crm52 Abad Roi 979-10-231-2250-3 Complet
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LA GRÂCE DU ROI
DU MÊME AUTEUR
La grâce du roi
Les lettres de clémence
de Grande Chancellerie au xviiie siècle
Ouvrage publié avec le concours du Centre Roland Mousnier (UMR 8596 du CNRS),
de l’École doctorale d’Histoire moderne et contemporaine
ainsi que du Conseil scientifique de l’université Paris-Sorbonne
SUP
Maison de la Recherche
Sorbonne Université
28, rue Serpente
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à Ambroise
INTRODUCTION*
* Tout au long de ce livre, les chiffres entre crochets, qui précèdent les références abrégées dans
les notes, correspondent au numéro d’ordre de ces références dans les sources imprimées et
la bibliographie placées en fin de volume. Le lecteur voudra bien s’y reporter pour trouver ces
références dans leur intégralité.
1 [159] Perrod, L’Affaire Lally-Tolendal..., p. 190-191.
2 [158] Chassaigne, Le Procès du chevalier de La Barre, p. 178-190.
3 [164] Lever, Donatien Alphonse François..., chapitre VIII.
4 Que la fête commence..., film de 1975 écrit par Jean Aurenche et Bertrand Tavernier, réalisé
par Bertrand Tavernier, avec Philippe Noiret (Philippe d’Orléans), Jean Rochefort (le cardinal
Dubois), Jean-Pierre Marielle (le marquis de Pontcallec). Pour une mise en contexte historique
de ces refus de grâce, voir [162] Cornette, Le Marquis et le Régent..., en particulier p. 212, 221
et 225-226.
n’existe pas d’enquête spécifique consacrée à la grâce judiciaire au dernier siècle
de l’Ancien Régime. Au mieux peut-on faire état d’anciennes études de droit
qui intéressent plus ou moins directement le sujet, mais dont les historiens
ne peuvent tirer qu’une idée essentiellement théorique et foncièrement
imprécise de la grâce judiciaire au xviiie siècle 5. Il est d’ailleurs révélateur que
les spécialistes de l’histoire des institutions choisissent prudemment d’en dire
le moins possible à son sujet, voire de n’en rien dire du tout 6. Et les spécialistes
de l’histoire de la justice se montrent à peine plus loquaces 7. Par ailleurs, les
dix-huitiémistes sont plus éblouis qu’éclairés par les imposantes recherches que
les spécialistes de la fin de l’époque médiévale et du début de l’époque moderne
ont consacrées aux lettres de rémission 8, c’est-à-dire à l’acte de chancellerie par
lequel le prince graciait un coupable. L’immense retentissement de ces travaux
dans la communauté scientifique a durablement associé la rémission à ces siècles
lointains, à tel point que, pour nombre d’historiens, l’évocation de la rémission
10 au Siècle des Lumières a un goût d’étrangeté, voire une saveur d’anachronisme.
À Charles VI ou François Ier, les lettres de rémission, à Louis XV et Louis XVI, les
lettres de cachet ! Pourtant, la célèbre ordonnance criminelle de 1670 – véritable
code d’instruction criminelle né de la volonté de Louis XIV – ne consacrait
pas moins d’un chapitre sur vingt-huit à la question de la grâce judiciaire, ce
qui n’était pas négligeable, pour une œuvre législative devenue, à tort ou à
5 Ces études juridiques sont au nombre de deux. La première ([156] Viaud, Le Droit de grâce...),
consacrée à la suppression du droit de grâce sous la Révolution, dresse bien un tableau de la
situation à la fin de l’Ancien Régime, mais, outre que ce tableau est d’une extrême brièveté, il
est fondé sur la seule lecture d’une source normative, en l’occurrence le traité de droit criminel
de Muyart de Vouglans, paru en 1780. La seconde ([146] Foviaux, La Rémission des peines...)
est une histoire générale de la rémission des peines, qui s’ouvre sur les lois athéniennes de
l’Antiquité et se referme sur la constitution de la Ve République : par la force des choses, elle
ne consacre qu’un court chapitre à la période moderne dans son entier, sans vouloir ni pouvoir
isoler le xviiie siècle des xvie et xviie siècles. De plus, l’étude se veut une analyse des formes
juridiques de la grâce à travers les âges, et non une enquête historique sur la pratique de la
grâce.
6 Ainsi, Roland Mousnier, dans son immense somme sur les institutions de la France aux xviie et
xviiie siècles, n’aborde la question des lettres de clémence que de façon incidente, et sous le
seul angle de la diplomatique. [66] Mousnier, Les Institutions de la France..., t. II, p. 141 et 233-
237.
7 Ainsi, Benoît Garnot, dans sa synthèse sur la justice aux xvie, xviie et xviiie siècles, ne consacre
qu’un très bref passage à la grâce, présentée comme un effacement de peine, dans un
développement plus général consacré aux moyens judiciaires du pardon, où il est également
question des diverses formes d’acquittement et de peines illusoires. [105] Garnot, Justice et
société..., p. 174-177.
8 Dans l’ordre chronologique des périodes étudiées, [155] Telliez, « Per potentiam officii »... ;
[148] Gauvard, « De grace especial »... ; [154] Paresys, Aux marges du royaume... ; [144] Davis,
Pour sauver sa vie... ; [151] Muchembled, La Violence au village...
raison, le symbole de la justice répressive 9. Et ce chapitre n’était pas le pieux
vestige d’une pratique révolue, que la monarchie aurait maintenu dans la loi par
négligence, par scrupule ou par conservatisme : la grâce conserva son actualité
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les
grands mémorialistes parisiens des règnes de Louis XV et Louis XVI : Marais,
Barbier ou Hardy. Leurs journaux montrent que les rumeurs ou les annonces
de grâce étaient fréquentes dans une population toujours curieuse, pour ne pas
dire friande, d’actualité criminelle 10. Par ailleurs, la lecture de monographies
consacrées à l’activité de telle ou telle cour de justice permet de constater qu’au
xviiie siècle, les tribunaux entérinaient encore régulièrement des grâces royales
obtenues par des accusés ou des condamnés relevant de leur juridiction 11, et
peut-être même en entérinaient-ils autant que par le passé 12.
L’objet de cette étude est donc d’étudier la grâce judiciaire au xviiie siècle,
de lever le voile sur toutes ces lettres qui se rencontrent dans l’ordonnance
louis-quatorzienne et dans les archives des juridictions – lettres d’abolition, 11
lettres de rémission, lettres de pardon, lettres de commutation, lettres de rappel,
20 2 dossiers ont été utilisés pour l’étude de [134] Samet, La Naissance de la notion d’abus de
confiance...
21 La très grande majorité des dossiers figure en effet dans la série dite des Avis et mémoires
sur les affaires publiques, qui ouvre le fonds Joly de Fleury et couvre les volumes 1 à 562.
Pour une brève présentation de cette série et de sa place dans le fonds, voir [40] Inventaire
sommaire..., p. XIX-XX.
22 Sur la famille Joly de Fleury, voir [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur général..., première
partie, chapitre premier ; [62] Feutry, Guillaume-François Joly de Fleury..., chapitres II
et VIII.
Par sa nature, cette documentation permet non seulement d’entreprendre
l’histoire de la grâce judiciaire au xviiie siècle, mais aussi d’envisager la question
sous un jour entièrement nouveau. En effet, parce que les spécialistes de la grâce à
la fin de l’époque médiévale et au début de l’époque moderne ont travaillé sur les
lettres de rémission elles-mêmes, ils ont eu entre les mains un matériau constitué
de milliers d’actes, par lesquels le prince graciait des criminels sur le récit que ces
derniers faisaient de leur forfait. Ils ont donc disposé d’une mine inépuisable de
récits détaillés, qui ont logiquement déterminé l’orientation de leurs recherches
dans trois directions principales, suivies isolément ou conjointement selon les
auteurs et les problématiques. La première a été l’étude de la criminalité. Le
dépouillement des lettres de rémission selon une grille d’analyse précise a en
effet permis de réaliser des enquêtes statistiques sur les caractéristiques du crime,
en particulier de l’homicide, objet principal de la grâce à ces époques : le lieu et
le moment, l’arme et la blessure, le criminel et la victime, etc. Cette démarche
14 méthodique a pu aussi être employée pour approcher une catégorie particulière
de criminels ou de victimes, dans une perspective d’histoire criminelle ciblée.
La seconde direction a été l’étude de la société, telle qu’elle se donnait à voir au
détour de ces récits de vie enchâssés dans les lettres de rémission. Le document
judiciaire est ainsi devenu un témoin privilégié, propre à révéler, pour un groupe
particulier, voire pour la population dans son entier, non seulement la réalité
des rapports sociaux, mais aussi, dans une perspective beaucoup plus large,
des aspects de la vie quotidienne, des indices du comportement affectif, des
signes de l’attitude politique, etc. Enfin, la troisième direction a été l’étude des
représentations, à partir des stratégies discursives des rémissionnaires. Dès lors
que le criminel faisait lui-même le récit de son crime, les historiens ont disséqué
ses aveux, moins pour déterminer s’ils étaient conformes à une hypothétique
vérité du crime, que pour comprendre la manière dont le rémissionnaire se
justifiait afin d’obtenir sa grâce. Une telle approche a permis de sonder les
valeurs d’un univers mental révolu, en particulier de tracer les frontières du licite
et de l’illicite dans la conscience collective.
La présente enquête ne sera rien de tout cela : elle ne sera ni une histoire de la
criminalité, ni une histoire de la société, ni une histoire des représentations. Sans
doute empruntera-t-elle à toutes ces disciplines, mais elle sera autre chose, en
l’occurrence une histoire de la grâce elle-même. En effet, même si les historiens
de la rémission l’ont toujours souligné lorsqu’ils ont analysé les limites de leur
source, on a souvent oublié qu’en définitive, leurs immenses travaux ne disent
rien ou presque de l’économie de la grâce. Parce qu’il ne subsiste plus que les
lettres de rémission, la procédure se trouve réduite à son résultat final, sous la
forme d’actes de chancellerie qui dissimulent les arcanes de la grâce derrière la
simple prise en compte du discours de l’impétrant. En revanche, avec les dossiers
des procureurs généraux, c’est tout l’envers du décor qui se dévoile, c’est-à-
dire le fonctionnement concret de l’économie de la grâce. Et ce dévoilement
vaut tant pour les criminels graciés que pour les criminels déboutés – cette
immense foule des rejetés qui a toujours été l’angle mort de l’historiographie de
la rémission. Le changement de source offre donc l’occasion inespérée d’écrire
une autre histoire de la grâce, qui doit consoler de la disparition des lettres elles-
mêmes. Les aurait-on, qu’on ne pourrait que dupliquer, pour le xviiie siècle,
des méthodes éprouvées, sans en savoir davantage sur la grâce judiciaire au sens
strict. D’ailleurs, les rares dix-huitiémistes qui, dans les archives de juridictions
locales, ont rassemblé de petits lots de lettres de rémission, n’ont pu en faire que
l’usage obligé inhérent à cette source : ils ont étudié le crime, analysé la société,
révélé des mentalités 23.
Avec les archives des procureurs généraux, la grâce retrouve sa véritable
dimension, à la fois comme pratique sociale, judiciaire et administrative. Pratique
sociale, parce qu’obtenir des lettres de clémence était souvent envisagée comme 15
une entreprise fondée sur l’intervention d’intercesseurs capables d’agir en faveur
LETTRES DE CLÉMENCE
ET PROCÉDURE DE GRÂCE
Le droit de faire grâce aux coupables est le plus bel attribut de la souveraineté
d’un monarque.
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748.
1 En avril 1720, le Régent accorda des lettres d’aministie générale à tous les protagonistes,
en exceptant toutefois nommément une série d’accusés, dont la plupart étaient contumax,
mais dont quelques-uns étaient prisonniers de la Chambre royale de justice constituée
pour l’occasion. S’il est vrai que ces prisonniers obtinrent finalement des lettres d’amnistie
particulière en 1721 et 1722, ces lettres doivent bien être envisagées, juridiquement, comme le
prolongement de l’aministie générale et non comme des grâces personnelles. [162] Cornette,
Le Marquis et le Régent..., p. 244 et surtout 381-384.
2 Concernant les amnisties en faveur des déserteurs, souvent signalées de manière incidente
par l’historiographie ([156] Viaud, Le Droit de grâce..., p. 26 ; [146] Foviaux, La Rémission des
peines..., p. 74), voir la récente étude consacrée au soldat comme justiciable, qui envisage à
la fois la dimension procédurale de la question et le débat intellectuel autour de cette pratique
([83] Bestion, Le Soldat français…, p. 715-719 et 781-90).
3 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 130, dos. 1204.
4 Jousse le souligne pour les lettres de rémission et de pardon, mais le fait est vrai pour toutes
les catégories de lettres. [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 384.
5 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVII, article XVIII.
6 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 305, dos. 3295, f° 215 v.
sort de son camarade, un tel criminel devait solliciter des lettres de clémence
pour lui-même, avec l’espoir que le principe d’égalité de traitement les lui ferait
obtenir, mais sa grâce n’était ni garantie, ni surtout automatique.
Les lettres de clémence étaient accordées par le roi, ce qui signifie que la grâce
qu’elles contenaient émanait du souverain. Cette précision, qui pourrait
paraître superflue pour le xviiie siècle, dès lors que les théories de la monarchie
réservaient depuis longtemps au roi le monopole de la grâce judiciaire 7, est
néanmoins nécessaire. En effet, des vestiges de grâce féodale ou ecclésiastique
subsistaient dans quelques villes, malgré les sourdes réticences voire l’hostilité
ouverte des magistrats de la couronne, qui contestaient leur valeur juridique
et rêvaient de leur suppression définitive 8. Par delà les variantes locales, le
principe général de la grâce était toujours le même : à l’occasion d’une solennité
précise, un ou plusieurs criminels, en attente de leur procès dans les prisons,
étaient libérés à l’issue d’une procédure réglée, quoique exorbitante du droit
commun. À Vendôme, en vertu d’un vœu fait jadis par l’un des comtes du lieu, 19
une juridiction extraordinaire composée de personnalités civiles et militaires
7 [13] [Guyot], Répertoire universel..., article « Grâce », t. VIII, p. 183-186, précisément p. 183.
8 Ainsi Joly de Fleury II écrivait-il en 1751 : « Comme il n’y a que le Roi qui puisse faire grâce aux
criminels dans son royaume, ces sortes de privilège n’ont jamais été reconnus au Parlement
et il y a nombre d’exemples d’accusés contre lesquels le procureur général du roi a fait
exécuter des jugements portant peine de mort ou autres peines afflictives ou infamantes,
malgré de pareilles grâces qu’ils avaient obtenues. [...] Tous ces privilèges sont abusifs
et trop contraires à l’autorité du roi pour pouvoir être tolérés ». BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. s297, dos. 3154, f° 60 v-61 r.
9 [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 404. Une copie de l’acte de fondation,
datant de 1428, se trouve dans BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 116, dos. 1087.
10 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 297, dos. 3154.
11 [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 762-763 ; [13] [Guyot], Répertoire universel..., article
« Fierté », t. VII, p. 394-396 ; [147] Floquet, Histoire du privilège..., en particulier t. II,
p. 256-274 ; [124] Nouali, La Criminalité en Normandie..., p. 92-94. On peut citer le cas de
deux individus, qui, après avoir échoué à obtenir des lettres de clémence du roi pour un
lui aussi dans l’usage de libérer un prisonnier chaque année, mais d’une manière
toute différente : le curieux privilège de l’abbé et de ses chanoines consistait en
effet dans le droit, à l’occasion des Rogations, d’exercer toute juridiction civile
et criminelle dans la ville, en particulier de tenir l’audience à la sénéchaussée en
lieu et place des magistrats ordinaires, et c’est dans le cadre de cette éphémère
juridiction qu’ils libéraient un détenu des prisons de Poitiers 12. En vérité, ces
grâces insolites ne sont susceptibles d’aucune confusion avec celles qui nous
occupent, puisque, d’un point de vue strictement juridique, la libération ne
prenait pas la forme d’une grâce, mais d’un verdict de tribunal.
En revanche, à l’occasion de sa première entrée dans la cité, le nouvel évêque
d’Orléans jouissait du privilège de libérer des criminels détenus dans les prisons
de la ville, en leur délivrant de véritables lettres de clémence signées de sa main 13.
Dans cette perspective, des centaines de criminels originaires des provinces les
plus diverses, mais presque tous en situation de contumace, venaient se constituer
20 prisonniers à Orléans afin d’être graciés. Cette vénérable tradition fut encore
respectée lors des accessions épiscopales de 1707 et 1734, mais elle ne passa pas le
milieu du siècle. En 1753 en effet, un édit royal, préparé en étroite collaboration
avec le procureur général du parlement de Paris 14, restreignit considérablement
ce privilège d’avènement : d’une part, seuls les auteurs de crime commis dans
l’étendue du diocèse d’Orléans pourraient désormais se faire écrouer dans les
prisons de la ville ; d’autre part, le nouveau prélat ne leur délivrerait plus de
lettres de clémence, mais de simples lettres déprécatoires, c’est-à-dire des lettres
d’intercession adressées au roi, afin d’obtenir de lui le geste de clémence espéré 15.
Même si l’édit laissait entendre que le monarque accéderait automatiquement aux
sollicitations de l’évêque, il reste que la monarchie se ressaisissait symboliquement
et juridiquement du droit de grâce, puisque, dorénavant, les criminels ne
pourraient plus être graciés que par des lettres de clémence du souverain.
Dire que les lettres de clémence étaient expédiées par le détenteur des sceaux, c’est
dire que la grâce émanait directement – et non indirectement – du roi. En effet,
à ces lettres étaient suspendu le sceau de majesté, qui était apposé en Grande
par délégation, y compris dans les sessions auxquelles le monarque n’assistait pas ; en
revanche, les parlements exerçaient bel et bien une justice déléguée, c’est-à-dire dissociée
de la personne du roi, et comme tels, ils exerçaient une grâce que l’on peut aussi considérer
comme déléguée.
23 Dans le passage où il étudie l’entérinement des lettres de clémence par la sénéchaussée
présidiale de Nantes, Joël Hautebert explique avoir retrouvé la trace de 53 lettres de
rémission présentées devant cette juridiction entre 1679 et 1722. Or, si l’on excepte les
3 exemplaires dont l’origine n’a pu être établie, 25 émanaient de la Grande Chancellerie et
25 de la chancellerie établie près le parlement de Rennes. [110] Hautebert, La Justice pénale
à Nantes..., p. 264-265.
24 Par exemple, le dépouillement des minutes du mois de janvier 1710, permet de trouver trois
lettres de rémission noyées dans le flot immense des lettres de toute nature. AN, X4B 165.
25 Le propos du magistrat fut très exactement le suivant : « M. le P[remier] Président a dit,
qu’autrefois on scelloit à la petite Chancellerie les Lettres de Rémission ; mais qu’il dépend
de M. le Chancelier, de conserver ou de réformer cet usage ». [20] Procès-verbal des
conférences..., p. 191.
chancelier Le Tellier rappela à l’ordre la chancellerie du parlement de Toulouse
à propos de lettres de rémission et de pardon jugées abusives, et il lui ordonna
de lui envoyer dorénavant une copie de toutes les lettres qu’elle délivrerait, afin
d’en permettre le contrôle 26. En 1704, son successeur Pontchartrain agit de la
même manière à l’égard de la chancellerie du parlement de Rennes 27. Surtout,
en 1723, une déclaration du roi ordonna à toutes les chancelleries établies près
des parlements d’envoyer au garde des sceaux, à chaque début de trimestre, un
état complet des lettres de clémence expédiées au cours du trimestre précédent 28.
S’il est probable que cette vigilance accrue provoqua, à l’échelle du royaume,
une diminution des lettres de clémence de petite chancellerie, il est avéré qu’elle
déboucha, dans le ressort du ressort du parlement de Paris, sur une raréfaction
proche de la disparition. En effet, la consultation des archives de la Chancellerie
du Palais montrent que celle-ci cessa presque totalement d’expédier des lettres de
clémence dès la fin des années 1720 29, preuve que, dans ce tribunal, l’exercice de la
grâce par délégation devint exceptionnel, et signe que, dans ce ressort, la monarchie 23
en était venue peu ou prou à se réserver l’expédition des lettres de clémence. On
31 Un traité publié dans les années 1740 prétendait par exemple que les lettres de pardon
pouvaient être obtenues auprès des petites chancelleries, mais que les lettres de rémission
devaient impérativement être sollicitées en Grande Chancellerie, affirmation qui n’avait guère
de sens et se trouvait d’ailleurs contredite, de manière implicite, dans un autre passage du
même ouvrage ([10] Du Rousseaud de La Combe, Traité des matières criminelles..., p. 467
et 475 [première pagination]). Un autre traité, dans son édition des années 1760, semblait
assurer que toutes les catégories de lettres de clémence étaient nécessairement scellées
en Grande Chancellerie, mais il paraphrasait un peu plus loin l’ordonnance criminelle,
pour expliquer que certaines seulement ne s’obtenaient qu’en Grande Chancellerie ([8]
[Desmarquets], Nouveau stile du Châtelet..., p. 138 et 143).
32 On connaît un avis, datant de 1738, dans lequel Joly de Fleury II fait allusion à des lettres de
rémission de petite chancellerie, mais il ne s’agit, sous sa plume, que d’une catégorie juridique
convoquée pour asseoir une démonstration théorique, et non d’un acte effectivement ou
possiblement expédié au Parlement. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 180, dos. 1708.
33 On peut lire en effet, ici ou là, que la Grande Chancellerie perdit l’usage, à partir du
xvie siècle, d’expédier des lettres de rémission, désormais devenues l’apanage des petites
chancelleries établies auprès des parlements. Philippe Sueur écrit, par exemple, que les
lettres de rémission étaient originellement « délivrées par le souverain », mais que, « dans
l’usage, le roi cessa d’exercer personnellement cette prérogative pour la confier aux cours
souveraines en vertu de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 » (Histoire du droit public
français, xve-xviiie siècle. La genèse de l’État contemporain, tome 2, Affirmation et crise
de l’État sous l’Ancien Régime, Paris, Presses univesitaires de France, 1989, p. 71). Une
telle affirmation est absolument fausse. L’historien Georges Tessier est sans doute plus
proche de la vérité, lorsqu’il confie ce sentiment ou cette intuition, né de la consultation de
sources indirectes : « on se prend à penser qu’à l’extrême fin de l’Ancien Régime, les petites
chancelleries délivraient fort peu de lettres de rémission » ([75] Tessier, « L’audience du
Sceau », p. 81, n. 2).
34 Dans les frontières du temps, la France comptait environ 27 millions d’habitants. Or les
provinces situées dans le seul ressort du parlement de Paris abritaient une population
évaluée par l’historiographie à près de 10 millions d’âmes ([78] Andrews, Law, Magistracy
and Crime..., p. 81), ce qui représenterait autour de 36 % du total.
Les lettres de clémence bénéficiaient à des criminels, c’est-à-dire à des auteurs
de crime. Quoique cette explicitation ait toutes les apparences d’une parfaite
tautologie, elle exige pourtant des éclaircissements substantiels. Tout d’abord, le
mot crime ne doit pas être entendu dans l’un ou l’autre des sens que lui donne la
langue contemporaine, qu’il s’agisse du sens usuel – le crime comme homicide
– ou du sens juridique – le crime comme infraction distincte du délit ou de
la contravention. Il doit être compris dans le sens extensif que lui donnaient
les juges d’Ancien Régime, qui utilisaient le terme crime pour désigner toute
espèce d’infraction, même légère 35. Il faut souligner, par ailleurs, que la lettre de
l’ordonnance criminelle de 1670 ne réservait pas la grâce royale à des forfaits d’un
niveau de gravité déterminé : en principe, le crime le plus léger était susceptible de
la clémence du prince. Mais, dans la pratique, il existait bel et bien un seuil à partir
duquel des lettres de clémence pouvaient être délivrées, seuil qui était déterminé
par la nature des peines 36. En effet, la grâce intervenait pour des criminels passibles
de peines entraînant l’infamie légale – peines infamantes, peines afflictives, peines 25
capitales –, mais non pour ceux passibles de peines non infamantes 37. Ceci signifie
38 On peut l’observer, par exemple, à la lecture des lettres publiées par [146] Foviaux,
La Rémission des peines..., p. 148 et 150.
39 Pour des exemples de demandes déposées par des criminels juifs, voir BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 1989, f° 1-17 ; vol. 1995, f° 156-174. Pour des exemples de demandes déposées
par des criminels protestants, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 10, dos. 67 ; vol. 179, dos.
1670.
40 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 415, dos. 4786.
41 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1064 ; vol. 359, dos. 3973 ; vol. 1996,
f° 62-71.
42 Cette variété de situations a vivement frappé Pierre Dautricourt, l’un des premiers historiens
à s’être intéressé aux lettres de clémence : « un autre trait curieux des grâces de l’ancien
bénéficiaire fût passible de la justice, poursuivi par la justice ou condamné
par la justice, les lettres de clémence constituaient une grâce judiciaire : elles
trouvaient place dans la procédure définie par l’ordonnance criminelle de 1670,
qui leur consacrait la plus grande partie de son titre XVI. En cela, elles ne
doivent pas être confondues avec des gestes de clémence consentis en marge de
la procédure judiciaire. En particulier, lorsque le roi ordonnait la libération d’un
individu enfermé par lettres de cachet 43, l’élargissement du détenu pouvait bien
avoir les apparences d’une grâce, il n’était qu’une mesure de police, symétrique
de la décision d’enfermement. La meilleure preuve en est que toute demande
de lettres de clémence déposée en faveur d’un individu emprisonné par lettres
de cachet était aussitôt déclarée irrecevable 44. De fait, l’enfermement ou la
libération d’un sujet sur ordre du roi relevait d’une forme de justice retenue
dénuée de tout lien avec l’ordonnance criminelle en général, et la procédure de
grâce en particulier. Cette parfaite hétérogénéité des lettres de clémence et des
lettres de cachet peut être illustrée par deux affaires, qui, pour atypiques qu’elles 27
soient, sont très éclairantes d’une point de vue juridique. Dans la première
régime c’est qu’elles interviennent non seulement comme de nos jours après la sentence
définitive, mais aussi à n’importe quel moment de la procédure, même avant qu’aucun acte
n’ait été fait ». [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression..., p. 379.
43 Pour une vue d’ensemble sur la question des lettres de cachet, voir [129] Quétel, De par le
Roy...
44 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 98, dos. 946.
45 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 386, dos. 4406. Pour un autre exemple de criminel promis à
une lettre de cachet aussitôt après avoir bénéficié de sa grâce, voir BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 155, dos. 1394.
46 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 313, dos. 3416.
droit, passible du même procès au Châtelet et au Parlement, et donc susceptible
de la même grâce. Et il s’agirait bien, alors, d’une véritable grâce judiciaire,
car, à la différence des lettres de cachet, les lettres de clémence empêchaient,
éteignaient ou parachevaient la procédure criminelle, qui ne pouvait jamais
leur survivre 47.
Enfin, les lettres de clémence étaient réservées aux criminels justiciables des
juridictions royales ou seigneuriales, ordinaires ou extraordinaires. Cette ultime
précision a surtout valeur d’exclusion, puisqu’elle vise à écarter deux justices
particulières : la justice ecclésiastique et la justice militaire. En effet, le roi
n’intervenait ni dans l’une, ni dans l’autre par le moyen des lettres de clémence,
quoique pour des raisons totalement différentes. Dans le cas de la justice
ecclésiastique, la chose était tout simplement inutile. En effet, soit le crime
commis par le clerc avait une dimension exclusivement spirituelle, et la justice
ecclésiastique prononçait des peines spirituelles, qui n’étaient pas infamantes et
28 sortaient donc du champ de la grâce royale. Soit le crime avait une dimension
temporelle, et la justice ecclésiastique devait partager ses compétences avec les
tribunaux séculiers, voire les leur abandonner, étant de toute manière incapable
de prononcer des peines infamantes 48. Par conséquent, lorsque le roi accordait
des lettres de clémence à un clerc, sa justice retenue intervenait dans le cours
de sa justice déléguée, exactement sur le modèle de ce qui se passait pour un
criminel laïc, de sorte que la question de l’éventuelle intrusion du pouvoir
temporel dans le cours de la justice ecclésiastique ne se posait pas. Dans le cas
de la justice militaire, l’absence de lettres de clémence avait un motif strictement
juridique, voire diplomatique : lorsque les soldats condamnés par les conseils
de guerre bénéficiaient de l’indulgence du souverain, ils recevaient un brevet
47 L’étanchéité juridique entre les lettres de clémence et les lettres de cachet mérite d’autant
plus d’être soulignée qu’elle a parfois été incomprise, du fait de la méconnaissance des
mécanismes de la grâce. Ainsi, au détour d’un article sur le rôle infrajudiciaire du bas-clergé
breton, Jean Quéniart évoque le cas d’un recteur débauché passible d’une condamnation
à mort devant le parlement de Rennes, recteur auquel la monarchie aurait souhaité
accorder une commutation de peine en lettre de cachet portant enfermement (« Recteurs
et régulation sociale en Bretagne au xviiie siècle », dans [107] L’Infrajudiciaire..., p. 233).
En fait, la consultation des lettres de d’Aguesseau montre logiquement qu’il s’agissait
d’accorder des lettres de commutation de la peine de mort en celle d’enfermement, et rien
d’autre. S’il fut question de lettres de cachet dans cette affaire, c’est parce que le chancelier
envisagea d’expédier sous cette forme l’ordre de sursis à exécution destiné au procureur
général et à la chambre criminelle de la cour souveraine ([1] Œuvres de M. le Chancelier
d’Aguesseau..., t. VIII, lettres n° CLXXIV à CLXXVI, p. 272-275).
48 [36] Dictionnaire de l’Ancien Régime..., article « Justice ou juridiction ecclésiastique »,
p. 713-714. On relèvera, à titre d’exemple, que l’officialité diocésaine de Paris n’instruisit,
en tout et pour tout, que six affaires criminelles entre 1780 et 1788, dont guère plus de trois
auraient pu relever du grand criminel devant une juridiction royale : Bernard d’Alteroche,
L’Officialité de Paris à la fin de l’Ancien Régime (1780-1790), Paris, L.G.D.J., 1994, p. 85-87.
de grâce, document directement émané du secrétariat d’État de la Guerre et
parfaitement distinct des lettres de clémence expédiées en Grande Chancellerie 49.
La procédure était d’ailleurs totalement gérée par l’administration militaire : elle
relevait du bureau du contrôle des troupes, encore appelé bureau des déserteurs
au temps de Louis XV ou bureau des grâces au temps de Louis XVI 50.
Après avoir fourni une définition générale des lettres de clémence, il convient
de préciser dans quelles conditions elles étaient délivrées, non pas encore de
détailler la procédure au terme de laquelle elles étaient accordées, mais de
présenter les occasions dans lesquelles elles étaient octroyées. Au xviiie siècle, le
roi faisait grâce dans trois types de circonstances.
D’abord, le roi faisait grâce à l’occasion des procès criminels, à la demande
même des juges de dernier ressort. Cette pratique, signalée de manière aussi
allusive que partielle par la jurisprudence 51, était d’un usage bien établi au
parlement de Paris au xviiie siècle, quoique l’historiographie l’ait totalement
ignorée jusqu’ici. Le sens d’une telle pratique visait à maintenir une claire 29
distinction entre l’acte de juger et l’acte de gracier. Un coupable que telle ou
49 Cette forme de grâce, encore mal connue de l’historiographie, est quelque peu éclairée
par la thèse d’Anabelle Bestion, qui l’envisage à travers l’étude des jugements rendus par
les conseils de guerre, car ces derniers étaient amenés à entériner les brevets obtenus par
leurs justiciables. Il en est aussi question dans un développement consacré aux grâces
accordées aux militaires, mais, malheureusement, ce passage confond dans une même
analyse les brevets de grâce et les lettres de clémence ([83] Bestion, Le Soldat français…,
respectivement p. 720-722 et 791-804). Signalons que, même si le Parlement n’avait pas
à connaître des criminels condamnés et graciés dans le cadre de la justice militaire, le
fonds Joly de Fleury offre un aperçu indirect sur les brevets de grâce, à travers les sources
relatives à la tour Saint-Bernard, où étaient détenus les galériens en attente de départ. Ces
sources font en effet apparaître des militaires attachés à la chaîne en vertu d’un brevet
de commutation de la peine de mort en galères perpétuelles, et d’autres qui, ayant été
condamnés aux galères, bénéficiaient in extremis d’un brevet de décharge de leur peine
sous réserve de réengagement (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4149 ; vol. 420,
dos. 4873 ; vol. 1991, f° 113-119).
50 Ces dénominations sont précisément attestées à l’époque des secrétariats d’État de
d’Argenson (1743-1757) et Montbarrey (1770-1780) : Yves Combeau, Le Comte d’Argenson
(1696-1764), ministre de Louis XV, Paris, École des chartes, 1999, p. 276 ; Mémoires
autographes de M. le prince de Montbarey, ministre secrétaire d’État au département de la
Guerre sous Louis XVI, Paris, A. Eymery, 1826-1827, 3 vol., t. II, p. 251.
51 Jousse, par exemple, qui n’en a manifestement qu’une connaissance livresque, fondée sur
l’ancienne autorité de La Roche Flavin, évoque brièvement l’intercession possible des juges
auprès du chancelier, mais la restreint au seul cas des lettres de rémission. [16] [Jousse],
Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 378.
toute leur rigueur. En revanche, il pouvait prétendre à une grâce. Mais celle-ci ne
pouvant être accordée par les juges eux-mêmes – et ceux qui se hasardèrent sur
ce terrain furent vertement tancés par la monarchie 52 –, il fallait recommander
le criminel au roi, qui seul avait la capacité de lui épargner les peines encourues
ou prononcées. Un exemple suffira à illustrer cet usage : en 1740, à Longué 53,
en Anjou, alors que la disette faisait rage, un homme pénétra par effraction dans
une maison pour y voler vêtements et objets ; jugé devant la sénéchaussée de
Saumur, il expliqua avoir été poussé à ce crime par la faim et il fut condamné
au fouet, à la marque et au bannissement perpétuel ; traduit en appel devant la
Tournelle du parlement de Paris, il essuya une condamnation à mort – c’était
la peine normale pour les vols avec effraction –, mais la chambre décida, tout
en prononçant ce verdict, de recommander sa grâce au roi ; du fait de cette
intervention, le voleur ne tarda pas à bénéficier d’une commutation de peine
qui lui épargna la potence 54. Et c’est ainsi que, chaque année, le parlement de
30 Paris intercédait en faveur de criminels qui étaient traduits devant lui. Il n’est
pas interdit de penser que les autres parlements du royaume partageaient cette
pratique 55, même si l’éloignement du roi et les délais de communication devaient
la rendre moins naturelle et moins fréquente en province qu’à Paris. Qui sait
même si des juridictions subalternes ne s’autorisaient pas de telles intercessions
dans les affaires criminelles où elles étaient juges en dernier ressort ? 56
52 Ce fut le cas, en 1713, des parlementaires de Grenoble, qui s’étaient autorisés à commuer
en peines de galères des peines de mort qu’ils avaient eux-mêmes prononcées ([5]
Correspondance administrative..., p. 532) ou, en 1729, des parlementaires de Rouen, qui
avaient pris l’initiative de rendre un arrêt de grâce contre une criminelle à l’occasion de la
naissance du Dauphin ([55] Antoine, Le Conseil du Roi..., p. 511).
53 Aujourd’hui Longué-Jumelles, Maine-et-Loire, arr. Saumur, cant.
54 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 199, dos. 1893 ; AN, X2A 1104, 11 mars 1740.
55 Le fait que les études disponibles sur la justice criminelle des parlements de province –
parlements de Flandre, de Bourgogne, de Toulouse, de Bretagne, de Rouen et de Metz – ne
mentionnent jamais la moindre intercession des juges en faveur de la grâce des accusés ou des
condamnés – respectivement [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression... ; [138] Ulrich,
« La répression en Bourgogne... » ; [92] Castan, Justice et répression... ; [94] Crépin, « La peine
de mort... » ; [124] Nouali, La Criminalité en Normandie... ; [116] Lang, Les Robes écarlates...
– ne signifie pas nécessairement que cette pratique n’existait pas dans ces cours : ce silence
s’explique peut-être par l’absence de sources susceptibles de garder la trace d’une démarche
qui n’entrait pas dans le cadre de la procédure criminelle et qui, de ce fait, ne générait pas
d’acte de justice conservé au greffe. On peut relever d’ailleurs que l’intercession des juges
paraît attestée de manière indirecte au parlement de Besançon, puisque la marche à suivre en
pareille situation est mentionnée incidemment dans la table alphabétique des recueils d’actes
et règlements de cette cour. [22] Recueil des édits et déclarations..., vol. de table, p. 235.
56 Dans son étude sur le Châtelet de Paris, Alexandre Mericskay évoque le cas d’une cause
prévôtale – comme telle jugée en dernier ressort par cette juridiction – qui se conclut par
une grâce : alors que le procureur du roi avait requis la peine de mort en octobre 1769, le
condamné bénéficia de lettres de rémission en décembre 1769. Ceci laisse imaginer que les
juges suspendirent le jugement et concoururent à la grâce de l’accusé. Mais, le traitement
Ensuite, en vertu d’une très ancienne tradition, le roi faisait grâce à la
faveur d’événements importants. Toutefois, les événements choisis pour faire
grâce avaient sensiblement changé depuis la fin du Moyen Âge 57. À cette
lointaine époque, la monarchie, habitée par la dimension religieuse du geste,
accordait volontiers des lettres de rémission à l’occasion des grands moments
du calendrier liturgique : Noël, le carême et surtout la semaine sainte.
Au xviiie siècle, cette pratique s’était perdue. Si l’on vit encore Louis XIV
commuer la peine d’un condamné bien peu digne d’indulgence, au seul
prétexte que la demande de grâce lui avait été soumise le jour de Pâques 58,
ce n’était de sa part qu’un geste de piété ponctuel, et non le révélateur d’un
usage ordinaire. Quant à Louis XV et Louis XVI, arrivés au terme d’un lent
processus de laïcisation de la clémence royale, ils semblent n’avoir jamais
associé la grâce judiciaire et le calendrier liturgique. De même, la pratique
de gracier des prisonniers à l’occasion de l’entrée du roi dans une ville n’était
plus qu’un lointain souvenir, tout simplement parce que les entrées royales 31
appartenaient elles-mêmes à une époque révolue, qui s’était refermée au début
incident de cet exemple, dans une analyse absolument étrangère à la grâce judiciaire, interdit
d’en tirer la moindre conclusion ferme ([122] Mericskay, Le Châtelet..., p. 337-339). Dans sa
propre étude consacrée à la même juridiction, Gérard Aubry évoque quant à lui explicitement
la possibilité théorique qu’avaient les juges de recommander les accusés à la grâce du roi,
mais il n’en donne pas le moindre exemple et se désintéresse de la question aussitôt après
l’avoir évoquée ([80] Aubry, La Jurisprudence criminelle du Châtelet..., p. 233).
57 Pour tout ce qui a trait à l’époque médiévale dans le passage qui suit, nous nous appuyons
sur [148] Gauvard, « De grace especial »..., t. II, chapitre 20.
58 Le fait, survenu en 1689, est attesté par une lettre de Louvois au premier président Harlay.
[5] Correspondance administrative..., p. 952.
59 [146] Foviaux, La Rémission des peines..., p. 57.
60 La disparition d’une telle pratique dans le royaume lui-même fait aussi comprendre à quel
point les lettres de clémence accordées, en plein xviiie siècle, par le nouvel évêque d’Orléans
à son entrée dans sa ville épiscopale pouvaient paraître anachroniques, abstraction faite de
l’atteinte qu’elles portaient à la souveraineté du roi.
naissance du Dauphin en 1781 61. Un mouvement naturel incite à qualifier
les lettres accordées dans ces circonstances de grâces collectives, mais il faut se
garder de céder à cette tentation, qui pourrait conduire à une confusion avec
l’amnistie : or, outre que les lettres de clémence, ainsi qu’il a déjà été souligné
plus haut, étaient accordées à titre personnel, elles ne l’étaient qu’après un
examen individuel de chaque dossier criminel, y compris à l’occasion de ces
événements mémorables où les graciés se comptaient par centaines.
Enfin, selon un usage qui remontait lui aussi à l’époque médiévale, le roi
faisait grâce tout au long de l’année, en répondant favorablement à une
fraction des demandes de lettres de clémence qui affluaient en permanence
au sommet de l’État. Cette pratique était la plus ordinaire à tous égards et
elle s’inscrivait dans le labeur quotidien de la monarchie. À la différence des
lettres de clémence sollicitées par les juges en faveur des accusés au moment
du procès, ces demandes spontanées n’épousaient qu’imparfaitement
32 la marche de la justice déléguée, car nombre d’individus imploraient la
clémence du roi avant d’être jugés, voire poursuivis ou même soupçonnés.
Et à la différence des grâces événementielles, liées au calendrier providentiel
des célébrations dynastiques, ces demandes spontanées n’avaient pas d’autre
rythme que celui du crime, qui ne connaît pas de repos. Au xviii e siècle,
cette modalité de la grâce fut non seulement la plus ordinaire, mais sans
doute aussi la plus importante sur le plan numérique, quoique l’absence
de sources statistiques globales interdise toute démonstration chiffrée. Il
est évident que les lettres accordées à la demande des juges ne pouvaient
rivaliser avec celles octroyées à la demande des criminels eux-mêmes, à la fois
parce que les tribunaux susceptibles d’intercéder auprès du roi étaient assez
peu nombreux et parce que les magistrats n’envisageaient la grâce qu’avec
la plus grande retenue. Quant aux lettres accordées à l’occasion des heureux
événements monarchiques, elles furent certes nombreuses, mais concentrées
sur deux périodes de 8 et 7 ans, l’une au début du règne de Louis XV, l’autre
au début du règne de Louis XVI : de ce fait, il est vraisemblable que la pluie
fine et régulière des grâces accordées au fil du siècle fût plus abondante,
en définitive, que les déluges de lettres provoquées ponctuellement par les
grandes réjouissances dynastiques 62.
Lorsque l’on entreprend de dresser une typologie précise des lettres de clémence
au xviiie siècle, tout est matière à difficulté. Aussi étonnant que cela puisse paraître,
les obstacles surgissent dès l’instant où l’on cherche à les énumérer, c’est-à-dire,
en définitive, à cerner le périmètre exact de la grâce. Le premier réflexe est de se
tourner vers l’ordonnance criminelle de 1670, plus précisément vers son titre XVI,
qui est manifestement consacré à la grâce du roi. L’intitulé mentionne huit
33
catégories de lettres dans l’ordre suivant : lettres d’abolition, lettres de rémission,
lettres de pardon, lettres pour ester à droit, lettres de rappel de ban ou de galères,
du Dauphin en 1729, alors que le gouvernement et le Parlement étaient à peu près d’accord pour
limiter les effets de l’indulgence royale au strict minimum, il est avéré que la monarchie accorda
332 lettres de clémence au total (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 80, dos. 810 ; vol. 81, dos. 825).
63 [36] Dictionnaire de l’Ancien Régime..., article « Lettres de grâce, lettres de justice »,
p. 732.
64 De manière très intéressante, dans le livre II de la partie III, l’intitulé du chapitre XX
correspond, mot pour mot, à celui du titre XVI de l’ordonnance criminelle de 1670, mais, à la
fin du chapitre, Jousse annonce qu’il traitera des lettres de révision au chapitre XXXIX. [16]
[Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 375-416 et 772-792.
65 [90] Carbasse, Histoire du droit pénal..., p. 166.
66 [146] Foviaux, La Rémission des peines..., première partie, chapitre II.
Ce dernier parti semble sage, car, pour peu qu’on s’y arrête, ces deux dernières
catégories de lettres étaient d’une nature différente des autres. Les lettres pour
ester à droit étaient destinées à un contumax qui se constituait prisonnier plus
de cinq ans après sa condamnation : elles lui rendaient la capacité de purger sa
contumace – capacité qu’il avait en principe perdue –, le droit de procéder en
justice afin d’être rejugé, et enfin la possibilité de rentrer dans ses biens confisqués
s’il était absous 67. Quant aux lettres de révision de procès, elles permettaient
de revoir le procès criminel d’un justiciable – mort ou vivant – qui avait été
condamné contradictoirement en dernier ressort, mais paraissait avoir été
victime d’une erreur judiciaire 68. Certes, ces lettres, comme toutes les autres qui
ont été énumérées, étaient des décisions par lesquelles le roi, usant de la justice
retenue, intervenait dans le cours de la justice déléguée, mais, à la différence de
toutes les autres, elles n’avaient pas d’effet sur les peines. Le justiciable, ou les
proches parents du justiciable s’il était défunt, bénéficiaient d’une réouverture
34 de la procédure, mais le roi ne dispensait ni des peines encourues, dont nul
ne pouvait d’ailleurs préjuger, ni a fortiori des peines prononcées, puisque le
procès n’avait pas encore eu lieu. Or c’est précisément ce que le roi procurait,
lorsqu’il accordait telle ou telle des autres catégories de lettres. En conséquence,
il convient de restreindre la liste des lettres de clémence aux six catégories
restantes : lettres d’abolition, lettres de rémission, lettres de pardon, lettres de
rappel, lettres de commutation de peine, lettres de réhabilitation. Elles et elles
seules témoignaient de la grâce du roi, au sens précis du terme, en ceci qu’elles
avaient un effet sur les peines des criminels. Lorsqu’on tente d’ordonner ces six
catégories de lettres, de nouvelles difficultés se présentent, à commencer par la
question de la pertinence d’une division en deux familles.
De la division des lettres de clémence en deux familles
la rémission comme des grâces susceptibles d’être expédiées sous forme de grandes ou
de petites lettres patentes, ce qui n’est plus le cas, semble-t-il, au xviiie siècle. Le second,
parce qu’il édite avec fidélité un manuel de chancellerie dressé par le secrétariat d’État de
la Maison du Roi à l’intention de ses bureaux, reproduit une classification qui n’est ni tout à
fait complète sur le plan diplomatique – il manque le cas précis des lettres de rappel d’une
peine à perpétuité –, ni tout à fait satisfaisante sur le plan juridique – il semble exister,
en marge des lettres de rémission et des lettres de pardon, des lettres de rémission et
pardon, alors qu’il ne s’agit que de la juxtaposition, dans un même acte, d’une rémission à
un premier impétrant et d’un pardon à un second impétrant, l’un et l’autre impliqués dans
le même homicide.
70 La méthode consiste à déduire la nature diplomatique des lettres de leur adresse et de
la couleur de leur sceau, telles qu’elles sont indiquées dans des sources postérieures à
l’ordonnance criminelle de 1670 : [12] Formules d’actes et de procédures..., titre XVI ; [16]
[Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 375.
71 Pour une présentation sommaire des grandes et petites lettres patentes, on pourra se
reporter aux ouvrages de référence de Bernard Barbiche ou Roland Mousnier ([57] Barbiche,
Les Institutions de la monarchie..., p. 166-170 ; [66] Mousnier, Les Institutions de la France...,
t. II, p. 233-237). Les lettres de clémence publiées par Émile Schwob et Jacques Foviaux
permettent d’illustrer la théorie par l’exemple ([26] Un formulaire de chancellerie..., p. 102-
116 ; [146] Foviaux, La Rémission des peines..., appendice diplomatique).
72 Pour un exemple de ce genre sur des lettres de rémission et de pardon datées de 1719, voir
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 18, dos. 123.
73 Cette distinction avait été énoncée précisément par Pussort. [20] Procès-verbal des
conférences..., p. 186.
xviiie siècle, de distinguer, d’une part, les lettres de justice – rémission, pardon –,
d’autre part, les lettres de grâce – abolition, rappel, commutation, réhabilitation.
La justification en était que, par les premières, le roi faisait plutôt justice que grâce,
tandis que, par les secondes, il faisait plutôt grâce que justice. Sans discuter ici le
bien-fondé de ce discours, sur lequel on aura l’occasion de revenir en détail un
peu plus loin, il faut avouer d’emblée que la distinction lettres de justice-lettres de
grâce ne paraît pas des plus pertinentes pour clarifier les mécanismes de la grâce
judiciaire, même si l’historiographie l’a parfois prétendu 74.
La première raison en est que, de toute évidence, un tel partage des lettres de
clémence ne faisait pas l’unanimité parmi les criminalistes. Du Rousseaud de
La Combe, par exemple, le récusait formellement, en affirmant, de manière
presque provocatrice, à propos de la rémission et du pardon : « ces lettres
s’appellent lettres de grâce et non de justice, parce qu’elles dépendent de la
pure grâce, bonté et clémence du Roi » 75. Aussi n’y avait-il pour lui que des
36 lettres de grâce 76. La deuxième raison en est que la distinction entre lettres de
justice et lettres de grâce était perturbée par un usage ancien et rémanent, qui
consistait à utiliser le mot grâce comme un parfait équivalent de rémission, ce
que déplora Jousse à plusieurs reprises dans ses traités : « On se sert souvent du
terme de Grace, pour exprimer celui de rémission ; mais ces mots ne sont point
synonymes » 77. Autrement dit, le terme grâce pouvait désigner une forme de
clémence qui se traduisait précisément par des lettres dites de justice et non
de grâce ! Cet usage équivoque n’était pas le fait d’individus méconnaissant ou
contestant la division traditionnelle établie parmi les lettres de clémence : les
meilleurs jurisconsultes écrivaient volontiers grâce pour rémission 78, et Jousse
lui-même, dès l’instant qu’il abandonnait ses préambules terminologiques
pour s’enfoncer dans le commentaire des procédures, se laissait aller à cette
habitude de langage 79. Plus frappant encore, la consultation des archives du
parquet montre que cette ambiguïté lexicale se rencontrait chez ceux mêmes
qui intervenaient dans la procédure de grâce et en étaient par conséquent les
spécialistes. Ainsi, les magistrats du parquet, tout en maîtrisant parfaitement
la distinction entre lettres de grâce et lettres de justice 80, persistaient à utiliser
81 Un exemple particulièrement éclairant de cet usage peut être fourni par la conclusion d’une
consultation rendue en 1721 par Joly de Fleury I, sur le cas d’un meurtrier qui demandait
des lettres de rémission, mais lui paraissait indigne d’obtenir ce type de lettres : « il ne
mérite point la grâce qu’il demande et, si la clémence du prince se portait à la lui accorder,
ce devrait être du moins, non une grâce, mais une commutation » (BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 20, dos. 139, f° 46 v.). Mieux encore, en 1763, l’un des substituts les plus proches de
Joly de Fleury II et les plus compétents du parquet, écrivit, à propos d’une intercession de la
Tournelle en faveur de la rémission d’un meurtrier, que la chambre avait décidé que l’accusé
« se pourvoirait de lettres de grâce » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4587, f° 65 r.).
82 En 1742, par exemple, d’Aguesseau estima, à propos d’un couple de voleurs, que ces
derniers ne pouvaient « espérer de grâce », mais ajouta qu’il leur accorderait des lettres de
commutation (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2054, f° 161 r.). Plus explicite encore,
en 1769, Maupeou écrivit que tel accusé n’était pas en situation d’obtenir « des lettres de
grâce ou de rémission » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 448, dos. 5415, f° 94 r.).
83 En 1744, par exemple, un intercesseur demanda des lettres de grâce pour l’auteur d’un vol
domestique passible de mort, expression qu’il utilisait manifestement dans le sens précis
que lui donnaient les traités de jurisprudence, dans la mesure où il ne pouvait guère espérer
qu’une commutation de peine ; mais le chancelier d’Aguesseau répondit qu’on ne pouvait
envisager de faire grâce au coupable, expression par laquelle il entendait la seule rémission,
puisqu’il poursuivait en expliquant qu’on pourrait peut-être lui accorder une commutation.
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 225, dos. 2265.
un jugement statuant sur la culpabilité de l’accusé, et non un jugement
interlocutoire, tel le plus amplement informé, qui suspendait le verdict de
manière provisoire ou indéfini, dans l’attente de nouvelles preuves 84 ; un
jugement rendu contre un accusé présent et non contre un contumax ; un
jugement non susceptible d’appel devant une juridiction supérieure, soit
par la nature de la juridiction ayant rendu le jugement – par exemple un
parlement –, soit par la nature du crime poursuivi – par exemple un cas
prévôtal ou présidial 85. Les lettres d’avant jugement irrévocable étaient celles
de rémission, pardon, abolition 86 : elles dispensaient leur bénéficiaire des
peines encourues, soit qu’aucun jugement n’eût encore été rendu contre
lui, soit qu’il eût déjà été condamné en première instance, soit qu’il eût
été condamné par contumace, y compris en dernier ressort. Les lettres
d’après jugement irrévocable étaient celles de commutation, de rappel, de
réhabilitation : elles dispensaient ou relevaient leur bénéficiaire de peines
38 prononcées, peines qui, selon les situations, pouvaient ne pas avoir encore
été exécutées, être en cours d’exécution ou avoir déjà été exécutées.
Parce qu’il arriva à la monarchie elle-même de ne pas respecter cette distinction
fondamentale et d’accorder des lettres inadaptées, Joly de Fleury I eut l’occasion
de rappeler à plusieurs reprises que le jugement irrévocable était le pivot de la
procédure de grâce. À l’occasion de certaines affaires, il n’hésita pas à adresser
de véritables leçons de droit aux ministres sur cette question. En 1719, dans
un mémoire destiné au secrétaire d’État de la Maison du Roi La Vrillière,
le magistrat rappela en ces termes l’opposition fondamentale entre les deux
catégories de lettres :
On ne met point dans la même classe les lettres de grâce, rémission,
commutation, rappel de ban et de galères : ce sont toutes lettres du prince,
mais elles sont de classe toute différente et toute opposée. Les lettres de grâce,
pardon, rémission sont celles par lesquelles le Roi prévient la peine que les juges
allaient prononcer ; celles de rappel et de commutation supposent la peine, et le
92 Charles Barrin de La Galissonnière, substitut de 1680 à 1720. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 77.
93 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 53, dos. 538, f° 60 v.
94 Ainsi, il est établi qu’au cours du xviiie siècle, le parlement de Flandres entérina à plusieurs
reprises des lettres d’après jugement irrévocable accordées à des condamnés par
contumace. [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression..., p. 383.
contumace, parce que l’appel et la représentation de l’accusé anéantissent de
plein droit le jugement [...] La grâce pleine et entière d’un crime qui a mérité
une condamnation ne doit être employée que comme la dernière ressource,
quand toute la voie judiciaire est épuisée 95.
Cette ultime remarque trahissait l’une des idées qui légitimaient, dans
l’esprit du procureur général et du parquet du Parlement, la différence entre
les lettres d’avant et d’après jugement irrévocable. Les premières étaient
destinées à des criminels qui ne méritaient pas de subir l’infamie légale
consécutive à une condamnation, ce qui obligeait le roi à intervenir avant le
jugement irrévocable. D’ailleurs, ces lettres stipulaient que leur bénéficiaire
était rétabli dans sa bonne renommée. Les secondes étaient destinées à des
criminels qui méritaient de subir cette infamie, ce qui justifiait d’attendre
le jugement irrévocable. Accorder des lettres de rappel ou de commutation
sur une sentence de première instance ou une condamnation par contumax
41
constituait dès lors une double erreur : d’une part, d’un point de vue
institutionnel, c’était en appeler trop tôt à la justice retenue du souverain,
99 L’exemple le plus spectaculaire est sans nul doute celui de ce garde du corps de la Maison
du Roi, à qui la monarchie accorda, en 1769, des lettres d’après jugement irrévocable
au lendemain d’une condamnation par contumace : après que Joly de Fleury II eut
manifestement invoqué des difficultés d’entérinement, le chancelier Maupeou répondit, au
terme d’un argumentaire fumeux, qu’il fallait faire comme si ces lettres d’après jugement
irrévocable étaient des lettres d’avant jugement irrévocable, et donc les entériner suivant la
procédure propre à celles-ci ! Et ainsi fut-il fait. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 448, dos. 5415 ;
AN, X2A 1132, 4 octobre 1769.
100 Quelques affaires témoignent que Joly de Fleury II pouvait, à l’occasion, se laisser aller
à les oublier lui-même, sans qu’on puisse faire la part du laxisme et de l’inattention :
ainsi, en 1759, il réfuta avec minutie les arguments avancé par un suppliant pour
obtenir des lettres de réhabilitation, alors qu’il avait exposé en préambule que ce
criminel n’avait jamais été jugé en appel au Parlement, ce qui suffisait pour repousser
sa demande sans discussion ; et en 1769, consulté par erreur sur une demande de
lettres de rémission en faveur d’une criminelle condamnée en appel au Parlement, il
répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que le roi lui accordât de telles lettres,
alors qu’il venait pourtant de rendre compte avec force détails du verdict des juges
lors du procès en dernier ressort. BnF, Mss, Joly de Fleury, respectivement vol. 353,
dos. 3822, et vol. 445, dos. 5356.
101 Plus encore que les innombrables affaires traitées sans accrocs, une poignée de dossiers
à problèmes attestent avec éclat du profond enracinement de cette distinction : ainsi,
en 1768, un malentendu ayant fait croire au vice-chancelier Maupeou qu’on demandait
des lettres de commutation pour un homme jugé seulement en première instance,
ce ministre prit soin de répondre que cela n’était pas envisageable sans un arrêt en
dernier ressort ; et en 1787, le garde des sceaux Miromesnil ayant fait expédier des
lettres de rémission à un criminel condamné en appel, il s’empressa de les annuler et
de les remplacer par des lettres de commutation, dès que Joly de Fleury II lui révéla
son erreur. BnF, Mss, Joly de Fleury, respectivement vol. 435, dos. 5192, et vol. 1995,
f° 221-235.
rendus nécessaires par la légitime défense de la vie 102. En effet, selon la tradition
pénale, tout homicide, dès lors qu’il n’avait pas été commis par un fou ou par
un enfant, devait être puni de mort par les juges. Cet ancien principe avait
beau paraître abusif, être critiqué d’ailleurs par une partie de la doctrine 103 et
violé à l’occasion par les tribunaux 104, la monarchie du xviiie siècle persistait
à le tenir pour intangible, notamment par la voix – ô combien autorisée –
du chancelier d’Aguesseau, qui réaffirma, en 1750 : « les homicides même
les plus excusables méritent la peine de mort » 105. Par cette maxime, il fallait
très exactement comprendre que tout tribunal rendant un jugement définitif
contre l’auteur d’un homicide devait prononcer une condamnation à mort. Par
conséquent, dans le cas où l’homicide était excusable, il revenait au roi de faire
grâce à son auteur, en vertu de l’adage Tout homme qui tue est digne de mort s’il
n’a lettres du prince. Si cette ancienne maxime n’était plus toujours citée sous
cette forme exacte, l’esprit en demeurait intact : les traités de droit criminel
l’exposèrent fidèlement jusqu’à la fin de l’Ancien Régime 106 et le précepteur 43
du futur Louis XVI l’inculqua même à son jeune élève dans le cadre de son
Législateur lui-même ; il lui demande une justice qu’il ne peut obtenir que de lui, parce
que lui seul n’est point gêné par cette administration sévère, qu’il a eu tant de raisons de
prescrire. Le Monarque consulte cette éternelle équité qui a servi de modèle à toutes les
loix : elle lui crie, comme à l’Univers, que celui dont la volonté n’est point coupable, et qui
trouve grace aux yeux de Dieu même, la mérite de la part des hommes qui sont son image.
C’est donc elle qui, par la voix du Prince, absout le meurtrier que la Justice des Tribunaux se
voit forcée de condamner, parce qu’elle ne juge que les actions et non les cœurs ». Jacob-
Nicolas Moreau, Les Devoirs du prince réduits à un seul principe, ou Discours sur la Justice,
dédié au Roi, Versailles, 1775, p. 440-441.
108 Ainsi, aux yeux de Muyart de Vouglans, le meurtre en état de légitime défense était un
homicide nécessaire, mais non un homicide volontaire. [18] Muyart de Vouglans, Les loix
criminelles..., p. 169.
109 Lerasle estimait qu’« il n’y a pas un véritable délit commis par celui à qui on les accorde »
([17] [Lerasle], Encyclopédie méthodique. Jurisprudence..., article « Abolition », t. I, p. 24-
26, en particulier p. 25), tandis que Denisart regardait les lettres de rémission « moins
comme une grâce, que comme une preuve de l’innocence » (cité par [113] Laingui, La
Responsabilité pénale..., p. 167, n. 16-17).
110 [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression..., p. 372, n. 1.
s’est engagé de les accorder en pareil cas » 111. La rémission n’était donc pas une
grâce mais un droit : elle n’était pas un geste de miséricorde gratuit inhérent
à la souveraineté monarchique, mais un acte de justice nécessaire garanti par
l’ordonnance criminelle.
Malheureusement, ce discours d’une grande cohérence ne disait pas toute la
réalité de la rémission : il se trouve en effet que le roi faisait souvent usage de
ce type de lettres pour d’autres homicides que ceux définis dans la loi. C’était
d’ailleurs la différence fondamentale qui séparait la grâce directe du souverain
de la grâce indirecte des parlements : tandis que les petites chancelleries avaient
obligation absolue de s’en tenir à la lettre de l’ordonnance criminelle, la Grande
Chancellerie expédiait aussi des lettres de rémission – et en très grand nombre
– pour des meurtres qui n’avaient pas été commis par accident ou en situation
de légitime défense. Selon les termes mêmes d’un édit dicté par Louis XIV en
juin 1678 afin de rappeler les petites chancelleries à leurs devoirs 112, il y avait,
d’un côté, « les rémissions qui sont de droit » et qu’elles pouvaient accorder, 45
d’un autre côté, celles « qui ont besoin de Notre grâce particulière » et qui
116 [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 746 ; [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II,
p. 383.
117 C’est ce à quoi Muyart de Vouglans fait allusion, lorsqu’il évoque incidemment, dans son
exposé consacré à l’entérinement des lettres, une abstention des lieux. [18] Muyart de
Vouglans, Les Loix criminelles..., p. 608.
118 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2035.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 365.
120 Dans les papiers des procureurs généraux du parlement de Paris, nous n’avons trouvé
que des exemples de détention au moins égale à une année (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol.
182, dos. 1741 ; vol. 1996, f° 54-61), mais, dans les archives du parlement de Flandres,
Pierre Dautricourt a découvert quelques lettres de rémission imposant des périodes
d’emprisonnement inférieures à un an ([97] Dautricourt, La Criminalité et la répression...,
p. 380).
121 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3640.
sanctionner l’impétrant tout en lui épargnant l’infamie d’une condamnation
par jugement irrévocable : en définitive, le meurtrier subissait davantage une
punition, au sens moral du terme, qu’une peine, au sens juridique du terme 122.
Les lettres de pardon étaient réservées, d’après l’ordonnance criminelle
de 1670, aux cas qui n’étaient pas passibles de mort, mais qui ne pouvaient
néanmoins être excusés par les juges 123. Sur le plan juridique, elles avaient toutes
les caractéristiques des lettres de rémission : outre qu’elles étaient des lettres
d’avant jugement irrévocable, elles étaient aussi des lettres de justice, même
si, dans leur cas, cette qualification était encore plus difficile à justifier, du
fait de la définition éminemment vague que l’ordonnance criminelle faisait
des crimes concernés. Il est vrai, cependant, que les lettres de pardon étaient
presque toujours accordées à la suite d’un homicide, ce qui les rapprochait des
lettres de rémission, mais, à la différence de ces dernières, qui étaient réservées
au meurtrier lui-même, elles étaient destinées à celui ou ceux qui avaient été
mêlés au meurtre, sans l’avoir commis. En principe, le degré d’implication dans 47
l’homicide devait être minimal. Au xviie siècle, le chancelier Le Tellier paraissait
122 Cette lecture peut être illustrée par une affaire certes exceptionnelle, mais révélatrice. En
1754, la monarchie décida d’accorder des lettres d’avant jugement irrévocable à quatre
personnes – deux officiers nobles, l’une de leur parente, l’un de leur domestique –, qui
avaient eu une rixe mortelle avec une famille de paysans. Mais, tout en faisant grâce,
elle souhaita sanctionner les hommes pour leur responsabilité dans le déclenchement
ou le déroulement de la querelle : or, si le valet écopa d’une détention de deux ans sous
forme de clause restrictive, les deux officiers ne subirent rien de semblable, mais le Roi fit
expédier des ordres à leurs supérieurs pour leur infliger des punitions militaires. BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 306, dos. 3313.
123 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article II.
124 [75] Tessier, « L’audience du sceau », p. 81-82, n. 3.
125 [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 764-765 ; [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle...,
t. II, p. 380-381 ; [18] Muyart de Vouglans, Les Loix criminelles..., p. 599.
demander des lettres de rémission, tandis que les autres demandaient des lettres
de pardon 126. La doctrine affirmait que les lettres de pardon pouvaient aussi
profiter aux auteurs de blessures graves 127, mais tout indique qu’un tel usage
était rarissime 128. En réalité, les lettres de pardon étaient presque exclusivement
accordées pour des homicides 129, et, plus précisément, pour des homicides
dont le ou les auteurs principaux étaient eux-mêmes susceptibles de lettres de
rémission 130.
Du moins en était-il ainsi dans la pratique ordinaire de la grâce, car tel n’était
pas toujours le cas lors des réjouissances dynastiques. En effet, dès lors qu’en
pareilles circonstances, la monarchie souhaitait gracier des prisonniers qui
étaient encore sous le coup de poursuites, elle ne pouvait, par définition, leur
accorder que des lettres d’avant jugement irrévocable. Or, puisque l’ordonnance
criminelle réservait explicitement les lettres de rémission aux meurtriers, il était
d’usage de délivrer des lettres de pardon aux autres catégories de criminels,
48 en profitant de l’imprécision du texte à l’égard de cette catégorie de lettres.
C’est ainsi qu’à l’occasion du mariage de Louis XV en 1725 ou de la naissance
du Dauphin en 1729, on vit des accusés prévenus de faux ou d’escroquerie
bénéficier de lettres de pardon 131, ce qui aurait été impensable en temps
ordinaire. Toutefois, les lettres de ce genre restaient très peu nombreuses par
rapport à la masse des grâces accordées lors de ces événements mémorables.
Les lettres d’abolition n’étaient pas réservées par la loi à un crime particulier, à
la manière des lettres de rémission, ni même à une vague catégorie de crimes,
à la manière des lettres de pardon : au contraire, l’ordonnance criminelle était
absolument muette quant à leur vocation. Lors de la rédaction de ce texte, on
avait bien prévu de consacrer un article à leur emploi, afin de les réserver aux
143 Sur cette affaire, voir [163] Bula, L’Apanage du comte d’Artois..., chap. V.
144 On sait que Radix de Sainte-Foy, malgré des talents indéniables, traînait derrière lui une
réputation de concussionnaire, acquise dans les années 1760, alors qu’il était trésorier
de la Marine ([163] Bula, L’Apanage du comte d’Artois..., p. 116), puis confirmée par la
révélation, en 1781, qu’il percevait indûment une pension royale depuis plusieurs années
(Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI, Paris, Honoré Champion, 1975, p. 71). Signalons,
même s’il s’agit d’événements postérieurs, que Pyron sera l’un des acteurs des opérations
boursières occultes conduites en 1787 pour le compte du contrôleur général des finances
Calonne (Robert Lacour-Gayet, Calonne. Financier, réformateur, contre-révolutionnaire,
Paris, Hachette, 1963, p. 186), opérations qui seront l’objet du célèbre pamphlet de
Mirabeau, Dénonciation de l’agiotage.
145 Lorsqu’elle présente les lettres expédiées en faveur de Radix de Sainte-Foy et Pyron, Sandrine
Bula peine à les caractériser, ne citant jamais le mot d’abolition ([163] Bula, L’Apanage du
comte d’Artois..., p. 185-186), mais leur nature ne fait aucun doute, notamment lorsqu’on
consulte le registre criminel de la Tournelle qui fait état de l’entérinement de ces lettres
(AN, X2A 1148, 27 mai 1784).
146 [158] Chassaigne, Le Procès du chevalier de La Barre, p. 263-264. Signalons que, l’année
suivante, la noblesse de Paris demanda, dans son cahier de doléances pour les États
généraux, « que l’effet des lettres d’abolition accordées au chevalier d’Étallonde soit étendu
jusqu’à la mémoire du chevalier de La Barre » (Les Élections et les cahiers de Paris en 1789, éd.
Ch[arles]-L[ouis] Chassin, Paris, Jouaust et Sigaux, 1888-1889, 4 vol., t. III, p. 327). Mais ceci
n’avait pas de sens sur le plan juridique, dans la mesure où La Barre avait subi un jugement
irrévocable : tout au plus pouvait-on envisager une réhabilitation de sa mémoire.
147 [165] Jeangène Vilmer, Sade moraliste..., p. 128-129.
148 Un indice en est fourni par ce passage extrait de l’article que le juriste Lerasle consacra, à
l’extrême fin de l’Ancien Régime, aux lettres d’abolition : « c’est moins les circonstances
du fait que la qualité du coupable, qui en déterminent la concession ; elles s’accorderont à
l’homme puissant pour le même crime qui conduirait l’homme du peuple au gibet : c’est un
abus. [...] Ce qu’on pourroit faire, dans quelques cas rares, ce seroit d’accorder de simples
En réalité, des criminels ordinaires pouvaient bénéficier d’une telle faveur, dès
lors que l’affaire à laquelle ils étaient mêlés était suffisamment épineuse pour
devoir être terminée par les voies les plus promptes : ainsi, on vit la monarchie
délivrer des lettres d’abolition à de simples voleurs en 1769, pour se sortir d’une
situation juridique inextricable 149, ou à un groupe de profanateurs en 1786,
pour dissimuler un sacrilège aux yeux de l’opinion 150. En résumé, les lettres
d’abolition constituaient un moyen radical d’interrompre ou d’enterrer des
affaires exceptionnellement délicates 151, ce qui explique pourquoi la monarchie
n’y recourait qu’avec une extrême parcimonie 152.
Il faut ajouter, pour achever cette présentation des lettres d’avant jugement
irrévocable, que les trois catégories – rémission, pardon, abolition – obéissaient à
quelques principes communs, dont deux, l’un de fond, l’autre de forme, étaient
spécialement importants. D’une part, certains crimes étaient formellement
exclus du champ de la clémence royale. Dans la pratique ordinaire, ces crimes,
52
lettres de commutation de peines à un criminel qui, par ses services personnels, ou ceux
de sa famille, auroit mérité de l’indulgence ». [17] [Lerasle], Encyclopédie méthodique.
Jurisprudence..., article « Abolition », t. I, p. 24-26, en particulier p. 25.
149 L’affaire était la suivante : on avait accordé des lettres de commutation à un condamné à
mort pour vols en série ; or cet homme devait aussi être soumis à la question ordinaire et
extraordinaire avant son exécution, afin de livrer des révélations sur ses trois complices,
dont le procès était suspendu dans cette perspective ; le triple effet de la grâce fut
d’empêcher la question, de retarder notablement la procédure à l’égard des complices, et
de rendre injustes, sinon illégitimes, les poursuites dirigées contre eux. C’est évidemment
pour sortir de cette impasse, que l’on décida de leur accorder des lettres d’abolition. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 444, dos. 5349.
150 L’affaire était la suivante : trois jardiniers et un bedeau chargés de creuser la tombe d’une
défunte s’étaient mis à boire ; échauffés par le vin, ils avaient fini par dépouiller le cadavre de
ses vêtements ; le lendemain, revenus à eux-mêmes et rongés de remords, ils retournèrent
sur les lieux, afin de rhabiller le corps. C’est manifestement pour éviter de donner la moindre
publicité à cette profanation plus imbécile que criminelle, que l’on choisit de leur accorder
des lettres d’abolition ([80] Aubry, La Jurisprudence criminelle du Châtelet..., p. 252). Même
s’il ne dit rien des moyens juridiques employés pour clore ce genre d’affaires, Louis-Sébastien
Mercier témoigne explicitement du souci des autorités d’étouffer les crimes de profanation,
lorsqu’il évoque celle commise dans les carrières de Montmartre par des individus à la
recherche d’un prétendu trésor caché ([33] Mercier, Tableau de Paris..., t. II, p. 1268).
151 Il est intéressant de constater que, confronté en 1778 à une demande de grâce sur un
homicide collectif vieux de plus de vingt ans, qui n’avait jamais fait l’objet d’un jugement
irrévocable et dont certains protagonistes étaient morts depuis longtemps, Joly de Fleury II
s’interrogea sur la nature des lettres à accorder aux survivants et se prononça pour
l’abolition plutôt que pour la rémission, ce qu’il n’aurait sans doute jamais fait si l’affaire
avait présenté une procédure ordinaire. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1993, f° 89-127.
152 Il est significatif, que, pour tout le xviiie siècle, on ne trouve aucun exemple de lettres
d’abolition enregistrées au parlement de Flandres ou au parlement de Bourgogne, et un
seul exemple au parlement de Rouen. [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression...,
p. 381 ; [138] Ulrich, « La répression en Bourgogne... », p. 425 ; [124] Nouali, La Criminalité
en Normandie..., p. 96.
qui étaient dit irrémissibles, étaient déterminés avec précision par l’ordonnance
criminelle de 1670 : il s’agissait des duels et des rapts avec violence 153 ; des meurtres
avec préméditation ; des actes commis ou projetés en vue de faire obstruction à la
justice, soit en voulant s’opposer par la force à l’action des magistrats et des officiers,
soit en cherchant à maltraiter ou à délivrer des prisonniers 154. Lors des grâces
événementielles, la monarchie était dans l’usage d’ajouter divers autres forfaits à ces
crimes fondamentaux, au gré de listes à géométrie variable. En 1729 par exemple, à
l’occasion de la naissance du Dauphin, les exclusions furent ainsi définies :
Les prisonniers qui se trouveront chargés de crimes de lèse-majesté divine ou
humaine, fausse-monnaie, duel, rapt, viol, désertion, assassinat de guet‑apens,
153 Rappelons que le droit d’Ancien Régime distinguait deux types de rapt : le rapt avec violence
et le rapt de séduction. À l’occasion de la déclaration du 22 novembre 1730, consacrée au
second, les commentaires eurent l’occasion de redire avec précision la différence entre les
deux crimes : « Le rapt de violence est celui qui a lieu lorsqu’on enlève par force et violence 53
un garçon ou une fille de la maison paternelle, ou de celle de son tuteur ou curateur, ou
155 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 81, dos. 825, f° 17 v.
156 La question de la valeur de l’exposé dans les lettres d’abolition fut la plus débattue de
toutes celles soulevées par le titre XVI, les participants étant partagés entre le droit des
juges d’examiner les aveux de l’impétrant et le respect dû à la nature exceptionnelle de
l’abolition. [20] Procès-verbal des conférences..., p. 186-188.
157 Au-delà de ce que dit l’ordonnance elle-même sur ce point ([19] [Ordonnance criminelle de
1670], titre XVII, article I), il est intéressant de constater que le guide de rédaction des actes
1683 158. Pourtant, un doute semble avoir persisté sur cette question jusque très
avant dans le xviiie siècle 159. Étrangement, Joly de Fleury I lui-même n’eut pas
une position constante à ce sujet : à trente ans de distance, on le vit soutenir
fermement qu’il ne fallait pas d’exposé dans les lettres d’abolition 160, puis
affirmer que les juges ne pouvaient entériner de lettres d’abolition sans examiner
leur exposé 161. Il n’est pas exclu que la pratique elle-même fût fluctuante : si,
pour reprendre des exemples déjà cités, les fidèles du cardinal de Bouillon, le
prince d’Elbeuf, le comte de l’Aigle et le marquis de Sade firent bel et bien le
récit de leur crime dans leurs lettres d’abolition 162, d’autres criminels purent
manifestement s’en abstenir 163. Il reste qu’une telle absence devait paraître
contraire aux règles, spécialement aux yeux des juges, qui considéraient que
de justice, publié simultanément par les soins de la monarchie, précisa qu’il fallait exposer
les faits avec le plus grand soin, afin que les lettres fussent conformes à l’information et
qu’elles ne pussent être attaquées au prétexte d’un faux exposé ([12] Formules d’actes et 55
de procédures..., p. 140-141 et 142).
Les lettres d’après jugement irrévocable étaient plus simples dans leur principe :
elles étaient toutes des lettres de grâce, par lesquelles le roi modifiait, au prix
d’un geste d’une parfaite gratuité, les peines ou les effets d’une condamnation.
La principale difficulté présentée par ces lettres, du moins pour l’historien qui
56 s’emploie à les classer, vient du flou sémantique dont elles faisaient l’objet, y
compris de la part des magistrats et des ministres les plus éminents. D’abord,
l’usage des notions de rappel, de commutation et de réhabilitation était parfois
incertain. Il est vrai que ces termes, s’ils étaient mentionnés par l’ordonnance
criminelle de 1670, n’y étaient pas définis. Ensuite et surtout, les sources montrent
que les hommes de la monarchie parlaient souvent de lettres de décharge, alors
que cette même ordonnance ne faisait aucune mention d’une telle catégorie de
lettres et que les traités de jurisprudence n’en signalaient pas l’existence 165. En
principe, la dénomination exacte des lettres de clémence se tirait de l’un des
verbes employés par le roi au moment de faire sentir les effets de sa grâce. Ainsi,
dans les lettres de rappel, le roi rappelait l’impétrant de la peine qu’il purgeait.
Mais il se trouve que ce verbe éponyme était noyé dans un dispositif solennel qui
accumulait plusieurs verbes de même sens. La formulation exacte était en effet
la suivante : Nous avons, de Notre grâce spéciale pleine puissance et autorité royale
rappelé, quitté et déchargé, et par ces présentes signées de notre main, rappelons,
164 En témoigne ce passage incident, relevé dans des représentations adressées à Louis XVI
en 1784 : « il est absolument nécessaire que les lettres d’abolition contiennent l’aveu du
délit, parce que, autrement, les accusés n’auraient pas besoin de grâce et V. M. ne pourrait
abolir un délit qui n’existerait pas ». Remontrances du parlement de Paris au xviiie siècle,
éd. Jules Flammermont et Maurice Tourneux, Paris, Imprimerie nationale, 1888-1898, 3 vol.,
t. II, pièce CXL, p. 544.
165 Le seul traité évoquant la décharge présentait celle-ci, non comme une catégorie de lettres
à part entière, mais comme une sous-catégorie des lettres de rappel de ban ou de galères,
dont certaines auraient octroyé le rappel et d’autres la décharge ([4] Couchot, Le Praticien
universel..., p. 182). Cette catégorisation est peu satisfaisante sur le plan intellectuel, mais,
surtout, en restreignant le champ de la décharge au ban ou aux galères, elle présente
l’inconvénient de ne correspondre que très imparfaitement à l’usage réel qui en était fait
par la monarchie.
quittons et déchargeons le suppliant de la peine de.... 166 Le terme de décharge était
donc directement issu du vocabulaire royal, dans lequel il était un synonyme de
rappel. Toutefois, dans l’usage quotidien de la monarchie, les lettres de décharge
ne se confondaient pas avec les lettres de rappel. L’objet du développement qui
suit est donc de préciser la signification de ces diverses appellations, sans se
cacher que cela conduit parfois l’historien à se montrer plus exigeant et plus
rigoureux que les contemporains, qui s’accommodaient d’une certaine marge
d’imprécision.
Dans l’absolu, la vocation des différentes lettres d’après jugement irrévocable
peut se définir de la manière suivante. Les lettres de décharge étaient destinées à
supprimer purement et simplement une peine qui n’avait pas encore été subie.
Par exemple, un criminel condamné au carcan et au bannissement pouvait
obtenir des lettres de décharge du carcan, ce qui lui épargnait ce supplice, mais
ne remettait pas en cause l’obligation de purger son ban et donc de quitter le
ressort de la juridiction dont il était chassé. Les lettres de commutation étaient 57
destinées à convertir une ou plusieurs peines qui n’avaient pas été exécutées en
166 Plutôt que de recourir au guide de rédaction des actes de justice publié au temps Louis XIV,
dont les tournures avaient parfois un peu vieilli, ([12] Formules d’actes et de procédures...,
p. 153-160), on se reportera plutôt à des lettres de clémence rédigées par les soins du
parquet au temps de Louis XV (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 254 et 255 ; vol. 252,
dos. 2522).
condamnés à de telles peines, sans considérer si ceux-ci avaient ou non
commencé à les purger. Ainsi, dès les lendemains du verdict, des justiciables
sollicitaient des lettres de rappel de ban alors qu’ils n’avaient pas encore quitté
le ressort de la cour, ou des lettres de rappel de galères alors que le départ de la
chaîne pour les côtes n’avait pas encore eu lieu. Seuls les esprits pointilleux se
refusaient à cet usage et prenaient soin de parler, en pareilles circonstances, de
demande de décharge, voire de commutation 167. Il est vrai que la distinction
pouvait paraître artificielle, puisque l’on était en droit de considérer que la peine
commençait à courir dès le verdict prononcé, mais ce fait n’était pas très clair,
sans compter que, dans le cas du bannissement, les juges accordaient souvent
un sursis pour vaquer à ses affaires avant le départ 168.
Deuxièmement, puisque les lettres de clémence pouvaient toujours
comporter une clause restrictive 169 – la pratique était courante, on l’a vu,
dans le cas de la rémission –, il était permis de se demander si une grâce
58 devait être considérée comme une commutation d’une peine en une autre, ou
plutôt comme une décharge de peine assortie d’une obligation particulière en
forme de punition 170. La question se posa spécialement à propos des cas, très
nombreux, où le roi faisait grâce, tout en contraignant l’impétrant à s’engager
ou à se réengager dans les troupes. Certains refusaient de les envisager comme
des commutations, manifestement par souci de ne pas présenter l’enrôlement
comme une peine, ce qui avait quelque chose de déshonorant pour le service
167 Une belle illustration en est fournie par le cas de cette femme qui, en 1735, au lendemain
de sa condamnation au Parlement, demanda des lettres de rappel de ban, lettres que le
garde des sceaux Chauvelin prit la peine de requalifier de lettres de décharge de ban. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 153, dos. 1375.
168 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 25, dos. 239.
169 On ne connaît qu’un cas insolite où la clause fut favorable et non restrictive : lorsqu’au
tournant de 1744-1745, un chirurgien parisien réputé, qui avait été condamné pour
avoir voulu faire passer l’amant supposé de sa femme pour un agent ennemi, obtint des
lettres de commutation de la peine des galères en enfermement à Bicêtre, le chancelier
d’Aguesseau inséra dans ses lettres « une clause pour la restitution des livres, ustensiles
et outils servant à son état », afin que cet homme pût pratiquer son art dans la prison,
plutôt que de subir la terrible réclusion des prisonniers par commutation (Lettres de M. de
Marville, lieutenant générale de police, au ministre Maurepas (1742-1747), éd. Arthur de
Boislisle, Paris, H. Champion, 1896-1905, 3 vol, t. II, p. 8). Sur cette étrange affaire, qui ne
fut pas jugée au Parlement, voir [28] Journal de Barbier..., t. III, p. 574-576 et [2] Archives
de la Bastille..., t. XV, p. 218-223.
170 Ainsi, lorsque le garde des sceaux Machault annonça à Joly de Fleury II, en 1753, la grâce
faite à un voleur condamné à la marque, au fouet et au bannissement de trois ans : plutôt
que d’écrire que le roi avait accordé une commutation en une peine d’enfermement d’un
an, il écrivit qu’il avait accordé une décharge des peines prononcées contre le condamné, à
condition que ce dernier garderait prison pendant un an. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307,
dos. 3232.
du roi et le métier des armes 171. Aussi vit-on de ces lettres expédiées comme
une décharge sous condition d’enrôlement 172. Joly de Fleury I, pour sa part,
y était très hostile, au prétexte qu’il s’agissait bel et bien d’une commutation.
Il levait l’objection relative à l’honneur des armes, en faisant stipuler que
l’impétrant servirait à ses frais et dépens : ainsi la peine résidait-elle dans le
sacrifice financier et non dans le service lui-même 173. Que cette stipulation fût
ou non portée 174, il demeure que ce type de lettres fut généralement expédiée
sous forme de commutation.
Troisièmement, du fait de la lente progression de la peine d’emprisonnement 175,
mais surtout du fait d’un nombre croissant de criminels enfermés en vertu d’une
commutation de peine, on commença à solliciter des lettres de clémence pour
obtenir des élargissements, ce qui donna lieu à des approximations sémantiques
lorsqu’il fallut désigner ces lettres. En bonne logique, on parla parfois de rappel
d’enfermement, sur le modèle du rappel de ban ou du rappel de galères, mais on
utilisa tout aussi volontiers l’expression de décharge d’enfermement 176. 59
Quatrièmement, parce que ceux qui demandaient des lettres de réhabilitation
171 Aux parlementaires d’Aix, qui, en 1705, c’est-à-dire en pleine Guerre de Succession
d’Espagne, envisagèrent de condamner des criminels à s’engager dans les troupes, le
chancelier Pontchartrain répondit très clairement que « l’obligation de servir le roi n’a jamais
été et ne sera jamais une peine par elle-même ». [5] Correspondance administrative...,
p. 424.
172 Un exemple particulièrement clair de ce choix juridique de la décharge au détriment de la
commutation est fourni par cette explication de Saint-Florentin, à propos de la décision
prise en 1761 par les commissaires du Sceau – à cette date, cette commission remplaçait le
garde des sceaux dans certaines de ses fonctions – à propos d’un soldat condamné pour
violences : « au lieu de lui accorder des lettres de commutation de peine [...], ils ont pensé
qu’il valait mieux lui accorder des lettres de décharge de la peine des galères à laquelle il
avait été condamné, à condition qu’il servirait pendant toute sa vie dans le régiment de
Piémont ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 364, dos. 4099, f° 111 r. Pour d’autres exemples
de lettres de décharge sous condition de service, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128,
dos. 1188 ; vol. 356, dos. 3911 ; vol. 1995, f° 15-18.
173 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 30, dos. 311.
174 À lire le traité de Du Rousseaud de La Combe, publié dans les années 1740, il semble bien
que cette stipulation s’imposa, puisque la commutation de peine en engagement dans les
troupes y est naturellement définie comme le fait « de servir le Roi en ses armées pendant
un certain temps à ses dépens ». [10] Du Rousseaud de La Combe, Traité des matières
criminelles..., p. 478 (première pagination).
175 En 1736, les peines de prison infligés aux criminels – hors les insensés et les adolescents
– représentaient 1,2 % des peines prononcées en appel au parlement de Paris ; en 1787,
4,5 %. [78] Andrews, Law, Magistracy and Crime..., p. 482-485.
176 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2975 ; vol. 354, dos. 3855.
177 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 197, dos. 1864 ; vol. 199, dos. 1889.
Encore une fois, de tels errements sémantiques n’avaient aucune conséquence
sur le cours de la procédure ou le destin des condamnés. Non seulement le
parquet et la monarchie s’en accommodaient dans leur travail quotidien 178,
mais la Chancellerie elle-même, au moment d’expédier les lettres, n’attachait
qu’une importance limitée à la typologie de ces lettres d’après jugement
irrévocable, comme le prouve l’anecdote suivante : en 1748, deux femmes
sans ressources ayant obtenu que leurs peines – fouet, marque, bannissement
– fussent commuées en enfermement, un collaborateur du chancelier
d’Aguesseau accepta, contre toute logique, de faire expédier la grâce sous
forme de lettres de décharge avec clause de prison, plutôt que comme lettres
de commutation, au seul prétexte que les premières étaient facturées moins
cher que les secondes ! 179
Pour achever cette présentation générale des lettres d’après jugement
irrévocable, il reste à fournir quelques précisions relatives à leur usage. Les
60 lettres de décharge, au sens strict, étaient peu nombreuses et elles servaient
surtout à faire disparaître la dimension publique de la punition, par exemple
en épargnant le fouet et à la marque à un criminel condamné au fouet, à la
marque et au bannissement. Ces lettres n’allaient jamais jusqu’à offrir une
décharge complète des peines, dont elles laissaient toujours subsister quelque
chose 180, ce qui se vérifie a contrario par le fait qu’il aurait été inconcevable
d’accorder des lettres de décharge de la peine de mort. Une conséquence
paradoxale de ce principe est qu’un homme coupable de violences n’échappait
quasi jamais à une peine, alors qu’un homme coupable de meurtre pouvait
s’y soustraire en obtenant des lettres de rémission, ce qui faisait dire à Joly
de Fleury I que, dans certains cas, il valait mieux tuer sa victime que la
blesser 181.
178 Un bon exemple en est fourni par le cas de cet homme condamné en 1755 au carcan, au
fouet, à la marque et aux galères à perpétuité : lorsque grâce lui fait faite, le garde des
sceaux parla de commutation de ces peines en celle du carcan et du bannissement pour six
ans, quand Joly de Fleury II décomposa la grâce en décharge du fouet, de la marque et des
galères, commutation en bannissement de 6 ans avec maintien du carcan. BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 314, dos. 3433.
179 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1994, f° 2-3.
180 Certes, la condamnation pouvait éventuellement perdre toute dimension afflictive et se
trouver réduite à des peines pécuniaires. Ainsi, deux des lettres de décharge publiées par
Émile Schwob supprimaient toutes les peines afflictives – dans un cas, marque et galères
à temps ; dans l’autre, amende honorable et bannissement à temps –, et ne laissaient
subsister que les amendes – dans un cas, 1 000 livres ; dans l’autre, 3 livres ([26] Un
formulaire de chancellerie..., p. 106-107 et 109-110). Mais on cherche vainement des cas de
ce genre dans les dossiers des procureurs généraux du parlement de Paris, ce qui suggère
que cette pratique n’était pas courante.
181 Au détour d’un avis de 1737, il écrivit : « il arrive souvent que, si le blessé ne mourrait point,
on prononcerait, par la gravité du fait, un blâme ou un bannissement, et que la mort du
Les lettres de commutation avaient trois usages principaux : d’abord, la conversion
de la peine de mort, généralement en galères perpétuelles 182 ou en détention
à vie 183 ; ensuite, la conversion du triptyque fouet-marque-bannissement – ou
plus rarement fouet-marque-galères – en une peine d’enfermement ; enfin, la
conversion de toutes sortes de peines en engagement ou réengagement, pour
un temps ou à vie, dans les armées du roi. Il faut signaler que l’introduction, en
1701, de la relégation perpétuelle dans les colonies parmi les peines afflictives
que pouvaient prononcer les juges, offrit un châtiment de substitution
supplémentaire, mais cette possibilité disparut dès 1722, avec le retrait de cette
peine de l’arsenal répressif 184. Néanmoins, à l’instigation du secrétariat d’État de
la Marine, la monarchie fit à nouveau usage de ce genre de commutation dans la
seconde moitié des années 1760, pour satisfaire à la politique de peuplement de
la Guyane voulue par Choiseul, mais l’expérience fut aussi brève que limitée 185.
Les lettres de rappel de ban, de galères ou d’enfermement s’employaient pour
61
blessé procurant des lettres de grâce, le coupable n’essuie aucune peine. Ainsi, il y a des
restablissent celuy qui les a obtenues dans les mesmes droits et luy rendent la mesme
capacité pour toutes choses que celle qu’il avoit avant qu’il eust commis le crime, à la
différence des lettres de rappel de ban et de galères, ou de commutation de peine, qui
laissent tousjours une note qui subsiste, et que ces sortes de lettres ne peuvent effacer,
cependant, comme rien ne doit estre plus pur que la magistrature, et que ce n’est pas
assés pour ceux à qui l’on confie le dépost sacré de la justice qu’ils n’aient rien en eux qui
produise une incapacité absolue, mais qu’il devroient mesme n’avoir jamais rien fait qui ait
pu les obliger à recourir à la clémence du prince, j’estime le Parlement bien heureux d’avoir
une loy particulière là-dessus. Il seroit à souhaiter qu’une loy aussi sage fust générale par
tout le royaume ». [5] Correspondance administrative..., p. 388.
191 C’était un effet de la déclaration du 5 juillet 1722. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383,
dos. 4355.
192 Un cas de ce genre est analysé par Pascal Bastien, en l’occurrence celui d’un homme qui,
en 1778, sollicita des lettres de réhabilitation pour pouvoir demeurer à Paris, parce que
les officiers du Châtelet prétendaient, contre la lettre de la déclaration de 1722, que la
simple condamnation au carcan subie l’année précédente lui interdisait de demeurer dans
la capitale. L’analyse cite abondamment l’échange entre Joly de Fleury II et le garde des
sceaux Miromesnil à ce sujet (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 497, dos. 6275), mais, faute de
préciser que l’objet de la consultation du procureur général est une demande de lettres
de clémence, l’une des dimensions de l’affaire est occultée ([81] Bastien, L’Exécution
publique..., p. 161-163).
193 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 199, dos. 1898.
194 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 227, dos. 2291.
patentes du roi que certains appelaient des lettres de réhabilitation. Mais il
s’agissait précisément de lettres de réhabilitation sur contrat d’atermoiement, nom
qui venait de ce que les intéressés les sollicitaient après avoir signé et honoré
un contrat, par lequel leurs créanciers avaient accepté un rééchelonnement
de leurs dettes. Or ces lettres de réhabilitation d’un genre particulier, si elles
rétablissaient effectivement leurs bénéficiaires dans leur bonne renommée,
n’étaient pas pour autant des lettres de clémence 195. D’ailleurs, leur dispositif ne
comportait aucune de ces formules consacrées destinées à signaler l’intervention
du roi dans le cours de la justice déléguée – voulant préférer miséricorde à rigueur
de justice ; voulant préférer la miséricorde à la sévérité des lois, etc. – mais une
simple formule de faveur dénuée de toute signification judiciaire – voulant
favorablement traiter l’exposant 196.
Au terme de cette typologie des lettres de clémence, il ne reste qu’à offrir
une vue simplifiée de la procédure, avant de pouvoir entrer dans l’analyse des
64 pratiques de la grâce par les différentes catégories d’acteurs concernés.
3) APERÇU DE LA PROCÉDURE
195 Sur cette question, qui intéresse davantage l’histoire économique que l’histoire judiciaire,
on pourra se reporter à un échange de 1783, entre Joly de Fleury II et le garde des sceaux
Miromesnil, à propos de la banque Gaillard, Malibran et Cie, en mal de réputation auprès
du public au lendemain de son rétablissement financier. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 540,
dos. 7030.
196 [26] Un formulaire de chancellerie..., p. 118-119.
197 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article VIII. Cette procédure fut d’ailleurs
précisée dans le règlement du Conseil dressé sous la direction du chancelier d’Aguesseau
et publié sous le règne de Louis XVI. [55] Antoine, Le Conseil du Roi..., p. XXIII et 322-323.
La procédure à l’initiative des juges de dernier ressort
198 Cette suspension de jugement était totale, dans la mesure où elle portait non seulement
sur les peines afflictives encourues par le criminel, mais aussi sur les réparations exigées
par la partie civile, si du moins il y en avait une. En effet, le jugement sur les réparations
civiles était automatiquement renvoyé à l’enterinement des lettres.
199 AN, X2A 1079-1152, passim.
d’écrire arrêté avant faire droit qu’il se pourvoira pour avoir des lettres, voire,
de façon plus laconique encore, arrêté qu’il se pourvoira. La forme de grâce
attendue restait néanmoins claire pour les habitués du Parlement : s’il n’était
pas fait mention d’une décision sur la sentence de première instance, il n’y
avait pas d’arrêt et la grâce était forcément d’avant jugement irrévocable ; dans
le cas contraire, il y avait arrêt et la grâce ne pouvait être que d’après jugement
irrévocable 200. Le registre faisait donc foi pour la nature de l’arrêté adopté,
comme il faisait foi pour un verdict ordinaire 201. En revanche, il était muet
quant à la peine que devrait subir le condamné en cas de commutation : il
semble que la règle était de laisser cette décision à l’appréciation du roi, même
si quelques très rares affaires montrent que les juges pouvaient, le cas échéant,
faire connaître leur préférence 202.
L’arrêté était une décision des juges, mais n’avait pas le caractère d’une décision
de justice, ce qui se voyait principalement au fait qu’il ne trouvait aucune
66 traduction juridique dans un acte de parlement : dans le cas des lettres d’avant
jugement irrévocable, les juges se contentaient de suspendre leur verdict, sans
rendre, comme on aurait pu l’imaginer, un jugement interlocutoire fondé sur
l’arrêté adopté ; dans le cas des lettres d’après jugement irrévocable, ils rendaient
un arrêt de condamnation ordinaire, qui ne faisait aucune mention de l’arrêté
adopté 203. En définitive, l’arrêté était une décision sinon secrète – le criminel,
au moins, devait en être informé pour pouvoir solliciter sa grâce auprès du
roi –, du moins informelle : comme tel, il était destiné à rester enfoui dans les
registres criminels de la cour, sans jamais revêtir le caractère public d’un verdict
de parlement.
200 Un arrêté adopté par la Tournelle en 1746 en faveur de deux meurtriers offre l’occasion d’une
explication de texte parfaitement claire. En effet, un doute ayant surgi à la Chancellerie sur
la question de savoir si les magistrats avaient souhaité une rémission ou une commutation,
un proche de Joly de Fleury II se rendit au greffe pour consulter le registre et il rendit compte
de sa visite en ces termes : « le commis du greffe me répondit qu’il n’y avait point d’arrêt de
rendu, qu’il n’y avait qu’un arrêté sur le registre, qu’il me montra, et si j’ai bonne mémoire,
j’y lus ces mots arrêté qu’avant faire droit lesd[its accusés] se pourvoiront. Le commis
m’ajouta que, quand MM. [de la Tournelle] ne rendent point d’arrêt et qu’ils arrêtent que les
accusés se pourvoiront, MM. ne l’entendent jamais autrement que pour obtenir des lettres
de rémission. Ces mots avant faire droit, dans l’arrêté, m’ont confirmé qu’il n’y avait point
de condamnation et que, par conséquent, MM. n’avaient point entendu arrêté de lettres de
commutation ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 234, dos. 2389, f° 321 r.-v.
201 Ainsi que l’a montré la note précédente, le parquet ne manquait de s’y reporter lorsqu’il
avait un doute. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 382, dos. 4329.
202 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 280, dos. 2893 ; vol. 343, dos. 3696 ; vol. 426, dos. 4994.
203 Pour ne citer qu’un exemple parmi des dizaines, voir l’arrêt de condamnation des nommés
Jacques Villain et Urbain Vollet en date du 28 septembre 1781 (AN, X2A 885), qui ne fait
aucune mention de l’arrêté adopté en leur faveur à l’occasion de ce jugement (AN,
X2A 1145).
À en juger d’après des instructions rédigées en 1750 par le chancelier
d’Aguesseau et adressées selon toute vraisemblance à un conseil souverain, cette
procédure de l’arrêté en faveur de la grâce – adopté avant ou après avoir fait droit
sur le procès selon le type de lettres souhaité – était celle que devaient suivre les
juridictions jugeant en dernier ressort, et à tout le moins les cours souveraines 204.
Si, dans l’état actuel de l’historiographie, il est impossible de dire l’usage que les
tribunaux de province purent faire de cette procédure au cours du xviiie siècle,
du moins peut-on attester qu’au parlement de Paris, les juges y recoururent de
façon courante. Entre 1717, année d’entrée en fonction de Joly de Fleury I, et
1787, année du décès en charge de Joly de Fleury II – deux dates qui serviront
régulièrement de bornes à cette étude –, la cour souveraine adopta au total 293
arrêtés 205, soit, en moyenne, 4 par an. Cette moyenne cache toutefois de fortes
évolutions, tant d’une année à l’autre – on connut des années sans arrêté et des
années dépassant la dizaine –, que d’une période à l’autre – la pratique de l’arrêté
fut spécialement courante de la fin des années 1730 à la fin des années 1760, 67
puis à nouveau au cours des années 1780 206. Il faut se garder de chercher trop
204 Lorsqu’un criminel paraît susceptible d’indulgence, « tout ce que les juges peuvent faire
[...] est de suspendre leur jugement, et d’arrêter que l’accusé se retirera devers le roi pour
demander grâce ou de charger M. le procureur général de m’informer de la qualité du fait
[...] ; il leur est aussi permis, après avoir commencé par rendre un arrêt de condamnation
suivant la rigueur des lois, d’en différer [l’exécution] et de m’en donner avis, afin que je
puisse, si le roi le juge à propos, faire expédier des lettres ». [1] Œuvres de M. le Chancelier
d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CXCI, p. 288.
205 AN, X2A 1079-1152, passim.
206 On trouvera un tableau montrant la ventilation chronologique des arrêtés écrits du
Parlement au préambule du livre I.
207 Pour s’en tenir à un exemple, voici le cas de ce voleur jugé en 1761 par la Tournelle : le
registre des procès criminels porte clairement le contenu de l’arrêt de condamnation sans
faire aucune mention d’un arrêté (AN, X2A 1124, 9 janvier 1761), et pourtant le dossier
du procureur général contient une lettre en provenance du Sceau qui rend compte de
l’intervention du président d’Ormesson en faveur de la grâce de ce condamné (BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 358, dos. 3939).
la formule employée par Joly de Fleury II pour résumer le contenu d’un
dossier de grâce constitué en 1767 à propos d’un voleur condamné à mort
par la Tournelle : « invitation verbale faite par la chambre à M. le Président de
demander des lettres de commutation » 208. L’arrêté verbal était directement
porté à la connaissance de la monarchie, soit dans le cadre des séances de
travail que le chancelier ou le garde des sceaux avait avec tel ou tel président
du Parlement, soit par le truchement du parquet. Ces démarches secrètes ne
laissaient par définition aucune trace dans les archives du Parlement et leur
existence n’est plus guère attestée aujourd’hui que par les papiers de travail
personnels des procureurs généraux.
Il existait donc un double niveau d’intervention 209, dont il est d’ailleurs
difficile, faute de sources, d’éclairer les motifs avec certitude : pourquoi, en
effet, un arrêté verbal plutôt qu’un arrêté écrit ? D’après quelques dossiers, il
apparaît que, confrontés à certains crimes, les juges avaient le désir de faciliter
68 la grâce du condamné sans aller pour autant jusqu’à se prononcer formellement
en ce sens 210. L’invitation verbale pouvait donc être une manière de traduire le
vœu unanime d’une chambre favorable à la clémence, mais réticente devant
un arrêté en bonne et due forme. Toutefois, quelques autres dossiers montrent
que, face à certains accusés, les juges s’étaient divisés, lors des délibérations, sur
la conduite à tenir. Il y a tout lieu de penser, en effet, que la décision d’adopter
un arrêté écrit résultait d’un vote, sur le modèle de ce qui se pratiquait pour
208 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 424, dos. 4952, f° 160 v.
209 Un magnifique exemple de ce double niveau d’intervention est fourni par cet extrait d’une
lettre de 1754 adressée à Joly de Fleury II par le garde des sceaux Machault, à propos de
deux condamnés pour lesquels le Parlement était intervenu de manière différente : « M. le
Président de Rosambo m’a remis la note d’un arrêté fait par la chambre des vacations, pour
demander des lettres de rémission pour le nommé Jacques Mazedier, condamné à mort
pour homicide [...]. Il m’a aussi parlé en faveur du nommé Petitjean, condamné à mort [...]
pour vol domestique, et à qui il désirerait que le Roi voulut bien accorder des lettres de
commutation de la peine de mort en une peine moins rigoureuse ». BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 306, dos. 3319, f° 351 r.
210 C’est ce que montre par exemple une affaire de vol de tronc dans une église, jugée en
1767 : condamné aux galères pour 9 ans en première instance, le coupable fut condamné à
mort en appel au Parlement, mais le président de la Tournelle intervint auprès du parquet
en faveur de lettres de commutation, ce dont Joly de Fleury II rendit compte en ces termes
au vice-chancelier Maupeou : « si MM. de la Chambre de la Tournelle n’ont pas fait un arrêté
en faveur de cet accusé, attendu la rigueur de la loi, cependant on a paru souhaiter que
j’eusse l’honneur de vous informer que la Chambre avait été vivement touchée de son sort,
parce qu’elle avait cru reconnaître, par l’examen de son procès, que l’accusé n’avait pas été
excité à commettre le vol dont il s’agit par un penchant naturel au crime et qu’il semblait
au contraire y avoir été entraîné par des circonstances qu’il avait d’abord combattues,
et auxquelles il n’avait cédé qu’à cause de la situation malheureuse dans laquelle il se
trouvait ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 431, dos. 5110, f° 247 r.-v.
déterminer le verdict 211. Or tout suggère que, dans ces affaires, la chambre,
faute de trouver la majorité qualifiée pour un arrêté écrit, s’était rabattue sur
l’intervention de moindre niveau 212. Dans ce genre de situation, le choix d’un
arrêté verbal pouvait donc être le signe qu’il y avait des juges favorables à un
arrêté écrit, mais qu’ils avaient été mis en minorité. Enfin, on ne peut exclure
que certains présidents aient, dans quelques occasions, profité de l’existence de
ces mandats informels donnés par les juges pour agir à titre purement personnel
dans des affaires qui leur tenaient à cœur 213.
Il faut bien reconnaître que la monarchie et même le parquet ne distinguaient
pas toujours avec soin ces deux niveaux d’intervention : dans leur correspondance,
les ministres et les procureurs généraux écrivaient souvent que les juges avaient
arrêté que tel ou tel criminel se pourvoirait par devers le roi, sans prendre la
peine de préciser si l’arrêté était verbal ou écrit 214. Sans doute la nuance avait-
elle surtout du prix pour les magistrats eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, pour
l’historien, cette pratique de l’arrêté verbal présente le fâcheux inconvénient 69
de rendre incertaine la connaissance que l’on peut avoir de la pratique des
211 Sur la procédure de vote à la Tournelle lors des délibérations criminelles et l’influence de
cette procédure sur les verdicts, voir [78] Andrews, Law, Magistracy and Crime..., p. 473-
479 et 505-514.
212 C’est ce que révèle par exemple cette explication – très rare par sa nature et sa précision
– sur l’attitude des juges face à un meurtrier condamné à mort en 1768, explication
rapportée par Joly de Fleury II au vice-chancelier Maupeou : « MM. les présidents de la
Tournelle m’ont chargé, [d’avoir l’honneur] de vous marquer que, lorsque cette affaire avait
été jugée, on ne s’était peut-être pas trouvé absolument d’accord pour arrêter que l’accusé
se pourvoirait de lettres de commutation, mais que l’on était cependant convenu que l’on
emploierait des offices particuliers pour en obtenir en faveur de cet accusé. Aussi ils se
flattent, Monseigneur, que vous voudrez bien accorder dans cette occasion des lettres de
commutation de peine ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 446, dos. 5378, f° 221 r.-v.
213 Ainsi, le président de Rosambo intervint en 1783 en faveur d’un meurtrier que la Tournelle
avait condamné sans adopter d’arrêté (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 52-61), mais,
étrangement, il n’avait pas siégé dans cette chambre lors du procès (AN, X2A 1147, 25 août
1783).
214 Un exemple particulièrement significatif est fourni par cette lettre du chancelier d’Aguesseau
à Joly de Fleury I en date du 3 mars 1740, dans laquelle il abordait une série d’affaires « sur
lesquelles MM. de la Tournelle ont arrêté que les accusés se pourvoiraient par devers le
roi pour obtenir des lettres de rémission ou de commutation de peine » (BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 202, dos. 1903, f° 30 r.). Or, vérification faite dans les registres criminels (AN,
X2A 1103 et 1104), sur les 8 individus concernés, 5 avaient fait l’objet d’un arrêté écrit, ce qui
signifie que les 3 autres avaient fait l’objet d’un arrêté verbal.
et Joly de Fleury II 215, soit près de sept fois moins que des arrêtés écrits. Par
ailleurs, cette forme d’intervention serait apparue plus tardivement que l’autre,
puisqu’on n’en trouve pas de trace avant 1734. Mais quelle fiabilité accorder
à ces informations, alors même que le parquet n’avait pas nécessairement à
connaître des interventions directes des présidents du Parlement auprès du
ministre ?
Enfin, il existait encore une dernière forme d’intervention des parlementaires
parisiens en faveur de la grâce, forme qui valait exclusivement pour les
criminels qu’ils venaient de condamner et qui ne pouvaient donc plus espérer
que des lettres d’après jugement irrévocable. Parce que, selon les termes
mêmes de l’ordonnance criminelle, l’arrêt de condamnation ne pouvait avoir
d’exécution s’il n’avait été signé par le rapporteur du procès et le président de la
chambre 216, il suffisait que l’un ou l’autre différât sa signature pour suspendre
le cours de la justice : par ce geste, les juges offraient au condamné un répit
70 qui était explicitement présenté comme un délai pour solliciter des lettres.
Une telle faveur avait elle-même ses gradations, puisque le délai décidé par
la chambre pouvait aller de quelques jours à quelques mois 217. La suspension
de signature était donc une manière indirecte, presque passive, de favoriser
la grâce. Mais, comme on peut l’imaginer, un tel geste dépassait forcément la
simple facilitation technique, puisqu’il trahissait l’inclination des juges à la
clémence. Et même si cette inclination n’avait pas été assez forte pour justifier
un arrêté écrit ou verbal, elle était néanmoins un élément favorable, qui ne
215 Ce chiffre s’obtient en dressant l’inventaire de tous les criminels qui sont désignés dans le
fonds Joly de Fleury comme bénéficiaires d’un arrêté, mais dont l’arrêté ne figure pas dans
les registres criminels du Parlement : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1297 ; vol. 156,
dos. 1443 ; vol. 181, dos. 1724 ; vol. 186, dos. 1774 et 1796 ; vol. 199, dos. 1890 ; vol. 213,
dos. 2087 ; vol. 220, dos. 2164 ; vol. 222, dos. 2207 ; vol. 238, dos. 2430 ; vol. 252, dos.
2522 ; vol. 263, dos. 2640 ; vol. 273, dos. 2777, 2792, 2794 et 2803 ; vol. 280, dos. 2893 ;
vol. 287, dos. 2999 ; vol. 300, dos. 3212 ; vol. 306, dos. 3310 et 3317 ; vol. 313, dos. 3414 ;
vol. 318, dos. 3475 ; vol. 320, dos. 3501 ; vol. 333, dos. 3576 ; vol. 358, dos. 3938 et 3939 ;
vol. 366, dos. 4148 ; vol. 387, dos. 4417 ; vol. 419, dos. 4831 ; vol. 1989, f° 75-103 ; vol. 1990,
f° 64-68 ; vol. 1992, f° 62-73, 257-261 et 262-265 ; vol. 1993, f° 52-61 et 84-88 ; vol. 1994,
f° 100-109 ; vol. 1995, f° 47-61.
216 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XXV, article XIV.
217 La suspension de quelques jours était la plus usuelle – pour ne citer que le cas le plus
fameux, il est établi que Lally-Tollendal bénéficia d’un répit fixé à trois jours ([159] Perrod,
L’Affaire Lally-Tolendal..., p. 190) – et il était rare qu’elle montât à plusieurs mois – le plus
long délai rencontré, accordé en 1758, s’élevait à trois mois (BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 356, dos. 3912). Il est intéressant de constater que, malgré la preuve manifeste que
le chevalier de La Barre bénéficia d’une suspension de signature de six jours de la part de
ses juges, son meilleur historien mit ouvertement en doute la réalité d’une telle pratique,
faute de comprendre son usage et son utilité ([158] Chassaigne, Le Procès du chevalier de
La Barre, p. 175).
manquait pas d’être porté à la connaissance de la monarchie 218 et donc d’être
pris en compte lors de sa décision.
L’analyse de ces mécanismes judiciaires cachés, quasi occultes, démontre que
le parlement de Paris, organe par excellence de la justice déléguée, disposait
de moyens savamment gradués pour faire bénéficier les accusés de lettres de
clémence, symbole éclatant de la justice retenue : en couchant un arrêté dans
leur registre, les magistrats pouvaient recommander un accusé ou un condamné
à la grâce du roi ; en choisissant d’adopter un simple arrêté verbal, ils pouvaient
lui signaler un condamné digne de clémence ; enfin, en suspendant la signature
de l’arrêt, ils pouvaient offrir à un condamné le temps nécessaire aux démarches
de grâce sans s’engager eux-mêmes plus avant. Cet éventail de procédures
finement hiérarchisées représente ce que l’économie de la grâce avait de plus
subtil et de plus opaque : un instrument juridique raffiné à l’usage exclusif des
magistrats de dernier ressort, peut-être même des magistrats de dernier ressort
de la seule capitale. On a parfois écrit que, par sa capacité à rendre un verdict 71
moins rigoureux que celui prévu par les lois, le parlement de Paris était un
218 À titre d’exemple, lorsqu’en 1739, le chancelier d’Aguesseau consulta Joly de Fleury I sur
la grâce de deux bergers condamnés à mort pour en avoir tué un troisième, il lui écrivit,
dans le corps de la lettre, « j’ai lieu de croire que cette grâce est désirée par MM. de la
Tournelle », avant de préciser en apostille, « on m’assure que la signature de l’arrêt qui
confirme la condamnation de mort prononcée contre ces accusés a été suspendue dans
cette attente ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 186, dos. 1774, f° 28 r.
219 [136] Soman, « Anatomy of an Infanticide Trial... », p. 264.
qui était la libération en masse de prisonniers en signe de réjouissance ; l’autre
juridique, qui était l’expédition de lettres de clémence personnelles en faveur
de ces mêmes prisonniers. Or, pour des raisons d’ordre matériel, ces deux
actions ne pouvaient être simultanées : parce qu’il revenait à chaque gracié de
faire rédiger ses lettres par un secrétaire du roi, puis de les faire expédier en
Grande Chancellerie, la monarchie ne pouvait se permettre d’attendre que tous
eussent accompli ces formalités, sans quoi elle n’aurait jamais pu organiser la
cérémonie de libération dans un délai raisonnable. La meilleure preuve en est
qu’après leur élargissement, bien des graciés mettaient du temps à mener la
procédure à son terme. Certes, en principe, ils n’avaient que trois mois pour
faire expédier leurs lettres, mais, dans les faits, beaucoup ne s’acquittaient pas de
cette formalité dans le délai requis. À tel point que la monarchie devait accorder
des prorogations – elle accorda à deux reprises un délai supplémentaire de trois
mois pour les grâces du sacre de Louis XV en 1722 220 – ou fermer les yeux
72 sur les lettres de clémence présentées en Grande Chancellerie avec retard – le
fait est clairement attesté dans le cas des grâces du mariage de Louis XV en
1725 221. Et, même dans ces conditions, il restait toujours une fraction des
graciés qui disparaissaient dans la nature sans se préoccuper de faire expédier
leurs lettres.
Si l’on veut entrer dans le détail de cette procédure en quatre phases, le plus
simple est de suivre le déroulement des opérations à l’occasion d’un événement
précis, par exemple la naissance du Dauphin 222, premier fils de Louis XV,
survenue le 4 septembre 1729 223.
La première phase, celle de la concentration dans les prisons, fut lancée par
une déclaration du 6 septembre 1729, que le gouvernement avait préparée
fébrilement dans les semaines précédentes, dans l’espoir de la naissance d’un
enfant mâle. La déclaration confiait au grand aumônier de France 224, qui, en
vertu d’une vieille tradition monarchique, était responsable de la délivrance
des prisonniers lors des grands événements 225, le soin de dresser une liste de
ceux qui seraient susceptibles de grâce, afin de la soumettre au roi. Et, pour
l’assister dans la visite des prisons, l’examen des informations, l’audition des
220 Ce fut l’objet des déclarations du 10 janvier 1723 et du 15 mai 1723. [22] Recueil des édits
et déclarations..., t. III, p. 357-358 et 366-367.
221 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 53, dos. 540.
222 Dans tout le passage qui suit, nous utilisons abondamment BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 81,
dos. 825. Pour une comparaison avec ce qui se passa à la naissance du Dauphin, premier
fils de Louis XVI, né en 1781, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 549, dos. 7200.
223 [56] Antoine, Louis XV..., p. 460.
224 Armand Gaston Maximilien de Rohan, grand aumônier de France depuis 1713. [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 281.
225 [66] Mousnier, Les Institutions de la France..., t. II, p. 115-116.
détenus, huit commissaires étaient nommés, tous issus du corps des maîtres
des requêtes 226. La déclaration annonçait par ailleurs que le grand aumônier et
les commissaires visiteraient les prisons de Paris et Versailles, pour y rencontrer
ceux qui y étaient détenus ou ceux qui s’y livreraient. En théorie, le choix de se
constituer prisonnier volontairement pouvait concerner, ou bien des contumax
en quête de lettres d’avant jugement irrévocable, ou bien des condamnés en
quête de lettres d’après jugement irrévocable, à condition toutefois qu’ils fussent
libres de leurs mouvements, à l’exemple des bannis. Mais, contrairement à ce qui
s’était pratiqué dans le passé, en particulier au sacre de Louis XV en 1722, on fit
rapidement savoir qu’on n’accorderait cette fois que des lettres d’avant jugement
irrévocable. L’afflux de prisonniers volontaires se limita donc, pour l’essentiel,
à des meurtriers en fuite depuis leur crime, ce qui suffisait déjà amplement à
encombrer les prisons 227.
La deuxième phase, celle de l’examen des demandes, fut lancée par
l’instruction remise aux commissaires par le grand aumônier de France vers 73
le 28 septembre 1729. Elle cernait avec précision le périmètre de la grâce
226 Les commissaires, dans leur ordre de nomination, correspondant à leur rang d’ancienneté,
étaient les suivants : Louis Antoine Rouillé, maître des requêtes depuis 1718 ; Antoine
Louis François Lefèvre de Caumartin de Boissy, maître des requêtes depuis 1721 ; Charles
Étienne Le Peletier de Beaupré, maître des requêtes depuis 1722 ; Jean Le Nain, maître
des requêtes depuis 1726 ; Bertrand René Pallu, maître des requêtes depuis 1726 ;
Jean Baptiste Paulin d’Aguesseau de Fresnes, fils du chancelier et maître des requêtes
depuis 1727 ; Daniel Charles Trudaine, maître des requêtes depuis 1727 ; Jacques Bernard
Chauvelin de Beauséjour, parent du garde des sceaux et maître des requêtes depuis 1728.
[43] Antoine, Le Gouvernement..., respectivement, p. 283, 210-213, 221-222, 220, 259, 37,
305 et 107-108.
227 Parfois, les prisons ne purent accueillir tous les prisonniers volontaires. Il fallut donc en
laisser en liberté, après les avoir enregistrés et leur avoir délivré un sauf-conduit, destiné
à les mettre à l’abri d’une arrestation. Pour un cas de genre, survenu à l’occasion de la
naissance du Dauphin en 1781, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1994, f° 6-29.
228 Cette liste complète a été donnée ci-dessus au paragraphe 2.
229 Sur ces discussions antérieures à la naissance du prince, entre Joly de Fleury I, le chancelier
d’Aguesseau et le cardinal de Fleury, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 80, dos. 810.
d’un greffier ; qu’ils dresseraient enfin la liste des prisonniers graciables, dans
un rôle récapitulatif. Ainsi, dans les semaines qui suivirent, les commissaires,
parfois accompagnés du grand aumônier lui-même, écumèrent les prisons de
Paris, puis de Versailles. Ils travaillèrent avec l’appui des juridictions locales, qui
aidèrent notamment les prisonniers à rédiger leur placet au roi, mais aussi sous
le contrôle du chancelier d’Aguesseau, qui se pencha sur la plupart des dossiers
et consulta les procureurs de diverses juridictions 230. Ils ne retinrent, comme
prévu, que des criminels susceptibles de rémission ou de pardon, à l’exception
d’une infime poignée d’individus dignes de commutation – de toute évidence
des détenus qui avaient eu la chance insigne d’être dans l’attente de l’exécution
de leur arrêt de condamnation, au moment précis où l’on recueillit les placets.
La troisième phase, celle de la libération des prisonniers, prit la forme juridique
inédite de deux déclarations royales successives, l’une pour les prisonniers de Paris,
datée du 22 octobre 1729, l’autre pour les prisonniers de Versailles, datée du
74 4 décembre 1729. Dans chacune, le roi exposait s’être fait rendre compte, par
le grand aumônier et les commissaires, des prisonniers graciables, dont la liste
nominative était attachée sous la déclaration. En vertu de ce compte rendu, il
ordonnait leur libération, à charge pour eux de faire expédier leurs lettres de
clémence dans un délai de trois mois, sous peine de perdre le bénéfice de la grâce
et de redevenir passibles de poursuites, d’emprisonnement et de condamnation.
Les déclarations furent enregistrées au Parlement et débouchèrent sur la libération
solennelle des graciés. Il faut préciser que ceux qui s’étaient livrés volontairement,
mais avaient été déboutés, furent eux aussi élargis, avec dans leur poche un sauf-
conduit de trois mois, destiné à leur permettre de retourner d’où ils venaient
sans craindre d’être arrêtés. Il était en effet de règle que les grâces que le roi se
proposait d’accorder à l’occasion des réjouissances dynastiques ne devaient en
aucune manière se transformer en piège pour ceux qui se livraient de leur plein
gré et n’étaient pas jugés dignes d’indulgence. Joly de Fleury I avait bien tenté de
s’y opposer, à l’occasion du sacre de 1722, en mobilisant des arguments relevant
du droit criminel et de la sûreté publique 231, mais il avait dû capituler devant la
détermination du Régent, et il n’était plus revenu sur le sujet par la suite.
230 On peut noter que la pratique de doubler le travail de la commission par des consultations
ciblées est également attestée à l’occasion de la naissance du Dauphin en 1781, puisque le
garde des sceaux Miromesnil interrogea le procureur général du parlement de Rouen sur
des criminels de son ressort. [60] Chaline, Godart de Belbeuf..., p. 198-199.
231 De ce long argumentaire, on ne retiendra que ce raisonnement, qui portait sur la logique
de la grâce : « c’est un principe établi par nos ordonnances, qu’un criminel ne peut jamais
espérer de grâce qu’il ne soit actuellement dans les prisons, et que sa détention doit être
pour lui, ou le remède assuré pour se soustraire à la rigueur de la loi s’il le mérite, ou la
voie la plus sûre pour le soumettre à la peine de la loi s’il est indigne de la grâce. C’est au
coupable à sonder son cœur et à examiner son crime, à réfléchir s’il est digne de la faveur
La quatrième phase, celle de l’expédition des lettres, put commencer dès la
mise en liberté des graciés. Ceux-ci s’étaient vu restituer leur placet, au bas
duquel avait été attaché un extrait du rôle des prisonniers élargis par le roi, sur
lequel figurait leur nom. Muni de ce précieux sésame, il leur restait à trouver
un secrétaire du roi, ou à recourir à celui que la monarchie avait pressenti pour
cette besogne 232, afin de lui faire rédiger leurs lettres de clémence, et de lui
confier le soin de les faire expédier en Grande Chancellerie. L’opération était
quasi gratuite, parce que tout indique que l’on accorda une exonération des
droits d’expédition 233, comme on le faisait parfois à l’occasion d’un grand
événement dynastique 234. Il restait néanmoins à suivre l’affaire jusqu’à son
terme, en particulier à fournir au secrétaire du roi les informations nécessaires.
Comme toujours en pareille circonstance, quelques graciés négligèrent ces
ultimes mais indispensables formalités. Ainsi, au mois d’août 1730, soit
environ dix mois après la libération des détenus parisiens et neuf mois après
celle des prisonniers versaillais, 27 graciés n’étaient toujours pas en règle : 75
20 n’avaient pas même donné les indications nécessaires à la rédaction de leurs
239 Sur cet épisode, voir [31] Mémoires du duc de Luynes..., t. IV, p. 30, et surtout Tableaux de
Paris et de la Cour de France, 1739-1742. Lettres inédites de Carl Gustaf, comte de Tessin,
éd. Gunnar von Proschwitz, Göteborg-Paris, Acta Universitatis Gothoburgensis-J. Touzot,
1983, lettre 58, p. 260. En 1746, le marquis de Tavannes rééditera sa demande d’abolition
dans des formes ordinaires, comme en atteste un échange entre d’Aguesseau et Joly de
Fleury I au sujet de son crime : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 234, dos. 2396.
240 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 368, dos. 4171.
241 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 364, dos. 4092.
242 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 256.
243 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1993, f° 230-243.
244 Un dossier conserve le souvenir de la démarche d’une épouse de condamné auprès
d’un de ces écrivains, car ce dernier, vieux et sourd, comprit et exposa mal la situation
du suppliant dans le placet, ce qui donna lieu à un quiproquo au moment d’accorder les
lettres de clémence. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 297, dos. 3156.
de la procédure criminelle ? Ceux qui souhaitaient obtenir des lettres d’avant
jugement irrévocable, alors qu’ils étaient détenus, devaient impérativement
demander grâce avant d’être jugés en dernier ressort, tandis que ceux qui
poursuivaient la même grâce en étant contumax pouvaient repousser presque
indéfiniment le dépôt de leur placet. On vit ainsi des meurtriers solliciter
leur rémission une décennie après les faits, voire davantage 245. Au fond, dans
leur cas, la seule limite juridique était la prescription elle-même, qui rendait
en principe inutile la clémence du roi, soit au bout de trente ans s’ils avaient
été exécutés en effigie – ce qui était la règle pour tout contumax condamné à
mort 246 –, soit au bout de vingt ans s’ils ne l’avaient pas été 247. Ainsi, en 1766,
on vit le parquet du parlement de Paris s’interroger sur la nécessité d’accorder
des lettres de rémission à un vieux suppliant qui sollicitait sa grâce pour le
meurtre de sa femme, alors que ce meurtre avait eu lieu en 1735 et la pendaison
en effigie en 1736 248. Quant aux criminels qui souhaitaient obtenir des lettres
78 d’après jugement irrévocable, leur situation n’était pas moins contrastée : ceux
qui étaient à la veille d’une exécution, qu’elle fût capitale ou non, devaient
absolument présenter leur placet avant l’instant fatal, dans l’espoir d’obtenir des
lettres de décharge ou une commutation de peine ; ceux qui purgeaient une peine
de bannissement, de galères ou d’enfermement à temps pouvaient solliciter des
lettres de rappel jusqu’à l’expiration de leur peine ; enfin, ceux qui avaient été
condamnés à subir ces mêmes peines à perpétuité, ou qui avaient simplement
été notés d’infamie par une condamnation pénale, avaient littéralement la vie
devant eux pour obtenir des lettres de rappel ou de réhabilitation.
Il y a plus important, toutefois, que la forme du placet et le moment de la
demande. Un fait absolument capital dans l’économie de la grâce est que le
suppliant n’était pas toujours à l’origine de sa propre supplique, voire de sa
propre demande. Il faut bien mesurer en effet que le candidat à la grâce était
souvent loin de pouvoir conduire la procédure. Sauf dans le cas où il sollicitait
des lettres de réhabilitation, il n’était presque jamais libre de ses mouvements.
Si son affaire n’avait pas encore été jugée de manière irrévocable, il était ou
prisonnier ou contumax, ce qui rendait tout déplacement ou impossible ou
périlleux. Si, au contraire, son affaire avait été jugée de manière irrévocable, il
était soit prisonnier de la justice, soit détenu aux galères ou dans une maison
de force, à moins bien sûr qu’il ne fût seulement banni. Mais, même dans
cette dernière hypothèse, sa situation n’était pas loin d’équivaloir à une forme
245 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404 ; vol. 279, dos. 2866 ; AN, X2A 1094,
28 février 1730.
246 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVII, article XVI.
247 [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. I, p. 580-583.
248 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 413, dos. 4749.
d’immobilisation, car le bannissement avait eu pour effet, en règle générale,
de lui interdire tout séjour à Paris. Il en résulte que le soin de dresser ou de
faire dresser le placet revenait souvent à ses proches. D’ailleurs, dans un grand
nombre de cas, la supplique n’était pas rédigée au nom du suppliant, mais au
nom de ses proches, avec des tournures telles que la famille de... représente très
humblement que... ou vous supplie très humblement de... Et rien n’attestait que
le suppliant adhérait personnellement à la demande qui était déposée pour lui,
car le placet n’était pas signé de sa main, contrairement à ce que l’on pratiquait
semble-t-il à l’occasion des grâces événementielles 249. Par voie de conséquence,
il était possible de solliciter la clémence du roi sans le concours du criminel
lui-même. Un incident rarissime, survenu en 1752, en apporte une magnifique
illustration : au moment d’expédier les lettres de commutation d’un homme
condamné à Paris au carcan, à la marque et aux galères, on fut arrêté par le fait
que son placet expliquait qu’il avait déjà subi le carcan, alors que le Châtelet
assurait qu’il ne l’avait pas encore subi ; on finit par aller trouver l’intéressé dans 79
les prisons, qui confirma que la juridiction avait raison et qui se justifia sur
249 Ainsi, lors de la naissance du Dauphin en 1729, Joly de Fleury I prit soin de faire signer par
les prisonniers de la Conciergerie le placet remis en leur nom aux commissaires.
250 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 297, dos. 3156, f° 129 v.
251 Rappelons qu’en 1664, Louis XIV avait, de sa seule initiative, commué le bannissement
perpétuel prononcé contre son ancien ministre en une détention à vie. Cet alourdissement
de peine, motivé par la raison d’État, eut son équivalent au xviiie siècle, là encore dans le
domaine financier : lorsqu’en 1772, le caissier général de la ferme des postes fut condamné
au bannissement perpétuel pour des prévarications portant sur des millions de livres,
Louis XV commua son bannissement en détention à vie. [30] Hardy, Mes Loisirs..., t. II,
p. 490 et 495-497.
Law, en particulier un maître des requêtes nommé Talhouët 252, qui fut reconnu
coupable malgré ses protestations d’innocence ; avant la signature de l’arrêt de
condamnation à mort, le procureur du roi fit connaître la teneur du jugement au
gouvernement, qui décida de commuer la peine de Talhouët en un bannissement
perpétuel ; au jour du verdict, on annonça donc à l’accusé sa condamnation à
mort, puis sa grâce ; aussitôt, Talhouët éleva des protestations véhémentes contre
la commutation, déclarant « qu’on en accordaient qu’à ceux qui la demandaient et
qu’étant innocent, il n’en avait point demandé » 253 ; malgré la logique apparente
de ce discours, la peine fut commuée, preuve que Louis XV pouvait rééditer
le geste de Louis XIV envers Fouquet et accorder des lettres de clémence, non
seulement sans la moindre sollicitation, mais contre la volonté de l’intéressé.
Pour en revenir à la procédure ordinaire, il importe de souligner que, dans le
cas des demandes de lettres d’avant jugement irrévocable, le placet était souvent
accompagné d’un projet de lettres, qui consistait en une rédaction complète de
80 l’acte, à l’exception toutefois des dates, qui étaient laissées en blanc 254. Parce
que, dans le cas précis de cette famille de lettres, l’exposé des faits par la voix de
l’impétrant était crucial, il était logique de fournir une proposition de texte, qui
donnait déjà au plaidoyer du suppliant la forme juridique attendue 255. Ainsi,
placet et projet s’épaulaient, en répétant ou en renforçant les arguments destinés
à démontrer le caractère graciable du crime. Naturellement, la rédaction d’un
projet demandait une compétence bien plus grande que celle d’un placet,
puisqu’il fallait savoir dresser l’acte juridique espéré, qui obéissait à des règles
précises de formulation. Cette compétence était détenue par les secrétaires du
roi, pour la bonne et simple raison que ces officiers étaient habilités à rédiger,
puis à présenter à l’audience du Sceau, les lettres de clémence destinées à
l’expédition. C’est donc à eux qu’avaient recours les suppliants ou leurs proches
qui souhaitaient faire dresser un projet. Pousser la porte d’un secrétaire du roi
avant même la grâce accordée représentait évidemment un surcoût, puisqu’il est
très vraisemblable qu’un officier de cette nature exigeait une rémunération, y
compris et peut-être même surtout si les lettres étaient refusées par la monarchie.
En effet, dans cette hypothèse défavorable, le secrétaire du roi ne toucherait
jamais les honoraires qui lui revenaient de droit lorsqu’il faisait expédier des
252 François Joachim Lapierre de Talhouët, maître des requêtes depuis 1719. [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 199.
253 [32] Marais, Journal de Paris..., t. II, p. 692.
254 Parmi de nombreux exemples, BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 365 ; vol. 139, dos. 1275 ;
vol. 179, dos. 1680 ; vol. 209, dos. 2051 ; vol. 277, dos. 2850 ; vol. 293, dos. 3095 ; vol. 354,
dos. 3850.
255 Il arrivait que des suppliants sollicitant des lettres d’après jugement irrévocable fournissent
un projet de lettres, mais c’était très rare. Pour des exemples de ce genre, voir BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 18, dos. 131 ; vol. 179, dos. 1670.
lettres en Grande Chancellerie. Quoi qu’il en soit, pour ceux qui en avaient les
moyens, les services d’un tel officier étaient précieux, car, au-delà de la rédaction
d’un projet de lettres, voire du placet lui-même, ils procuraient l’assurance du
suivi de l’affaire par un homme qui maîtrisait parfaitement les rouages de la
procédure, et qui, souvent, était connu des bureaux où serait traitée la demande
de grâce 256. D’ailleurs, certains documents allaient jusqu’à désigner le secrétaire
du roi qui travaillait pour le suppliant, soit sous la forme d’une simple mention –
« M. Roux 257, Sre du roi » lit-on au pied d’un placet en forme de mémoire rédigé
en 1764 en faveur d’un maréchal-ferrant poursuivi pour meurtre 258 –, soit sous
la forme d’une explication détaillée – « l’original de cet arrêt est entre les mains
de M. Drouet 259, secrétaire du roi » lit-on sur une copie de jugement fournie en
1736 pour le compte d’un clerc de basoche coupable de violences 260.
Si le souverain était le destinataire théorique de la demande de la grâce,
c’est presque toujours l’un de ses ministres qui en était le destinataire effectif.
Certes, au nom du principe de proximité entre le prince et ses sujets, il était 81
possible de remettre un placet au roi en mains propres, à l’occasion de ses
256 Une excellente illustration est fournie par le cas de cette femme, qui, demandant en 1733
des lettres de rappel d’enfermement, avait confié son affaire à Sainson, dont il a déjà été
dit qu’il s’agissait du secrétaire du roi qui, à la demande de la monarchie, avait expédié une
bonne partie des lettres de clémence accordées à l’occasion de la naissance du Dauphin en
1729. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1223.
257 Jacques Roux, secrétaire du roi de 1753 à 1790. [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires du roi...,
t. II, p. 1196.
258 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4584, f° 22 r.
259 Barthélemy Robert Drouet, secrétaire du roi de 1735 à 1738. [48] Favre-Lejeune,
LesSecrétaires du roi..., t. I, p. 493-494.
260 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 157, dos. 1457, f° 400 v.
261 [55] Antoine, Le Conseil du Roi..., p. 286.
262 Mathieu Da Vinha, Les Valets de chambre de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004, p. 39.
263 Mémoire sur la Cour de Versailles, cité par Arnaud de Maurepas, Florent Brayard, Les Français
vus par eux-mêmes. Le xviiie siècle. Anthologie des mémorialistes du xviiie siècle, Paris,
Robert Laffont, 1996, p. 775.
sur cet usage qui lui parut assez bizarre, tout indique que le fauteuil vide,
d’une part, le secrétaire d’État debout, d’autre part, manifestaient la présence
symbolique, à défaut d’être physique, du monarque 264. Quoi qu’il en soit,
dans le domaine précis de la grâce judiciaire, la remise du placet au roi – qu’il
fût effectivement présent ou seulement réputé présent – était exceptionnelle.
