-ils fait une si heureuse traversée et nous ont-ils poursuivies si vite ? Ce qui est marqué par le
destin pourrait bien s’accomplir. On ne peut passer outre à la profonde, à l’impénétrable pensée
de Zeus. Comme bien d’autres femmes avant toi, tu pourrais bien finir par le mariage.
LE CHŒUR
Que le grand Zeus détourne de moi l’hymen des fils d’Égyptos !

LES SUIVANTES
Ce serait pourtant là le mieux.
LE CHŒUR
Tu voudrais, toi, fléchir une inflexible.

LES SUIVANTES
Et toi, tu ne connais pas l’avenir.
LE CHŒUR
Mais pourquoi devrais-je lire dans l’esprit de Zeus, abîme insondable ?

LES SUIVANTES
Mesure mieux tes vœux.
LE CHŒUR
Quelle mesure veux-tu que j’observe ?

LES SUIVANTES
Ne scrute pas trop curieusement les secrets des dieux.
LE CHŒUR
Que le seigneur Zeus me garde d’un mariage détestable, odieux, lui qui délivra heureusement Io
de sa peine, en la touchant d’une main salutaire et lui faisant une douce violence.

Et qu’il accorde la victoire aux femmes – je me résigne au moindre mal et à la moitié de mes
vœux – et qu’un arrêt conforme à la justice suive mes prières et que je me voie libre grâce à
quelque arrangement divin.
DOSSIER

1. — Menaces sur la cité : individu et communauté face au péril extérieur


2. — Périls dans la communauté : la menace intérieure
3. — Façons tragiques de repenser l’union des individus au sein de la communauté
1. — Menaces sur la cité :
individu et communauté face au péril extérieur

Une communauté prend souvent conscience de son identité lorsqu’elle fait face à un ennemi
extérieur : les Grecs eux-mêmes ont pu faire cette expérience au début du Ve siècle, comme le
montre l’émergence de la figure du barbare à l’époque des guerres médiques. La tragédie des
Sept contre Thèbes est très marquée par la crainte d’une invasion ennemie, au point de déformer
la réalité et d’assimiler les Argiens, pourtant grecs, à des barbares. La confrontation entre Grecs
et barbares envahit le mythe des Labdacides, si bien qu’Étéocle est d’abord présenté comme le
chef responsable d’une communauté en péril, plutôt que comme le fils maudit d’Œdipe qu’il est
en fait. Dans cette pièce, l’affrontement se fait entièrement dans les mots : il convient
d’interroger l’image que se donne la communauté dans son affrontement avec les sept assaillants
du camp argien, et le rôle joué par son chef Étéocle.
En outre, le lieu représenté par l’espace scénique est souvent, dans la tragédie grecque, un lieu
de contact entre l’extérieur sauvage et l’intérieur de la cité grecque : cela est particulièrement
marqué dans Les Suppliantes. En effet, les Danaïdes arrivent au début de la pièce dans un lieu
appartenant à la cité d’Argos et abritant les statues de ses dieux ; dès lors, ce lieu sert à mettre en
contact l’Égypte barbare, d’où viennent les Danaïdes, et la communauté grecque des Argiens,
représentée sur scène par leur roi Pélasgos. Ce contact prend la double forme d’une réunion et
d’un conflit, puisque les Danaïdes sont accueillies dans la cité mais leurs cousins rejetés ; la
communauté grecque prend cette fois le risque d’accueillir l’étranger qui pourrait mettre à mal
son fonctionnement. L’étranger se présente ici en des termes plus troubles que dans Les Sept
contre Thèbes, puisque les Danaïdes sont à la fois barbares et grecques : le rituel qu’elles mettent
en œuvre, la supplication, va plonger le roi Pélasgos dans un dilemme qui interroge ses rapports
avec sa propre communauté.

Étéocle, garant des valeurs de la cité thébaine


Dans Les Sept contre Thèbes, le seul personnage individualisé présent sur scène est Étéocle.
En effet, le messager est un personnage qui se résume à sa fonction 1, et le chœur un personnage
collectif qui n’a pas d’identité mythologique précise puisqu’il s’agit d’un groupe de jeunes
femmes thébaines. Si le titre met en avant les sept assaillants venus d’Argos, ceux-ci
n’apparaissent pas sur scène – si l’on veut bien considérer Polynice, dont le cadavre est présenté
à la fin de la pièce, comme un cas à part. Étéocle est donc le seul individu important sur scène.
Héros de la pièce, il prétend implicitement agir selon une conception idéale du comportement
masculin en temps de guerre qui se définit par la maîtrise de soi, une grande efficacité pratique,
la capacité à anticiper, les qualités guerrières du courage et de la discipline, et une solide
connaissance des mythes fondateurs de sa cité. Or la présence de son nom en opposition à
l’ensemble de la cité dès sa première tirade (« seul, Étéocle sera décrié dans toute la ville »,
p. 45) nous invite à interroger les rapports qu’il entretient avec la communauté thébaine et la
façon dont ces valeurs dialoguent avec celles de la cité d’une part, mais aussi celles des autres
communautés mises en œuvre dans la pièce, les femmes qui constituent le chœur et les guerriers
argiens.

Le pilote avisé d’une cité-navire


Dès le début de la pièce, Étéocle se présente comme le pilote vigilant qui dirige la cité d’un
œil résistant au sommeil :
Peuple de Cadmos, il faut dire ce que les circonstances exigent, lorsqu’on tient le gouvernail de la cité et qu’on veille sur la chose
publique, sans laisser le sommeil fermer ses paupières. (p. 45)

La cité de Thèbes est un navire sur lequel veille Étéocle : l’image du roi avisé au service de sa
communauté, celle des citoyens thébains, reviendra à plusieurs reprises. Le pilote se caractérise
par sa capacité à saisir finement les circonstances. Le concept ici employé en grec est celui de
kairos, qui désigne le moment où les circonstances sont favorables à l’action humaine, et
suppose que celle-ci vienne s’insérer dans le cosmos pour y inscrire sa marque. Il s’agit d’être en
phase avec son environnement pour agir efficacement, sans imposer pour autant sa volonté au
monde. Lié à la sphère de la technique, ce concept entretient un rapport privilégié avec la
conduite des chars et la navigation (comme c’est le cas ici), car il désigne l’instant propice à une
manœuvre : par cet emploi, Étéocle se présente comme habile. Il sait aussi faire preuve de
prévision, comme il le montre en évoquant les hommes qu’il a envoyés surveiller l’armée
argienne (« De mon côté, j’ai envoyé des émissaires pour épier l’armée, j’ai confiance au succès
de leurs démarches. Leurs rapports entendus, je ne risque pas d’être surpris », p. 46).
L’image du roi-pilote est reprise par le messager, et renforcée par l’assimilation des assaillants
à une vague qui s’apprête à déferler sur la cité-navire (« C’est à toi, comme un habile pilote, de
fortifier la ville, avant que le souffle d’Arès se déchaîne ; car on entend la vague terrestre des
assaillants », p. 47). Plus tard, Étéocle compare les déplacements des femmes du chœur apeurées
par l’approche des Argiens à ceux d’un marin paniqué sur un bateau (« Hé quoi ! est-ce en fuyant
de la poupe à la proue que le nautonier trouve le moyen de se sauver quand le navire est fatigué
par le flot marin ? », p. 51) ; la métaphore est filée jusqu’à suggérer que les femmes pourraient
faire chavirer le bateau : en ce sens, elles seraient une force du chaos qui redouble la menace de
la tempête.

Rassembler les hommes et les dieux


La piété d’Étéocle
Étéocle se présente comme un roi pieux, qui s’appuie sur les dieux pour assurer son succès, à
la différence des sept assaillants qui, pour la plupart, sont caractérisés par l’impiété. Les dieux et
les différents rituels ou cérémonies que l’on organise en leur honneur sont l’un des facteurs de
cohésion de la communauté d’une cité grecque : en les honorant, Étéocle contribue à maintenir
l’unité de la cité dont il a la responsabilité. Ainsi, dans le prologue, il formule de nombreuses
prières pour le salut de Thèbes et prend soin de s’attirer la bienveillance des dieux (« ce qu’à
Dieu ne plaise, un malheur arrive » ; « lamentations, dont Zeus Préservateur veuille,
conformément à son nom, préserver la cité cadméenne ! », p. 45 ; « les dieux nous donneront la
victoire », p. 46 ; « Ô Zeus, ô Terre, ô dieux de Thèbes et toi, Malédiction, puissante Érinys d’un
père, ne déracinez pas, ne ruinez pas à jamais, ne livrez pas à l’ennemi une ville où résonne la
langue grecque, et les foyers de ses maisons », p. 47).
Étéocle fait de la piété des Thébains un élément de cohésion et d’engagement pour ses
soldats : lorsqu’il leur ordonne de porter secours « à la ville, aux autels des dieux du pays, afin
que leur culte ne soit jamais effacé » (p. 45), les dieux sont indissociables de la cité qu’ils
habitent. Les dieux participent de l’identité thébaine qu’il faut protéger au combat contre les
Argiens ; comme pour dramatiser les enjeux du conflit, Étéocle ose évoquer leur disparition :
« l’on dit que, lorsqu’une ville est prise, ses dieux eux-mêmes l’abandonnent » (p. 51).
Argiens impies, pieux Thébains
La piété d’Étéocle contraste avec le comportement des sept assaillants. Le premier guerrier,
Tydée, est immédiatement présenté comme un homme impie, puisqu’il outrage le devin ayant
révélé que les présages ne sont pas favorables à l’assaut des Argiens (p. 58). Capanée, le
deuxième guerrier, affirme qu’il « saccagera la ville, que les dieux le veuillent ou qu’ils ne le
veuillent pas, et que l’opposition de Zeus, se dressant devant lui, ne l’arrêterait pas » (p. 60). Il
adopte ainsi une attitude inverse à celle d’Étéocle qui prenait soin de mettre les dieux de son
côté. Étéoclos, lui, défie les dieux avec un bouclier représentant un guerrier qui prétend qu’Arès
lui-même ne saurait l’empêcher d’assaillir la ville (p. 61) : il fait ainsi preuve d’hybris, cette
forme de démesure orgueilleuse que les hommes manifestent lorsqu’ils dépassent leur condition
pour rivaliser avec les dieux. Le cinquième guerrier, Parthénopée, dit honorer davantage sa lance
que n’importe quelle divinité, en quoi il fait également preuve d’impiété.
En réponse, Étéocle prend soin de finir chacune de ses tirades en insistant sur sa propre piété
ou sur celle des Thébains. Il en appelle à la bienveillance d’Artémis et des autres dieux comme
garants de son action (p. 60). Mégareus, le Thébain qu’il oppose à Étéoclos, se distingue par sa
piété filiale : s’il est vainqueur, il entend décorer de ses prises de guerre la maison de son père.
Plus loin, Étéocle rappelle la puissance de Zeus que personne n’a vaincu, marquant ainsi sa
distance par rapport aux pensées impies d’un Capanée. La réplique qu’il consacre à l’adversaire
d’Amphiaraos s’achève sur une formule qui résume sa piété : « ce sont les dieux qui accordent la
victoire aux mortels » (p. 67).
Ces expressions de la piété d’Étéocle trouvent un écho dans les paroles du messager
(« redoutable est l’homme qui révère les dieux », déclare-t‑il à propos d’Amphiaraos p. 66) et
dans celles du chœur. Ce dernier conclut chaque paire de tirades par une prière qui bénit le
guerrier désigné par Étéocle ou une malédiction contre l’assaillant argien. Ainsi, au sujet
d’Hyperbios :
Oui, j’ai confiance que celui qui porte sur son bouclier le corps du démon enseveli sous terre, de l’odieux adversaire de Zeus,
image en horreur aux hommes et aux dieux immortels, brisera sa tête devant la porte. (p. 63)

Si dans la pièce Étéocle et le chœur des femmes s’opposent à plusieurs reprises, lors de
l’épisode des boucliers tous les membres de la communauté thébaine présentent un front uni pour
mobiliser les dieux contre les Argiens impies.
Faire alliance avec les dieux ?
La grande piété dont fait preuve Étéocle se distingue de l’impiété des sept assaillants, mais
aussi de la forme de piété que présente le chœur des femmes thébaines. Ces dernières sont en
effet caractérisées par la faiblesse et l’impuissance, et dès lors, elles ne peuvent que supplier les
dieux d’intervenir ; Étéocle, quant à lui, semble suggérer que les hommes ont un rôle plus actif à
jouer que de seulement s’en remettre à la toute-puissance des dieux.
Dès le prologue, Étéocle recherche une forme d’alliance avec les dieux : « Nos intérêts, j’ose
le croire, sont les vôtres ; car une ville qui prospère honore les dieux » (p. 47). Il crée ainsi une
communauté d’intérêts avec eux, suggérant qu’ils doivent s’entraider. Plus loin, il ose même
suggérer que les dieux pourraient quitter la cité si elle était prise, de sorte qu’ils ont intérêt à
s’engager pour la cité. Au début de sa première tirade (« Zeus Préservateur veuille,
conformément à son nom, préserver la cité cadméenne ! C’est aussi le moment pour vous tous »),
Étéocle articule déjà précisément l’action des dieux à celle des hommes : il s’est occupé d’abord
de faire une prière à Zeus, maintenant il doit mobiliser ses hommes. L’une ne précède pas l’autre,
les deux se complètent.
La querelle d’Étéocle avec les femmes dans le premier épisode précise le rapport du roi
thébain aux dieux : nous comprenons qu’il fonde le droit des hommes à entrer en interaction avec
les dieux sur le sacrifice consenti par ces mêmes hommes à la guerre. En effet, lors de la
parodos, les femmes du chœur sont entrées de façon désordonnée sur scène pour se jeter aux
pieds des statues des dieux en implorant leur secours, et Étéocle s’est montré irrité par cette
démonstration de panique. Dans le premier épisode, il s’efforce de rectifier l’expression
religieuse du chœur et met en avant l’action guerrière des hommes :
Priez-les de repousser de nos murs la lance des ennemis. N’est-ce pas d’ailleurs leur intérêt ? (p. 51)
C’est aux hommes qu’il appartient d’offrir des sacrifices aux dieux et d’interroger les oracles, en tâtant l’ennemi. (p. 52)
Si vous entendez parler de morts ou de blessés, ne vous abandonnez pas aux lamentations. C’est de cela qu’Arès se repaît, du
sang des hommes. (p. 53)
prie les dieux qu’ils nous accordent la plus précieuse des faveurs, en combattant avec nous. (p. 55)

Pour Étéocle, c’est l’engagement des hommes au combat, leur mort étant assimilée à un
sacrifice, qui les autorise à négocier l’assistance des dieux. En cela, Étéocle applique le principe
do ut des, « je donne pour que tu donnes », qui est une des bases de la conception religieuse en
Grèce ancienne.
Le roi semble ainsi refuser la pratique de la religion aux femmes, alors même qu’il s’agit
généralement de la seule sphère où elles se trouvent intégrées dans la Grèce antique 2. Faire des
prières aux dieux sans œuvrer autrement au salut de la ville relève pour lui du non-sens et seuls
les hommes, pour avoir mis en jeu leur vie, peuvent énoncer devant les dieux des souhaits qui
méritent d’être exaucés. Émettant un jugement de valeur quant aux pratiques religieuses des
femmes, Étéocle rejette ainsi comme définitivement inférieure la conduite qui consiste à s’en
remettre intégralement aux dieux.
Ainsi, sans avoir l’impiété de rejeter toute aide de la part des dieux, Étéocle limite cependant
leur fonction à celle d’alliés, comme s’il voulait faire d’eux des partenaires et non ses stricts
supérieurs. Si l’on ne saurait nier qu’il est un homme pieux, sa piété se distingue nettement de
celle des femmes, en insistant sur le rôle que les hommes ont à jouer à la guerre.
Une communauté guerrière
Si Étéocle cherche à faire des dieux des alliés au combat, c’est que la communauté à laquelle il
s’adresse de façon privilégiée est celle des citoyens-soldats. Sa première tirade s’adresse aux
citoyens mobilisés qu’il envoie défendre la cité :
Courez donc tous aux créneaux et aux portes des remparts ; armez-vous de pied en cap et hâtez-vous de garnir les parapets ;
tenez-vous sur les terrasses des tours, gardez hardiment les issues des portes et craignez peu la cohue des assaillants. (p. 46)

Dans cette perspective, la collectivité se définit de façon relativement abstraite comme la


réunion exclusive de citoyens-soldats rangés derrière leur chef et prêts à se sacrifier pour
défendre leur cité. En effet, le roi insiste dans le prologue sur la dette que les Thébains ont
contractée à l’égard de la terre de Thèbes : « C’est aussi le moment pour vous tous, qui n’avez
pas encore atteint la force de la jeunesse ou qui en avez dépassé l’âge, de tendre tous votre
vigueur, et chacun faisant son devoir comme il convient […] » (p. 45). Étéocle établit ici une
classification des citoyens thébains, qu’il range, selon leur âge, dans un système cohérent.
Étéocle est bien celui qui souhaite réaliser l’union de tous les citoyens en vue de sauver la cité,
considérée ici comme un tout inclusif de chacune de ses parties mises à profit selon leur propre
hétérogénéité.
Cette communauté semble exclure les femmes pour donner l’image d’une assemblée de
citoyens guerriers rassemblés pour défendre leur mère la terre. Ainsi, dans la scène centrale des
boucliers, les défenseurs de Thèbes sont caractérisés par une forte uniformité et sont tous parés
des mêmes qualités hoplitiques. En effet, seul Hyperbios semble être qualifié en propre pour aller
lutter contre Hippomédon : l’un est l’ennemi de l’autre (« Hermès a eu raison de les apparier :
c’est un ennemi qui se mesurera avec un ennemi », p. 63) et leurs boucliers se correspondent (par
une référence à la Théogonie d’Hésiode qui permet de prédire la victoire de Zeus sur Typhon). À
cette exception près, tout le texte insiste sur la cohérence du groupe des Thébains, par rapport
aux individualités argiennes. Cela est d’ailleurs propre à la logique hoplitique : un hoplite ne
lutte jamais seul, il avance théoriquement en ligne avec les autres hoplites ; l’individualité n’est
pas pour eux une qualité. Ainsi, dans Les Perses d’Eschyle, si l’on énumère les chefs perses
(dans la parodos notamment), aucun nom grec n’est mis en avant. Dans Les Sept contre Thèbes,
les Thébains qui vont affronter les Argiens ont un nom, mais ils forment surtout un groupe
homogène grâce à leurs qualités communes (la piété, la justice, le courage, l’action efficace).

Raison et rhétorique face aux barbares argiens


Étéocle, un homme mesuré
Face aux ennemis argiens essentiellement caractérisés par la barbarie, Étéocle se fait le
représentant des valeurs grecques que sont la raison et la tempérance. Étéocle incarne idéalement
l’exigence de mesure tenue en haute estime par les Grecs. Ainsi à deux reprises, lorsqu’il essaie
de calmer les femmes, il fait référence à la tempérance et à la modération : « conduis-toi
sagement », « tiens-toi tranquille et calme ta frayeur exagérée », ordonne-t‑il (p. 52). Étéocle
appelle les femmes à prendre exemple sur lui-même comme modèle de contenance et de maîtrise
de soi. Remarquons ici qu’Étéocle essaie de donner des ordres au chœur, lequel, absorbé par les
bruits de la bataille, ne l’écoute jamais et ne répond pas à ce qu’il lui dit : tout se passe ici
comme si Étéocle essayait de se faire chorège, c’est-à-dire directeur du chœur, en tentant de
raisonner des êtres qui ne sont que sensations.
La maîtrise de soi dont fait preuve Étéocle contraste avec l’attitude des femmes, mais aussi
avec celle des Argiens, qui sont caractérisés par une certaine sauvagerie. Dès la première
description des Sept par le messager dans le prologue, ceux-ci apparaissent comme des êtres
sauvages et intempérants : « Leur cœur de fer, bouillant de courage, ne respirait que la guerre,
comme des lions aux yeux pleins d’Arès » (p. 47). La comparaison homérique des assaillants à
des « lions sauvages » place les Sept dans le registre de la violence pure et immodérée. La
description de Tydée que donne le messager dans la scène des boucliers montre également
l’absence de limites chez ces guerriers argiens : Tydée « gronde déjà », « furieux et brûlant de
combattre, [il] crie comme un serpent qui siffle » ; « dans le fol orgueil que lui inspire ce
fastueux harnais, il crie sur les rives du fleuve, épris de bataille, comme un cheval fougueux qui
renâcle contre son frein, en attendant impatiemment l’appel de la trompette » (p. 58). Tydée,
comparé à deux animaux, agit sous le coup d’une folie meurtrière. C’est encore par le biais d’un
animal que s’exprime la sauvagerie d’Étéoclos, à travers la description de ses chevaux : « Il fait
tourner ses cavales, qui frémissent sous leurs têtières, impatientes de voler vers nos portes. Un
sifflement étrange s’échappe de leurs muselières, remplies du souffle de leurs naseaux
orgueilleux » (p. 61). L’impatience des cavales semble être celle de leur maître et l’ensemble de
l’image que donne Étéoclos s’approchant de la porte Néiste est celle d’une force sauvage qui
contraste fortement avec le portrait de celui dont le nom est si proche, Étéocle. La folie guerrière
caractérise encore Hippomédon : « Lui-même a poussé le cri de guerre, et, plein d’Arès, il se
démène, comme une thyiade, en vue du combat, et ses yeux sèment l’épouvante » (p. 62).
La parole efficace
En outre, Étéocle fait preuve d’une parole efficace, là où les Argiens s’illustrent par leur
« jactance » et leurs cris. Ainsi, lorsque Étéocle place ses hommes dans le prologue, ses paroles
sont si performatives et puissantes qu’elles semblent réaliser en elles-mêmes le placement des
guerriers. L’énumération des points stratégiques pour la défense de la ville fait apparaître le roi
comme l’incarnation du principe d’ordre, nécessité vitale pour une ville en état de siège. Étéocle
emploie un vocabulaire très concret (« créneaux », « portes des remparts », « les parapets », « les
terrasses des tours », « les issues des portes ») qui donne un rendu très réaliste de son action en
tant que chef de guerre appliqué. L’emploi maîtrisé d’une parole efficace est également une
valeur importante pour les Grecs, et dans la prière qu’il prononce dans le prologue, Étéocle
demande bien aux dieux d’épargner une cité qui parle la langue grecque, montrant que cette
dernière est un facteur de cohésion de la communauté thébaine.
En effet, si les Argiens semblent bien parler grec dans la pièce, c’est surtout pour proférer de
vaines menaces envers la cité de Thèbes. Plusieurs des Sept lancent des menaces qui sont autant
d’insultes pour les Thébains et leurs dieux. Ainsi, Capanée « profère contre [les] murs de
terribles menaces » (p. 60) mais Étéocle ne se montre guère intimidé et fustige les paroles
vaines :
Quand les hommes s’abandonnent à de vaines présomptions, leur langage est contre eux un accusateur véridique. Capanée
menace, prêt à agir ; il méprise les dieux, il exerce sa bouche à traduire une vaine allégresse et, tout mortel qu’il est, il lance vers
le ciel à Zeus des apostrophes sonores et tempétueuses. (p. 60)

Retournant contre Capanée ses paroles menaçantes, il fait de sa jactance même l’annonce de sa
perte, car Zeus saura punir son impudence. Capanée use d’une parole hyperbolique qui ne se
concrétisera pas, là où Étéocle représente la parole modérée et efficace.
De même, Parthénopée se présente non « sans jactance » (p. 64) et se montre particulièrement
menaçant en arborant sur son bouclier la Sphinx, ce monstre qui menaçait Thèbes avant
qu’Œdipe n’en débarrasse la cité. Étéocle, qui ne saurait laisser passer cette provocation, place
face à lui Actor qui « ne permettra pas qu’un flot de paroles sans actes coule à l’intérieur de nos
portes et grossisse nos maux » (p. 64-65). Les menaces de l’assaillant se matérialisent en prenant
la forme d’un cours d’eau qui pourrait détruire Thèbes et auquel il faut opposer des obstacles
matériels. Étéocle réactive ainsi l’image de la cité-navire pour montrer que ses capacités
d’anticipation l’empêchent de prendre l’eau, puisqu’il a contre Parthénopée « un guerrier sans
jactance, mais dont le bras fait ce qu’il faut faire » (p. 64). Face aux menaces des Argiens qui
tentent de paniquer les Thébains par de vaines paroles, Étéocle sait opposer l’action efficace en
faisant appel à des hommes qui, comme Mégareus, n’ont « de jactance que dans [leurs] bras »
(p. 61) : pour lui, la parole doit être l’équivalent d’une action ; à défaut, il convient de se taire.
L’efficacité de la parole d’Étéocle est pleinement montrée dans la scène centrale où a lieu la
présentation des boucliers. Étéocle ne se laisse pas impressionner par les apparences : il maîtrise
la situation au point de pouvoir retourner la signification des ornements présents sur les boucliers
en présages de la victoire de Thèbes. Sa parole se fait action : en fait, toute la guerre se règle
dans cette scène, puisque, sans aucune autre évocation des combats, nous apprendrons, peu de
temps après le départ d’Étéocle pour le champ de bataille, la victoire de Thèbes et la fin de la
guerre.
Ainsi, alors que Tydée souhaite semer la panique avec ses « clochettes d’airain », Étéocle fait
la distinction entre l’apparence et l’être pour réduire la menace représentée par l’Argien : « les
clochettes ne mordent point sans la lance » (p. 59). Alors que Tydée a sur son bouclier un ciel
étoilé, ce qui peut être interprété comme la menace de renvoyer les Thébains au chaos primitif,
Étéocle choisit d’y voir la nuit qui tombe sur les yeux d’un mourant. De même, alors que
Capanée déclare qu’il pourrait brûler Thèbes même si Zeus tentait de l’en empêcher, Étéocle
réinterprète ses paroles pour en faire le signe que Zeus va foudroyer Capanée.
La parole d’Étéocle représente ainsi l’intelligence interprétative, là où les Argiens ne font que
proférer des cris ou de vaines menaces. Dès le prologue, le messager annonçait que l’on
entendait « mugir la vague terrestre des assaillants » (p. 47). Nous pouvons imaginer le bruit que
faisait Tydée à travers ces évocations : « Tydée gronde », « [il] crie comme un serpent qui
siffle », « poussant ces cris, il secoue trois aigrettes ombreuses, crinière de son casque, et, sous
son bouclier, des clochettes d’airain sonnent l’épouvante », « il crie sur les rives du fleuve »,
« l’appel de la trompette » (p. 58). Les cavales d’Étéoclos laissent entendre « un sifflement
étrange » (p. 61). Hippomédon vocifère et pousse un « cri de guerre » (p. 62). Polynice menace
de prononcer « le péan pour la prise de la ville » (p. 67). Les Argiens comptent déstabiliser la
communauté thébaine en répandant le son de la fureur ; mais c’est compter sans Étéocle qui a
affirmé la possibilité d’une parole raisonnée et efficace.
Les Argiens, force de chaos
Si Argos est bien une cité grecque, dans cette pièce les Argiens sont cependant décrits comme
des barbares qui veulent annihiler la communauté thébaine et ses valeurs. Tydée est le paradigme
de l’hybris, toujours considéré comme particulièrement néfaste par les Grecs, puisqu’il
s’identifie au ciel représenté sur son bouclier (p. 58). Cette référence cosmique aux origines (par
la mention du nom grec ouranos, « le ciel étoilé », qui rappelle Ouranos, divinité des premiers
temps du monde selon Hésiode 3) est menaçante pour l’ordre de la cité, si l’on pense à toute la
distance qui sépare Ouranos (émasculé par Cronos) des dieux olympiens dont le culte est
fondamental pour une communauté grecque comme celle de Thèbes. Étéocle répond très
rapidement à cette menace par une référence à l’autochtonie thébaine, qui renvoie quant à elle
aux origines civiques de la cité, avec Mélanippe, un descendant des Spartes : la terre civique
s’oppose ici au ciel cosmique. Lorsqu’il proclame que « les aigrettes et les clochettes ne mordent
point sans la lance » (p. 58-59), Étéocle oppose les attraits bruyants des barbares qui animalisent
Tydée à la lance, symbole par excellence de l’hoplite. Son action de chef militaire ne se limite
donc pas à la direction des opérations militaires mais passe aussi par la restauration d’un ordre
civilisé, rationnel, religieux et proprement grec, face à la force de chaos que représentent les
ennemis. De même, le guerrier nu qui apparaît sur le bouclier de Capanée est le représentant
d’une humanité à demi sauvage : « nu » signifie qu’il est armé à la légère, incarnant une forme
primitive de combat, soit l’inverse de la guerre hoplitique, considérée comme la seule manière
régulière et civilisée de faire la guerre.
L’autre forme remarquable de chaos qu’affronte Étéocle est rendue visible par le bouclier
d’Hippomédon qui représente Typhon, dernier adversaire de Zeus dans la Théogonie d’Hésiode.
En effet, Typhon renvoie à l’opposition entre les divinités ouraniennes et chtoniennes comme
paradigme de l’opposition entre l’homme grec, aux valeurs civilisées, et le barbare, rejeté dans
une ignorance chaotique. Créature du chaos, liée à la puissance destructrice du feu, Typhon
symbolise parfaitement, dans son opposition à Zeus, la folle présomption des guerriers argiens.
Son appartenance au monde sauvage et confus des divinités anciennes est soulignée par l’image
du serpent (« tandis que des serpents enlacés sont incrustés dans la marge creuse qui borde l’orbe
du bouclier », p. 62) ; face à lui, Étéocle doit rétablir l’ordre en mentionnant Zeus qui, dans la
Théogonie comme dans les Sept contre Thèbes, triomphera de Typhon.

Celui qui aurait aimé être un Sparte


Pour mobiliser ses troupes et déjouer les prétentions de ses ennemis à détruire la cité, Étéocle
sait faire appel aux mythes fondateurs de la cité de Thèbes, et notamment à l’autochtonie
thébaine. Dès sa première tirade, Étéocle y fait référence pour rappeler aux Thébains les dettes
qu’ils ont à l’égard de leur mère la terre :
à vos fils et à la Terre maternelle, qui, lorsque, enfants, vous vous traîniez sur son sol bienveillant, s’est chargée de tous les soins
de votre éducation et vous a nourris pour être des citoyens fidèles et pour la protéger de vos boucliers dans le besoin présent.
(p. 45)

En remplaçant ici la figure maternelle par la terre, il renvoie au fantasme, porté par les mythes
d’autochtonie, d’une reproduction qui se ferait sans passer par les femmes et permettrait aux
hommes de se constituer en fraternités guerrières. Il peut ainsi mobiliser ses hommes en en
appelant à leur patriotisme, plutôt qu’à leur attachement pour une épouse ou une mère.
Plus loin, face à la violence des Argiens, Étéocle réfute les prétentions des ennemis en
s’appuyant sur le corpus des mythes thébains, destinés à consolider le patriotisme des habitants
de Thèbes. Ces mythes incarnent une forme de mémoire collective : à propos des guerriers qu’il
place face à Tydée et Capanée, Étéocle fait référence au mythe des Spartes, ces guerriers qui, nés
des dents du dragon d’Arès plantées par Cadmos, se sont partiellement entretués : « Il est sorti de
la souche des hommes semés qu’Arès a épargnés, et c’est un vrai fils de notre sol que
Mélanippe » (p. 59) ; « Mégareus, fils de Créon, de la race des guerriers semés » (p. 61). Les
survivants de ce fratricide initial ont fondé les premières grandes familles thébaines : ce sont les
descendants de celles-ci qu’Étéocle oppose aux Argiens, pour assurer une victoire fondée sur le
droit à défendre la terre dont ils sont issus.
En outre, Tydée, le premier des guerriers argiens à être présenté, offre des similitudes avec le
dragon qui, aux origines de Thèbes, menaçait Cadmos et gardait la source nécessaire au
développement de la cité : « Tydée, furieux et brûlant de combattre, crie comme un serpent qui
siffle à l’heure de midi » (p. 58). Bien plus tard, chez le poète latin Ovide, la lutte de Cadmos
contre le dragon d’Arès se déroule à midi 4 : si l’on fait l’hypothèse qu’Eschyle se base sur la
même tradition mythique, le rapprochement entre Tydée et le dragon qui empêchait l’installation
de colons en Cadmée est apparent. La menace incarnée par les Sept se coule ainsi dans les
mythes fondateurs de Thèbes comme pour mieux fragiliser l’ensemble de la cité – de même,
nous verrons que les personnages des Suppliantes revivent les mythes de leurs ancêtres.
Étéocle se réfère au mythe des Spartes et plus généralement à l’autochtonie thébaine pour
mobiliser ses troupes et légitimer son entreprise militaire, mais lui-même est le fils d’une famille
problématique et incestueuse puisque sa mère, Jocaste, est aussi sa grand-mère. L’importance
que donne Étéocle à l’autochtonie doit donc être mise en regard avec le silence qui, dans la
première partie de l’œuvre, couvre l’inceste et l’histoire de la famille d’Œdipe. En effet, Étéocle
ne correspond pas lui-même au modèle du Thébain parfait qu’il décrit, et le système de pensée
qu’il représente va se trouver ébranlé dans la deuxième partie de la pièce 5.
Pélasgos, le roi démocrate

Pélasgos, le roi de la cité d’Argos où les Danaïdes viennent demander de l’aide, est lui aussi le
chef d’une communauté menacée par un péril venu de l’extérieur ; tout comme Étéocle, il
présente plusieurs caractéristiques qui font de lui un individu au service de sa communauté.
Toutefois, à la différence du roi de Thèbes, Pélasgos n’est pas le seul personnage mythologique
présent sur scène dans Les Suppliantes puisque s’y trouve aussi Danaos ; de plus le chœur lui-
même appartient ici à l’univers du mythe, puisqu’il représente les cinquante Danaïdes. Les
Égyptiades, cousins des Danaïdes, seront représentés sur scène par un héraut. Pélasgos est
cependant le personnage qui se rapproche le plus de la notion moderne d’individu puisque le
chœur est un personnage collectif et que Danaos semble être essentiellement une émanation de
ce dernier 6. C’est donc sur le portrait de Pélasgos et sur ses rapports avec sa communauté que
nous nous arrêterons en premier lieu, avant de porter notre regard sur la communauté spécifique
que constituent les Danaïdes.

Un roi qui représente son peuple


et son territoire
Les biens du roi et ceux de la cité
Dans la tragédie grecque, Pélasgos se situe du côté des « rois démocratiques », c’est-à-dire des
rois qui consultent leur peuple (comme par exemple Thésée dans Les Suppliantes d’Euripide),
par opposition aux rois tyranniques, qui confondent le bien collectif avec leur bien propre
(comme Xerxès dans Les Perses d’Eschyle).
À la demande de protection des Danaïdes, Pélasgos refuse de répondre tout de suite :
Vous n’êtes pas assises au foyer de ma demeure. Si c’est la communauté des Argiens qui est souillée, c’est au peuple à s’occuper
en commun des remèdes. Pour moi, je ne puis faire de promesse avant d’en avoir référé à tous les Argiens. (p. 109)

En distinguant nettement ce qui lui appartient en propre de la propriété commune de son


peuple, Pélasgos agit en « bon roi », en monarque avisé qui peut porter les valeurs communes de
sa cité. La crainte de la souillure révèle un souci du bien commun : Pélasgos se montre le garant
de l’intégrité territoriale en même temps que morale de la cité d’Argos.
Cette vertu de Pélasgos est soulignée par la réponse même des Danaïdes, femmes aux mœurs
barbares :
C’est toi, la cité ; c’est toi, le peuple : monarque sans contrôle, tu es le maître de l’autel, foyer de la contrée. Les seuls suffrages
ici sont les signes de ta tête ; le seul sceptre, celui que tu tiens sur ton trône ; toi seul tu décides de tout. (p. 109)

Semblant incapables de concevoir la distinction qu’établit Pélasgos entre ses biens et ceux de
la cité, les femmes insistent pour faire de lui un autocrate comme ceux qui, dans l’imaginaire
grec, dirigent les peuples barbares. Elles montrent ainsi toute la distance qui les sépare
intellectuellement de l’univers de la cité dont elles cherchent la protection. Si les Danaïdes
projettent sur Pélasgos l’image d’un pouvoir absolu, la ferveur pour Zeus qui les caractérise tout
au long de la pièce n’y est peut-être pas étrangère : celui dont les signes de tête entérinent des
décisions inébranlables est bien Zeus 7.
Pélasgos doit répéter au chœur qu’il ne saurait prendre seul une décision qui touche toute sa
communauté :
Le jugement est difficile à porter : ne me prends pas pour juge. Je te l’ai déjà dit ; ce que tu demandes, je ne puis le faire sans le
peuple, en eussé-je le pouvoir. Je ne veux pas que le peuple me dise un jour, si par hasard un tel malheur arrivait : « Pour honorer
des nouveaux venus, tu as perdu la ville. » (p. 110).
La façon dont Pélasgos fait entendre les hypothétiques reproches que pourrait lui adresser la
cité renvoie à un élément essentiel de la démocratie athénienne : la reddition de compte
(euthynai), à laquelle étaient soumis tous les magistrats athéniens.
À la fin du premier échange entre le chœur et Pélasgos (p. 116), ce dernier sort de scène pour
aller convoquer le peuple argien : dans le cadre de la tragédie grecque où les entrées et les sorties
sont des éléments de première importance dans l’économie du spectacle 8, ce mouvement est
particulièrement signifiant. En effet, Pélasgos se situe du côté du peuple qui apparaît comme
l’aimant qui, depuis le hors-scène, attire et polarise l’attention des spectateurs. À la fin de la
pièce, ce sont les Danaïdes elles-mêmes qui, alors qu’elles sont arrivées par la parados
représentant l’accès au lointain, prendront la direction de la cité pour cohabiter avec le peuple
argien – mouvement final qui sera encore une fois l’occasion de distinguer les biens personnels
de Pélasgos de ceux de la cité, comme le rapporte leur père dans sa dernière tirade : « Pour nous
loger, nous avons même deux habitations, celle que le roi des Pélasges nous propose et celle que
la ville nous offre » (p. 133).
La mise en scène de la démocratie argienne
Pélasgos est sorti convaincre son peuple d’aider les Danaïdes, et c’est Danaos qui revient sur
scène annoncer à ses filles le succès de leur entreprise. À l’annonce de cette nouvelle, le
coryphée prononce une expression connue pour être la première mention littéraire de la
démocratie. Ce qui est traduit en français par « la majorité des suffrages populaires » se dit en
grec démou kratousa cheir, « la main du peuple exerçant le pouvoir », où l’on retrouve
l’étymologie du nom « démocratie ». Alors même que la cité d’Argos est gouvernée par un roi,
Eschyle semble avoir voulu donner une place toute particulière à la représentation de la
démocratie, comme pour ancrer celle-ci dans le passé lointain du mythe. Danaos raconte ainsi à
ses filles la prise de décision des Argiens :
Les votes des Argiens ne se sont point partagés et mon vieux cœur en a été tout ragaillardi. L’éther a frémi de la levée des mains,
quand le peuple a ratifié d’une voix unanime la proposition de nous traiter comme des habitants du pays. (p. 118-119)

Les enjeux tragiques liés au scrutin des Argiens semblent ici s’effacer devant la ferveur
populaire : Danaos reviendra plus loin sur le rôle joué par Pélasgos, mais il s’agit d’abord de
donner toute sa place au peuple et au spectacle de son expression.
Plus tard, face à la violence des Égyptiades qui tentent d’enlever les Danaïdes, Pélasgos
revient sur scène pour les défendre et montrer la force des décisions prises par sa cité. Il s’en fait
à nouveau le porte-parole :
Le peuple d’Argos a ratifié d’une voix unanime la résolution de ne point rendre, malgré elle, cette troupe de femmes. C’est un
clou nettement planté et enfoncé qui restera inébranlable. Ce sont des choses que nous n’avons point gravées sur des tablettes ni
scellées dans les plis d’une feuille de papyrus. Voilà la réponse nette qu’une bouche libre te fait entendre. (p. 131)

Pélasgos prend soin de rapporter la décision qui est celle de la cité et non la sienne, ce qui est
l’occasion de rappeler un certain nombre de valeurs grecques. En effet, le refus de voir les
Égyptiades emporter la troupe des Danaïdes « malgré elle » suggère l’importance de la
persuasion dans les échanges dignes d’une cité grecque. La référence à la liberté (éleuthéria), et
notamment à la liberté d’expression, est aussi un rappel d’une valeur fondamentale de la
démocratie athénienne.
Un roi « né de la terre »
Lorsqu’il donne son identité au chœur, Pélasgos fait référence à un mythe d’autochtonie : « Je
suis le fils de Palaichthôn, né de la terre » (p. 101). La thématique de la terre se décline ensuite
lorsque Pélasgos évoque les frontières du territoire placé sous son autorité. Le texte français « en
deçà, tout m’appartient » (p. 101) correspond au verbe grec kratô qui signifie « exercer son
pouvoir sur » : il ne s’agit pas tant de dire que ce territoire appartient en propre à Pélasgos que de
souligner l’étendue des terres placées sous son autorité. Ce roi gouverne un large territoire, qui
correspond sans doute aux limites de la Grèce mythique telle qu’Eschyle pouvait l’imaginer et
dont le chœur n’a qu’un petit aperçu, un territoire logiquement assez puissant pour protéger les
Danaïdes face à leurs cousins. De plus, Pélasgos a donné son nom à son peuple 9 : le lien entre la
terre et le roi est fortement souligné, Pélasgos représentant l’ensemble de la terre sur laquelle les
Danaïdes viennent de débarquer.
Comme Étéocle, Pélasgos fait référence aux mythes de son peuple et apparaît comme le garant
d’une mémoire collective. Dans le cas des Suppliantes, il s’agit d’abord d’évoquer la figure
d’Apis :
Quant à cette plaine du pays d’Apis, elle a jadis été appelée de ce nom en reconnaissance des services d’un prophète médecin,
Apis, fils d’Apollon, qui, venu de l’autre côté du golfe, de Naupacte, purifia ce pays des monstres qui dévoraient les mortels,
fléaux qu’avait produits la Terre irritée des souillures dont l’avaient infectée des meurtres anciens, serpents grouillants, funeste
compagnie. (p. 101-102)

La digression à propos du héros tueur de monstres est révélatrice du rôle que Pélasgos entend
jouer auprès de sa communauté. En effet, cette évocation semble préfigurer l’action qu’il aura à
mener pour débarrasser sa communauté des violents Égyptiades, voire des Danaïdes elles-
mêmes. En effet, ces femmes ont des aspects monstrueux 10 et, dans le texte grec, deux termes
proches exprimant l’idée de cohabitation sont employés pour désigner la compagnie des
monstres (xynoikia, p. 101-102) et celle des Danaïdes (metoiko, p. 133). Tout comme Apis,
Pélasgos doit faire face à un danger qui met en péril l’intégrité de son territoire, ou fait peser la
menace d’une souillure. Ce rappel d’un récit des origines peut renforcer la cohésion de son
peuple, mais le résultat semble bien moins garanti pour les Argiens que par le passé.

Communautés barbares
Représentant efficace des valeurs grecques, Pélasgos est aux prises dans Les Suppliantes avec
les barbares, ces étrangers aux valeurs inverses par rapport auxquels se définissent les Grecs.
L’apparence barbare des Danaïdes
Si les Danaïdes mettent en avant l’ancêtre commun qu’elles partagent avec la cité d’Argos, Io,
elles apparaissent en premier lieu comme des barbares. Le roi Pélasgos en donne cette
description lorsqu’il les rencontre :
De quel pays vient cette troupe à qui je m’adresse ? Elle n’est pas vêtue à la mode des Grecs ; elle est parée de robes et de
bandeaux barbares ; car ce n’est pas là le costume des femmes de l’Argolide, ni d’aucun pays grec. (p. 100-101)

La notion grecque importante ici est la chlidé, que l’on peut traduire par « mollesse,
délicatesse, parure, luxe » et qui apparaît dans ce passage sous la forme d’un participe traduit par
« parée ». Alors que l’on attendait des Grecs qu’ils fassent preuve de sobriété dans leur tenue, les
Danaïdes présentent un faste qui interpelle le roi et qui renvoie à l’éthos barbare, caractérisé par
une intempérance qui peut se manifester dans la sophistication de l’accoutrement 11. Cette forme
d’orgueil s’oppose également à l’humilité que l’on est en droit d’attendre d’un suppliant.
L’apparence des Danaïdes doit offrir un contraste remarquable avec celle de Pélasgos, qui, alors
même qu’il est leur roi, ne se distingue guère des Argiens qui l’accompagnent, à tel point que les
Danaïdes doivent lui demander qui il est (p. 101). Danaos lui-même, lorsqu’il les a aperçus, n’a
pas distingué Pélasgos parmi l’ensemble des Argiens sur le point d’entrer en scène.
L’apparence barbare des Danaïdes est encore soulignée par Pélasgos lorsqu’il s’étonne
d’entendre les Danaïdes se déclarer grecques :
Vous ressemblez plutôt à des Libyennes, pas du tout aux femmes de notre pays, et le Nil pourrait nourrir une telle plante. Vous
rappelez aussi le type cypriote frappé pas des mâles dans les moules féminins. (p. 102)

L’un des enjeux de l’intrigue apparaît ici : les Danaïdes devront se faire accepter dans la
communauté argienne malgré la part d’étrangeté qu’elles présentent, et il n’est pas sûr qu’elles
parviennent à accomplir leur but, c’est-à-dire à correspondre exactement à ce que l’on attend
d’une femme argienne.
Les Égyptiades, barbares par excellence
Les Danaïdes ont l’apparence de femmes barbares, mais elles mettent en avant leur origine
argienne et ont recours au rituel grec de la supplication. Dès lors, ce sont surtout leurs cousins les
Égyptiades qui incarnent ici la menace barbare. En effet, les Égyptiades sont représentés comme
des barbares et ont notamment des points communs avec les Sept contre Thèbes. Lorsque
Danaos annonce à ses filles qu’il voit les Égyptiades débarquer, en mentionnant d’ailleurs la
caractéristique physique de leur peau noire, les Danaïdes les décrivent comme des êtres violents,
orgueilleux et impies :
ces insolents fils d’Égyptos, insatiables de combats […].
Eux n’ont que des pensées funestes et des desseins perfides, et leurs esprits impurs, tout comme les corbeaux, n’ont aucun souci
des autels. […]
Avec leur arrogance sans borne, leur cœur impie, forcené, d’une impudence de chien, ils sont entièrement sourds à la voix des
dieux. […]
Comme ils ont aussi les instincts luxurieux et sacrilèges des bêtes brutes, il faut prendre garde de tomber en leur pouvoir. […]
Car la race d’Égyptos, ces mâles d’une intolérable insolence qui courent sur mes pas avec des clameurs luxurieuses, cherchent à
prendre de force la fugitive. (p. 122-125)

Le chœur compare les Égyptiades à des animaux et recourt au champ lexical de l’orgueil,
notamment au mot grec hybris : celui-ci caractérise les cousins des Danaïdes comme il
caractérisait les Argiens dans Les Sept contre Thèbes.
Ce portrait sert aussi à susciter de l’attente chez le spectateur : comment vont se comporter ces
êtres que l’on décrit comme des monstres ? De fait, le portrait en acte des Égyptiades
correspondra à celui qu’en ont fait les Danaïdes. Le héraut menace immédiatement de faire usage
de la violence si elles ne lui obéissent pas : « gare aux cheveux arrachés, oui, arrachés, aux
piqûres du fer, aux têtes coupées dans un sanglant massacre » (p. 126). Face à la résistance qu’il
rencontre, la menace est répétée : « Si je dois te traîner, je n’épargnerai pas tes boucles de
cheveux », « Si tu ne gagnes pas le vaisseau suivant mes ordres, je vais sans pitié mettre en
pièces ta tunique », « Je vois bien qu’il faudra, pour vous arracher d’ici, vous traîner par les
cheveux » (p. 128-129). Cette tentative de rapt rappelle celle que les femmes du chœur des Sept
contre Thèbes s’imaginent vivre en cas de défaite de leur cité (p. 56-57) : on retrouve la même
confrontation entre un féminin faible et apeuré et un masculin sauvage et violent. Cette scène où
le héraut tente d’emmener de force les Danaïdes vers les navires des Égyptiades nous est
malheureusement parvenue dans un état fragmentaire, mais le texte transmis suffit à rendre
compte de la violence à laquelle sont soumises les femmes du chœur.
Les Danaïdes sont sur le point d’être enlevées par le héraut et ses hommes, lorsque intervient
Pélasgos, en homme fidèle aux engagements pris par sa cité. Face à la démonstration de force et
de violence de la part des Égyptiades, Pélasgos préconise le recours à la persuasion : « Quant à
ces femmes, tu les emmèneras, si elles y consentent de bon cœur et si tu les décides par de
pieuses raisons » (p. 131). Il se fait ainsi le champion des valeurs morales qui fondent la
communauté civilisée de l’homme grec, où les rapports doivent se faire de façon policée, par un
usage efficace de la parole. Le héraut quant à lui se caractérise par l’insolence, et l’on retrouve
un mot du champ lexical de chlidé, traduit en français par « tu en prends bien à l’aise » (p. 129),
lorsque Pélasgos dénonce la façon dont le héraut, incarnation du barbare, se comporte en Grèce.
Dans cet échange entre Pélasgos et le héraut sont énoncés un certain nombre des traits qui
servent à distinguer les Grecs des barbares : l’idée que chez les barbares hommes et femmes ont
des caractéristiques communes (« Crois-tu donc être venu dans une ville de femmes ? », p. 129),
le mépris des usages civilisés tels que l’appel à un proxène, l’impiété. Les références au
papyrus 12 et au vin d’orge qui concluent l’échange sont encore des symboles des différences
barbares des Égyptiades.

Respecter les dieux


Le respect de la supplication
En bon roi, Pélasgos fait preuve d’un grand respect envers les dieux : ce trait est essentiel pour
l’intrigue, puisque la piété de Pélasgos le conduira à accéder aux demandes suppliantes des
Danaïdes. Ce respect des dieux contraste avec l’impiété affichée par les Égyptiades, et s’écarte
également de l’extrémisme que présentent les Danaïdes elles-mêmes.
Comme dans Les Sept contre Thèbes, les dieux de la cité sont représentés sur scène : c’est
donc sous leur regard que va se jouer l’histoire des Danaïdes. De plus, la supplication est une
affaire essentiellement religieuse puisqu’il s’agit d’un rituel où l’on prend les dieux à témoin
d’une demande suppliante, que l’on vient adresser à un tiers sous la protection de qui l’on
cherche à se placer. La supplication fait du suppliant une propriété du dieu, qui doit donc être
considérée comme sacrée. Ce rituel se caractérise par la présence de rameaux portés par le
suppliant, qui sont la traduction visuelle de la relation qu’ils cherchent à instaurer. Pélasgos
repère rapidement les rameaux que portent les Danaïdes : renvoyant à une coutume grecque, ils
dénotent par rapport à leur apparence barbare. Lorsqu’il a compris les enjeux de la demande des
Danaïdes, il s’inquiète de voir ces rameaux à proximité des dieux de la cité : « Je frémis à voir
ces autels ombragés de ces rameaux », « je vois des rameaux fraîchement coupés se balancer sur
cette assemblée des dieux de la cité qu’ils ombragent » (p. 108). Pélasgos saisit bien les enjeux
liés à la présence de ces rameaux, et, exprimant une crainte pieuse à l’égard des dieux, il agit en
roi responsable de sa communauté.
Parce qu’il ne prend pas à la légère la supplication des Danaïdes, Pélasgos redoute la
vengeance des dieux s’il refuse d’accéder à leur demande :
Je ne veux pas qu’il s’ensuive une guerre de représailles, ni qu’en vous livrant ainsi prosternées devant les autels des dieux je
perde entièrement ma maison, en attirant sur elle le terrible dieu vengeur qui, même dans l’Hadès, ne lâche point le mort. (p. 111)

Le roi exprime ici le dilemme auquel il fait face, qui est d’ailleurs le premier de l’histoire du
théâtre : il est pris entre la crainte d’une guerre et la crainte des dieux.
La supplication est un motif récurrent dans la tragédie grecque, qu’elle constitue le nœud
principal de l’intrigue 13 ou seulement un moment de la pièce 14. Tous les suppliés de la tragédie
grecque n’honorent pas la demande, ni ne respectent les autels des dieux 15 ; parmi eux, Pélasgos
se distingue par l’attention qu’il prodigue aux dieux. Lorsque les femmes du chœur des Sept
contre Thèbes se jettent en suppliantes au pied des statues des dieux, elles ne font qu’irriter
Étéocle, là où Pélasgos se montre concerné par les supplications des Danaïdes, qui se révèlent
pourtant bien moins vulnérables que les Thébaines.
L’impiété des Égyptiens
C’est finalement la crainte du « courroux de Zeus Suppliant » qui l’emporte chez Pélasgos et
le pousse à plaider en faveur des Danaïdes auprès de son peuple. Pour le roi, « il n’y a pas de
crainte au monde au-dessus » (p. 114) de celle de la colère du dieu ; cette crainte respectueuse
des dieux contraste bientôt avec l’attitude des Égyptiades. Dès que Danaos annonce l’arrivée de
ces derniers, les Danaïdes semblent perdre confiance en la capacité des autels à les protéger :
« [ils] n’ont aucun souci des autels », « ce ne sont certainement pas ces tridents et la majesté des
dieux qui leur feront craindre de porter les mains sur nous », « ils sont entièrement sourds à la
voix des dieux » (p. 123). Alors même que les Danaïdes ont donné une grande importance aux
autels sur lesquels elles se sont réfugiées, elles doutent à présent de l’efficacité de ce « bouclier
infrangible » (p. 98). Si leur père tente de les rassurer, en disant, comme Étéocle pouvait le faire,
que les hommes impies sont faciles à vaincre car ils s’attirent la haine des dieux (« Ce serait pour
nous, ma fille, un bel avantage, s’ils se faisaient haïr des dieux comme de toi », p. 123), les
statues des dieux semblent avoir perdu de leur pouvoir et être ramenées à de simples objets (« les
tridents », p. 123) face à celui qui ne respecte pas les dieux.
L’arrivée du héraut qui représente les Égyptiades confirme les craintes des Danaïdes : ces
barbares n’ont aucun respect des dieux grecs. Alors qu’il œuvre à arracher les Danaïdes des
statues des dieux, le héraut n’hésite pas à affirmer : « Non, je ne crains pas les dieux d’ici : ils
n’ont pas élevé mon enfance ni nourri ma vieillesse » (p. 128). Lorsque Pélasgos intervient pour
l’arrêter, le héraut répète des paroles impies : « Les dieux que j’honore sont ceux du Nil »
(p. 130). C’est surtout Pélasgos qui souligne le manque de respect dont témoigne le héraut et en
fait un élément déterminant : « tu n’as aucun respect pour les dieux », « Je ne traite point en
hôtes ceux qui dépouillent les dieux » (p. 130). L’impiété des Égyptiades est un point important
pour Danaos : la guerre entre les Égyptiades et les Argiens est devenue inévitable, non seulement
parce que les Argiens refusent de livrer les Danaïdes, mais aussi parce qu’ils doivent venger
l’honneur de leurs dieux.
L’hybris des Danaïdes
Si les Danaïdes n’ont pas l’impiété manifeste des Égyptiades, elles ont cependant une attitude
contestable vis-à-vis des dieux. Dès leur arrivée, elles ne manquent pas de reconnaître les dieux
grecs et, dans le premier épisode, elles leur rendent hommage sous la conduite de leur père
(p. 98). Elles estiment entretenir une relation particulière avec Zeus, puisqu’il est leur ancêtre, et
tout au long de la pièce, elles ne cessent d’en appeler aux obligations qu’il a envers elles. Les
Danaïdes semblent vouloir reproduire l’histoire d’Io en s’unissant avec Zeus : elles expriment à
plusieurs reprises la volonté de fuir vers Zeus, en hauteur, de devenir fumée ou d’avoisiner les
nuées (p. 93, 124) ; ce faisant, c’est du principe divin lui-même qu’elles veulent se rapprocher,
défiant leur condition de mortelles 16 et faisant ainsi preuve d’hybris.
Si l’obsession qu’elles manifestent à l’égard de Zeus est déjà douteuse en elle-même, les
Danaïdes vont encore plus loin en tentant de contraindre les dieux. Elles exercent notamment une
forme de pression par la menace du suicide, chantage qui s’apparente à un outrage :
Sinon, filles brunies par les rayons du soleil, nous irons avec nos rameaux suppliants chez le dieu souterrain, le Zeus des morts,
qui reçoit des hôtes innombrables, après nous être pendues, si nous ne fléchissons pas les dieux de l’Olympe. […] Et alors Zeus
sera en butte à des propos qui accuseront son injustice, pour avoir méprisé l’enfant de la génisse, qu’il a jadis enfanté lui-même,
et détourné les yeux de nos prières. (p. 97)

Les Danaïdes rendront encore plus concret ce projet mortifère lorsqu’elles menaceront
Pélasgos de souiller les dieux et leurs autels en se suicidant à l’aide de leur ceinture (p. 113). Il
pouvait arriver que des femmes grecques fassent des offrandes composées de parties de leurs
parures à des déesses comme Héra ou Artémis, notamment dans le cadre de rites de passage à
l’âge adulte ou lors d’une grossesse. Cependant, il s’agit ici de se servir des ceintures pour faire
des statues des dieux les gibets où se pendraient les Danaïdes si elles n’étaient pas écoutées : les
rites féminins traditionnels se voient pervertis. Les Danaïdes préfèrent retourner elles-mêmes la
violence contre leur propre corps plutôt que de la subir de la part des Égyptiades, mais dans les
deux cas cette violence est la marque d’une démesure. Alors que le suppliant doit se montrer
soumis et indemne de toute souillure, les Danaïdes manquent d’humilité. L’attitude extrême des
Danaïdes offre donc un autre contraste avec le respect mêlé de crainte dont Pélasgos témoigne à
l’égard des dieux.

La double identité des Danaïdes


Au cours des Sept contre Thèbes, Étéocle se révèle un individu à l’identité double, puisqu’il
est à la fois le roi avisé des Thébains qui s’illustre dans la première partie de la tragédie, et le fils
maudit d’Œdipe qui court tuer son frère 17. Le caractère double des Danaïdes s’affirme dès le
début des Suppliantes, puisque malgré leur apparence barbare elles se disent d’origine grecque.
Pélasgos remarque tout de suite cette identité trouble puisque si elles ressemblent à des
barbares, elles pratiquent le rituel grec de la supplication : « Voici, il est vrai, des rameaux que
vous avez, suivant l’usage des suppliants, déposés devant les dieux publics. C’est le seul point où
je puis conjecturer que vous êtes en accord avec la Grèce » (p. 101). De plus, ces rameaux sont
bien entourés de laine, comme Pélasgos le remarque (« ces rameaux frais coupés, enveloppés de
laine blanche », p. 106), alors que d’après l’historien grec Hérodote la laine était proscrite dans
les lieux saints égyptiens 18. La blancheur de la laine contraste avec la couleur noire de leur peau,
signe de leur différence ; ce mélange de couleurs illustre l’ambiguïté des Danaïdes.
Pour donner plus de force à leur supplication, les Danaïdes entendent prouver qu’elles ont un
lien avec le peuple argien. En cela, Les Suppliantes présentent un élément dramatique récurrent
dans le théâtre grec, qui sera traité dans la Poétique d’Aristote et de là deviendra un topos dans le
théâtre en général : une reconnaissance. En effet, le coryphée annonce :
nous avons l’honneur d’être de race argienne ; nous sommes le sang de cette génisse qui fut mère d’un noble fils. Voilà la vérité ;
je la confirmerai par des preuves. (p. 102)

Au théâtre, une scène de reconnaissance se fait généralement à l’aide de preuves matérielles,


comme lorsque, dans Les Choéphores d’Eschyle, Électre reconnaît son frère Oreste grâce aux
traces de ses pas et à sa boucle de cheveux. Dans le cas des Danaïdes, il n’y a pas de preuve
matérielle : ici, au contraire, les apparences parlent contre l’origine argienne des Danaïdes, et
c’est un récit construit par le chœur et Pélasgos (p. 102-106) qui recrée le lien entre les filles de
Danaos et la cité d’Argos.
Ce récit retrace l’histoire d’Io, l’amante malheureuse de Zeus qui, alors qu’elle était originaire
du pays d’Argos, fut transformée en génisse par Héra et prit la fuite jusqu’en Égypte où elle
enfanta l’ancêtre des Danaïdes, Épaphos, grâce à un simple contact de la main de Zeus. Tout au
long de la pièce, les Danaïdes ne cessent de faire référence à cette ancêtre errante : on devine que
cette histoire est fondamentale dans la façon qu’ont les Danaïdes de se penser, mais il s’agit
surtout ici de convaincre Pélasgos qu’elles sont de la même origine que lui. Si leur plan réussit
dans la mesure où Pélasgos accepte de reconnaître que d’« antiques liens [les] rattachent à ce
pays », il faut noter qu’au cours même de ce récit, elles indiquent implicitement que leurs
cousins les Égyptiades ont les mêmes liens qu’elles avec Argos (« Danaos, et il a un frère, père
de cinquante fils », p. 106) et qu’il n’y a pas vraiment là d’argument contraignant les Argiens à
donner la préférence aux Danaïdes plutôt qu’aux Égyptiades. Si ce fait n’est guère souligné par
les personnages, il est tout de même suggéré aux spectateurs et contribue à créer un trouble
autour de la légitimité des Danaïdes.
En insistant sur la figure d’Io, les Danaïdes réactivent elles aussi un des anciens mythes qui
racontent l’histoire d’Argos. Il ne s’agit cependant pas cette fois d’un mythe lié à la terre, comme
l’autochtonie ou l’histoire d’Apis, mais des récits d’une errance, puisque Io a parcouru le chemin
inverse de celui des Danaïdes. L’histoire d’Io renvoie à la liminalité de la femme dans l’esprit
grec 19, et la figure de la jeune fille transformée en génisse rappelle la sauvagerie inhérente à la
vierge telle que les Grecs se la représentaient. Pélasgos reconnaît cependant l’origine argienne
des Danaïdes : la protection qui leur sera accordée est interprétée comme le secours à des
parents. Dès lors Pélasgos emploie un oxymore pour parler d’elles : « concitoyens étrangers »
(en grec astoxenoi). Le statut des Danaïdes reste ambigu, mais Pélasgos a su montrer qu’il
respecte ceux qui sont liés à son peuple, comme cela est attendu d’un roi grec au service de sa
communauté.