Certes, l’imaginaire du roi justicier continuait sans doute de pousser vers la
Cour des sujets anonymes en mal de grâce, à l’image de cette Parisienne, qui, en
1737, fit trois fois le voyage de Fontainebleau à pied, afin de pouvoir remettre
à Louis XV un placet en faveur de sa fille condamnée pour vol 265. Cependant,
la procédure ordinaire consistait à adresser le placet, ainsi que les éventuelles
pièces l’accompagnant, à un ministre du roi. Préciser le titre de ce ministre
revient à dire lequel ou lesquels des départements ministériels traitaient les
demandes de grâce.
Comme souvent lorsqu’on touche aux institutions de l’Ancien Régime, il faut
82 se résoudre à faire une réponse complexe à une question simple. En guise de
préalable, il convient de faire un sort particulier à la criminalité au détriment
de la Ferme Générale afin de ne plus y revenir par la suite 266. Les fraudeurs et
contrebandiers, à commencer par ceux qui faisaient trafic de sel et de tabac,
étaient presque toujours justiciables de juridictions extraordinaires. Il s’agissait,
depuis longtemps, des élections en première instance, et des cours des aides
en appel ; ce furent souvent aussi, surtout à partir de 1728, les intendants,
particulièrement dans un large croissant nord-est du royaume, avec pouvoir
de juger en premier et dernier ressort ; à quoi s’ajoutèrent progressivement, à
partir de 1733, une série de commissions spéciales, qui montèrent jusqu’à cinq
à la fin de l’Ancien Régime, couvrant une grosse moitié du royaume et jugeant
souverainement à l’instar des intendants. Ces diverses juridictions prononçaient
chaque année de très nombreuses condamnations à des peines afflictives, en
particulier la mort ou les galères. Certes, beaucoup de contrevenants étaient
condamnés à une simple amende, mais, du fait de montants assez élevés, ils
étaient fréquemment dans l’incapacité de s’en acquitter, ce qui conduisait
bientôt à un second jugement qui les envoyait aux galères. Par conséquent, tout
au long des règnes de Louis XV et de Louis XVI, d’appréciables contingents
de fraudeurs et de contrebandiers cherchèrent à obtenir des lettres de décharge
264 On sait bien qu’au Conseil des Parties, le fauteuil vide placé au bout du bureau de travail
signifiait que le roi était réputé présent. [55] Antoine, Le Conseil du Roi..., p. 140-141.
265 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1636. Pour un autre cas de ce genre, voir BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 1990, f° 3-16.
266 Dans tout le passage qui suit, nous recourons abondamment à Emmanuel Hepp,
« La contrebande du tabac au xviiie siècle », dans [86] Bourquin, Hepp, Aspects de la
contrebande..., p. 69-73.
ou de commutation. Pour des raisons évidentes, qui tiennent au fait que les
poursuites avaient toujours été engagées par l’adjudicataire de la Ferme Générale
et que cette institution para-étatique était étroitement liée au Contrôle général
des finances, c’est ce ministère qui gérait les demandes de grâce relatives à
cette forme particulière de criminalité 267, sauf exception née de circonstances
exceptionnelles 268.
Si l’on en revient maintenant à la criminalité qui était justiciable des
juridictions ordinaires – justices seigneuriales, prévôtés royales, justices
prévôtales et présidiales, bailliages et sénéchaussées, parlements –, c’est-à-
dire à la criminalité qui est au cœur de cette étude, les choses deviennent
plus compliquées, notamment parce que les pratiques monarchiques
évoluèrent au fil du temps. Sous le règne personnel de Louis XIV et dans les
premières années du règne de Louis XV, la grâce judiciaire paraît avoir été
une compétence partagée. D’une part, il semble que tout ministre jouissait
d’un relatif pouvoir d’intervention dans ce domaine, puisqu’il pouvait faire 83
rédiger des lettres de clémence par ses propres bureaux 269, puis les faire porter
276 Nous reviendrons en détail sur les difficultés nées de cette confusion au livre III, chapitre VIII,
paragraphe 1.
277 Sur les circonstances de cet épisode institutionnel singulier, voir [56] Antoine, Louis XV...,
p. 721-724.
278 Saint-Florentin, qui était alors détenteur de cette charge, l’annonça en ces termes à Joly
de Fleury II, dans une lettre datée du 13 mai 1757 : « le Roi ayant jugé à propos, Monsieur,
de retenir les sceaux, m’a chargé de prendre, pendant qu’ils seraient entre ses mains, les
éclaircissements nécessaires pour mettre Sa Majesté en état de décider les différentes
grâces qui pourraient lui être demandées » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 334, dos. 3593,
f° 201 r.). Le secrétaire d’État expédia des lettres analogues à tous ses correspondants
concernés, à un titre ou à un autre, par la procédure de grâce, comme en témoigne,
par exemple, celle adressée à l’intendant d’Auvergne La Michodière ([39] [Inventaire des
archives du Puy-de-Dôme…], t. V, liasse C 7247, p. 481).
279 On en trouve une preuve indirecte dans l’étude qui a été consacrée à Breteuil, l’un des
secrétaires d’État de la Maison du Roi du règne de Louis XVI : en effet, les chapitres qui
traitent de la participation de ce ministre à l’exercice de la justice retenue ne font jamais
mention des lettres de clémence. René-Marie Rampelberg, Aux origines du Ministère de
l’Intérieur. Le Ministre de la Maison du Roi, 1783-1788, Baron de Breteuil, Paris, Économica,
1975, partie III, titre I.
sous le titre de secrétaire du Sceau 280. En effet, outre qu’il dirigeait les bureaux
chargés des demandes de grâces, ce commis assistait le garde des sceaux lors de
l’audience du Sceau. Cette charge de secrétaire du Sceau fut illustrée et comme
incarnée par un nommé Langloys, qui l’assuma avec autant d’efficacité que de
probité durant près de vingt-cinq ans 281. Des sources indirectes montrent en
effet qu’il entra en charge en 1737, vraisemblablement à la suite de la restitution
des sceaux au chancelier d’Aguesseau, et qu’il prit sa retraite en 1761, à
l’occasion de la nomination de Berryer 282. Son rôle fut spécialement important
dans les dernières années de sa carrière, celles où Louis XV fut son propre
garde des sceaux : au cours de cette période, la correspondance ministérielle
relative à la grâce revint certes au secrétaire d’État de la Maison du Roi, mais
Langloys, maintenu à la tête de ses fonctions et de ses bureaux 283, conserva au
Sceau la direction des opérations administratives, qui ne migrèrent pas vers
le secrétariat d’État de la Maison du Roi comme on aurait pu s’y attendre.
86 Ce choix administratif démontre d’ailleurs indirectement que, dans l’esprit
de la monarchie, ce département ministériel n’avait pas vocation à prendre le
contrôle de la grâce. Il aide aussi comprendre pourquoi le transfert de ce champ
de compétence en sens inverse, lors du retour d’un garde des sceaux en 1761,
s’effectua sans la moindre difficulté sur le plan administratif : ni les service
compétents, ni les dossiers traités n’eurent à subir le moindre déplacement.
L’attribution exclusive de la procédure de grâce au détenteur des sceaux ne
fut pas la seule évolution majeure des deux premières décennies du règne de
Louis XV. Un autre changement d’une portée tout aussi considérable eut lieu
287 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 156, f° 231 r.-v.
288 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 223, dos. 2212, f° 3 r.-v.
d’accusation ne m’a pas paru susceptible de grâce » 289. Par ailleurs, il est des
affaires où il est prouvé, par des sources indirectes, que le ministre rejeta bel et
bien la grâce sans consulter personne 290.
Lorsque le ministre décidait au contraire de solliciter un avis sur la demande
du suppliant, à qui s’adressait-il ? Pour répondre à cette question, il faut faire
une distinction entre les lettres d’avant et d’après jugement irrévocable.
Dans le cas des lettres d’avant jugement irrévocable, la monarchie avait
jadis prévu que la consultation se déroulerait lors de l’audience du Sceau
elle-même : selon un règlement édicté par Louis XIV en 1672, dans une
occasion où il tint les sceaux en personne, le secrétaire du roi qui présentait
des lettres de rémission ou de pardon en faisait la lecture et le rapport, puis
les maîtres des requêtes et conseillers d’État présents à l’audience délibéraient
sur la grâce, ce qui ouvrait la voie à une décision du détenteur des sceaux 291.
Sans doute cette pratique survivait-elle encore au début du règne de Louis XV,
puisque, dans les années 1720, on vit à plusieurs reprises le garde des sceaux 89
d’Armenonville demander une consultation sur des lettres lues ou sur le point
289 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 318, dos. 3472, f° 255 r.
290 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2042.
291 [14] [Guyot], Traité des droits..., t. IV, p. 109.
292 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 24, dos. 229 ; vol. 33, dos. 336 ; vol. 35, dos. 349 ; vol. 37,
dos. 376.
293 [21] Procès-verbaux des séances..., p. X.
294 Il est intéressant de constater par exemple qu’en 1731, un père ayant fait présenter des
lettres de rémission et des lettres de pardon pour ses deux fils en affirmant, à tort ou
à raison, que le garde des sceaux Chauvelin lui avait dit que le roi les avait accordées,
ce même garde des sceaux refusa de les sceller sans avoir avoir consulté au préalable le
procureur général. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1040.
c’est-à-dire en mesure d’accéder aux pièces produites par l’instruction et
d’apprécier les faits établis par celle-ci, quoiqu’un jugement irrévocable n’eût
pas encore été rendu.
La logique était évidemment de consulter le ministère public de la juridiction
où se trouvaient les sacs de procédure. Si l’affaire avait déjà été jugée en première
instance et qu’elle était sur le point d’être jugée en appel dans un parlement, les
choses étaient simples : il suffisait de demander un avis au procureur général de
cette juridiction. Et c’est ainsi que les Joly de Fleury furent consultés sur une
foule de lettres de rémission ou de pardon demandées par des accusés appelés
à comparaître devant le parlement de Paris, après avoir essuyé un premier
jugement quelque part dans l’immense ressort de la cour souveraine 295. Si
l’affaire avait vocation à être jugée quelque part en première instance, mais
ne l’avait pas encore été, le ministre pouvait, en vertu de la même logique,
consulter le procureur de la juridiction où s’instruisait l’affaire : il procédait ainsi
90 dans le cas du Châtelet de Paris 296, et parfois aussi dans le cas des principales
juridictions de province, tels que les bailliages et les sénéchaussées 297.
Pour autant, il n’écrivait pas systématiquement aux procureurs du roi des
justices royales, et jamais semble-t-il aux procureurs fiscaux des justices
seigneuriales. Soit méfiance du Sceau à l’égard des parquets de province, soit
difficulté des bureaux à maîtriser la géographie judiciaire du royaume, toujours
est-il que le ministre consultait plutôt des magistrats d’un niveau supérieur,
qui, sans avoir les procédures sous la main, avaient du moins autorité pour se
les faire communiquer. Il pouvait s’agir, bien entendu, du procureur général
du parlement compétent : ainsi les Joly de Fleury furent-ils parfois amenés à
se prononcer sur la demande d’accusés en quête de rémission ou de pardon,
qui n’avaient pas encore été jugés en première instance dans la juridiction
royale ou seigneuriale qui instruisait leur affaire 298. Mais l’usage était plutôt de
consulter l’intendant de la province ou de la généralité qui abritait ladite justice.
Rappelons en effet que ce commissaire, volontiers assimilé à un administrateur,
était juridiquement un magistrat, capable d’entrer dans toutes les juridictions
295 Signalons, par souci de précision, qu’ils pouvaient aussi être sollicités pour rendre leur avis
avant tout jugement dans le cas – très particulier et très rare – des accusés immédiatement
justiciables du Parlement, puisqu’alors, la procédure était nécessairement au greffe de la
cour souveraine.
296 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1587 ; vol. 273, dos. 2791 ; vol. 341,
dos. 3669 ; vol. 1991, f° 51-58.
297 Christelle Nouali donne ainsi l’exemple d’une consultation sur lettres de rémission adressée
par le garde des sceaux Machault au procureur du roi au bailliage du Havre. [124] Nouali,
La Criminalité en Normandie..., p. 100.
298 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1039 ; vol. 114, dos. 1064 ; vol. 139,
dos. 1275.
de son ressort, et même de présider aux audiences civiles et criminelles des
présidiaux, bailliages et sénéchaussées 299. Même s’ils n’usaient quasi jamais de
ces prérogatives, les intendants étaient du moins parfaitement qualifiés pour
se faire remettre les procédures, les examiner et les rapporter, et c’est pourquoi
le ministre avait recours à eux 300, quitte à consulter le procureur général sur le
même dossier dès qu’un intendant n’avait pas répondu à temps 301, que l’accusé
venait d’être transféré au Parlement 302 ou que l’affaire paraissait délicate 303.
Le hasard fit d’ailleurs qu’un jour de 1755, Joly de Fleury II vit passer sous
yeux le dossier d’un meurtrier dont la demande de lettres de rémission avait
été examinée, quelque temps auparavant, par son frère cadet Jean François
Joly de Fleury, alors intendant de Bourgogne 304. De toute façon, un procureur
général de parlement, et spécialement le procureur général du parlement de
Paris, constituait une autorité juridique sans égale, que le ministre pouvait
toujours choisir de consulter dès qu’il l’estimait nécessaire, quel que fût l’état
d’avancement de l’instruction ou la localisation de la procédure, en particulier 91
lorsqu’une difficulté juridique surgissait 305.
306 [146] Foviaux, La Rémission des peines..., p. 84-85 ; [111] Joannic-Seta, Le Bagne de Brest...,
p. 310.
307 Une affaire de 1766 en apporte la preuve a contrario. Un maréchal de camp ayant sollicité
le rappel d’un galérien condamné jadis au parlement de Paris, il fut renvoyé à Joly de
Fleury II par le secrétaire d’État de la Marine Praslin qui ne voulut rien faire sans l’accord
du procureur général, ce dont l’intercesseur s’étonna en rappelant qu’il « n’[était] point
d’usage que, sur de pareilles demandes, le ministre demande des éclaircissements aux
tribunaux par lesquels les forçats ont été condamnés ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383,
dos. 4353, f° 114 r.
308 La preuve que la pratique était la même pour les parlements de province apparaît parfois
incidemment dans les papiers des Joly de Fleury, par exemple dans une lettre du Sceau
de 1758, qui réadressa à Joly de Fleury II une demande de grâce qui avait été soumise par
erreur à Folleville, procureur général du parlement de Rouen, à la suite d’une confusion
sur le ressort dans lequel le crime avait été commis. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 353,
dos. 3822.
que le ministre consultait le procureur du roi de la juridiction concernée, mais
le fait paraît très vraisemblable 309.
Il faut en effet tenir compte du fait que la consultation de la monarchie
n’avait pas seulement pour vocation de recueillir l’opinion d’un magistrat
éclairé sur le caractère graciable du crime. C’était une motivation essentielle
dans la demande d’avis, mais ce n’était pas la seule. Il s’agissait aussi d’évaluer
si, dans l’hypothèse où le roi accordait des lettres de clémence au suppliant,
la juridiction compétente n’éprouverait pas de répugnance à les entériner,
voire n’y ferait pas obstacle. Il était en effet inutile d’exposer l’impétrant à
des déconvenues et le roi à des résistances. La perspective de l’entérinement
était donc sous-jacente dans la demande de consultation. On vit d’ailleurs
de rares cas où elle s’exprima explicitement. Ainsi, en 1737, le chancelier
d’Aguesseau, consultant Joly de Fleury I sur les lettres de rémission et de
pardon de deux commis aux aides auteurs d’un homicide, lui expliqua qu’il
voulait attendre son avis avant toute décision, quoique l’intendant de Paris 93
eût déjà été consulté sur cette affaire :
309 En tout état de cause, il ne consultait pas communément le procureur général du parlement
dont dépendait la juridiction qui avait prononcé la condamnation, puisqu’on ne trouve,
pour la totalité du xviiie siècle, que deux consultations d’un Joly de Fleury sur un cas
prévôtal, en 1722 et 1751. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 23, dos. 214 ; vol. 297, dos. 3156.
310 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1567, f° 244 r.-v.
311 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5330, f° 272 r.
312 Ainsi, Joly de Fleury II fut parfois consulté sur la grâce de criminels ayant commis leur
forfait dans le ressort du parlement de Bordeaux, mais c’est que l’affaire, pour des raisons
juridiques diverses, était arrivée devant le parlement de Paris. BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 441, dos. 5288 ; vol. 443, dos. 5325.
celui du parlement de Paris prenait soin de ne pas empiéter sur le champ de
compétence de ses confrères. Ainsi, en 1760, Joly de Fleury II fut consulté
sur une demande de rappel d’enfermement déposée par une prisonnière de
la Salpêtrière, qui se trouvait y être détenue en vertu d’une commutation de
peine entérinée au parlement de Bretagne : il répondit qu’il fallait consulter
le procureur général de cette cour, « attendu que les nouvelles lettres qui lui
seraient accordées ne pourraient être entérinées qu’au parlement de Rennes » 313.
De même, consulté en 1756 sur une demande de grâce déposée par une
détenue condamnée par le conseil supérieur de l’île Bourbon, il n’hésita pas à
recommander au ministre d’écrire au procureur général de ce tribunal situé dans
l’Océan Indien ! 314 Et ce qui valait pour des juridictions ordinaires valait aussi
pour des juridictions extraordinaires, puisqu’on vit Joly de Fleury II décliner,
en 1786, une consultation sur le cas d’un homme condamné par la Cour des
Monnaies 315.
94 L’avis du magistrat qui était adressé au ministre n’était ni publié, ni discuté au
cours de l’audience du Sceau : la décision de faire grâce était prise en dehors du
cénacle de maîtres des requêtes et de conseillers d’État qui assistaient au scellage
des actes de Grande Chancellerie. Au vu de la consultation, soit le ministre, soit
le roi, soit les deux ensemble, prenaient une décision définitive. À l’égard de la
grâce, les audiences du Sceau n’avaient donc pas ou plus de fonction délibérative,
malgré ce qu’avait prévu jadis, pour les lettres d’avant jugement irrévocable, le
règlement louis-quatorzien de 1672. La meilleure preuve en est que, lorsque
Louis XV tint les sceaux, de 1757 à 1761, il institua une commission composée
de commissaires du Sceau, qui se tenait en marge des audiences du Sceau et qui
faisait exactement les fonctions d’un garde des sceaux, en examinant au préalable
les avis rendus sur les demandes de grâce. La correspondance adressée à Joly de
Fleury II par les bureaux du Sceau montrent que Saint-Florentin, en tant que
secrétaire de la Maison du Roi 316, ou Langloys, en tant que secrétaire du Sceau 317,
rendaient compte de toutes les consultations devant les commissaires du Sceau,
qui délibéraient sur chaque avis et préparaient la décision. Par conséquent, lors de
l’audience présidée par Louis XV en personne, il n’était plus question d’examiner
les grâces, mais seulement de les expédier, ce qui explique d’ailleurs en partie
la facilité avec laquelle le monarque autorisa membres de la famille royale et
visiteurs de prestige à assister à telle ou telle séance 318. Cette publicité, qui a
313 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3855, f° 278 r.
314 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 351, dos. 3542.
315 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1996, f° 80-83.
316 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3683 ; vol. 354, dos. 3848.
317 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3640 ; vol. 362, dos. 4042.
318 [21] Procès-verbaux des séances..., passim.
frappé l’historiographie 319, s’explique par le fait qu’au xviiie siècle, l’audience du
Sceau ne ressemblait plus à une session du Conseil du Roi, pas même au conseil
des parties, que présidait aussi le détenteur des sceaux, du moins lorsqu’il était
chancelier, mais qui abritait de véritables délibérations judiciaires.
Le scellage était donc devenu une formalité sans incertitude pour le suppliant
et ses proches. L’octroi de la grâce leur avait été annoncée au terme du processus
de consultation – de même que le rejet de la grâce l’avait été à ceux qui avaient
été déboutés – et ils avaient été invités à faire présenter les lettres au Sceau dans
les meilleurs délais 320. Ceux qui avaient déjà eu recours à un secrétaire du roi,
lors du dépôt de la demande, n’avaient qu’à lui confier de dresser l’acte final ;
quant aux autres, il leur fallait entrer en rapport avec un tel officier et lui fournir
les informations nécessaires à la rédaction du document. Après avoir dressé
les lettres, le secrétaire du roi les faisait expédier à l’audience du Sceau la plus
prochaine. Il n’y avait pas de jour fixe pour les séances : la date de l’audience
était arrêtée librement par le détenteur des sceaux, en fonction d’impératifs 95
gouvernementaux ou de considérations personnelles. Toutefois, la fréquence
319 Ainsi, Georges Tessier estime que, dans la période où Louis XV tint les sceaux, les séances
de l’audience du Sceau « prirent souvent l’aspect de réunions de parade et de festivités
mondaines. » [75] Tessier, « L’audience du sceau », p. 68.
320 On se gardera évidemment de donner crédit à l’intuition de l’archiviste Robert Anchel, qui,
n’ayant jamais vu la grâce qu’à travers les sources relatives aux exécutions publiques,
pensait que la monarchie s’ingéniait à faire connaître sa décision au dernier moment,
c’est-à-dire au pied des échafauds, afin d’édifier la population ([77] Anchel, Crimes et
châtiments..., p. 160-162). Non seulement ces interventions spectaculaires n’avaient rien
de prémédité, mais elles étaient rarissimes : comme nous le verrons au livre I, chapitre I,
paragraphe 2, et au préambule du livre II, dès lors que la demande était déposée à temps,
la procédure entraînait la suspension de l’exécution, et la grâce avait tout le temps d’être
accordée puis scellée, loin de l’attention du public.
321 Ce constat général exclut les situations exceptionnelles, telle la suspension prolongée
des audiences en cas de vacance durable de la charge de garde des sceaux. Ainsi, en
1763, entre la mort de Berryer et la nomination de Feydeau de Brou, il se passa presque
six semaines ([51] Maurepas, Boulant, Les Ministres et les ministères..., p. 112-113), durant
lesquelles les actes de Grande chancellerie, en particulier les lettres de clémence, restèrent
en souffrance, faute de pouvoir être expédiés (28] Journal de Barbier..., t. VIII, p. 52-53).
322 [75] Tessier, « L’audience du Sceau », p. 67.
323 [14] [Guyot], Traité des droits..., t. IV, p. 396.
elles devaient être taxées lors de la séance dite du contrôle, au cours de laquelle
les droits d’expédition étaient calculés en fonction d’un tarif complexe. Cette
séance se tenait, hors de la présence du détenteur des sceaux, le lendemain de
l’audience du Sceau 324. Ensuite, les lettres devaient recevoir la signature du
roi et celle de l’un des secrétaires d’État 325, ce qui prenait quelques jours 326.
Ces formalités accomplies, elles pouvaient être retirées, contre paiement des
droits fixés lors du contrôle 327. L’impétrant devait alors les faire entériner par
la juridiction compétente, qui conservait la minute de l’acte dans ses archives,
mais en délivrait copie sur simple demande 328.
Le fait d’obtenir des lettres de clémence n’interdisait pas d’en solliciter de
nouvelles par la suite pour le même crime. Tout au plus la monarchie pouvait-
elle s’efforcer de garder la mémoire des criminels qu’elle ne voulait pas favoriser
deux fois, à l’image de Louis XIV, qui, commuant en 1713 la peine de mort
d’un condamné en celle des galères perpétuelles, ordonna qu’on se souvînt de
96 ne jamais lui accorder de lettres de rappel 329. Mais ces injonctions étaient rares
et, de toute manière, la monarchie n’avait pas une mémoire infaillible. Quoi
qu’il en soit, nombre de bannis, de galériens ou de détenus purgeant des peines
en vertu d’une commutation n’hésitaient pas à déposer une demande de grâce
pour en être rappelés. À plus forte raison, rien n’interdisait à ceux qui avaient
été déboutés par la monarchie de solliciter à nouveau des lettres un peu plus
tard, du moins tant qu’ils n’avaient pas subi de peine fatale. Il y eut d’ailleurs
quelques exemples de suppliants obstinés qui réitérèrent leur demande avec une
constance étonnante. Leur champion fut sans doute cet huissier du Châtelet,
condamné au blâme pour prévarications en 1723, qui sollicita des lettres de
réhabilitation à cinq reprises, en 1723, 1732, 1737, 1743 et 1750. Connu de
324 [75] Tessier, « L’audience du Sceau », p. 93 ; [70] Robin, La Compagnie des secrétaires du
roi..., p. 92.
325 Il a été dit, au paragraphe 2, que les lettres de clémence, puisqu’elles étaient des lettres
patentes, devaient être signées par un secrétaire d’État. La lecture des lettres de clémence
rencontrées au hasard des sources suggère que chacun des secrétaires d’État pouvait être
amené à signer, sans que l’on puisse affirmer que la distribution des lettres à l’un ou à
l’autre répondait à une logique déterminée. Toutefois, on peut avancer l’hypothèse qu’elle
se faisait en fonction des provinces qui étaient rattachées à chaque secrétariat d’État. En
effet, Émile Schwob a constaté que, dans le formulaire de chancellerie du secrétariat d’État
de la Maison du Roi qu’il a publié, tous les modèles renvoyaient à des lettres ayant bénéficié
à des personnes domiciliées dans les provinces dont Maurepas avait la responsabilité. [26]
Un formulaire de chancellerie..., p. 5.
326 On le constate au fait que les secrétaires du roi parlaient de retard de signature, dès que le
délai dépassait une dizaine de jours. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 229, dos. 2316, f° 167 ;
vol. 441, dos. 5294, f° 241.
327 [14] [Guyot], Traité des droits..., t. IV, p. 435.
328 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 143, dos. 1316.
329 [5] Correspondance administrative..., p. 954-955.
tous les ministres successifs, de Joly de Fleury I comme de Joly de Fleury II, il
ne lâcha jamais prise. En 1743, le chancelier d’Aguesseau concéda qu’il l’avait
entièrement oublié depuis la demande précédente, mais qu’il ne pouvait faire
autrement que de lui opposer un quatrième refus, avant d’ajouter, avec un
brin d’agacement : « j’espère que ce sera aussi le dernier », ce en quoi il se
trompait 330.
CONCLUSION
Au xviiie siècle, la grâce judiciaire accordée directement par le roi à des criminels
prenait la forme de lettres de Grande Chancellerie. Celles-ci étaient expédiées
selon trois modalités distinctes : de façon ponctuelle, sur la recommandation
des juges de dernier ressort, lorsque ceux-ci estimaient que l’accusé traduit
devant leur tribunal méritait de bénéficier de l’indulgence du roi ; en grand
nombre, à l’occasion des principales réjouissances dynastiques et sur la demande 97
des intéressés ; de manière régulière, tout au long de l’année, à la sollicitation
330 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 30, dos. 312 ; vol. 114, dos. 1055 ; vol. 168, dos. 1566 ; vol. 221,
dos. 2186.
d’arrêté, ou bien en intervenant officieusement auprès de la monarchie, ou bien
en suspendant la signature de l’arrêt pour laisser le temps au condamné de déposer
lui-même une demande. À l’occasion des grands événements dynastiques, une
procédure extraordinaire était mise en place sous la responsabilité du grand
aumônier et d’une commission de maîtres des requêtes. Enfin, dans le cadre
ordinaire de la justice retenue du roi, la procédure d’examen des demandes
relevait du secrétaire d’État de la Maison du Roi ou du ministre détenteur des
sceaux, celui-ci prenant définitivement le pas sur celui-là au début des années
1730. Au cours du siècle, le principe de la consultation préalable à la décision se
généralisa : le ministre soumettait la demande de grâce à l’avis d’une personne
qualifiée, prise en dehors des instances de gouvernement central – Conseil du
Roi ou audience du Sceau. Dans de très nombreux cas, en particulier dans
toutes les affaires jugées ou sur le point d’être jugées au parlement de Paris, c’est
le procureur général de cette cour souveraine qui était consulté. Au-delà des
98 variantes de procédure, un principe demeurait intangible : toutes les demandes
de grâce étaient examinées individuellement par la monarchie.
livre 1
Solliciter
Quoique je n’aie pas l’honneur d’être connue de vous, Monsieur, je prends cependant
la liberté de vous demander une grâce, qui est d’être favorable à un malheureux
garçon nommé Guimond, qui est un jeune homme de 21 ans que j’ai fait élever
de mon mieux et qui, au sortir du collège où je l’avais mis, s’est laissé corrompre, et
s’est marié, non seulement sans la permission de sa mère, mais il en a même supposé
une, ce qui lui a fait une affaire criminelle. Ayant été condamné au Châtelet aux
galères et à la fleur de lys, je ne prétends pas justifier sa conduite, mais je la crois
susceptible de grâce et de commutation de peine. C’est ce que je voudrais obtenir
de M. le garde des sceaux. Je vous aurais une singulière obligation dans l’avis que
vous donnerez à M. le garde des sceaux de lui représenter la chose d’une manière
favorable. Je sais que de vous dépend sa détermination. C’est un jeune homme qui
a de l’esprit et même quelques talents. Un bannissement à perpétuité si on veut
ou quelque peine qui ne fût pas diffamante, il y en a eu de bien plus coupables
que lui qui ont obtenu pareille chose. Il y a bien des personnes qui s’y intéressent.
Pardonnez-moi, Monsieur, mon importunité. J’aurais été vous demander cette
grâce, sans ma mauvaise santé, qui fait que je ne puis presque marcher. Je suis, avec
tous les sentiments que vous méritez, Monsieur, votre très humble et très obéissante
servante.
Lettre de la duchesse de Coigny à Joly de Fleury II,
d’Orly le 28 juin 1751.
préambule
1 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1064 ; vol. 214, dos. 2106.
Tableau 1. Les avis conservés rendus par Joly de Fleury I et Joly de Fleury II,
ventilés par période quinquennale (1717-1787) 2
2 La date prise en compte pour chaque avis est la date à laquelle le ministre a adressé sa
demande de consultation au parquet, et non la date à laquelle le procureur général a renvoyé
son avis : ce choix permet de gommer les différences de délai de traitement des demandes, non
seulement entre elles, mais au fil du temps. Cette question sera étudiée en détail au livre III,
chapitre IX, paragpahe 1.
3 Sur cette grande crise politico-religieuse, voir [56] Antoine, Louis XV, p. 652-665 ; [71] Rogister,
Louis XV and the Parlement..., chapitres 7 et 8.
première phase de croissance, qu’il faut donc considérer comme parfaitement
homogène, malgré les soubresauts de fin de période, succède, à partir des années
1760, une phase de chute, qui n’est enrayée que dans les années 1780, sans
permettre, loin s’en faut, un retour aux niveaux atteints au milieu du siècle.
En fait, seule la première phase a une véritable signification historique : elle
rend compte, de manière fidèle, de l’augmentation importante du nombre des
avis demandés aux procureurs généraux au cours du règne de Louis XV. Cette
augmentation est susceptible de plusieurs explications, dont la première, ou du
moins la mieux établie, est liée à un changement dans la pratique de consultation
de la monarchie. En effet, à partir de 1739, le chancelier d’Aguesseau se mit à
consulter le procureur général sur les demandes de grâce consécutives aux arrêtés
écrits du Parlement, ce qui n’était pas l’usage jusqu’alors. De toute évidence, cette
innovation fut provoquée par l’augmentation brutale du nombre des arrêtés
écrits à cette époque : alors que, depuis le début du règne de Louis XV, on n’en
comptait jamais plus de 4 par an et souvent moins 4, en 1737, il y en eut 7, et en 103
1738, 12 5. Cette flambée d’indulgence dut suffisamment inquiéter d’Aguesseau
Tableau 2. Place des arrêtés écrits du Parlement dans les avis conservés rendus
par Joly de Fleury I et Joly de Fleury II (1717-1787)
Avis sur des demandes Avis sur des arrêtés Arrêtés écrits
spontanées des suppliants écrits du Parlement adoptés par le Parlement
1717-1721 44 0 5
104 1722-1726 49 0 11
1727-1731 71 0 14
1732-1736 128 0 12
1737-1741 142 19 41
1742-1746 125 30 38
1747-1751 192 17 23
1752-1756 151 15 20
1757-1761 169 28 32
1762-1766 79 24 24
1767-1771 59 15 19
1772-1776 4 1 9
1777-1781 37 0 12
1782-1787 99 13 33
Total 1349 162 293
8 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2800 ; vol. 441, dos. 5291.
au détriment des décisions – en particulier défavorables – prises au seul vu de la
demande. La seconde explication serait une mutation de l’usage de la grâce dans
la société du xviiie siècle : la sollicitation de lettres de clémence serait devenue
une démarche de plus en plus courante dans le système judiciaire français. En
fait, les deux explications ne s’excluent pas l’une l’autre : bien au contraire, tout
suggère qu’elles sont toutes les deux valables. Comme cette étude le montrera, et
la systématisation de la consultation préalable et une relative banalisation de la
grâce se produisirent au cours de la période 9, de sorte que les deux phénomènes
débouchèrent sur une augmentation sensible des demandes soumises pour avis
au procureur général.
En revanche, pour spectaculaire qu’il soit, l’effondrement du nombre des avis
à partir des années 1760 n’a pas de réelle signification historique, car il résulte
manifestement de lacunes documentaires. D’abord, la destruction de l’ancien
Parlement et la démission consécutive de Joly de Fleury II en 1771 ont peut-
être eu des effets perturbateurs sur la conservation et le classement des papiers 105
accumulées dans les années 1760 : certes, Joly de Fleury II retrouva son poste à la
9 Le premier phénomène sera étudié en détail au livre III, chapitre VIII, paragraphe 1 ; quant
au second, il va être mis en évidence dans les pages qui suivent.
10 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1898 à 1995.
11 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 497, dos. 6275.
considère les avis de l’année 1786, qui, pour des raisons inexpliquées, ont été
beaucoup mieux conservés que les autres de cette période : malgré des lacunes
évidentes, il en reste encore 43, niveau comparable à celui de la fin des années
1740-1750.
Plus encore que les fluctuations du nombre des avis, l’étude statistique des
consultations du parquet permet de mettre en évidence l’évolution qui s’est
produite dans la nature des grâces demandées, en répartissant les 1 511 avis
selon les catégories de lettres sollicitées. Cette répartition, quoique très simple
dans son principe, se heurte à deux difficultés pratiques, dès l’instant où l’on
cherche à la mettre en œuvre. La première, dont il a déjà été question 12, tient
à l’imprécision du vocabulaire employé pour qualifier les grâces : l’utilisation
imprécise et interchangeable des diverses dénominations, en particulier des
mots de rappel, de décharge et de commutation, rend difficile le classement des
demandes. Le seul moyen de surmonter le problème est de ne pas tenir compte
106 de l’intitulé des lettres que les suppliants demandaient ou que la monarchie
accordait, mais de désigner ces lettres en fonction de définitions intangibles. En
conséquence, on s’est tenu aux règles suivantes : le rappel interrompt une peine
en cours d’exécution, tandis que la décharge ou la commutation modifie, en
l’allégeant ou en la convertissant, la condamnation qui vient d’être prononcée.
Certes, dans le cas du rappel de ban, il est souvent impossible de savoir si
le condamné avait déjà commencé à purger son ban – auquel cas il s’agissait
d’une véritable demande de rappel – ou s’il s’était attardé durant des semaines,
voire des mois dans la capitale pour solliciter une grâce – auquel cas il s’agissait
au sens strict d’une demande de décharge. Faute de pouvoir trancher, on a
considéré que le ban commençait dès la condamnation prononcée, et que la
demande portait par conséquent sur un rappel. La deuxième difficulté vient
de ce que certaines demandes, faute d’une information juridique suffisante,
étaient imprécises ou inadaptées. Imprécises, en ceci que des placets se
contentaient de solliciter des lettres sans dire lesquelles ; inadaptées, en ce que
d’autres formulaient des demandes impossibles à satisfaire d’un point de vue
juridique. On vit par exemple des suppliants solliciter des lettres de rémission
pour des vols ou des violences 13. Dans la logique du choix précédent, on a
classé ces demandes, non en fonction de ce qu’elles disaient être, mais de ce
qu’elles devaient être. En d’autres termes, celles-ci ont été recouvertes de la
dénomination qui leur convenait du point de vue de la procédure. Il est clair
que la manière de surmonter ces deux difficultés débouche sur un effacement
15 Il est intéressant de constater que, sur 7 consultations relatives à des demandes de galères,
3 furent demandées sous Louis XVI et portèrent sur des suppliants condamnés entre 1772
et 1775 devant des juridictions nées de la réforme Maupeou – Parlement reconfiguré ou
conseil supérieur –, ce qui incite à se demander si le garde des sceaux Miromesnil n’avait
pas consulté le procureur général pour vérifier le bien-fondé des arrêts rendus par des
juridictions suspectes. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1989, f° 116-129 ; vol. 1996, f° 94-102 et
103-123.
rémission : non seulement de nombreuses autres lettres existaient en droit, mais
elles pesaient d’un poids bien plus lourd dans les faits. Il faut cependant se garder
de tirer des conclusions définitives de cet échantillon, même constitué de mille
cinq cents avis puisés dans les archives de la cour souveraine la plus importante.
Trois objections peuvent en effet être avancées. Premièrement, les consultations
des procureurs généraux offrent par définition une ventilation des demandes et
non des grâces, ce qui signifie que, dans l’hypothèse d’une sévérité différenciée
de la monarchie à l’égard des différents types de lettres, le rapport entre les uns
et les autres, à l’heure de l’expédition, pouvait se trouver substantiellement
modifié. Deuxièmement, les demandes de grâce soumises aux Joly de Fleury
n’étaient pas la totalité des demandes formulées par les justiciables du parlement
de Paris : outre que le ministre rejetait de lui-même certains placets, il consultait
souvent d’autres administrateurs que le procureur général, en particulier dans
les cas de la rémission, du pardon ou du rappel de galères 16. Troisièmement, la
ventilation des demandes soumises aux Joly de Fleury ne peut que refléter, avec 109
plus ou moins de fidélité, la situation qui prévalait dans le ressort du parlement
16 Ainsi qu’il a été dit lors de la présentation de la procédure, les intendants ou le procureur
du roi au Châtelet étaient souvent consultés sur des demandes de rémission ou de pardon,
le commissaire des chiourmes sur des demandes de rappel de galères. Voir chapitre
préliminaire, paragraphe 3.
17 On pourra contester cet emboîtement d’hypothèses, en faisant valoir que l’analyse des
consultations adressées au procureur général peut conduire à sous-estimer la part des
lettres d’avant jugement irrévocable, puisque le détenteur des sceaux consultait souvent
conjecture en raisonnant sur la totalité des lettres de clémence expédiées dans le
royaume, Grande et petites chancelleries confondues. D’ailleurs, les rares indices
disponibles dans ce domaine sont trop incertains et trop contradictoires pour
ne pas inciter à la plus extrême prudence. Qu’on en juge d’après la ventilation
des lettres de clémence entérinées par le parlements de Flandres, d’une part, le
parlement de Navarre et Béarn, d’autre part : à Douai, la cour souveraine entérina
172 lettres entre 1720 et 1790, 90 portant rémission ou pardon, 82 portant
décharge, commutation, rappel ou réhabilitation 18, soit un rapport d’environ
52 % – 48 % entre lettres d’avant et d’après jugement irrévocable ; à Pau, la cour
souveraine entérina 22 lettres entre 1752 et 1784 : 21 portant rémission, 1 portant
commutation 19, soit un rapport d’environ 95 % – 5 % entre lettres d’avant et
d’après jugement irrévocable. Sans même savoir la proportion de lettres de Grande
et de petites chancelleries dans chacun de ces deux échantillons, force est d’admettre
que le rapprochement suggère de spectaculaires disparités à l’intérieur du royaume !
110 Mieux vaut donc revenir aux avis des procureurs généraux du parlement de Paris,
qui, malgré leurs biais, sont encore suceptibles de fournir de riches enseignements,
à commencer par une répartition des demandes par type de forfait.
Une telle ventilation suppose d’arrêter une typologie des crimes, typologie
forcément arbitraire, mais conçue du moins pour faciliter la manifestation des
spécificités propres à la grâce judiciaire. À cette fin, il sera fait usage d’une
classification en dix catégories de crimes, désignées et définies comme suit :
1 – l’homicide : cette catégorie exclut toutefois l’infanticide, rangé dans la
8e catégorie.
2 – les violences : cette catégorie englobe toutes les voies de fait n’ayant
pas entraîné la mort, à l’exception des violences sexuelles, rangées dans la
7e catégorie ; elle inclut notamment toutes les formes de rébellion à l’autorité
ou à la justice.
3 – le vol : cette catégorie comprend toutes les formes de vol, ainsi que le recel ;
elle s’étend par ailleurs à l’extorsion de fonds, dès lors que celle-ci est obtenue
par de simples menaces – verbales ou écrites –, mais non par des violences.
les intendants sur des demandes de rémission. Mais on pourrait aussi faire le raisonnement
inverse en soulignant que le procureur général n’était jamais consulté sur les nombreuses
grâces faites aux contrebandiers, qui étaient toujours des décharges ou des commutations,
c’est-à-dire des lettres d’après jugement irrévocable. Voir chapitre préliminaire,
paragraphe 3.
18 Dans son étude consacrée à l’activité judiciaire du parlement de Flandres, Pierre Dautricourt
fournit le chiffre global de 171 lettres de clémence entérinées, parmi lesquelles aucune
lettres de réhabilitation, mais, un plus loin, il signale que cette cour souveraine eut une
seule fois l’occasion d’entériner des lettres de réhabilitation : c’est pourquoi nous portons
son total à 172. [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression..., p. 375 et 381.
19 [145] Desplat, « La grâce royale... », p. 84.
4 – la fausseté ou l’escroquerie : la fausseté englobe toutes les formes de
falsifications, du faux en écriture à la fausse monnaie, en passant par le faux
témoignage, la subornation de témoin ou l’usurpation d’identité ; elle exclut
toutefois les faux commis dans l’exercice d’une fonction publique, qui sont
rangés dans la 5e catégorie 20 ; l’escroquerie est définie dans un sens très large,
allant de la filouterie à l’usure, en passant par la banqueroute frauduleuse ; la
réunion des deux familles de crimes dans une même catégorie s’explique par le
fait que l’escroquerie repose souvent sur une ou plusieurs faussetés.
5 – la prévarication : cette catégorie embrasse tous les forfaits commis dans
l’exercice d’une fonction publique 21, en particulier la négligence criminelle,
l’abus d’autorité, le faux en écriture, la corruption ou la concussion.
6 – l’infraction aux règles de séjour : cette catégorie désigne bien entendu
l’infraction de ban, mais aussi la violation de l’interdiction de retour à Paris pour
certaines catégories de repris de justice.
7 – l’atteinte aux mœurs : cette catégorie comprend les crimes sexuels – viol, 111
prostitution, maquerellage, débauche cléricale 22 –, mais aussi les infractions aux
20 Pour une analyse des demandes de grâce sous l’angle exclusif du faux, toutes formes
confondues, voir notre article : [143] Abad, « Le faux, un crime impardonnable ?... »
21 La formule fonction publique est à entendre au sens large que lui donnait la monarchie
elle-même, par exemple dans le fameux édit de mars 1680 sur la répression du faux dans
l’exercice d’une fonction publique, qui visait « toutes personnes faisant fonction publique
par office, commission ou subdélégation, leurs clercs ou commis ». [7] Denisart, Collection
de décisions..., article « Faussaires, Faux », t. II, p. 105-109, précisément p. 106.
22 Signalons que notre corpus ne comprend aucune demande de grâce pour crime de sodomie,
ce qui ne doit pas surprendre, puisqu’au xviiie siècle, les tribunaux ne poursuivaient plus
cette pratique sexuelle que dans des cas exceptionnels et rarissimes, la répression de la
sodomie étant alors devenue une matière policière – dans le cadre du maintien de l’ordre –
et extra-judiciaire – par le biais de l’enfermement. [130] Rey, « Police et sodomie... »
23 Concernant les difficultés juridiques posées par la définition de ce crime, voir [76] Allexandre-
Lefevre, L’infanticide... p. 11-16.
Avant de livrer le résultat de ce classement criminel, il reste à préciser que,
dans les cas très rares où les suppliants s’étaient rendu coupables de plusieurs
crimes de nature différente, le plus grave a systématiquement été retenu. Après
cet exposé de méthode, il est temps d’observer la ventilation obtenue :
Tableau 4. La nature des crimes soumis à Joly de Fleury I et Joly de Fleury II
d’après les avis conservés (1717-1787)
24 Ainsi, à la fin de l’époque médiévale, les taux de rémission sur homicide, selon que l’on
considère la Grande Chancellerie de France ou les chancelleries ducales – Bourgogne et
Lorraine –, se situaient grossièrement dans une fourchette de 60 à 90 % ([148] Gauvard, « De
grace especial »..., t. I, p. 241-246). Dans le cas précis de l’Artois, où les lettres émanèrent de
plusieurs chancelleries selon les époques et les souverainetés, le taux d’homicide atteignit
même 97 %, sur une longue période allant de la fin de l’époque médiévale au milieu de
l’époque moderne ([152] Muchembled, La Violence au village..., p. 19).
été commis avec violence. Au xviiie siècle, dans le ressort du parlement de Paris au
moins, il était naturel de solliciter sa grâce pour des forfaits moins graves, y compris
si la peine prononcée par les juges de dernier ressort n’était pas la mort. La cause de
cette évolution réside naturellement dans la place importante prise par le vol, qui
apparaît désormais comme l’autre grand crime en mal de grâce. D’ailleurs, en lui
adjoignant la fausseté ou escroquerie, qui, dans l’écrasante majorité des cas, recouvre
aussi des atteintes aux biens, il dépasse légèrement l’homicide. Le reste des forfaits
soumis à l’examen du parquet pèse d’un poids faible ou peu significatif par rapport
au total. La prévarication, l’infraction aux règles de séjour, l’atteinte aux mœurs, les
grossesse et accouchement clandestins ainsi que le projet de crime tiennent une place très
limitée. Quant à la catégorie des autres crimes, elle ne dépasse certaines des catégories
précédentes que par effet d’agrégation. En elle-même, elle ne représente rien de
significatif, car elle rassemble une poussière de forfaits hétérogènes : les insultes et la
diffamation voisinent avec le tapage et l’évasion, la mendicité sous la menace avec le
débit de livres interdits, le port d’arme prohibée avec les infractions aux règlements 113
sur le commerce des grains, etc.
JF I JF II
lettres de rémission 219 36,8 % 150 16,4 %
lettres de pardon 50 8,4 % 20 2,2 %
lettres d’abolition 4 0,7 % 5 0,5 %
Total lettres d’avant jugement irrévocable 273 45,9 % 175 19,1 %
lettres de décharge ou de commutation 210 35,3 % 666 72,7 %
lettres de rappel 70 11,8 % 50 5,5 %
– ban 62 10,4 % 30 3,3 %
– galères 1 0,2 % 6 0,7 %
– enfermement 7 1,2 % 14 1,5 %
lettres de réhabilitation 28 4,7 % 21 2,3 %
Total lettres d’après jugement irrévocable 308 51,8 % 737 80,5 %
autres demandes 14 2,3 % - -
demandes inconnues - - 4 0,4 %
Total général 595 100 % 916 100 %
La comparaison des magistratures de Joly de Fleury I et Joly de Fleury II
fait apparaître une remarquable évolution au cours du xviiie siècle lui-même :
dans l’équilibre général de la grâce, les demandes de lettres d’avant jugement
irrévocable reculèrent considérablement devant les demandes de lettres d’après
jugement irrévocable. Plus précisément, la période semble avoir été marquée
par une très forte diminution de la place faite à la rémission et au pardon.
Pour autant, tous les types de lettres d’après jugement irrévocable n’ont pas
bénéficié de la progression générale de leur famille : au contraire, seules les
lettres de décharge ou de commutation ont vu leur part augmenter, alors
que les lettres de rappel ou de réhabilitation ont reculé. En conséquence, la
redistribution des demandes s’est faite exclusivement au profit de celles visant
à modifier les condamnations. Or, sachant que la décharge était une forme
de modification infiniment plus rare que la commutation, c’est ce type de
grâce précis qui est devenu le plus recherché. En résumé, entre le règne de
114 Louis XV et le règne de Louis XVI, la commutation a supplanté la rémission
au rang de grâce la plus sollicitée en Grande Chancellerie, du moins d’après les
demandes de consultation soumises au parquet. Derrière cette évolution, se
cache évidemment une modification de l’équilibre des crimes, ainsi que le fait
voir le tableau qui suit.
Tableau 6. Comparaison de la nature des crimes soumis à Joly de Fleury I et Joly de Fleury II
d’après les avis conservés (1717-1746/1746-1787)
JF I JF II
homicide 305 51,2 % 268 29,3 %
violences 60 10,1 % 112 12,2 %
vol 110 18,5 % 368 40,2 %
fausseté ou escroquerie 42 7,1 % 68 7,4 %
prévarication 28 4,7 % 30 3,3 %
infraction aux règles de séjour 10 1,7 % 16 1,7 %
atteinte aux mœurs 16 2,7 % 13 1,4 %
grossesse et accouchement clandestins 6 1,0 % 9 1,0 %
projet de crime 3 0,5 % 8 0,9 %
autres crimes 15 2,5 % 20 2,2 %
absence d’information sur le crime commis - - 4 0,4 %
par le suppliant
Total général 595 100 % 916 100 %
Comme on pouvait s’y attendre à la lecture du tableau précédent, c’est au
cours du xviiie siècle, que l’homicide perdit son statut de crime principal parmi
les demandes soumises au parquet du Parlement : encore majoritaire dans
la première moitié du siècle, non seulement il ne le fut plus dans la seconde
moitié, mais il fut nettement dépassé par le vol. Et, même prises ensemble, les
atteintes aux personnes ne pouvaient désormais contrebalancer les atteintes
aux biens. Il est donc vraisemblable qu’à la fin de l’Ancien Régime, la clémence
directe du souverain en Grande Chancellerie était plus souvent sollicitée pour
des voleurs que pour des meurtriers 25, ce qui ne constituerait, au fond, que
l’aboutissement logique de la longue histoire de la grâce royale. On pourrait
être tenté d’expliquer cette évolution par des causes purement juridiques : la
diversification formelle des lettres de clémence, en substituant une panoplie de
lettres spécifiques à la seule et ancienne rémission, aurait favorisé, dans les faits
et dans les esprits, l’élargissement de la grâce à d’autres crimes que l’homicide,
à commencer par le vol. Il est indubitable, par exemple, que les lettres de rappel
étaient, par définition, conçues pour d’autres crimes que l’homicide. Pourtant,
cette explication séduisante est sans doute trompeuse : lorsqu’on se penche
en effet sur la rémission expédiée en Grande Chancellerie à la fin de l’époque 115
médiévale, on constate que les atteintes aux biens représentaient déjà 18 % des
Tableau 7. La nature des lettres demandées dans les arrêtés écrits adoptés par le Parlement
entre 1717 et 1787
32 AN, X2A 1094.
33 La roue, synonyme de meurtre avec des circonstances aggravantes, n’était guère
susceptible de grâce. On ne connaît qu’une seule affaire, survenue en 1751, dans laquelle la
Est-ce à dire pour autant que les juges criminels du Parlement furent totalement
insensibles à l’évolution de leur siècle, qui vit l’augmentation spectaculaire du
nombre des demandes de grâce pour vol ? Cela n’est pas si sûr. En fait, pour
pouvoir répondre avec certitude à cette question, il faudrait être en mesure de
recenser avec précision les arrêtés verbaux et les suspensions de signature, à la
manière de ce qui vient d’être fait pour les arrêtés écrits. Malheureusement, cela
est impossible, faute de documentation exhaustive 34. Il faut donc se contenter
d’un aperçu tiré des 44 arrêtés verbaux repérés au hasard des sources : 12 pour la
période 1717-1746, 32 pour la période 1746-1787. Or, au cours de la première,
les homicides pesèrent 58 % et les vols 33 %, tandis que, durant la seconde,
ils pesèrent respectivement 31 % et 56 %. Autrement dit, cet échantillon
d’arrêtés verbaux, dont rien, encore une fois, ne garantit la représentativité,
incite néanmoins à formuler deux hypothèses sur le comportement des juges
criminels du Parlement : d’une part, lorsque ces derniers souhaitaient obtenir
grâce pour des criminels qui n’étaient pas des meurtriers, ils utilisaient sans 119
doute plus volontiers l’arrêté verbal que l’arrêté écrit ; d’autre part, peut-être ces
CONCLUSION
Tournelle prononça une condamnation à la roue, puis adopta un arrêté écrit en faveur de la
commutation. AN, X2A 1115.
34 Voir chapitre préliminaire, paragraphe 3.
chapitre premier
1 Claude Gauvard a pu établir qu’aux xive et xve siècles, 30 % des lettres de rémission mentionnaient
cette intervention sous des formulations diverses ([148] Gauvard, « De grace especial »..., t. II,
p. 647-648). Même si elle n’a pas cherché à calculer cette même proportion pour le xvie siècle,
Natalie Zemon Davis offre du moins la transcription d’une série de lettres de rémission, d’où il
ressort que la mention apparaît dans 2 cas sur 8 ([144] Davis, Pour sauver sa vie..., annexes A
et B, p. 245-265).
2 [12] Formules d’actes et de procédures..., p. 140-160.
administrative sourde à toute imploration étrangère et étanche à toute influence
extérieure. Nous avons déjà constaté que l’intervention de personnes de
renom pouvait déterminer le ministre à consulter le procureur général sur des
demandes de grâce qu’il aurait rejetées de son propre chef, si elles n’avaient
bénéficié d’aucun appui. Surtout, la consultation des archives personnelles des
Joly de Fleury redonne vie à une nuée d’intercesseurs occupés à obtenir la grâce
des suppliants.
Pour tenter de prendre la mesure de ce phénomène de grande ampleur, il
est intéressant d’évaluer la proportion de suppliants qui bénéficièrent, à un
moment ou à un autre de la procédure, d’une ou plusieurs interventions en leur
faveur. Ce calcul ne peut être tenu pour parfaitement exact, puisqu’il est établi
à partir de la seule lecture des dossiers de grâce conservés dans le fonds Joly de
Fleury. Or cette source présente des imperfections. D’abord, tous les dossiers
ne sont pas complets : ceux du début de la magistrature de Joly de Fleury I sont
122 souvent légers, parce qu’à cette époque, il était d’usage, une fois l’affaire close,
de ne conserver que les pièces juridiques essentielles, tandis que ceux de la fin
de la magistrature de Joly de Fleury II sont souvent lacunaires, parce qu’à cette
période, le classement souffrait d’une évidente désorganisation. Ensuite, toutes
les intercessions ne laissaient pas de trace écrite : certains soutiens se contentaient
de rendre visite au procureur général, ce qui ne produisait aucune lettre, même
si des notes en forme d’aide-mémoire conservaient parfois le souvenir de tels
passages. Enfin, toutes les interventions ne visaient pas le parquet : certains
intercesseurs agissaient exclusivement auprès des ministres, voire du roi, ce
dont le procureur général n’était pas toujours informé, quoiqu’il finît souvent
par l’apprendre de manière indirecte. Il reste que la mesure des interventions
consignées dans les archives des procureurs généraux a le mérite de fournir un
chiffre minimal, dont la valeur, même sous-évaluée, est évocatrice. L’échantillon
utilisé pour ce calcul réunit 1 279 candidats à la grâce. Il rassemble tous les
suppliants qui ont été à l’origine des 1 511 avis qui servent de base à cette
enquête, à l’exception des rares individus dont le dossier est littéralement vide et
de ceux, autrement plus nombreux, qui ne sollicitèrent des lettres de clémence
qu’après l’adoption d’un arrêté de la Tournelle. En effet, nul ne peut dire si,
sans cette faveur déterminante accordée par les juges, ils n’auraient pas bénéficié
d’une intervention extérieure au lendemain du verdict fatal 3. Cette précaution
étant prise, le résultat du calcul est éloquent, puisqu’il apparaît, d’après les seules
3 Comme nous aurons l’occasion de le démontrer au préambule du livre III, l’adoption d’un arrêté
par les juges était si déterminante, qu’elle rendait superflue toute autre intervention : dans
ces conditions, le fait que nul soutien ne se manifestait jamais en faveur de suppliants ayant
bénéficié d’un arrêté, ne signifie pas que ceux-ci n’auraient pu trouver des intercesseurs en
cas de châtiment assuré.
archives des procureurs généraux, que 761 suppliants – soit près de 60 % –
reçurent le soutien d’un ou plusieurs intercesseurs, quand 518 seulement – soit
environ 40 % – furent peut-être abandonnés à eux-mêmes. Ceci signifie donc
qu’une grande majorité de candidats à la grâce furent soutenus par des tiers,
majorité qui serait plus large encore si toutes les intercessions nous avaient été
conservées.
Devant ce constat, il est difficile de ne pas se demander si, en réalité,
l’intervention en faveur du suppliant n’était pas une norme universelle ou
quasi-universelle, dont les papiers personnels des Joly de Fleury n’auraient
conservé qu’une trace atténuée. Autrement dit, les lacunes documentaires
du fonds ne rabaisseraient-elles pas un phénomène systématique au rang de
pratique majoritaire ? Cette question revient à se demander si les accusés ou
les condamnés dénués de soutien étaient réellement en mesure d’engager une
procédure de grâce. Il est difficile d’apporter une réponse formelle à cette
interrogation cruciale, qui supposerait de démontrer que tel ou tel suppliant 123
dont la demande a été examinée par les maîtres de la grâce n’a bénéficié d’aucune
4 C’était parfaitement explicite dans des formules telles que je vous envoie un placet que les
parents du nommé... m’ont fait présenter ou comme la famille du nommé… implore la clémence
du roi, je vous prie de me faire savoir votre avis sur les lettres de... Cela paraissait implicite dans
des formules telles que je vous envoie un placet présenté pour le nommé… ou je vous prie de
me faire savoir votre avis sur les lettres de... que l’on demande en faveur du nommé …
5 Par exemple : je vous envoie le placet que le nommé… m’a fait présenter ; je vous envoie le
placet par lequel le nommé… demande des lettres de… ; je vous prie de me faire savoir votre
avis sur les lettres de… que demande le nommé…
situation bien réelle. Enfin, en troisième lieu, certains dossiers donnent à voir
des individus isolés, apparemment dénués du moindre soutien.
Voici par exemple le cas de ce voleur, condamné en 1755 pour avoir subtilisé
des mouchoirs sur des fidèles pendant une messe. L’étude de son dossier montre
qu’il s’agissait d’un vagabond originaire de la province du Luxembourg – dans
les Pays-Bas autrichiens – , qui était en marche vers Paris – prétendument
pour y trouver du travail –, qui vivait de la mendicité publique – mais aussi
de menus larcins – et qui avait été arrêté en flagrant délit dans l’église Saint-
Nicaise de Châlons en Champagne 6. On voit mal quel soutien cet homme avait
pu trouver, dans une capitale étrangère dont la seule chose qu’il connaissait
était la prison de la Conciergerie, où il avait été transféré au lendemain de son
jugement en première instance au bailliage de Châlons, sauf à imaginer que sa
femme, qui mendiait avec lui à Châlons, fût allée déposer elle-même son placet
dans les bureaux du garde des sceaux. Le cas de ce décrotteur, condamné en
124 1745 pour appartenance à une bande de voleurs parisiens, est peut-être plus
éloquent encore, dans la mesure où il n’est guère possible d’envisager le moindre
soutien familial. Lorsque Joly de Fleury II examina le dossier de ce suppliant qui
paraissait très jeune, il voulut en savoir plus sur son âge et sa famille : interrogé
dans sa prison, le garçon expliqua qu’il ne connaissait pas sa date de naissance,
qu’il savait être fils d’un cocher, qu’il ne pouvait dire le nom de jeune fille de
sa mère, ni même si sa mère et son père avaient été mariés ou non, mais qu’il
avait quatre sœurs mineures, toutes hébergées à l’hôpital des Enfants Trouvés 7.
Or cet adolescent sans ascendants avait bel et bien réussi à demander des lettres
de clémence. Quelques exemples paraissent même attester explicitement de
l’abandon des suppliants, tel celui de ces deux frères condamnés à mort en
1744 pour vol avec effraction, mais dont la signature de l’arrêt avait été différée
par la Tournelle, par considération pour leur jeunesse et pour laisser le temps
à d’éventuels soutiens de solliciter leur grâce. Or ces deux voleurs, qui avaient
été surpris par ce délai et se disaient explicitement « dénués de tout secours et
protection » 8, réussirent néanmoins à formuler leur demande de grâce, tout
en se lamentant sur leur isolement. Plus frappant encore est le cas de cette
domestique et de ce soldat, condamnés en 1756 dans des affaires différentes,
l’une à la mort pour vol, l’autre aux galères pour faux, qui sollicitèrent des lettres
de commutation pour échapper à la peine qui les attendait. Un concours de
circonstances malheureux fit que leur demande fut durablement oubliée par le
parquet, de sorte que le procureur général se pencha sur leur cas plus de trois ans
9 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 358, dos. 3952, f° 258 r. et vol. 359, dos. 3963,
f° 33 v.
10 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 359, dos. 3977.
11 Voir, sur ce point, l’introduction de Benoît Garnot à [29] [Gougis], Vivre en prison..., en
particulier p. 54-57.
12 La formule est employée par Benoît Garnot dans son analyse psychologique et intellectuelle
de la personnalité de Pantaléon Gougis, prisonnier durant plus de deux ans à la Conciergerie :
« Pantaléon Gougis, une victime de la justice vue par elle-même (1758-1762) », dans [108]
Les Victimes..., p. 401-407, en particulier p. 403-405.
ou sur le point de l’être étaient donc en mesure d’apprendre, à la Conciergerie,
l’existence des lettres de clémence auxquelles ils pouvaient prétendre, de rédiger
ou faire rédiger un placet pour les demander, enfin de trouver des mains dévouées
ou mercenaires pour le porter aux maîtres de la grâce 13. Par conséquent, il
n’est pas déraisonnable de penser qu’une fraction peut-être significative des
suppliants s’engageaient en solitaire dans la procédure de grâce.
Il reste néanmoins que la mobilisation des intercesseurs était la règle
majoritaire. Sans doute faut-il y voir la preuve que les suppliants refusaient
de s’en remettre à la seule procédure de grâce : sauf à y être contraint par
l’isolement le plus absolu, nul ne voulait croire ou prendre le risque de croire
que le salut pût sortir d’une analyse anonyme, menée par les commis de l’Etat,
dans le secret de leur cabinet. Rétifs ou étrangers à la logique administrative,
les suppliants restaient tributaires d’une logique de la faveur. En vertu de ce
principe, le plus sûr moyen d’obtenir des lettres de clémence était de faire
126 agir des tiers auprès des maîtres de la grâce. Beaucoup pensaient même que
ce moyen pouvait être infaillible, dès lors que l’on parvenait à intéresser à sa
cause des personnalités de premier plan, dont l’intervention serait forcément
décisive. À cet égard, l’attitude de cette épouse d’huissier faussaire condamné
en 1779 aux galères à perpétuité par le Parlement, attitude rapportée au
procureur général par son substitut au bailliage de Chaumont-en-Bassigny,
est éminemment révélatrice :
Au moment de son départ pour Paris il y a environ trois semaines, [elle] a
annoncé publiquement qu’elle était sûr de réussir à faire anéantir l’arrêt rendu
contre son mari et de le ramener bientôt avec elle, par la protection de Mme la
duchesse d’Enville, MM. les ducs de La Rochefoucauld, de Nivernais et autres
seigneurs de la plus haute considération 14.
Ces propos avaient beau tenir de la provocation vengeresse lancée aux plaignants
qui avaient fait condamner son mari, ils traduisaient une conception du
mécanisme de la grâce solidement ancrée dans les esprits.
16 Cette parenté doit être entendue dans toutes ses dimensions : parenté du sang, comme
dans le cas bien connu du marquis de Sade, qui, dans l’affaire d’Arcueil en 1768, put compter
sur l’intervention de sa famille immédiate ([164] Lever, Donatien Alphonse François...,
chapitre VIII) ; parenté d’alliance, comme dans le cas de ce hobereau coupable de meurtre
qui bénéfia, en 1723, de l’intercession d’un d’Argenson, parce qu’il était un lointain allié
de la femme de ce dernier (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 29, dos. 294) ; parenté spirituelle,
comme dans le cas de ce cabaretier poursuivi pour assassinat, qui trouva, en 1726, le
soutien de la duchesse de Bourbon, parce que celle-ci était la marraine de son fils (BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 42, dos. 445).
17 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 420, dos. 4850, f° 45 v.
Les chiffres, tels qu’on peut les établir pour les 1 279 suppliants, sont les
suivants :
Tableau 9. L’intervention en faveur des candidats à la grâce
Cette lettre nous est connue, non parce que son destinataire vint la porter à Joly
de Fleury II, mais parce que le forçat en avait envoyé un double au procureur
132 général, afin de l’avertir que son cousin viendrait le voir. Or le vide absolu du
dossier, qui se réduit à cette missive pathétique, suggère que cet intercesseur
pressenti ne fit pas le moindre geste, à commencer par celui d’intéresser le
magistrat à cette grâce, à propos de laquelle il n’y eut pas le moindre échange
entre le parquet et le Sceau. Même en admettant que de telles mésaventures
furent des cas particuliers, elles ont toutefois le mérite de mettre en garde contre
cette sourde tentation, qui consiste à concevoir le soutien familial comme une
pratique à la fois spontanée et automatique.
Les intercesseurs qui n’appartenaient pas à la parentèle des suppliants étaient
d’une grande variété. Certes, beaucoup se recrutaient, en bonne logique, parmi
ceux que l’on pourrait appeler les supérieurs naturels des candidats à la grâce :
c’est ainsi que le domestique bénéficiait de l’intercession de son maître 25, le
paroissien de celle de son curé 26, le villageois de celle de son seigneur 27, l’ouvrier
de celle de son employeur 28, le profès de celle de son provincial 29, le soldat de
celle de son officier 30, le cavalier de maréchaussée de celle de son commandant de
brigade 31, etc. Ce phénomène avait au moins une double explication. D’une part,
32 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1278 ; vol. 197, dos. 1855 ; vol. 382,
dos. 4337.
33 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2092.
34 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 229, dos. 2314 ; vol. 368, dos. 4173 ; vol. 383,
dos. 4352.
ces maîtres sollicitèrent néanmoins des lettres de commutation de peine, signe
que leur comportement n’était pas dicté par le seul respect des devoirs mutuels.
Mais, qu’elle fût ou non renforcée par des motifs d’affection, l’intercession des
supérieurs naturels faisait figure de phénomène classique dans l’économie de la
grâce. Au demeurant, lorsque les diplomates étrangers accrédités auprès du roi
de France cherchaient à obtenir des lettres de clémence pour leurs ressortissants
aux prises avec la justice du roi 35, ils n’étaient pas loin de reproduire ce modèle,
car si, dans ce cas précis, le lien était plus juridique que hiérarchique, plus
patriotique que personnel, la logique demeurait au fond la même.
Dès lors que l’on sort du cercle étroit des supérieurs naturels, on se trouve
confronté à une foule d’intercesseurs, qui ne présentaient aucun lien direct avec
les suppliants qu’ils soutenaient. Ces protecteurs d’un jour ou d’un moment
rassemblaient tout ce que la société d’Ancien Régime pouvait compter de
personnes de considération, par le rang, la dignité ou les fonctions, sans que
134 l’historien, le plus souvent, puisse établir la moindre connexion entre eux
et les criminels. S’il serait vain de chercher à énumérer ou même classer ces
intercesseurs, il n’est pas inutile, en revanche, de souligner deux faits saillants
de leur sociologie.
D’une part, les hommes d’Église tenaient une place considérable parmi
eux. Une antique tradition d’intercession en faveur des prisonniers et des
condamnés les désignaient comme des soutiens privilégiés. En témoigne cette
lettre adressée en 1744 à un curé parisien – vraisemblablement celui de Saint-
Roch 36 –, afin de l’engager à obtenir la commutation de la peine de mort en
faveur d’un domestique de Chaillot, condamné pour divers vols au détriment
de sa maîtresse :
Il y a longtemps que saint Augustin a fait, et par ses exemples et par ses écrits,
l’apologie des ministres du Seigneur qui s’emploient auprès des puissances
pour obtenir la grâce en faveur des criminels, non qu’il voulût par là procurer
l’impunité au crime, mais pour leur procurer à eux-mêmes le temps de faire
pénitence, car d’ailleurs, il comptait qu’en leur laissant la vie, on les mettrait hors
d’état de récidiver en les condamnant ou aux mines ou à une prison perpétuelle.
Vous savez tout cela, Monsieur, mieux que moi 37.
Enfin, les pieuses femmes de la Compagnie des Dames, fondée au xviie siècle
par l’épouse d’un premier président du Parlement, faisaient régulièrement des
138 visites de charité à la Conciergerie, comme dans les autres prisons de Paris 58, ce
qui pouvait conduire à des intercessions apitoyées 59. Par exemple, le jeudi saint
de 1783, un compagnon charpentier, à la veille d’être pendu pour de multiples
vols avec effraction, se trouva mis en présence de Mme de Rosambo, épouse
de l’un des présidents à mortier du Parlement 60. La suite est racontée, avec un
attendrissement amusé, par son mari, endurci par vingt ans d’exercice de la
justice criminelle, dans une lettre adressée à un autre président :
Elle n’a pu soutenir la vue que d’un [cachot], et dans celui-là, le seul prisonnier
qui lui ait parlé est un nommé Le Loup, venant de Tours et condamné à mort. Si
son nom vous est échappé, ce qui est assez simple, vous vous en rappellerez, mon
cher confrère, quand vous saurez que c’est celui qui, quelques jours avant la fin
du Parlement, après son interrogatoire, se jeta à genoux en pleurant beaucoup
et demandant la vie. Mme de Rosambo me dit en rentrant qu’elle avait été
horriblement frappée de l’état de cet homme, le premier condamné à mort
qu’elle ait été dans le cas de voir, et qu’elle allait écrire à M. le garde des sceaux
pour tâcher d’obtenir des lettres de commutation de peine. Je ne voulus pas
arrêter sa bonne volonté. [...] En tout, je sens, mon cher confrère, qu’à parler
règles, cet homme n’est pas dans le cas de la grâce, mais [...] c’est une femme qui
ignore nos principes 61.
Les parents qui, par leur situation, étaient en état de bénéficier de l’appui de
plusieurs supérieurs, ne se privaient pas d’additionner ces protections. Un
bel exemple en est fourni par le cas de ce garçon perruquier qui, logé dans
l’hôtel parisien du comte de L’Aigle où sa mère était domestique, y vola des
chemises dans une commode un jour de 1765, afin de les vendre à des fripières
de la place du Louvre. Une fois le crime découvert et avoué, le comte voulut
se contenter de récupérer les chemises, mais l’affaire lui échappa et le jeune
Cet exemple, en lui-même fort instructif, l’est plus encore lorsqu’on l’analyse
en détail. Le curé de Saint-Laurent qui venait plaider la cause de son dangereux
paroissien s’appelait Philippe Delamet. Or il était peut-être le parent éloigné,
en tout cas le protégé du défunt Léonard Delamet, qui avait été curé de Saint-
Eustache jusqu’en 1699, date à laquelle celui-ci avait résigné sa cure à son neveu
Une telle résolution n’était pas, toutefois, l’apanage des parents. Il n’était pas
rare de voir des soutiens extérieurs à la famille multiplier les démarches avec
une étonnante ténacité, à l’image de cet évêque d’Amiens, qui, convaincu de
la justesse de la cause de deux marchands de sa ville sollicitant des lettres de
rémission, déclara avec fermeté en 1742 : « j’en ai écrit à M. le chancelier, à M.
le procureur général, à M. le duc de Chaulnes et j’écrirai quand il sera temps
à qui l’on trouvera bon » 101. À l’image aussi de ce robin parisien, qui, en 1721,
102 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 264 v.
103 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 420, dos. 4850, f° 48 r.
104 Pour des exemples de justification religieuse par des soutiens laïcs, voir BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 96, dos. 921 ; vol. 197, dos. 1854.
j’eusse le temps de vous voir et de vous prier d’engager M. le procureur général
à donner l’avis le plus favorable qu’il lui sera possible. [...] Encore une fois, je
ne vous demande que ce que vous croirez devoir faire, mais le succès me ferait
le plus grand plaisir 105.
Ces deux lettres emboîtées font parfaitement voir comment des personnes très
éloignées du criminel, ignorant tout de son affaire et n’éprouvant rien pour lui,
pouvaient être conduites à des intercessions déterminées auprès des maîtres de
la grâce, pour des motifs qui tenaient simplement à leur place dans un réseau
de connaissances.
Il ne faut pas se cacher que des préoccupations moins édifiantes encore
étaient parfois à l’œuvre de manière plus ou moins consciente. À n’en pas
douter, certains intercesseurs interprétaient leur intervention dans une affaire
comme une mise à l’épreuve de leur position sociale. À leurs yeux, l’enjeu des
lettres était moins de secourir le suppliant ou d’honorer des liens de fidélité,
que d’affirmer leur statut de protecteur, de matérialiser l’étendue de leur
réseau de relations, de prouver leur capacité d’influence au plus haut niveau de
l’État. En somme, la demande de grâce devenait une affaire personnelle. Un
intercesseur au moins eut la franchise de le dire ouvertement, en l’occurrence
Louis Mannory, homme de loi et de lettres resté célèbre pour ses démêlés avec
Voltaire 107. En 1754, dans une lettre adressée au procureur général en vue
d’arracher une commutation en faveur d’un voleur de couverts, il finit par
105 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 319, dos. 3495, f° 403 r-404 v.
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 319, dos. 3495, f° 402 r.
107 [54] Nouvelle biographie générale..., t. 33, col. 239.
ramener explicitement l’enjeu de la procédure à sa propre personne : « c’est
pour moi-même, Monseigneur, que je vous demande cette grâce, il y va de
mon honneur de l’obtenir » 108.
Toutefois, l’exemple le plus frappant que l’on puisse trouver d’une intervention
presque aussi importante pour l’intercesseur que pour le suppliant ne se trouve
pas dans les papiers des Joly de Fleury, mais dans les mémoires du marquis de
Belleval 109. La sollicitation, faite en faveur d’un soldat condamné à mort, portait
à la vérité sur un brevet de grâce et non sur des lettres de clémence, mais ce détail
de forme ne change rien quant au fond. Au mois de décembre 1769, Belleval,
jeune chevau-léger de la garde du roi, était de quartier à Versailles, lorsqu’il
reçut une lettre d’Aumale 110, d’où il était originaire, le pressant d’obtenir une
décharge ou une commutation pour un cavalier de cette ville, qui servait dans
le régiment de Mestre-de-Camp-Général et était promis à la potence pour
désertion. Belleval se précipita chez son supérieur, le duc d’Aiguillon, qui,
depuis quelques mois, était le nouveau capitaine-lieutenant de la compagnie des 151
chevau-légers 111. D’Aiguillon se montra décidé à l’aider, ce qui était de très bon
108 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 308, dos. 3351, f° 57 r.
109 Souvenirs d’un chevau-léger de la garde du roi par Louis-René de Belleval, marquis de Bois-
Robin, mestre de camp de cavalerie, lieutenant des maréchaux de France pour Abbeville et
le Ponthieu, lieutenant général au gouvernement des ville et duché d’Aumale, chevalier de
Saint-Louis, éd. René de Belleval, Paris, A. Aubry, 1866, p. 128-131.
110 Seine-Maritime, arr. Dieppe, cant.
111 Lucien Laugier, Le Duc d’Aiguillon, commandant en Bretagne, ministre d’État, Paris,
Albatros, [1984], p. 174-175.
ministériels. Or d’Aiguillon, lui-même ennemi de ce clan, avait choisi de lier
son sort à celui de la favorite. C’est ainsi que, l’après-midi même, Belleval fut
introduit devant la comtesse du Barry en présence du duc : le jeune chevau-
léger et la non moins jeune favorite échangèrent les paroles convenues de la
supplication et de la protection, sous les auspices d’un duc qui, sans presque
s’en cacher, les initiait tous deux au rituel de l’intercession de Cour. Au-delà
de cet apprentissage – avant tout destiné à la favorite d’ailleurs –, l’essentiel
pour le duc était de faire la preuve que la comtesse du Barry était bel et bien
un personnage de premier plan à la Cour, puisque son intercession en faveur
des condamnés était recherchée. Ce subtil calcul de courtisan démontre que la
participation active à l’économie de la grâce était de ces signes de reconnaissance
symboliques, absolument nécessaires à ceux dont la position était contestée. Dès
le lendemain, le chevau-léger fut appelé dans les appartements de la favorite pour
se voir annoncer, par Louis XV en personne, que le déserteur serait pardonné.
152 Et Belleval conclut cet épisode de ses mémoires par cette phrase éminemment
révélatrice : « M. le duc d’Aiguillon, qui était présent, m’a dit depuis [...] que
le roi avait été content de moi et m’avait su gré d’avoir choisi Mme du Barry
pour lui faire demander la grâce de Carpentier ». Vraie ou fausse, cette assurance
donnée par d’Aiguillon achève de prouver que, vu de Versailles, l’objectif était
moins de sauver le cavalier Carpentier que d’asseoir la légitimité de la comtesse
du Barry, pour qui l’intercession judiciaire d’une part, la réponse favorable du
roi d’autre part, représentaient des enjeux personnels cruciaux.
Bien entendu, ceux qui n’avaient rien de particulier à gagner à la grâce se
contentaient parfois d’interventions peu déterminées. Ainsi, les personnages
illustres qui n’avaient qu’une connaissance indirecte de l’affaire et n’y trouvaient
aucune espèce d’enjeu personnel, agissaient souvent de cette manière. En guise
d’intercession, ils acceptaient d’écrire ou de faire écrire une phrase au pied d’un
placet. On lit, par exemple, au pied de la supplique d’un homme coupable de
participation à un viol collectif en 1734 :
Je serai très obligée à Monsieur le procureur général s’il peut accorder la grâce
que l’on lui demande ci-dessus et à laquelle je m’intéresse beaucoup. C’est de
la part de votre très humble et très obéissante servante, la maréchale duchesse
d’Estrées 112.
112 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1281, f° 206 r.
113 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2119.
prestige se contentaient de faire savoir qu’ils s’intéressaient au sort de tel ou tel.
Les commis des bureaux prenaient alors soin de consigner ces interventions dans
des apostilles destinées à alerter les maîtres de la grâce. Parfois, les annotations se
faisaient explicites : « recommandé par Madame la Princesse de Conti, seconde
douairière », sur un placet de 1738 en faveur d’un soldat coupable meurtre 114 ;
« recommandé par M. Tandeau archidiacre », sur un placet de 1751 en faveur
d’un marchand de vin mêlé à une escroquerie 115 ; « recommandé par M. le
marquis et Mme la marquise d’Ecquevilly au garde des sceaux », sur un placet
de 1756 en faveur d’un villageois auteur de vols à répétition 116. Parfois, les
mentions nominatives se suffisaient à elles-mêmes : « M. le duc du Maine »
était-il écrit en marge d’un mémoire de 1733 en faveur d’un voleur de poules 117.
Dans quelques cas, les apostilles tournaient à l’énumération, comme sur cette
note de travail glissée dans le dossier d’un manouvrier condamné en 1760
pour vol domestique, note sur laquelle on avait d’abord écrit « M. le président
de Maupeou s’intéresse à cette affaire », puis ajouté un autre jour deux noms 153
relevés dans une lettre reçue en faveur du suppliant : « Mme la maréchale de
114 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 184, dos. 1761, f° 40 r.
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 295, dos. 3128, f° 320 r.
116 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4145, f° 292 r.
117 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 121, dos. 1124, f° 242 r.
118 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3832, f° 19 v.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 115, dos. 1078, f° 264 r.
120 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 379, dos. 4294, f° 142 r.
de ces nombreux services que les gens bien nés acceptaient de rendre dans toutes
sortes de circonstances. Malgré l’importance de l’enjeu, ils s’en acquittaient
parfois avec la même légèreté, à l’image de la comtesse de Chastellux, qui,
en 1761, oublia purement et simplement d’intervenir en faveur de deux
apprentis émailleurs parisiens condamnés pour avoir volé leur maître, malgré
la promesse d’intercession faite à Mme de La Tour, épouse du premier président
du parlement d’Aix et intendant de Provence. Lorsqu’elle se rendit compte de
son oubli, elle se précipita sur sa plume pour écrire à Joly de Fleury II, en lui
avouant mourir de peur à l’idée qu’il pût être trop tard 121. Encore cette femme
avait-elle la sincère volonté de servir la cause des condamnés. Il arrivait en
effet que l’intercesseur parût se désintéresser par avance du sort qui serait fait
à la demande de grâce, à l’image de la baronne de Grimaldi, dans une lettre
adressée au procureur général en 1748, à propos d’un charpentier du Laonnois
condamné pour vol et tentative de viol :
154
« Je ne finis pas plutôt de vous demander une grâce que l’on vient me tourmenter
pour vous en demander une autre. Je vous avoue que cela m’ennuie par la crainte
que j’ai de vous être à charge, malgré le plaisir que j’ai d’obliger. Je prends
cependant encore la liberté de vous adresser un placet. M. le Chancelier en a eu
un de même et a fait réponse aux personnes qui le lui ont présenté qu’il fallait en
donner un à Votre Grandeur. Elle en fera ce qu’elle jugera à propos. [Pour moi],
je n’ai pu me refuser aux pressantes sollicitations que l’on m’a faites » 122.
À cet égard, le cas le mieux documenté est évidemment celui de la reine Marie :
selon les affaires, elle consentait des gestes de nature variée, qui empruntaient
à une gamme d’interventions que l’on devine savamment graduée. En 1767,
déterminée à sauver un vagabond promis à la potence pour vol, elle agit
directement auprès du roi son époux 126. En 1761, soucieuse d’épargner la peine
capitale à une domestique, elle aussi condamnée pour vol, elle prit la peine
d’adresser au Sceau une note écrite personnelle 127. En 1730, intéressée au sort
d’un officier subalterne condamné aux galères pour faux, elle choisit d’intercéder
oralement auprès d’un ministre 128. En 1760, arrêtée par le cas d’un jeune soldat
condamné aux galères pour une vilaine affaire d’escroquerie, elle se contenta de
réadresser au Sceau le placet que le père du condamné lui avait fait remettre 129.
155
Dans ce dernier cas, il était difficile de faire moins, sauf à refuser ouvertement
son secours. De fait, des princesses de France aux curés de paroisse, beaucoup
125 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1644, f° 263 r.-v.
126 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5077.
127 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 368, dos. 4171.
128 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 96, dos. 921.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3842.
130 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2137, f° 329 r.
Au demeurant, malgré l’engagement de nombre d’intercesseurs sous la pression
de leurs relations, les rétractations étaient rares. Elles étaient le fait de personnes
qui découvraient tardivement que l’affaire dans laquelle elles s’étaient engagées
était plus défavorable qu’on ne le leur avait dit. Ainsi, en 1726, le lieutenant civil
du Châtelet, qui avait été le soutien déterminé d’un huissier de sa juridiction pris
en faute, déclara, après avoir appris le détail des faits de la bouche du procureur
général, que sa religion avait été surprise et qu’il abandonnait le coupable à son
sort 131. Encore ce genre de renoncement était-il moins motivé par le regret d’avoir
cédé à la pression des solidarités d’usage, que par la crainte d’avoir compromis son
influence auprès des maîtres de la grâce. La supérieure de l’abbaye du Ronceray,
à Angers, l’exprima fort bien en 1758, dans une lettre au procureur général, par
laquelle elle annonçait son intention de retirer le soutien qu’elle avait trop vite
accordé à une voleuse de couverts. Après avoir justifié son intervention par la
sollicitation d’une personne de considération, l’abbesse s’employait à présenter des
156 excuses qui visaient ouvertement à préserver son crédit :
Permettez cependant que je vous demande [...] mille pardons de vous avoir
importuné de cette affaire pour laquelle je suis outrée qu’on m’ait commise vis-
à-vis de vous, Monsieur, dont je voudrais au contraire me conserver les bontés
et la protection 132.
135 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2042 ; AN, U* 995, 4 décembre 1741.
136 Yvelines, arr. Rambouillet, cant. Montfort-l’Amaury.
137 Yvelines, arr. Rambouillet, cant.
138 En 1761, un substitut du procureur général rappela, dans un extrait de procédure, que « le
vol de tout ce qui [est] exposé à la confiance publique [est] ordinairement puni de la peine
de galères » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3841, f° 123 v). On peut noter en effet
qu’en 1749, pour un vol exactement analogue à celui de Catherine Langlois, le Parlement
condamna un homme à trois ans de galères (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 278, dos. 2860).
Jean de Folleville, prêtre curé de la paroisse de Méré, près Montfort-l’Amaury, touché
de douleur de la condamnation de Catherine Renou, sa paroissienne, à être exposée
au carcan, battue de verges, marquée d’un fer chaud, à un bannissement et à cent
livres d’amende pour avoir scié de l’orge dans le champ d’un particulier, [...] prend la
liberté, Monseigneur, de supplier Votre Grandeur d’obtenir sa grâce du Roi. [...] Toute
la paroisse est dans la consternation, car j’ose assurer Votre Grandeur, Monseigneur,
que cette pauvre femme a de la vertu et a toujours mené une vie très régulière et très
chrétienne, je ne puis lui refuser ce témoignage 139.
Cette intervention ne fit aucun effet sur le ministre, qui rejeta la grâce sans même
prendre la peine de consulter le procureur général, signe que l’affaire, aussi limpide
que banale, ne lui parut susceptible d’aucune indulgence. De son côté, le procureur
Le Breton savourait ce qui passait, à ses yeux, pour une victoire de la justice, et il
préparait, non sans fébrilité, l’exécution de l’arrêt rendu par le Parlement le 27
septembre. Dès le retour de la condamnée dans les prisons de Montfort-l’Amaury, il
avait fixé les peines afflictives à la date du 5 octobre, qui était jour de marché, et il avait
écrit au procureur général afin d’obtenir un grand nombre de placards reproduisant
l’arrêt de condamnation, dans le but évident d’en couvrir les murs de la petite ville.
158 Mais, dans les jours qui précédèrent l’exécution, l’affaire changea brutalement de
dimension. Alors que l’exécution paraissait inéluctable, et précisément parce qu’elle
paraissait inéluctable, le curé de Méré, ou un autre soutien de Catherine Renou, se
tourna vers une personne du premier rang, à savoir la veuve du comte de Toulouse – le
fameux bâtard légitimé de Louis XIV, qui avait été mieux qu’un duc et pair, sans être
tout à fait un prince du sang. Cette ouverture en direction d’une personne aussi illustre
n’était pas de ces gestes gratuits, que le désespoir dictait à certains soutiens totalement
dénués d’appui. Elle se fondait sur une logique de mobilisation géographique et
quasi-seigneuriale. En effet, le village de Méré et le bourg de Montfort-l’Amaury
étaient adossés à l’immense domaine que le comte de Toulouse avait constitué, en une
trentaine d’années, autour de Rambouillet 140. Le bourg, en particulier, était voisin du
village de Saint-Léger, dont l’acquisition, en 1706, avait suivi presque immédiatement
celle de Rambouillet, et qui abritait l’un des châteaux les plus fréquentés par la famille.
Par conséquent, à défaut de détenir la seigneurie de Méré proprement dite, la comtesse
de Toulouse était la puissance tutélaire de la région, d’autant plus que son fils, le
duc de Penthièvre, étant encore mineur à cette date, elle faisait figure de chef de
lignage. Il était donc naturel de chercher à l’intéresser au cas de Catherine Renou, et
sans doute ne fut-il pas très difficile de la convaincre d’intervenir en faveur de cette
mère de famille, qui devait subir le fouet et la marque aux portes de son domaine.
En tout état de cause, avec le recrutement de la comtesse de Toulouse, l’affaire prit
une nouvelle dimension : désormais, la condamnée pouvait compter sur Saint-Léger,
selon le raccourci plaisamment allusif qu’employèrent plusieurs personnes intéressés
à l’affaire.
La comtesse de Toulouse s’adressa personnellement au roi pour obtenir la grâce de sa
nouvelle protégée, et, sans doute à son instigation, le jeune duc de Penthièvre, âgé de
139 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2042, f° 193 r.
140 Ici comme dans la suite, nous utilisons abondamment l’étude de Jean Duma, Les Bourbon-
Penthièvre (1678-1793). Une nébuleuse aristocratique au xviiie siècle, Paris, Publications
de la Sorbonne, 1995.
presque seize ans, se joignit à sa démarche. La mère et le fils avaient toutes les raisons
de se tourner directement vers le monarque sans passer par aucun intermédiaire,
fût-ce le chancelier de France lui-même : d’une part, leur rang les y autorisait, d’autre
part, Louis XV leur était favorable. A peine quelques mois plus tôt, il venait de leur
accorder la jouissance viagère d’un pavillon et d’une maison situés à Louveciennes 141,
qui formaient une agréable villégiature à proximité immédiate de Versailles et
donc de la Cour. Pourtant, Louis XV refusa d’accorder à ces illustres intercesseurs
les lettres qu’ils sollicitaient en faveur de la scieuse d’orge. Sans doute par respect
pour la procédure de grâce, qui supposait un examen minutieux et des avis autorisés,
il s’interdit de bousculer le cours de la justice par un geste souverain, qui, certes,
aurait été parfaitement légal, mais totalement contraire aux règles en usage. Désireux
toutefois de ne pas contrister la comtesse de Toulouse et le duc de Penthièvre, et donc
de leur laisser une chance d’obtenir des lettres par la procédure ordinaire, Louis XV
accompagna son refus officiel d’un geste officieux. C’est du moins ce que l’on ne
peut manquer de comprendre, à la lecture de la lettre que Le Breton adressa à Joly de
Fleury I dans la soirée du 5 octobre. Encore sous le coup de l’indignation, le procureur
de Montfort-l’Amaury faisait le récit de la journée en ces termes :
159
Comme l’exécution devait être faite aujourd’hui à midi, MM. les premier médecin et
premier chirurgien du roi se sont rendus de Saint-Léger [jusqu’]ici, dans le carrosse
Sur le plan juridique, les événements de la journée pouvaient donc se résumer ainsi :
un médecin et un chirurgien avaient affirmé que la condamnée, malade, était hors
d’état de subir sa peine ; deux chirurgiens de Montfort-l’Amaury, experts ordinaires
auprès du bailliage, avaient été appelés pour rendre un avis sur la question ; en
conséquence de quoi, ils avaient rédigé chacun un certificat attestant que la condamnée
avait une si forte fièvre, que la peine du fouet, si elle était exécutée, mettrait sa vie en
péril ; sur cet avis, le juge du bailliage avait sursis à l’exécution jusqu’à nouvel ordre.
L’essentiel, toutefois, était ailleurs : la protection de la comtesse de Toulouse avait
éclaté publiquement par l’envoi des praticiens dans son propre carrosse ; le fait que
ces derniers fussent les premiers médecin et chirurgien du roi 143 avait manifesté que le
De son côté, la comtesse de Toulouse n’était pas restée inactive. Aussitôt le sursis à
160 exécution obtenu, elle avait envoyé un billet à sa mère, la maréchale de Noailles 145,
véritable survivante du règne de Louis XIV, alors âgée de 87 ans 146. Ce billet montre
qu’elle l’avait tenue informée de l’affaire Renou dès l’instant où elle en avait eu
connaissance, et si elle lui écrivait à la hâte au soir du 5 octobre, c’était pour la mobiliser
à son tour au profit de la scieuse d’orge :
La pauvre femme qui devait avoir le fouet aujourd’hui à Montfort s’est trouvée malade
avant l’exécution. [...] Sur quoi le juge a ordonné de surseoir l’exécution. Le procès-
verbal [des chirurgiens] et le jugement rendu en conséquence ont dû être envoyés ce
soir à M. le procureur général. S.A.S. Madame la comtesse prie Madame la maréchale
de le voir, pour l’engager à être favorable à cette malheureuse femme, pour qui tout
le pays s’intéresse, et à dire ce qu’il faut faire pour obtenir sa grâce. LL.AA.SS. 147 s’y
emploieront de tout leur cœur 148.
Outre que ce passage confirme que le sursis à exécution avait été pensé dès le départ
comme le moyen d’engager – ou plus exactement de recommencer – une procédure de
grâce, il fait voir que la comtesse de Toulouse avait immédiatement eu conscience que
le procureur général serait au cœur du dispositif. Or, plutôt que d’intervenir elle-même
auprès de Joly de Fleury I, elle estima que sa mère était la mieux qualifiée pour le faire,
peut-être à cause de son âge vénérable, peut-être à cause de sa réputation de bonté. Ainsi
donc la très vieille dame se vit-elle mobilisée au service de la scieuse d’orge.
Décidée à se rendre au Palais pour recontrer le procureur et plaider la cause de la
condamnée, la maréchale de Noailles dut y renoncer à la dernière minute, à cause
d’une sueur qu’elle n’osa braver, de crainte d’aggraver son rhumatisme. Au soir du
8 octobre, elle expédia un billet à Joly de Fleury I pour s’en expliquer et, un ou deux
144 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2042, f° 192 r.
145 Sur la généalogie des Noailles, voir [50] Levantal, Ducs et pairs..., tableau XVIII en annexe.
146 [54] Nouvelle biographie générale..., t. 38, col. 122.
147 Leurs Altesses Sérénissimes, c’est-à-dire la comtesse de Toulouse et le duc de Penthièvre.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2042, f° 201 r-v.
jours plus tard, elle dépêcha à son bureau l’une de ses petites-filles 149, dont la visite fut
soigneusement consignée par un commis du magistrat :
Mademoiselle de Noailles est venue pour avoir l’honneur de voir Monsieur le procureur
général et lui donner un mémoire d’une affaire à laquelle Madame la maréchale
de Noailles s’intéresse et qu’elle aurait porté elle-même si l’état où elle est lui avait
permis 150.
153 Précisons, pour ne plus y revenir, que, tout au long de cette étude, le terme victimes sera
employé dans le sens usuel et général que lui donne la langue contemporaine : il ne revêt
donc aucune signification juridique précise. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement, à la
fois parce que la langue du xviiie siècle ne l’employait quasi jamais dans un sens judiciaire
et parce que le droit criminel d’Ancien Régime ne faisait aucune place précise à la notion
de victime. Sur cette question, voir les mises au point d’Éric Wenzel, « Quelle place pour la
victime dans l’ancien droit pénal ? » et d’Hervé Piant, « Victime, partie civile ou accusateur ?
Quelques réflexions sur la notion de victime, particulièrement dans la justice d’Ancien
Régime », dans [108] Les Victimes..., respectivement p. 19-29 et 41-58.
possibilités qu’offrait l’affaire en cause, mais surtout des risques que l’on était
prêt à courir, car, si la seconde méthode était une pratique usuelle dans la justice
d’Ancien Régime, la première constituait un crime, en principe sévèrement
réprimé dès l’instant où il était mis en évidence. Toutefois, dans un cas comme
dans l’autre, la neutralisation de la partie civile ne concernait que les affaires dans
lesquelles étaient sollicitées des lettres antérieures à un jugement irrévocable. En
effet, lorsqu’on demandait des lettres postérieures à un jugement irrévocable, il
n’était plus temps de se livrer à ce genre de manœuvres, puisque, le Parlement
ayant prononcé son verdict, la partie civile était définitivement sortie du jeu.
Ceci ne signifie pas que les soutiens ne s’y étaient pas essayés avant le procès,
mais, qu’ils eussent réussi ou échoué, cela n’avait pas permis d’échapper à une
condamnation 154. Par conséquent, le désarmement de la partie civile s’inscrivait
presque toujours dans le cadre d’une demande de rémission ou de pardon – le
crime était donc un homicide –, exceptionnellement à l’occasion d’une demande
d’abolition – il s’agissait alors de violences plus ou moins graves. 163
Le secret gardé sur la subornation de témoins interdit évidemment toute
154 Pour un exemple de condamnation en appel, malgré le désistement d’une partie des
plaignants, dédommagés par la famille de l’accusé, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 157,
dos. 1439 ; pour un exemple de condamnation en appel, après l’échec d’une tentative
d’accommodement entre l’accusé et un proche parent de sa victime, trop exigeant sur le
montant du dédommagement, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1644.
155 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1994, f° 168 v.
La manœuvre était plus transparente encore, lorsqu’elle intervenait au cours
de l’instruction et se traduisait par de surprenantes rétractations. Il en fut ainsi
dans une affaire de 1742, dont les accusés étaient deux domestiques de l’abbé
de Polignac. Ces derniers avaient porté des coups de couteau de chasse, vers
onze heures du soir, dans une rue de Paris, à un fruitier avec qui ils s’étaient
querellés. Arrivé sur les lieux à la clameur publique, l’abbé de Polignac, au
milieu de l’attroupement, avait tenté en vain de récupérer les couteaux, qui
étaient les siens, et de calmer la femme de la victime, qui se déchaînait contre
lui. Dans les semaines qui suivirent, le fruitier mourut de ses blessures et les
domestiques sollicitèrent, l’un des lettres de rémission, l’autre des lettres de
pardon. Or, de manière quasi simultanée, deux acteurs majeurs de l’affaire se
rétractèrent : la servante qui, dans ses premières déclarations, avait dit avoir
vu l’abbé de Polignac exiger ses couteaux, affirma que ce n’était pas exact et
qu’elle ne le savait que par ouï-dire ; surtout, la veuve de la victime signa un
164 acte par lequel elle désavoua tout ce qu’elle avait déclaré à la police dans les
instants suivant les faits 156. Le geste était suffisamment exceptionnel pour ne pas
y déceler la main et l’argent de l’ecclésiastique, mais celui-ci ne fut pas même
inquiété, sans doute parce qu’il était inenvisageable de poursuivre un Polignac
pour subornation de témoins, spécialement dans une affaire de si bas étage.
Quoi qu’il en soit, si de tels exemples n’autorisent nullement à conclure que le
recours à ce genre de méthode était fréquent, ils imposent du moins de ne pas
oublier que certains soutiens étaient disposés à défendre l’accusé par des voies
illégales, ce qui revenait, en définitive, à ajouter le crime au crime.
Il est bien établi, en revanche, que la négociation avec la partie civile était presque
toujours vue par les accusés et leurs soutiens comme une voie, sinon obligatoire,
du moins privilégiée de salut. Depuis que l’historiographie a mis l’accent sur
l’importance de l’infrajudiciaire, nul n’ignore que l’accommodement entre
coupables et victimes était une pratique usuelle dans la société d’Ancien Régime.
Ainsi, le cas languedocien a montré qu’à la veille de la Révolution encore, les
règlements à l’amiable étaient monnaie courante, y compris en matière de grand
criminel, y compris en matière d’homicide 157. Encore faut-il s’entendre sur ce
dont on parle lorsqu’on évoque, dans le cas de la procédure de grâce, le recours à
l’infrajudiciaire. En effet, les discussions scientifiques autour de l’infrajudiciaire
ont bien montré que cette notion fait l’objet de définitions variables selon les
158 Pour un panorama très complet des nuances, des différences, voire des divergences
de définition à propos de la notion d’infrajudiciaire, voir le grand colloque [107]
L’Infrajudiciaire..., en particulier les débats qui ont suivi chacune des sessions.
159 Il paraît donc difficile de définir, de façon générale, l’infrajustice comme un moyen, pour les
parties, d’éviter la justice ou au moins d’ôter à la justice la décision finale de leur conflit,
comme le propose [104] Garnot, « Justice, infrajustice… », p. 110 et 112.
160 Benoît Garnot, « L’ampleur et les limites de l’infrajudiciaire dans la France d’Ancien Régime
(xvie, xviie et xviiie siècles) », dans [107] L’Infrajudiciaire..., p. 69-76, précisément p. 71.
161 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XXV, article XIX.
l’ordre les procureurs fiscaux des justices seigneuriales ou ses substituts dans les
juridictions subalternes, lorsqu’il découvrait que ces derniers, par négligence,
par ignorance ou par empathie, s’étaient abstenus de rendre plainte et de faire
informer d’un crime, sous prétexte qu’un accord avait été trouvé entre le camp
de la victime et celui du coupable 162.
Dans le cadre de la procédure de grâce en revanche, l’accommodement ne
visait pas à substituer la transaction privée à l’action publique, mais à combiner
transaction privée et clémence royale. En obtenant un désistement de la partie
civile, c’est-à-dire presque toujours des parents du défunt, les soutiens des
suppliants espéraient porter les maîtres de la grâce à la clémence, en faisant
valoir que, malgré le crime, le camp adverse ne nourrissait plus aucun grief
à leur égard. Pour ceux qui connaissaient le mieux l’esprit de la procédure, il
s’agissait de suggérer que les victimes, en renonçant à la punition de l’accusé,
mettaient elles-mêmes son geste au rang des actes rémissibles. Pour ceux qui
166 n’étaient pas aussi familiers de la logique de la grâce, il s’agissait de souligner que
la partie civile était apaisée, autrement dit que ses droits avaient été reconnus,
que ses exigences avaient été satisfaites, en un mot qu’elle avait obtenu des
dédommagements proportionnés à son préjudice. L’historiographie a parfois
avancé que l’octroi de la rémission ne faisait aucune place aux victimes 163 : cela
est vrai en droit, en ceci que le roi faisait grâce sans que les proches du défunt
disposassent de la moindre voie de recours juridique pour empêcher l’expédition
des lettres ; mais cela n’est pas tout à fait vrai en pratique, dans la mesure où,
pour obtenir grâce, les soutiens du suppliant estimaient souvent préférable de
traiter avec les proches du défunt, et où, au moment de faire grâce, la monarchie
pouvait en effet vouloir tenir compte des résultats de cette négociation. Ceci
explique pourquoi la mention explicite du désistement figurait souvent dans les
placets du suppliant, voire dans le texte du projet de lettres de rémission 164. On
vit même un suppliant attacher le texte de l’accommodement sous son projet
de lettres, comme si les deux actes étaient juridiquement liés 165.
En revanche, la franchise du suppliant ou des soutiens à l’égard des conditions
du désistement était des plus variables. Certains répugnaient même à dire
explicitement qu’ils avaient conclu un arrangement financier, sans doute
parce qu’ils avaient peur de donner l’impression de vouloir acheter la grâce.
Ainsi, lorsqu’en 1742, ce charretier des environs de Paris se vit interroger à
162 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 290-355.
163 Hervé Piant, « Victime, partie civile ou accusateur ? Quelques réflexions sur la notion de
victime, particulièrement dans la justice d’Ancien Régime », dans [108] Les Victimes...,
p. 41-58, précisément p. 47.
164 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1587.
165 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 36, dos. 357.
propos de la transaction conclue avec la veuve de sa victime, « il dit qu’il faut
que ce soit sa femme et Masselot [son soutien] qui aient fait cela pour lui
faire plaisir » 166, ce qui était sans doute vrai, puisqu’il était prisonnier, mais
trahissait néanmoins une gêne évidente. Quelques intercesseurs recouraient
d’ailleurs à des formules elliptiques, qui ne trompaient personne, à l’image
de ce colonel de cavalerie plaidant la rémission d’un de ses hommes en 1764 :
« ce cavalier mérite d’autant plus sa grâce [...] que la famille du mort ne le
poursuit point » 167. D’autres soutiens préféraient s’en expliquer oralement avec
les maîtres de la grâce, mais ceux-ci n’avaient que faire de ces ménagements et
ils disaient les choses sans détours. Ainsi, lorsqu’en 1723, des parents vinrent
trouver le garde des sceaux pour obtenir le salut d’un des leurs, condamné à
mort par contumace depuis près de deux ans pour une agression assimilée à
une tentative d’assassinat, d’Armenonville résuma la situation avec clarté : « la
famille de ce gentilhomme, qui a obtenu à force d’argent le désistement de la
partie civile, a recours à moi pour obtenir des lettres » 168. Lorsque des contumax 167
avaient été condamnés à mort ainsi qu’à des dommages et intérêts, il leur était
166 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2078, f° 15 v.
167 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4590, f° 78 v.
168 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 248, f° 55 r.-v.
169 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 279, dos. 2866.
170 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 131, dos. 1214, f° 113 v.-114 r.
Quelques actes de désistement, fournis par des soutiens déterminés à faire la
preuve de leur bonne foi, figurent encore dans les dossiers de grâce du procureur
général. Quoique leur petit nombre empêche toute généralisation, il apparaît
clairement que ces actes n’avaient aucune forme juridique fixe. Presque toujours
passés devant notaire 171, ils se rédigeaient au gré des habitudes propres à cet
officier et des exigences formulées par les parties. En dehors de la promesse
d’abandon des poursuites judiciaires, aucune stipulation ne paraissait
impérative, pas même celle du montant de la transaction, qui, selon les cas,
était ou non précisé. La règle était toutefois de fournir une justification au
désistement, spécialement lorsqu’on faisait silence sur l’arrangement financier,
ce qui pouvait donner lieu à de véritables morceaux de bravoure sur le plan
littéraire. En 1781, par exemple, un maréchal des logis de la maréchaussée
d’Embrun ayant porté, jusqu’au tribunal de la Connétablie à Paris, sa plainte
contre un officier de cavalerie qui l’avait brutalisé, accepta de renoncer à ses
168 poursuites, alors même que l’agression l’avait jeté sur le moment dans une
fureur irrépressible, et qu’un premier succès judiciaire venait d’être obtenu
quelques jours plus tôt. Selon toute vraisemblance, les soutiens de l’agresseur,
qui sollicitait des lettres d’abolition, avaient su trouver des arguments financiers
suffisamment convaincants pour parvenir au désistement recherché. Il est
vrai que l’officier de cavalerie n’était rien moins que le neveu de l’archevêque
d’Embrun, qui avait pris l’affaire en main. Quoi qu’il en soit, le maréchal des
logis fit rédiger un acte dans lequel il se donnait la satisfaction de rappeler les
torts de son ennemi, tout en faisant valoir sa propre clémence :
Lequel a dit qu’ayant été grièvement insulté et maltraité dans ses fonctions
par M. le comte de Leyssin, capitaine au régiment des cuirassiers, [...] il était
venu en cette ville de Paris dans le dessein de se faire rendre la justice qui lui est
due. Mais, considérant les frais et les longueurs que cette affaire entraînerait,
sollicité par des personnes de considération à qui il est bien aise de témoigner
des égards, pressé par ses amis, excité même par un mouvement de générosité
qui le porte à pardonner, ledit sieur Godard a, par ces présentes, déclaré qu’il se
désiste purement et simplement de l’action qu’il a intentée contre mondit sieur
comte de Leyssin 172.
171 Les historiens de l’infrajudiciaire ont régulièrement souligné ce que pouvait apporter
le dépouillement des minutes notariales à l’étude des accommodements, mais aucun,
semble-t-il, n’a jamais analysé de transaction conclue dans le cadre d’une demande de
lettres d’avant jugement irrévocable. Pour une allusion incidente à ce genre d’actes, à partir
de l’étude d’un échantillon parisien du xviie siècle, voir [135] Soman, « L’infra-judiciaire à
Paris... », p. 371.
172 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1994, f° 60 r.
Dans certains actes de désistement, les soutiens ne se contentaient pas de stipuler
l’abandon des poursuites. Faisant preuve de la plus extrême prudence, ils tenaient
aussi à faire garantir que cet abandon durerait jusqu’au terme de la procédure
de grâce, c’est-à-dire, si les lettres étaient accordées, jusqu’à leur entérinement
devant la juridiction compétente. Tel fut le cas, en 1738, à propos d’une rixe
survenue dans un village d’Auvergne, entre de jeunes chasseurs, accompagnés
de leurs domestiques, et un groupe de journaliers qui voulurent les empêcher de
passer dans un champ d’avoine non moissonné. L’échauffourée se solda par la
mort d’un paysan nommé Lauradoux, dont le père et le frère acceptèrent, peu de
temps après, de signer un acte de désistement formulé dans ces termes :
Comme lesdits Guillaume et François Lauradoux reconnaissent que cet accident
est arrivé sans aucune dessein prémédité et dans les premiers mouvements de
la querelle qui a été excitée avec vivacité de part et d’autre, ils ont déclaré et
déclarent par ces présentes qu’ils se départent purement et simplement de toutes
169
les poursuites qu’ils auraient faites et pourraient faire contre lesdits Lhoyer, Brun
de Nohanens et autres complices, et de tous les droits qu’ils pouvaient avoir
173 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1679, f° 262 v.-263 r.
tué François Celin de La Bessière, fils de Jean-Baptiste, au cours d’un combat
singulier aux allures de duel. Après quinze ans d’efforts, le père du meurtrier
était enfin parvenu à arracher un accord au père de la victime. L’acte inscrivait
la démarche du coupable dans la procédure de grâce, dont le bon déroulement
était garanti par la partie civile jusqu’à son terme :
[Jacques Jouzencie a] toujours fait témoigner audit sieur Celin du Montel
et à sa famille le plus vif chagrin dont il était pénétré d’avoir commis ledit
homicide [...], et ayant en conséquence sollicité auprès du Roi la grâce et
rémission dudit homicide, il a cru qu’avant de parvenir à l’obtention des
lettres de grâce et rémission, il était nécessaire d’avoir le département et
consentement dudit sieur Celin du Montel. À cet effet, il a très humblement
et instamment fait supplier ledit sieur Celin du Montel de vouloir calmer ses
ressentiments de l’homicide qu’il avait commis involontairement et contre
son gré, et d’avoir pour lui quelque indulgence. Ledit sieur Celin du Montel,
170
croyant devoir préférer la clémence aux ressentiments et ne point former
d’obstacles, de son gré et bonne volonté, se départ, par ces présentes, de tous
les dommages intérêts qu’il avait droit de prétendre et exiger [...] [et] consent
que ledit sieur Jacques Jouzencie se pourvoie pour obtenir de Sa Majesté des
lettres de grâce et rémission pour raison dudit homicide par lui commis en la
personne dudit sieur Celin son fils, et que lesdites lettres de grâce et rémission
soient entérinées, ledit département et consentement fait volontairement et
sans aucun prix, se départant pareillement ledit sieur Celin du Montel par ces
présentes de tous les dommages intérêts qui pourraient lui être adjugés par le
jugement d’entérinement desdites lettres 174.
174 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 216, dos. 2139, f° 70 v.-72 r.
Ledit département et consentement [est] fait et donné par ledit sieur Celin du
Montel, à la charge que ledit sieur Jacques Jouzencie fils sera tenu de s’absenter de
la province d’Auvergne dans le mois à compter du jour de l’entérinement desdites
lettres, et de n’y paraître jamais pour quelques causes et occasion que ce soit,
prévues et à prévoir, à peine de dix mille livre d’amende, que ledit sieur Antoine
Jouzencie père, tant en son nom que comme prenant en main et se portant
fort pour ledit sieur Jacques Jouzencie [...] s’oblige de payer audit sieur Celin
du Montel, et après lui à ses hoirs et ayant causes, toutes les fois que ledit sieur
Jacques Jouzencie contreviendra à la présente clause, laquelle somme de dix mille
livres pour chaque contravention sera aumônée à l’hôpital général ou maison de
charité dont Celin du Montel ou ses héritiers après lui feront le choix 175.
Cette clause d’exil était, de toute évidence, justifiée par la soif de vengeance de
certains des parents du défunt et la crainte légitime de nouveaux combats singuliers,
peut-être meurtriers, pour la famille Celin elle-même. Elle a ceci d’intéressant, sur
171
le plan juridique, qu’elle équivalait à une clause d’interdiction de retour sur les
lieux, telle qu’on en trouvait parfois dans les lettre de rémission et telle que le père
175 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 216, dos. 2139, f° 72 r.-73 v.
sursis : en persuadant le Sceau d’instruire le dossier, on arrêtait la main du
bourreau. Pour les soutiens, l’enjeu n’était donc pas encore de démontrer que
le condamné méritait bel et bien des lettres de clémence – si la procédure
était lancée, il y aurait tout loisir de produire des mémoires justificatifs,
des témoignages favorables, des interventions supplémentaires –, mais de
convaincre que la demande du suppliant méritait d’être examinée. À cette
fin, les intercesseurs d’imploration et les intercesseurs d’influence faisaient,
chacun avec leurs armes, le siège du ministre ou, avant lui, du secrétaire du
Sceau. La supplication pouvait d’ailleurs être aussi difficile à ignorer que
l’entregent, comme le suggère cette lettre de consultation adressée en 1761
à Joly de Fleury II par le secrétaire d’État Saint-Florentin, à propos de la
demande de grâce de deux marchands – un homme d’âge mûr et sa vieille
mère –, coupables d’une série de petites escroqueries :
Je vous envoie, Monsieur, un mémoire que toute une famille en pleurs est
172
venue me présenter ici, prétendant que leur père et grand-mère ne sont pas
aussi coupables que l’annonce l’arrêt qui a été rendu contre eux. Je vous prie de
vouloir bien m’envoyer un extrait de la procédure avec votre avis sur la grâce
qu’ils demandent 176.
176 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4139, f° 131 r.
177 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XXV, article XXI.
178 Ainsi, en 1780, Muyart de Vouglans suggéra de prévoir « un certain délai, […] réglé suivant
la distance des lieux », afin de laisser le temps matériel d’en appeler à la grâce du roi. [128]
Porret, « Atténuer le mal… », p. 117.
179 Lors de la fameuse affaire dite des trois roués, en référence aux trois hommes condamnés
en 1785 au bailliage de Chaumont-en-Bassigny et au parlement de Paris pour vol et
tentative d’assassinat, au terme d’une procédure entachée d’irrégularités, Dupaty publia un
retentissant Mémoire justificatif, dans lequel il s’élevait incidemment contre l’impossibilité
de faire appel à la clémence du roi à cause de la précipitation des cours souveraines à faire
exécuter leurs arrêts de condamnation. [64] Marion, Le Garde des sceaux Lamoignon...,
p. 34.
condamnation à mort en dernier ressort 180. N’ayant pu y parvenir, il glissa
cette disposition dans la grande réforme judiciaire contenue dans les édits de
mai 1788, mais, cette entreprise ayant été abandonnée devant la résistance
acharnée de la magistrature, le principe d’exécution immédiate resta en vigueur
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime 181. Dans les faits, la plus sûre ressource des
condamnés tenait au temps matériel nécessaire au transfert de la juridiction
de dernier ressort, où était prononcé l’arrêt, vers la juridiction de première
instance, où avait lieu l’exécution. Par la force des choses, un délai plus ou moins
long s’écoulait entre la publication du verdict et le déroulement du supplice,
du moins pour ceux qui n’avaient pas la malchance d’avoir été jugés pour un
cas prévôtal ou présidial – c’est-à-dire sans appel en parlement 182 –, ou d’avoir
été condamnée dans deux juridictions de la même ville – ainsi, à Paris, pour
les nombreux criminels condamnés au Châtelet puis au Parlement, le voyage
de retour se réduisait au transfert des prisons de la Conciergerie vers celles du
Grand Châtelet, distantes de quelques centaines de mètres seulement. 173
Mais, dans tous les cas, en l’absence de délai garanti par la loi, le temps était
180 L’existence de cette déclaration royale datée du 9 février 1788, que les historiens, en
particulier Marcel Marion, semblent avoir ignorée, est attestée par l’ordre d’enregistrement
reçu par Joly de Fleury IV, dans un courrier du secrétaire d’État de la Maison du Roi du
19 février (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 2192, f° 280-281). De toute évidence, cette
déclaration royale ne fut jamais enregistrée, ce qui ne doit pas surprendre, car, à cet égard,
Marcel Marion a bien montré que nombre de parlementaires y étaient hostiles, arguant
que « le délai de trente jours n’était qu’une aggravation inutile de souffrance, une agonie
effroyable infligée aux malheureux condamnés, un moyen barbare de leur faire souffrir
mille morts au lieu d’une ; [que] l’examen des sentences capitales par le souverain, ou
plutôt par son ministère, n’avait pour but que d’assurer l’impunité aux coupables riches
et puissants », arguments que Marcel Marion envisage comme des prétextes spécieux,
seulement destinés à préserver la puissance et l’autorité des chambres criminelles ([64]
Marion, Le Garde des sceaux Lamoignon..., p. 87-88).
181 [64] Marion, Le Garde des sceaux Lamoignon..., p. 86, 232-233, 240-241 et 255.
182 Cette réalité juridique et pratique rendait l’exercice de la grâce très difficile pour cette
catégorie de criminels. [91] Castan, La justice expéditive..., p. 346.
183 En 1738, le chancelier d’Aguesseau, en réponse aux représentations d’un parlement de
province qui avait protesté contre un ordre de surséance du roi, s’exprima de la manière
Dans le cas d’un arrêt prononcé au parlement de Paris, il était certes possible
d’attendre le prononcé de la condamnation pour déposer un placet au Sceau,
mais beaucoup préféraient néanmoins prendre les devants, en faisant connaître
la situation du suppliant au ministre avant même son procès en appel.
Cependant, certains soutiens ne se contentaient pas d’attendre que le
sursis vînt de l’examen de la grâce. Il est vrai qu’on pouvait toujours craindre
qu’un contretemps ne débouchât sur une exécution prématurée. Ainsi, les
déplacements du ministre entre Paris et Versailles, plus encore ses séjours à
Compiègne ou Fontainebleau à la suite de la cour, pouvaient compliquer la
tâche des intercesseurs qui voulaient le rencontrer ou même simplement lui
écrire. En 1752, par exemple, le secrétaire du roi Coustard 184, qui était chargé
de suivre la demande de grâce faite par un usurier condamné à l’amende
honorable, s’inquiéta de n’avoir reçu aucune nouvelle du placet qu’il avait
déposé en faveur de son client. Langloys, alors secrétaire du Sceau, lui répondit
174 de Compiègne, où s’étaient transportés une partie des bureaux du garde des
sceaux Machault :
Jusques à présent, Monsieur, je n’ai point le placet du nommé Abraham Lequin
que vous me marquez avoir été adressé le 30 à Monseigneur le garde des sceaux.
Il se peut faire que par erreur on m’ait envoyé à Paris pendant que je suis ici. Je
compte y arriver jeudi, mais je n’y resterai pas et ne verrai M. le garde des sceaux
que jeudi en huit. Ainsi, si l’affaire peut être susceptible de quelque grâce, il faut
voir M. le procureur général pour tâcher de l’engager à suspendre l’exécution de
l’arrêt pendant le courant de la semaine prochaine 185.
Même lorsque le ministre avait lancé l’examen de la grâce, des lenteurs dans
l’expédition du courrier ou des pertes dans l’acheminement des lettres pouvaient
placer le condamné en situation périlleuse. On vit d’ailleurs, à plusieurs
occasions, l’ordre de sursis arriver après l’exécution de l’arrêt 186, d’autant
la plus claire sur cette question : « on ne doit pas prendre trop à la lettre les termes de
l’article XXI du titre XXV de l’ordonnance de 1670. Cet article porte à la vérité que les
jugements seront exécutés le même jour, mais cette disposition doit être entendue sous
la condition tacite, et qui est, pour ainsi dire, de droit, qu’il ne survienne aucune ordre
de Sa Majesté pour suspendre l’exécution du jugement – ainsi cet article, pris dans son
véritable sens, signifie seulement qu’il ne dépend pas des juges de différer d’eux-mêmes
de faire exécuter leurs jugements – sans quoi le roi serait toujours dépouillé d’un des
plus nobles attributs de sa majesté royale, qui est de pouvoir modérer la rigueur des
peines ». [1] Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CLXXVII, p. 276-
278, précisément p. 276.
184 Louis-Abraham Coustard, secrétaire du roi de 1708 à 1757. [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires
du roi..., t. I, p. 399.
185 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3184, f° 255 v.
186 Nous aurons l’occasion d’y revenir au préambule du livre II.
que les soutiens ne pouvaient agir préventivement auprès de la juridiction
subalterne elle-même, qui n’était pas en droit de différer l’exécution sans des
ordres supérieurs 187. Il en résulte que certains intercesseurs, soucieux de ne
pas prendre le moindre risque, intervenaient déjà en amont, en s’efforçant
d’obtenir un délai des juges eux-mêmes, sous la forme d’une suspension de
signature de l’arrêt. Dans les jours précédant le procès, voire à l’issue du
procès lui-même, ils sollicitaient les parlementaires concernés, à commencer
par le rapporteur et le président de chambre. C’est ce que fit, par exemple, en
1760, ce trésorier de la paroisse Saint-Jacques-de-L’Hôpital, qui s’intéressait
à un voleur par effraction promis à la potence. À trois jours du jugement en
appel de son protégé, il rédigea cette lettre, vraisemblablement à l’intention
du conseiller rapporteur du procès :
Une famille désolée a recours à votre clémence au sujet d’une affaire bien
malheureuse pour elle. M. le curé de Saint-Eustache s’y intéresse infiniment. Le
175
nommé Jean Louis Joseph Angot, prisonnier à la Conciergerie, a été condamné
à mort pour vol par sentence du Châtelet de Paris. La famille espère obtenir
187 Un incident survenu en 1781 le met parfaitement en évidence : les juges du bailliage de Bar-
le-Duc ayant suspendu l’exécution d’un homme condamné à mort par le Parlement, sous
prétexte que des soutiens avaient fait savoir qu’ils espéraient obtenir sa grâce, ils furent
vertement tancés par Joly de Fleury II, avec l’accord du garde des sceaux Miromesnil. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 257, dos. 6809.
188 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3834, f° 33 r.
189 Un bon exemple en est fourni par ce prêtre parisien, qui, en 1754, réussit à obtenir un
sursis à signature de plus de trois semaines en faveur de sa domestique condamnée au
fouet, à la marque et au bannissement, dans une banale affaire de vol. BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 307, dos. 3325.
se donne à voir dans les démarches accomplies par les soutiens, apparaît de
manière explicite dans le fascinant aide-mémoire dont était muni l’un d’entre
eux en 1761. Ce billet, manifestement rédigé par un intercesseur occupant une
place antérieure dans la chaîne de mobilisation, lui exposait les deux choses
à faire en faveur de son protégé, un homme poursuivi pour violences sur un
brigadier de maréchaussée :
Supplier M. le président de Nassigny 190 d’obtenir un sursis de M. Pasquier 191
rapporteur ou de M. de Lamoignon 192 de l’arrêt du 15 septembre contre
Marteau, dit Georget, de Rambouillet.
Faire supplier M. le Comte de Saint-Florentin d’ordonner un sursis à l’exécution
de cet arrêt, pour pouvoir obtenir la grâce de Georget ou des lettres de
commutation de peines. Il faut obtenir que ce sursis soit au moins de 6 semaines
pour attendre le retour des protecteurs de Marteau 193.
176 Ce document fait voir au passage que, dans l’esprit de certains soutiens, le sursis
était non seulement destiné à différer l’exécution de l’arrêt de condamnation,
mais aussi à laisser le temps nécessaire aux intercesseurs pour agir en faveur de la
grâce, ce qui supposait, dans le cas présent, d’attendre le retour dans la capitale
des protecteurs les plus puissants.
À lire les dossiers conservés dans les archives des procureurs généraux, les
demandes de sursis auprès des parlementaires eux-mêmes étaient ou bien peu
fréquentes, ou bien rarement exaucées. En effet, sur des centaines de demandes
de grâce soumises aux Joly de Fleury père et fils, il ne s’en trouve que quelques
dizaines pour lesquelles il est attesté que les juges octroyèrent un délai avant
l’exécution. Et si l’on tient compte du fait que les magistrats accordaient
parfois spontanément un tel délai pour des condamnés qu’ils avaient pris
en pitié, la plupart du temps à cause de leur âge, il ne reste plus qu’un petit
nombre d’affaires où il est établi que les soutiens leur arrachèrent un sursis.
Il est d’ailleurs assez vraisemblable que les parlementaires accordaient plus
volontiers cette faveur lorsque les intercesseurs leur étaient proches. C’est
du moins ce que l’on est en droit d’imaginer lorsqu’on examine quelques-
uns de ces condamnés bénéficiaires d’un sursis, tels, en 1743, ce voleur
soutenu par son maître, qui était conseiller de la Chambre des Comptes,
190 Pierre-Jacques Moreau de Nassigny, président à la première Chambre des Requêtes à partir
de 1713, reçu conseiller d’honneur en 1750. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 320
191 Sans doute Étienne Pierre Pasquier, conseiller à la deuxième Chambre des Enquêtes depuis
1758. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 340.
192 Sans doute Chrétien François II de Lamoignon de Basville, président à mortier depuis 1758.
[45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 235.
193 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4150, f° 411 r.
cour souveraine elle aussi abritée au Palais 194, ou encore, en 1753, cet autre
voleur soutenu cette fois par son ancien maître, le conseiller au Parlement
Bèze de Lys 195, décidément peu chanceux avec ses domestiques, puisqu’il fut
aussi l’employeur de Damiens 196. Et, dans le cas de cette voleuse condamnée
en 1735, les choses étaient parfaitement claires, puisque le placet envoyé au
garde des sceaux Chauvelin exposait que les juges lui avaient accordé un sursis
par compassion pour sa famille, qui comptait dans ses rangs des magistrats du
parlement de Douai 197. La retenue des présidents et rapporteurs en matière
de suspension de signature s’explique sans nul doute par le fait qu’à leurs
yeux, un sursis des juges dépassait la simple facilitation technique : parce
qu’il revenait à contourner l’ordonnance criminelle, fondée sur le principe
de l’exécution immédiate, il était un geste de conséquence, qui trahissait une
inclination, même timide, en faveur de la grâce. D’ailleurs, les soutiens qui
l’obtenaient ne manquaient pas d’en faire un argument dans la suite de la
procédure, à l’image de cet intercesseur écrivant en 1754 à de Joly de Fleury II, 177
pour obtenir un avis favorable à une commutation en faveur d’un jeune voleur
Pour ceux des soutiens qui n’avaient pas n’avaient pas obtenu la suspension
de signature désirée, parfois pour être arrivés un peu trop tard, il ne restait
guère qu’à se précipiter au Sceau 199. Toutefois, certains choisissaient plutôt
de se tourner vers le procureur général 200, qui était un peu plus accessible que
le ministre et présentait surtout l’avantage d’être plus proche du bourreau
dans la chaîne de transmission des ordres. Ainsi, en 1742, les soutiens d’un
208 On peut citer le cas de cette jeune dentellière parisienne condamnée en 1767 à la pendaison
pour vol avec effraction, qui, après être arrivée sur les lieux de l’exécution, se déclara
grosse, à l’instigation du prêtre qui était chargé de l’assister dans ses derniers instants et
qui imaginait sans doute pouvoir obtenir sa grâce. Mais, un peu moins de trois mois plus
tard, en l’absence de grossesse avérée, l’exécution eut lieu, signe qu’aucune grâce n’avait
été obtenue, peut-être parce que la condamnée avait la malchance de s’appeler Choiseul
et d’être tenue par le public pour une parente du duc de Choiseul, alors ministre le plus
influent du gouvernement, ce qui ne pouvait qu’encourager la monarchie à la sévérité,
pour éviter toute rumeur de favoritisme. Sur cette affaire, voir [30] Hardy, Mes Loisirs..., t. I,
p. 243-244 et 252.
209 Le cas plus célèbre est évidemment celui de la jeune Marie Salmon, servante caennaise
condamnée en 1782 au bûcher pour l’empoisonnement de son maître, qui se prétendit
grosse au moment d’être conduite à l’exécution, ici encore sur les encouragements de
deux prêtres convaincus de son innocence. Mais, dans ce cas, à l’expiration du sursis,
l’intervention déterminée de l’avocat Le Cauchois permit d’obtenir un nouveau sursis et
d’ouvrir une révision de procès, qui déboucha en 1786 sur une décharge d’accusation
retentissante. Sur cette cause fameuse, voir A[mable] Floquet, Histoire du parlement de
Normandie, Rouen, É. Frère, 1840-1842, 7 vol., t. VII, p. 387-396 ; [64] Marion, Le garde des
sceaux Lamoignon..., p. 37-39 ; [60] Chaline, Godart de Belbeuf..., p. 446-450 ; [120] Maza,
Vies privées, affaires publiques..., p. 208-220 ; [124] Nouali, La criminalité en Normandie...,
p. 383-388 et 428-440.
Sourches s’intéressa en 1766 au sort d’un voleur à l’étalage condamné au fouet,
à la marque et au bannissement, il sollicita une commutation de peine en un
enfermement à Bicêtre, en précisant « même avec un plus amplement informé
s’il est nécessaire » 210, ce qui n’avait aucun sens sur le plan juridique. La même
année, la duchesse de Brissac, déterminée à éviter le fouet et la marque à un
commis voleur de linge, intervint avec énergie auprès du procureur général
pour demander une détention, sans savoir que son protégé avait juridiquement
besoin pour cela de lettres de commutation de peine. Après cinq jours et
trois lettres marqués par de fausses démarches et de multiples malentendus,
elle put annoncer avec soulagement à Joly de Fleury II qu’on venait enfin de
lui expliquer la nature exacte de la grâce qu’elle devait obtenir. Pour excuser ses
bévues auprès du magistrat, elle invoqua son « ignorance sur le fait des affaires
de coquin » 211, ce qui, signifiait, dans son langage d’aristocrate pétrie de bonne
conscience, qu’elle n’était pas très versée en droit criminel. Comme beaucoup
180 d’autres intercesseurs sans doute, elle avait donc dû avoir recours à un conseil
juridique : procureur, avocat ou, mieux encore, secrétaire du roi.
À cet égard, l’inégalité entre les soutiens ne pouvait qu’être très grande. Les
puissants, qui avaient toute facilité pour employer des hommes de loi, s’en
remettaient sans hésitation aux juristes les plus distingués. Ainsi, en 1742, le
marquis de Torcy, lorsqu’il sollicita la réhabilitation du lieutenant prévaricateur
de ses justices de Croissy et de Torcy, put annoncer au procureur général qu’il
avait confié l’affaire au « sieur Perrin, avocat au conseil et syndic des secrétaires
du roi » 212. Comme ces titres le laissent présager, ce juriste, qui était aussi
avocat en Parlement, représentait ce qu’il y avait de plus recommandable sur
la place parisienne, ne serait-ce que parce que ses grand-père et père avaient
déjà exercé ces professions avec réputation 213. De même, lorsqu’en 1748,
le marquis de Bonnac, ancien ambassadeur de France aux Provinces-Unies,
résolut de secourir un jeune homme condamné pour vol domestique, il confia
immédiatement le suivi de l’affaire à Bocquet de Tillères, un avocat au conseil
qui gérait ordinairement ses affaires. Les humbles, quant à eux, dépourvus
de relations dans le monde des juristes, spécialement lorsqu’ils n’étaient pas
parisiens, devaient, du jour au lendemain, trouver celui qui serait susceptible
de leur ouvrir les portes de la grâce, à l’image de cette épouse d’un marchand
fripier de Saint-Quentin condamné pour filouteries, qui, pénétrant, un jour
de 1752, dans le bureau d’un avocat au conseil de la capitale, lui demanda
210 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 421, dos. 4894, f° 220 r.
211 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 421, dos. 4898, f° 264 r.
212 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2092, f° 171 v.
213 Jean Perrin, secrétaire du roi depuis 1727, successeur de Pierre Perrin, lui-même successeur
d’Adrien Perrin. [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires du roi..., t. II, p. 1065-1066.
naïvement de « trouver quelque remède, s’il était possible, contre un arrêt
du Parlement [...] qui condamnait au carcan, au fouet et aux galères ledit
Pecquet, son mari » 214. Les pauvres, enfin, dénués des moyens nécessaires à la
rémunération d’un homme de loi, étaient réduits à recueillir les explications
que voulaient bien leur donner les commis et les secrétaires, tant au Sceau
qu’au parquet, à l’exemple de cette femme qui, en 1753, apprit, de la bouche
même de Langloys, le principe de tarification des lettres de clémence qu’elle
sollicitait avec persévérance pour une famille coupable d’homicide collectif 215.
Mais tous, grands ou petits, étaient conduits à s’initier aux principes
élémentaires de la grâce judiciaire.
Outre l’apprentissage juridique, les soutiens les plus résolus s’assujettissaient
à un devoir de présence dans les bureaux, en particulier dans les jours où la
procédure était lancée. Sans nécessité juridique, mais par souci de déposer des
pièces en mains propres ou de s’assurer que la demande de grâce était bien
enclenchée, ils voyageaient du secrétariat du Sceau à celui du parquet 216, au 181
prix parfois de déplacements conséquents, notamment lorsque le roi et donc
214 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 300, dos. 3206, f° 61 r.
215 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 51-58.
216 Un exemple certes caricatural, mais néanmoins révélateur de ce souci est fourni par le
premier président de la Cour des Monnaies, qui, en 1730, ayant obtenu au cours d’une
entrevue avec le garde des sceaux que la grâce d’un huissier de sa cour fût examinée, partit
immédiatement chez le procureur général avec un mémoire sur lequel il avait fait écrire au
ministre « Je prie M. le procureur général de me mander ce qu’il pense de cette affaire »,
sans vouloir attendre que le Sceau adressât, selon l’usage, une demande de consultation
au parquet. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 83, dos. 848, f° 206 v.
217 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1636 ; vol. 313, dos. 3406.
218 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 333, dos. 3577, f° 266 r.
Quelquefois, ces intercesseurs contribuaient, par leur vigilance, à corriger des
dysfonctionnements administratifs. Tel fut le cas de ce soutien d’un soldat du
régiment des Gardes Françaises, qui mit le doigt, au début de 1742, sur la
perte momentanée, par les bureaux du procureur général, de la demande de
consultation du chancelier. La lettre que Langloys adressa à Joly de Fleury I à ce
sujet, illustre à merveille ce que pouvait être la tâche d’un intercesseur attentif :
Il est venu ici cet après-midi un homme qui s’intéresse au nommé Bruneau,
soldat aux Gardes condamné à mort par sentence du Châtelet, au sujet du
meurtre du nommé Barrier, postillon du Roi. Je lui ai dit que M. le chancelier
vous avait écrit à ce sujet. Il prétend que vous lui avez dit avant-hier que vous
n’aviez eu aucune lettre de M. le chancelier sur cette affaire. Je ne saurais croire
qu’il dise vrai. Cependant, comme il m’a assuré que cet accusé devait être jugé
demain, je viens de faire faire une copie de la lettre que M. le chancelier vous
a écrite le 17 décembre dernier, et qui a dû vous être rendue en son temps. J’ai
182
l’honneur de vous envoyer cette copie 219.
219 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2137, f° 319 r.-v.
220 Ainsi, en 1738, dans une affaire de rémission pour un homicide collectif, le père de deux
des suppliants était dans les bureaux du procureur général au moment précis où l’on
se demandait si l’information, faite par la sénéchaussée de Clermont-Ferrand, était déjà
arrivée au greffe du Parlement et ce fut lui qui sut dire qu’elle n’avait pas encore quitté
l’Auvergne. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1679.
221 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2417, f° 225 bis r.