Les Sept contre Thèbes et Les Suppliantes montrent une communauté grecque éprouvée par la
confrontation avec les barbares, et les deux pièces donnent à un individu la charge de représenter
les valeurs grecques face au potentiel destructeur des barbares. Étéocle semble exceller dans cet
exercice : ses qualités de chef feraient presque oublier que lui et sa famille, haïe par les dieux,
sont à l’origine du conflit avec les Argiens. Pélasgos, lui, se fait le représentant de la démocratie
argienne ; les Danaïdes introduisent néanmoins un trouble lorsqu’elles entrent dans la cité
d’Argos à la fin de la pièce.
Les deux pièces mettent en scène la défense des valeurs d’une communauté grecque semblable
à celle d’Athènes, mais sur la scène tragique, même ces valeurs peuvent connaître un
renversement : la tragédie interroge les discours que ses personnages construisent. Ainsi, la
construction de l’éthos d’Étéocle comme chef habile de sa cité ne résiste pas à la confrontation
avec son histoire familiale et il sera pris au piège du langage, celui de la malédiction paternelle.
Dans Les Suppliantes, c’est la piété, dont font preuve les Argiens lorsqu’ils accueillent les
Danaïdes pour éviter une souillure, qui va entraîner une guerre où Pélasgos, l’individu vertueux
qui s’est porté garant des Danaïdes, trouvera probablement la mort.
2. — Périls dans la communauté :
la menace intérieure

Si les deux pièces de notre corpus présentent des communautés menacées par un péril
extérieur, celles-ci manifestent également des tensions internes qui pourraient bien les mener à se
diviser.
Dans la Grèce classique, les femmes n’étaient pas intégrées à la communauté politique des
citoyens ; leur place dans la vie de la cité est une problématique assez largement reflétée dans le
corpus tragique 20. Nous verrons ainsi comment les héros masculins de nos pièces parviennent,
avec plus ou moins de succès, à faire communauté avec les femmes.
Nous avons montré comment Étéocle et Pélasgos se mettaient chacun au service de sa
communauté ; mais le bien commun peut toujours être mis en péril par l’ambition d’individus :
nous reconsidérerons Étéocle comme un potentiel tyran, et Pélasgos comme un possible
démagogue.
Enfin, la thématique de l’étranger nous est essentiellement apparue comme un danger
extérieur. Cependant, ces pièces posent aussi la question de l’intégration de l’étranger à une
communauté – question cruciale pour une cité comme Athènes –, qu’il s’agisse d’un groupe de
lointaines parentes comme les Danaïdes dans Les Suppliantes ou de l’intégration de l’autre dans
une famille, question ouverte par l’inceste dans Les Sept contre Thèbes.

La « race des femmes »


Les femmes ne peuvent guère être considérées comme un individu à proprement parler, mais
elles sont dans la littérature grecque une des figures de l’autre par opposition auxquelles se
définit l’homme grec. Dans Les Sept contre Thèbes, elles se voient désignées comme génos
gynaikon, « race des femmes 21 » (que Chambry traduit par « le sexe féminin », p. 54),
appellation qui renvoie au problème de la place qui leur est octroyée dans une communauté qui
se pense d’abord comme une communauté politique de citoyens.

Les Thébaines, facteurs de désordre


« J’ai pris peur en entendant le fracas »
Le chœur des Sept contre Thèbes est composé de femmes thébaines, jeunes, puisqu’elles se
désignent elles-mêmes comme vierges (parthenoi) 22 – choix qui peut apparaître surprenant pour
une pièce « pleine d’Arès », consacrée à la guerre. Une large part de la parole leur est accordée :
555 vers sont prononcés par les femmes du chœur, contre 253 par Étéocle, et 196 par le messager
(on ne prend pas ici en compte la fin de la pièce, considérée comme apocryphe).
Les femmes de ce chœur sont caractérisées par la panique dans laquelle les plonge l’approche
de l’armée argienne, qui risque de mettre à mal l’ordre assuré par Étéocle. Leur chant d’entrée en
scène, la parodos, a pour particularité d’être très désordonné, comme le montre notamment, dans
le texte grec, le rythme des vers choisi par le dramaturge. Dans la tragédie grecque, le chœur
entre ordinairement en scène au rythme des anapestes, qui évoque la marche. Le chœur des Sept
contre Thèbes arrive pour sa part au rythme des dochmiaques, un schéma métrique qui sert à
exprimer de fortes émotions. De plus, alors que le chœur de la tragédie, qui s’inspire du chœur
lyrique, chante généralement à l’unisson ou délègue la parole au coryphée, on pense aujourd’hui
qu’à son entrée ce chœur de Thébaines ne s’exprimait pas en un seul ensemble, mais faisait
entendre différents éclats de voix, ce qui augmentait encore l’impression de chaos et de
confusion 23.
Par ailleurs, comme Étéocle le dira lui-même avec rudesse, la place des jeunes filles est
normalement à la maison (« Ton rôle à toi, c’est de garder le silence et de rester au logis »,
p. 52) : la façon dont les femmes du chœur se portent spontanément dans l’espace public est
contraire à ce qui est normalement attendu d’elles 24. Ainsi, dès leur entrée, unique dans le
répertoire tragique, le chœur des Thébaines apparaît comme une force autonome qui se distingue
du tout ordonné qu’est la cité telle qu’elle est présentée par Étéocle. Il gardera cette autonomie
jusqu’à la fin de la pièce.
La peur, obstacle à la prière efficace
La peur qui saisit les femmes thébaines est telle qu’elle les empêche de réaliser une prière en
bonne et due forme, ce qu’Étéocle ne manquera pas de leur reprocher. En effet, lors des prières,
une grande importance était accordée à la notion d’euphémia : les prières ont pour fonction de
fournir de la grâce (charis) aux divinités, or celle-ci n’est produite que si l’on respecte des règles
bien précises 25. Ainsi le terme euphémia est-il souvent traduit par « silence » ; ce dernier est
attendu de la part de ceux qui assistent aux rituels, mais ceux qui disent les prières y sont
également tenus : ils ne doivent rien faire qui pourrait déplaire aux dieux, comme se lamenter, ou
faire référence à des réalités sombres qui impliquent une idée de pollution (la mort, le meurtre,
des insultes). Or, les femmes du chœur des Sept contre Thèbes mêlent dans leur chant
lamentations et supplications, ce qui est contraire à la norme 26. Elles ont beau s’exhorter à se
concentrer sur leur prière (« Ah ! dieux bienheureux, présents dans vos beaux temples, c’est le
moment de s’attacher à vos images. Pourquoi m’attarder à gémir ? », p. 48), elles en sont
constamment distraites par le bruit de la guerre (« Entendez-vous, n’entendez-vous pas le
cliquetis des boucliers ? […] J’entends du bruit, c’est le cliquetis de milliers de lances », p. 48).
Les nombreuses asyndètes et interjections qui caractérisent la parodos, les nombreuses questions
qui émaillent leur discours, sont autant d’indices que les femmes se laissent emporter par la peur.
Cette peur est telle, nous l’avons dit, qu’elle perturbe leur prière au début la parodos. Dans le
premier épisode, Étéocle leur reproche vivement la façon dont elles se sont jetées, paniquées, aux
pieds des dieux pour les supplier et leur donne des instructions pour mieux se comporter. Dans le
premier stasimon, elles tentent de mettre en application ses consignes mais la peur les rattrape :
Je n’oublie pas tes recommandations ; mais la peur tient mon cœur en éveil et les soucis qui assaillent mon âme enflamment mon
effroi devant ces troupes qui enserrent nos remparts, comme la colombe tremblante craint le serpent qui apporte la mort au nid de
ses petits. (p. 56)

La peur est traditionnellement une caractéristique féminine dans la littérature grecque ; pour
autant, il ne s’agit pas toujours de blâmer ou de moquer les femmes. Ainsi, dans l’Économique
(composé vers 370), Xénophon explique qu’il est naturel pour les femmes d’avoir peur, que cela
peut servir de recours à celles qui, cantonnées à l’intérieur de la maison, n’ont pas à faire preuve
de la bravoure caractéristique des hommes qui affrontent le monde extérieur. Cependant, il ne
s’agit pas dans Les Sept contre Thèbes d’une simple crainte (déos) mais bien d’une peur panique
(phobos) qui suggère déjà l’idée de la déroute. Le chœur semble n’être qu’un pantin manipulé
par la peur :
j’ai couru aux vieilles statues des dieux, confiante en leur assistance, lorsqu’une meurtrière avalanche de pierres a retenti à nos
portes. C’est alors que l’effroi m’a poussée à prier les Bienheureux, pour qu’ils couvrent la ville de leur protection. (p. 51)

On retrouve ici l’étymologie même du mot phobos, qui à l’origine ne désignait pas tant la
peur, notion abstraite, que la fuite éperdue comme réflexe vital face au danger. Les femmes telles
qu’elles sont décrites ici ne sont que sensations : un bruit provoque chez elles une course
désordonnée, sans qu’elles aient plus de prise sur leurs actions que n’en aurait un animal guidé
par son instinct.

Des agents de l’ennemi ?


Semeuses de panique dans la cité
D’après Étéocle, en répandant leur lâcheté à travers la cité, les femmes travaillent pour
l’ennemi : loin d’être seulement des victimes de la peur, elles en deviendraient pour ainsi dire
l’agent. De fait, la peur est présentée dans le texte comme une sorte de maladie que les femmes
ont contractée et qu’elles répandent dans la cité. C’est avec ce raisonnement qu’Étéocle se sent
autorisé à réclamer le confinement des femmes dans leur maison, confinement qui prend dès lors
des allures de mise en quarantaine. Nous pourrions même dire que la peur est une arme
employée par les Argiens contre les Thébains et que les femmes, victimes de cette peur, sont
comme les complices, ou tout du moins les armes, des ennemis. En effet, la première occurrence
du terme phobos se trouve lors du serment prêté par les sept assaillants : « ils ont juré par Arès,
Ényô et la Déroute [phobos], amie du carnage, ou de saccager et de détruire de fond en comble la
ville des Cadméens, ou de périr en arrosant cette terre de leur sang » (p. 46). En étant guidées par
la peur, les femmes semblent travailler pour le camp ennemi puisque leurs actions remplissent
très exactement les souhaits des Argiens. C’est bien là le raisonnement d’Étéocle, qui s’exclame :
« Aujourd’hui encore, en courant ainsi et vociférant partout, vous ôtez le cœur et le courage aux
défenseurs de la ville, et vous fortifiez merveilleusement le parti du dehors, tandis qu’à
l’intérieur nous nous détruisons nous-mêmes » (p. 50). Pour lui, en sapant le moral des Thébains,
les femmes servent l’ennemi.
Dans la pièce, la peur naît très concrètement des bruits qu’entendent les femmes depuis
l’intérieur de la cité et des impressions qu’ils font sur elles, d’un mélange de perceptions
sensibles et de fantasme. Ainsi s’exclament-elles lors du deuxième stasimon : « Des cris confus
retentissent par la ville, tandis qu’un filet l’enveloppe, comme un mur infranchissable » (p. 57).
Les femmes partent de la perception d’un bruit pour y associer une menace. Ce point nous
permet d’envisager le chœur des femmes comme une « communauté sensible », dans la lignée
des travaux du chercheur Arnaud Macé. Selon ce dernier, la communauté politique des hommes
est une communauté du sensible où l’espace public naît de ce que l’on voit ensemble, l’on entend
ensemble, de ce que l’on met en partage et de ce qu’on décide en commun 27. Dans le chœur des
Sept contre Thèbes nous retrouvons cette idée d’une communauté sensible, liée par des
perceptions communes et qui se réunit pour les partager, même s’il ne s’agit pas ici d’une
réunion politique.
Les femmes, incarnation de la guerre subie
Les femmes incarnent dans la pièce la guerre subie, face à Étéocle qui représente la guerre
maîtrisée, dont l’homme peut tirer profit. Avec Étéocle, la guerre est presque belle : elle est faite
d’ordre, chacun a sa place dans la défense, la disposition des soldats à chaque porte évoque
presque une chorégraphie. Les femmes, quant à elles, incarnent un défaitisme radical, peignant
en de saisissants tableaux le sort fait à une ville prise par l’ennemi. Souvent, le chœur des Sept
contre Thèbes semble le chœur d’une tragédie dont l’action se situerait après la chute de Troie
(par exemple Les Troyennes d’Euripide) plutôt que celui d’une cité qui a encore ses chances de
l’emporter – et, de fait, l’emportera.
Durant toute la pièce, les femmes ne cessent d’envisager la défaite de la cité. Cela apparaît
avec clarté dans le premier stasimon où elles ne peuvent s’empêcher d’imaginer le sac de
Thèbes. Or elles n’ont sans doute pas totalement tort de présenter la guerre comme un désastre,
et leur évocation des destructions a pu rappeler aux Athéniens l’état de siège qu’ils avaient eux-
mêmes vécu peu de temps auparavant, lors de la deuxième guerre médique. En effet, même si
Thèbes triomphe, les femmes seront en quelque sorte toujours perdantes : elles vont,
impuissantes, perdre leurs enfants, leur époux ou leurs proches. La seule activité qui leur sera
enfin dévolue sera la lamentation des disparus, le thrène. Le discours féminin sur la guerre
semble par moments atteindre un haut degré de généralité qui permet aux femmes de s’affranchir
du contexte de la guerre entre Thébains et Argiens pour offrir au spectateur un tableau global des
malheurs de la guerre 28. Cette idée est renforcée par le fait qu’aucune des prévisions faites par
les femmes ne va se réaliser : Thèbes triomphera finalement de l’armée argienne, et les indices
de la victoire thébaine sont donnés assez tôt dans le texte. Ainsi, les images valent par elles-
mêmes : si elles servent évidemment le propos des Sept contre Thèbes, elles semblent aussi avoir
une valeur intrinsèque de dénonciation de l’horreur de la guerre :
Le guerrier tombe sous la lance du guerrier. Les vagissements sanglants des enfants s’élèvent du sein des mères qui les
nourrissent. Puis c’est le pillage avec les courses en toute la ville. Un homme chargé de butin croise un homme chargé de butin ;
un homme aux mains vides appelle un homme aux mains vides, afin d’avoir un complice ; aucun ne veut une part plus petite ni
même égale. Que ne peut-on pas conjecturer d’après cela ? (p. 57)

La peinture offerte par cette description est saisissante, notamment le passage qui évoque les
cris des enfants arrachés au sein de leur mère, avec l’hypallage qui transfère aux cris mêmes des
enfants le sang qui les recouvre. Face à l’héroïsme prôné par Étéocle, les femmes révèlent
l’atrocité de la guerre qui n’est pas tant ici un moyen d’acquérir de la gloire qu’un processus qui
déshumanise chaque homme devenu force brute.
Ces images de la destruction de la ville peuvent sembler inappropriées à l’heure où s’organise
la défense de la ville, où tout désespoir devrait être proscrit, mais elles exemplifient parfaitement
l’horreur intrinsèque à la guerre. Les craintes des femmes sont infirmées notamment par les
présages néfastes pour l’armée argienne qui permettent à Amphiaraos de retenir Tydée, comme
le rapporte le messager. La bienveillance des dieux à l’égard de Thèbes a été affirmée par
Étéocle dès le prologue et les femmes devraient être rassurées de voir comment la guerre est
menée, mais rien ne semble pouvoir effacer l’horreur des combats qui les saisit irrésistiblement.
Enfin, notons qu’Eschyle ne peint jamais les combats en eux-mêmes, alors que le champ de
bataille est bien souvent décrit avec précision dans la littérature grecque (dans l’Iliade par
exemple, ou dans Les Phéniciennes d’Euripide, réécriture du combat entre Argos et Thèbes où le
dramaturge ne se prive pas de décrire crûment le combat entre les deux frères). Eschyle se
concentre sur les effets de la guerre, sur cette partie de la lutte qui fait suite aux combats
proprement dits, quand vient le moment du pillage de la ville déchue. Eschyle déploie son art
poétique pour évoquer ce moment de la guerre qui met le plus à l’épreuve les qualités humaines
des guerriers, celui où les vainqueurs entrent dans la ville vaincue. Ce faisant, il suggère une
autre forme de communauté, une communauté plus concrète formée de familles menacées par la
guerre, sur laquelle nous reviendrons.

Les Danaïdes : un féminin déviant


Des femmes fragiles et faibles ?
Les Danaïdes ont deux caractéristiques principales : leur apparence barbare et leur
appartenance à la race des femmes ; ces deux caractéristiques sont problématiques dans Les
Suppliantes. Comme les femmes du chœur des Sept contre Thèbes, les Danaïdes constituent une
troupe faible et soumise à la crainte. Cet élément apparaît essentiellement à l’arrivée des
Égyptiades, où les Danaïdes expriment plusieurs fois leur crainte : « Père, j’ai peur. […] J’ai
vraiment bien peur de n’avoir rien gagné à fuir ainsi et à courir les chemins. Je meurs d’effroi,
père. […] Ne me laisse pas seule, je t’en supplie, père. Une femme qu’on laisse seule n’est plus
rien. Mars n’habite pas en elle » (p. 122-123). On retrouve ici l’idée que les femmes ne peuvent
rien en temps de guerre ; les Danaïdes suscitent un sentiment de pathétique chez le spectateur,
comme pouvaient le faire les Thébaines dans les Sept contre Thèbes. La crainte des Danaïdes
s’accroît encore lorsqu’elles chantent après le départ de leur père (« Mon âme ne s’arrête pas de
frissonner ; je sens palpiter mon cœur assombri. Ce que mon père a vu de sa guette m’a perdue :
je meurs d’effroi », p. 124-125), puis elle semble totalement justifiée par les manœuvres
violentes du héraut pour les emmener. La tentative de rapt menée donne à voir l’enlèvement des
femmes que redoutaient les Thébaines en cas de prise de leur ville : dans les deux pièces, les
femmes sont les victimes de la violence guerrière des hommes.
La faiblesse et l’impuissance sont constitutives de l’éthos du suppliant, et Danaos insiste
auprès de ses filles pour qu’elles fassent preuve de modestie lorsqu’elles seront confrontées aux
Argiens (« Que votre voix n’affecte pas d’abord la hardiesse et qu’aucune effronterie ne se lise
sur vos visages au front modeste et dans vos yeux tranquilles », p. 98). Cependant, en ce qui
concerne les Danaïdes, la fragilité pourrait être une posture plus qu’une réalité. En effet, le
spectateur athénien qui regardait Les Suppliantes connaissait le mythe des Danaïdes et savait
donc qu’elles allaient plus tard tuer leurs époux. Ainsi, lorsqu’on entend le chœur dire « nous
nous sommes exilées, non pas qu’un vote de la cité nous ait condamnées à être bannies pour
avoir tué » (p. 93), nous comprenons qu’il insiste sur la pureté qui doit être celle des suppliants.
Cependant, l’effet produit est inverse puisque, en les mettant en rapport avec le concept de crime,
il suggère le potentiel danger que les filles de Danaos peuvent représenter pour une communauté.
Cette ambiguïté constitutive du personnage des Danaïdes se trouve exposée à d’autres
moments dans la parodos qui construit un portrait ambivalent de ces jeunes filles, à la fois
fugitives pathétiques et potentielles meurtrières. Ainsi le nom employé pour évoquer les attributs
de suppliant qu’elles tiennent dans leur main (engcheiridios) peut aussi s’employer pour désigner
un poignard 29. Non seulement la supplication est une arme pour les Danaïdes, qui vont
contraindre les Argiens à les protéger au péril de leur propre vie, mais en outre l’instrument
même employé pour la supplication évoque par anticipation le meurtre de leurs époux lors de la
nuit de noces, moment où les filles de Danaos emploieront concrètement une arme contre des
hommes.
Le portrait ambigu qui est fait des Danaïdes se trouve également élaboré par le rappel qu’elles
font du mythe de Térée et de Procné 30 : « il croira entendre la voix de l’épouse de Térée en proie
à ses tristes pensées. […] la mort de son enfant, comment elle le fit périr sous les coups de sa
propre main, victime de la colère d’une mère dénaturée » (p. 94-95). Cette histoire met en scène
une figure féminine pathétique qui se révèle pourtant la meurtrière de son propre enfant.
L’évocation de ce mythe, avec lequel les femmes du chœur établissent un parallèle (« Comme
elle, j’aime à me plaindre », p. 95), crée dans l’esprit du spectateur l’image d’une femme à la fois
pathétique et dangereuse, ce que se révéleront être les Danaïdes. Leur portrait ambigu continue à
se construire au cours de la pièce, notamment lorsqu’elles manquent de mesure en menaçant de
se suicider : ce sont des femmes qui savent transformer leur faiblesse en une force agressive.
Le refus du mariage
Si la faiblesse et la peur sont des attributs classiques des femmes, les Danaïdes poussent à
l’extrême une autre caractéristique des jeunes filles, qui devient par là même problématique : le
refus de l’union avec un homme. Il est attendu de la vierge grecque, la parthénos, qu’elle
éprouve une certaine crainte, voire une certaine horreur, face au mariage et à la découverte de la
sexualité. Cependant, il ne doit s’agir là que d’une étape dans la vie de la jeune fille avant le
mariage et la maternité. Les Danaïdes, pour leur part, affichent un refus du mariage qui est
problématique selon les conceptions antiques 31.
Il n’est pas facile de savoir, à la lecture de la pièce, si c’est seulement le mariage avec leurs
cousins qu’elles refusent ou le mariage en général 32. De même, les motifs exacts de leur refus
d’épouser leurs cousins ne sont pas clairement exposés. Elles arguent de l’inceste (« comme un
essaim de colombes fuyant des éperviers, qui sont leurs frères par le sang, mais devenus pour
elles des ennemis qui souillent la race. Comment serait-il pur, l’oiseau qui dévore l’oiseau ? »,
p. 100) mais cette pratique pouvait être considérée comme valide dans l’Antiquité, surtout dans
un pays barbare comme l’Égypte. Elles mettent en avant leur volonté et celle de leur père
(« comment serait pur celui qui veut épouser une femme malgré elle et malgré son père ? »,
p. 100) mais sans la justifier et lorsque Pélasgos leur pose la question, elles l’esquivent (« LE ROI :
Est-ce parce que tu les hais, ou parce que tu regardes cela comme un crime ? LE CORYPHÉE : Qui
aimerait payer pour avoir un maître ? », p. 107).
Le refus des Danaïdes pose en effet une question de droit, que Pélasgos formule en ces
termes : « Si les fils d’Égyptos ont un droit sur ta personne en vertu de la loi de ton pays, et
allèguent qu’ils sont tes plus proches parents, qui voudrait s’opposer à eux ? Il te faut donc
plaider, toi, qu’ils n’ont sur toi, d’après les lois de l’Égypte, aucune autorité » (p. 110). En bon
roi grec, Pélasgos s’intéresse à la question du droit, mais les Danaïdes n’auront rien à répondre
sur ce point.
La dernière hypothèse suggérée par la pièce est leur haine pour le sexe masculin en général
(« dans notre répugnance instinctive pour l’homme, nous repoussons avec horreur l’hymen des
enfants d’Égyptos et leur dessin impie », p. 93 ; « Puisse la lignée d’une auguste aïeule échapper,
grands dieux ! à la couche des mâles et rester libre et vierge ! », p. 96 ; « Dieu me garde d’être
jamais soumise à l’autorité des mâles », p. 110). Cette haine est problématique pour les Grecs qui
voient le mariage comme une institution très importante dans la société, pour intégrer les
femmes, assurer la procréation et réguler les instincts sexuels. Ainsi, les Danaïdes adressent une
première prière à Artémis, déesse vierge et farouche, dans la parodos (« Et que la chaste fille de
Zeus veuille bien, à ma prière, laisser tomber sur moi, de son auguste visage, un regard rassurant,
et qu’indignée d’une telle poursuite elle mette toute sa force de vierge à sauver des vierges »,
p. 97). Artémis reste vierge, mais cela lui est permis car elle est une déesse ; les Danaïdes, elles,
devraient en tant que mortelles accepter le mariage et leur refus les rejette du côté de la
sauvagerie. À la fin de la pièce, les Danaïdes appellent à nouveau sur elles le regard d’Artémis :
« Que la chaste Artémis jette sur notre troupe un regard de pitié et que Cythérée ne nous impose
point un hymen forcé ! » (p. 134). Ici, Artémis se trouve opposée à Cythérée, un autre nom
d’Aphrodite, la déesse de l’amour. Les Danaïdes rejettent à nouveau l’hymen, ce qui peut être
compris comme une forme d’outrage vis-à-vis d’Aphrodite. En effet, le chœur secondaire qui
intervient à la fin de la pièce les invite à ne pas oublier Cypris, signe d’une négligence qui
pourrait être de mauvais augure pour la suite.
L’importance qu’elles accordent à Épaphos, le fils d’Io né d’un simple toucher de Zeus,
montre également leur refus de la sexualité 33. De même qu’Étéocle semble vouloir éviter la
reproduction sexuée en insistant sur l’autochtonie (car c’est la terre qui enfante au lieu d’une
femme), les Danaïdes rêvent à un modèle de procréation qui se ferait par un souffle ou un
toucher divin, sans mariage avec un homme. Comme l’exprime Froma Zeitlin, « la
préoccupation qu’elles ont de la noblesse de leurs origines les maintient dans le désir de répéter
le passé et les rend incapables de faire passage de la famille de leur père à celle de leurs
maris 34 ». Ainsi, les Danaïdes incarnent un féminin problématique qui ne semble guère pouvoir
s’intégrer dans le cadre d’une cité. Introduire les Danaïdes non mariées dans la cité, ce n’est
peut-être pas seulement introduire le principe de pureté lié à la virginité, mais aussi les éléments
bestiaux hérités par les Danaïdes de leur ancêtre vierge et génisse, Io.
À ce titre, il faut remarquer que Pélasgos, lorsqu’il cherche à comprendre de quelle origine
elles sont, envisage la possibilité qu’elles soient des Amazones : « Si vous étiez armées d’arcs,
j’aurais certainement conjecturé que vous étiez ces Amazones sans maris, qui mangent la chair
crue » (p. 102). Le rapprochement est durablement fait dans l’esprit du spectateur entre les
suppliantes et ces femmes monstrueuses que sont les Amazones. Cette référence s’explique peut-
être aussi par le fait que dans des versions du mythe antérieures à celle d’Eschyle, les Danaïdes
étaient des tueuses d’hommes 35. Dans Les Suppliantes, elles n’en sont pas encore là, mais le
spectateur savait qu’elles allaient tuer leur mari : le portrait de ces femmes est ambigu dès le
départ.
Ni dans les Sept contre Thèbes, ni dans les Suppliantes, Eschyle n’entend mettre en scène un
féminin qui deviendrait dangereux par l’accaparement des qualités masculines, comme c’est le
cas de Clytemnestre dans son Agamemnon. Cependant, dans les deux pièces, ce sont les traits
féminins des personnages qui posent problème par la façon extrême dont ils s’expriment ; c’est
particulièrement vrai pour les Danaïdes qui, dans leur refus du mariage, ne semblent pas
susceptibles d’être intégrées à une cité grecque.

Les dangers du pouvoir : dérives tyranniques et manipulation démagogique

Étéocle et Pélasgos, nous l’avons vu, incarnent des valeurs importantes pour les Grecs, face à
des barbares dont il s’agit de sauver la communauté grecque. Leurs comportements, pourtant, ne
sont pas exemplaires en tous points : par certains aspects, l’individu qui gouverne la cité en vient
à la mettre en péril.

Le chœur, révélateur des tendances tyranniques d’Étéocle


L’emportement d’Étéocle contre les femmes du chœur
Dans le prologue et dans les tirades où il oppose un guerrier thébain à chaque assaillant argien,
Étéocle adopte le comportement exemplaire d’un chef engagé pour la survie de sa cité.
Cependant, cette image commence à s’ébranler lorsqu’il est confronté au chœur des Thébaines :
en s’emportant, Étéocle dépasse les limites de la mesure.
La tirade par laquelle Étéocle ouvre le premier épisode en invectivant les femmes du chœur est
l’un des passages les plus misogynes de la tragédie grecque. Étéocle déclare refuser toute
cohabitation avec une femme, et se justifie en ces termes : « A-t‑elle le dessus, elle est d’une
audace intraitable ; prend-elle peur, c’est encore un fléau pire pour sa maison et sa cité » (p. 50).
L’expression « a-t‑elle le dessus » traduit le participe grec kratousa, qui renvoie au pouvoir et
constitue presque ici un équivalent à l’expression « en temps de paix ». Mais le choix de ce
participe est très significatif, car il est particulièrement mal approprié : il s’agit même d’un
renversement radical, étant donné que les femmes ne sont jamais en position de pouvoir dans la
société grecque. Étéocle applique au féminin un vocabulaire martial et décrit les femmes comme
autant de tyrans domestiques dont il propose presque une satire 36. Il semble hanté par la peur
d’un pouvoir féminin qui viendrait rivaliser contre sa propre autorité ; mais il s’agit ici d’une
forme de fantasme, puisque, on l’a vu, les femmes du chœur se caractérisent par la peur et la
faiblesse.
Cette idée d’un pouvoir des femmes se retrouve peut-être implicitement dans le deuxième
stasimon, où la traduction « cédant à un désir insensé » (p. 72) correspond à un autre emploi du
verbe kratéo. Cette fois, le chœur évoque Laïos qui, vaincu par son désir, engendre un enfant
avec Jocaste alors même que l’oracle avait précisé qu’un tel enfant serait source de malheurs.
Nous sommes ici dans le mythe familial des Labdacides et, même si l’expression est
particulièrement vague, il ne semble pas impossible d’y voir une référence à l’action de Jocaste,
qui aurait conduit Laïos à sa perte, par exemple en le séduisant 37. Il ne s’agit ici que d’une
hypothèse, mais nous avons peut-être là une suggestion du pouvoir attribué aux femmes, qui
expliquerait en partie le violent rejet de celles-ci par Étéocle. De plus, nous lisons également lors
d’un échange avec le chœur : « C’est toi qui te livres à l’esclavage et, avec toi, toute la cité »
(p. 54). Étéocle essaie d’expliquer aux femmes que la panique qu’elles répandent à travers la
ville facilite le travail des Argiens en détournant du combat les Thébains. Mais cette phrase,
considérée littéralement, révèle la peur sous-jacente chez Étéocle d’une gynécocratie où la
femme réduit l’homme en esclavage, telle Omphale soumettant Héraclès.
Les femmes : un élément de subversion ?
De fait, les femmes représentent dans Les Sept contre Thèbes une forme de subversion. Nous
avons déjà évoqué la façon dont la peur les porte à investir l’espace public qui leur est
normalement interdit. De plus, elles ne reconnaissent guère d’efficacité à Étéocle qui agit
pourtant comme le chef imparable de la cité : elles s’en remettent totalement aux dieux en tant
qu’uniques défenseurs de la cité, là où Étéocle cherchait plutôt à en faire des alliés. Elles
expriment une confiance envers les dieux qu’elles n’éprouvent jamais envers Étéocle. Le chœur
insiste sur le pouvoir des dieux : « le pouvoir des dieux est plus efficace encore. Souvent, quand
l’homme est abattu par le malheur et qu’une douleur amère étend un nuage sur ses yeux, c’est un
dieu qui le relève » (p. 52). Ici, elles suggèrent peut-être déjà que l’homme aveuglé n’est autre
qu’Étéocle lui-même, qui ferme les yeux sur sa propre histoire familiale dans la première partie
de la pièce, où l’on oublierait pour un peu que la guerre est due à une querelle entre Étéocle et
son frère.
Les femmes accentuent la confiance qu’elles accordent aux dieux comme pour mieux
souligner la défiance dont elles font preuve à l’égard des hommes : « C’est grâce aux dieux que
nous habitons une ville invaincue et que nos remparts nous protègent contre les hordes
ennemies » (p. 52). Lorsque Étéocle dit, au sujet de la menace des Argiens : « je suis bon, moi,
pour y pourvoir », le chœur répond : « J’ai peur » (p. 53). Le chœur va jusqu’à annihiler la
supériorité des hommes sur les femmes (qui est de l’ordre strict du consensus dans les sociétés
antiques), sur fond de chaos général, lorsqu’il répond à Étéocle demandant à Zeus quel être il a
créé en créant la femme : « Sexe lamentable, aussi bien que celui des hommes, quand leur ville
est prise » (p. 54). Les femmes semblent s’appuyer sur l’horreur de la guerre pour niveler la
différence entre les hommes et les femmes, caractéristique de la cité grecque en temps de paix.
Enfin, dans la fin estimée inauthentique de la tragédie, c’est une femme qui défie le nouvel
ordre imposé par un homme : Antigone. La fille d’Œdipe est un individu qui sort du collectif
représenté jusqu’alors par les femmes du chœur ; elle parle pour remettre en cause l’interdiction
d’enterrer son frère Polynice. Quand Antigone prend la parole, elle s’oppose à l’autorité
masculine : « Eh bien, moi, je déclare aux chefs des Cadméens que si personne ne veut m’aider à
ensevelir celui-ci, c’est moi qui l’ensevelirai » (p. 85). Antigone se met en avant, et si elle
produit ainsi un fort contraste avec l’impuissance qui caractérisait jusqu’à présent les femmes,
elle poursuit en même temps l’opposition féminine à l’autorité qui caractérisait déjà le chœur.
Nous avons à présent une femme qui prétend tenir un discours politique, puisqu’elle s’adresse
aux chefs de la cité, à la différence des femmes qui jusqu’à présent étaient davantage
caractérisées par les émotions, dont la peur. La continuité s’établit pourtant en ce qu’Antigone
fait entendre une voix féminine, que voudraient taire à tout prix les représentants de l’autorité.
Ainsi, on peut souhaiter exclure la « race des femmes », le génos gynaikon, d’une conception
idéale de la cité comme réunion de citoyens, mais on ne saurait supporter de le voir faire
sécession ou prendre le pouvoir. Étéocle essaie plutôt de les exclure lui-même de la communauté
sensible lorsqu’il dit : « Si tu les entends, ne le laisse pas trop voir » (p. 53). Si Étéocle ne peut
pas empêcher les femmes d’entendre, il peut cependant les empêcher de communiquer ce
qu’elles entendent, ce qu’il ne se prive pas de faire, non sans un certain cynisme à ce moment de
la pièce. Ses appels répétés au silence – exigences d’autant plus remarquables que nous sommes
au théâtre et qu’un chœur est fait pour chanter et parler – révèlent sans doute qu’Étéocle ne
supporte pas les femmes, au-delà même des expressions apeurées de ce chœur en particulier.
Étéocle est ici en proie à ses propres contradictions : il rejette les femmes comme une espèce à
part des hommes, mais se sent aussi menacé par la forte cohésion de groupe qui caractérise « le
genre des femmes ».
Une vision viciée des femmes
Aux manœuvres féminines que perçoit Étéocle, ce dernier riposte par une violente misogynie.
Étéocle essaie de reprendre le contrôle sur la force autonome que représentent les femmes
affranchies de la peur : il tente ainsi de doubler sa fonction de général (stratégos) de celle du
chorège (chorégos) pour réduire les femmes en son pouvoir. Ces deux fonctions sont parfois
associées dans la littérature grecque. En effet, les qualités d’ordre et de discipline sont
essentielles à la bonne exécution d’une performance lyrique, tout comme elles le sont à l’action
militaire. Or l’importance de la discipline pour Étéocle est révélée dès le premier épisode : « La
discipline est la mère du succès qui sauve, femme. Voilà ce que je prétends » (p. 52). Cette
sentence s’applique aussi bien dans son esprit aux femmes qu’aux opérations militaires, deux
éléments que notre protagoniste ne semble guère distinguer. Dans la suite logique de ses
fonctions de chef militaire, Étéocle entend donc diriger le chœur et ses interventions dans le
domaine de la religion avec la même efficacité qu’il gouverne son armée. De nouveau, Étéocle
ne semble pas être capable de penser ses relations avec les femmes sur un autre modèle que celui
du monde de la guerre : elles sont au pire ses ennemis, au mieux ses soldats.
En premier lieu, Étéocle prétend nier aux femmes tout droit d’intervenir auprès des dieux
(« C’est aux hommes qu’il appartient d’offrir des sacrifices aux dieux et d’interroger les oracles,
en tâtant l’ennemi. Ton rôle à toi, c’est de garder le silence et de rester au logis », p. 52). Il
associe tellement l’action des hommes au salut de la cité que dans sa logique, il ne reste plus
aucune place pour les femmes, qui se trouvent marginalisées sur la scène religieuse étant donné
leur impuissance en termes militaires, quand elles ne sont pas accusées de semer la panique dans
la ville. N’avoir aucun rôle militaire aurait presque pour conséquence de n’avoir, aux yeux
d’Étéocle, aucune existence valable.
Pourtant, les femmes n’ont pas tort d’intervenir pour supplier les dieux lorsque la cité est
confrontée à une menace telle que celle qui pèse sur Thèbes, même si nous avons montré
qu’elles le font d’une façon maladroite. Ainsi, au chant VI de l’Iliade, Hector s’attend à trouver
Andromaque occupée à accomplir des offices religieux avec les autres femmes de la cité, ce qui
montre qu’il est normal pour des femmes de se tourner vers les dieux en temps de guerre. La
position ambiguë d’Étéocle est pointée par le chœur lui-même, lorsque les femmes, après avoir
montré à quel point l’existence de la cité repose sur les dieux, lui demandent : « Qui pourrait
s’indigner de mes prières et les réprouver ? » (p. 52). Le verbe employé en grec pour
« s’indigner » est stygei, qui renvoie à une émotion, à un sentiment, alors qu’Étéocle s’était
jusqu’alors illustré par la rationalité de son comportement. De fait, Étéocle, comme démasqué
par cette accusation, ajuste sa position pour adopter une posture conforme à celle des institutions
de la cité : celle du chorège.
Étéocle cherche en effet à calmer le chœur puis lui donne des indications précises sur ce qu’il
convient de faire : « entonne, comme un péan favorable, le hurlement sacré, le cri rituel des
Grecs, lorsqu’ils offrent un sacrifice » (p. 55). Par la mention du péan, Étéocle assimile les
femmes aux soldats, puisqu’il s’agit d’un chant de guerre masculin. Il essaie en quelque sorte de
réintégrer les femmes dans ce qu’il considère comme l’ordre de la cité en mentionnant la
coutume grecque (« le cri rituel des Grecs »), suggérant ainsi qu’il considère comme barbare la
façon de se lamenter des femmes. Nous retrouvons ainsi la posture d’Étéocle qui consiste à
incarner l’éthos grec face aux barbares, mais sa posture paraît plus contestable et, face aux
femmes du chœur, Étéocle commence à s’apparenter à un tyran.
L’aspect tyrannique d’Étéocle
En effet, Étéocle essaie de donner sens à la communauté des Thébains en tant que
communauté masculine attachée à un territoire qu’elle doit protéger ; pour cela, il s’appuie sur
l’idéal du citoyen-soldat défendant la terre sur laquelle il a grandi. Mais on peut se demander si
cet attachement au territoire ne cache pas un défaut de légitimité de la part d’Étéocle : la
promotion du civisme, comme dimension essentielle de la collectivité thébaine, n’est-elle pas
pour lui une façon de légitimer une guerre provoquée par son intérêt personnel dans le partage de
l’héritage paternel ? Même si le début de la pièce le passe largement sous le silence, cette guerre
vient du désaccord entre Étéocle et Polynice. Étéocle s’approprie la notion du politique, passant
sous silence les autres aspects qui font la vie d’un homme (et notamment les rapports concrets
avec les femmes), pour cacher par une union sacrée la désunion de sa famille qui met en péril
toute la ville.
En effet, face à l’agitation du chœur, Étéocle se montre autoritaire : « aujourd’hui, le premier
qui n’obéira pas à mon commandement, homme, femme, ou tout autre, verra un arrêt de mort
porté contre lui : il sera lapidé par le peuple, sans pouvoir échapper à son destin » (p. 50). Alors
même que dans le prologue, Étéocle distinguait habilement le rôle du chef de celui des autres
citoyens, on assiste ici à une confusion typique du tyran de la tragédie grecque : à présent, les
décisions personnelles d’Étéocle, a priori appliquées sans l’approbation d’aucun organisme
public (« mon commandement »), sont confondues avec celles du peuple 38.
Face à une réalité qu’il ne peut contrôler totalement (les réactions des femmes guidées par la
peur), Étéocle révèle la tendance de l’homme trop politique à devenir un tyran. L’élaboration de
toute la rhétorique civique mise en place par Étéocle n’est donc pas incompatible avec un
tempérament tyrannique : la soumission au tyran est la réalité de l’engagement patriotique.
L’intervention des femmes révèle en fait une nouvelle contradiction du personnage d’Étéocle,
qui se rêve en Sparte mais n’est que le fils d’Œdipe, en hoplite alors qu’il est un tyran (dont
l’exercice solitaire du pouvoir contraste avec la solidarité de la phalange hoplitique), en roi
légitime alors qu’il n’est qu’un usurpateur condamné à toujours refonder son pouvoir, en
contenant les femmes par la peur et les menaces. Étéocle semblait jusqu’alors n’être que le chef
de la cité. Mais les femmes, qui dans la pièce sont les premières à appeler Étéocle « fils
d’Œdipe », font éclater la maîtrise de soi (sophrosyné) d’Étéocle dont le langage perd la douceur
rhétorique pour devenir menaçant.

Pélasgos, démagogue en puissance


Pélasgos n’est pas comme Étéocle le rejeton d’une famille maudite, et l’on ne saurait dire qu’il
exerce une menace personnelle sur sa communauté. Cependant, dans une tragédie aussi
intéressée par la représentation de la démocratie que Les Suppliantes, nous pouvons nous
demander si Pélasgos ne présente pas un risque de perversion de celle-ci, en agissant comme un
démagogue.
Bien collectif ou intérêt personnel ?
Pélasgos, nous l’avons vu, prend bien soin de distinguer sa décision de celle de la cité, ses
biens de ceux de la cité. Cependant, il influence indéniablement le choix de son peuple, et les
Danaïdes ne s’y trompent pas, qui exercent une certaine pression sur sa personne : « Et toi, tout
vénérable et sage que tu es, apprends d’une plus jeune que toi qu’en respectant un suppliant tu
assures ta prospérité » (p. 108-109), déclarent-elles, ce qui semble suggérer qu’elles s’adressent
aux intérêts du roi 39. Ce dernier se montre concerné par son propre sort dans cet échange avec les
Danaïdes :
afin que tout cela n’attire pas de mal sur la ville et se termine ensuite heureusement pour moi-même. Je ne veux pas qu’il
s’ensuive une guerre de représailles, ni qu’en vous livrant ainsi prosternées devant les autels des dieux je perde entièrement ma
maison, en attirant sur elle le terrible dieu vengeur qui, même dans l’Hadès, ne lâche point le mort. (p. 111)

Cette évocation du malheur qui pourrait arriver à Pélasgos lui-même peut être lue comme
l’annonce de la mort du roi dans les combats qui, après la fin de cette pièce, mèneront les
Argiens à la défaite. Ainsi, le choix de Pélasgos n’est pas celui de sa propre sécurité : la guerre
contre les Égyptiades lui coûtera la vie ; mais le rejet des suppliantes semble avoir pour lui-
même des conséquences qui seraient pires que la mort, puisque la vengeance des dieux peut le
poursuivre jusque chez Hadès.
Les discours d’un roi
Parce qu’il se trouve menacé d’un risque de souillure (« Si je ne souscris pas à votre demande,
je suis par vous menacé d’une souillure inexplicable », p. 114), Pélasgos accepte d’intercéder
pour les Danaïdes auprès de son peuple. Dès lors, il prend les choses en mains et donne des
instructions pour disposer le peuple favorablement à leur égard :
Toi, vieillard, père de ces jeunes filles, prends donc tout de suite ces rameaux en tes bras et porte-les sur d’autres autels de nos
dieux nationaux, afin que tous les citoyens voient le signe de vos supplications et ne rejettent pas ma proposition ; car le peuple
aime à critiquer ses chefs. Peut-être la vue de ces rameaux excitera-t‑elle quelque pitié et la violence de la troupe mâle soulèvera-
t‑elle l’indignation, et le peuple en sera mieux disposé pour vous. On est toujours porté à prendre le parti des plus faibles. (p. 114)
Pélasgos semble devenu le metteur en scène d’un spectacle destiné à créer un sentiment de
pitié chez son peuple. Conscient des critiques qu’il pourrait essuyer de la part de ses sujets
auquel il a sans doute des comptes à rendre, il sait aussi comment influer sur leurs émotions : le
roi démocratique est ici celui qui sait jouer des sentiments de sa communauté.
Avant de sortir de scène, Pélasgos répète son ambition d’influencer son peuple : « Moi, je vais
convoquer le peuple d’Argos pour disposer la communauté en ta faveur et j’enseignerai à ton
père ce qu’il devra dire. […] Puisse la Persuasion me suivre et la Fortune seconder mes
efforts ! » (p. 116). Là encore, Pélasgos s’apparente à un dramaturge qui donne le texte à son
comédien, préparant une mise en scène dont le peuple argien sera le spectateur ému. La
persuasion est certes une valeur importante de la démocratie athénienne, mais il est indéniable
qu’Eschyle montre ici comment un orateur efficace va conduire son peuple à « s’exposer à une
perte amère », celle d’« ensanglanter le sol du sang des mâles pour sauver des femmes »
(p. 114) : si son objectif est irréprochable puisqu’il s’agit de respecter les lois de l’hospitalité et
de la supplication, l’exposition des manœuvres du chef pour persuader son peuple est
remarquable.
Lorsque Danaos évoque la décision des Argiens, il met d’abord en avant le spectacle
enthousiasmant que lui a procuré le vote du peuple. Mais il en vient ensuite rapidement au rôle
de Pélasgos :
Telle est la proposition qu’a fait passer à notre sujet le roi des Pélasges, en avertissant la cité de ne pas nourrir le redoutable
ressentiment de Zeus, dieu des suppliants, et en déclarant que la double souillure, à la fois étrangère et nationale, qui atteindrait la
ville, serait une source inépuisable de malheur. Après avoir entendu ce discours, le peuple d’Argos, sans attendre la proclamation
du héraut, l’a ratifié à main levée. Les accents persuasifs de l’habile orateur ont convaincu le peuple pélasge et Zeus a emporté la
décision. (p. 119)

La souillure qui semblait concerner surtout Pélasgos est maintenant devenue un risque
collectif, et le peuple s’y montre sensible comme le roi l’a été lui-même. Il passe cependant sous
silence le risque de guerre qu’implique l’accueil des Danaïdes. Pélasgos respecte bien le jeu de la
cité, puisqu’il use des pouvoirs de la parole sur le peuple et agit comme le proxène des Danaïdes,
mais, lorsqu’on sait (comme c’était le cas des spectateurs grecs) que la décision d’accueillir les
Danaïdes mènera à la défaite d’Argos et que les Danaïdes commettront tout de même une
souillure en assassinant leurs époux, on perçoit que le roi ne mène pas véritablement le peuple
dans la direction du bien commun. Ainsi, si Eschyle représente dans cette pièce une forme de
démocratie, à travers les manœuvres entreprises par Pélasgos pour persuader son peuple il
expose une des facettes de ce type de régime : la démagogie 40.

Intégrer les étrangers : régénérer ou détruire la cité ?

Nos deux pièces posent la question de l’intégration des étrangers, mais d’une façon différente.
Dans Les Sept contre Thèbes, les Argiens viennent pour détruire les Thébains et il n’est nulle
question de les intégrer dans la cité 41. Cependant, le mythe des Labdacides, au cœur duquel se
trouve l’inceste, pose la question de l’intégration d’un nouvel individu à l’échelle de la famille,
puisque dans la Grèce antique la femme qui quittait la maison de son père pour entrer dans celle
de son mari était vue comme une étrangère 42. Eschyle semble avoir vu dans l’histoire des
Labdacides l’occasion de réfléchir à la nécessité de faire une place à l’autre pour le bon
fonctionnement d’une communauté. En ce qui concerne Les Suppliantes, l’intégration des
étrangères est une question très concrète : la pièce s’achève sur l’entrée des Danaïdes dans la cité
d’Argos.
L’inceste des Labdacides, ou la difficulté d’intégrer l’autre
Étéocle, un individu double
Dans la première partie de la pièce, Étéocle se présente comme le chef idéal de la cité
attaquée. Cette posture avantageuse ne saurait cependant effacer la réalité du personnage : il est
le fils maudit d’un père maudit. Si quelques références à la famille d’Œdipe sont présentes au
début de la pièce, c’est surtout à partir du moment où Étéocle apprend l’identité du septième
guerrier argien, son frère Polynice, que se produit chez lui le basculement qui le conduira au
fratricide. Dès lors, Étéocle se désolidarise de la cité, et celle-ci l’emporte alors que lui-même va
trouver la mort.
La critique a souvent souligné la rupture qui s’opère dans le personnage d’Étéocle à partir du
moment où il décide d’aller tuer son frère 43, mais il est aussi possible de voir une continuité dans
le personnage, dans la mesure où le dramaturge présente la mort d’Étéocle au combat comme
l’aboutissement logique de l’idéologie hoplitique autant que comme le résultat de la malédiction
de son père. Peut-être faudrait-il comprendre que l’accomplissement de la malédiction prend la
forme d’une radicalisation de la pensée hoplitique ; ainsi, d’après Eschyle, l’héroïsme guerrier ne
serait pas exempt d’une certaine forme d’illusion tragique.
Il est intéressant de regarder de près comment le mythe des Labdacides et la thématique
guerrière se trouvent tissés ensemble. En premier lieu, l’accomplissement de la malédiction se
traduit immédiatement par une évocation des armes d’Étéocle : « Allons ! qu’on m’apporte vite
mes cnémides, pour me protéger des javelines et des pierres » (p. 68). La traduction « pour me
protéger » recouvre le nom grec problémata, qui désigne l’objet dont on se couvre, qu’on met
devant soi comme protection, mais rappelle aussi les « problèmes », c’est-à-dire les énigmes,
telles que celle que la Sphinge a posée à Œdipe 44. Eschyle suggère qu’Étéocle, en allant lutter
contre son frère, s’apprête à reproduire les fautes de son père : la prise des armes est
indissociable de la malédiction qui pèse sur les Labdacides. Certains critiques considèrent
qu’Étéocle revêt peu à peu ses armes sur scène, en même temps que le chœur essaie de le
dissuader d’aller lutter contre son frère 45 : chacune de ses répliques serait ainsi scandée par
l’ajout d’une nouvelle pièce à son équipement, dans un effet visuel saisissant. Selon cette
interprétation, Eschyle mettrait en scène l’accaparement littéral d’Étéocle par le domaine des
armes.
Étéocle songe davantage à la postérité de son nom qu’à sa propre survie – rappelant en cela le
dilemme d’Achille qui dut choisir entre une vie longue et obscure ou brève mais glorieuse 46.
Eschyle reprend ainsi un topos épique dont il montre le potentiel tragique : la valeur accordée par
Étéocle à la gloire, et donc à la transmission de sa renommée par les générations suivantes, le
pousse à violer la loi divine qui interdit le fratricide. Le prix de l’héroïsme, pour Étéocle, est le
sacrilège. Mais peut-être plus qu’à Achille, c’est à Hector que fait penser Étéocle : par ses
qualités de chef, mais aussi par sa position de soldat dans une ville assiégée. Or, Hector lui-
même dans le texte d’Homère se désolidarise de l’univers familial pour accroître sa gloire
personnelle 47. Après avoir été un chef irréprochable durant tout le siège troyen, Hector se laisse
emporter par sa fierté, notamment après son triomphe sur Patrocle au chant XVI, au point d’en
venir à se dissocier de la communauté de Troie. Ainsi, le début du chant XXII est marqué par les
supplications pathétiques de Priam qui demande à son fils de ne pas partir au combat, pour le
bien de toute la ville : c’est bien l’opposition entre l’intérêt d’un seul et l’intérêt d’une
communauté que fait entendre le roi troyen. Mais malgré les prières de sa famille, Hector
n’écoute que le souci de sa gloire. Étéocle et Hector suivent donc le même chemin qui consiste,
après s’être dévoué sans faute à sa cité, à privilégier sa propre gloire. Car lorsque Étéocle sort
pour aller tuer son frère, il ne le fait pas pour sauver sa cité, même si celle-ci va profiter de son
action : alors que le chœur tente de mettre en avant la souillure qu’il va provoquer avec le
fratricide, Étéocle ne l’écoute pas ; lui qui faisait auparavant des dieux ses alliés ne se présente
plus maintenant que comme un homme haï de la divinité, qui n’a plus qu’à mourir en affrontant
son frère. Étéocle prend ainsi des décisions qui vont assurer la survie de Thèbes, mais tel n’est
pas son but : il ne songe qu’à sa propre gloire et il serait faux de dire qu’il se sacrifie pour sa
cité 48.
Étéocle est caractérisé tout au long de la pièce par l’absence de crainte, ce qui, à l’inverse du
chœur 49, fait de lui un héros. Mais chez un auteur comme Eschyle où la crainte est pour ainsi
dire la condition de l’homme, son absence fait rapidement signe du côté de l’hybris 50, de la
démesure ou de l’égarement 51. L’absence de peur est de l’ordre de la folie meurtrière 52 : Étéocle,
qui incarnait l’ordre, devient lui aussi une force de chaos, comme les Argiens, ainsi que le
souligne le chœur : « Ne te laisse pas emporter par la colère qui remplit ton cœur ni égarer par
une fureur belliqueuse » (p. 69).
Étéocle se révèle donc un individu double, à la fois chef idéal de la cité et fils maudit d’Œdipe,
obsédé par l’idée d’aller tuer son frère. Eschyle entremêle ces deux aspects du personnage pour
suggérer le potentiel tragique de la quête épique de gloire.
L’inceste et l’impossibilité de faire place à l’autre
Nous avons vu comment les femmes du chœur révèlent, à leur insu, le potentiel tyrannique du
personnage d’Étéocle. Leur présence semble aussi révélatrice de la façon dont Eschyle traite
l’inceste qui caractérise le mythe d’Œdipe et de ses descendants. En effet, la haine d’Étéocle
pour les femmes semble liée à son histoire familiale ; et l’importance qu’il accorde à
l’autochtonie le conduit à reproduire les fautes de ses parents.
Dans Les Sept contre Thèbes, le mythe d’autochtonie est fortement lié à l’histoire familiale des
Labdacides, voire contaminé par elle. En effet, en faisant primer la Terre nourricière,
l’autochtonie a pour effet annexe de priver les femmes de leur rôle concret de mère. Ainsi
Étéocle peut-il penser qu’il est souhaitable de se passer des femmes (« Puissé-je ne jamais voir,
ni dans le malheur, ni dans la douce prospérité, cette engeance féminine vivre sous mon toit ! »,
p. 50). Eschyle semble établir un parallèle entre le rejet des femmes lié à la promotion du mythe
d’autochtonie et l’incapacité des hommes labdacides à s’unir normalement à une femme. En
effet, chez Étéocle le désir qui devrait normalement l’unir à une Thébaine est détourné et dirigé
envers un membre de sa propre famille : selon les dires du chœur, il est tout entier consumé par
le désir de tuer son frère (« Repousse dès son principe ton mauvais désir », p. 69). Le texte grec
mentionne bien éros, « le désir », qui unit en principe un homme à une femme en vue de la
procréation, mais qui prend ici pour cible un membre de la famille d’Étéocle, dans un but
meurtrier. Étéocle brûle du désir d’aller lutter contre son frère – de fait, les Grecs ne se sont pas
privés de penser la proximité au combat en termes d’union presque sexuelle 53. Soulignons
également le passage paradoxal d’éris (la querelle) à éros (le désir), la querelle prenant tant de
place chez Étéocle et Polynice qu’elle exclut toute ouverture vers un troisième terme pour ces
deux frères qui n’ont « d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout
entiers 54 ».
C’est bien l’attirance mortelle d’Étéocle pour son propre frère qui l’empêche de considérer
avec quelque égard les étrangères à sa famille que sont les femmes du chœur. En effet nous
lisons, après l’annonce de la mort des deux frères : « dans la terre inondée de leur sang, leurs vies
se sont confondues et ils sont vraiment de même sang » (p. 78). Ce passage est d’une sombre
ironie : les deux frères qui ont renié ce qu’ils partageaient en commun (le sang) et qui ont agi, en
s’entretuant, comme s’ils n’étaient pas frères, actualisent ce lien du sang en mêlant concrètement
le leur dans le fratricide.
Cette union entre les deux frères a pour résultat de conforter l’identité familiale des
Labdacides, comme le ferait un inceste, puisque dans la mort les deux frères sont vraiment « de
même sang » (homaimoi). Cette expression est complétée par l’expression « flanc fraternel »
employée par le chœur (p. 77), qui traduit l’adjectif grec homosplangchnon, littéralement « nés
des mêmes entrailles », pour montrer la similarité qui unit les deux frères. Le texte insiste encore
sur cette dimension avec l’expression « sous les coups réciproques de leurs mains de frères »
(p. 78 : le grec dit chersin homosporoisin, littéralement « mains issues de la même souche »).
Toutes ces expressions insistent sur l’horreur du fratricide, mais ont aussi pour effet de montrer à
quel point la famille des Labdacides s’est refermée sur elle-même avec cette union paradoxale
des deux frères. Ainsi le refus des femmes, justifié et annoncé dans le prologue par le mythe
d’autochtonie, a pour corollaire un repli sur l’identité familiale, puisqu’il fait place à un désir de
la part d’Étéocle pour son double qu’est son frère Polynice. Cela nous rappelle la façon dont le
mythe d’autochtonie est destiné à conforter la particularité de l’identité de la cité.
En effet, lorsque Étéocle disait « Puissé-je ne jamais voir, ni dans le malheur, ni dans la douce
prospérité, cette engeance féminine vivre sous mon toit ! » (p. 50), il rappelait le déroulement de
la cérémonie du mariage chez les Grecs, où l’épousée est transférée de la maison de son père à
celle de son mari. L’adjectif qu’il emploie, xynoikos, implique, à travers l’idée de cohabitation,
l’accueil d’une femme dans la maison du mari 55. Une fois reçue dans sa nouvelle demeure, la
femme était assise au foyer ; on répandait ensuite sur sa tête des fruits secs et autres friandises,
symboles de fécondité, dans le but de l’intégrer à son nouveau foyer, pour lequel elle constituait
d’abord une étrangère 56. Le désir d’Étéocle pour son frère reproduit donc l’inceste de son père
Œdipe, au lieu de procéder à l’ouverture vers l’autre que représentent les femmes. De plus, sa
mort dans les bras de son frère est somme toute une façon pour les dieux d’exaucer la prière
d’Étéocle puisque, de fait, Étéocle va mourir sans avoir eu le temps de se marier ou d’avoir une
vie commune avec une femme. Tout comme la famille des Labdacides est caractérisée par
l’inceste, la collectivité des citoyens telle qu’elle est pensée par Étéocle se referme sur elle-même
pour en exclure les femmes.
S’éclaire ainsi d’un nouveau jour la volonté d’Étéocle de confiner les femmes à l’intérieur de
leur maison (« Ton rôle à toi, c’est de garder le silence et de rester au logis », p. 52). Étéocle
refuse de voir les femmes circuler dans la cité comme il refuse d’y voir l’élément mobile qui,
venant d’une autre famille, pourrait le lier à celle-ci par les liens du mariage. Le chœur interprète
donc le fratricide comme une union entre les deux frères qui se replient sur l’identité familiale,
comme Œdipe avait déjà perpétué l’identité des Labdacides dans toute sa pureté puisque son
union avec Jocaste ne faisait intervenir aucun sang étranger à la famille. Cette reproduction du
même nous rappelle l’ardeur d’Étéocle à préserver l’identité thébaine. En effet, le mythe
d’autochtonie et le mythe des Labdacides reposent sur un paradigme commun : il s’agit pour les
citoyens d’avoir la même mère, celle qui était déjà la mère de leur père, c’est-à-dire la même
origine, la terre ; tout comme Œdipe, Étéocle et Polynice ont la même mère.
Dans le prologue, Étéocle redoutait qu’en cas de défaite, son nom ne devienne l’objet d’un
blâme dans la bouche des Thébains. Ses prévisions se réaliseront, mais d’une façon qu’il n’avait
pas prévue : la ville sera sauvée, mais la pièce finit bel et bien par des chants adressés contre lui.
Son sort final sera effectivement différent de celui de la cité, puisque lui va mourir alors que la
cité sera sauve ; mais l’autonomie de son nom ne sera pas respectée : « Ils ont bien justifié leur
nom : c’est en se querellant qu’ils ont péri, victimes de leurs sentiments impies » (p. 75), déclare
le coryphée. Il y a ici un jeu de mots sur le seul nom de Polynice, qui signifie en grec « de
nombreuses querelles » : le nom de celui qui a défendu sa cité, Étéocle, se trouve confondu avec
celui de son frère.