222 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2976.
de certains intercesseurs, qu’ils estimaient impossible de suivre l’affaire sans
être présents à Paris, à l’image de cette marquise qui expliqua, en 1765, qu’une
comtesse de ses amies ne pouvait agir en faveur de son protégé parce qu’elle
était à la campagne 223. En vertu de cette logique, quelques-uns allaient jusqu’à
assurer une forme de présence permanente auprès des maîtres de la grâce, de
crainte que le souvenir de leur cas ne s’éloignât. Un exemple limite est fourni
par ce notable de Laon, désireux, en 1739, d’obtenir la levée de l’interdiction
de possession d’office qui lui avait été infligée dans des lettres de pardon, à la
suite d’une affaire de faux. Soucieux que son intercesseur soit à proximité du
procureur général au moment précis où celui-ci donnerait son avis – il est vrai
que ce soutien, nommé Sérilly, était le propre gendre de Joly de Fleury I 224 –, il
en vint à fournir au secrétaire de ce dernier un véritable calendrier, qui détaillait
les périodes de présence à Paris de son petit réseau de mobilisation :
J’ai été chez Mgr le Procureur général pour avoir l’honneur de vous voir au
183
sujet de mon affaire, et pour vous prier, si faire se peut, d’attendre le retour de
M. de Sérilly pour la décision d’icelle, n’ayant que lui pour protecteur auprès
À l’instar de ces plaideurs provinciaux venus résider dans la capitale pour suivre
leur procès au Parlement, certains soutiens s’établissaient à demeure à Paris
ou Versailles durant le temps que durait l’examen de la grâce de leur protégé.
D’ailleurs, il se trouvait des suppliants pour souligner dans leur placet les frais
engendrés par cette présence. En 1757, par exemple, une prisonnière en quête
de lettres de rappel d’enfermement expliqua au procureur général que « ses
parents [étaient] à Paris depuis six mois où ils dépensaient beaucoup » 226. Et
la même année, un meurtrier en quête de lettres de rémission dans une affaire
difficile qui traînait depuis plus d’un an, fit valoir au magistrat que, depuis son
crime, « [ses] parents n’[avaient] point cessé d’être à la suite de la Cour », et que
différer plus longtemps la décision « serait opérer la ruine entière de sa fortune
personnelle et de celle des siens en général » 227.
223 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 420, dos. 4850, f° 45 r.
224 [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur général..., p. 35.
225 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 198, dos. 1872, f° 72 r.
226 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 281, dos. 2913, f° 152 r.
227 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3634, f° 406 r.
Craignant, parfois à juste titre, de voir leur dossier submergé par le flot des
affaires qui venaient s’échouer régulièrement sur les bureaux, spécialement sur
celui du procureur général, certains soutiens concevaient leur intervention
régulière comme une manière, sinon d’accélérer la procédure, du moins
d’aiguillonner les maîtres de la grâce 228. Les Grands, en particulier, procédaient
volontiers à des relances qui s’apparentaient à des rappels. Lorsqu’en 1753, le
comte de Charolais s’impatienta du sort de la demande de commutation de son
cocher condamné pour violences, le garde des sceaux Machault écrivit aussitôt
à Joly de Fleury II dans ces termes : « comme on me presse de décider cette
affaire, je vous prie de m’envoyer les éclaircissements que je vous ai demandés
le plus tôt qu’il vous sera possible » 229. Et lorsqu’en 1768, le duc de Praslin
passa demander au chancelier si le procureur général avait rendu son avis, à
propos des lettres de décharge de peine sollicitées par des débitants de littérature
prohibée auxquels il s’intéressait, Maupeou ne manqua pas d’écrire à Joly de
184 Fleury II, pour lui suggérer de l’envoyer « plus tôt que plus tard » 230. Les soutiens
les mieux organisés étaient capables d’exposer avec précision l’historique du
dossier depuis le dépôt de la demande de grâce. Mieux encore, plusieurs d’entre
eux, qui attendaient avec anxiété que le procureur général rendît son avis au
ministre, furent capables d’écrire au magistrat pour lui dire très précisément
depuis quand le dossier avait été traité par ses propres subordonnés et déposé
sur son bureau pour avis 231. Voici, par exemple, ce qu’écrivit en 1753, à Joly de
Fleury II, la sœur d’un cavalier de maréchaussée lorrain, condamné pour avoir
laissé échapper un prisonnier par négligence :
[...] s’étant pourvu en lettres de décharge et de réhabilitation [auprès du
garde des sceaux], son mémoire vous a été renvoyé pour donner votre avis,
à l’effet de quoi il vous a plu faire faire par le sieur de Villiers, l’un de vos
substituts, l’extrait de procédure, qu’il a remis à Votre Grandeur le 29 du
présent mois de mars, de sorte qu’il ne dépend plus que de vos bontés de
faire fixer le sort du frère de la suppliante, qui n’a jamais mérité la punition
sévère qu’on lui a infligée pour un crime qu’il n’a pas dépendu de lui de ne
pas commettre 232.
228 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 41-61 ; vol. 1994, f° 228-254.
229 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 301, dos. 3233, f° 195 r.
230 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol., dos. 5294, f° 237 r.
231 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 279, dos. 2861 ; vol. 1996, f° 84-93.
232 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 301, dos. 3225, f° 11 r.
sur eux seuls. En effet, l’historiographie a montré qu’au cours du xviiie siècle, les
justiables engagés dans des causes civiles ou criminelles importantes, appuyés
ou encouragés par leur avocat, firent un appel de plus en plus large à l’opinion
publique, par la voie des mémoires judiciaires appelés factums. Destinés en
principe aux seuls magistrats chargés de juger la cause, ces mémoires furent parfois
imprimés à des centaines, voire des milliers d’exemplaires pour être distribués ou
vendus à un public qui se les arrachait, spécialement à Paris. Et cette avidité ne
fit que croître à l’approche de la Révolution, parce que les factums devinrent à
la fois un exercice littéraire propre à consacrer les avocats les plus brillants et un
vecteur privilégié de discussions enflammées sur les grands principes supposés
régir la société et même l’État 233. Rien de tel n’exista jamais dans le domaine de
la grâce. Certes, les affaires retentissantes, par le crime ou par les protagonistes,
ne manquèrent pas. D’ailleurs, dans pas moins d’une dizaine de demandes de
grâce, les procureurs généraux reçurent des factums, mais il s’agissait de mémoires
imprimés à l’occasion du procès qui avait condamné le suppliant, et non en vue 185
d’obtenir la grâce consécutivement à ce procès 234. Autrement dit, certains soutiens
233 Sur tout ceci, voir naturellement [120] Maza, Vies privées, affaires publiques...
234 Les exemples les plus significatifs sont les suivants : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264,
dos. 2672 ; vol. 300, dos. 3215 ; vol. 339, dos. 3634 ; vol. 342, dos. 3684 ; vol. 356,
dos. 3914 ; vol. 382, dos. 4339 ; vol. 445, dos. 5358.
235 Au risque de contradictions, lorsque le discours déployé en faveur de la grâce avait évolué
par rapport à l’argumentaire exposé lors du procès, ce que ne manqua pas de souligner
Joly de Fleury II en examinant les pièces remises en 1747 par un homme qui sollicitait une
commutation de peine au lendemain de sa condamnation au Parlement. BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 284, dos. 2955.
236 Voir L’affaire des feux de la Saint-Jean au livre III, chapitre IX, paragraphe 3.
dans l’expédition des lettres de commutation d’un chevalier auquel le roi avait
fait grâce 237.
Dès lors que les intercesseurs étaient déterminés à convaincre, par les
voies d’influence, les seuls maîtres de la grâce, leurs cibles étaient clairement
identifiées : en dehors du roi lui-même, que bien peu pouvaient espérer
approcher, il s’agissait du procureur général, du ministre détenteur des sceaux,
voire, à l’époque où elle exista, des membres de la commission du Sceau 238.
S’il est impossible de prétendre retracer la manière dont les soutiens tâchaient
d’atteindre les différents maîtres de la grâce, il est possible d’éclairer de manière
satisfaisante la façon dont ils agissaient à l’égard du procureur général, puisque
nos sources sont essentiellement constituées par ses papiers personnels. Le fait
d’être contraint d’étudier les pressions sur le magistrat du parquet, plutôt que
sur le détenteur des sceaux, n’introduit toutefois aucun biais particulier, dans
la mesure où les soutiens qui les exerçaient étaient parfaitement informés que
186 l’avis du procureur général était une étape indispensable de la procédure. Ceux
qui étaient familiers des réalités judiciaires le savaient ou le soupçonnaient 239,
quant à ceux qui ne l’étaient pas, ils l’apprenaient souvent en déposant le placet :
en effet, les bureaux du Sceau voire le ministre lui-même, spécialement dans
la seconde moitié du règne de Louis XV, ne cachaient pas aux intercesseurs
qu’aucune décision ne serait prise avant consultation du procureur général 240.
Les soutiens se tournaient donc vers celui-ci en ayant conscience que rien ne
pourrait se faire sans lui. Au demeurant, certains le lui écrivaient dans leur
placet, tels ces parents cherchant, en 1765, à obtenir des lettres de commutation
en faveur d’un des leurs, condamné pour vol dans un moulin des environs
de Paris : « comme ces lettres ne s’accordent que sur les conclusions de Votre
Grandeur, ils la supplient de vouloir bien les faire passer à Monseigneur le
vice-chancelier » 241. En conséquence, l’examen des moyens employés pour
circonvenir le seul procureur général peut, sans aucun doute, faire office d’étude
globale des méthodes d’action utilisées par les soutiens pour arracher une
décision favorable aux maîtres de la grâce. Mais, avant d’entamer cet examen,
246 Le duc de Luynes date cette mort du 23 novembre 1740. [31] Mémoires du duc de Luynes...,
t. III, p. 278.
247 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2113, f° 102 r.
248 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre VI, article XV.
249 Le cas le plus intéressant à cet égard est sans aucun doute celui de ce contumax en quête
de lettres de pardon dans une affaire d’homicide collectif en Auvergne, qui envoya une
copie de sa procédure à Joly de Fleury I, en essayant de désamorcer toute objection relative
à la valeur d’une copie obtenue et communiquée en dehors du cadre légal : « Comme ces
sortes d’actes ne se donnent pas en forme, mon conseil a trouvé à propos que je l’aie
signée et certifiée véritable. Si Monseigneur le procureur général n’y voulait pas ajouter
foi, il faudrait le prier de vérifier l’original qui est au greffe de la Tournelle ». Et l’on peut
lire effectivement la mention suivante sur la copie : « J’approuve que le présent extrait est
véritable et qu’il a été tiré de son original mot à mot ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 98,
dos. 939, respectivement f° 22 r. et 50 r.
250 Voir, par exemple, BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 29, dos. 294.
dans le cas présent, les soutiens du suppliant étant aussi les seigneurs de la justice qui
avait fait l’information, la communication des pièces était presque inévitable.
Il est plus étonnant, en revanche, de voir le Sceau entériner l’infraction et lancer la
procédure sans sourciller. Pour deviner les motifs de cette mansuétude, il faut s’arrêter
un instant sur la parenté de la marquise douairière. Née Du Deffand, Charlotte de La
Tournelle était liée à des personnes de premier plan : elle était en effet belle-sœur de
Mme Du Deffand – la future salonnière –, elle-même nièce de la duchesse de Luynes 251.
Toutefois, il y avait plus déterminant encore : son fils défunt, Jean-Baptiste de La
Tournelle, avait épousé en 1734 Marie-Anne de Mailly-Nesle, dont deux des sœurs,
Mme de Mailly et Mme de Vintimille avaient été, simultanément ou successivement,
des favorites de Louis XV. Or, au cours de l’année 1742, la veuve du marquis de La
Tournelle gagna à son tour la faveur du roi. Le calendrier de cette intrigue galante n’est
pas sans intérêt pour notre propos : devenue l’objet des attentions de Louis XV à partir
du printemps 1742, la jeune femme fut installée dans un appartement à Versailles le
10 septembre, puis faite dame du palais de la reine le 20 septembre 252. En d’autres
termes, au moment précis où la marquise douairière de la Tournelle sollicitait des
lettres pour son garde des eaux et forêts, la faveur de sa belle-fille éclatait de manière
spectaculaire aux yeux de la cour. Dans cette conjoncture, il est aisé de comprendre 189
pourquoi l’infraction à l’ordonnance criminelle ne fit pas obstacle à l’examen de la
257 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2113, f° 129 r.
3) CIRCONVENIR LE PROCUREUR GÉNÉRAL
258 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264, dos. 2665 ; vol. 313, dos. 3406 ; vol. 398,
dos. 4586.
259 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4146.
Votre Grandeur pour la supplier très humblement, comme ils sont, de jeter un
regard de pitié et d’indulgence sur leur état déplorable [...]. Ils s’estimeront trop
heureux de fléchir votre intégrité [...] par la parfaite connaissance qu’ils ont
de votre inclination naturelle et charitable à alléger les peines des malheureux,
qui fait seule leur consolation, et à la faveur de laquelle ils osent se flatter
de la commutation de peine pour laquelle ils se prosternent aux pieds de
Votre Grandeur, où ils réitèrent leur prière comme seul et principal mobile de
la grâce à laquelle ils aspirent 260.
Et, quelques années plus tard, en 1752, son fils, Joly de Fleury II, fut crédité
de la même inclination à la clémence par une parentèle qui voulait épargner le
fouet, la marque et les galères à l’un des siens, coupable de vol dans une auberge
de Fontainebleau :
C’est dans cette triste circonstance qu’un père, une mère et toute la famille,
alarmés d’un jugement si rigoureux, osent implorer la clémence de Votre 193
Grandeur, à ce qu’il vous plaise, par une tendre charité qui vous est ordinaire,
En réalité, ces déclarations n’étaient pas sans doute pas inspirées par une
quelconque réputation de miséricorde attachée aux Joly de Fleury père et fils.
Et pour tout dire, si les circonstances avaient été moins tragiques, ces éloges
de la clémence auraient pu sembler risibles, tant les procureurs généraux
incarnaient l’inflexibilité de la justice répressive. Pour autant, ces déclarations
n’étaient pas non plus l’expression d’une naïve volonté de flatterie ou d’une
fâcheuse tendance à prendre ses rêves pour des réalités. Il semble que ces
familles, en projetant sur le procureur général l’image du magistrat clément,
cherchaient à le faire adhérer à un modèle de justice miséricordieuse, modèle
qui renvoyait en fait à celui du roi justicier dans l’exercice de la grâce. Puisque
le procureur général rendait un avis considéré comme indispensable et
pressenti comme déterminant, certains soutiens, par un glissement naturel,
en venaient, consciemment ou inconsciemment, à exiger de lui les vertus
attendues du souverain. Au reste, on vit parfois des parents lui demander
d’accorder des lettres de clémence, comme s’il en avait eu la prérogative 262, signe
d’une forme de confusion entre le pouvoir consultatif du magistrat et le droit
de grâce du roi. Mais on vit aussi, dans un placet de 1734 manifestement
rédigé par un juriste, un véritable effort pour concilier l’inflexibilité et la
L’attente finissait par rebuter les plus pressés ou les moins déterminés. Ainsi, en
1733, un ancien valet de chambre du cardinal Dubois, venu présenter le placet
de deux cavaliers de maréchaussée auteurs d’un homicide, finit par laisser la 195
supplique aux mains d’un secrétaire en expliquant qu’il ne pouvait plus attendre
265 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 171, dos. 1614, f° 191 r.
266 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1188.
267 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 230, dos. 2345.
268 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3834.
nom, ma porte n’aurait point été fermée, si vous aviez eu la bonté de m’écrire
que vous désiriez me faire l’honneur de me venir voir 269.
Pour qui voulait avoir la garantie d’être reçu, la règle était en effet d’obtenir un
rendez-vous fixé à l’avance. Ce pouvait être une lourde contrainte, notamment
pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, étaient pressés par le temps,
à l’image de ce capitaine du régiment des Gardes Françaises, qui, en ce mois
de mars 1744, était sur le point de conduire sa compagnie sur le théâtre des
opérations et qui ne voulait pas laisser derrière lui l’un de ses hommes, en quête
de rémission pour le meurtre brutal d’un vigneron :
J’ai eu l’honneur de passer six fois chez vous sans avoir pu avoir celui de vous
voir, pour vous parler au sujet d’un soldat de ma compagnie qui a eu une
malheureuse affaire et pour lequel j’ai présenté il y a quelques jours un placet
à Monsieur le chancelier, qui doit vous avoir été renvoyé. Comme le temps
196 presse, étant sur notre départ, j’ose vous prier de me donner une heure demain
dans la journée ou quand vous le souhaiterez pour pouvoir vous expliquer
mon affaire et implorer votre bonté pour un misérable qui a toujours bien fait
son devoir la dernière campagne et qui est un des braves soldats des troupes
du roi. J’espère que vous ne refuserez point cette grâce à celui qui a l’honneur
d’être avec un profond respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant
serviteur 270.
269 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2113, f° 104 r.
270 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 223, dos. 2224, f° 141 r.
271 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 333, dos. 3577, f° 269 r-270 r.
À certains égards, l’obtention d’un rendez-vous était l’une des épreuves qui
jalonnait le parcours de l’intercesseur idéal. On pouvait y voir une faveur, à
l’image de Mme Godot, qui jugea prudent, dans un autre passage de sa lettre à
Joly de Fleury II, de rappeler qu’ils s’étaient rencontrés un jour à Compiègne,
mais surtout de nommer tous les soutiens qu’elle avait mobilisés, comme si,
avant même d’en venir à la grâce, leur intercession devait déjà être invoquée
pour arracher une entrevue. Il est vrai que, dans ses rendez-vous, le procureur
général donnait la priorité aux Grands, qu’il était difficile et délicat d’éconduire,
mais il recevait aussi les humbles, du moins ceux qui ne s’étaient pas eux-mêmes
convaincus qu’une entrevue avec le chef du parquet supposait d’appartenir
aux élites sociales. Quoi qu’il en soit, tout rendez-vous restait soumis aux
règles imposées par le procureur général. L’archevêque d’Embrun en fit
l’amère expérience en 1781, alors qu’il était venu à Paris pour plaider la cause
de son neveu, un capitaine de cavalerie auteur de violences sur un détenteur
de l’autorité. À cause d’un malentendu entre leurs domestiques respectifs, le 197
prélat se présenta, à sept heures du matin, à un rendez-vous fixé par Joly de
274 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3634, f° 314 r.-v.
en acceptant de vous envoyer [ce] placet » 275 – ou de ce nommé Lavergne en
1760 – « Je n’ai pu refuser à un bon ami qui croit que vous avez de la bonté
pour moi de vous faire cette prière » 276. Ainsi, tout individu, qu’il soit grand ou
petit, célèbre ou inconnu, dès lors qu’il était réputé avoir l’oreille du procureur
général, pouvait devenir l’objet de pressantes sollicitations. Une affaire de rixe
collective mortelle survenue en Auvergne en 1730 le fait bien voir. Parmi les
six suppliants en quête de pardon, un hobereau parvint, on ne sait comment, à
trouver le soutien du marquis d’Arpajon, dont la terre était voisine de celle de
Fleury, marquis qui mobilisa lui-même les prêtres des deux villages concernés.
Dans une lettre à Joly de Fleury I, l’un de ces ecclésiastiques, qui connaissait
bien le procureur général et avait fait le catéchisme à certains de ses enfants,
assura qu’il était devenu, en très peu de temps, la cible des nombreux soutiens
intervenant dans cette procédure de grâce. « Je suis accablé de la province et
de Paris pour cette malheureuse affaire », se lamentait-il, avant d’ajouter, en
guise d’explication : « on sait que je suis établi aux environs de Fleury et que j’ai 199
l’honneur depuis longtemps d’être connu et protégé de Votre Grandeur » 277.
275 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 96, dos. 921, f° 227 r.
276 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3840, f° 110 r.
277 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 98, dos. 939, f° 29 v.
278 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 263, dos. 2645, f° 69 v.
279 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3843.
magistrat : « j’ai saisi avec empressement cette occasion pour trouver celle de vous
faire ma cour en vous demandant vos bontés pour [cet homme] » 280.
Il était cependant des cas où l’intercesseur pouvait effectivement se prévaloir
de liens très étroits avec le magistrat ou sa maison. Un exemple éloquent en est
fourni par cette lettre de 1761, adressée à Joly de Fleury II par le duc d’Elbeuf,
alors âgé de 83 ans 281, en faveur d’un homme soupçonné de duel, qui venait de
bénéficier d’un arrêté de la Tournelle :
Monsieur votre père, Monsieur, m’aimait tendrement. Je quittais tous les plaisirs
pour avoir celui de lui tenir compagnie tous les soirs pendant les six dernières
années de sa vie. Je vous prie donc Monsieur de vouloir bien faire le possible
pour que le sieur Le Blef puisse profiter du premier Sceau 282 pour sortir de sa
captivité, qui dure depuis quatre ans et demi [...]. J’ai prié Monsieur l’avocat
général votre frère 283 de s’intéresser pour moi pour que vous accordiez la grâce
que je demande. Pardonnez à l’impossibilité que j’ai d’écrire moi-même, j’aurais
200
eu double plaisir à vous renouveler tous les sentiments que j’ai voués de tout
temps à votre maison 284.
Il était assez singulier de voir ce prestigieux vieillard solliciter pour autrui des
lettres de rémission, lui qui, on s’en souvient, avait obtenu des lettres d’abolition
une quarantaine d’années plus tôt pour son passage à l’ennemi, et avait alors
dû compter sur des proches pour les lui obtenir 285. Mais, au-delà de ce détail
curieux, il est significatif de voir le duc d’Elbeuf invoquer la mémoire du père
et utiliser l’intercession du frère pour toucher le procureur général.
Le recours à la parentèle du magistrat était vue en effet comme une arme
maîtresse par tous ceux qui plaidaient la grâce de leur protégé, ce qu’illustre à
merveille cette phrase contenue dans une lettre d’intercession adressée en 1761
à une femme de la famille Joly de Fleury : « un seul mot de votre part, Madame,
est bien plus pondérant que toute autre protection » 286. Si Joly de Fleury I fut
déjà approchée à plusieurs reprises par ses proches 287, Joly de Fleury II le fut
continuellement. Au cours de sa magistrature, nombre de ses parents acceptèrent,
à un moment ou à un autre, de transmettre ou d’appuyer une demande de
305 Omer Louis François Joly de Fleury, substitut du procureur général à l’époque de ces
rencontres, antérieures au milieu de l’année 1767. [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur
général..., p. 43.
306 Cette hypothèse peut être étayée, au-delà de cet exemple, par un échange entre Louis XV
et la marquise de Pompadour. Le Roi ayant fait allusion à un parlementaire parisien qui lui
servait d’agent d’influence secret au sein de la cour souveraine, sa favorite lui répondit au
sujet de cet homme : « il m’a écrit hier, prétendant avoir avec moi une parenté, et il m’a
demandé un rendez-vous ». Mémoires de Madame du Hausset sur Louis XV et Madame de
Pompadour, éd. Jean-Pierre Guicciardi, Paris, Mercure de France, 1985, p. 60.
307 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3845, f° 177 v.
308 Nous reviendrons en détail sur les méthodes de travail du parquet, notamment sur le rôle
joué par les substituts, au préambule du livre II.
309 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 358, dos. 3953.
310 En 1750, à propos du dossier de grâce d’un huissier condamné pour prévarication, le substitut
Peilhon signala à Joly de Fleury II que des intercesseurs l’avaient vivement pressé de finir
son travail avant Pâques (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 280, dos. 2900). En 1763, un avocat,
chargé par un puissant intercesseur d’obtenir la grâce d’un jeune garçon condamné pour vol
domestique, ne cacha pas à Joly de Fleury II avoir rencontré son substitut Villiers de La Berge,
afin de s’assurer que ce dernier n’oublierait pas de citer toutes les circonstances favorables
au suppliant (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 387, dos. 4419). Ces formes d’intervention, assez
vénielles, devaient évidemment en cacher d’autres, moins avouables.
311 À propos d’Augustin François de La Roue, dont la vie et la carrière restent encore masquées
par de larges zones d’ombre, voir [62] Feutry, Guillaume-François Joly de Fleury..., p. 190-194.
parfois sollicité par des soutiens désireux de le voir influencer le magistrat 312, en
particulier dans les quelques occasions où il fut chargé d’instruire lui-même le
dossier, en lieu et place d’un substitut 313.
Toutefois, une méthode plus usitée consistait à affirmer au procureur général
que le ministre, lors d’une entrevue avec tel ou tel soutien, s’était montré favorable
à la grâce du suppliant. Si, dans quelques cas, cette affirmation pouvait trahir une
certaine réalité, la plupart du temps, il s’agissait d’une exagération, voire d’un
mensonge, car le détenteur des sceaux, plus encore que le procureur général,
n’avait pas intérêt à se prononcer avant d’avoir une connaissance approfondie
de l’affaire. C’était néanmoins ce que l’on cherchait à faire croire au magistrat :
certains se risquaient à dire que le ministre paraissait bien disposé ; d’autres se
hasardaient à le décrire comme résolu à faire grâce ; d’autres encore allaient
jusqu’à faire état d’un engagement formel de sa part 314. Dans tous les cas, la
manœuvre visait à persuader le procureur général de rendre un avis positif, soit
en insinuant dans son esprit un préjugé favorable au suppliant, soit en l’incitant 203
à devancer le vœu de son supérieur. En vertu de cette logique, les soutiens les
Quant aux correspondants les plus dépourvus de finesse, ils finissaient par
présenter la consultation du procureur général comme une formalité superflue,
sans incidence sur la décision du ministre, à l’exemple de cet avocat, chargé
en 1779 de la grâce d’un cordonnier receleur, qui demanda à Joly de Fleury II
d’accélérer l’envoi de l’extrait de procédure, « attendu que M. le garde des sceaux,
vivement sollicité par de puissantes protections, attend cette expédition pour
[accorder des lettres] » 316. Lorsqu’elle atteignait ce niveau de rudesse, la méthode
consistant à faire croire au procureur général que le ministre était résolu à faire
grâce, tenait plus de la tentative de passage en force que de l’entreprise d’influence.
317 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 53, dos. 534.
318 BnF, Mss, Joly de Fleuy, vol. 20, dos. 144 ; vol. 22, dos. 204.
319 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2092, f° 171 r.
faveur de la grâce, en particulier sous la forme de l’arrêté verbal, qui ne laissait
pas de trace écrite et reposait sur des échanges informels, ouvrait de larges
perspectives aux soutiens les moins scrupuleux. Ainsi, en 1733, le garde des
sceaux Chauvelin crut comprendre, en lisant une lettre d’intercession ambiguë,
que le président Portail 320 était favorable à la rémission d’individus auteurs
d’un homicide collectif, de sorte que Joly de Fleury I dut le détromper : « loin
d’avoir dit à qui que ce soit que les lettres de rémission fussent favorables, [le
président Portail] ne les trouve pas admissibles » 321. Mieux encore, en 1738, le
chancelier d’Aguesseau se vit expliquer par le prince de Ligne que le président
de Lamoignon 322 lui avait assuré qu’il pouvait légitimement solliciter des lettres
de commutation pour son domestique condamné pour meurtre à la Tournelle, à
quoi Joly de Fleury dut opposer le démenti le plus formel : « M. le Président de
Lamoignon, non seulement n’a point dit à M. de Ligne qu’il pouvait demander
la grâce du nommé Blaise Boudé, mais M. de Ligne même ne l’a pas vu » 323.
Il fallait évidemment être un aristocrate du premier rang pour mentir aussi 205
effrontément à un chancelier de France, mais il est vrai que l’homicide commis
320 Jean Louis Portail. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 357.
321 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1063, f° 240 r.
322 Chrétien Guillaume de Lamoignon. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 235.
323 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 180, dos. 1711, f° 334 r.
324 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 1-25.
325 Sur cette marchandise, sa fabrication et son commerce, voir Gérard Gayot, Les Draps de
Sedan, 1646-1870, Paris, Éditions de l’ÉHESS, 1998.
326 Ardennes, arr. Charleville-Mézières, cant. Signy-l’Abbaye.
s’arrêtèrent à Flize 327, où ils partagèrent une bouteille de vin. A l’issue de la halte, ils
décidèrent, sans doute à l’initiative de Ducellier, qui connaissait bien le pays, de quitter
la grande route et de prendre un chemin de traverse en direction de Boulzicourt 328,
afin de couper au plus court et d’éviter le détour par Charleville-Mézières. Ils n’eurent
pas parcouru plus d’une lieue, que la voiture de Delaplace s’embourba. Les deux
hommes s’efforcèrent de la sortir de l’ornière, d’abord en la poussant, puis en y attelant
les quatre chevaux dont ils disposaient, mais tous leurs efforts furent vains. À bout de
force, ils s’allongèrent au bord du chemin pour prendre un peu de repos et Delaplace
s’endormit. A son réveil, il n’avait plus sa ceinture de roulier, dans laquelle il rangeait
argent liquide et papiers commerciaux. Il accusa Ducellier de la lui avoir prise et
lui en demanda restitution. Celui-ci protesta de son innocence et persista à nier le
vol, malgré les instances de Delaplace, qui promit de ne rien lui faire s’il rendait
la ceinture immédiatement. Désespéré par les dénégations répétées du messager, le
roulier enfourcha l’un de ses chevaux et repartit en direction de Flize afin d’y chercher
du secours. Avant d’avoir atteint sa destination, il trouva deux paveurs, qui acceptèrent
de le suivre jusqu’à sa voiture. Arrivés sur les lieux, les trois hommes ne trouvèrent
plus que la voiture du roulier, qu’ils désembourbèrent. Ceci fait, ils poursuivirent et
206 rattrapèrent Ducellier, qui répéta n’avoir pas volé la ceinture, et ils le conduisirent
jusqu’à Boulzicourt.
Dans ce village, Delaplace trouva d’abord le concours des clients de l’auberge,
puis, quelques heures plus tard, de la maréchaussée de Mohon 329, qu’on avait envoyé
chercher. A force de questions, peut-être de menaces, Ducellier expliqua que, sur les
lieux de l’embourbement, il avait trouvé – et non volé – une ceinture contenant de
l’argent, qu’il avait caché au bord de la route. Conduit sur les lieux, il ne coopéra qu’avec
répugnance aux opérations de recherche, mais tout fut bientôt retrouvé : l’argent d’une
part, qui avait été réparti en deux caches improvisées, l’une dans un champ d’avoine,
l’autre dans un tas de foin ; la ceinture d’autre part, qui était rompue juste à côté de la
boucle, et donnait l’impression d’avoir été coupée. Dès la rédaction du procès-verbal
de la maréchaussée, l’affaire parut élucidée : avec son couteau, le messager avait coupé
la ceinture du roulier durant son sommeil, puis il en avait caché le contenu sur les
lieux, afin de dérober toute preuve dans l’immédiat et de récupérer l’argent plus tard.
Les juges partagèrent cette analyse, puisque le bailliage de Sainte-Menehould le 22
juillet 1783, comme la Tournelle du Parlement le 4 septembre suivant, déclarèrent
Ducellier convaincu de vol. La peine, fixée à 9 ans de galères en première instance et
ramenée à 5 ans en appel, était lourde, car les magistrats avaient assimilé le crime à un
vol contre la confiance publique, puisqu’au moment des faits, le roulier était endormi
au bord du chemin. Pourtant, tout au long de la procédure et jusque sur la sellette,
Ducellier nia le vol, persistant à soutenir qu’il avait trouvé la ceinture : s’il n’avait rien
dit à Delaplace et s’il avait caché le butin, c’était de crainte que son compagnon de
voyage ne réclamât sa part de la trouvaille.
Lorsque l’arrêt fut rendu, il y avait longtemps déjà que la famille de Ducellier s’était
tournée vers le seigneur de son village, Antoine Du Vignau, dans lequel elle avait placé
des espoirs d’autant plus grands qu’il vivait à Versailles. Celui-ci résidait en effet rue de
Dans les jours qui suivirent, le couple confia, sans doute à un avocat, la tâche de
rédiger un mémoire susceptible de donner un peu de consistance à la défense du
condamné. La mission n’était pas aisée, tant les explications de Ducellier avaient paru
peu crédibles, mais le juriste réussit le tour de force de l’accomplir. Son argumentaire
soulignait d’abord que le vol n’était pas prouvé – la maréchaussée n’avait pu établir
formellement que la ceinture avait été coupée – et qu’il n’était pas même vraisemblable
– le plus habile filou de la capitale n’aurait pu trancher la ceinture sans réveiller le
roulier. Le plus probable était donc que la ceinture, usée près de la boucle, s’était
rompue et était tombée sous l’effet des efforts consentis pour désembourber la voiture.
Ensuite, le mémoire justifiait le comportement, apparemment coupable, de Ducellier :
celui-ci, croyant sincèrement avoir trouvé une ceinture perdue, n’en avait rien dit, afin
de ne pas avoir à partager, mais, lorsque sa restitution avait été exigée et qu’il avait
compris que l’objet appartenait à Delaplace, il avait nié, de crainte, précisément,
d’être accusé de vol. Enfin, le plaidoyer dénonçait la lourdeur de la peine, car, même
en admettant le vol, il n’y avait aucune raison d’y voir des circonstances aggravantes :
la confiance personnelle était trahie, non la confiance publique. Tout justifiait donc
une commutation de peine.
Dès le mémoire achevé, Du Vignau s’empressa de l’expédier au procureur général.
Cet envoi, effectué le 25 septembre, démontre que, dans les semaines précédentes,
Octobre, puis novembre passèrent, sans que Joly de Fleury II rendît son avis, ce qui
n’avait rien d’anormal au regard des délais ordinaires de la procédure, spécialement à
cette époque. Pourtant, les Du Vignau interprétèrent sans doute ce délai comme un
échec, car ils se mirent en quête d’un ou plusieurs soutiens susceptibles d’exercer une
plus grande d’influence qu’eux sur le procureur général. Ils approchèrent notamment
208 le vicomte de Bourbon-Busset, un militaire de la même génération que Du Vigneau,
qu’il avait peut-être croisé au cours de sa carrière et qui avait surtout le mérite de
jouir de la qualité de cousin du roi, en vertu d’une ancestrale parenté avec la maison
régnante 334. Ce lieutenant général accepta de recevoir le brigadier. La teneur de leur
entretien est indirectement révélée par la lettre de remerciement que Mme Du Vignau
adressa au vicomte le 16 décembre :
Mon mari, Monsieur, m’a rendu l’accueil honnête et rempli de bontés que vous avez
bien voulu donner aux instances qu’il a été vous faire, pour vous engager à parler à M. le
procureur général pour obtenir de lui le moyen d’avoir la grâce du malheureux auquel je
m’intéresse et le moyen ne peut venir que de son avis. Permettez, Monsieur, que je vous
témoigne la plus vive reconnaissance dont je suis pénétrée de votre bonté de vouloir
bien vous y intéresser. Souffrez que je joigne encore toutes mes instances à celles de M.
Du Vignau pour vous supplier de faire tout auprès de M. le procureur général [...] Cet
homme n’a-t-il pas déjà été assez puni par deux ans de prisons affreuses ? Sauvez-le moi,
Monsieur, je vous en prie. Voilà un an que je ne cesse de faire tout au monde, mais il a
fallu les formes et les formes sont si longues ! Je ne trouverai pas de termes pour vous
exprimer ma reconnaissance, un cœur comme le vôtre saura l’apprécier 335.
Dans les jours qui suivirent, le couple poursuivit son offensive. Il obtint du
procureur général deux rendez-vous particuliers. Le premier fut pour le vieil évêque
de Glandève, Henri Hachette des Portes, qui, selon toute vraisemblance, s’était
laissé entraîner dans l’affaire pour avoir été, durant une quinzaine d’années de sa vie,
évêque auxiliaire de Reims 338, dont relevait le village de Jandun. Le second rendez-
vous fut pour le brigadier lui-même, qui plaida en personne la cause de son protégé.
Peu de temps après, Mme Du Vignau, qui avait décidément le souci de consolider
les entrevues par des remerciements écrits, adressa au procureur général une longue
lettre, qu’elle choisit, sans doute à dessein, de dater du jour de Noël 1783 :
209
Vous avez été bien souvent importuné au sujet du malheureux Ducellier, détenu dans
Sans doute aiguillonné par cette lettre, Joly de Fleury II, dès le lendemain ou le
surlendemain, prit le temps de rédiger son avis, à partir de l’extrait de procédure que lui
avait remis le substitut Vasse à la fin du mois de septembre. Ce dernier reconnaissait que
la preuve du vol n’était pas établie, mais il jugeait le crime suffisamment vraisemblable
pour justifier un rejet de la grâce. Plus sévère encore, le procureur général se refusa à
envisager une rupture de la ceinture. Il estima, dans un argumentaire en six points, que
les faits établis par l’enquête suffisaient à démontrer le vol. En outre, la qualification
210
du crime ne semblait pas faire de doute pour lui : il s’agissait bien d’un vol contre la
confiance publique. A cet avis détaillé, expédié au garde des sceaux le 28 décembre, Joly
de Fleury II joignit une copie intégrale du procès-verbal de la maréchaussée, initiative
inhabituelle qui manifestait sa volonté de convaincre le ministre de la pertinence de
son analyse. Il fallut plus de deux mois à Miromesnil pour faire connaître sa décision et
ce délai exceptionnellement long suggère que les Du Vignau déplacèrent leurs efforts
du parquet vers le Sceau. Néanmoins, le 5 mars 1784, le ministre fit savoir qu’il avait
reconnu la culpabilité de Ducellier et qu’il ne pouvait implorer pour lui la grâce du roi.
Cette affaire illustre à merveille la manière dont des soutiens résolus et influents
pouvaient s’efforcer de circonvenir le procureur général. Visites répétées, intercesseurs
respectés, plaidoiries argumentées, implorations apitoyées, entrevues préparées, lettres
circonstanciées, pressions calculées : tout était bon pour influencer le magistrat. Mais
il fallait une maîtrise consommée de la civilité pour savoir, à la manière de Mme Du
Vigneau, multiplier les importunités sans susciter l’exaspération. Encore cette maîtrise
n’était-elle pas une garantie de salut.
CONCLUSION
340 Louis V Le Peletier de Rosambo, président à mortier depuis 1765. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 272.
341 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 10 v.-11 r.
Ces soutiens se dépensaient sur tous les fronts : le front de la partie civile,
où l’on tentait, en particulier s’il y avait eu crime de sang, de désarmer les
adversaires naturels du suppliant, soit par la subornation de témoins, soit le
plus souvent par l’accommmodement avec la famille de la victime ; le front du
sursis à exécution, où l’on s’efforçait de suspendre le cours de la justice pour
gagner le temps nécessaire aux démarches ; le front de la grâce elle-même, où
l’on s’employait à convaincre ceux qui, au parquet ou au Sceau, prenaient part
à l’examen de la demande.
Le procureur général était l’une des principales cibles de tels efforts. Ainsi
était-il l’objet de toutes sortes de manœuvres d’approche, destinées à lui arracher
un avis favorable. Assiégé au Parlement comme à son domicile, approché par
l’intermédiaire de ses propres parents, circonvenu par des stratégies mensongères,
il s’efforçait de préserver son indépendance de magistrat, ce qui pouvait être
difficile, lorsque les intercesseurs étaient à la fois puissants et résolus.
211
1) PLAIDER L’INNOCENCE
Une partie des suppliants justifiaient la grâce qu’ils sollicitaient en niant les
faits qui leur étaient reprochés. Un tel argumentaire ne pouvait évidemment
s’appliquer lorsque la demande portait sur des lettres antérieures à un
jugement irrévocable : en effet, dans cette circonstance, la démarche exigeait
que le suppliant reconnût les faits dont il n’avait pas encore été reconnu
coupable en dernier ressort. Pourtant, on vit quelquefois des accusés nier
obstinément leur participation à un meurtre et solliciter néanmoins des
lettres de rémission. Ainsi, en 1749, deux soldats du régiment des Gardes
Françaises, condamnés à mort par contumace pour l’homicide d’une jeune
femme qu’ils avaient vraisemblablement frappée et poussée dans l’escalier,
demandèrent grâce en faisant valoir qu’ils n’avaient rien fait à la défunte,
victime selon eux d’une chute accidentelle à laquelle ils n’avaient eu aucune
part. Mieux encore, en 1759, un propriétaire du Bourbonnais nommé
Bonniere, sollicitant sa rémission pour l’homicide de son métayer Gratadoux,
qu’il avait manifestement battu à mort, négocia avec la veuve de ce dernier un
désistement par lequel elle l’innocentait totalement, comme le montre cette
précision portée dans le dossier du parquet :
Il a joint à son projet de lettres de rémission une transaction faite avec la
veuve Gratadoux, par laquelle elle dit que toute la procédure faite contre
ledit Bonniere doit être déclarée nulle, attendu que ledit défunt son mari lui a
déclaré quelques heures avant sa mort qu’il n’était point excédé des coups que
l’on prétendait lui avoir été donnés par ledit Bonniere, qu’il requérait sadite
femme de faire cette déclaration en son âme et conscience et relativement à
son aveu par lui fait. Il paraît que la veuve Gratadoux a fait cette déclaration
moyennant 206 livres 1.
7 AN, X2A 1120, 18 juin 1757 ; BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3640.
8 C’est à tort que l’on objecterait que les papiers de travail du parquet du Parlement ne constituent
pas une source susceptible de laisser apparaître des erreurs judiciaires commises par cette
cour : on verra au livre II, chapitre V, paragraphe 1, que la démonstration de culpabilité était une
préoccupation majeure du procureur général lors de l’examen de la demande de grâce. Et d’une
manière plus générale, on se gardera de céder à l’idée reçue selon laquelle la justice de dernier
ressort de l’Ancien Régime produisait un nombre anormalement élevé d’erreurs judiciaires :
pour une discussion sur cette question, voir [121] Mer, « La procédure criminelle... », p. 31-36.
doute qu’ils pourraient faire naître sur leur culpabilité, ce qui revenait à espérer
que les maîtres de la grâce seraient plus aisément ébranlables que les juges du
Parlement.
Quelques suppliants croyaient pouvoir obtenir leurs lettres en se contentant
de nier les faits en bloc. En 1744, par exemple, l’auteur d’une tentative de vol à
main armée en pleine nuit dans une rue de Paris, avait été poursuivi jusque chez
lui par le guet, qui l’avait tiré du lit où il s’était jeté. Quoique reconnu par ses
victimes, il avait affirmé à ses juges qu’il n’avait rien fait et qu’il s’était couché en
début de soirée. Ayant été condamné aux galères par le Châtelet et le Parlement,
il sollicita sa grâce sans rien ajouter pour sa défense, persistant simplement à nier
les faits 9. En lisant son placet, le procureur général lui-même ne put réprimer
une certaine surprise, comme en atteste cette phrase de son avis au chancelier :
« il déclare bien expressément qu’il est absolument innocent » 10. Il était peu
commun, en effet, de voir les suppliants, dont la culpabilité était supposée
216 avoir été prouvée au procès, s’enfermer dans une dénégation pure et simple 11.
En règle générale, leur souci n’était pas seulement de clamer, mais de démontrer
leur innocence. Au gré des crimes et de leurs circonstances particulières, il y
avait d’infinies variantes dans la manière de procéder, mais toutes relevaient,
en définitive, d’une unique stratégie : il fallait persuader les maîtres de la grâce
qu’une méprise avait été commise, en fournissant une explication plausible
à l’erreur des juges. Car nul ne se risquait à mettre directement en cause les
magistrats qui avaient rendu un verdict de culpabilité, du moins ceux siégeant
dans les justices royales et spécialement au Parlement 12. Si ceux-ci avaient
condamné un innocent, au terme d’un procès contradictoire en dernier ressort,
c’est parce qu’ils avaient été trompés. Or leur erreur trouvait forcément son
origine dans les accusations ou les témoignages recueillis contre l’accusé, qui,
pour une raison ou pour une autre, n’étaient pas conformes à la vérité. Par
conséquent, l’argumentaire du suppliant et de ses éventuels soutiens tournait
presque systématiquement autour de la réfutation des dépositions à charge.
Dans de très rares cas, il était possible de soutenir que le ou les témoins oculaires
s’étaient trompés. Ainsi en fut-il, par exemple, dans une affaire de vol de plomb,
commis en 1784 sur le toit d’un immeuble situé dans l’enclos de l’abbaye
Saint-Germain-des-Prés 13. Un matin de la fin septembre, vers cinq heures, un
cordonnier vivant dans une mansarde aperçut, par une lucarne, un individu
L’autre schéma mental classique volontiers réinvesti par les suppliants était
celui du complot machiavélique. Telle fut, par exemple, l’explication fournie, en
1733, par une détenue qui aspirait à être déchargée de l’enfermement perpétuel
qui lui avait été infligé pour adultère, vingt ans plus tôt :
Remontre très humblement à Votre Grandeur que la malice de feu Charles
Desrues son mari, [de son] vivant commis aux consignations des Requêtes du
Palais, ayant été assez puissante pour trouver moyen de satisfaire sa haine contre
la suppliante, il aurait formé le dessein d’une accusation capitale pour la perdre
sans ressource. Que, pour y parvenir sans crainte, s’étant couvert du zèle apparent
de la religion et d’une fausse délicatesse, il aurait excité le ministère de certains
particuliers à lui affidés, et aurait accusé la suppliante du crime d’adultère avec
un quidam qu’il a supposé avoir familiarité avec elle. Qu’ayant enfin mis en
usage tous les traits de perfidie qu’il a pu imaginer, il a fait rendre le 3e février
1712, un arrêt qui condamne la suppliante d’être renfermée à l’hôpital 24.
31 Achille Lebègue, secrétaire du roi de 1744 à 1790. [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires du
roi..., t. II, p. 802.
32 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3835.
responsabilité de l’accusé dans les faits incriminés, alors que, par les autres, il
faisait grâce à des suppliants dont la culpabilité avait été établie par les juges. Par
conséquent, il n’était guère cohérent de fonder sa demande sur des protestations
d’innocence, lorsqu’on sollicitait sa grâce auprès du Sceau sur consultation
du procureur général, procédure qui ne pouvait conduire qu’à la décharge, à
la commutation, au rappel ou à la réhabilitation. En principe, un semblable
argumentaire aurait dû appuyer une requête en révision, afin d’enclencher une
procédure susceptible de déboucher sur l’expédition de lettres de révision par le
Conseil du Roi, sur l’avis rendu par les maîtres de requêtes en quartier 33. C’est
d’ailleurs ce que fit répondre, en 1757, le secrétaire d’État de la Maison du
Roi à un colporteur de Saint-Étienne, qui, plaidant l’innocence, sollicitait une
commutation de peine pour une condamnation aux galères perpétuelles dans
une affaire d’homicide collectif : le ministre déclara en effet que, si le suppliant
était sûr de son innocence, il n’avait qu’à attaquer l’arrêt du Parlement par la
224 voie de la révision 34.
Il ne faut donc pas s’étonner de ce que les Joly de Fleury ne virent passer
entre leurs mains qu’une modeste proportion de placets justifiant la grâce par
l’innocence. La surprise doit venir plutôt de ce que des suppliants choisirent
sciemment cette stratégie, dont tout suggérait qu’elle était vouée à l’échec.
Pour expliquer les causes d’un telle erreur, il faut distinguer, parmi eux, trois
catégories de candidats à la grâce.
La première – de toute évidence la plus importante – rassemblait ceux qui
étaient victimes d’une mauvaise compréhension de la procédure et d’un
manque de conseil juridique. Ignorants et isolés, ils faisaient tout simplement les
mauvais choix. On le devine aux maladresses à répétition commises par certains
suppliants, à l’exemple de ce couple poursuivi en 1741 pour une longue série de
menus larcins commis dans leur village de Villeneuve-la-Guyard 35 en Senonais.
Reconnus coupables en première instance, ils demandèrent grâce auprès du
Sceau et protestèrent de leur innocence auprès du procureur général, en faisant
valoir qu’ils étaient victimes du complot ourdi par un prévôt de maréchaussée,
qui convoitait leurs vergers pour agrandir son propre jardin. Or, non seulement
ils tenaient ce discours inadapté, mais ils sollicitaient des lettres de rémission,
ce qui était contre tous les usages, puisqu’il n’y avait pas eu homicide 36. C’était
au contraire la marque des suppliants informés et des intercesseurs compétents
que de renoncer spontanément à tout discours fondé sur l’innocence, à l’image
Plutôt que de chercher à nier les faits, qui, en règle générale, étaient
solidement établis par l’information, la plupart des suppliants et des soutiens
s’efforçaient de les excuser. Il s’agissait, tout en reconnaissant la culpabilité
de l’accusé ou du condamné, de l’atténuer autant qu’il était possible, afin de
démontrer que la peine encourue ou prononcée excédait le crime commis.
Ces plaidoyers prenaient les formes les plus variées, des argumentaires
rigoureux construits par des juristes compétents aux propos embarrassés
fournis par des parents démunis, des justifications habiles rédigées par des
soutiens cultivés aux explications incohérentes imaginées par des suppliants
maladroits. À cette grande variété de styles s’ajoutait évidemment l’infinie
diversité des affaires, qui obligeait, dans chaque cas, à adapter précisément
le plaidoyer au forfait. Toutefois, derrière le foisonnement de discours en
apparence irréductibles, le dicours d’atténuation de la culpabilité reposait en
230
définitive sur trois stratégies fondamentales : minimiser les faits, en faisant
valoir que leur gravité était moindre que ce que le titre d’accusation laissait
imaginer ; plaider l’irresponsabilité, en montrant que le suppliant n’avait pas
été en mesure, au moment décisif, d’apprécier la nature de son geste ; justifier
le crime, en expliquant les circonstances qui l’avaient produit et qui étaient
de nature à l’excuser.
Par la force des choses, la première stratégie était d’un usage limité, tout
simplement parce que la réalité objective du crime donnait souvent peu de prise
au discours de minimisation. Ainsi, il était presque impensable de chercher à
relativiser la gravité des faits, lorsqu’il y avait eu escroquerie, violences ou, pire
encore, homicide. Des placets usaient parfois d’euphémismes pour qualifier
des crimes de cette nature, mais l’atténuation s’arrêtait presque toujours là.
Telle fut, par exemple, la stratégie de ce père, lorsqu’il expliqua, en 1753, que
son fils avait été condamné en compagnie d’un grenadier « ayant fait du bruit
chez un fruitier » 47. Derrière cette formule vague, qui pouvait faire croire à
un simple tapage, se cachait une réalité plus sanglante : les deux jeunes gens,
étant à la poursuite d’une fille – peut-être une prostituée – rue Montorgueil
à Paris, sur les neuf heures du soir, l’avaient suivie jusque dans la boutique
d’un fruitier où elle s’était réfugiée, et ils avaient frappé à coups de poing et de
sabre le couple de commerçants qui avait cherché à s’interposer. En définitive,
dans cette affaire, l’euphémisme trahissait autant la volonté de minimiser les
faits, que l’impossibilité d’y parvenir. On ne trouve d’ailleurs guère qu’un
seul exemple de plaidoyer visant explicitement à atténuer la gravité d’un
52 Pour un aperçu rapide de la question, qui sera envisagée plus en détail au livre II, chapitre VI,
paragraphe 1, voir [90] Carbasse, Histoire du droit pénal..., p. 245-246.
53 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4245.
54 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 300, dos. 3202, f° 7 r-v.
À lire les placets, il semblait ne faire aucun doute que, jusqu’à 20 ans, l’individu
n’était pas encore pleinement capable de résister à la tentation du crime ou
de mesurer la gravité de ses actes. La valeur accordée à ce seuil symbolique
de la vingtaine d’années apparaît indirectement dans l’attachement mis par
certains parents à souligner que leur fils ne l’avait pas encore atteint, sans qu’on
sache d’ailleurs si le fait était exact : ainsi, en 1746, la famille d’un soldat aux
Gardes Françaises condamné pour vol et violences à main armée invoqua « la
faiblesse de l’âge du coupable, qui avait au plus 19 ans lorsqu’il [avait] commis
ce crime » 55 ; mieux encore, en 1730, la mère d’un jeune homme condamné
pour des vols à répétition affirma qu’il fallait considérer ses crimes « comme
l’effet de la folie d’un enfant de 19 ans » 56.
Si, passé l’âge de 20 ans, il devenait quasi impossible de tenir l’irresponsabilité
morale pour une évidence psychologique, il reste que certains intercesseurs
persistaient à invoquer l’excuse de la jeunesse, voire de l’enfance. De fait, comme
l’a déjà souligné l’historiographie, cet argument pouvait être convoqué jusqu’à 233
l’âge de 30 ans, même s’il changeait peu ou prou de signification : à ce stade, il
63 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1051, f° 49 r.-v.
64 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3920, f° 85 r.
ce qu’il devait. Son objet n’était point de former par ce moyen sa libération,
mais de suspendre la condamnation qu’il ne pouvait éviter, arrêter le cours de
la procédure, et se donner quelque temps pour pouvoir faire des fonds afin
de satisfaire ce qu’il devait à Buden. En conséquence, il excita son frère Louis
Lesemblard, garçon fort simple, à aller ensemble chez un notaire et de lui donner
au nom de Gabriel Buden une quittance 65.
Autrement dit, le crime très grave dont ils s’étaient rendus coupables n’était
qu’un acte d’égarement, rendu possible par la complicité momentanée d’un
esprit malade et d’un simple d’esprit.
Afin de convaincre les maîtres de la grâce, des certificats étaient parfois
produits pour prouver le dérangement d’esprit, à l’image de cette déclaration
devant notaire, signée en 1761 par une dizaine de personnes, en faveur d’un
exempt de robe-courte parisien en quête d’une commutation de peine, après une
condamnation pour un crime crapuleux commis en abusant de ses fonctions :
236
Ont certifié et attesté pour vérité constante à tous qu’il appartiendra qu’ils ont
toujours connu et connaissent ledit Jean Jacques Béguin pour être honnête
homme, mais d’un très petit génie, sans esprit et même comme imbécile par
intervalle, que dans différents temps, ils lui ont entendu tenir les propos d’un
homme insensé et sans jugement, que surtout, depuis la chute qu’il a faite de son
cheval il y a plusieurs années, et la longue maladie que cette chute considérable
lui a occasionnée (parce que vraisemblablement elle lui a attaqué et affecté
l’équilibre du cerveau) il a paru plus que jamais avoir (au moins par intervalle)
l’esprit totalement aliéné et dérangé 66.
Ici encore, le suppliant avait été victime d’une insulte, faite en l’occurrence par
un ami en proie au démon du jeu, et c’est ce qui l’avait poussé à commettre une
agression à retardement.
Ces exemples semblent confirmer les leçons que l’historiographie a tirées de la
lecture des lettres de rémission du début de l’époque moderne 80. D’une part, le
meilleur moyen de plaider les circonstances atténuantes en faveur du suppliant
consistait à noircir la victime et à lui attribuer la responsabilité, au moins
indirecte, des faits. On ne saurait en donner une illustration plus éloquente que
cet échange sur le vif entre les magistrats de la Tournelle et un nommé Louis
Dupin, qui, un jour de 1726, comparut devant eux pour l’entérinement de ses
lettres de rémission : « int[errogé] s’il n’a pas tué le nommé Gabichou ? a dit
95 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 370. En 1730, le même substitut employa une méthode
assez analogue face à une autre demande de rémission, puisqu’il dressa un précis en deux
parties, dont l’une s’intitulait Faits avancés par les lettres, et dont il n’y a point de preuve au
procès. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 95, dos. 900, f° 49 r.
96 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 121, dos. 1119, f° 90 v.
nobles auvergnats en 1734. D’après la procédure, les faits s’étaient déroulés de
la manière suivante : deux jeunes gens, Pierre Gibrat et Jacques de Tremenge,
sortaient ensemble du cabaret de leur village de Montchamp 97, lorsque
survinrent Guillaume et Antoine Gibrat, père et frère du premier ; Pierre
Gibrat, accusé de s’enivrer plutôt que de s’occuper du bétail, fut sévèrement
réprimandé ; Jacques de Tremenge prit la défense de son compagnon de taverne
et se querella violemment avec le père Gibrat, qu’il finit par frapper ; ce geste
ressouda instantanément les Gibrat, qui se précipitèrent vers l’agresseur ; ce
dernier prit la fuite, avec les trois hommes à ses trousses, mais parvint à les
semer ; ayant renoncé à leur poursuite, les Gibrat revinrent sur leur pas ; c’est
alors qu’ils tombèrent sur François et Jean de Tremenge, père et frère de Jacques,
qui, ayant eu vent de la querelle devant le cabaret, s’y étaient précipités avec des
armes blanches ; dès qu’ils virent revenir les Gibrat, les Tremenge les accablèrent
de coups et les blessèrent en plusieurs endroits, en particulier Pierre, qui en
246 mourut un mois plus tard. Dans leur récit, les Tremenge invoquaient la légitime
défense, au prix d’un véritable rétrécissement spatial et temporel :
Gibrat père et fils se réunirent pour maltraiter ledit Tremenge, lequel s’enfuit,
[...] poursuivi par eux, jusqu’à ce que les suppliants, alarmés de l’avis qu’on leur
avait donné de ce qui se passait, vinrent au secours dudit Tremenge, savoir le
père avec un sabre et le fils avec une épée : ils furent forcés de s’en servir pour
écarter lesdits Gibrat, auxquels ils donnèrent quelque coups de plat d’épée et
de sabre, dont un ayant porté malheureusement sur la tête de Pierre Gibrat,
il fut conduit à Saint-Flour, où il mourut un mois après l’action, plutôt faute
de médicaments que par la qualité de sa blessure, qui était originairement très
légère 98.
À en croire ce projet de lettres de rémission, les Tremenge avaient donc été forcés
de faire usage de leurs armes, pour arracher, et donc sauver un parent livré à
des poursuivants résolus à le maltraiter. Au prix d’un saisissant raccourci, ils
faisaient oublier qu’au moment précis de leur attaque, leur parent n’était plus
menacé, ni même présent sur les lieux !
De même que la stratégie des suppliants qui plaidaient l’innocence contre
toute évidence a quelque chose de surprenant, le recours à des faits démentis
par la procédure ne laisse pas d’étonner. Or, à la différence de ceux qui niaient
la culpabilité, ceux qui se contentaient de l’atténuer n’étaient pas toujours
privés de conseils juridiques, comme en témoigne le grand nombre de placets
mensongers manifestement rédigés par des professionnels. Il est vrai que les
Dans ces conditions, comment comprendre que les candidats à la grâce ou leurs
intercesseurs pussent faire le choix de fonder leur demande sur des bases aussi
fragiles ?
Du fait de la diversité des situations, une telle question ne saurait avoir de
réponse simple et il faut nécessairement envisager une série d’explications
possibles. Premièrement, il est vraisemblable que certains suppliants, voire
certains soutiens mal informés, sous-estimaient la complexité du mécanisme de
délivrance des lettres de clémence : en déposant une demande de grâce auprès du
ministre détenteur des sceaux, ils n’imaginaient pas que ce dernier demanderait
communication de l’information judiciaire. Deuxièmement, il est bien évident
Un jour de juillet 1740, dans le village ardennais de Lalobbe 106, Joseph, Jean Baptiste
et Jacques Philippe Canelle, tous trois âgés d’une vingtaine d’années, se présentèrent
chez un manouvrier nommé Gobert Legros pour confisquer son fusil. Les trois frères, 249
qui étaient fils d’Henri Canelle, seigneur de Lalobbe, entendaient se saisir de cette arme
105 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052 ; AN, U* 1995, 1er septembre 1742.
106 Ardennes, arr. Charleville-Mézières, cant. Signy-l’Abbaye.
107 Les détails relatifs à l’âge et à la profession de Pierre Legros sont tirés de l’acte d’inhumation
du 2 août 1740, publié sur le site généalogique d’une descendante de la famille Legros :
http://hlucile.free.fr/histoires/familles/legros_pierre.htm.
108 Pour situer la famille Cannelle dans son environnement social et géographique, nous
utilisons Michel Sardet, La Petite Noblesse ardennaise aux xviie et xviiie siècles. Approche
socio-démographique (1650-1789), thèse de doctorat en Histoire, Université Paris IV,
1997.
fusil. Les fils Canelle refusèrent de le leur rendre et leur ordonnèrent de partir. Les
Legros ayant réitéré leur demande, le ton monta, les trois frères rentrèrent dans le
manoir et, d’une fenêtre située en hauteur, jetèrent des pierres et des ardoises sur les
visiteurs. L’un des frères finit par mettre en joue Pierre Legros et le menaça de faire feu
s’il ne partait pas. Les Legros ne purent que se résoudre à quitter les lieux. Les filles du
seigneur de Lalobbe leur recommandèrent alors de s’en retourner par un autre chemin,
afin d’éviter un malheur.
Aussitôt après leur départ, les trois frères sortirent du manoir avec des armes – trois
fusils et un pistolet – en disant tout haut que les Legros leur demanderaient pardon ou
qu’ils auraient la cervelle brûlée. En apprenant ce discours, leur père envoya prévenir
Gobert Legros de se tenir sur ses gardes. Pendant ce temps, les trois frères coupèrent à
travers champs pour parvenir au plus vite chez les Legros, où ils arrivèrent en effet les
premiers. Ils décidèrent donc de marcher à leur rencontre, mais tombèrent d’abord
sur la femme venue alerter Gobert Legros de l’imminence du danger. Elle les supplia
d’être cléments, mais elle s’entendit répondre que les prières étaient inutiles et que
leurs armes étaient prêtes. Au demeurant, dès que les Legros furent en vue des Canelle,
celui des frères qui n’avait pas encore chargé son fusil y introduisit une balle. Lorsque
250 les deux groupes furent suffisamment proches pour se parler, Jacques Philippe Canelle,
sous la menace de son arme, exigea de Pierre Legros qu’il demandât pardon. Ce dernier
refusa, en déclarant qu’il n’avait rien à se reprocher. Après avoir renouvelé son exigence
en vain, Jacques Philippe Canelle fit feu sur son interlocuteur, mais la charge brûla
mal, et la balle, faiblement propulsée, finit entre les jambes de Pierre Legros. Celui-ci
se jeta alors sur le fusil de son adversaire, qui s’écria A moi, Jean Baptiste ! ne le manque
pas ! Jean Baptiste Canelle épaula et tira à bout portant sur Pierre Legros, qui fut atteint
d’une balle en pleine tête et mourut sur le coup. Se tournant vers son frère, Jacques
Philippe Canelle s’exclama en substance On ne t’avait pas commandé de le tuer ! si
j’avais voulu le tuer, tu n’y serais pas arrivé à temps ! Sur cette parole, les frères Canelle
s’enfuirent. Pierre Terneau s’étant lancé à leur poursuite, Joseph Canelle se retourna
et tira sur lui. Le coup fit long feu, mais suffit à dissuader le poursuivant d’aller plus
loin.
Dès l’ouverture de l’information par la justice seigneuriale de Lalobbe, Joseph et
Jean Baptiste prirent la fuite. Seul l’aîné, Jacques Philippe, fut arrêté, soit qu’il n’eût
pas réussi à s’échapper, soit qu’il eût choisi d’affronter la justice, en comptant sur le
fait qu’il n’était pas l’auteur du coup de feu mortel. Mais, traduit devant le bailliage
de Sainte-Menehould, il fut poursuivi pour assassinat. Il est vrai que, dès le procès-
verbal dressé sur les lieux du meurtre par le juge seigneurial, l’homicide avait été
qualifié de guet-apens. Devant ses juges, Jacques Philippe Canelle s’enferma dans
un système de défense inopérant : d’abord, il n’avait pas été présent lors de la visite
des Legros au manoir et, par voie de conséquence, il n’avait pu se promettre de leur
brûler la cervelle ; ensuite, sur le chemin, il avait vu Pierre Legros se précipiter vers lui
sans raison apparente, tout en criant Retirez-vous ! passez votre chemin !, ce qui l’avait
obligé à reculer précipitamment et avait provoqué la mise à feu intempestive de son
fusil, qui n’était chargé que de dragées pour tirer les moineaux ; enfin, sur le point
d’être maltraité par Pierre Legros, il avait appelé son frère à la rescousse, mais en criant
seulement Donne-lui une bourrade, ce qui expliquait pourquoi, après le coup de feu
mortel, il s’était immédiatement écrié On ne t’avait pas commandé de le tuer ! En bonne
logique, le bailliage n’accorda aucun crédit à ce récit dans lequel l’accusé rejetait toute
la responsabilité sur le défunt lui-même : le verdict, prononcé le 1er septembre 1741,
fut la mort par décapitation.
Tout en interjetant appel de la sentence au Parlement, Jacques Philippe Canelle
sollicita des lettres de rémission auprès du chancelier d’Aguesseau. À sa demande était
jointes de Très humbles remontrances, qui se voulaient un récit véritable des événements
survenus à Lalobbe dans les derniers jours de juillet 1740. Ce texte, manifestement né
sous la plume experte d’un juriste qualifié, rompait avec la défense inepte de l’accusé et
offrait une nouvelle lecture de l’affaire. Au prix d’un remarquable exercice d’écriture,
l’auteur s’efforçait de suivre autant que possible les faits établis par l’information, tout
en les présentant sous un jour favorable au suppliant. Le placet s’ouvrait sur cette
présentation :
Trois jeunes gentilshommes, fils du seigneur de Lalobbe, âgés l’un de près de 25
ans, qui est le chevalier de Lalobbe, le deuxième de 20 ans, et le troisième de 19
ans, ont été en la maison de Gobert Legros, manouvrier demeurant en ce village, et
y ayant trouvé un fusil dont Pierre Legros, fils non marié de Gobert, braconnier de
profession, se servait dans ses chasses clandestines, ils ont emporté ce fusil. Pierre
Legros ne devait point avoir ce fusil, et ces trois fils du seigneur du lieu ont cru être
251
en droit de le lui ôter 109.
Ce passage attribuait donc les premiers jets de pierres et d’ardoises aux Legros, afin
de placer les trois frères en situation de légitime défense. Un tel récit, qui cadrait assez
mal avec l’information, exploitait du moins deux faits incontestables : le premier était
que les Legros était venus au manoir en nombre, ce qui permettait de leur attribuer
avec une certaine vraisemblance l’initiative d’une action violente ; le second était
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 130 r.
110 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 130 r.
que les Lalobbe s’étaient retranchés dans leur propre manoir, ce qui offrait l’occasion
de souligner avec non moins de vraisemblance qu’ils s’étaient sentis physiquement
menacés. Le placet en venait ensuite aux instants qui avaient suivi le départ forcé des
Legros :
Les Legros étant enfin sortis du château, sur les représentations de la mère et des sœurs
des sieurs Canelle de Lalobbe, les trois frères en sont pareillement sortis par les jardins,
armés chacun d’un fusil pour aller à l’affût. Dans ces premiers mouvements de la colère,
le plus jeune des trois frères, tout plein de l’insulte qu’il croyait avoir reçue des Legros,
proposa d’aller chez eux les forcer à leur demander pardon. La proposition fut saisie,
et des témoins ont entendu dire à ces trois frères, allant aux maisons des Legros, Il faut
qu’ils nous demandent pardon, si ces bougres ne nous demandent pardon, il faut leur brûler
la cervelle. De là il résulte que tout ce prétendu complot des trois frères n’était que de
forcer les Legros à leur demander pardon, idée qui vient naturellement à un jeune
gentilhomme qui croit avoir été insulté, surtout en fait de chasse 111.
111 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 130 r.-v.
112 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 130 v.
se l’autorisa pas une seconde fois, renouant immédiatement avec son art consommé
de l’argumentation :
Les témoins déposent qu’aussitôt Legros sauta au col du chevalier de Lalobbe et au
fusil pour le lui arracher. Il est certain que Legros, étant beaucoup plus robuste que
le chevalier de Lalobbe, il lui aurait arraché le fusil et aurait pu ensuite l’assommer à
coup de crosse, [que] ce péril imminent obligea le chevalier de Lalobbe d’appeler Jean
Baptiste son frère à son secours, que Jean Baptiste, sans considérer que son frère et
Legros étant joints et se tenant par les bras, il pouvait les tuer tous deux du même coup,
emporté par le premier mouvement, lâcha son coup de fusil, en atteignit Legros à la
tête et le renversa mort par terre 113.
Par ce raisonnement, il était donc établi que l’appel au secours de l’aîné à son cadet
avait été un pur mouvement de légitime défense, le frêle gentilhomme étant à la merci
du solide bûcheron. En outre, cet appel présentait autant de risques pour l’agressé que
pour l’agresseur. Certes, il avait sonné comme une demande de mise à mort, mais à
cela aussi, le placet avait réponse :
Les dépositions des 5e, 9e et 15e témoins ont été rédigées d’une manière à faire
253
soupçonner que le chevalier de Lalobbe a ordonné à Jean Baptiste son frère de tuer
Legros. Suivant le 5e témoin, étant aux prises avec Legros, il a dit à Jean Baptiste, son
Dans ce passage, le placet construisait donc une triple ligne de défense : premièrement,
on pouvait douter de l’appel au meurtre, puisque le suppliant avait déploré la mort du
bûcheron dans le moment suivant ; deuxièmement, l’appel au meurtre avait d’autant
moins de sens que le suppliant avait eu la possibilité d’éliminer son adversaire quelques
instants plus tôt, mais avait refusé d’en profiter ; troisièmement, quand bien même il
y aurait eu appel au meurtre, celui-ci n’était qu’un leurre destiné à effrayer l’agresseur,
ce qui revenait à dire que le cadet, en ouvrant le feu de manière impulsive, avait mal
interprété l’appel de son aîné.
Au terme de sa démonstration, le rédacteur du mémoire pouvait conclure en bonne
logique : « cette action malheureuse n’a rien du guet-apens et du cas prémédité qui
113 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 131 r.
114 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 131 r.-v.
sont exclus des grâces ; c’est un malheur arrivé dans une rixe » 115. L’analyse de ce long
et habile plaidoyer illustre, d’une manière exceptionnelle, jusqu’où pouvaient aller les
efforts d’atténuation des faits lorsqu’il s’agissait de rendre le crime digne de la grâce du
roi, spécialement de lettres de rémission, dont les conditions d’octroi étaient limitées
par l’ordonnance criminelle de 1670.
Pourtant, ce mémoire ne fit pas l’effet escompté sur Joly de Fleury I, qui, en janvier
1742, rendit un avis négatif au bas d’une consultation inhabituellement longue. Aux
yeux du procureur général, la confiscation du fusil était illégale, la préméditation du
meurtre certaine, la volonté de tuer avérée. En définitive, « on [avait] bien de la peine à
croire que ce fait fut rémissible » 116. Le chancelier d’Aguesseau s’étant rangé à son avis,
Jacques Philippe Canelle fut renvoyé devant les juges du Parlement, qui, le 23 juillet
1742, confirmèrent la décapitation prononcée en première instance. Les soutiens
du condamné redoublèrent alors d’efforts pour obtenir des lettres de commutation
de peine, que d’Aguesseau leur accorda. Le chancelier s’en expliqua en ces termes au
procureur général :
Vous savez que je vous avais consulté sur les lettres de rémission demandées par ce
254 gentilhomme, et que j’avais cru, conformément à votre avis, qu’il n’était pas dans
le cas d’en obtenir. Mais, en considérant, dès ce temps-là, que ce n’était pas lui qui
avait tué Legros et que, ce paysan s’étant jeté sur lui, il avait seulement crié à son
frère de tirer et de ne pas le manquer, et que son frère ayant trop promptement
exécuté, il lui dit sur-le-champ On ne t’avait pas dit de le tuer, il m’était venu dans
l’esprit que, s’il était condamné à mort, le roi pourrait adoucir la rigueur de sa peine
et la commuer en celle d’un bannissement à perpétuité. C’est ce qui m’a donné
lieu de revoir le mémoire que vous m’aviez envoyé au mois de janvier dernier, avec
l’extrait des preuves qui résultaient des informations, et la lecture que j’en ai faite
m’ayant confirmé dans mon premier sentiment, je vous prie de faire suspendre le
départ du condamné, afin que j’aie le temps de recevoir les ordres du roi pour faire
expédier les lettres de commutation de peine, dans l’esprit que je viens de vous
marquer 117.
Cette lettre, qui mettait un point final à l’examen de la grâce, prouve que le placet
rédigé pour plaider la cause du suppliant n’avait pas été totalement inutile : s’il n’avait
pas permis d’obtenir des lettres de rémission – mais quel argumentaire l’aurait pu ?
–, il avait du moins facilité la délivrance de lettres de commutation de peine, puisque
le chancelier lui-même paraissait convaincu que le drame venait en partie de ce que
le cadet avait trop promptement obéi à l’appel de son aîné, argument qui sortait tout
droit du placet et que le procureur général s’était bien gardé de reprendre à son compte.
En outre, la peine de substitution était extrêmement légère : si le bannissement à
perpétuité supposait en principe la sortie définitive du royaume, il n’était pas d’aussi
grave conséquence pour un noble dont le foyer familial était situé à quelques lieues à
peine de la frontière. Mais une telle indulgence devait sans doute plus à l’intervention
des soutiens qu’à la qualité du placet.
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 131 v.
116 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 146 r.
117 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 143 r.-144 r.
3) FAIRE VALOIR LES MÉRITES DU SUPPLIANT
118 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2090, f° 159 r.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 45 r.
120 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 225, dos. 2265, f° 321 v.
engager à la commisération » 121. Ces attestations gagées sur le futur portaient
d’une certaine manière à sa perfection l’argument de l’écart de conduite ponctuel
dans une vie frappée au sceau de la probité : avant son crime, le suppliant avait
toujours été honnête ; après son crime, il le redeviendrait à jamais. Ce maître
intercédant en 1743 pour son serviteur condamné pour vol, ne disait pas autre
chose : « c’est un domestique duquel j’ai toujours été très satisfait, et pour lequel
je ne m’intéresse que parce que je suis persuadé qu’il ne donnera plus matière à
faire parler de lui » 122. Mais la formule la plus frappante fut trouvée en 1765 par
la famille de cet employé de la communauté des épiciers de Paris, qui rapporta
cet engagement fait par le suppliant au lendemain de sa condamnation pour
vol : « il a toujours promis que sa première faute serait sa dernière » 123.
Toutefois, affirmer que le suppliant avait commis le premier – voire le dernier –
écart de conduite de son existence constituait au mieux une démonstration par
défaut, au pire une proclamation sans preuve. Certains soutiens s’efforçaient
256 donc d’attester la probité du candidat à la grâce, et ils ne voyaient pas de meilleur
moyen d’y parvenir que de produire en sa faveur un certificat de bonne conduite,
qu’ils joignaient au placet remis pour solliciter des lettres de clémence. Selon les
cas, ce document pouvait avoir été dressé avant même la procédure de grâce –
c’est-à-dire dans le cadre de l’instruction criminelle, voire du procès devant les
juges – ou précisément à la faveur de la demande de grâce. Mais, qu’il servît une
seconde fois ou qu’il fût produit pour la première fois, le certificat remis aux
maîtres de la grâce était supposé attester l’honnêteté foncière du suppliant, et
ce d’une manière solennelle, quasi juridique. Le document pouvait se présenter
comme une simple attestation signée sur papier libre, en particulier sous la
forme d’un classique certificat de vie et mœurs, tel que les curés et les officiers
publics en délivraient dans toutes sortes de circonstances de la vie judiciaire ou
administrative des sujets. Il pouvait aussi consister, mais plus rarement, en une
déclaration sur papier timbré, dressée devant notaire, sur le modèle des actes
instrumentés selon les règles de l’art dans toutes les études du royaume.
La portée de l’attestation était évidemment très variable : si certains signataires
se contentaient de formules minimales – à l’image du curé de Saint-André-
des-Arts en 1758, qui, à propos d’une voleuse de couverts qui avait été sa
paroissienne, écrivit prudemment « qu’il ne [lui était] rien revenu contre sa
probité » 124 –, d’autres s’efforçaient de réhabiliter la figure de celui que la justice
avait désigné comme un criminel. Un magnifique exemple en est fourni par
121 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 312, dos. 3402, f° 411 r.
122 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2159, f° 109 v.
123 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5076, f° 435 r.
124 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3915.
l’affaire de ce chaudronnier établi à Saint-Quentin, en Thiérache, qui, en 1748,
employa ses talents de fondeur à fabriquer de la fausse monnaie, ce qui lui
valut une condamnation à mort. Originaire de Pont-de-Vaux en Bresse, où il
avait passé sa jeunesse et ses années d’apprentissage avant de se marier à Saint-
Quentin, il joignit, à sa demande de lettres de commutation, deux certificats
signés par des personnes de sa ville de naissance. Le premier avait été dressé par
un nommé Louis Bergier, chanoine et doyen de l’église paroissiale de la paroisse
Notre-Dame :
Certifions à tous qu’il appartiendra qu’Étienne Soulier, fils de Joseph Soulier,
natif de ladite ville, a toujours été de très bonnes mœurs, qu’il a fréquenté
exactement les sacrements pendant tout le temps qu’il est resté en cette ville et
qu’il a servi en notre église en qualité d’enfant de chœur pendant l’espace de
dix années. Il a appris son métier de chaudronnerie et a ensuite parcouru les
principales villes de France pour se perfectionner dans son état et s’est établi
257
enfin en la ville de Saint-Quentin après avoir reçu notre consentement. Lequel
certificat de bonne conduite nous ne pouvons refuser audit sieur Etienne
Le second certificat avait été rédigé par un nommé Nicolas Blanchon, qui se
présentait comme avocat ès parlements de Paris et de Bourgogne, juge mage
ordinaire, civil et criminel, gruyer du duché de Pont-de-Vaux en Bresse. Ce
document faisait un bref récit de la vie du suppliant, précisait que celui-ci
n’avait jamais donné lieu au moindre soupçon de faux-monnayage lorsqu’il
avait travaillé dans cette ville, puis concluait en ces termes :
Dès sa plus tendre jeunesse, il n’a donné aucune idée fâcheuse sur son compte,
sage et réglé dans ses mœurs, ayant été élevé par des parents qui n’avaient d’autres
vices que le défaut de fortune, ayant même encore actuellement deux frères en
cette ville, dont l’un est de la même profession que lui et l’autre marchand et
dont la conduite est irréprochable en tous sens, ainsi que la sienne nous l’a paru
par ce que nous en avons vu et par ouï-dire de ceux qui l’on connu dans ses
différents voyages. Ce que nous attestons conforme à la vérité en foi de quoi
nous avons délivré le présent certificat pour servir et valoir tant en jugement
que hors s’il y échoit 126.
125 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2786, f° 217 r.-v.
126 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2786, f° 219 r.-v.
Malgré la relative fréquence des certificats de vie et mœurs de curé 127, les
attestations signées par une personnalité unique n’étaient pas nécessairement les
plus courantes : il se rencontrait en effet beaucoup de déclarations collectives,
qui témoignaient de l’engagement d’un groupe d’individus. Cet élargissement
du cercle des signataires trahissait souvent la volonté de faire attester la probité
du suppliant par la ou l’une des communautés à laquelle il appartenait. Ce
pouvait être, évidemment, la communauté familiale : ainsi, en 1754, les soutiens
d’une jeune fille condamnée pour avoir dissimulé sa grossesse et peut-être tué
son nouveau-né, produisirent un document comprenant une liste de 14 parents
– 8 du côté maternel, 6 du côté paternel – ayant adhéré à un certificat de probité
qui avait été signé en présence du curé et du juge seigneurial du lieu 128. Ce
pouvait être, aussi bien, la communauté de résidence. En 1738, par exemple, un
meurtrier d’Aubervilliers en quête de rémission fournit un certificat de probité
signé des principaux habitants de son village, certificat qui lui paraissait d’autant
258 plus indispensable qu’il avait tué un homme habitué à le traiter de voleur. Afin
de se disculper de cette accusation, et affaiblir ainsi l’hypothèse de l’assassinat,
il parvint à obtenir cette attestation :
Nous, soussignés, supérieur de la Maison Notre-Dame-des-Vertus et curé de la
paroisse d’Aubervilliers, vicaire, marguilliers et autres habitants, certifions que
Nicolas Bordier est un très honnête homme, et qu’il n’a jamais été suspect de vol,
ni de rapine, en foi de quoi, nous avons signé le présent certificat.
À Aubervilliers, le 23 décembre 1738.
Toucar, prêtre de l’Oratoire, Joseph Boissière, prêtre de l’Oratoire de Jésus, Jean
Lecono, Guillaume Auvry, Jean Barbot 129.
127 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 66, dos. 665 ; vol. 154, dos. 1389.
128 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 306, dos. 3315.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 184, dos. 1763, f° 152 r.
130 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 104.
Monnaie et un président au Grand Conseil voisinaient avec une impressionnante
collection de maîtres boutiquiers parisiens 131. Dans de semblables certificats,
c’est évidemment le souci de multiplier les signatures et donc les garants qui
s’exprimait.
En vertu de la même logique d’accumulation, certains suppliants
s’employaient à produire le plus grand nombre de certificats possible, à
l’image de cet homme du Laonnois qui, en 1739, cherchait à obtenir la levée
de la clause de ne pouvoir posséder office, insérée dans des lettres de pardon
obtenues une dizaine d’années auparavant dans une affaire de faux 132. Dans
un placet adressé au procureur général, il expliquait avoir remis au chancelier
une série de certificats attestant de sa bonne conduite depuis les faits. D’après
la liste qu’il dressait lui-même, il avait fourni : premièrement, des certificats du
procureur du bailliage, du lieutenant du roi et des magistrats de la municipalité
de Laon ; deuxièmement, des certificats du curé, du procureur fiscal, et des
maire et échevins de Montcornet 133, sa ville de résidence ; troisièmement, un 259
certificat d’un révérend père de la chartreuse du Val-Saint-Pierre, monastère
Dans certains placets, la logique de l’hérédité était poussée si loin que le seul
fait d’affirmer que le suppliant sortait d’une famille respectable – « famille de
très honnêtes gens », « famille dont la probité est connue et sans reproche » 139 –
semblait valoir certificat de bonne conduite. Dans quelques cas, le simple fait
de nommer des parents semblait témoigner de ce qu’était le suppliant, comme
l’illustre le placet insolite d’un commis d’huissier faussaire qui sollicita, en 1787, 261
des lettres de réhabilitation pour effacer l’infamie consécutive à un blâme. En
Cette sèche énumération de noms, offerte à la vue des maîtres de la grâce avant
même les arguments contenus dans le placet, suggérait très clairement que
l’honnêteté du suppliant était un fait acquis, qu’on ne pouvait révoquer en
doute : sa parenté était supposée valoir tous les certificats. Il n’est pas sûr que
ce faussaire, incapable semble-t-il de mobiliser des soutiens en sa faveur, crût
réellement à l’efficacité de ce procédé. Mais le fait même de l’employer était
révélateur d’une société.
138 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2537, f° 265 r.
139 BnF, Mss, Joly de Fleury, respectivement vol. 354, dos. 3840, f° 113 v. et vol. 300, dos. 3204,
f° 22 r.
140 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 63 r.
En dehors de la probité, l’utilité constituait l’autre grand argument avancé
pour faire valoir les mérites du suppliant : celui-ci avait rendu, rendait ou
rendrait encore des services à la société. Ce discours de l’utilité s’appliquait
à plusieurs domaines. Pour les hommes voué à l’éloignement par la peine du
ban ou des galères, a fortiori pour ceux condamnés à mort, il était fréquent de
voir les placets invoquer le fait qu’ils étaient indispensables à leur famille. Ce
discours s’appliquait évidemment à la famille nucléaire, à l’image de ce garde
des traites condamné en 1756 pour violences, qui faisait valoir qu’il avait trois
enfants en bas-âge et que sa femme était enceinte d’un quatrième 141, ou de cet
homme condamné en 1749 pour faux, qui assurait être le seul soutien de sa
femme et de ses six enfants 142, ou encore de ce plâtrier condamné en 1756 pour
violences, qui expliquait avoir été contraint, du fait de son veuvage, de confier
ses jeunes enfants à leur grand-mère 143. Certains allaient jusqu’à présenter avec
précision leur progéniture, tel ce voleur de mouchoirs à la foire Saint-Germain,
262 qui, en 1755, accumula dans son placet toutes sortes d’arguments classiques en
sa faveur, parmi lesquels la situation de ses enfants tenait une place de choix :
Comme le suppliant appartient à de très honnêtes gens et que, de plus, il est chargé
d’une femme et de trois enfants, dont une fille au couvent, âgée de 14 à 15 ans, et
deux fils, dont l’aîné est âgé de 11 ans et l’autre de 10, il ose implorer votre clémence
pour cette malheureuse famille, qu’il n’a déshonoré que par un crime qui n’est
que l’ouvrage du vin, ayant été connu toute sa vie pour un très honnête homme,
jusqu’au jour fatal qu’il s’est livré à la bassesse dont il paraît coupable 144.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 293, dos. 3094, f° 3 r.
149 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 293, dos. 3094.
150 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 279, dos. 2782, f° 254 v.
151 On ne connaît guère qu’un intercesseur, qui, plaidant en 1739 la cause d’un homme
souhaitant obtenir une réhabilitation compatible avec l’exercice d’un office de judicature,
fit valoir que « le public perdrait si [le suppliant] était privé plus longtemps de lui être
utile ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 198, dos. 1872, f° 70 r.
se flatter d’avoir toujours rempli avec honneur » 152. On peut aussi citer le cas de
cet intercesseur, qui, prenant en 1767 la défense d’un septuagénaire servant en
qualité d’invalide dans la maréchaussée, et poursuivi pour un homicide sentant
la bavure, s’indignait en ces termes du délai interminable mis à lui accorder
des lettres de rémission : « après avoir servi le roi toute sa vie et sans reproche,
il est dans le cas aujourd’hui de mourir dans un cul de basse-fosse de misère et
de douleur » 153. Toutefois, lorsque les suppliants étaient des soldats ou même
des civils disposés à s’engager pour obtenir une commutation, les officiers qui
intercédaient en leur faveur invoquaient rarement leurs services ou leurs mérites
passés, mais bien plutôt leur utilité immédiate : l’armée avait besoin de ces
hommes, et cette seule considération valait toutes les justifications.
En bonne logique, l’argument, qui n’était quasi jamais employé en période de
paix 154, prenait toute sa force en période de guerre. Lorsqu’en début de campagne,
les tambours se mettaient à rouler, les officiers invoquaient naturellement
264 l’imminence du départ pour obtenir la grâce de leurs protégés. Ainsi, dans
l’affaire des quatre officiers qui avaient tué un marinier du coche d’Auxerre, le
marquis de Pezé, leur colonel, finit par réécrire à Joly de Fleury I, qui refusait
de rendre un avis favorable, pour lui faire comprendre que le temps pressait.
Expédiée à la fin de l’été 1733, alors que les troupes françaises s’ébranlaient
à la suite du déclenchement de la Guerre de Succession de Pologne, la lettre
évoquait cette réalité de manière transparente :
[Veuillez] souffrir qu’on nous expédie une grâce, sans laquelle nous ne
saurions faire aucun service au régiment du Roi. Le moment approche où
j’aurai besoin de tout mon monde. Au nom de Dieu, rendez-moi mes quatre
enfants perdus 155.
152 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 379, dos. 4294, f° 95 r.
153 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5325, f° 213 v.-214 r.
154 Par exemple, en 1731, alors que le royaume était en paix, on invoqua la proximité de leur
quartier de service pour obtenir la rémission et le pardon de deux gardes du corps de la
Maison du Roi, mais, de manière révélatrice, cet argument n’était pas employé par l’un de
leurs officiers, mais par leur propre père. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1040.
155 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 131, dos. 1214, f° 113 v.-114 r.
156 [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. VII, p. 518.
Françaises, intervinrent avec énergie auprès de Joly de Fleury II pour obtenir
la grâce de deux de leurs hommes condamnés pour violences, ce dont ils
s’excusèrent par cette phrase limpide : « le moment de notre départ auquel
nous touchons nous fait être un peu pressants » 157. De même encore, à l’été
1762, à l’heure du dernier effort français dans la Guerre de Sept Ans, le capitaine
de Rostaing, du régiment de la Vieille Marine, après des mois passés à tenter
d’obtenir la grâce d’un de ses hommes auteur d’un homicide, finit par écrire de
Brest à Joly de Fleury II en arguant de l’imminence d’une nouvelle campagne
navale :
Ce jeune homme nous a toujours donné des preuves de mœurs et de bonne
conduite. Je le crois plus à plaindre que coupable et tout vous invite, Monsieur, à
prendre les voies les plus promptes pour qu’il soit mis en liberté. Nous touchons
au moment d’un nouvel embarquement, l’espèce nous est nécessaire pour le
service du roi, et je serais au désespoir de le laisser en arrière. J’ai lieu d’espérer
265
que vous m’accordez cette grâce 158.
157 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2528, f° 74 v.
158 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4246, f° 34 r.
159 [52] Newton, L’Espace du roi..., p. 530.
160 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3857, f° 299 r.
161 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2528, f° 74 v.
l’automne 1733, dans les débuts de la Guerre de Succession de Pologne, le
capitaine d’Arifat sollicita des lettres de commutation avec clause d’engagement
dans sa compagnie, en faveur d’un domestique coupable de violences sur une
fille et sur les soldats du Guet venus l’arrêter, il affirma que le crime n’était pas
très grave, mais surtout que l’homme lui paraissait « très propre à servir » 162.
En définitive, que le suppliant fût digne ou non de la clémence royale n’avait
plus guère d’importance : son véritable mérite était d’être un soldat potentiel,
susceptible de combler les pertes consécutives aux combats ou à la désertion.
Alors que s’achevait la campagne de 1748, Mme de La Luzerne, qui s’employait
à obtenir de Joly de Fleury II une commutation en faveur de deux filous prêts
à s’engager dans la compagnie de cavalerie de son fils, souligna à quel point il
était urgent pour ce dernier de compléter ses effectifs, comme l’armée l’exigeait
de tout capitaine :
Les nommés Harel et Fabre [partiraient] tout de suite pour Maastricht où le
266
régiment de M. le prince Camille est en garnison. [...] Pardonnez, s’il vous plaît,
la vivacité et peut-être l’indiscrétion d’une mère tendre, qui craint toujours que
son fils ne mérite d’être blâmé par des supérieurs qui veulent des hommes sans
s’embarrasser infiniment de la difficulté d’en trouver 163.
Il n’y avait guère que pour les jeunes nobles non encore engagés dans la
carrière des armes qu’il était envisageable de valoriser le don qu’ils feraient
au roi de leur personne, en s’efforçant de masquer la tache du crime sous le
lustre de la naissance. Pour des raisons statistiques évidentes, l’occasion d’un
tel argumentaire était rarissime et c’est doute l’affaire des trois frères et du fusil,
longuement évoquée précédemment, qui en offre le meilleur exemple, sous la
forme d’un discours qui mêlait, de manière indissociable, les services que le
gracié rendrait à l’avenir et ceux que ses parents avaient rendus dans le passé.
Parce que les rameaux de la famille Canelle étaient peuplés de soldats, parce que
la demande de commutation consécutive à l’arrêt du Parlement intervenait au
mois de juillet 1742, alors même que l’armée du maréchal de Belle-Isle, bloquée
dans Prague, était dans une situation très périlleuse, le ton du suppliant était
résolument militaire :
Il ose supplier Votre Majesté de se laisser toucher de compassion de cet état d’un
gentilhomme qui ne fait que commencer sa vie. Il l’avait destinée au service de
V. M. Son père et son aïeul lui en avaient donné l’exemple et ils ont consommé
au service de V. M. presque tout leur patrimoine. Le sieur de Provisy commande
162 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1224, f° 110 r.
163 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264, dos. 2664, f° 208 v.-209 r.
actuellement pour V. M. dans le château de Bouillon, le suppliant a un cousin
germain et un oncle capitaines dans le régiment de Bauffremont-Infanterie qui
sert en Bohême, six autres de ses parents occupent différents emplois dans les
troupes de V. M., plusieurs autres [de] ses parents ont perdu la vie dans le service
et récemment deux de ses frères ont fini la leur en Bohême. Il espère que V. M.,
touchée de ces circonstances, voudra bien commuer la peine de mort prononcée
contre lui en une autre peine moins dure. Et si V. M. veut bien lui permettre
de vivre, ce ne sera que pour employer ses jours à son service et à faire des vœux
pour sa santé et prospérité 164.
164 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 139 v.-140 r.
165 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 141 r.-v.
166 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3849.
de livres. Les deux hommes, qui s’appelaient Pierre Gibrat et Jacques Moreau,
expliquèrent être des ouvriers travaillant sur le chantier du château royal de Choisy,
pour le compte du sieur Lucas, maître plombier à Versailles. Ils avouèrent avoir dérobé
du plomb sur le stock destiné aux travaux de réparation et ils supplièrent les cavaliers
de leur accorder la liberté en échange d’un louis d’or. Les hommes de la maréchaussée
refusèrent de se laisser acheter et les conduisirent à Paris, pour les livrer au Châtelet.
Lors des interrogatoires, Gibrat et Moreau revinrent sur leurs déclarations. À les
en croire, alors qu’ils revenaient du château de Choisy, où ils avaient œuvré toute la
journée, et qu’ils marchaient en direction de Paris, où ils habitaient l’un et l’autre, ils
avaient trouvé des morceaux de plomb sur le chemin. Peu de temps après, ils avaient
été arrêtés par les cavaliers de maréchaussée, qu’ils n’avaient d’ailleurs cherché ni à
éviter, ni à acheter. Malheureusement pour eux, cette version était démentie par les
résultats de l’enquête menée au château de Choisy : d’une part, le magasinier en charge
des plombs reconnut les morceaux trouvés sur les deux prévenus comme faisant partie
de ceux qu’il avait confiés aux ouvriers pour les travaux ; d’autre part, le fontainier
constata qu’une partie des réparations qui auraient dû avoir été faites ne l’avaient
pas été. Il était donc clair que les plombs avaient été divertis du chantier. Les accusés
268 nièrent les faits jusque sur la sellette du Parlement, mais, le 3 mars 1760, la Tournelle
les déclara coupables de vol et les condamna à une série de peines prévisibles : le carcan
– l’écriteau porterait la mention Garçon plombier voleur de plomb –, le fouet, la marque
et les galères pour 3 ans.
Dès les lendemains de la condamnation, l’épouse de Gibrat, qui tenait avec lui une
auberge à Paris, s’employa à obtenir sa grâce auprès du Sceau. Elle remit un placet pour
demander des lettres de commutation de peine, placet dans lequel elle appuyait les
protestations d’innocence de son mari, en fournissant même une version légèrement
améliorée des déclarations faites devant les juges : si lui et son camarade avaient emporté
les plombs trouvés sur le chemin, c’est parce qu’ils avaient imaginé que ceux-ci étaient
tombés d’une voiture en route vers Paris et que le plus sage était de les porter jusqu’aux
barrières de la capitale, où ils avaient l’intention de les remettre aux commis chargés de
lever les droits d’entrée, chez qui leur propriétaire viendrait sans doute les chercher. Mais,
avant d’avoir pu le faire, ils avaient été arrêtés par deux cavaliers, dont la déposition était
suspecte à tous égards, puisqu’il n’y avait nul témoin de la scène.
Ce plaidoyer fondé sur l’innocence n’était toutefois ni le seul, ni le principal
argument de la femme du suppliant. Dans les trois placets successifs qu’elle fit remettre
au procureur général pour le convaincre de rendre un avis favorable à la grâce, elle
s’employa à démontrer et l’utilité, et la probité de son mari. Dès le premier mémoire,
qui se consacrait pour l’essentiel à contester l’accusation, elle conclut en des termes
qui soulignaient les responsabilités familiales du suppliant :
C’est par ces circonstances qu’elle ose implorer vos bontés, Monseigneur, à ce qu’il
vous plaise lui être favorable dans l’avis qu’il vous plaira mettre au bas de l’extrait de
son procès pour être envoyé au Conseil du Sceau ; [Gibrat] est d’autant moins indigne
de cette faveur, qu’étant chargé d’une femme et de 7 enfants en bas-âge, et qui vous
adressent leurs cris et leurs larmes, ces innocents ne peuvent subsister sans ces secours
paternels 167.
167 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3849, f° 206 r.
Dans les deux mémoires qui suivirent, la question de l’innocence du condamné fut
largement occultée par un discours essentiellement consacré à la probité du suppliant
et de sa famille. Le passage le plus démonstratif était rédigé en ces termes :
Marguerite Fontes expose très respectueusement à Votre Grandeur qu’elle a
contracté mariage avec Pierre Gibrat en 1745, suivant leur contrat de mariage et le
certificat du curé de la paroisse de Roffiac 168, dont deux extraits sont ci-joints, qu’ils
ont toujours mené une conduite exempte de tous reproches, qu’ils sont nés l’un et
l’autre de familles honnêtes et irréprochables, que depuis leur mariage ils ont fait
valoir les biens qu’ils ont à Mousse, paroisse de Roffiac, diocèse de Saint-Flour en
Auvergne, dont ils payent par an 500 livres ou environ de tailles, où ils ont toujours
été établis, et qu’ils n’ont quitté que pour venir à Paris à la suite d’un procès qui est
pendant en la Cour de Parlement pour la légitime qui revient à Gibrat de sa mère et
de ses oncles, ce qui les a obligé de rester à Paris où ils se sont mis à tenir une auberge
rue de l’Égout, faubourg Saint-Germain depuis 5 ans, et y ont toujours mené une vie
sans reproche attestée par différents particuliers. Gibrat, pour soutenir d’autant plus
sa femme et ses 7 enfants, qu’ils ont en bas-âge, s’est mis manœuvre chez M. Lucas,
maître plombier du Roi, qui a aussi attesté sa probité, suivant le certificat joint au
procès qu’il a eu le malheur d’essuyer, ayant été accusé d’avoir détourné avec le 269
nommé Jacques Moreau, garçon plombier du sieur Lucas, du plomb et soudure du
Il s’agissait, on le voit, d’un véritable récit de vie, qui s’efforçait de prouver que toutes
les étapes qui font l’existence d’un couple avaient, dans le cas précis des Gibrat, été
marquées du sceau de la probité : premièrement, ils avaient contracté, il y a près de
quinze ans, un mariage religieusement valide, matériellement solide et socialement
équilibré, comme le prouvait l’allusion au certificat du curé, au contrat de mariage et
aux origines des familles ; deuxièmement, comme leurs parents avant eux, ils avaient
vécu honnêtement de leurs terres dans leur pays natal, terres qui étaient toujours leurs
et qui étaient imposées à hauteur de 500 livres, ce qui attestait de leur importance ;
troisièmement, ils étaient venus vivre à Paris, non poussés par la pauvreté, l’opprobre ou
l’aventure, mais par la nécessité de défendre leurs droits dans un procès interminable ;
quatrièmement, ils avaient aussitôt entrepris de faire vivre leur nombreuse famille,
non seulement en tenant une auberge, mais en acceptant aussi du travail chez un
artisan, qui, auréolé de son titre de plombier du roi, s’était porté garant de la probité
de l’accusé ; cinquièmement, ils avaient, par une vie sans reproches, gagné la pleine
estime de leurs voisins parisiens.
Afin de prouver la véracité de ses dires, la femme Gibrat fournissait les pièces
auxquelles elle faisait allusion, à l’exception de l’attestation du plombier Lucas, qui
avait en effet déposé dans ses interrogatoires qu’il n’avait jamais eu l’occasion de
douter de la probité de l’accusé, qu’il employait depuis deux ans environ. L’épouse
avait donc remis au procureur général un extrait de son contrat de mariage, daté
du 14 décembre 1745, qui prouvait qu’elle avait apporté 600 livres provenant de
ses droits légitimaires paternels et maternels. Elle avait aussi joint un certificat de
mariage, ainsi que de bonne vie et mœurs dressé le 27 octobre 1754 par le curé de la
Le 11 juillet 1760, le secrétaire d’État Saint-Florentin fit savoir au magistrat que les
commissaires du Sceau avaient pleinement approuvé son analyse, et qu’ils avaient
estimé en outre qu’il était bon, par cette condamnation, de lancer un avertissement à
tous les ouvriers qui travaillaient dans les maisons royales. Ordre était donné de faire
exécuter l’arrêt.
Dans cette affaire, la femme Gibrat avait fait tout ce qu’il était possible de faire pour
vanter les mérites du suppliant, du moins lorsque, comme elle, on était dénué d’un
protecteur influent capable de plaider personnellement auprès du procureur général.
Toutefois, elle avait manifestement commis une erreur d’appréciation en choisissant
d’assumer les protestations d’innocence de son époux, stratégie qui, on l’a vu, était
peu ou prou vouée à l’échec. En reconnaissant le crime, peut-être ses arguments sur
170 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3849, f° 209 r.-v.
171 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3849, f° 215 v.-216 r.
la probité de son mari auraient-ils eu plus de chance de toucher le procureur général,
qui pouvait plus facilement gracier un coupable qui avouait une faute passagère, qu’un
accusé qui s’enfermait dans un mensonge évident.
CONCLUSION
1) LE LEITMOTIV DE L’HONNEUR
Il est bien connu que la nature et la gradation des peines prévues par le droit
criminel du xviiie siècle s’expliquaient en grande partie par le rôle central
de l’honneur comme valeur collective de la société d’Ancien Régime. En
prononçant des peines qui entraînaient l’infamie légale, les juges portaient
définitivement atteinte à l’honneur des coupables. Mais, par leur verdict, ils
portaient aussi atteinte à l’honneur de leurs proches, et cette punition indirecte
faisait, dans une certaine mesure, partie de la peine 1. Ainsi, lorsque des individus
se voyaient infliger une condamnation portant note d’infamie, leurs parents, au
sens large, partageaient et subissaient leur déshonneur 2. Comme l’écrivit très
Le discours sur l’honneur n’était pas pour autant l’apanage des familles établies,
inquiètes de la tache que la condamnation allait porter à la respectabilité de
parents recommandables par leur état, leur emploi ou leur rang. Parce que
le sens de l’honneur ou le souci de la réputation habitait toutes les catégories
sociales, même les plus humbles, des suppliants ou des soutiens sans relief
invoquaient cet argument. Ainsi la famille d’un modeste postillon, condamné
en 1768 pour vol avec effraction, expliqua-t-elle ne rien désirer d’autre que
« la conservation de son honneur et [de] sa réputation, qui lui [étaient] si
276
chers » 15. De même, les parents d’un simple laquais condamné en 1761 pour
vol au détriment de son maître, quoique eux-mêmes situés aux frontières de la
domesticité et de la boutique, exposèrent que leur famille était « irréprochable
depuis plusiurs siècles » et implorèrent les maîtres de la grâce « de se laisser
toucher de compassion pour des frères, sœurs, enfants établis dans le commerce
à Paris, que l’honneur intéresse beaucoup plus que la fortune et l’existence
même » 16. De même encore, les proches d’un homme coupable d’un vol de
nappe, tous issus du monde des métiers ou de la marchandise, affirmèrent en
1761, dans un placet au procureur général, que « l’infamie qui en [rejaillissait]
sur leurs têtes [était] un joug qu’ils ne s’[accoutumeraient] point à supporter » 17.
Et dans son propre placet, le voleur lui-même insistait, sans doute avec le
concours rédactionnel d’un juriste, sur le fait que la modestie de sa condition
sociale n’était pas incompatible, bien au contraire, avec le souci de l’honneur
familial :
Si l’infamie n’accompagnait pas la peine et ne s’étendait pas sur toute une famille
qui, dans la médiocrité où le sort l’a placée, regarde l’honneur comme le premier
et le plus cher des biens, loin d’importuner Votre Grandeur, il eût subi sans se
plaindre le châtiment que sa faute a mérité. Mais ces sentiments d’honneur,
que l’oubli dans lequel il est tombé n’a pu lui faire perdre de vue, lui ont inspiré
d’avoir recours à votre humanité 18.
19 Ici encore, dans certains cahiers de doléances de districts parisiens, le tiers état appela à la
suppression de tout obstacle mis à l’établissement professionnel des parents de condamné.
À Saint-Louis-la-Culture, on demanda « que la peine prononcée contre un membre d’une
famille ne soit point un obstacle à l’admission des autres membres de cette famille dans
aucun ordre, grade, charge ou emploi ». À Saint-Gervais, on énonça ce principe : « la
punition des crime sera uniforme pour tous les citoyens [...], sans qu’elle puisse porter
note d’infamie, ni fermer l’entrée des charges, emplois civils et militaires aux parents du
supplicié ». Les Élections et les cahiers de Paris en 1789, éd. Ch[arles]-L[ouis] Chassin, Paris,
Jouaust et Sigaut, 1888-1889, 4 vol., t. II, p. 468 et 473.
20 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1567.
21 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 313, dos. 3406.
22 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 384, dos. 4369, f° 326 r.
23 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2167, f° 38 r.
Toutefois, la plupart des placets voyaient moins loin : avant d’envisager
l’avenir des jeunes, ils s’alarmaient de la déchéance imminente des adultes,
menacés de perdre leur situation du jour au lendemain. Ainsi, deux curés
du Maine, malheureusement apparentés à un voleur condamné en 1738 au
fouet, à la marque et au bannissement, expliquèrent qu’ils ne pourraient se
maintenir dans leur cure, faute de jouir encore de l’estime de leurs ouailles,
voire de leurs confrères 24. Encore ces eclésiastiques pouvaient-ils sans doute
espérer survivre économiquement à ce coup du sort, mais tel n’était pas le
cas de tous les parents de condamnés, si l’on en croit ce voleur parisien,
promis en 1739 au fouet, à la marque et au bannissement, qui décrivait
en des termes on ne peut plus sombres le futur prévisible de ses propres
parents :
S’il est puni par la main du bourreau, son père, qui a un emploi de garde sur les
ports, qui, seul, le fait subsister avec sa femme et plusieurs enfants, en sera chassé,
278
en sorte, qu’outre l’ignominie d’avoir un fils puni par la main du bourreau, il
serait encore réduit à la plus affreuse misère 25.
Cette lettre, en exposant que le seul souci de la famille était que leur malheur ne fût
pas divulgué, disait nettement que l’objectif de la démarche n’était pas de soustraire
à la justice un coupable qui ne méritait aucune faveur par lui-même, mais de trouver
une solution pour épargner à ses parents la publicité de l’action judiciaire.
40 Un cas limite est fourni par l’affaire Basset, du nom de ce prétendu comte, qui, pour des
motifs crapuleux, avait froidement décidé d’assassiner sa femme en 1769 : celle-ci ayant
survécu à son empoisonnement, elle fit tout pour obtenir des lettres de cachet contre son
époux afin de le faire enfermer à perpétuité, plutôt que de le laisser juger ; en d’autres
termes, placée devant l’alternative d’obtenir une réparation judiciaire en tant que victime ou
d’échapper à l’infamie d’une exécution publique en tant qu’épouse, elle choisit la seconde
possibilité, car, selon les propres termes de Hardy, elle était « peu curieuse d’être la veuve
d’un brûlé ou d’un pendu ». [30] Hardy, Mes Loisirs..., t. I, p. 422-423.
41 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 345, dos. 3730, f° 217 v.
42 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 360, dos. 3989, f° 347 r.
a produit son effet en annonçant aux libertins de la ville qu’aucuns motifs
particuliers ne seront capables de nous faire mollir à la vue de leurs écarts. Ainsi,
après les avoir retenus par là, nous avons pensé pouvoir sans inconvénients
joindre nos prières à celles des parents [du condamné] 43.
Et, sans être aussi éloquentes, bien d’autres interventions du même genre
opposaient terme à terme l’honneur familial et la flétrissure publique 47.
Confronté à ce flot de placets et de lettres invoquant l’argument de l’honneur,
l’historien est naturellement amené à s’interroger sur la part de convention qui
pouvait inspirer un tel discours. Jusqu’à quel point les suppliants, leurs parents
et leurs soutiens adhéraient-ils à ce qui pourrait apparaître comme un lieu
commun des plaidoyers en faveur de la grâce ? Faute de pouvoir sonder les reins 283
et les cœurs, il est du moins intéressant de noter que, même après avoir échoué à
Pour faire la preuve de leur bonne foi, certaines familles allaient jusqu’à fournir
Pour les plus modestes, cet engagement financier, qui ne pouvait être inférieur
à 100 ou 150 livres par an, était une lourde charge, comme dans le cas de cette
mère, dont le fils avait été condamné au fouet, à la marque et au bannissement de
trois ans pour vol de vêtements en 1742 : son placet sollicitait une commutation
de peine, le cas échéant en un enfermement à Bicêtre, « aux offres [qu’elle faisait],
en se gênant, de payer une modique pension, aimant mieux se restreindre à
manger du pain le reste de ses jours pour sauver l’honneur de sa famille » 58.
Quant aux parents plus à l’aise ou tout simplement plus nombreux à partager
la charge financière, ils pouvaient promettre de payer toute pension qui leur
serait demandée, quel qu’en fût le montant 59.
En d’autres termes, la femme de celui qui n’était encore qu’un accusé à cette
date, avait obtenu un certificat de la part de ses voisins, qui attestait de la vie
sans reproche de Petit, mais elle n’avait pas voulu leur révéler son arrestation,
de crainte manifestement de se heurter à un refus de signature de leur part.
Précaution justifiée, semble-t-il, puisque ces mêmes voisins, l’arrêt de
condamnation étant tombé, prenaient soin désormais de se rétracter. Mais il y
avait plus dramatique encore, comme on le découvre en lisant le compte rendu
de la discussion que le commissaire avait eue avec la propriétaire du logement
où vivait la famille Petit :
Laquelle m’a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler mal de lui, qu’elle ne savait
rien sur son compte, ni celui de sa femme, qu’elle ignorait ce que l’un et l’autre
faisaient, ni le sujet pour lequel ledit Petit était en prison, que cependant cela
lui ayant donné quelque suspicion de leur conduite, elle leur avait donné congé
de l’appartement qu’ils occupaient dans sa maison 64.
Il reste que les interventions faites au nom de la réputation des corps étaient
infiniment rares par rapport à celles faites au nom de l’honneur des parents,
qui étaient monnaie courante. Échapper à l’infamie représentait évidemment
un enjeu d’autant plus considérable que le lignage était prestigieux. C’est ce
qu’illustre précisément l’exemple qui suit.
81 Julien Louis Bidé de la Grandville, intendant d’Auvergne de 1723 à 1730. [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 76.
82 [39] [Inventaire des archives du Puy-de-Dôme…], t. V, liasses C 7188 et 7189, p. 441-442.
83 Daniel Charles Trudaine, intendant d’Auvergne de 1730 à 1734. [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 305.
84 [39] [Inventaire des archives du Puy-de-Dôme…], t. VI, liasse C 7381, p. 71.
85 Ibid., t. V, liasse C 7198, p. 446.
Cet avocat aux allures de magistrat envisagea très tôt de recourir à la grâce du roi en
faveur de son frère : il est vrai qu’il était un professionnel trop averti pour se bercer de
la moindre illusion sur le destin judiciaire qui attendait son cadet. Dès le prononcé
du verdict au Châtelet et sans attendre l’arrêt du Parlement, il déposa une demande
de commutation de peine auprès du garde des sceaux Chauvelin. Dans son placet,
il ne chercha ni à contester les faits, ni à justifier leur auteur, se contentant, pour
tout argumentaire, de brandir le spectre du déshonneur qui résulterait de l’amende
honorable et de la flétrissure :
Comme l’infamie d’une telle exécution rejaillirait sur le suppliant et sa famille, dans
laquelle il y a plusieurs officiers qui servent actuellement dans les troupes du roi,
et d’autres qui se distinguent par leur zèle et leur capacité dans les fonctions de la
magistrature, et laquelle est universellement reconnue dans la province d’Auvergne
comme une famille honorable, le suppliant ose prendre la liberté, Monseigneur,
d’implorer la clémence de Votre Grandeur et la supplier très humblement de lui
épargner, à ses enfants et à ses parents, cette honte et cette infamie, et d’avoir compassion
de leur affligeante situation, en commuant les peines prononcées contre ledit Joseph
Sadourny de Cazot son frère en une prison perpétuelle, aux offres que fait le suppliant
294 de payer sa pension pendant tout le temps que cette prison durera ou en telle autre peine
qu’il plaira à Votre Grandeur 86.
Fait assez rare, Joly de Fleury I répondit à cette lettre. Tout en témoignant de la
compréhension pour la famille, il rappela à sa manière que sa charge de procureur
général faisait avant tout de lui le défenseur de la société :
[La miséricorde] combat souvent l’ouvrage de la justice. Je ne sais si cela ne se vérifie
pas dans l’occasion présente. Il est vrai que la famille mérite grande grâce, le public
Joly de Fleury I prit à nouveau la peine de répondre. Contre son habitude et son
tempérament, il révéla le déchirement intérieur qu’il éprouvait, tiraillé qu’il était entre
son devoir et son inclination, entre la défense de la société, menacée par un crime
dangereux, et la sympathie pour une famille, déshonorée par un parent indigne :
[Le sieur Joseph Sadourny de Cazot] est un scélérat, qui en est à sa seconde fausseté
connue. [...] Sa famille mérite toute grâce. Le ministère public n’est pas facile quand
il faut adoucir des peines dans des crimes où les exemples sont si nécessaires et où la
moindre commisération est funeste pour le public. Je viens d’envoyer mon avis à M.
le garde des sceaux, c’est à lui à balancer ces différentes raisons et à décider. [S’il faisait
grâce], je serais fort aise comme homme privé, comme ayant grand désir de répondre à
l’amitié dont vous m’honorez et comme faisant cas du frère de celui qui est si indigne
d’avoir un frère si estimé 92.
L’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville, qui vient d’être analysée en détail, a
fait découvrir un aîné qui, au nom de l’honneur de sa famille, sollicitait une
commutation de peine pour son cadet, en l’occurrence une conversion de
l’amende honorable et des galères pour 9 ans, en un enfermement à perpétuité.
Abstraction faite de la question de l’honneur familial, le fait de solliciter la
commutation d’une peine à temps en une peine à vie pouvait paraître justifiée
par l’interêt même du condamné : pour épargner à ce dernier le sombre destin du
galérien, en particulier le risque réel d’une mort prématurée – singulièrement en
ce premier xviiie siècle, où la peine dite des galères désignait encore réellement les
galères et non le bagne –, n’était-il pas naturel de chercher à acheter la clémence
du roi au prix d’un allongement de la peine, dès lors que celle-ci s’annonçait
moins dure ? Toutefois, il est très intéressant de noter que, dans son avis, Joly
de Fleury I fit observer que, si commutation il y avait, elle devait logiquement
consister en une conversion en 9 ans de détention, puisque la peine des galères
prononcée par le Parlement était elle-même de 9 ans. Le frère du condamné,
juriste de formation, avocat présenté comme la fierté de son ordre à Clermont-
96 Ibid., p. 312.
97 Tout au long du passage qui suit, nous utilisons abondamment ibid., p. 343-374.
98 Louis de Mayou d’Aunoy, substitut de 1745 à 1772. [45] Bluche, L’Origine des magistrats...,
p. 307.
99 [29] [Gougis], Vivre en prison..., p. 168.
100 Ce détail, mentionné incidemment par les historiens de Bicêtre ([88] Bru, Histoire de
Bicêtre..., p. 57), paraît pleinement confirmé par le fait qu’en 1785, les six détenus enfermés
en vertu de lettres de commutation de peine et pressentis pour l’enrôlement dans la légion
du Luxembourg, étaient tous détenus dans les cabanons (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 555,
dos. 7305).
101 [88] Bru, Histoire de Bicêtre..., p. 47 et 63-64.
102 Louis-Sébastien Mercier, qui donne une description saisissante des cabanons, explique
en effet qu’« on assure que ceux qui sont là sont punis au-dessous de leur crime, et qu’on
leur a fait grâce en les traitant ainsi ». [33] Mercier, Tableau de Paris..., t. II, p. 248-250,
précisément p. 249.
103 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 187, dos. 1806.
était trop étroit pour pouvoir profiter du bon air de Bicêtre 104. Plus significatif
encore, en 1782, un homme prisonnier dans cet établissement depuis treize ans,
à la suite d’une commutation de la peine de mort en enfermement perpétuel,
demanda au procureur général, comme récompense de sa bonne conduite,
d’être transféré à la prison de la Conciergerie 105.
Vue sous cet angle, la demande de commutation du bannissement en
enfermement peut faire naître un doute sur l’intérêt qu’avait le condamné à
l’obtenir. Du moins le doute reste-t-il permis tant que les familles sollicitaient
des maîtres de la grâce la transformation d’un éloignement pour une durée
déterminée en une détention de même durée. Mais il n’est plus guère de
mise lorsqu’elles réclamaient la commutation du bannissement à temps en
enfermement à perpétuité. On vit en effet à plusieurs reprises des demandes
de ce genre : en 1760, par exemple, pour cette domestique condamnée au
fouet, à la marque et à un bannissement de 3 ans 106, ou, en 1764, pour cette
ouvrière condamné au fouet, à la marque et à un bannissement de 9 ans 107, 299
ou encore, en 1765, pour ce garde-moulin condamné au fouet, à la marque et
110 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 279, dos. 2876, f° 325 r.
111 Sur cette question, voir chapitre préliminaire, paragraphe 2, alinéa 3.
112 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 97, dos. 933 ; vol. 314, dos. 3426 ; vol. 344, dos.
3705 ; vol. 1990, f° 108-113.
113 Une bonne illustration de ce calcul est fournie par le cas de cette famille dont le fils avait été
condamné en 1758 à la marque, au fouet et au bannissement de trois ans pour vol : ayant
sollicité en vain la relégation aux Îles, elle obtint l’enfermement à Bicêtre, mais, dès l’année
suivante, elle exposa ne pouvoir payer la pension de détention et proposa à nouveau de
bannir son fils à perpétuité dans une île sous souveraineté du roi de France. BnF, Mss, Joly
de Fleury, vol. 359, dos. 3966.
114 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1996, f° 93 r.-v.
Et, en 1763, pour mieux convaincre Joly de Fleury II de donner un avis favorable
à l’enfermement perpétuel d’une receleuse de linges qui n’avait été condamnée
qu’au fouet, à la marque et à une détention de 9 ans, l’homme de confiance
que le duc d’Orléans avait chargé des démarches invoqua la protection de la
société :
Cette malheureuse coquine a le bonheur d’appartenir à un homme attaché
depuis longtemps au service de Mgr le duc d’Orléans […] et le Prince demande
des lettres de commutation de peines, sur lesquelles M. le garde des sceaux
doit avoir écrit depuis plusieurs jours à Monsieur le procureur général. S[on]
A[ltesse] S[érénissime] n’a en vue que de sauver l’infamie à la famille de cette
femme, et demande au Roi qu’elle soit enfermée à l’Hôpital pour le reste de
ses jours, au moyen d’une pension qui sera payée annuellement. Ainsi, on
retire pour toujours de la société une malheureuse qui, suivant ce jugement, y
rentrerait dans 9 ans 115.
301
Sincère ou non, l’argument de la protection du suppliant ou de la société était
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383, dos. 4362, f° 246 v-247 r.
116 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 412, dos. 4898, f° 235 r.-v.
117 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 412, dos. 4898, f° 267 v.
Les suppliants, qui sont gens sans reproches et ont été les premiers trompés
en faisant épouser cette fille à leur fils, supplient très humblement Votre
Grandeur, pour éviter l’affront et l’ignominie de cette exécution, et attendu
la grande jeunesse de ladite Parisot qui n’a que 21 ans, de leur accorder [un
sursis à] l’exécution de l’arrêt du Parlement qui pourra intervenir sur l’appel
de la sentence rendue au Châtelet contre ladite Parisot, et des lettres de
commutation [des] peines qui seront contre elle prononcées en une prison
à l’Hôpital Général 118.
À lire cette requête, à laquelle, étrangement, leur fils ne s’associait pas, on sent
que le souci de ces parents étaient moins de venir en aide à leur belle-fille, que
de mettre hors d’état de nuire une jeune femme devenue le symbole de la faillite
de leur stratégie matrimoniale.
Dans quelques cas extrêmes, la famille allait jusqu’à solliciter la pire
commutation possible, pourvu que celle-ci fît disparaître le coupable des yeux
302
de la société. Voici par exemple ce qu’expliqua au procureur général, en 1756,
un intercesseur ecclésiastique plaidant la cause d’un voleur de troncs originaire
d’Angers et menacé de la potence :
On me fait espérer que, si Votre Grandeur veut bien être favorable à ce
malheureux, Mgr le garde des sceaux accorderait facilement des lettres de
commutation de peine en celle des galères ou quelqu’autre peine qu’il vous
plaira, pourvu que les parents n’en soient point déshonorés : ils aimeraient
beaucoup mieux qu’il fût condamné aux galères et qu’on eût assez de bonté pour
eux pour lui faire attendre la chaîne à Paris 119.
118 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 28, dos. 272, f° 40 r.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 318, dos. 3473, f° 260 v.-261 r.
administrant, en compagnie de ce dernier, des soins de charlatan ; condamnée
au fouet, à la marque et à neuf ans de bannissement en première instance, elle
ne fut condamnée qu’au carcan et à trois ans de détention à l’Hôpital Général
en appel, sans doute parce que le Parlement jugea que le crime n’avait rien
d’intentionnel ; or, au lendemain du verdict de dernier ressort, ses parents
sollicitèrent une commutation en enfermement perpétuel, là où les usages de
la grâce auraient fait attendre une demande de décharge du carcan 120. Et l’on
ne peut invoquer l’ignorance de ces usages, puisque leur demande était portée
par Barentin, alors intendant d’Orléans, après être passé par le parlement de
Paris et le Conseil du Roi 121. Il n’y a donc pas lieu de douter que la famille
s’efforça, en toute connaissance de cause, de faire commuer l’enfermement à
temps en enfermement à perpétuité !
On ne peut évidemment manquer de rapprocher les nombreuses demandes
de lettres de commutation aux fins de détention, de la pratique courante
au xviiie siècle, spécialement à Paris, des lettres de cachet sollicitées pour 303
obtenir l’enfermement d’un parent. On sait en effet depuis longtemps
304 Il apparaît donc que, loin de s’inscrire dans une perspective d’adoucissement
de la peine de Madeleine Villette, ses parents se revendiquaient d’un ancien et
ferme projet d’enfermement par lettre de cachet pour justifier une conversion
du bannissement en détention. D’ailleurs, de manière très significative, en
dénonçant une vie dérangée depuis longtemps, ils réinvestissaient le style typique
de la demande de lettre de cachet – l’inconduite de l’individu était ancienne et
permanente – plutôt que l’argumentaire ordinaire de la demande de lettres de
clémence – le suppliant avait commis la première faute d’une vie exemplaire.
Selon une logique identique, lorsqu’en 1758, le curé de Vitry-sur-Seine 125
sollicita la commutation en enfermement d’un jeune voleur condamné au fouet,
à la marque et au bannissement, il associa le plus naturellement du monde la
demande présente et les intentions passées : « sa mère souhaiterait qu’on se
servît de cette occasion pour le faire enfermer et souvent elle m’a prié de dresser
requête à ce sujet » 126. Mieux encore, en 1740, des parents purent prouver au
chancelier d’Aguesseau qu’ils étaient sur le point d’obtenir une lettre de cachet
au moment où leur fils, jeune compagnon menuisier parisien d’une quinzaine
d’années, commit un vol dans un boutique : c’était à leurs yeux un argument
décisif pour obtenir la commutation des peines du fouet, de la marque et du
bannissement en un enfermement à Bicêtre 127.
Autre effet de circulation entre lettres de clémence et lettres de cachet, certaines
familles sollicitaient les unes après avoir fait usage des autres. Tel fut le cas pour
124 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3837, f° 86 r.
125 Val-de-Marne, arr. Créteil.
126 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3920, f° 85 r.
127 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 203, dos. 1936.
ce jeune artisan condamné, en 1764, au fouet, à la marque et au bannissement,
à la suite d’un vol au détriment d’un camarade 128. Le placet de ses parents fait
découvrir que, plusieurs mois avant les faits, ces derniers avaient obtenu une
lettre de cachet pour le faire brièvement enfermer par correction, dans l’espoir
avoué de le guérir de son libertinage. En conséquence, le jeune homme, âgé
de 19 ans, avait été détenu durant quelques semaines, sans doute à la grande
correction de Bicêtre, bâtiment qui abritait les délinquants de cet âge et de cette
catégorie 129. Mais, à peine ses parents l’eurent-ils fait libérer, qu’il commit le
vol pour lequel il venait de subir sa condamnation, ce qui les conduisait à
solliciter une conversion de la peine, si possible en un nouvel enfermement
à Bicêtre. Autrement dit, la demande de grâce plaçait cette fois les lettres de
commutation dans le prolongement de la lettre de cachet : celle-ci comme
celles-là, en conduisant le jeune homme à Bicêtre, poursuivaient la même œuvre
de punition et de redressement de l’enfant indigne. Encore, dans ce cas précis,
le placet des parents prenait-il la peine de plaider les circonstances atténuantes – 305
jeunesse du condamné, modicité du vol –, afin de laisser la porte ouverte à une
133 Ibid., p. 11.
134 Le long placet au roi rédigé par ce commis, placet qui fait allusion au rôle du procureur
général et de son frère, l’avocat général, est publié dans ibid., p. 76-81.
135 [60] Chaline, Godart de Belbeuf..., p. 184-193.
que les lettres de commutation tiraient les conséquences d’un crime accompli ;
deuxièmement, la demande de lettre de cachet devait justifier par un récit
circonstancié le déshonneur dont la famille était menacée, alors que les lettres de
commutation n’avait qu’à invoquer l’infamie consécutive à la condamnation ;
troisièmement, la lettre de cachet instaurait une situation aisément réversible,
puisque les parents pouvaient, sans guère de difficulté, obtenir des autorités la
libération de celui qu’ils avaient fait enfermer, tandis qu’une détention obtenue
en vertu de lettres de commutation de peine ne pouvait être interrompue avant
son terme, sauf à obtenir de nouvelles lettres de clémence, procédure autrement
plus lourde, plus incertaine et plus coûteuse.
Au-delà de la confusion implicite ou explicite opérée par bon nombre de
familles entre lettres de cachet et lettres de clémence, il faut revenir au fond du
problème, c’est-à-dire à la volonté, maintes fois assumée par les parents, d’obtenir
une commutation au détriment des intérêts du condamné, en sollicitant une
308 peine de substitution d’une durée plus longue que la peine initiale. Il était
difficile de ne pas voir qu’une telle demande entrait en contradiction avec le
principe même de la grâce. Pourtant, aucun placet, aucune lettre ne s’efforçait
jamais de surmonter cette contradiction, malgré la facilité avec laquelle les
intercesseurs mobilisaient les arguments les plus divers et les moins valables.
On ne peut guère faire état que d’une exception, découverte dans le dossier d’un
artisan parisien auteur d’un vol dans la capitale en 1721. Cet homme ayant été
condamné à trois jours de carcan consécutifs et à un bannissement de cinq ans,
sa famille, pour échapper au déshonneur de l’exposition publique, sollicita une
relégation aux Îles à perpétuité, à une époque où cette peine faisait encore
partie de l’arsenal de la justice répressive. La supplique ayant été adressée au
secrétaire d’État Maurepas, celui-ci éprouva des scrupules devant la perspective
d’un allongement de peine, ce qui conduisit l’un des soutiens de la famille à
justifier ainsi la demande dans une lettre adressée à Joly de Fleury I :
Ce ministre croit que, bien loin de faire grâce, le roi aggraverait la peine, s’il
envoyait l’exposant aux Îles pour toute sa vie. [...] Je tâcherai de le persuader
qu’il ne doit pas s’arrêter à l’inconvénient qui le tient, puisque le roi ne fera, par
ses lettres de commutation de peine, que ce que le condamné lui demande et
que Volenti non fit injuria. Je vous conjure, comme je ferais pour mon salut, de
vouloir bien être favorable à ce pauvre malheureux 136.
Ce passage est d’un immense intérêt, non seulement parce qu’il aborde de
front la question essentielle, mais parce qu’il convoque l’adage de droit romain
Volenti non fit injuria – ordinairement traduit en français par On ne fait tort à
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 264 r.
qui consent –, adage qui s’emploie pour signifier qu’on ne peut être poursuivi
pour le préjudice porté à une victime consentante 137. En choisissant sciemment
d’invoquer ce principe juridique hors de son champ d’application ordinaire,
l’intercesseur faisait deux aveux de taille : d’une part, il admettait explicitement
que la peine de substitution constituait bel et bien un préjudice pour le
suppliant, en comparaison de la peine initiale ; d’autre part, il admettait que
le roi, s’il accordait la commutation, commettrait un acte contraire au droit
ou à la justice, ce qui revenait à reconnaître que la grâce était régie par une
loi ou un principe tacite, en l’occurrence l’allègement de peine. Mais, dans la
logique de notre intercesseur, ces aveux étaient sans conséquence, puisque la
demande formulée par le suppliant garantissait précisément que la victime était
consentante.
Un tel raisonnement passait évidemment sous silence la question de savoir
jusqu’à quel point le consentement était libre, condition pourtant essentielle
à l’application de l’adage Volenti non fit injuria. C’est une question que ne 309
peut manquer de se poser l’historien, à la lecture de ces placets dans lesquels
137 Concernant les origines, les usages et les limites de cet adage, voir Henri Roland, Laurent
Boyer, Adages du droit français, 4e éd., Paris, Litec, 1999, p. 959-962.
être enfermé le reste de mes jours ou telle autre chose que vous souhaiterez. La
désolation de toute ma nombreuse famille, un jeune frère et deux sœurs encore à
établir, les services de près de 50 ans d’un père mort à l’armée, une mère désolée,
me flattent de cette espérance 138.
138 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 265, dos. 2683, f° 105 r.
secours que[e d’]un ministre de Jésus-Christ, puisque rien ne peut le fléchir.
Votre Grandeur sera seule la cause de mon entière perte 139.
Vers la fin du mois de mai 1756, un jeune couple venu de Bourges embarqua sur un
bateau qui descendait la Loire en direction de Nantes. Les deux passagers se présentaient
comme mari et femme, mais ils n’étaient pas unis par les liens du mariage. L’homme,
nommé Pierre Damourette, musicien de profession d’environ 30 ans, avait promis à
sa compagne de l’épouser à leur arrivée à Nantes, sans lui révéler qu’il avait déjà une
famille, légitime ou illégitime, à Paris. La femme, âgée de 26 ans, qui s’était donnée à
lui sur cette promesse, avait, de son côté, un passé douloureux, dont elle n’avait pas fait
mystère semble-t-il. Née Marianne de Margard vers 1729, elle avait été définitivement
rejetée par ses parents du jour qu’elle s’était mariée, contre leur volonté et malgré sa
condition, avec un nommé Louis Vandeuil, un autre musicien. Celui-ci étant mort
prématurément, la jeune femme s’était retrouvée seule avec un enfant en bas-âge.
Dénuée de ressources, elle avait tenté d’entrer en possession des biens familiaux qui lui
revenaient de droit, mais les juges n’avaient pas encore tranché le conflit qui l’opposait
à l’un des membres de sa famille, qui avait intérêt à la déposséder. En suivant Pierre
Damourette à Nantes, tandis que son enfant était confié à une nourrice, Marianne
Vandeuil espérait sans doute recommencer une nouvelle vie.
Au cours du voyage, la jeune femme commit deux larcins à quatre jours d’intervalle.
Le 26 mai, à Langeais, un repas ayant été livré à bord du bateau par l’auberge du
Grand Cerf, elle déroba une fourchette en argent. Le 30 mai, à Angers, au cours d’une
139 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 265, dos. 2536, f° 241 r.-242 r.
140 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 265, dos. 2536, f° 244 v.
141 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630 ; AN, X2A 1120, 20 octobre 1757.
halte à l’auberge du Cheval Blanc, elle prit une cuillère et une fourchette en argent.
Un peu après le départ des convives, un domestique s’aperçut du vol et l’aubergiste
donna l’alerte. Les autorités envoyèrent immédiatement quelqu’un à Ingrandes, qui
était la prochaine étape du voyage. Marianne Vandeuil y fut fouillée et les couverts
retrouvés. Elle affirma avoir trouvé le premier sur le bateau et reconnut avoir volé les
deux autres. À l’en croire, son intention n’était pas de les vendre – elle avait bien vu
qu’ils étaient marqués du nom de leur propriétaire – mais de les mettre en gage à son
arrivée à Nantes, afin d’obtenir un peu d’argent, avec la ferme intention de les retirer
et de les renvoyer aux aubergistes dès que sa situation se serait améliorée. Elle assura
avoir agi à l’insu de son compagnon, qui déclara, quant à lui, avoir tout ignoré de ce
vol et de ce projet.
Dès les mois qui suivirent l’arrestation, alors que l’information était en cours, il fut
question de faire enfermer Marianne Vandeuil. Le procureur du roi de la sénéchaussée
d’Angers eut vent qu’on travaillait à obtenir une lettre de cachet, afin de la soustraire
aux peines qu’elle encourait et de sauver l’honneur de ses parents, victimes de son crime
et de sa mauvaise vie. Joly de Fleury II, pour sa part, reçut coup sur coup trois lettres
expédiées par l’abbé Sourdeau de La Bande, un chanoine de Poitiers qui se présentait
312 comme le seul membre de la famille disposé à s’intéresser au sort de l’accusée. Il
assurait que Marianne Vandeuil était pleine de repentir et qu’elle se joignait à lui
pour supplier le procureur général de favoriser la commutation des futures peines
infamantes en une détention dans une communauté religieuse de Poitiers. Il proposait
celle des Dames de la Sagesse, où la pension, étant très modique, serait couverte par les
travaux de broderie de la pénitente, par quelques contributions de sa part, et surtout
par les versements qu’il se faisait fort d’obtenir de la famille.
Rien ne permet de dire si le projet de lettre de cachet eut une quelconque réalité,
ni si l’abbé Sourdeau y fut mêlé, mais il est certain, en revanche, qu’aucun ordre du
roi ne fut délivré contre Marianne Vandeuil, qui comparut devant ses juges. Le 8 juin
1757, après plus d’un an de procédure 142, elle fut condamnée par la sénéchaussée
d’Angers au fouet, à la marque et à un bannissement de neuf ans, tandis que
Damourette, totalement blanchi par la jeune femme, fut renvoyé d’accusation. Dès
lors, la grâce s’imposa comme la seule solution viable. Aussitôt après le jugement,
sans même attendre l’appel, l’abbé Sourdeau déposa au Sceau une demande de lettres
de commutation de peines. Consulté par le secrétaire d’État Saint-Florentin le 19
juin 1757, le procureur général ne tarda pas à être assailli d’interventions en tout
genre : en l’espace d’une dizaine de jours, il reçut quatre lettres, un mémoire, un placet,
une visite. L’élément moteur de cette mobilisation était bien entendu l’abbé Sourdeau,
qui présentait l’affaire en ces termes :
Cette veuve est d’extraction noble, elle appartient à de très honnêtes gens et de
distinction, mais ses plus proches parents ne veulent pas la connaître, ni se mêler de ce
qui la regarde, parce qu’elle s’était mariée malgré eux à un homme de basse condition
et aussi dépourvu des biens de la fortune qu’elle est. Cette veuve n’a que 28 ans. A quel
142 Cette lenteur a deux explications : d’une part, le prévôt de la maréchaussée ouvrit une
information de manière intempestive, ce qui nécessita un jugement de compétence en
faveur de la sénéchaussée d’Angers ; d’autre part, la ville de Langeais, où avait eu lieu le
premier vol, n’était pas dans le ressort de la sénéchaussée d’Angers, ce qui nécessita un
jugement d’attribution au profit de ce siège.
affreux désordre l’exécution de cette condamnation ne l’exposerait-elle point dans les
lieux où elle irait cacher sa honte et son infortune ? Cependant, il n’est ici question que
d’une seule faute, où il y a plus d’imprudence que de malice. Monseigneur, qu’il soit
permis à un ecclésiastique qui ne lui tient que par une alliance fort éloignée, mais que
la charité sollicite pour le salut de son âme, de se jeter aux pieds de Votre Grandeur
pour cette malheureuse victime de sa légèreté et de la sévérité des lois. Le vœu général
de sa famille est qu’elle soit renfermée pour toujours dans une maison religieuse, mais
personne n’ose parler ou ne le veut 143.