L’intégration difficile des Danaïdes


L’annonce des périls
À la fin des Suppliantes, les Danaïdes prennent la direction de la cité d’Argos qui a répondu
favorablement à leur supplication. Cependant, alors même que la tragédie s’achève par le succès
des Danaïdes, elle laisse présager plusieurs malheurs. La façon même dont Pélasgos décrit sa cité
aux Danaïdes est le signe de cette tension : « rassurez-vous et entrez dans notre ville bien close,
que protège l’appareil de ses hautes tours » (p. 132). Argos apparaît comme un endroit clôt et
protecteur, mais l’évocation des défenses de la ville ne fait qu’annoncer la guerre à venir.
L’acceptation d’un groupe étranger est un défi pour une cité. Le texte grec emploie un
vocabulaire (en métoiko) qui renvoie aux métèques, ces étrangers qui en échange du paiement
d’un tribut étaient partiellement intégrés dans les cités grecques. Dans sa dernière réplique,
Pélasgos se désigne lui-même comme le « patron » des Danaïdes, et non plus comme un
proxène, ce qui souligne que les Danaïdes ne sont plus de simples suppliantes mais accèdent bien
à une première étape de l’intégration dans la cité. Cependant, Danaos énonce la difficulté que
représente l’intégration des étrangers : « le temps seul découvre ce que vaut une troupe
d’inconnus. Chacun porte une langue prête à médire de l’étranger et se laisse aller facilement à la
salir de ses propos » (p. 133). Danaos assimile ses filles et lui-même à des métèques : ni lui ni les
Danaïdes ne sont jamais désignés par les termes astoi ou politai (deux termes que nous
traduirions par « citoyens ») au cours de la pièce. Dans la tirade où il rapporte la décision prise
par les Argiens, Danaos emploie le verbe metoikein pour évoquer le nouveau statut des Danaïdes
(« nous traiter comme des habitants du pays », p. 119) ; à la fin de la pièce, c’est en tant que
métèques que les Danaïdes s’apprêtent à faire leur entrée dans la cité.
Pour Pélasgos, accorder le statut de métèque aux filles de Danaos est un moyen de protéger la
cité de la souillure que représenterait le suicide des Danaïdes. Cependant il s’agit également
d’une prise de risque considérable, qui aura sans doute pour résultat la mort de Pélasgos dans la
suite de la trilogie : ici, les métèques sont présentés comme plus problématiques que bénéfiques,
contrairement à ce qui est mis en scène à la fin des Euménides où les Érinyes sont accueillies à
Athènes pour le plus grand bien de la cité. Dans Les Suppliantes, l’acceptation d’étrangers
comme métèques conduit à la guerre : on peut y voir le dévoiement d’une pratique destinée à
accroître normalement la prospérité d’une cité.
La question de la demeure que les Danaïdes vont occuper à Argos est un élément important de
la fin de la pièce, puisqu’elle est d’abord évoquée par Pélasgos (« Pour nous loger, nous avons
même deux habitations, celle que le roi des Pélasges nous propose et celle que la ville nous offre,
et cela sans nous faire payer de loyer 57 », p. 133-134) avant d’être reprise par Danaos. Au
moment où les Danaïdes vont entrer dans la ville, cette évocation des maisons sert à rendre
l’espace d’Argos, qui échappe aux yeux des spectateurs, plus présent à l’esprit de ces derniers
puisqu’ils sont amenés à s’imaginer une différenciation entre les demeures possédées par la cité
et celles que possède en propre Pélasgos. Cette insistance sur le logement invite également le
spectateur à penser que la tragédie suivante se situera dans Argos même, peut-être devant les
portes de l’une des demeures des Danaïdes 58, qui peut correspondre à la demeure royale de
Pélasgos comme le suggère l’ampleur du palais mise en avant par le roi lui-même (« Moi-même
je suis pourvu d’un palais d’une ampleur suffisante », p. 132). On peut penser que l’évocation de
différents logements prépare le meurtre des Égyptiades puisqu’il aura certainement lieu dans les
demeures des Danaïdes 59 : de nouveau, des éléments de la fin de la pièce montrent le danger qui
menace Argos maintenant que la cité a accepté les Danaïdes.
Les Danaïdes sont des étrangères, mais elles sont aussi des femmes : l’intégration de ce groupe
de vierges, particulièrement attachées à leur virginité, annonce un certain nombre de difficultés.
Ainsi, Danaos invite ses filles à la pudeur en empruntant une métaphore au monde de la chasse :
« Tout homme qui passe devant les vierges aux formes délicates leur décoche le trait charmeur
du regard, vaincu par l’amour » (p. 133). Les Danaïdes, a priori sauvées du désir des Égyptiades,
sont appelées à se garder du désir des Argiens. Alors même que l’on pourrait attendre de ces
étrangères qu’elles participent à l’accroissement de la cité d’Argos par leur union avec des époux
argiens, les Danaïdes et leur père veulent qu’elles restent vierges et donc qu’elles n’atteignent
même pas cette forme limitée d’intégration à la cité qu’était pour une femme le mariage. Dans
l’imaginaire grec, la vierge doit être civilisée par le mariage : en refusant de s’y plier, les
Danaïdes constituent un féminin déviant qui met en péril l’harmonie de la cité d’Argos où elles
pénètrent.
Les références aux dieux, telles qu’elles apparaissent à la fin de la pièce, contribuent
également à établir un climat d’incertitude qui relativise le succès des Danaïdes et annonce les
complications à venir. Ainsi, si le coryphée tranquillise leur père sur le soin que les Danaïdes
mettront à rester discrètes, il évoque les dieux en ces termes : « À moins que les dieux n’aient
pris une décision nouvelle, je ne m’écarterai pas de la voie que mon cœur a suivie jusqu’ici »
(p. 134). Le chœur suggère aux spectateurs que les dieux pourraient faire dévier les Danaïdes de
la trajectoire qu’elles se sont fixée et laisse entendre qu’ils pourraient se montrer moins
favorables à l’avenir. De plus, si les Danaïdes évoquent leur volonté d’honorer les dieux locaux
(« Allez, célébrez les dieux bienheureux, seigneurs d’Argos, ceux qui habitent la ville et ceux qui
habitent les bords de l’antique Érasinos », p. 134), elles manquent d’honorer Aphrodite pour lui
préférer Artémis. De même qu’elles font allégeance aux dieux argiens au détriment des dieux du
Nil qu’elles abandonnent, elles appellent sur elles la protection d’Artémis mais veulent se
prémunir contre l’action d’Aphrodite, ce qui ne saurait manquer de susciter un châtiment. De
fait, la fonction du chœur secondaire qui apparaît dans le chant final est principalement de rendre
présente la menace qu’Aphrodite négligée fait peser sur les Danaïdes : « Nous n’oublions pas
Cypris dans nos chants pieux ; car elle est avec Héra presque aussi puissante que Zeus. C’est une
déesse à l’esprit subtil, et on l’honore pour ses œuvres augustes » (p. 134).
Danaos lui-même évite de le répéter lors de sa dernière réplique sur scène, mais il a été établi
de façon claire que l’arrivée des Danaïdes va entraîner Argos dans la guerre. Le chœur
secondaire rappelle également cette menace :
Pour les suppliantes, je crains les vents, les douleurs cruelles, les guerres sanglantes. Pourquoi ont-ils fait une si heureuse
traversée et nous ont-ils poursuivies si vite ? Ce qui est marqué par le destin pourrait bien s’accomplir. On ne peut passer outre à
la profonde, à l’impénétrable pensée de Zeus. Comme bien d’autres femmes avant toi, tu pourrais bien finir par le mariage.
(p. 135)

Le chœur secondaire ose parler de guerre, et rappelle à tous le prix que les Argiens vont devoir
payer pour avoir aidé les Danaïdes. De plus, il fait ici référence à la bonne traversée que les
Égyptiades ont faite depuis l’Égypte, comme les Danaïdes avant eux. Or, les Danaïdes avaient
prié pour que ces derniers meurent en mer (« avant que cet insolent essaim de mâles, les fils
d’Égyptos, ait mis le pied sur ce sol marécageux, rejetez-les à la mer avec leur vaisseau rapide, et
que là, parmi la rafale fouettée par l’ouragan, le tonnerre, les éclairs et les vents chargés de pluie,
ils se heurtent à une mer sauvage, et périssent », p. 94) : il est de mauvais augure pour les filles
de Danaos que les dieux aient laissé leurs cousins venir jusqu’à elles.
Ainsi, alors qu’elles sont sur le point d’être intégrées à Argos, les Danaïdes sont ramenées par
le chœur secondaire au statut de fugitives et de suppliantes, objet de la poursuite de leurs cousins.
Leur réussite, indéniable à l’échelle de la pièce, est minorée par cette voix dissidente qui insiste
sur la fatalité, sur le caractère inexpugnable de la volonté de Zeus, alors même que le chœur
insistait jusque-là sur la proximité entre Zeus et lui. Le chœur secondaire serait donc pour
Eschyle le moyen de mettre en lumière l’aveuglement dans lequel se trouvent les Danaïdes : par
son biais, il rappelle au spectateur que le point de vue du chœur sur l’action est partiel et partial ;
un effort interprétatif et critique semble demandé au public en cette fin de tragédie, pour qu’il ne
soit pas la victime des prétentions des Danaïdes pour qui l’histoire s’arrêterait idéalement là. En
effet, le spectateur connaît le mythe des Danaïdes et sait qu’elles ne sont pas là au bout de leurs
peines : Eschyle crée un lien de complicité entre le chœur secondaire et le public, comme pour
mieux détacher ce dernier du chœur des Danaïdes et préparer leur évolution du statut de victimes
pathétiques à celui de meurtrières coupables.
Les Danaïdes finissent elles aussi par mentionner la guerre en cette formule : « Et qu’il
accorde la victoire aux femmes – je me résigne au moindre mal et à la moitié de mes vœux »
(p. 136). Elles demandent la victoire dans une expression proche de l’oxymore et qui peut
apparaître comme un signal inquiétant dans le contexte d’une société antique, lorsqu’elles
emploient, dans le texte grec, le nom kratos (« pouvoir ») pour les femmes. L’éventualité d’un
pouvoir féminin étant toujours présentée comme un danger dans la tragédie grecque 60, ce vœu
révèle le potentiel danger que peut représenter ce groupe de femmes, qui de fait vont tuer leurs
époux lors de la nuit de noces. Cette réplique du chœur est également à lire en regard du dernier
échange entre Pélasgos et le héraut :
LE HÉRAUT : Sache que dès à présent tu soulèves une guerre nouvelle. Puissent la victoire et la force se ranger du côté des
mâles !
LE ROI : Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays et qui ne boivent pas de vin d’orge. (p. 131-132)

Tandis que le héraut se situait dans la logique d’un affrontement entre les Égyptiades et les
Danaïdes, le roi rappelait que la guerre allait impliquer également des hommes argiens. Le vœu
final des Danaïdes signifie d’abord simplement qu’elles espèrent que leur camp va remporter la
victoire, mais montre également le peu de cas qu’elles font des Argiens : contrairement à
Pélasgos, elles ne les prennent pas en compte dans leurs considérations. Cette impression est
confirmée par l’emploi d’une expression proverbiale (« je me résigne au moindre mal et à la
moitié de mes vœux », p. 136). Le texte grec est ici assez difficile à traduire, mais la plupart des
critiques s’accordent à dire que ce proverbe indique qu’elles sont prêtes à accepter les pertes
qu’engendrera le conflit 61. Elles échappent au mariage, mais ne peuvent se réjouir totalement car
elles savent que cela va causer la mort d’Argiens, ce qu’elles acceptent cependant.
Les bénédictions ambiguës des Danaïdes
Les Danaïdes représentent un féminin compliqué, caractérisé par la barbarie et le refus du
mariage. La pièce d’Eschyle montre cependant quel bénéfice la cité d’Argos pourrait obtenir en
accueillant ces étrangères. En effet, la scène où Danaos rapporte la décision des Argiens
d’accepter les Danaïdes est suivie d’un chant dans lequel celles-ci formulent des vœux pour le
bien-être de la cité. Les filles de Danaos donnent ainsi l’impression qu’elles seront un bienfait
pour Argos et entendent mettre leur pureté de vierges au service du culte argien. Elles espèrent
ainsi que la cité ne connaîtra pas la guerre (« Que jamais la terre des Pélasges ne soit livrée à
l’incendie par la fureur d’Arès, dont le cri arrête les danses et qui moissonne les mortels dans les
champs faits pour d’autres moissons ! », p. 119). L’ironie de ces vœux apparaît rapidement
puisque juste après ce chant, le héraut entre en scène et se querelle avec Pélasgos jusqu’à
l’équivalent d’une déclaration de guerre.
À la fin de la pièce, les Danaïdes adressent de nouveau des prières à la cité : « Adressons nos
louanges à la ville des Pélasges et ne vénérons plus dans nos hymnes les bouches du Nil, mais les
fleuves qui versent à travers la contrée leurs ondes paisibles et par des canaux multiples
ameublissent le sol de leurs gras épanchements » (p. 134). Habituées à louer la fertilité
proverbiale du Nil, elles affichent à présent leur intention de louer les fleuves argiens et insistent
alors sur le caractère fécond de leurs eaux et sur la douce union entre l’eau et la terre, les cours
d’eau étant un élément associé par les Anciens à la sexualité féminine, notamment du fait du bain
prénuptial. Ayant ainsi loué la fertilité et l’union entre deux entités complémentaires, elles
adoptent ensuite à nouveau la posture pathétique de la troupe de jeunes femmes assaillies qui
fuient une union abhorrée (« Que la chaste Artémis jette sur notre troupe un regard de pitié et que
Cythérée ne nous impose point un hymen forcé ! », p. 134). Ces vœux se révèlent paradoxaux
puisque les Danaïdes qui chantent pour la fertilité d’une terre se refusent elles-mêmes au
mariage. De plus, il apparaît rapidement que les prières des Danaïdes dans la séquence finale
sont destinées à rejeter le mariage avec les Égyptiades, et non pas à œuvrer à la prospérité
d’Argos.
Danaos a demandé en ces termes à ses filles de remercier la cité d’Argos : « Mes enfants, il
faut que vous offriez aux Argiens des vœux, des sacrifices et des libations comme à des dieux de
l’Olympe, puisque, d’un accord unanime, ils viennent de nous sauver » (p. 132-133). Danaos
semble ainsi prouver la piété et la gratitude de ses filles. Cependant, la comparaison entre les
Argiens et les dieux olympiens devait être dérangeante pour un spectateur athénien et renvoie à
la nature barbare des Danaïdes, dans la mesure où la confusion entre homme et dieu était, pour
les Grecs, typique de la mentalité des barbares. Danaos évoque ainsi un dévoiement possible de
rites grecs et rappelle la démesure que peuvent incarner les Danaïdes au moment où elles
s’apprêtent à intégrer une cité grecque. Danaos met en avant la valeur grecque qu’est la charis, la
grâce qui crée un lien d’obligation (« En échange de tels services, vous devez, si votre âme est
bien gouvernée, redoubler pour eux de vénération et de reconnaissance », p. 133), mais le
spectateur se demande quel prix vont payer les Argiens pour avoir accueilli les Danaïdes, plutôt
qu’il ne s’intéresse aux prières et offrandes dont celles-ci vont les gratifier.
L’intégration des Danaïdes s’annonce donc compliquée pour la communauté argienne, qui
sera peut-être punie d’avoir respecté les lois de l’hospitalité et de la supplication.
3. — Façons tragiques de repenser
l’union des individus au sein de la communauté

Le mythe pour parler de la désunion


Le fratricide dans Les Sept contre Thèbes
La réalité du conflit entre les Argiens et les Thébains
Au début des Sept contre Thèbes, la guerre entre les Argiens et les Thébains semble être une
guerre contre un ennemi extérieur venu détruire une cité grecque. Cela ne correspond cependant
pas à la réalité profonde du conflit, qui résulte d’une querelle entre deux frères pour la répartition
d’un héritage. Pour les spectateurs athéniens qui avaient vu les deux premières tragédies de la
trilogie, il était sans doute plus évident qu’ils allaient assister à l’issue d’un conflit familial, mais
la façon dont cette lutte se coule dans le moule d’une guerre contre l’envahisseur au début de
l’œuvre est tout de même remarquable.
Des indices révélant la véritable nature du conflit apparaissent tôt dans la pièce, lorsque le
chœur appelle Étéocle « enfant d’Œdipe » (p. 51) ou lors de la scène des boucliers. Les premiers
Argiens sont caractérisés par la démesure et sont des bons représentants des barbares, mais déjà
le troisième Argien se nomme Étéoclos : son nom établit un lien particulier entre lui et le chef de
Thèbes. Étéoclos est le troisième des Argiens à être présenté, comme Étéocle est de la troisième
génération des Labdacides, après Laïos et Œdipe. Étéoclos prend sans doute la place qui, dans
d’autres versions du mythe, était occupée par Adraste, le roi d’Argos. Eschyle a voulu que tous
les sept assaillants meurent au combat et a donc exclu Adraste, qui doit survivre puisqu’il est
celui qui ira demander les corps tombés devant Thèbes 62. Étéoclos prend donc la place du roi,
alors même qu’il a un nom qui évoque fortement celui du roi de Thèbes : l’image d’un double
d’Étéocle suggère déjà que cette guerre est fortement liée à l’identité de ce dernier.
Le nom de Polynice apparaît la première fois dans la réplique du messager consacrée à
Amphiaraos, le sixième des Argiens, présenté comme un homme pieux pris dans une association
de malfaiteurs :
Puis, s’adressant à ton frère, le puissant Polynice, et dressant les sourcils, il l’apostrophe, en coupant à la fin son nom en deux,
puis il ajoute ces paroles : « C’est, ma foi, un bel exploit agréable aux dieux, glorieux à entendre et à répéter pour tes
descendants, de ravager la ville de tes pères et les temples des dieux de ton pays en y lançant une armée étrangère. De quel droit
veux-tu tarir la source maternelle ? Comment ton pays natal, conquis par ton ambition à la pointe de l’épée, fera-t‑il alliance avec
toi ? » (p. 65-66)

L’ironie d’Amphiaraos révèle pour la première fois la dimension intestine de cette guerre entre
Argiens et Thébains.
Amphiaraos lui-même est présenté comme un homme juste (« Ah ! le mauvais présage qui
associe un homme juste à des mortels impies ! », p. 66) alors même qu’il s’agit d’un Argien qui
vient lutter contre Thèbes. La justice quitte dès lors le camp thébain qui en avait jusque-là
l’exclusivité ; lorsque est décrit le bouclier de Polynice, on apprend qu’il y a représenté la
Justice : « un double emblème : un guerrier ciselé en or et une femme qui le conduit et le guide
d’un air modeste. Elle prétend être la justice, d’après ce que dit l’inscription : “Je ramènerai cet
homme et il reprendra possession de la ville et du palais de ses pères” » (p. 67-68). Polynice
prétend agir dans son droit en cherchant à réintégrer la cité de Thèbes dont il a été chassé. Ainsi,
si la pièce établit clairement que Polynice n’a aucun droit à faire attaquer sa cité par une armée
ennemie, un trouble se trouve tout de même introduit quant aux origines de cette guerre.
Comme Amphiaraos l’avait déjà fait, Étéocle revient sur la signification du nom de Polynice :
« Pour ce Polynice, si bien nommé, nous saurons bientôt où aboutira son emblème et s’il suffira,
pour le ramener, de lettres d’or ciselées sur un bouclier, flux de paroles jaillies d’un esprit en
délire » (p. 68). Cette insistance sur la « querelle » telle qu’elle compose le nom de Polynice
pointe l’origine familiale de cette guerre qui fait s’affronter deux cités. De plus, à la révélation de
l’identité du septième guerrier argien, Étéocle change son mode de fonctionnement. Alors
qu’auparavant Étéocle réinterprétait les signes affichés par les Argiens pour montrer qu’ils
allaient se réaliser d’une autre façon que celle prévue par leur détenteur, il analyse maintenant le
bouclier de Polynice dans le sens voulu par ce dernier. Étéocle s’applique en effet à montrer que
la justice n’a aucun rapport avec Polynice :
Si la vierge, fille de Zeus, la Justice, présidait à ses actes et à ses pensées, peut-être cela se réaliserait-il. Mais ni quand il s’évada
du flanc ténébreux de sa mère, ni dans son enfance, ni quand il approcha de l’adolescence, ni quand la barbe s’épaissit sur son
menton, la justice ne lui parla ni ne le jugea digne de ses soins, et ce n’est certes pas, je pense, au moment où il maltraite la terre
de ses pères qu’elle va se ranger à ses côtés […]. (p. 68)

Dès lors que l’usurpation que Polynice fait de la justice menace l’identité d’Étéocle, la pièce a
entièrement basculé dans le conflit familial.
Le partage de l’héritage des Labdacides au détriment
de la communauté thébaine
Le conflit contre les Argiens se révèle finalement un problème entre deux frères : le mythe du
fratricide des deux fils d’Œdipe illustre le risque qui pèse sur une cité lorsque l’intérêt privé d’un
individu prévaut sur celui de sa communauté. En effet, Étéocle estime qu’il a tout intérêt à aller
affronter son frère (« Qu’on supporte un malheur qui ne comporte point de honte, soit ; c’est le
seul profit qu’on emporte chez les morts », « j’ai plus à gagner à mourir aujourd’hui que plus
tard », p. 69-70). Alors que le chœur, redoutant la souillure qui contaminerait toute la cité, essaie
de le retenir sur scène, il ne songe qu’à l’honneur qu’il pourrait acquérir au combat : ainsi, à
travers la thématique de la souillure, c’est désormais le chœur qui se préoccupe de l’intérêt
commun et non plus Étéocle. La souillure, le miasma, est une question essentiellement
religieuse : il s’agit d’une pollution qui affecte les hommes et les rend indignes de s’approcher du
divin. Le chœur ne voit donc pas seulement dans l’attitude d’Étéocle un crime horrible, il y voit
surtout une insulte faite aux lois des dieux. Cette idée est exprimée notamment dans le deuxième
stasimon : « Quand ils seront morts, tués par les coups dont ils se seront mutuellement déchirés,
quand la poussière du sol aura bu le sang noir et figé du meurtre, qui pourra en offrir l’expiation,
qui pourra les en laver ? Ô nouvelles douleurs qui viennent se mêler aux anciennes calamités de
la maison ! » (p. 72). Les douleurs de la maison des Labdacides sont aussi celles de la cité,
menacée par la souillure du fratricide.
La question du partage de l’héritage d’Œdipe a été évoquée une première fois par Étéocle lui-
même : « Elles n’étaient que trop vraies les visions qui me sont apparues en songe et qui
partageaient l’héritage paternel » (p. 70). Étéocle, qui reprochait jadis aux femmes d’être trop
impressionnées, se montre à présent préoccupé par quelque chose de peu rationnel, un rêve (qui a
peut-être été raconté plus en détail dans la tragédie précédente) – c’est désormais lui qui a besoin
d’être raisonné. Le chœur développera ensuite cette image pour exprimer le caractère vicié de la
répartition du patrimoine paternel entre les deux frères. Dans le chant qui suit la sortie de scène
d’Étéocle, les Thébaines chantent ainsi : « L’étranger qui répartit les lots, le Chalybe émigré de
Scythie, le dur partageur d’héritages, le fer au cœur cruel, leur a déjà tiré au sort la juste mesure
de terre qu’occupent les morts : ils ne garderont rien de leurs vastes domaines » (p. 71-72). Le
chœur fait ici référence à la coutume grecque d’employer un arbitre pour trancher un litige
concernant la répartition d’un patrimoine ; mais ici l’étranger est en fait le fer, et la seule part
d’héritage que vont gagner les deux frères est la terre de leur tombe.
Cette idée revient de façon obsédante après l’annonce de la mort des deux frères, d’abord dans
la bouche du messager (« les deux chefs d’armée se sont partagé avec le fer scythe forgé au
marteau tout leur héritage : ils en posséderont la terre qui couvrira la tombe », p. 75), puis dans
celle du chœur (« La rage au cœur, ils se sont partagé leurs biens à parts égales […]. Mais, dira-
t‑on, après les coups du fer, qu’est-ce qui les attend ? Une part du tombeau de leurs pères »,
p. 77). L’arbitre est parvenu à réaliser sa mission puisque les parts attribuées aux deux frères sont
égales, mais il ne provoque aucun sentiment de reconnaissance chez leurs proches, et son action
est blâmable alors que la tradition voulait que l’on gratifie le conciliateur de présents. En effet, le
lot obtenu par les deux frères est la mort, et l’arbitre n’est autre qu’Arès. Le fer et Arès,
confondus 63, ont résolu le conflit entre les deux frères en apportant la mort.
De fait, dans la deuxième partie de la pièce on observe un renversement de certaines
thématiques précédemment évoquées dans la guerre contre les Argiens. Auparavant, les lots dont
il était question étaient ceux qui répartissaient les Argiens aux sept portes de Thèbes, lorsque le
messager disait : « Je les ai laissés, tandis qu’ils tiraient au sort à quelle porte chacun d’entre eux
conduirait sa phalange » (p. 47). À la fin de la pièce, les lots sont les parts de l’héritage que les
deux frères n’ont pas réussi à se répartir autrement qu’en s’entretuant. Au début de la pièce,
c’étaient les Argiens qui étaient réputés avoir un « cœur de fer » (p. 47). À la fin de la pièce,
c’est Étéocle lui-même qui semble s’être confondu avec ce métal dans lequel on fait les armes.
Lorsqu’il déclare : « Mon esprit est trop bien aiguisé pour que tu l’émousses par des paroles »
(p. 71), il semble être devenu le fer qui servira à tuer son frère. Étéocle a quitté l’ordre du logos,
de la raison, pour intégrer celui de la guerre, et a ainsi transporté la violence à l’intérieur même
de la cité. Si le conflit extérieur achève de se transformer en conflit intérieur dans la fin estimée
inauthentique de la pièce, lorsque Antigone se révolte contre les ordres de sa propre cité, la
thématique de la désunion civique est déjà envisagée plus tôt, par le biais de la querelle entre les
deux frères.
Fratricide et autochtonie
Les Grecs avaient deux façons de considérer le domaine public : il s’agit soit de ce qui
appartient à autrui en tant qu’il ne nous appartient pas à nous (le bien public est ce qui existe à
part de ce qui existe en propre aux individus, version exclusive du public), soit de ce qui nous
appartient en tant qu’il appartient aussi à chacun (version inclusive) 64. Dans la première tirade du
prologue, Étéocle semble se revendiquer de cette dernière version du domaine public, ce dont il
fait un argument pour exciter l’ardeur de ses hommes à combattre. En effet, il insiste sur la
nécessaire intervention de chacun des Thébains, comme le montre l’énumération des différentes
catégories de citoyens selon leur âge (p. 45-46). Étéocle promeut l’intérêt collectif en montrant à
tous les citoyens qu’ils ont personnellement intérêt à défendre ce qui incarne l’identité thébaine
(la cité en elle-même, ses dieux et leurs cultes, les enfants, la terre qui les a nourris, une
éducation commune).
Or, si Étéocle essaie de démontrer ainsi aux citoyens qu’il est de leur propre intérêt de protéger
Thèbes, c’est peut-être aussi à cause de la confusion opérée entre les intérêts de la cité et les
siens. Le fils d’Œdipe n’essaie-t‑il pas de persuader les citoyens qu’ils ont à défendre comme
leurs biens propres ce qu’il a en fait accaparé ? Étéocle réactive la fiction de la terre de Thèbes
comme nourrice des citoyens pour recréer un lien personnel entre les citoyens et une terre qu’il
s’est appropriée en chassant son frère.
On comprend dès lors son insistance à rappeler le mythe de l’autochtonie thébaine ; mais il est
intéressant de voir que celui-ci se trouve comme contaminé par le fratricide des Labdacides.
Nous avons évoqué le fait qu’en faisant de la terre sa mère, Étéocle reproduit l’inceste lorsque
son sang, mélangé à celui de son frère, s’unit à la terre. Dans cette perspective, on pourrait
avancer qu’Étéocle fait commettre l’inceste à ses concitoyens thébains appelés à reposer au sein
de leur mère la Terre, une fois tombés au combat pour défendre Thèbes. Ainsi de Mégareus :
« en mourant, il paiera sa dette à la terre qui l’a nourri » (p. 61).
Eschyle propose ainsi une interprétation de l’autochtonie qui donne des résonances macabres à
un mythe habituellement considéré comme positif. Rappelons-en les grandes lignes : les Spartes
(« hommes semés ») sont généralement présentés comme les co-fondateurs de Thèbes avec
Cadmos. Issus du corps du dragon d’Arès, ils répondent à un schéma bien connu des
mythologues : « dans les mythes de la création, le monde se constitue après la mort du monstre
primordial et souvent il naît du corps même du monstre 65 ». La bataille des Spartes, qui
« n’oppose pas deux clans individualisés et antithétiques », est très différente de celle qui va
provoquer la fin des deux frères Labdacides, où c’est bien une rivalité pour la royauté qui
provoque la querelle. Mais Eschyle peint l’affrontement entre les deux frères sur la toile de fond
que constitue le mythe des Spartes : en retour, le fratricide mène à une réinterprétation du mythe
autochtone.
En effet, dans la tradition des mythographes grecs, la bataille des Spartes est justifiée par une
sorte de folie qui s’empara d’eux 66. Cette folie s’explique, selon Francis Vian, parce que les
Spartes sont « des guerriers à l’état natif, si nous osons dire, c’est-à-dire ignorant tout des
disciplines sociales 67 ». Le combat des Spartes a ainsi un effet cathartique qui prélude à la
soumission à l’ordre social. Or, en ce qui concerne Étéocle, la colère qui se saisit de lui est,
d’après le chœur, le résultat d’un châtiment divin et de la colère paternelle (« n’imite pas la
colère de cet affreux blasphémateur », p. 69). Les Sept contre Thèbes se déroule à une époque où
les Cadméens se sont depuis longtemps insérés dans l’ordre social, si bien que la colère
d’Étéocle est l’indice d’une régression vers l’âge obscur. Tout se passe ainsi comme si Étéocle, à
force de se rêver autochtone pour mieux échapper à la réalité de l’inceste paternel, devenait lui-
même un Sparte, mais en contaminant au passage irrémédiablement le mythe autochtone thébain
qui devient, pour les spectateurs athéniens, synonyme de mort et de folie.
Lorsqu’il promeut le dévouement des citoyens pour la cité en s’appuyant sur l’autochtonie,
Étéocle cherche donc peut-être à masquer l’aspect tyrannique de l’exercice du pouvoir. Ses
paroles rappellent l’art du discours politique, mais nous ne sommes pas ici dans la prose oratoire
mais dans une tragédie, où « la transparence et la maîtrise auxquelles tend l’usage civique de la
parole se voient obscurcies et brouillées 68 ». La puissance de l’homme telle qu’elle semblait
démontrée par Étéocle se révèle fragile : ce dernier croit maîtriser le langage au point de modeler
le réel par son usage, mais dans la tragédie le langage lui-même se révèle n’être qu’un piège.
Eschyle met en scène la réversibilité de tout signe derrière lequel se trouve une réalité qui
échappe pour une large partie à la maîtrise humaine. C’est ainsi toute la conception d’une
collectivité de citoyens soudée par les discours de son chef qui est remise en question. La
critique estime parfois que dans la tragédie, Thèbes est présentée comme un miroir inversé et
vicié de la cité idéalisée qu’est Athènes 69 ; dès lors, le traitement du mythe de l’autochtonie
thébaine ne servirait qu’à mettre en lumière l’efficacité de celui qui opère à Athènes. Mais c’est
peut-être, plus largement, à l’idée de l’autochtonie en elle-même qu’Eschyle invite à réfléchir.