À lire ces explications, les proches parents de la suppliante étaient comme paralysés
par les effets contradictoires de l’honneur familial : d’un côté, ils ne pouvaient rester
indifférents devant l’effroyable perspective d’une exécution infamante et ils avaient
évidemment intérêt à une commutation de peines ; d’un autre côté, ils ne pouvaient
intervenir sans renoncer à la répudiation définitive dans laquelle ils tenaient enfermée
la jeune femme depuis sa mésalliance. Le chanoine se présentait comme celui qui
apportait une solution au dilemme, en sollicitant lui-même des lettres de clémence.
Et il arguait d’un total désintéressement, en faisant valoir d’une part, qu’il n’était que
très lointainement lié à la jeune femme, d’autre part, qu’il avait pour souci de faire le
salut de celle-ci par la voie de l’enfermement. 313
Loin de prétendre fléchir le procureur général par sa seule intervention, le chanoine
143 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 242 r.-v.
volés réuni à un aveu trop indiscret lui a fait subir [...] la condamnation infamante du
fouet, de la marque et du bannissement 144.
Cette confession, qui s’achevait par une demande d’enfermement aux Pénitentes
d’Angers, était bien entendu des plus suspectes. Outre que le désaveu de la
pernicieuse passion pour Damourette sentait un peu la dictée, il est évident que
la jeune femme ne pouvait faire autre chose que s’en remettre à ceux qui se
présentaient comme ses soutiens : lors de sa détention, elle avait accouché d’un
enfant né des œuvres de Damourette, qui, de son côté, avait quitté Angers ou était
sur le point de le faire.
Confronté à cette demande de commutation de peine avant même le jugement
en appel, Joly de Fleury II fit, le 10 août 1757, une réponse très prévisible : la
condamnation prononcée en première instance était parfaitement normale, mais il
était trop tôt pour se prononcer sur une éventuelle grâce, puisque la Tournelle n’avait
pas encore rendu d’arrêt. Le 20 août, Saint-Florentin lui fit savoir que les commissaires
du Sceau étaient exactement du même avis : il fallait faire juger l’affaire en appel,
tout en prenant la précaution de faire suspendre l’exécution de l’arrêt. Le procès eut
lieu le 20 octobre et ne révéla rien de nouveau, sinon la lâcheté de Damourette, qui,
314
malgré la naissance de l’enfant, nia à deux reprises devant les juges avoir jamais couché
avec l’accusée. En bonne logique, la Tournelle confirma l’essentiel de la sentence de
première instance : elle condamna la jeune femme au fouet et la marque, mais ramena
le bannissement à cinq ans seulement, et elle renvoya le jeune homme d’accusation.
Joly de Fleury II informa aussitôt Saint-Florentin de ce verdict et lui annonça qu’il
attendrait ses ordres avant de faire exécuter l’arrêt.
Plusieurs mois se passèrent sans que le Sceau fît connaître sa décision. Durant cette
période d’attente dans les prisons de la Conciergerie, Marianne Vandeuil souffrit
d’une profonde dépression, comme en attestent les six placets qu’elle fit parvenir au
procureur général. Moralement exténuée par une incertitude judiciaire qui durait
maintenait depuis plus d’un an et demi, la jeune femme voulait à tout prix voir son
sort fixé. Dans un premier temps, elle dénonça le temps perdu à attendre une grâce
qui ne viendrait pas, puisque ses proches parents se refuseraient toujours à appuyer ses
protecteurs dans leurs démarches. Mais, dans un deuxième temps, ayant semble-t-il
pris conscience de la nature exacte de la grâce que ses protecteurs tâchaient d’obtenir
pour elle, elle se rebella contre le principe même de la commutation de peines :
Je n’ai jamais demandé d’être enfermée dans une maison de force pour toute ma
vie ! Que deviendraient mes chers enfants qui sont en pension ? Je ne pourrais leur
faire rendre compte du bien qu’on veut leur frustrer. Je ne les verrai plus jamais ! Ah
Monseigneur, cette pensée me fait frémir, il me semble que mon âme se sépare de son
corps, rien ne peut comparer mes peines. Je demande le jugement qui a été rendu
contre moi préférablement d’être dans une maison de force. Laissez-vous fléchir,
Monseigneur, à ma triste demande en vue de mes chers petits enfants ! Ils joindront
leurs prières aux miennes pour demander à Dieu la conservation des précieux jours de
Votre Grandeur 145.
144 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 245 r.
145 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 264 r.
Si ce passage était sincère, cela signifiait que la jeune femme n’avait pas même lu le
placet envoyé par Mme de Chavigné, et dans lequel elle était supposée avoir demandé
son enfermement à vie chez les Pénitentes de la ville. Cela signifiait par ailleurs que ses
protecteurs, bien plus soucieux du sort de la famille que du sien propre, ne lui avaient
pas révélé la teneur exacte de la demande faite au Sceau, lui laissant peut-être imaginer
qu’ils tâchaient d’obtenir une décharge des peines infamantes.
Cette volte-face surprit suffisamment Joly de Fleury II pour qu’il cherchât à s’éclaircir
sur le degré de résolution de la jeune femme. Ayant appris par l’un des placets que le
concierge de la prison s’était intéressé au sort de la condamnée, il fit passer une note à
son premier secrétaire, sur laquelle il écrivit : « M. de La Roue fera venir le concierge
pour me parler à moi-même » 146. L’homme de la Conciergerie fut donc convoqué chez
le procureur général, qui, selon toute apparence, lui demanda d’avoir une conversation
avec Marianne Vandeuil, afin de savoir quelles étaient au juste ses intentions. Le
concierge s’acquitta de sa mission et un billet garde la trace de son compte rendu :
Elle lui a dit qu’elle était au désespoir de ce que sa famille voulait obtenir des lettres de
commutation de peines à la charge d’être enfermée le reste de ses jours dans une maison
de force, que c’était pour s’emparer de ses biens. Qu’elle avait deux enfants, l’un du
315
mariage du sieur de Vandeuil, et le second, d’un second mariage avec Damourette, que
ces deux enfants auraient le même sort d’être enfermés dans un hôpital. Qu’elle aimait
En d’autres termes, la jeune femme demandait bel et bien l’exécution de l’arrêt, et non
des lettres de clémence.
Cet épisode, survenu vers la fin du mois de janvier 1758, détermina Joly de Fleury II à
écrire au Sceau. De manière révélatrice, il se refusa à contrecarrer les efforts des soutiens
en révélant que la suppliante n’en était plus une : il se contenta en effet de demander où
en était l’examen de sa demande de grâce. On lui apprit que les commissaires s’étaient
montrés plutôt défavorables à la commutation, mais qu’ils avaient voulu néanmoins
savoir si, en cas de grâce, la famille paierait la pension. Depuis lors, on attendait des
éclaircissements sur ce point. Dans les semaines qui suivirent, il apparut en effet que
l’abbé Sourdeau avait bien du mal à garantir le financement de l’enfermement. Dans
une lettre à Joly de Fleury II, il expliqua qu’il espérait y parvenir, à condition de revenir
à la solution des Dames de la Sagesse de Poitiers, qui demandaient une pension moins
importante. Au demeurant, il avait convaincu un oncle de la condamnée, parvenu
au seuil du trépas, de pardonner à la jeune femme et de lui laisser une part de sa
succession. Afin de se conserver le soutien du procureur général, le chanoine ajoutait
en guise de post-scriptum : « M. Sourdeau de Beauregard, conseiller au Grand Conseil
était mon plus proche parent, il n’est pas que Votre Grandeur ne l’ait connu » 148. Le
besoin de se ménager les bonnes grâces du magistrat trahissait sans doute le fait que
la mobilisation s’effritait, du fait du refus obstiné de la proche famille de subvenir
aux frais de détention. Ainsi, l’abbesse du Ronceray écrivit au procureur général
pour lui annoncer qu’elle regrettait son intervention dans cette affaire et pour lui
préciser qu’elle ne pouvait contribuer aux frais d’enfermement à la place des parents.
146 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 268 r.
147 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 267 r.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 272 r.
Or aucun d’entre eux n’apporta jamais au Sceau les garanties attendues. Aussi, le
28 mars 1758, les commissaires décidèrent de rejeter la demande de grâce. On assista
à une ultime intervention, venue de l’évêque d’Angers, afin d’obtenir que le fouet et la
marque fussent infligés dans l’enceinte de la Conciergerie à Paris, mais, après quelques
semaines de suspens, le procureur général put enfin donner l’ordre à son substitut en la
sénéchaussée d’Angers de faire exécuter l’arrêt. C’est ainsi que le 17 mai 1758 – c’était
un samedi, jour de marché – Marianne Vandeuil fut fustigée et flétrie publiquement,
avant d’être bannie du pays et duché d’Anjou.
En définitive, la condamnée avait obtenu ce qu’elle souhaitait – l’infamie publique
plutôt que la détention sans ses enfants –, mais elle ne le devait qu’à l’avarice de sa
proche famille. En effet, tous ceux qui s’étaient intéressés à son cas avaient voulu
sauver son honneur et celui de ses parents, au besoin malgré elle, au besoin malgré
eux : le lointain allié, qui avait mis toute son énergie au service de la commutation ;
les nombreux soutiens, qui s’étaient mobilisés à son invitation ; le procureur général,
qui avait choisi de taire le choix de la jeune femme en faveur de l’infamie ; enfin,
les commissaires du Sceau, qui avaient laissé des mois aux parents pour échapper à
l’exécution des peines. Pour tous, la logique de l’honneur était si cruciale, qu’il était
316 impensable de ne pas s’y soumettre, surtout lorsqu’on était bien né. À cet égard, il n’est
rien de plus éloquent que ce constat de stupeur dressé par Mme de Chavigné à Angers,
quatre jours après le châtiment : « toute la ville a été dans l’étonnement de ce que cette
femme a refusé la lettre de commutation [...] et de ce qu’elle a préféré l’exécution de
l’arrêt à [l’enfermement dans] une communauté » 149.
149 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 338, dos. 3630, f° 281 r.-v.
150 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 97 ; vol. 20, dos. 154 ; vol. 37, dos. 373.
ses biens. Entre les deux camps, une mère au comportement erratique, qui
prit position alternativement pour l’aîné et pour les cadets. Les nombreuses
péripéties de l’affaire, marquée par de longs démêlés judiciaires et des demandes
d’enfermement à répétition, n’ont que peu d’importance pour notre propos.
Seul compte ici un épisode survenu en 1724 : à l’occasion d’un deuxième procès
au Parlement, l’aîné fut condamné par la Tournelle à un simple bannissement
de 5 ans, contre les conclusion du procureur général, qui avait demandé une
détention de 5 ans à l’Hôpital Général. Le coupable sollicita immédiatement
des lettres de rappel de ban. En conséquence de quoi, sa famille, plus que jamais
déterminée à le faire enfermer et occupée à obtenir une lettre de cachet du
principal ministre, le duc de Bourbon, s’employa à faire échouer la demande
de grâce, en intervenant auprès de Joly de Fleury I. Faisant valoir que, fort de
ce rappel de ban, le suppliant continuerait ses désordres et flétrirait sa famille
à jamais, l’un de ses parents demanda au procureur général de rendre un avis
défavorable dans sa consultation destinée à Maurepas, sécrétaire d’État de la 317
Maison du Roi. Ce bref épisode d’une longue querelle s’inscrit à l’évidence dans
151 On ne connaît, par exemple, qu’une affaire de vol dans laquelle la victime semble avoir
cherché à entraver la délivrance des lettres de clémence du criminel : une lettre suggère
en effet qu’en 1757, le marquis d’Asfeld s’opposa à la commutation sollicitée par l’un de
ses tapissiers, qui avait été condamné pour un larcin commis dans son hôtel particulier à
la faveur d’une visite. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3685.
de frayeur son premier époux, qui lui avait suscité procès sur procès dès qu’elle
s’était remariée avec lui, et qui avait été jusqu’à tirer sur elle avec son fusil
– les balles étaient encore dans la porte d’entrée de sa maison. De son côté,
Heules s’affirmait poursuivi par l’hostilité d’un vieil homme chicanier, qui avait
manifestement juré sa perte. La seule certitude est qu’au cours de leurs démêlés
judiciaires, Heules produisit un faux, ce qui lui valut, en 1716, d’être condamné
au bannissement perpétuel et à un dédommagement de 4 000 livres. N’ayant
pas les moyens de payer cette somme, Heules fut maintenu en prison, d’autant
que Guibal prit la précaution de payer une pension pour l’y maintenir. Mais, en
1720, le détenu bénéficia du secours d’une communauté de dames charitables
vouée à la libération des prisonniers pour dettes. Immédiatement, Guibal écrivit
au garde des sceaux pour solliciter la relégation de Heules aux Îles, au prétexte
que le bannissement hors du royaume ne suffisait pas à assurer sa sécurité et
celle de sa femme, puisque tous les protagonistes étaient originaires de Stenay, à
proximité immédiate de la frontière. Joly de Fleury I, consulté sur cette requête, 319
fit valoir qu’il n’était pas possible d’infliger une nouvelle peine au condamné
Une autre affaire digne d’intérêt opposa deux maîtres passementiers de Lyon,
Rigaud et Lafaye, qui avaient eu ensemble des relations commerciales, avant
de se brouiller en 1760, à la suite d’un litige financier. À cette occasion, Rigaud
engagea des poursuites judiciaires contre son confrère, provoquant la colère
de Lafaye, qui commença par le menacer de mort, puis finit par l’agresser
avec l’aide d’un de ses compagnons. Au cours de la bagarre, Rigaud reçut un
coup de couteau près de l’œil gauche, dont il perdit définitivement l’usage.
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 410, dos. 4705, f° 126 r.
155 Aujourd’hui Gudmont-Villiers, Haute-Marne, arr. Saint-Dizier, cant. Doulaincourt-
Saucourt.
Comme il sied mieux de compatir à leur malheur, quoique bien mérité, que
d’en être inhumainement flatté, nous ne nous plaignons pas précisément de
la faveur que supposent les ordres de Monseigneur le garde des sceaux, mais
les effets en peuvent devenir tels, qu’ils seraient pire que le premier mal. J’ai
eu l’honneur d’en faire mes représentations, tant à Monseigneur le chancelier
qu’à Monseigneur le garde des sceaux, auxquels j’ai eu celui d’écrire l’ordinaire
dernier 156. Il est notoire en effet que ces malheureux, principalement Royer, le
plus mauvais et de qui tout est réellement à craindre, ont dit cent fois, hautement
et jusque dans les fers que, si jamais ils sortaient de péril, ils mettraient le feu
dans nos maisons et nous saccageraient sans miséricorde. [...] En un mot, il y va
de la meilleure partie de nos fortunes, même de nos vies 157.
Outre que ce passage révèle incidemment que le fils de la victime avait fait le
voyage de Paris pour empêcher la grâce, exactement comme des parents de
criminel le faisaient pour la favoriser, il montre qu’à défaut d’une application
156 C’est-à-dire par le dernier courrier, en un temps de départs à jours fixes à destination de
Paris.
157 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 133, dos. 1244, f° 280 v.
158 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 133, dos. 1244, f° 281 r.
intégrale des peines infligées, le sieur de Thellin espérait des garanties, qui
ne pouvaient guère être, ici encore, qu’une commutation des galères en
bannissement ou en enfermement, avec le secret espoir, sans doute, que la peine
du carcan, dont l’importance symbolique était considérable, ne serait pas remise
en cause.
La deuxième catégorie d’adversaires de la grâce rassemblait ceux qui, ayant
perdu l’un de leurs proches dans un homicide, refusaient de voir le meurtrier
bénéficier de lettres de clémence, en particulier de lettres de rémission. Pour de
tels opposants, l’argumentaire s’imposait de lui-même : il consistait à soutenir
l’irrémissibilité juridique de l’homicide. En s’appuyant sur des faits réellement
ou prétendument empruntés aux circonstances du meurtre, les adversaires de la
grâce s’employaient à démontrer que le meurtre relevait, selon les cas, du duel
ou de l’assassinat, c’est-à-dire du combat planifié ou du meurtre prémédité,
deux types d’homicide exclus du champ de la clémence royale par l’ordonnance
322 criminelle de 1670. Ayant fait, à leurs yeux, la preuve de l’irrémissibilité du
crime, certains croyaient devoir fermer définitivement la porte à la grâce, en
rappelant que le principe d’irrémissibilité constituait le dernier rempart de la
société contre les meurtres les plus odieux. Voici, par exemple, la manière dont
le proche d’un officier mort dans un combat singulier suspect d’assassinat,
acheva la lettre qu’il adressa à Joly de Fleury I en 1740, pour protester contre
un ordre de sursis donné aux juges, ordre qu’il interprétait comme le signe
annonciateur de la rémission :
Permettez que je vous dise de plus, Monsieur, que chacun, imbu dans ce pays
de la noirceur dont ce crime s’est commis, voyant des lettres de grâce obtenues,
donnera courage aux meurtriers d’assassiner qui bon leur semblera, dans
l’espérance d’obtenir le pardon de leur crime. Daignez y faire attention, après
quoi j’espère que vous donnerez ordre de poursuivre ce procès 159.
En 1757, c’est un discours plus solennel encore, que le proche d’un homme tué
dans un combat singulier aux allures de duel, adressa à Joly de Fleury II. Ayant
appris par la rumeur que le meurtrier était sur le point d’obtenir des lettres de
rémission, il en appela aux lois fondamentales du royaume et aux devoirs du roi,
dans une tirade à l’éloquence travaillée :
Si cela est, il faut avouer, Monseigneur, que les lois sacrés et fondamentales du
royaume sont totalement renversées, le serment que Sa Majesté fait à son sacre
de ne jamais pardonner un tel crime entièrement violé, et les ordonnances
royales rendues à ce sujet ensevelies pour toujours dans un éternel oubli. C’est
159 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 209 r.
à proprement parler ouvrir la porte aux duels, assassinats et autres crimes
exceptés par l’ordonnance : ils seront désormais plus fréquents qu’ils n’[ont]
jamais été 160.
La forme juridique des discours contre la grâce ne doit pas faire illusion :
les déclamations grandiloquentes sur l’irrémissibilité, tout comme les analyses
minutieuses de l’homicide perpétré, cachaient souvent un besoin pur et simple
de vengeance. Mais, en drapant leur ressentiment dans la toge de la justice, les
proches des défunts pensaient lui donner une forme moralement acceptable et
juridiquement efficace. Et dans les rares cas où la vengeance était ouvertement
évoquée, elle n’était pas présentée comme le mobile de l’opposition à la
grâce, mais comme une menace consécutive à la grâce : la clémence du roi
allait déchaîner la vengeance des proches, et, circonstance aggravante, celle-ci
prendrait inéluctablement la forme d’un crime irrémissible, soit duel, soit
assassinat. Ainsi, dans l’une des affaires de combat singulier qui vient d’être
323
évoquée, l’un des adversaires du suppliant expliqua qu’en cas de rémission, il
fallait s’attendre à voir certains des parents chercher à obtenir réparation par les
160 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 216, dos. 2139, f° 54 r.
161 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 216, dos. 2139.
162 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 365, f° 37 r.
irrémissible, on sent la rancœur d’une femme blessée, spécialement lorsqu’on
découvre incidemment que son mariage venait d’être célébré moins de
trois mois avant le drame 163. S’il l’on est toujours réduit à lire la haine entre les
lignes, il est toutefois une affaire suffisamment bien documentée pour dévoiler
ce que le discours juridique sur l’irrémissibilité de l’homicide pouvait cacher
de ressentiment. Le drame s’était produit, en 1751, au beau milieu du pont
d’Amboise. Deux gentilshommes, chacun capitaine d’infanterie, l’un à cheval,
le fouet à la main, l’autre à pied, avec son fusil et son chien de chasse, s’étaient
croisés sans savoir à qui ils avaient affaire, car ils portaient l’un et l’autre une
tenue de promenade des plus ordinaires. Le cavalier, prenant le piéton pour un
valet, donna un coup de fouet au chien, peut-être pour l’écarter de son cheval,
et le piéton, prenant le cavalier pour un courrier, l’insulta avec véhémence. Les
deux hommes eurent à peine le temps de se lancer quelques invectives pleines
de morgue : le cavalier empoigna son fouet, le piéton saisit son fusil et fit feu.
324 Le meurtrier, nommé Ouvrard de Martigny, prit la fuite et sollicita aussitôt des
lettres de rémission. Pour son plus grand malheur, il avait abattu le fil unique
du marquis de Montferrand, premier baron et grand sénéchal de Guyenne,
qui s’opposa à la grâce, de toute la force de son nom et de son influence. Au
plan juridique, son discours était fondé sur l’irrémissibilité du crime : lui et ses
conseils soutenaient, contre toutes les apparences, la thèse du guet-apens et donc
de l’assassinat. Car, au plan psychologique, ce père avait converti son indicible
douleur en une haine inexpiable : la vengeance de son fils était devenue, semble-
t-il, sa dernière raison de vivre, au point que la monarchie préféra ne pas faire
grâce dans l’immédiat, d’autant que le suppliant était contumax. Selon une
source proche du dossier, le garde des sceaux Machault aurait même avoué
ne pas oser accorder de lettres, « dans la crainte que M. de Montferrand ne
mourût de chagrin » 164. En bonne logique, Ouvrard de Martigny ne tarda pas à
être condamné à mort au bailliage d’Amboise puis au parlement de Paris, et sa
situation de fugitif lui valut, malgré son appartenance à la noblesse, la pendaison
plutôt que la décollation.
Dans les années qui suivirent, ses parents redoublèrent d’efforts pour lui faire
obtenir des lettres de rémission, d’autant que les juges avaient aussi infligé au
contumax le paiement de 20.000 livres de dommages et intérêts, qui incomberait
tôt ou tard à sa famille. À force de persévérance, les soutiens constitutèrent un
réseau d’intercesseurs d’une envergure et d’un prestige exceptionnels, puisqu’au-
delà du premier cercle des parents et amis, s’y rencontrèrent, à un moment ou à
un autre, des personnalités tels que l’évêque de Langres et l’archevêque de Tours,
165 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 332, dos. 3559, f° 96 v.
166 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 332, dos. 3559, f° 96 v.
la clandestinité, préféra se constituer prisonnier en 1756, à quelques mois de
l’expiration de sa contumace, afin de conjurer le risque d’une capture au-delà
des cinq ans et de contraindre la monarchie à réexaminer sa demande de grâce.
Comme cela était prévisible, le père du défunt, appuyé de ses amis, intervint
avec énergie pour s’opposer à toute forme de clémence, et il y parvint dans
une certaine mesure : d’une part, Louis XV en personne refusa la rémission
et ordonna la tenue du procès ; d’autre part, la Tournelle, sans doute effrayée
par la dimension de l’affaire, n’osa, lors de l’appel, adopter un arrêté en faveur
de lettres de clémence, malgré un interrogatoire sur la sellette plutôt favorable
à l’accusé 167. Cependant, le marquis ne put empêcher une condamnation
honorable à la décollation, qui fut bientôt suivie de lettres de décharge de la
mort avec rétablissement de la bonne renommée, équivalant presque à des
lettres de rémission. Au-delà des cinq années d’épreuves qu’il avait infligées au
camp adverse et des 2 000 livres de dommages et intérêts que lui avait accordées
326 les juges, la véritable consolation du vieil homme était qu’une clause imposait à
l’impétrant une année de prison et vingt ans de relégation aux Îles, avec défense
expresse de revenir en France du vivant des père et mère de sa victime.
S’il est évident que la vengeance animait le plus souvent les parents adversaires
de la grâce, elle n’était pas toujours l’unique mobile de leurs démarches, car,
à la différence du marquis de Montferrand, tous n’avaient pas les moyens de
faire obstacle, à n’importe quel prix, aux lettres de clémence sollicitées par le
suppliant. Bien au contraire, certains parents, à commencer par les veuves,
adoptaient une stratégie de résistance qui satisfaisait à leur ressentiment, mais
devait avant tout garantir leur subsistance future. Voici, par exemple, le cas de
cette veuve de papetier d’Angoulême, qui, dans les années 1756-1759, s’opposa
aux lettres de rémission demandées par le meurtrier de son mari, en affirmant
que l’homicide commis était d’une nature irrémissible. L’objectif avoué de son
avocat n’était pas seulement d’empêcher la grâce du roi, mais de permettre un
procès – même par contumace, puisque l’accusé était en fuite –, afin d’obtenir
notamment d’importants dommages et intérêts. La monarchie ayant choisi
de laisser juger le procès avant de se déterminer, les juges acordèrent en effet
10.000 livres de dommages et intérêts à la veuve du défunt. La manœuvre avait
donc produit ses fruits. Certes, le suppliant renouvela sa demande de lettres de
rémission aussitôt après le jugement en appel, mais la veuve s’estima alors en
état de poser ses conditions, ainsi que le secrétaire d’État de la Maison du Roi
l’expliqua à Joly de Fleury II en 1759 :
168 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 356, dos. 3914, f° 415 r.
169 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 124, dos. 1129, f° 5 r.-v.
grâce – et, à travers eux, aux suppliants – que son opposition pourrait être levée
au prix d’un dédommagement conséquent. Ces interventions dans lesquelles
se mêlaient indissociablement sentiments passionnels et intérêts financiers sont
bien illustrées par les deux lettres successives que la veuve d’un cordonnier de
Bar-le-Duc, tué par l’un de ses confrères en 1762, fit parvenir à Joly de Fleury II,
lorsqu’elle apprit que le meurtrier sollicitait des lettres de commutation de la
peine de mort : dans l’une, elle s’affirmait certaine que les circonstances du
crime interdisaient une telle grâce, qui, si elle était accordée, la plongerait, elle
et ses enfants, dans le chagrin et l’amertume ; dans l’autre, elle s’inquiétait de
savoir si elle toucherait jamais les 600 livres de dommages et intérêts qui lui
avaient été accordés par les juges, en considération des enfants qu’elle avait à
charge 170. Quoique mal armée sur le plan juridique, quoique très éloignée sur le
plan géographique, cette modeste veuve lorraine sentait confusément que son
sort financier avait partie liée avec la procédure de grâce du suppliant.
328 La troisième et dernière catégorie d’adversaires de la grâce se recrutait parmi
les gens de justice et de police qui exerçaient dans le ressort où le criminel avait
commis son ou ses forfaits. Leur argumentaire variait avec les affaires, mais il ne
se résumait quasi jamais à une justification pure et simple du châtiment encouru
par le suppliant. On ne vit guère qu’une occasion dans laquelle un magistrat,
en l’occurrence le procureur de la Conservation de Lyon en 1755, défendit,
auprès du procureur général du Parlement, le principe de l’exécution intégrale
de la peine infligée au criminel. Il est vrai que ce dernier, un agent de change
coupable de toutes sortes de fraudes au détriment de ses commettants, avait
refusé, au cours de procès, de fournir la moindre explication sur le devenir des
fonds à lui confiés, ce qui avait conduit les juges à ajouter la question préalable à
la potence : dès lors, en cas de commutation de la peine de mort, l’interrogatoire
sous la torture tomberait automatiquement, et avec lui tout espoir d’apporter
une réponse aux attentes des créanciers spoliés. Le procureur de la Conservation
pouvait donc se permettre d’insister sur la nécessité de ne pas toucher au verdict
de sa juridiction, tout en reconnaissant, par les formules de soumission d’usage,
qu’« il ne [lui] appart[enait] pas de [s]’élever contre tout ce qu’il plaira à Sa
Majesté d’en décider » 171.
Si l’on excepte ce cas très particulier, les magistrats ne s’autorisaient pas à
faire obstacle à la grâce au nom du respect scrupuleux des peines, sachant très
bien qu’il était au pouvoir du roi de les supprimer ou de les modifier. Lorsqu’ils
prenaient la peine d’agir au détriment du suppliant, leur priorité affichée n’était
pas de garantir l’exécution des peines encourues, mais de prévenir l’éventualité
172 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 161, dos. 1490, f° 30 r.-v.
173 Soulaines-Dhuys, Aube, arr. Bar-sur-Aube, cant.
par un malheureux. Je dois néanmoins ce témoignage à la vérité, d’après mes
connaissances particulières, que, si cet huissier obtient sa liberté pour revenir au
pays, il y a tout lieu de craindre qu’il n’en résulte de nouveaux maux et peut-être
plus grands encore que ceux qui ont donné lieu à sa détention 174.
Agir contre la grâce, c’était en effet prendre le risque d’indisposer les intercesseurs,
éventuellement puissants, qui œuvraient pour l’obtenir.
Au-delà des officiers publics proprement dit, des seigneurs, en charge de la justice
et de la police de leur village, intervenaient parfois contre des suppliants qu’ils
considéraient comme des fauteurs de trouble impénitents. En 1750, par exemple,
un braconnier de profession des environs de Paris, qui cherchait à obtenir des
lettres de commutation pour échapper aux galères que lui avaient valu des coups
de feu contre un garde-chasse, se heurta à un front commun composé de divers
seigneurs de la région, parmi lesquels figurait un président du Parlement, qui ne
manqua pas de le faire savoir au procureur général 177. Dans ce genre de situation,
peu importaient les circonstances exactes de l’affaire incriminée : la grâce ne devait
pas empêcher la justice de débarrasser la seigneurie d’un individu irréformable. Un
331
autre exemple en est fourni par les efforts, en 1749, de la marquise de Pomponne,
afin empêcher l’octroi de lettres de rémission à un homme coupable d’avoir tué
184 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160 ; AN, X2A 752, 22 juin 1747, et X2A 1111, même
date.
185 Plus tard L’Isle-Angely, aujourd’hui commune d’Angely, Yonne, arr. Avallon, cant. L’Isle-
Serein, commune limitrophe de celle de Montréal.
comprit très vite Joly de Fleury I. Alors qu’il n’avait encore jamais entendu parler
de cette affaire, ni par la voie judiciaire, ni par la voie ministérielle, il reçut, le 10
avril, une longue lettre de la princesse douairière de Nassau-Siegen, qui se trouvait
être le seigneur, ou plutôt la dame de L’Isle, lettre par laquelle elle lui annonçait
avoir écrit à diverses personnalités, dont le chancelier et le secrétaire d’Etat de
la Guerre, pour les mettre en garde contre une éventuelle demande de grâce de
Domecy et Valcourt.
Le vieux procureur général ne pouvait pas ne pas avoir entendu parler de la princesse,
dont la carrière singulière, pour ne pas dire scandaleuse, avait défrayé la chronique
mondaine et judiciaire. Née en 1688, Charlotte de Mailly avait été, si l’on en croit
Saint-Simon, le prototype de la cadette affreusement laide, à laquelle ses parents,
malgré leur prestige, ne pouvaient assurer que de médiocres biens et une place au
couvent. Mais, devant le refus de l’intéressée d’entrer en religion, son frère, le marquis
de Nesle, lui avait trouvé un parti en la personne du prince de Nassau-Siegen, un
rejeton désargenté de l’illustre maison de Nassau 186. L’union, célébrée en 1711, avait
très vite été un désastre, à cause du tempérament joueur et libertin de la princesse. En
1715, son mari avait obtenu de Louis XIV de la faire enfermer à la Bastille, après avoir
334 dénoncé ses dettes abyssales et ses nombreux amants, parmi lesquels figurait peut-être
le duc de Bourbon 187. D’après Saint-Simon, le prince avait envisagé de faire poursuivre
son épouse pour adultère, et même pour tentative d’empoisonnement, prétendant en
avoir des preuves, mais les Mailly avaient conjuré ce péril judiciaire. D’abord transférée
de la Bastille dans un couvent, la princesse avait finalement retrouvé sa liberté en
1716. Séparée de son mari, peut-être même divorcée, elle n’avait pas tardé à reprendre
une vie tumultueuse, au point que la rumeur lui avait attribué un temps un mariage
clandestin et dégradant 188.
C’est donc ce personnage peu commun, sur lequel avaient jadis plané des soupçons
de tentative d’empoisonnement, qui accusait aujourd’hui Domecy et Valcourt d’avoir
prémédité le meurtre de l’un de ses gardes et qui s’opposait en conséquence à l’octroi de
toute grâce en leur faveur. Sa lettre, pourtant, ne s’arrêtait pas sur les circonstances du
crime, dont elle venait d’être informée alors qu’elle séjournait à Paris. Elle insistait en
revanche sur le péril que ferait peser sur elle et sur son autorité seigneuriale l’éventuelle
clémence du roi :
Il importe à ma propre sûreté qu’un aussi grand crime commis, comme on me
l’apprend, de dessein prémédité, ne demeure point impuni. Pendant que j’étais dans
le pays, ce Valcourt, complice de l’assassinat, avait tiré de sa fenêtre sur M. le prince
de Nassau, mon fils, un coup de fusil, lorsqu’il rentrait, à l’entrée de la nuit, dans mon
château. On fit contre lui des informations si concluantes qu’il fut décrété de prise de
corps, mais, craignant que le coupable et ses parents ne se portassent à de plus grandes
extrémités et n’assassinassent réellement mon fils ou moi, si on faisait cette procédure,
elle avait été suspendue. Mais cette impunité, comme vous le voyez Monsieur, n’a servi
qu’à les rendre capables de commettre les plus grands crimes. C’est M. de Sainte-Maure
qui a mis cet esprit de sédition et de meurtre dans ma terre, qui leur fait entendre que
189 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 118 r.-118 v.
190 [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. V, p. 815.
191 [31] Mémoires du duc de Luynes..., t. XIV, p. 408-409 ; [28] Journal de Barbier..., t. VI,
p. 320
192 [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. V, p. 1206.
193 Elle ne fut tranchée qu’en 1756, dans le sens de la légitimation de ce fils, qui, au demeurant,
était mort à cette date. Mais le combat judiciaire avait été poursuivi par son propre fils. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 322, dos. 3527.
194 Homme chargé du ravitaillement des troupes sur les routes de cheminement militaire.
On ne finirait pas, si l’on voulait raconter toutes les indignes actions qu’ils ont faites.
[...] Il y va, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, de ma propre sûreté, si ces gens-là
ne sont pas punis selon la plus grande rigueur des lois : je ne pourrai sans imprudence
remettre jamais les pieds dans ma terre 195.
La princesse était donc animée d’une haine particulière à l’égard d’une famille
qui avait été élevée au-dessus du vulgaire par la maison de Mailly et qui poussait
désormais l’ingratitude jusqu’à contester l’autorité de celle qui en était l’héritière.
À ce retournement d’attitude, la princesse répondait par un retournement de
comportement : alors que son oncle, le cardinal de Mailly, avait naguère intercédé en
faveur de la grâce d’un Valcourt, comme cela était naturel de la part d’un protecteur,
elle s’opposait aujourd’hui à celle de deux membres de cette même famille.
Si la princesse prenait l’initiative de s’opposer aux lettres de clémence des deux cousins
avant même qu’ils eussent déposé une demande au Sceau, ce n’était pas forcément avec
la certitude de pouvoir empêcher cette grâce à jamais : son objectif à court terme était
de différer toute décision, afin de laisser le temps à sa justice seigneuriale de prononcer
une condamnation par contumace, ce qui serait le meilleur moyen de réaffirmer son
autorité. Ceci explique pourquoi elle demandait avec insistance au procureur général
336
de ne pas laisser le Parlement interrompre la procédure conduite sur les lieux 196.
Joly de Fleury I n’eut pas à attendre longtemps avant de voir revenir l’affaire sur son
bureau. Au cours du mois de mai, d’Aguesseau lui écrivit pour lui demander son avis sur
la demande de lettres de clémence déposée par Domecy et Valcourt. À la lettre étaient
joints un placet des suppliants et un mémoire rédigé par une sœur de Domecy. Ces
deux documents soutenaient bien entendu la thèse de la légitime défense, en assurant
que les deux hommes avaient été agressés, et que Domecy n’avait tiré qu’à la dernière
extrémité, après avoir vu son cousin blessé et avoir fait une sommation à la victime.
Mais le plaidoyer consistait surtout en une dénonciation des manœuvres judiciaires
de celle qui était désignée comme l’ennemie jurée de leur famille. Les suppliants
affirmaient en effet que la princesse s’était employée à truquer l’information :
La Dame de Nassau a saisi cette occasion pour assouvir sa vengeance contre le sieur
de Valcourt et le sieur de [Domecy] son cousin : elle a fait rendre plainte à la requête
de son procureur fiscal, elle a fait entendre des témoins qui lui sont dévoués, elle a
refusé de faire entendre tous ceux dont la probité aurait fait obstacle à ses mauvais
desseins 197.
La sœur dénonçait plus explicitement encore le tri opéré parmi les témoins et les
dépositions :
Il y a vingt témoins de ce fait et qu’on n’a pas voulu assigner, à la réserve de quatre ou
cinq, qui débitèrent dans les rues ce qu’ils allaient déposer, dont on a retiré les copies
sans les faire entendre. Ils se trouveront rayés sur l’original de l’exploit resté en minute
au greffe de L’Isle. Une partie des témoins qui ont été ouïs dans la première information
195 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 118 v.-119 r.
196 Le Parlement rendit un arrêt d’apport des charges et informations le 24 avril, mais cet arrêt
ne fut pas suivi d’un arrêt de défenses, ce qui permit à la justice de L’Isle-sous-Montréal de
continuer la procédure.
197 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 121 v.
se sont vantés qu’on n’avait pas voulu rédiger leurs dépositions à la décharge de ces
Messieurs. Voilà le fait au juste et au vrai 198.
Que ces dénonciations fussent vraies ou fausses, il est du moins avéré que le 5 juin,
alors que le parquet du Parlement travaillait encore sur la procédure faite à L’Isle afin
de préparer l’avis demandé par le chancelier, la justice seigneuriale rendit le verdict
attendu contre les deux contumax : la mort par décapitation pour Domecy, l’aumône
et l’amende pour Valcourt.
Lorsque, quelques jours plus tard, Joly de Fleury I prit le temps de se pencher en
personne sur l’affaire, il constata la difficulté de la tâche. De fait, la procédure se
décomposait en deux parties. Il y a avait d’abord une information sur l’homicide,
ouverte dès le lendemain de la rixe, qui reposait essentiellement sur le témoignage des
trois gardes survivants. Il s’agissait évidemment de dépositions à charge : quelques
heures avant la rixe, les deux cousins avaient proféré des menaces de mort contre les
gardes, et, durant la rixe elle-même, Domecy avait répété vouloir tuer l’un des gardes,
malgré les paroles d’apaisement de ceux-ci. Cependant, outre que ces dépositions
étaient sujettes à caution, elles établissaient difficilement la préméditation dénoncée
par la princesse. Mais il y avait aussi une addition d’information, ouverte une vingtaine
337
de jours plus tard, sur une plainte selon laquelle les contumax avaient reparu dans
le village en affirmant avoir obtenu du roi leur grâce, et donc l’autorisation de tuer
198 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 124 v.
gradués suffisamment nombreux 199. L’officier poursuivait en faisant le récit de sa triste
situation :
Tandis qu’il expose sa vie pour la défense de l’État, la dame de Nassau a le champ libre
pour exercer contre lui toutes les vexations que la vengeance lui suggère. Son honneur
se trouve compromis, et les calomnies qu’on lui impute sont également nuisibles à sa
réputation et à son avancement, surtout dans les circonstances présentes, où il est à
la veille d’obtenir une compagnie de carabiniers pour récompense de ses services. Le
suppliant a eu recours à M. le chancelier pour obtenir des lettres de grâce. Le suppliant,
pénétré de son innocence, ne pouvait s’imaginer qu’il lui fût difficile de les obtenir,
puisqu’il n’a lâché le coup de fusil que par la nécessité d’une défense légitime, et pour
que Votre Grandeur se soit déterminé à refuser un avis favorable, il faut que la dame de
Nassau ait suborné des témoins ou fait falsifier les dépositions de ceux qui attestaient
la vérité 200.
Domecy suppliait donc le magistrat de reprendre l’affaire à zéro, en faisant casser par
le Parlement les procédures de la justice de L’Isle.
Pour l’heure, Joly de Fleury I s’efforçait de débrouiller l’affaire du coup de fusil
338 tiré naguère par Valcourt. Vers la fin du mois d’août, il reçut à ce sujet une lettre
du procureur fiscal de la justice de L’Isle. Dans cette lettre, ce magistrat livrait deux
informations importantes. D’une part, il relatait l’incident lui-même : un soir de
l’automne 1742, la princesse de Nassau avait confié à son fils le soin de mener un
charivari pour ponctuer un mariage entre des conjoints âgés et veufs ; dans la nuit,
le charivari s’était transporté devant la maison des Valcourt pour y faire du tapage ;
Valcourt était alors sorti de son lit et avait tiré en l’air pour disperser la jeunesse ; il
n’y avait donc pas eu à proprement parler de coup de feu dirigé contre le prince de
Nassau, ni contre personne d’autre ; d’ailleurs, l’affaire était allée jusqu’au décret de
prise de corps, mais n’avait pas été poursuivie. D’autre part, le procureur fiscal faisait
comprendre à mi-mots que, dans cette querelle entre les Nassau et les deux branches de
la famille Valcourt, il était spectateur des poursuites judiciaires menées à l’initiative de
son substitut, serviteur dévoué des intérêts de la princesse. Joly de Fleury I ne put donc
être étonné de découvrir, à la lecture de la procédure sur le coup de fusil, une litanie de
témoignages à charge contre Valcourt, qui se voyait aussi reprocher un ou deux autres
incidents violents. En rendant compte au chancelier, le procureur général admit que
Valcourt était peut-être un homme au tempérament violent, mais il souligna que, de
toute façon, ce n’était pas lui qui avait tué le garde, ce qui revenait à dire que l’on était
en train de perdre de vue la question essentielle, qui était de savoir si le crime était ou
non rémissible. Peut-être par souci d’entrer dans les plus grands détails avant toute
décision, d’Aguesseau répondit à Joly de Fleury I en lui demandant communication
de pièces de procédure supplémentaires.
199 En vertu de l’ordonnance criminelle de 1670, il fallait au moins trois juges pour rendre
une sentence susceptible d’appel, et ces trois juges devaient être, ou bien tous officiers
du siège – ce qui ne pouvait être le cas à L’Isle-sous-Montréal, dont la justice n’avait pas
autant de magistrats –, ou bien, si des juges extérieurs étaient appelés en renfort, tous
gradués – ce qui n’avait pas été le cas, d’après Domecy, dans ce procès précis, puisqu’il
y avait eu trois juges, dont un au moins était non-gradué. [19] [Ordonnance criminelle de
1670], titre XXV, article X.
200 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 128 r.
En conséquence, une nouvelle correspondance reprit entre le parquet du Parlement
et la justice de L’Isle dans les premiers jours du mois d’octobre. À cette occasion,
Joly de Fleury I eut la surprise de découvrir que le substitut du procureur fiscal était
passé à l’offensive contre les Valcourt. D’abord, il avait engagé des poursuites contre
un frère de Valcourt, accusé d’avoir maltraité et volé des paysans du village, afin de
les empêcher de payer un droit seigneurial dû à la princesse. Ensuite et surtout, il
avait réveillé la procédure sur le coup de fusil, en faisant soudainement procéder au
récolement des témoins. Ainsi, au milieu du mois d’octobre, la justice de L’Isle rendit
une nouvelle sentence par contumace contre Valcourt, qui le condamnait aux galères à
perpétuité comme perturbateur du repos public et auteur d’un attentat contre la vie du
prince de Nassau. Manifestement, la curiosité du Sceau et du parquet pour cette affaire
antérieure avait poussé la princesse à consolider sa digue contre la grâce, en obtenant
une peine capitale contre le second cousin dans l’affaire du coup de fusil, après en avoir
obtenu une contre le premier dans l’affaire de la rixe mortelle. Il est possible aussi que
la princesse eût voulu répondre à une offensive judiciaire du comte de Sainte-Maure,
qui, pour secourir son protégé, avait fait engager des poursuites au Parlement contre
de prétendues exactions de la dame à l’égard de ses paysans, ce qui avait débouché sur
une commission donnée par la cour au lieutenant criminel de Troyes pour informer 339
et enquêter sur les lieux.
201 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 159 r.-v.
autre forme d’incitation au départ. Ainsi, soit par un dessein formé dès le lendemain
du crime, soit en vertu d’un plan mis sur pied en cours de route, la princesse avait
utilisé la procédure de grâce comme un instrument de chantage, destiné à lui permettre
de chasser les indésirables de sa seigneurie. En outre, avant d’exposer les termes du
marché, elle avait travaillé à mettre ses adversaires en position de ne pouvoir résister,
en les accablant de poursuites et de condamnations, grâce à la totale maîtrise de la
justice de première instance.
D’Aguesseau travailla encore sur l’affaire dans les derniers mois de l’année 1743,
peut-être sous l’influence de Sainte-Maure, que la princesse présentait comme tout-
puissant – « tuer un homme n’est rien [pour lui] parce qu’il dispose du Sceau et de
la chancellerie » 202. Il est assez vraisemblable que le ministre ne vit pas d’un bon œil
cette instrumentalisation de la grâce judiciaire : la princesse finissait par faire des
lettres de clémence un simple objet de marchandage entre les parties, tandis qu’elles
étaient, pour la monarchie, l’expression suprême de la justice et de la souveraineté du
prince. En tout état de cause, la procédure se bloqua, soit que d’Aguesseau refusât de
cautionner la manœuvre, soit que Domecy et Valcourt eussent eux-mêmes repoussé
le principe d’un échange de la grâce contre l’exil.
340 Les choses en restèrent là durant plusieurs années, jusqu’au jour où Domecy – et lui
seul – conclut un arrangement avec le frère et les parents du défunt. Rien ne permet de
connaître les termes exacts de cet accord, car le procureur général ne fut pas informé
de l’affaire, qui, il est vrai, ne dépendait plus de son expertise juridique. Toujours est-il
que, par un acte passé devant notaire le 5 mars 1747, la famille Seré s’était désistée
de toute poursuite à l’égard de Domecy. Sans doute faut-il supposer que, las de vivre
sous la menace d’une épée de Damoclès judiciaire et avide de jouir de la paix qui
s’annonçait après ces longues années de campagne, il avait fini par céder aux exigences
de la princesse de Nassau. Cet accommodement ouvrit la voie aux lettres de rémission,
qui furent expédiées quelques mois plus tard, puis aussitôt enregistrées au Parlement.
Quant à Valcourt, soit refus obstiné de se soumettre, soit mort prématurée à la guerre
ou ailleurs, il ne bénéficia jamais de lettres de pardon. Pour l’un et pour l’autre, une
telle issue était anormale, car, dans un autre contexte et avec d’autres protagonistes,
un homicide de cette nature aurait pu bénéficier très vite de la clémence du prince.
Malgré son caractère inouï, cette affaire met en pleine lumière un risque inhérent
à la grâce, précisément à la rémission : par le refus de tout accommodement avec le
suppliant et par une opposition résolue à la délivrance des lettres, la partie civile pouvait
tenter de faire monter les enchères à son profit. Ce n’était peut-être pas illégitime, mais
ce n’était pas là l’esprit de la grâce royale, dont la vocation n’était pas de servir de
moyen de pression dans les mains des victimes, ni même d’acte d’entérinement d’une
éventuelle transaction entre les parties.
CONCLUSION
Pour obtenir des lettres de clémence, les soutiens invoquaient très souvent
la nécessité de préserver l’honneur de ceux qui étaient liés au suppliant, à
202 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2160, f° 160 v.
commencer par ses parents. D’après leur plaidoyer, la condamnation du
criminel, et plus encore la publicité de son exécution, feraient rejaillir l’infamie
sur tous les membres de sa famille, dont l’avenir social et professionnel serait
désormais compromis, voire anéanti. Ce discours catastrophiste n’était pas
dénué de vraisemblance, dans une société prompte à jetter l’opprobre sur tous
ceux liés, même de manière lointaine, à des individus ayant subi l’infamie
d’une peine judiciaire. Quoi qu’il en soit, l’argument de l’honneur paraissait
suffisamment important pour être présenté parfois comme l’unique motif de
grâce, en particulier dans le cas de suppliants issus de familles réputées.
L’obsession de l’honneur motivait, de la part des soutiens, des demandes de
grâce qui paraissaient parfois peu favorables aux suppliants eux-mêmes. Afin
d’empêcher les peines du fouet ou de la marque en place publique, bien des
parents sollicitaient des commutations en peine d’enfermement, dans une
logique assez voisine de celle des lettres de cachet, en ceci que le sort de la
personne concernée était totalement sacrifié à la tranquillité de sa famille. Si 341
certains criminels étaient suffisamment habités par la logique de l’honneur pour
Apprécier
Les magistrats à qui le roi veut bien confier le soin de rendre la justice qu’il doit à
ses sujets, et surtout de veiller à la punition des crimes, ne peuvent s’empêcher de
représenter le danger [des] grâces. Ils savent que c’est l’un des plus grands apanages
de la royauté que de donner la vie à celui qui mérite la mort, et de tirer celui qui
est esclave de la peine de la servitude que son crime lui a fait mériter. Ils seront
toujours soumis aux ordres que le roi leur prescrira, mais ils ne peuvent se dispenser
de lui [en] représenter les conséquences.
Lettre de Joly de Fleury I au garde des sceaux Chauvelin
de Paris le 9 décembre 1730.
préambule
LE PARQUET AU TRAVAIL
1 La question de savoir si l’ordre de sursis devait être explicité par le ministre dans sa lettre de
consultation ou s’il était implicitement sous-entendu par la demande d’avis elle-même n’a jamais
été tranché formellement. Dans la pratique, les ministres ordonnaient généralement de surseoir,
mais ils comptaient néanmoins sur le procureur général pour faire le nécessaire de sa propre
autorité. Il n’y a peut-être guère que le chancelier d’Aguesseau qui prétendît donner des ordres
assez précis pour ne pas laisser au procureur général l’initiative du sursis. C’est du moins ce que
suggère un échange avec Joly de Fleury I à propos d’une demande de commutation en 1739. Le
procureur général ayant écrit : « votre lettre, Monseigneur, ne portant point ordre de surseoir, je
n’ai pas cru devoir faire suspendre l’exécution d’un arrêt », le chancelier répondit : « vous avez
très bien fait de ne pas faire suspendre l’exécution de l’arrêt [...] et je m’étais bien gardé de vous
marquer de le faire ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 186, dos. 1773, f° 21 r. et 23 r.
2 « Je vous supplie de vous rappeler, Monseigneur, que toutes les fois que vous me faites l’honneur
de m’écrire pour me demander mon avis sur quelque grâce, vos lettres m’ordonnent en même
temps de faire surseoir l’exécution des jugements prononcés contre les accusés. Cette précaution
est en effet fort naturelle en elle-même et elle est de plus fort nécessaire, parce que, ne pouvant
donner mon avis que sur l’extrait des procédures, et ces extraits étant toujours un peu longs à
faire, il arriverait souvent qu’un accusé serait exécuté avant que j’ai pu examiner s’il y a lieu de
lui accorder grâce ou de lui refuser ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3179, f° 181 r.-v.
3 Dans les parlements de province, du fait de la distance au pouvoir central et de la rareté relative
des grâces, il semble que le sursis demeurait un instrument juridique d’un maniement lourd et
exceptionnel. Ainsi, la lecture d’une lettre de d’Aguesseau, écrite en 1736 au procureur général
d’un parlement de province – malgré le silence de l’édition, on peut établir aisément qu’il s’agissait
du parlement de Rennes –, fait découvrir que le chancelier, pour faire surseoir par avance à
l’exécution d’un accusé sur le point d’être condamné en appel, ne se contentait pas d’en avertir le
chef du parquet : il adressait à la chambre criminelle une lettre de cachet contenant l’ordre formel
de faire surseoir, ou, si la cour souveraine était rétive à cette forme de communication, une lettre
instrument d’usage banal et d’emploi facile : le procureur général y recourait
constamment, soit à la demande du ministre, soit de sa propre initiative.
Selon la nature des lettres demandées et l’état d’avancement de la procédure,
les mesures à prendre étaient de nature très différente. Lorsque le suppliant
sollicitait des lettres d’avant jugement irrévocable, il fallait s’assurer qu’il ne serait
pas présenté devant les conseillers du Parlement avant qu’une décision eût été
prise sur sa demande, car, si un jugement contradictoire en dernier ressort était
rendu contre lui durant l’examen de son dossier, il ne serait plus possible de lui
délivrer les lettres qu’il poursuivait. En fonction de la situation du suppliant,
trois cas de figure pouvaient se présenter : soit l’accusé était contumax, et il n’y
avait aucune disposition particulière à prendre, puisqu’il s’était mis de lui-même
hors d’atteinte de la justice ; soit il était prisonnier sur les lieux de son crime, et
il fallait simplement ordonner que, lors de son arrivée à la Conciergerie – le plus
souvent après une sentence prononcée en première instance –, on attendrait le
346 temps nécessaire avant de confier son procès à un rapporteur ; soit il était d’ores
et déjà prisonnier à la Conciergerie, et il fallait immédiatement faire surseoir à son
procès. Lorsque le suppliant sollicitait des lettres d’après jugement irrévocable, il
fallait s’assurer qu’on ne procéderait pas à une exécution judiciaire avant qu’une
décision eût été prise sur sa demande. Ici encore, les cas de figure étaient variés. Si
le suppliant sollicitait des lettres de rappel pour une peine qu’il était en train de
purger – ban, galères, enfermement – ou, mieux encore, s’il sollicitait des lettres
de réhabilitation pour un jugement passé, il n’y avait rien à faire, puisqu’il n’était
plus dans les liens de la justice et ne risquait aucune exécution supplémentaire,
du moins pour le crime dont il était question. Si le suppliant était encore détenu
à la Conciergerie, il fallait empêcher l’exécution de sa condamnation, ce qui
revenait le plus souvent à suspendre son transfert vers la juridiction de première
instance qui devait y procéder. Si le suppliant était en cours de transfert ou avait
été transféré, il fallait expédier un ordre de sursis à exécution au procureur du lieu.
Si, enfin, le suppliant, déjà marqué, attendait son départ pour les galères à la tour
Saint-Bernard, prison de la capitale où l’on opérait le rassemblement des galériens
condamnés par de nombreuses juridictions du nord du royaume, à commencer
par le parlement de Paris 4, il était encore possible de le faire rester, puisque le
du roi contenant le même ordre. De telles procédures étaient inconnues et même inimaginables
au parlement de Paris, où le procureur général faisait lui-même surseoir, sur ordre du Sceau ou
de sa propre initiative, sans que cela soulevât jamais la moindre difficulté. [1] Œuvres de M. le
Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CLXXV, p. 273-274
4 Les galériens rassemblés à la tour Saint-Bernard de Paris provenaient de plus de 120 juridictions
situées dans le quart nord-est du royaume, mais, dans les décennies de la seconde moitié du
xviii e siècle, environ 60 à 90 % d’entre eux avaient été jugés par le parlement de Paris. [140]
Vigié, « Justice et criminalité... », p. 352 et 362.
procureur général exerçait une autorité absolue sur ce lieu de détention, dont les
forçats relevaient de son administration jusqu’à l’ébranlement de la chaîne 5.
La mise en œuvre de ces mesures de sursis constituait, à elle seule, une lourde
tâche matérielle pour le procureur général, car toute suspension du cours
de la justice requérait un ordre personnel de sa part. C’est donc lui qui, dès
l’arrivée des demandes de consultation, prenait connaissance de la situation
des suppliants et donnait des instructions en conséquence : ses secrétaires
restaient en effet confinés dans la simple exécution des ordres. Malgré l’afflux
des demandes – elles-mêmes noyées dans un océan d’affaires urgentes sans
rapport avec la grâce –, malgré la compétence des secrétaires – parfaitement au
fait des dispositions à prendre en matière de sursis –, jamais le magistrat n’en
vint à laisser ses bureaux préparer des ordres qu’il se serait contenté de signer.
Il est vrai que le sursis était d’une importance cruciale, parfois même vitale,
et que le procureur général en répondait personnellement devant le ministre,
voire le roi. Au demeurant, la vigilance dont il faisait preuve dans ce domaine 347
est attestée par la rareté des erreurs commises.
5 Le substitut Dudéré de Graville l’écrivit explicitement dans une lettre de 1745 adressée à Joly
de Fleury I, à propos d’un condamné aux galères qu’il était question de transférer à Bicêtre :
« vous savez mieux que moi qu’on ne connaît à la tour Saint-Bernard que les arrêts de la Cour
ou vos ordres, et qu’on n’y défère à aucune autre autorité, pas même aux lettres de cachet ».
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 284, dos. 2956, f° 157 r.
6 En dehors des quatre erreurs avérées dont va rendre compte, on trouve une poignée de cas
où le parquet omit de surseoir mais où l’on est en droit de soupçonner un geste délibéré,
motivé par le caractère inenvisageable de la grâce. En 1756, par exemple, Joly de Fleury II laissa
manifestement juger en appel un suppliant qui sollicitait une rémission : on le devine au fait
que, consulté ensuite sur une commutation, il commença étrangement par revenir en arrière
pour expliquer que l’homicide en question ne pouvait en aucun cas bénéficier d’une rémission.
Or ce discours ne semble pas avoir été construit a posteriori pour masquer un oubli, mais bien
pour justifier un choix assumé. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 353, dos. 3827
7 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404, f° 49 r.
l’erreur commise : fort heureusement, le ministre avait rejeté la demande
de grâce, ce qui épargna au procureur général de devoir s’expliquer sur cette
faute 8. Il n’en fut pas de même en 1752, à propos d’un bigame qui, ayant été
condamné au carcan, à la marque et aux galères par le Châtelet, sollicita des
lettres de commutation de peines avant même son jugement en appel. Joly de
Fleury II programma sans aucun doute de faire surseoir à l’exécution lorsque
l’arrêt tomberait, mais il se trouve que le verdict fut rendu par la Chambre des
Vacations, durant les vacances judiciaires et en l’absence du procureur général.
Or le substitut de permanence oublia manifestement d’aller chercher un ordre
de sursis chez son supérieur 9. Par conséquent, le condamné subit le carcan et
la marque, ce qu’il fallut annoncer au garde des sceaux Machault peu de temps
après. Le ministre admit que cette erreur était sans conséquence dans le cas
présent, mais il fit sentir son insatisfaction par ce bel euphémisme : « il serait
fâcheux que cela fût arrivé par rapport à un accusé qui eût pu espérer que le roi
348 lui accorderait grâce » 10. Cela n’empêcha pas une nouvelle bourde en 1753 : un
voleur condamné à la marque et aux galères ayant demandé une décharge de
peine après avoir été flétri, on négligea de suspendre son départ pour le bagne,
ce que l’on ne découvrit qu’après son arrivée à Brest 11.
Plutôt qu’une hypothétique négligence du parquet, c’est l’éventuelle brièveté
des délais qui constituait la véritable menace pesant sur les suppliants. En effet,
soit retard dans la mobilisation des soutiens, soit lenteur dans les bureaux du
Sceau, des demandes d’avis arrivaient parfois au dernier moment. Ainsi, dans
le cas des lettres de commutation de peine, si la lettre du ministre arrivait plus
d’une semaine après la date de l’arrêt de condamnation, on entrait dans une
zone critique. Il fallait alors agir vite, afin d’empêcher que l’irréparable ne fût
accompli. Lorsqu’il s’agissait d’arrêter une exécution à Paris – presque toujours
au Châtelet, puisque cette juridiction avait prononcé une sentence en première
instance dans l’écrasante majorité des cas –, le procureur général faisait écrire sur-
le-champ une lettre au procureur du roi 12, lettre qu’il faisait porter par un homme
de confiance, éventuellement l’un de ses propres secrétaires. Si celui-ci ne trouvait
Lorsque le sursis arrivait trop tard, la demande de grâce perdait presque toute
signification, quand bien même, comme c’est le cas ici, le condamné n’avait
pas subi la peine capitale et qu’il lui restait à purger la peine la plus longue :
24 Le garde des sceaux Chauvelin fut un adepte régulier de cette pratique. Voir par exemple
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1188 ; vol. 146, dos. 1344 ; vol. 155, dos. 1415.
25 Pour se faire une idée des répertoires de juridictions dont pouvait disposer le parquet, voir
les exemples donnés par [62] Feutry, Guillaume-François Joly de Fleury..., p. 201-202.
26 En 1746, à propos d’un homicide commis à Villeau (Eure-et-Loir, arr. Chartres, cant. Voyes),
en Beauce, le parquet crut que la justice seigneuriale de ce village relevait du bailliage de
Chartres, tout proche, alors qu’elle relevait en fait du bailliage plus lointain d’Orléans. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 234, dos. 2385.
27 En 1749, à propos d’un homicide commis à Bazouges, dans le Maine, le parquet confondit
les villages aujourd’hui dénommés Bazouges (Mayenne, arr. et cant. Château-Gontier)
et Bazouges-sur-le-Loir (Sarthe, arr. et cant. La Flèche). BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 277,
dos. 2850.
commis 28, son absence, sa maladie ou même son incompétence pouvait être
cause de retard 29, sans compter que la simple copie de la procédure exigeait
du temps. Ainsi, dans le cas d’un homicide instruit en 1741 au bailliage de
Montdidier 30, le greffier de cette justice fit observer au procureur général qu’il
avait fallu noircir 157 feuilles, soit 314 pages, observation qui visait d’ailleurs
moins à justifier le délai d’envoi qu’à demander une indemnisation pour le
papier timbré et le travail des copistes ! 31
Dès lors que la procédure était au Parlement, soit sous forme de grosse au greffe,
soit sous forme de copie au parquet, l’examen de l’affaire pouvait commencer.
Les modalités de ce travail ont évolué au fil du temps, pour l’essentiel sous la
magistrature de Joly de Fleury I, qui a longtemps tâtonné avant de trouver la
manière la plus commode de s’acquitter de cette tâche, qui supposait de prendre
connaissance de l’affaire, d’en présenter un exposé au ministre et enfin de rendre un
avis sur la grâce sollicitée. Au tournant des années 1710-1720, il semble que Joly de
Fleury I consultait lui-même la procédure, soit seul, soit avec le concours d’un de 353
ses substituts, qui lui en rendait compte oralement 32. Toutefois, il est vraisemblable
39 Ainsi, il est tout à fait insolite de voir, en 1744, Joly de Fleury I demander au substitut qui
avait rédigé l’extrait, de lui envoyer les sacs de procédure afin de pouvoir examiner lui-
même les pièces. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 226, dos. 2269.
40 Pour une vue d’ensemble de ce personnel judiciaire, consulter Isabelle Storez-Brancourt,
« Dans l’ombre de Messieurs les Gens du Roi : le monde des substituts », dans [59] Histoire
du parquet..., chapitre VI, en particulier p. 167-178 ; pour une présentation des substituts
du Parlement sous la magistrature de Joly de Fleury I, voir [62] Feutry, Guillaume-François
Joly de Fleury..., p. 179-188 ; pour une étude du rôle de ces officiers dans la préparation des
arrêts de règlement, voir [67] Payen, Les Arrêts de règlement..., p. 363-370.
41 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5066.
42 Au cours du xviiie siècle, le parquet du parlement de Paris compta jusqu’à 19 offices de
substituts, mais ceux-ci ne furent jamais tous pourvus. Selon les périodes, le nombre des
titulaires varia semble-t-il de 8 à 15. Celui d’entre eux qui avait été reçu le plus anciennement
dans la charge, portait le titre et faisait les fonctions de doyen. [58] Bisson, L’Activité d’un
Procureur général..., p. 205-208.
type de correspondance interne au Palais est fourni par ce billet adressé par Joly
de Fleury II au doyen Pierron 43, à propos d’une demande de grâce déposée par
un voleur parisien :
Je vous envoie, Monsieur, la lettre que je viens de recevoir de M. le comte
de Saint-Florentin avec le placet du nommé Georges Guichon, qui demande
des lettres de commutation de la peine à laquelle il a été condamné par arrêt
du 10 décembre 1755 et qui est toujours resté depuis dans les prisons de la
Conciergerie. Je vous prie de vouloir bien charger un de MM. les substituts de
faire l’extrait de son procès et de me l’envoyer 44.
Dans l’écrasante majorité des dossiers, il est impossible de savoir quels motifs
déterminaient le procureur général ou le doyen à choisir l’un ou l’autre des
substituts pour faire l’extrait de procédure. Au reste, des facteurs totalement
étrangers aux affaires elles-mêmes devaient jouer leur rôle, à commencer par la
356 nécessité de répartir équitablement le travail entre les membres du parquet. Il
demeure que la nature des affaires pouvait être décisive, en particulier leur degré
de complexité, qui imposait de réserver les plus difficiles aux plus chevronnés.
C’est ce qui ressort incidemment d’une lettre adressée en 1753 à La Roue, premier
secrétaire du procureur général, par le substitut Villiers de La Berge 45. Ce dernier,
en charge de l’extrait de procédure relatif à la demande de grâce d’un nommé
Roquelaure, était accusé par celui-ci d’avoir tardé à retirer les pièces au greffe du
Parlement, ce qui le conduisit à revenir sur les règles de distribution du travail :
M. le procureur général me fit l’honneur de me remettre deux lettres de M. le
garde des sceaux pour deux extraits de procédure et il me fit l’honneur de
m’ajouter que le plus aisé des deux serait pour M. de La Chabrerie 46, qui n’en
avait pas encore fait. Nous allâmes au greffe, M. de La Chabrerie et moi. Là on
me dit que le procès Roquelaure, accusé d’usure, était considérable. À l’égard
de l’autre procès, il s’agissait d’un vol ou de quelque autre crime de cette nature,
dont l’instruction n’est pas ordinairement fort chargée : M. de La Chabrerie prit
ce procès. Les greffiers me dirent ne pas avoir celui de Roquelaure 47.
Dans le cas précis des lettres d’après jugement irrévocable, qui portaient par
définition sur des procès jugés ou sur le point d’être jugés au Parlement, il arrivait
43 Nicolas II Pierron, substitut de 1717 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 347.
44 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3683, f° 248 r.
45 François Louis Villiers de La Berge, substitut de 1750 à 1770. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 409.
46 François Pierre Du Cluzel de La Chabrerie, substitut de 1753 à 1755. [45] Bluche, L’Origine
des magistrats..., p. 157.
47 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 306, dos. 3307, f° 29 v.
que l’on désignât de préférence le substitut qui avait rédigé 48 ou allait rédiger 49
les conclusions du ministère public. Toutefois, malgré les avantages d’un telle
méthode, qui ne pouvait que faciliter et accélérer le travail, on ne s’en fit jamais
une règle intangible 50. Il est vrai que le substitut comme le procureur général
devaient travailler sur nouveaux frais, à partir de la procédure elle-même et non
des conclusions du procès : cette démarche intellectuelle était indispensable, car
les arrêts du Parlement étant, en règle générale, ou conformes aux conclusions du
ministère public, ou moins sévères qu’elles, le parquet aurait eu bien du mal à
envisager la moindre grâce 51. On ne connaît qu’un cas où le procureur général fonda
directement son avis sur le travail du ministère public ou moins sévères qu’elles, en
l’occurrence sur le réquisitoire de l’avocat général, mais il s’agissait d’une demande
de grâce insolite, puisqu’elle avait été déposée par un cabaretier condamné en 1747
par la Grand-Chambre pour infraction à la législation sur le commerce des grains,
délit qui relevait davantage de la police des vivres que de la répression du crime 52.
Même si la distribution des extraits de procédure faisait partie du quotidien des 357
substituts, il est vraisemblable que ceux-ci ne recevaient pas toujours ce travail
56 Pour un cas bien attesté, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3857 ; pour des cas très
probables, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3835 ; vol. 354, dos. 3863.
57 Pour un bon exemple de transmission de procédure entre un conseiller et un substitut, voir
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307, dos. 3327.
58 Joseph Charles Bidault de Glatigné, substitut de 1744 à 1750. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 91.
59 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 252, dos. 2516.
60 Jean Gabriel Dudéré de Graville, substitut de 1725 à 1767. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 158.
mari de sa maîtresse dans la fameuse affaire Lescombat, qui défrayait alors la
chronique judiciaire parisienne 61 :
Je vous renvoie l’extrait du procès de De Mongeot avec les lettres de M. le
garde des sceaux que vous m’aviez remises. Cet extrait pourra vous paraître
bien considérable et trop long. Mais, dans une affaire de cette délicatesse et sur
laquelle on ne peut se déterminer que par la réunion d’un grand nombre de
circonstances, j’ai cru ne devoir rien omettre et vous mettre sous les yeux tout
ce qui se trouve au procès 62.
Pour le substitut, le meilleur indice de réussite était de ne plus jamais entendre 361
parler de son extrait de procédure, même si, parfois, le procureur général délivrait
75 Jacques Sainfray, substitut de 1751 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 383.
76 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 293, dos. 3094, f° 11 v.
77 Mathieu Louis de Mauperché de Fontenay, substitut de 1733 à 1771. [45] Bluche, L’Origine
des magistrats..., p. 304.
78 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1670, f° 118 r.
79 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 143, dos. 1317.
1758 au substitut Dudéré de Graville, à propos de la grâce de filous coupables
d’une escroquerie collective :
J’ai examiné, Monsieur, l’extrait de procédure que vous m’avez envoyé
du procès criminel instruit et jugé contre les nommés Pons, Pivet et
Champouillon, mais, à la suite de cet extrait, je n’ai trouvé aucune réflexion
de votre part sur les demandes que font les accusés, et cependant, vous
savez le cas que j’en fais et combien elles me sont utiles. Ainsi, comme cette
affaire me paraît délicate, je vous prie de vouloir bien m’envoyer un projet
d’avis dans lequel vous aurez la bonté de marquer ce que vous pensez que je
pourrais proposer à l’égard de ces différents accusés et je vous renvoie à cet
effet votre extrait 80.
85 Un exemple parmi beaucoup d’autres : lorsqu’en 1752, Joly de Fleury II fut consulté sur
les lettres de rémission sollicitées par le baron d’Andlau, exempt des Gardes du corps de
la Maison du Roi et frère d’un officier supérieur de premier plan, il confia à Boullenois le
soin de dresser l’extrait de procédure et le brouillon d’avis qui devaient établir si ce grand
seigneur, qui avait tué son cocher d’un coup de pistolet, était ou non susceptible de grâce.
BnF, Mss, vol. 296, dos. 3150.
86 [29] [Gougis], Lettres de prison..., p. 164.
87 Pour des exemples de ce genre, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 254 ; vol. 445,
dos. 5356.
88 On trouve une magnifique illustration du travail de réécriture de Joly de Fleury I dans un
dossier de 1744 confié au substitut Miotte de Ravennes, dont le projet d’avis se caractérisait
par une analyse superficielle et un style désinvolte. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 223,
dos. 2224.
89 Nous reviendrons plus en détail sur ces renversements au livre II, chapitre VII,
paragraphe 1.
90 Pour des exemples de consignes précises laissées par le procureur général aux copistes,
voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 277, dos. 2850 ; vol. 322, dos. 3529 ; vol. 339, dos. 3637.
du procureur général, suggèrent que celui-ci relisait en personne la consultation
mise au propre : avec l’extrait de procédure sous les yeux, il vérifiait que les
corrections avaient bien été reportées et faisait copier une nouvelle fois les
passages fautifs 91. Lorsque la consultation était jugée bonne, elle partait chez
le ministre, tandis que le procureur général ne conservait dans son dossier que
les documents préparatoires. Ce travail de correction, de copie et de relecture
était en lui-même considérable. Il est d’ailleurs révélateur qu’en 1742, à deux
reprises en l’espace de quelques mois, Joly de Fleury I prît l’initiative d’envoyer
son avis, sans joindre les longs extraits de procédure dressés par le substitut
Cottedefert 92, en faisant valoir au ministre qu’il pouvait les faire copier si
celui-ci le souhaitait, mais que le jeu n’en valait pas la chandelle. Il est vrai qu’il
s’agissait de condamnés qui avaient été poursuivis pour des crimes à répétition :
l’un cumulait six procédures identiques pour prêt sur gages avec usure, l’autre
quinze pour vol de couverts dans des auberges ! 93
364
CONCLUSION
Lorsqu’il était consulté par le détenteur des sceaux, le procureur général avait
une double responsabilité : d’une part, suspendre le cours de la justice, afin de
laisser le temps nécessaire à la procédure de grâce d’aller à son terme ; d’autre
part, rendre un avis informé, après avoir réuni toutes les pièces nécessaires à la
connaissance du crime et de la procédure. Dans cette seconde tâche, le magistrat
était aidé par ses substituts, qui rédigeaient pour lui un extrait de procédure sur
chaque affaire : ou bien le procureur général en tirait un mémoire argumenté
entièrement écrit de sa main, ou bien il expédiait l’extrait au ministre après y
avoir ajouté un avis sur la grâce. Dans tous les cas, son travail restait minutieux
et son avis personnel, sauf quelques affaires rarissimes, où Joly de Fleury II s’en
remit à l’un de ses plus proches substituts, Boullenois.
91 Le fait paraît particulièrement bien avéré grâce à deux dossiers, l’un de 1733, l’autre de
1748 : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1187 ; vol. 265, dos. 2674.
92 Marie Armand Cottedefert du Chesnoy, substitut de 1741 à 1768. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 140.
93 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2107 et 2119.
chapitre iv
L’étude des avis du procureur général sur les lettres d’avant jugement irrévocable
se réduit à l’analyse des consultations rendues sur les demandes de rémission
et de pardon, puisque les Joly de Fleury père et fils n’eurent quasi jamais à se
prononcer sur des demandes d’abolition. Comme, par ailleurs, la totalité des
demandes de rémission et la quasi-totalité des demandes de pardon soumises
au parquet portaient sur des faits ayant entraîné la mort, les affaires envisagées
dans ce développement sont toutes des homicides, pour lesquels un ou plusieurs
suppliants sollicitèrent la clémence du souverain, en reconnaissant avoir causé le 365
décès de la victime ou y avoir été mêlés. Pour comprendre la méthode d’analyse
1 Marne, arr.
2 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 156, dos. 1434, f° 358 r.-v.
3 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 155, dos. 1394, f° 115 v.
4 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 110, dos. 1012.
5 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 434, dos. 5168.
souvent, d’une nouvelle discussion sur le caractère rémissible, cette fois, de
l’homicide. Dans certaines affaires, rares par le nombre, mais intéressantes dans
leur principe, les faits étaient si mal établis que l’homicide pouvait a priori
relever de toutes les catégories. On voyait alors le procureur général se livrer à
une entreprise de classification, dont dépendait son avis. Un excellent exemple
en est fourni par ce combat, qui mit aux prises à Tonnerre 6, en 1718, deux frères
et deux beaux-frères, et qui se solda par la mort de l’un des protagonistes. S’il
était bien établi que les adversaires étaient en querelle depuis plusieurs jours
et que des menaces de mort avaient été proférées, il n’y avait aucun témoin
oculaire du combat, survenu tard le soir : des voisins avaient entendu un ou
deux coups de feu et, lorsqu’ils étaient arrivés sur les lieux, ils avaient trouvé un
cadavre tué par balle et trois hommes l’épée à la main. Les beaux-frères ayant
obtenu, l’un des lettres de rémission, l’autre des lettres de pardon, au terme
d’une procédure sans consultation du procureur général, Joly de Fleury I fut
amené à réexaminer l’homicide en 1720, à la faveur d’une demande de levée de 367
la clause d’éloignement contenue dans les lettres. À la lecture de l’information,
8 François Billacois, « Le parlement de Paris et les duels au xviie siècle », dans [95] Crimes
et criminalité..., p. 33-47, en particulier p. 34-35 ; [84] Billacois, Le Duel..., en particulier
p. 146-161, 185-192 et 298-305 ; [87] Brioist, Drévillon, Serna, Croiser le fer..., en particulier
p. 277-304 et 322-328.
9 À propos du serment sur les duels au cours du sacre des rois de France, en particulier à
propos de la prétendue filiation entre le serment de Louis XIV et celui de Louis XV, voir [84]
Billacois, Le Duel..., p. 382-384.
10 « Nous, en conséquence des édits des rois nos prédécesseurs registrés en notre Cour
de Parlement contre les duels, en attendant que nous puissions les renouveler quand
Nous serons parvenus à notre majorité, et voulant suivre sur tout l’exemple de Louis XIV
de glorieuse mémoire, notre bisaïeul, qui jura solennellement au jour de son sacre et
couronnement l’exécution de sa déclaration précédente donnée dans le lit de justice qu’il
tint le sept de septembre 1651 à sa majorité à cette fin, Nous jurons et promettons en foi et
parole de roi de n’exempter à l’avenir aucune personne, pour quelque cause et considération
que ce soit, de la rigueur des édits donnés par Louis XIV notre bisaïeul en 1657 et 1669,
qu’il ne sera par nous accordé aucune grâce ni abolition à ceux qui se trouveront prévenus
desdits crimes de duels ou rencontres préméditées, que nous n’aurons aucun égard aux
sollicitations de quelques princes et seigneurs qui intercéderont pour les coupables desdits
crimes, protestant que, ni en faveur d’aucun mariage de prince ou de princesse de notre
sang, ni pour la naissance du Dauphin et princes qui pourront arriver durant notre règne,
ni pour quelque autre considération générale et particulière que ce puisse être, nous ne
permettrons sciemment être expédiées aucunes lettres contraires aux susdites déclarations
ou édits, afin de garder inviolablement une loi si chrétienne, si juste et si nécessaire ».
Procès-verbal de la cérémonie du sacre dressé par l’archevêque de Reims, BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 25, dos. 230, f° 178-223, en particulier f° 199 v.-200 r.
rémission, pardon, ni abolition à ceux qui se trouveront prévenus dudit crime
de duel » 11. La conséquence de ce serment était qu’un suppliant poursuivi sous
le titre d’accusation de duel ne pouvait bénéficier de lettres d’avant jugement
irrévocable – en particulier de lettres de rémission – pour l’homicide qu’il
avait commis. En d’autres termes, alors qu’en principe, ces lettres pouvaient
être accordées sans aucune considération pour la procédure judiciaire – du
moins tant qu’un jugement contradictoire en dernier ressort n’avait pas été
prononcé –, dans ce cas précis, elles étaient au contraire conditionnées par la
procédure judiciaire : si, sur les lieux du crime, la juridiction compétente avait
ouvert une information pour duel, il n’était pas possible de gracier le suppliant,
du moins pas avant que les juges ne l’eussent blanchi de ce crime précis, en le
déchargeant de l’accusation de duel ou au moins en le mettant hors de cour.
Ainsi, en 1723, un soldat du régiment des Gardes Françaises demanda des
lettres de rémission dans une affaire sur laquelle planait un soupçon de duel et
pour laquelle il était poursuivi sous ce chef d’accusation. Le garde des sceaux 369
d’Armenonville, sollicité par son neveu, qui était le capitaine de ce soldat,
14 Même si le fait d’avoir obtenu une décharge incitait à solliciter sa grâce au plus vite, aucun
délai n’était imposé et l’on vit un meurtrier solliciter une rémission en 1767, pour un meurtre
sur lequel le Parlement avait prononcé une décharge d’accusation de duel en 1751 ! BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 434, dos. 5167.
15 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 356, dos. 3913 ; vol. 362, dos. 4044 ; vol. 366,
dos. 4154 ; vol. 394, dos. 4532.
16 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 202, dos. 1911.
17 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 184, dos. 1768.
18 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 199, dos. 1890.
En vertu de ces explications, il apparaît qu’en principe au moins, le procureur
général n’aurait jamais dû avoir à se pencher sur des meurtres soupçonnés d’avoir
été commis dans un duel, car aussi longtemps que le crime était qualifié de duel,
il n’y avait pas lieu à examen, et, dès l’instant où le crime avait été requalifié, il
ne restait qu’à se prononcer sur un simple homicide. Pourtant, dans les faits, la
situation était bien différente. Ceci vient tout simplement de ce que nombre
d’homicides suspects d’avoir été commis à l’occasion d’un duel ne donnaient
pas lieu à des poursuites pour duel : en effet, au moment d’ouvrir l’information,
le juge compétent choisissait parfois sciemment d’éviter ce titre d’accusation
aux conséquences spectaculaires, spécialement si les bretteurs se recrutaient
parmi les élites du lieu. Pour un magistrat sensible aux pressions de la famille
du meurtrier, il pouvait être plus prudent de qualifier le crime d’homicide,
puisque ce titre d’accusation neutre ne fermait pas automatiquement la porte à
la rémission. À l’inverse, pour un magistrat sensible aux pressions des proches
de la victime, il pouvait être opportun d’ouvrir une information à leur requête 371
sous le titre d’assassinat, afin de leur épargner la condamnation de la mémoire
19 Pour un bon exemple de proches obtenant une qualification d’assassinat sur un probable
duel, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 116, dos. 1094.
comme l’auteur du meurtre dont il s’agit. Mais on ne laisse pas d’y apercevoir
des circonstances qui pourraient faire regarder l’action comme suspecte de duel.
C’est la raison qui m’engage à vous envoyer tout ce qui m’a été adressé 20.
Le parquet se pencha donc sur cet homicide sans témoin oculaire, qui avait
ceci de troublant que la victime, quoique décédée au terme d’une agonie de
cinq jours durant lesquels elle avait gardé toute sa lucidité, avait refusé de
désigner son meurtrier. Au terme d’une analyse approfondie du dossier, l’un
des substituts proposa une consultation balancée, mais finalement favorable,
que Joly de Fleury II endossa, moyennant de légers remaniements :
Cette affaire paraît assez délicate parce que plusieurs circonstances semblent
faire naître quelque soupçon de duel. En effet, d’un côté, le sieur Pelletier
convient dans un mémoire qu’il avait eu du bruit avec le sieur Marchand,
d’un autre côté, plusieurs dépositions de témoins semblent laisser entrevoir un
372 rendez-vous entre le sieur Pelletier et le sieur Marchand [...]. Enfin, le silence
immuable que garde le sieur Marchand après avoir été blessé, sur le nom de
celui qui l’a blessé, semble fournir encore un soupçon de duel. On n’est pas
ordinairement si refermé sur le nom de celui par qui on a été blessé dans une
rixe ordinaire. Cependant, la plainte du substitut du procureur général du roi
n’annonce pas de duel. Il se peut donc bien faire que Pelletier soit venu chercher
Marchand pour aller ensemble faire quelques courses ou visites de nuit, et qu’ils
aient pris querelle en chemin, d’autant qu’ils étaient mécontents l’un de l’autre.
Ainsi, comme aucun témoin ne dépose précisément de rendez-vous donné,
que personne n’a vu le combat et comment les choses se sont passées, qu’aucun
témoin même ne dépose de querelle précédente entre les parties, puisqu’on ne
sait que par le mémoire présenté par Pelletier qu’ils se plaignaient l’un de l’autre,
il semble que l’action dont il s’agit peut être susceptible de grâce 21.
En dehors de l’analyse des dépositions, cet avis s’appuyait donc sur le fait que le
parquet du bailliage d’Amboise, qui avait demandé l’ouverture de l’information
criminelle, n’avait pas qualifié l’homicide de duel. Il faut bien admettre que cet
argument précis était faible, voire inapproprié, non seulement parce qu’il était
difficile, pour les raisons invoqués plus haut, de s’en remettre aux magistrats
locaux, mais aussi parce que l’enjeu de la consultation, au-delà de la grâce elle-
même, pouvait être d’engager des poursuites pour duel, éventualité que Machault
avait explicitement envisagé lorsqu’il s’était tourné vers le procureur général.
29 Pour un exemple de ce genre, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307, dos. 3344.
30 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 81, dos. 825.
31 Ainsi, en 1738, d’Aguesseau écrivit au premier président ou au procureur général d’un
parlement non identifié : « le terme d’assassinat est du nombre de ceux dont on abuse
souvent en l’appliquant à tout genre de meurtre, quoiqu’il ne convienne qu’à ceux qui sont
l’effet d’une préméditation prouvée ». [1] Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII,
lettre n° CLXXVII, p. 276-278, précisément p. 277.
32 Sur la question de la preuve de la préméditation dans la pensée et le droit criminels d’Ancien
Régime, voir [79] Astaing, Droits et garanties de l’accusé..., partie II, titre II, chapitre 2.
méthode peut être fourni par la demande de grâce de ce soldat du régiment des
Gardes du Corps, qui, en garnison à Troyes, porta un coup d’épée mortel à un
meunier au cours d’une nuit de l’été 1760, peut-être à la suite d’une querelle à
propos de l’épouse de ce dernier. Confronté à une information très pauvre – sur
seize témoins au total, seuls quatre avaient déposé sur le crime proprement dit,
dont trois n’avaient rien vu par eux-mêmes et prétendaient rapporter des faits
révélés par le mourant –, Joly de Fleury II rédigea cet avis :
Si donc on consulte ces 4 dépositions, il paraît difficile d’y trouver des
circonstances qui fournissent contre l’accusé une preuve évidente de
préméditation. Il est vrai que le 1er témoin, qui est la mère de l’homicidé, dépose
d’après lui que le particulier qui lui a donné le coup d’épée lui avait dit Il y
a longtemps que je te dois cela. Mais, 1° c’est un témoin unique, 2° c’est un
témoin de auditu seulement de l’homicidé, 3° quand cette déposition pourrait
faire naître quelque soupçon de préméditation, il semble qu’ils se trouveraient
378
considérablement affaiblis par les dépositions des 4e et 7e témoins, qui, d’après
le récit de l’homicidé, rendent compte de circonstances qui font connaître que le
coup d’épée n’a été donné qu’après quelque dispute, et même quelques voies de
fait entre l’accusé et l’homicidé. Il paraît donc qu’on peut regarder cet homicide
comme ayant été commis dans la chaleur d’une rixe 33.
382 Cette réponse du procureur général peut sembler une manière de renvoyer à
d’autres que lui l’examen de cette affaire délicate. Il est vrai que son souhait était
manifestement de laisser les conseillers de la Tournelle juger de l’opportunité
d’accorder ou non des lettres de rémission, en faisant le choix, ou bien de rendre
un arrêté en faveur de la grâce, ou bien de juger les Joron pour assassinat. Pour
autant, l’avis du procureur général n’était pas une simple esquive. De façon
générale, Joly de Fleury I estimait qu’en cas de présomption de préméditation,
il fallait se garder de prendre une décision précipitée sur la grâce : ainsi qu’il
l’écrivit en 1733, dans une ténébreuse affaire d’homicide aux allures de possible
guet-apens, « le moindre doute, le moindre soupçon d’un assassinat ne permet
pas d’accorder les lettres [de rémission] » 40. Si le suppliant était contumax et
n’avait pas la conscience suffisamment tranquille pour se constituer prisonnier,
l’affaire en resterait là et le meurtrier se punirait lui-même de son geste en
demeurant indéfiniment sous la menace de la prise de corps 41. S’il était au
contraire dans les mains de la justice, à l’exemple des Joron père et fils, le mieux
était de laisser la procédure suivre son cours. D’une part, lors du procès, les
juges pourraient aller plus loin que le parquet dans l’analyse de l’affaire, soit par
l’interrogatoire de l’accusé sur la sellette, soit par la simple vertu de la délibération
collégiale. D’autre part, en cas de perplexité prolongée, ils pourraient recourir
au plus amplement informé défini, qui s’utilisait précisément dans les cas où les
présomptions étaient réelles, mais les preuves insuffisantes, puisqu’on renvoyait
48 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3634 ; AN, X2A 1120 19 juillet, 11, 17 et 31 août 1757.
49 Sans entrer dans d’inutiles développements généalogiques, il faut relever que le vicomte
était, d’une part, neveu d’un défunt prélat qui avait été archevêque de Tours de 1722 à
1750 et plusieurs fois président de l’assemblée du clergé de France, d’autre part, frère d’un
grand vicaire du diocèse d’Arles qui venait d’exercer la fonction de vice-promoteur de cette
même assemblée en 1755. [54] Nouvelle biographie générale..., t. 41, col. 684-685 ; [47]
Dictionnaire de biographie française..., t. VIII, col. 446-447.
50 Indre, arr.
51 Ces prénoms, qui ne figurent nulle part dans le dossier – pourtant très volumineux – du
procureur général, nous sont fournis par l’ouvrage de Joëlle Chevé, Au pays des mille
châteaux. La noblesse du Périgord, Paris, Perrin, 1998, p. 212, ouvrage qui date par erreur le
décès de 1757.
Le second incident, d’une importance cruciale, eut lieu dans la nuit précédant le
meurtre. Le soir du 12 février – on était alors en carnaval –, un riche particulier
d’Issoudun donna un bal masqué et costumé, auquel se pressèrent toutes les notabilités,
dont les officiers du régiment d’Aubigné Dragons. Vers deux heures du matin, alors
que la fête battait son plein, le vicomte de Chapt, méconnaissable sous son loup et son
déguisement, vint inviter Mme Arthuis à danser. Il est difficile de ne pas penser que
cette invitation masquée était le prélude à une quelconque raillerie ou provocation,
d’autant que l’officier avait choisi de se costumer en magistrat ! Or Mme Arthuis, qui
était assise aux côtés de son mari, déclina l’invitation en s’excusant sur sa fatigue. Sans
se laisser décourager, Chapt renouvela son invitation à deux reprises. Devant cette
insistance, Arthuis crut devoir intervenir pour reprocher à ce danseur son importunité.
Les deux hommes eurent alors une brève mais violente querelle verbale. Selon certains
témoins, Chapt jeta le mot de bougre à la tête de son interlocuteur, selon d’autres,
il ne proféra cette insulte qu’au moment de s’éloigner de lui, insulte sur laquelle
renchérirent plusieurs des officiers qui l’entouraient. Un peu plus tard dans la nuit,
Arthuis eut l’occasion de voir son adversaire démasqué et il blêmit en découvrant avec
qui il s’était querellé. Dans l’instant, il prit le parti de quitter les lieux avec sa femme.
386 Ayant vu ce départ, Chapt quitta les danseurs, récupéra son épée au vestiaire et sortit
à son tour de la maison, avec sa lame sous le bras. Plusieurs officiers de son régiment le
suivirent en disant bien haut que le lieutenant général était un jean-foutre ou un sacré
bougre, à qui il fallait donner des coups de pied et des coups de plat d’épée. Mais des
officiers vraisemblablement issus d’autres unités – l’un au moins était du régiment de
Belsunce-Infanterie – coururent à la suite du groupe, rattrapèrent Chapt, le saisirent
par le corps et le ramèrent au bal. La fin de la nuit s’y déroula sans autre incident, si ce
n’est que les officiers d’Aubigné-Dragons continuèrent de clamer qu’Arthuis méritait
une bonne correction. Vers six heures du matin, alors que la fête touchait à sa fin,
Chapt quitta les lieux. En reprenant son épée au vestiaire, il vit un bâton et demanda
d’un ton railleur s’il pouvait le prendre, expliquant qu’une telle arme lui serait utile
contre Arthuis, qui ne voulait pas se battre à l’épée.
Dans la journée du 13 février 1756, la ville fut en émoi , non seulement à cause
de l’épisode de la nuit, mais à cause de ses suites prévisibles. Outre qu’il était aisé
d’imaginer que les choses n’en resteraient pas là, plusieurs propos tenus publiquement
laissèrent présager une suite violente. Ainsi, vers dix heures du matin, un officier
d’Aubigné-Dragons expliqua à son perruquier que le magistrat, mais aussi son frère,
ne perdaient rien pour attendre : les officiers du régiment s’étaient promis de leur
faire foutre les oreilles à bas avant leur départ d’Issoudun, qui s’annonçait sans doute
prochain dans le contexte de mobilisation générale des débuts de la Guerre de Sept
Ans. Vers trois heures de l’après-midi, Chapt, en visite dans une maison de la ville,
annonça que sa querelle avec Arthuis serait décidée le jour même, à l’occasion d’une
fête donnée chez un particulier : ou bien le magistrat lui présenterait des excuses, ou
bien il recevrait la bastonnade.
En fin de journée, les deux hommes se retrouvèrent en effet à la réception prévue, à
laquelle assistait aussi Philippe Cyr Arthuis de La Genevraie, frère cadet du lieutenant
général et receveur au grenier à sel d’Issoudun. Durant la fête, Chapt ne quitta pas son
adversaire des yeux, malgré tous les efforts faits par d’autres invités pour l’entraîner
vers la salle de bal ou les tables de jeux. Au cours de la soirée, un laquais du magistrat se
précipita vers son maître pour l’avertir de graves incidents survenus à la prison à la suite
d’une tentative d’évasion. À cette nouvelle, Arthuis quitta les lieux, aussitôt suivi par
Chapt, lui-même suivi par le frère du premier. Sur le chemin de la prison, l’officier ne
tarda pas à rattraper le magistrat et, tout en marchant, les deux hommes se querellèrent
à propos des événements de la nuit précédente. Chapt passa semble-t-il des paroles aux
gestes en bousculant Arthuis, peut-être même en lui donnant un soufflet. À l’arrivée
sur la grande place, il dépassa son adversaire pour lui couper la route, puis il tira
l’épée en lui proposant d’aller chercher la sienne. Arthuis sortit alors un pistolet de sa
poche et menaça son adversaire de lui brûler la cervelle s’il avançait. Dans les instants
qui suivirent, deux choses distinctes se passèrent : d’une part, Philippe Amable tira
un coup de feu sur Chapt ; d’autre part, Philippe Cyr, arrivé sur les lieux l’épée à la
main, engagea le combat contre Chapt et lui porta des coups. Toutefois, la succession
de ces deux événements n’est pas certaine : selon certains témoins, le coup de feu fut
tiré avant le combat à l’épée, tandis que, selon d’autres, le coup de feu fut tiré durant
le combat à l’épée. Quoi qu’il en soit, Chapt ne tarda pas à s’effrondrer sur le pavé.
Conduit dans une auberge donnant sur la grande place, il succomba presque aussitôt
à ses blessures. Philippe Amable prit la fuite, mais Philippe Cyr se laissa arrêter.
Commencée à Issoudun, la procédure ne tarda pas à suivre un cours inhabituel,
tant parce que la victime était d’une naissance illustre, que parce que l’un des accusés 387
était un magistrat du bailliage. Le Parlement se réserva le jugement de l’affaire et en
55 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3634, f° 3791 v. [p. 20].
factum, cita un procès-verbal dressé par un magistrat d’Issoudun, qui attestait que,
le 13 février 1756, un détenu nommé Aubeau avait cherché à s’évader des prisons de
la ville. Ce document, quoique présenté comme une preuve irréfutable, n’était peut-
être pas décisif, dans la mesure où les parents du défunt n’avaient cessé de dénoncer
l’influence exercée par les soutiens des deux frères – à commencer par leur père – sur
la magistrature locale, à laquelle la famille Arthuis appartenait depuis plusieurs siècles.
Concernant la préparation des pistolets, Philippe Cyr, qui fit preuve d’une grande
pugnacité lors de la confrontation, contesta le témoignage de l’armurier, qui, selon
lui, se trompait sur le jour où les armes lui avaient été confiées. Il est vrai que, dans sa
première déposition, l’armurier avait déclaré ne plus savoir la date précise, ajoutant
d’ailleurs que des officiers du régiment d’Aubigné-Dragons étaient venus le trouver
pour savoir si ce n’était pas le jour du crime. Puis, lors du récolement, il avait expliqué
s’être souvenu que c’était bien ce jour-là. Philippe Cyr ne manqua pas de faire valoir
que ce retour de mémoire était suspect et pouvait avoir été provoqué par les militaires,
sans préciser au demeurant si, selon lui, l’armurier avait été influencé, menacé ou
acheté.
Confronté à ce dossier épineux par les circonstances du crime et embarrassant par
le rang des intercesseurs, le procureur général expédia au garde des sceaux, au milieu 389
du mois de juillet, un extrait de procédure d’une épaisseur sans précédent. À cette
En vertu de cet avis négatif, Machault refusa d’accorder des lettres de rémission
et expliqua que le roi attendrait le verdict des juges pour se prononcer sur une grâce
éventuelle. Philippe Cyr, seul prisonnier, comparut devant la Tournelle près d’un an
plus tard, le 19 juillet 1757, pour répondre de l’homicide du vicomte de Chapt. Il
fut soumis à un interrogatoire sur la sellette de près de vingt questions, nombre aussi
élevé qu’inhabituel, qui trahissait la difficulté de l’affaire. Devant les juges, il rejeta
avec fermeté tous les soupçons de préméditation : il n’avait pas conseillé à son frère
de porter des pistolets chargés ; il n’avait pas fait charger ces armes le jour même de
l’homicide ; il n’avait pas été incité par son aîné à suivre le vicomte à son départ de
la réception, mais lui avait emboîté le pas de sa propre initiative ; enfin, à son arrivée
sur la place, il n’avait mis la main à l’épée que parce qu’il avait trouvé son frère avec la
pointe d’une lame sur l’estomac. Ses explications concernant le combat proprement
dit furent beaucoup moins tranchantes, mais du moins avait-il assuré l’essentiel en ne
donnant aucune prise à la thèse du guet-apens.
À l’issue de la délibération, la Tournelle arrêta que Philippe Cyr se pourvoirait devant
le roi pour obtenir des lettres de rémission et elle condamna Philippe Amable à la
décapitation. C’était un jugement très favorable pour le cadet, qui était promis à la
grâce, mais aussi pour l’aîné, qui avait échappé à la roue. Ceci signifiait que les juges
avaient rejeté la préméditation et que la peine capitale infligée au second accusé n’était
que la conséquence de la contumace et non du crime, qui était bel et bien rémissible.
En magistrat qu’il était, Philippe Amable le comprit parfaitement : il se constitua
Ainsi donc, lorsque le parquet était consulté sur une rémission consécutive à un
homicide que le suppliant présentait comme involontaire, le travail d’expertise
judiciaire consistait essentiellement à déterminer s’il s’agissait bien d’un accident.
Il reste néanmoins que, dans certaines affaires où il était établi que l’homicide
ne dissimulait aucune intention délibérée, la question de la responsabilité
du suppliant dans l’accident mortel qu’il avait causé finissait par affleurer.
La lecture des jurisconsultes du xviiie siècle montre que la doctrine, nourrie
de références au droit romain, tenait un discours très élaboré sur l’homicide
involontaire, en distinguant nettement l’accident casuel ou fortuit – que nul ne
peut raisonnablement prévoir – et l’accident par faute – qui est la conséquence
prévisible d’une imprudence –, voire en envisageant plusieurs niveaux de fautes
– très légère, légère, grossière – selon le degré d’imprudence commise par rapport
70 [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 755-757 ; [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle...,
t. III, p. 519-524 ; [18] Muyart de Vouglans, Les Loix criminelles..., p. 15-18 et 29-30.
71 Voir chapitre préliminaire, paragraphe 2, alinéa 2.
72 Yvelines, arr. Mantes-la-Jolie, cant. Bonnières-sur-Seine.
73 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 66, dos. 677, f° 122 r.
74 Yvelines, arr. Saint-Germain-en-Laye, cant.
conducteur avait refusé de payer le droit dû ; une querelle avait alors éclaté entre
lui et la femme du receveur, qui s’était d’abord saisi des brides, puis les avait
lâchées pour empoigner le charretier lui-même ; celui-ci l’avait repoussée d’une
bourrade et lancé ses chevaux au galop ; mais, la femme, déséquilibrée, était
malencontreusement tombée sous la charette, entre l’avant-train et l’arrière-
train, au moment précis où le véhicule s’ébranlait, ce qui lui avait valu d’être
écrasée. Face à cette affaire dans laquelle la responsabilité du suppliant dans
l’accident était évidemment écrasante, Joly de Fleury I conclut néanmoins à la
rémission :
Il est certain cependant qu’il n’y a aucun dessein prémédité, qu’il n’a eu même
aucune intention ni de la tuer ni de la blesser, que c’est une simple rixe dans
laquelle le hasard a fait faire un faux-pas à la défunte et dans laquelle Le Clerc a
cru (pour éviter de payer le droit) devoir profiter de la chute de cette femme pour
faire passer sa charrette en fraude. C’est le hasard, l’inattention ou la brutalité
396
qui ont donné lieu à l’homicide, tous motifs qui rendent le cas rémissible 75.
82 Grade donné généralement à un vétéran et qui, sans faire de lui un bas-officier, l’élevait au-
dessus des soldats et le destinait à seconder le caporal.
83 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2177, f° 158 r.
84 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 162, dos. 1522, f° 338 r.
85 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 287, dos. 3005, f° 158 r.
86 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 199, dos. 1885 ; vol. 224, dos. 2248 ; vol. 286,
dos. 2994.
fait l’essentiel. Comme l’écrivit Joly de Fleury I en 1740 à propos d’un suppliant
placé dans cette position avantageuse : « l’arrêt qui renvoie de [l’accusation de]
duel et qui a suspendu par rapport à l’homicide semble équivaloir à un arrêté
pour des lettres de rémission » 87.
Il est vrai qu’il se révélait peu ou prou inutile d’analyser l’éventuelle irrémissibilité
d’un homicide commis dans un affrontement qui avait été suspecté d’être un
duel : alors qu’on avait cru précisément à un combat à armes égales accepté par
les deux parties, comment démontrer, une fois cette thèse infirmée, qu’il s’agissait
en fait d’un guet-apens ou d’un meurtre prémédité ? Une excellente illustration
en est fournie par le cas de cet acteur de la Comédie française nommé Ribou,
qui, en 1750, avait tué en combat singulier un autre sociétaire nommé Roselli : il
était bien établi que les deux hommes avaient été en compétition pour le rôle de
Télémaque dans la Pénélope de l’abbé Genest 88, que l’on remontait cette année-là ;
lorsque Roselli s’était vu attribuer le rôle, la rivalité avait tourné à l’affrontement 89 ;
il y avait eu un premier combat nocturne sans victime aux alentours de Saint- 401
Sulpice, puis un second quelques jours plus tard, au cours duquel Roselli avait été
Il était donc clair que, si la cour souveraine avait tenu le combat pour une simple
rencontre, il était difficile de faire autrement que de considérer l’homicide
comme rémissible. Le postulat implicite était que le suppliant s’était battu pour
sauver sa vie, au même titre que son adversaire d’ailleurs. Toutefois, si le parquet
402
ne faisait jamais le détour explicite par la notion de légitime défense, c’est parce
que tout combat inopiné était ipso facto considéré comme une rixe.
On ne peut comprendre l’appréciation du parquet sur les homicides graciables,
sans revenir en détail sur cette notion de rixe, qui a déjà été rencontrée à
plusieurs reprises dans l’analyse consacrée aux homicides non-graciables.
Dans la langue quotidienne du parquet, le mot rixe servait à désigner toute
querelle accompagnée de violences, dès l’instant que cette querelle n’avait pas
été préméditée. Le terme était donc couramment utilisé pour qualifier des
bagarres, y compris celles au cours desquelles un coup mortel avait été porté.
À s’en tenir à la lettre de l’ordonnance criminelle, dire qu’un homicide avait
été commis dans une rixe revenait à dire qu’il n’était pas irrémissible, ce qui
supposait, en théorie toujours, de vérifier dans un deuxième temps qu’il était
bel et bien rémissible. Mais, dans la pratique, dire qu’il y avait eu rixe revenait
peu ou prou à dire que l’homicide était rémissible. Ceci apparaît de manière
formelle dans un avis rendu par Joly de Fleury II en 1759. Soucieux de rappeler
au ministre les principes fondamentaux de la rémission dans l’introduction de
sa consultation, il écrivit noir sur blanc : « un homicide n’est rémissible que
lorsqu’il a été occasionné par un pur accident ou qu’il a été commis dans la
chaleur d’une rixe ou par la nécessité de la légitime défense de la vie » 92.
En estimant que c’était une pure rixe, dans laquelle le suppliant avait même été
agressé, le magistrat exprimait nettement la hiérarchie des arguments favorables
à la grâce : la rixe en premier lieu, la légitime défense en second lieu.
Cette hiérarchie était si claire, que l’argument de la rixe pouvait suffire à porter
le magistrat à la clémence, alors même que la légitime défense était douteuse.
C’est ce que suggère par exemple une affaire poitevine opposant deux paysans à
propos d’une terre. L’un, nommé Marcheangué, prétendait pouvoir y faire paître
ses bestiaux, tandis que l’autre, nommé Pavaillon, le lui refusait au prétexte
97 Déclaration du 22 mai 1723, citée par [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 751.
98 Marne, arr. Épernay, cant. Montmort-Lucy.
99 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 368, dos. 4175, f° 258 r.
que la terre appartenait à son père. Le litige était des plus sérieux, puisque
Marchéangué avait affirmé qu’il finirait par attaquer Pavaillon, et que l’un ou
l’autre en mourrait. Le dénouement eut lieu un jour de 1740 : Pavaillon trouva
Marcheangué sur le terrain avec des bêtes et lui fit de violents reproches ; en
guise sa réponse, Marcheangué lui jeta peut-être des pierres ; Pavaillon répliqua
en lui donnant des coups de pioche ; Marcheangué, grièvement blessé, mourut
quelques jours plus tard. Consulté sur un arrêté de rémission de la Tournelle en
faveur de Pavaillon, Joly de Fleury I rendit cet avis :
Il y a une faute grave du défunt, qui faisait paître ses bestiaux sur les héritages du
père du suppliant. Il paraît même que le défunt avait eu querelle précédemment
avec le suppliant, et que le défunt avait dessein de le maltraiter et même de le tuer.
Le fait en question n’est qu’une rixe, et dans laquelle il semble que le défunt se soit
attiré le malheur qui lui est arrivé, en jetant des pierres aussi. Il est vrai aussi que
le suppliant en a agi avec beaucoup de brutalité, ayant donné plusieurs coups au
405
défunt à différentes reprises. Mais puisque MM. de la Tournelle ont cru que c’était
le cas de lettres de rémission, on ne voit pas qu’il soit possible de les refuser 100.
100 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2086, f° 97 r.
101 Puy-de-Dôme, arr. Issoire, cant. Sauxillanges.
chirurgien [parle] non seulement du coup à la tête qui a causé la mort, mais de
plusieurs autres coups sur les bras et les reins, mais ces circonstances ne changent
pas absolument la qualité du fait, qui est rémissible par lui-même 102.
102 La formulation de l’avis est légèrement remaniée dans sa structure syntaxique, car,
en changeant de feuille, le procureur général a perdu le fil de sa phrase et l’a rendue
grammaticalement bancale. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2161, f° 178 v. et 175 r.
103 Seine-et-Marne, arr. Melun, cant.
104 BnF, Mss, Joly de Fleury 214, dos. 2106, f° 3 r.
d’avoir menacé la vie des nombreuses personnes qui sollicitaient maintenant la
grâce du roi.
L’homicide commis dans une rixe était tellement rémissible par lui-même,
qu’on trouve même des cas d’avis favorables dans des affaires où il est avéré que
la légitime défense était absente, le suppliant n’ayant pas été agressé en premier.
Un excellent exemple en est fourni par l’affaire de ce soldat du régiment de la
Vieille Marine nommé Scolle, qui, lors d’un congé dans sa ville natale de Troyes
en 1761, enrôla un jeune homme pour le compte de son capitaine. La recrue
ne s’étant pas représentée au moment du départ, il partit la chercher dans son
village, en compagnie d’un nommé Pillard. La suite des faits est relatée en ces
termes dans le placet remis par sa famille, qui invoquait la légitime défense :
[Scolle] se rendit au domicile dudit Griffon, son soldat, où il fut accueilli par
les invectives les plus atroces de la part du père de Griffon. A ces propos, la
populace s’étant ameutée, tomba sur Pillard, qu’elle chargeait de coups les plus
407
violents, ce que Scolle s’étant mis en devoir d’empêcher, il se vit lui-même
assailli par une troupe de paysans et de paysannes qui fondait sur lui, armée de
105 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4246, f° 20 v.
qu’il demandât au substitut qui avait dressé l’extrait de procédure de bien
vérifier qu’aucun témoignage n’étayait la thèse du suppliant. Son auxiliaire
ne put que confirmer : « aucun ne parle de tumulte ni d’attroupement qui ait
précédé le coup d’épée donné par le soldat » 106. Il était donc parfaitement clair
que l’argument de la légitime défense ne jouait pas en faveur de Scolle, mais
contre lui. Dans son avis, Joly de Fleury II commença d’ailleurs par démontrer
longuement que le suppliant, malgré ses affirmations, était à l’origine de la
rixe. Mais le dernier paragraphe de la consultation ne concluait pas pour
autant au rejet de la grâce :
Si d’un côté, il paraît constant que Scolle et Pillard, sans y avoir été incités ni
provoqués, doivent être regardés comme les véritables agresseurs et comme les
seuls auteurs de la rixe dont la femme Vadru a été malheureusement victime,
il faut convenir, d’un autre côté, que, de la procédure, il ne résulte aucune
circonstance qui puisse faire naître la présomption la plus légère de réflexion
408
et de préméditation de la part de celui qui est coupable de l’homicide dont est
question. Ainsi, il semble que tout se réunit pour faire envisager cet homicide
comme susceptible de grâce, et que ce qu’il pourrait y avoir à reprocher à
l’accusé, ce serait d’avoir excité cette rixe, parce que, s’il n’y avait pas eu de rixe,
il n’y aurait pas eu d’homicide 107.
Si le suppliant pris dans une rixe n’avait pas besoin d’avoir été agressé le
premier pour être gracié, il n’avait pas même besoin d’avoir été agressé en
personne : le meurtre commis dans le cours d’une rixe commencée en son
absence était lui aussi rémissible. Une excellente illustration en est fournie par
cet homicide perpétré en 1753, sous la halle au blé de Bonnétable 108 dans le
Maine. Les faits s’étaient déroulés un jour de marché et avaient commencé
par une bagarre entre un meunier et un garçon de moulin nommé Hervé ; le
meunier ayant eu le dessous, il alla chercher ses propres employés et revint
avec eux à la halle, bien décidé à régler ses comptes avec Hervé ; mais, celui-ci
n’étant plus sur les lieux, il prit à parti l’un de ses camarades ; Hervé, qui
était allé à la taverne, revint sur ces entrefaites ; voyant son camarade molesté
par l’un des garçons du meunier nommé Poirier, il se jeta sur ce dernier
et lui asséna un violent coup de bâton sur la tête, qui fut cause de sa mort
quelques heures plus tard. Après plusieurs années de contumace, le coupable
sollicita des lettres de rémission, sur lesquelles Joly de Fleury II rendit un avis
favorable : « ce fut pour débarrasser son camarade qu’Hervé donna à Poirier
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4246, f° 32 r.
107 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4246, f° 31 r.
108 Sarthe, arr. Mamers, cant.
le coup de bâton dont il est mort [...] ; le fait paraît donc rémissible » 109. Ici
encore, l’analyse était entièrement subordonnée à la rixe, car nul témoignage
ne prouvait que la vie du camarade secouru par Hervé fût réellement en
danger au moment où le coup de bâton avait été donné.
Tous ces exemples montrent bien que la rixe constituait en elle-même un
crime rémissible, sans qu’il fût besoin que les conditions juridiques de la
légitime défense fussent réunies. Ainsi, des meurtres étaient réputés graciables,
quand bien même le suppliant avait répondu à une agression de manière
disproportionnée ou, plus étonnant encore, quand bien même il avait été lui-
même à l’origine de la querelle mortelle. À l’occasion de l’analyse des lettres de
rémission entérinées au Châtelet, l’historiographie s’est naguère étonnée de ce
que certains meurtriers avaient obtenu grâce du roi, après avoir tué leur victime
dans des circonstances qui ne correspondaient pas exactement aux critères de
la légitime défense 110. L’examen des consultations rendues par le parquet du
Parlement éclaire ce constat d’un jour nouveau, en faisant comprendre que, 409
dans la jurisprudence de la grâce, la légitime défense n’était plus pensée que
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3856, f° 287 r.
110 [80] Aubry, La Jurisprudence criminelle du Châtelet..., p. 234-243.
111 À l’inverse, une très riche historiographie s’est consacrée à la place du crime dans la
société d’Ancien Régime : sa fréquence, sa perception, ses motivations, etc. Concernant
l’homicide proprement dit, on pourra s’en faire une idée grâce à l’essai de synthèse,
richement référencé, de [126] François Ploux, « L’homicide en France... ».
112 Certaines consultations laconiques trahissaient très clairement ce raisonnement, tels ces
deux avis rendus par Joly de Fleury I en 1733 et 1738 : « n’y ayant aucune méditation,
[...] le tout n’étant qu’une simple rixe, rien ne s’oppose aux lettres de rémission qu’on
demande » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1185, f° 225 r) ; « il est certain qu’il n’y a
point de méditation, c’est une véritable rixe » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 184, dos. 1761,
f° 39 v).
C’est toute l’originalité de l’exemple qui suit d’offrir un cas où, une fois
n’est pas coutume, la discussion sur la légitime défense fut bel et bien centrale,
conformément à la lettre de l’ordonnance louis-quatorzienne.
113 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404 ; AN, X2A 1110, 20 mai et 20 août 1746.
jugé contradictoirement par le Châtelet au printemps 1746 : il y avait été condamné à
mort et il se trouvait sur le point d’être traduit devant la Tournelle du Parlement pour
son procès en appel. Le chancelier se tourna donc vers le procureur général, à qui il
exposa l’historique de l’affaire, avant de le solliciter en ces termes :
Il s’agit donc à présent de savoir s’il y a lieu d’user d’indulgence à l’égard de ce condamné,
attendu la longueur du temps qui s’est écoulé depuis le crime et les services qu’il a
rendus au roi dans ses troupes. Quoiqu’il reste toujours des circonstances dans l’action
qui peuvent faire de la peine, ceux qui s’intéressent en faveur du coupable assurent que
les officiers du régiment des Gardes, et surtout M. de Chabannes, qui était major de ce
régiment dans le temps du meurtre, ont déclaré que le soldat aux Gardes s’était attiré
son malheur, et qu’il n’y avait rien de déshonorant pour Cheval dans la manière dont
il l’avait tué. Vous prendrez, s’il vous plaît, la peine d’examiner toute la procédure qui
a été faite au Châtelet, et dont je n’ai vu [jadis] qu’une partie, pour m’envoyer ensuite
votre avis sur la grâce qu’on demande 114.
114 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404, f° 43 v.-44 v.
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404, f° 51 r.-v.
Le crime était donc celui d’un homme successivement importuné, insulté, malmené
et maltraité, qui, après avoir cherché à deux reprises à fuir son agresseur, avait été
acculé à tirer l’épée pour sauver sa vie. Le cœur du plaidoyer tenait évidemment dans
la formule forcé de se défendre ou de mourir, qui devait valoir au suppliant la grâce du
roi par simple application de l’ordonnance criminelle. La fin du placet ajoutait une
circonstance aggravante pour le grenadier – blessé à mort, il avait voulu courir chez la
mère de l’officier pour se venger sur elle –, mais ce détail, donné pour faire bon poids,
ne changeait pas la substance de l’argumentation.
Sommé de se prononcer sur un cas de légitime défense, Joly de Fleury I analysa
avec minutie les dépositions des témoins. Malgré le nombre important de spectateurs
de la querelle, ou peut-être précisément à cause de ce nombre, il était très difficile
de reconstituer le déroulement exact du combat. Au total, sept témoins avaient été
entendus. Le 1er était l’un des rares à avoir vu la scène de bout en bout, car il était
garçon cordonnier dans une boutique située sur la rue et avait interrompu son travail
dès le commencement de l’altercation. À l’en croire, Cheval, poussé à bout par Sans-
Chagrin, avait tiré sa lame le premier, mais n’avait donné qu’un coup de plat d’épée à
son adversaire, qui avait aussitôt tiré son sabre et risposté en tentant de porter un coup
412 tranchant. Le 2e témoin affirmait que Sans-Chagrin avait porté le premier coup, en
s’efforçant d’atteindre la tête de Cheval, dont il avait entaillé le chapeau. Le 3e témoin,
qui avait vu la querelle éclater, ne s’était pas attardé assez longtemps sur les lieux pour
assister au combat. Le 4e témoin, qui ne savait dire qui avait dégainé le premier, assurait
que Cheval avait porté le premier coup mortel alors que Sans-Chagrin se baissait pour
ramasser son sabre, puis le second, tandis que Sans-Chagrin venait de rengainer son
arme. Le 5e témoin, qui n’avait pas pu voir la totalité du combat, était du moins formel
sur un point, à savoir que Sans-Chagrin avait levé son sabre au-dessus de la tête de
Cheval, dont il avait effleuré le chapeau du tranchant de sa lame. Le 6e témoin n’avait
rien vu de ses propres yeux, parce qu’il avait été gêné par l’attroupement. Le 7e témoin
assurait que Sans-Chagrin avait dégainé son sabre le premier et tranché de sa lame le
bord du chapeau de Cheval, qui, en riposte, avait tiré l’épée pour se défendre.
Après avoir pris connaissance de cette série de dépositions divergentes ou
contradictoires, le procureur général rédigea cet avis :
Le cas serait rémissible suivant tous les témoins, à l’exception du 4e témoin. Il est vrai
que c’est une déposition unique et les autres dépositions ne paraissent pas conformes.
Ainsi, dans l’état actuel, il y aurait lieu d’accorder des lettres. La seule chose qui peut
jeter quelque doute est qu’on n’a ni récolé ni confronté le 1er, le 3e et le 7e témoin,
attendu leur absence. Je ne sais si on aura fait toutes les diligences nécessaires pour les
découvrir 116.
Il s’agissait donc d’un avis favorable par défaut, assez comparable à ceux qui se rendaient
dans le cas des simples rixes. De toute évidence, le crime n’avait rien d’irrémissible ;
selon toute vraisemblance, il était même rémissible. Cependant, comme souvent
dans les informations relatives à des querelles dégénérant en combats, il était difficile
d’accorder les témoignages et d’établir avec certitude l’ordre des gestes, alors même que
l’action s’était déroulée avec rapidité. Par ailleurs, dans cette affaire précise, l’intervalle
116 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2404, f° 49 r.-v.
de temps très long entre le crime et le procès contradictoire avait affaibli la procédure,
en empêchant de retrouver trois témoins sur sept. De manière révélatrice, Joly de
Fleury I ne concluait pas formellement à un crime en situation de légitime défense de
la vie : il se contentait de ne pas l’exclure.
Le chancelier d’Aguesseau n’eut pas à méditer longtemps l’avis du procureur
général, car le suppliant fut traduit devant la Tournelle malgré le sursis ordonné par
le magistrat, à la suite d’une erreur sans équivalent au cours du siècle 117. Or, fait
intéressant, cette chambre adopta un arrêté en faveur de lettres de rémission, signe
que les juges estimèrent, comme le procureur général, que le crime était susceptible
d’une grâce entière. Il est vrai que la cour souveraine n’avait pas souvent l’occasion
de voir arriver en appel des crimes dont les circonstances étaient aussi proches de la
légitime défense de la vie.
Autrement dit, parce que le premier moment avait été porté trop loin, parce
que le premier mouvement avait duré trop longtemps, l’homicide n’était que
partiellement excusable. De ce fait, le suppliant ne pouvait mériter des lettres
de rémission, mais seulement des lettres de commutation.
Des suppliants se trouvaient donc promis à une condamnation pour avoir
porté trop tard le coup fatal : l’homicide, qui aurait été rémissible dans
l’instant précédent, ne l’était plus dans l’instant suivant. Cette leçon apparaît
encore plus clairement dans l’exemple qui suit, où, à la différence de l’affaire
précédente, le meurtrier fut aux prises avec la même personne tout au long
de la rixe. Les faits, survenus en 1745, étaient les suivants : trois dragons
discutaient le prix d’un demi-dindon à la devanture d’un rôtisseur de la
rue de Bourbon à Paris, lorsqu’un garçon boucher de la boutique d’en face,
417
connu dans le quartier pour son inconduite, lança une interpellation dans leur
direction ; les soldats lui demandèrent si c’est à eux qu’il s’adressait, mais le
Dans une autre affaire de soldats, ayant eu lieu en 1742 aux portes de Paris,
le magistrat admit spontanément que « l’homicide n’[avait] point été commis
avec préméditation », mais il jugea de même que le geste était beaucoup trop
violent pour accorder des lettres de rémission. La scène s’était passée à Ivry 130,
un jour de foire : deux soldats du régiment des Gardes Françaises, voyant un
homme qui tenait une loterie prohibée sur le pavé, tentèrent de lui extorquer
de l’argent ; devant sa résistance, ils détruisirent son jeu et lui donnèrent des
coups de plats d’épée ; des badauds cherchèrent à s’interposer, mais ils furent
molestés à leur tour ; finalement, un postillon leur reprocha de faire usage de
leurs épées contre des gens désarmés ; pour toute réponse, l’un des soldats lui
enfonça sa lame dans la poitrine. Joly de Fleury I estima que ce coup brutal,
128 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 291, dos. 3067, f° 238 r.
129 BnF, Mss, vol. 131, dos. 1214, f° 109 r.
130 Val-de-Marne, arr. Créteil, cant.
porté à un homme étranger à la querelle initiale, n’était pas susceptible de
lettres de rémission :
Il n’y a aucun prétexte aux coupables d’user de violences à son égard : il s’est
contenté de dire, plusieurs fois à la vérité, Il ne convient point de maltraiter à coups
d’épée ceux qui n’en ont point. À ce discours très raisonnable, l’accusé ne répond
que par deux coups d’épée, dont un a porté et dont le blessé, qui n’avait point
d’arme, est décédé le surlendemain. Ces circonstances méritent peu de faveur,
ou tout au plus une commutation de peine, supposé que l’arrêt prononce la
peine capitale 131.
Et l’on peut citer divers autres dossiers où le magistrat jugea que la violence
de l’homicide avait dépassé les bornes du rémissible. En 1732, dans une affaire
où trois soldats avaient tué ensemble un particulier avec qui ils s’étaient pris de
querelle, Joly de Fleury I écrivit : « si ce n’est pas un assassinat prémédité, c’est
420 un meurtre énorme » 132. En 1743, à propos d’un homme qui, ivre mort, avait
frappé à coups de pieu un homme à terre, qu’il venait pourtant de tuer à coups
de pierre ou de bâton quelques instants plus tôt, le procureur général estima qu’il
était bien difficile d’envisager la moindre grâce – y compris la commutation –
pour un homicide « d’un caractère aussi énorme et aussi barbare » 133. Quant à
Joly de Fleury II, il ne raisonnait pas autrement, comme le montre sa réaction,
en 1768, devant le cas d’un homme, qui, au cours d’une querelle de jeu dans
une auberge, avait subitement sauté par-dessus la table tout en y ramassant un
couteau, pour tomber sur son adversaire et le poignarder à mort : « on ne peut
se dissimuler qu’il n’y ait une sorte d’atrocité et de brutalité dans l’homicide que
cet accusé a commis » 134.
Cependant, les meurtres ne se caractérisaient pas toujours par une violence
aussi évidemment révoltante, et il était impossible de définir, dans l’absolu,
le niveau limite de brutalité à partir duquel le geste, de rémissible, devenait
irrémissible. Un bon exemple de la difficulté de cette mesure est donné par
cette querelle ayant opposé deux tisserands de Villefranche 135 en Beaujolais,
en 1743 : l’un, après avoir acheté à l’autre des morceaux de bois carrés
appelés tamplons, en usage dans leur métier, partit sans les payer ; le vendeur
l’ayant poursuivi jusqu’à la taverne pour obtenir son dû, l’acheteur rétorqua
avec mauvaise humeur qu’il avait les moyens de régler sa dette et il jeta
dédaigneusement sur la table un ou deux écus, soit bien plus effectivement
131 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2137, f° 325 r.-v.
132 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1051, f° 67 v.
133 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2058, f° 205 v.
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 434, dos. 5173.
135 Villefranche-sur-Saône, Rhône, arr.
que ce que coûtaient les objets ; presque dans le même geste, il saisit l’un
des tamplons et en porta un coup d’une violence inouïe dans le buste de
son interlocuteur, en lui disant qu’il n’avait qu’à se payer aussi avec cela ;
le vendeur fut transporté chez lui, où il mourut presque aussitôt des suites
d’une hémorragie interne. Joly de Fleury I, manifestement embarrassé par la
nature de ce geste fatal, rendit un jugement nuancé, qui penchait plutôt pour
la grâce : « il est vrai que la brutalité a été grande de donner sur-le-champ au
défunt le coup qui lui a causé la mort ; d’un autre côté, on ne peut pas dire que
le cas ne soit pas susceptible de lettres de rémission » 136. En d’autres termes,
le chancelier était invité à déterminer lui-même si la violence de l’homicide
n’était pas excusée par l’absence manifeste d’intention de tuer. Pour reprendre
une terminologie volontiers employée par d’Aguesseau lui-même, il s’agissait
d’évaluer si la brutalité n’était pas plus grande que la noirceur 137.
La violence n’était toutefois pas le seul facteur de brutalité : celle-ci pouvait
provenir, non du geste lui-même, mais du statut de la victime. Ainsi, en 1749, 421
Joly de Fleury II rendit un avis négatif à propos d’une affaire rurale en apparence
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2179, f° 172 v.
137 Pour des exemples d’usage de la notion de noirceur chez d’Aguesseau, à propos de
suppliants sollicitant des lettres de rémission, voir par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 170, dos. 1587 ; vol. 198, dos. 1874.
138 Yonne, arr. Sens, cant. Pont-sur-Yonne.
139 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2788, f° 239 r.-v.
lettres de rémission délivrées pour des meurtres familiaux 140. Néanmoins,
la gravité, supposée extrême, de ces homicides, faisait que les maîtres de la
grâce ne pouvaient jamais les traiter tout à fait comme les autres, d’autant
que certains jurisconsultes estimaient qu’il fallait les considérer comme
irrémissibles, malgré le silence de la loi 141. Le meurtre du parent constituait
donc une circonstance aggravante délicate, propre à plonger le procureur
général dans la perplexité. On le voit nettement avec Joly de Fleury I, dont
le discours sur les homicides familiaux fut hésitant. En 1741, à Orléans, un
gendre ayant frappé d’un coup de marteau son beau-père qui lui avait sauté
à la gorge, le chancelier d’Aguesseau voulut savoir si le crime était rémissible,
et ce faisant, il parut postuler que le lien de parenté pouvait faire obstacle à
des lettres d’avant jugement irrévocable :
Les qualités du mort et de l’accusé forment la principale difficulté de cette affaire
et il s’agit de savoir si, dans une action qui n’a rien de prémédité, la qualité de
422
beau-père, qui s’oppose à la grâce, peut être suffisamment contrebalancée par
celle d’agresseur dans la personne du beau-père, qui semble rendre le gendre
moins indigne de la clémence du roi. J’attends votre avis avant que de me
déterminer entre le parti de la rigueur et de celui de l’indulgence 142.
140 Sur la question du traitement judiciaire du meurtre du parent, voir Julie Doyon, « Des
“coupables absolus” ? La répression du parricide dans le système judiciaire parisien (vers
1680-vers 1760) », dans [109] Normes juridiques..., p. 191-202.
141 [25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 768.
142 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2062, f° 342 r.-v.
143 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2062, f° 342 r.
Ce discours échappé à la suite d’une rixe fort vive entre des gens du plus bas étage
pourrait ne pas s’opposer dans d’autres occasions à la grâce qu’on demande, mais
un beau-fils qui vient d’assommer son beau-père et qui parle ainsi paraît d’une
brutalité peu excusable 144.
À l’inverse, le magistrat rédigea parfois des avis favorables, après avoir surmonté
l’objection née du lien familal. Il donna par exemple son aval, en 1725, à des lettres
de rémission, « quoique cette affaire paraisse grave, puisque c’est un gendre qui a tué
son beau-père » 146, de même qu’il le fit, en 1735, « quelqu’énorme que puisse paraître
un fratricide » 147, ou encore, en 1743, même s’« il est vrai que [c’est] l’homicide d’une
sœur par son frère » 148. Ces hésitations témoignent que, si le lien de parenté pouvait
paraître à première vue un élément objectif de brutalité, il était loin d’être utilisé
comme un facteur stable d’irrémissibilité. Il est vrai que les homicides familiaux
étaient trop rares et trop espacés pour permettre l’émergence d’un discours ferme.
On ne saurait achever cette présentation des critères de réflexion et de brutalité
sans souligner qu’ils entretenaient entre eux un rapport paradoxal, voire
contradictoire : en effet, l’absence de réflexion – qui plaidait en faveur de la
rémission – paraissait souvent à l’origine du geste de brutalité – qui plaidait
en revanche contre la rémission. On voyait alors le procureur général se livrer
à une sorte d’arbitrage entre l’un et l’autre critères, qui consistait en définitive
à déterminer si l’impulsivité n’excusait pas la violence. Un bon exemple en est
fourni par le cas de ce garde-chasse ayant tué un paysan de sa connaissance à
144 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2062, f° 343 v.
145 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1561, f° 181 r.-v.
146 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 41, dos. 431, f° 236 r.
147 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 146, dos. 1344, f° 318 r.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2161, f° 178 v.
Maligny 149 en Tonnerrois, en 1739 : les deux hommes faisaient partie d’un petit
groupe de gens qui discutaient paisiblement le long d’un chemin ; les propos
venant à rouler sur une ancienne saisie de bestiaux, la dicussion s’échauffa ; le
garde-chasse donna une bourrade à l’un de ses interlocuteurs avec la crosse de
son fusil ; le frère de ce dernier lui en fit le reproche et leva le bâton sur lui ;
le garde-chasse répliqua en ouvrant le feu. Joly de Fleury I conclut ainsi sa
consultation :
Il est certain que l’action, quoique sans méditation, est l’effet non seulement
d’une grande vivacité mais d’une brutalité fort grande. Cependant, il semble
qu’on doive la regarder comme l’effet d’un premier mouvement, qui peut faire
porter à accorder les lettres qu’on demande 150.
Cette analyse peut être rapprochée d’une autre du même genre à propos d’un
opérateur ayant tué l’un de ses clients à Corbeil 151 en Hurepoix, en 1742 :
424 l’empirique et son malade avaient conclu un marché en vertu duquel le premier
s’engageait à préparer des remèdes à l’intention du second ; quelques jours
plus tard, alors que les remèdes ne lui avaient pas encore été livrés, le patient
interpella l’opérateur qui passait à cheval dans la rue ; il lui expliqua qu’il était
trop pauvre pour s’offrir le traitement et lui demanda la restitution de l’avance
versée lors de la commande ; l’opérateur refusa en prétextant que les remèdes
étaient déjà prêts ; le client se saisit alors du cavalier, le jeta par terre et le traîna
sur quelques mètres ; dès qu’il se releva, l’opérateur tira son épée et perça son
agresseur d’un coup mortel. Dans son avis, Joly de Fleury I estima que « le coup
d’épée, donné à la vérité un peu brutalement, mais dans le premier mouvement,
ne rend pas le cas irrémissible » 152.
Il faut bien admettre que l’utilisation simultanée de ces deux critères aux
effets potentiellement contradictoires ne permettait pas réellement d’apporter
une réponse à la question de la rémissibilité : en définitive, il revenait au
magistrat de trancher dans un sens ou dans l’autre. Joly de Fleury I le reconnut
parfois explicitement, comme dans cette affaire survenue dans une taverne
d’Hucqueliers 153 en Artois en 1724 : plusieurs hommes ayant bu ensemble,
l’un, nommé Mequignon, resta pour payer, tandis que les autres sortirent ;
Mequignon eut une querelle avec le cabaretier à propos du montant de
l’addition ; à ce moment, l’un de ses camarades nommé Pinset, qui venait de
se battre dans la cour, rentra dans la taverne et vint vers lui ; Mequignon lui dit
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 365, f° 39 v.-40 r.
155 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 153, f° 195 r.
156 Ainsi, dans une consultation de 1736, relative à une rixe mortelle survenue à Provins en
Brie, entre des paysans et des commis des aides, l’intendant Harlay jugea le cas rémissible,
en vertu du principe selon lequel « il paraît difficile d’arrêter un premier mouvement ». BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1567, f° 253 r.-v.
placets pour le compte de suppliants ou de leur famille en quête de rémission 157.
Enfin, les criminalites Jousse et Muyart de Vouglans, dans leurs traités parus
dans la seconde moitié du xviiie siècle, signalèrent que les homicides perpétrés
« dans un premier mouvement de colère » 158 ou simplement « dans un premier
mouvement » 159 étaient rémissibles, mais nécessitaient des lettres de Grande
Chancellerie. En revanche, le critère de brutalité, si couramment invoqué par
les procureurs généraux et leurs substituts, ne semble guère avoir été employé en
dehors des bureaux du parquet et du Sceau. L’exemple qui suit offre précisément
l’occasion, quasi unique, de voir les deux critères surgir dans le discours des
protagonistes, en l’occurrence sous la plume des parents de la victime.
157 Citons les exemples les plus significatifs, pris respectivement dans des placets de 1728,
1731 et 1742 : « le progrès et les excès de cette batterie ne sont que les effets des premiers
mouvements et impressions que le sang fait sur le sang » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 60,
dos. 612, f° 40 r.) ; « le suppliant espérait qu’il lui serait accordé un temps suffisant pour se
pourvoir par devant Sa Majesté, à l’effet d’obtenir des lettres de rémission d’un homicide
qu’il avait causé dans un premier mouvement » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1012,
f° 23 v.) ; « c’est l’effet d’un premier mouvement, qui a prévenu la volonté » (BnF, Mss, Joly
de Fleury, vol. 209, dos. 2052, f° 131 v.).
158 L’explication que donne Jousse dans son commentaire de l’ordonnance criminelle,
explication qui n’est étayée par aucune référence d’aucune sorte, est si conforme à la
doctrine de Joly de Fleury I, que l’on est en droit de se demander si elle ne fait pas partie
des passages que ce magistrat influença, puisque nous savons, par l’auteur lui-même dans
son avertissement, que le procureur général relut et corrigea le traité avant sa publication
([15] [Jousse], Nouveau commentaire…, respectivement p. 323 et XI). D’une manière plus
générale, la question de l’influence de Joly de Fleury I sur l’œuvre de Jousse mériterait
d’être explicitement posée, alors que l’historiographie paraît l’ignorer, comme le montrent
par exemple les communications à vocation biographique ou intellectuelle offertes dans
l’ouvrage collectif Daniel Jousse. Un juriste au temps des Lumières (1704-1781), dir. Corinne
Leveleux-Teixeira, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007.
159 [18] Muyart de Vouglans, Les loix criminelles..., p. 599. Muyart de Vouglans laisse entendre
que le critère de premier mouvement figurait dans l’édit de juin 1678 relatif à la délivrance
des lettres de clémence de petite chancellerie, ainsi que dans les déclarations des
22 novembre 1683 et 10 août 1686 relatives aux conditions d’entérinement des lettres de
clémence. Mais la lecture attentive de ces actes royaux, d’ailleurs reproduits aux pages
599-600, montre qu’il n’en est rien.
160 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 17, dos. 122.
l’enjeu n’était pas mince, puisqu’il portait sur une somme de 38 000 livres. Malgré des
poursuites judiciaires, l’affaire était toujours pendante entre les deux familles, soit que
la procédure ne fût pas arrivée à son terme, soit qu’elle n’eût pas donné satisfaction
aux parties.
Au cours du repas, les deux hommes ne purent se retenir d’échanger des propos
désagréables, qui prirent bientôt le tour d’une véritable querelle, au point que Ribauville
dégaina son épée. La suite des faits peut donner lieu à deux versions différentes, car,
dans leurs dépositions devant la justice, les convives, qui, pour les uns étaient liés au
bourgeois, pour les autres à l’officier, se partagèrent en deux camps opposés. Selon les
premiers, Ribauville menaça Jacquier de son épée ; selon les seconds, il se contenta de
badiner avec sa lame. Tous les témoins se retrouvent toutefois sur le fait que Jacquier
sortit de la salle, monta au premier étage, en redescendit avec une épée et rentra
dans la salle. Mais les récits se partagent à nouveau sur ce qui passa à ce moment
précis : selon les premiers, dès l’entrée de Jacquier dans la salle, les deux adversaires
tirèrent l’épée du fourreau et engagèrent le combat ; selon les seconds, Jacquier, de
sa lame nue, porta un coup par surprise à Ribauville alors que celui-ci était encore
assis, ce qui obligea l’officier, blessé, à tirer son épée pour se battre. Le combat et ses
suites ne font en revanche aucun doute : l’affrontement fut des plus furieux, les deux 427
hommes se portèrent de graves blessures, et on les ramassa l’un comme l’autre dans
Au prix d’un luxe de détails éminemment suspects, puisque l’information n’en faisait
nulle mention, le beau-père de la victime opérait une véritable dilatation du temps,
qui démontrait que le meurtrier avait pris soin de préparer et presque de planifier
428 l’homicide : on n’avait pas affaire au bretteur impulsif, qui court chercher son épée
avec précipitation pour retourner au plus vite à l’assaut, mais à l’assassin méthodique,
qui entreprend des recherches minutieuses afin de se procurer l’arme du crime. Le
noir dessein était d’ailleurs confirmé par les deux actions qui encadraient la quête
de l’épée : la fausse déclaration d’un retour chez lui au moment de sortir de la salle,
la dissimulation de l’arme sous le vêtement au moment d’y revenir. Mais, outre la
préméditation, il fallait aussi tenir compte de la nature du geste lui-même, qui était
contraire à toutes les règles de l’honneur :
Étant descendu sur-le-champ, [il] rentra [dans la salle] où le sieur de Ribauville était
resté et, sans autre formalité, allongea à bras raccourci un coup de l’épée qu’il tenait
cachée, dans le côté gauche du sieur de Ribauville, qui était assis sur sa chaise, ne
songeant à rien 162.
Soit sous l’effet d’une heureuse intuition, soit par une connaissance des critères
d’appréciation de la grâce, cet adversaire du suppliant avait très exactement invoqué les
deux arguments qui étaient de nature à rendre ce crime inexcusable, alors même qu’il
n’était pas irrémissible au premier chef : la réflexion et la brutalité. Réflexion, puisque
le meurtrier avait largement eu le temps de méditer son geste ; brutalité, puisqu’il avait
porté, par surprise, un coup oblique propre à causer la mort.
Joly de Fleury I ne manqua pas en effet de considérer l’affaire sous ces deux angles
successifs. Mais ses analyses furent sensiblement différentes de celles du maître de
forges. En premier lieu, il refusa de considérer que le crime trahissait de la réflexion :
On ne peut qualifier cette action d’assassinat prémédité, car, quoique Jacquier ait été
chercher une épée après la première rixe et ait ensuite attaqué Ribauville, la présomption
qui résulte des informations que, dans cette première rixe, Ribauville avait tort, la
circonstance qu’il avait une épée et que Jacquier n’en avait point, le premier mouvement
161 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 17, dos. 122, f° 233 r.
162 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 17, dos. 122, f° 233 r.-v.
qui excitait encore Jacquier lorsqu’il a été cherché une épée dans la même maison, toutes
ces circonstances empêchent qu’on puisse regarder cette action [autrement] que comme
une suite de la première rixe 163.
Autrement dit, la preuve d’un homicide odieux était loin d’être acquise. Par conséquent,
il n’était pas possible de rejeter la grâce en vertu du critère de brutalité. Dès lors,
puisque le crime n’était pas en lui-même irrémissible et qu’il ne présentait aucun des
deux traits susceptibles de le rendre inexcusable, la rémission pouvait être accordée.
Joly de Fleury I assortit cette décision de principe du souhait que l’on attendît un
accommodement entre la famille du meurtrier et la veuve du défunt pour expédier les
lettres, mais cette réserve ne changeait rien quant au fond.
Cette affaire est donc instructive à double titre : non seulement elle réunit, à la
manière d’un cas d’école, les deux critères de la réflexion et de la brutalité, mais, en
outre, elle offre l’occasion à peu près unique de voir les adversaires de la grâce les
utiliser eux-mêmes pour contrer la rémission du crime. En ceci, elle fait voir à quel
point la discussion sur les lettres d’avant jugement irrévocable avait dépassé le stade
de la simple application de l’ordonnance criminelle de 1670.
CONCLUSION
163 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 17, dos. 122, f° 218 v.-219 r.
164 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 17, dos. 122, f° 219 r.-220 v.
des cas graciables – l’homicide par accident et le meurtre en état de légitime
défense. Le procureur général examinait donc si l’homicide relevait ou non
de ces catégories. Toutefois, il ne s’en tenait pas cette classification : malgré
le silence de l’ordonnance criminelle, il considérait a priori comme graciable
l’homicide commis dans le cours d’une rixe, quand bien même le meurtrier
n’avait pas été en état de légitime défense. Cette extension du champ de la
rémission trahissait la suprématie acquise par le facteur de préméditation :
dans l’assassinat, sa présence rendait l’homicide irrémissible, selon la lettre de
l’ordonnance criminelle ; dans la rixe, son absence rendait l’homicide rémissible,
en vertu de la jurisprudence de la grâce.
Cependant, parce qu’il ne pouvait être question d’excuser des meurtres odieux
au seul prétexte qu’ils n’avaient été ni projetés, ni préparés, le procureur général
usait de critères plus fins, destinés à mettre des bornes à la rémissibilité de
l’homicide perpétré au cours d’une rixe. Ces critères étaient, d’une part, la
430 réflexion, d’autre part, la brutalité. Le premier, d’un usage courant chez tous
ceux qui étaient familiers de la grâce judiciaire, était que le meurtre devait avoir
été commis dans un premier mouvement, c’est-à-dire sans réflexion suffisante.
Le second, peut-être propre au parquet, était que l’homicide ne devait pas être
entaché d’une brutalité excessive. Le maniement de ces deux critères pouvait
d’ailleurs se révéler délicat, car la brutalité la plus sauvage était parfois la
meilleure preuve d’une absence totale de réflexion.
chapitre v
L’étude des avis du procureur général sur les lettres d’après jugement
irrévocable ne peut être conduite de la même manière que la précédente. En
effet, dans le cas des lettres de rémission et de pardon, les consultations du
parquet se caractérisaient par l’uniformité de leur objet – il s’agissait à peu
près exclusivement d’homicides –, en même temps qu’elles suivaient des règles
établies par la loi – il fallait distinguer les homicides graciables des homicides
non-graciables à l’aide de critères, qui, même complétés et redéfinis, figuraient
dans l’ordonnance criminelle de 1670. À l’inverse, dans le cas des lettres de
rappel, de décharge, de commutation ou de réhabilitation, non seulement les 431
crimes étaient d’une grande variété, mais les conditions d’octroi ou de rejet de
1 Sur la place des nullités dans la procédure criminelle d’Ancien Régime, et en particulier sur le
rôle joué par les juridictions d’appel dans leur contrôle et leur sanction, voir [79] Astaing, Droits
et garanties de l’accusé..., partie I, titre I, chapitre 1.
2 [66] Mousnier, Les Institutions de la France..., t. II, p. 397-399 ; [55] Antoine, Le Conseil du Roi…,
notamment p. 289-290 et 525-534.
3 Mathieu Louis de Mauperché de Fontenay, substitut de 1733 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 304.
4 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1551.
5 Maine-et-Loire, arr. et cant. Cholet.
6 Louis Claude Miotte de Ravanne, substitut de 1743 à 1747. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 314.
des éclaircissements sur ce point, Miotte remit une note confuse, qui trahissait
une mauvaise compréhension des enjeux juridiques du problème. Joly de Fleury I
se donna donc la peine d’expliciter sa question, en demandant si, d’un point de
vue formel, il y avait bel et bien eu déposition sur les faits ou simple confirmation
du procès-verbal. Pierron, doyen des substituts 7, prit lui-même en main les pièces
du procès et vérifia que la première hypothèse était la bonne, ce qui lui permit
d’affirmer positivement au procureur général que « le corps de déposition était
valable » 8.
Si, dans ces affaires, le vice de forme avait été avéré, le procureur général
aurait-il pour autant rendu un avis favorable à la grâce ? Il est évidemment
impossible de le dire, mais on peut observer qu’à deux reprises au cours de sa
magistrature, Joly de Fleury II justifia la clémence en invoquant une irrégularité
de procédure. Le premier dossier, datant de 1749, concernait un homme et sa
belle-mère qui sollicitaient des lettres de commutation après une condamnation
à mort pour faux-monnayage. Dans leur cas, ce sont les conditions même de 433
leur arrestation, à Saint-Quentin 9 en Vermandois, qui posaient problème : la
7 Nicolas II Pierron, substitut de 1717 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 347.
8 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 221, dos. 2187, f° 23 r.
9 Aisne, arr.
qu’il lui avait montrées, comme s’il était dans le dessein de les débiter : c’est un
piège que le juge a tendu à l’accusé et ce procédé est très contraire aux bonnes
règles qui ne reconnaissent que la bonne foi et la droiture, et qui ne permettent
pas que la justice soit redevable de ses découvertes à l’infidélité et à la trahison.
[...] Il paraît que c’est un cas où le roi peut user d’indulgence 10.
Joly de Fleury II approuva pleinement cette analyse, qu’il fit recopier et expédier
telle quelle au chancelier d’Aguesseau. La seconde affaire, survenue en 1763,
était plus classique puisqu’il s’agissait d’un simple vol avec effraction, pour
lequel son auteur sollicitait une commutation de la peine de mort. Le vice
de forme résidait dans ce que le lieutenant particulier du bailliage de Troyes,
compétent en première instance, avait dressé procès-verbal de l’effraction
hors de la présence de l’accusé, qui était pourtant dans les mains de la justice.
Selon Joly de Fleury II, cette irrégularité pouvait, à elle seule, inciter à faire
preuve d’indulgence 11. Certes, on ne peut exclure que ces deux consultations
434
favorables aient eu d’autres motivations que le seul respect de la procédure
criminelle : ainsi, dans la seconde affaire, il est presque certain que le procureur
général envisageait aussi la clémence comme un moyen d’éviter que l’erreur
du lieutenant particulier ne débouchât sur un pourvoi en cassation – toujours
offensant pour le Parlement –, voire comme une manière de protéger cet officier
de bonne volonté contre les conséquences de son faux-pas. Néanmoins, il reste
que l’irrégularité de la procédure pouvait être un argument en faveur de la
grâce.
Quoi qu’il en soit, il était rarissime que le procureur général découvrît des
vices de forme dans l’information judiciaire sur laquelle les juges s’étaient
appuyés pour prononcer la condamnation du suppliant. En fait, l’examen de
la procédure par le chef du parquet visait essentiellement à vérifier que le crime
avait été prouvé. On sait que, sous l’Ancien Régime, la culpabilité de l’accusé
ne pouvait être fondée sur l’intime conviction des juges, mais devait être établie
par des preuves réunies au cours de la procédure. Ce principe, souvent désigné
sous l’expression de système des preuves légales, reposait sur une typologie des
preuves possibles – l’écrit, le témoignage, l’aveu, la présomption, l’expertise – et
sur une hiérarchie des preuves en fonction de leur force – preuve pleine, preuve
semi-pleine, preuve imparfaite 12. Il en résulte que le procureur général était en
mesure, à la suite des juges, de repasser le crime au crible des preuves légales,
Ces deux affaires font bien voir que c’est en s’appuyant sur une application très
rigoureuse du système des preuves légales, que le procureur général concluait
en faveur de la grâce : sans être aucunement convaincu de l’innocence des
suppliants – peut-être même en étant persuadé du contraire –, il estimait que
la culpabilité n’était pas judiciairement démontrée, ou du moins pas aussi
nettement qu’on aurait pu le souhaiter, ce qui l’incitait à la clémence.
Il ne faudrait pas imaginer pour autant que le parquet se distinguait du siège
par une application plus minutieuse et plus exigeante du système des preuves
légales. En fait, dans la grande majorité des cas rendus litigieux par l’absence
de preuve pleine et les dénégations du suppliant, le procureur général affirmait
avec fermeté que la culpabilité devait être considérée comme établie, quoique,
en toute rigueur juridique, elle ne fût pas parfaitement démontrée. Autrement
dit, comme les juges l’avaient sans doute fait eux-mêmes dans le secret de la
délibération, le procureur général concluait à la culpabilité sur des présomptions
de fait – c’est-à-dire des indices –, en vertu de la logique selon laquelle on
pouvait, à partir de faits secondaires, établir la réalité d’un fait principal dénué
de preuve.
Ainsi, malgré l’absence de double déposition sur les deux premiers vols, et donc le
défaut de preuve pleine à leur égard, les indices permettaient, selon le procureur
général, de conclure à la culpabilité. Dans une autre affaire de vols, examinée en
1751, le magistrat aboutit à un résultat analogue, sans même disposer du moindre
témoignage. Il approuva en effet le jugement de culpabilité d’un marchand de
bestiaux du Bourbonnais qui n’avait jamais été pris sur le fait, mais qui n’avait
jamais été capable de justifier de l’origine des bêtes qu’il vendait :
Il paraît résulter de cette procédure criminelle [qu’il] est réellement coupable des
différents vols qu’on lui a imputés, et quoiqu’il n’y ait point de témoin qui [l’]
ait positivement vu prendre les chevaux et les bœufs et les emmener, il s’en est
trouvé saisi tant de fois et a si peu justifié qu’il les eût achetés, qu’il n’est guère
possible de douter qu’il n’ait commis ces différents vols 17.
Dans des affaires plus graves, le chef du parquet livrait un raisonnement plus
étoffé, comme dans le cas de cet officier de maréchaussée condamné en 1753
pour avoir tué sa femme en la défénestrant au cours d’une très violente scène
de ménage. L’homme affirma que son épouse, ne supportant plus de se voir
gronder – il fallait comprendre de se voir corriger –, s’était subitement jetée
par la fenêtre. Or, si les voisins avaient accablé l’accusé en le décrivant comme
Si, dans ces trois affaires, le procureur général s’appuyait sur des indices
que le système des preuves légales aurait sans doute qualifié d’indubitables
ou au moins de graves, dans d’autres, le magistrat n’hésitait pas à appuyer le
verdict de culpabilité du Parlement sur des présomptions légères, voire sur des
considérations étrangères aux circonstances du crime. Ainsi, la personnalité
des accusés pouvait-elle être parfois un argument. En 1719, par exemple, dans
une affaire de violences rurales dont les seuls témoins étaient les victimes,
Joly de Fleury I conclut à la culpabilité des prévenus en se fondant sur leur
comportement durant la procédure : « on a vu si peu de bonne foi dans ces
accusés qui déniaient les faits les plus évidents, tant de témérité de leur part, se
vantant partout qu’ils auraient leur grâce, qu’on a cru pouvoir regarder comme
vraies les circonstances du fait allégué par les plaignants » 19. Plus frappant
encore, en 1758, amené à examiner le cas d’un homme condamné pour trois vols
dans des boutiques dont un seul était judiciairement prouvé, Joly de Fleury II
invoqua non seulement la force des présomptions, mais l’évolution prévisible
d’un tempérament manifestement porté au vol : « si la preuve n’est pas acquise
des deux autres vols, les soupçons sont considérables et font présumer dans
la personne de l’accusé une inclination pour le vol dont il est important pour
la sûreté publique d’arrêter les progrès » 20. On vit aussi le procureur général
arguer de la nature du crime pour s’affranchir des règles ordinairement suivies
La logique de cette analyse était transparente : alors que cet homme avait
été soupçonné de violences ayant entraîné des blessures et même la mort,
l’insuffisance des preuves légales lui avait valu une condamnation si légère, qu’il
ne pouvait être question de l’alléger plus encore. Autrement dit, plutôt que de
statuer sur le cas d’un homme reconnu coupable de violences sans conséquence,
le magistrat examinait le cas d’un homme accusé de violences graves et même
mortelles. Alors que le suppliant aurait pu légitimement faire valoir que, l’arrêt
de Parlement étant rendu, il ne s’agissait plus que de savoir si le roi pouvait user
441
d’indulgence à l’égard du crime pour lequel il avait effectivement été condamné,
le procureur général persistait à envisager le crime dont il avait été prévenu.
31 Sur les conditions, le déroulement et les effets de la question préparatoire, voir [115] Laingui,
Lebigre, Histoire du droit pénal, t. II, p. 116-121.
32 [115] Laingui, Lebigre, Histoire du droit pénal, t. II, p. 115.
33 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 7, dos. 35, f° 4 r.-v.
34 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 7, dos. 35, f° 5 r.-6 r.
En somme, le fait que l’accusé eût été presque convaincu de meurtre n’empêchait
pas le procureur général de le considérer comme coupable et donc indigne de
grâce.
Malgré la longueur des analyses qui viennent d’être consacrées à la question
de la preuve, les affaires litigieuses étaient loin d’être les plus nombreuses : dans
la grande majorité des cas, la preuve judiciaire du crime avait été pleinement
acquise par la procédure et l’accusé avait reconnu les faits lors du procès devant
la Tournelle. Le procureur général se contentait donc de constater, en ouvrant
son avis, que le crime était prouvé – il n’omettait jamais de le faire, quand
bien même le suppliant avait réitéré ses aveux dans son placet de grâce 35. Ceci
fait, le chef du parquet en venait, presque immanquablement, à examiner la
question de l’adéquation entre le crime et la condamnation. Certes, l’arbitraire
des peines était l’un des principes essentiels de la justice criminelle d’Ancien
Régime. Toutefois, outre que la loi avait prévu des peines déterminées pour
quelques crimes précis, la jurisprudence du Parlement faisait qu’à la longue 443
gamme des crimes correspondait une échelle ordinaire des peines, fondée en
35 Cette précision, apparemment superflue, s’expliquait sans doute par un souci de clarté
à l’égard du ministre, mais elle trahissait aussi le fait qu’un aveu de culpabilité n’était
pas considéré par tous les jurisconsultes comme une preuve pleine. Au détour d’une
consultation de 1744, Joly de Fleury I exposa d’ailleurs très clairement que les juges du
Parlement pouvaient toujours considérer l’aveu comme une preuve incomplète. Consulté
sur le cas d’un jeune voleur qui avait dérobé de l’argent à son maître et qui était sur le point
d’être jugé en appel, il écrivit en effet : « Le vol est constant, l’effraction est constatée,
mais l’accusé est-il le coupable ? Si on ne peut en douter en jugeant d’un fait suivant les
règles communes des jugements humains, peut-être ne s’en trouvera-t-il pas assez suivant
les règles judiciaires, du moins pour prononcer la peine de mort, n’y ayant de preuve que
cet accusé est coupable que par son aveu ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 223, dos. 2213,
f° 15 v.-16 r.
36 [90] Carbasse, Histoire du droit pénal..., p. 227-245.
37 Cantal, arr. et cant. Saint-Flour.
38 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2799, f° 400 r.
De même, à propos d’un compagnon couvreur condamné en 1781 au fouet et
à trois ans de galères pour vol de plomb sur le chantier du nouveau théâtre de
la Comédie Française, il livra cette analyse :
Ainsi, comme d’un côté, la peine des galères est celle que prononcent les
ordonnances pour l’abus de confiance, que d’un autre côté, la peine du fouet
est en général la peine ordinaire en matière de vol, et qu’enfin, il est prouvé au
procès que c’est en travaillant aux bâtiments dont est question en qualité de
compagnon couvreur que l’accusé a volé [les] quarante livres de plomb dont
il s’agit, on estime que la condamnation au fouet et aux galères pour 3 ans
prononcée par arrêt de la chambre de la Tournelle est proportionné au délit
dont l’accusé s’est rendu coupable et qu’en conséquence, il ne paraît susceptible
d’aucune espèce de grâce 39.
Dans cette veine du commentaire juridique, il n’est sans doute pas de plus bel
exemple que l’avis rendu en 1785 sur le cas de ce berger de Crèvecœur 41 en
Beauvaisis, qui avait tenté de rançonner la dame de son village, en lui faisant
parvenir un billet anonyme dans lequel il menaçait de mettre le feu à son
manoir si elle ne faisait pas déposer 600 livres le soir même, à dix heures, à la
première borne du pont enjambant la rivière. Arrêté par la maréchaussée, qui
s’était placée en embuscade à proximité du lieu fixé, le berger fut condamné
par le Parlement à la roue et au bûcher. La peine, qui ne pouvait être ni plus
Toutefois, dans l’écrasante majorité des cas, il n’était pas besoin d’argumentaire.
À la banalité des crimes répondait la banalité des peines, et le simple constat
de leur adéquation suffisait. Ainsi en était-il, par exemple, pour d’innombrables
affaires de vols simples commis à Paris. L’argument de la conformité du châtiment
revenait tel un leitmotiv sous la plume du magistrat, comme le suggère ce florilège
de citations interchangeables glanées au fil du temps et des dossiers : en 1759, à
propos d’un voleur de chemise, « comme la justice ne lui a infligé d’autres peines
que celles que les ordonnances prononcent pour de pareils crimes, on ne voit
pas quel prétexte il pourrait y avoir d’user d’indulgence envers cet accusé » 43 ; en
1760, à propos d’un voleur de mouchoirs, « délit constant, prouvé et avoué ; la
sentence et l’arrêt paraissent n’avoir prononcé que des peines proportionnées au
délit » 44 ; en 1764, à propos d’un voleur de redingote, « le délit est constant, il est
prouvé par la procédure et avoué par l’accusé, et il faut reconnaître que la sentence
ainsi que l’arrêt paraissent n’avoir prononcé que des peines proportionnées au
délit » 45 ; en 1787, à propos d’un voleur de menus objets, « cet accusé ne paraît
pas susceptible d’indulgence, parce que les peines prononcées contre lui par l’arrêt
semblent proportionnées au délit qu’il a commis » 46.
Pour autant, le procureur général hésita à rendre un avis favorable à des lettres
de réhabilitation dénuée de la clause d’interdiction de posséder une charge
publique, qui était précisément ce que le suppliant demandait avec insistance.
Face à des arrêts qu’il jugeait sévères, Joly de Fleury II fut plus indulgent que
son père et se laissa aller à rendre des avis favorables. Ainsi, en 1756, il approuva
le principe d’une commutation de peine en faveur d’un soldat usurpateur de
noblesse, condamné aux galères à perpétuité pour séduction d’une mineure et
vol au détriment de sa famille. L’affaire était terriblement compliquée, car rien
n’était clair dans cette histoire née en Thiérache, où les parents de la jeune fille
avaient successivement accueilli le jeune homme chez eux, l’avaient poursuivi
en justice après la fuite du couple à Paris avec de nombreux vêtements, s’étaient
rétractés lors de l’information, avaient enfin accordé leur consentement à
58 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 12, dos. 73, f° 159 r. Citons encore cette autre formule, trouvée
sous la plume de Joly de Fleury I dans un avis de 1721 évoquant un jugement du Parlement :
« on ne peut faire d’autre réflexion sur cet arrêt, si ce n’est qu’il faut se soumettre à l’autorité
de la chose jugée ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 18, dos. 129, f° 334 v.
59 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2108, f° 40 v.
réponse, le chancelier d’Aguesseau avoua ses réticences – « la preuve du crime
m’a paru pouvoir souffrir difficulté » – avant d’annoncer le rejet de la grâce –
« puisque les juges ont trouvé [la preuve] suffisante » 60.
L’extrême révérence pour les arrêts du Parlement pouvait aller jusqu’à faire
rejeter la grâce de suppliants qui avaient été condamnés à une peine plus
lourde que celle demandée par le parquet dans ses conclusions, preuve que
la décision des juges devait prévaloir sur les analyses du ministère public.
Un exemple particulièrement net est fourni par le cas de ce cabaretier
qui, en 1723, avait brutalisé son propriétaire – un prêtre enseignant la
philosophie au Collège de Navarre – en l’absence de tout témoin, ce qui
rendait très difficile de savoir s’il avait répondu à des coups de canne,
comme il l’affirmait, ou s’il était venu avec l’intention de commettre un
assassinat, comme le soutenait la victime. L’affaire avait embarrassé les
juges, tant ceux du Châtelet que ceux du Parlement, qui avaient prononcé
450 les uns et les autres, d’abord un plus amplement informé d’un an avec
prison, puis une peine de galères à temps. Or, à l’issue du plus amplement
informé prononcé par le Parlement, le procureur général avait donné des
conclusions en faveur d’un plus amplement informé indéfini avec liberté.
Certes, sans doute Joly de Fleury I n’avait-il joué aucun rôle personnel dans
cette décision. D’ailleurs, le substitut non identifié qui rédigea le mémoire
sur l’affaire s’appliqua à expliquer à son supérieur les conclusions du parquet
et crut même bon de les justifier en écrivant : « il est des règles ordinaires
[...] d’ordonner pour un crime grave un plus amplement informé indéfini
et liberté » 61. Mais, plutôt que de chercher à s’inscrire dans la voie tracée
par les gens du roi, ne serait-ce que par esprit de corps ou par logique de
continuité, le procureur général rendit un avis résolument négatif sur toute
espèce de grâce, en réinvestissant l’argumentaire classique selon lequel le
condamné n’avait échappé à la mort que grâce à l’absence d’une preuve
pleine. De même, on ne vit jamais le procureur général tirer argument de
conclusions plus sévères que la condamnation pour justifier le rejet de la
grâce auprès du ministre. Ainsi, en 1742, un boucher de Malicorne 62 en
Puisaye, passé maître dans la fabrication de faux aux fins d’escroquerie, fut
l’objet de tous les soins du parquet, peut-être même du procureur général
en personne, qui demanda un supplément d’information pour obtenir la
peine la plus lourde possible, en l’occurrence les galères à perpétuité. Mais
ses conclusions ne furent pas suivies par la Tournelle, qui ne prononça
Et l’année suivante, consultée sur le cas d’une jeune femme placée dans la
même situation, il rendit à nouveau un avis défavorable en constatant que,
toutes les circonstances étant réunies pour appliquer l’édit d’Henri II, l’arrêt
de condamnation était parfaitement régulier 69. Cependant, en 1754, dans une
affaire rigoureusement analogue, qu’il analysait de la même manière sur le plan
juridique et qu’il jugeait tout aussi peu susceptible de grâce sur le plan théorique,
Joly de Fleury II refusa de s’en tenir à son premier avis et décida, après réflexion,
de faire valoir des motifs d’indulgence auprès du garde des sceaux Machault 70.
De même, en 1759, dans une autre affaire identique, il laissa partir au Sceau
un avis favorable du substitut Boullenois 71, son fidèle bras droit, qui invoquait
66 Marne, arr.
67 Pour un crime et un plaidoyer exactement analogues, une dizaine d’années plus tôt, voir
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1297.
68 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264, dos. 2662, f° 186 v.
69 BnF, mss, Joly de Fleury, vol. 272, dos. 2768.
70 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 306, dos. 3315.
71 Adrien Boullenois, substitut de 1723 à 1777. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 100-
101.
plusieurs circonstances atténuantes, dont certaines étaient d’ailleurs propres à
compromettre l’application de l’édit d’Henri II 72. Pour autant, ces deux gestes
d’indulgence consécutifs ne trahissaient pas un changement d’analyse sur le
crime lui-même, puisqu’en 1763, Joly de Fleury II expédia un avis résolument
négatif dans une nouvelle affaire de même nature 73. De telles discordances
démontrent clairement que l’argument de la conformité de la procédure et des
peines n’avait pas une valeur universelle.
Certes, le crime de grossesse et d’accouchement clandestins constitue sans
nul doute un cas limite, dans la mesure où les magistrats du xviiie siècle – tant
ceux de la capitale, que ceux de la province – éprouvaient bien de l’embarras
face à l’édit d’Henri II, qu’ils répugnaient à appliquer dans toute sa rigueur 74.
Mais, quoique à un degré moindre, tous les types de crime pouvaient faire
l’objet d’appréciations variables selon les suppliants. Par conséquent, lorsque le
procureur général rendait un avis défavorable au prétexte que le crime était prouvé
et la peine proportionnée, il ne refusait pas forcément d’envisager une grâce pour 453
un crime de cette nature, mais il signalait l’irrecevabilité de la demande précise
72 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 363, dos. 4077. Il faut remarquer qu’Élisabeth Allexandre-
Lefevre, qui a analysé avec beaucoup de soin cette affaire, a toutefois commis l’erreur
d’attribuer la paternité de l’avis à Joly de Fleury II, faute de connaître l’écriture de Boullenois.
[76] Allexandre-Lefevre, L’Infanticide..., p. 116-117.
73 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 393, dos. 4502.
74 Pour la capitale, voir la démonstration de [76] Allexandre-Lefevre, L’Infanticide... et, celle,
redondante, faute de connaître cette thèse, de [137] Tinková, « Protéger ou punir ?... »,
p. 50-51 et 68. Pour la province, voir le bref passage de Jacques Gélis, qui semble s’appuyer
essentiellement sur l’exemple du parlement de Rennes, étudié par Didier Riet dans une
thèse inédite : Jacques Gélis, L’Arbre et le Fruit. La naissance dans l’Occident moderne (xvie-
xixe siècle), Paris, Fayard, 1984, p. 421.
75 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3839.
valeur à 50 000 livres environ. La somme était colossale, mais non invraisemblable, à
une époque où l’écrasante majorité des artistes féminines de cet établissement étaient
des courtisanes, dont les aristocrates les plus illustres et les financiers les plus riches
s’arrachaient les faveurs à coups de cadeaux somptueux 76. Le vol s’étant fait dans sa
propre chambre, sans aucune effraction, elle soupçonnait le fils d’une voisine de son
immeuble, un certain Hugues, qui chantait lui aussi, mais dans les spectacles de foire.
La police ne put le retrouver, mais, au cours de ses recherches, elle apprit que le jeune
homme vivait en libertinage avec une lingère nommée Marie Anne Elloint. Aussi
celle-ci fut-elle arrêtée et conduite devant un commissaire. Elle admit être une intime
de Hugues, qu’elle avait rencontré à Marseille et suivi à Paris, mais nia fermement
être sa concubine. Interrogée sur le vol, elle livra un récit circonstancié, qui suggérait
que le coup avait été médité et préparé par le chanteur : le veille du forfait, Hugues
lui avait dit avoir l’intention de voler la montre et les bijoux d’Élisabeth Riquet ; il
avait déjà failli le faire quelques jours plus tôt, et il recommencerait dès que l’occasion
s’en représenterait, à la faveur de la familiarité de voisinage que sa mère entretenait
avec la chanteuse ; aussitôt le vol perpétré, il vendrait la montre seule, afin de financer
son voyage jusqu’à Strasbourg ; puis, arrivé dans la capitale alsacienne, il vendrait les
454 bijoux eux-mêmes ; enfin, il lui écrirait pour qu’elle vienne le rejoindre ; quant à elle,
elle n’avait rien révélé de ce plan. Quelques semaines plus tard, lors de l’instruction
devant le lieutenant criminel du Châtelet, Elloint opéra une complète rétractation :
elle n’avait rien su des projets de Hugues, qu’elle n’aurait jamais tolérés et qu’elle
n’aurait pas manqué de dénoncer.
L’affaire en était là, lorsque Hugues fut arrêté en plein Paris. Amené devant le
magistrat du Châtelet, il relata son étrange odyssée : aussitôt après le vol, il avait
fui la capitale et suivi un itinéraire Saint-Germain – Mantes – Amiens – Péronne –
Bruxelles ; il avait vendu la montre à Mantes et un bijou à Amiens, en donnant un
faux nom aux bijoutiers qui les lui avaient achetés ; arrivé à Bruxelles, il avait déposé
un bijou au mont-de-piété, mais l’écoulement de pièces avec diamants et brillants avait
attiré sur lui l’attention des autorités ; arrêté et jugé, il avait reconnu qu’il s’agissait
d’objets volés et il avait été condamné au bannissement ; contraint de quitter les
Pays-Bas autrichiens, il était revenu en France, puis finalement à Paris. Ce voleur,
dont l’amateurisme était confondant, livra aussi sa propre version de la préparation
du coup : à l’en croire, Elloint, qui était sa maîtresse, avait été l’instigatrice de ce vol,
qu’elle l’avait poussé à commettre ; leur projet était d’utiliser l’argent des bijoux pour
fuir à l’étranger et se faire engager dans une troupe de comédiens.
Les deux membres du couple maintinrent leurs versions respectives lors de la
confrontation. Jugés au mois de mars 1760, successivement au Châtelet et au
Parlement, ils persistèrent l’un et l’autre jusque sur la sellette. En première instance, les
juges condamnèrent Hugues au fouet, à la marque et à un bannissement de trois ans,
et ils prononcèrent un plus amplement informé de trois mois avec prison à l’encontre
d’Elloint. En appel, ils condamnèrent les deux accusés au fouet, à la marque et à un
bannissement de trois ans. Moins de deux semaines plus tard, Joly de Fleury II était
consulté par le secrétaire d’État de la Maison du roi Saint-Florentin, sur une demande
de commutation de peines en faveur d’Elloint. Hugues n’en avait manifestement pas
76 Erica-Marie Benabou, La Prostitution et la police des mœurs au xviiie siècle, Paris, Perrin,
1987, p. 109-111 et 362-383.
déposé, ce qui s’expliquait peut-être par son passé judiciaire : en effet, l’instruction
avait révélé qu’en 1753, il avait obtenu des lettres de clémence pour avoir blessé un
homme d’un coup de pistolet, ce qui n’était pas de nature à rendre une nouvelle
demande très favorable.
La suppliante bénéficia du soutien de ses parents, qui appuyèrent ses protestations
d’innocence et revendiquèrent sa grâce à ce titre, ainsi qu’en témoigne le placet qu’ils
adressèrent au procureur général :
[La famille de Marie Anne Elloint] vient avec une respectueuse confiance vous supplier
de vouloir bien donner un avis favorable, au bas de l’extrait du procès qui doit être
mis sous les yeux du Conseil pour la tenue des sceaux. Elle ne se hasarderait pas,
Monseigneur, d’implorer l’honneur de votre protection si elle était coupable du délit
qu’on lui impute, et si elle avait eu quelque complicité dans l’enlèvement des bijoux
prétendu fait à la demoiselle Riquet, actrice de l’Opéra. Mais, comme elle n’a eu aucune
connaissance de cette affaire, ainsi que les juges du Châtelet l’avaient reconnu par la
sentence qui la condamne en 3 mois de plus amplement informé, elle ose espérer que,
touché de son innocence, vous voudrez bien finir ses malheurs, en accélérant l’extrait
sur lequel on doit décider de son sort. Elle est d’autant plus digne de cette faveur, qu’elle
n’est jamais sortie des voies de l’honneur et de la probité, et que la vengeance seule d’une 455
femme acharnée à la perdre a fait tout son crime 77.
Aux yeux du procureur général, la certitude du crime résultait donc d’une conjonction
de preuves et de circonstances, c’est-à-dire, dans le système des preuves légales, de preuves
semi-pleines et de présomptions graves. Pourtant, ses quatre indices étaient loin d’avoir
456 tous la force qu’il leur attribuait. En effet, si les deux premiers étaient irréfutables, les
deux derniers étaient parfaitement réversibles : Hugues avait soutenu sa version à la
confrontation et sur la sellette, mais Elloin aussi. De ce fait, s’il paraissait bien avéré
que la jeune femme avait eu connaissance du projet et qu’elle ne l’avait pas dénoncé,
son degré de participation était plus difficile à établir avec certitude. Peut-être avait-
elle été confidente d’un projet qu’elle n’avait ni conçu, ni encouragé, ainsi qu’elle
l’avait soutenu au départ. Puis, lorsqu’elle avait compris qu’elle pouvait être poursuivie
pour non-dénonciation, elle s’était enfermée dans une invraisemblable rétractation.
Dans cette hypothèse, la condamnation – du moins la condamnation à une peine
identique à celle du voleur – était sévère.
Cet exemple illustre à merveille la tendance prononcée du procureur général à
soutenir les verdicts de culpabilité du Parlement face à des suppliants qui protestaient
– souvent maladroitement, il est vrai – de leur innocence. Il fait voir aussi que, pour
démontrer la culpabilité, le magistrat n’hésitait pas à produire des indices qui pouvaient
apparaître insuffisants ou au moins discutables aux yeux d’un juriste rigoureusement
attaché au système des preuves légales. Au demeurant, malgré la consultation de Joly
de Fleury II, les commissaires du Sceau se prononcèrent pour la grâce de la lingère, à
qui ils accordèrent une commutation des diverses peines en une détention de douze
ans à la Salpêtrière. On ne peut s’empêcher de penser que cette indulgence trahissait
un doute sur le degré de culpabilité de la condamnée.
S’il est aisé d’imaginer que le souci de la justice répressive portait plus volontiers
le procureur général à faire exécuter les arrêts de Parlement qu’à dispenser la
grâce du roi, il n’est pas moins naturel de se demander si son attitude variait avec
nommé Robin, pour raison du meurtre par lui commis en la personne du nommé Gaulhard.
Mais il faut que Robin soit jugé définitivement, et lorsqu’il le sera, vous voudrez bien faire
surseoir à l’exécution de l’arrêt pour qu’il ait le temps de faire expédier ses lettres ». BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 426, dos. 4995, f° 71 r.
88 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 186, dos. 1776, f° 48 v.
juge pas l’effraction suffisamment prouvée, la peine sera au-dessous de la mort,
mais le caractère du crime paraît ne mériter aucune grâce 89.
Autrement dit, quelles que fussent les circonstances exactes du vol, la nature
même du forfait exluait la grâce, dès lors que la peine était proportionnée.
En définitive, nommer le crime revenait peu ou prou à l’envisager comme
impardonnable, comme l’illustre cet avis particulièrement laconique, rendu
en 1742 par Joly de Fleury I, à propos d’un suppliant condamné au fouet, à la
marque et aux galères, pour vol d’une culotte chez un mercier parisien : « le titre
d’accusation semble résister à la grâce qu’on demande » 90.
Si, aux yeux du procureur général, il était de principe que le vol ne méritait
pas de grâce, ce principe s’appliquait a fortiori à tous les vols commis avec
circonstance aggravante : vol contre la confiance publique, vol domestique, vol
avec effraction, vol dans une église ou vol avec violence. Pour s’en tenir à un seul
exemple, voici ce qu’écrivit Joly de Fleury I en 1743 à propos de la demande de
460
grâce d’un laboureur de La Tessouale 91 en Anjou, qui avait été condamné à la
marque et aux galères pour avoir dérobé des bœufs laissés sans surveillance dans
un pré : « ce vol étant de bestiaux laissés dans une pâture sur la foi publique,
il paraît difficile de croire qu’il y ait lieu à une commutation de peine » 92. Au
demeurant, il est intéressant de constater que, jusque dans les prisons de la
Conciergerie, les détenus semblaient tenir pour certain qu’il était impossible
d’obtenir une commutation – et donc, pour commencer, un avis favorable du
procureur général – en cas de vol aggravé, notamment de vol domestique 93.
De manière générale, il était très rare de voir le procureur général trouver dans
le vol lui-même un motif d’indulgence. La modicité, en particulier, était loin de
garantir la grâce. Ainsi, confronté en 1741 à un garçon de boutique condamné
au fouet, à la marque et au bannisssement, pour avoir volé deux pains valant
10 sols sur l’étal d’un boulanger parisien, Joly de Fleury I estima que, l’accusé
ayant été trouvé avec 30 sols dans ses poches au moment des faits, c’était « un
vol qui ne [paraissait] mériter aucune grâce » 94. De même, consulté en 1752 sur
la commutation de la peine de mort d’une servante parisienne ayant volé à ses
maîtres un drap qu’elle avait revendu 50 sols, Joly de Fleury II se contenta de faire
observer : « quoique le vol soit de peu de conséquence, cependant il n’est pas puni
moins sévèrement par la loi que s’il était considérable » 95. Quant à ce domestique
leur objet ou leur mode opératoire. Pour le vol d’aliments, voir [98] Farge, Déliquance et
criminalité... ; pour le vol de vêtements, voir [131] Roche, « Du vol à revente… » ; pour le vol
à la tire, voir [125] Peveri, « Les pickpockets... ».
102 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1557, f° 154 r.
103 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 219, dos. 2159, f° 115 r.
104 Joseph Charles Bidault de Glatigné, substitut de 1744 à 1750. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 391.
105 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 252, dos. 2516, f° 243 r.
Dans certains avis, le procureur général allait jusqu’à faire directement référence
à la conjoncture criminelle de la capitale. Tel fut le cas précisément au cours de
l’année 1743, durant laquelle où Joly de Fleury I eut le sentiment, à tort ou à
raison, que la criminalité connaissait une forte recrudescence, dans un contexte
de graves difficultés économiques il est vrai. À propos du vol commis par un
homme condamné au fouet, à la marque et au bannissement, il écrivit : « ce
vol est tellement caractérisé qu’il ne paraît mériter aucune grâce, surtout dans
un temps où Paris est troublé de vols et d’assassinats » 106. Plus éloquent encore,
en examinant le cas d’une sage-femme condamnée au fouet, à la marque et au
bannissement, il reconnut que la preuve du larcin était légère, mais il conclut
néanmoins en des termes défavorables grâce à cet argument : « il faut convenir
que, dans le temps présent, il serait dangereux de faire grâce pour des crimes de
vol faits à Paris » 107.
En fait, au-delà de la seule répression du vol, c’est la question plus générale
de l’ordre et de la sécurité dans la capitale qui était en cause. Ainsi, lorsqu’en 463
1735, un soldat des Gardes Françaises à la veille d’être jugé en dernier ressort
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2133, f° 277 r.
107 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2164, f° 8 r.
108 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 163, dos. 1540, f° 291 v.
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3636, f° 432 v.
110 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 38, dos. 387 ; vol. 301, dos. 3226 ; vol. 297,
dos. 3165.
de crime était « trop nécessaire à Paris » 111. De même, en 1752, confronté au cas
d’un grenadier qui employait des prostituées pour attirer de jeunes hommes,
dont il obtenait ensuite une signature d’engagement sous l’effet de l’ivresse
ou sous la menace de son sabre, le procureur général estima « de la dernière
conséquence pour la police et le bon ordre qui doit régner dans Paris que de
pareils excès soient réprimés par des peines publiques » 112. En somme, lorsque
l’affaire était parisienne, le lieu du forfait devenait un critère d’examen de la
grâce, et plus exactement un argument contre la grâce. Cette prise en compte
de la géographie du crime était sans équivalent au parquet, sauf peut-être dans
le cas de l’Auvergne, pour laquelle Joly de Fleury I invoquait parfois la nécessité
d’une justice exemplaire afin de réprimer une violence tenue pour endémique 113,
mais ce réflexe répressif s’appliquait plutôt aux homicides et donc aux lettres
d’avant jugement irrévocable 114.
On aura noté, à la lecture de l’avis rendu sur l’affaire de racolage mâtiné
464 de prostitution, l’importance accordé par le magistrat à l’exécution des
peines publiques. En l’espèce, ceci s’expliquait en partie par le souci de ne
pas manquer une occasion de sévir contre un crime fort répandu, mais très
malaisé à réprimer : « il est si difficile d’en acquérir les preuves, qu’il est très
important de le punir sévèrement, lorsque l’on est assez heureux de trouver des
témoins qui en déposent » 115. Et l’on pourrait citer quelques autres dossiers dans
lesquels le procureur général invoqua la difficulté d’obtenir des preuves contre
le type de crime commis par le suppliant pour justifier un rejet de la grâce 116.
Toutefois, ce n’était là qu’une considération occasionnelle et supplémentaire
111 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 234, dos. 2386, f° 132 r.
112 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3178, f° 176 r.
113 La conviction que l’Auvergne était une province plus dangereuse que les autres n’était
pas seulement un cliché judiciaire, fondé sur une ancienne réputation et consacré par la
tenue des Grands Jours de 1665. Elle était manifestement nourrie, chez Joly de Fleury I, par
l’expérience quotidienne du parquet. Au reste, elle a été confirmée, de manière posthume,
par la première enquête statistique sur la criminalité réalisée sous le règne de Louis XVI
(Jean Lecuir, « Criminalité et “moralité” : Montyon, statisticien du parlement de Paris »,
dans [118] Marginalité et criminalité..., p. 462-466), puis finalement par l’historiographie
(voir notamment [91] Castan, La justice expéditive..., p. 344 ; [89] Cameron, Crime and
Repression..., p. 193-198).
114 Ainsi, dans un avis de 1730 sur des lettres de pardon, Joly de Fleury I parle d’« une province
bien difficile à gouverner, et où les excès comme les meurtres sont très fréquents » (BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 84, dos. 856, f° 5 v.) ; dans un avis de 1734 sur des lettres de
rémission, il dénonce « une province où les homicides sont si fréquents, les exemples si
rares, l’impunité si grande » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1275, f° 19 v.).
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3178, f° 176 r.
116 Ainsi, Joly de Fleury I en 1746 à propos de l’usure (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 238,
dos. 2428), ou Joly de Fleury II en 1766 à propos du piquetage du vin lors du transport (BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 413, dos. 4759).
par rapport à la préoccupation essentielle, qui était de ne jamais manquer de
procéder aux exécutions publiques, afin de faire des exemples au cœur de Paris.
Ainsi, consulté en 1759 sur une éventuelle commutation en faveur d’un garçon
perruquier qui avait notamment été condamné au carcan pour des faits de
violences, Joly de Fleury II énonça ce principe fondamental à ses yeux, pour
s’opposer à la grâce : « la tranquillité dans une aussi grande ville ne peut être
maintenue qu’en faisant des exemples de ceux qui osent la troubler par les
délits auxquels ils s’abandonnent » 117. On pourrait citer de nombreux autres avis
qui, sous des formulations variées, se fondaient sur le même raisonnement 118.
Fidèle à l’esprit de la justice criminelle d’Ancien Régime, le chef du parquet
croyait fermement à la vertu dissuasive des peines publiques sur tous ceux qui
éprouvaient la tentation de violer la loi. Joly de Fleury II l’exprima avec une
parfaite clarté dans une consultation rendue en 1760, à propos d’une lingère
parisienne qui avait volé un corset et des mouchoirs chez des mercières, et qui
sollicitait la commutation des peines du fouet, de la marque et du bannissement 465
en une simple détention :
117 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 358, dos. 3949, f° 238 v.
118 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3637.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3851, f° 253 v.
120 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 292, dos. 3084.
121 Ainsi, dans l’affaire Beaulieu de Montigny, du nom de cet exempt de robe-courte du
Châtelet qui, en 1737, avait tué avec la plus grande brutalité un maître boisselier qui lui
reprochait d’avoir pris sa femme par le menton en pleine rue, Joly de Fleury I invoqua, pour
s’opposer à la grâce, « l’éclat même que cette affaire a fait dans Paris » et un correspondant
du magistrat assura que « le public [attendait] cet exemple avec impatience ». BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1582, respectivement f° 34 v. et 29 v.
était possible d’invoquer le danger qu’il y aurait à donner un signe de faiblesse,
et l’utilité qu’il y aurait, au contraire, à manifester la rigueur de la loi. Et ce
principe valait pour toutes les catégories de la population. Il valait bien sûr
pour les criminels en puissance, qu’il fallait dissuader : le fils d’un marchand
gantier respectable était-il condamné pour avoir été trouvé avec des armes
en compagnie d’un repris de justice ? Joly de Fleury I considérait que cela
« [devait] servir d’exemple aux autres enfants de famille qui seraient capables de
se débaucher » 122. Ce principe valait aussi pour les honnêtes gens, qu’il fallait
tranquilliser : un gagne-denier était-il condamné pour avoir volé une paire de
bas au cours d’un déménagement dont il s’était chargé ? Joly de Fleury II affirma
en 1761 qu’« on ne [pouvait] rassurer le public contre les vols [qui se] font
dans les déménagements, qu’en punissant très sévèrement ceux qui s’en rendent
coupables » 123. Ce même principe valait enfin pour les juges du roi, qu’il fallait
soutenir : un bonnetier était-il condamné pour avoir falsifié une reconnaissance
466 de dette en sa faveur afin d’en augmenter le montant ? Joly de Fleury I estima en
1719 que « cette forme de fausseté [était] devenue trop fréquente pour ne pas
exciter les magistrats à la punir sévèrement » 124. Symétriquement, renoncer à
faire exécuter un arrêt et choisir de faire grâce, c’était non seulement renoncer à
faire un exemple, mais aussi consacrer l’impunité, c’est-à-dire offrir un contre-
exemple, comme le suggéra Joly de Fleury I au détour d’une consultation de
1739 consacré à un jeune homme condamné pour vol domestique : « il est
toujours d’un dangereux exemple, surtout à Paris, de voir le vol impuni » 125.
Moins porté aux maximes que son père, Joly de Fleury II ne manqua pas de
s’appesantir sur l’argument de l’impunité, en particulier dans un avis de 1758
rendu à propos d’un homme condamné pour vol d’argent et de bijoux :
Il suffit de jeter les yeux sur la procédure pour voir avec évidence que toutes
les circonstances qui caractérisent un vol avec effraction se réunissent contre
l’accusé dont il s’agit. Par conséquent, la demande que l’on fait en sa faveur est
dénuée de tout prétexte et comme elle tendrait, si elle pouvait être écoutée, à
favoriser l’impunité pour un crime dont la punition ne saurait être trop sévère,
on ne peut s’empêcher de représenter qu’il est de la dernière conséquence que
l’arrêt de la Tournelle soit promptement exécuté 126.
122 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 174, f° 316 v.
123 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3845, f° 180 r.
124 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 98, f° 245 v.
125 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 186, dos. 1776, f° 48 v.
126 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3924, f° 140 v.
pouvait, spécialement chez Joly de Fleury I, servir même à apprécier des
crimes statistiquement rares, tant à l’échelle de la criminalité que de la grâce.
Ainsi, appelé en 1722 à se prononcer sur le cas d’un curé du diocèse d’Auxerre
condamné à mort pour des attouchements et des tentatives de viol sur certaines
de ses paroissiennes, notamment adolescentes, Joly de Fleury I n’hésita pas à
construire pour partie son argumentaire sur l’exemplarité :
Ces abominations ne deviennent que trop fréquentes et exigent un exemple ;
l’impunité les autorise. Le parti qu’on pourrait prendre de commuer sa peine
en une prison perpétuelle serait regardée comme une ressource par ceux qui,
se sentant coupables des mêmes crimes et n’étant pas capables de se corriger
par la seule vue de la vertu, ne seraient point retenus par la crainte de la
peine la plus infâme. Il y a actuellement dans les prisons de la Conciergerie
un curé condamné à mort ; le procureur général en fait poursuivre un dans
un autre diocèse accusé de sodomie ; il y en a encore deux autres qu’on lui a
467
dénoncés et dont il doit chercher des preuves. On ne voit plus de remède à
cette dépravation que la rigueur des peines prononcées par les lois 127.
127 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 183, f° 47 r.
128 De même, l’année précédente, il avait rejeté la grâce d’un curé du diocèse du Mans
condamné pour des crimes moins lourds, en invoquant la nécessité de « donner un
exemple dans un diocèse qui en a besoin ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 172,
f° 296 r.
demander de pareilles grâces, et le désir que cela peut faire mettre dans leur cœur
de la mort d’un mari, dont la vie est un obstacle à [leur] liberté 129.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1223, f° 114 r.
130 Pour un bon exemple de l’usage du verbe purger, voir l’avis rendu en 1760 par Joly de
Fleury II dans BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5065.
131 On appréciera, par exemple, cet avis indigné rendu en 1731 par Joly de Fleury I sur la
demande de rappel de galères déposé par un homme condamné pour abus de confiance :
« il n’y a que trop de mauvais sujets à Paris, sans tirer celui-ci de la société pour le remettre
dans la société ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 96, dos. 924, f° 251 r.
132 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 28, dos. 284, f° 234 v.
dont on ne voit que trop de libérés » 133. Le procureur général pouvait a fortiori se
montrer favorable à la commutation du bannissement en enfermement, même
s’il fallait pour cela sacrifier l’exécution publique. Alors qu’un banni était quasi
libre d’aller sévir ailleurs ou même de violer son ban, un détenu se trouvait peu
ou prou neutralisé. Ainsi, en 1742, on vit Joly de Fleury I admettre qu’il serait
sans doute plus avantageux pour le public de mettre tel voleur parisien à Bicêtre
pour trois ans plutôt que de le bannir pour le même temps 134.
En vertu d’une logique voisine, le chef du parquet pouvait appuyer des lettres
de clémence portant une clause d’engagement de service dans les troupes du
roi. Un exemple éloquent en est fourni par le cas de ce domestique qui, en
1733, avait brutalisé une fille, avant de se battre à l’épée contre les archers
du Guet chargés de procéder à son arrestation. Consulté sur une demande de
commutation du carcan et du bannissement en échange d’un enrôlement à vie
dans les troupes, Joly de Fleury I rendit cet avis des plus explicites :
469
Les violences sont prouvées et méritaient la condamnation du carcan et du
bannissement. Le fait de l’épée est peut-être encore plus important : il n’y a rien
Nul doute que, s’il avait été question de laisser le même individu reprendre le
cours normal de sa vie parisienne, le magistrat aurait poussé les hauts cris. De
même, en 1768, Joly de Fleury II, consulté sur le cas d’un soldat condamné
au carcan et au bannissement pour violences, exposa que les peines étaient
parfaitement proportionnées au délit, avant d’estimer néanmoins que, le
suppliant se proposant d’obtenir des lettres portant clause d’engagement à vie
dans son régiment, il n’y avait pas de difficulté à les lui accorder 136.
Toutefois, il était difficile d’envisager une telle grâce pour des peines plus
lourdes que le bannissement. Ainsi, en 1730, Joly de Fleury I s’opposa avec la
plus grande fermeté à la commutation de la peine des galères perpétuelles en un
réengagement dans le régiment Royal-Infanterie, en faveur d’un soldat coupable
de meurtre 137. Et lorsqu’en 1744, pourtant en pleine Guerre de Succession
d’Autriche, on sollicita des lettres en faveur d’un soldat des Gardes Françaises
qui avait été condamné à trois ans de galères pour tentative d’extorsion de fonds
133 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 133, dos. 1231, f° 103 v.
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2080.
135 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1224, f° 111 v.-112 r.
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 441, dos. 5288, f° 55 r.
137 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 95, dos. 910.
et qui offrait de s’engager à vie dans son régiment, Joly de Fleury I s’y opposa, en
prenant la précaution de paraître défendre les intérêts de l’armée elle-même :
On voit bien la difficulté d’avoir des soldats, puisqu’on est réduit à demander de
pareilles lettres pour des condamnés aux galères. Il y a vingt ans, cela était regardé
comme indécent dans le militaire, pour deux raisons : l’une, qu’un condamné
aux galères est un mauvais sujet qui ne fera jamais honneur à un capitaine ;
l’autre qui est qu’il est déshonorant pour le service du roi de le regarder comme
une peine, sans compter qu’un pareil sujet passe bientôt de l’état de soldat à
celui de déserteur 138.
Dire que vingt ans plus tôt, on n’aurait jamais recruté des galériens comme
soldats, c’était oublier ou faire mine d’oublier qu’une trentaine d’années
auparavant, au plus fort de la Guerre de Succession d’Espagne, on avait fait
bien pire, en enrôlant des prisonniers de la tour Saint-Bernard par fournées
470 entières, à la fois parce qu’on avait besoin de nombreux combattants et
parce qu’on n’avait plus d’argent pour les prisons 139. Par exemple, à la fin
de 1709, alors que la situation militaire et financière de la monarchie était
catastrophique, on avait gracié une chaîne entière faute de pouvoir la nourrir à
Paris et de pouvoir la conduire à Marseille en plein hiver ! 140 De fait, au cours
de ce terrible conflit, la carrière conduisant quasi directement du faux-saunage
à l’armée, via la commutation immédiate de la peine des galères, fut parcourue
par de nombreux hommes en état de porter un fusil 141, pour ne rien dire des
déserteurs, qui, partis de l’armée, y étaient presque aussitôt renvoyés, après
avoir suivi le même parcours. Et, à Marseille même, au cours de la dizaine
d’années que dura la guerre, on libéra plus de 6 000 forçats en leur délivrant
des lettres de commutation avec clause de service 142. Manifestement, Joly
de Fleury I ne voulait plus envisager un pareil asservissement de la politique
pénale à l’urgence militaire. Joly de Fleury II fut peut-être moins soucieux
que son père de la qualité du recrutement militaire, comme le suggère l’avis
favorable donné en 1748 à la grâce d’un meurtrier qui proposait, pour échapper
aux galères, de s’engager à vie dans le régiment de Conti-Cavalerie 143. Mais
les deux cas ne présentaient peut-être pas le même danger pour le public : le
soldat des Gardes Françaises était sans doute destiné, comme la plupart des
hommes de ce régiment, à vivre en immersion dans la capitale ou ses environs,
138 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2137, f° 329 r.
139 [141] Vigié, « Administrer une prison... », p. 150.
140 [5] Correspondance des contrôleurs généraux..., t. III, p. 256-257, n° 664.
141 [5] Correspondance des contrôleurs généraux..., t. III, p. 417, n° 1193.
142 [139] Vigié, Les Galériens du roi..., p. 278-285 ; [142] Zysberg, Les Galériens..., p. 370.
143 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264, dos. 2670.
tandis que le cavalier du régiment de Conti avait de bonnes chances d’être
incorporé dans une véritable unité militaire en partance pour le front. Or la
logique de ces grâces était bien s’assainir la société civile.
En définitive, la politique pénale du procureur général étant marquée par
la volonté farouche de réprimer le vol, l’obsession constante du maintien de
l’ordre dans la capitale et le souci de faire des exemples à la faveur des exécutions
publiques, on conçoit qu’il était difficile d’obtenir un avis favorable sur une
demande de lettres de clémence en faveur d’un criminel visé par l’une ou l’autre
de ces priorités. L’immense intérêt de l’exemple qui suit est de faire découvrir un
soutien qui, non seulement tenta d’arracher la grâce d’un protégé qui cumulait
tous les handicaps à la fois, mais qui, en outre, s’efforça de contrer l’argument
apparemment imparable de l’exemplarité des peines.
Il faut en effet préciser que les Halles n’abritaient pas uniquement des commerces
alimentaires : une partie non négligeable de l’espace était réservée aux métiers du cuir, du
linge et du tissu, parmi lesquels la friperie, qui donnait d’ailleurs son nom à deux des rues
courant entre les marchés couverts. Les fripiers – parents et confrères – pouvaient donc
légitimement se sentir déshonorés par l’exposition de l’un des leurs à l’endroit même où
ils exerçaient leur profession. Le fait intéressant est évidemment que le juriste agitait la
menace d’une sédition à l’initiative de la canaille qui, dans les Halles, se sentirait solidaire
du condamné. De manière significative, la liste des possibles émeutiers énumérait avec
méthode les franges réputées les plus incontrôlables du peuple parisien : les apprentis,
les compagnons et les domestiques – individus viscéralement frondeurs sur lesquels
les maîtres étaient supposés n’avoir jamais qu’un contrôle précaire –, les harengères –
femmes des marchés aux poissons, dont les insultes en style poissard et les fréquents
crêpages de chignon étaient passés depuis longtemps à la légende –, enfin, les forts des
Halles – déchargeurs de marchandises en tout genre, que leur indiscipline chronique et
leur force musculaire rendaient redoutables à la police. Dans un tel contexte, la grâce de
Richer devenait un impératif d’ordre public.
146 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 263 v.-264 r.
Le troisième argumentaire, plus étonnant encore, attaquait de front le principe selon
lequel la justice devait faire un exemple public des criminels qui avaient été convaincus
de crimes par les tribunaux :
Les syndics du corps de son métier, ses parents et sa femme, joignent leurs très humbles
prières aux siennes, pour obtenir cette commutation de peine, qui ne peut que dérober
au public un exemple où personne ne prend part ; au lieu que l’exécution de la sentence
dont il s’agit ne ferait que rendre publique une faute que peu de gens savent, et qui n’a
fait tort à qui que ce soit 147.
Autrement dit, la peine du carcan était parfaitement inutile, à la fois parce que le
crime n’avait pas causé de préjudice et parce qu’il n’était connu de personne ou
presque. En somme, ce juriste n’était pas loin de suggérer que la justice devait réserver
les châtiments publics aux crimes publics, ce qui revenait à restreindre, dans des
proportions considérables, le principe d’exemplarité, auquel les magistrats donnaient
une si large étendue.
Dans les jours qui suivirent, Dugons écrivit encore à deux reprises au procureur
général pour plaider la cause du suppliant, mais sans rien ajouter de neuf sur le fond.
Sa plus grande inquiétude résidait de toute évidence dans le décalage entre le récit 473
que le suppliant faisait de son crime et les faits que la procédure avait établis. Non
147 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 264 r.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 265 r.
149 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 170, f° 265 v.-266 r.
On ne pouvait réaffirmer plus fermement l’utilité de faire des exemples, sans se
soucier du déshonneur ou des séditieux. Pourtant, le Régent ne suivit pas cet avis :
au cours du mois de novembre, il accepta de commuer les peines de Richer en celle
de servir le roi pendant trois ans dans les colonies. Les lettres de Maurepas suggèrent
que la monarchie n’avait pas été insensible à l’intercession résolue d’une communauté
de métier parisienne. Peut-être jugea-t-elle aussi que la capitale n’était pas en mal
d’exemples, dans une période où l’on pendait et rouait continuellement des complices
de Cartouche. Deux semaines plus tard, on exécutait d’ailleurs le chef de la bande en
personne.
150 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 144.
151 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2092.
152 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 505.
153 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 272, dos. 2775.
Paris, il sollicita des lettres de réhabilitation, en arguant du fait que son grand
âge l’avait obligé à quelques accommodements avec les règles. Insensible à
cette défense, Joly de Fleury I rendit un avis où se mêlaient plusieurs des
arguments classiques du rejet :
Si tous les titres d’accusation avaient été prouvés, il y aurait eu lieu de le condamner
à une peine plus considérable, mais les faits étant réduits aux deux seuls dont il y
a preuve complète, on a borné la condamnation à un simple blâme. Il serait très
dangereux de détruire une pareille condamnation. Le mauvais usage qui n’est que
trop commun (et qu’il pourrait alléguer comme une excuse) d’huissiers qui ne
portent pas eux-mêmes leurs exploits, ou qui marquent faussement avoir porté
aux parties, ce mauvais usage est un motif pour engager à [donner] un exemple
aux huissiers et qui peut réprimer un abus aussi important 154.
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 145, f° 125 v.-126 r.
155 Selon une formule de Joly de Fleury I, une peine qui « emporte infamie, oblige le condamné
à se défaire de ses charges quand il en est revêtu, et produit une incapacité d’en posséder
aucune dans la suite ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 12, dos. 79, f° 317 v.
verge du Châtelet, qui, blâmé et obligé de se défaire de son office à la suite d’une
arrestation abusive, expliqua en 1717 qu’il se trouvait désormais « déshonoré [et]
ruiné » et sollicita des lettres de réhabilitation afin « de continuer les fonctions de
sa charge » 156. Parfois, les motivations matérielles paraissaient même prendre le
pas sur les considérations de réputation, comme dans ce mémoire d’un greffier du
bailliage d’Amboise 157, qui, blâmé pour avoir expédié une grosse non conforme à
la minute sur laquelle elle avait été établie, fit valoir en 1739 qu’il désirait obtenir
des lettres de réhabilitation, « sans lesquelles, ne pouvant remplir aucun office, il
ne [pouvait] subsister avec la famille dont il [était] chargé » 158. Toutefois, malgré ce
que pensaient certains suppliants et ce que soutenaient quelques criminalistes 159,
les lettres de réhabilitation n’impliquaient pas nécessairement le rétablissement de
leur bénéficiaire dans la capacité d’exercer une charge ou une fonction publique :
en effet, ces lettres pouvaient certes comporter la clause de pouvoir continuer
l’exercice de son office et en posséder d’autres, mais elles pouvaient tout aussi bien
476 comporter la clause contraire de ne pouvoir posséder aucun office ni emploi public
à l’avenir.
Joly de Fleury I se montra toujours d’une extrême vigilance à propos de
cette clause insérée dans les lettres. Dès que la grâce paraissait souhaitable ou
simplement possible, il prenait soin d’aborder la question dans la conclusion
de sa consultation. Ainsi, en 1725, il accepta, après l’avoir refusé l’année
précédente, d’envisager la grâce du concierge du Fort-l’Evêque et de l’exempt
de robe-courte condamnés dans la retentissante affaire Cheret – du nom de ce
prisonnier supposé en savoir long sur la spéculation financière du moment et
tué par les archers à l’intérieur même de la prison, lors d’un transfert auquel
il avait résisté 160. Or, après avoir estimé que les peines prononcées contre les
suppliants étaient lourdes au regard de leurs responsabilités effectives – blâme
pour le premier, bannissement pour le second –, et après avoir jugé que la grâce
demandée pouvait leur être octroyée – réhabilitation pour le premier, rappel
pour le second –, le magistrat ajouta : « mais si le roi leur accordait des lettres,
on ne croit pas qu’il convient de le faire sans la clause ordinaire de ne pouvoir
exercer de charge, ni exercer aucune fonction publique » 161. De même, en 1728,
consulté sur le cas du geôlier de Senlis et sa femme, qui étaient à la veille d’être
Le second avis, rendu en 1734, est plus intéressant encore, puisqu’il concernait
un apothicaire qui, condamné à un bannissement de cinq ans pour vol près
d’une décennie plus tôt, sollicitait des lettres de réhabilitation afin de pouvoir
être reçu dans la communauté des chirurgiens de Chaumont-en-Vexin 165,
ville où il résidait désormais. Quoique la demande de lettres d’après jugement
irrévocable parût irrecevable, parce que le suppliant n’avait été condamné qu’en
première instance et n’avait jamais fait appel du jugement du Châtelet, Joly de
Fleury I prit néanmoins la peine de formuler cette objection de fond :
Quand le roi veut bien décharger d’une peine, il veut bien aussi que ce soit à
condition de ne pouvoir exercer aucune fonction publique. Le suppliant ne
demande des lettres de réhabilitation que pour être reçu maître chirurgien juré,
162 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 66, dos. 687, f° 229 v.
163 Loiret, arr. Montargis, cant.
164 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 12, dos. 73, f° 159 v.
165 Oise, arr. Beauvais, cant.
et quel danger n’y aurait-il pas de mettre un pareil sujet condamné pour vol en
état de décider, sur son rapport des personnes blessés ou homicidés, de la vie de
l’homme, de la fortune des sujets du roi ? 166
Ce refus de voir un homme noté d’infamie plaider auprès des tribunaux ou servir
d’expert à la justice montre bien que le souci du magistrat n’était pas seulement
d’épurer le corps des officiers du roi, mais, plus largement, de garantir l’intégrité
de tous ceux qui, même de manière ponctuelle, étaient amenés à assumer une
responsabilité publique.
En second lieu, il importe de bien comprendre ce qu’entendait Joly de Fleury I
en parlant régulièrement de la clause ordinaire de ne pouvoir exercer une charge ou
fonction publique. Par cette formule, le magistrat ne voulait pas simplement dire
que cette clause devait être rédigée à la manière ordinaire, comme aurait pu l’être,
de manière symétrique, la clause contraire. Il voulait signifier par là que, selon lui,
les lettres de clémence accordées à des officiers devaient ordinairement comporter
478
la clause de ne pouvoir exercer à l’avenir. En d’autres termes, Joly de Fleury I
partait du principe qu’un détenteur d’emploi public noté d’infamie pouvait
éventuellement être rétabli dans son honneur, mais pas dans sa fonction. Ce qui
pourrait être vu comme la surinterprétation d’un passage ambigu est parfaitement
mis en évidence dans l’avis rendu en 1719 à propos de la demande de grâce d’un
jeune homme condamné, quelques années plus tôt, pour avoir signé des exploits
à la place et avec l’accord de l’huissier parisien qui l’employait. Parce que la faute
était légère et que l’âge du suppliant jouait pour lui, le procureur général chercha
moins à empêcher une grâce qui s’annonçait inévitable, qu’à en borner les effets.
Après avoir souligné que le condamné avait eu la chance de n’endurer qu’un blâme
et non un bannissement, il ajouta ces deux paragraphes :
Si le roi, par grâce singulière veut le favoriser encore et lui donner des lettres
de réhabilitation, il semble qu’il serait d’une grande conséquence de les porter
jusqu’à lui permettre de posséder quelque office, parce qu’il serait très dangereux
de confier une fonction publique à un homme qui a été convaincu de plusieurs
faussetés et qu’il y a très peu d’exemples de pareilles lettres portées au Parlement.
Quelques recherches qu’on en ait fait, on n’en a trouvé que trois exemples : l’un
de 1703 pour Richer, prévôt de la Connétablie, l’autre en 1710 pour Chesnard
archer de ladite Connétablie, le troisième en 1716 pour Poirier marchand. Il y
a quelquefois des cas favorables, où le roi croit devoir user de toute son autorité
pour faire grâce, mais ces exemples sont rares et d’une conséquence extrême 167.
166 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1225, f° 120 r.
167 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 104, f° 361 r.-v.
Après s’être relu, le magistrat décida de rayer ce dernier paragraphe, peut-
être par crainte de desservir son argumentaire, en fournissant au ministre
des précédents susceptibles de justifier la grâce. Mais il est intéressant de
constater que ces lignes supprimées avaient effectivement été étayées par
des recherches dans les archives du Parlement. Un dossier de travail voisin
contient en effet les références de huit lettres de rappel ou de réhabilitation
scellées entre 1703 et 1719 et comportant une clause relative à l’exercice d’un
emploi public 168. Or, dans quatre cas, la clause était défavorable au gracié, et
dans quatre autres, elle lui était favorable. Certes, comme l’un des impétrants
qui avaient été autorisés à exercer un emploi public avait été justiciable de la
Cour des Aides, le procureur général avait pu écrire que seuls trois précédents
avaient été retrouvés parmi les arrêts d’entérinement du Parlement. Toutefois,
si l’échantillon rassemblé par le parquet ne comptait que ces huit exemples,
ainsi qu’on peut le présumer, il faut bien admettre que Joly de Fleury I avait
envisagé les choses d’une manière singulièrement biaisée, puisqu’en définitive, 479
les deux catégories de lettres s’équilibraient. Peut-être était-ce d’ailleurs là le
169 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 12, dos. 79, f° 318 v.
170 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 265.
171 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 155.
172 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496.
173 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 41, dos. 420.
174 Haute-Saône, arr. Vesoul, cant.
dans la capitale des lettres anonymes et injurieuses dirigées contre l’épouse
d’un avocat de son siège, il estima qu’il était peut-être sévère de noter à jamais
un homme d’infamie et de lui interdire toute charge pour la vie, alors que
ce crime singulier avait manifestement été inspiré par un emportement qui
sentait la passion et la jalousie, d’autant que le coupable était âgé de vingt-six
ans au moment des faits. Il était donc envisageable de l’autoriser à rentrer
dans sa charge, mais à la condition expresse que les magistrats de sa juridiction
fussent désireux de le voir présider à nouveau 175, ce qui, en l’occurrence,
n’était pas du tout le cas 176. Au début des années 1720, Joly de Fleury I fut
à nouveau placé devant un cas délicat, avec l’affaire de cet huissier parisien
condamné pour avoir abandonné sur la voie publique deux bébés nés de sa
concubine, et ce plusieurs années avant de posséder son office et de fonder
une famille légitime 177. Consulté une première fois en 1721 sur des lettres de
réhabilitation avec clause de pouvoir conserver sa charge, le magistrat insista
lourdement sur les circonstances favorables, avant de conclure néanmoins de 481
manière défavorable :
Le fait décisif est que Joly de Fleury I finit peu ou prou par faire partager
au gouvernement le principe selon lequel un homme noté d’infamie pour
prévarication n’était plus jamais digne d’exercer un emploi public. En effet,
en 1726, à la suite d’une affaire spécialement discutée, le garde des sceaux
d’Armenonville finit par lui promettre qu’il ne s’expédierait plus de lettres de
réhabilitation remettant en fonction un tel condamné 180. Si cette promesse fut
presque aussitôt violée en faveur d’un inspecteur de police puissamment soutenu
par le lieutenant général de police de Paris en personne 181, la monarchie ne tarda
pas à respecter son engagement. La meilleure preuve en est que, lorsqu’en 1733,
Joly de Fleury I fit reproche au garde des sceaux Chauvelin d’avoir expédié, en
faveur d’un huissier prévaricateur, des lettres dénuées de la clause d’interdiction,
le ministre se sentit pris en faute et crut devoir se justifier : « je sens la nécessité
482
de la clause de ne pouvoir posséder office ; excepté ces lettres-ci, où j’ai suivi ce
qui m’a été demandé, je n’en ai pas accordé où la clause ne fût ». À cette occasion,
un substitut du procureur général ne put manquer d’observer que le criminel
s’en tirait à bon compte, eu égard à la « prière faite [par le parquet] depuis 15 ans
de ne jamais accorder de lettres qu’à la charge par l’impétrant de ne posséder
aucune charge » 182, constat qui disait clairement que, depuis l’entrée en fonction
de Joly de Fleury I, le ministère public avait cherché à faire de cette précaution
une règle intangible. La conséquence directe de cette politique fut de vider la
réhabilitation d’une grande partie de sa substance : si cette catégorie de lettres
de clémence ne permettait plus aux détenteurs de charge publique de rentrer
dans leur emploi, elle n’était plus guère qu’un moyen onéreux d’être rétabli dans
sa seule réputation, mais non dans sa fonction. Il a été noté, lors de l’analyse
des types de demandes soumis aux procureurs généraux, que les demandes de
réhabilitations avaient reculé entre la magistrature de Joly de Fleury I et celle de
Joly de Fleury II 183. Et lorsqu’on regarde le détail des chiffres en valeur absolue,
il apparaît que 16 demandes sur 49 – soit environ le tiers – ont été examinées
par le parquet entre 1717 et 1726, c’est-à-dire dans la première décennie. Il est
difficile de ne pas attribuer ce déséquilibre à la rigueur dont la monarchie, et
singulièrement Joly de Fleury I, firent preuve à l’égard de la clause d’exercice
d’une charge ou d’une fonction publique.
179 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 194, f° 139 r.-v.
180 Voir l’affaire du mauvais geôlier, à la fin de ce paragraphe.
181 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 57, dos. 584.
182 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1184, f° 219 r.
183 Voir livre I, préambule.
De manière inattendue, Joly de Fleury II fut beaucoup moins intransigeant
que son père sur cette question. Mais peut-être était-ce précisément parce que
le problème était devenu nettement moins brûlant que par le passé. Quoi qu’il
en soit, deux affaires survenues dans les années 1760 suggèrent que, sous sa
magistrature, la rareté des demandes de réhabilitation tourna plutôt à l’avantage
des suppliants. Ainsi, en 1761, Joly de Fleury II fut consulté sur le cas d’un
huissier audiencier de la juridiction consulaire de Beauvais condamné au blâme
pour des irrégularités dans deux pièces de procédure dressées par ses soins :
un acte de signification et un procès-verbal de capture. Après être entré dans
le détail des fautes commises – fautes qui lui semblaient plus imputables à
l’inexpérience qu’à la prévarication –, le procureur général jugea que le roi
pouvait faire grâce. Surtout, il estima que l’on pourrait se contenter d’insérer
dans les lettres de réhabilitation une clause d’interdiction temporaire d’exercice
de la charge, valable pour une durée fixée 184. Or jamais, semble-t-il, Joly de
Fleury I n’avait proposé de limiter dans le temps l’incapacité, qu’il considérait 483
comme définitive, quand bien même, comme dans le cas présent, le suppliant
184 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 368, dos. 4176. On peut noter que la proposition d’incapacité
temporaire n’était peut-être pas étrangère à ce parquet de la seconde moitié du siècle,
puisqu’en 1759, le substitut Boullenois avait fait l’étrange suggestion d’insérer une clause
d’interdiction à temps dans des lettres de rémission accordées à trois membres d’une
même famille, dont l’un était bailli et l’autre procureur fiscal d’une justice seigneuriale.
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3928.
185 Pas-de-Calais, arr.
186 Jean Baptiste Richard de Boutigny de Valaubrun, substitut de 1762 à 1771. [45] Bluche,
L’Origine des magistrats..., p. 368.
que l’aumône et l’admonestation, c’est-à-dire des peines non infamantes ;
troisièmement, le suppliant, emprisonné depuis trois ans pour cette affaire,
avait été privé suffisamment longtemps de l’exercice de son office, qui était sa
seule ressource. Joly de Fleury II ne trouva rien à redire à cet avis, qu’il fit copier
et expédier tel quel, ce qui revenait à ne pas demander d’insérer une clause
d’incapacité, même temporaire 187. Or, à l’aune des critères de Joly de Fleury I,
cet huissier s’était assurément rendu coupable d’un délit dans l’exercice de ses
fonctions.
Sans porter le moindre jugement sur les positions respectives du père et du fils
à l’égard de la clause d’exercice d’une charge ou d’une fonction publique, il faut
constater que l’extrême vigilance du premier sur ce point avait du moins le mérite
de clarifier la situation juridique du gracié. En effet, en centrant la discussion
sur la question de l’insertion d’une clause d’interdiction ou d’autorisation, le
procureur général évita sans doute à plusieurs reprises la délivrance de lettres de
484 réhabilitation sans clause. Or, en l’absence de toute précision sur la capacité de
l’impétrant à exercer ou non un emploi public, la situation juridique du gracié
pouvait devenir matière à discussion. Joly de Fleury II en fit l’amère expérience
au cours des années 1750.
L’affaire avait commencé de manière aussi banale que possible. En 1749, un
huissier à cheval nommé Pierre Corchant, chargé de présenter une requête au
lieutenant général de la sénéchaussée de Châtellerault 188, en était venu à insulter
et même à menacer cet officier. Poursuivi en justice par ce dernier, Corchant,
se vit, en 1750, en première instance comme en appel, condamné au blâme
et obligé de se défaire de sa charge dans les six mois. Afin d’échapper à cette
peine, il sollicita immédiatement des lettres de réhabilitation en faisant valoir
notamment qu’il était chargé d’une grande famille. Consulté sur cette demande
de grâce, Joly de Fleury II rendit un avis résolument négatif, au prétexte qu’en
la personne du premier officier du siège de Châtellerault, c’est la justice elle-
même qui avait été insultée. Toutefois, soit qu’il ne doutât pas du rejet de la
grâce, soit qu’il négligeât la question de la clause, il s’abstint de préciser qu’en cas
d’indulgence du roi, il recommandait l’incapacité d’exercer une charge ou une
fonction publique. Dans les jours qui suivirent, le chancelier d’Aguesseau rejeta
la demande de lettres, mais laissa espérer un geste de clémence après un certain
temps. Ayant été débouté, Corchant dut se défaire de sa charge d’huissier. Mais,
après la démission du chancelier, il sut manifestement faire valoir la vague
promesse qui lui avait été faite : le garde des sceaux Machault accepta en effet,
en 1751, de sceller des lettres de réhabilitation. Or celles-ci comportaient pour
189 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 313, dos. 3411, f° 113 v. et 114 v.
190 Gabriel Nicolas Taupinart de Tilière, substitut de 1720 à 1779. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 393.
jamais s’effacer et rendre capable d’office celui qui a été déclaré infâme par un
jugement. La distinction qu’on fait d’une infamie de droit résultant du crime,
de l’infamie de fait qui résulte d’un jugement m’a toujours paru chimérique.
Le crime qui rend infâme ne le rend que par le jugement qui prononce sur le
crime. Les lettres d’abolition, effet de la toute-puissance du souverain, éteignent
le crime, le coupable est réputé ne l’avoir pas commis. Les lettres de rappel ou
réhabilitation supposent le crime toujours existant : elles ne font qu’effacer la
peine. Le crime qui rend infame reste donc toujours 191.
Tilière espérait donc faire prévaloir une interprétation, plus qu’il ne prétendait
faire triompher une vérité. Au demeurant, dans la conclusion de sa note, il
appelait de ses vœux un arrêt qui tranchât cette question délicate.
L’avocat général Séguier, qui venait tout juste d’entrer en fonction 192, fut
chargé de plaider au nom du ministère public. Afin d’emporter l’adhésion
des juges, il construisit un réquisitoire en deux parties : l’une s’efforçait de
487
résoudre le problème juridique, en développant les arguments contenus dans
la note de Tilière ; l’autre tâchait d’affaiblir le principal intéressé, en reprenant
191 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 313, dos. 3411, f° 121 r.-v.
192 Antoine Louis Séguier avait été reçu le 10 mars 1755. [45] Bluche, L’Origine des magistrats...,
p. 386.
193 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 313, dos. 3411, f° 158 v.
L’éloquence de Séguier ne suffit pas à convaincre les juges, qui choisirent en
définitive de donner raison à Corchant : par arrêt du 13 septembre 1755, le
Parlement ordonna la réception de ce dernier dans l’office de garde général
des eaux et forêts, selon les formes prescrites et accoutumées. En vertu de ce
jugement, Corchant n’avait pas la garantie d’être reçu par ses pairs, mais du
moins avait-il le droit d’y prétendre, sans qu’on pût lui opposer l’argument
de l’incapacité juridique. Or cet arrêt fut lourd de conséquences, puisqu’il
fut cité ensuite par certains commentateurs, pour prouver que des lettres de
réhabilitation dûment entérinées rétablissaient leur bénéficiaire dans le droit de
posséder un office 194. Et à la fin du siècle, un dictionnaire alla jusqu’à considérer
qu’en octroyant des lettres de réhabilitation, le roi entendait que l’impétrant pût
« posséder et exercer toutes sortes d’offices » 195. Du point de vue de l’économie
de la grâce, tout ceci donnait rétrospectivement raison à Joly de Fleury I, qui
s’était toujours employé à empêcher la délivrance et l’enregistrement de lettres
488 de réhabilitation dénuées de la clause explicite d’incapacité à exercer une charge
ou une fonction publique. Il est clair en effet que cette stipulation était le moyen
le plus sûr pour le parquet d’écarter définitivement des individus jugés indignes
d’un emploi public.
Afin de parachever ce développement sur les demandes de lettres de clémence
en faveur de détenteurs de charge ou de fonction publique, il reste à préciser
que, dans quelques cas, la sollicitation ne visait pas à permettre au condamné
d’exercer à nouveau un emploi de cette nature. Il arrivait en effet que la quête de
grâce fut entièrement déterminée par le souci de laver l’honneur de la famille,
afin de permettre, non plus au suppliant lui-même, mais à ses enfants, de faire
carrière au service du roi, carrière que l’infamie de leur père compromettait,
sinon en droit, du moins en fait. Il est évident, par exemple, que les enfants de
ce bailli de Rochefort 196 dans les Yvelines, qui demandèrent en 1723 des lettres
de réhabilitation pour leur père, près de quinze ans après les prévarications
commises et sans même solliciter pour lui la possibilité d’exercer à nouveau,
poursuivaient un objectif propre à leur génération. Pour autant, soit fermeté,
soit inattention, Joly de Fleury I refusa d’entrer dans ces considérations et se
contenta de démontrer que le suppliant ne méritait aucune grâce, et surtout
pas celle d’être rétabli un jour dans un emploi public 197. En revanche, Joly de
194 « Par arrêt du Parlement du 13 septembre 1755, le nommé Pierre Larchant [sic], huissier
au Châtelet de Paris, qui avoit été condamné à une peine infamante, et qui avoit depuis
obtenu des lettres de réhabilitation entérinées, a été admis à posséder un nouvel office ».
[16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 415.
195 [13] [Guyot], Répertoire universel..., article « Réhabilitation », t. XIV, p. 632-633.
196 Rochefort-en-Yvelines, Yvelines, arr. Rambouillet, cant. Saint-Arnoult-en-Yvelines.
197 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 30, dos. 310.
Fleury II sut se montrer plus sensible à l’argument de la relève des générations.
Ainsi, en 1750, il fut amené à se prononcer sur la demande de son substitut
à Langeac 198 en Velay, qui, blâmé plusieurs années auparavant pour avoir
monnayé la libération de prisonniers, sollicita des lettres de réhabilitation avec
cette explication :
Comme il est dans le dessein de faire passer son office à son fils en faveur duquel
il a fait sa démission il y a déjà du temps, lequel ne pourrait y entrer avec
agrément si le suppliant restait chargé des condamnations prononcées contre
lui, il ose vous supplier très humblement, Monseigneur, de vouloir bien lui
être favorable dans la poursuite des lettres de réhabilitation, sous la soumission
qu’il fera de ne faire aucune fonction dudit office, ni d’aucun autre, n’ayant
d’autre objet que de rétablir l’honneur de la famille, qui est alliée à des personnes
distinguées dans la province, et de mettre son fils à couvert des reproches qu’il
pourrait essuyer en succédant à son père dans les fonctions dudit office 199.
489
Un tel exposé suffit à convaincre le procureur général, qui estima que le
Vers la fin de 1722 ou le début de 1723, un contumax qui avait obtenu des lettres de
rémission et devait les faire entériner par le bailliage d’Auxerre, se constitua prisonnier
dans cette juridiction, comme l’exigeait la procédure 202. Le geôlier, qui s’appelait
Antoine Bossu, lui laissa toutefois la plus grande liberté, l’autorisant à passer ses journées
en ville sur sa simple parole de revenir. Alors que l’audience d’entérinement approchait,
l’attention de Joly de Fleury I fut attirée sur ce rémissionnaire, sans doute par son
substitut au bailliage d’Auxerre. Le procureur général, qui n’avait pas été consulté sur la
grâce de cet accusé, découvrit que ce dernier avait obtenu rémission pour un homicide,
alors qu’il était par ailleurs décrété de prise de corps dans le cadre de poursuites liées à un
autre crime, passible de la roue. Il écrivit aussitôt sur les lieux pour ordonner aux juges
de suspendre la procédure d’entérinement des lettres et, ayant eu vent de la liberté de
mouvement laissée au prisonnier, pour faire dire au geôlier de ne plus le laisser sortir de
la prison, sous peine d’être lui-même poursuivi pour prévarication. Mais Bossu méprisa
ouvertement ces ordres et ne changea rien à ses habitudes. Le prisonnier, averti de la
tournure prise par les événements, profita d’une sortie pour s’évader.
490 Conformément à sa promesse, Joly de Fleury I ordonna à son substitut à Auxerre
de rendre plainte contre Bossu pour violation de l’article XIX du titre XIII de
l’ordonnance criminelle de 1670, qui interdisait notamment aux geôliers de laisser
vaguer les prisonniers pour crimes, sous peine des galères. Cependant, le bailliage
d’Auxerre ne prononça qu’un bannissement, lorsqu’il jugea Bossu, à la fin du mois
d’août 1723. Le procureur général ayant aussitôt interjeté appel a minima, le Parlement
prononça une condamnation à cinq ans de galères au mois de septembre. Mais, fort
du soutien du lieutenant civil du Châtelet, le geôlier obtint, en février 1724, des
lettres de rappel de galères. Malgré ses réticences, le Parlement les entérina, peut-être
parce qu’elles portaient explicitement la clause de ne pouvoir exercer de charge ou de
fonction publique.
L’année suivante, à l’occasion du mariage du roi, Bossu, toujours soutenu par le
lieutenant civil du Châtelet, s’employa à obtenir de nouvelles lettres qui anéantissent
la clause d’interdiction contenue dans ses lettres précédentes. Son entreprise fut
couronnée de succès, puisqu’il se vit accorder des lettres de réhabilitation, datées de
janvier 1726, dont le passage essentiel était ainsi rédigé :
L’exposant nous ayant fait supplier de le décharger de la condition qui est attachée [dans
ses lettres de rappel de galères] et de le remettre au même état qu’il était auparavant
lesdites condamnations, afin qu’il pût rentrer dans l’office dont il était revêtu, et qui se
trouvait sa seule ressource et le seul moyen qui pût le faire subsister, nous avons bien
voulu lui accorder cette grâce à la faveur de notre mariage et [le] pourvoir de nos lettres
nécessaires, [...] ce faisant, nous avons permis et permettons au suppliant d’exercer
l’office dont il était ci-devant pourvu, et autres offices et emplois dont il pourrait être
ci-après revêtu, ainsi qu’il aurait pu faire avant lesdites condamnations, à l’effet de quoi,
nous l’avons réhabilité et réhabilitons par cesdites présentes 203.
201 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496 ; vol. 179, dos. 1681.
202 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article XV.
203 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496, f° 29 r.-29 v.
Lorsque ces lettres furent communiquées pour entérinement au Parlement à la fin
du mois de janvier – Bossu n’avait pas perdu de temps, puisqu’il était le premier à se
présenter avec des lettres accordées au mariage au roi –, Joly de Fleury I s’étrangla
d’indignation. Il adressa aussitôt une longue lettre au secrétaire d’État de la Maison
du Roi Maurepas, dans laquelle il dénonçait, avec un emportement à peine contenu,
les conséquences de telles lettres de réhabilitation :
Un des premiers apanages de la souveraineté est de faire grâce aux criminels, mais, outre
que ces grâces sont souvent dangereuses, les lettres de grâce peuvent-elles rendre, à celui
qui les obtient, la probité dont il s’est écarté jusqu’à mériter les galères ? N’est-ce pas
mettre les armes à la main d’un furieux, que de remettre geôlier un homme qui a fait
une pareille prévarication dans les fonctions de geôlier ? Cet homme sera-t-il à l’abri
de 100 pistoles pour sauver un prisonnier ? Quel exemple pour tous les geôliers du
royaume, qui ne sont que trop sujets à de pareilles prévarications, et qui les commettent
souvent avec impunité par la facilité de supposer une fracture 204 ou une violence envers
eux ! Un homme qui a mérité les galères aura le pouvoir d’exercer toute sorte d’office :
quel danger cela n’entraînera-t-il pas ?
Le procureur général, on le voit, ne lésinait pas sur les moyens, puisqu’il allait 491
jusqu’à laisser imaginer, sans le dire explicitement, que Bossu avait été acheté par le
Le procureur général n’avait donc rien obtenu, hormis des justifications qu’à titre
personnel, il ne pouvait que désapprouver. Loin de se décourager, il rencontra à
nouveau le cardinal de Rohan, ainsi que le lieutenant civil du Châtelet, avec l’intention
manifeste de continuer le travail de sape. Au cours de ces discussions informelles,
il acquit la conviction que Bossu avait un soutien caché, ce qui l’incita à réécrire à
Maurepas. Sa lettre au ministre commençait par ce préambule, dans lequel il faisait
clairement comprendre qu’il ne pouvait compter que sur lui :
Nous ne voyons dans ces lettres, après la signature du roi que votre signature et le sceau.
Celui qui y a mis le sceau abdique toute la part qu’il peut y avoir : tout doit donc rouler
sur vous 206.
Après cette mise en demeure assez insolite, Joly de Fleury I expliquait qu’il avait parlé
de l’affaire au lieutenant civil du Châtelet : celui-ci avait reconnu sans peine avoir
soutenu Bossu, mais, après avoir entendu les explications du procureur général sur la
205 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496, f° 33 v.-34 r.
206 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496, f° 35 v.
nature exacte du crime, il avait avoué avoir été trompé par le geôlier. Maurepas devait
donc comprendre que celui-ci avait perdu son seul soutien déclaré. Joly de Fleury I en
venait alors au cœur de son propos :
[Bossu] avait, outre [le lieutenant civil], pour protecteur déclaré M. le garde des sceaux,
sans quoi on n’aurait pas accordées [les lettres] : c’est M. le cardinal de Rohan qui m’a
fait l’honneur de me le dire. Et M. le garde des sceaux me mande que les réflexions
[que je fais aujourd’hui sur cette grâce] l’avaient engagé, dans les premières lettres qu’il
lui avait accordées, d’y mettre la clause de ne pouvoir posséder aucun office, mais que
cette nouvelle grâce a passé par M. le cardinal de Rohan et qu’il n’y a eu de part que de
mettre le sceau. Ce qu’il y a de vrai est qu’il y a un sceau de M. le garde des sceaux qui
accorde protection à ce malheureux, je ne sais pas pour quel motif 207.
En résumé, d’un côté Rohan affirmait que Bossu était secrètement soutenu par
d’Armenonville, d’un autre côté d’Armenonville prétendait que cette grâce devait tout
à Rohan, ayant été lui-même à l’origine de la clause restrictive des premières lettres.
Joly de Fleury I expliquait ne pas savoir où était le vrai. Pourtant, sa dernière phrase
laissait entendre qu’il croyait au rôle occulte du garde des sceaux, même s’il est vrai
que la proposition relative qui accorde protection à ce malheureux était un chef-d’œuvre 493
d’ambiguïté, puisqu’il était bien difficile de dire si elle se rapportait au garde des sceaux
207 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 49, dos. 496, f° 35 v.-36 r.
208 Annuler un document officiel par des ratures ou des lacérations.
209 Joly de Fleury I le rappela dans une lettre adressée à Maurepas en août 1726, à propos
d’une autre affaire de réhabilitation. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 57, dos. 584.
illégalement à l’entérinement, puisque, sur des lettres d’après jugement irrévocable, les
juges n’avaient strictement rien à examiner, à la différence des lettres d’avant jugement
irrévocable, où il fallait vérifier la conformité de l’exposé aux charges. L’argument en
lui-même n’était pas faux, mais il arrivait trop tard, les lettres ayant été cancellées, ce
que Joly de Fleury I n’eut qu’à expliquer au principal ministre. Une dizaine d’années
plus tard, en 1738, Bossu retenta sa chance auprès du chancelier d’Aguesseau, en
sollicitant des lettres de surannation sur ses lettres de réhabilitation, au prétexte qu’il
avait négligé de les faire entériner. Les lettres de surannation étaient en effet destinées
à permettre à un impétrant qui n’avait pas fait entériner ses lettres de clémence dans
les trois mois, de les présenter après ce délai 210. Au-delà du mensonge lui-même, le
problème juridique n’était pas que le délai était dépassé, mais que les lettres n’existaient
plus. Joly de Fleury I, qui tenait toujours le parquet à cette date, se fit un plaisir de
l’expliquer à d’Aguesseau.
Ainsi s’achevait une affaire littéralement saturée de grâce judiciaire : le crime avait
été commis à l’occasion de l’entérinement de lettres de clémence ; il avait lui-même
donné lieu à des lettres obtenues par la voie ordinaire ; ces lettres avaient elles-mêmes
été redoublées par d’autres lors d’un événement dynastique. De bout en bout, Joly de
494 Fleury I avait fait preuve d’une détermination sans faille, pour empêcher un officier
public condamné de rentrer dans son office. Le fait que le coupable, en tant que
geôlier, contribuât à l’exercice de la justice avait sans doute joué son rôle, mais il
demeure qu’aux yeux de ce procureur général, aucun condamné ne méritait d’exercer
une fonction publique.
CONCLUSION
495
Jusqu’ici, l’étude s’est attachée à établir en quoi la nature des lettres sollicitées
et des crimes perpétrés guidait l’avis rendu par le procureur général, tant en
imposant des formes déterminées d’argumentation, qu’en prédisposant à des
types précis de conclusion. Avec cette grille d’analyse, il s’agissait de prendre en
compte les faits et non leur auteur, d’examiner le discours tenu sur le crime et
non le plaidoyer prononcé en faveur de l’individu. Toutefois, dans certaines de
ses consultations, le magistrat ne se contentait pas de cette démarche anonyme :
après l’avoir mise en œuvre, il envisageait la situation particulière du suppliant,
afin d’estimer si telle ou telle circonstance personnelle devait être prise en compte 497
dans le cadre de l’examen de la grâce. La lecture des avis rendus au fil du siècle
1) L’IRRESPONSABILITÉ MORALE
Or, dans ce cas précis, les coupables n’avaient que 7 ans 7 et le crime était la suite
évidente d’un jeu sans malice. Il n’y avait donc pas lieu d’accorder des lettres de
rémission. En d’autres termes, Joly de Fleury I repoussait la grâce, non parce qu’il
refusait de prendre en compte l’argument de la jeunesse, mais précisément parce
que celle-ci empêchait de prononcer une peine afflictive, d’obtenir l’aveu du
crime et d’entériner des lettres de rémission. Plus loin, il citait quelques affaires
du même genre qui, au Parlement, avaient toujours débouché sur de simples
réparations civiles, éventuellement complétées par l’injonction faite au père
de donner la correction à sa progéniture 8. Par conséquent, le chef du parquet
suggérait de recommander aux parents de laisser la procédure aller son cours au
Châtelet, puis de faire appel au Parlement de la sentence qui serait rendue, afin
que la cour souveraine rendît un arrêt conforme à la jurisprudence.
5 Il est inutile pour notre propos de distinguer le cas des filles, dont la sortie de l’âge impubère
était généralement située dès douze ans. [115] Laingui, Lebigre, Histoire du droit pénal..., t. I,
p. 85.
6 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 180, dos. 1708, f° 270 r.
7 Selon les catégories du droit romain, peut-être sous-jacentes dans la pensée de Joly de Fleury I,
ces garçonnets étaient des proximi infantiae et, comme tels, assimilables à des enfants, au
sens juridique du terme. [115] Laingui, Lebigre, Histoire du droit pénal..., t. I, p. 85-86.
8 Cette pratique de la correction familiale en lieu et place de l’exécution publique a été soulignée
par ibid., t. I, p. 86-87.
Au-delà de son intérêt juridique, cette consultation a le mérite de faire voir
que Joly de Fleury I partageait l’embarras des jurisconsultes et des juges à
l’égard des impubères. Fidèle en cela à un discours très ancien 9, il ne tenait
pas pour acquise l’innocence de cette classe d’âge, dont les crimes pouvaient,
selon lui, présenter des circonstances qui annoncent « une noirceur et par
conséquent une volonté dignes d’être punies » 10. On le voit encore à la
manière dont il rendit compte d’une autre demande de rémission, déposée
en 1736 en faveur d’un garçon d’une dizaine d’années, qui était donc un peu
plus âgé que les meurtriers de l’affaire précédente. Le drame était survenu
dans le petit bourg de Saint-Christophe-du-Ligneron 11 en Poitou : un
groupe d’enfants jouait dans la grande rue, lorsque vint à passer un petit
mendiant de leur âge, qui voulut peut-être se joindre à eux ; quoi qu’il en
soit, les enfants se mirent en devoir de le chasser et de le poursuivre en lui
jetant des pierres ; le mendiant croisa un adulte, qui prit sa défense et gronda
500 la petite troupe ; mais, dès qu’il se fut éloigné, trois garçonnets repartirent
à la poursuite du mendiant, et l’un d’entre eux, nommé Germain Cantin,
fut l’auteur d’un jet de pierre mortel. Joly de Fleury I analysa l’affaire en
ces termes :
On ne peut douter que Cantin n’ait jeté des pierres, que le défunt n’en ait été
atteint et n’en soit décédé. Tous les témoins s’accordent assez en ce point et
l’accusé en convient dans le projet de lettres de rémission qu’il présente. Mais
aucun témoin ne dit [si c’est] simple rixe ou s’il y a méditation. La première
idée qui se présente, c’est qu’il n’était question que de querelle d’enfants. On
ne voit point à la vérité quel est l’âge de l’enfant : il se dit âgé de 10 à 11 ans ;
le second témoin dit que c’était un jeune garçon, il parle de cet attroupement
comme d’une troupe d’enfants qui en suivaient un autre. L’accusé prétend dans
ses lettres que le défunt était un mendiant, qu’il vint avec un bâton pour jouer
avec les enfants du lieu, ce qui leur donna occasion de le chasser en lui jetant
des pierres. Cela ne paraît pas par les informations, mais aussi les informations
ne disent rien de contraire. Tout ce qui pourrait s’y trouver contre l’accusé, c’est
que deux témoins disent que l’accusé ayant jeté une pierre et ayant renversé le
défunt, s’était ensuite jeté sur lui avec fureur, mais ce ne sont que des ouï-dire.
Il paraît que, n’y ayant aucune méditation, les lettres de rémission peuvent être
accordées 12.
13 Selon les catégories du droit romain, il était précisément à la frontière des proximi infantiae
et des proximi pubertati. [115] Laingui, Lebigre, Histoire du droit pénal..., t. I, p. 85-86.
14 On connaît, en revanche, un cas de demande de lettres de rappel d’enfermement, déposée
en faveur d’un garçon condamné, deux ans plus tôt, au fouet sous la custode et à 5 ans de
détention à Bicêtre, pour un vol commis à l’âge de 12 ans. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 364,
dos. 4096.
15 Si la plupart des coutumes du royaume fixaient la majorité civile à 25 ans, quelques-unes,
et non des moindres, la fixaient à 20 ans, sans parler de celles qui la faisaient varier avec
la nature des actes juridiques considérés. [7] Denisart, Collection de décisions..., article
« Majeur, Majorité », t. II, p. 90-92.
puberté, rien n’empêchait qu’ils fussent condamnés comme des majeurs et
subissent toutes les peines de l’arsenal judiciaire, comme l’illustre le cas célèbre
du chevalier de La Barre, qui fut condamné à mort dans l’affaire des sacrilèges
et impiétés d’Abbeville, alors même qu’il était mineur, tant au moment des faits
qu’à l’heure de son exécution capitale 16.
Au reste, on se souvient que les soutiens des suppliants n’invoquaient pas la
minorité des criminels, mais plutôt leur jeunesse, spécialement lorsque ceux-ci
n’avaient pas 20 ans au moment des faits. De toute évidence, le parquet estimait,
lui aussi, que cet âge constituait la limite supérieure de la jeunesse. En effet, en
1733, Joly de Fleury I fut consulté sur la grâce d’un voleur, qui, dans son placet,
faisait valoir qu’il n’avait que 17 ans lors du larcin commis à la foire Saint-
Germain à Paris. Or, dans sa consultation, le magistrat prit soin de réfuter cette
justification en ces termes :
Son âge ne l’excuse même pas : il a dit être âgé lors du vol de 18 ou 19 ans, c’est
502
ce que porte son premier interrogatoire ; dans son second interrogatoire, il a dit
être âgé de 19 ans ; il dit dans son mémoire qu’il n’était âgé que de 17 ans ou
environ, et par son extrait baptistaire qu’il rapporte, il ne s’en fallait que de 26
jours qu’il ne fût âgé de 20 ans lors du vol 17.
16 La Barre, né le 12 septembre 1745, fut poursuivi pour des crimes commis au printemps et à
l’été 1765, et exécuté le 1er juillet 1766 ([158] Chassaigne, Le Procès du chevalier de La Barre,
passim). Or, à Abbeville comme à Paris, où il fut condamné successivement en première
instance et en appel, la majorité civile était fixée à 25 ans.
17 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1225, f° 120 r.
18 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4607, f° 328 r.
était presque toujours le vol, dont la part dans les demandes de grâce augmenta
considérablement dans la seconde moitié du siècle 19. Les quelques exemples
dont on dispose suggèrent que Joly de Fleury I envisageait avec réticence l’octroi
de lettres de clémence au prétexte de l’âge, mais qu’il s’y résignait pour les plus
jeunes. Ainsi, en 1741, à propos d’un apprenti parisien condamné au fouet, à
la marque et au bannissement pour avoir dérobé du pain, il écrivit : « c’est un
vol qui ne paraît mériter aucune grâce, s’il n’y avait l’âge de l’accusé qui n’a que
16 ans, qui pourrait entrer peut-être en quelque considération » 20. À lire une
consultation de 1736, rendu sur le cas d’un enfant de chœur de 15 ans qui avait
été condamné au fouet, à la marque et au bannissement pour avoir dévalisé
tous les troncs de son église paroissiale, il semble qu’aux yeux du magistrat, la
commutation était envisageable lorsque le criminel était à la fois jeune et novice,
car on pouvait encore espérer une rédemption :
On peut dire qu’il est triste qu’un jeune homme de cet âge soit perdu pour
503
toute sa vie par la marque qu’il portera sur lui ; on peut dire d’ailleurs qu’une
détention dans une maison de force au lieu du bannissement pourrait être une
Joly de Fleury II, quant à lui, eut une attitude nettement plus sévère à l’égard
des jeunes voleurs. Certes, il fit parfois preuve d’indulgence, comme dans le
cas de cet adolescent versaillais de 16 ans en 1755 ou de ce garçon parisien
de 15 ans en 1763, l’un et l’autre condamnés aux galères pour vol. Encore
leur jeunesse était-elle renforcé par les circonstances ou la nature du larcin : le
premier adolescent n’était que le comparse d’un vol unique, le second n’avait
volé que des bouts de cierge dans des églises 22. En règle générale, Joly de
Fleury II refusait de s’abandonner à la clémence. Ainsi, lorsqu’en 1748, des
intercesseurs invoquèrent la jeunesse d’un voleur de bourse de Fresnay 23, dans le
Maine, condamné au fouet, à la marque et au bannissement, le magistrat rejeta
explicitement cette excuse :
L’accusé paraît n’avoir que 15 ans par son interrogatoire. Mais, après la preuve
complète que l’information fournit du vol dont il est prévenu, on a peine à
Plus significatif encore, consulté en 1765 sur la grâce d’un garçon perruquier
parisien condamné au fouet, à la marque et au bannissement pour vol de
vêtements, et dont le principal soutien faisait valoir qu’il n’avait que 16 ans, Joly
de Fleury II rendit un avis négatif qui se contentait de constater que le crime était
prouvé et la peine proportionnée, sans faire aucune allusion à l’âge du coupable 25.
Cette sévérité à l’égard des jeunes voleurs en général, et des jeunes voleurs
parisiens en particulier, doit évidemment être rapprochée de l’exaspération née
de la prolifération des vols dans la capitale et de la détermination du parquet
à sévir contre leurs auteurs 26. De fait, l’âge pouvait difficilement faire figure
d’excuse, au moment précis où les magistrats déploraient la forte proportion
de jeunes délinquants. Un excellent révélateur de cette disposition d’esprit est
504
fourni par cet avis rendu en 1742 par Joly de Fleury I, à propos d’un manœuvre
en bâtiment âgé d’environ 15 ans et condamné au fouet, à la marque et au
bannissement, pour vol de mouchoirs dans les rues de la capitale :
Il est évident qu’un crime pareil de vol n’est pas susceptible [...] de lettres de
commutation, d’autant plus qu’on ne peut tarir dans Paris cette pépinière de
voleurs depuis 12 ans jusqu’à 20, qui sont arrêtés de temps en temps jusqu’à 5
ou 6 fois, sans qu’on puisse souvent avoir de preuves 27.
Dans cet avis d’une sévérité inouïe, le procureur général faisait donc de la
jeunesse du condamné une circonstance aggravante ! Des vols aussi précoces
ne pouvant être que la promesse de crimes plus graves, il était indispensable
de mettre la condamnation à exécution. Sans doute Joly de Fleury II fut-il lui-
même arrêté par la dureté de la formulation, puisqu’il raya soigneusement le
paragraphe qu’il venait d’écrire, pour le remplacer par cette question :
Il est vrai qu’il n’est âgé que de 17 ans, mais quand on montre d’aussi bonne
heure des inclinations aussi vicieuses, la jeunesse peut-elle servir d’excuse ? 38
Joly de Fleury II répéta peu ou prou la même idée dans plusieurs de ses avis,
comme celui rendu en 1758 sur le cas de deux voleurs de nappes de 18 et
19 ans condamnés au fouet, à la marque et au bannissement : « l’expérience
apprend depuis longtemps que les plus grands criminels ne le sont devenus
que par degrés, et combien il serait à désirer pour l’ordre public que l’on
punît sévèrement le crime, même dans ses commencements » 40. Comme
l’a fait voir la consultation sur le jeune voleur aux passe-partout, Joly de
Fleury II avait tendance à considérer que le crime juvénile était la révélation
d’un tempérament vicieux, conception qui s’inscrivait dans une antique
tradition juridique de la prédestination criminelle, résumée par le vieil adage
la malice supplée à l’âge 41. Ainsi, toujours en 1758, cherchant à s’opposer à la
commutation de peine d’un jeune garçon, pas même âgé de 14 ans lorsqu’il
avait tenté d’extorquer de l’argent par l’intermédiaire de billets de menaces,
le magistrat posa cette question : « que ne doit-on pas craindre à l’avenir d’un
accusé qui, de si bonne heure, se montre capable de commettre d’aussi grands
crimes ? » 42 Ces sombres réflexions illustrent l’écart qu’il pouvait y avoir, dans
43 L’édit d’août 1536 contre les ivrognes prévoyait une série de peines savamment graduées, qui
allaient de l’enfermement au pain sec et à l’eau jusqu’à l’essorillement et au bannissement,
en fonction du nombre des récidives. [23] Recueil général des anciennes lois françaises...,
t. XII, p. 527
44 D’après une étude conduite sur deux échantillons restreints, l’édit de 1536 fut peut-être
suffisamment appliqué au xvie siècle pour interdire la grâce de suppliants ayant commis
leur crime en état d’ivresse, mais il connut ensuite une irrémédiable décadence : Matthieu
Lecoutre, « Normes juridiques et pratiques judiciaires à propos de l’ivresse et de l’ivrognerie
en France du xvie au xviiie siècle », dans [109] Normes juridiques..., p. 113-121.
45 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 33, dos. 336, f° 248 r.
Lorsque le meurtre n’était pas irrémissible par nature, l’ivresse pouvait
devenir un argument plus acceptable, mais le procureur général ne
l’envisageait néanmoins qu’avec une extrême réticence. Consulté en 1732
sur la rémission et le pardon de trois soldats qui, sur la route de Compiègne
à Paris, avaient tué brutalement un homme désarmé, sans doute après avoir
cherché à l’enrôler de force, Joly de Fleury I admit que l’ivresse était attestée
par les témoins, mais il conclut néanmoins que le crime était trop grave pour
justifier la grâce sollicitée. Et, quelques semaines plus tard, il estima que
l’ivresse ne suffisait peut-être pas même à justifier une commutation de peine
en faveur de ces soldats 46. Au mieux le prétexte de l’ébriété put-il arracher à
Joly de Fleury I un avis neutre, comme le montre un exemple unique datant
de 1741. Dans cette affaire survenue dans la cour d’un cabaret de Verrières 47,
non loin de Paris, un homme ivre en avait tué un autre sous le coup de la
colère, mais après avoir été écarté à deux reprises de son adversaire dans les
510 instants précédents, par des gens de bonne volonté soucieux d’éviter un
malheur. Conduit à manier le critère de réflexion, Joly de Fleury I estima
que le premier moment avait duré un peu trop longtemps, avant d’ajouter
toutefois : « le vin qui échauffait la tête de l’accusé a fait durer ce premier
moment peut-être au-delà de ses justes bornes » 48. En d’autres termes, Joly
de Fleury I ne refusait pas tout à fait de prendre en compte l’ivresse du
suppliant, mais celle-ci ne pouvait en aucune manière être un motif de
rémission. Joly de Fleury II, quant à lui, eut l’occasion de formuler un avis
tranché et apparemment définitif sur la question de l’ivresse, à la faveur d’une
consultation rendue en 1749 sur le cas d’un soldat du régiment des Gardes
Françaises qui, sous l’emprise de l’alcool et par pure provocation semble-t-il,
avait porté, en plein Paris, un coup d’épée mortel à un sergent du régiment
des Gardes de Lorraine. Le magistrat, après examen attentif de l’extrait de
procédure, formula cette analyse :
Aucun témoin ne dépose que l’homicidé ait été l’agresseur. Ainsi l’homicide
a été commis sans aucun prétexte. Il ne paraît pas même avoir été précédé
d’aucune rixe et s’il y a lieu de présumer que le vin ait été de la partie, cette
circonstance ne peut jamais être regardée comme capable de justifier un accusé
d’un crime aussi punissable 49.
50 Serpillon écrit, à propos des crimes susceptibles de lettres d’avant jugement irrévocable, que
« commis dans la débauche, c’est-à-dire dans la chaleur du vin, [ils] ne sont pas excusés »,
mais il ne tarde pas à limiter la portée de ce principe. [25] Serpillon, Code criminel..., t. I,
p. 747.
51 Ainsi, Muyart de Vouglans, après avoir expliqué que le crime de premier mouvement se
définit par l’absence de préméditation et la chaleur de la passion, cite l’ivresse parmi les
causes possibles d’un tel état et donne pour exemple classique « ceux qui se querellent et
se battent dans la chaleur du vin ». [18] Muyart de Vouglans, Les Loix criminelles..., p. 13.
52 Il est intéressant de constater que, dans son journal de l’année 1772, Hardy présente
comme parfaitement rémissible – et effectivement remis – un coup de couteau mortel, porté
au petit matin par un clerc de notaire revenant d’une nuit d’ivresse, sur la personne d’un
homme qu’il ne connaissait pas et sur lequel il avait trébuché dans une rue de Paris. Selon
le mémorialiste, « le cas avait paru d’autant plus graciable, que ce jeune-homme après
avoir dormi pendant quelque temps chez le commissaire, avoit paru fort étonné à son réveil
de se trouver coupable d’un meurtre qu’il paroissoit avoir commis sans aucune espèce de
dessein, ni de réflexion » ([30] Hardy, Mes Loisirs..., t. II, p. 590-591). Cet homicide, commis
dans l’inconscience éthylique la plus complète et gracié avant même le procès en première
instance au Châtelet, suggère que, comme dans le cas de l’accident ou de la légitime
défense, les meurtres les plus graciables ne parvenaient que rarement jusqu’au procureur
général.
53 Pour un bon exemple de cette attitude, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 431, dos. 5108.
54 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 66, dos. 668, f° 31 r.
qui portait en elle sa réponse : « le vin serait-il une excuse aux plus grands
crimes ? » 55 Lorsqu’à la génération suivante, Joly de Fleury II examina l’argument
de l’ébriété, dans une consultation de 1755 consacré à un ouvrier auteur de
vols dans sa manufacture, ce fut pour affirmer qu’une telle excuse n’était pas
recevable : « lorsque la preuve d’un crime est acquise, il serait dangereux de
regarder l’ivresse comme une circonstance capable de justifier celui qui est
[reconnu] coupable » 56. De fait, au-delà de la question de savoir si l’ébriété
atténuait ou non la responsabilité du criminel, le danger était qu’en acceptant
de prendre ce facteur en considération, les suppliants ne cesseraient plus de
s’abriter derrière cette excuse, excuse d’autant plus commode qu’elle pouvait être
rétrospective et imaginaire, à la différence de l’excuse de jeunesse par exemple,
qui reposait sur une réalité constante et démontrable. C’est ainsi qu’il faut
comprendre l’opposition que Joly de Fleury II dressait, dans cet avis, entre le
crime et l’ivresse, l’un étant un fait prouvé, l’autre une excuse quasi invérifiable.
512 Autrement dit, le père comme le fils estimaient qu’en acceptant d’entendre
aujourd’hui l’argument de l’ébriété, on offrirait demain l’impunité à tous les
criminels : le risque, parfois le terme même d’impunité, furent convoqués par
l’un et par l’autre dans plusieurs avis rendus au cours du siècle 57. En définitive,
quelle que fût la nature des lettres de clémence demandées, l’argument de
l’ivresse était sans nul doute celui qui produisait le moins d’effet sur le parquet,
qui, ou bien le rejetait, ou bien l’ignorait.
Le dérangement d’esprit était encore un argument dont les soutiens
surestimaient la valeur, faute cette fois d’en mesurer la signification juridique.
En toute rigueur, la folie, bien loin de favoriser la délivrance des lettres, était
incompatible avec celle-ci. En effet, aux yeux des jurisconsultes, quasi unanimes
sur ce point, la démence caractérisée rendait le criminel irresponsable et
interdisait de lui appliquer les peines ordinaires, auxquelles il fallait substituer
l’enfermement 58. Dès lors, la grâce n’avait, en principe, aucun objet : d’une
part, il n’y avait pas lieu d’empêcher ou de changer les peines ordinaires, puisque
celles-ci ne pouvaient être prononcées ; d’autre part, il était hors de question
de remettre en cause la peine de substitution qu’était la détention, car elle était
nécessaire à la protection de la société. Cette logique était spécialement affirmée
514 En 1758, il rendit un avis absolument identique à propos d’un homme qui
avait été condamné aux galères pour viol de ban et dont le placet invoquait
la faiblesse d’esprit 65. La même année, à propos d’un vigneron prétendûment
insensé, condamné à la marque, au fouet et au bannissement pour vol d’un
chapeau, le magistrat prit la peine de renforcer son raisonnement par cette
précision : « MM. de la Tournelle sont très attentifs à ordonner des informations
de vie et mœurs, lorsqu’ils trouvent de la faiblesse ou du dérangement dans
l’esprit des accusés » 66.
Pour autant, le procureur général ne se retranchait pas systématiquement
derrière la Tournelle pour rendre son avis sur des demandes de grâce fondées
sur le dérangement d’esprit. Dans un certain nombre de cas, il cherchait à
se faire une opinion par lui-même en consultant de près la procédure. Il en
était naturellement ainsi dans les affaires où l’argument de la folie avait une
certaine vraisemblance. En 1723, par exemple, Joly de Fleury I fut consulté
sur des lettres de commutation de la peine de mort en faveur d’une villageoise
de Mognéville 67 en Lorraine, qui avait encouragé des membres de sa famille
à torturer une femme qu’elle accusait de l’avoir ensorcelée. Or, lors de son
qu’il n’aurait pas dû être condamné à aucune peine que celle d’être enfermé, et si on l’a
considéré comme étant en possession de sa raison, il paraissait mériter une peine plus
grave que celle de trois ans de galères, et n’être pas dans le cas que les juges mêmes
arrêtassent qu’il se pourvoirait pour obtenir des lettres de grâce » (BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 314, dos. 3436, f° 281 r.). Ceci revenait à dire que la grâce ne pouvait être la réponse au
dérangement d’esprit.
64 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3641, f° 491 r.
65 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 353, dos. 3824.
66 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3920, f° 90 v.
67 Meurthe-et-Moselle, arr. Bar-le-Duc, cant. Revigny-sur-Ornain.
interrogatoire sur la sellette au Parlement, l’accusée avait alterné les réponses
sensées et les propos délirants, prétendant notamment apercevoir des oiseaux
au fond de la pièce, ce qui s’expliquait peut-être par l’état fiévreux dans lequel
elle paraissait être. À en croire l’un des ecclésiastiques qui militait pour sa grâce
et prétendait connaître le secret de la délibération, les conseillers de la Tournelle
avaient été partagés sur ce cas : une courte majorité avait certes décidé de la
mort, mais une forte minorité avait voté pour ordonner une instruction sur la
démence. En reprenant les témoignages recueillis dans le cours du procès, Joly
de Fleury I souligna la fragilité d’un esprit convaincu, dès la jeunesse, d’être
damné, et d’un corps coutumier, depuis des années, de la consommation de
drogues, dont l’opium. Il conclut donc en faveur du dérangement d’esprit et
de la commutation de la peine de mort en une détention perpétuelle 68, ce qui
revenait à estimer que les juges auraient dû faire informer sur la démence et
rendre un jugement d’irresponsabilité. Sur le plan juridique, ceci impliquait
surtout d’admettre que la grâce servît à épargner une accusée atteinte de folie, 515
ce qui n’était pas sa vocation. De même, en 1755, Joly de Fleury II admit
Au printemps 1742, il y avait déjà plusieurs années que la marquise d’Éragny 81
était lasse de l’existence. Vieille et impotente, elle vivait recluse dans son château, sans
pouvoir se déplacer seule, ne serait-ce que dans sa chambre. Elle répétait souvent son
désir de mourir, allant jusqu’à dire qu’elle se tuerait de ses mains si elle en avait la force.
Parfois, elle demandait à ses domestiques de lui trouver quelqu’un d’irresponsable, en
518 laissant entendre qu’il l’aiderait à exécuter ce projet.
Au matin du 20 mars, la marquise, invoquant quelque faux prétexte, demanda à
ses servantes de lui apporter un fusil de chasse rangé dans une autre pièce du château.
Celles-ci refusèrent d’abord de le faire, mais, devant les demandes réitérées de la
vieille femme, elles finirent par céder. L’une des servantes ramena l’arme dans la pièce,
sans trop savoir si celle-ci était ou non chargée. La domestique voulut la ranger dans
une armoire, mais la marquise lui ordonna de la poser près de la cheminée, qui,
de toute façon, lui était aussi inaccessible que le meuble. Au cours de la matinée,
arriva Charles Dudefroy, le maître d’école d’Éragny, qui venait rendre une visite de
courtoisie à la marquise, après avoir fait ses pâques. La maîtresse des lieux demanda à
ses domestiques de les laisser seuls. Un instant plus tard, on entendit un coup de feu
claquer. Les servantes se précipitèrent dans la pièce et trouvèrent leur maîtresse morte,
manifestement d’un coup de feu en pleine tête, tandis que le maître d’école, le fusil à
la main, expliquait qu’il avait seulement voulu la guérir.
Arrêté sans avoir opposé la moindre résistance, Dudefroy fut traduit devant la
prévôté royale de Pontoise. Lors de son interrogatoire, il commença par expliquer
qu’il avait seulement donné le fusil à la marquise, qui s’était suicidée. Mais, lorsqu’on
lui opposa que celle-ci était hors d’état de faire un pareil geste toute seule, il livra une
nouvelle version des faits, qui semblait donner un sens aux propos qu’il avait tenus au
moment où les servantes avaient fait irruption dans la pièce : dès qu’il s’était trouvé
seul avec la marquise, celle-ci lui avait dit souffrir de sa surdité, mais connaître un
excellent remède contre ce mal ; ce remède consistait à tirer un coup de feu à blanc
dans l’oreille ; elle lui avait montré le fusil, en lui expliquant qu’il n’était chargé que de
poudre et d’une bourre de papier, et elle lui avait demandé de bien vouloir s’en servir
pour la guérir de son mal ; comme il n’avait jamais manipulé d’arme de sa vie, elle lui
avait expliqué comme la tenir et comment faire feu ; sur son ordre, il lui avait appliqué
le canon contre l’oreille et avait pressé la détente.
80 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2083 ; AN, X2A 1106, 5 et 24 juillet 1742.
81 Val-d’Oise, arr. Pontoise, cant. Cergy.
Ayant été logiquement condamné à mort en première instance, Dudefroy sollicita
des lettres de rémission, en renouvelant ses explications dans un placet. À la découverte
de cette demande, le chancelier d’Aguesseau ne put s’empêcher d’éprouver quelque
doute devant la version donnée par le meurtrier. En demandant son avis au procureur
général, il ajouta en effet cette précision inhabituelle, qui faisait sentir l’étendue de
ses réticences :
[Le] crime serait énorme en lui-même, s’il était l’effet de la mauvaise volonté plutôt que
de l’imbécillité ou de l’aveugle crédulité du coupable. C’est ce qui fait qu’il vaudrait
peut-être mieux le laisser juger, afin que, si son excuse était approuvée par le sentiment
des juges, ce fut sur leur avis que la grâce fut accordée 82.
Joly de Fleury I, lui aussi troublé par cette affaire des plus insolites, se pencha avec la
plus grande attention sur l’extrait de procédure. L’avis qu’il rédigea après en avoir pris
connaissance atteste qu’il eut du mal à se convaincre de l’innocence du maître d’école.
Il exprima son doute à trois reprises au fil de sa consultation. Il y eut cette question
centrale : « peut-on penser qu’un homme soit assez simple pour croire que la guérison
d’une surdité puisse être procurée par un coup de fusil tiré dans l’oreille ? » Il y eut
aussi ce jugement, apparemment sans appel : « une pareille imbécillité est au-delà de 519
toute vraisemblance ». Il y eut encore cette hypothèse, nettement moins définitive :
Le procureur général concluait donc que le cas méritait grâce, mais il soulevait
cependant plusieurs questions. La première était de savoir s’il convenait de faire le
procès de la mémoire de la marquise d’Éragny pour suicide. Le problème n’était peut-
être pas aussi étranger à la grâce qu’il pouvait le paraître. En effet, en accordant des
lettres de rémission au prétexte que le meurtier avait été manipulé par sa victime, on
reconnaissait, au moins indirectement, le geste suicidaire de la marquise. La seconde
Le procès fut donc jugé à la Tournelle quelques jours plus tard. Lorsque les juges
demandèrent à l’accusé, sur la sellette, s’il avait tué la dame d’Éragny, Dudefroy l’admit
cette fois sans hésiter, mais en précisant aussitôt qu’il l’avait fait « sans le vouloir, parce
que la dame le pria de lui tirer un coup de fusil dans l’oreille, qu’elle lui avait dit devoir
lui guérir sa surdité ». Conformément à l’attente du chancelier, les juges arrêtèrent
que l’accusé se pourvoirait devant le roi pour obtenir des lettres de rémission. Ainsi,
l’imbécillité fut bien distinguée du dérangement d’esprit, et, de ce fait, le suppliant
mérita d’être gracié plutôt qu’enfermé. Quant à la mémoire de la marquise d’Éragny,
on la laissa dormir en paix.
2) LA SITUATION JUDICIAIRE
L’analyse du discours des suppliants a fait voir que certains – surtout parmi
ceux qui étaient en quête de lettres d’avant jugement irrévocable – soulignaient
qu’ils n’étaient plus poursuivis par la partie civile, et que d’autres – surtout parmi
ceux qui étaient en quête de lettres d’après jugement irrévocable – faisaient
valoir qu’ils avaient affaire à la justice pour la première fois de leur vie. La lecture
des avis du procureur général montre que celui-ci tenait le plus grand compte de
la situation judiciaire du candidat à la grâce. Mais, contrairement aux attentes
des suppliants et de leur soutiens, il y cherchait moins des arguments en faveur
101 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 197, dos. 1857, f° 76 r.
102 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 195, dos. 1851, f° 277 v.
103 Maine-et-Loire, arr. Saumur, cant.
104 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 212, dos. 2072, f° 333 r.
Aux yeux du procureur général, la contumace pouvait donc devenir, sinon une
preuve, du moins un indice solide d’irrémissibilité.
En matière de lettres d’après jugement irrévocable, les choses étaient d’une
certaine manière plus simples : l’ordonnance criminelle de 1670 ne définissant
pas les critères de la grâce, le procureur général avait les coudées franches pour
opposer la situation judiciaire du suppliant à sa demande de lettres de clémence.
Or, du fait de la diversité des situations individuelles, les arguments mobilisés
par le magistrat se révélaient étonnamment nombreux.
Au premier rang des motifs de rejet de la grâce, on trouvait évidemment le
fait que le suppliant avait déjà été poursuivi ou condamné par la justice. Tandis
que bon nombre de candidats à la clémence s’évertuaient à faire valoir qu’ils
étaient des novices du crime, le procureur général, faisant la sourde oreille à leur
plaidoyer, portait toute son attention sur ceux qui ne l’étaient pas.
Pour commencer, la peine de bannissement, si commune sous l’Ancien
526 Régime, produisait son flot d’individus coupables de n’avoir pas respecté leur
ban : arrêtés avant l’expiration de leur peine dans le ressort dont ils avaient été
bannis, ils étaient le plus souvent condamnés à recommencer leur ban, ce qui
conduisait certains d’entre eux à solliciter des lettres de rappel 105. Ils étaient,
par définition, des repris de justice, même si leur second crime n’était pas à
proprement parler un nouveau forfait, mais un acte d’insoumission à l’égard
de la condamnation subie pour le premier. Face à ces demandes, le procureur
général se montrait systématiquement défavorable. Ce préambule d’un avis
rendu par Joly de Fleury I en 1718, à propos d’une femme revenue à Paris
malgré un bannissement pour fait de bigamie, résume parfaitement la position
du parquet tout au long du siècle : « si la grâce du Prince peut être quelquefois
excitée en faveur de quelques condamnés, il me semble qu’elle ne doive pas
l’être pour ceux qui ont méprisé leur arrêt jusqu’à ne le point exécuter » 106. Et
lorsque le suppliant avait violé un bannissement consécutif à une commutation
de peine initialement plus lourde, la consultation se traduisait logiquement par
un redoublement de sévérité 107. La plupart des suppliants qui demandaient
des lettres de rappel de ban après l’avoir violé sentaient bien la délicatesse de
leur position, qu’ils justifiaient par la nécessité absolue de revenir sur les lieux
pour régler des affaires où leur présence était requise, tels des procès ou des
successions 108, à quoi Joly de Fleury I répondit froidement, dans un avis de
1737 : « n’y a point d’infraction de ban qu’on n’excusât en supposant toujours
105 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 172, dos. 1619 ; vol. 283, dos. 2938.
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 8, dos. 48, f° 144 v.
107 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 295, dos. 3127 ; vol. 353, dos. 3824.
108 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 367, dos. 373.
un motif d’affaires de famille » 109. Cette excuse était d’autant moins susceptible
de toucher le procureur général, que les bannis confrontés à de telles obligations
avaient la possibilité de solliciter un sauf-conduit qui leur permettait de résider
temporairement dans le ressort qui leur était interdit. Ainsi, en 1734, Joly de
Fleury I rejeta la demande de lettres de rappel de ban d’un homme qui la
justifiait par la nécessité de revenir à Paris pour suivre un procès dans lequel
il était partie, mais il suggéra de tolérer sa présence durant quelque temps, ce
qui conduisit le ministre à délivrer un sauf-conduit de trois mois, qu’il fallut
d’ailleurs renouveler à plusieurs reprises 110.
En dehors du cas très particulier de ceux qui avaient été condamnés pour
viol de ban, les suppliants qui étaient repris de justice étaient de véritables
récidivistes du crime : comme tels, ils ne pouvaient guère susciter l’indulgence
du procureur général. L’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville, en 1733, a bien
montré que, dans ce dossier, le principal obstacle opposé à la grâce par Joly de
Fleury I avait été que le condamné en était à « sa seconde fausseté connue » 111, 527
ce qui suggérait, au passage, qu’il avait pu en commettre d’autres dont la justice
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 110, dos. 1023, f° 253 r.
110 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 133, dos. 1233 et vol. 139, dos. 1279.
111 Voir livre I, chapitre III, paragraphe 1.
112 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3841, f° 123 v.
113 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 137, f° 26 v.
la nature des crimes. De même, consulté en 1747, sur le cas d’une voleuse qui
sollicitait une commutation du fouet, de la marque et du bannissement, Joly
de Fleury se contenta de souligner que c’était la troisième fois que cette femme,
au cours de son existence, était condamnée au bannissement, sans prendre la
peine de préciser pour quels crimes 114.
En définitive, peu importait que les méfaits successifs aient été proches ou
lointains, impunis ou sanctionnés, semblables ou différents. Lors de l’examen
de la grâce, le but du parquet n’était plus d’étayer des conclusions destinées à
obtenir une condamnation précise de la Tournelle, mais de révéler au ministre
ou au roi la nature foncièrement criminelle du candidat à la grâce. La récidive
était vue comme la preuve d’une accoutumance ou d’un attachement au crime
qui rendait le suppliant indigne de la clémence du souverain. Un bon exemple
en est fourni par la consultation rendue en 1720 par Joly de Fleury I, à propos
d’un homme condamné au bannissement pour des violences graves commises
528 contre sa mère en 1718. Afin de justifier son refus, le magistrat crut devoir
revenir avec précision sur d’autres violences, que le suppliant avait faites à son
frère en 1714 :
Il y eut alors une plainte du père, de la mère et du frère, un rapport de chirurgie
des blessures du frère, une information très concluante. Cette procédure a
été depuis abandonnée : le père même étant décédé, la mère et le frère s’en
sont déportés. Et, quoique cette accusation n’ait point été suivie et ne fasse
point partie de l’accusation sur laquelle l’arrêt de bannissement est intervenue,
les excès et les violences prouvées par cette information sont d’une extrême
conséquence pour faire connaître le caractère de cet accusé, accoutumé depuis
longtemps au crime 115.
Le fondement de ce genre d’avis était que les juges de dernier ressort avaient
déjà fait preuve d’indulgence en infirmant la condamnation prononcée par les
juges de première instance, de sorte qu’il n’était pas envisageable de la porter plus
loin ou de lui ajouter une seconde indulgence 124. Au reste, le suppliant aurait dû
prendre conscience de sa bonne fortune et se contenter d’en jouir, plutôt que
de solliciter des lettres de clémence 125. En somme, le procureur général n’était
pas loin d’insinuer qu’il n’y avait aucune raison de solliciter la miséricorde du
roi, quand on avait déjà bénéficié de celle de la Tournelle 126. Dans un avis
127 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2787, f° 227 r.
128 On ne trouve guère qu’un seul cas, survenu en 1752, où Joly de Fleury II admit que la
peine prononcée par les juges de première instance – mort avec question ordinaire et
extraordinaire – avait été trop sévère, mais comme la peine prononcée par les juges de
dernier ressort – fouet, marque, bannissement – lui parut trop clémente, il put néanmoins
invoquer l’allègement de peine pour justifier un avis défavorable. BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 298, dos. 3183.
que les deux grâces obtenues [paraissaient] déjà bien fortes » 129. Plus explicite
encore fut l’avis rendu par Joly de Fleury II en 1771 sur le cas d’un homme qui
sollicitait des lettres de rappel de galères depuis le bagne de Brest, où il était
supposé demeurer en détention à perpétuité. Or ce forçat purgeait sa peine en
vertu de lettres de commutation obtenues sur arrêté de la Tournelle, qui l’avait
condamné à mort en 1764 pour avoir tué son voisin, à l’occasion d’un litige sur
l’emplacement d’un mur de clôture mitoyen. L’analyse du procureur général
fut la suivante :
L’accusé a commis un crime qui méritait la mort à laquelle il a été condamné
par la sentence du premier juge et par l’arrêt de la Tournelle. Mais le Roi a
bien voulu lui faire grâce de la vie en commuant cette peine en celle des galères
perpétuelles. On ne voit pas ce qui pourrait engager aujourd’hui à accorder une
nouvelle grâce à cet accusé en le rappelant des galères, puisque cette nouvelle
grâce aurait pour objet de remettre dans la société un sujet qui, dans le principe,
532
avait été jugé devoir en être retranché 130.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2058, f° 200 r.
130 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 460, dos. 5568, f° 79 v.
131 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 264, dos. 2670, f° 342 v.
pas [les] accorder à la complice » 132. Symétriquement, en 1759, Joly de Fleury II
rendit une consultation défavorable sur la demande de rappel de ban d’un
homme ayant participé, quelques années plus tôt, à une vente frauduleuse, au
prétexte qu’au lendemain de la condamnation, en 1756, une commutation
de la peine des galères avait été refusée au principal accusé, son complice 133.
Cette logique consistant à traiter de manière indifférenciée des complices ayant
sollicité leur grâce à tour de rôle pourrait laisser imaginer que la complicité jouait
tantôt pour et tantôt contre le suppliant, selon ce qui avait décidé pour son
complice. En réalité, sous la plume du procureur général, la complicité pouvait
devenir une objection systématique contre la grâce, à condition d’être invoquée
dès la première demande relative à un crime collectif. L’argument du magistrat
était que l’octroi de lettres de clémence à un suppliant risquait de pousser son ou
ses complices à faire la même démarche. Ainsi, consulté en 1730 sur la demande
de lettres de commutation d’un faussaire condamné à l’amende honorable, à la
marque et aux galères, Joly de Fleury I souligna cette éventualité : « la grâce qu’il 533
demande est d’autant plus de conséquence que son complice, qui est le moins
132 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1297, f° 335 r.