Une image de la désunion


dans Les Suppliantes et Les Euménides
La question de la désunion de la communauté n’est pas véritablement posée dans Les
Suppliantes, puisque le texte insiste sur l’unanimité du vote des Argiens en faveur des Danaïdes,
et que ce peuple est représenté par un seul homme, Pélasgos. Cependant la métaphore des
oiseaux employée par Danaos pour évoquer son conflit avec son frère (« asseyez-vous dans ce
lieu sacré, comme un essaim de colombes fuyant des éperviers, qui sont leurs frères par le sang,
mais devenus pour elles des ennemis qui souillent la race. Comme serait-il pur, l’oiseau qui
dévore l’oiseau ? », p. 100) trouvera un écho dans d’autres tragédies d’Eschyle, et plus
particulièrement dans Les Euménides.
En effet, cette tragédie, qui clôt la trilogie de l’Orestie, établit une distinction nette entre la
guerre étrangère et la guerre civile, la stasis, et se fait le reflet de la crainte qu’avaient les
Anciens de cette dernière. La tragédie raconte la fuite d’Oreste, pourchassé par les Érinyes pour
avoir tué sa mère, vers Athènes où il demande à Athéna de le sauver. Cette dernière établit un
tribunal qui va l’acquitter mais devra ensuite faire face à la colère des Érinyes, privées de leur
proie. Les Érinyes commencent alors par maudire Athènes, si bien qu’Athéna s’inquiète de les
voir souffler la discorde parmi ses citoyens :
Ne fais pas, comme on fait pour les coqs, bouillir la colère au cœur de mes citoyens, et ne leur souffle point ces discordes
intestines qui les enhardissent les uns contre les autres. Passe pour la guerre étrangère, toujours à portée de ceux qu’anime un
violent amour de la renommée ; mais foin des combats entre les oiseaux de la volière 70 !

L’image des oiseaux est à nouveau employée pour évoquer la dissension au sein d’un groupe
et un lien se trouve ainsi établi entre la querelle familiale et la guerre civile 71.
Pour calmer les Érinyes, Athéna les persuade d’intégrer la cité d’Athènes où elles entreront en
faisant des vœux pour la population, devenant ainsi les Euménides, « les bienveillantes ». Elles
chantent pour le bien d’Athènes : « Que jamais la discorde insatiable de maux ne gronde dans
cette ville ; que jamais la poussière, abreuvée du sang noir des citoyens, n’exige en sa colère ces
représailles qui causeraient la ruine de la ville 72 ! » À la fin des Euménides, l’ordre mis à mal par
les meurtres intrafamiliaux des Atrides 73 est restauré : la haine doit maintenant se tourner vers
l’extérieur, les ennemis. Le chœur des Érinyes chante alors des vœux pour la cité d’Athènes,
comme les Danaïdes le faisaient pour la cité d’Argos, mais de façon bien moins ambiguë puisque
les Érinyes vont réellement protéger Athènes et non pas provoquer une guerre. Eschyle montre
alors comme peut se construire une communauté saine : les citoyens doivent être soudés par la
philia, l’amitié et la bienveillance. On retrouve ainsi une valeur prônée dans la cité grecque pour
éviter la guerre : l’omonoia, que l’on peut traduire par « concorde 74 ». La cité devrait se
comporter comme une famille unie ; dès lors, les conflits au sein d’une famille peuvent servir
d’images au conflit entre les citoyens. Des Suppliantes aux Euménides, Eschyle a repris l’image
du combat entre les oiseaux pour dire les luttes entre des individus d’une même famille puis
d’une même communauté, les querelles à l’intérieur d’une famille ayant, dans son théâtre, des
conséquences importantes sur la communauté de la cité en général.
La famille, première unité de la communauté

Dans la Poétique, Aristote écrit que les meilleures tragédies sont celles qui mettent aux prises
les membres d’une même famille, les philoi. De fait, un grand nombre de tragédies s’intéressent
à des familles déchirées. Or la famille est aussi, dans la Grèce antique qui n’avait pas la même
conception que nous de l’individu 75, la première unité de la communauté. Il est donc intéressant
de se demander comment nos deux tragédies pensent la relation entre la famille et la
communauté, au-delà des meurtres intrafamiliaux que nous avons déjà évoqués.

L’importance du mariage
Les Suppliantes ou le triomphe d’Aphrodite
Nous avons développé plus haut l’idée selon laquelle les Danaïdes apparaissent comme un
féminin déviant en ce qu’elles rejettent le mariage, au moins avec leurs cousins, si ce n’est en
général. La fin de la tragédie suggère qu’elles ne sauraient échapper à ce sort. Ainsi, lorsque
Danaos revient sur scène à la fin la pièce, il incite ses filles à se garder de la honte que pourrait
créer la convoitise des hommes à l’égard de leur beauté :
Aussi je vous engage à ne pas me couvrir de honte, avec cette beauté qui attire sur vous les regards des hommes. Le tendre fruit
mûr n’est pas facile à garder : tous y portent la dent, bêtes et hommes, vous le savez, monstres qui volent et monstres qui
marchent sur le sol. Cypris proclame l’attrait des corps pleins de suc. (p. 133)

En une sorte de digression, Danaos, comme malgré lui, montre que le désir est la loi
universelle qui régit les animaux et les hommes ; ce faisant il révélerait le caractère éphémère de
la dérobade des Danaïdes à la règle du mariage, et le caractère précaire et insatisfaisant de la
solution à laquelle elles sont arrivées à la fin de cette tragédie. Ces propos, qui mettent en
lumière la puissance du désir aussi bien chez les hommes que chez les bêtes, paraissent en
contradiction avec le refus exprimé par Danaos de se résigner au mariage de ses filles et avec
l’attitude des Danaïdes qui cherchent à échapper au désir de leurs cousins.
Cette tirade a souvent été mise en rapport avec le fragment conservé des Danaïdes, la dernière
tragédie de la trilogie, cité sept siècles plus tard par Athénée :
Et le très auguste Eschyle dans les Danaïdes introduit Aphrodite elle-même qui dit : Le ciel sacré aime pénétrer la terre, le désir
d’obtenir un mariage prend la terre. La pluie en tombant du ciel liquide embrasse la terre, et elle enfante pour les mortels la
nourriture des bêtes, la vie qu’apporte Déméter et le fruit des arbres. De ce mariage humide devient mature tout ce qui existe. De
cela je suis en partie la cause 76.

Le contexte dans lequel ces vers étaient prononcés nous échappe, mais on a souvent imaginé
qu’il s’agissait d’un procès au cours duquel Aphrodite interviendrait pour défendre
Hypermnestre, la seule des Danaïdes qui refusera de tuer son époux. Les liens que l’on peut faire
entre cette tirade d’Aphrodite et celle de Danaos à la fin des Suppliantes sont remarquables. En
effet, la thématique est la même, la force et l’importance du désir, mais dans le cas des
Suppliantes ce désir est présenté sous l’angle de la prédation tandis que dans Les Danaïdes il est
montré dans sa dimension productive et bienfaisante. Dans la dernière pièce de la trilogie, la
déesse Aphrodite, seulement mentionnée dans la tirade de Danaos, vient affirmer le caractère
bénéfique du désir qui permet de renouveler constamment la vie sur terre ; or Aphrodite ne
saurait manquer d’être écoutée. La loi du désir, que Danaos évoque comme une mise en garde,
triomphe certainement dans la dernière tragédie de la trilogie et la fin des Suppliantes semble
l’annoncer.
En effet, alors que le chœur des Danaïdes se refuse constamment au mariage, le chœur
secondaire, dans le chant final, donne un autre aperçu de l’amour. Il déclare ainsi au sujet
d’Aphrodite :
C’est une déesse à l’esprit subtil, et on l’honore pour ses œuvres augustes. Près d’elle, associés à leur mère, se tiennent le Désir et
la Persuasion enchanteresse à qui rien ne résiste. Harmonie aussi a reçu sa part du lot d’Aphrodite, ainsi que les Amours aux
tendres gazouillements. (p. 134)

Aphrodite est ici accompagnée des allégories qui détaillent ses compétences (le désir, la
persuasion, l’harmonie, les jeux d’amour), ce qui propose une conception de l’amour, du
mariage, ou plus généralement des rapports hommes-femmes radicalement différente de celle
établie au cours de la tragédie entre les Danaïdes et les Égyptiades. Certains voient dans cette
promotion d’Aphrodite la volonté d’Eschyle de rapprocher son chant final des chants
d’hyménée, que l’on entendait lors d’un mariage 77.
De même, le chant au cours duquel les Danaïdes remercient la cité d’Argos pour la protection
qu’elle leur apporte suggère l’importance de l’union entre les sexes pour une cité, et indique
peut-être que les Danaïdes devraient elles aussi se plier à cette loi de la nature et des dieux. Le
chœur chante ainsi : « Nous souhaitons qu’il naisse toujours de nouveaux fils pour veiller sur le
pays, et qu’Artémis Hécate veille aux couches de ses femmes » (p. 120). Les Danaïdes montrent
qu’elles ont conscience de la nécessité pour une cité d’avoir des unions fertiles ; notons qu’ici
Artémis n’est pas convoquée en tant que déesse vierge, comme c’est le cas à d’autres moments
dans la bouche des Danaïdes, mais en tant qu’elle préside aux accouchements. Cet autre aspect
de la déesse et du culte qui lui est rendu renvoie également à la nécessité de l’union entre les
deux sexes pour la survie de la communauté.
Le mariage devrait être la deuxième étape de l’intégration des Danaïdes, une fois que leurs
supplications ont été entendues par la cité. Il existe en effet un lien fort entre les femmes et la
figure du suppliant, mis en avant par John Gould 78. Une fois mariées et conduites dans une
nouvelle maison, les femmes sont les étrangères par excellence qui doivent s’intégrer à une
nouvelle demeure par tout un rituel qui se déroule autour du foyer familial. Si l’on considère que
l’une des possibilités du rituel des supplications est l’intégration dans une communauté d’un
étranger qui pourrait la menacer, le rituel du mariage chez les Grecs, tel qu’il est mis en avant par
Jean-Pierre Vernant dans son article « Hestia-Hermès » 79, et celui des suppliants ont de fortes
ressemblances. Il est donc attendu que les Danaïdes passent du statut de suppliantes à celui
d’épouse ; si cela ne se fait pas à l’échelle des Suppliantes, il est probable que cela arrivait plus
tard dans la trilogie, au moins dans le cas d’Hypermnestre qui va épargner son époux.
De plus, un certain nombre de critiques estiment que la pièce des Danaïdes, et donc
l’ensemble de la trilogie, s’achevait par l’instauration du culte des Thesmophories, fête en
l’honneur de Déméter 80. Hérodote rapporte que ce sont les Danaïdes qui ont introduit ce culte à
Argos 81. Froma Zeitlin montre comment le mythe de Déméter et de Perséphone thématise le viol
et la résistance au mariage et « place ces événements dans un cadre rituel qui affirme
l’importance du mariage et de la procréation comme contribution à la vie de la communauté,
laquelle célèbre, en fait, le pouvoir générateur féminin 82 ». Selon elle, les Thesmophories
comprennent des règles de chasteté qui correspondent au désir d’abstinence des Danaïdes, en
même temps que cette fête entérine l’acceptation de la nécessité du mariage. À la fin de la
trilogie, il se pourrait donc qu’une référence à un nouveau rite soit employée pour exprimer
l’ordre établi à la fin des différentes aventures vécues par les personnages.
Les Sept contre Thèbes et la menace du viol
Comme nous l’avons évoqué, la façon dont le fratricide est représenté dans la pièce comme
une union funeste entre les membres d’une même famille fait signe vers la nécessité d’intégrer
du sang neuf à travers le mariage. Eschyle a intimement lié la haine des femmes d’Étéocle à la
malédiction familiale, puisque c’est pour se démarquer des femmes et de leur attitude suppliante
qu’il s’engage comme septième guerrier, scellant ainsi son destin : « Voilà les prières que tu dois
faire aux dieux, sans te plaire à gémir et sans pousser ces cris vains et sauvages, qui ne te
sauveront pas de ton destin. Pour moi, je vais aller ranger aux sept portes de nos remparts six
hommes de haute valeur et moi septième » (p. 55). Étéocle oppose l’ordre, avec le verbe
« ranger », à la sauvagerie des femmes, mais ce faisant, il se condamne à affronter son frère et
fait le jeu de la malédiction familiale.
Le refus de la part d’Étéocle de toute union avec les femmes s’oppose à la norme chez les
Anciens, comme c’est aussi le cas pour les Danaïdes. En effet, les sociétés antiques sont plutôt
caractérisées par une peur de l’oliganthropie qui a pour conséquence une promotion du mariage
et de la fécondité. Cette position d’Étéocle le met en contradiction avec l’intérêt d’une cité qu’il
essaie pourtant de défendre en temps de guerre : en refusant d’adapter son comportement à ce qui
est attendu en période de paix, il s’oppose ainsi aux mœurs grecques.
Par ailleurs, le chœur est composé de jeunes femmes et la question de leur mariage n’est pas
totalement absente de la pièce. Dans le premier stasimon, elles évoquent ainsi une image
particulièrement pathétique, celle de leur viol en cas de prise de la cité :
Il serait déplorable que de chastes vierges, avant les rites qui cueilleront leur verte jeunesse, prissent l’odieuse route d’une maison
étrangère. Que dis-je ? les morts sont plus heureux qu’elles. […]
De jeunes captives qui n’ont jamais connu la souffrance se voient, les malheureuses, réservées au lit d’un soldat heureux, d’un
ennemi qui est leur maître, et n’ont d’autre perspective que de servir à cet office nocturne et de voir ainsi croître leurs
inconsolables douleurs. (p. 57)

Pour Étéocle, la mort est une occasion d’accroître sa gloire ; les femmes sont bien moins
ambitieuses : l’avantage que la mort représente est envisagé en termes de souffrance, puisqu’elle
permet d’échapper à l’esclavage.
Le chœur des femmes semble ici montrer que les maux propres à l’histoire des Labdacides se
répercutent à l’échelle de toute la cité, mais cette fois dans un effet de miroir inversé 83. En effet,
le viol que les Argiens risquent d’infliger aux Thébaines en cas de défaite de Thèbes peut être
considéré comme l’exact inverse de l’inceste : si l’inceste consiste à avoir des rapports avec
l’individu qui nous est le plus proche, c’est-à-dire un parent, le viol par les Argiens représente
une autre forme de perversion des rapports entre un homme et une femme, la violence sexuelle
commise par un envahisseur étranger.

Les Sept contre Thèbes : une vision féminine de la communauté ?


Dans Les Sept contre Thèbes, les femmes du chœur sont principalement caractérisées par la
peur, ce qui décrédibilise en partie leur action puisqu’elles apparaissent ainsi déraisonnables.
Cependant, le chœur ne se réduit pas exclusivement à la crainte : dès la parodos, il tente
d’œuvrer pour le bien de la communauté, même s’il le fait d’une façon parfois maladroite ou du
moins qui déplaît à Étéocle.
Ainsi, les femmes entraient très certainement en scène avec des offrandes pour les dieux :
« Quand, si ce n’est à présent, apporterons-nous à nos dieux les supplications des voiles et des
guirlandes ? » (p. 48). Les voiles et les guirlandes appartiennent en propre à la sphère du féminin
et les Thébaines tentent ici d’attirer la bienveillance des dieux sur la cité ; il ne reste qu’à
imaginer les déambulations des femmes autour des statues qu’elles couvrent d’habits et de
couronnes. Les nombreuses occurrences du terme polis (« cité ») dans la parodos (le mot et ses
composés apparaissent onze fois) montrent comment elles mettent en œuvre leur chant et leur
danse pour concilier les forces divines au service de la ville. L’engagement pour la communauté
thébaine n’est pas l’apanage d’Étéocle : celui des femmes est remarquable 84. Les sacrifices
publics, comme manifestations religieuses qui soudent la communauté civique, sont rappelés par
le chœur (« Songez aux sacrifices que le peuple vous offre, songez-y et secourez-le », p. 50),
ainsi que la communauté linguistique que forme la cité : « ne livrez pas notre ville pressée par les
lances à une armée qui parle une autre langue » (p. 50).
Tout comme Étéocle, les femmes font référence aux mythes fondateurs, mais elles n’hésitent
pas à évoquer un pan que leur roi n’aborde guère : l’union de Cadmos avec Harmonie, la fille
d’Arès et Aphrodite. Dans la parados, elles s’adressent ainsi à ces dieux :
Que vas-tu faire, Arès ? trahiras-tu le pays que tu as si longtemps habité ? Ô dieu au casque d’or, jette, ah ! jette un regard sur la
ville qui t’a jadis été si chère. (p. 48)
Et toi, Arès, hélas ! hélas ! veille sur la ville qui porte le nom de Cadmos et montre clairement que tu lui es allié par le sang. Et
toi, Cypris, la première mère de notre race, défends-nous ; car nous sommes nées de ton sang. (p. 49)

Les femmes, lorsqu’elles supplient les statues des dieux, prennent soin de s’adresser à des
dieux des deux sexes, alors qu’Étéocle, lors de la scène des boucliers, ne s’adressera qu’à des
divinités masculines ou à des vierges.
Ainsi, les femmes se font dès la parodos la voix de la communauté. De plus, elles semblent
avoir une autre vision de la communauté, plus concrète que celle d’Étéocle qui ne s’intéresse
qu’aux citoyens-soldats s’apprêtant à rembourser leur dette à l’égard de la terre mère. En effet,
les femmes ont une vision de la guerre plus concernée par la réalité quotidienne et matérielle, par
les souffrances induites par la perte, ainsi lorsqu’elles se soucient concrètement du sort des fruits
du sol gaspillés en temps de guerre. C’est sans doute ce rapport concret à la réalité qui permet
aux femmes d’incarner sur scène une lucidité qui fait défaut à Étéocle, aveuglé par la malédiction
familiale. Les femmes, étrangères à la sphère du politique, ont sur l’action un point de vue plus
humain, moins abstrait.
Ainsi, alors qu’Étéocle paraît vouloir oublier son appartenance à la famille des Labdacides, ce
sont les femmes qui viennent lui rappeler sa filiation avec Œdipe. Elles semblent demander à
Étéocle d’agir en tant que fils d’Œdipe et non pas simplement en tant que roi légitime de la cité,
comme si elles tentaient de lui rappeler les dangers qui le menacent comme fils maudit d’un
homme lui-même fautif. En effet, alors que le messager s’adresse prudemment à Étéocle en
employant un vocabulaire politique (« roi des Cadméens »), les femmes rappellent Étéocle à sa
vérité en l’appelant « cher enfant d’Œdipe », ce qui le renvoie à la sphère familiale dont il
voudrait s’échapper. Cette évocation de la famille par les femmes permet peut-être de faire le
lien entre les préoccupations féminines pour la gestion des ressources alimentaires lors du
premier stasimon et la lucidité qu’incarnent les femmes par rapport à Étéocle qui construit
l’illusion d’une guerre juste 85.
C’est toujours en partant d’une image du féminin que les femmes en viennent à parler pour
l’ensemble de la cité. Par rapport à Étéocle qui se mettait à distance en employant un pronom
indéfini pour parler de lui au début de sa première réplique (« on », qui traduit le ostis grec,
p. 45), les femmes parlent en tant que femmes. Leur parole puise sa force dans une intuition des
souffrances subies par les femmes en temps de guerre. Cela est notamment montré par l’image
des chevaux telle qu’elles la développent ; elles s’imaginent tirées par les cheveux comme
pourraient l’être des chevaux par leur crinière : « que ses femmes, devenues veuves, fussent,
hélas ! jeunes et vieilles, traînées par les cheveux, comme des cavales, avec leurs voiles en
lambeaux, tandis que la ville se vide au milieu des cris et des gémissements confus des captives
mourantes » (p. 56-57). Eschyle recourt ici à la dégradation d’humains en animaux pour dresser
un tableau particulièrement pathétique du sort des femmes lorsqu’une ville tombe sous les coups
ennemis.
Un peu plus loin dans le même chant, nous lisons : « Que de maux, en effet, s’abattent, hélas !
sur une ville conquise ! » (p. 57). Dans le texte grec, l’idée de la ville conquise s’exprime par le
verbe passif damasthé qui signifie littéralement « dompté », et que l’on emploie plus
généralement pour parler des femmes soumises au joug du mariage. Cette idée est répétée plus
loin : « j’ai peur que la ville ne succombe avec ses rois » (p. 72), où l’on retrouve, dans le texte
grec, le même verbe « dompter » au passif. Il y a ainsi une forte concordance entre le sort de la
cité et celui des femmes : le chœur applique à la cité le vocabulaire normalement employé pour
parler des femmes. La perte de la liberté de la cité s’exprime dans le corps des femmes.
Ainsi, puisque les femmes assimilent le sort de la cité au leur, la forte préoccupation pour leur
intérêt personnel qu’elles expriment lorsqu’elles craignent l’esclavage ne les empêche pas de
penser également le collectif. Elles semblent simplement le faire d’un point de vue que le texte
présente comme féminin, et non à la façon ordonnée et abstraite d’Étéocle. Eschyle propose
peut-être ici une façon féminine de penser le collectif, ce qu’Étéocle ne peut comprendre. Les
femmes n’esthétisent guère le sort de la cité en temps de guerre, comme le faisait Étéocle en
employant l’image du bateau ; si elles emploient des images, c’est au contraire pour insister sur
le caractère cru et violent du sort qui les attend. Elles partent ainsi de leur propre ressenti pour
penser le collectif. Il s’agit bien d’un collectif pensé sur le mode d’une communauté humaine
susceptible de souffrir, une communauté de familles où les femmes peuvent tout perdre lors
d’une guerre.

Une communauté de deuil

Le chant de deuil, le thrène, est un élément constitutif de la tragédie grecque et certains


critiques estiment qu’il est à l’origine du genre 86. Or la gestion collective d’un malheur semble
pouvoir fédérer une communauté, plus encore que le mythe d’autochtonie tel qu’il est manipulé
par Étéocle.

Le deuil collectif dans Les Sept contre Thèbes


Étéocle sort pour tuer son frère mais, sur les ruines des prétentions masculines à modeler le
réel par le discours, le collectif s’incarne sous une nouvelle forme : la communion de la cité dans
un deuil collectif. La collectivité va s’éprouver comme telle en subissant tout entière un malheur
causé par une seule famille. Étéocle se désolidarise subitement du reste de la collectivité à partir
du moment où il s’exclame : « Ô race aveuglée par le ciel et détestée par les dieux ! » (p. 68) ;
dès lors, la collectivité ne s’exprimera plus dans l’action raisonnée de son chef qui parle en son
nom et lutte pour défendre son identité, mais par la solidarité de toute une communauté face à la
malédiction divine, dans les chants de deuil qui accompagneront la mort d’Étéocle et de
Polynice. Le danger qu’incarne la haine portée par les dieux contre la famille d’Étéocle rejaillit
sur toute la cité rendue ainsi solidaire. Les femmes, caractérisées par une grande proximité avec
le divin, retrouvent un rôle essentiel.
Le chœur fait le lien entre les mauvaises actions d’un seul et le malheur subi collectivement
par toute la cité. En effet, nous avons déjà évoqué la souillure que le chœur tente de mettre en
avant pour convaincre Étéocle de ne pas aller tuer son frère, en opposant en des termes religieux
la mort de Thébains tués au combat et celle des deux frères mourant l’un de la main de l’autre 87.
La haine des dieux pour la famille des Labdacides, mise en évidence par Étéocle lui-même,
risque en effet de rejaillir sur toute la cité. Étéocle semble bien conscient du risque que
représente pour un individu pieux l’association avec des hommes impies, lorsqu’il déclare au
sujet d’Amphiaraos : « En toute entreprise, il n’y a rien de plus funeste que de mauvais associés
[…]. Qu’un homme pieux s’embarque avec des nautoniers ardents au crime, il périt avec cette
engeance odieuse aux dieux » (p. 66). Étéocle reprend ici l’image du navire, qui lui est familière,
pour illustrer le danger encouru par un homme pieux qui a commerce avec des hommes
méprisant les dieux, comme Amphiaraos embarqué malgré lui dans les actions impies des
Argiens. Or, traditionnellement, c’est le phénomène inverse qui est pensé par les Grecs : méfiants
vis-à-vis de la mer toujours perçue comme un danger, certains Grecs superstitieux pensaient que
faire embarquer dans un navire un homme souillé aux yeux des dieux mettait tout l’équipage en
danger 88. C’est une variation sur ce thème que le spectateur est amené à considérer : qu’en est-il
d’une cité, par ailleurs présentée comme un navire, lorsque son pilote appartient à une famille
haïe des dieux ? Finalement, si la communauté thébaine fait penser à un navire, ce n’est pas tant
parce que la survie de Thèbes est subordonnée à l’action coordinatrice d’un chef-timonier que
parce qu’Étéocle met en danger toute la communauté, comme un homme impie embarqué sur un
bateau risque de provoquer le naufrage.
L’image de la cité comme navire se retrouve à la fin de la tragédie. Cette fois, ce n’est plus
pour souligner le rôle d’Étéocle en tant que chef mais pour montrer la mer de maux sur laquelle
la cité doit survivre. Le chœur chante ainsi :
Une mer de maux lance ses vagues sur nous. Quand l’une s’écroule, elle en soulève une autre trois fois plus forte, qui gronde en
bouillonnant contre la poupe de notre cité. Entre les deux s’étend pour toute défense la faible épaisseur de nos remparts, et j’ai
peur que la ville ne succombe avec ses rois. (p. 72)

Dans ce retour de l’image du navire, le collectif se pense à présent comme cité solidaire face
aux maux déclenchés par la famille des Labdacides, ce que souligne l’adjectif grec trichalon
(traduit par « trois fois plus forte ») qui fait référence aux trois générations des Labdacides.
L’image du navire de la cité ne sert plus de faire-valoir à l’action de son capitaine ; le flot n’est
plus incarné par l’attaque des Argiens mais par les maux qui viennent de la famille d’Œdipe.
Employée initialement pour justifier l’omnipotence de l’un des citoyens, l’image ne souligne
plus que la douleur collective dans laquelle est plongée la cité.
À la fin de la pièce, le deuil des deux frères est pris en charge par la communauté. Cette
dernière s’éprouve finalement autant dans la guerre, où un chef vient coordonner les actions de
tous les citoyens et peut se permettre ainsi de marginaliser les femmes, que dans un deuil
collectif où ces dernières retrouvent un rôle crucial. Dans cette tragédie, la mort des deux frères
est traitée par le chœur avec la même intensité tragique que l’était la guerre : cette mort est
présentée comme un événement qui touche toute la collectivité, comme le faisait précédemment
la guerre. En effet, les femmes sont sur scène l’incarnation de la communauté souffrante et ce
sont bien elles qui, pour finir, donnent aux spectateurs leur interprétation des événements.
Malgré la différence de nature entre les deux événements, l’assaut contre la ville et la mort des
deux frères sont tous deux représentés comme des malheurs collectifs qui touchent chacun des
membres du chœur, une forte empathie pleine d’anxiété prenant la place de la panique exprimée
précédemment par ce dernier.
Ainsi, il semble vain d’insister sur la survie de la cité de Thèbes puisque le chœur lui-même
évacue rapidement cette dimension de l’intrigue pour se concentrer sur le malheur collectif
représenté par le meurtre mutuel d’Étéocle et de Polynice. Au messager qui vient annoncer la
victoire de la cité et la mort des deux frères, le chœur demande ainsi : « Mais quel nouveau
malheur frappe encore notre ville ? » (p. 73). La réponse est déjà évidente pour tout le monde, et
le chœur considère la mort des deux rois comme un mal équivalent pour la cité à celui que
représentait la guerre, puisque l’adjectif neokoton (« nouveau ») met les deux épreuves sur le
même plan. L’idée de la mort des deux frères provoque chez les femmes thébaines la même peur
que la prise de la cité : « Tes paroles m’épouvantent et m’affolent » (p. 74). Après s’être
demandé s’il devait se réjouir pour la cité ou pleurer la mort des rois, le chœur choisit les pleurs :
« Comme une thyade, j’entonne un chant funèbre, en apprenant qu’ils sont morts dégouttants de
sang, les malheureux ! » (p. 75). Les femmes commencent ainsi le thrène pour les deux frères
ennemis ; rapidement l’attention se concentre dans leur chant sur la perte des deux frères, sans
plus guère de référence à la cité sauvée.
Le deuil semble accaparer la communauté autant que le faisait précédemment l’armée
argienne. « L’angoisse règne dans la ville » (p. 75), déclare le chœur. Créée par la mort des deux
frères, l’angoisse vient occuper la place exacte qu’occupait un instant auparavant l’armée
argienne ; le motif du cercle (présent dans le texte grec avec le mot amphi 89) montre en outre le
caractère collectif du deuil. Ce vers peut être mis en parallèle avec la façon dont le chœur
évoquait le bruit des chars argiens : « Ah ! ah ! j’entends le fracas des chars autour de la ville »
(p. 49). Les femmes se sentent encerclées par l’angoisse créée par le fratricide, comme elles
l’étaient auparavant par les armes des ennemis. Le collectif s’éprouve aussi bien dans la situation
d’urgence que représente le siège d’une ville que dans le deuil de ses deux rois, mais cette fois ce
sont les femmes qui orchestrent les événements.
À Étéocle qui tentait de le raisonner, le chœur répondait : « La ville gémit du fond de son sol :
ils nous enveloppent » (p. 53). Après la mort d’Étéocle, les femmes disent encore : « Un
gémissement court à travers la ville » (p. 77). Les lamentations des femmes prennent ici une
dimension publique : le thrène se répand dans toute la cité, comme jadis la peur des femmes
risquait de toucher les soldats. Eschyle fait à nouveau un emploi suggestif du hors-scène, cette
fois pour évoquer le caractère public du deuil qui touche toute la ville.
Toute la communauté semble touchée par la mort des deux frères :
Ils ont, par les coups dont tu les dis frappés, transpercé leur maison en même temps que leur corps, aveuglés qu’ils étaient par une
rage indicible et par la discorde issue de l’imprécation de leur père. (p. 77)