133 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 318, dos. 3472 et vol. 359, dos. 3976.
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 96, dos. 921, f° 216 r.
135 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 157, dos. 1439, f° 160 r.
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 157, dos. 1442, f° 188 r.
Pour éviter de se voir ainsi forcer la main, le plus sage était donc de ne pas avoir
la moindre faiblesse pour les crimes en réunion qui pouvaient laisser augurer
des demandes en cascade. Traduite en termes de politique pénale, cette maxime
visait à ne pas compromettre l’exemplarité du châtiment : si la justice retenue
enchaînait les grâces, la justice déléguée ne disposerait peut-être plus d’un seul
condamné sur lequel on pût procéder à une exécution publique. Il faut bien
admettre que ces discussions relevaient davantage du cas d’école que de la
réalité de la procédure. En effet, les demandes de grâce successives de la part de
suppliants condamnés pour un même crime étaient très rares : le plus souvent,
lorsque des complices sollicitaient des lettres, ils le faisaient simultanément,
souvent même dans un unique placet rédigé en leur nom collectif. Mais la mise
en garde du procureur général illustre bien la capacité qu’avait ce magistrat à
conjurer tout risque d’affaiblissement de la justice répressive 137.
En définitive, la situation judiciaire des suppliants constituait, pour le
534 procureur général, une source d’arguments presque systématiquement contraires
à la grâce, qu’ils fussent pris isolément ou ajoutés à des observations propres
au crime lui-même. La seule véritable exception à cette implacable logique
du rejet concerne les demandes de rappel d’enfermement, qui étaient le plus
souvent sollicitées par des femmes enfermées depuis des années à la Salpêtrière
et supposées y demeurer à perpétuité, en application d’une condamnation ou
d’une commutation : dans ce cas précis, l’analyse de la situation judiciaire, bien
loin d’alourdir le crime, le rejetait à l’arrière-plan des préoccupations, voire
l’occultait totalement, au profit de considérations sur la durée de l’enfermement
et l’attitude en détention, considérations presque toujours favorables au
suppliant. Ainsi, lorsqu’en 1733, Joly de Fleury I fut consulté sur la grâce d’une
condamnée emprisonnée depuis plus de vingt ans, qui sollicitait sa libération en
persistant à nier les faits, il balaya son argumentaire, mais se refusa à méditer sur
le crime lui-même ou sur les mensonges de la suppliante. Il choisit de conclure
favorablement, en tenant compte de la détention :
137 L’exemple le plus spectaculaire de ce comportement réside sans doute dans un avis rendu
en 1758 par Joly de Fleury II, à propos de la demande de commutation de le peine de mort
d’un voleur nommé Caron, condamné à la pendaison en compagnie de quatre complices.
Après avoir avancé divers arguments défavorables, le magistrat ajouta celui-ci : « on peut
peut dire même qu’il est d’autant moins susceptible [de grâce] que Mrs de la Tournelle ont
fait dépendre le jugement de la nommée Velle, qui est prévenue d’avoir acheté les effets
volés, des déclarations que fera à la mort ledit Caron, ainsi que ses coaccusés » (BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3918, f° 61 r.). Autrement dit, au prétexte que le condamné à
mort devait être soumis à la question préalable avant de monter au gibet, comme il était
fréquent dans les affaires où subsistaient des soupçons de complicité non révélées, il
fallait l’exécuter, ce qui revenait à faire passer le bon déroulement de la procédure pénale
avant toute considération pour le criminel lui-même.
Le procureur général du roi s’étant informé de la supérieure de l’hôpital
de la conduite de cette femme, on lui en rend de très bons témoignages.
On lui marque que, depuis plus de 20 ans, elle n’a pas, pour ainsi dire,
donné le moindre mécontentement, qu’elle a toujours été sage, soumise et
fidèle à remplir ses devoirs, ce qui fait présumer qu’elle est repentante de
ses fautes passées, qu’elle paraît mériter la grâce qu’elle sollicite, et qu’en lui
accordant, ce sera pour elle un nouveau motif de rendre grâce à Dieu de sa
miséricorde 138.
138 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1223, f° 114 r.
139 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 137 ; vol. 213, dos. 2091 ; vol. 224,
dos. 2242 ; vol. 230, dos. 2338 ; vol. 286, dos. 2975.
140 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 198.
que de montrer le soin que pouvait mettre le procureur général à reconstituer
pour le ministre une sorte de casier judiciaire avant la lettre, lorsqu’il était
résolu à empêcher la délivrance des lettres de clémence.
L’affaire des dix heures précises 141
La nuit était déjà tombée, à Laval, le 14 septembre 1731, lorsque René François
de Begeon de Villemainseul sortit d’un cabaret, une épée nue à la main, qu’il tenait
comme une canne. Il était suivi d’un compagnon de taverne, avec lequel il avait bu,
peut-être jusqu’à l’ivresse. En mettant le pied dans la rue, il vit passer, à quelque
distance, un couple qui attira son attention. Il s’agissait du receveur des aides, Paulmier
d’Orgemont, qui raccompagnait chez elle une épouse de magistrat, la présidente Des
Valettes. Aussitôt, Begeon se sépara de son compagnon de taverne, en lui annonçant
qu’il voulait aller voir qui étaient ces gens-là. Et sans en dire davantage, il partit dans
leur direction.
Or, un peu plus loin, le couple s’arrêta devant la boutique d’un tailleur, dont les
deux apprentis discutaient sur le pas de la porte. La présidente Des Valettes engagea
536 la conversation avec eux au sujet d’un travail qu’elle avait confié à leur maître. Durant
cet échange, elle vit arriver Begeon, qu’elle connaissait pour un homme tapageur, qui
avait eu querelle avec plusieurs personnes de la ville. Étant persuadée que Paulmier, qui
était toujours à ses côtés, n’avait jamais eu de démêlés avec cet individu, elle eut l’idée
de l’interpeller à deux reprises à haute voix dans le fil de la conversation, avec l’espoir
de faire entendre son nom à Begeon et d’inciter celui-ci à passer son chemin sans
s’intéresser à eux. Mais, arrivé à hauteur de la boutique, Begeon s’arrêta et demanda
l’heure. On lui répondit poliment qu’il était dix heures. Begeon s’éloigna de quelques
pas, puis revint vers le groupe en demandant s’il était bien vrai qu’il était dix heures.
L’un des apprentis le confirma, en disant qu’il avait entendu sonner les coups au
clocher voisin. Begeon s’exclama Bougre, ce n’est pas à toi que je le demande ! et il asséna
un coup de plat d’épée sur la tête du jeune artisan. Paulmier adressa alors à Begeon de
vifs reproches. Ce dernier y répondit en brandissant son épée et, sans laisser le temps
à son adversaire de dégainer sa lame, il lui porta un coup au niveau de l’aisselle droite.
Paulmier, quoique blessé, eut la force de tirer son épée et d’engager le combat. Selon
les témoins, les deux hommes ferraillèrent le temps de deux Pater et deux Avé, avant
que Begeon, blessé, ne trébuchât et tombât. Paulmier le menaça de sa lame en lui
disant qu’il pourrait bien lui rendre la pareille, mais la présidente Des Valettes et les
apprentis poussèrent le bretteur victorieux à l’intérieur de la boutique, dans laquelle
ils s’enfermèrent précipitamment. Begeon se releva et tenta en vain de forcer la porte.
Mais, à l’intérieur, Paulmier, qui perdait son sang, poussait des cris d’agonie. Begeon
s’éloigna en disant bien haut Il y a longtemps que je lui devais cela.
Il rejoignit son compagnon de taverne, resté à distance tout au long du combat, puis
alla se faire soigner chez un chirurgien où il redit encore, sans autre explication, Il y a
longtemps que je lui devais cela. Il revint vers minuit, puis à nouveau vers trois heures,
devant la boutique du tailleur pour savoir si Paulmier était mort. Ayant appris qu’il
avait expiré, il s’enfuit et resta caché toute la journée du 15. Mais, lorsque dans la soirée,
il voulut quitter la ville, il fut arrêté. Poursuivi devant la justice du comté pairie de
142 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1039, f° 214 v.
Le procureur du roi du présidial de Nantes mande [...] que cet accusé est un
perturbateur du repos public, qu’il ne cherche que des compagnies de son caractère
et non de sa naissance, qu’il s’est attroupé à Nantes avec des bouchers et qu’étant avec
cette compagnie, il a donné un coup d’épée au sieur Sauvaget, pour raison de quoi il
y une accusation en la prévôté de Nantes. Il ajoute qu’il a débauché des jeunes gens
de Nantes, qu’il rend les complices de ses dérèglements, de sa débauche et de son
libertinage, que c’est un coureur de nuit, qui se fait craindre et redouter partout et qui
est capable de toutes sortes de vices. Il marque aussi qu’il a été chassé d’Angers pour ses
dérèglements, qu’il a été enfermé dans le château de Nantes sur les plaintes portées au
lieutenant du roi 143.
En d’autres termes, Begeon était sur le point de subir un procès en appel au Parlement,
lorsqu’il avait tué Paulmier. D’un strict point de vue juridique, cette circonstance
n’interdisait pas de lui accorder des lettres de clémence : il était en effet possible d’y
insérer une clause stipulant que la rémission ne valait pas pour les poursuites étrangères
à l’homicide lui-même. Mais, dans l’esprit de Joly de Fleury I, cette situation judiciaire
n’était qu’une manifestation, parmi beaucoup d’autres, d’un profil criminel qui
interdisait de faire preuve de la moindre commisération.
143 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1039, f° 214 v.
144 Victor Marie d’Estrées, gouverneur de Nantes et du Pays nantais depuis 1707. [47]
Dictionnaire de biographie française..., t. XIII, col. 160-161.
145 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1039, f° 215 r.-v.
Au demeurant, l’avis se concluait par un paragraphe qui s’efforçait de fermer
définitivement la porte à toute indulgence, en dissuadant subtilement le ministre de
prendre une décision favorable sans nouvelle consultation :
On prétend qu’il lui est arrivé beaucoup d’autres affaires à Paris, à Tours, à La Flèche. Il
a aussi été au Fort-l’Evêque. Si M. le garde des sceaux le désire, on s’en informera, mais
il semble qu’il y en ait assez pour refuser la grâce qu’il demande 146.
Au cours de mois de janvier 1732, Chauvelin annonça à Joly de Fleury I que la demande
de rémission était rejetée 147. Ainsi, par une reconstitution du passé judiciaire du
suppliant, non seulement le procureur général avait obtenu une décision défavorable,
mais il était même parvenu à rejeter à l’arrière-plan la question de la rémissibilité du
crime, faisant admettre le principe qu’un délinquant endurci n’était pas digne de grâce.
Cette position était lourde de conséquence, puisqu’elle signifiait presque à coup sûr
une condamnation à mort pour homicide, au moins en première instance.
3) LA POSITION SOCIALE
539
La société française du xviii siècle, dans laquelle vivait le procureur général,
e
146 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 113, dos. 1039, f° 215 v.
147 La réponse du ministre figure dans une lettre classée dans un autre dossier. BnF, Mss, Joly
de Fleury, vol. 114, dos. 1063.
d’être pris en considération, soit pour accorder la grâce, soit pour la rejeter. En
d’autres termes, l’avis du magistrat pouvait-il être ouvertement conditionné
par la position sociale du suppliant, comme il l’était, par exemple, par sa
situation judiciaire ? Il faut souligner d’emblée que les avis des procureurs
généraux faisaient rarement mention de la position sociale du candidat à la
grâce : Joly de Fleury I la signalait parfois, Joly de Fleury II presque jamais.
Ce seul constat suffit à affirmer que ce facteur précis n’était pas un argument
ordinaire dans les consultations du parquet. Outre que le raisonnement
tenait rarement compte de la position sociale du suppliant, lorsqu’il le faisait,
il répondait à des motifs complexes, qui ne se résumaient pas, comme on
pourrait l’imaginer, à un favoritisme de principe au bénéfice des élites. Pour
mesurer avec précision la place du critère social dans les avis du parquet, il
faut commencer par établir une distinction claire entre le jugement porté sur
le crime et le jugement porté sur la peine.
540 Concernant le crime lui-même, l’approche du procureur général était
foncièrement égalitaire. Trois points méritent à cet égard d’être soulignés. Le
premier est que jamais, sous la plume du magistrat, l’appartenance à un groupe
déterminé n’était présentée comme un facteur criminogène, susceptible de
justifier un rejet de la grâce, au nom de l’exemplarité sociale. La seule exception
qu’on puisse avancer est une forte prévention de Joly de Fleury I à l’égard des
soldats du régiment des Gardes Françaises, régiment qui, il est vrai, fournissait
aux justices d’Île-de-France d’impressionnants bataillons de délinquants 148.
Cette prévention apparaît incidemment dans une série d’avis. En 1744, consulté
sur la grâce d’un condamné qui avait tenté de détrousser des passants dans une
rue de Paris, le magistrat, au moment de conclure défavorablement, s’étonna
du profil de ce criminel :
Il est singulier qu’un homme qui, à la vérité, est soldat du régiment des Gardes,
mais domicilié depuis longtemps dans une maison bourgeoise, qui a même une
autre profession, qui est celle de porteur de chaises, qui est reconnu par son curé
et par tous ses voisins pour un honnête homme, se soit compromis à une telle
action, surtout à dix pas de la maison où il loge 149.
150 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 227, dos. 2291, f° 285 v.
151 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 66, dos. 665, f° 10 r.
152 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1551, f° 36 r.
153 On trouve deux consultations dans lesquelles Joly de Fleury I présenta les bergers comme
des hommes souvent violents et scélérats. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 365 ;
vol. 186, dos. 1774.
du duc d’Orléans et gouverneur de Chauny 154 ! La meilleure preuve en est sans
doute que, malgré l’avis négatif du procureur général, la monarchie accorda la
grâce demandée 155.
Plus remarquable encore est l’affaire examinée en 1757 par Joly de Fleury II, car
l’affrontement social était à l’origine même du délit. Les faits s’étaient déroulés
dans l’auberge du village de Bouresches 156, en Brie, un jour de grande affluence,
du fait de la présence en nombre d’ouvriers des Ponts et Chaussées employés
sur un chantier voisin. Tandis que la clientèle se restaurait, le comte d’Esgrigny,
seigneur du village, par ailleurs lieutenant des maréchaux de France et lui aussi
chevalier de Saint-Louis, fit irruption dans l’auberge et tança publiquement
le cabaretier, en lui reprochant d’accueillir des casseurs de grès ; il lui ordonna
de ne ne plus tolérer à l’avenir ces coquins et ces braconniers, sous peine de
punition ; un ouvrier du chantier nommé Carrette, qui n’était pas du village,
mais qui se sentit insulté dans sa profession, alla se planter devant le comte en lui
542 disant qu’il était casseur de grès ; les deux hommes ne tardèrent pas à se traiter
mutuellement de coquin, puis à échanger un soufflet, sans qu’on puisse être sûr,
comme l’affirma le comte, que Carrette avait frappé le premier. Alors que ce
genre d’incidents était le plus souvent jugé au petit criminel, celui-ci fut jugé au
grand criminel devant le bailliage de Château-Thierry, qui condamna Carrette
à l’amende honorable, au carcan et à un bannissement perpétuel de la généralité
de Soissons. En appel, le parlement de Paris infirma la sentence, en limitant
les peines au carcan et à un bannissement de trois ans. Carrette, soutenu par sa
famille, mais surtout par l’entrepreneur et l’ingénieur des Ponts et Chaussées
qui l’employaient, sollicita des lettres de décharge du carcan.
On conçoit bien que le parquet, consulté sur cette demande, aurait eu toute
facilité d’argumenter contre la grâce. Sur le plan judiciaire, il n’y avait qu’à
souligner que le jugement en appel avait déjà atténué la condamnation de
première instance. Sur le plan social, il suffisait de présenter le soufflet comme
un geste de rébellion à l’autorité. D’ailleurs, la comtesse d’Esgrigny écrivit à deux
reprises à Joly de Fleury II pour lui expliquer que, dans cette affaire, au-delà de
l’insulte faite à un chevalier de Saint-Louis, c’était l’autorité de tous les seigneurs
du royaume sur leurs vassaux qui était en jeu et qu’il fallait défendre, en rejetant
tout geste de clémence. Or le substitut Boullenois, chargé par le procureur
général d’examiner cette affaire délicate, ne se laissa pas aller à une telle facilité.
154 Ce personnage est surtout connu aujourd’hui pour avoir fondé, quelques années plus tard,
la manufacture de faïence de Sinceny. Auguste-Joseph Warmont, Recherches historiques
sur les faïences de Sinceny, Rouy et Ognes, Chauny-Paris, Visbecq frères-Aug. Aubry, 1864,
p. 11, n. 1.
155 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 86, dos. 870 ; AN, X2A 1094, 19 juillet 1730.
156 Aisne, arr. et cant. Château-Thierry.
Dans un très long projet d’avis, il avança une série d’arguments en faveur du
suppliant, dont les principaux étaient les suivants : d’abord, l’affaire avait été
instruite par le lieutenant civil de Château-Thierry, bien que ce dernier eût
été l’avocat d’Esgrigny dans le passé ; ensuite, en clamant que les tailleurs de
grès étaient tous des coquins dans une auberge qui en était pleine, le comte
s’était exposé inconsidérément à recevoir une insulte ; enfin, l’échange des
soufflets avait fait l’objet de témoignages contradictoires, qui ne permettaient
pas d’établir avec certitude l’agression de Carrette. De cette série d’objections,
Boullenois tirait une conclusion favorable :
Ainsi, procédure et juges suspects. Imprudence de la part du sieur d’Esgrigny.
Incertitude si le sieur d’Esgrigny ne s’est pas attiré l’insulte qu’il a reçue en
donnant le premier le soufflet ; présomption au moins très grande qu’il a pris
lui-même sur-le-champ vengeance du soufflet en en donnant lui-même un
autre. L’arrêt contient une réparation au sieur d’Esgrigny, l’exécution de la
543
réparation ajoute-t-elle beaucoup à la réparation ? Carrette, quoique simple
ouvrier, appartient à de très honnêtes gens, auxquels seule l’exécution de la
157 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3684, f° 258 v.
158 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3684, f° 281 v.
deux sur une conclusion négative. Confronté en 1734 au cas d’un hobereau
et de son fils, qui avaient tué un paysan ayant porté la main sur un membre
de leur famille, Joly de Fleury I admit que le crime pouvait, au premier abord,
paraître excusable : « [les suppliants] sont des gentilshommes très pauvres à la
vérité, mais ce sont ces gens qui sont plus susceptibles quand ils sont insultés
ou qu’ils croient l’être » 159. Or, après avoir laissé imaginer que ces meurtriers
étaient graciables parce que leur naissance et leur situation les rendaient plus
sensibles que le commun des hommes à l’honneur de leur nom et au respect
de leur rang, le procureur général accumula une longue série d’arguments qui
rendaient le crime impardonnable. La seconde affaire est assez analogue à la
première. Elle consistait en une demande de grâce déposée en 1741 par un
officier, qui, après s’être battu avec un garde-chasse dans la campagne, était
parti chercher ses pistolets, puis s’était rendu en compagnie de son frère au
manoir de l’employeur, où il avait recherché son adversaire et l’avait finalement
544 agressé. Dans ce dossier dont l’issue dépendait étroitement du maniement du
critère de réflexion, Joly de Fleury I raisonna en ces termes :
[Les faits] détruisent, et l’idée d’un premier mouvement, et l’excuse qu’on
pourrait donner à leur arrivée dans le château n’y étant venus que pour demander
raison au maître de l’insulte du garde. Il est vrai que, dans le cas d’un officier,
peut-être gentilhomme, insulté par un paysan, on peut dire qu’il est à présumer
que le premier moment dure plus longtemps que dans une autre occasion. Mais,
d’un autre côté, autorisera-t-on un meurtre qui, dans toutes ces circonstances,
peut être qualifié d’assassinat ? 160
159 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1275, f° 18 v.
160 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2048, f° 95 r.
cas examiné, cette indulgence ne suffisait pas à contrebalancer les éléments à
charge. Quoi qu’il en soit, jamais Joly de Fleury I n’utilisa la position sociale
pour excuser le crime.
Au contraire, certaines affaires, à l’instar de l’affaire des dix heures précises
présentée précédemment 161, donnent l’impression que ce magistrat était
plutôt tenté de rejeter la grâce de ceux qui s’étaient rendu indignes de leur
naissance ou de leur état. Un exemple instructif peut en être donné à travers le
cas de ce curé de Parigny-les-Vaux 162, en Nivernais, qui sollicita des lettres de
rémission en 1740, pour le meurtre de l’un de ses paroissiens, avec qui il avait
eu une querelle. Tout était parti d’un différend au sujet d’une livraison de
viande, à propos de laquelle le curé reprochait à son paroissien une tromperie
d’une livre et demie sur la quantité ; dans un moment d’ivresse, ce dernier
avait injurié le prêtre dans les termes les plus insultants ; le curé s’était alors
saisi d’un bâton et avait frappé son paroissien avec une extrême fureur, au
point de continuer à lui assener des coups après qu’il fut tombé à terre ; 545
gravement blessé à la tête, le paroissien était mort dans les instants suivant la
La lecture attentive de cet avis montre bien que le statut du suppliant jouait
contre lui : le procureur général se disait révolté contre ce curé. Mieux encore,
alors que, nous l’avons vu, il était disposé à admettre que, chez un gentilhomme
blessé dans son honneur, le premier mouvement pouvait durer plus longtemps,
il estimait que, chez un ecclésiastique placé dans une situation analogue, ce
premier mouvement devait être aussitôt réfréné. L’idée que les élites, par leur
position, portaient en définitive une responsabilité plus grande que le commun,
fut exprimée plus explicitement encore par Joly de Fleury II, dans un avis de
1747, consacré à deux frères nobles qui jouaient depuis des années les tyrans
de village dans leur paroisse de Hannaches 164, en Beauvaisis, et qui sollicitèrent
Autrement dit, le fait que ces hommes fussent la honte de leur ordre était une
circonstance aggravante, qui militait contre toute espèce de clémence.
Enfin, le troisième point digne d’observation est que, pas davantage que
l’appartenance à un groupe social étendu – corps, ordre ou classe –, l’insertion
dans l’environnement social immédiat – paroisse, quartier ou ville – n’était de
nature à rendre le crime excusable et le suppliant graciable aux yeux du procureur
général. On se souvient que certains condamnés appuyaient leur demande de
lettres de clémence de certificats de bonne conduite, qui attestaient non seulement
de leur probité morale, mais aussi de leur insertion sociale : par leur signature,
prêtres, voisins et relations témoignaient du fait que les suppliants avaient une
situation connue et reconnue. Malheureusement pour eux, le procureur général
n’accordait que très peu d’attention à ces documents. Certes, en 1737, dans
l’affaire du crocheteur de serrures, longuement analysée plus haut 166, Joly de
Fleury I, pour achever de disqualifier le condamné, lui fit le reproche de ne
pouvoir en produire : « c’est un garçon serrurier sans boutique, sans certificat
des maîtres chez lesquels il a travaillé, en sorte que l’on peut le regarder comme
un homme sans aveu » 167. Pourtant, selon un procédé assez représentatif de sa
manière de penser, il refusait presque systématiquement de prendre en compte les
certificats qui lui étaient remis : si le défaut de pièces pouvait être une circonstance
165 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2540, f° 354 v.
166 Voir livre I, chapitre II, paragraphe 1.
167 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1590, f° 110 r.
aggravante, la production des mêmes pièces n’était pas pour autant un argument
déterminant. Dans le meilleur des cas, ce magistrat consentait à admettre la
valeur des documents, comme il le fit en 1744, à propos du détrousseur des
Gardes Françaises déjà rencontré précédemment – « l’accusé a des certificats de
vie et mœurs les plus authentiques, et surtout celui du curé de Saint-Benoît qui
est un homme de mérite et fort attentif à tout ce qui regarde sa paroisse » 168 –,
comme il le fit aussi, la même année, à l’endroit d’un domestique coupable de vol
– « les témoignages avantageux qu’on rend de lui, qui ont été remis au procureur
général du roi [...], pourraient fléchir la justice » 169. Pour autant, ces concessions
ne l’empêchèrent nullement de rendre un avis franchement défavorable dans le
premier cas et plutôt défavorable dans le second.
Mais, bien souvent, les choses étaient plus simples, puisque Joly de Fleury I
déniait toute valeur aux certificats fournis : en 1722, à propos d’un cabaretier
receleur, « ce ne sont que certificats contre des preuves, il n’y a point de coupables
qui n’échappât à la peine par de pareilles attestations mendiées » 170 ; en 1723, 547
à propos d’un garde prévaricateur, « le certificat qu’il rapporte est un mauvais
168 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 226, dos. 2269, f° 81 v.
169 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 225, dos. 2265, f° 319 v.
170 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 27, dos. 254, f° 136 r.
171 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 25, dos. 239, f° 360 r.
172 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 132, dos. 1225, f° 120 r.
173 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 169, dos. 1574, f° 77 v.
174 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 314, dosssier 3426, f° 21 r.
175 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3685, f° 275 v.
En résumé, même si le procureur général envisageait parfois la position sociale
des suppliants dans ses consultations, cet examen n’avait pas de conséquence sur
le jugement qu’il portait à l’égard du crime lui-même : sauf exception, le statut
social des candidats à la grâce ne rendait le forfait ni plus condamnable ni plus
excusable, et, sous ce strict point de vue, il ne déterminait nullement le sens de
l’avis rendu. Le magistrat tenait donc les suppliants dans une certaine égalité, en
ceci qu’à crime équivalent, tous les coupables portaient la même responsabilité
devant les victimes et devant la société. En revanche, il lui arrivait de s’écarter
de ce principe d’égalité, lorsqu’il en venait à considérer les peines elles-mêmes,
soit sous l’angle de la nature des châtiments, soit sous l’angle de l’honneur des
familles.
Concernant la nature des châtiments, il pouvait arriver que le procureur
général jugeât de la peine en fonction de la position sociale du suppliant.
D’une part, dans des cas rarissimes, il estima que la situation professionnelle
548 du condamné atténuait la dureté du châtiment. Ainsi, en 1719, consulté sur
les lettres de rappel de ban sollicitées par un fabricant de bonneterie qui avait
forgé un faux dans le cadre de ses activités commerciales, Joly de Fleury I
estima que la peine du bannissement était légère, « d’autant plus que c’[était]
un ouvrier qui [pouvait] s’établir dans une autre ville » 176. Autrement dit, un
artisan, du fait de sa prétendue mobilité professionnelle, avait moins de motifs
de se plaindre que n’en aurait eus un condamné plus étroitement attaché à son
lieu de résidence. De même, en 1758, consulté sur les lettres de réhabilitation
sollicitées par deux teinturiers condamnés au blâme pour attouchements sexuels
sur une cabaretière, Joly de Fleury II considéra que « cette peine [portait]
beaucoup moins d’atteinte à des gens de leur état et de leur profession » 177. En
d’autres termes, des teinturiers devaient moins souffrir d’un blâme qu’un autre
condamné, en particulier un détenteur d’office, pour qui cette peine aurait été
synonyme de destitution.
D’autre part, le procureur général considérait, ou du moins admettait
qu’il était difficile de voir certaines catégories sociales endurer des peines
spécialement infamantes. Quoiqu’il ne fît aucun doute que les individus
condamnés méritaient ces châtiments, il était difficile de ne pas considérer
qu’à travers leurs personnes, l’infamie rejaillissait sur leur état ou leur corps. Ce
raisonnement valait particulièrement pour les ecclésiastiques, comme le montre
l’affaire de ce prêtre qui s’était rendu coupable ou complice de détournements
de fonds, alors qu’il était au service du cardinal de Noailles, archevêque de Paris.
Le Parlement l’ayant condamné aux galères en 1720, la monarchie, sans prendre
176 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 98, f° 245 v.
177 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3935, f° 267 v.
l’avis du procureur général, n’avait pas tardé à lui accorder une commutation en
bannissement perpétuel, puis un rappel de ban avec une clause d’éloignement
de Paris de 50 lieues. Mais, en 1728, ce prêtre sollicita des lettres de décharge
pure et simple, en se plaignant de mener une vie de vicaire réprouvé dans une
paroisse lyonnaise, et en affirmant avoir la possibilité d’obtenir un bénéfice dans
le diocèse de Beauvais, c’est-à-dire dans la zone d’exclusion. Consulté cette fois
sur l’opportunité d’accorder une telle grâce, Joly de Fleury I fit cette réponse :
On ne peut pas s’empêcher de représenter [...] que ce malheureux, constitué dans
l’ordre de prêtrise, qui a mérité la peine des galères perpétuelles, mérite encore
moins de faveur par le caractère dont il est revêtu ; que si, pour l’honneur du
sacerdoce, on lui a épargné la peine d’être attaché à la chaîne dans la compagnie
des plus grands scélérats, [et] il a eu le bonheur d’obtenir encore une seconde
grâce, il devrait ensevelir la honte de son crime dans l’obscurité la plus reculée,
sans aspirer à une troisième grâce du roi qu’il n’a pas méritée 178.
549
L’argumentation accumulait trois principes dignes d’intérêt : le premier, déjà
178 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 70, dos. 736, f° 225 r.
179 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 155, dos. 1417.
répugnait à voir des personnes de condition subir les châtiments les plus
infamants. Toutefois, dans leur cas, cette répugnance pouvait être vaincue, parce
qu’il n’y avait pas de dimension spirituelle : seul l’honneur de la noblesse était en
cause, non la sainteté de l’Église. On le voit bien dans cette consultation rendue
en 1722 par Joly de Fleury I, à propos d’une demande de décharge des galères
en faveur d’un ancien officier, seigneur de village, condamné pour avoir violé le
bannissement qui lui avait été infligé pour faux :
Il n’aurait [eu] qu’à subir cette peine pour le seul crime de faux, on aurait eu
compassion d’un homme qui se disait noble, et qui, sans l’être, paraissait vivre
noblement : on ne l’aurait condamné qu’au bannissement perpétuel, mais sa
témérité et sa désobéissance [ont] nécessité de le conduire aux galères. C’est la
seule peine qu’on pouvait prononcer contre lui pour l’infraction du ban et il
serait dangereux de [lui] donner la liberté 180.
550 En d’autres termes, Joly de Fleury I admettait qu’il était légitime d’avoir de la
compassion pour un homme de ce rang, et donc envisageable de lui épargner les
galères sur cette seule considération, mais, dans ce cas précis, le redoublement
du crime obligeait à le faire attacher à la chaîne. Cette conclusion finalement
négative doit-elle conduire à penser qu’ici encore, le magistrat formulait lui-
même les arguments favorables pour mieux les anéantir ? Ce n’est pas si sûr, car,
dans une affaire de 1722, Joly de Fleury I consentit bel et bien à faire un geste en
faveur du condamné, sous prétexte que celui-ci était gentilhomme. L’individu
en question avait été condamné par la Tournelle à un an d’enfermement à
l’Hôpital Général, pour avoir violé le ban qui lui avait été infligé quelques
mois plus tôt et commis à cette occasion des violences qui lui avaient valu de
nouvelles poursuites. En examinant ce cas, le magistrat fit valoir que la peine
était légère, puisque les faits étaient passibles des galères. Néanmoins, il reconnut
qu’« il [était] fâcheux de voir un gentilhomme dans la maison de l’Hôpital
Général » 181, en conséquence de quoi, il recommanda, non de le décharger de
sa peine, mais de lui accorder des lettres de commutation en faveur d’un autre
lieu de détention. Joly de Fleury II, quant à lui, eut l’occasion d’exprimer plus
souvent encore que son père, sa réticence devant l’enfermement de gens biens
nés à Bicêtre ou à la Salpêtrière 182.
Concernant précisément l’honneur des familles, le parquet reconnaissait
ouvertement que le nom, la réputation, la situation des parents d’un condamné,
180 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 207, f° 238 r.
181 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 162, f° 206 v.
182 Nous aurons l’occasion d’y revenir, sous un autre angle, au livre III, chapitre IX,
paragraphe 3.
pouvaient justifier une grâce que l’individu lui-même ne méritait pas. On se
souvient que, dans l’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville, Joly de Fleury I écrivit
en toutes lettres que c’est la famille et non se suppliant qui méritait grâce 183.
Joly de Fleury II ne dit pas autre chose, en 1766, à propos d’un voleur avec
effraction de Boulogne-sur-Mer, qui était apparenté à tous les notables de la
ville : « s’il ne mérite personnellement aucune grâce, il semblerait cependant
qu’en considération de sa famille, il pourrait peut-être [y] avoir lieu d’user
dans cette occasion de quelque indulgence » 184. De fait, la préservation de
l’honneur familial constituait bel et bien un critère objectif d’appréciation, que
le procureur général employait dans ses avis et qu’il soumettait au jugement de
ses supérieurs. En fonction de la nature des affaires, ce critère pouvait revêtir
une valeur plus ou moins forte : selon les cas, le procureur général en faisait
un argument décisif, un élément à prendre en compte parmi d’autres ou une
simple observation fort peu susceptible de renverser un avis défavorable 185. Il
demeure que le critère de l’honneur familial était assumé. La meilleure preuve 551
qu’il faisait partie de la culture juridique du parquet était que les substituts
De même, confronté en 1752 au cas d’un notaire de Troyes ayant forgé des 553
faux, Joly de Fleury II rendit un avis défavorable, malgré la considération qu’on
192 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 157, dos. 1439, f° 160 r.
193 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 235, dos. 2417, f° 234 v.
194 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3181, f° 229 r.
195 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 162, dos. 1524, f° 355 r.
que le forfait ne devait pas prendre place parmi les crimes les plus abjects,
les plus insolites ou les plus difficiles à prouver. En vertu de ce principe, le
châtiment public d’un vol sans circonstance aggravante pouvait s’effacer devant
les revendications de l’honneur familial, dans la mesure où ce type de crime
offrait un flot suffisamment régulier de condamnés à exhiber dans les rues et sur
les places, pour qu’on pût accepter d’en épargner quelques-uns. En outre, dans
le cas précis de la commutation de la triple peine du fouet, de la marque et du
bannissement en un simple enfermement, la grâce privait certes de l’exécution
publique, mais elle empêchait toute récidive durant la période de détention. Joly
de Fleury I l’exprima clairement dans un avis rendu en 1721, à propos d’une
jeune voleuse de La Rochelle, pour laquelle on sollicitait une commutation de
ce genre :
Il est vrai qu’en épargnant à cette fille, ou plutôt à sa famille, la honte de la voir
fustigée dans sa ville, on prive cette ville d’un exemple qui peut être utile, mais
554
on ôtera aussi à cette malheureuse l’occasion de faire de nouveaux crimes en
commuant sa peine en celle d’être enfermée pendant le temps de trois ans, qui
est celui de son bannissement, dans l’hôpital général de cette ville ou dans la
maison de Sainte-Pélagie, ce qui serait plus convenable, et pour elle, et pour la
famille 196.
196 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 147, f° 142 v.-143 r.
197 Ce raisonnement est parfaitement exposé dans un avis rendu par Joly de Fleury I en 1742,
à propos de la demande de commutation d’un ouvrier condamné, pour vol, au fouet, à la
marque et à un bannissement de trois ans : « Le seul motif qui pourrait favoriser les lettres
de commutation, c’est que trois ans d’hôpital seraient plus avantageux au public, et peut-
être même à l’accusé, que trois ans de bannissement. On dira à la vérité qu’il n’y a qu’à
laisser subsister le fouet et la marque et ne commuer que la peine du bannissement en
celle de l’hôpital, mais ne pourrait-on pas répondre que la peine de trois ans d’hôpital est
plus rude que celle du bannissement de trois ans, et que, pour adoucir la peine – ce qui est
renfermé dans les lettres de commutation –, il serait nécessaire que l’hôpital fût subrogé,
non seulement au bannissement, mais encore au fouet et à la marque ? » BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 213, dos. 2080, f° 37 r.-v.
fût calquée sur celle fixée par les juges pour l’éloignement. On se souvient en
effet que certaines familles, plus soucieuses de neutraliser leur parent que de le
secourir, sollicitaient une commutation en enfermement à perpétuité, au prix
d’une sorte de confusion entre lettres de clémence et lettres de cachet 198. Cela,
Joly de Fleury I ne pouvait l’accepter. Ainsi, en 1735, lorsque la famille d’une
jeune voleuse, qui comptait en son sein de respectables magistrats de Douai,
demanda la commutation du fouet, de la marque et du bannissement de trois
ans en une détention à vie, Joly de Fleury I répondit par cette consultation
des plus précises :
On se fonde sur ce que c’est une fille d’assez bonne famille, on demande qu’elle soit
enfermée à l’Hôpital Général. D’un côté, la famille peut mériter qu’on épargne
le fouet et la flétrissure. [D’un autre côté], le vol des 12 faïences, qui est le seul
prouvé, est de si petite valeur, qu’il ne paraît pas s’opposer à la commutation de
peine en une détention si convenable à la conduite de l’accusée, mais pour trois
555
ans seulement, qui est le temps du bannissement, sans quoi on lui accorderait par
grâce une punition plus rigoureuse que celle de l’arrêt qui la condamne 199.
203 Des exemples explicites peuvent en être donnés, telle cette remarque du secrétaire d’État
de la Maison du Roi Saint-Florentin, annonçant une commutation du fouet, de la marque
et du bannissement de trois ans en détention perpétuelle : « [la suppliante] n’en sera
pas moins sévèrement punie que si elle avait subi les peines auxquelles elle avait été
condamnée » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 365, dos. 4115, f° 14 r.), ou cette observation du
vice-chancelier Maupeou, annonçant une commutation du carcan et du bannissement de
cinq ans en détention perpétuelle : « l’on peut dire même que la punition sera plus grave ;
la société, d’ailleurs, sera délivrée pour toujours d’un homme fort dangereux, et dont les
récidives ne laissent aucune espérance au repentir » (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 386, dos.
4405, f° 253 r.). On ne pouvait assumer, avec plus de candeur, la trahison du principe de
grâce.
204 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4583, f° 19 v.
Par une circonstance singulière, l’exemple qui suit permet de démontrer de
manière éclatante la différence de traitement dont pouvaient faire l’objet un
gentilhomme et un justiciable ordinaire coupables du même crime.
L’affaire du gentilhomme impatient 205
Toutefois, après être revenu sur les péripéties judiciaires liées au statut juridique de
Bonnafosse, il rédigea une conclusion nettement moins catégorique :
Il n’y aurait que la qualité de gentilhomme, si elle était réelle, qui pourrait faire entrer
en quelque considération par rapport aux lettres de commutation qu’on demande, qui
ne pourraient être qu’au bannissement perpétuel, car, dans la règle étroite, le fait ne
paraît guère être susceptible d’aucune faveur 209.
208 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2085, f° 89 v.
209 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2085, f° 89 v.
210 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2085, f° 84 r.-v.
Joly de Fleury I écrivit en toute hâte à son substitut à Saint-Flour pour faire suspendre
l’exécution de l’arrêt, en particulier le départ du condamné pour la chaîne, qui, en
principe, était imminent. Une telle précipitation, d’ordinaire si justifiée, se révéla, dans
ce cas précis, superflue. Le magistrat auvergnat expliqua en effet qu’il n’avait pas encore
été possible de faire quoi que ce soit contre Bonnafosse, au prétexte que ce dernier était
désormais attaqué d’une sciatique, qui, selon le rapport des médecins, l’empêchait de
marcher. Le scénario du mois de mai se répétait donc à l’identique au mois d’août : le
cours de la justice avait été interrompu sur les lieux mêmes de l’exécution, afin de se
donner le temps d’obtenir un sursis en règle du procureur général.
Dans les mois qui suivirent, le chancelier reçut un dossier familial constitué de treize
pièces : une lettre d’anoblissement, trois actes de baptême, un contrat de mariage, deux
testaments, six transactions devant notaire. Ces documents prouvaient, sans aucune
contestation, que le trisaïeul du condamné avait bénéficié de lettres de noblesse en
1654 et avait servi dans la Grande Écurie de la Maison du roi. Quoique les descendants
de cet illustre ancêtre n’eussent pas assumé de semblables fonctions curiales, tous
s’étaient mariés et avaient vécu noblement en Auvergne, l’un d’eux occupant même
la charge de président en l’élection de Saint-Flour. Le 24 novembre, le chancelier
adressa au procureur général une liste de ces pièces, moins pour la lui soumettre, que 561
pour justifier la grâce qu’il avait décidé d’accorder à Bonnafosse : se recommandant
CONCLUSION
Les chapitres précédents ont permis d’exposer en détail les méthodes d’analyse
du parquet lors de l’examen des demandes de grâce. Il faut maintenant aller
au-delà de cette présentation, afin de tirer un bilan du travail du procureur
général, en envisageant la question sous trois points de vue différents. En premier
lieu, il importe de mesurer le résultat global produit par la mise en œuvre, au
cas par cas, des nombreux critères d’appréciation en usage au parquet. Ce bilan
statistique doit permettre de calculer un taux d’accord ou de rejet en fonction
des lettres demandées ou des crimes perpétrés, mais il doit aussi permettre de
comparer la magistrature de Joly de Fleury I et celle de Joly de Fleury II, afin 563
d’établir si la personnalité du chef du parquet exerça ou non une influence sur le
Tableau 10. Les avis des procureurs généraux par type de lettres entre 1717 et 1787
(en pourcentage)
1 Ce fait, signalé au chapitre préliminaire, paragraphe 3, sera abordé en détail dans le préambule
du livre III.
Ce tableau fait apparaître des différences sensibles selon les types de lettres
sollicitées, qui se résument surtout à une opposition nette entre les réponses
fournies pour les lettres d’avant jugement irrévocable et celles fournies pour
les lettres d’après jugement irrévocable : le rejet des procureurs généraux
fut beaucoup moins fréquent dans le cas des premières, repoussées pour
seulement 61 % d’entre elles, que dans le cas des secondes, repoussées pour
77 % d’entre elles. D’un point de vue statistique, la moindre sévérité observée
à l’égard de la première catégorie de lettres est très largement déterminée
par les consultations rendues sur des demandes de rémission, qui étaient de
loin les plus nombreuses. D’un point de vue historique, elle est donc le fruit
des critères de rémissibilité : en d’autres termes, le fait que l’ordonnance
criminelle ait garanti la rémission pour les meurtres par accident ou en
situation de légitime défense, mais surtout – ces circonstances favorables étant
assez rares dans les affaires soumises au parquet –, le fait que la jurisprudence
de la grâce ait considéré les meurtres commis dans une rixe comme a priori 565
rémissibles, a produit un niveau d’agrément élevé en faveur des lettres de
Tableau 11. Les avis des procureurs généraux par type de crime entre 1717 et 1787
(en pourcentage)
Ce tableau, qui met sur le même plan tous les homicides, que ceux-ci aient
donné lieu à des demandes de lettres d’avant ou d’après jugement irrévocable,
contribue un peu à combler l’écart qui séparait le père du fils en matière de
rémission : on passe de 16 à 13 points de différence environ, au détriment de
l’indulgence. Cette convergence démontre indirectement que Joly de Fleury II
était plus intransigeant en cas de commutation que de rémission. Or, si l’on
tient compte du fait que, dans les deux cas, les critères d’appréciation employés
étaient les mêmes, il s’ensuit que l’attitude du père et celle du fils à l’égard
de l’homicide était assez proches, même si celui-ci restait sensiblement plus
clément que celui-là . Les taux obtenus pour les autres catégories de crime se
révèlent proches dans l’ensemble. Si l’on considère les quatres crimes les mieux
représentés en dehors de l’homicide – à savoir les violences, le vol, la fausseté
ou l’escroquerie, la prévarication –, les écarts n’excèdent jamais 12 points, sauf
dans le cas de la prévarication, où une différence de 20 points dans les rejets
comme dans les agréments suggère une sévérité beaucoup plus grande du père
par rapport au fils. Mais, en définitive, quel que soit l’angle d’analyse adopté,
le résultat général est que les deux procureurs généraux successifs repoussèrent
l’un et l’autre une proportion identique de demandes de grâce. Au-delà des
variations de détail dans la manière d’appréhender les lettres ou les crimes, il n’y
eut pas, au cours du siècle, de révolution mentale, ni dans le sens d’une sévérité
renforcée, ni surtout dans le sens d’une indulgence accrue, comme on aurait pu
éventuellement l’attendre, dans un climat de remise en question de la dureté,
réelle ou supposée, de la justice répressive. Au début du règne de Louis XV
comme à la fin du règne de Louis XVI, le procureur général rendait un avis
défavorable dans environ trois cas sur quatre.
L’exposé des critères d’appréciation en usage au parquet avait laissé entrevoir
qu’ils étaient conçus pour limiter aussi étroitement que possible la délivrance
des lettres de clémence, ce que le bilan statistique qui vient d’être dressé
confirme pleinement. Pour autant, on ne peut se contenter de dire que ces 569
critères d’appréciation déterminèrent quasi mécaniquement l’équilibre des
4 Les occurrences de cette formule dans les placets, les mémoires ou les lettres sont
innombrables. Voir par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 29, dos. 289 ; vol. 37, dos. 373 ;
vol. 113, dos. 1040 ; vol. 197, dos. 1864 ; vol. 413, dos. 4758.
5 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 8, dos. 48, f° 145 r.
6 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 20, dos. 138, f° 40 r.
7 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1051, f° 68 r.
8 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 114, dos. 1051, f° 63 v.
9 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1297, f° 337 r.
10 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 231, dos. 2362, f° 295 r.
appel qui justifiait le rejet de la grâce, dans ce cas précis, l’alourdissement des
peines joua exactement le même rôle :
Cette circonstance, qui m’était échappée, bien loin d’affaiblir l’avis rigoureux
que j’ai pris la liberté de vous proposer, semble au contraire la fortifier, puisque
MM. de la Tournelle eux-mêmes ont trouvé que les premiers juges avaient eu
trop d’indulgence pour ces accusés 11.
14 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5325 ; vol. 444, dos. 5351.
15 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2091 ; vol. 418, dos. 4820.
16 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5067.
17 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 272, dos. 2771 ; vol. 273, dos. 2797. Ce collaborateur, qui
n’a laissé qu’un billet anonyme, était peut-être le substitut qui était en charge du suivi de
l’administration de la tour Saint-Bernard, substitut qui était le mieux placé pour connaître
l’état de santé des hommes destinés aux galères, mais aussi pour recueillir leurs éventuelles
demandes de grâce. [141] Vigié, « Administrer une prison... », p. 156 et 158.
18 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 21, dos. 163.
remettre en cause le diagnostic des experts médicaux, alors que, dans plusieurs
cas, le rapport de ces derniers était à tout le moins suspect, comme l’ont montré
par exemple l’affaire de la scieuse d’orge ou celle du gentilhomme impatient 19.
En particulier, ils ne discutèrent jamais les certificats d’incapacité rendus en
faveur de suppliants qui étaient condamnés aux galères et cherchaient à obtenir
une commutation 20, preuve d’un respect scrupuleux pour le corps médical,
respect que la monarchie n’avait pas toujours eu 21.
Tout ceci laisse deviner que la sévérité des Joly de Fleury tenait moins à un
trait de personnalité qu’à la conception qu’ils se faisaient du caractère d’un
procureur général, qui devait être amateur de règles et à qui il n’était guère
permis de se laisser toucher, selon des formules empruntées respectivement au
père et au fils 22. C’était le devoir de leur charge que de toujours placer les
principes de la justice avant tout autre considération. De façon générale, cette
attitude justifiait d’appliquer l’ordonnance criminelle de 1670 dans toute sa
rigueur, comme l’illustrent magnifiquement les vives réticences que manifesta 573
Joly de Fleury II, lorsque le garde des sceaux Miromesnil lui communiqua, en
19 Voir, respectivement, livre I, chapitre I, paragraphe 1 et livre II, chapitre VI, paragraphe 3.
20 Par exemple, BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2544 ; vol. 310, dos. 3360 ; vol. 318,
dos. 3462.
21 En témoigne ce qu’écrivit, en 1677, le secrétaire d’État de la Maison du Roi Seignelay au
premier président du Parlement, à propos de condamnés demandant à échapper aux galères
pour raison de santé : « précautionnez-vous contre les recommandations, sollicitations,
corruptions et charité mal réglée des médecins et chirurgiens par qui vous les ferez visiter ».
[5] Correspondance administrative..., p. 941.
22 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 373 et vol. 300, dos. 3202.
23 [72] Stone, The Parlement of Paris..., p. 59-60.
24 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 315, dos. 3451, f° 169 v. On peut signaler, à titre anecdotique,
que Joly de Fleury II ne raisonna pas de même lorsqu’il fut lui-même victime : cette même
année 1756, il dut en effet se prononcer sur la demande de grâce d’un jardinier et d’un
garçon de cuisine, qui avaient été condamnés pour braconnage sur ses propres terres ;
or, dans son avis au garde des sceaux, il se prévalut de son statut de victime pour obtenir
magistrat devait être en garde contre sa propre pitié, comme en témoigne une
consultation de Joly de Fleury I datée de 1742, dans laquelle ce dernier fit cette
observation, à propos de l’avis favorable qu’il était en train de rédiger : « on
cherche toujours des prétextes pour faire grâce » 25. Cette surprenante mise à
distance à l’égard de son propre avis trahissait comme un regret de s’être laissé
aller à la clémence. Il arrive d’ailleurs qu’on puisse saisir sur le vif le refus de ce
magistrat de s’abandonner à l’indulgence, comme dans cette autre consultation
de 1742, rendue à propos d’un sellier parisien condamné au fouet, à la marque
et au bannissement, pour avoir voulu voler une pomme de carrosse dans une
remise où il était peut-être entré pour uriner, alors qu’il était ivre :
Il n’y aurait que la légèreté du vol, l’assurance avec laquelle il a dit dans ses
interrogatoires qu’il était ivre et qu’il était entré dans la maison pour y satisfaire
un besoin, qui pourraient peut-être engager à la décharge du fouet et de la
marque seulement, quoiqu’en règle le vol, et soit prouvé, et mérite la peine
574
à laquelle il a été condamné, et que d’ailleurs, le fait qu’il était entré dans la
maison pour lâcher de l’eau n’a commencé à être allégué par l’accusé que dans
son interrogatoire du 12 février, ce qui ne justifie que trop que c’est un vrai vol
qui ne mérite guère de grâce 26.
Dans cet avis jeté d’un seul trait sur le papier, sans brouillon préalable ni
correction ultérieure, on sent nettement, dans les premières lignes, un
mouvement d’indulgence, qui est comme la promesse d’un agrément, puis, de
manière soudaine, un réflexe de raidissement, qui fait brutalement bifurquer
la consultation vers le rejet, sans que l’argument invoqué pour justifier ce
changement de direction soit beaucoup plus déterminant que les circonstances
atténuantes alléguées auparavant.
De telles analyses stylistiques peuvent légitimement paraître trop fragiles
pour démontrer la propension du procureur général à tirer les avis dans le sens
de la sévérité. Aussi, plutôt que de chercher à faire découvrir le magistrat en
confrontation avec lui-même, sans doute est-il plus probant de le montrer en
désaccord avec ses substituts. En effet, parce que, dans leurs extraits de procédure,
leur grâce – « comme la plupart des délits ont été commis sur ma terre de Fleury, je me
suis fait une vraie peine de laisser appliquer au carcan et flétrir ces accusés, et je me suis
flatté que vous voudriez bien me permettre de vous supplier de les décharger de cette
peine, en laissant subsister le bannissement » ; il est vrai qu’il était sans exemple de voir de
simples braconniers poursuivis au grand criminel et condamnés à des peines afflictives, ce
qui suggère qu’ils avaient pâti du zèle immodéré du garde-chasse et du juge de première
instance, précisément parce que la victime était le procureur général du Parlement. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 318, dos. 3468, en particulier f° 176 v.
25 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 315 v.
26 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2090, f° 158 v.
certains d’entre eux fournissaient un projet d’avis, le procureur général disposait
d’une base de travail, qu’il pouvait, au choix, ignorer, conserver ou modifier. Or,
alors même que le chef du parquet et les substituts étaient supposés partager une
grille d’analyse commune, il existe une série de cas dans lesquels le procureur
général s’employa à durcir l’avis proposé à la fin de l’extrait de procédure. Un
bon exemple en est fourni par le cas de ce cavalier de Royal-Piémont surnommé
La Grandeur, qui, en 1760, sollicita des lettres de rémission pour avoir tué, d’un
coup de sabre, un dragon d’un autre régiment qui était occupé à se battre avec
l’un de ses camarades, après une beuverie dans un cabaret de La Châtre 27 en
Berry. Le substitut écrivit :
Il est vrai que le coup porté au dragon peut paraître un peu brutal et ne peut
être attribué qu’à la situation où se trouvait La Grandeur par le vin qu’il avait
bu, qui ne lui laissa entrevoir qu’un camarade aux prises avec un dragon. Mais
il paraît toujours certain que le fait est un simple homicide occasionné par
575
une rixe, sans aucune préméditation. [...] Ainsi le coupable paraît être dans le
cas de pouvoir espérer que le roi voudra bien user de clémence à son égard. 28.
27 Indre, arr.
28 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 367, dos. 4160, f° 374 r.-v.
29 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 367, dos. 4160, f° 374 v.
30 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 168, dos. 1551, f° 36 r.
parquet s’apparentait parfois davantage à une réfutation de l’analyse produite
par le substitut, qu’à une consultation spontanée sur l’affaire examinée. Un
magnifique exemple en est donné par le cas de ce soldat qui, en 1743, avait
dépouillé un ancien camarade nommé Bocheron. Au cours d’une soirée passée
ensemble dans une auberge, Bocheron s’était envivré, avait fait étalage des
richesses dont il était porteur, puis était resté dormir avec son compagnon
sans même prendre la peine de ranger ses affaires. Le procureur général étant
consulté sur une demande de commutation des peines du fouet, de la marque et
au bannissement à l’encontre du voleur, le substitut proposa cette conclusion :
Il ne paraît pas qu’il y ait eu aucune préméditation : c’est l’occasion de
l’imprudence de Bocheron, qui a fait voir une croix de diamants et l’argent
qu’il portait, ivre d’ailleurs, dont les effets étaient à la merci du premier venu,
ledit Bocheron étant resté à coucher, sans qu’il paraisse que l’accusé l’y ait
aucunement engagé.
576
Joly de Fleury I réécrivit l’avis de la manière suivante :
C’est sans doute l’imprudence de Bocheron qui a donné lieu à ce vol, parce
qu’étant ivre, il a fait voir la croix de diamants et l’argent qu’il portait, qu’il a
laissé à la merci du premier venu. D’ailleurs Bocheron [est] resté à coucher,
sans qu’il paraisse que l’accusé l’y ait engagé. Cependant, il semble bien difficile
de faire grâce en pareil cas 31.
Le 2 juillet 1737, à Rochefort, trois soldats de la Marine, résolus à voir une fille
nommée La Casaubon, entrèrent dans la maison qui abritait son appartement.
Croyaient-ils sincèrement, comme ils l’affirmèrent plus tard, qu’il s’agissait d’une maison
de prostitution ? Venaient-ils réellement, comme ils le soutinrent aussi, chercher deux
de leurs camarades manquant à l’appel de leur régiment ? Rien n’est moins sûr. Quoi
qu’il en soit, les trois hommes, appellés Guillebaud, Renaud et L’Éveillé, montèrent à
l’appartement de la fille et frappèrent à sa porte en lui demandant d’ouvrir. Sur son refus
de les laisser entrer, ils firent un affreux tapage et se mirent bientôt en devoir d’enfoncer
la porte. Le tumulte fit sortir un nommé Bourdolle d’un appartement voisin, qui leur 577
demanda la cause de ce vacarme. Les soldats, furieux de son intervention, l’insultèrent
33 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1680 ; AN, X2A 1102, 21 août et 24 octobre 1738.
commun, procurant à l’un la rémission, à l’autre le pardon. Le chancelier d’Aguesseau
le soumit pour avis au procureur général, qui le fit passer à l’un de ses substituts. Peu
de temps après, ce dernier, dont rien n’indique malheureusement l’identité, soumit
un projet de consultation à son supérieur. Le fait intéressant est que le projet du
substitut, qui était très balancé, au point qu’il penchait ouvertement pour la grâce, fut
corrigé avec fermeté par le procureur, de manière à rendre la clémence impossible. Ce
retournement, qui ne touchait pas ou peu à la structure générale du mémoire, passait
par la révision complète de trois passages décisifs.
Le premier passage portait sur les contradictions des témoins relativement au
déroulement du combat, contradictions que les deux magistrats commentaient de
manière très différente. Le substitut écrivait :
Ce qu’il y a de favorable pour Guillebaud et Renaud, c’est la contradiction qu’il paraît
y avoir entre le 4e et le 6e témoin. L’un dit précisément que [Renaud] tenait Bourdolle
et lui faisait tourner le dos contre Guillebaud, qui avait une épée nue à la main et qui
en donna un coup sous l’épaule, dont il mourut, et l’autre dit qu’il vit deux particuliers
vêtus d’habits d’ordonnance qui poursuivaient Bourdolle : comment concilier ces deux
dépositions qui sont les plus fortes ? Il paraîtrait de là que ces témoins qui ont été
578
entendus n’ont pas vu exactement la querelle.
Le second paragraphe portait sur l’appréciation générale des faits et donc sur la
rémissibilité de l’homicide. Le substitut écrivait :
On peut dire en leur faveur que c’est donc une rixe et une rencontre sans dessein
prémédité, [et] que, d’ailleurs, les témoins paraissant se contredire en un point aussi
essentiel qu’il a été dit, il pourrait se faire que les témoins entendus eussent déposé
inconsidérément, sans savoir précisément le fait, pour favoriser un des leurs tué par des
gens de guerre, que les bourgeois ordinairement n’aiment point.
Cette fois, le procureur général ne put faire valoir son analyse, sans réécrire entièrement
le paragraphe, dont il ne conserva qu’un membre de phrase au commencement :
C’est donc une rixe et une rencontre, qui par sa nature, serait donc rémissible,
si les circonstances, 1° du nombre de trois contre un, 2° de trois agresseurs
contre un qui défend la maison où les trois veulent entrer, 3° de la récidive,
insistant une seconde fois pour forcer la maison, 4° du coup d’épée, enfin par
2) LA QUESTION DE L’INTÉGRITÉ
Tableau 14. Les avis des procureurs généraux par type d’intervention entre 1717 et 1787
(en pourcentage)
40 On peut encore citer, pour la magistrature de Joly de Fleury I, une consultation de 1736
sollicitée par le garde des sceaux Chauvelin, alors même que la grâce avait déjà été promise
par ce dernier au comte de Toulouse, ce qui conduisit le procureur général à rendre un
avis favorable dans une affaire qui ne l’était pas du tout (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 162,
dos. 1510), et pour la magistrature de Joly de Fleury II, une consultation de 1766 dans laquelle
le vice-chancelier Maupeou signalait que le marquis de Sourches s’intéressait vivement au
suppliant, ce qui suscita chez le procureur général la prise en compte de circonstances
atténuantes ordinairement balayées d’un revers de plume (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 421,
dos. 4894).
41 Voir livre I, chapitre I, paragraphe 1.
meilleurs témoignages 42 ; tel pilleur de tronc méritait peut-être la peine de mort,
mais on était d’autant plus porté à lui trouver des circonstances atténuantes que
le duc de Beauvillier s’intéressait à lui 43.
Dans certains dossiers, la contradiction entre l’analyse et l’avis est d’autant plus
éclatante que la conservation des brouillons permet de mettre en évidence les
étapes successives du travail. Tel est le cas dans une affaire à laquelle la comtesse
de Toulouse fut à nouveau mêlée, le crime ayant eu lieu à Rambouillet : un
jour de 1760, un portefaix y avait frappé à coups de barre de fer un brigadier
de maréchaussée en train de procéder à une arrestation ; condamné en appel au
carcan et au bannissement pour cinq ans, le suppliant sollicita la grâce d’être
déchargé du carcan, que le bailliage de Rambouillet ne lui avait pas infligé.
Consulté sur cette demande et soumis à une première série d’interventions, Joly
de Fleury II rédigea un avis négatif :
Si Messieurs de la Tournelle ont cru devoir infliger à l’accusé la peine du
585
carcan indépendamment de celle du bannissement à laquelle les premiers
juges s’étaient restreints, c’est sans doute parce qu’ils ont pensé que les
49 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 47, dos. 472 ; vol. 180, dos. 1709 ; vol. 202, dos. 1920 ;
vol. 280, dos. 2893 ; vol. 353, dos. 3825 ; vol. 354, dos. 3843 ; vol. 361, dos. 3999 ; vol. 366,
dos. 4143 ; vol. 425, dos. 4979 ; vol. 429, dos. 5077.
50 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 96, dos. 921 ; vol. 170, dos. 1581 ; vol. 221, dos. 2185.
51 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 278, dos. 2857 ; vol. 354, dos. 3842 ; vol. 355, dos. 3868 ;
vol. 368, dos. 4171 ; vol. 382, dos. 4339 ; vol. 411, dos. 4733 ; vol. 429, dos. 5066 ; vol. 429,
dos. 5076 ; vol. 434, dos. 5172.
52 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1581.
53 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 278, dos. 2857.
peine de mort pour une femme coupable de vol domestique –, il souligna que
la condamnée disait avoir reçu et non volé les effets, en échange de faveurs
accordées à son maître, et que l’on pouvait craindre, en cas d’exécution, une
émotion populaire rue de Bussy, dont le petit peuple avait pris fait et cause
pour l’accusée dès son arrestation 54 : outre que la première circonstance n’avait
pas été prouvée au procès, on se souvient que, dans l’affaire du cheval de la rue
Montmartre 55, son père avait balayé un semblable argument en expliquant que
la police mobiliserait les forces suffisantes. Dans le troisième cas, en 1764 – une
commutation des peines du fouet, de la marque et des galères pour un voleur –,
il fit observer que le condamné, ayant demandé sa grâce très tard, avait déjà été
fouetté et marqué, et qu’étant âgé de 17 ans au moment des faits, il était bien
jeune 56 : sans même tenir compte de l’argument de l’exécution partielle, qui ne
pouvait en rien justifier un allègement des peines, il est étonnant de trouver un
plaidoyer en faveur d’un jeune homme de 17 ans, sous la plume d’un magistrat
588 que l’on a vu déterminé à faire subir leurs peines à des garçons de 15 ou 16 ans ;
par ailleurs, il n’est pas moins étonnant de surprendre une telle indulgence chez
un procureur général d’ordinaire ennemi acharné du vol, dans une affaire où
le nombre des objets dérobés, subtilisés en diverses occasions et chez quatre
personnes différentes, était considérable. Dans le quatrième cas, en 1765 – une
commutation des peines du fouet, de la marque et du bannissement pour un
voleur de chemises –, il considéra que le condamné avait manifestement été
entraîné et qu’il avait agi par complaisance pour son complice, plutôt que par
penchant pour le crime 57 : une telle mansuétude à fondement psychologique
était pour le moins inhabituelle, pour ne pas dire inédite, sous la plume de ce
magistrat. Dans le cinquième cas, en 1766 – une commutation de la peine
de mort pour une femme coupable de vol domestique –, il fit valoir que le
statut de domestique de la condamnée au moment des faits était juridiquement
discutable, parce que celle-ci était logée, nourrie, blanchie, mais non gagée,
et que, par ailleurs, il restait une incertitude sur la question de savoir si elle
était enceinte, comme elle l’affirmait 58 : certes, les juges eux-mêmes avaient
été divisés sur la qualification du crime en vol domestique, mais, ici encore, on
ne peut s’empêcher de rappeler une parole du père, à qui on opposa un jour
cet argument d’absence des gages dans une affaire tout à fait analogue, et qui
répliqua : « réflexion des bonnes âmes, mais réflexion peu solide » 59 ; surtout,
66 [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur général..., p. 135 ; [72] Stone, The Parlement of Paris...,
p. 24.
67 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 28, dos. 273, f° 49 r.-v.
68 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 37, dos. 373.
69 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2167, f° 45 v.
En fait, on ne parvient guère à trouver que deux consultations de complaisance
dans la carrière de Joly de Fleury I, l’une en 1732, l’autre en 1739. L’analyse
détaillée de la première suffira à en faire comprendre les mécanismes. L’affaire
était la suivante : un jour d’été, un nommé Bailly, marchand déchu jouant les
courtiers sur le marché de la faïence à Paris, prétendit vendre ses services à deux
acheteurs venus sur cette place et les accompagna dans leurs affaires ; en fin de
journée, il leur demanda une commission, mais ils refusèrent de payer, sans
doute parce qu’ils estimaient ne rien lui avoir demandé ; il les suivit à la taverne,
où ils refusèrent de boire avec lui ; il s’envivra seul, jusqu’au moment où l’un des
marchands, nommés Panet, sortit du cabaret ; il le suivit, confia le panier qu’il
portait à une vendeuse des rues et appela le marchand d’une voix forte ; Panet se
retourna et vint vers lui ; Bailly lui demanda s’il n’avait rien à lui donner et, sur
la réponse négative de son interlocuteur, il lui porta un coup de couteau ; après
ce geste, il repartit calmement en repliant la lame de son couteau, puis tenta
vainement de s’échapper lorsqu’il fut poursuivi à la clameur publique. Panet 591
ayant survécu à sa blessure, Bailly fut condamné aux galères pour trois ans. À la
74 [51] Maurepas, Boulant, Les Ministres et les ministères..., p. 88 ; [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 218.
75 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 181, dos. 1723.
76 Voir livre III, chapitre VIII, paragraphe 1.
77 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 116, dos. 1094, f° 227 r.
78 Charles Amable Honoré Barentin, intendant d’Orléans de 1740 à 1760. [43] Antoine,
Le Gouvernement..., p. 55.
mais d’alerter Barentin, manifestement dans le but de lui offrir le temps
nécessaire pour rencontrer et convaincre le ministre. Quelques jours plus tard,
Machault réécrivit au procureur général pour lui annoncer qu’à la suite d’une
intercession de l’intendant d’Orléans, il avait finalement décidé d’accorder une
commutation, si du moins il était encore temps de suspendre l’exécution de
l’arrêt. Or Joly de Fleury II lui répondit, sur un ton parfaitement neutre, qu’il
n’était pas trop tard 79. On constate donc que le magistrat avait manœuvré à
l’insu de son supérieur, afin de favoriser secrètement la grâce d’une condamnée
à propos de laquelle il lui avait rendu officiellement un avis négatif, manière
sans doute de servir l’intercesseur Barentin sans l’assumer devant le ministre
Machault. C’était porter assez loin la duplicité, sans compter que la manœuvre
avait exigé de prendre l’initiative de retenir un ordre du garde des sceaux ce
qui frisait la prévarication. Cette affaire isolée a ceci d’intéressant qu’elle
révèle la contradiction dans laquelle se trouvait Joly de Fleury II : d’un côté,
594 il n’avait pas, à la différence de son père, la force morale suffisante pour être
imperméable à toute influence et refuser de rendre des services au détriment
des devoirs de sa charge ; d’un autre côté, il croyait devoir s’interdire d’avouer
au ministre qu’il souhaitait, pour des raisons strictement personnelles, la grâce
de tel ou tel suppliant – il est vrai qu’un tel comportement ne l’aurait pas
grandi, même s’il est assez probable que la plupart des détenteurs des sceaux
n’auraient pas jugé scandaleux que le procureur général, comme d’autres
personnalités prestigieuses du royaume, obtînt, de temps à autre, une grâce
de faveur. Quoi qu’il en soit, seule la dissimulation permettait de résoudre la
contradiction. Or, comme il était très rare de pouvoir, à l’instar de l’exemple
précédent, faire obtenir des lettres de clémence à des suppliants tout en rendant
une consultation négative, la solution naturelle était l’avis de complaisance.
C’était évidemment une forme de trahison du ministre, et au-delà même du
ministre, une trahison de la justice.
À la différence du ministre, qui lisait des consultations expédiées après avoir
été mises au propre et ne pouvait guère avoir que des soupçons devant les
consultations suspectes, l’historien dispose des papiers de travail du procureur
général et peut constater sur pièces la dénaturation de la jurisprudence de la
grâce sous l’effet des intercessions. Dans quelques affaires en particulier, les
brouillons font littéralement apparaître le processus de compromission à
l’œuvre sous la plume du magistrat. En 1764, par exemple, Joly de Fleury II
fut consulté sur le cas d’un braconnier d’une grande brutalité, qui avait été
condamné à la marque et à trois ans de galères pour des faits de violences.
Victime d’une mobilisation tardive, cet homme ne sollicita sa grâce qu’après
Dès les jours qui suivirent, le magistrat se pencha sur l’extrait de procédure
et il ne put que constater à quel point le cas n’était pas favorable : le vol et
Mais, à la relecture, une telle conclusion ne lui parut pas suffisamment ferme,
ce qui le décida à la remanier de la manière suivante :
Dans ces circonstances, Monseigneur, comme le jugement du 11 août 1772 n’a
condamné l’accusé qu’aux galères perpétuelles au lieu de lui infliger la peine de
mort que les ordonnances prévoient pour de pareils délits et à laquelle il avait
été condamné par la sentence du Châtelet, il semble fort que l’accusé ne serait
pas susceptible d’une nouvelle indulgence. Mais cependant, Monseigneur,
comme la famille de cet accusé expose qu’il a déjà subi aux galères une détention
de treize années et qu’elle se réunit pour répondre de sa meilleure conduite à
l’avenir, il semble, si vous l’estimiez, Monseigneur, qu’il pourrait peut-être y
avoir lieu de faire grâce aujourd’hui à cet accusé, en lui accordant les lettres de
rappel des galères qui vous sont demandées en sa faveur 83.
Il fallait toute la science d’un substitut chevronné pour parvenir ainsi à donner
les apparences de la plus extrême rigueur juridique à un argumentaire qui niait
totalement la jurisprudence du parquet en matière de grâce.
Il se trouvait parfois des intercesseurs pour souffler directement au procureur
général les arguments supposés les plus décisifs, ce qui, dans le cas où il les suivait,
témoigne de manière encore plus évidente de la compromission du magistrat.
En témoigne cet homicide commis par un seigneur nommé La Menue, alors
qu’il chassait sur ses terres en Forez. Consulté à deux reprises, en 1782 et 1785,
Joly de Fleury II estima que les circonstances du crime étaient trop obscures
pour autoriser la délivrance de lettres de rémission : nul témoin ne déposait
de visu, mais, étrangement, tout le monde savait par ouï-dire que La Menue
avait poursuivi la victime pour la tuer ; une dizaine de personnes qui avaient été
88 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 312, dos. 3402 ; vol. 1996, f° 103-123.
89 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383, dos. 4362, f° 251 r.-v.
Tout mon regret est de n’avoir pas été instruit plus tôt de l’intérêt que vous
prenez à ce particulier, mais je me flatte que vous voudrez bien rendre
justice à l’empressement avec lequel je saisirai toujours toutes les occasions
qui me mettront à portée de vous convaincre [de mon] sincère et inviolable
attachement 90.
98 Un exemple limite de cette impuissance épiscopale est fourni par le cas de cet homme,
qui, en 1747, sollicita des lettres de commutation, après avoir été condamné pour tentative
d’extorsion de fonds avec menaces de mort : Joly de Fleury II rendit un avis négatif malgré
l’intercession pressante de l’évêque d’Orléans... et malgré le fait que ce prélat était lui-
même la victime ! BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 253, dos. 2525.
99 Jacques Sainfray, substitut de 1751 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 383.
100 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 292, dos. 3077 ; vol. 353, dos. 3823 ; vol. 354,
dos. 3832 ; vol. 415, dos. 4784 ; vol. 1992, f° 197-239.
101 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 303, dos. 3244 ; AN, X2A 1118, 14 juillet 1755.
102 Seine-et-Marne, arr. Provins, cant.
combat singulier s’engagea. Bientôt, Acier d’Avrigny, touché, tomba à terre, mais il se
releva aussitôt, avant de porter à son tour un coup à son adversaire. Les deux hommes
s’interrompirent et échangèrent quelques paroles, à la suite de quoi ils remirent leur
épée au fourreau et se séparèrent, chacun partant de son côté. Gelly, qui se tenait le
ventre et la poitrine, chercha refuge dans la première maison venue, où il mourut dans
le quart d’heure qui suivit.
Il n’y eut semble-t-il personne pour porter plainte auprès de la justice seigneuriale
de Bray et il revint à son procureur fiscal d’engager des poursuites au nom du
ministère public. Malgré ou à cause de ses compétences limitées, ce magistrat sentit
immédiatement que cette affaire pouvait devenir délicate. En rédigeant sa requête, il
se refusa prudemment à porter plainte pour duel, tout en estimant que l’instruction
aurait à établir s’il ne s’agissait pas d’un duel. Décrété de prise de corps, Acier d’Avrigny
prit la fuite et entama une double procédure des plus classiques : d’une part, il interjeta
appel de la prise de corps au Parlement, qui, par un arrêt du 12 avril, ordonna l’apport
des charges et informations au greffe de la Cour ; d’autre part, il sollicita des lettres de
rémission auprès du garde des sceaux, qui, le 21 mai, consulta le procureur général.
La rédaction de l’extrait de procédure fut confiée au substitut Boullenois 103, qui
602 n’eut aucune peine à se procurer les pièces, puisqu’elles avaient été apportées au
greffe. Il dressa un bref bilan de l’affaire, qu’il fit suivre d’observations nourries de sa
clarté d’analyse coutumière. À ses yeux, le crime présentait un double aspect. D’un
côté, le combat avait les apparences d’une rixe, aussi fortuite qu’inattendue : on ne
connaissait aucun sujet de querelle aux deux hommes qui s’étaient battus ; Gelly
était parti en promenade sur les fossés de la ville, comme il le faisait tous les jours ;
il n’avait paru nerveux, ni à sa logeuse, ni aux gens rencontrés en chemin, qu’il avait
d’ailleurs pris le temps de saluer. D’un autre côté, le combat ressemblait furieusement
à un duel : Acier attendait sur les lieux depuis longtemps, qui plus est à l’heure du
déjeuner ; avant d’engager le combat, les deux hommes se parlèrent sans chaleur
ni animosité, et, dès l’instant où ils se virent blessés, ils rengainèrent leur épée et se
quittèrent tranquillement ; enfin, dans les instants qui précédèrent sa mort, Gelly
garda un silence complet sur l’événement, ne parlant pas d’assassinat, ne désignant nul
agresseur. En bonne logique, Boullenois achevait ces observations par une conclusion
défavorable à l’impétrant :
Toutes ces circonstances forment un grand soupçon de duel et semblent ne
pas permettre qu’on accorde des lettres de grâce au sieur d’Acier jusqu’à ce que
l’instruction ait été entièrement achevée et que le sr d’Acier se soit purgé du
soupçon de duel 104.
Joly de Fleury II partagea pleinement le jugement de son substitut, au point qu’il le
reprit entièrement à son compte, ordonnant à ses commis de recopier tel quel le travail
de Boullenois et de l’envoyer au ministre au nom du procureur général. La lettre partit
le 31 août et, dès le 5 septembre, Machault répondit qu’il pensait comme le parquet
et qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de laisser juger l’affaire.
103 Adrien Boullenois, substitut de 1723 à 1777. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 100-
101.
104 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 303, dos. 3244, f° 11 v.
Pour l’impétrant, les choses étaient donc mal engagées. La justice suivant son cours,
une sentence serait bientôt rendue, dont les conséquences s’annonçaient, au choix,
fâcheuses ou incertaines. Si les juges concluaient à un duel, il ne serait plus possible
d’obtenir la grâce du roi. S’ils concluaient à un simple homicide, la rémission resterait
possible, mais à la condition que le procureur général n’interjetât pas appel en vue de
faire ouvrir une information pour duel. Or, au vu de l’avis donné par Joly de Fleury II,
le risque n’était pas nul. En outre, au-delà de toute spéculation sur l’avenir, Acier
d’Avrigny allait devoir subir le déshonneur d’un jugement, même par contumace.
Fort heureusement pour lui, le conseiller Rolland s’intéressait à son cas. Sans
doute septuagénaire ou sur le point de le devenir, Pierre Barthélemy Rolland était un
magistrat parisien blanchi sous le harnais, qui avait 46 années de Parlement derrière
lui, dont 17 de Grand-Chambre 105. Il y a toute apparence que Joly de Fleury II le
ménageait, peut-être par respect pour son âge, peut-être par ménagement pour sa
position, peut-être pour les deux raisons à la fois. Dès l’envoi du placet au garde des
sceaux, Rolland avait fait connaître son intérêt pour l’affaire, en faisant passer au
procureur général une lettre que lui avait adressée le frère de l’accusé. Mais, peut-être
conscient de la vanité d’un effort prématuré, il attendit que la grâce eût été rejetée une
première fois pour faire sentir son influence. 603
Les mois passant, sans que l’affaire parût avancer et sans que le parquet s’en souciât,
107 La règle d’usage était, pour le parquet d’une juridiction subalterne, de surseoir à
l’instruction durant les deux semaines suivant l’arrivée des pièces à Paris, afin de laisser
au Parlement le temps de statuer, puis, en l’absence d’arrêt de défense de sa part, de
reprendre l’instruction par contumace au point où elle en était. BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 354, dos. 3857, f° 295-296.
108 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 303, dos. 3244, f° 22 r.
confiscation de ses biens et à une amende au profit du seigneur. Le procureur fiscal
s’empressa de faire connaître le jugement au parquet. Il en profita pour demander au
procureur général l’autorisation de surseoir à l’exécution de la sentence par effigie,
jusqu’à la fin du mois d’avril de l’année suivante, au prétexte que, jusqu’à cette date,
Bray accueillait en garnison une brigade de gardes du corps, dont on pouvait craindre la
réaction violente, si le bourreau pendait le mannequin d’un des leurs. Joly de Fleury II
approuva cette initiative d’une plume distraite, mais s’arrêta plus attentivement sur le
résultat du jugement :
M. Rolland, conseiller de Grand-Chambre s’intéresse dans cette affaire, je crois
que les juges ont voulu rendre service à l’accusé en le condamnant tout d’un
coup à mort pour homicide, mais comme il y a une inculpation de duel, je
crains qu’ils ne lui aient rendu un mauvais service 109.
Par ses deux premières phrases, le procureur général faisait clairement comprendre
qu’il n’était pas dupe de la décision des juges seigneuriaux : derrière leur sentence
d’apparence impitoyable, il décelait le souci de satisfaire aux exigences du grand-
chambrier, qui avait besoin, pour le salut de son protégé, d’une condamnation
pour homicide, ce qui en dit long, au passage, sur l’influence que pouvait exercer 605
un conseiller au Parlement sur les magistrats d’une justice seigneuriale. Mais, par sa
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 303, dos. 3244, f° 35 r.
j’ai prise des procédures apportées en vertu de cet arrêt, je n’ai point trouvé de
preuves de duel 110.
L’argument était spécieux, car l’apport des charges, on l’a vu, avait eu lieu dès avant la
première demande de grâce, et ces pièces avaient servi à rédiger l’extrait de procédure
au bas duquel Joly de Fleury II avait rendu un avis nettement défavorable. En vérité,
rien, sinon l’intervention du conseiller Rolland, n’avait changé, depuis lors, la face
des choses.
C’est ainsi que, dans une affaire qui sentait le duel à plein nez, le procureur général
rendit, contre le sentiment d’un de ses substituts, sans doute même contre son
intime conviction, un avis favorable à la grâce. Il aurait pu, pourtant, s’y refuser avec
obstination, comme il le fit dans une autre occasion 111, mais il préféra rendre une
consultation de complaisance, qui déboucha rapidement sur l’expédition de lettres
de rémission par le garde des sceaux et leur entérinement par la Tournelle : dès la
mi-juillet, l’affaire était terminée. Preuve en est que l’influence d’un vieux grand-
chambrier pouvait, en cette matière, être autrement plus décisive que celle des
courtisans les plus titrés.
606
110 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 303, dos. 3244, f° 37 v.
111 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 216, dos. 2139.
de Louis XV et Louis XVI. Et ce sont précisément ces histoires extraordinaires
rencontrées dans la littérature qui serviront de fil d’ariane à cette déambulation
dans l’insolite.
Ainsi, l’historiographie louis-quatorzienne a conservé la trace de lettres de
clémence accordées à des condamnés à mort par pendaison ayant survécu à leur
exécution, comme s’il était inconcevable pour la monarchie de remettre entre
les mains du bourreau des criminels qui lui avaient échappé 112. Il se trouve en
effet que la corde n’était pas un moyen infaillible de donner la mort : divers
témoignages du xviiie siècle attestent de pendus revenus à la vie après avoir été
descendus du gibet 113. De tels épisodes entretenaient la tradition populaire mais
aussi littéraire de la pendaison miraculeuse, véhiculée en Europe depuis l’époque
médiévale 114. Or l’usage de faire grâce à ces condamnés que le Ciel paraissait
avoir sauvés semble s’être perpétué jusqu’à l’âge des Lumières, puisqu’on trouve
une affaire analogue dans les dossiers du procureur général. En 1752, à l’issue de
la pendaison de deux voleurs au Puy-en-Velay, la confrérie de pénitents chargée 607
d’assister les condamnés à mort et de recueillir leur dépouille, s’aperçut que
112 [5] Correspondance administrative..., p. 190-191 ; [117] Lebigre, La Justice du Roi...,
p. 223-224.
113 On songe, par exemple, au cas de ce voleur de grand chemin ranimé par les chirurgiens qui
s’apprêtaient à le disséquer pour leur cours d’anatomie (Robert A. Schneider, « Rites de
mort à Toulouse : les exécutions capitales (1738-1780) », dans [82] L’Exécution capitale...,
p. 138) ou à celui de cette servante pendue pour vol, elle aussi ramenée à la vie par le
chirurgien qui venait de porter sur elle son scalpel ([33] Mercier, Tableau de Paris..., t. I,
p. 720). Il est vraisemblable que le public était suffisamment habité par le thème de la
pendaison miraculeuse pour considérer qu’une exécution qui peinait à occir le condamné
méritait d’être abandonnée, comme le suggère cette réaction de la foule parisienne, qui,
en 1751, se mit à crier grâce après que la corde soutenant le pendu avait rompu deux fois
([77] Anchel, Crimes et châtiments..., p. 168-169).
114 Pour un aperçu sur la survie de cette tradition au-delà du xvie siècle, voir Claudio Milanese,
« La réanimation d’un condamné à Montpellier en 1745 », dans [82] L’Exécution capitale...,
p. 33-41.
115 Craponne-sur-Arzon, Haute-Loire, arr. Le Puy-en-Velay, cant.
Quoi qu’il en soit, le procureur général ne fit aucune objection, ni sur le fond,
ni sur la forme 116.
De même, l’historiographie louis-quatorzienne atteste de lettres de
clémence accordées à des criminels protestants convertis au catholicisme au
cours de leur détention en prison ou aux galères 117. Ici encore, les archives
du parquet présentent un cas semblable. En 1737, un jeune domestique
d’origine suédoise, poursuivi pour avoir volé des objets de valeur et une grosse
somme d’argent à son maître, fut instruit en prison par un prêtre catholique.
Alors qu’il avait été condamné à mort au Châtelet et qu’il attendait son
jugement en appel au Parlement, ses soutiens sollicitèrent par avance des
lettres de commutation en faisant valoir qu’il était sur le point d’abjurer le
protestantisme. Ils ne tardèrent pas à recevoir le renfort déterminé de la reine
Marie, dont la piété fut vivement touchée par cette conversion en détention.
Le caractère inhabituel de la demande produisit un placet qui ne l’était pas
608 moins, comme en témoigne cet extrait :
Elevé malheureusement dans les préjugés et les erreurs du luthéranisme, Dieu
lui a fait grâce d’être instruit dans sa prison de la vérité catholique. Il en bénit
Dieu et lui en rend les plus humbles actions de grâce. Il se dispose à faire dans
peu de jours son abjuration entre les mains de M. l’abbé Gaillande, confesseur
des prisons, qui a eu la charité de l’instruire et qui ne lui refusera pas, à ce
qu’il espère, un témoignage favorable. De quelque manière qu’il plaise à Sa
Majesté d’ordonner de sa vie, qu’il reconnaît avoir mérité de perdre, il bénira
la main qui le frappe avec justice, mais il ne peut désespérer que la bonté et la
miséricorde du roi n’imite à son égard celle de Dieu même, et toute sa vie, si
elle lui est rendue par la clémence de Sa Majesté, ne sera employée que pour
rendre grâce au Ciel, expier ses fautes par la pénitence, persévérer dans la foi
catholique, et offrir sans cesse ses vœux à Dieu pour la conservation de la
personne sacrée de Sa Majesté, de la Reine, de Mgr le Dauphin et de toute la
famille royale 118.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1581, f° 10 r.-v.
120 Louise Marie, née le 15 juillet 1737. [56] Antoine, Louis XV..., p. 467.
121 [5] Correspondance administrative..., p. 590.
122 [32] Marais, Journal de Paris..., t. II, p. 521 et 761-762.
123 [32] Marais, Journal de Paris..., t. II, p. 762.
sous la forme d’un simple arrêté verbal. Elle était justifiée par le fait que le
condamné avait contribué au démantèlement de la bande, et le ministre voulait
savoir ce qu’en pensait le procureur général. Après avoir rappelé l’ampleur de
l’affaire – il avait fallu juger près de 76 accusés, dont 16 contumax, ce qui avait
donné lieu à un procès fleuve au Châtelet, que le Parlement avait lui-même
jugé en appel au cours de quatre audiences étalées sur plus d’une année 124 –,
le magistrat appuya la demande de grâce, en fournissant des informations
intéressantes sur les conditions et la nature des aveux :
Grevin, après avoir tout nié dans deux premiers interrogatoires par lui subis au
Châtelet, est convenu [...] de tous ses crimes et des différents vols mentionnés
au procès et a révélé tous ses complices. Il a demandé à ses juges pour prix de
sa sincérité et de ses aveux, de lui épargner les supplices qu’il a mérités par ses
vols. [...] Il est vraisemblable que toutes les recherches de la justice n’auraient
jamais pu donner les lumières nécessaires sur les auteurs de tous ces crimes
610
qui répandaient l’alarme et la terreur dans les maisons de Paris, si le nommé
Grevin, vaincu par l’espérance d’échapper au supplice, n’avait pas fait l’aveu de
tous les vols qui lui étaient imputés et découvert ses complices et les receleurs
des objets volés. Dans ce grand nombre d’accusés et de coupables, il est le seul
qui ait avoué dans le cours des différentes instructions 125.
124 Pour une reconstitution précise des audiences à la Tournelle, que Joly de Fleury présente
de manière inexacte, voir AN, X2A 1142, 7 avril, 14 mai et 3 juin 1778, et X2A 1143, 14 mai
1779.
125 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 69 v. et 71 v.
obtint bel et bien des lettres de commutation en un enfermement perpétuel
à Bicêtre 126, établissement où la présence de repentis est d’ailleurs attesté par
d’autres sources 127. Une telle coordination entre juridiction subalterne et
cour souveraine n’était peut-être pas exceptionnelle, si l’on en juge par une
autre affaire, rencontrée cette fois dans les registres criminels du Parlement.
En 1787, la Tournelle jugea en appel une bande de six malfaiteurs coupables
d’un vol considérable dans une société de banque lyonnaise. Or, lorsque les
magistrats demandèrent à l’un des accusés s’il reconnaissait sa participation au
cambriolage, celui-ci fit cette réponse singulière, soigneusement retranscrite
par le greffier de la chambre : « oui, l’a toujours avoué d’après la promesse que
lui a faite le sieur Rey, assesseur, de lui accorder sa grâce ». Tout indique donc
que, dès le procès en première instance, un magistrat s’était engagé à l’égard du
malfaiteur. Qu’elle découvrît cet accord lors de l’interrogatoire ou qu’elle en eût
été informée au préalable, toujours est-il que la Tournelle prit soin, après avoir
condamné l’accusé à la pendaison, d’adopter un arrêté en faveur de lettres de 611
commutation 128.
126 Le fait est d’autant mieux avéré qu’en 1785, moins de cinq après son entrée à Bicêtre,
Grevin fit partie des détenus qui signèrent un engagement dans la légion de Luxembourg,
afin d’obtenir des lettres commuant leur enfermement en service dans les troupes. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 555, dos. 7305.
127 Dans un mémoire de 1770 adressé au Roi en tant que président de la Cour des aides,
Malesherbes, dénonçant les cachots de Bicêtre, signala la présence en ces lieux de
« quelques fameux prisonniers, qui après avoir été condamnés au dernier supplice,
n’avaient obtenus leur grâce qu’en dénonçant leurs complices ». [88] Bru, Histoire de
Bicêtre..., p. 50.
128 AN, X2A 1151, 28 février 1787.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 178-207.
qu’il n’avait pas besoin de lettres. Le deuxième attendait en prison l’expédition
de lettres de commutation obtenues quelques mois auparavant : depuis lors,
elles avaient été scellées 130, ce qui signifiait qu’il n’avait pas besoin de lettres
non plus. Restait le troisième, un nommé Gouault, qui était à la Conciergerie
dans la perspective de son jugement en dernier ressort, après avoir subi une
condamnation au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles au Châtelet :
depuis lors, le Parlement avait confirmé les peines lors du procès en appel. Il
était donc le seul à pouvoir bénéficier de la grâce du roi, mais son cas n’était
guère favorable : membre d’une bande de brigands des confins de la Touraine et
du Poitou, il avait été personnellement convaincu de divers vols, dont l’un avec
effraction, et soupçonné de violences, voire de meurtres. En conséquence, tout
en reconnaissant la valeur de sa conduite lors de l’incendie, Joly de Fleury II se
retrancha derrière un argumentaire classique pour rejeter la demande de grâce :
La Chambre de la Tournelle qui, par son arrêt, aurait pu le condamner à mort
612
pour vol avec effraction, dont il était convaincu, s’est contentée de le condamner
au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles. Ainsi, puisque ledit Gouault
a déjà éprouvé une première indulgence, j’estimerais, Monseigneur, qu’il n’est
pas dans le cas d’en éprouver une seconde, d’autant plus, qu’indépendamment
du vol avec effraction dont il s’agit, il est également convaincu d’avoir souvent
arrêté des particuliers sur les chemins pour les voler et d’avoir commis aussi
beaucoup d’autres vols 131.
133 Guillaume III de Lamoignon de Montrevault, président à mortier de 1747 à 1764. [45]
Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 236.
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 312, dos. 3399, f° 366 r.
En 1761, le même magistrat eut l’occasion, grâce au concours du solide
substitut Boullenois 135, de faire preuve d’un sens politique plus aigu, dans
une affaire qui avait, elle aussi, ses délicatesses. Cinq garçons imprimeurs, qui
avaient été condamnés en août 1757 au carcan et à un bannissement de trois
ans pour avoir travaillé à des ouvrages clandestins, étaient revenus vivre dans
la capitale à l’expiration de leur peine, sans tenir compte d’une déclaration
de 1722, qui interdisait à tous les bannis qui avaient subi le carcan de revenir
jamais dans la ville de Paris 136. Lorsqu’ils furent arrêtés par des officiers de
robe-courte, des pressions ne tardèrent pas à s’exercer sur le procureur général
en faveur de leur libération. Joly de Fleury II consentit à leur élargissement,
mais refusa de donner un ordre formel au mépris de la déclaration de 1722
et de l’arrêt de 1757. Peut-être à son initiative, on crut trouver une solution
satisfaisante en délivrant des lettres de rappel de ban qui auraient pour effet
d’anéantir rétrospectivement l’infraction constituée par leur retour dans la
614 capitale. La procédure d’examen de la grâce fut lancée de manière formelle
par un placet des suppliants, puis une lettre de consultation du procureur
général, qui arriva bientôt sur le bureau du substitut Boullenois, en charge de
l’extrait de procédure. Dans une note détaillée, Joly de Fleury II prit la peine
d’expliquer à son collaborateur quel était le nœud du problème :
[M. Boullenois] se rappellera que, sur la fin du Parlement 137, nous nous
trouvâmes embarrassés au sujet de garçons imprimeurs que l’on avait
fait emprisonner au Châtelet, parce qu’ils avaient reparu dans Paris
en contravention à un arrêt rendu à la Grand-Chambre dans le temps
des démissions, par lequel ils avaient été condamnés à des peines qui ne
permettent pas de reparaître dans Paris. Par l’événement, ces garçons
imprimeurs ont été mis en liberté, mais il a été convenu qu’on leur donnerait
des lettres. En conséquence, M. de Saint-Florentin m’a adressé leur mémoire
ci-joint 138.
Toute la difficulté venait en effet de ce que l’arrêt du mois d’août 1757 avait été
rendu par une cour résiduelle composée d’une vingtaine de grand-chambriers
et de quelques présidents, dernier vestige du Parlement après la fracassante
démission collective consécutive au lit de justice du 13 décembre 1756. Or,
après le retour des démissionnaires et le rétablissement de toutes les chambres
135 Adrien Boullenois, substitut de 1723 à 1777. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 100-
101.
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3632.
137 Comprendre à la veille des vacations.
138 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383, dos. 4355, f° 131 r.-v.
en septembre 1757 139, le Parlement avait mis un point d’honneur à tenir pour
nulles le peu de choses qu’avaient fait ceux qui étaient restés en charge. Et si
certaines personnalités, parmi lesquelles des parlementaires de premier plan
comme le président Rolland d’Erceville 140, avaient poussé à la libération des
garçons imprimeurs, c’était précisément pour ruiner la valeur de l’arrêt de 1757
et, au-delà, celle des jugements rendus par les non-démissionnaires. Pour Joly de
Fleury II, les lettres de rappel de ban représentaient un compromis, puisqu’elles
permettaient d’anéantir la condamnation prononcée par l’arrêt de 1757 sans
enfreindre l’arrêt lui-même, car comme il l’écrivait : « je sais bien tout ce que
l’on peut dire par rapport à l’arrêt qui les a condamnés au bannissement [...],
mais enfin c’est un arrêt » 141.
En vieux routier du Parlement, Boullenois vit immédiatement que le
compromis imaginé par son supérieur pouvait conduire à des difficultés plus
grandes que celles qu’il était supposé résoudre. Avant même de rédiger la
moindre ligne de son extrait de procédure, mais après en avoir conféré avec le 615
premier avocat général, frère cadet du procureur général, il fit passer un billet à
139 Sur cette crise politique, voir [56] Antoine, Louis XV..., p. 709 et 726 ; [74] Swann, Politics
and the Parlement of Paris..., p. 133-150.
140 Barthélemy Gabriel Rolland d’Erceville, président à la 1e Chambre des Enquêtes de 1760 à
1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 373.
141 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383, dos. 4355, f° 136 r.
142 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 383, dos. 4355, f° 132 r.
pour le parquet, le substitut recommandait donc un arrangement politique
avec le secrétaire d’État de la Maison du Roi. C’est ainsi que Joly de Fleury II,
suivant les sages conseils de son subordonné, renonça à l’idée de faire expédier
des lettres de rappel de ban. Au terme d’un discret arrangement conclu entre
Versailles, le Palais et le Châtelet, on décida de fermer les yeux sur la présence
de ces garçons imprimeurs à Paris et de les faire rayer des listes de personnes
indésirables tenues par la police. Ainsi, ces simples suppliants en quête de la
grâce du roi se trouvèrent-ils ballottés par les remous nés des grandes tempêtes
politiques du règne de Louis XV.
Ce bouquet d’affaires extraordinaires montre que, de manière exceptionnelle,
l’économie de la grâce pouvait être perturbée par des logiques qui lui étaient
étrangères. Dans quelques circonstances rares, un fait prodigieux – au propre
comme au figuré – pouvait rendre caduque la grille d’analyse ordinaire
et nécessiter un examen particulier. Dans tous les exemples envisagés, les
616 consultations du parquet prirent une forme superficielle : elles répondirent
brièvement à une demande ponctuelle, sans chercher à approfondir une question
qui, il est vrai, paraissait peu susceptible de se reposer avant longtemps. Le grand
intérêt de l’exemple qui suit vient de ce que le parquet produisit une réflexion
fouillée, sans doute parce que la demande de grâce touchait à des principes
moraux fondamentaux.
Au mois de mars 1778, Joly de Fleury II fut invité par le garde des sceaux Miromesnil à
rendre un avis d’une nature triplement exceptionnelle : en premier lieu, la consultation
portait sur le cas d’une femme qui avait été condamnée à mort par le parlement de
Douai et non par celui de Paris, ce qui était contraire à la règle selon laquelle le ministre
s’adressait au procureur général de la cour souveraine compétente pour l’entérinement
des lettres de clémence 144 ; en second lieu, alors même que le magistrat ne pouvait se
procurer les pièces de la procédure, faite par définition hors de son ressort, le garde des
sceaux ne lui communiqua aucun précis de l’affaire, pas même une information sur la
nature et les circonstances du crime ; en troisième lieu, la demande était déposée par
un médecin de Douai nommé Majault, qui proposait, avec l’accord de la condamnée,
de se livrer sur elle à une expérience médicale, en échange d’une décharge ou d’une
commutation de la peine de mort.
153 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 181 v.-182 r.
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 169 r.-v.
155 La césarienne, quoique beaucoup plus ancienne que la symphyséotomie, constituait un
autre sujet majeur de débat de l’obstétrique du xviiie siècle.
où tout laissait présager que l’accouchement se déroulerait normalement, comment
pouvait-on justifier une opération ?
Difficilement peut-on croire qu’il fût légitime d’essayer l’opération sur une
personne enceinte bien conformée, encore qu’elle eût le courage ou la fantaisie
de s’y soumettre volontairement. Ce serait une inhumanité et une barbarie, qui
ne peuvent être légitimés en aucun cas, même en considération des avantages
secondaires que l’on peut se promettre de cette épreuve. On est persuadé
qu’aucun médecin, aucun chirurgien ne voudrait se prêter à faire en ce cas une
épreuve de ce genre. On est persuadé qu’aucun ne se porterait à affirmer qu’il
pût y procéder avec l’entière sécurité qu’il n’arrivât jamais ou ne survînt soit
des accidents ou des désordres capables de procurer la mort de la mère ou de
l’enfant ou de tous les deux, soit des résultats de nature à laisser à la mère des
incommodités qui l’accompagneraient le reste de ses jours, malgré le succès de
l’opération de la femme Souchot 156.
En d’autres termes, malgré le succès obtenu par le médecin Sigault – le substitut
choisissait sans doute délibérément de ne pas discuter ce succès, même si, au moment
620 de rédiger son avis, il avait aussi sous les yeux le mémoire critique de l’accoucheur Piet –,
nul médecin ne pouvait raisonnablement garantir que l’opération ne présentait pas
un surcroît de danger pour la mère ou l’enfant, voire pour les deux. Par conséquent, il
était inhumain et barbare de faire courir des risques inutiles à deux êtres vivants, fût-ce
au nom des enseignements que la médecine pourrait en tirer. Quant au consentement
de la mère, il ne rendait pas l’opération plus acceptable, qu’il relevât d’ailleurs du
courage, c’est-à-dire de l’esprit de sacrifice, ou de la fantaisie, c’est-à-dire du caprice
personnel.
Certes, dans le cas présent, la femme de Douai n’était pas dans une situation
comparable à celle des autres femmes sur le point d’accoucher, puisqu’elle était
promise à une exécution capitale. Le mémoire inaugurait alors une deuxième partie,
dont l’objet était de savoir si la perspective d’échapper à la potence constituait un motif
légitime de se soumettre à l’opération. Une première objection était avancée :
On peut observer d’abord que le consentement de sa part, même le plus libre,
ne paraîtrait pas légitimer l’épreuve : on ne peut se refuser ici au défaut de
liberté dans le consentement. Si le défaut de conformation prouvé et reconnu
pouvait déterminer ce consentement, ou entrer en considération de son
consentement, on pourrait s’aider de cette circonstance, mais on n’allègue
rien de semblable 157.
Dans ce passage aussi bref que crucial, le substitut soulignait que, la femme de
Douai étant réputée bien conformée, son agrément était entièrement déterminé
par la perspective de l’exécution capitale. Par conséquent, il tenait davantage
du consentement arraché sous la menace que de l’accord donné en pleine
liberté. Quant bien même on surmontait cette objection, en admettant que
le consentement de la condamnée était néanmoins recevable, une autre venait
aussitôt à l’esprit :
156 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 171 v.-172 v.
157 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 173 r.
Si la mort de l’enfant peut suivre de l’opération par un cas imprévu, il n’y aura
eu, cette mort arrivée, aucun motif légitime de tenter une épreuve dans un cas
où l’enfant serait naturellement entré vivant dans la société sans cette épreuve,
et on dira que rien n’autorisait à compromettre son existence, par le motif
même du bien de l’humanité. Si la mort de la mère peut suivre de l’opération,
tout ce que l’on pourra se permettre de raisonnements en cette occurrence,
c’est qu’elle aura été plus heureuse d’avoir ainsi terminé sa carrière que par la
mort honteuse à laquelle on ne pouvait la soustraire 158.
Autrement dit, en admettant même que la mère pût prendre des risques pour sa propre
vie dès lors que sa situation était désespérée, ni elle ni personne ne pouvait prétendre
en faire prendre à l’enfant à naître. Enfin, la dernière objection ramenait au principe
énoncé en préambule. Dès lors qu’il n’était pas licite d’homicider une personne
condamnée à mort, il ne l’était pas plus de l’exposer sciemment et volontairement
au danger d’une opération dont la mort pouvait s’ensuivre, ce qui ouvrait la voie, au
moins en théorie, à d’éventuelles poursuites contre le médecin, voire les magistrats
eux-mêmes.
Au terme de cette démonstration en deux temps, le substitut plaçait un avis
621
négatif sous la plume du procureur général, qui s’adressait au garde des sceaux en ces
termes :
158 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 173 v.-174 r.
159 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 175 r.-v.
160 Voir livre I, chapitre III, paragraphe 2.
l’être humain, alors même que la justice criminelle, dont il était totalement solidaire
par ailleurs, avait prononcé une condamnation à mort. Et c’est ainsi qu’au nom de
l’humanité, on était réduit à interdire à la condamnée de consentir le seul geste qui
aurait pu la sauver ! Le substitut et le procureur général ne manquèrent pas de sentir
ce douloureux paradoxe. En effet, après avoir démontré qu’il n’était pas acceptable
d’accorder des grâces en échange d’expériences médicales, la consultation s’achevait
sur cette conclusion :
J’ai regret que les oreilles du Roi soient frappées d’une grâce sollicitée par un
tel motif [...] Sa bonté naturelle n’a pas besoin d’être excitée pour que cette
malheureuse condamnée en ressente les effets, mais en vérité, abstraction faite
de toute opération, on ne peut pas ne pas s’intéresser à son sort. Et il serait
fâcheux que, pouvant accoucher sans éprouver le martyr qui lui est offert, la
proposition qui est faite à cette infortunée [...] ne lui épargnât pas, sans qu’elle
fût soumise à aucune épreuve, la condamnation bien méritée, sans doute, de
la peine de mort qui a été prononcée contre elle 161.
C’était plaider pour la grâce purement gratuite du roi et il est vraisemblable, même
622 si les sources ne permettent pas de le vérifier, que Miromesnil se rangea à cette
recommandation.
Il reste qu’une telle consultation ne pouvait suffire, à elle seule, à ruiner définitivement
l’idée de proposer leur grâce à des condamnés à mort disposés à servir de cobayes dans
une expérience scientifique périlleuse. Ainsi, en 1783, lorsqu’Étienne de Montgolfier,
après avoir fait s’élever dans les airs plusieurs personnes à bord d’un ballon captif
contrôlé depuis le sol par des cordes, annonça son intention d’organiser le premier vol
libre à travers le ciel, Louis XVI, effrayé par les dangers de l’expérience, envisagea de
faire monter à bord deux condamnés à mort auxquels il ferait grâce s’ils atterrissaient
vivants 162. Comme on le sait, le Roi renonça à ce projet, permettant ainsi à Pilâtre de
Rozier et au marquis d’Arlandes d’être les premiers aérostiers de l’Histoire, mais son
réflexe démontre que l’idée de recruter des cobayes au pied des échafauds exerçait un
puissant attrait sur les esprits. Fait révélateur, dans son projet de code criminel publié
en 1785 pour répondre à une question de concours de la Société économique de
Berne, le savant suisse Benjamin Carrard envisagea d’imposer aux condamnés à mort
« des expériences utiles pour perfectionner la médecine et la chirurgie », expériences
qui leur vaudraient commutation, si du moins elles étaient couronnées de succès 163.
Il est vrai que ce genre d’idée avait tout pour plaire, puisqu’en apparence au moins, les
criminels comme la science n’avaient qu’à y gagner.
CONCLUSION
Dans environ trois quarts des cas, les procureurs généraux – Joly de Fleury I
comme Joly de Fleury II – rendaient des avis négatifs. Ce taux de rejet élevé
161 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 496, dos. 6241, f° 176 r.-v.
162 Marie-Hélène Reynaud, Les Frères Montgolfier et leurs étonnantes machines, Vals-les-
Bains, De Plein vent, 1982, p. 100.
163 [114] Laingui, « La peine de mort… », p. 113.
tenait à la nature de leurs critères d’appréciation, à la conception de leur charge,
mais aussi à la sévérité de leur tempérament, comme le prouve le fait que certains
de leurs substituts suggéraient parfois de rendre des avis plus favorables aux
suppliants.
La question de l’intégrité des procureurs généraux ne se pose pas en termes
de corruption – ils n’étaient pas vénaux –, mais en termes de préjugé et de
complaisance, du moins dans le cas de Joly de Fleury II. En effet, si Joly de
Fleury I traita toutes les demandes de la même manière, sans se laisser influencer
par des considérations extra-judiciaires, tel ne fut pas le cas de Joly de Fleury II :
d’une part, de manière peut-être inconsciente, il fut globalement plus indulgent
pour les suppliants qui étaient soutenus par des intercesseurs – précisément par
des intercesseurs extérieurs à leur famille – que pour ceux qui en étaient dénués ;
d’autre part, il rendit sciemment des avis contraires aux critères d’appréciation
ordinaires du parquet, dans une petite série d’affaires où il choisit d’obliger des
intercesseurs pour une raison ou pour une autre. 623
Certaines demandes de grâce demeuraient irréductibles à la grille d’analyse
Conclure
L’abbé de Fleurs, qui vient d’être pendu en Grève ces jours-ci, était d’une aussi belle
figure qu’on puisse être à trente-deux ans. Il ne pouvait pas se résoudre à mourir,
il a refusé tout secours spirituel, il s’agrippait à l’échelle, il fichait ses jambes dans
les échelons de façon qu’on ne pouvait l’amener ; il s’écriait : Quoi ! on pendra un
homme comme moi ! eh quoi ! on ne peut racheter sa grâce avec de l’argent !
On l’a pendu aux flambeaux pour diminuer de quelque chose la honte de sa
famille ; son père est un honnête homme demeurant en Franche-Comté où il fait la
banque et est correspondant de M. de Montmartel. Celui-ci a fait l’impossible pour
obtenir sa grâce, et le roi a résisté à cette demande à cause de l’exemple.
Journal du marquis d’Argenson,
22 décembre 1749.
préambule
Au moment d’aborder la conclusion de la procédure de grâce, et de s’intéresser
notamment aux décisions prises par la monarchie sur les avis du procureur
général, il convient de consacrer une analyse particulière à une catégorie originale
de demandes de lettres de clémence, en l’occurrence celles consécutives à un
arrêté du Parlement. En effet, l’intervention des juges criminels en faveur de la
grâce modifiait nécessairement les conditions d’examen du dossier, que cette
intervention prît la forme d’un arrêté écrit ou d’un arrêté verbal – ni le parquet,
ni la monarchie, on s’en souvient, ne faisait de réelle différence entre ces deux
formes d’intercession, qui ne servaient qu’à satisfaire la conscience scrupuleuse 627
des magistrats 1. Du côté du parquet, l’adoption d’un arrêté était de nature à
À la même époque, Joly de Fleury II livra, coup sur coup, une série d’avis
tout aussi défavorables, certains catégoriques – « on a peine à croire qu’il y
ait lieu d’user d’indulgence à son égard » 17, écrivit-il ainsi en 1750, à propos
d’un vigneron voleur de gerbes de seigle dans les champs –, d’autres plus
diplomatiques – « je vous avouerai que, s’il m’était permis de contredire le
vœu de MM. de la Tournelle, j’aurais bien de la peine à penser que cet accusé
fût digne d’indulgence » 18, écrivit-il encore en 1749, à propos d’un voleur de
chapeau dans les rues de Paris. Mais c’est dans un avis de 1751, à propos d’un
homme qui avait attaqué son frère et sa belle-sœur à coups de couteau pour
630
une affaire d’argent, que le magistrat marqua peut-être le plus nettement sa
désapprobation. Tout en paraissant approuver la décision de la Tournelle, il
glissa une appréciation finale dans laquelle on décelait sans peine un sous-
entendu plein de fiel à l’endroit des juges criminels :
MM. de la Tournelle ayant arrêté que le Roy serait supplié de vouloir bien
accorder des lettres de commutation de peine à cet accusé, on ne peut que
souscrire à cet arrêté, que l’on doit supposer avoir été formé par les seuls
principes de l’équité et de la justice 19.
Lorsqu’on lui rapporta pour relecture l’extrait de procédure avec son avis, qui
avait été mis au propre par le copiste et qu’on s’apprêtait à expédier au ministre,
le magistrat se rendit compte qu’il y avait eu un arrêté. Plutôt que de tout ôter, il
se contenta de rayer la seconde phrase, qu’il remplaça par celle-ci : « Cependant,
21 Soulignons que cette pratique valait tant pour des consultations envoyées spontanément
par le parquet avant que le ministre ne fût informé de l’arrêté du Parlement et n’eût sollicité
explicitement un avis du parquet – par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 362, dos. 4042 ;
vol. 373, dos. 4256 ; vol. 441, dos. 5291 –, que pour des consultations répondant à une
demande du ministre – par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 333, dos. 3576 ; vol. 362,
dos. 4044 ; vol. 460, dos. 5568. L’absence d’avis n’était donc pas la marque d’une retenue
justifiée par l’absence d’un ordre exprès du ministre.
22 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 444, dos. 5350.
23 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 440, dos. 5284, f° 387 r.
24 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 387, dos. 4417, f° 190 v.
on estime qu’il est bien difficile de ne pas déférer au vœu de MM. de la Tournelle
en accordant à l’accusé les lettres de commutation de peine qu’il demande ».
Cette soumission resta la ligne de conduite de Joly de Fleury II jusqu’à la fin de
sa carrière. Certes, après le rétablissement du Parlement au temps de Louis XVI,
il ne renoua pas avec le mutisme qui avait été le sien pendant si longtemps.
Mais ce ne fut qu’un changement de forme et non de fond, car il prit l’habitude
d’ajouter à l’extrait de procédure une formule stéréotypée d’une déférente
neutralité : je me réunis au vœu de MM. de la Tournelle ou encore je vous supplie
de me permettre de me référer au vœu de MM. de la Tournelle 25.
En se soumettant sans résistance aux arrêtés, peut-être les Joly de Fleury
faisaient-ils preuve de leur respect pour les juges du siège, mais on peut aussi
penser qu’ils tiraient les conséquences de la parfaite inutilité de leurs analyses
en pareille circonstance. Il est en effet impossible de citer ne serait-ce qu’un
seul suppliant qui, ayant bénéficié d’un arrêté de la Tournelle, n’obtint pas, en
632 définitive, des lettres de clemence du roi. À tel point qu’on est en droit de se
demander pourquoi d’Aguesseau, en 1739, jugea utile de consulter désormais le
procureur général sur les demandes de grâce consécutives à des arrêtés, si, de toute
façon, il n’était pas envisageable de rejeter l’intercession des juges. Une réponse
possible est que, dans le cas d’un arrêté en faveur de lettres de commutation, l’avis
du chef du parquet pouvait aider le ministre à arrêter la peine de substitution.
Mais, dans le cas d’un arrêté en faveur de lettres de rémission, aucune explication
de ce genre ne peut être avancée, sauf à imaginer que le chancelier voulût à tout
prix conjurer le risque de gracier un crime irrémissible. Une autre hypothèse, plus
tortueuse mais valable pour toutes les familles de lettres, est que le chancelier,
devant l’augmentation brutale du nombre des arrêtés depuis 1737 26, chercha à
lancer un avertissement aux juges criminels, afin de maintenir leur indulgence
dans de justes bornes : en consultant le procureur général, peut-être entendait-il
leur signifier que, dorénavant, leurs arrêtés seraient soumis à un examen
minutieux avant d’être convertis en grâces. Quoi qu’il en soit, ses successeurs au
Sceau conservèrent l’habitude de solliciter le procureur général, mais sans plus y
attacher la même importance, puisqu’ils ne rappelèrent jamais Joly de Fleury II
à l’ordre pour ses consultations sans avis.
Pour autant, l’indulgence des juges n’était pas nécessairement mieux accueillie
au sommet de l’État qu’elle ne l’était au parquet. À quelques reprises, on passa
même très près d’un rejet de la grâce. Il en fut ainsi, par exemple, dans le cas de
ce gentilhomme qui, depuis le milieu des années 1730, sollicitait des lettres de
rémission pour un meurtre commis alors qu’il résistait, les armes à la main, à
25 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1990, f° 64-68 et 69-72.
26 Voir livre I, préambule.
une expulsion judiciaire. Sa grâce avait été refusée deux fois, sous le garde des
sceaux Chauvelin et sous le chancelier d’Aguesseau, sur un avis défavorable
du procureur général, qui n’avait eu aucune peine à démontrer que le crime,
comme rébellion à justice, était irrémissible. Louis XV lui-même avait endossé
cette décision, en se refusant d’envisager tout autre grâce qu’une commutation
de peine consécutive à l’arrêt de mort que ne manquerait pas de prononcer le
Parlement. Or, en 1738, contre toute attente, les juges, au terme d’un très long
interrogatoire de l’accusé sur la sellette, adoptèrent un arrêté – qui plus est,
un arrêté écrit – en faveur de la rémission 27, ce qui provoqua manifestement
la colère du chancelier : en effet, les lettres lui ayant été présentées au Sceau,
il refusa de les sceller durant trois séances consécutives 28, avant de se décider
finalement à le faire 29. En 1747, confronté à un exempt de la Cour des monnaies
condamné à la marque et aux galères pour une série de prévarications en tous
genres, d’Aguesseau parut encore plus déterminé à ne pas suivre l’arrêté – verbal
cette fois – de la Tournelle en faveur de la commutation, puisqu’il alla jusqu’à 633
annoncer à Joly de Fleury II qu’après avoir lu l’extrait de procédure dressé par
34 À l’inverse, il était rarissime de voir la monarchie juger un arrêté trop sévère. On ne peut
guère citer qu’un cas de ce genre, survenu en 1765 : un meurtrier ayant bénéficié d’un
arrêté de commutation de la peine de mort pour un homicide qui était la conséquence d’une
simple rixe, et dans lequel on pouvait même voir de la légitime défense, la monarchie parut
regretter de ne pouvoir accorder une rémission, si l’on en juge par le fait qu’elle fixa la peine
de substitution à six mois de détention. Or un tel châtiment était très éloigné des galères
ou de l’enfermement à perpétuité, qui remplaçaient ordinairement la peine de mort, et il
évoquait plutôt la clause de détention qui accompagnait parfois les lettres de rémission.
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 422, dos. 4922.
35 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2038.
36 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 223, dos. 2213, f° 7 r.
37 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 314, dos. 3436 ; vol. 318, dos. 3475.
paraissait guère susceptible d’indulgence » 38. Mais ce sont incontestablement les
vice-chancelier et chancelier Maupeou qui s’exprimèrent le plus abondamment
toutes les fois où l’indulgence des juges parut abusive. Ministres volontiers
bavards lorsqu’il s’agissait d’annoncer la décision prise, ils éprouvaient le besoin,
avant d’annoncer la grâce, d’exposer les réserves que l’affaire avait fait naître
dans leur esprit, comme dans celui du Roi. Ainsi, en 1764, à propos d’un
homme qui avait tué son voisin à coups de houe à la suite d’une vieille querelle
au sujet d’un mur mitoyen litigieux, le vice-chancelier écrivit : « Sa Majesté a
trouvé que l’homicide dont ce particulier s’est rendu coupable avait été commis
avec bien de la brutalité et que même on y pouvait trouver de la préméditation »,
mais le Roi avait bien voulu « se rendre au vœu de la chambre » 39. En 1769, à
propos d’un braconnier qui avait défoncé le crâne d’un garde-chasse à coups de
crosse de fusil, avant de s’employer à détruire toutes les preuves de son crime,
le chancelier expliqua que « Sa Majesté [avait] trouvé que les circonstances du
crime présentaient un délai très grave », mais le Roi avait néanmoins fait grâce 635
« par égard pour l’arrêté de MM. de la Tournelle » 40.
42 René François Boutin, président de la première Chambre des Requêtes de 1758 à 1766. [45]
Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 105-106.
43 Jean Baptiste Richard de Boutigny de Valaubrun, substitut de 1762 à 1771. [45] Bluche,
L’Origine des magistrats..., p. 368.
44 Adrien Boullenois, substitut de 1723 à 1777. [45] Bluche, L’Origine des magistrats...,
p. 100-101.
45 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4587, f° 65 r.
Dans sa réponse au procureur général, le vice-chancelier Maupeou, tout en
annonçant une décision favorable, ne put s’empêcher, en ancien président à
mortier, de reprendre l’affaire en détail, dans une démonstration qui sentait
le baroud d’honneur et trahissait l’indignation résignée :
J’ai examiné l’affaire de Barthélemy Guesneau et je vous avoue que, si le
Parlement ne s’était point porté à demander, pour lui, des lettres de grâce,
je n’aurais point proposé au Roi de lui en accorder. Je veux croire qu’il
n’y a point eu de préméditation dans l’homicide commis par cet accusé,
mais il faut convenir du moins qu’on y voit un excès d’emportement et de
brutalité qui n’est point pardonnable. Le malheureux Mailly n’avait rien
dit et n’avait rien fait qui pût donner lieu au traitement inhumain dont il a
été la victime, et, ce qui mérite attention, c’est qu’il était seul sans arme et
sans défense, lorsque Guesneau et ses deux camarades l’ont attaqué et lui
ont arraché la vie. Les propos qu’ils ont tenus après ce meurtre suffiraient
637
seuls pour les soumettre à des peines très sévères. Ce qu’on aurait pu faire
de mieux, en faveur de Guesneau, ç’aurait été de commuer la peine de mort
Deux de ces trois hommes furent condamnés à être mis au carcan et bannis,
CONCLUSION
LA MONARCHIE
ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL
2 Ainsi, contre toute attente, on ne trouve pas trace d’un quelconque contentieux né de l’existence,
au cours de l’année judiciaire 1753-1754, de la Chambre royale constituée par la monarchie
pour se substituer au parlement de Paris en état de rébellion ouverte ([56] Antoine, Louis XV,
p. 662 ; [71] Rogister, Louis XV and the Parlement..., p. 216-241). Pourtant, cette juridiction
joua son rôle dans le domaine de la grâce : s’il est vraisemblable que son procureur général,
Bourgeois de Boynes, remplaça Joly de Fleury II dans la mission d’expertise des demandes
déposées par les suppliants, il est surtout établi que ses magistrats entérinèrent des lettres
de clémence comme le faisaient ordinairement les parlementaires (voir, par exemple, le cas de
ces lettres de commutation de la peine des galères à perpétuité en engagement à vie dans les
troupes, expédiées en faveur de trois prisonniers de la tour Saint-Bernard en janvier 1754 : AN,
Z1A 999, dos. 45). Or cette activité cruciale ne suscita semble-t-il aucun conflit juridique après
le rétablissement du Parlement. On connaît d’ailleurs une affaire de grâce qui commença sa
course au parquet du Parlement et l’acheva devant les juges de la chambre royale, sans que
cela soulevât de difficulté particulière (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 305, dos. 3295).
3 Joly de Fleury I et d’Aguesseau étaient parents par les Talon, la fameuse dynastie parlementaire
parisienne. [62] Feutry, Guillaume-François Joly de Fleury…, p. 62-66.
destitués 4 ; d’autre part, le soutien à la prise de pouvoir de Philippe d’Orléans,
à laquelle ils avaient apporté un concours décisif, en préparant avec lui et en
orientant à son profit le déroulement du fameux lit de justice du 2 septembre
1715, consacré à l’ouverture du testament de Louis XIV 5. La proximité des deux
hommes était si notoire que l’historiographie a donné crédit au bel hommage
que d’Aguesseau, effrayé à l’idée d’exercer la lourde charge de chancelier, aurait
adressé à son successeur à la veille de quitter le parquet : « ce qui me console,
c’est que vous serez procureur général » 6. Or, comme on le sait, d’Aguesseau
connut au sommet de l’État une carrière à éclipses : appelé en février 1717, il
fut disgracié en janvier 1718 et dut remettre les sceaux à d’Argenson ; rappelé
en juin 1720 par le renvoi de ce dernier, il fut à nouveau disgracié en février
1722 et dut remettre les sceaux à d’Armenonville ; rappelé en août 1727 par le
renvoi de ce dernier, il resta enfin à son poste jusqu’à sa démission 7. Il en résulte
qu’au cours de la première décennie de sa magistrature, Joly de Fleury I n’eut
d’Aguesseau pour interlocuteur que durant deux ans et demi au total. Cette 643
instabilité ministérielle, qui en elle-même n’avait rien d’exceptionnel, surtout
27 Par exemple BnF, Joly de Fleury, vol. 30, dos. 315 ; vol. 47, dos. 472.
28 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 205.
29 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 40, dos. 415, f° 60 r.
Le Tonnelier de Breteuil n’avaient opportunément permis de l’apaiser, grâce
à l’expédition de nouvelles lettres conformes aux usages 30.
Ce différend ponctuel avec Le Blanc fut peu de chose, toutefois, au regard de
la querelle qui, en 1719, opposa le magistrat au secrétaire d’État de la Maison
du Roi La Vrillière. Le sujet en fut une commutation de peine que le Régent
avait décidé d’accorder à un homme condamné à mort par le bailliage de
Nogent-sur-Seine 31, et ce sans attendre le procès en appel à la Tournelle. Dans
cette vue, le secrétaire d’État ordonna au procureur général de faire surseoir
au jugement jusqu’à l’expédition des lettres. Joly de Fleury I répondit qu’il ne
pouvait être question de procéder de cette manière, puisque le suppliant n’avait
pas encore été jugé en dernier ressort. La Vrillière répliqua qu’il n’avait pas la
même interprétation juridique de la situation : il était possible d’accorder des
lettres dès maintenant, puisque le suppliant reconnaissait le crime, acceptait le
jugement et demandait une grâce. Le secrétaire d’État croyait même pouvoir
invoquer une foule de précédents : 649
Je puis vous assurer que d’un nombre infini de lettres de grâce, rémission,
Après avoir envoyé cette réponse, Joly de Fleury I prit la précaution de faire
prévenir directement le Régent, dans l’espoir d’obtenir un arbitrage favorable,
d’autant que ce prince avait empêché le suppliant d’obtenir une rémission et
assuré le procureur général que son seul souci dans cette affaire était d’épargner
la mort au meurtrier 35.
Pourtant, Joly de Fleury I fut désavoué par le gouvernement. Lors d’une
séance du Conseil de Régence, il fut décidé de ne rien changer à la grâce
faite du suppliant, nouvelle que La Vrillière se fit un plaisir d’annoncer au
magistrat sur un ton de ministre. À en croire le secrétaire d’État, on avait
estimé qu’un condamné avait tout intérêt à demander sa grâce dès l’instant de
sa condamnation en première instance, puisque, s’il attendait le jugement en
appel et que la sentence était confirmée, il courait le risque de se voir exécuter
immédiatement – ce premier argument était évidemment très pauvre, d’une
part, parce que la question n’était pas de savoir quand demander grâce mais
quand l’accorder, d’autre part, parce que le procureur général y avait répondu
par avance dans son mémoire en expliquant qu’il faisait surseoir à l’exécution de
l’arrêt lorsque le condamné avait déposé une demande de lettres de clémence.
46 AN, X2A 1081, 10 et 15 avril 1717. Cet arrêt est mentionné par [25] Serpillon, Code criminel...,
t. I, p. 789.
47 AN, X2A 1083, 20 mars 1719.
48 AN, X2A 1086, 2 juillet 1722.
49 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 22, dos. 210.
50 AN, X2A 1087, 2 septembre 1722.
il revint aussi sur le fond de la question en avouant qu’il ne pouvait s’empêcher
« d’être blessé que le Parlement ordonne que, sans avoir égard aux lettres de
rémission accordées par le roi, le procès sera fait à l’impétrant » 51. Grâce à
l’expédition de lettres d’ampliation 52, l’affaire s’arrangea 53, mais le débat n’était
pas clos.
L’importance prise par ce conflit de 1722 est éclairée rétrospectivement par
un nouveau litige de même nature survenu au mois de mai 1723. Selon un
scénario voisin des deux précédents, d’Armenonville se plaignit auprès de
Joly de Fleury I de ce qu’un homme, qui s’était présenté au Parlement pour
faire entériner des lettres de rémission, avait été débouté et renvoyé devant le
Châtelet, sa juridiction de première instance, pour y subir son procès. Dans
sa lettre, le garde des sceaux renouvela ses reproches sur la non-application
des déclarations de 1686 et 1709. Le procureur général, lassé de répondre par
son habituel mémoire juridique, se contenta d’un rappel des circonstances
654 passées, rappel qui démontre qu’à l’occasion des deux affaires précédentes,
la question de l’entérinement avait fait l’objet de discussions au plus haut
niveau :
J’ai eu l’honneur de vous envoyer un mémoire sur ce sujet dans une occasion
toute pareille, et depuis la chose fut discutée une seconde fois en votre présence
et de plusieurs secrétaires du roi chez vous à une autre occasion : dans l’une
et l’autre il fut vérifié que ces deux déclarations n’ayant été enregistrées au
Parlement, et n’y ayant par conséquent jamais été observées, le Parlement ne
pouvait suivre d’autre loi que l’ordonnance de 1670 et la déclaration de 1683
[...]. Vous voulûtes bien que nous en parlassions à Son Altesse Royale, qui fut
la première à dire qu’elle savait bien que ces deux déclarations n’avaient point
été enregistrées au Parlement, et ne s’y exécutaient pas, qu’il l’avait vu pratiquer
ainsi en plusieurs rencontres 54.
Dans les jours qui suivirent, Joly de Fleury I annonça au garde des sceaux et
au cardinal Dubois qu’il avait mis le doigt sur un malentendu : selon l’arrêt
rendu par la Tournelle, il ne s’agissait que de faire poursuivre la procédure au
Châtelet, mais non d’y juger l’impétrant, ce qui ne violait pas même les fameuses
55 On peut lire en effet sur le registre de la Tournelle : « arrêté, avant faire droit sur
[l’entérinement des] lettres de Moinot, les témoins confrontés et le procès fait audit Moinot
jusqu’à sentence définitive inclusivement, sauf l’exécution s’il en est appelé, à cet effet
renvoyé par devant le lieutenant criminel du Châtelet et transféré audit Châtelet ». AN,
X2A 1087, 10 mai 1723.
56 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 28, dos. 275, f° 81 v.-82 r.
57 AN, X2A 1087, 2 août 1723.
58 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 29, dos. 294 ; AN, X2A 1087, 2 juillet et 17 septembre 1723.
pratique incertaine – conséquence de l’absence de règles de procédure intangibles
– et d’une inexpérience ministérielle – conséquence de l’incompétence juridique
des membres du gouvernement. Malgré leur importance et leur conjonction, ces
facteurs n’épuisent pas la liste des explications. Il faut encore tenir compte du fait
qu’en bataillant contre ces grâces litigieuses, Joly de Fleury I était probablement
amené à découvrir que l’entêtement de son interlocuteur ministériel résultait de
l’intervention secrète de protecteurs influents – le fait est avéré dans plusieurs
des affaires envisagées, puisque les dossiers conservent encore le nom de tel ou
tel de ces intercesseurs 59. Or, pour un procureur général de son tempérament,
les soutiens même les plus illustres ne pouvaient bousculer les règles de la
justice retenue, ni les principes de la justice en général. Et pour faire échec à
de telles stratégies, Joly de Fleury I était prêt à interposer son autorité, voire à
prendre des risques. On se souvient que, dans l’affaire du mauvais geôlier, en
1726, il prit appui sur Maurepas pour contourner d’Armenonville, après avoir
656 acquis la conviction que ce dernier protégeait secrètement le suppliant 60. Un
exemple isolé, mais bien documenté, illustre mieux encore les efforts entrepris
par le magistrat pour déjouer certaines grâces sollicitées par des intercesseurs
occultes.
En 1718, le secrétaire d’État La Vrillière annonça à Joly de Fleury I que des
lettres de clémence venaient d’être accordées à un nommé Drouard, dont il
fallait suspendre le départ pour les galères et retrouver le dernier jugement
de condamnation. À l’occasion d’un échange à ce sujet avec Moreau, son
substitut au Châtelet, le procureur général reçut une lettre alarmée dans
laquelle son subordonné le suppliait de convaincre le Régent de ne pas faire
grâce à cet individu, dont il rappelait la situation judiciaire : poursuivi pour
un meurtre gratuit à coups de pierre, Drouard avait échappé à la mort faute
de preuves suffisantes, alors que même le ministère public et plusieurs de ses
juges étaient intimement convaincus qu’il était coupable ; étant par ailleurs
accusé de vols, il avait finalement été condamné à un bannissement de neuf
ans ; revenu à Paris moins de deux ans plus tard, il avait été arrêté pour
infraction de ban, ce qui venait de lui valoir une condamnation à trois ans
de galères. Ayant pris connaissance de ces faits, Joly de Fleury I s’empressa
d’écrire à La Vrillière pour le prier de demander au Régent de reconsidérer sa
décision. Recopiant presque mot pour mot le portrait déjà peu avantageux
que Moreau avait fait du condamné, il y ajouta cette conclusion dans laquelle
il força encore le trait :
59 On songe par exemple à cette intervention de la propre fille du Régent. BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 15, dos. 99.
60 Voir livre II, chapitre V, paragraphe 3.
Voilà l’état de ce malheureux, qui est connu à Paris pour un de ces scélérats
qui volent et assassinent dans Paris, et pour lequel, si la notoriété suffisait pour
faire pendre, il y aurait déjà eu une condamnation qui en aurait défait le public.
Vous savez mieux que personne, pour le bon ordre de cette ville, le danger d[’y]
remettre un pareil sujet. J’attendrai les ordres de S.A.R. 61
658 De cette révélation tout à fait propre à entretenir la légende noire des Roués
de l’entourage du Régent, il ne faut évidemment tirer aucune conclusion hâtive.
Rien ne prouve que cette information émanée du monde des truands et des
mouches fût vraie. Et si elle l’était, rien ne permet d’en déduire que, dans les
premières années du règne de Louis XV, la grâce du roi fût gangrénée par la
corruption. Cet épisode doit plutôt être considéré comme un révélateur de la
suspicion qui régnait entre le parquet et le gouvernement à cette période. En
définitive, une telle atmosphère de travail tenait davantage aux méthodes qu’aux
décisions, à la marginalisation volontaire du parquet qu’au choix souverain
du prince. Au demeurant, rien n’indique que Philippe d’Orléans fût, à titre
personnel, plus complaisant qu’un autre pour le crime. Outre qu’il semble bien
avoir empêché le nommé Drouard de jouir de la commutation promise par
La Vrillière 66, il est avéré qu’il refusa à plusieurs reprises de faire grâce à des
suppliants bien soutenus. Son refus, en 1720, de commuer la peine de mort
– et même de commuer la roue en décollation – dans le cas de son lointain
parent, le comte de Horn, coupable d’avoir assassiné un courtier pour lui voler
son portefeuille rempli de billets ou d’actions du Système de Law, a d’ailleurs
vivement frappé les contemporains 67. Il est possible, en revanche, que la fragilité
politique des chefs de gouvernement de la jeunesse du roi – Philippe d’Orléans,
le cardinal Dubois, le duc de Bourbon – favorisât particulièrement le jeu des
68 Il paraît significatif que les deux exemples de refus d’entérinement signalés par Christine
Nouali dans son étude sur le parlement de Rouen se situent en 1721 et 1724, l’un étant
d’ailleurs motivé et par l’atrocité du crime et par la nullité des lettres. [124] Nouali,
La Criminalité en Normandie..., p. 104.
69 Haut-de-Seine, arr. Antony, cant.
70 Issy-les-Moulineaux, Haut-de-Seine, arr. Boulogne-Billancourt, cant.
71 [51] Maurepas, Boulant, Les Ministres et les ministères..., p. 77.
Puisqu’on ne peut rien changer, Monsieur, au jugement contre le nommé
Hevin, je vous supplie d’avoir la bonté de me mander s’il conviendrait de
donner un ordre du roi pour le faire marquer à Paris et non à Clamart. Je ne
m’y intéresse que par charité pour plusieurs honnêtes gens de ce lieu, à qui ce
spectacle ne peut que faire une peine infinie. Pour peu que vous y trouviez des
difficultés, je n’y penserai plus 72.
86 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 355, dos. 3869 ; vol. 387, dos. 4418.
87 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 357, dos. 3933.
88 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5077.
89 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 433, dos. 5150.
90 BnF, Mss Joly de Fleury, vol. 445, dos. 5358. Sur cette affaire, voir aussi [30] Hardy,
Mes Loisirs..., t. I, p. 451 et 485 ; [161] Déy, « Études historiques... », p. 36-40.
91 Ce constat ressort de la confrontation d’un registre factice d’entérinement (AN, U* 995)
avec les dossiers des procureurs généraux.
En définitive, du ministériat du cardinal de Fleury à la fin de l’Ancien Régime,
la monarchie, sans pouvoir s’abstraire de toute pression ou de toute intercession
– comment l’aurait-elle pu au demeurant ? –, fit l’effort de s’imposer des règles
contraignantes dans la procédure de grâce, en particulier celle de consulter le
procureur général, et donc de travailler en bonne intelligence avec lui. Ceci
explique que, tout au long de cette période, les relations de travail entre le
gouvernement et le parquet furent des plus satisfaisantes, même s’il n’est pas
possible de le prouver formellement pour les courtes magistratures de Joly de
Fleury III, de 1771 à 1774, et de Joly de Fleury IV, de 1787 à 1790, pour
lesquelles les archives relatives à la grâce font défaut.
Non seulement le climat de travail fut excellent, mais il se mua parfois en
une véritable relation de confiance. De manière aussi logique que prévisible,
il en fut spécialement ainsi dans les années 1737-1746, au cours desquelles le
couple d’Aguesseau-Joly de Fleury I fut à nouveau reconstitué, mais cette fois
avec une durable stabilité et une pleine autorité. Désormais sexagénaires puis 665
septuagénaires, les deux hommes se connaissaient trop bien pour ne pas travailler
92 Observation déjà faite à juste titre par [69] Payen, « Les Joly de Fleury... », p. 57.
93 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1582, f° 25 r.