Le chœur établit ici un parallèle entre le corps des deux frères (somasin) et les demeures
(domoisi). Or la mention des demeures renvoie déjà au public, au collectif : tout ce qui touche les
maisons touche déjà la communauté, puisque la cité est la réunion des différentes maisons qui la
composent. S’il n’avait affecté que le corps des deux frères, le malheur serait resté d’ordre
strictement privé. Le domaine collectif est ici pensé comme la réunion des parties formées par
chacune des familles, une blessure faite à une de ses parts prenant dès lors un écho public. Le
collectif commence ici dans les demeures thébaines, alors qu’auparavant Étéocle établissait une
nette délimitation entre cet espace, associé aux femmes réduites au silence, et l’action publique
des hommes qui luttent pour défendre la cité.
Le thrène est d’ordinaire interprété soit par les femmes de la famille du défunt soit, dans le
cadre d’un deuil public organisé par l’État, par des chanteurs professionnels, des magistrats en
donnant alors le départ. Ici les funérailles ont un caractère hybride 90 : le chœur est en effet
composé de femmes étrangères à la famille mais elles commencent spontanément le chant, sans
en avoir reçu l’ordre de la part d’un quelconque officiel, comme l’illustre la métaphore des
rames : « Mais, allons, amies, abandonnez-vous au vent des gémissements et, frappant vos têtes
de vos mains, faites retentir ce battement de rames qui accompagne les morts et conduit toujours
à travers l’Achéron la nef aux voiles noires, insensible aux gémissements, vers le rivage qui ne
connaît point Apollon, ni le soleil, le rivage invisible où vont tous les mortels » (p. 76). Les
femmes s’exhortent à chanter elles-mêmes, par l’emploi de l’apostrophe « amies », typique des
chœurs lyriques 91. L’image du bateau réapparaît ici : par un saisissant renversement, l’attention
s’est déportée du chef qui dirigeait à la barre le navire pour se concentrer sur les rameurs, c’est-à-
dire les femmes.
La communauté abstraite telle qu’elle transparaissait dans les tirades d’Étéocle laisse
finalement place à l’expression d’une souffrance collective. Les femmes, marginalisées dans les
propos d’Étéocle, retrouvent une fonction dans les chants de deuil par lesquels la cité tente de
s’approprier l’impensable fratricide. Les fautes d’une seule partie de la cité échoient en héritage à
toute la cité qui se retrouve fatalement unie sous les coups de la colère divine. Du fait de leur
intimité plus grande avec les forces divines, les femmes ont été les premières à comprendre le
danger que représentait la malédiction pour la cité. C’est au rythme de leur chant que sont
évacués les corps des deux frères dont l’existence même était une menace pour la ville.
En effet, ce sont les femmes (et dans, une moindre mesure, le messager venu annoncer leur
mort) qui envisagent la fin de la querelle entre les deux frères ; ainsi, ce sont elles qui rendent
possible l’avènement d’un avenir plus serein pour la cité. Elles s’appuient pour cela sur leurs
compétences rituelles, notamment ici en ce qui concerne le deuil qu’elles mènent au nom de la
cité. De façon caractéristique, et si l’on considère bien que la pièce d’Eschyle finit avant l’arrivée
du héraut qui veut interdire l’enterrement de Polynice, la fin du texte est marquée par une
assimilation totale entre les deux frères qui deviennent une seule entité indissociable.
Déjà, dans le deuxième stasimon, alors que la mort des deux frères n’était pas encore
annoncée, les femmes ne faisaient pas de différence entre le statut politique d’Étéocle et celui de
Polynice, tous deux étant considérés comme les rois (« j’ai peur que la ville ne succombe avec
ses rois », p. 72), alors que Polynice a été déchu de ce statut par Étéocle et qu’il n’a pas attaqué
Thèbes en qualité de roi, puisque cette qualité est dévolue chez les Argiens à Adraste dont il
n’est que le gendre. Au messager venu annoncer la mort des deux frères, le chœur parle de la
communauté enfin formée par les frères réunis sous les coups de la divinité : « Tant le dieu leur
en voulait à tous les deux également ! » (p. 74). À partir de là, ni le chœur ni le messager ne font
plus de différence entre Étéocle et Polynice, parlant chaque fois des deux à la fois. Ainsi, le
messager évoque le sort des deux frères, en les appelant « ses rois, les deux chefs d’armée »
(p. 75). Le texte grec contient ici un duel 92 qui marque l’identité entre les deux frères, tous deux
subsumés sous leur qualité de chef de guerre. Dans le cas d’Étéocle et de Polynice, l’identité se
dit forcément sur le mode du double.
Le chœur ne cesse d’insister dans la dernière partie de la pièce sur la notion du double réuni
dans une seule unité, ce qui permet concrètement d’oublier les différences entre Étéocle et
Polynice. Il chante ainsi : « Double est notre angoisse, double la douleur de ce meurtre mutuel,
double le malheur qui vient de s’accomplir » (p. 76). De plus, l’échange final est désormais plus
volontiers attribué à deux demi-chœurs, issus de la division du chœur, qu’à Antigone et à Ismène
dont on récuse généralement la présence à la fin du drame 93 : chaque demi-chœur parle pour un
des deux frères au moment où ces derniers s’apprêtent à être sortis de scène. Or cet échange ne
reproduit pas la dispute entre les deux frères, mais exprime l’exacte symétrie de peines jumelles.
Le chœur semble vouloir évacuer le conflit fratricide en même temps qu’il évacue les deux
corps. Le premier demi-chœur dit ainsi « Frappé, tu as frappé », tandis que le deuxième répond
« Et toi, tu es mort, après avoir tué ». Un jeu sur les formes passives et actives égalise ici les torts
des deux frères. Dans ce dernier échange, les deux demi-chœurs finissent chacun les phrases de
l’autre, montrant ainsi l’étroite complémentarité que connaissent à présent les deux frères.
En effet, le dernier chant du chœur contient bien des invectives contre les deux frères, mais
jamais contre l’un en particulier : les deux sont toujours également affectés, comme si le chœur
se refusait à reproduire la dispute qui a déchiré les deux frères. Plutôt que de prendre parti, le
chœur retourne ses dernières invectives contre la malédiction qui a touché Étéocle et Polynice
dans un refrain chanté par les deux demi-chœurs en même temps et répété deux fois : « Ah !
Parque, cruelle distributrice de misères ! Et toi, ombre sacrée d’Œdipe ! Ah ! noire Érinys, que ta
force est puissante ! » (p. 81-82). L’action d’Étéocle et de Polynice est résumée en ces termes :
« Hélas ! aveuglés par Atè » (p. 84). Le thrène mené par les femmes est l’occasion pour la cité
d’oublier les fautes respectives des deux frères, pour mieux se réunir dans un deuil collectif 94.
Face à la fatalité liée dans cette pièce au chiffre deux, le chœur, entité collective, paraît fournir
le moyen de transcender l’opposition pour affirmer la pérennité de la cité au moyen d’un chant
de deuil, le thrène. En effet, les bras des femmes sont assimilés à des rames, ce qui traduit bien
l’idée qu’à présent ce sont elles qui sont le moteur de l’action. Et c’est bien en s’appuyant sur les
qualifications féminines en matière de deuil que les femmes vont permettre l’évacuation des
deux frères dont l’existence mettait la ville en danger. Alors qu’Étéocle semblait vouloir contenir
les femmes, c’est finalement lui qui se trouve expédié, presque à la façon d’un pharmakon (bouc
émissaire), pour le bien-être de la cité. Les pleurs des femmes (« Éclatez, mes sanglots. » /
« Coulez mes larmes. », p. 79) les opposent radicalement à la malédiction « dont les yeux secs ne
connaissent pas les larmes » (p. 69). Le contraste est fort entre l’inflexibilité des Érinyes, qui
affecte Étéocle dans sa décision de lutter contre son frère, et les femmes qui cherchent
l’apaisement. La sécheresse des Érinyes rappelle le caractère stérile et mortifère de leur action,
tandis que les larmes des femmes font signe vers la possibilité d’un renouveau. Les femmes
s’insèrent ainsi dans un ordre normal des choses, qui veut qu’on pleure ses morts, par rapport aux
Érinyes qui ont réclamé et obtenu le fratricide.

Le contre-exemple des Danaïdes


La tragédie des Suppliantes met essentiellement en scène le succès des Danaïdes, puisqu’elles
parviennent à obtenir la protection des Argiens : le temps n’est pas encore venu des lamentations.
Cependant, la parodos contient une référence au rituel de la lamentation qui vient pervertir celui
de la supplication 95. En effet, les Danaïdes semblent entonner un chant funèbre pour elles-
mêmes, alors qu’elles sont encore vivantes : « Voilà les angoisses insupportables qui m’arrachent
des cris aigus, de lourds sanglots et des larmes, hélas ! hélas ! et des lamentations pareilles aux
chants funèbres. Vivante, je me rends à moi-même les honneurs des morts » (p. 96). La
supplication glisse vers une lamentation funèbre qui est doublement déplacée : parce qu’elle n’a
rien à faire dans un rituel de supplication, et parce qu’il est anormal de chanter pour sa propre
mort.
Les Danaïdes se livrent donc à un rituel perverti, et continuent avec la lacération de leur
vêtement, autre signe de deuil : « Souvent ma main s’abat, pour en mettre le lin en pièces, sur
mon voile de Sidon » (p. 96). Ces vêtements, qui ne sont pas lacérés pour pleurer la mort d’un
autre mais pour se donner une mort symbolique, annoncent un autre emploi dévoyé de la tenue
de ces jeunes femmes : la pendaison avec leurs ceintures. Ici, la lamentation n’est pas
développée, elle est insérée dans des prières de supplication dont elle met surtout en avant le
caractère perverti, puisque les Danaïdes envisagent franchement une autre échappatoire, après ce
dernier recours qu’est la supplication : le suicide. Comme nous l’avons évoqué en mentionnant
les Thesmophories, la trilogie des Danaïdes s’achève peut-être également par la mise en scène
d’un rituel qui doit souder une communauté, mais il s’agit sans doute plutôt d’un rituel en lien
avec le mariage et la fécondité.
La fin des Perses d’Eschyle met également en scène l’importance du deuil pour refonder une
communauté puisque cette tragédie s’achève par la réintégration du roi Xerxès dans sa
communauté grâce à un chant de deuil qui permet de traiter la défaite subie par les Perses. Dans
la tragédie des Suppliantes qui n’évoque aucune mort, la lamentation est décalée et elle ne peut
que signifier le désir de mort de ces jeunes filles qui refusent de se marier et donc de faire
communauté avec les hommes. La lamentation, tonalité caractéristique du genre tragique et
toujours susceptible de contaminer les paroles des personnages tragiques, apparaît au début des
Suppliantes mais elle sert ici à lancer l’action, plutôt qu’elle ne met fin à l’action en soudant une
communauté autour d’un malheur collectif, puisqu’elle montre la dangerosité des Danaïdes,
capables de parler comme des mortes alors qu’elles sont vivantes.
LEXIQUE DU THÉÂTRE GREC ANTIQUE

CORYPHÉE : représentant du chœur, qui dirige ses mouvements et dialogue avec les acteurs.
CHŒUR : groupe d’une douzaine de chanteurs et danseurs (toujours des hommes) appelés
choreutes, qui évoluent sur l’orchestra et ponctuent l’action de leurs chants.
CHORÈGE : riche citoyen chargé pour un poète en compétition de recruter et de payer les
membres du chœur, ainsi que les masques et les costumes des acteurs.
CHORÉGIE : charge du chorège. La chorégie est une liturgie, c’est-à-dire une charge prestigieuse
que la cité attribue à un citoyen ou métèque fortuné pour une durée d’un an.
DITHYRAMBE : hymne religieux en l’honneur de Dionysos, chanté par un chœur d’hommes
accompagné par un joueur d’aulos (instrument à vent).
ÉPISODE : passage dialogué impliquant généralement le coryphée et un ou deux personnages,
situé entre deux stasima.
EXODOS : dernière partie de la tragédie ; elle peut consister en un chant de sortie du chœur
(comme souvent chez Eschyle) ou en une partie dialoguée.
HYBRIS : démesure, comportement transgressif lié à un sentiment de puissance, notamment
lorsque les hommes tentent de dépasser leur condition pour rivaliser avec les dieux. Elle est
l’opposé de la tempérance (sophrosynè).
KATHARSIS : effet produit par la tragédie selon Aristote (dans la Poétique, 1449b 28) ; terme
difficile à traduire et qui a fait couler beaucoup d’encre, elle peut se comprendre comme une
libération à l’égard des émotions négatives, notamment la pitié (éléos) et la peur (phobos).
KOMMOS : dialogue lyrique mêlant les personnages et le chœur.
ORCHESTRA : aire centrale du théâtre, au pied des gradins, sur laquelle évolue le chœur.
PARODOS (pl. PARODOI) : 1) couloir latéral permettant d’accéder à l’orchestra ; 2) chant d’entrée
du chœur.
PROLOGUE : première partie de la tragédie, qui précède l’entrée du chœur.
PROTAGONISTE : littéralement le « premier acteur », c’est-à-dire l’acteur principal de la pièce, qui
assure le plus grand nombre de répliques.
RÉCITATIF : passage parlé avec accompagnement instrumental.
SKÈNÈ : baraque en bois située sur l’orchestra, munie d’au moins une porte. Sa façade est un
élément de décor et son toit peut aussi servir à la mise en scène.
STASIMON (pl. STASIMA) : chant du chœur qui a lieu lorsque celui-ci est déjà dans l’orchestra (à la
différence de la parodos). Il alterne avec les épisodes.
THÉATRON : littéralement « lieu d’où l’on voit » ; nom donné aux gradins disposés en hémicycles
autour de l’orchestra.
THÉORIKON : caisse des spectacles, sur laquelle est prélevée l’indemnité permettant aux citoyens
pauvres d’assister aux représentations théâtrales.
BIBLIOGRAPHIE

Éditions et traductions du théâtre d’Eschyle


Œuvres complètes
Tragiques grecs. Eschyle, Sophocle, trad. J. Grosjean, éd. R. Dreyfus, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1967.
Æschyli Tragœdiœ, éd. D. Page, Oxford, Clarendon Press, 1972.
Théâtre complet, trad. et éd. É. Chambry, Flammarion, 1964.
Tragédies complètes, trad. et éd. P. Mazon [1921], Gallimard, « Folio », 1982.
Æschyli Tragœdiœ, éd. M. L. West, Stuttgart, Teubner, 1990.
Les Tragiques grecs. Eschyle, Sophocle, Euripide, trad. et éd. V.-H. Debidour, éd. P. Demont et
A. Lebeau, LGF, « Le Livre de Poche », 1999.
Les Tragiques grecs. Eschyle, Sophocle, dir. B. Deforge et F. Jouan, éd. L. Bardollet, B. Deforge
et J. Villemonteix, Robert Laffont, 2001, t. I.
Aeschylus, trad. et éd. A. H. Sommerstein, Cambridge, Harvard University Press et Loeb
Classical Library, 2008, 3 vol.
Tragédies, trad. et éd. P. Mazon, Les Belles Lettres, 2009, 2 vol.

Éditions isolées des Sept contre Thèbes et des Suppliantes


Septem contra Thebas, éd. G.O. Hutchinson, Oxford, Clarendon Press, 1985 ; rééd. 1994.
Les Sept contre Thèbes, trad. et éd. P. Mazon, éd. J. Alaux, Les Belles Lettres, « Classiques en
poche », 1997.
Les Suppliantes, trad. et éd. P. Mazon, éd. J. Alaux, Les Belles Lettres, « Classiques en poche »,
2003.
La Trilogie de la guerre : Les Sept contre Thèbes. Les Suppliantes. Les Perses, suivi de
Prométhée enchaîné, trad. O. Py, Actes Sud, « Papiers », 2012.
Les Exilées [Hiketides], trad. I. Bonnaud, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2013.
Les Sept contre Thèbes, trad. et éd. P. Judet de La Combe, Anacharsis, 2022.

Travaux et articles critiques

Sur Eschyle
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Tragedians in Honour of A.F. Garvie, Swansea, The Classical Press of Wales, 2006.
DEFORGE, B., Eschyle poète cosmique, Les Belles Lettres, 1986.
DUMORTIER, J., Les Images dans la poésie d’Eschyle, Les Belles Lettres, 1975.
FÖLLINGER, S., Aischylos. Meister der griechischen Tragödie, Munich, C. H. Beck, 2009.
JOUANNA, J., et MONTANARI, F. (dir.), Entretiens sur l’Antiquité classique, vol. 55 : Eschyle à
l’aube du théâtre occidental, Genève, Droz, 2009.
JOUANNA, J., « “Je reviendrai”. Le retour des personnages et le lieu théâtral chez Eschyle »,
« Stylus » : la parole dans ses formes. Mélanges en l’honneur du professeur Jacqueline Dangel,
dir. M. Baratin, C. Lévy, R. Utard et A. Videau, Classiques Garnier, 2010, p. 293-315.
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Littérature et les arts figurés de l’Antiquité à nos jours : 14e congrès Guillaume Budé, Les Belles
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—, Under the Sign of the Shield. Semiotics and Æschylus’ « Seven Against Thebes », Rome,
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Mises en scène et adaptations

La Trilogie d’Eschyle [Sept contre Thèbes, 2009 ; Suppliantes, 2010 ; Perses, 2011], texte
français, adaptation et mise en scène de O. Py, Paris, Odéon-Théâtre de l’Europe, 2009-2011.
Retour à Argos [Les Exilées, avec des fragments de Prométhée enchaîné, textes additionnels Io
467, de V. Schwartz, et Hier, Demain, de N. Farah], traduction du grec et mise en scène de
I. Bonnaud, Lille, Théâtre du Nord, 2013.
Les Suppliantes, traduction et adaptation de B. Chartreux, K. Keiss et J.-P. Vincent, mise en
scène de J.-P. Vincent, Marseille, Théâtre du Gymnase, 2013.
Les Suppliantes d’après Eschyle, mise en scène de J.-L. Bansard, Laval, Théâtre du Tiroir, 2016.
TABLE

Présentation
Note du traducteur

Les Sept contre Thèbes


Les Suppliantes

Dossier
1. — Menaces sur la cité : individu et communauté face au péril extérieur
2. — Périls dans la communauté : la menace intérieure
3. — Façons tragiques de repenser l’union des individus au sein de la communauté
Lexique du théâtre grec antique
Bibliographie
1. Sauf précision contraire, toutes les dates s’entendent avant notre ère.
2. L’une des tragédies d’Eschyle, l’Agamemnon, se fait l’écho du rôle joué par les marins dans la
démocratie athénienne. En effet, la fin de cette tragédie montre la prise de pouvoir sur Argos par
Égisthe, après le meurtre d’Agamemnon. Le chœur est composé dans cette pièce de vieillards
argiens qui tentent de s’opposer à cette prise du pouvoir. Égisthe les rabroue en ces termes :
« C’est toi, assis au bas rang des rameurs, qui élèves ainsi la voix, alors que c’est le rang
supérieur qui commande » (trad. É. Chambry, dans Théâtre complet, GF-Flammarion, 2014,
p. 169-170) ; Égisthe fait ici référence aux zygites, les rameurs, qui ont un rôle important dans la
démocratie athénienne.
3. Les Euménides mettent en scène la fondation du tribunal de l’aréopage qui a été réformé par
Éphialte avant que ce dernier soit assassiné ; la crainte de la désunion et de la guerre civile est
exprimée plusieurs fois dans la pièce.
4. Choisis au sein de la classe la plus aisée de la société, les chorèges sont souvent connus pour
avoir tenu des rôles de premier plan dans leur cité. Thémistocle remporta le prix de tragédie
comme chorège de Phrynichos en 476. Quatre ans plus tard, en 472, Périclès fut désigné comme
chorège d’Eschyle pour monter Phinée, Les Perses, Glaucos à Potnies et Prométhée. Les
chorèges étaient susceptibles d’acquérir, vis-à-vis de l’ensemble des citoyens, un prestige dont ils
pouvaient espérer tirer parti lors des votes populaires qui décidaient de l’accès à certaines
magistratures ou de la recevabilité d’éventuelles accusations.
5. Aristote, Poétique (1449b 28). Le passage dans lequel Aristote évoque la katharsis est assez
difficile à comprendre et il y a beaucoup de discussions à ce sujet.
6. Procession au cours de laquelle on transporte un phallus en bois de grande taille, en l’honneur
de Dionysos.
7. Le premier théâtre dont plusieurs textes ont conservé le souvenir est celui qui aurait été
installé, au VIe siècle, sur l’agora d’Athènes, à proximité d’un peuplier noir. Plusieurs sources
décrivent la construction qui accueillait les spectateurs comme un assemblage de planches de
bois servant de sièges, supportées par des pieux verticaux fichés en terre. L’ensemble avait reçu
le nom d’« échafaudages » (ikria), que les lexicographes opposent régulièrement à celui de
« théâtre » (théatron), attribué au monument permanent qui lui succéda en bordure du sanctuaire
de Dionysos Éleuthéreus. Au début du Ve siècle, les échafaudages se seraient effondrés. La
catastrophe aurait été à l’origine de la construction d’un nouvel édifice dont les gradins étaient
adossés au flanc sud de l’Acropole.
8. L’existence de cet autel et son intégration aux spectacles tragiques sont des questions qui n’ont
pas été définitivement tranchées par les spécialistes.
9. Aristote, Poétique (1452b), trad. P. Destrée, GF-Flammarion, 2021, p. 119. Ces définitions ne
s’appliquent pas au sens strict à toutes les tragédies, notamment celles d’Eschyle qui n’est que
très peu évoqué dans la Poétique d’Aristote. Plutôt que de reproduire un schéma répétitif,
Eschyle modèle souvent la structure de ses tragédies d’après l’interprétation qu’il fait du mythe
traité (voir plus loin dans cette Présentation les remarques sur la structure des Sept contre
Thèbes, qui joue sur le renversement et la dualité, et celle des Suppliantes, qui reprend les étapes
du rite de supplication). Par ailleurs, les différentes éditions des tragédies grecques reprennent
régulièrement le terme d’exodos pour désigner la fin d’une tragédie, qu’il s’agisse d’une partie
parlée ou du dernier chant du chœur comme c’est le cas dans les Suppliantes et dans la fin
authentique des Sept contre Thèbes.
10. Par exemple dans Les Sept contre Thèbes, le deuxième stasimon recouvre le moment de
l’affrontement entre Polynice et Étéocle. Dans Les Suppliantes, le premier stasimon correspond
au moment où, dans le hors-scène, Pélasgos persuade son peuple d’aider les Danaïdes.
11. Cela est particulièrement notable dans Les Sept contre Thèbes où, au début de la pièce, le
chœur correspond tout à fait à son identité de jeunes filles, puisqu’il est essentiellement
caractérisé par la peur. Cependant, à partir du moment où Étéocle s’entête à aller tuer son frère, il
incarne davantage la voix de l’intérêt commun, celle de la collectivité de Thèbes menacée par la
souillure du fratricide.
12. Ce fait n’a pas été théorisé par les Anciens mais on le constate en regardant les pièces. Il y a
quelques exceptions (Hippolyte meurt sur scène chez Euripide, mais il a été mortellement blessé
dans le hors-scène ; dans la tragédie qui porte son nom, Alceste meurt aussi sur scène, mais c’est
à cause d’une forme de maladie ; la mise en scène du suicide d’Ajax chez Sophocle et d’Évadné
dans Les Suppliantes d’Euripide pose encore beaucoup de questions), mais qui ne contreviennent
pas totalement à l’idée que la mort violente n’est jamais montrée sur scène.
13. Avant la publication de la didascalie conservée dans le manuscrit Mediceus par Franz en
1848.
14. Nous avons un fragment de la Thébaïde de Lille, un papyrus conservé à Lille et attribué au
poète sicilien Stésichore, qui montre la mère de Polynice et d’Étéocle discuter avec le divin
Tirésias pour proposer un accord à ses fils.
15. La malédiction est évoquée au vers 786 que Chambry traduit par « indigné d’être si
maigrement servi » (p. 73) et qu’il rattache aux mauvais traitements subis de la part de ses fils
par Œdipe aveugle dans certaines variantes du mythe. Mais le texte grec est assez flou et pourrait
renvoyer à l’inceste lui-même, Œdipe ne supportant pas de voir ses fils qui sont l’expression de
sa faute.
16. Nous la considérons également comme inauthentique, sans pour autant nous priver d’évoquer
sporadiquement ces vers dans la suite de cette édition. En effet, même s’ils ne sont sans doute
pas de la main d’Eschyle, ils ont été considérés comme valables par les Anciens eux-mêmes
puisqu’ils sont parvenus jusqu’à nous.
17. L’argument principal de ceux qui font des Suppliantes la deuxième tragédie de la trilogie est
qu’il faudrait, pour bien comprendre Les Suppliantes, que soit exposé un oracle qui aurait
prévenu Danaos qu’il mourrait tué par un de ses gendres.
18. On a conservé un fragment de l’épopée perdue des Danaïdes et du dithyrambe de
Mélanippides de Mélos qui évoquait aussi ce mythe. Pour une étude de ces sources, voir Thalia
Papadopoulou, Aeschylus’ Suppliants, « Duckworth Companions to Greek and Roman
Tragedy », Londres, 2011, chapitre 3, « The Danaid Myth », p. 25-38.
19. L’anapeste, pied composé de deux syllabes brèves suivies d’une syllabe longue, est un
rythme souvent associé à celui de la marche, qui illustre adéquatement l’arrivée des Danaïdes
dans le territoire d’Argos.
20. La structuration de la dernière partie des Suppliantes n’est pas aisée à établir et ne fait pas
consensus parmi les spécialistes, la délimitation des épisodes n’étant pas très nette ; certains
estiment même que le texte d’Eschyle a été modifié par endroits. L’ouvrage de référence sur la
question est celui d’Oliver Taplin, The Stagecraft of Aeschylus. The Dramatic Use of Exits and
Entrances in Greek Tragedy, Londres, p. 211-239. Par souci de clarté et pour faciliter le
repérage, nous proposons un découpage en épisodes et stasima, même s’il s’écarte quelque peu
de la doxa aristotélicienne.
21. Adriana Brook, « Ritual and Closure in Sophocles’ Ajax », Helios, vol. 46, no 1, 2019, p. 78.
1. Cadmos, fils d’Agénor, roi de Phénicie, passait pour être le fondateur de Thèbes, et la citadelle
de Thèbes s’appelait Cadmée.
2. Il s’agit du devin Tirésias, assez connu du public athénien pour que le poète n’ait pas besoin
de le nommer. Privé de la vue, il avait obtenu de la déesse Athèna de pouvoir comprendre le
langage des oiseaux et de prédire l’avenir, sans recourir aux sacrifices où l’on brûlait les victimes
(« sans le secours du feu »), après avoir examiné leurs entrailles.
3. Terme fréquemment utilisé depuis Homère pour désigner les Grecs en général. Ici, il s’agit des
Argiens et de leurs alliés, sous la conduite d’Adraste.
4. Ényô, déesse de la guerre, est donnée tantôt pour la mère, tantôt pour la fille d’Arès. C’est la
Bellone des Latins.
5. Roi d’Argos et beau-père de Polynice (voir Notice, p. 40).
6. C’était l’usage, dit le scholiaste, d’envoyer de la guerre à ses parents des agrafes, des
bandelettes, des boucles de cheveux ou tout autre objet du même genre. Le devin Amphiaraos
(voir note 1, p. 65) avait prédit que, seul, Adraste serait sauvé, un cheval divin, Arion, étant attelé
à son char. Voilà pourquoi les chefs y attachent les souvenirs qu’ils envoient.
7. Corps d’infanterie composé d’hoplites, soldats lourdement armés.
8. En partant pour l’exil, Œdipe avait maudit ses fils, qui n’avaient rien fait pour le retenir ou le
secourir dans son abandon.
9. Cadmos avait épousé Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite.
10. Aphrodite.
11. C’est Apollon qui est appelé Lykéios, surnom qu’Eschyle et Sophocle interprètent par « tueur
de loups ». D’autres l’expliquent par « dieu de la Lycie », et les Modernes par « dieu de la
lumière ».
12. C’est Artémis, qui combat aux côtés de son frère Apollon.
13. Ce fils de Zeus est Apollon, qui vient d’être invoqué. M. Mazon croit qu’il s’agit de Nikè, la
Victoire.
14. Onka, c’est le nom d’Athèna chez les Thébains.
15. Un autre dialecte plutôt qu’une autre langue.
16. Le texte porte, non pas tout autre, mais tout autre intermédiaire, comme s’il y avait un sexe
intermédiaire entre les deux. Cette expression absurde est, dit le scholiaste, l’effet de
l’emportement d’Étéocle.
17. Le mors est fils du feu, dans la mesure où le fer dont il est fait a été forgé au feu.
18. Personne qui conduit un navire.
19. Chant masculin célébrant le triomphe.
20. La source de Dirké jaillissait au sud-ouest de la Cadmée et donnait naissance à un ruisseau du
même nom. L’Ismènos coule au flanc de la Cadmée, mais en dehors des remparts. C’est
l’Ismènos qui arrêtera le guerrier argien Tydée (p. 58).
21. Les enfants de Téthys sont les Océanides, nymphes des eaux. Il ne faut pas confondre Téthys,
fille d’Ouranos et de Vesta, et femme de l’Océan, avec Thétis, fille de Nérée et mère d’Achille.
22. Tydée, fils d’Oineus, roi de Calydon, était, comme Polynice, gendre d’Adraste, et il eut pour
fils unique Diomède.
23. La porte Proitide tenait son nom de Proitos d’Argos, qui, chassé par Acrisios, son père,
s’était réfugié en Béotie.
24. Il s’agit d’Amphiaraos (voir p. 65).
25. Il s’agit des hommes semés des dents du dragon par Cadmos et qui s’entre-tuèrent tous à
l’exception de cinq. Ce Mélanippe tuera Tydée, mais il mourra lui-même aussitôt, et Tydée lui
dévorera le crâne.
26. Capanée, fils d’Hipponoos, avait épousé la fille d’Iphis, qui régnait à Argos avec Adraste.
27. Étéoclos n’est pas connu d’ailleurs.
28. Rappelons que la répartition des guerriers argiens à chaque porte se fait par tirage au sort
(voir la réplique du Messager, p. 47).
29. Soldat combattant à pied, lourdement armé.
30. Voir note 6, p. 49.
31. Hippomédon est inconnu, comme Étéoclos.
32. Typhon ou Typhée, fils de la Terre et de l’Érèbe, vaincu par Zeus, comme les autres Titans,
s’enfuit à travers la mer de Sicile ; mais, au moment où il abordait cette île, Zeus fit tomber
l’Etna sur lui. Voir Prométhée enchaîné, v. 351 sq.
33. Femme qui célébrait le culte de Dionysos.
34. Amphion, fils de Zeus et d’Antiope, femme de Lycos, peut être regardé comme le second
fondateur de Thèbes, puisqu’il en bâtit les murailles.
35. Parthénopée, dont le nom ne sera donné qu’après la description de sa personne, était fils
d’Atalante, la chasseresse qui porta le premier coup au sanglier de Calydon, et qui en reçut la
hure des mains de son amant Méléagre.
36. Parthénos signifie vierge en grec.
37. Rappelons que la Sphinx ou Sphinge est le monstre qui terrorisait Thèbes et fut vaincu par
Œdipe.
38. Amphiaraos, beau-frère d’Adraste, sachant qu’il devait périr au siège de Thèbes, s’était
caché ; mais sa femme, Ériphyle, séduite par le don d’un collier de diamants, révéla sa retraite. Il
fit promettre, en partant, à son fils Alcméon de venger sa mort sur Ériphyle. Il ne fut pas tué
devant Thèbes. Au moment où il allait être atteint par la lance de Lasthénès, la terre s’entrouvrit
et l’engloutit vivant avec son char.
39. Suivant Hésychios, le nom de cette porte viendrait de Homoloios (῾Oμολῶιος), surnom de
Zeus à Thèbes.
40. Guerrier placé à la première porte (cf. note 1, p. 58).
41. Le nom de Polynice est formé de deux mots : poly (πολύ), nombreux, et neikos (νεῖϰος),
querelle.
42. Cette porte s’appelait porte de Dirkè, du nom de la source Dirkè, qui en était voisine.
43. Jambières qui protègent les tibias.
44. Voir note 2, p. 47.
45. Ces mots se rapportent à Laïos et à Jocaste, et non à Œdipe et à Jocaste.
46. Les fils d’Œdipe, ayant fait un sacrifice, envoyèrent à leur père la hanche, au lieu de l’épaule
de la victime, part réservée au roi. Œdipe, se jugeant outragé, demanda qu’ils descendissent dans
l’Hadès sous les coups l’un de l’autre.
47. Vers interpolé.
48. Deux vers interpolés.
49. Voir note 4, p. 65 sur la signification du nom Polynice, qui semble ici s’étendre aux deux
frères.
50. On pense – et c’est l’opinion des éditeurs MM. Mazon et Murray – que ces vers (861-873)
ont été interpolés ici par un poète inconnu, pour préparer l’entrée des deux filles d’Œdipe, par
qui il voulait faire chanter le chant funèbre qui va suivre.
51. Conjecture qui supplée au vers qui manque.
52. Déesse de l’égarement, de la folie.
53. Le texte de ces deux vers 973-974 est ainsi conçu :
Ἀχέων τοίων τάδ’ ἐγγύθεν.
πέλας δ’ αἵδ’ ἀδελφαὶ ἀδελφεῶν.
Le premier, tel que nous le traduisons, est une correction de Hermann, le second une correction
de Heimsœth.
54. Ce vers et le précédent sont corrompus dans les manuscrits. Dans le premier nous substituons
Δίπονα à δύστονα. Le second δίυγρα τριπάλπτων πημάτων n’offre pas de sens. Notre traduction
est une conjecture.
55. Cette dernière scène semble aux mêmes éditeurs, MM. Mazon et Murray, être un
dénouement postiche du même poète inconnu, pour annoncer la désobéissance d’Antigone,
thème devenu populaire depuis la pièce de Sophocle.
1. La terre de Zeus, c’est l’Égypte, qui est appelée « la terre sacrée de Zeus » (p. 117).
2. C’est-à-dire Io, amante de Zeus, qui fut changée en génisse par sa femme Héra (voir p. 103).
Celle-ci envoya sur Io un taon chargé de la piquer ; pour fuir l’insecte, Io traversa les mers et se
réfugia en Égypte, où elle retrouva forme humaine.
3. Le rameau d’olivier entouré de bandeaux de laine blanche est un élément du rite de
supplication.
4. Épaphos, dont le nom signifie qu’il naquit du toucher de Zeus.
5. D’après ce passage, Procnè, femme de Térée, fut changée en rossignol. D’après une tradition
plus répandue, c’est Philomèle, sœur de Procnè, qui fut métamorphosée en rossignol, et Procnè
en hirondelle.
6. Pour se venger de Térée qui avait violé sa sœur Philomèle, Procnè avait en effet tué son jeune
fils Itys avant de le faire manger par son père.
7. Pour l’explication de ce nom, voir la réplique du Roi p. 101-102.
8. Sidon, ville de Phénicie (actuel Liban), était réputée dans l’Antiquité pour son artisanat textile.
9. Artémis.
10. Ce refrain a été omis ici par le manuscrit Mediceus, et replacé par Canter.
11. Eschyle attribue aux Pélasges l’aversion des populations doriennes pour les longs discours.
12. Un proxène était un citoyen chargé d’aider et de protéger les ressortissants d’une cité
étrangère, dont il était le mandataire.
13. Ce vers, omis dans le manuscrit Mediceus, est une conjecture vraisemblable des éditeurs.
14. Conjecture qui supplée un texte altéré.
15. Eschyle suppose que les Pélasges pratiquaient la loi attique, qui mettait les femmes sous la
tutelle de leurs plus proches parents.
16. Allusion au pêcheur d’éponges, qui doit voir clair dans l’eau.
17. J’ai adopté la correction de Headlam ἄναρκτόν pour ἀνάκτων.
18. La terre d’Aphrodite est la Phénicie.
19. C’est-à-dire privés de leurs droits civiques.
20. Apollon, qui est un dieu guérisseur.
21. Les Égyptiens vénéraient le chien. Le dieu Anubis avait une tête de chien. Le loup était le
symbole du peuple d’Argos. Danaos veut dire que les Égyptiens, mangeurs de papyrus, ne
l’emporteront pas sur les Argiens, mangeurs de pain.
22. Le vers manque dans le manuscrit ; mais la suite des idées demande le sens des mots mis
entre crochets.
23. Le texte de cette scène est en grande partie corrompu dans les manuscrits, et le sens ne se
laisse pas deviner.
24. Promontoire de Cilicie, en face de Chypre, d’après le scholiaste.
25. Ici le texte est altéré.
1. Sur les « personnages fonction », voir la Présentation, p. 20.
2. Nadine Bernard, Femmes et société dans la Grèce classique, Armand Colin, 2003, p. 123.
3. Voir Hésiode, Théogonie, v. 43-45.
4. Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 50, au moment où le poète raconte la lutte entre le
dragon et Cadmos : Fecerat exiguas iam sol altissimus umbras, « le soleil déjà à son zénith
allongeait grandement les ombres ».
5. Sur ce point, voir plus loin, p. 191-199, 203-212, 221-230.
6. Voir la Présentation, p. 30-31.
7. Cette idée, déjà largement présente dans les épopées homériques, est formulée par le chœur au
tout début des Suppliantes : « Quand Zeus a décidé dans sa tête l’accomplissement d’une chose,
elle tombe à coup sûr, et jamais à la renverse » (p. 95).
8. Nous renvoyons ici à l’ouvrage de référence sur la dramaturgie eschyléenne : Oliver Taplin,
The Stagecraft of Aeschylus. The Dramatic Use of Exits and Entrances in Greek Tragedy,
Oxford, Clarendon Press, 1977.
9. En entendant ces paroles, le spectateur athénien devait avoir à l’esprit le fait que c’est le nom
de Danaos qui donnera l’un des noms par lesquels on désigne les Grecs, notamment dans
l’Iliade, les « Danéens ».
10. Voir plus loin, p. 169-170, 184-191.
11. Cette dimension est notamment très importante dans Les Perses d’Eschyle, puisque les
Perses sont les barbares par excellence.
12. Dans le texte grec, un autre support d’écriture est aussi employé par les Danaïdes lorsqu’elles
menacent de se suicider et d’accrocher aux statues des offrandes d’un nouveau genre, des
tablettes pendues aux statues : « J’en ornerai ces statues d’offrandes d’un nouveau genre »
(p. 113), en grec νέοις πίναξι βρέτεα κοσμῆσαι τάδε, les pinakes étant les tablettes. Il y a ainsi
deux références à des supports d’écriture pour évoquer les personnages venus d’Égypte, terre
d’écriture pour les Grecs.
13. Comme c’est le cas ici ou dans Les Suppliantes d’Euripide.
14. Au début de l’Hélène d’Euripide, Hélène est en posture de suppliante près d’un tombeau,
mais elle sera amenée à la quitter assez rapidement. Au début de l’Héraclès furieux d’Euripide,
la famille d’Héraclès se trouve également en position de suppliante, mais le retour d’Héraclès
achèvera la séquence de supplication.
15. Nous pensons notamment à Lycos dans l’Héraclès d’Euripide.
16. Froma Zeitlin, « La politique d’Éros : féminin et masculin dans les Suppliantes d’Eschyle »,
Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, 1988, vol. 3, no 1-2, p. 231-259.
17. Sur la structure en diptyque des Sept contre Thèbes, voir la Présentation, p. 26.
18. Hérodote, Histoires, II, 81, 1.
19. Voir également Froma Zeitlin, « La politique d’Éros : féminin et masculin dans les
Suppliantes d’Eschyle », art. cité. Les femmes en général représentent pour les Grecs l’idée d’un
entre-deux : même si elles sont confinées à l’intérieur des maisons, elles sont extérieures à la
sphère du politique et entretiennent des liens particuliers avec la nature et de la sauvagerie. Pour
Zeitlin, « Io, l’aïeule des Danaïdes, est la cristallisation de cet oxymore, la figure
thériomorphique de la génisse et vierge qui a été touchée par le pouvoir fécondant du dieu Zeus.
La liminalité de la femme – capable de franchir les limites – comme le fait Io, comme le font les
Danaïdes dans les Suppliantes, lui donne une fonction médiatrice entre des mondes différents »
(p. 233).
20. Alors même que les femmes n’avaient pas le droit à la parole publique, et que nos sources
sont presque exclusivement masculines, un grand nombre de protagonistes des tragédies sont des
femmes, et elles expriment souvent des problématiques qui concernent toute la cité.
21. Cette expression n’est pas propre à Eschyle et on la retrouve chez d’autres auteurs grecs, tels
que Hésiode, Sémonide ou Euripide. La description des femmes comme formant presque une
espèce à part entière est tout de même assez remarquable dans Les Sept contre Thèbes, où le
messager qui vient sur scène annoncer la mort d’Étéocle et de Polynice s’adresse aux femmes du
chœur en ces termes : « enfants grandis sous l’aile de vos mères » (p. 73) ; les femmes semblent
ainsi former une unité qui exclut les hommes. Cela correspond également à l’image des femmes
donnée à la fin du texte, dans la partie estimée inauthentique. Qu’il s’agisse d’Antigone et
d’Ismène (« Ô vous, qui, de toutes les femmes qui enserrent leurs vêtements d’une ceinture »,
p. 76) ou de Jocaste (« Malheureuse entre toutes les femmes qui sont appelées mères », p. 78),
les femmes sont toujours désignées comme des individus appartenant à la communauté bien
définie de leur sexe.
22. Certains critiques estiment que la façon dont les femmes du chœur s’adressent à Étéocle en
lui disant « Qu’as-tu en tête, mon fils ? » (p. 69) entre en contradiction avec l’idée qu’elles
seraient toutes des jeunes femmes, mais cette apostrophe est typique dans la tragédie grecque et
ne fait pas forcément des femmes du chœur des matrones.
23. William Thalmann, Dramatic Art in Aeschylus’ Seven against Thebes, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1978, p. 87.
24. Le comportement des femmes n’est pas ici sans rappeler l’attitude d’Andromaque, au
chant VI de l’Iliade. Lorsque Hector, à la recherche d’Andromaque, demande à l’intendante de
leur maison où la trouver celle-ci répond : « Elle s’est hâtée d’aller aux remparts, semblable à
une folle » (v. 388-389). Les remparts font ici écho à l’Acropole, place surélevée d’où l’on peut
mieux voir le combat auquel on n’a jamais accès en tant que femmes. Hector a beau chercher son
épouse dans les endroits traditionnellement occupés par les femmes (la maison ou les temples),
sa peur l’a fait sortir de sa sphère d’activité normale pour se rapprocher du monde des armes.
Andromaque crée donc une sorte de précédent pour les femmes thébaines, ce qui fait bien
ressortir le caractère extrême de la réaction d’Étéocle à leur égard lorsqu’il leur fait des reproches
dans le premier épisode.
25. Nous disposons à ce sujet du témoignage d’Hésiode dans Les Travaux et les Jours, par
exemple aux vers 719-721 : « Le trésor d’une langue qui sait se contenir est le plus estimable qui
soit parmi les mortels, le plaisir le plus accompli provient d’une telle langue qui parle de façon
ordonnée. Si tu évoquais un malheur, aussitôt toi-même tu en entendrais un plus grand. »
26. Nous en avons un exemple dans les propos tenus par Iphigénie, jeune fille qui s’apprête à
être sacrifiée, dans Iphigénie à Aulis d’Euripide. Au vers 1467, elle s’interdit de pleurer (« je ne
laisse pas les larmes couler ») avant d’inviter ses compagnes à prier Artémis (v. 1468-1469).
Aux vers 1487-1490, elle enjoint à sa mère de l’imiter : « mère deux fois souveraine, je ne te
donnerai pas mes larmes, cela ne convient pas aux rituels sacrés. »
27. Arnaud Macé (dir.), Choses privées et chose publique en Grèce ancienne : genèse et
structure d’un système de classification, Grenoble, Jérôme Millon, 2012, p. 22 : « Le peuple est
ainsi une somme d’yeux et d’oreilles auprès de qui l’on publie, dêmosioô, ce que l’on sait, ce que
l’on sait chanter. »
28. Nous retrouvons d’ailleurs un tableau assez semblable dans l’Agamemnon lorsque
Clytemnestre évoque le sac de Troie par les Grecs.
29. Signifiant littéralement « ce qui se trouve dans la main », le nom τὸ ἐγχειρίδιον est employé
au sens d’une arme par exemple chez Hérodote (I, 12) et Thucydide (3, 70 ; 4, 110). Cette arme
semble de plus avoir été d’origine orientale et caractéristique des complots réalisés par les
femmes.
30. Ce mythe est notamment raconté dans les Métamorphoses d’Ovide (VI, 424-674) : le Thrace
Térée épouse Procné, la fille de Pandion. De leur union naît Itys. Lorsque Procné veut revoir sa
sœur, Philomèle, Térée va la chercher, mais il la viole sur le chemin du retour. Pour qu’elle ne
puisse rien dire, il lui coupe la langue. Philomèle parvient cependant à prévenir sa sœur en tissant
un message. Lorsque Procné apprend le crime de son époux, elle se venge en tuant leur fils Itys
et en le donnant à manger à Térée. Alors que Térée cherche à tuer les filles de Pandion, ils sont
tous trois transformés en oiseaux par les dieux.
31. Froma Zeitlin, « La politique d’Éros : féminin et masculin dans les Suppliantes d’Eschyle »,
art. cité, p. 236 : « Quelles que puissent être les complexités légales et sociales de leur position,
les Danaïdes représentent la vierge paradigmatique, la Korè, qui par nature et par instinct
considère le mariage comme un viol, une défloration et une union avec la mort. »
32. La bibliographie sur le sujet est abondante. Voir notamment Alexander F. Garvie, Aeschylus’
Supplices : Play and trilogy, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 221 ; Eschyle
[Aeschylus], The Suppliants, éd. H. Friis Johansen, Copenhague, Gyldendal, 1980, vol. 1, p. 30-
34 ; Richard Seaford, « The Tragic Wedding », The Journal of Hellenic Studies, vol. 107, 1987,
p. 107.
33. Il est tout de même suggéré dans le texte qu’il y a eu des relations charnelles entre Io et Zeus
(« Ne dit-on pas aussi que Zeus s’unit à elle, bien que simple mortelle ? […] Et que leurs
embrassements n’échappèrent pas à Héra », p. 103), même si ce n’est pas ce que retiennent les
Danaïdes.
34. Froma Zeitlin, « La politique d’Éros : féminin et masculin dans les Suppliantes d’Eschyle »,
art. cité, p. 232.
35. Pour une analyse des sources sur les versions antérieures du mythe des Danaïdes, voir Thalia
Papadopoulou, Aeschylus’ Suppliants, Duckworth Companions to Greek and Roman Tragedy,
Londres, 2011, chap. 3 : « The Danaid Myth », p. 25-38.
36. Dans la littérature grecque, c’est Sémonide et Hésiode qui sont surtout connus pour avoir
écrit des textes satiriques contre les femmes.
37. Cette idée est notamment exprimée par Reginald Winnington-Ingram dans Studies in
Aeschylus, Cambdrige, Cambridge University Press, 1983, p. 46.
38. Nous pouvons mettre ce passage en rapport avec le début de l’Antigone de Sophocle, où
Antigone et Ismène discutent du châtiment réservé par Créon à quiconque osera enterrer
Polynice. Nous y retrouvons la mention de la mort par lapidation (« [quiconque se rend coupable
d’un de ces actes] connaîtra la mort par lapidation publique », v. 36), avant que cette sentence ne
soit clairement définie comme tyrannique (« la décision des tyrans », v. 60). Il semble ainsi
typiquement tyrannique de vouloir impliquer l’ensemble du peuple dans un différent qui
concerne essentiellement un individu (même si dans Les Sept contre Thèbes il s’agit d’un
individu collectif) et le dirigeant de la cité en faisant exécuter par le peuple une décision cruelle.
39. Notons tout de même que le texte grec est ici peu assuré : il convient de ne pas tirer trop de
conclusions de ce passage.
40. Les auteurs antiques qui ont réfléchi à la démocratie, notamment Platon, n’ont pas manqué de
s’intéresser à cette dimension du régime. De même, pour Aristote, la tyrannie n’est qu’une
version dégradée de la démocratie et les deux régimes ont en commun une certaine manipulation
du peuple.
41. Cette question n’est cependant pas totalement absente de la pièce : Parthénopée a pris les
armes avec les Argiens alors qu’il n’est pas originaire de cette cité.
42. Eschyle lui-même, dans Les Euménides (458), n’hésite pas à radicaliser l’idée d’une femme
étrangère au foyer où elle n’est intégrée que dans un but de procréation : « Elle, précisément
comme une étrangère pour un étranger, a sauvegardé la jeune pousse » (v. 660-661).
43. Wilamowitz par exemple, dans son ouvrage Aischylos : Interpretationen (Berlin, 1914),
expliquait ainsi le changement qui se produit chez Étéocle : dans Les Sept contre Thèbes,
Eschyle aurait imparfaitement assemblé deux traditions différentes, celle du naufrage complet de
la famille labdacide du fait de la désobéissance de Laïos aux oracles d’Apollon et celle du salut
provisoire de la cité de Thèbes après l’attaque des sept Argiens, avant l’assaut destructeur des
Épigones.
44. De même, ce par quoi Étéocle s’est le plus largement illustré, c’est-à-dire l’échange de
répliques où il a su défaire tous les Argiens par sa seule parole dans la scène centrale des
boucliers, peut également être interprété comme la répétition des actes de son père. En effet,
Œdipe est celui qui a résolu l’énigme de la Sphinge ; or que fait Étéocle, sinon interpréter,
déchiffrer le vrai sens des boucliers des Argiens ? De plus, Étéocle maudit les femmes (« Ah !
malheur ! ne te résoudras-tu pas à la garder le silence ? », p. 53), tout comme son père avait
maudit ses fils (« il lança, hélas ! contre ses fils des imprécations amères », p. 73).
45. Voir Wolfgang Schadewaldt, « Die Wappnung des Eteokles », dans Eranion, Festschrift für
H. Hommel, Tübingen, 1961, p. 105-116.
46. Homère, Iliade, chant IX, vers 410-416 : « Ma mère me dit en effet, la déesse Thétis aux
pieds d’argent, que des génies funestes de deux sortes m’emportent vers la mort, vers ma fin : si
je reste ici, à combattre, autour de la ville des Troyens, c’en est fait pour moi du retour, mais ma
gloire sera immortelle ; si je retourne en ma maison, sur la terre de ma patrie, c’en est fait pour
moi de la noble gloire, mais ma vie sera longue, et ce n’est pas de sitôt que la fin, la mort
m’atteindra » (trad. E. Lasserre, GF-Flammarion, 2024, p. 238).
47. Nous empruntons l’idée à Marilyn Arthur, « The Divided World of Iliad VI », dans Helene
Foley (dir.), Reflections of Women in Antiquity, Londres, Routledge, 1981, p. 37.
48. Si des sacrifices humains sont parfois présentés comme nécessaires pour sauver une cité
(songeons notamment aux Phéniciennes d’Euripide où la mort de Ménécée est présentée comme
un sacrifice à Arès pour sauver Thèbes), la théorie qui faisait d’Étéocle une victime sacrifiée
pour la survie de Thèbes (théorie du « Opfertod ») a été démentie notamment par Karl Von Fritz
dans son ouvrage Antike und moderne Tragödie, Berlin, 1962.
49. Notons que le messager lui aussi exprime sa crainte, qui n’est pas exclusivement une
caractéristique féminine : « À le voir brandir une aire immense, c’est un bouclier que je veux
dire, j’ai frissonné, je ne veux pas le nier » (p. 62).
50. Le terme hybris est d’autant plus intéressant en ce qui concerne Étéocle qu’il a une
application en botanique, où il désigne le développement immodéré d’une plante ou d’une partie
d’une plante qui aboutit à la stérilité de celle-ci. Or cette idée s’applique tout à fait à la famille
des Labdacides : la descendance de Laïos, proscrite par Apollon, est une sorte d’excroissance
stérile qu’il faudra couper pour assurer le salut de Thèbes.
51. Jacqueline de Romilly, La Crainte et l’Angoisse dans le théâtre d’Eschyle, Les Belles
Lettres, 1958, p. 15.
52. Nicole Loraux insiste sur l’importance de la sophrosyné (qu’on peut traduire par
« modération » ou « tempérance ») comme composante de l’idéal hoplitique, qui condamne toute
frénésie guerrière : Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Gallimard, 1989,
p. 88.
53. Voir Nicole Loraux, « Le lien de la division », Le Cahier, Presses universitaires de France,
no 4, 1987, p. 115 : « Toujours, il est vrai, le corps-à-corps se dit sur le mode de la proximité :
autoskhedón : mais au sommet de la mêlée, dans cette mêlée décisive du chant XV, la proximité
l’emporte sur la dimension de l’affrontement et, entre guerriers qui s’entretuent, peu s’en faut
que ne règne la loi d’Amour [Philótès] qu’Empédocle définit précisément par son pouvoir de
“tenir les éléments rapprochés corps à corps”. »
54. Racine, Œuvres complètes, édition de R. Picard, t. I, Théâtre. Poésie, Gallimard, 1969,
p. 115, lorsqu’il explique pourquoi il n’a pas accordé dans sa Thébaïde la part qui revient
normalement à l’amour dans une tragédie.
55. Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du
mouvement chez les Grecs », L’Homme, 1963, p. 25 : « L’homme au contraire, qui accueille
l’épouse en sa maison (c’est le fait de sunoikein, d’habiter avec son mari, qui définit pour la
femme l’état de mariage) représente le bienfonds de l’oikos. »
56. Nadine Bernard, Femmes et société dans la Grèce classique, op. cit., p. 102.
57. Geoffrey Bakewell, dans son article « Μετοιϰία in the “Supplices” of Aeschylus » (Classical
Antiquity, vol. 16, no 2, 1997, p. 214), estime que l’importance accordée par les personnages à la
question du logement des Danaïdes met en relief le statut de métèque accordé à Danaos et à ses
filles ; le critique fait remarquer que la concession d’une résidence sans frais de logement est une
grande marque d’honneur dont les Argiens gratifient les Danaïdes.
58. L’espace scénique de la tragédie représentait toujours un espace extérieur, mais cet espace
était souvent situé devant une demeure, même si ce n’est le cas ni dans Les Suppliantes, ni dans
Les Sept contre Thèbes.
59. Ce point est discuté par Geoffrey Bakewell, « Μετοιϰία in the “Supplices” of Aeschylus »,
art. cité, p. 214.
60. Comme cela apparaît chez Eschyle dans Les Sept contre Thèbes et, au sujet de Clytemnestre,
aux vers 10-11, 258-260 de l’Agamemnon.
61. La critique explique souvent ces vers en citant Homère (Iliade, chant XXIV, v. 527-533, au
sujet des jarres contenant les biens et les maux que Zeus distribue aux hommes après mélange) et
Pindare (Pythique, 3.80-2). Ces références invitent à comprendre ces vers des Suppliantes
comme signifiant que les Danaïdes se résignent à accepter une part de bien pour deux parts de
mal.
62. Cela est notamment mis en scène par Euripide dans Les Suppliantes.
63. François Jouan (« Arès à Thèbes dans la tragédie attique », dans Mélanges Pierre Lévêque,
t. 4 : Religion, Besançon, 1990, p. 21-239) fait remarquer que le fer vient du Pont-Euxin, comme
le dieu thrace lui-même. Hérodote nous apprend que les Scythes riverains du Pont représentaient
« Arès » sous la forme d’un antique sabre de fer auquel ils offraient divers sacrifices, y compris
des sacrifices humains (IV, 62).
64. Arnaud Macé (dir.), Choses privées et chose publique en Grèce ancienne, op. cit., p. 16-20.
65. Francis Vian, Les Origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Klincksieck, 1963, p. 113.
66. « Ils se tuèrent les uns les autres, les uns portés involontairement à la querelle, les autres en
étant dans l’ignorance » (Apollodore, Bibliothèque, livre III, chap. 4, § 1).
67. Francis Vian, Les Origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Klincksieck, 1963, p. 113.
68. Jean Alaux, Le Liège et le Filet. Filiation et lien familial dans la tragédie athénienne du
Ve siècle av. J.‑C., Belin, 1995, p. 14.
69. Voir notamment Froma Zeitlin, « Thebes : Theater of Self and Society in Athenian Drama »,
dans J. Winkler et F. Zeitlin, Nothing to do with Dionysos ? Athenian Drama in Its Social
Context, Princeton, Princeton University Press, 1990.
70. Eschyle, Les Euménides, dans Théâtre complet, trad. É. Chambry, GF-Flammarion, 2014,
p. 230.
71. Ce lien est développé par Michel Fartzoff dans Famille et cité dans l’« Orestie » d’Eschyle.
La trame du tissu tragique, Les Belles Lettres, 2018, p. 324.
72. Eschyle, Les Euménides, op. cit., p. 233.
73. Agamemnon a tué Iphigénie, et Clytemnestre a tué Agamemnon avant d’être elle-même tuée
par leur fils Oreste.
74. Sur cette notion, voir Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Hermann,
1975.
75. Sur ce point, voir Jean-Pierre Vernant, « L’individu dans la cité », dans L’Individu, la Mort,
l’Amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Gallimard, 1989, p. 211-232.
76. Athénée, Les Deipnosophistes, livre XIII, 73, 19-26, notre traduction.
77. Voir Richard Seaford, « The Tragic Wedding », The Journal of Hellenic Studies, 107, 1987,
p. 110-119. Seaford appuie cette hypothèse en imaginant que le chœur secondaire serait composé
non pas des suivantes des Danaïdes, mais de gardes argiens, c’est-à-dire d’hommes. Le caractère
mixte du chant, avec un chœur féminin refusant le mariage et un chœur masculin essayant de les
persuader de la nécessité de se résigner aux lois de Cypris, serait un topos du genre.
78. John Gould, « Hiketeia », The Journal of Hellenic Studies, vol. 93, 1973, p. 97-98.
79. Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du
mouvement chez les Grecs », art. cité, p. 12-50.
80. D. S. Robertson, « The End of the Supplices Trilogy of Aeschylus », The Classical Review,
vol. 38, no 3, 1924, p. 51-53 ; Alexander F. Garvie, Aeschylus’ Supplices : Play and Trilogy,
Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 227-228 ; Froma Zeitlin, « La politique
d’Éros : féminin et masculin dans les Suppliantes d’Eschyle », art. cité, p. 258-259.
81. Hérodote, Histoires, II, 171. Voir également sur ce point Marcel Detienne, « Les Danaïdes
entre elles ou la violence fondatrice du mariage », Arethusa, vol. 21, no 2, 1988, p. 159-175.
82. Froma Zeitlin, « La politique d’Éros : féminin et masculin dans les Suppliantes d’Eschyle »,
art. cité, p. 258-259.
83. Froma Zeitlin, Under the Sign of the Shield. Semiotics and Aeschylus’ « Seven against
Thebes », Lanham, Lexington Books, 2009, p. 24.
84. D’autre part, Claude Calame (« De la poésie chorale au stasimon tragique. Pragmatique de
voix féminines », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 12, no 1, 1997, p. 181-
203) note que ces nombreuses références au lieu de l’action sont un des éléments typiques des
chœurs tragiques qui les distingue des chœurs lyriques. Les chœurs lyriques traditionnels sont
surtout engagés dans des processus autoréférentiels, n’ayant pas besoin de préciser le lieu de
l’action puisque leur parole performative se déroule hic et nunc, avec la présence effective de
ceux qui assistent à leurs chants. Le chœur tragique doit quant à lui se référer au lieu fictif de
l’action où il effectue ses prières (ici, la Thèbes des Labdacides). Mais ces nombreuses mentions
du terme polis ne renvoient pas seulement l’action à un cadre thébain : elles permettent
également de faire des supplications des femmes thébaines un acte religieux récupéré, pour ainsi
dire, par le peuple athénien pour Dionysos, lors des fêtes au cours desquelles avaient lieu les
représentations tragiques. L’emploi du terme générique polis permettrait de faire référence aussi
bien à Athènes qu’à Thèbes.
85. Les femmes suggèrent peut-être qu’Étéocle est aveuglé dès le premier épisode ; lorsqu’elles
évoquent le nuage que le malheur peut faire tomber sur les yeux d’un homme (« Souvent, quand
l’homme est abattu par le malheur et qu’une douleur amère étend un nuage sur ses yeux, c’est un
dieu qui le relève », p. 52), et dans leur dernier échange avec le roi, ce sont elles qui mettent en
relief le changement d’Étéocle qui ne songe plus qu’à aller tuer son frère.
86. Par exemple Wolfgang Schadewaldt, « Ursprung und frühe Entwicklung der attischen
Tragödie », dans H. Hommel (éd.), Wege zu Aischylos, 1. Zugang, Aspekte der Forschung
Nachleben, Darmstadt, 1974, p. 104-147.
87. Il nous faut noter que le texte d’Eschyle présente ici une certaine difficulté : le miasma est
traditionnellement attaché personnellement à celui qui a commis un acte impie contre les dieux.
Si les deux frères meurent, le miasma n’est-il pas censé disparaître avec eux ? Sans prétendre
trancher cette question délicate, il est cependant intéressant de noter la façon dont le chœur ne se
prive pas de lier le fratricide avec la mise en danger de toute la cité.
88. Robert Parker, Miasma. Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford,
Clarendon Press, 1983, note 39, p. 9.
89. Il faut noter que la traduction et l’interprétation de ce vers sont cependant difficiles. La
critique se divise en effet sur l’interprétation de la préposition amphi qui peut avoir un sens
spatial (« le souci entoure la cité ») ou un sens plus abstrait (« au sujet de » : « le souci au sujet
de la ville »). Ceux qui choisissent la deuxième possibilité mettent en lien ce vers avec les
références que contient ce chant final à l’assaut des Épigones, les descendants des Sept contre
Thèbes qui parviendront à détruire la cité.
90. Liana Lupaş et Zoe Petre, Commentaire aux « Sept contre Thèbes » d’Eschyle, Bucarest et
Paris, Editura Academiei et Les Belles Lettres, 1981, p. 260.
91. Voir notamment Claude Calame, Les Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, Rome,
Edizioni dell’Ateneo & Bizzarri, 1977, p. 75-76.
92. En grec ancien, à côté du singulier et du pluriel, il y a un troisième nombre, le « duel », qui
est parfois employé pour parler de ce qui va par deux, comme les mains par exemple.
93. Estimant que l’introduction des deux sœurs n’était pas l’œuvre d’Eschyle, Theodor Bergk a
supposé en 1857 qu’il fallait également considérer les vers 961-1004 comme inauthentiques,
puisque les manuscrits les attribuent aux deux sœurs. En 1914, Wilamowitz a estimé qu’il fallait
conserver ces vers comme étant de la main d’Eschyle mais les a attribués à deux demi-chœurs, ce
qu’un grand nombre d’éditeurs ont également fait après lui.
94. L’oubli était une notion centrale dans le traitement que faisaient les Anciens des guerres
civiles.
95. Eschyle est connu pour tirer beaucoup de sens et d’effets dramaturgiques de la perversion de
rituels importants pour les Grecs, notamment dans l’Orestie.

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