94 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1587, f° 87 v.
sur ce sujet. Pour parler plus sérieusement, j’ai déjà refusé deux fois la grâce
que l’on demandait pour les nommés Vanin et Hordet. Ainsi, je ne vois rien
qui doive empêcher qu’on exécute par effigie la sentence qui a été rendue
contre eux 95.
L’affection qui perçait sous la taquinerie se révélait parfois sans détours, par
exemple à l’occasion de cette affaire, qui vit, en 1744, des personnalités de
premier plan solliciter in extremis la grâce de leurs domestiques sur le point
d’être attachés au carcan pour rébellion contre le Guet : d’Aguesseau ordonna à
Joly de Fleury I de lui adresser, dès le lendemain, un extrait de procédure et un
avis ; ayant reçu les documents dans le délai exigé, mais ayant aussi appris que
le procureur général était souffrant, le chancelier s’excusa pour cette demande
de consultation instantanée d’autant plus déplacée, qu’il était de toute façon
hostile à la grâce sollicitée ; profitant de ce qu’il adressait à son vieil ami une
lettre personnelle et non un courrier officiel expédié par le Sceau, il conclut en
666
écrivant « personne ne sera jamais à vous plus parfaitement que moi » 96.
La proximité entre les deux hommes autorisa des rapports d’une parfaite
transparence, rapports qui ne laissaient pas la moindre place à la dissimulation
et ne souffraient pas la plus légère ambiguïté. Il n’en est pas de plus beau
symbole que cette banale demande de commutation déposée en faveur d’une
voleuse parisienne en 1737 : celle-ci avait été vue sortant d’une maison qui
n’était pas la sienne ; rattrapée par des domestiques, elle avait rendu des habits
qu’elle venait d’y voler et obtenu par ses supplications qu’on la laissât s’en aller ;
mais la victime constata un peu plus tard que tout n’avait pas été restitué et la
voleuse fut bientôt arrêtée dans le même quartier ; trouvée en possession des
habits manquants, elle proposa vainement de l’argent à l’exempt qui venait
de l’interpeller, puis, devant les juges, elle expliqua qu’elle avait acheté ces
vêtements en toute bonne foi à un domestique de la maison de la victime ;
sourd à ses justifications, le Châtelet comme le Parlement la condamnèrent au
fouet, à la marque et à un bannissement de cinq ans. De manière prévisible, Joly
de Fleury I rendit un avis défavorable à la commutation, qu’il conclut par cette
phrase : « cette accusée paraît une femme accoutumée à voler dans Paris qui ne
mérite aucune grâce » 97. D’Aguesseau ne put manquer d’observer qu’en dépit
des apparences, la preuve du vol n’était pas aussi parfaitement établie qu’on
pouvait le souhaiter, puisqu’en définitive nul n’avait vu cette femme commettre
le larcin dont il était question. Mais il décida néanmoins de rejeter la grâce, en
vertu de ce raisonnement :
98 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1636, f° 90 r.-v.
99 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 175, dos. 1636, f° 91 r.-v.
On le voit, la nature priviligiée des relations entre le chancelier et le
procureur général faisait que le rôle de ce dernier pouvait dépasser le simple
avis : le modèle hiérarchique consultation-décision s’effaçait alors au profit
d’une véritable concertation. Parfois, celle-ci pouvait conduire jusqu’à une
intime collaboration. Ainsi, à plusieurs reprises, d’Aguesseau profita de sa
complicité avec Joly de Fleury I, pour travailler avec lui à influencer le verdict
de la Tournelle. La première affaire de ce genre est celle du jeune protestant
d’origine suédoise, condamné à la peine de mort par le Châtelet en 1737 pour
vol domestique, et soutenu par la reine Marie au nom de sa conversion au
catholicisme 100. On se souvient que le procureur général répugna à envisager
la grâce sous ce seul prétexte et suggéra de l’accorder en cas de naissance
d’un fils de France. Avant même l’accouchement de la reine, d’Aguesseau,
qui était aussi réticent que Joly de Fleury I, esquissa une autre solution en
avouant qu’il se satisferait volontiers, lors du procès en appel, d’un arrêté de
668 la Tournelle en faveur de la commutation. L’hypothèse de lettres de clémence
consécutives à la naissance d’un prince ayant été ruinée par la naissance
d’une princesse, le chancelier réécrivit au procureur général en des termes
parfaitement explicites :
Sa Majesté étant toujours disposé à lui faire grâce du dernier supplice en cas
qu’il y soit condamné, je vous prie d’arranger avec M. le président Molé ce qu’il
y aura à faire pour y parvenir sûrement. Ce qui me paraîtrait le plus convenable,
comme je vous l’ai déjà mandé, serait que les juges se portassent à intercéder
eux-mêmes pour ce malheureux en faveur de sa conversion, et c’est ce qui
tirerait le moins à conséquence. Si cependant M. Molé en jugeait autrement,
j’adopterais très volontiers toute autre manière d’y parvenir, pourvu que la vie
de l’accusé soit également en sûreté 101.
Dans les derniers jours de 1740, l’hôpital de Bicêtre, dont le tiers de la population
environ était constitué de prisonniers, fut le théâtre d’une violente révolte. Celle-ci
ne fut que l’une des nombreuses rébellions qui secouèrent, au cours du xviiie siècle,
cet établissement caractérisé par l’insalubrité du site, le surpeuplement des locaux, la
violence entre détenus et l’insuffisance de la garde 109. L’originalité de la révolte de 1740
fut qu’elle affecta la Correction, c’est-à-dire le bâtiment où étaient détenus les jeunes
gens d’environ 15 à 20 ans, enfermés sur ordre des autorités ou à la demande de leur
famille, pour cause de délinquance, de débauche ou de rébellion à l’autorité parentale.
À la fois, prison, école et atelier, la Correction abritait des jeunes gens indisciplinés, que
les terribles conditions de détention à Bicêtre avait souvent contribué à endurcir 110.
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 187, dos. 1806, f° 269 v.
107 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1670 ; vol. 204, dos. 1951.
108 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061 ; AN, X2A 1106, 15 février 1742, et 1107, 25 janvier
1743.
109 Louis-Sébastien Mercier évoque par exemple la révolte, spécialement grave, de 1756. [33]
Mercier, Tableau de Paris..., t. II, p. 251-252.
110 Sur la Correction de Bicêtre, voir [88] Bru, Histoire de Bicêtre..., p. 71-76 ; [78] Andrews, Law,
Magistracy and Crime..., p. 360-363, en particulier le plan de situation de la figure 9.9.
Au soir du 28 décembre, quatre de ceux que l’on appelait les correctionnaires refusèrent
de se soumettre à une punition que leur inconduite leur avait attiré. Quoique consignés
pour la nuit dans des cellules individuelles, ces quatre garçons, appelés Gline, Demay,
Renard et Bazole, déclarèrent qu’ils ne sortiraient pas du dortoir collectif. La garde
arriva sur les lieux, mais tous les correctionnaires du dortoir firent cause commune avec
leurs camarades : armés de couteaux et de barres de lit, ils opposèrent une résistance
si farouche, que l’on dut autoriser les quatre récalcitrants à rester dans le dortoir et
promettre la levée de toute punition à leur égard. Le lendemain, 29 décembre, tous
les correctionnaires du dortoir assistèrent à la prière du matin comme à l’ordinaire,
puis ils gagnèrent les ateliers de travail où ils étaient affectés. Ceux de la carderie
annoncèrent alors à leurs maîtres qu’ils ne se mettraient pas à l’ouvrage, et, les ayant
tenus en respect, ils s’emparèrent d’outils et de matériaux pour se fabriquer des armes.
Quelques-uns furent dépêchés à la filerie voisine pour pousser les correctionnaires de
cet atelier à se joindre à leur révolte. À défaut d’y parvenir, ils firent évacuer l’atelier,
où ils se saisirent d’outils et de matériaux supplémentaires. De retour à la carderie
avec leur butin, ils firent sortir leurs propres maîtres et entreprirent de se barricader.
Dans les instants qui suivirent, les mutins mirent le feu à un amoncellement d’objets
placés d’un côté de l’atelier, puis s’échappèrent de l’autre, en descellant les barreaux de 671
fenêtres qui donnaient sur un jardin. Les révoltés, armés de bâtons auxquels avaient
111 Il s’agissait précisément d’un plus amplement informé de trois mois avec prison : lorsque
ces trois accusés comparurent à nouveau devant la Grand-Chambre et la Tournelle
assemblées, le 25 janvier 1743, deux furent condamnés à un plus amplement informé
indéfini avec liberté et le troisième bénéficia d’un hors de cours.
112 [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. VIII, p. 1562.
jetterait sur une famille de qualité. Peut-être Joly de Fleury I avait-il été sensible à cette
intervention précoce, car les conclusions du parquet concernant Gline n’avaient pas
été aux galères, mais à une peine moins sévère, sans doute à un enfermement à Saint-
Lazare, comme l’avaient souhaité certains conseillers de la Tournelle, par considération
pour la famille. Quoi qu’il en soit, dès la demande de commutation déposée, la
marquise de Mouchy reprit l’offensive avec résignation et résolution, car, comme
elle l’écrivait elle-même, « quoique ce soit un misérable, il n’en est pas moins parent
de MM. de Champigny et à nous » 113. Elle n’avait donc aucun argument à invoquer,
si ce n’est celui du déshonneur. Mais, pour influencer le procureur général, elle crut
bon de lui rappeler que les Gline étaient également apparentés à la défunte épouse
du chancelier d’Aguesseau, qui, autrefois, avec le concours de l’abbé de Champigny,
trésorier de la Sainte-Chapelle du Palais 114, avait contribué à faire prendre le voile à la
tante du correctionnaire.
Aux yeux de Joly de Fleury I, il ne faisait aucun doute que rien, dans les faits eux-
mêmes, n’était suceptible d’atténuer la responsabilité de Gline et Demay. Le 28,
ceux-ci avaient joué le rôle de meneurs parmi les quatre punis, puis à la tête du dortoir
tout entier. Le 29, ils avaient été de ceux qui avaient été dans l’atelier de filature pour
672 tenter de provoquer une extension de la révolte. Par ailleurs, cette rébellion avait
suivi de très près une autre sédition, qui était survenue en septembre, à l’occasion
de la cherté du pain consécutive à la crise frumentaire : or le lieutenant général de
police avait décidé de ne pas poursuivre les meneurs de cette première sédition, ce qui
apparaissait rétrospectivement comme une erreur. Ces considérations amenaient donc
le procureur général à cette conclusion :
A envisager l’accusation et dans sa nature et dans ses conséquences, il ne paraît
pas qu’elle mérite aucune grâce. Il semble même que la peine, surtout du
carcan dans la cour de Bicêtre, soit un exemple très nécessaire pour contenir
à l’avenir ceux qui sont dans cette maison. Il n’y a que l’âge de Gline – il avait
15 ans – et ses alliances considérables, le repentir qui paraît vif et sincère de
Demay – il avait 19 ans –, qui est aussi d’assez bonne famille, qui puissent
adoucir leur peine. Le carcan et les galères sont à la vérité une peine bien
fâcheuse pour des jeunes gens de famille. Si le Roi se portait à les traiter avec
condescendance, on ne pourrait accorder d’autre grâce que celle de commuer
la peine en une prison pour le même temps de 3 ans. Il est vrai que l’exemple
si nécessaire du carcan échappera, ou bien il faudra exécuter l’arrêt contre [les
deux autres], qui ont pour eux le même avantage de l’âge de 15 et 19 ans, et
qui ne sont pas plus coupables que ceux qui demandent grâce 115.
Comme souvent en pareille circonstance, Joly de Fleury I exposait clairement que le
crime ne méritait aucune indulgence, mais que la famille était digne de ménagement.
Cependant, le dilemme était ici redoublé par la question de la complicité : si l’on faisait
grâce à deux des condamnés au carcan et aux galères, pouvait-on faire subir aux deux
autres leur châtiment ?
113 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 301 v.
114 Antoine Bodart de Champigny. [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. VIII, p. 1176.
115 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 324 v.
Confronté à ce dilemme, d’Aguesseau répondit par un choix argumenté. Il
approuvait l’avis du procureur général selon lequel il fallait faire un exemple. Par
conséquent, entre Gline et Demay, on devait se contenter d’en gracier un, et ce serait
Gline, puisqu’il était le plus jeune – peut-être aussi le mieux né, mais le chancelier ne
le disait pas. D’Aguesseau précisait qu’à titre personnel, il s’en serait arrêté là, mais il
voulait bien entendre le raisonnement de Joly de Fleury I à propos des complices qui
n’avaient pas demandé grâce :
Si vous croyez qu’il y ait lieu de traiter aussi favorablement un autre des quatre
condamnés que vous ne nommez point, mais dont vous dites qu’il n’est ni plus âgé
ni plus coupable que Gline, vous pouvez m’en envoyer le nom, afin qu’il soit compris
dans la même grâce, moyennant quoi le Roi fera un partage égal entre la clémence et
la justice 116.
116 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 304 v.
117 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 305 r.-v.
Au terme d’une épreuve où le souci d’impartialité se mêlait inextricablement au
préjugé social, Joly de Fleury I concluait donc en faveur de Demay. Or le fait
intéressant est que d’Aguesseau accepta sans sourciller d’accorder cette grâce à ce
garçon plutôt qu’aux autres, alors qu’il l’avait lui-même rejetée quelques mois plus
tôt.
Moins de deux semaines plus tard, Renard formula une demande de lettres de
commutation à son tour. Ayant constaté que deux de ses camarades d’infortune avaient
été graciés, il tentait sa chance lui aussi. Par ailleurs, parce que Gline et Demay étaient
issus de familles respectables, il avait sans doute attribué la clémence à leur naissance
et il se présenta en conséquence comme un descendant de famille noble. Consulté sur
cette nouvelle commutation, Joly de Fleury I se retrouva prisonnier de ses difficultés
habituelles : comment ne pas gracier les complices de criminels pardonnés ? comment
protéger les familles honnêtes sans renoncer à tout châtiment ? Sa consultation suivit
un cheminement tortueux, où s’exprimaient des points de vue contradictoires. D’un
côté, Joly de Fleury I formulait très nettement l’idée selon laquelle les complices d’un
même crime devaient être traités de façon identique, sans considération pour leur
naissance :
674
Quoique les grâces que le Roi accorde soient l’ouvrage de sa pure miséricorde et qu’il
puisse les accorder ou les refuser suivant sa pure volonté, j’ai toujours quelque peine de
voir des accusés du même crime, et dont la faute paraît la même, traités différemment
les uns des autres 118.
D’un autre côté, Joly de Fleury I, en comparant l’attitude respective des différents
accusés devant leur crime, ne put s’empêcher de comparer aussi leur position sociale,
d’autant que Renard avait menti sur sa naissance :
On a fait grâce à Gline et à Demay plus par la considération de leur famille, que par
celle de leurs personnes. Il est pourtant vrai que Demay, qui était non pas aussi bien
allié que Gline, mais d’une famille honnête, paraissait depuis longtemps pénétré d’un
si grand repentir de ses fautes, qu’il excitait la compassion de toute la prison. À l’égard
de Renard, il prétend que son aïeul maternel était gentilhomme, mais après avoir tâché
de déterrer son père et sa mère, il s’est trouvé qu’ils étaient aux Ménages à la Salpêtrière.
Il était tailleur de sa profession. Renard s’était très mal conduit dans la prison. Il y
paraissait plus flatté d’être aux galères que de rester en prison ou à la correction à Bicêtre.
Il est actuellement revenu plus à lui-même ; il s’en faut beaucoup cependant qu’il se
conduise comme se conduisait Demay 119.
Le procureur général avait en effet ordonné une enquête sur les parents de Renard,
enquête qui avait établi qu’ils étaient en réalité pensionnaires de l’Hôpital Général,
parmi les couples indigents abrités à la Salpêtrière. Renard n’avait donc pour lui, ni la
naissance de Gline, ni le repentir de Demay.
Devant ces deux analyses contradictoires, Joly de Fleury I trouva ou voulut trouver
une porte de sortie commode : quoique âgé de vingt ans, Renard présentait une
constitution plutôt faible, de sorte qu’il était à présumer qu’il ne pourrait manier la
rame et passerait son temps à l’hôpital des galériens à Marseille. Dans ces conditions,
118 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 315 r.
119 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2061, f° 315 r.
sans doute était-il préférable de commuer sa peine en une détention à Bicêtre, où l’on
pouvait encore espérer qu’il profiterait de l’éducation qui lui était dispensée. Cette
solution fut aussitôt agréée par le chancelier d’Aguesseau.
En définitive, la révolte de Bicêtre présente un double intérêt. D’une part, elle
confirme ce qui a déjà été dit à propos de la place de la position sociale des suppliants
dans l’économie de la grâce. Pour le procureur général, comme pour les autorités en
général, la position sociale était un véritable critère d’appréciation, non parce qu’il
fallait absoudre les criminels de bonne naissance, mais parce qu’il fallait protéger
les familles d’illustre réputation. Mais, ce critère qui était admis tant qu’il créait des
injustices entre suppliants d’une affaire à l’autre, devenait difficile à assumer lorsqu’il
établissait une injustice entre les protagonistes d’une même affaire. S’exprimait alors la
terrible contradiction entre l’inégalité devant la naissance et l’égalité devant le crime.
D’autre part, cette affaire illustre à quel niveau de concertation étaient parvenus le
Sceau et le parquet à l’époque du tandem d’Aguesseau-Joly de Fleury I. Non seulement
le chancelier s’était toujours rendu aux avis du procureur général, mais il lui avait peu
ou prou laissé la liberté de désigner, parmi les complices, ceux qu’il estimait dignes de
grâce, ce qui s’était traduit par une insolite mise à l’épreuve de trois mois au terme de
laquelle le magistrat avait fait son choix. À cette occasion, le procureur général avait 675
été, dans les faits sinon en droit, le seul maître de la grâce.
121 Il s’agit des registres criminels tenus par la ou les chambres compétentes : AN, X2A 1079-
1152, passim.
122 Parce que, sauf exception, les juges criminels du Parlement ne faisaient pas mention
de l’entérinement des lettres d’après jugement irrévocable dans leurs registres, il faut
recourir à un registre factice d’entérinement, qui commence en 1704 et s’achève en 1767
(AN, U* 995). Ce registre d’origine inconnue, qui n’avait aucune valeur juridique mais a dû
servir d’instrument de travail – peut-être au greffe ou à la petite chancellerie du Parlement
– n’est pas dénué d’erreurs, ni de lacunes. Il exige donc un usage prudent, mais il demeure
néanmoins une source irremplaçable : seules les minutes d’arrêts permettraient de s’en
passer, mais il faudrait une vie entière pour les dépouiller toutes, à seule fin d’y retrouver
les entérinements.
123 La procédure d’entérinement et donc la question des juridictions compétentes seront
examinées au livre III, chapitre IX, paragraphe 3.
défavorable que pour les impétrants qui en étaient effectivement justiciables, ce
qui suppose de ne prendre en compte que ces seuls individus, après un examen
au cas par cas. Ce procédé, dont on comprend qu’il est fondé sur une méthode
déductive et non sur une information certaine, permet de porter l’échantillon
à 994 cas. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir étendre cette démarche à toutes les
juridictions d’entérinement à travers l’immense ressort du parlement de Paris,
mais l’entreprise exigerait de dépouiller les fonds de dizaines de tribunaux, pour
ne chercher dans chacun d’eux qu’une toute petite poignée d’individus. Il faut
donc se résoudre à ne conserver, sur les 1 179 avis des procureurs généraux, que
les 994 pour lesquels la décision de la monarchie est connue ou déduite.
Pour autant, cette nouvelle base de calcul peut être considérée comme solide.
D’une part, les 994 avis exploitables représentent tout de même 84 % du total
des 1 179 avis remis, connus et exprimés : ce taux est suffisamment important
en soi pour garantir des résultats significatifs. D’autre part, les 994 avis retenus
se répartissent en 41 avis neutres, 221 favorables et 732 défavorables, soit 677
respectivement 4 %-22 %-74 % du total : or cet équilibre correspond presque
Tableau 16. Les décisions de la monarchie consécutives aux avis du procureur général
de 1717 à 1787
La première observation que l’on peut faire à la vue de ce tableau porte sur le
degré global de conformité des décisions aux avis. Si l’on additionne les deux
types de couples qui correspondent à une approbation par la monarchie de la
recommandation du procureur général – décision positive consécutive à un
avis favorable, décision négative consécutive à un avis défavorable – et que l’on
déduit les avis neutres, pour lesquels la décision ne pouvait, par définition, être
conforme à l’avis, on trouve un taux de conformité de 79 %. On doit noter au
passage que le degré d’adhésion variait avec la teneur de la consultation : en effet,
les avis favorables étaient suivis dans 89 % des cas, quand les avis défavorables
ne l’étaient que dans 76 % des cas, soit une différence sinon importante, du
moins sensible. En résumé, la monarchie validait l’écrasante majorité des avis du
parquet, mais elle le faisait encore plus systématiquement lorsque ces derniers
recommandaient l’indulgence. Elle était donc plus clémente que le ministère
public, ce que confirme son attitude à l’égard des avis neutres, qui débouchaient,
dans 80 % des cas, sur des décisions positives.
Ce constat statistique confirme l’importance décisive du procureur général
dans l’économie de la grâce, importance dont bien des contemporains étaient
intimement persuadés. On trouve en effet, dans les placets et les lettres adressés
au magistrat, de nombreux témoignages qui attestent que les suppliants et les
intercesseurs étaient convaincus que son avis prévaudrait. Ainsi, en 1719, un
homme convaincu de faux expliqua au procureur général que des lettres de
clémence ne lui seraient accordées que « sous [son] bon plaisir » 124. En 1753,
des intercesseurs venus au secours d’un meurtrier résumèrent l’enjeu de la
consultation en ces termes : « [cette] grâce dépend de Votre Grandeur, si elle
daigne donner son avis favorable à M. le garde des sceaux » 125. En 1761, le duc
de Chevreuse, amené à s’entremettre en faveur d’un exempt condamné aux
678 peines les plus infamantes, exposa son sentiment dans les termes plus explicites :
« comme je sais que rien ne serait plus capable de déterminer [le ministre] à
accorder cette grâce que d’être assuré que vous n’y trouveriez point d’obstacle,
je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien, en lui envoyant les informations,
y joindre un avis favorable » 126. Plus laconique, mais non moins éloquente, en
1756, une abbesse résolue à empêcher l’exécution capitale d’un voleur de troncs
fit cette magnifique profession de foi : « je sais que M. le garde des sceaux suivra
en tout vos conclusions » 127.
Ces citations, que l’on pourrait multiplier à loisir, ne doivent pas être
interprétées comme des propos d’intercesseurs prudents, qui, ignorant tout
de la pratique de la grâce, choisissaient de flatter ou du moins de ménager le
procureur général, au risque d’exagérer son rôle. Il y a tout lieu de penser que ces
soutiens croyaient au caractère absolument décisif des consultations rendues par
le magistrat, parce que, lors de leur passage au Sceau, on leur avait suggéré, voire
expliqué, que l’avis déterminerait la décision. Divers documents adressés au
parquet témoignent du fait. Ainsi, en 1733, un soutien qui voulait obtenir un
rappel d’enfermement pour une femme adultère, écrivit au procureur général
sur le ton de la connivence : « M. le garde des sceaux veut bien recevoir mes très
humbles supplications, mais Votre Grandeur sait mieux que moi que rien ne
peut se faire sans son consentement » 128. Plus intéressant encore, en 1743, un
évêque plaidant la grâce d’un gentilhomme condamné pour vol, confia cette
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2166, f° 26 r.
130 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 179, dos. 1680, f° 287 r.
131 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1582.
132 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 204, dos. 1941.
133 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 187, dos. 1802.
devait sans doute quelque chose au passé de magistrat de d’Aguesseau, le fameux
chancelier ne fut pas le seul à solliciter des éclaircissements du parquet : en 1761,
le secrétaire d’État Saint-Florentin ou peut-être les commissaires du Sceau, par
l’intermédiaire de Langloys, interrogèrent deux fois Joly de Fleury II, à quelques
jours d’intervalle, à propos de consultations qui contenaient des imprécisions
ou des contradictions relativement aux peines prononcées contre des suppliants
en quête de commutation 134 ; en 1766, Louis XV lui-même, plutôt que de
suivre l’avis favorable rendu par Joly de Fleury II sur une demande de rémission,
ordonna au procureur général, par l’intermédiaire du vice-chancelier Maupeou,
de faire faire un supplément d’information pour entendre des témoins précis 135.
Sans doute pourrait-on arguer que ces quelques demandes d’éclaircissements
ponctuelles ne suffisent pas à prouver le sérieux constant de la monarchie, si les
lettres qui informaient régulièrement le procureur général des décisions prises
sur les demandes de grâce ne le démontraient d’une autre manière. Il est en effet
680 frappant de constater que, dans bien des cas, le ministre ne se contentait pas
d’énoncer un verdict : souvent, il expliquait ou commentait la décision, ce qui
trahissait une profonde maîtrise du dossier, c’est-à-dire une réelle appropriation
des arguments pour ou contre la grâce.
On l’observe en particulier dans ces cas peu fréquents où, malgré un avis
favorable, la monarchie refusait les lettres de clémence. Il est vrai qu’une telle
décision était non seulement inhabituelle, mais surprenante, car, comme l’avait
écrit un jour le chancelier d’Aguesseau à son vieux compère Joly de Fleury I,
« comment soutenir le parti de la rigueur, lorsqu’un procureur général même
semble plaider la cause du coupable ? » 136 De ce fait, lorsque la monarchie se
résolvait à faire montre d’une sévérité plus grande que le parquet, elle ressentait
le besoin de s’expliquer auprès du procureur général. Un bon exemple est en
fourni par la demande de lettres de commutation déposée par un très jeune
homme de Villers-lès-Roye 137 en Picardie, condamné à la pendaison en 1762
pour deux vols avec effraction consécutifs. Le singulier parcours de ce nommé
Tirard était le suivant : en 1760, il avait volé une tasse d’argent dans une maison
où il avait été invité à dîner, mais sa mère, bien connue dans le pays, avait réussi
à assoupir l’affaire ; en 1761, il s’était engagé dans les chasseurs de Poncet, d’où
il avait été presque aussitôt renvoyé comme indigne de servir le roi ; de retour à
Villers, il s’était caché dans une grange, avant de commettre un vol par effraction
chez un homme qui l’avait hébergé autrefois, et de s’emparer de son cheval pour
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 363, dos. 4074 ; vol. 368, dos. 4177.
135 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 423, dos. 4931.
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 202, dos. 1906, f° 84 r.
137 Somme, arr. Montdidier, cant. Roye.
prendre la fuite ; il était alors retourné vers la maison même où il avait commis
son premier larcin, pour y perpétrer un nouveau vol par effraction, au cours
duquel – fait insolite – il avait dérobé, entre autres choses, la tasse d’argent qu’il
avait déjà volée jadis. Sans doute peu favorable au condamné, Joly de Fleury II
consentit néanmoins à expédier l’avis rédigé par son substitut Sainfray 138, qui
recommandait l’indulgence au nom de la jeunesse du voleur, qui n’avait pas
16 ans au moment des faits. Le roi ayant décidé de rejeter la grâce, le garde des
sceaux Berryer adressa cette très longue justification au magistrat :
J’ai rendu compte au roi de l’affaire de Jean Nicolas Tirard dont vous m’avez
envoyé la procédure. Ses délits, trop multipliés, ont paru à Sa Majesté ne
devoir mériter aucune faveur, et vous en serez vous-mêmes convaincu, en
jetant les yeux sur le nombre et la nature de ces délits. Tirard commence par
voler une tasse d’argent, sa mère parvient à apaiser l’affaire. On le fait entrer
dans une troupe légère, et il s’en fait chasser comme indigne de servir le roi,
681
ce qui signifie clairement qu’il est un voleur, car c’est la manière ordinaire de
s’exprimer dans les troupes. Il revient, et son premier exploit est de chercher
138 Jacques Sainfray, substitut de 1751 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 383.
139 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 373, dos. 4245, f° 14 r.-v.
140 Par exemple, BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2790 ; vol. 1996, f° 84-93.
l’habituel argument de la maturité intellectuelle : à cet âge – le magistrat,
impitoyable, écrivait « seize ans moins trois mois » –, on discerne suffisamment
le bien du mal pour ne mériter aucune indulgence. Louis XV se résolut pourtant
à la clémence, ce que le vice-chancelier Maupeou justifia en ces termes :
Lorsque j’ai rendu compte au Roi de l’affaire de François Gaussin, Sa Majesté a
été touchée de la jeunesse de cet accusé et plus encore des circonstances du vol
pour lequel il est condamné à mort. Gaussin, âgé de quinze ans et neuf mois,
n’a fait ni fraction, ni violence, pour prendre les 300 livres dont il s’agit. Le
sieur de Cazeno, son maître, les avait laissés entre sept et huit heures du matin
sur le buffet d’une salle à manger. Le sac qui renfermait cette somme était à la
discrétion de tout le monde, et singulièrement de ce jeune domestique, dont
la faiblesse a été tentée. Le sieur Cazeno doit se reprocher son imprudence, car
enfin, l’argent est fait pour être renfermé. Ces circonstances, jointes à l’âge de
l’accusé, ont déterminé le roi à commuer la peine de mort, en celle des galères
682
perpétuelles 141.
141 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 387, dos. 4419, f° 217 r.-v.
142 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2054 ; vol. 273, dos. 2802.
143 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 212, dos. 2067 ; vol. 219, dos. 2159.
144 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 24, dos. 229 ; vol. 214, dos. 2115.
Décision
Vous avez raison de penser que le nommé Buty étant convaincu d’un vol de
bestiaux laissés dans une pâture sur la foi publique, il ne mérite aucune grâce.
Ainsi, vous pouvez faire exécuter l’arrêt rendu contre lui 145.
Et l’on peut citer des exemples tout à fait comparables à d’autres époques,
notamment à celle, bien différente, où la décision était prise collégialement
par les commissaires du Sceau. Ainsi, en 1761, à propos de la demande de
commutation d’un journalier ayant dérobé des effets au fils du laboureur qui
l’employait, la conclusion de l’avis de Joly de Fleury II et la lettre du secrétaire
d’État Saint-Florentin furent les suivantes :
Avis
La preuve du vol dont il s’agit est acquise par la procédure. Ce n’est peut-être
pas sans fondement que les premiers juges ont regardé ce vol comme un vol
domestique et qu’ils avaient conséquemment infligé à l’accusé la peine de mort, 683
puisque, lorsque l’accusé a commis ce vol, il était au pain et aux gages du père
Ces quelques affaires, choisies pour illustrer le sérieux avec lequel la monarchie
examinait les demandes des suppliants, montrent aussi la considération
dans laquelle elle tenait les consultations rendues par le procureur général.
L’impression se dégage d’un respect sincère pour les avis du magistrat. Non
seulement le roi, les ministres ou les commissaires suivaient la plupart du temps
les recommandations du procureur général, mais, en outre, ils considéraient de
toute évidence cette conformité de décision comme la norme implicite de leur
comportement. Même le garde des sceaux d’Armenonville, symbole, au début
du règne de Louis XV, d’une monarchie encore rétive au principe de consultation
145 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 221, dos. 2187, f° 28 r. et 29 r.
146 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3832, f° 22 v. et 23 r.
et à l’autorité du procureur général, paraissait admettre ce principe. En effet,
lorsqu’en 1724, Joly de Fleury I lui demanda quelle décision avait été prise à
propos d’une rémission sur laquelle il avait rendu un avis négatif, ce ministre lui
répondit que la grâce avait été rejetée et que ce rejet relevait de l’évidence : « par
les circonstances que vous m’avez expliquées de leur crime, [la demande] ne s’est
pas trouvée favorable, [et] je n’aurais pas cru que vous attendissiez sur ce sujet
aucune réponse de ma part » 147. Le caractère contraignant d’un avis rendu par le
procureur général contribue d’ailleurs sans doute à expliquer pourquoi, jusqu’à
l’avènement du cardinal de Fleury, la monarchie préféra ne pas se faire une règle
de la consultation. En définitive, alors que la monarchie n’avait aucun compte
à rendre au procureur général, qui était d’ailleurs le premier à admettre que le
droit de grâce relevait du pouvoir souverain, elle s’estimait tenue, sinon de suivre
ses consultations, du moins de s’expliquer sur ses décisions. Et c’est pourquoi les
ministres fournissaient volontiers des justifications sur les décisions contraires
684 aux avis, comme par souci de ne pas paraître ignorer ou violer les principes de
la justice répressive incarnée par le magistrat.
Au demeurant, certains d’entre eux donnèrent parfois le sentiment d’éprouver
de véritables scrupules de conscience à l’idée de prendre une décision contraire
à l’avis rendu. Le marquis de Pezé en fit l’expérience en 1733, lorsqu’il se battit
avec acharnement pour arracher des lettres de rémission en faveur des quatre
officiers de son régiment qui avaient tué avec sauvagerie un marinier du coche
d’Auxerre. Dans une lettre écrite de la cour, Pezé expliqua à Joly de Fleury
que seule sa consultation défavorable empêchait Versailles de faire grâce : « je
trouve de ce côté ici des dispositions favorables, mais M. le procureur général
en suspend l’effet ; on veut son consentement, on ne croira point faillir en
accordant une grâce avec son attache » 148. En lisant ce passage, on comprend
que le garde des sceaux Chauvelin répugnait à sceller les lettres contre l’avis du
magistrat. Et l’on croit même deviner qu’il espérait obtenir de ce dernier, par
le truchement de Pezé, un nouvel avis – favorable cette fois – qui soulageât sa
conscience. Comme celui-ci ne vint pas, il lui fallut prendre sur lui de sceller les
lettres, qu’il ne pouvait manifestement pas refuser au marquis, qui, il est vrai,
avait été l’un compagnons de jeu de Louis XV dans sa jeunesse 149. En 1737,
dans une autre affaire d’homicide collectif sur laquelle le procureur général
avait rendu un avis défavorable à la rémission, Chauvelin se trouva à nouveau
confronté à des intercesseurs puissants qu’il était difficile de débouter. Cette
fois, il se décida à adresser une seconde demande de consultation à Joly de
147 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 35, dos. 349, f° 227 r.
148 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 131, dos. 1214, f° 113 r.
149 [32] Marais, Journal de Paris..., t. I, p. 117 et t. II, p. 569.
Fleury I, en lui avouant son embarras. Par bonheur pour lui, le magistrat leva
ses scrupules en lui adressant une réponse, qui, sans être en rien favorable,
annonçait laconiquement sa soumission à la volonté du Roi 150.
Le garde des sceaux Machault fut, lui aussi, de ces ministres qui se sentaient
tellement tenus par les avis défavorables du parquet, qu’ils pouvaient en venir
à solliciter une seconde consultation afin d’obtenir l’agrément du procureur
général. En 1753, dans l’affaire de l’officier condamné au fouet, à la marque
et aux galères perpétuelles pour défénestration de son épouse, Machault, ayant
reçu du procureur général un avis tout à fait défavorable sur une demande de
commutation de peines, réitéra sa consultation en ces termes :
Le crime que le nommé Hurault de Fontenay, lieutenant de la Compagnie
des Monnaies, a commis, ne mérite en lui-même aucune indulgence. Mais
je ne laisse pas d’être touché des représentations que le prévôt général des
Monnaies et les officiers de sa compagnie m’ont faites, sur les conséquences
685
que pourrait avoir, par rapport à eux, une punition publique subie par un
de leurs membres. [...] Cette réflexion me ferait penser que l’on pourrait
153 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 315, dos. 3457, f° 320 v.
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 434, dos. 5174.
la même procédure de grâce en sollicitant des lettres auprès du Sceau, les uns
étaient bel et bien soumis aux aléas de la décision, quand les seconds étaient
sauvés d’avance. Néanmoins, il reste difficile de négliger tout à fait ces derniers,
sauf à considérer que, dans le cas précis des arrêtés, la grâce du roi n’en était pas
une et qu’elle n’était qu’une forme particulière de la décision des juges.
En second lieu, il importe de rappeler que cette enquête fondée sur les avis
des procureurs généraux du parlement de Paris est loin d’avoir un caractère
exhaustif. Outre qu’elle ne porte que sur le ressort de cette cour souveraine
et non sur le royaume tout entier, à l’intérieur même de ce ressort, elle ne
porte que sur une partie des demandes de grâce. En effet, la monarchie
statuait sur des placets sans consultation du procureur général du Parlement.
D’abord, le ministre pouvait ne pas demander l’avis du magistrat, même
lorsque le suppliant était justiciable de la cour souveraine, par exemple lorsque
le crime était manifestement impardonnable. Ensuite et surtout, le ministre
était régulièrement amené à consulter d’autres magistrats, à commencer par 687
les intendants de province, dont tout indique qu’ils rendaient assez souvent
L’avis partit chez le copiste, puis revint sur le bureau du procureur général, qui, à
la relecture, décida de modifier une nouvelle fois cette conclusion. Peut-être parce
que la réaction de dépit devant une grâce injustifiée était passée, peut-être parce
que l’impératif de prudence avait repris son empire sur l’esprit du magistrat, Joly de
Fleury II réécrivit un développement qui ménageait davantage le garde des sceaux :
Il est vrai, Monseigneur, que, d’un autre côté, on ne peut s’empêcher d’être touché du
malheur qu’éprouverait la famille de cet accusé, qui tient aux principaux membres de
la justice de Pithiviers, s’il subissait les peines flétrissantes auxquelles il a été condamné.
Dans ces circonstances, Monseigneur, puisque vous estimez que ces considérations
peuvent mériter des égards, je ne m’éloignerai pas de penser en mon particulier qu’il
692
pourrait y avoir lieu d’user d’adoucissement en faveur de l’accusé, en substituant aux
peines qui lui ont été infligées, celle d’une détention pendant 10 ans aux frais de la
famille. J’aurai seulement l’honneur de vous représenter, Monseigneur, qu’il serait à
désirer que M. le président de Rosambo, qui préside maintenant la chambre de la
Tournelle, pût être aussi prévenu de vos intentions à cet égard, afin d’éviter toutes
difficultés lorsque les lettres de commutation de peines seraient présentées pour être
entérinées 164.
Abstraction faite de son hypocrisie, qui culminait dans la formule je ne m’éloignerai pas
de penser en mon particulier, ce paragraphe né dans la douleur était d’une très grande
habileté. À la différence de la phrase d’origine, il ne faisait plus peser sur le ministre
le reproche implicite de complaisance. En outre, au moment de partager l’analyse du
garde des sceaux, le procureur général avait la courtoisie de mettre la clémence sur le
compte de la seule commisération éprouvée pour la famille, sans rappeler l’intercession
du duc d’Orléans. Enfin, la conclusion s’achevait sur une mise en garde à l’égard
de l’entérinement, qui correspondait parfaitement à ce qu’un ministre était en droit
d’attendre d’un procureur général. Aussitôt cette consultation rendue, Miromesnil
put donc proposer et faire accepter au roi la grâce du condamné.
Cette affaire est une manifestation exemplaire de l’importance qu’avait prise la
consultation dans la procédure de grâce : la monarchie était devenue si respectueuse
des formes, dans la seconde moitié du siècle, qu’elle avait du mal à prendre des
décisions favorables sur des avis résolument défavorables. Et lorsqu’elle voulait le faire,
elle ressentait le besoin d’obtenir l’assentiment du procureur général. Heureusement
pour elle, ses scrupules de conscience se manifestèrent surtout sous la magistrature de
Joly de Fleury II, chez qui la rigueur du magistrat était tempérée par un sens aigu des
convenances sociales et des obligations politiques.
165 Richard Mowery Andrews, tributaire d’une présentation largement inexacte de la procédure
de grâce, en vient ainsi à conclure, à propos de la place du roi : « The King’s personal role
in the granting of individual lettres was minimal. Decisions by masters of requests, royal
councillors, the Chancellor, and judges were paramount ». [78] Andrews, Law, Magistracy
and Crime..., p. 400.
166 Pour des documents dans lesquels La Vrillière, Maurepas et Saint-Florentin disent
explicitement avoir rendu compte devant le Conseil des Dépêches, voir respectivement
BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 15, dos. 99 ; vol. 53, dos. 538 ; vol. 50, dos. 511.
d’État de la Guerre 167. Par conséquent, la mainmise définitive du détenteur des
sceaux sur la procédure de grâce, à partir du début des années 1730, rendit cette
pratique tout à fait exceptionnelle 168. Il résulte de ce double éclaircissement que
la question de la prise de décision consiste à établir le partage des rôles entre deux
individus, d’une part le ministre qui instruisait la demande – presque toujours
le garde des sceaux –, d’autre part le détenteur du pouvoir royal – que celui-ci
fût roi, premier ou principal ministre. La source principale de cette enquête
consiste logiquement dans la correspondance échangée entre les ministres et
le procureur général, spécialement dans les lettres qui annonçaient la décision.
Encore leur lecture exige-t-elle quelque précaution, car, même lorsque, dans ces
lettres, les ministres évoquaient explicitement la décision du roi, cette mention
ne trahissait pas forcément l’implication personnelle du monarque dans le
dossier : elle pouvait relever de ces formules de style, voire de ces tics de langage
que les grands commis de la monarchie employaient quotidiennement pour
694 faire parler la puissance souveraine. Annoncer par exemple que le roi faisait ou
ferait grâce ne signifiait pas nécessairement que le roi avait décidé lui-même de
faire grâce.
Il est déjà apparu à plusieurs reprises au cours de cette étude, que la décision de
lancer la procédure d’examen de la demande de grâce relevait du ministre à qui
elle était adressée 169. Il est donc d’ores et déjà établi que ce dernier jouissait, de
fait, du pouvoir de refuser les lettres de clémence avant même toute consultation.
Mais la question qui se pose est désormais de savoir quel était au juste son
pouvoir après réception de l’avis fourni par le procureur général ou par tout
autre magistrat. Aussi étrange que cela puisse paraître, il est impossible de faire
une réponse unique à cette question, car les modalités de la prise de décision
varièrent avec le temps ou, plus exactement, avec les ministres. Selon les cas,
ces grands commis de l’État exercèrent un pouvoir plus ou moins grand sur la
délivrance des lettres de clémence, à tel point qu’on ne peut guère en rendre
compte sans distinguer trois modèles différents, que l’on pourrait qualifier
respectivement de ministériel, de semi-régalien et régalien.
Le modèle ministériel est celui dans lequel le ministre décidait lui-même
de la grâce. Il trouve sa meilleure incarnation dans la pratique du chancelier
d’Aguesseau, qui donne l’impression d’avoir exercé un pouvoir quasi souverain
dans ce domaine, en particulier dans la troisième et dernière période où il tint les
sceaux, de 1737 à 1750. Il ne fait aucun doute, en premier lieu, qu’il refusait les
167 [39] [Inventaire des archives du Puy-de-Dôme…], t. V, liasse C 7188, p. 441.
168 Le chancelier d’Aguesseau y eut recours en 1738, dans une affaire que lui-même jugeait
exceptionnelle. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 169, dos. 1573.
169 Voir chapitre préliminaire, paragraphe 3.
lettres de clémence de sa propre autorité. En effet, lorsqu’il annonçait le rejet de
la grâce, d’Aguesseau ne faisait aucune mention du roi : il exposait au contraire
son adhésion personnelle à l’avis négatif rendu par le procureur général. Au
demeurant, un jour de 1738, à propos de deux suppliants auteurs de demandes
de rémission à répétition, il fit cette réponse explicite à la première personne
du singulier : « j’ai déjà refusé deux fois la grâce » 170. De fait, pour rendre
compte au roi d’un cas qui lui paraissait défavorable, il fallait des circonstances
exceptionnelles : ainsi, cette même année 1738, s’il prit la peine de plaider devant
Louis XV contre les lettres de rémission demandées par un gentilhomme, alors
même qu’il les avait déjà refusées dans le passé de son propre chef – de même
que Chauvelin avant lui –, c’est parce que ce suppliant avait réussi à en appeler
au roi en personne. Le chancelier crut d’ailleurs devoir expliquer au procureur
général la cause de ce compte rendu au roi – « [cette grâce] m’a paru excéder
mon pouvoir » 171 –, signe manifeste qu’il n’en était pas ainsi d’ordinaire. Non
seulement d’Aguesseau rejetait lui-même les demandes des suppliants, mais il les 695
agréait aussi lui-même. Cette réalité apparaît parfois dès la lettre de consultation,
170 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 197, dos. 1857, f° 62 r.
171 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 169, dos. 1573, f° 66 r.
172 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2062, f° 342 r.-v.
173 Comprendre le fait que le meurtre ait été commis de jour.
174 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1587, f° 87 v.
175 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 220, dos. 2179, f° 166 v.
J’ai reçu le mémoire par lequel vous m’avez rendu compte du meurtre commis
par le nommé Quasi, soldat aux gardes en la personne du nommé Corbieres
sergent dans les Gardes de Lorraine, et le meurtre commis par ce soldat m’a paru
très punissable. Mais, comme après tout il n’y a eu ni préméditation, ni noirceur,
et qu’il y a grande apparence que ce soldat était ivre, j’ai cru qu’on pouvait
adoucir la rigueur de la condamnation prononcée contre lui, en commuant
la peine de mort en celle des galères perpétuelles. Vous pouvez donc faire
suspendre l’exécution de l’arrêt et m’en envoyer une copie signée du greffier,
afin que je fasse expédier les lettres de commutation de peine que le roi voudra
bien accorder à cet accusé 176.
176 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2798, f° 377 r.-377 v.
177 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 198, dos. 1874, f° 88 r.-88 v.
178 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2054.
Voici par exemple comment d’Aguesseau se prononça, en 1742, sur le cas d’un
suppliant qui avait sollicité des lettres de rémission :
Il y a trop de brutalité dans son crime pour lui accorder une grâce entière et il n’y
a pas assez de noirceur pour lui faire perdre la vie. Il n’y a donc qu’à laisser juger
son procès, comme vous le proposez, et en cas que la sentence qui condamne
ce malheureux à mort soit confirmée, vous aurez soin, s’il vous plaît, de m’en
informer, afin que je puisse faire expédier les lettres de commutation de peine
qu’il plaira au roi de lui accorder 179.
179 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 214, dos. 2115, f° 156 r.
180 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 213, dos. 2091, f° 161 r.
181 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2797, f° 369 r.
182 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 281, dos. 2909.
183 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2056 ; vol. 223, dos. 2224.
mieux avaliser celles qu’il agréait 184. En définitive, le modèle ministériel se
traduisait, pour le roi, par un dessaisissement pur et simple du droit de grâce.
Toutefois, cette pratique ne doit sans doute pas être interprétée comme une
usurpation inédite, perpétrée contre l’esprit des institutions monarchiques,
par un ministre d’une envergure exceptionnelle. Certes, la personnalité de
d’Aguesseau a joué son rôle, mais son pouvoir tirait sa source des institutions
monarchiques elles-mêmes, et plus précisément du principe d’expédition des
actes royaux en Grande Chancellerie. En effet, par son histoire et par sa nature,
l’audience du Sceau s’apparentait à un tribunal. Or le détenteur des sceaux
en était à la fois le président et l’unique juge, chargé d’examiner les lettres qui
lui étaient soumises, et capable, en tant que tel, de les accorder, de les refuser,
voire de les corriger 185. Aussi la monarchie n’était-elle pas foncièrement trahie
par le modèle ministériel. Évidement, le paradoxe est que d’Aguesseau tira
partie de cette légitimité ancienne, attachée à la personne du détenteur des
698 sceaux, pour exercer le droit de grâce en marge de l’audience du Sceau, grâce
à la mise en place d’une procédure contrôlée par les bureaux du Sceau. De
ce point de vue, le modèle ministériel représentait à la fois le triomphe et
l’effacement de la Grande Chancellerie, c’est-à-dire une mutation, plutôt
qu’une négation, de la monarchie.
Le modèle semi-régalien est celui dans lequel le ministre soumettait au roi
les demandes de grâce qui lui paraissaient dignes d’être agréées. En d’autres
termes, il refusait des lettres de sa seule autorité, mais n’en accordait pas sans
l’agrément préalable du roi. Cette pratique trouve sa meilleure illustration avec
le garde des sceaux Miromesnil. Lorsqu’il annonçait un rejet de la demande, il
écrivait souvent explicitement qu’il n’avait pas jugé possible de la soumettre à
Louis XVI. Une sélection des formulations les plus éloquentes le démontre avec
clarté : en 1779, à propos d’un huissier coupable de faux, « je n’ai pas cru pouvoir
proposer au roi d’user d’indulgence à son égard » 186 ; en 1784, à propos d’un
messager coupable de vol, « j’ai reconnu que cet accusé n’était point susceptible
184 Au demeurant, peut-être était-il d’usage de ne jamais expédier de grâces engageant la vie
des criminels sans les avoir soumises, au moins formellement, au monarque. C’est ce qui
semble ressortir d’une lettre adressée en 1768 à Joly de Fleury II par Paporet de Maxilly, l’un
des secrétaires du roi qui avait coutume de travailler avec le parquet. Après avoir expliqué
qu’il venait de dresser les lettres de commutation d’un pauvre voleur dont la grâce avait été
sollicitée par la Tournelle et agréée par la monarchie, il précisa qu’en marge de l’expédition
proprement dite, il faudrait prendre le temps d’une formalité supplémentaire : « comme
la peine prononcée est à mort, les lettres sont sujettes au visa du Roi » (BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 431, dos. 5110, f° 249 r.). Malgré la clarté de cette phrase, il est difficile d’en tirer
des conclusions certaines, notamment parce qu’elle est absolument unique en son genre,
ce qui fait douter du caractère pérenne de cet usage au cours du xviiie siècle.
185 [75] Tessier, « L’audience du Sceau », p. 69 et 90-91.
186 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1992, f° 342 r.
d’indulgence et que je ne pouvais implorer pour lui la clémence du roi » 187 ;
en 1785, à propos d’un berger coupable de tentative d’extorsion de fonds, « la
gravité de son crime ne me permet pas de proposer au roi de faire éprouver à cet
accusé les effets de sa clémence » 188 ; en 1786, à propos d’un commissionnaire
coupable de vol, « l’impunité d’un vol de cette nature serait d’une trop grande
conséquence pour qu’il me soit possible de proposer à Sa Majesté de faire grâce
à l’accusé » 189. À l’inverse, les lettres qui annonçaient une décision favorable
faisaient toujours du roi l’acteur de la décision, souvent par le recours à la
formule Sa Majesté a bien voulu accorder des lettres ou Sa Majesté a bien voulu
commuer la peine 190. Or, dans le cas de Miromesnil, cette tournure n’était pas
une simple clause de style destinée à appliquer l’onction de l’autorité royale
sur une décision ministérielle : elle exprimait une réalité tangible, comme le
démontre le fait qu’elle était parfois précédée d’une phrase introductive attestant
de la présentation du dossier à Louis XVI. Ainsi, en 1785, le garde des sceaux
annonça en ces termes la grâce d’un paysan coupable de violences mortelles : 699
« j’en ai rendu compte au Roi, et Sa Majesté a bien voulu commuer la peine
193 On ne trouve guère qu’un dossier dans lequel Maupeou père évoque peut-être la possibilité
de ne pas soumettre une demande au roi, mais la formulation de sa phrase est bien trop
ambiguë pour en tirer la moindre conclusion. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4587.
194 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 420, dos. 4850 ; vol. 441, dos. 5288 et 5289.
195 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4591 ; vol. 421, dos. 4898 ; vol. 429,
dos. 5066.
196 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 410, dos. 4705.
197 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 448, dos. 5438.
198 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 398, dos. 4607 ; vol. 441, dos. 5292.
contre l’avis du procureur général. Il n’est pas davantage permis d’imaginer que
des soutiens illustres avaient poussé le ministre à la prudence, car le voleur de
moulin n’avait guère que ses parents pour soutien et le voleur de cheval ne trouva
l’appui du duc de Penthièvre qu’après le rejet de sa demande. Ceci suggère donc
que les Maupeou soumettaient la décision à Louis XV, quand bien même ils ne
concevaient pas d’accorder des lettres de clémence.
Pour conforter cette analyse, il est intéressant de se pencher sur le cas de cette
femme, qui, ayant commis des vols en série dans des boutiques de marchands
merciers et de marchands de mode, fut condamnée en 1764 au fouet, à la
marque et au bannissement. Au bas de sa consultation, Joly de Fleury II rendit
cet avis : « les vols dont l’accusée est prévenue sont si constants et si multipliés
qu’elle ne paraît susceptible d’aucune indulgence » 199. Or la réponse faite par le
vice-chancelier Maupeou fut la suivante :
J’ai rendu compte au Roi de l’affaire de la nommée Jeanne Eugène Pirons,
701
fille ouvrière en modes, mais Sa Majesté a reconnu que les vols de cette fille
étaient tellement multipliés, qu’elle n’a point cru devoir lui faire éprouver les
199 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 397, dos. 4580, f° 240 r.
200 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 397, dos. 4580, f° 231 r.
les ministres des deux règnes de la manière suivante : dans le modèle ministériel,
le chancelier d’Aguesseau, les gardes des sceaux d’Armenonville, Chauvelin et
Machault d’Arnouville ; dans le modèle régalien, les secrétaires de la Maison du
Roi La Vrillière, Maurepas et Saint-Florentin, les gardes des sceaux Berryer et
Feydeau de Brou, les vice-chancelier et chancelier Maupeou ; dans le modèle
semi-régalien, nul autre que le garde des sceaux Miromesnil, sinon peut-être
les commissaires du Sceau. En effet, dans ces années 1757-1761, au cours
desquelles le roi tint les sceaux lui-même, la situation fut tout à fait singulière. Les
commissaires accordèrent ou refusèrent les lettres de manière collégiale sans en
référer au Roi 201, qui se contenta de trancher des affaires délicates ou d’accorder
des grâces sollicitées par des intercesseurs de premier plan, à commencer par
la reine Marie 202. Sous cet angle, les commissaires du Sceau empruntèrent au
plus pur modèle ministériel. Toutefois, Louis XV scellant lui-même toutes les
lettres de clémence qu’ils accordèrent, il en entendit lecture et aucune grâce ne
702 fut expédiée sans son agrément, attesté de la manière la plus solennelle possible
par l’application en sa présence de son propre sceau. Sous ce point de vue, les
commissaires du Sceau relevèrent indéniablement du modèle semi-régalien. Ce
fut d’ailleurs une période d’étrange bouleversement de l’ordre monarchique,
puisqu’au lieu de voir un conseiller sceller les décisions du roi, on vit le roi sceller
les décisions de ses conseillers.
Cette énumération fait voir que la prise de décision dans le domaine de la
grâce fut loin de suivre une histoire simple et linéaire. Dans les débuts du
règne de Louis XV, du début de la Régence en 1715 à la disgrâce de Chauvelin
en 1737, il y eut, d’un côté, les détenteurs des sceaux, jouissant d’une très
grande autonomie de décision, de l’autre, les secrétaires de la Maison du Roi,
n’agissant que pour rendre compte aux principaux ministres et peut-être au
jeune roi, éventuellement dans le cadre du Conseil des Dépêches. De la reprise
des sceaux par d’Aguesseau en 1737 à la disgrâce de Machault en 1757, les
détenteurs des sceaux conservèrent leur pouvoir de décision en matière de grâce,
tout en élargissant son périmètre, puisque les secrétaires de la Maison du Roi
ne se mêlèrent plus désormais d’instruire les demandes. De 1757 à 1761, les
commissaires du Sceau prolongèrent peu ou prou cette situation, en décidant
de la grâce comme le faisait le garde des sceaux avant eux. De 1761 à 1774,
au prix d’une révolution tardive, Louis XV exerça la plénitude du droit de
grâce, soit que le roi eût pris goût à cette prérogative en fréquentant le Sceau,
soit que les éphémères gardes des sceaux du début des années 1760 n’eussent
201 Pour un exemple limpide d’agrément, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3834 ; pour
un exemple tout aussi limpide de rejet, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3837.
202 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3842 ; vol. 359, dos. 3972 ; vol. 368, dos. 4171.
pas l’envergure juridique de leurs aînés, soit enfin que les Maupeou eussent
conçu le projet – éminemment politique – de rétablir le monarque dans sa
pleine souveraineté. Enfin, de 1774 à 1787, le garde des sceaux expérimenta une
nouvelle pratique reposant sur un partage de la décision entre lui et le roi. Cette
chronologie fait découvrir que, si le processus de consultation s’imposa très vite
comme un mécanisme administratif rigide, le processus de décision resta, quant
à lui, d’une étonnante plasticité. Tout suggère qu’il s’adapta constamment à la
nature particulière de la relation établie par le roi avec le détenteur des sceaux
du moment, relation qui dépendait elle-même de l’âge, de l’autorité et de l’état
d’esprit de chacun des deux hommes à l’époque de leur collaboration. Il serait
donc illusoire de penser qu’à la fin de l’Ancien Régime, l’un des trois modèles
envisagés – ministériel, semi-régalien ou régalien – était destiné à s’imposer
définitivement au détriment des deux autres.
Cette compréhension des mécanismes à l’œuvre au sommet de l’État permet
de considérer avec une plus grande lucidité les décisions de la monarchie 703
qui allaient contre l’avis du procureur général. Ainsi que les chiffres l’ont
Par cette volée de bois vert, la chancelier reprochait au procureur général, non
seulement de ne pas avoir constaté les failles de la procédure au moment de
rendre son avis, mais de ne pas y avoir porté remède lors du procès en appel
eu Parlement. La difficulté venait de ce que les juges, après avoir vérifié que le
fameux Lempereur n’avait pas écrit les lettres à la marquise de Renel, avaient
conclu à l’entière culpabilité de l’accusée, sans porter la moindre attention
aux dires de celle-ci, qui affirmait s’être contentée de porter les lettres pour
705
le compte d’un autre bijoutier qui s’appelait ou se faisait appeler Lempereur,
bijoutier dont elle avait donné l’adresse et la description. Faute d’avoir fait
206 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 238, dos. 2439, f° 231 r.-v.
207 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 272, dos. 2766, f° 163 r.
démontré à ce dernier que les preuves étaient insuffisantes, voire que la
procédure était susceptible de cassation 208. De manière prévisible, nul après
lui n’osa jamais faire preuve d’une telle autorité face au parquet. Tout au plus
peut-on remarquer qu’en 1768, Louis XV fit grâce, contre l’avis de Joly de
Fleury II, à un voleur condamné au fouet, à la marque et au bannissement,
au prétexte que la preuve lui avait paru insuffisante, mais cette décision, outre
qu’elle ne prétendait nullement critiquer le travail des magistrats du siège ou
du parquet, fut présentée par le vice-chancelier Maupeou dans les termes les
plus mesurés 209.
Un autre facteur de clémence – beaucoup plus fréquent celui-là – tenait tout
simplement à ce que le ministre ou le roi, tout en appliquant au dossier la même
grille d’analyse que le procureur général, accordaient une plus grande valeur que
lui à tel ou tel argument favorable à la grâce. Ainsi, dans deux affaires distinctes,
survenues en 1740 et 1747, qui avaient donné lieu aux peines du fouet, de la
706 marque et du bannissement contre des jeunes gens de moins de vingt ans, Joly de
Fleury I et Joly de Fleury II rendirent un avis défavorable, en faisant le choix de
ne pas prendre en compte l’âge des condamnés, mais plutôt d’insister, l’un sur la
solidité de la preuve, l’autre sur l’allégement de peine en appel. Or le chancelier
d’Aguesseau, sans contester la valeur de l’argumentaire du parquet, estima que,
dans ces cas précis, la jeunesse pouvait justifier une commutation 210. De même,
en 1752, sur la demande de grâce d’une servante condamnée à la pendaison pour
avoir dérobé un drap à sa maîtresse et l’avoir revendu pour la somme dérisoire
de 50 sols, Joly de Fleury II rendit un avis défavorable, en rappelant que la mort
était la peine prévue pour le vol domestique, indépendamment de la valeur
de l’objet dérobé, qu’il reconnaissait être insignifiante dans l’affaire présente.
Mais le garde des sceaux Machault annonça néanmoins une décision favorable
fondée sur la modicité du larcin, tout en admettant que la condamnation à
mort était parfaitement régulière, puisqu’il fallait effectivement punir les vols
en fonction de leur nature et non de leur montant 211. De même encore, consulté
en 1760 et 1761 sur deux affaires de vol qui s’étaient soldées l’une et l’autre par
la condamnation d’une femme au fouet, à la marque et au bannissement, Joly
de Fleury II prôna la rigueur sans vouloir se laisser fléchir par l’honorabilité, au
demeurant avérée, des parents de la condamnée. Or les commissaires du Sceau,
tout en reconnaissant la justesse du verdict, accordèrent une commutation en
invoquant l’honneur de la famille 212.
208 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 254, dos. 2561 ; vol. 279, dos. 2877.
209 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 431, dos. 5112.
210 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 203, dos. 1936 ; vol. 253, dos. 2538.
211 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3166.
212 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 360, dos. 3989 ; vol. 365, dos. 4115.
En somme, le parquet et le Sceau mettaient bel et bien les mêmes arguments
sur les plateaux de la balance, mais ils ne les pondéraient pas toujours de la
même manière. Lorsqu’une telle différence de pondération avait lieu, elle
ne changeait pas systématiquement le résultat final 213, mais les exemples qui
viennent d’être cités prouvent que, dans un certain nombre d’affaires au moins,
elle suffisait à faire basculer le fléau de la balance de la rigueur vers l’indulgence.
Ces écarts de pesée ne résultaient pas de lois immuables : il est impossible
d’affirmer que tel argument pour ou contre la grâce pesait constamment plus
lourd au parquet qu’au Sceau, ou l’inverse. En fait, la différence de pondération
était le fruit de circonstances particulières, propres à l’affaire, voire au moment
où elle était analysée, et comme telle, elle était quasi imprévisible. Tout au
plus peut-on signaler une constante, dans le cas des demandes de grâce contre
engagement dans les troupes du roi : si, en temps de paix, nul n’accordait une
grande valeur à l’utilité militaire des criminels, en période de guerre, le poids
de cet argument augmentait subitement, mais bien plus considérablement aux 707
yeux du gouvernement qu’à ceux du parquet, de sorte qu’à l’heure de la décision,
213 Un bon exemple de pondération différenciée débouchant néanmoins sur une décision
conforme à l’avis est fournie par la demande de commutation déposée en 1765 par un
apprenti vitrier de quinze ans, condamné pour des vols à répétition, soit par effraction, soit
avec passepartout. Pour Joly de Fleury II, la nature des crimes ainsi que la conformité de
la procédure et des peines plaidaient pour la rigueur, mais l’âge du voleur et la situation
professionnelle de son père – compagnon sellier menacé de perdre son travail – faisaient
pencher la balance en faveur de l’indulgence. Louis XV fit effectivement grâce, tout en
précisant que la situation du père – comme de la mère d’ailleurs, qui était revendeuse –
était trop peu relevée pour avoir le moindre poids dans la décision, mais que la jeunesse
du suppliant était un argument pesant, à lui seul, plus lourd que la gravité du crime. BnF,
Mss, Joly de Fleury, vol. 415, dos. 4785.
214 Pour des exemples datant de la Guerre de Sept Ans, voir BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 356,
dos. 3911 ; vol. 357, dos. 3921 et 3931.
215 Aujourd’hui Saint-Denis, Yonne, arr. et cant. Sens.
s’interposa pour saisir la fille de ce dernier, âgée d’à peine trois ans et restée
à proximité de son père ; après avoir porté plusieurs coups sans gravité à son
adversaire, le soldat parut vouloir partir, mais, faisant volte-face, il marcha droit
sur Drouot, qui tenait toujours l’enfant dans ses bras ; tout en s’exclamant Voilà
ta part, il porta un coup d’épée, qui blessa mortellement la fillette au visage.
Devant ses juges, le carabinier eut beau expliquer avoir agi dans l’ivresse, avec la
seule intention de blesser le voisin, il fut condamné à mort, en première instance
comme en appel. Consulté sur son cas, Joly de Fleury II rendit cet avis :
Le crime est constant et la preuve en est suffisamment acquise par les
informations. On peut dire même que ce crime, qui d’abord pourrait peut-être
être regardé comme un simple homicide, porte avec lui les caractères d’une
espèce d’assassinat, puisque c’est avec réflexion que l’accusé a été chercher
l’instrument qui a été la cause de la mort de l’enfant du nommé Dubec. Aussi
cette circonstance, jointe à celle qui résulte des violences réitérées que l’accusé
708
a exercées contre le nommé Dubec et le nommé Drouot – un des témoins qui
n’était arrivé que pour sauver la vie de l’enfant qui a été tué – ne permettent pas
de penser que l’accusé mérite aucune indulgence 216.
D’un point de vue formel, cette analyse était parfaitement classique : pour juger
de la commutation, le magistrat revenait aux critères de la rémission, dès lors
qu’il y avait eu homicide ; en vue d’estimer la part d’impulsivité du crime, il
recourait au critère de la réflexion, puisque les protagonistes ne se connaissaient
pas avant le drame ; afin de démontrer la réflexion, il insistait sur la quête de
l’arme hors du lieu de l’action, qui constituait un bon argument pour écarter
l’hypothèse d’un premier mouvement. Toutefois, ce raisonnement aux sonorités
familières masquait une faiblesse intrinsèque : d’ordinaire, l’argument de la
réflexion valait pour démontrer que le meurtrier avait eu le temps de reprendre
ses esprits, avant de tuer celui avec qui il s’était querellé un moment auparavant ;
or, dans ce cas précis, la victime visée – que ce fût d’ailleurs la fillette ou le
voisin – n’était pas l’antagoniste de la querelle, mais un tiers, qui plus est un tiers
survenu après le retour du meurtrier. Le cas laissait donc une plus grande part
d’interprétation que ne voulait le reconnaître Joly de Fleury II, qui, pour fermer
la porte de la grâce, aurait peut-être gagné à exploiter l’argument de brutalité,
plutôt que l’argument de réflexion. Quoi qu’il en soit, Machault rendit un avis
favorable, en rejetant l’analyse du magistrat :
J’ai examiné la procédure qui a été faite contre le nommé Jean François
Lallemant, carabinier, au sujet de la nommé Madeleine Dubec, âgée de trois ans,
216 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3187, f° 292 v.-293 r.
et quoiqu’on ne puisse excuser les excès de brutalité auxquels cet accusé s’est
porté, peut-être par l’ivresse dans laquelle il prétend qu’il était, ainsi qu’il
l’a déclaré dans son interrogatoire, il est bien difficile de regarder le meurtre
d’un enfant de trois ans comme ayant été commis avec réflexion. C’est cette
considération qui engage le roi à user de quelque indulgence en cette occasion,
et Sa Majesté voudra bien se porter à commuer la peine de mort en celle des
galères perpétuelles 217.
Dans des affaires de cette nature, les divergences entre avis et décision finissaient
par renvoyer en définitive à des différences, presque irréductibles, de jugement
personnel. Malgré la relative précision des critères d’analyse, malgré la
longue expérience des maîtres de la grâce, il restait inévitablement une marge
d’appréciation des crimes, qui, quoique faible, pouvait suffire à sauver un
condamné.
En dehors des différences de jugement sur les crimes, l’autre grand facteur
709
d’indulgence était évidemment la faveur des intercesseurs. À l’instar du
procureur général lui-même, le ministre ou le roi se laissait parfois aller à la
217 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3187, f° 290 r.
218 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 301, dos. 3232.
219 À propos de la maison de Courtenay, et plus précisément d’Hélène de Courtenay, marquise
de Bauffremont, voir [34] Saint-Simon, Mémoires..., t. IV, p. 717, et t. V, p. 680.
220 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 440, dos. 5283.
lui à cette date et qui allait bientôt conduire à sa chute 221. Quant à ce voleur de
couvert d’auberge condamné en 1753, qui ne bénéficiait pas de soutiens aussi
illustres, il n’est guère douteux qu’il dût sa grâce au souvenir de son frère défunt,
qui avait été valet de chambre de Louis XV pendant près de trente ans 222. Parfois,
la monarchie consentait à avouer la complaisance du Roi, spécialement lorsque
la Reine en était la cause, sans doute parce que les intercessions de cette dernière
étaient trop respectables pour qu’on pût reprocher à la monarchie sa faiblesse
en pareille circonstance. Ainsi, en 1768, le vice-chancelier Maupeou annonça
en ces termes l’octroi de lettres de commutation en faveur d’une voleuse bien
peu recommandable : « la circonstance de l’ivresse de cette femme lorsqu’elle a
commis le vol, et plus encore la protection dont la Reine a bien voulu l’honorer,
ou du moins sa famille, ont déterminé le Roi à accorder cette grâce » 223.
Ces exemples isolés ne doivent pas pour autant faire imaginer que la Cour
cédait à toutes les intrigues de la faveur. Outre que les chiffres prouvent
710 que les avis négatifs du procureur général étaient assez rarement désavoués,
certains dossier gardent la trace d’actes de résistance avérés. Ainsi, en 1740,
d’Aguesseau refusa de se laisser fléchir par la reine et ses entours, qui plaidaient
avec insistance la cause d’un voleur ayant commis un vol dans l’un des pavillon
royaux de Marly. Dans la réponse qu’il fit à l’avis résolument négatif de Joly de
Fleury I, le chancelier estima lui aussi que le parti de la rigueur devait triompher
de toutes les intercessions : « malgré les instances pressantes de tous ceux, ou
plutôt toutes celles qui s’intéressent en ce pays-ci au sort du nommé Barthélemy
Verseau, je pense entièrement comme vous » 224. D’autres ministres, quoique
moins rudes dans leurs manières, surent à l’occasion rester fermes sur leurs
positions, à l’exemple du garde des sceaux Miromesnil en 1779. Ayant jugé
superflu de soumettre à Louis XVI la grâce d’un receleur promis au fouet, à la
marque et aux galères, et ayant donc ordonné à Joly de Fleury II de faire exécuter
l’arrêt de condamnation, il fut soudain la cible d’une intervention déterminée
de Madame, belle-sœur du roi. En bonne logique, le ministre demanda dans
l’urgence au procureur général de suspendre l’exécution s’il était encore possible.
Toutefois, ce ne fut pas pour présenter l’affaire au Roi, mais pour la réexaminer
en détail et s’en expliquer avec la princesse. Près de huit mois plus tard, il put
enfin faire parvenir cette lettre à Joly de Fleury II :
221 Sur les rapports entre Louis XV et L’Averdy, voir Joël Félix, Finances et politique au siècle
des Lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, Comité pour l’histoire économique
et financière de la France, 1999, p. 482.
222 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 301, dos. 3234.
223 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 434, dos. 5172, f° 350 r.
224 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 202, dos. 1920, f° 328 r.
J’ai examiné de nouveau la procédure instruite contre le nommé Florent
Grenier, condamné aux galères pour 9 ans, par arrêt du 14 janvier [1779], et
j’en ai rendu compte à Madame, qui honorait ce particulier de sa protection.
Rien ne s’oppose à l’exécution de cet arrêt 225.
En d’autres termes, tout suggère que le garde des sceaux était parvenu, après
un long délai, à persuader la princesse que ce criminel ne méritait pas la grâce
qu’elle sollicitait pour lui. Et l’on pourrait citer, dans le même ordre de choses,
ce dossier de 1726, qui montre que le duc de Bourbon, alors premier ministre,
résista à l’intercession de sa mère en faveur d’un cabaretier violent 226, ou ce
dossier de 1760, qui prouve que Louis XV, souvent indulgent, comme on vient
de le voir, pour les suppliants recommandés par son épouse, sut rester sourd,
cette fois-là, aux appels de la reine Marie en faveur d’un cavalier de maréchaussée
prévaricateur 227.
En définitive, ces quelques affaires donnent le sentiment que les choses se
711
passaient de la même manière à la Cour qu’au parquet : pas plus que le procureur
général, le ministre ou le roi ne cédait à la moindre intercession, et, à l’instar
Louis XV avait donc été au bord de refuser cette grâce, mais il n’avait pu
se résoudre à ce geste de rigueur à l’égard d’un intercesseur qui l’avait si
bien servi. Au demeurant, il lui aurait été d’autant plus difficile de le faire
que, dans ce cas précis, Joly de Fleury II, lui-même sensible à l’intervention
de Gilbert de Voisins, qui avait été jadis un membre éminent du parquet,
s’était laissé aller à rendre un avis de complaisance en faveur des lettres de
commutation. Cet exemple montre indirectement que, contrairement à
l’idée que l’on s’en fait parfois, Versailles pouvait bien être le dernier rempart
dressé contre la faveur : par sa position, le roi, voire le ministre, pouvait offrir
une capacité de résistance supérieure à celle du procureur général. C’est ce
que l’on va observer à travers l’étude minutieuse de l’une de ces rares affaires
712
où la monarchie rendit une décision défavorable sur un avis favorable du
parquet.
L’affaire de la machination passionnelle 230
Le 5 août 1750, à Paris, le négociant Philippe Duval rendit plainte contre sa servante,
Marie Le Vacher, qu’il accusa de vol avec effraction. Pour appuyer son accusation, il fit
ce récit détaillé : le matin même, il était sorti de chez lui vers midi pour aller au siège de
la Compagnie des Indes, d’où il était revenu, vers deux heures et quart environ, avec
deux de ses amis ; n’ayant pas sa clé sur lui, il avait frappé à la porte de son appartement
pour se faire ouvrir par sa servante, mais celle-ci n’était pas là ; contraints de s’en aller,
les trois hommes avaient croisé un petit garçon de l’immeuble, à qui Duval avait
demandé s’il n’avait pas vu sa servante ; l’enfant avait répondu qu’un homme à col
noir et agrafe d’argent était venu la chercher ; intrigué par ce départ imprévu, Duval
était allé avec ses amis dans un cabaret voisin, d’où l’on voyait son immeuble, afin
d’attendre le retour de la servante ; ils l’avaient vu rentrer environ une demi-heure plus
tard ; l’un des amis avait immédiatement couru à l’appartement, tandis que les deux
autres étaient restés en arrière le temps de payer l’addition ; dès son arrivée sur les lieux,
cet ami s’était entendu dire par la servante que le sieur Duval n’était pas là et qu’elle-
même revenait du Palais-Royal, où son maître l’avait fait appeler ; lorsqu’un instant
plus tard, Duval était entré dans l’appartement et avait appris l’excuse de sa servante, il
en avait dénoncé la fausseté, ne l’ayant jamais envoyer chercher depuis le Palais-Royal,
alors qu’il était lui-même à la Compagnie ; il était alors entré avec ses deux amis dans
sa chambre, où ils avaient constaté que des meubles avaient été fracturés ; en fouillant
dans ses affaires, Duval avait découvert qu’il manquait 250 livres en espèces et des
effets divers.
229 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 441, dos. 5289, f° 70 r.
230 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978.
Marie Le Vacher, accusée de vol avec effraction et donc menacée de la pendaison,
nia les faits qui lui étaient reprochés. À la croire, un homme était venu à
l’appartement pour lui dire que son maître avait besoin d’elle au Palais-Royal ;
elle était allée au lieu indiqué, mais elle n’avait pas trouvé Duval ; elle était restée à
l’attendre, mais, au bout d’un moment, elle avait décidé de rentrer à l’appartement,
où l’un des amis de Duval était arrivé sur ses talons. Elle affirma que Duval avait
bel et bien sa clé sur lui ce jour-là : aussitôt après être entré dans l’appartement
avec ses amis, il avait certes été la prendre ostensiblement dans une commode, mais
il s’agissait d’une feinte. Surtout, elle révéla que son maître l’avait séduite et qu’il
couchait avec elle. Or elle avait un cousin dont Duval avait pris ombrage, au point
qu’il lui avait formellement interdit de le revoir, et cette accusation de vol n’était
qu’une suite de sa jalousie.
À mesure que l’instruction progressa, la version du maître fut fragilisée et celle de
sa servante consolidée. On retrouva en effet l’homme à col noir et agrafe d’argent qui
avait été vu par le jeune garçon de l’immeuble. Il s’agissait d’un décrotteur savoyard
du Palais-Royal, qui affirma que, le 5 août, Duval l’avait chargé d’aller chercher
sa servante vers une heure, en lui donnant cette commission précise : Tu diras à la
cuisinière de M. Duval que son maître la demande. Le décrotteur avait donc ramené la 713
servante au Palais-Royal, où ils avaient attendu ensemble chez une bouquetière jusque
D’autre part, les proches du condamné invoquaient l’irresponsabilité morale. Ils avaient
en effet choisi de ne pas suivre la ligne de défense de Duval, fondée sur la culpabilité
de la servante. Ils admettaient que leur parent l’avait accusée inconsidérément, sans
aller cependant jusqu’à reconnaître explicitement qu’il avait commis le vol lui-même.
Ils assuraient que cette accusation inconsidérée était une suite de son dérangement
d’esprit, qu’ils avaient déjà eu l’occasion de déplorer à de nombreuses reprises, mais
qui n’avait encore jamais été si loin, sans quoi ils l’auraient fait enfermer, comme ils le
demandaient aujourd’hui :
Le malheur des suppliants est d’autant plus grand, qu’ils n’ont jamais reconnu en leur
parent aucune méchanceté d’âme et que, conséquemment, ils n’ont pu prévenir sa faute
par les secours qu’ils réclament aujourd’hui de Sa Majesté. Jusqu’à ce fatal moment, les
231 Outre que d’Argenson se trompe sur le nom du condamné, qu’il appelle Mesmin, il affirme
que, faute de le condamner à mort, les juges le condamnèrent aux galères perpétuelles, ce
qui est faux. [27] Journal et mémoires du marquis d’Argenson..., t. VI, p. 371.
232 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 136 r.
suppliants n’ont pu lui reprocher qu’une dissipation et légèreté d’esprit dont, de jour à
autre, ils espéraient le rétablissement par leurs fréquentes remontrances 233.
Les autres attestations, rédigées sur le même modèle, ne se distinguaient que par la
variété des expressions employées pour qualifier la déficience mentale : génie faible,
715
faiblesse d’esprit, aliénation d’esprit, esprit comme égaré, idées chimériques, écarts d’esprit
susceptibles de projets ridicules, etc.
233 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 136 r.
234 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 140 r.
235 [52] Newton, L’Espace du roi..., p. 577.
236 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 144 r.
237 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 144 v.
238 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 145 v.
Que l’on pût avoir un doute sur une telle affaire était admissible sur le plan intellectuel,
mais que le procureur général s’employât, à rebours de l’usage systématique du parquet,
à suggérer que la condamnation prononcée par le Parlement n’était pas prouvée, était
inconcevable. La complaisance résidait, non dans l’expression du doute lui-même,
mais dans cette utilisation inversée de l’un des plus solides critères d’appréciation de
la grâce. De manière éminemment révélatrice, lorsque, le 9 mars 1751, le garde des
sceaux Machault annonça à Joly de Fleury II qu’il avait rejeté la demande de grâce, il
lui fit la leçon sur la question de la preuve :
J’ai reçu l’extrait que vous m’avez envoyé de la procédure qui a été faite contre le nommé
Philippe Robin Duval, et quoique vous trouviez quelques nuages dans la preuve de la
calomnie pour laquelle il a été condamné, je ne crois pas que ce soit une raison suffisante
pour engager le roi à adoucir la condamnation qui a été prononcée contre cet accusé.
C’est aux juges à qui il appartient de peser le mérite de la preuve, et l’on ne peut que s’en
rapporter à leurs lumières et à leur conscience. Les premiers juges l’on trouvé suffisante
contre le nommé Duval, et le Parlement a confirmé leur sentence. Il est déclaré atteint
et convaincu d’avoir formé contre la nommée Le Vacher une accusation calomnieuse
qui la mettait en risque de perdre la vie. Un crime de cette nature est trop grave et
716 trop réfléchi, pour que l’on puisse user d’indulgence et rien ne doit empêcher de faire
exécuter l’ordre rendu contre cet accusé 239.
Derrière cette déclaration de principe sur la valeur de la preuve, sans doute Machault
voulait-il faire comprendre au magistrat qu’il n’était pas la dupe de sa consultation.
Familier de Versailles et de la Cour, le garde des sceaux était bien placé, en effet,
pour savoir que les interventions en faveur du suppliant avaient été nombreuses et
puissantes. À cet égard, le bel hommage rendu à Machault par le marquis d’Argenson
dans son journal, à la date du 15 mars 1751, est tout à fait instructif :
Le criminel tient à d’honnêtes gens, c’est-à-dire, à des gens riches ; toute la cour sollicite
pour lui, principalement Mme de Pompadour et la duchesse de Villars. M. de Machault
a osé, lui seul, refuser cette grâce, disant qu’une telle noirceur était le pire des crimes,
et il a raison 240.
Cet exemple rarissime d’une décision défavorable sur un avis favorable, dans un
contexte de forte mobilisation de Cour, démontre que, dans certains cas au moins, la
détermination du ministre pouvait suffire à empêcher une grâce à laquelle le procureur
général en personne s’était résigné. Il témoigne aussi, à sa manière, de la très faible
intrusion de Louis XV lui-même dans les décisions, du moins dès lors qu’il avait
abandonné à son ministre le pouvoir de décider.
CONCLUSION
239 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 286, dos. 2978, f° 141 r.-v.
240 [27] Journal et mémoires du marquis d’Argenson..., t. VI, p. 371-372.
décennie du règne de Louis XV, il y eut de vives frictions entre les ministres
et le procureur général. Celles-ci furent en partie causées par des questions de
personnes : Joly de Fleury I étant intimement lié au chancelier d’Aguesseau,
les deux longues périodes de disgrâce subies par ce dernier furent un facteur
de tension. Mais il y eut aussi des querelles sur la grâce elle-même : à plusieurs
reprises, Joly de Fleury I accusa ouvertement les ministres de violer le droit, et
leur reprocha secrètement de décider sans consultation préalable ; les ministres,
quant à eux, firent grief à Joly de Fleury I de faire obstacle aux grâces voulues
par la monarchie, en particulier par le biais de l’entérinement. Le ministériat
du cardinal de Fleury, aussitôt suivi du retour de d’Aguesseau aux affaires,
inaugura une ère nouvelle, marquée par une restauration de la confiance
mutuelle, notamment grâce à un respect désormais scrupuleux de la procédure.
La collaboration Sceau-parquet devint même très étroite, et elle le demeura
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
Au cours du siècle, les décisions de la monarchie furent très largement 717
conformes aux consultations du procureur général : dans 80 % des cas environ,
Malgré son caractère crucial, la décision de grâcier ou de ne pas grâcier n’était
encore qu’une décision de principe. Comme telle, elle portait en elle une part
d’inachèvement et donc d’incertitude. Le suppliant à qui l’on apprenait que
le roi avait accepté d’user d’indulgence à son égard, était encore loin de jouir
d’une grâce effective. À l’inverse, et aussi surprenant que cela puisse paraître,
celui à qui l’on annonçait le rejet de sa demande, n’était pas nécessairement
voué à subir sa peine. Il fallait encore du temps, de l’argent et des procédures
pour refermer définitivement un dossier de grâce. L’objet de ce chapitre est
d’explorer ce cheminement, quelquefois aussi long, difficile et tortueux que 719
celui de la sollicitation. Pour ce faire, il conviendra, en premier lieu, de s’arrêter
1) ATTENTE ET PERSÉVÉRANCE
2 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2038 ; vol. 398, dos. 4590.
La fréquentation des dossiers de grâce accumulés au cours du xviiie siècle fait
rapidement voir que la seule mesure d’un délai moyen valable pour le siècle
entier serait trompeur, un peu parce que le calcul de la moyenne ferait disparaître
les écarts de traitement entre les dossiers, surtout parce qu’il occulterait le fait
le plus remarquable qui se dégage des sources, à savoir que la durée d’examen
des demandes connut une évolution sensible au fil du temps. Ceci explique
pourquoi le tableau qui suit distingue trois périodes : la magistrature de Joly
de Fleury I, de 1717 à 1746 ; la première partie de la magistrature de Joly de
Fleury II, de 1746 à 1771 ; enfin, la seconde partie de la magistrature de Joly de
Fleury II, de 1775 à 1787.
Tableau 18. Ventilation des délais d’examen au parquet et des délais de décision
au ministère, au cours de la magistrature de Joly de Fleury I,
des première et deuxième parties de celle de Joly de Fleury II
4 Les échantillons portent respectivement sur 488 et 178 dossiers, 687 et 465 dossiers, 53 et
52 dossiers.
5 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 30, dos. 310.
6 Jean Gabriel Dudéré de Graville, substitut de 1725 à 1767. [45] Bluche, L’Origine des
magistrats..., p. 158.
son extrait de procédure à son supérieur, que le garde des sceaux avait consulté
le magistrat il y a longtemps : or il s’était écoulé environ trois mois depuis la
demande d’avis 7. Ces détails font clairement voir qu’à cette période, prendre
un trimestre pour traiter un dossier passait pour un grave dysfonctionnement
et supposait des explications circonstanciées. En revanche, sous la magistrature
de Joly de Fleury II, on cherche en vain de semblables justifications pour des
délais de cet ordre, devenus courants et donc normaux. Pour voir ce magistrat
reconnaître des lenteurs devant le ministre, il fallait des intervalles autrement
plus longs, spécialement à la fin de sa carrière. Ainsi, en 1783, en répondant
sur une demande de grâce inhabituelle, il avoua en avoir conféré dans le temps
avec le président de la Tournelle : or il s’était écoulé près de huit mois depuis la
demande d’avis 8. Ce ralentissement du traitement des dossiers est aussi trahi
par le fait que, sous la magistrature de Joly de Fleury II, on vit des suppliants ou
des intercesseurs intervenir auprès du procureur général, non plus seulement
pour plaider la grâce, mais pour accélérer la procédure. En 1762, un meurtrier 723
qui était depuis dix mois à la Conciergerie dans l’attente d’une réponse sur sa
18 Respectivement BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 358, dos. 3952 ; vol. 359, dos. 3963 ; vol. 366,
dos. 4145.
19 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 414, dos. 4782.
20 [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur général..., p. 119.
21 [58] Bisson, L’Activité d’un Procureur général..., p. 206-207.
général expédia une consultation à propos d’une demande de grâce vieille de
deux ans, alors qu’il avait déjà rendu son avis au ministre dans les semaines
suivant la demande 22. Il se trouva d’ailleurs, à peu près à la même date, un
secrétaire ou un substitut pour avertir le procureur général que la négligence des
bureaux, dans la gestion de sa correspondance, causait des oublis qui pourraient
bien finir par le perdre de réputation auprès du gouvernement 23. Pourtant,
l’incurie persista, comme le prouve un épisode spécialement humiliant de 1784.
Cette année-là, Joly de Fleury II constata qu’il avait fait surseoir, quelques mois
plus tôt, à l’exécution d’un condamné aux galères en quête de clémence, mais
que le dossier relatif à son cas avait été égaré. Il fallut donc se résoudre à écrire
au garde des sceaux pour lui demander de bien vouloir envoyer une copie de
sa demande d’avis, afin de reprendre la consultation à zéro. Le sort s’acharna
d’ailleurs sur ce dossier, puisque, Miromesnil ayant envoyé un double de sa
lettre, le parquet oublia totalement l’affaire, jusqu’au jour où la Conciergerie fit
726 savoir que le prisonnier croupissait toujours en prison, en situation de simple
sursis. Joly de Fleury II envoya alors sa consultation en urgence, mais quatorze
mois s’étaient écoulés depuis la réception du double de la lettre, et dix-huit
depuis la réception de la lettre originale ! Au demeurant, il y a fort à parier que
le procureur général fut gagné par un sentiment de culpabilité, car il rendit un
avis favorable sur un vol, ce qui n’était pas dans ses habitudes : pour le justifier,
il argua de la longueur de la détention, sans avoir le courage, toutefois, d’en
assumer explicitement la responsabilité. Malheureusement pour le suppliant,
Miromesnil ignora l’incident et s’en tint au crime lui-même : contre l’avis du
magistrat, il refusa d’accorder des lettres de commutation. Le voleur partit donc
vers Brest pour purger une peine de cinq ans de galères, après avoir passé un
an et demi dans les prisons de la Conciergerie à pâtir de la désorganisation du
parquet 24.
Selon les cas et surtout selon les époques, les suppliants attendaient donc
plus ou moins longtemps la réponse de la monarchie à leur demande de grâce.
Mais, que le délai fût long ou bref, il est frappant de constater que la décision
annoncée, si elle n’était pas conforme aux attentes, n’était pas considérée comme
définitive par les soutiens les plus déterminés. Dans quelques dizaines d’affaires,
on vit des intercesseurs insatisfaits redoubler d’efforts aussitôt après l’annonce
de la décision, dans l’espoir de fléchir les maîtres de la grâce.
Bon nombre de ces affaires concernaient bien entendu des suppliants à qui
l’on avait refusé d’accorder des lettres de clémence. Leurs soutiens, résolus à se
25 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 295, dos. 3130, peut-être aussi vol. 283,
dos. 2926.
26 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 234, dos. 2393 ; vol. 264, dos. 2657 bis.
27 Achille Lebègue, secrétaire du roi de 1744 à 1790. [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires du
roi..., t. II, p. 802.
28 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307, dos. 3325, f° 31 v.-32 r.
des sacs 29. En 1783, la fille d’un incendiaire, convaincu que la religion du
procureur général et du garde des sceaux avait été surprise par des calomniateurs,
décida de monter encore plus haut pour trouver un esprit non prévenu sur le
compte de son père : elle se plaça en effet sur le passage du roi pour lui remettre
un nouveau placet en mains propres 30.
Certains soutiens puissants persévéraient tout simplement dans leur travail
d’influence auprès des maîtres de la grâce, à l’image de la comtesse de Poly, qui,
s’intéressant à un carabinier condamné pour violences en 1763, expliqua au
procureur général n’avoir pu refuser « cette dernière démarche » à sa famille. Ce
dévouement la conduisit d’ailleurs bientôt jusque chez le Roi en personne, dans
l’espoir d’épargner les galères à son protégé 31. Le secrétaire d’État de la Maison
du Roi Saint-Florentin, fit encore beaucoup mieux en faveur d’un postillon
condamné à mort pour vol en 1768 et débouté de sa demande de commutation
par une décision du roi lui-même. Connaissant parfaitement les rouages de la
728 grâce, pour avoir tenu, quelques années plus tôt, la correspondance du Sceau,
il commença par arracher un nouveau sursis à exécution, qui s’éternisa pendant
près de six mois. Or, durant ce délai, il approcha plusieurs juges de la Tournelle
et parvint à leur faire dire que la chambre ne ferait pas de difficulté à enregistrer
des lettres de commutation de peine 32, ce qui était un argument de poids face à
un monarque qui se faisait un devoir de déférer à la volonté des juges.
D’autres soutiens, qui estimaient avoir échoué faute d’un intercesseur de
poids, s’employaient à mobiliser in extremis le puissant protecteur qui leur avait
manqué jusque là. Tel fut le cas par exemple de la famille de ce charbonnier
condamné pour vol, qui, en 1755, trouva le concours du chancelier Lamoignon,
ou de cette famille d’un gentilhomme condamné pour rapt qui, en 1763,
trouva celui de la duchesse de La Trémoille, ou encore de cette famille d’un
voiturier condamné pour malhonnêteté qui, en 1766, trouva celui des filles de
Louis XV 33. Peut-être pour gagner le temps nécessaire à ces recrutements de
dernière minute, certains intercesseurs assuraient le procureur général qu’ils
étaient sur le point d’obtenir les lettres qui leur avaient été refusées. On vit ainsi,
à plusieurs reprises, le magistrat prendre la décision de faire surseoir à l’exécution
d’un arrêt, sur la foi de soutiens qui invoquaient l’imminence d’une grâce 34.
Le fait est bien illustré par les lettres qu’échangèrent, en 1747, le procureur du
Les efforts consentis par les soutiens pour arracher une grâce refusée ou pour
améliorer une grâce accordée produisaient des résultats inégaux. Selon les cas,
la monarchie revenait ou non sur sa décision, sans s’astreindre d’ailleurs à une
méthode d’examen déterminée. Parfois, le ministre s’en ouvrait au procureur
53 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 227, dos. 2284 ; vol. 264, dos. 2670 ; vol. 333,
dos. 3576.
54 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2058.
55 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307, dos. 3344.
une clientèle populaire et nombreuse, comme dans tous les établissements des
faubourgs en ce jour de la semaine. Alors que les deux filles Dumont, qui pouvaient
avoir quinze à vingt ans, étaient sorties un instant pour prendre l’air dans la cour, elles
furent abordées par un compagnon vitrier nommé Edme, qu’elles ne connaissaient
pas. Sans autre forme de procès, celui-ci prit une sœur sous chaque bras, leur distribua
des baisers et finit par leur toucher les seins. L’une des sœurs lui donna un soufflet,
qu’il lui rendit sur-le-champ. Les filles Dumont rentrèrent alors précipitamment dans
le cabaret, le vitrier sur leurs talons. À l’intérieur, l’incident de la cour ne tarda pas à
être connu et à faire naître une de ces querelles typiques des guinguettes parisiennes les
jours d’affluence 56. Le fils Dumont voulut se battre avec le vitrier pour venger l’insulte
faite à ses sœurs, mais celles-ci s’interposèrent, de crainte que l’affaire ne tournât mal,
d’autant que le vitrier était entouré de quatre de ses amis, eux aussi compagnons. Afin
d’apaiser définitivement la querelle, les sœurs acceptèrent de chanter et de danser
avec Edme, mais celui-ci multiplia les impertinences. En début de soirée, les familles
Dumont et Decouy se retirèrent dans une salle à l’étage, pour s’y faire servir un repas.
Le vitrier et ses compagnons, quant à eux, quittèrent le cabaret, mais ils y revinrent vers
dix heures, s’étant convaincus que les Dumont les avait insultés. Lorsqu’ils voulurent
entrer, le tavernier le leur interdit. Cela provoqua des cris et des protestations, mais le 735
tavernier tint bon et les garçons s’éloignèrent. Les familles Dumont et Decouy, qui,
57 Jean Baptiste Paulin d’Aguesseau de Fresnes, alors conseiller d’État. [43] Antoine, Le
Gouvernement..., p. 37.
58 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 307, dos. 3344, f° 393 r.-v.
En conséquence de cet avis, le garde des sceaux annonça que, si la condamnation à
mort venait à être confirmée en appel, Avenard bénéficierait d’une commutation de
sa peine, vraisemblablement en celle des galères pour neuf ans.
Lorsque l’accusé fut traduit devant la Tournelle en avril 1755, celle-ci confirma
la peine de mort, mais elle adopta un arrêté en faveur de lettres de commutation.
Conformément à ce qui avait été annoncé au procureur général, Avenard vit donc
sa peine commuée en celle des galères pour neuf ans. Mais sa famille et ses soutiens
refusèrent d’envisager l’expédition de telles lettres de clémence, qu’ils jugeaient encore
trop sévères. Un long placet fut remis au président Lamoignon de Montrevault 59, qui
avait sans doute présidé la Tournelle lors du procès. Cette supplique expliquait en
détail les démarches et les sentiments des proches du suppliant :
Eustache Avenard, prisonnier à la Conciergerie, jugé par arrêt de la Cour du 17
du présent, a l’honneur de représenter très humblement à Votre Grandeur que la
rigueur de la commutation accordée par Mgr le garde des sceaux portant 9 ans
de galères, à la vérité sans marque 60, est aussi terrible que la condamnation de la
Cour, à laquelle il s’était toujours attendu, sachant qu’il est de principe que qui tue
est digne de mort. Ne sachant à quoi attribuer la violence de la commutation, sa
737
famille est allée hier trouver M. Langloys, secrétaire des sceaux, lequel leur a fait
lecture de la lettre de Mgr le procureur général pour les convaincre que la peine
Même si ces soutiens se trompaient en prétendant que la peine de substitution avait été
suggérée par Joly de Fleury II, qui s’était contenté de la demander un peu rigoureuse,
ils étaient du moins très bien informés du processus de décision, que Langloys s’était
employé à justifier, sans faire mystère du rôle du procureur général.
Aussitôt après avoir reçu ce placet, le président Lamoignon de Montrevault décida
d’explorer la piste fournie en conclusion du placet : il ordonna donc une expertise
médicale par les praticiens du Parlement. Dès qu’il reçut leurs conclusions, il les fit
La condamné était donc porteur d’un lourd handicap, ce qui ne laissait pas de
surprendre d’ailleurs, lorsqu’on songeait aux deux coups de couteau en pleine
poitrine portés à la victime, mais sans doute fallait-il en déduire qu’il était gaucher...
Joly de Fleury II se contenta de faire suivre cette expertise médicale au Sceau, en
annonçant qu’il attendrait les instructions du ministre avant de faire transférer le
prisonnier à la tour Saint-Bernard, où les condamnés attendaient le départ de la
738 chaîne. Quelques jours plus tard, Langloys lui répondit que Machault avait reçu
ce même rapport par la voie de d’Aguesseau de Fresnes, en conséquence de quoi,
la peine de substitution avait été modifiée : le condamné purgerait ses neuf ans de
détention à Bicêtre. L’argument de l’incapacité physique avait permis, en définitive,
de passer de la peine de mort à une peine d’enfermement à temps, ce qui constituait
un vrai tour de force.
Cette affaire illustre bien que, pour des intercesseurs vraiment résolus, une grâce
était loin d’être définitive, tant que les lettres de clémence n’avaient pas été expédiées.
Elle démontre aussi le degré de transparence de la procédure : pour qui fréquentait les
bureaux, il était possible d’obtenir des détails étonnamment précis sur le contenu des
consultations ou le motif des décisions. Loin de vouloir soustraire les mécanismes de
la grâce aux regards extérieurs, la monarchie les dévoilait avec le souci de s’expliquer,
voire de se justifier 63. Par cette révélation des mystères de la grâce royale, elle se rendait
vulnérable aux interventions des soutiens qui prétendaient obtenir mieux ou plus
qu’ils n’avaient obtenu jusqu’alors.
Tôt ou tard, la grâce du roi avait un coût. Pour la plupart des soutiens, les
dépenses avaient commencé bien avant l’annonce de la décision définitive : au
gré des circonstances, de l’argent avait été consacré à se concilier la partie civile,
à s’assurer les services d’un juriste, à s’établir à proximité des maîtres de la grâce.
Il ne saurait toutefois être question de chercher à évaluer de telles dépenses – si
72 Parmi une foule de sources, les plus instructives sont les suivantes : BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 229, dos. 2316 ; vol. 265, dos. 2698 ; vol. 339, dos. 3640 ; vol. 1286, passim.
contre-scel des lettres 73, l’impétrant devait fournir une copie de ce jugement,
qui était très souvent un arrêt de parlement. Or l’expédition de cet acte sur
papier timbré, par un greffier de la cour souveraine concernée 74, avait un
prix, qui, au parlement de Paris, s’élevait, semble-t-il, à une dizaine ou une
vingtaine de livres 75. Par conséquent, le coût réel des lettres de commutation
montait peut-être à 105 livres, et celui des lettres de rappel ou de décharge à
75 ou 80 livres.
Il suffit de découvrir ces chiffres pour comprendre que le financement des
lettres de clémence représentait une réelle difficulté pour les suppliants situés au
plus bas de l’échelle sociale. Dans une société où un homme sans qualification
ne gagnait pas même 1 livre par jour et ne travaillait pas tous les jours de l’année,
60, 100 ou 150 livres représentaient pour beaucoup une somme conséquente.
En outre, l’octroi de la grâce venait presque toujours après une procédure
criminelle, qui, menée ou non à son terme, avait eu le temps d’affaiblir, voire
742 d’anéantir les ressources financières des plus modestes 76. En particulier, parce
que les lettres ne s’obtenaient souvent qu’après une longue détention, nombre
d’impétrants avaient consommé leurs maigres biens en dépenses quotidiennes
dans les prisons, quand ils ne s’étaient pas endettés, en particulier auprès des
concierges 77. Ils n’étaient donc pas rares ceux qui n’avaient pas les moyens de
financer la grâce qui leur avait été accordée. Bien entendu, certains pouvaient
compter sur leurs soutiens, qui payaient leurs lettres de clémence après les avoir
sollicitées 78, voire promettaient ou consignaient la somme nécessaire dès le
dépôt de la demande de grâce, afin de rendre celle-ci plus crédible 79. Par ailleurs,
Comme le révèle cette lettre, jusqu’au début des années 1740, la seule
solution pour faire profiter les impétrants indigents de la grâce obtenue – et
accessoirement pour libérer les places qu’ils occupaient sans raison dans des
prisons déjà surpeuplées – était d’expédier leurs lettres par charité ou, selon une
autre expression usuelle, gratis pro Deo ou tout simplement pro Deo. Comme
le suggère ces diverses formules, il s’agissait de réduire les droits du Sceau à
rien ou presque rien, de manière à rendre les lettres accessibles à l’impétrant.
L’initiative en revenait au chancelier ou au garde des sceaux, encore que la chose
ne dépendît pas entièrement de lui. Certes, il pouvait, de sa propre autorité,
faire disparaître l’aumône, du moins dans le cas des lettres d’avant jugement
irrévocable. Mais il ne pouvait en faire autant avec la taxe du Sceau et les
émoluments des secrétaires, dans la mesure où la compagnie des secrétaires du
roi y était directement intéressée. Il était en effet de règle, ou du moins d’usage,
que le ministre n’imposât pas brutalement à ces officiers de renoncer à leurs
revenus collectif et particulier ; il ne pouvait même s’autoriser une suppression
unilatérale de la taxe du Sceau, puisque les honoraires des secrétaires étaient
86 Cet oratorien – il ne faut pas le confondre avec son quasi-homonyme, le dominicain Jean
François Billecocq, auteur d’ouvrages de piété dans les années 1680-1690 – est encore,
semble-t-il, un inconnu pour les historiens. Faute de recherches le concernant, on doit
se contenter de préciser qu’il appartenait à la Maison parisienne de l’Oratoire, rue Saint-
Honoré, et que, selon la presse janséniste, il fera partie de la minorité qui se désolidarisera
ouvertement du courant appelant et suivra le supérieur général de la congrégation dans
l’acceptation de la bulle Unigenitus, à l’occasion de la nomination mouvementée des députés
à l’assemblée générale de l’Oratoire de 1746. Nouvelles ecclésiastiques, 13 novembre 1746,
p. 181-182.
par le chancelier, le procureur général et leurs collaborateurs les plus proches, qui
ne parlèrent jamais publiquement que de la fondation Billecoq. Joly de Fleury I
lui-même ne conserva semble-t-il aucune trace écrite de ce don, et c’est une
apostille ultérieure de son fils, à qui il avait sans doute transmis le secret, qui en
fournit la première mention explicite : « observer que c’est M. le chancelier qui
a réellement fourni les deniers de cette fondation » 87. Une trentaine d’années
plus tard, précisément au début de l’année 1775, alors que le Parlement venait
d’être rappelé par Louis XVI, Joly de Fleury II eut l’occasion de révéler l’origine
de cette fondation au garde des sceaux Miromesnil, qui en ignorait jusqu’à
l’existence, et qui ne put cacher son admiration pour le défunt chancelier 88.
Il est vrai que ce détail ajoute encore, s’il en était besoin, à la réputation flatteuse
de cet homme d’État, qui, dans un mélange de piété et de justice, poussa la
charité jusqu’à vouloir s’assurer que la grâce du roi profitât réellement à ceux qui
en avaient été jugés dignes, mais ne pouvaient la financer. On ne sait d’ailleurs
746 si le secret gardé sur son geste s’expliquait par le souci, tout évangélique, de
discrétion des aumônes, ou par la crainte d’une forme d’incompatibilité entre
le statut de ministre détenteur de la grâce et celui de donateur dévoué à son
expédition. En tout état de cause, il est clair que la grâce des criminels n’était
pas seulement un problème administratif pour d’Aguesseau : c’était aussi une
préoccupation personnelle, ancrée dans une foi sincère. Une pieuse tradition
assure d’ailleurs que, sur son lit de mort, le chancelier, pourtant démissionnaire
depuis plusieurs mois, exprima le désir d’accorder des lettres de commutation
à un condamné à mort : « près de rendre la vie à mon créateur, il me sera bien
doux de sauver la vie à un malheureux » 89. Il est mieux établi, en revanche, que le
testament de d’Aguesseau prévoyait, entre autres choses, un legs de 20 000 livres
au taux de 5 %, afin de servir une rente annuelle de 1 000 livres, à nouveau
destinée au financement des lettres de clémence des indigents 90. Toutefois, tout
suggère que cette ultime donation reçut une autre destination que celle voulue
par son fondateur, car Joly de Fleury II n’en dit mot à Miromesnil lorsqu’il
lui révéla, en 1775, l’existence de la fondation Billecoq, qu’il présenta encore
comme une donation ne rapportant que 600 livres environ chaque année.
La fondation Billecoq était organisée sur le modèle de plusieurs autres,
faites dans un passé proche ou lointain, en faveur de telle ou telle catégorie de
prisonniers de la capitale. D’un point de vue juridique, il s’agissait d’une donation
entre vifs, passée en l’étude du notaire Marchand le Jeune le 7 septembre 1744.
95 Marcel Fosseyeux a donné, pour le milieu du xviiie siècle, la liste des principales fondations
dont les revenus étaient perçus par ce receveur. Il a logiquement cité la fondation Billecoq,
mais s’est trompé sur sa destination, en imaginant qu’elle servait, comme les autres, à
libérer des prisonniers pour dettes. [101] Fosseyeux, « L’assistance aux prisonniers... »,
p. 122-123.
96 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 229, dos. 2316 et vol. 1286, f° 34-36.
97 Pour de rares exemples d’affaires antérieures à 1745 où le procureur général fit part au
Sceau de la capacité ou de l’incapacité de l’impétrant à financer ses lettres, voir BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 215, dos. 2137 ; vol. 216, dos. 2143.
98 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 281, dos. 2909, f° 117 r.
99 Ce terme est attesté par [33] Mercier, Tableau de Paris..., t. I, p. 707-708.
jours ou tous les mois, selon le degré d’obscurité et d’humidité des lieux 100.
En 1758, à l’inverse, c’est Langloys, qui, informant le procureur général que la
peine de mort avait été épargnée à un garçon de ferme du Valois, crut bon de
préciser : « je crois que c’est inévitablement le cas de faire expédier des deniers
de charité les lettres de commutation de peine » 101. Parfois encore, c’était le
suppliant ou l’un de ses parents, qui, ayant entendu parler d’un secours accordé
par le parquet, adressait une supplique au procureur général. En 1757, par
exemple, un soldat auvergnat, qui venait d’obtenir des lettres de rémission
sur un arrêté de la Tournelle, fit parvenir ce placet au procureur général, pour
solliciter une aide financière qu’il était bien en peine de désigner avec précision :
François Antoine, dit Clermont, soldat au régiment de Navarre, compagnie de
Sainte-Verge a été jugé en lettres de grâce par arrêt du 18 juin dernier et il s’est
adressé à M. de Legal 102, secrétaire du roi, qui veut bien lui faire grâce de ses
honoraires, mais, n’ayant point d’argent pour le reste et étant au contraire à la
749
paille et dans la misère de la Conciergerie, il suppliera très humblement Votre
Grandeur, Monseigneur, de vouloir bien avoir la charité de lui faire expédier ses
Joly de Fleury porta sur le placet l’apostille usuelle – « savoir du concierge s’il est
dans l’indigence » –, apostille à laquelle fut apportée la réponse attendue – « il
est à la paille ». Sur le même ton et avec la même imprécision, on vit, en 1759,
un soldat lyonnais en attente de rémission demander des lettres « accordées [au]
nom [du procureur général] et comme telles exemptes de droits » 104, ou une
épouse de journalier bourbonnais, lui aussi en attente de rémission, demander
au magistrat d’« engager les personnes de charité à vouloir bien fournir aux
dépenses nécessaires pour obtenir lesdites lettres de grâce à son dit mari » 105.
Dans les cas où le suppliant avait été soutenu par des personnes qui paraissaient
solvables, le parquet et le Sceau se gardaient d’engager trop vite les deniers de
la fondation, car, les moyens étant limités, il fallait absolument les réserver aux
impétrants dénués de tout appui financier. En 1745, par exemple, à propos d’un
100 Sur les différents régimes de détention à la Conciergerie, voir l’introduction de Benoît
Garnot à [29] [Gougis], Vivre en prison..., en particulier p. 54-55.
101 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 342, dos. 3686, f° 311 r.
102 En fait Charles Mathieu Legal, secrétaire du roi de 1724 à 1763. [48] Favre-Lejeune, Les
Secrétaires du roi..., t. II, 833.
103 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 339, dos. 3640, f° 470 v.
104 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 354, dos. 3864, f° 390 r.
105 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 366, dos. 4155, f° 466 r.
braconnier meurtrier qui venait d’obtenir une commutation, un commis de Joly
de Fleury I prit soin de lui faire passer un billet sur lequel il avait notamment
écrit : « on prétend qu’il est en état de payer [ses lettres] et qu’il y a un abbé
qui va le voir à la Conciergerie qui en ferait les frais » 106. De même, en 1750,
aussitôt après avoir écrit au chancelier pour savoir si des lettres de commutation
avaient été accordées à un voleur par effraction à propos duquel il avait rendu
un avis, Joly de Fleury II se fit cet aide-mémoire, manifestement suggéré par
les interventions dont il avait été l’objet : « s’il me mande qu’il en a accordées,
il faudra écrire au nommé Beugnon, poulailler pour le couvent de Fontevrault
au Puits Neuf à Saumur, pour qu’il fasse les frais de ces lettres » 107. Ainsi, malgré
l’existence de la fondation, certains graciés patientaient dans les geôles, parce
que le parquet attendait un geste de leurs intercesseurs avant de puiser dans ses
propres ressources. Un bon exemple en est fourni par le cas de ce jeune soldat
meurtrier du régiment Royal Marine, dont le secrétaire d’État de la Guerre
750 demanda des nouvelles en 1756. Joly de Fleury II répondit qu’il était gracié
depuis plus d’un an, mais toujours prisonnier à la Conciergerie, « sa famille ou
ceux qui s’intéressent à lui n’[ayant] fait aucun mouvement pour l’expédition
des lettres de commutation de peine » 108, ce qui revenait à dire implicitement
que le parquet n’avait pas cru devoir se substituer à eux.
Il est vrai que quelques parents, qui s’étaient engagés avec détermination dans
la procédure de grâce pour éviter une peine infamante, faisaient preuve d’un
zèle beaucoup moins grand, dès lors que la décision favorable du roi interdisait
définitivement l’exécution, que les lettres fussent ou non expédiées. Mieux encore,
on vit parfois des familles, insatisfaites de la grâce obtenue, choisir sciemment
de ne pas faire expédier les lettres : ainsi, en 1757, un notaire condamné pour
faux obtint des lettres de commutation des peines de l’amende honorable et
de la mort en celles de l’amende honorable et des galères à perpétuité ; comme
ses parents s’étaient évidemment battus pour échapper à l’infamie de l’amende
honorable, ils tentèrent d’obtenir une second grâce, mais, faute d’y parvenir,
ils s’abstinrent de faire expédier les lettres. Cette voie n’était pas seulement
l’expression de leur mécontentement, mais le plus sûr moyen d’empêcher
l’exécution, qui était nécessairement suspendue à l’expédition et à l’entérinement
de la commutation : il fallut donc se résoudre à recourir à la fondation pour sortir
de l’impasse, après avoir avoir vainement tenté de raisonner la famille 109. En effet,
avant de consentir à cette dépense, le Sceau comme le parquet commençaient
106 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 227, dos. 2284, f° 219 r.
107 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 273, dos. 2803, f° 433 r.
108 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 318, dos. 3476, f° 306 v.
109 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 334, dos. 3589.
par rappeler les intercesseurs à ce qu’il considérait comme leur devoir. Ainsi,
en 1749, Joly de Fleury I ordonna à son substitut à la sénéchaussée de Lyon
de retrouver et de faire contribuer le frère d’un voleur ayant obtenu des lettres
de commutation 110. En 1752, Joly de Fleury II prit lui-même la plume pour
enjoindre au principal soutien d’un meurtrier du Beauvaisis de faire en sorte
que les lettres de ce dernier fussent expédiées 111. Et en 1760, le procureur général
convoqua le curé de la paroisse parisienne de Saint-Philippe-du-Roule pour lui
demander de faire pression sur la famille d’un garçon boulanger ayant obtenu des
lettres de commutation pour vol. Ces démarches directes n’étaient pas toujours
couronnées de succès, loin de là, mais toute issue favorable était synonyme
d’économie. Au reste, si les proches étaient des gens modestes, le procureur
général était disposé à recueillir une simple contribution à la somme totale,
pourvu que cela fît baisser sa propre participation 112.
Si la mauvaise volonté pouvait jouer son rôle, la légèreté était parfois en cause :
de toute évidence, certains soutiens n’avaient pas pris la mesure financière de 751
la procédure lorsqu’ils s’étaient engagés dans les démarches d’intercession. Dès
En d’autres termes, devant les frais occasionnés par la grâce, ce capitaine avait
préféré renoncer à son soldat, escomptant sans doute que l’engagement d’un
121 Yves Simon Pommyer de Charmois, substitut du procureur général de 1727 à 1741, reçu
honoraire en 1741, secrétaire du roi de 1739 à 1756. [45] Bluche, L’Origine des magistrats...,
p. 353 ; [48] Favre-Lejeune, Les Secrétaires du roi..., t. II, p. 1099.
122 Barthélemy Gallois, secrétaire du roi de 1738 à 1757. Ibid., t. I, p. 590-591.
123 Charles Mathieu Legal, secrétaire du roi de 1724 à 1763. Ibid., t. II, 833
124 André Lebeuf, secrétaire du roi de 1723 à 1788. Ibid., t. II, 804.
125 Antoine Paporet de Maxilly, secrétaire du roi de 1759 à 1789. Ibid., t. II, p. 1034.
126 La succession des secrétaires du roi employés par les maîtres de la grâce est reconstituée
à partir d’une foule de documents épars. À défaut d’être complète, la source la plus dense
et la plus synthétique est la suivante : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1286, passim.
127 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 229, dos. 2316, f° 170 v.
que convenir au procureur général. En effet, malgré le montant élevé de la
donation, la rente ne produisait qu’un peu plus de 600 livres par an, somme
qui représentait, dans l’hypothèse d’une facturation à plein tarif, 4 lettres de
rémission ou encore 7 lettres de commutation. Or les seules grâces consécutives
à des arrêtés de la Tournelle pouvaient exiger davantage de lettres et d’argent
chaque année, sans compter que les impétrants en question n’étaient pas les
seuls à souffrir de la pauvreté.
De toute évidence, la proposition de Pommyer de Charmois recueillit
l’agrément du chancelier d’Aguesseau, puisque, dès le départ, les lettres de
clémence financées par la fondation Billecoq bénéficièrent d’une modération,
c’est-à-dire d’une exonération partielle des frais d’expédition. Les lettres de
commutation furent, par principe, facturées à mi-tarif, du moins pour ce
qui concerne la taxe du Sceau et les émoluments des secrétaires 128. Quant
à la copie de l’arrêt de condamnation, le procureur général pouvait la faire
expédier sur son propre compte au greffe du Parlement 129, ce qui ne coûtait 755
strictement rien à la fondation. Dans le cas des lettres de rémission, il fut
128 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1286, passim. Cette modération passa très vite au rang d’usage
acquis, comme le prouve ce passage d’une lettre adressée par Pommyer à Joly de Fleury II
en 1747, à propos d’un voleur sans ressources ayant bénéficié d’une commutation : « si
vous croyez, Monsieur, que sa situation mérite que vous veniez à son secours et que vous
vouliez bien me faire remettre son arrêt et faire acquitter les frais de ses lettres, en ce cas,
je les ferais sceller au premier Sceau et, suivant l’usage convenu dans les affaires de cette
nature, où vous voulez bien intervenir, j’en ferais réduire les droits à moitié ». BnF, Mss, Joly
de Fleury, vol. 254, dos. 2555, f° 123 r.
129 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 278, dos. 2860 ; vol. 366, dos. 4148.
130 Des documents datant de 1748, 1755 et 1757 suggèrent que l’aumône était totalement
supprimée (BnF, Mss, Joly de Fleury, respectivement vol. 1995, f° 208 ; vol. 300, dos.
3205 ; vol. 339, dos. 3640), mais, dans la présentation qu’il fit de la fondation Billecoq à
Miromesnil, Joly de Fleury II expliqua qu’à la veille de la suppression du Parlement, vers
1770, l’aumône était systématiquement fixée à 3 livres (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1996,
f° 49). Cette pratique, qui relevait du libre choix de celui qui tenait des sceaux, a très bien
pu évoluer avec les détenteurs de cette charge.
131 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1991, f° 51-58.
épinglée sur le parchemin lui-même par le secrétaire du roi qui travaillait pour
le parquet 132.
L’usage de réduction à moitié des droits levées sur les lettres financées par la
fondation Billecoq ne mit pas tout à fait un terme au pro Deo, c’est-à-dire à
l’exonération totale des droits, exception faite des frais annexes. Dès 1745, Joly de
Fleury I, conscient de la relative modestie de la rente, tâta le terrain en demandant
à Pommyer de Charmois s’il ne pouvait obtenir de la compagnie des secrétaires
du roi une exonération totale en faveur de deux impétrants spécialement pauvres.
Son interlocuteur lui fit cette réponse très circonstanciée :
Ne me trouvant pas placé pour pouvoir demander à MM. nos syndics le Pro
Deo aussi souvent que l’occasion s’en présente, et n’ayant jusqu’à présent expédié
toutes les lettres qui m’ont passé à ce titre par les mains que sur le renvoi de
M. le chancelier et d’après ses ordres, qui me servaient de décharge vis-à-vis de
mes confrères, je n’ai pas cru devoir prendre sur moi de répondre aux lettres
756
que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire les 14 et 17 de ce mois au sujet des
nommés François Sauvageot et Louis Chama, sans en écrire à M. Langloys. Je lui
ai exposé l’impossibilité où vous me faisiez l’honneur de me marquer qu’étaient
ces particuliers de faire les frais de leurs lettres, aussi bien que le nommé Jean
de Villers, prisonnier à la tour Saint-Bernard, que l’on m’a dit être dans le
même état. D’après cet exposé, je lui ai demandé si je pouvais expédier leurs
lettres pour être scellées Pro Deo ou à moitié droits. Il m’a répondu que plus
ces malheureux étaient dans l’impossibilité d’en faire les frais et plus ils étaient
dans le cas d’être aidés par la charité, que quand elle s’en mêlerait, il faudrait
bien que nos syndics se contentassent de la moitié des droits ; mais qu’il ne se
chargerait plus de leur proposer la remise entière, à moins que M. le chancelier
ne l’en chargeât précisément 133.
132 Ce détail est indirectement révélé par une erreur commise lors d’une audience du Sceau
de 1748 : le chancelier ayant appliqué une aumône ordinaire à des lettres de rémission
financées par la fondation Billecoq, Pommyer de Charmois crut nécessaire de se justifier
auprès de Joly de Fleury II en expliquant qu’il avait pourtant fait attacher une note sur
les lettres. Les lettres durent d’ailleurs repasser par le Sceau pour être ramenées au tarif
préferentiel attendu. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1995, f° 208.
133 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 230, dos. 2349, f° 441 v.-442 r.
Non seulement cette décision s’imposa dans le cas particulier des nommés
Chama, Sauvageot et Villers – Joly de Fleury I ne put éviter de financer leurs
lettres et dut se contenter d’une réduction de moitié – mais elle prévalut,
semble-t-il, quelques années. Il est vrai que le chancelier d’Aguesseau était
soucieux de ne pas abuser de la bonté de la compagnie. La création de la
fondation Billecoq avait d’ailleurs été en partie motivée par le souci de ne
plus avoir à demander le pro Deo aux secrétaires du roi. Et, dès les débuts de sa
mise en œuvre, il souligna qu’il ne fallait pas tolérer les expéditions par charité
pour les impétrants qui en avaient les moyens, à cause de la réduction de
moitié des droits qui en résultait pour les officiers : « il n’est pas juste d’exiger
toujours que les secrétaires du roi fassent cette espèce d’aumône pendant
qu’on peut y pourvoir d’une autre manière » 134 écrivit-il en 1745, à propos
d’un gentilhomme dont on doutait qu’il fût aussi incapable qu’il le prétendait
de financer ses lettres de rémission. Toutefois, au plus tard en 1751, peut-
être précisément parce que d’Aguesseau n’était plus à la chancellerie, on vit 757
réapparaître le pro Deo pour des prisonniers de la Conciergerie. À propos
134 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 197, dos. 1854, f° 17 v.
135 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 287, dos. 2999, f° 18 v.
136 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 415, dos. 4786 ; vol. 419, dos. 4831 ; vol. 434, dos. 5172 ;
vol. 1286, passim.
aux pauvres, une réduction de moitié dans le cadre de la fondation Billecoq ; aux
indigents, une exonération totale à la charge des officiers. Il serait sans doute
illusoire d’imaginer que ces derniers se laissaient toujours convaincre par un tel
raisonnement, si l’on en juge d’après cette apostille retrouvée dans les papiers du
procureur général, à propos d’un rémissionnaire pour lequel le parquet espérait
manifestement une expédition pro Deo : « ces lettres coûteront aux environs de
60 livres, c’est toute la remise qu’on a pu obtenir du cabinet des secrétaires du
Roi » 137.
Ces analyses confirment au passage un fait implicite, à savoir que la réduction
de moitié des émoluments des secrétaires du roi était bel et bien partagée entre
les honoraires de la bourse commune et les honoraires particuliers de l’officier en
charge de dresser les lettres. Une solution aurait pu être en effet de faire supporter
toute la diminution au secrétaire du roi choisi par les maîtres de la grâce pour
expédier les lettres financées par la fondation Billecoq, puisque sa rémunération
758 personnelle théorique correspondait très exactement à cette somme 138. Mais il
est clair que tel n’était pas le cas : d’une part, si d’Aguesseau déplorait le sacrifice
de la compagnie dès lors que l’argent de la fondation était mobilisée, c’est bien
parce que les officiers y perdaient quelque chose ; d’autre part, si le procureur
général ne confiait pas les lettres scellées pro Deo à Pommyer de Charmois, mais
chargeait Langloys de trouver un secrétaire pour les dresser gracieusement, c’est
bien que l’ancien substitut gagnait quelque chose sur les actes payés sur ordre
du parquet. En fait, pour le secrétaire du roi choisi par les maîtres de la grâce,
l’expédition des lettres de clémence financées par la fondation Billecoq était
à la fois une rente de situation – il était assuré de toucher chaque année des
droits sur un lot de lettres assez stable – et un sacrifice de charité – il percevait
pour chaque acte une somme inférieure de moitié à celle prévue par le tarif.
Il arriva toutefois que des lettres financées par la fondation fussent expédiées
sans aucune réduction 139, mais peut-être était-ce précisément le moyen, pour le
procureur général, de récompenser le dévouement du secrétaire employé par le
parquet. Il est vrai que les hommes qui se succédèrent dans cette responsabilité
firent montre d’une grande compétence dans leur travail avec le Sceau et d’un
réel souci d’économie dans l’usage des deniers de charité, au point d’ailleurs
137 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1994, f° 73 v., à propos d’un suppliant dont toute l’affaire est
rangée dans le vol. 411, dos. 4737.
138 L’idée n’était d’ailleurs pas tout à fait étrangère au parquet. En 1754, lorsqu’il fallut financer
rétrospectivement des lettres de rémission qui avaient été expédiées par un secrétaire
du roi inconnu, sans accord préalable ni réduction des droits de Sceau, on décida de
déduire du remboursement une somme équivalant à la totalité du montant des honoraires
particuliers. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1990, f° 33-38.
139 Par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 265, dos. 2687 ; vol. 333, dos. 3576.
que l’on vit, en 1767, Paporet de Maxilly se réjouir avec quelque indécence
d’avoir différé l’expédition de lettres de commutation d’un prisonnier qu’il
savait malade, car, ce dernier étant effectivement mort, le parquet avait évité
des « frais inutiles » 140.
Il faut souligner enfin que, malgré le retard grandissant qui affecta le travail
du parquet dans la seconde moitié du xviiie siècle, la gestion de la fondation
Billecoq fut toujours prompte, précise et transparente. Dès que des lettres
de clémence destinées à être financées sur les deniers de charité avaient été
expédiées, le secrétaire du roi faisait parvenir au parquet une note en forme de
facture, qui rappelait le nom du ou des impétrants, la nature de la grâce accordée
et le montant des frais qu’il avait avancés, parfois accompagné d’un détail
des droits par catégorie de prélèvements. Aussitôt ce billet reçu, le procureur
général expédiait un mandement, signé de sa main, au receveur désigné par
la cour souveraine pour percevoir les revenus des donations faites en faveur
des prisonniers, mandement par lequel il lui ordonnait de remettre la somme 759
correspondante au secrétaire du roi concerné 141. En quelques jours, tout au
140 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 431, dos. 5109, f° 229 r.
141 Tous les mandements étaient rédigés sur le modèle suivant : « le sieur Pia, commis par
arrêt de la Cour, pour faire la recette et dépense des deniers destinés à l’assistance des
pauvres prisonniers, remettra à M. Gallois, secrétaire du roi, la somme de cent soixante-
huit livres quatorze sols, provenant de la fondation faite par le révérend Père Billecoq, à
l’effet d’être employée à l’expédition des lettres de commutation de la peine de mort en
celles des galères à temps, accordées aux nommés Pierre Beurier et Pierre Louveaux. Et en
rapportant par ledit sieur Pia le présent mandement quittancé de M. Gallois, ladite somme
de cent soixante-huit livres quatorze sols, lui sera passée dans la dépense de son compte.
Fait à Paris ce [17 avril 1757] ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1989, f° 233 r.
142 Parmi une poussière de sources éparses attestant de la brièveté des délais de traitement,
voir par exemple BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1989, f° 230-234.
143 On ne trouve aucune trace, en particulier, d’éventuelles malversations commises sous le
mandat du receveur Lagneau, qui a laissé la mémoire d’un « administrateur véreux » dans
sa gestion des finances de la tour Saint-Bernard ([141] Vigié, « Administrer une prison... »,
p. 148 et 164). Il est vrai qu’à la différence de cette prison, dont le budget annuel montait
à 10 ou 15.000 livres et pour laquelle il fallait passer des marchés avec toutes sortes de
fournisseurs privés, la fondation Billecoq, avec sa rente annuelle de 625 livres et ses
factures tout droit venues du Sceau, n’était guère propice aux détournements.
qui étaient menacés, passée une échéance précise de remboursement, de rester
en prison pour fort longtemps. Il ne le fit toutefois qu’à contre-cœur, et le
chancelier d’Aguesseau l’exhorta à ne pas s’écarter de la vocation première de
la donation 144.
Le financement des lettres de clémence par une fondation placée sous la
responsabilité du procureur général fut sans doute l’un des prolongements les
plus originaux de l’implication du parquet dans la gestion de la grâce judiciaire.
Au demeurant, elle fut peut-être moins la conséquence naturelle du rôle joué
par ce magistrat dans l’examen des demandes de lettres de clémence, que la
suite logique de ses prérogatives en matière de prisons d’une part, d’institutions
charitables d’autre part, dont il était souvent un administrateur-né, comme
dans le cas bien connu de l’Hôpital Général. Quoi qu’il en soit, cette création
constitua un apport réel à l’économie de la grâce, même si elle ne put toujours
éviter les accidents de parcours. De manière moins paradoxale qu’il n’y paraît,
760 les impétrants les moins bien lotis ne furent pas les plus misérables, mais ceux
qui, tout en étant réellement incapables de financer leurs lettres, jouissaient
d’une naissance et de parents qui les rendaient en principe solvables. Par
principe de justice autant que d’économie, le parquet répugnait à les aider. Nul
doute, par exemple, que si ce nommé Étienne de Boisvilliers de La Reborderie,
qui avait tué son cousin sous prétexte que celui-ci repoussait obstinément son
offre de duel, demeura à la Conciergerie de 1755 à 1759, c’est précisément
parce que le procureur général se refusa à financer ses lettres de commutation,
qu’il fallut pourtant bien se résoudre à expédier, en définitive, avec l’argent de
la fondation 145. Encore ce cas spectaculaire n’est-il pas le plus dramatique que
l’on puisse rencontrer, ainsi que le fait voir l’exemple qui suit.
150 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3175, f° 120 r.-v.
de Chartongne, qui se disait malade, demandait à être transféré des cachots vers le
préau, où les conditions de détention étaient nettement moins dures. Cette requête fut
l’occasion pour le magistrat de s’intéresser à nouveau au prisonnier, et de découvrir que
son sort avait provoqué un phénomène de mobilisation totalement distinct de celui
des origines. Abandonné de ses frère et beau-frère, le chevalier disposait désormais de
soutiens étrangers à sa propre famille, dont certains étaient des plus illustres : d’une
part, le comte de Charolais, qui, à l’appel d’une vingtaine de nobles de Champagne,
avait accepté d’intervenir, et qui, en tant qu’oncle du prince de Condé 151, avait sans
doute été à l’origine du désistement tardif de la veuve du garde-chasse ; d’autre part,
Mme Victoire et Mme Adélaïde, qui, comme filles de Louis XV, avaient joué une
nouvelle fois le rôle des princesses suppliantes. Toutefois, ces personnalités de premier
plan ne s’étaient pas engagées dans l’affaire pour payer les frais d’expédition des lettres,
mais pour obtenir une nouvelle grâce : une libération pure et simple pour les uns, une
relégation aux Îles pour les autres. Or Machault ne voulut pas revenir sur sa décision
et choisit de s’en tenir à l’expédition des lettres initiales, ainsi qu’il l’expliqua à Joly
de Fleury II :
Je [ne] pense nullement qu’il y ait lieu de rien changer à la grâce que le roi a eu la bonté
763
de lui accorder, mais il serait juste au moins qu’il en profitât, et comme la peine de mort
à laquelle il a été condamné a été commuée en celle d’être enfermée toute sa vie, il serait
Dans la suite de sa lettre, ce fin connaisseur des réalités locales dévoilait en détail les
manœuvres du frère, dont le comportement paraissait avoir été dicté par les calculs
Joly de Fleury II, qui avait mieux à faire que de rétablir l’ordre et la justice dans
cette famille, préféra attendre que son interlocuteur trouvât les ressources espérées du
côté des parents volontaires, en particulier du côté des cousins et petits-cousins qui
paraissaient mieux disposés. Mais ce choix fut brutalement remis en cause par une
nouvelle lettre de Machault, reçue à la fin de septembre 1755. Le ministre venait d’être
piqué au vif par un mémoire que le prisonnier avait fait imprimer et circuler ici ou
là, dans lequel il faisait le récit de ses malheurs. Si la présentation du crime était très
discutable, un fait était du moins irréfutable : Chartongne était en prison depuis quatre
ans, gracié depuis trois, mais toujours dénué de lettres du roi ! Peu désireux que ce
prisonnier finisse par exciter la commisération du public, le garde des sceaux demandait
des éclaircissements rapides. Le procureur général reprit contact avec Domilliers, pour
lui demander une liste précise de noms et d’adresses de parents, à quoi le secrétaire du
roi lui répondit qu’il n’en disposait pas, mais que, de toute façon, on ne tirerait jamais
rien de cette famille, qui était peut-être réellement pauvre... et qui, d’ailleurs, ne lui
avait toujours pas réglé ses frais. Sans doute lassé par cette quête, Joly de Fleury II
décida de répondre à Machault que la famille était dans l’indigence, ce qui revenait
à la fois à renoncer à en tirer de l’argent, mais aussi à suggérer que les lettres devaient
être expédiées pro Deo, et non sur la rente de la fondation Billecoq.
Le ministre en tira les conclusions attendues, puisque, quelque semaines plus tard,
Langloys adressa cette lettre au chef du parquet :
Je crois, Monsieur, qu’on pourra, avant qu’il soit peu, vous débarrasser de M. le
chevalier de Chartongne, mais je sens bien que personne ne fera les frais de ses lettres
de commutation de peine et qu’il faudra lui faire expédier par charité. Mais, pour faire
expédier ses lettres, il faut avoir une expédition de l’arrêt rendu contre lui : il est du
154 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3175, f° 136 r.-v.
30 août 1752. Si vous voulez bien me l’envoyer, j’en ferai usage aussitôt que le lieu [de
détention] où l’on doit le mettre sera réglé. On y travaille actuellement 155.
155 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3175, f° 141 r.
156 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 298, dos. 3175, f° 141 r.
157 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 429, dos. 5066.
étaient en principe perdues sans remède 158. Dans la pratique, la monarchie
pouvait accorder des lettres de surannation sur des lettres de clémence 159.
Toutefois, cette faveur n’était pas un dû, comme le suggère une affaire singulière
survenue en 1738 : cette année-là, un huissier qui avait obtenu des lettres de
réhabilitation en 1723, mais avait alors renoncé à les faire entériner, sollicita
des lettres de surannation, afin de redonner force à ses anciennes lettres de
réhabilitation. Or, bien loin d’accorder aussitôt ce renouvellement, le chancelier
d’Aguesseau ordonna au procureur général de recommencer à zéro la procédure
d’examen de la grâce 160.
L’obligation de présenter ses lettres, dans les plus brefs délais, devant la
juridiction compétente constituait une véritable contrainte, car l’entérinement
n’était pas une formalité. Le fait que l’impétrant fût porteur de lettres de Grande
Chancellerie, signées du roi et scellées de son sceau, ne transformait pas la
procédure en un simple enregistrement : l’entérinement était par nature un
766 jugement. Ceci se traduisait d’ailleurs, de manière formelle, par le fait que
les juridictions inférieures rendaient une sentence d’entérinement et les cours
souveraines un arrêt d’entérinement sur les lettres qui leur étaient soumises et
qui recueillaient leur agrément. Par voie de conséquence, l’entreprise restait,
dans une certaine mesure, soumise aux règles, aux aléas et aux frais d’un procès.
Toutefois, l’initiative n’en pouvait revenir qu’à l’impétrant, qui devait présenter
une requête en entérinement : nulle autorité – à commencer par le Sceau ou le
parquet – ne pouvait déclencher la procédure à sa place. Au demeurant, le jour
où, en 1784, la monarchie tenta de faire enregistrer au parlement de Paris des
lettres de clémence comme s’il s’agissait de lettres patentes, afin d’épargner
aux impétrants de devoir les faire entériner, elle se heurta à l’intransigeance
du tribunal. La faveur inédite faite à ces graciés, qui s’expliquait par la nature
des individus concernés – il s’agissait de Radix de Sainte-Foy et Pyron, les
deux hommes d’affaires du comte d’Artois qui venaient d’obtenir des lettres
158 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article XVI. Les impétrants devaient se
montrer spécialement vigilants lorsque les vacances judiciaires se situaient dans le
trimestre considéré, car qu’il n’était pas possible, en principe, de présenter ses lettres dans
les juridictions à ce moment de l’année. Le parlement de Paris faisait toutefois exception
à la règle, puisque la chambre des vacations y procédait aux entérinements. [15] [Jousse],
Nouveau commentaire…, p. 337.
159 Ces lettres de surannation avaient elles-mêmes une validité de trois mois. Ibid.
160 Le ministre s’en justifia dans ces termes : « Je crois qu’avant de lui accorder les lettres de
surannation qu’il demande, il est nécessaire que vous vous fassiez rendre un compte exact
des motifs de la condamnation qui avait été prononcée contre lui, et que vous m’en rendiez
compte, parce que c’est par le mérite du fonds qu’il faut se déterminer dans une occasion
où, celui qui avait obtenu une grâce l’ayant laissé périr par sa négligence, les lettres de
surannation qu’il demande après un si long temps, doivent être regardées comme une
nouvelle grâce ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 193, dos. 1812, f° 32 r.-32 v.
d’abolition dans une affaire de malversations financières que le frère du roi
lui-même avait intérêt à étouffer 161 –, cette faveur donc, fut non seulement
repoussée par le Parlement, mais elle donna lieu à des représentations en règle
adressées à Louis XVI. Celles-ci insistaient notamment sur le fait que la nature
des lettres de clémence interdisait absolument de les confondre avec des lettres
patentes :
Les grâces que ces lettres accordent ne pouvant intéresser que les accusés et ne
pouvant être utiles au bien de l’État, ce ne peut être votre procureur général qui
en requière l’enregistrement ; il est même de l’essence de son ministère d’en être
le contradicteur ; ce n’est que par les accusés eux-mêmes, ce n’est que sur leur
requête que ces lettres doivent être présentées et que l’entérinement en doit être
demandé à votre parlement 162.
161 Sur cette affaire, voir [163] Bula, L’Apanage du comte d’Artois..., chap. V.
162 Remontrances du parlement de Paris au xviiie siècle, éd. Jules Flammermont et Maurice
Tourneux, Paris, 1888-1898, 3 vol., Imprimerie nationale, t. II, pièce CXL, p. 543.
163 AN, X2A 1148, 27 mai 1784.
164 Par exemple [16] [Jousse], Traité de la justice criminelle..., t. II, p. 385-388 ; [18] Muyart de
Vouglans, Les Loix criminelles..., p. 604-606.
165 On en trouve une illustration frappante dans la correspondance : [1] Œuvres de M. le
Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CLXX, p. 264-265, lettre n° CLXXI, p. 265-266 ;
t. IX, lettre CLVIII, p. 245-246.
lettres obtenues par les roturiers, et les cours souveraines celles obtenues par les
gentilshommes 166. Malheureusement, la compatibilité de ces deux règles était
compromise par l’imprécision de l’ordonnance criminelle. D’une part, celle-ci
ne valait implicitement que pour les lettres d’avant jugement irrévocable,
puisqu’il était inconcevable que des lettres consécutives à une condamnation
en dernier ressort, même expédiées en faveur de roturiers, fussent enregistrées
devant le bailliage ou la sénéchaussée ayant rendu le jugement de première
instance, et non devant la cour souveraine ayant prononcé l’arrêt. D’autre part,
le partage de l’entérinement entre les deux catégories de juridiction citées et
elles seules, soulevait le problème des cas présidiaux et prévôtaux, crimes dont
la compétence relevait des présidiaux ou des prévôts des maréchaux, qui les
jugeaient en première instance et en dernier ressort, sans intervention ni d’un
bailliage ou d’une sénéchaussée, ni d’une cour souveraine 167. Plus généralement,
l’ordonnance faisait bon ménage de la complexité de la géographie judiciaire
768 d’Ancien Régime, qui, en de nombreux endroits du royaume, présentait des
particularismes difficilement réductibles au schéma simplificateur à deux
niveaux de juridiction 168, sans même parler des lieux où subsistaient des conflits
de compétence irrésolus 169. Il serait hors de propos d’entreprendre ici l’étude de
ces problèmes, des batailles juridiques qu’ils nourrissaient et des décisions qu’il
fallait prendre pour éviter que les graciés n’en pâtissent 170. On s’en tiendra donc
à une description sommaire de ce qui se pratiquait ordinairement dans le ressort
du parlement de Paris, telle qu’on peut l’établir d’après les sources judiciaires.
166 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, articles XII, XIII et XIV. L’ordonnance prévoyait
toutefois que les lettres obtenues par un gentilhomme pourraient être entérinée par un
présidial, à condition qu’un jugement de compétence ait été rendu en faveur de ce tribunal.
Cette exception fut précisée par la déclaration en forme d’édit de juin 1730 ([24] Sallé,
L’Esprit des ordonnances..., p. 582), avant d’être finalement écartée par la déclaration du
5 février 1731 ([25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 785).
167 Précisons que, malgré son étendue, la déclaration du 5 février 1731, qui redéfinissait les cas
prévôtaux et les juridictions compétentes pour les connaître, était muette sur la question
de l’entérinement des lettres de clémence ([24] Sallé, L’Esprit des ordonnances..., p. 593-
634). À lire Serpillon, l’incompétence des présidiaux et des prévôts des maréchaux en
matière d’entérinement ne souffrait aucune discussion, au moins pour les lettres d’avant
jugement irrévocable ([25] Serpillon, Code criminel..., t. I, p. 785), mais les textes et les
autorités qu’il invoquait n’étaient pas aussi concluants qu’il l’affirmait.
168 Voir, à titre d’exemple, le conflit ayant opposé le bailliage et la gouvernance de Lille, en 1761,
à propos de lettres de rémission. [97] Dautricourt, La Criminalité et la répression..., p. 391.
169 Voir, à titre d’exemple, le conflit ayant opposé le bailliage d’Aurillac et le bailliage de Vic-en-
Carladès, en 1727, à propos de lettres de rémission expédiées pour un homicide commis
dans une paroisse dont ces deux tribunaux se disputaient la juridiction. [39] [Inventaire des
archives du Puy-de-Dôme…], t. V, liasse C 7243, p. 478.
170 Voir, à titre d’exemple, l’intervention du Parlement en faveur d’un justiciable dont
l’entérinement des lettres de rémission était bloqué par un conflit de compétence entre les
bailliages de Sens et de Villeneuve-le-Roi. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 2423, f° 291-292.
Les bailliages et sénéchaussées entérinaient les lettres d’avant jugement
irrévocable de la plupart des roturiers, mais non de la totalité. Car le Parlement,
qui était compétent pour les lettres d’avant jugement irrévocable de tous les
gentilshommes, entérinait aussi celles de certains roturiers : d’une part, ceux
qui avaient déjà été transférés à la Conciergerie et étaient dans l’attente de leur
jugement en appel 171 ; d’autre part, ceux qui, jugés par la cour souveraine,
avaient bénéficié d’une grâce du roi sur arrêté des juges. Par ailleurs, le Parlement
entérinait toutes les lettres d’après jugement irrévocable obtenues par des
impétrants qu’il avait condamnés en dernier ressort. Enfin, les présidiaux et
les prévôts des maréchaux entérinaient des lettres d’avant et d’après jugement
irrévocable qui avaient été accordées à des criminels qui étaient leurs justiciables,
même si, de toute évidence, cette pratique n’était pas systématique et restait à
la merci de contestations, tant au niveau des bailliages et sénéchaussées, que
du Parlement 172. Bien entendu, le ministre détenteur des sceaux avait toute
769
171 Cette règle fut fixée par l’article 2 de la déclaration royale du 22 mai 1723, mais le
173 Le Clermontois, qui était alors une principauté appartenant au prince de Condé, dans
laquelle celui-ci partageait les droits régaliens avec le roi de France, relevait du « bailliage
de Clermont siégeant à Varennes », ce qui signifiait que la juridiction était partagée entre
deux sièges : celui de Clermont, qui jugeait des cas royaux, celui de Varennes, qui jugeait
de tous les autres (Scarlett Beauvelet-Boutouyrie et Claude Motte, Paroisses et communes
de France. Dictionnaire d’histoire administrative et démographique. Meuse, Paris, CNRS
Éditions, 1992, p. 14 et 23). Dans ces conditions, les lettres de rémission devaient en
principe être adressées à Clermont, mais le conseil du prince demandait qu’elles le fussent
à Varennes, en invoquant des précédents de 1733 et 1734 (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol.
238, dos. 2436).
174 Joly de Fleury II, épousant le point de vue de son substitut Boullenois, répondit de manière
favorable à la consultation du ministre, mais en insistant sur les ménagements à déployer :
« Il me paraîtrait que [les] circonstances pourraient permettre dans cette occasion de
s’écarter de la règle générale, en adressant à la sénéchaussée d’Angoulême, les lettres
dont il s’agit. Cependant, comme il pourrait arriver que ce changement d’adresse fût
interprété d’une manière peu favorable aux officiers du bailliage d’Auxerre si les motifs
n’en étaient pas bien connus, vous estimerez peut-être nécessaire qu’il soit fait mention
dans ces lettres des motifs des circonstances qui ont déterminé à ce changement, afin de
rassurer ces officiers sur les inquiétudes qu’ils pourraient avoir qu’il n’eût été occasionné
par quelques raisons qui leur fussent particulières et personnelles ». BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 413, dos. 4749, f° 61 r.-v.
les forfaits exclus du champ de la grâce par la législation royale, d’autre part,
que les lettres étaient conformes aux charges, c’est-à-dire que l’exposé livré
par l’impétrant était compatible avec les faits établis par l’instruction 175. Une
telle vérification ne pouvait se faire sans mettre en branle une mécanique
judiciaire complexe. Si l’absence de sources détaillées empêche de décrire
de façon aussi précise qu’on le souhaiterait la façon dont les juridictions
procédaient à l’entérinement des lettres d’avant jugement irrévocable, du
moins peut-on tenter une reconstitution satisfaisante en croisant les quelques
articles contenus dans l’ordonnance criminelle de 1670, les traités de pratique
et de jurisprudence 176, ainsi que les sources émanées du parlement de Paris
– les papiers des procureurs généraux bien entendu 177, mais plus encore,
dans ce passage précis, les registres criminels de la cour souveraine. Pour
la commodité de l’exposé, la procédure d’entérinement des lettres d’avant
jugement irrévocable peut être décomposée en trois phases successives : la
présentation, l’examen, le jugement. 771
La première phase consistait en la comparution à l’audience de l’impétrant, qui
180 Si l’on en croit le traité de réforme pénale de Dufriche de Valazé, publié en 1784, l’impétrant
était même enchaîné : « le rémissionnaire descend en prison, et paraît ensuite en public
chargé de fers, pour affirmer la vérité des motifs sur lesquels sa grâce lui a été accordée ».
[11] Dufriche de Valazé, Les Loix pénales…, p. 410.
181 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article XXI.
182 De manière révélatrice, lorsqu’il commente les mots tête nue et à genoux, Jousse précise
« de quelque qualité et conditions [que] soient [les demandeurs] ». [15] [Jousse], Nouveau
commentaire…, p. 341.
183 Il est d’ailleurs vraisemblable, au vu d’un dossier sur les lettres avec clause de non-
représentation, constitué par le parquet en 1719, que Joly de Fleury I émit des réserves
sur celles accordées au prince d’Elbeuf ou du moins fit part de son étonnement à leur
sujet. C’est en tout cas ce que laisse imaginer une lettre du secrétaire de la Maison du Roi
La Vrillière, qui fournit au procureur général une petite dizaine de précédents depuis le
début du xviie siècle, avec l’intention transparente de minimiser la portée de cette faveur
exceptionnelle. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 2399, f° 49-63.
184 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 1993, f° 8-21.
185 Sur ce personnage, voir [47] Dictionnaire de biographie française..., t. X, col. 1341-1342.
présenter des lettres de pardon obtenues pour échapper aux poursuites engagées
contre lui à la suite d’un écrit satirique : « il paraît inquiet sur le cérémonial » 186.
Aussitôt après que le demandeur avait entendu lecture de sa grâce et prononcé les
paroles rituelles, la juridiction lui donnait acte de la présentation de ses lettres. Par
cet acte, elle ordonnait que l’impétrant ferait signifier lesdites lettres à l’éventuelle
partie civile, afin de permettre à celle-ci d’intervenir dans la procédure ; elle
ordonnait aussi que celui des juges désigné comme rapporteur de la requête en
entérinement se rendrait dans les prisons pour interroger le demandeur sur les
faits graciés par le roi 187 ; elle ordonnait enfin de communiquer au parquet toutes
les pièces de la procédure : instruction criminelle, lettres de clémence, requêtes et
mémoires des parties, interrogatoire de l’impétrant par le rapporteur 188. À l’issue
de l’audience, l’impétrant était réintégré dans sa cellule.
La deuxième phase, celle de l’examen des lettres de l’impétrant, mobilisait
différents acteurs de la procédure, à commencer par la partie civile, si du moins
il y en avait une. En effet, dans le cas précis du parlement de Paris, comme 773
sans doute dans la plupart des juridictions, la grande majorité des procédures
186 [2] Archives de la Bastille..., t. XII, p. 186 pour la citation, et p. 169-187 pour l’affaire elle-
même. Les pièces de ce dossier parlent explicitement de lettres de pardon : il semble donc
que c’est par erreur que Voltaire affirme, dans une de ses lettres, que cet auteur bénéficia
de lettres d’abolition, ce qui est d’autant plus plausible qu’il se méprend aussi sur l’année
(Voltaire, Correspondance, éd. Théodore Besterman et Frédéric Deloffre, Paris, Gallimard,
1977-1992, 13 vol., t. II, lettre 1610, p. 645).
187 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article XXIV.
188 Voici, pour ce genre d’acte, la formulation-type proposée par l’un des manuels de pratique
les plus répandus : « Vu la requête à nous présentée par R... tendante à ce qu’il nous plût
entériner les lettres de rémission par lui obtenues en Chancellerie le ... dernier, signées
Louis, par le Roi ... et scellées ; l’écrou dudit R... ès prisons de céans, attaché à ladite
requête : après que lesdites lettres ont été lues et publiées en jugement par notre greffier,
en présence dudit R... nue tête et à genoux, et après serment par lui fait de dire vérité, et
qu’il a affirmé avoir donné charge d’obtenir lesdites lettres, qu’elles contiennent vérité et
qu’il veut s’en servir, nous avons donné acte audit R... de la présentation et publication
desdites lettres ; en conséquence, ordonnons qu’elles seront, avec les charges et
informations, communiquées au Procureur du Roi, et copie d’icelles signifiée à la partie
civile, si aucune y a, pour fournir ses moyens d’opposition dans le délai de l’Ordonnance ;
et sera ledit R... interrogé sur les faits contenus esdites lettres et informations, pour ledit
interrogatoire fait et communiqué au Procureur du Roi, être ordonné ce que de raison ». [8]
[Desmarquets], Nouveau stile du Châtelet de Paris..., p. 142 (seconde pagination).
grands efforts pour conclure un arrangement financier aussitôt après le crime,
non seulement pour inciter les maîtres de la grâce à la clémence, mais aussi pour
obtenir le renoncement de la partie civile 189. S’ils y étaient parvenus, ce qu’ils ne
manquaient pas de faire savoir aux juges en produisant les actes de désistement
conclus devant notaire 190, les lettres de clémence n’avaient pas à être signifiées
à qui ce fût 191, ce qui était la promesse d’un entérinement plus facile et moins
onéreux 192.
Toutefois, il restait inévitablement des graciés dont les proches n’avaient pas su
ou pu trouver l’accommodement attendu, de sorte qu’une partie civile subsistait.
Malgré les délais, parfois très longs, nécessaires à l’obtention de la grâce et à
l’expédition des lettres, l’impétrant ne pouvait compter sur l’assoupissement
de la vigilance de ses adversaires, puisque l’ordonnance criminelle lui faisait
obligation, au moment de lancer la procédure d’entérinement, de signifier ses
lettres à la partie civile et de lui fournir une copie du document 193. Et l’on vient
774 de voir qu’en lui donnant acte de sa requête, la juridiction compétente prenait
soin de le lui rappeler. Il était quasi impossible de se soustraire à cette obligation,
comme le prouve le fait qu’un jour de 1739, à l’heure de rendre son jugement,
la Tournelle du Parlement refusa de statuer sur des lettres de rémission, au
prétexte que celles-ci n’avaient pas été communiquées à la partie civile 194. Les
impétrants ne pouvaient donc s’épargner cette démarche, qui les conduisait,
en bonne logique, à demander au tribunal de faire assigner la partie civile à
195 Voici la formulation-type proposée pour cette requête en assignation par l’un des
manuels de pratique les plus répandus : « Supplie humblement R... prisonnier ès prisons
du Châtelet, qu’il aurait eu le malheur de tuer le nommé S... dans une querelle que ledit
S... lui a cherché, et où ayant été obligé de se mettre en défense pour éviter de perdre la
vie, il aurait malheureusement porté un coup d’épée audit S... dont ledit S... serait mort
incontinent ; qu’ayant été arrêté et constitué prisonnier pour raison de cet accident, et son
procès commencé, il aurait eu recours à la grâce de Sa Majesté, qui lui a accordé des lettres
de rémission en date du ... signées ... et scellées, lesquelles il a l’honneur de vous présenter
avec sa requête, à fin d’en obtenir l’entérinement ; que vous lui avez donné acte de la
présentation et publication desdites lettres : mais la veuve dudit S... étant partie civile, et
opposante à l’entérinement desdites lettres, il a recours à votre autorité, Monsieur, pour
avoir permission de la faire assigner pour réduire les causes de son opposition auxdites
lettres. Ce considére, Monsieur, il vous plaise permettre au suppliant de faire assigner
devant vous, au premier jour, la veuve dudit S... pour voir qu’elle sera tenue de fournir ses
moyens d’opposition, si aucuns elle a, contre lesdites lettres de rémission obtenues par le
suppliant, et voir dire que sans y avoir égard, lesdites lettres seront entérinées, pour par le
suppliant jouir de l’effet d’icelles suivant leur forme et teneur ; et ferez justice. Signé... ».
[8] [Desmarquets], Nouveau stile du Châtelet de Paris..., p. 143 (seconde pagination).
196 Val-d’Oise, arr. Pontoise, cant. Magny-en-Vexin.
prisonnier dans les prisons du bailliage de Magny 197 en vue de l’entérinement
de ses lettres, la veuve et le frère du défunt multiplièrent les obstacles juridiques,
avant de brandir l’arme fatale, en « [formant] opposition à l’entérinement
demandé, prétendant que les lettres [étaient] obreptices et subreptices » 198.
L’obreption désignait l’obtention de la grâce par l’omission d’un fait nécessaire à
la compréhension du crime – dans cette affaire, le fait que le garde-chasse avait
été l’agresseur. La subreption désignait l’obtention de la grâce sur un faux exposé
des faits – dans cette affaire, l’affirmation selon laquelle la victime braconnait sur
les terres du seigneur au moment du drame. Au-delà du détail des affaires, les
moyens d’obreption et de subreption étaient la formule juridique consacrée, servant à
qualifier les voies par lesquelles la partie civile faisait la démonstration que les lettres
avaient été surprises par l’impétrant et devaient par conséquent être rejetées par
les juges 199. En cas d’instruction inachevée, la partie civile pouvait d’ailleurs exiger
dans sa requête que le tribunal ordonne la poursuite de la procédure criminelle,
776 afin de mettre en évidence l’obreption et la subreption des lettres.
Le second type de discours, qui visait à obtenir des juges les réparations civiles
les plus élevées possibles, insistait sur les préjudices causés par l’impétrant –
spécialement lorsqu’il avait tué un homme qui laissait père ou mère, femme et
enfants – et exigeait un dédommagement d’un montant précis – délibérement
fixé à un niveau important, voire exorbitant. Un bon exemple en est fourni
par l’affaire de ces deux officiers domestiques de maisons princières, Lasche
des Berthieres et Baillot, qui, en décembre 1719, obtinrent, l’un rémission,
l’autre pardon, pour le meurtre à Tonnerre 200, en Bourgogne, d’un lieutenant
du régiment de Maine-Infanterie nommé Petrot de Moncerue. Lorsqu’ils se
constituèrent prisonniers dans les prisons du bailliage de Sens pour y faire
entériner leurs lettres, Petrot de Tronchoy et Petrot d’Inville, respectivement père
et frère de la victime, présentèrent requête afin que, « [dans le cas] où la Cour
jugerait à propos d’entériner lesdites lettres de rémission et de pardon, lesdits
des Berthieres et Baillot fussent condamnés solidairement en 10 000 livres de
dommages intérêts civils et en tous les dépens » 201. C’était placer la barre très
haut, et même trop haut, puisque ces parents n’obtinrent en définitive que
2 000 livres lors du jugement d’entérinement, mais peut-être cette somme était-
202 On sait que la majorité des offices de finance retombaient aux parties casuelles, c’est-à-
dire revenaient au roi, lorsque la mort soudaine de leur détenteur avait empêché ce dernier
de résigner et donc de transmettre sa charge, comme l’y autorisaient la vénalité des offices
et le paiement de la paulette. [36] Dictionnaire de l’Ancien Régime..., article « Offices »,
p. 920-923.
20 000 livres. Ce jugement provoqua une intervention du marquis d’Avaray,
qui, en tant qu’ambassadeur du roi en Suisse, était soucieux de ménager les
cantons pourvoyeurs de mercenaires. Dans une démarche auprès du garde
des sceaux d’Armenonville, il souligna que la famille du défunt, qui était fort
riche, avait demandé des réparations exorbitantes, non dans le vain espoir
de les toucher un jour, mais dans le seul but d’obtenir, de manière indirecte,
l’emprisonnement à vie du meurtrier. Aux yeux du marquis, une telle stratégie
revenait à contrecarrer la volonté du roi, qui avait voulu faire grâce au criminel.
Consulté sur cette affaire par le ministre, Joly de Fleury I ne put s’empêcher
de rappeler les soupçons d’assassinat, son hostilité personnelle à la grâce et
l’entérinement du Parlement par pure soumission, mais, ceci fait, il prit soin de
redire le droit en matières de dommages et intérêts :
Le sieur Picotté doit regarder comme un grand bonheur pour lui d’avoir évité
une longue procédure, et peut-être la peine de mort. Il ne devrait pas se plaindre
778
des 20 000 livres de réparations civiles auxquelles il a été condamné, qui ne
sont pas fort considérables pour un crime de cette qualité. Il est vrai que les
réparations civiles emportent la contrainte par corps, et qu’ainsi il est resté dans
les prisons, c’est la règle ordinaire, et il doit s’estimer heureux d’en être quitte
à si bon marché. Il voudrait à présent sortir de prison et il implore la bonté du
roi. Mais le roi qui fait grâce à qui il lui plaît, ne l’a jamais fait au préjudice
d’un tiers : les lettres de grâce et même d’abolition sont toujours données à la
charge d’indemniser les parties. C’est aux juges d’arbitrer les réparations civiles,
elles l’ont été en connaissance de cause. Les lois du royaume décident que la
contrainte par corps a lieu pour les réparations civiles. Ce serait une injustice
que de priver les parties de ce que la loi et l’arrêt leur adjugent 203.
Nul ne pouvait donc rien faire pour libérer le prisonnier, pas même le roi en
recourant à une lettre de cachet, comme le suggérait le marquis d’Avaray. De
fait, la seule solution était de parvenir à concilier les parties, en obtenant que la
famille du défunt acceptât d’entrer dans une négociation financière. Mais les
vains efforts du procureur général en ce sens démontraient qu’elle était résolue
à assouvir sa vengeance jusqu’au bout.
Cette lumière crue jetée sur la question des réparations civiles démontre à
nouveau combien l’accommodement préalable à la grâce était une sage, voire
une indispensable précaution. À tel point que, pour des meurtriers en fuite
soucieux de leur liberté, la contumace pouvait être un choix plus raisonnable
que la grâce, que le crime parût ou non rémissible. Joly de Fleury I lui-même le
suggéra dans un avis rendu en 1734, à propos de deux hobereaux désargentés –
203 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 28, dos. 273, f° 52 v.
un père et son fils – qui avaient sollicité des lettres de rémission pour le meurtre
d’un fils de laboureur de leur village de Montchamp 204 en Auvergne. Après avoir
analysé les faits, qui ne lui paraissaient guère graciables, le magistrat ajouta cette
considération révélatrice :
On ne sait même si ces accusés pensent bien à ce qu’ils demandent. On dit
qu’ils sont dans une extrême misère, ils ne se sont point conciliés avec les parties
civiles, ils seront condamnés à des réparations considérables et par corps, en
sorte que la grâce sera peut-être pour eux l’occasion d’une longue prison 205.
Aux yeux du procureur général, c’était donc une aberration que de poursuivre des
lettres de rémission sans avoir négocié le désistement des proches de la victime.
En effet, lorsque la partie civile se voyait communiquer les lettres qui graciaient
le criminel, elle était encore loin d’avoir perdu toute influence sur le cours des
événements : par son opposition à l’heure de l’entérinement, elle était en mesure
d’obtenir beaucoup. Il faut néanmoins préciser qu’après avoir remis sa requête en 779
opposition au tribunal, elle avait obligation de la faire signifier à l’impétrant, ce qui
208 [19] [Ordonnance criminelle de 1670], titre XVI, article XXII. Cet article avait suscité de
longues discussions à l’occasion de la rédaction de l’ordonnance criminelle, notamment sur
la question, cruciale et sensible, de savoir si le récolement et la confrontation – c’est-à-dire
une instruction définitive – étaient nécessaires pour rendre un jugement d’entérinement.
Lors des conférences préparatoires, Pussort proposa et défendit un article qui prévoyait de
limiter cette procédure aux cas litigieux, mais, devant la résistance des principaux députés
du Parlement, qui la jugeaient peu ou prou nécessaire, la monarchie révisa l’article, sans
aller toutefois jusqu’à imposer le principe selon lequel il ne pourrait y avoir d’entérinement
sans l’instruction achevée : la formulation finale présenta celle-ci comme une possibilité et
non comme une obligation. [20] Procès-verbal des conférences..., p. 197-199.
209 Voir, par exemple, le cas de ces lettres de rémission de 1723, pour lesquelles le parquet du
Parlement rendit des conclusions tendant à la confrontation des témoins, ce qui n’empêcha
pas la chambre des vacations de rendre un arrêt d’entérinement. BnF, Mss, Joly de Fleury,
vol. 31, dos. 317.
210 Cas d’école, car la chose était rarissime, non seulement parce que les meurtres non poursuivis
n’étaient pas si fréquents, mais parce que la monarchie répugnait à accorder des grâces
à l’aveugle, comme l’illustre cette affaire de la seconde moitié des années 1720, qui vit le
secrétariat d’État de la Guerre promettre des lettres de rémission à un officier qui lui en avait
fait la demande, puis bloquer la procédure en découvrant qu’il n’y avait pas eu d’information
sur le crime. [39] [Inventaire des archives du Puy-de-Dôme…], t. V, liasse C 7243, p. 478.
211 Voici l’explication fournie à ce sujet par Joly de Fleury I, au détour d’une consultation du
garde des sceaux Machault sur une question voisine, en 1752 : « Si le roi peut accorder
des lettres ou d’abolition ou de rémission sans que les informations lui soient connues, ou
même sans qu’il y ait eu de procédure, les juges ne peuvent les entériner que sur le vu des
informations et après les avoir comparées avec l’exposé des lettres. Si donc il ne se trouve
point d’informations, [...] il est indispensable que le juge auquel les lettres sont adressées
y supplée en ordonnant, avant faire droit sur l’entérinement des lettres, qu’il soit informé.
C’est ce qui ne peut souffrir aucun contredit lorsque l’accusé se pourvoit par devers le roi
pour un crime ou qui a été inconnu, ou dont l’accusation n’a pas été poursuivie ». BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 295, dos. 3126, f° 304 v.
qui, une fois conduite à son terme, devait permettre au parquet de rendre des
conclusions. L’intérêt juridique de ces différentes situations ne doit cependant
pas égarer l’historien : les sources suggèrent que, dans la grande majorité des
cas, il n’était pas besoin d’ouvrir ni même de poursuivre l’instruction des crimes
graciés par le roi, pour la bonne et simple raison que la monarchie, sur les
conseils de ceux qu’elle consultait, attendait généralement de disposer d’une
information complète, voire d’un jugement de première instance, avant de faire
grâce. Il faut aussi se souvenir que le parquet disposait, en plus de l’instruction,
de l’interrogatoire de l’impétrant, auquel le rapporteur avait dû procéder dans
les prisons de la juridiction.
Lorsqu’il y avait une partie civile, le ministère public rendait des conclusions,
non seulement sur l’entérinement, mais aussi sur les réparations. Il devait donc
examiner avec toute l’attention nécessaire la requête de la partie civile, ainsi
que la requête contradictoire de l’impétrant, afin d’apprécier s’il y avait lieu à
des dommages et intérêts, et, dans l’affirmative, à combien ceux-ci pouvaient 781
monter. On vit d’ailleurs, en 1765, une digne duchesse, qui soutenait un
216 On relève par exemple qu’à côté des procès-verbaux d’interrogatoire qui contiennent les
trois questions, beaucoup présentent les trois questions fondues en une seule, ou bien
ne mentionnent au choix qu’une ou deux des trois questions, ou bien s’interrompent
prématurément aussitôt après l’interrogatoire sur le crime. Il est vraisemblable que ces
lacunes s’expliquent par la négligence des greffiers, plutôt que par celle des juges, qui ne
devaient pas faire preuve de telles variations d’un interrogatoire sur l’autre.
217 AN, X2A 1083 à 1097 passim.
Int[errogé] si elles contiennent vérité – A dit qu’oui.
Int[errogé] s’il s’en veut servir – A dit qu’oui.
Int[errogé] s’il en veut croire les témoins – A dit qu’oui 218.
233 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 139, dos. 1278, f° 112 r.
234 [1] Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CLXXX, p. 280.
235 La consultation, rédigée par le substitut Boullenois, formait une longue argumentation,
dont l’idée essentielle s’exprimait dans les passages suivants : « Pour condamner un
accusé et même pour l’absoudre en justice réglée, il faut que la procédure soit régulière,
parce que la preuve du crime ou de l’innocence est attachée à la forme. Mais la grâce que
le roi accorde n’est point attachée à la forme : elle dépend absolument de sa volonté. [...] La
grâce est l’effet de la toute-puissance du roi : il remet un crime contre lequel la rigueur de la
loi prononce une peine ; il peut bien remettre la rigueur de la forme que la même loi exige.
Par ses lettres, il est présumé faire grâce et de la forme et du fond. La règle ne permet
pas qu’un accusé soit condamné à peines afflictives ou infamantes sans récolement et
confrontations, qui rendent une preuve complète, et tous les jours le roi accorde des lettres
de grâce sur de simples informations, ce qui prouve que ce n’est pas la rigueur de la forme
que le roi consulte dans les lettres de grâce qu’il accorde, mais seulement le mérite du
fond. L’aveu que l’accusé fait de son crime est bien un adminicule pour le condamner, mais
ne suffit pas pour prononcer contre lui la peine des lois. Le roi, au contraire, pour accorder
des lettres de grâce, n’exige en quelque sorte de l’accusé que l’aveu de son crime. [...]
Le roi, dans des lettres de grâce, ne cherche qu’à connaître la vérité. Quand il l’a connue
et qu’il en fait grâce, quand l’exposé des lettres est conforme aux charges, le juge est
obligé d’entériner, sans consulter autre chose que la volonté du roi. S’arrêter à des vices
de procédure quand il n’est question que de grâce, c’est en quelque sorte douter de la
puissance du roi. Il paraît donc que la nullité de la procédure ne doit arrêter l’entérinement
de lettres de grâce ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 437, dos. 5204, f° 390 v.-391 v.
du parquet 236. Au reste, même si le tribunal jugeait les nullités suffisamment
graves pour ordonner de sa propre autorité de refaire l’instruction, l’impétrant
n’était pas débouté, ni ses lettres anéanties : les juges ne pouvaient que suspendre
l’entérinement dans l’attente de recevoir les nouvelles pièces de procédure. La
jurisprudence citait un arrêt de ce genre, rendu en 1711 par le Parlement 237,
mais il semble qu’il n’y en eut plus d’autre de ce genre au cours du siècle. De fait,
l’entérinement ne souffrait plus la moindre incertitude. Il reste toutefois que les
magistrats conservaient, à l’heure du jugement, le pouvoir d’infliger à l’impétrant
des condamnations accessoires, qui donnaient à la grâce un tour plus ou moins
favorable.
C’était évidemment le cas dès l’instant qu’il y avait une partie civile,
puisqu’il revenait aux juges et à eux seuls de se prononcer sur la question des
réparations : cela consistait quasi toujours à se déterminer sur les dommages et
intérêts demandés par les parents d’une personne tuée par un rémissionnaire.
788 Si l’on s’en réfère à la pratique du Parlement de Paris, les juges ne refusaient
que rarement des réparations à la partie civile, même si cela arrivait parfois 238,
ce qui trahit sans doute le fait que les proches des défunts ne se lançaient
pas à la légère dans une entreprise de cette nature : ceux qui choisissaient
d’intervenir dans la procédure d’entérinement avaient réellement des droits
à faire valoir. De façon plus générale, l’usage d’accorder des dommages et
intérêts à la partie civile en cas de rémission incite à nuancer le discours
classique de l’historiographie, selon lequel la procédure criminelle de l’Ancien
Régime offrait des sanctions publiques plutôt que des réparations personnelles
aux victimes 239, en l’occurrence, dans le cas qui nous occupe, aux parents des
personnes homicidées. On peut en effet admettre que, lorsqu’un meurtrier
était condamné à mort, l’exécution publique était la manifestation d’un droit
plus préoccupé de punir un crime attentatoire à la société ou à l’État, que
de réparer un crime préjudiciable à une famille – encore que le verdict de
mort pût être accompagné de dommages et intérêts, fait trop souvent négligé.
Mais, lorsque le meurtrier bénéficiait d’une rémission – et cela n’était pas
rare –, le principe d’indemnisation des victimes revenait en force au premier
plan : en effet, soit il y avait une partie civile et les réparations étaient une
236 Le procureur général tenait déjà le même discours dans une lettre adressée au lieutenant
général de Dreux en 1761. BnF, vol. 2423, f° 288-289 et 295.
237 [15] [Jousse], Nouveau commentaire…, p. 345.
238 Voir par exemple : AN, X2A 1110, 1er août 1746 ; X2A 1118, 16 mai 1755 ; X2A 1130, 20 mai
1767.
239 Cette thèse a été formulée sous différentes formes à l’occasion du grand colloque
consacré aux victimes, en particulier par Éric Wenzel et Michel Porret. [108] Les Victimes...,
respectivement p. 28 et 470-471.
éventualité légale explicitement prévue par l’ordonnance criminelle ; soit il
n’y avait plus de partie civile et cette absence était souvent la conséquence
d’un dédommagement versé dans le cadre d’une conciliation préalable. Au
risque d’un raccourci abrupt, la rémission du meurtrier était sans doute le plus
sûr moyen pour la famille d’obtenir des réparations 240, si du moins celle-ci
n’était pas assoiffée de vengeance au point de ne vouloir accepter d’autre
dédommagement que la mort du coupable.
Bien entendu, les juges étaient souvent loin de satisfaire les revendications
maximalistes qui leur avaient été adressées dans les requêtes en opposition :
ils estimaient les réparations à l’aune de leur propre jurisprudence, qui
prenait en compte, au gré d’une alchimie complexe, la nature plus ou moins
révoltante de l’homicide, le statut social du défunt et du gracié, ainsi que le
nombre de personnes laissées sans ressources par la mort du défunt. Deux
exemples contrastés suffiront à en donner un aperçu. En 1741, la Tournelle
infligea 300 livres de réparations civiles à Dufayot de La Maisonneuve, qui 789
avait reçu des lettres de rémission pour avoir tiré un coup de feu mortel
240 Mais il reste que les réparations n’étaient pas une obligation juridique faite à l’impétrant,
contrairement à ce que l’historiographie a parfois laissé entendre : [106] Garnot, Histoire
de la justice..., p. 437.
241 AN, X2A 1105, 30 août 1741 ; BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 208, dos. 2035.
242 AN, X2A 1095, 11 mai 1731 ; BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 182, dos. 1741.
Si l’on abandonne les exemples particuliers pour porter un regard d’ensemble
sur le niveau des dommages et intérêts infligés aux rémissionnaires par le
Parlement de Paris, il apparaît que quatre sommes symboliques revenaient
beaucoup plus fréquemment que les autres : 100, 300, 500 et 1 000 livres.
La lecture suivie des registres criminels de 1717 à 1787 permet de se faire
une idée très précise de la ventilation des sommes, puisque, sur 75 jugements
accordant des réparations civiles au cours de cette période 243, 72 mentionnent
explicitement leur montant, les 3 derniers se contentant de préciser que la Cour
confirmait les réparations accordés par la sentence de première instance.
246 La difficulté vient de ce que ce passage repose sur le dépouillement des registres criminels
du parlement de Paris. Or, contre toute attente, au parlement de Paris, les appels sur
sentences d’entérinement étaient une matière disputée entre les Enquêtes et la Tournelle.
Et de manière non moins étonnante, dans une affaire au moins, le conflit fut tranché en
faveur des Enquêtes, sur l’avis unanime des membres du parquet, mais après plusieurs
assemblées chez le Premier Président. BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 47, dos.479.
247 On ne saurait ajouter à cette liste une affaire dans laquelle la sentence de première
instance avait fait l’objet d’un appel a minima du procureur général lui-même, cas semble-
t-il unique en son genre. AN, X2A 1088, 11 janvier 1724.
248 AN, X2A 1088, 25 janvier 1724 ; X2A 1089, 20 août 1725 ; X2A 1114, 31 juillet 1750.
249 AN, X2A 1082, 28 mars 1717 et 10 mai 1718.
250 À l’exemple de ce lieutenant du régiment de Royal-Artillerie, qui contesta, en 1723,
l’entérinement des lettres de rémission et de pardon des meurtriers de son frère, victime,
à l’en croire, d’un véritable guet-apens et donc d’un crime irrémissible, mais qui, dans un
mémoire justificatif, ne manquait pas de se plaindre, par ailleurs, de ce que les graciés
n’avaient été condamnés qu’à 1 200 livres de dommages et intérêts. BnF, Mss, Joly de
Fleury, vol. 47, dos. 479.
251 Il pouvait y avoir par ailleurs des condamnations à payer une amende, mais elles étaient très
rares et visaient à indemniser le seigneur justicier, dans le cas où l’instruction du crime avait
été faite dans une justice seigneuriale. [15] [Jousse], Nouveau commentaire…, p. 347.
252 Voici par exemple ce que prévoyait la sentence des juges du bailliage de Sens, rendue en
faveur de Lasche des Berthieres et Baillot, coupable de l’homicide dont il a été question plus
haut : « nous avons entériné et entérinons lesdites lettres de rémission [...] pour [ledit] Lasche
des Berthieres et de pardon pour ledit Baillot [...] condamnons néanmoins lesdits impétrants
solidairement en cinquante livres d’amende envers l’église paroissiale de Notre-Dame de
Tonnerre, pour être employés par l’avis du curé de ladite église en prières pour le repos de l’âme
dudit feu sieur Petrot de Moncerue ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 18, dos. 123, f° 17 v.-18 v.
d’un montant déterminé au profit d’une œuvre de charité 253. Au parlement
de Paris, les meurtriers graciés étaient presque systématiquement condamnés
aux deux peines, désignées le plus souvent dans les registres sous les simples
termes de prières et d’aumône 254. Malgré leur laconisme, ces mentions, suivies
chacune d’une somme, avaient un sens précis : d’une part, faire dire des messes,
à hauteur du montant fixé, dans la chapelle de la Conciergerie 255 – soit par
volonté de contrôler l’exécution de l’arrêt, soit par souci d’assurer les revenus
des desservants, les juges de la cour souveraine ne situaient jamais les prières
dans la paroisse du défunt, ni dans sa paroisse de décès 256 ; d’autre part, verser
l’aumône au pain des prisonniers 257, c’est-à-dire à la caisse servant à financer la
nourriture des détenus de la Conciergerie qui étaient trop pauvres pour payer
leur propre pitance 258. Au Parlement, le montant de ces peines pécuniaires
variait selon une logique complexe en tout point comparable à celle des
réparations civiles, à ceci près que les montants se situaient à une échelle très
792 inférieure : les moins sévères étaient fixées à deux fois 3 livres, quand les plus
élevées montaient à deux fois 100 livres. Si la condamnation à deux sommes
identiques était très fréquente et tendit même à se généraliser au fil du siècle,
elle n’était pas systématique : parfois, les prières et l’aumône étaient fixées à
des niveaux différents. Lorsqu’il n’y avait pas eu mort d’homme, en particulier
dans les crimes graciés par lettres d’abolition, les parlementaires n’infligeaient
qu’une aumône 259, voire s’abtenaient de toute peine pécuniaire 260.
Pour parachever cet exposé sur les jugements d’entérinement, il reste à préciser
que ceux-ci pouvaient, le cas échéant, contenir des condamnations pour des
crimes accessoires, puisque les lettres de clémence du roi ne valaient strictement
que pour les faits graciés. Ainsi, en 1737, deux clercs de procureur parisiens, qui
253 Ainsi, le bailliage de Mamers destinait l’aumône aux pauvres de l’hôpital de la ville. [119]
Margot, « La criminalité... », p. 206.
254 AN, X2A 1079 à 1152, passim.
255 En témoignent certaines mentions explicites dans les registres, comme celle-ci : « 10 [livres]
pour faire prier Dieu pour le repos de l’âme du défunt [...] en la chapelle de la Conciergerie ».
AN, X2A 1082, 5 octobre 1718.
256 On ne peut citer qu’une seule exception ou demi-exception, en l’occurrence un arrêt
d’entérinement qui ordonna 50 livres de prières à la Conciergerie et 100 livres dans une
paroisse qui était vraisemblablement celle d’inhumation de la victime. AN, X2A 1104, 4 juillet
1740.
257 En témoignent certaines mentions explicites dans les registres, par exemple celle-ci :
« 3 [livres] pour le pain des prisonniers ». AN, X2A 1119, 5 juillet 1756.
258 La Cour de la Connétablie, juridiction extraordinaire établie elle aussi au Palais, suivait
manifestement les mêmes usages que le Palement – prières à la chapelle de la Conciergerie
et aumônes au pain des prisonniers –, si l’on en juge d’après des jugements d’entérinement
des années 1730, cités par [83] Bestion, Le Soldat français..., p. 794-795, n. 548 et 550.
259 Par exemple AN, X2A 1143, 16 mars 1779.
260 Par exemple AN, X2A 1099, 27 avril 1735.
avaient tué un homme d’un coup d’épée à la faveur d’une rixe au faubourg Saint-
Antoine, obtinrent des lettres de rémission pour ce crime que les circonstances
rendaient graciable. Mais, le chancelier, le procureur général et les parlementaires
étant soucieux de faire respecter la prohibition du port d’arme dans la capitale,
la procédure d’entérinement revêtit une double dimension : les deux hommes
furent interrogés tour à tour sur le meurtre qu’ils avaient commis, puis sur les
épées qu’ils portaient ; en conséquence de quoi, l’arrêt entérina leurs lettres en
infligeant à chacun 20 livres d’aumône et 20 livres de prières, mais il les condamna
aussi à 300 livres d’amende et les déclara incapables de posséder une charge 261. Les
arrêts d’entérinement pouvaient donc comporter toutes sortes de condamnations
empruntées au vaste arsenal des peines d’Ancien Régime, dès lors que l’impétrant
avait commis un crime distinct de celui qui lui valait la grâce du roi, que ce crime
eût été commis en marge des faits graciés ou même à un tout autre moment. On
peut citer le cas exemplaire de ce soldat au régiment de Normandie, pour qui la
Tournelle elle-même adopta, en 1741, un arrêté en faveur de la rémission pour un 793
homicide à coup de couteau, mais qu’elle ne manqua pas, en entérinant ses lettres
261 Sur cette affaire, voir : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 170, dos. 1587 ; AN, X2A 1101, 22 juillet
1737.
262 Sur cette affaire, voir : BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 209, dos. 2057 ; AN, X2A 1106,
12 décembre 1741 et 22 juin 1742.
263 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629 ; AN, X1A 8999, 6 février 1741, X2A 727 et 1105,
7 février 1741.
264 Un échange de lettres prouve qu’en 1733, il avait demandé à l’intendant d’Auvergne,
Daniel Charles Trudaine, de convaindre son père de bien vouloir le laisser entrer dans le
service. Trudaine, ayant consenti à faire ce geste, La Peyrusse s’était semble-t-il soumis.
[39] [Inventaire des archives du Puy-de-Dôme…], t. II, liasse C 1694, p. 67.
Montamat, âgé d’environ trente ans, appartenait à une bonne famille d’Auvergne,
sans rapport de parenté toutefois avec le fameux maréchal d’Humières 265. Il avait servi
comme capitaine dans le régiment de Mestre-de-Camp-Général, mais s’était retiré du
service quelques années plus tôt, après une brève carrière militaire interrompue par une
blessure et couronnée par la croix de Saint-Louis. Ces deux hommes se connaissaient
très bien : outre qu’ils avaient de lointains liens de famille – l’épouse de Montamat
était cousine germaine d’un des parents de Sadourny –, ils fréquentaient les mêmes
personnes et les mêmes maisons, participant donc souvent aux mêmes repas ou aux
mêmes loisirs. Sans doute se considéraient-ils et se présentaient-ils comme des amis.
Vers sept heures, ils se quittèrent pour aller dîner chacun de leur côté : Montamat
rentra chez lui en compagnie de plusieurs dames de ses amies et Laubac se rendit
chez l’une de ses connaissances, peut-être en promettant de revenir plus tard pour
finir la soirée tous ensemble. Vers neuf heures, les dames convainquirent Montamat
de ressortir pour aller voir les feux que l’on allumait dans la ville à l’occasion de la
Saint-Jean. Dans les rues, la compagnie croisa Laubac, dont le comportement parut
étrange : il ne rendit pas le salut qu’on lui fit, ne répondit pas lorsqu’on lui demanda
pourquoi il ne saluait personne, donna un coup de bâton de manière gratuite à un
794 chien sur son passage, tint enfin des propos brutaux ou désabusés aux dames qui
s’étonnaient de son attitude. Il parut néanmoins vouloir se joindre au groupe, à qui
Montamat proposa d’aller boire des liqueurs chez lui, mais, en chemin, la compagnie
ne tarda pas à se disloquer, certaines dames prenant de l’avance, d’autres choisissant
de rentrer, quand les deux hommes, restés en arrière, partirent bras dessus bras dessous
dans une tout autre direction. Ils sortirent de la ville et se dirigèrent vers le Gravier,
nom communément donné au cours Monthyon, une promenade plantée d’arbres
qui avait été aménagée le long des remparts, entre les deux bras de la Jordane, dans la
seconde moitié du xviie siècle 266. Il semble qu’ils s’animèrent en marchant, peut-être
même échangèrent-ils des mots. Quoi qu’il en soit, peu de temps après leur arrivée
sur le Gravier, on vit les lames briller au clair de lune et l’on entendit les hommes
ferrailler avec fureur. Dans le cours du combat, Laubac reçut une blessure au poignet et
Montamat fut transpercé de part en part par la lame de son adversaire. Abandonnant
son épée dans le corps de Montamat, Laubac se mit à courir vers la ville, passa le
pont qui le séparait de la porte des Fargues, puis fit irruption dans les rues en criant à
l’assassin. Montamat, après s’être lui-même sorti la lame du corps, tâcha de courir à
sa suite, mais ne put soutenir l’effort très longtemps : tout en hurlant, une épée dans
chaque main, qu’il fallait arrêter l’homme qui venait de l’assassiner, il s’écroula à la
porte de la ville.
Montamat fut porté dans une maison du voisinage, où il répéta à plusieurs reprises
qu’il avait été assassiné et qu’on lui avait porté un coup en traître. Après avoir
été pansé et avoir reçu les derniers sacrements, il changea de comportement. Au
265 Originaire d’une maison d’Artois, le maréchal d’Humières avait d’ailleurs obtenu, en 1671,
un arrêt du Conseil qui enjoignait à ses homonymes auvergnats de ne jamais plus se faire
nommer Humières, mais de recourir à d’autres variantes de leur patronyme, tels Ulmières
ou Olmières. Cet arrêt ne fut guère respecté par les intéressés, peut-être parce que le
maréchal mourut sans héritier mâle en 1694 et que son nom passa alors à son gendre. [47]
Dictionnaire de biographie française..., t. XVIII, col. 33.
266 Claude Grimmer, Vivre à Aurillac au xviiie siècle, Aurillac, [Gerbert], 1983, p. 44 et plan hors
texte p. 28.
lieutenant criminel du bailliage d’Aurillac, qui s’était déplacé jusqu’à lui, le sachant
à la dernière extrémité, il déclara qu’il refusait de porter plainte : à l’entendre, il
avait été victime d’un combat née d’une querelle inopinée et il avait déjà pardonné
à son meurtrier, dont il refusait d’ailleurs de donner le nom. Et il resta dans cette
disposition d’esprit jusqu’à sa mort, survenu le lendemain matin vers dix heures 267.
Laubac, de son côté, avait lui aussi été accueilli dans une maison de la ville pour y être
soigné. À ceux qui l’entouraient, il expliqua qu’en se promenant avec Montamat,
il avait prononcé une phrase que ce dernier avait mal prise, ce qui avait été la cause
du drame : le ton était monté entre eux deux ; son interlocuteur avait mis la main à
l’épée ; lui-même avait dû en faire autant pour se défendre ; il avait été touché un peu
au-dessus de la main, mais avait riposté en transperçant son adversaire, sans toutefois
pouvoir retirer son épée à cause de sa blessure au poignet. En guise de conclusion,
il affirma, semble-t-il, que la querelle avait été si violente qu’elle ne s’arrêterait pas
là si Montamat en réchappait.
Dans les jours et les mois qui suivirent, l’affaire prit évidemment un tour judiciaire,
mais quasi exclusivement procédurier. Le lendemain du drame, le lieutenant criminel
du bailliage, sur la plainte du procureur du roi, ouvrit une information pour homicide.
Toutefois, la veuve du défunt, Marguerite de Senezergues, alla déposer plainte pour 795
homicide devant la justice ordinaire de la ville, qui était une justice seigneuriale – en
267 Le journal d’un curé de la ville garde la mémoire des cérémonies funéraires qui suivirent.
Ibid., p. 185-186.
268 Ce constat sera dressé par l’intendant d’Auvergne Rossignol en 1742, dans un mémoire
sur le fonctionnement de la justice dans sa province. Édouard Éverat, La Sénéchaussée
d’Auvergne et siège présidial de Riom au xviiie siècle, Paris, Thorin, 1885, p. 68.
simple jugement de compétence. Le répit ainsi obtenu devait permettre de travailler
à obtenir les lettres de rémission qui avaient vraisemblablement été demandées dès le
lendemain du meurtre.
Le principal soutien de Laubac était évidemment son père, qui n’ignorait rien des
arcanes de la grâce. En tant que subdélégué de l’intendant d’Auvergne à Aurillac depuis
1724 269, Sadourny avait été initiée aux mécanismes de la grâce. Mieux encore, il y
avait été associé : en effet, lorsque le ministre consultait l’intendant d’Auvergne sur les
lettres de rémission sollicitées par un meurtrier, ce dernier chargeait parfois l’un de ses
subdélégués de rédiger l’extrait de procédure, exactement comme le procureur général
le faisait avec ses substituts au parquet 270. De ce fait, Sadourny avait eu l’occasion
d’analyser des homicides dans la perspective de la rémission, ce qui n’était pas un
mince atout en la circonstance. En outre, il pouvait compter sur l’appui de l’intendant
Rossignol, arrivé dans la province en 1734 et porté à soutenir un subdélégué qui
avait donné toute satisfaction à ses prédécesseurs. En effet, dès les semaines suivant
le meurtre, Rossignol fut approché par un aristocrate qui, prétendant parler pour la
noblesse d’Auvergne, lui demanda d’écrire au garde des sceaux Chauvelin pour le
supplier de refuser la rémission à Laubac : or, l’intendant répondit qu’il était convaincu
796 que ce dernier avait tué sa victime en honnête homme et qu’il avait déjà écrit en ce sens à
Versailles, tant au cardinal de Fleury qu’au chancelier d’Aguesseau 271. Ce courrier, dont
on ne sait trop s’il était le fruit d’une initiative personnelle ou d’une consultation en
bonne et due forme, n’avait pour l’heure produit aucun résultat, soit que la monarchie
se méfiât de l’avis d’un administrateur aussi proche du père du suppliant, soit qu’elle
voulût attendre le résultat des procédures engagées au Parlement. Une telle prudence
n’était pas sans mérite, si l’on considère que Sadourny avait trouvé, à Versailles, l’appui
du maréchal de Noailles, qui entretenait des liens privilégiés avec l’Auvergne 272.
En octobre 1737, alors que le crime avait eu lieu plus d’un an auparavant et que
le Parlement n’avait toujours pas rendu son jugement de compétence, le chancelier
d’Aguesseau, qui avait repris les sceaux à Chauvelin, décida de consulter son vieil
ami Joly de Fleury I sur cette affaire délicate. Il lui communiqua le projet de lettres
de rémission de Laubac, qui présentait le meurtre de manière concise comme la suite
d’une querelle subite et d’un combat singulier provoqués par Montamat. Signe que la
veuve avait fait de la mauvaise réputation du meurtrier un argument contre la grâce, le
projet de lettres était accompagné de trois certificats scellés par le bailliage, l’élection et
l’Hôtel de Ville d’Aurillac, dans lesquels les officiers de ces juridictions, tous signataires,
certifiaient que Laubac n’avait jamais été poursuivi en justice, ni n’avait fait l’objet de
la moindre plainte avant celle consécutive au décès de Montamat.
En décembre 1737, Joly de Fleury rendit un avis en forme de mémoire, qu’il avait
entièrement rédigé de sa main, après consultation d’un extrait détaillé dressé par le
273 Nicolas II Pierron, substitut de 1717 à 1771. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 347.
d’une nouvelle offensive concertée des soutiens de Laubac : Sadourny déposa un
mémoire inédit, l’intendant Rossignol renvoya un avis spontané sur le crime et le
maréchal de Noailles renouvela ses intercessions. Le chancelier se tourna donc vers le
procureur général pour lui demander un nouvel avis, à la lumière de l’instruction faite
à la sénéchaussée de Riom, dont on suspendit le jugement jusqu’à nouvel ordre. Ce
réexamen paraissait d’autant plus indispensable que la veuve, de son côté, soutenait
la thèse de l’assassinat avec une fermeté grandissante. Elle avait, elle aussi, trouvé
des appuis et des relais solides pour tenter de contrer la grâce : en Auvergne, elle
était soutenue par le marquis de Roussille, un lieutenant de la province très bien
informé des réalités locales ; à Paris, elle avait dépêché son oncle, le marquis de Vareille,
chargé de suivre les développements de l’affaire au contact du Sceau et du parquet ;
à Versailles, enfin, elle avait trouvé un intercesseur de marque en la personne de la
comtesse d’Estaing.
Joly de Fleury I se replongea dans la procédure, qui était devenue proprement
monstrueuse – 127 témoins avaient été entendus par le lieutenant criminel de
Riom ! – mais ne s’était guère éclaircie, car beaucoup de personnes deposaient
par ouï-dire. Quant à ceux qui avaient été des témoins directs, ils n’avaient jamais
798 réellement vu la querelle et le combat sur le Gravier, mais seulement des événements
survenus en ville, où les gens déambulaient nombreux en ce soir de fête. Par ailleurs,
l’instruction faisait parfois soupçonner des subornations de témoins, à travers des
rétractations ou des dépositions suspectes. Tout en approfondissant chacune des
trois hypothèses – le duel, l’assassinat, la rixe –, Joly de Fleury I conclut à nouveau
sur l’importance des zones d’ombre. Selon lui, le doute aurait pu jouer en faveur de
la rémission si l’accusé avait été prisonnier, mais, celui-ci étant contumax, il était
peut-être préférable de refuser cette grâce, d’autant plus que des soupçons de crimes
antérieurs pesaient sur Laubac.
Tout en envoyant cet avis au début du mois d’avril 1740, Joly de Fleury II
prit l’initiative de s’informer sur les Sadourny père et fils, qui faisaient l’objet de
dénonciations répétées de la part des adversaires de la grâce. À lire ceux-ci, le père,
« plus craint que le tonnerre dans toute l’étendue de la subdélégation, surtout dans
la ville d’Aurillac » 274, avait suborné ou éloigné les témoins en usant tour à tour
de menaces et de récompenses. Au reste, il était parfaitement coutumier de ces
manœuvres, ayant dû étouffer à plusieurs reprises les forfaits abominables de son
fils. Car ce dernier était un habitué du crime, qui, seul ou en bande, avait perpétré
des vols, des indécences graves, des voies de fait, des violences mortelles et même
des agressions préméditées. Pour s’éclaircir sur ces faits, le procureur général entama
une correspondance avec le procureur du roi du bailliage d’Aurillac, l’un des officiers
qui, quelques années plus tôt, avait signé avec tous ses collègues une déclaration
attestant que Laubac n’avait jamais été poursuivi. Joly de Fleury I l’interrogea sur
des faits précis cités par la veuve ou par Roussille. Dès sa première lettre, le procureur
d’Aurillac reconnut qu’il avait signé un peu vite le certificat que lui avait présenté
Sadourny en faveur de son fils, car ce dernier avait en effet quelques antécédents
judiciaires. Et au fil des échanges, le magistrat auvergnat tenta de se racheter aux yeux
de son supérieur parisien en apportant des réponses précises sur toutes les affaires en
cause, et ce malgré les pressions qu’il subit semble-t-il pour ne pas communiquer le
274 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 198 r.
fruit de ses recherches. Il en résultait que, parmi les crimes communément imputés
à Laubac et à sa clique, on trouvait de tout : de pures inventions, des rumeurs
invérifiables, des faits avérés quoique dénués de témoins ayant accepté de désigner
Laubac, des crimes établis mais vite étouffés grâce à des transactions avec les victimes.
En tout état de cause, s’il y avait eu parfois des plaintes, il n’y avait jamais eu de
condamnation, ni même d’information.
Au fur et à mesure de sa correspondance avec Riom, Joly de Fleury I fit suivre les
résultats des investigations à d’Aguesseau, avec l’intention transparente de renforcer
a posteriori son avis négatif par la révélation progressive de ces antécédents judiciaires
très défavorables. Cette méthode produisit l’effet attendu, puisqu’au mois de juillet
1740, d’Aguesseau rejeta à nouveau la demande de grâce en considérant, à la suite de
Joly de Fleury I, que la nature exacte du crime restait douteuse, que l’accusé était en
situation de contumace et qu’il était par ailleurs un fort mauvais sujet. Par conséquent,
il ordonna à la sénéchaussée de Riom de juger le procès.
Laubac fut donc jugé par contumace : le 5 août 1740, il fut condamné à la
décapitation, à 3 000 livres d’amende envers le Roi et 10 000 livres de réparations
civiles au profit de la veuve du défunt. Celle-ci écrivit aussitôt au procureur général
pour dénoncer un verdict scandaleusement clément, qu’elle attribuait à l’action 799
occulte de Sadourny, qui était apparenté à l’un des officiers de la sénéchaussée.
L’objectif du mémoire, ou du moins son objectif affiché, était donc d’obtenir que le
Parlement déboute Laubac de sa requête en entérinement, lui fasse son procès pour
assassinat et le condamne à la peine de mort correspondante. Le glaive de la justice
qui tomberait sur lui prendrait alors la forme de la barre de fer qui s’abat sur le corps
du condamné à la roue, et non celle de l’épée qui tranche le cou de celui promis à la
décollation.
Après cette introduction vengeresse, la première partie du factum consistait en
un long exposé des acteurs et des faits, tels qu’ils étaient envisagés par la partie
civile. Laubac y était présenté comme un habitué du crime et des assassinats, dont
la province d’Auvergne aurait été purgé depuis longtemps si l’influence de son père
ne l’avait toujours protégé. Montamat, quant à lui, était le digne rejeton d’une
noblesse militaire tout entière vouée au service du roi : il avait lui-même payé ce
dévouement d’une blessure à la jambe au siège de Philipsbourg, dont il ne s’était
801
pas tout à fait remis. Établi à Aurillac, il éprouvait la plus grande indignation
devant le comportement criminel de Laubac. Ce dernier l’ayant appris, il résolut
277 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 451 r.
en présence de plusieurs témoins, qu’il en venait de donner à Montamat pour son
argent, qu’il lui avait plongé son épée dans le corps, qu’il la lui avait laissée, mais que s’il
en réchappait, il ne le porterait pas loin 278.
Pour autant, cette conclusion sans appel ne mettait pas un point final au mémoire.
Celui-ci comportait une troisième partie, qui envisageait implicitement l’entérinement
et était justifiée par une transition quelque peu embarrassée :
278 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 451 r.-v.
279 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 452 v.-4521 r.
[...] quoique la vengeance de la mort de son mari soit le principal motif des poursuites
de la Dame de Montamat, et que vis-à-vis de ce grand objet, les dommages et intérêts
soient d’une faible considération, néanmoins, comme elle n’a pas seulement épuisé sa
propre fortune, mais encore celle du sieur marquis de Vareille son oncle, un intérêt plus
cher que le sien l’oblige de s’arrêter sur cet article, et de représenter à la Cour qu’elle a
lieu d’attendre les dommages et intérêts les plus considérables 280.
Suivaient alors de longues explications concernant les frais supportées par la veuve
pour faire face à une procédure de plus de quatre ans et demi, avec des déplacements
et des séjours à Paris, Saint-Flour et Riom, procédure dont la longueur était d’ailleurs
totalement imputable aux manœuvres dilatoires de Sadourny. Au total, la veuve avait
dépensé plus de 50 000 livres. Fille de militaire, épouse de militaire, elle était plus
riche de lauriers que de fortune, ce qui l’avait obligé de consommer tout son bien, puis
d’entamer celui de son oncle. Laubac, quant à lui, était fils unique d’un père très riche,
grâce à ses emplois lucratifs dans l’administration royale, à ses propriétés foncières en
Auvergne et à la vente récente d’un office.
Dans de pareilles circonstances, si l’on considère l’atrocité du crime, la qualité des
personnes, la différente fortune des uns et des autres, les voyages réitérés que les parents 803
de la Dame de Montamat ou le marquis de Vareille ont été obligés de faire [...], on
C’est sur cette considération financière que s’achevait un mémoire qui, de toute
évidence, n’avait dénoncé l’irrémissibilité du crime que pour mieux appuyer la
demande de réparations. En admettant même que la veuve crût sincèrement à la thèse
de l’assassinat, ce qui n’est pas certain, son avocat, parfaitement conscient que les juges
ne débouteraient pas l’impétrant, avait réinvesti cette thèse pour mieux justifier des
dommages et intérêts exorbitants. Certes, le mémoire s’abstenait de revendications
chiffrées, se contentant d’évoquer le montant des frais de procès, mais la requête
elle-même exigeait, en cas d’entérinement, une condamnation de l’impétrant
à 50 000 livres de réparations civiles, sans compter les dépens. Cette somme était
proprement colossale, lorsqu’on sait qu’en entérinant des lettres de rémission, le
Parlement accordait rarement plus de 2 000 livres de dommages et intérêts, et qu’il ne
dépassa jamais la somme de 20 000 au cours du xviiie siècle.
De leur côté, Laubac et ses soutiens avaient eux aussi soigné la préparation du
mémoire qu’ils avaient joint à la requête en entérinement. Il s’agissait, là encore, d’un
texte imprimé de format in-folio – cette affaire était décidément sans équivalent dans
280 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4521 r.
281 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4521 r.
le domaine de la grâce judiciaire –, rédigé par un avocat inspiré, nommé Griffon 282.
Plus encore que celui de la partie civile, ce factum s’adressait autant au Parlement
qu’au public, dont le jugement était explicitement convoqué. Au reste, dans son
introduction, l’avocat expliquait que l’entérinement était certain, puisque le roi avait
fait grâce après un examen approfondi de l’affaire, mais qu’il était nécessaire de justifier
Laubac aux yeux du public, après les accusations répandues par la veuve de la victime,
qui s’était abandonnée à une vengeance aveugle, au détriment des liens familiaux qui
l’attachaient à l’impétrant.
Si, au moment de rédiger son texte, l’avocat ne pouvait connaître le contenu exact du
mémoire en opposition de la partie civile, il s’était efforcé de répondre par avance à son
argumentaire, en se fondant manifestement sur les mémoires antérieurs que celle-ci
avait produits, en particulier celui adressé à la sénéchaussée de Riom quelques mois
plus tôt, à l’occasion du procès par contumace. De manière prévisible, la première
partie était consacrée à la personnalité des protagonistes, qui était envisagée sous un
jour singulièrement différent. Concernant Laubac lui-même, l’avocat s’employait à
anéantir la réputation de criminel endurci que lui avait faite la veuve : il envisageait
quatre des forfaits les plus graves, pour les réfuter un par un. Il ne pouvait faire de
804 même pour ceux qui, prétendûment étouffés par Sadourny, n’étaient pas connus, mais
l’impétrant se réservait de demander réparation pour ces calomnies. Quant à Sadourny,
sa carrière et sa réputation sans reproches, sous plusieurs intendants successifs, parlait
pour lui.
Mais il restait encore à envisager le défunt, dont la mort avait provoqué un flot
d’attaques contre l’impétrant :
Qu’il soit permis au sieur de Lubac d’user de représailles. Il peut faire de plus justes
reproches à la mémoire du sieur de Montamat, satirique, mauvais plaisant, emporté
au jeu, furieux dans le vin, plus téméraire que brave. Combien d’affaires ne s’est-il pas
attiré ? 283
Suivaient l’évocation de cinq affaires, dans lesquelles, selon l’avocat, Montamat avait
fait insulte ou cherché querelle à d’autres nobles, de sorte qu’à chaque fois, l’affaire
avait fini en combat singulier. À deux reprises, ce genre d’agression lui avait valu d’être
blessé, et dans l’une de ces occasions, il avait même reçu l’épée de son adversaire au
travers du corps, ce qui l’avait obligé de garder le lit pour six mois – quoique l’avocat
eût l’habileté de ne rien ajouter à propos de cette affaire, le lecteur n’avait aucune peine
à faire un parallèle avec la blessure reçu au Gravier le soir de la Saint-Jean et à imaginer
Montamat tué par sa propre faute à la suite d’une querelle déplacée. Si l’on tenait
compte de ce passé et de beaucoup d’autres écarts que le mémoire ne pouvait évoquer,
le parallèle dressé par la veuve entre un Laubac dur, féroce, sanguinaire et lâche, et un
Montamat doux, sociable, généreux et brave, ne tenait pas un instant.
La deuxième partie du factum revenait très longuement sur les faits eux-mêmes, pour
ruiner la thèse de l’assassinat. En premier lieu, les indices supposés de préméditation
n’en étaient pas : le projet du repas en forme de guet-apens suivi d’une partie carrée
n’était qu’une badinerie, exagérée ensuite par la rumeur, comme le prouvait le fait
282 Peut-être Pierre-Étienne-Lazare Griffon de Romagné, futur député aux états généraux. [47]
Dictionnaire de biographie française..., t. XVI, col. 1215.
283 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4471 v.
que les deux hommes continuèrent à entretenir les relations les plus étroites ; quant
au dépit exprimé par Laubac devant les propos de Montamat sur son compte, il
témoignait surtout de l’extrême retenue du premier, qui avait assuré être prêt à endurer
toutes les insultes du second. En deuxième lieu, le récit que la partie civile faisait
de la soirée n’était qu’un conte, contre lequel l’avocat entendait rétablir la vérité.
Après son dîner, Laubac avait raccompagné plusieurs dames qui avaient partagé sa
table, ce qui expliquait les allées et venues aux alentours de la maison de Montamat.
Lorsqu’il tomba sur ce dernier et sa compagnie, il les suivit pour aller voir les feux de
la Saint-Jean, jusqu’au moment où Montamat le pressa d’aller se promener avec lui
sur le Gravier. À leur arrivée sur le cours, Montamat lui tint des propos ironiques sur
sa conduite ; Laubac répondit qu’elle n’était pas ce qu’en disait la rumeur et qu’ils le
feraient regretter à ceux qui l’entretenaient ; Montamat, qui se sentit coupable, affirma
vivement que ce discours le visait ; Laubac rétorqua qu’il pouvait le prendre pour lui s’il
le voulait ; Montamat mit alors la main à l’épée et frappa Laubac à la tête ; le combat
s’engagea, au cours duquel les deux bretteurs se blessèrent simultanément.
Ayant proposé cette version alternative – inspirée de celle qu’avait donnée Laubac
le soir même du meurtre, du moins d’après les dépositions de certains témoins –,
l’avocat s’employait à réfuter des points précis avancés par la partie civile. Montamat 805
n’avait qu’une épée de deuil ce soir-là ? c’était une affirmation sans preuve. Montamat
Quant aux dommages et intérêts en pareil cas, ils n’étaient pas un dû : ils ne
s’accordaient que si la veuve était privée de ressources par le décès de son mari.
Or il s’en faut beaucoup que l’homicide du sieur de Montamat l’expose à être privée de
sa subsistance, qu’il lui cause même le plus léger préjucide : elle en recueille un avantage
806 considérable. Veuve à l’âge de 28 ans, sans enfants, et riche de plus de 30 000 livres
tant en dot, qu’en conventions matrimoniales et autres libéralités ; sa fortune se
trouve subitement accrue de la sucession de son mari, succession opulente de plus de
80 000 livres qui lui est dévolue par une institution universelle, dont il l’a gratifiée par
son testament, sans aucune charge ni de legs, ni de dettes 285.
Ces dispositions et ces chiffres n’étaient pas avancés sans preuves : pour le contrat de
mariage comme pour le testament, l’avocat citait en notes les dates, voire le détail des
actes. De toute évidence, le père de l’impétrant avait réussi à se procurer une copie des
minutes notariales, afin de pouvoir opposer aux prévisibles lamentations pécuniaires
de la partie civile, la réalité de leur fortune, vue de l’intérieur. Dès lors, il ne restait plus
à l’avocat qu’à porter le coup final :
Mais à qui demande-t-elle des intérêts civils ? À un fils de famille qui n’a encore
aucun bien ; à un parent très proche qu’elle persécute depuis près de cinq ans, qu’elle
a déshonorée par des diffamations outrées, destituées de preuves et de vraisemblance ;
qu’elle a réduit à chercher un asile dans des terres étrangères, où il n’a subsisté qu’à force
de dépenses, dépenses ruineuses qui, joint aux frais immenses occasionnés par les vives
poursuites de la Dame de Montamat dans quatre tribunaux, enlèvent à l’accusé une
portion considérable de son patrimoine futur ; un proche enfin qui gémit sous le poids
des vexations d’une parente inflexible. Elle alléguerait sans raison les frais qu’elle a été
obligée de faire dans ses criantes poursuites ; elle doit les imputer à son emportement
injuste, à sa fureur. La plupart de ces frais, d’ailleurs, ne lui ont rien coûté : il est de
notoriété publique qu’ils sont sortis de la bourse du sieur de Vareille qui a fait les voyages
à ses dépens [...]. Le père du sieur de Laubac a fait bien d’autres dépenses que la Dame
de Montamat aurait pu lui sauver, si elle eût écouté la voix du sang, si elle eût rendu
plus de justice à l’accusé. Ainsi nul prétexte à des intérêts civils 286.
284 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4501 r.
285 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4501 v.
286 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 174, dos. 1629, f° 4501 v.
Cette demande d’entérinement sans dommages et intérêts, qui appuyait la première
requête de l’impétrant déposée au début du mois de décembre 1740, fut portée plus
loin encore, lorsque lui fut communiquée la requête de la partie civile au début du
mois de février 1741. Laubac, ou du moins son avocat, y répondit en effet par une
nouvelle requête, comme le prévoyait la procédure, et ce fut l’occasion de nouvelles
exigences. Jouant de l’ambiguïté intrinsèque à toute requête en opposition – la partie
civile affirmait que l’entérinement était juridiquement impossible, mais envisageait
néanmoins la question des réparations consécutives à l’entérinement –, l’impétrant
considérait que « la Dame de Montamat [accordait] tacitement l’entérinement
des lettres de grâce accordées au dit sieur de Sadourny [de Laubac], [et] qu’elle ne
[demandait] que ses dommages et intérêts » 287. Il estimait que ceux-ci n’avaient pas
lieu d’être, mais que, dans l’hypothèse où les juges décidaient d’en accorder, il faudrait
les compenser avec les dommages et intérêts que lui-même exigeait pour toutes les
attaques injurieuses faites à son honneur et qu’il voulait bien restreindre à la somme
de 100 000 livres. Il demandait par ailleurs que la veuve fût condamnée aux dépens,
puisque la longueur de la procédure lui était imputable. Enfin, il attendait que la cour
supprimât tous les termes injurieux et tous les faits infondés qui avaient porté atteinte
à sa réputation. 807
Cette requête fut présentée par Laubac le jour où il se constitua prisonnier à la
Autrement dit, Joly de Fleury requérait l’entérinement de la grâce, des amendes assez
élevées et des réparations en faveur de la veuve, sans toutefois en fixer le montant.
À l’évidence, l’entérinement des lettres de rémission ne fit pas l’ombre d’une
difficulté pour les juges, qui, contrairement à ce qu’ils pratiquaient dans les affaires les
L’impétrant étant sorti, ils délibérèrent et rendirent un arrêt qui entérinait les lettres de
rémission, puis condamnait Laubac à 50 livres d’aumône pour le pain des prisonnier
et 50 livres de prière pour l’âme du défunt, à 1 500 livres de réparations civiles, ainsi
qu’à tous les dépens. La cour ordonnait enfin que tous les mémoires de Marguerite de
Senezergues, veuve de Montamat, seraient supprimés.
En définitive, cette affaire s’achevait sur un échec retentissant pour la partie civile.
Sur le plan symbolique, les accusations d’assassinat formulées par la veuve recevaient
un démenti cinglant du Parlement, qui se traduisait par l’humiliante suppression
808 de ses mémoires judiciaires. Même si ce n’était pas l’intention de la cour, qui n’avait
statué que sur la question de l’homicide de Montamat, cette supression pouvait
apparaître comme une réfutation de tous les crimes imputés à Laubac dans ces
mémoires, et donc comme une forme de réhabilitation de ce dernier. Sur le plan
financier, le montant des réparations civiles était dérisoire, non en lui-même, si l’on
tient compte de la jurisprudence du Parlement et de l’absence d’enfant à charge,
mais par rapport à celui qu’avait fixé la sénéchaussée de Riom. De ce point de
vue, la veuve payait le refus obstiné de toute stratégie d’accommodement. Puisque
Sadourny avait toujours cherché à transiger pour étouffer les excès de son fils, il
aurait sans doute été possible d’entrer en négociation avec lui et d’en obtenir plus
de 1 500 livres, soit dès les lendemains de l’homicide, soit à l’issue du procès en
première instance : en effet, à ce moment précis, un tribunal venait de fixer les
réparations à 10 000 livres et le chancelier d’Aguesseau était encore loin d’avoir
donné son consentement à la rémission. En offrant d’en rabattre sur cette somme
et en faisant valoir qu’un accommodement garantirait l’octroi rapide de la grâce, la
veuve aurait sans doute pu conclure l’affaire dans de bien meilleures conditions. Il est
d’ailleurs permis de se demander si, au-delà de la soif de vengeance, Marguerite de
Senezergues ne s’était pas enfermée dans le refus de toute transaction pour démentir
la rumeur qui prétendait que Laubac était amoureux d’elle et ruiner l’idée qu’elle
pouvait avoir une responsabilité indirecte dans la mort de son époux. Mais, quelles
que fussent ses motivations, son cas démontrait qu’en l’absence d’accommodement,
les parties devaient prendre le risque de s’en remettre au jugement d’entérinement,
avec toutes les incertitudes que cela représentait.
293 Cette requête était présentée par un procureur – comme le montre bien ce cas où le
secrétaire du roi qui avait dressé les lettres de commutation adressa ensuite l’un des
proches du gracié à un procureur parisien (BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 301, dos. 3234)
–, après avoir été signée par l’impétrant – comme l’illustre cet épisode au cours duquel
un gracié refusa de signer sa requête, peut-être dans l’espoir de profiter de la grâce qui
lui avait permis d’échapper à la mort, sans pour autant partir pour les galères, comme le
prévoyait sa commutation, ce qui conduisit le substitut Boullenois à estimer qu’on pouvait
juridiquement se passer de la signature de l’impétrant en pareille circonstance (BnF, Mss,
Joly de Fleury, vol. 385, dos. 4379).
294 Il est donc difficile de comprendre pourquoi Jousse, après avoir expliqué que les magistrats
doivent entériner les lettres d’après jugement irrévocable sans examen parce la volonté
du roi s’y exprime sans condition, ajoute qu’elles « peuvent cependant, comme toutes les
autres, être débattues d’obreption ou de subreption ». Cette précision est d’autant plus
mystérieuse qu’elle n’est appuyée d’aucune autorité, ni d’aucun jugement. [15] [Jousse],
Nouveau commentaire…, p. 327-328.
295 Le refus s’expliquait manifestement par le fait que ce rappel d’enfermement bénéficiait à un
homme qui était enfermé en vertu de lettres de commutation et avait donc déjà bénéficié
d’une première grâce, de sorte qu’il aurait été libre, sans avoir subi la moindre peine
publique, moins de trois ans seulement après avoir été condamné en appel au carcan, à la
marque et aux galères pour trois ans. AN, X2A 1144, 29 février 1780.
296 Le refus s’expliquait manifestement par le fait que la réhabilitation aurait profité à un
homme condamné, une quinzaine d’années plus tôt, à la peine très lourde des galères
pour cinq ans. AN, X2A 1145, 3 septembre 1781.
297 Armand François Guillaume de Gourgues, président au Parlement depuis 1763, hors
l’intermède du parlement Maupeou. [45] Bluche, L’Origine des magistrats..., p. 158.
encore moins si d’autres juridictions de dernier ressort osaient entreprendre
de pareilles démarches. Quoi qu’il en soit, y compris au parlement de Paris,
la procédure était envisagée comme une formalité. De manière sans doute
révélatrice, l’entérinement des lettres d’après jugement irrévocable n’était
pas même consigné sur les registres criminels 298, à la différence de ce qui se
pratiquait pour les lettres d’avant jugement irrévocable. Peut-être parce qu’il
n’y avait pas d’enjeu, peut-être aussi parce qu’il n’y avait pas eu d’interrogatoire
sur la sellette, les magistrats criminels ne faisaient pas coucher leur jugement
parmi les autres. Il y a toute apparence que les greffiers se contentaient d’en
prendre note de manière informelle 299, afin de permettre ultérieurement de
dresser et d’archiver les arrêts d’entérinement 300.
Troisièmement, il ne pouvait subsister de partie civile lors de la procédure
d’entérinement. D’une part, il n’était ni possible de former opposition à
l’entérinement – puisque les lettres n’étaient soumises à aucune vérification –,
ni de faire appel de l’entérinement – puisque les jugements d’entérinement 811
n’étaient prononcés que par des juridictions de dernier ressort. D’autre
298 À condition de laisser de côté un cas très particulier, lié à une procédure exorbitante du droit
commun en 1768, les exceptions à cette règle se situent toutes dans la première moitié des
années 1780 et elles concernent pour l’essentiel une série de lettres de décharge ou de
commutation expédiées à l’occasion de la naissance du Dauphin en 1781. AN, X2A 1145 à
1148.
299 Sans doute reportaient-ils provisoirement les entérinements sur des feuilles volantes.
C’est du moins ce que suggère la découverte, dans le registre criminel de l’année judiciaire
1771-1772, d’une feuille de papier ainsi rédigée : « « Par lettres de commutation de peine
accordées par le Roi le 27 mars 1772, appert le Roi avoir commué en un bannissement de
neuf ans la peine du fouet, de la marque et du bannissement pour 5 ans à laquelle Jean
Louis Godard a été condamné par sentence de la prévôté de Verneuil du 8 septembre 1771,
confirmée par arrêt de la Cour du 4 janvier 1772. Par arrêt de la cour du 30 mars 1772,
lesdites lettres ont été entérinées ». AN, X2A 1135.
300 La conséquence pour l’historien est la quasi-impossibilité de dresser l’inventaire complet
des entérinements de lettres d’après jugement irrévocable pour la période étudiée, sauf à
dépouiller les registres chronologiques contenant les minutes d’arrêts du Parlement, tâche
d’une ampleur démesurée.
en détention et étaient voués à l’élargissement, devaient s’acquitter des
réparations civiles pour prétendre sortir 301. Ainsi, en 1733, un cavalier de
maréchaussée de Caen, qui avait tué un particulier d’un coup de pistolet dans
des conditions mal établies, obtint des lettres de commutation de la peine de
mort, en engagement à vie dans le régiment des Gardes Françaises. La Cour
de la Connétablie, qui l’avait jugé en dernier ressort, enregistra ses lettres, tout
en rappelant qu’il devait néanmoins satisfaire au paiement des 3 000 livres de
réparations civiles infligées par sa condamnation. Ce rappel suscita d’ailleurs
les protestations de la supérieure de l’abbaye aux Bois de Caen, qui figurait
parmi les soutiens de l’impétrant et qui assura que ce dernier n’aurait jamais les
moyens de payer et donc de se libérer de prison 302. La commutation pouvait
donc, comme la rémission, provoquer des situations de blocage prolongé.
Ainsi, en 1741, le chancelier d’Aguesseau dut alerter un intercesseur qui
avait travaillé à obtenir la commutation d’un meurtrier, parce que ce dernier,
812 quoique muni de ses lettres, moisissait en prison, faute de pouvoir payer les
500 livres de dommages et intérêts dus à la veuve et aux enfants du défunt 303.
Il reste néanmoins qu’il n’était pas possible d’instrumentaliser la procédure
d’entérinement elle-même afin de faire monter les enchères sur le front des
réparations.
En principe, une fois les lettres expédiées et entérinées, les graciés étaient
définitivement fixés sur leur sort, en particulier sur les peines qui subsistaient
– s’ils avaient bénéficié d’une décharge – ou sur celles qui les attendaient –
s’ils avaient bénéficié d’une commutation. Toutefois, il était une chose qui
pouvait demeurer floue, c’était le lieu de détention des impétrants promis à
l’enfermement consécutivement à une commutation. Contrairement à ce que
l’on pourrait imaginer, cet aspect de la peine n’était pas nécessairement fixé
à l’instant où la grâce était accordée, ni même à l’heure où les lettres étaient
expédiées. Ce fait ne peut être mieux illustré que par cette réponse que fit, en
1752, le secrétaire du Sceau Langloys au secrétaire du roi Pommyer, qui lui avait
demandé le lieu de détention dont il devait faire mention dans les lettres de
commutation qu’il préparait pour un meurtrier grâcié depuis peu :
301 Cette exigence de paiement des dommages et intérêts ne s’étendait pas nécessairement
aux amendes. C’est ce que suggère le cas de ce braconnier, condamné en 1760 au fouet
et à 30 livres d’amende par le Parlement, qui bénéficia en 1761 de lettres de décharge du
fouet avec maintien de l’amende. Ayant eu vent de l’extrême pauvreté de cet homme, Joly
de Fleury II fit en effet cette proposition au Sceau : « comme cet accusé n’a quoi que ce soit,
il est difficile de ne pas expédier [ses lettres] pro Deo, ce qui fera qu’après l’entérinement,
on pourra le mettre en liberté sans payer l’amende ». BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 353,
dos. 3825, f° 171 r.
302 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 128, dos. 1188 ; vol. 133, dos. 1233.
303 [1] Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau..., t. VIII, lettre n° CLXXIX, p. 279.
Il n’y a point, Monsieur, de lieu fixé pour renfermer le nommé Jacques Morot,
bas-officier invalide à qui le Roi a bien voulu accorder des lettres de commutation
de la peine de mort en celle d’une prison perpétuelle. Ainsi, je crois que vous
pouvez mettre dans la lettre en tel lieu qu’il Nous plaira et l’on y pourvoira ensuite
par un ordre du roi 304.
Cette réponse, qui trahissait une pratique courante, démontre clairement que
le lieu de détention n’entrait pas juridiquement dans le champ de la grâce
royale, dont il ne constituait pas une disposition à proprement parler : seul
l’enfermement durant un nombre d’années fixé avait une valeur juridique et donc
contraignante. La destination du gracié n’était qu’une modalité d’application
de la grâce, voire une simple mesure de police. Elle pouvait donc, sans que cela
eût de conséquences, figurer ou ne pas figurer dans les lettres de commutation.
Il en résulte que le lieu de détention de l’impétrant était parfois arrêté à la veille
de l’entérinement des lettres, voire dans le cadre de l’entérinement, quand ce
813
n’était pas après l’entérinement. Si, sur le plan juridique, le choix du lieu n’était
qu’un détail en marge de la procédure criminelle, sur le plan punitif, il était
304 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 296, dos. 3146, f° 340 r.
305 À la fin de l’Ancien Régime, Bicêtre proposait six niveaux de pension, étagés par palier
de 50 livres, de 150 à 400 livres : ils étaient définis, avec la plus grande précision, par
le contenu des repas servis, tant en jours gras qu’en jours maigres ([88] Bru, Histoire
de Bicêtre..., p. 62-63). D’après les explications de Pantaléon Gougis, menacé vers 1760
d’un enfermement par lettre de cachet, il était de notoriété publique dans les prisons
de Paris que la pension la plus élevée, dite de la Sœur, offrait de très bonnes conditions
d’alimentation. [29] [Gougis], Vivre en prison..., p. 151.
représentait néanmoins une charge considérable pour les familles pauvres, mais
le sacrifice financier était à la hauteur de l’enjeu, puisqu’il s’agissait d’échapper au
déshonneur des peines infamantes. On se souvient d’ailleurs que, dès la remise du
placet, certains parents, spécialement parmi les plus modestes, prenaient soin de
s’engager à payer la pension du suppliant 306, de crainte que leur pauvreté ne fût
un obstacle à l’octroi d’une commutation en enfermement. Même des familles
parmi les plus démunies s’efforcèrent parfois d’offrir une forme de garantie, à
l’image de ces parents d’une marchande de mode parisienne, qui, au moment de
solliciter une commutation de peine en 1761, proposèrent de verser une demi-
pension à la Salpêtrière, en expliquant qu’ils étaient trop pauvres pour donner
davantage et que la condamnée fournirait à son entretien par ses ouvrages 307.
Il faut bien admettre, en effet, qu’au-delà de toute considération pénale, les
maîtres de la grâce étaient soucieux de la bonne gestion de l’Hôpital général, dont
le procureur général était d’ailleurs l’un des administrateurs. Cela se traduisait
814 d’abord par la volonté de contrôler les effectifs des détenus par commutation.
On le vit très clairement en 1767 à propos d’un jeune pickpocket qui avait
été condamné pour vol à Paris, mais était originaire de Normandie. Sans
doute influencé par l’intercession de Miromesnil, alors premier président du
parlement de Rouen, Joly de Fleury II rendit un avis favorable sur une demande
de commutation du fouet, de la marque et du bannissement en enfermement,
mais il précisa qu’il faudrait enfermer le suppliant en Normandie. Selon lui,
Bicêtre devait être réservé aux justiciables du ressort du parlement de Paris, car
« le nombre des gens de cette espèce s’y multiplie si considérablement depuis
quelques années, que bientôt, il n’y aura plus de place pour les accueillir » 308.
Fait non moins intéressant, une fois les lettres accordées, Miromesnil reprit la
plume pour expliquer au procureur général que les maisons de force étaient si
chères en Normandie, que la famille n’avait pas les moyens d’y placer le gracié,
de sorte qu’il sollicitait, à titre dérogatoire, un enfermement à Bicêtre au prix
de 150 livres par an, ce que Joly de Fleury II accorda poliment, quoique sans
doute à contre-cœur. Plus encore que de surpeupler les deux maisons de force de
l’Hôpital Général, les maîtres de la grâce craignaient d’y introduire des détenus
qui seraient à la charge financière de l’établissement. Cette appréhension
s’exprimait explicitement dans leur correspondance, comme dans cette lettre
de 1740 du chancelier d’Aguesseau, qui, après avoir annoncé à Joly de Fleury I
qu’il avait accordé à un jeune voleur la commutation du fouet, de la marque
et du bannissement en un enfermement à Bicêtre, ajouta cette conclusion
Comme ils l’avaient déjà vainement fait lors de la demande de grâce, ces parents
sollicitaient un éloignement aux Îles, qu’ils voyaient comme le plus sûr moyen
de se libérer de toute charge à l’égard de leur fils. Soit ignorance, soit duplicité,
toujours est-il qu’ils demandaient l’impossible : une fois les lettres entérinées,
la détention devait aller à son terme, sauf à obtenir un rappel d’enfermement,
que rien ne justifiait et dont ils n’auraient sans doute pas pu ou voulu financer
l’expédition. Selon toute apparence, Joly de Fleury II fut donc réduit à prendre
acte de la cessation de versement. Comme la monarchie ne disposait pas de
maison de force moins onéreuse que celles de l’Hôpital Général, c’est là que
demeuraient les détenus ayant perdu le soutien financier de leurs proches, ainsi
que ceux qui, dès le départ, avaient obtenu une commutation en enfermement
sans pouvoir en faire les frais 311.
309 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 203, dos. 1936, f° 281 r.-v.
310 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 359, dos. 3966, f° 59 v.-60 r.
311 Voir, à titre d’exemples, le cas de cette femme à qui furent accordées en 1759 des lettres
de commutation de la peine de mort en détention à perpétuité à la Salpêtrière, mais qui,
dénuée de tout soutien, était dans l’incapacité et de faire expédier ses lettres et de financer
sa détention, ou encore le cas de cette autre qui bénéficia en 1761 de lettres de commutation
du fouet, de la marque et du bannissement en détention à la Salpêtrière pour 12 ans, mais
dont la mère fit admettre à Joly de Fleury II qu’elle était totalement dénuée de ressources.
BnF, Mss, Joly de Fleury, respectivement vol. 358, dos. 3952 ; vol. 354, dos. 3839.
Dans les cas où l’impétrant était de bonne naissance ou de famille
opulente, les parents, mais aussi les maîtres de la grâce, envisageaient avec
peine la détention à Bicêtre ou à la Salpêtrière, qui étaient vus comme des
lieux abominables. D’une part, ainsi qu’il a déjà été dit, les conditions de
détention y étaient très dures 312. D’autre part, nul ne doutait que les maisons
de force de l’Hôpital Général abritaient la lie de l’humanité, qui achevait de
se perdre si elle ne l’avait encore fait. Pour espérer sauver le corps et l’âme
du condamné, il fallait donc trouver un autre lieu d’enfermement : dans
le cas des femmes, ce ne pouvait guère être qu’un couvent ; dans le cas des
hommes, ce pouvait être, outre un monastère, une congrégation religieuse
ou une forteresse royale. L’éventail des possibilités était donc large : un peu
partout dans le royaume, des établissements religieux, éducatifs ou militaires
ajoutaient à leur vocation initiale cette fonction de maison de force, qui
consistait, contre pension, à assurer la garde d’individus que leur famille
816 avait isolés du monde grâce à des lettres de commutation, ou par d’autres
moyens d’ailleurs. Dans ce vaste univers semi-carcéral, tout en diversité et
en contrastes, les familles sincèrement attachées à leur parent pouvaient
vraisemblablement trouver des conditions de détention supportables, en
tout cas réellement privilégiées par comparaison avec le sort des détenus de
Bicêtre ou de la Salpêtrière. Lorsqu’on considère par exemple le cas de ce
jeune voleur, qui, une fois ses peines commuées, fut enfermé en 1760 chez
les Frères des Écoles Chrétiennes de Caen, où il fut conduit par son père et
son oncle, on soupçonne une issue plutôt bénigne, spécialement lorsqu’on
lit la lettre du supérieur de l’établissement, qui, pour certifier l’arrivée du
détenu à Joly de Fleury II, écrivit simplement que le jeune homme lui
avait été amené « pour être pensionnaire dans [sa] maison » 313. Peut-être
les années d’enfermement de ce gracié ne furent-elles pas beaucoup plus
rigoureuses que celles subies par certains collégiens mis en pension dans
des établissements réputés pour leur sévérité. Au demeurant, les autorités
avaient parfaitement conscience que toutes ces supposées maisons de force
étaient loin d’assurer la même incarcération et donc de garantir la même
sécurité. Ainsi, lorsqu’en 1733, on présenta les lettres de commutation de
peine de Sadourny de Cazot, protagoniste de l’affaire de la rente sur l’Hôtel
de Ville 314, lettres qui ne mentionnaient pas le lieu de détention, les juges
du Parlement suspendirent l’enregistrement en suggérant que, dans le cas
de cet individu qui avait cherché à provoquer une évasion collective durant
Dans cette litanie de questions plus ou moins bien fondées, l’une au moins
était d’une remarquable acuité, c’était celle qui demandait à qui le roi faisait
grâce : au criminel ou à sa famille ? Interrogation qui suggérait explicitement
la disjonction qui pouvait exister entre les intérêts de l’un et de l’autre. Un
peu plus loin, le gracié ne se contentait plus de suggérer cette disjonction,
il la dévoilait en pleine lumière en se répandant contre son père, qu’il avait
déjà accusé, lors des interrogatoires, de l’avoir poussé au crime, en le laissant
à la fois sans ressources pour vivre à Paris et sans argent pour revenir à la
Martinique. À l’heure du choix d’une maison de force, il se voyait totalement
à sa merci :
Ce qui fait le sujet de mes craintes, c’est l’idée qu’on ne fasse dépendre les
modifications de mon sort des intentions de mon père ; car c’est pour lors,
je ne l’ai que trop éprouvé, que l’insensibilité, la haine, l’abandon le plus dur,
en dicteraient toutes les dispositions. [...] C’est donc l’humanité, l’équité de
332 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 435, dos. 5191, 212 r.
mes juges que j’ose réclamer avec confiance contre l’oppression que j’ai lieu
d’appréhender. C’est à ce sujet que je leur adresse mes humbles supplications,
afin qu’il leur plaise de me faire accorder une prison supportable et douce,
puisqu’ils ont daigné me faire une grâce en me ravissant à la sévérité des Lois. Il
y a moyen de tout concilier : l’honneur de ma famille sera-t-il moins réparé et
moins à couvert, quand je ne serais pas accablé par des fers si pesants ? 333
Au terme de son plaidoyer, qui reposait sur l’illusion que les parlementaires
qui avaient entériné ses lettres avaient aussi un pouvoir de décision sur son lieu
d’enfermement, notre homme avait placé un post-scriptum. Avec un aplomb
peu commun pour un homme condamné à des peines afflictives, il y énumérait
ses exigences quant à son lieu et ses conditions d’enfermement :
Note concernant le traitement que je souhaiterais que l’on me fît dans la
nouvelle détention à laquelle on me destine.
1. que ce ne soit pas chez des moines ; j’aimerais mieux me voir dans un enfer ; 821
que ce soit dans quelque château ou citadelle du roi, comme à Rouen, à Dieppe,
Même sans rien savoir des résultats produits par ces revendications et cette
forme de chantage à la bonne conduite, il est permis d’imaginer que le procureur
général goûta peu ce placet de la part d’un criminel qui avait échappé aux galères
333 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 435, dos. 5191, 212 v.
334 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 435, dos. 5191, 213 r.
et pour lequel il avait d’ailleurs rendu un avis défavorable à la grâce. Il reste que
ce document exceptionnel témoigne, à sa manière, des angoisses qui devaient
s’emparer de l’esprit des graciés détenus dans les prisons de la Conciergerie et
promis à une maison de force inconnue. Ils ne pouvaient en effet ignorer que
leur famille travaillait à décider pour eux, c’est-à-dire sans eux, et peut-être
contre eux. En outre, l’attente pouvait être longue, dès lors que les discussions
sur le choix de la maison de force et, en définitive, sur le financement de la
pension rencontraient des obstacles. C’est ce que fait voir l’affaire qui suit.
Et, quelques jours plus tard, La Goudalie reprit la plume, pour rédiger à l’intention
de Joly de Fleury II une très longue lettre justificative, qu’on ne peut guère qualifier
autrement que de grand déballage. On y trouvait en effet d’infinies considérations
pécuniaires sur ses arrangements financiers avec la mère et le cousin du gracié, où il
était question de sommes versées et promises, de ventes et d’arrérages, de billets et de
liquidités. La Goudalie prétendait être reçu au nombre des créanciers du gracié et avoir
des droits sur la vente de sa terre. Il se répandait au passage en accusations contre la
dame de Bare, femme diabolique qui avait les moyens de payer pour la grâce de son
fils, mais cherchait depuis le début à en faire supporter la charge aux autres. Il précisait
perfidemment qu’elle devait pourtant bien savoir ce qu’il en coûtait, elle dont l’autre
fils avait, d’après la rumeur, commis un meurtre à son instigation. En un mot comme
en mille, La Goudalie refusait de payer le transfert. Il finissait même par renier son rôle
d’intercesseur, en expliquant avoir été entraîné dans cette affaire malgré lui :
824
Je crois devoir observer à Votre Grandeur, Monseigneur, que je ne suis point parent de
la famille des Philippes, que je ne la connaissais que par ouï-dire, que je n’avais connu
que très peu M. de Bare pour l’avoir vu une seule fois à une foire du voisinage et que,
si j’ai été assez bon pour m’intéresser pour lui, ce n’a été que par les sollicitations qu’il
m’a fait faire, ainsi que Madame sa mère, [par] une demoiselle de mon voisinage d’un
nom connu, qui était sur le point de s’établir avec lui, et [par] nombre de pauvres gens
de sa paroisse de Savigny 341, à qui il avait fait du bien pendant l’hiver antécédant à son
affaire. Je me suis laissé gagner et la bonté de mon cœur compatissant m’a poussé dans
ce labyrinthe 342.
Quoique interminable, cette lettre fut cependant suivie d’une autre, quelques jours
plus tard, qui promettait encore de nouvelles explications pour l’avenir.
Il y a beau temps toutefois que Joly de Fleury II, qui ne voulait aucunement se mêler
de cette affaire dans l’affaire, avait décidé de se tourner vers le cousin La Chenelaye.
Sans qu’on en sache la raison exacte, il confia au lieutenant général de police Sartine
le soin d’explorer cette piste. Il n’est pas impossible que, contraint de désengorger
la Conciergerie, le procureur général eût envisagé de faire enfermer le chevalier de
Bare par lettres de cachet dans une autre prison parisienne, dans l’attente de son
transfert vers son lieu de détention définitif : ceci expliquerait l’intervention du
lieutenant général de police. Quoi qu’il en soit, Sartine prit les choses en main, mais
la résolution de l’affaire se révéla encore plus délicate que prévu, car il apparut que les
intercesseurs, qui avaient désigné le château de Brescou comme lieu d’enfermement,
ne s’étaient absolument pas souciés de savoir si cette forteresse disposait bien d’une
place pour accueillir le gracié. Or tel n’était pas le cas. Ainsi, malgré la stipulation de
l’arrêt d’entérinement, le chevalier de Bare se trouvait être un détenu sans destination.
340 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5331, f° 295 v.
341 Savigny-sous-Faye, Vienne, arr. Châtellerault, cant. Lencloître.
342 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5331, f° 300 r.-v.
Sartine fut donc conduit à proposer à la famille diverses maisons de force, ainsi qu’il
en rendit compte à Joly de Fleury II au cours du mois de mars 1770 :
Je viens d’écrire au sieur de La Chenelaye, tuteur de la demoiselle de Bare, héritière
par bénéfice d’inventaire de son frère. Je lui marque de prendre les mesures les plus
promptes pour faire transférer le sieur de Bare, et comme il n’y a pas de place au
fort Brescou 343, je lui indique les quatre maisons suivantes dont le choix doit être
subordonné à vos ordres : le château de Ham 344, celui de Doullens 345, les maisons
du Mont-Saint-Michel 346 ou des frères de la Charité de Pontorson 347. Dans les deux
châteaux, la pension est de 800 livres par an, elle est de 600 livres au Mont Saint-Michel
et de 450 livres à Pontorson. Les frais de transfèrement pour l’une de ces maisons seront
beaucoup moins coûteux que pour Brescou. J’aurai l’honneur de vous faire part de la
réponse 348.
Au début du mois d’avril 1770, La Chenelaye fit savoir que les choses se présentaient
mal, car les parents maternels du chevalier, à commencer par sa propre mère semble-
t-il, refusaient de payer une pension d’enfermement. Quant aux parents paternels, ils
étaient de bonne volonté, mais totalement désargentés. La Chenelay promettait de
venir prochainement à Paris pour tenter de débloquer l’affaire. Le lieutenant général 825
et le procureur général n’eurent donc d’autre choix que d’attendre encore. Ce n’est que
CONCLUSION
343 Fort situé sur une île au large d’Agde (Hérault, arr. Béziers, cant.)
344 Somme, arr. Péronne, cant.
345 Somme, arr. Amiens, cant.
346 Manche, arr. Avranches, cant. Pontorson.
347 Manche, arr. Avranches.
348 BnF, Mss, Joly de Fleury, vol. 443, dos. 5331, f° 305 r.-v.
toujours inférieure à trois mois au début du règne de Louis XV, presque toujours
supérieure à trois mois au temps de Louis XVI. Cet allongement est entièrement
imputable au parquet, qui mit un temps croissant à rendre ses avis. Lorsque la
décision tombait et qu’elle n’était pas conforme à leurs attentes, certains suppliants
ou leurs soutiens ne se résignaient pas. Instruits des motifs de rejet par des maîtres
de la grâce toujours disposés à s’expliquer, ils renouvelaient et adaptaient leur
demande, ce qui leur permettait parfois d’obtenir une décision plus favorable.
Le coût d’expédition des lettres de clémence en Grande Chancellerie, qui
variait entre 75 et 155 livres selon les cas, était loin d’être négligeable, de sorte
que certains graciés dénués de ressources n’avaient pas les moyens de jouir de
leur grâce. Le ministre détenteur des sceaux pouvait certes faire expédier les
lettres gratuitement, mais cette méthode avait ses inconvénients, dont celui de
frustrer les secrétaires du roi de leurs honoraires. Aussi d’Aguesseau et Joly de
Fleury I mirent-ils sur pied une fondation charitable, destinée à financer les
826 lettres des impétrants les plus pauvres. Ce fut au prix d’un alourdissement de
la charge de travail du parquet, à qui fut confiée la responsabilité de décider de
l’usage des fonds et donc de veiller au destin des graciés démunis.
Lorsque les lettres étaient expédiées, il ne restait qu’à les faire entériner devant
la juridiction compétente. Dans le cas des lettres d’avant jugement irrévocable,
c’était plus qu’une simple formalité, non seulement parce que la procédure était
en elle-même contraignante, mais parce que la partie civile – s’il y en avait encore
une – avait la faculté juridique de s’opposer à l’entérinement, ou du moins de
profiter de l’occasion pour obtenir d’importants dommages et intérêts, ce qui
pouvait déboucher sur l’emprisonnement durable des graciés incapables de
les verser. En revanche, dans le cas des lettres d’après jugement irrévocable, la
procédure était des plus sommaires. Cependant, la destination des condamnés
dont la peine afflictive avait été commuée en peine d’enfermement pouvait
soulever des difficultés, car il revenait aux familles, pas toujours bien disposées,
de trouver un lieu de détention et surtout de payer une pension.
CONCLUSION
Je bénis Dieu de n’avoir jamais été juge dans les matières criminelles, et j’éprouve une partie
des peines qui y sont attachées, lorsqu’il faut me déterminer, dans les affaires délicates, à
accorder des lettres de grâce ou à les refuser.
Lettre du chancelier d’Aguesseau à Joly de Fleury I,
de Versailles le 10 juillet 1737
1 D’une manière générale, [59] Histoire du parquet..., et d’une manière plus particulière, [58]
Bisson, L’Activité d’un Procureur général... ; [62] Feutry, Guillaume-François Joly de Fleury....
2 [67] Payen, Les Arrêts de règlement... ; [68] Payen, La Physiologie de l’arrêt...
cours du siècle, la responsabilité de gérer une fondation charitable pour financer
les lettres de clémence des graciés indigents, voire celle de veiller au cas par
cas sur le destin douloureux de quelques graciés livrés à eux-mêmes, vinrent
augmenter encore la charge de travail.
La contrepartie de ce labeur ingrat était un accroissement de prestige et de
puissance pour le procureur général : parce que la monarchie suivait généralement
ses avis, il était, de fait, l’un des maîtres de la grâce. Cela en faisait un personnage
considérable, y compris aux yeux des Grands, qui, pour des motifs de charité, de
clientèle ou de prestige, étaient continuellement amenés à intercéder en faveur
de criminels en quête d’indulgence. Le procureur général, associé d’ordinaire
à la répression des crimes, présentait en réalité une figure de Janus, dont une
face était certes la répression des crimes, mais dont l’autre, souvent tenue dans
l’ombre, était la grâce des criminels. Dans l’exercice de la clémence, les deux
grands hommes du parquet au siècle des Lumières, Joly de Fleury le père et Joly
828 de Fleury le fils, n’eurent pas tout à fait la même attitude. L’enquête sur la grâce
judiciaire offre en effet l’occasion inespérée de mieux cerner un aspect de leur
personnalité, en l’occurrence leur degré de résistance à l’influence. Alors que
Joly de Fleury I apparaît comme un magistrat d’une intégrité difficile à prendre
en défaut, Joly de Fleury II laisse l’image d’un magistrat plus prompt à plier
devant les intercessions des personnes auxquelles il attachait de l’importance,
pour une raison ou pour une autre. Peu nombreux d’un point de vue statistique,
ses avis de complaisance confirment néanmoins à leur manière le portrait, déjà
répandu chez ses contemporains, d’un homme qui n’était pas de la même
trempe que son père.
À l’égard de la justice royale, il convient de renouveler l’idée, d’ailleurs très
vague, que l’on se faisait de la grâce dans l’économie de la répression. Il faut
d’abord prendre conscience que le parlement de Paris, par ses interventions en
faveur d’accusés ou de condamnés jugés dignes de clémence, jouissait, en fait
sinon en droit, du pouvoir de gracier, puisque le roi se rendait systématiquement
à ses demandes. La cour souveraine usait régulièrement de ce pouvoir, de sorte
qu’elle pouvait se permettre et de juger, et de gracier, en rendant ce qu’elle
devait à la loi et ce qu’elle devait à l’indulgence. Il faut retenir ensuite que le
champ d’exercice de la clémence changea au cours du siècle : c’est à cette période
en effet que se produisit l’effacement de la grâce préalable à la condamnation
devant la grâce postérieure à la condamnation, en d’autres termes l’effacement
de la rémission sur homicide devant la commutation sur vol. Le basculement fut
sans doute effectif dans le ressort du parlement de Paris dès le milieu du siècle, et
quoiqu’il soit difficile de formuler des conclusions générales, il est vraisemblable
que, dans le royaume tout entier, il eut lieu avant la mort de l’Ancien Régime. Il
y eut donc une forme de banalisation de la grâce, non seulement par la nature du
crime perpétré, qui, en proportion, fut de moins en moins souvent l’homicide,
mais aussi par la nature de la peine encourue, qui, en proportion, fut de moins
en moins souvent une peine capitale. À Paris, qui est certes un cas particulier,
la demande de grâce fit presque office, dans la deuxième moitié du siècle, de
troisième niveau juridictionnel, nombre de condamnés passant successivement
devant les juges du Châtelet, les conseillers du Parlement et, en dernier recours,
les maîtres de la grâce. Il faut noter enfin que le taux d’agrément des demandes
de grâce n’était pas négligeable, puisque l’on peut estimer que, dans le cas des
demandes soumises à l’avis du parquet, quatre sur dix environ débouchaient sur
une décision favorable. La grâce n’était donc pas un phénomène exceptionnel :
les lettres de clémence constituaient un véritable régulateur de la justice
répressive, dont on aimerait pouvoir mesurer l’ampleur au-delà du champ de
compétence et en dehors du ressort du parlement de Paris 3.
Ce n’est pas le lieu ici de porter un jugement de criminaliste sur l’utilité ou
la nocivité de la grâce dans le système pénal d’Ancien Régime, et encore moins 829
dans le système pénal en général. On sait que le plus retentissant traité de justice
3 Si, de toute évidence, dans les cas prévôtaux et présidiaux, les grâces devaient être rares,
mais pas tout à fait absentes néanmoins ([91] Castan, « La justice expéditive », p. 349),
dans les ressorts des autres parlements, elles pouvaient être importantes, à l’exemple du
parlement de Bourgogne, où il semble qu’au cours du xviiie siècle, plus de 15 % des accusés
jugés contradictoirement et passibles de mort ou condamnés à mort bénéficièrent de lettres
de clémence ([106] Garnot, Histoire de la justice..., p. 436).
4 [3] Beccaria, Des délits et des peines…, p. 294-297. Cette savante édition critique, qui se veut
fidèle au texte italien de Beccaria, permet néanmoins de vérifier que le passage sur la grâce
figurait à la même place dans la traduction-réécriture de Morellet, qui fut la plus diffusée en
France et en Europe : ibid., p. 409.
5 Ainsi, en 1784, Dufriche de Valazé tint un discours d’inspiration beccarienne – le roi ne peut
soustraire le criminel au châtiment, dont l’exemple est nécessaire –, mêlé de critique sociale
– la grâce n’est pas faite pour les pauvres, mais pour les courtisans. [11] Dufriche de Valazé,
Les Loix pénales…, p. 409-410.
pénal du xviiie siècle 6, et surtout un objet exclusivement théorique, absolument
détaché de toute analyse et même de toute connaissance réelle de la pratique
des lettres de clémence de Grande Chancellerie. Et c’est d’ailleurs en vertu
des principes beccariens pensés dans le Milanais autrichien des années 1760
et européanisés à l’échelle du continent dans les années 1770-1780, que la
Révolution française supprima le droit de grâce, sans que les débats aient fait
émerger un bilan pénal, ni même une présentation sommaire de ce qu’était en
vérité la clémence du roi de France sous Louis XVI 7.
Quant à l’historiographie, guère mieux informée en définitive, elle a considéré
que la grâce était arbitraire, parce qu’elle était entre les mains du roi 8. C’est un
raccourci trompeur, car la grâce, comme la justice, avait ses critères objectifs,
puisés dans la loi ou forgés dans la pratique, qui offraient les moyens d’appliquer
à l’infinie diversité des crimes une grille d’analyse uniforme, susceptible par
conséquent de produire des décisions équitables, parce qu’identiques d’une
830 affaire à l’autre, et d’un moment à l’autre. Il existait donc une jurisprudence
de la grâce, que le procureur général et le détenteur des sceaux maîtrisaient
parfaitement. Pour autant, il ne faudrait pas confondre décisions équitables et
décisions égalitaires : dans une société fondée sur la distinction, il est évident
que la naissance ou la position était un critère objectif d’appréciation, avoué et
assumé. Les maîtres de la grâce admettaient que les prêtres et les gentilshommes
n’avaient pas vocation à être attachés à la chaîne des galériens, que les familles
honorables ne méritaient pas de subir l’infamie de l’exécution judiciaire de leur
parent. Aux yeux de Joly de Fleury II, le seul fait de bénéficier d’un intercesseur
digne de considération était de toute évidence un élément positif. De telles
considérations pouvaient donc, le cas échéant, influer sur la décision finale et
créer des inégalités entre les affaires. En même temps, les maîtres de la grâce
répugnaient à traiter différemment les complices d’un même crime, lorsque
ceux-ci étaient de condition différente, expression d’une tension symptomatique
de l’Ancien Régime, entre le souci des hiérarchies sociales et l’exigence d’une
égalité devant le crime.
Quoi qu’il en soit, la grâce du roi n’était pas une manifestation anarchique et
incohérente aux marges de la justice des juges, elle était une activité régulière et
rationnelle inscrite dans le cadre de cette justice. Les mouvements de va-et-vient
étaient d’ailleurs fréquents entre l’une et l’autre, comme en témoigne à merveille
le cas des suppliants déboutés de la rémission et renvoyés devant les cours, mais
6 Il est intéressant de constater, par exemple, que le débat du xviiie siècle sur la peine de mort,
qui était pourtant directement concerné par la pratique monarchique de la grâce, ignore à peu
près totalement la question. [114] Laingui, « La peine de mort… ».
7 [156] Viaud, Le Droit de grâce...
8 [117] Lebigre, La Justice du Roi..., p. 227.
d’ores et déjà promis à la commutation au lendemain de leur condamnation.
Outre que la grâce du roi n’était pas une perturbation de la justice des juges, elle
n’était pas l’expression d’un affrontement entre le souverain et ses magistrats.
Si, dans le cas de la Lorraine ducale, l’historiographie a cru pouvoir résumer
l’exercice de la grâce par la formule le prince contre les juges 9, dans le cas du
royaume de France, la formulation serait à coup sûr abusive. Il y eut, sans nul
doute, un petit lot d’affaires où l’indulgence du roi heurta la conviction des
juges, où les intérêts de la monarchie triomphèrent des principes de la justice,
mais ce ne furent que des épisodes isolés. De manière générale, le souverain et
ses magistrats travaillaient en bonne intelligence dans le champ de la grâce :
d’un côté, le roi accordait les lettres sollicitées les juges ; de l’autre, les juges
entérinaient les lettres accordées par le roi. Il est vrai qu’à la différence de ce qui
se passait dans la Lorraine ducale, l’instruction des demandes par le détenteur
des sceaux et le procureur général, plutôt que par le Conseil du roi et les
commissaires du Conseil, créait les conditions d’une coopération harmonieuse 831
entre le souverain et les magistrats.
Des Lettres d’Abolition, Remission, Pardon, pour ester à droit, Rappel de ban ou
de galeres, Commutation de peine, Rehabilitation & Revision de procès.
ARTICLE I.
Enjoignons à nos Cours & autres Juges, ausquels l’adresse des Lettres d’abolition
sera faite, de les enteriner incessamment, si elles sont conformes aux charges
& informations. Pourront neantmoins nos Cours nous faire remontrance, &
nos autres Juges representer à notre Chancelier ce qu’ils trouveront à propos 833
sur l’atrocité du crime.
ARTICLE III.
Les Lettres de pardon seront seellées pour les cas, esquels il n’écheoit peine de
mort, & qui neantmoins ne peuvent estre excusez.
ARTICLE IV.
Ne seront données aucunes Lettres d’abolition pour les duels, ni pour les
assassinats premeditez, tant aux principaux auteurs, qu’à ceux qui les auront
assistez, pour quelque occasion ou pretexte qu’ils puissent avoir esté commis,
soit pour venger leurs querelles, ou autrement ; ni à ceux qui à prix d’argent ou
autrement se loüent ou s’engagent pour tuer, outrager, exceder, ou recourre des
mains de la Justice les prisonniers pour crimes ; ni à ceux qui les auront loüez ou
induits pour ce faire, encor qu’il n’y ait eu que la seule machination ou attentat,
& que l’effet n’en soit ensuivy : pour crime de rapt commis par violence ; ni
à ceux qui auront excedé ou outragé aucuns de nos Magistrats ou Officiers,
Huissiers & Sergens, exerçant, faisant ou executant quelque acte de Justice.
Et si aucunes Lettres d’abolition ou remission estoient expediées pour les cas
cy-dessus, nos Cours pourront nous en faire leurs remontrances, & nos autres
Juges representer à nostre Chancelier ce qu’ils estimeront à propos.
ARTICLE V.
Les Lettres d’abolition, celles pour ester à droit aprés les cinq années
de la coutumace, de rappel de ban ou de galeres, commutation de peine,
rehabilitation du Condamné en ses biens & bonne renommée, & de revision
de procés, ne pourront estre seellées qu’en nostre grande Chancellerie.
ARTICLE VI.
L’Arrest ou le jugement de condamnation sera attaché sous le contreseel
des Lettres de rappel de ban ou de galeres, commutation de peine, ou de
rehabilitation ; à faute dequoy les impetrans ne pourront s’en aider, & defendons
aux Juges d’y avoir égard.
ARTICLE VII.
Enjoignons à nos Juges, mesme à nos Cours, d’enteriner les Lettres de
rappel de ban ou de galeres, commutation de peine, & de rehabilitation, qui
834 leur seront adressées, sans examiner si elles sont conformes aux charges &
informations ; sauf à Nous representer par nos Cours ce qu’elles jugeront à
propos.
ARTICLE VIII.
Pour obtenir des Lettres de revision de procés, le Condamné sera tenu
d’exposer le fait avec ses circonstances, par requeste qui sera rapportée en nostre
Conseil, & renvoyée, s’il est jugé à propos, aux Maistres des Requestes de nostre
Hostel, pour avoir leur avis que nous voulons ensuite estre rapporté en nostre
Conseil. Et si les Lettres sont justes, il sera ordonné par Arrest qu’elles seront
expediées & seellées ; & pour cét effet, elles seront signées par un Secretaire de
nos commandemens.
ARTICLE IX.
L’Avis des Maistres des Requestes de nostre Hostel, & l’Arrest de nostre
Conseil, seront attachez sous le contreseel des Lettres de revision, & l’adresse
faite à celles de nos Cours, où le procés aura esté jugé.
ARTICLE X.
Les parties pourront produire devant les Juges, ausquels elles seront
renvoyées, des nouvelles pieces qui seront attachées à une requeste, de
laquelle sera baillé copie à la partie : ensemble des pieces pour y repondre
aussi par requeste, dont fera pareillement baillé copie dans le delay qui sera
ordonné : passé lequel, & aprés que le tout aura esté commmuniqué à nos
Procureurs, sera procedé au jugement des Lettres sur ce qui se trouvera
produit.
ARTICLE XI.
Dans les Lettres de remission, pardon pour ester à droit, rappel de ban & de
galeres, commutation de peine, rehabilitation, & revision de procés, obtenuës
par les Gentilshommes, ils seront tenus d’exprimer nommément leur qualité à
peine de nullité.
ARTICLE XII.
Les Lettres obtenuës par les Gentilshommes ne pourront estres adressées qu’à
nos Cours, chacune suivant sa Jurisdiction & la qualité de la matiere ; qui
pourront neantmoins, si la partie civile le requiert, & qu’elles le jugent à propos,
renvoyer l’instruction sur les lieux.
ARTICLE XIII.
L’Adresse des Lettres obtenuës par des personnes de qualité roturiere sera faite à
nos Baillifs & Senéchaux des lieux où il y a Siege Presidial ; & dans les Provinces
835
où il n’y a point de Siege Presidial, l’adresse se fera aux Juges ressortissans nuëment
en nos Cours, & non autres, à peine de nullité des jugemens.
ARTICLE XV.
Ne pourront les Lettres d’abolition, remission, pardon, & pour ester à droit,
estre presentées par ceux qui les auront obtenuës, s’ils ne sont effectivement
prisonniers & écrouëz ; & seront les écrouës attachez aux Lettres, & eux
contraints de demeurer en prison pendant toute l’instruction, & jusques au
jugement diffinitif des Lettres. Defendons à tous Juges de les élargir à caution
ou autrement, à peine de suspension de leurs charges, & de payer par eux les
condamnations qui interviendront contre les Accusez.
ARTICLE XVI.
Les Lettres seront presentées dans trois mois du jour de l’obtention : passé
lequel temps, defendons aux Juges d’y avoir égard. Et ne pourront les impetrans
en obtenir de nouvelles, ni estre relevez du laps de temps.
ARTICLE XVII.
L’Obtention & la signification des Lettres ne pourront empescher l’execution
des decrets, ni l’instruction, jugement & execution de la contumace, jusques
à ce que l’Accusé soit actuellement en estat dans les prisons du Juge, auquel
l’adresse en aura esté faite.
ARTICLE XVIII.
Les charges & informations, & toutes les autres pieces du procés, mesme les
procedures faites depuis l’obtention des Lettres, seront incessamment portées
aux Greffes des Juges, ausquels l’adresse en sera faite : Ce que nous voulons avoir
lieu à l’égard des Lettres de revision.
ARTICLE XIX.
Les Lettres seront signifiées à la partie civile, & copie baillée avec assignation
en vertu de l’ordonnance du Juge, pour fournir ses moyens d’opposition, &
proceder à l’enterinement. Et seront les formes & delais prescrits par nostre
Ordonnance du mois d’Avril 1667. observez, si ce n’est que la partie civile
consente de proceder avant l’écheance des delais, par acte signé & deuëment
signifié.
ARTICLE XXI.
Les demandeurs en Lettres d’abolition, remission & pardon, seront tenus de
les presenter à l’Audience teste nuë & à genoux, & affirmeront, aprés qu’elles
auront esté leuës en leur presence, qu’elles contiennent verité, qu’ils ont donné
charge de les obtenir, & qu’ils s’en veulent servir : aprés quoy seront renvoyez
en prison.
ARTICLE XXII.
Nos Procureurs, & la partie civile, s’il y en a, pourront nonobstant la
presentation des Lettres de remission & pardon, informer par addition, & faire
recoler & confronter les témoins.
ARTICLE XXIII.
Defendons aux Lieutenans Criminels & tous autres Juges, aux Greffiers
& Huissiers, de prendre ni recevoir aucune chose, encor qu’elle leur fust
volontairement offerte, pour l’attache, lecture ou publication des Lettres, ou
pour conduire & faire entrer l’impetrant à l’Audience, & sous quelque autre
pretexte que ce soit ; à peine de concussion & de restitution du quadruple.
ARTICLE XXIV.
Le demandeur en Lettres sera interrogé dans la prison par le Rapporteur du
procés, sur les faits resultans des charges & informations.
ARTICLE XXV.
Defendons à tous Juges, mesme à nos Cours, de proceder à l’enterinement
des Lettres, que toutes les informations & charges n’ayent esté apportées &
communiquées à nos Procureurs, veuës & examinées par les Juges : nonobstant
toutes sommations qui pourroient avoir esté faites aux Greffiers de les apporter,
& les diligences dont les demandeurs en Lettres pourroient faire apparoir ; sauf
à decerner des executoires, & ordonner d’autres peines contre les Greffiers qui
seront en demeure.
ARTICLE XXVI.
Les impetrans seront interrogez dans la Chambre, sur la sellette avant le
jugement, & l’interrogatoire redigé par écrit par le Greffier, & envoyé avec le
procés en nos Cours en cas d’appel.
ARTICLE XXVIII.
Les impetrans des Lettres de revision qui sucomberont, seront condamnez
en trois cens livres d’amende envers Nous, & cent cinquante livres envers la
partie.
annexe ii
Les suppliants recensés dans cet index sont ceux qui ont été pris en compte
dans cette étude. Il s’agit :
– des individus ayant sollicité une grâce en dehors des grandes réjouissances
dynastiques et dont le cas a été communiqué aux procureurs généraux Joly
de Fleury I (1717-1746) et Joly de Fleury II (1746-1771/1774-1787), pour
avis, demande d’information ou financement des lettres de clémence par la
fondation Billecoq ;
– des individus ayant fait l’objet d’un arrêté écrit du parlement de Paris en
faveur de lettres de clémence, entre 1717 et 1787. 839
1 Les documents, très pauvres, contenus dans le dossier du procureur général ne permettent
pas de déterminer l’identité des deux criminels qui demandaient grâce, ce qui constitue un
cas unique en son genre. L’information a donc été retrouvée à partir du registre des arrêts
criminels du Parlement, qui venait de juger ces accusés sur appel d’une sentence du Châtelet :
AN, X2A 739, arrêt du 27 mars 1744.
volume 228 dossier 2300 affaire Lor
volume 228 dossier 2301 affaire Chatelain
volume 229 dossier 2313 affaire Joubart
volume 229 dossier 2314 affaire Gilter
volume 229 dossier 2316 affaire Chauvin
volume 229 dossier 2320 affaire Desprez
volume 229 dossier 2321 affaire Le Matre
volume 229 dossier 2322 affaire Fournier
volume 230 dossier 2326 affaire Dalbois
volume 230 dossier 2330 affaire Barré
volume 230 dossier 2332 affaire La Croix
volume 230 dossier 2338 affaire Gentil – Dupré
volume 230 dossier 2340 affaire Hermelle – Le Roy – Fromageau
volume 230 dossier 2345 affaire Damois – Le Fils
volume 230 dossier 2349 affaire Chama
volume 231 dossier 2350 affaire Sauvageot
volume 231 dossier 2358 affaire Salmon des Courbes
888 volume 231 dossier 2362 affaire Berthelot
volume 231 dossier 2366 affaire Berthet
volume 231 dossier 2367 affaire Poullet
volume 231 dossier 2373 affaire Huard
volume 232 dossier 2377 affaire Masson d’Ossainville
volume 234 dossier 2385 affaire Challet du Bessay de Sancheville
volume 234 dossier 2386 affaire Eustache [1/3] – Picard – Duporc
volume 234 dossier 2389 dossier Bertrand – Boudan
volume 234 dossier 2393 affaire Robert
volume 234 dossier 2395 affare La Farge
volume 235 dossier 2400 affaire Bouvard
volume 235 dossier 2401 affaire Thibaut
volume 235 dossier 2403 affaire Rollin
volume 235 dossier 2404 affaire Cheval
volume 235 dossier 2406 affaire Fort
volume 235 dossier 2407 affaire Besnard
volume 235 dossier 2408 affaire Nicou
volume 235 dossier 2411 affaire Wiette [1/2]
volume 235 dossier 2412 affaire Motte
volume 235 dossier 2417 affaire Jourdain
volume 235 dossier 2418 affaire Vernier
volume 238 dossier 2425 affaire Bourgeois
volume 238 dossier 2428 affaire Famin
volume 238 dossier 2430 affaire Le Roy
volume 238 dossier 2431 affaire Jeannet [1/2]
volume 238 dossier 2432 affaire Montreuil [1/2]
volume 238 dossier 2434 affaire Mercier
volume 238 dossier 2435 affaire Barbuaux du Colombier
volume 238 dossier 2436 affaire Charlot
volume 238 dossier 2437 affaire Perouard
volume 238 dossier 2439 affaire Planté
volume 246 dossier 2462 affaire Pinson
volume 252 dossier 2513 affaire Jeannet [2/2]
affaire Montreuil [2/2]
volume 252 dossier 2516 affaire Labbé
volume 252 dossier 2517 affaire Favre
volume 252 dossier 2522 affaire Jolivet
volume 253 dossier 2524 affaire Guillot
volume 253 dossier 2525 affaire Bruyard
volume 253 dossier 2527 bis affaire Vincent
volume 253 dossier 2528 affaire Le Clercq – Tornier – Gascoin
volume 253 dossier 2536 affaire Birotteau
volume 253 dossier 2537 affaire Dureau
volume 253 dossier 2538 affaire Rozon – Page F. – Page E.
volume 253 dossier 2540 affaire La Motte J. B. A. – La Motte J. A.
volume 253 dossier 2544 affaire Le Breton
volume 254 dossier 2546 affaire Desté
889
volume 254 dossier 2548 affaire Guynes – Lefevre
ARCHIVES NATIONALES
Registres criminels du parlement de Paris sous les magistratures de Joly de Fleury I, Joly de Fleury II
et Joly de Fleury III (Tournelle, chambre des vacations, Tournelle et Grand-Chambre assemblées) :
909
Documents divers relatifs à la justice criminelle du parlement de Paris au XVIIIe siècle
JUSTICE ET ADMINISTRATION
[35] Antoine, Michel & alii, Guide des recherches dans les fonds judiciaires de l’Ancien
Régime, Archives Nationales, 1958
[36] Bély, Lucien, Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de
France, 1996.
[37] Garnot, Benoît (dir.), La Justice et l’Histoire. Sources judiciaires à l’époque moderne
(xvie, xviie, xviiie siècles), Rosny-sous-Bois, Bréal, 2006. 915
[55] Antoine, Michel, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Genève, Droz,
1970.
[56] –, Louis XV, Paris, Fayard, 1989.
[57] Barbiche, Bernard, Les Institutions de la France à l’époque moderne, xvie-xviiie siècle,
Paris, Presses universitaires de France, 1999.
[58] Bisson, Paul, L’Activité d’un Procureur général au Parlement de Paris à la fin de
l’Ancien Régime : les Joly de Fleury, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur,
1964.
[59] Carbasse, Jean-Marie (dir.), Histoire du parquet, Paris, Presses universitaires de
France, 2000.
[60] Chaline, Olivier, Godart de Belbeuf. Le Parlement, le Roi et les Normands, Luneray,
Bertout, 1996.
[61] Daubresse, Sylvie, Morgat-Bonnet, Monique & Storez-Brancourt, Isabelle,
Le Parlement en exil ou Histoire politique et judiciaire des translations du parlement de
Paris (xve-xviiie siècle), Paris, Honoré Champion, 2007.
[62] Feutry, David, Guillaume-François Joly de Fleury (1675-1756). Un magistrat entre
service du roi et stratégies familiales, Paris, École des Chartes, 2011.
[63] Hardy, James D., Judicial Politics in the Old Regime. The Parlement of Paris during
the Regency, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1967.
[64] Marion, Marcel, Le Garde des sceaux Lamoignon et la réforme judiciaire de 1788,
Paris, Hachette, 1905.
[65] Monnier, Francis, Le Chancelier d’Aguesseau. Sa conduite et ses idées politiques, et son
influence sur le mouvement des esprits pendant la première moitié du xviiie siècle, avec des
documents nouveaux et plusieurs ouvrages inédits du chancelier, Paris, Didier, [1860].
[66] Mousnier, Roland, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue. 1598-
1789, Paris, Presses universitaires de France, 1974, 2 vol.
[67] Payen, Philippe, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris au xviiie siècle.
Dimension et doctrine, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
[68] –, La Physiologie de l’arrêt de règlement du Parlement de Paris au xviiie siècle, Paris,
Presses universitaires de France, 1999.
[69] –, « Les Joly de Fleury, des juristes éminents au Parlement de Paris », Droits, n° 40,
2004, p. 47-63.
[70] Robin, Pierre, La Compagnie des secrétaires du Roi (1351-1791), Paris, Librairie du
Recueil Sirey, 1933.
[71] Rogister, John, Louis XV and the Parlement of Paris, 1737-1755, Cambridge,
Cambridge University Press, 1995.
917
[72] Stone, Bailey, The Parlement of Paris, 1774-1789, Chapel Hill, The University of
North Carolina Press, 1981.
[87] Brioist, Pascal, Drévillon, Hervé & Serna, Pierre, Croiser le fer. Violence et
culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Seyssel, Champ Vallon,
2002.
918 [88] Bru, Paul, Histoire de Bicêtre (hospice, prison, asile), d’après des documents historiques,
Paris, Lecrosnier et Babé, 1890.
[89] Cameron, Iain A., Crime and Repression in the Auvergne and the Guyenne, 1720-
1790, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
[90] Carbasse, Jean-Marie, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2e édition
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[91] Castan, Nicole, « La justice expéditive », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations,
31e année, n° 2, mars-avril 1976, p. 331-361.
[92] –, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, Flammarion,
1980.
[93] –, Les Criminels de Languedoc. Les exigences d’ordre et les voies du ressentiment dans
une société pré-révolutionnaire (1750-1790), Toulouse, Association des publications de
l’Université de Toulouse Le Mirail, 1980.
[94] Crépin, Marie Yvonne, « La peine de mort au parlement de Bretagne au
xviiie siècle », dans Poumarède, Jacques & Thomas, Jack (dir.), Les Parlements de
province. Pouvoirs, justice et société du xve au xviiie siècle, Toulouse, FRAMESPA, 1996,
p. 341-353.
[95] Crimes et criminalité en France sous l’Ancien Régime, 17e-18e siècles, Paris, Armand
Colin, 1971.
[96] Criminalité et répression (xive-xixe siècles), numéro spécial des Annales de Bretagne et
des Pays de l’Ouest, tome 88, année 1981, n° 3.
[97] Dautricourt, Pierre, La Criminalité et la répression au parlement de Flandres au
xviiie siècle (1721-1790), Lille, G. Sautai, [1912].
[98] Farge, Arlette, Délinquance et criminalité : le vol d’aliments à Paris au xviiie siècle,
Paris, Plon, 1974.
[99] Farge, Arlette & Zysberg, André, « Les théâtres de la violence à Paris au
xviiie siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 34e année, n° 5, septembre-
octobre 1989, p. 984-1015.
[100] Ferrer, André, Tabac, sel, indiennes... Douane et contrebande en Franche-Comté
au xviiie siècle, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2002.
[101] Fosseyeux, Marcel, « L’assistance aux prisonniers à Paris sous l’Ancien Régime »,
Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, tome XLVIII, 1925,
p. 110-129.
[102] Garnot, Benoît, « Une illusion historiographique : justice et criminalité au
xviiie siècle », Revue Historique, tome CCLXXXI, avril-juin 1989, p. 361-379.
[103] –, « Pour une histoire nouvelle de la criminalité au xviiie siècle », Revue Historique,
tome CCLXXXVIII, octobre-décembre 1993, p. 289-303.
[104] –, « Justice, infrajustice, parajustice et extrajustice dans la France d’Ancien
Régime », Crime, Histoire et Sociétés, 2000, vol. 4, n° 1, p. 103-120.
[105] –, Justice et société en France aux xvie, xviie et xviiie siècles, Gap-Paris, Ophrys,
2000. 919
[106] –, Histoire de la justice, France, xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 2009.
[153] Musin, Aude & Nassiet, Michel, « Les récits de rémission dans la longue durée.
Le cas de l’Anjou du xve au xviiie siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine,
tome LVII, octobre-décembre 2010, p. 51-71.
[154] Paresys, Isabelle, Aux marges du royaume. Violence, justice et société en Picardie sous
François Ier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.
[155] Telliez, Romain, « Per potentiam officii ». Les officiers devant la justice dans le
royaume de France au xive siècle, Paris, Honoré Champion, 2005.
[156] Viaud, Jean, Le Droit de grâce à la fin de l’Ancien Régime et son abolition pendant
la Révolution, Paris, A. Rousseau, 1906.
922
Affaire Bouillon
[157] Boislisle, A[rthur] de, « La désertion du cardinal de Bouillon en 1710 », Revue des
questions historiques, t. XL, 1908, p. 420-471 ; t. XLI, 1909, t. 61-107 et 444-491.
Affaire La Barre
Affaire Lally-Tollendal
Affaire Lescombat
[160] Juratic, Sabine, « Meurtrière de son mari : un “destin” criminel au xviiie siècle ?
L’affaire Lescombat », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, tome XXXIV,
janvier-mars 1987, p. 123-137.
Affaire Louesme
[161] Déy, « Études historiques sur la ville de Champigny », Bulletin de la Société des
Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, 1848, deuxième volume, p. 13-44.
Affaire Pontcallec
[162] Cornette, Joël, Le Marquis et le Régent. Une conspiration bretonne à l’aube des
Lumières, Paris, Tallandier, 2008.
Affaire Radix de Sainte-Foye
[163] Bula, Sandrine, L’Apanage du comte d’Artois (1773-1790), Paris, École des Chartes,
1993.
Affaire Sade
[164] Lever, Maurice, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Fayard,
1991.
[165] Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste, Sade moraliste. Le dévoilement de la pensée
sadienne à la lumière de la réforme pénale au xviiie siècle, Genève, Droz, 2005.
923
Cet index thématique et nominatif ne comprend que les personnages les plus
notables cités dans cette étude. Par conséquent, l’écrasante majorité des criminels
qui cherchèrent à obtenir des lettres de clémence et qui sont aujourd’hui oubliés
des historiens, n’y figurent pas : ils sont toutefois énumérés de manière exhaustive
dans l’annexe II, avec les références des sources manuscrites les concernant.
La plupart des personnages cités dans cet index sont suivis d’une identification
sommaire, en rapport direct avec l’objet de cette étude. En particulier, nombre
d’entre eux sont désignés comme intercesseurs ou adversaires, ce qui signifie qu’ils
ont respectivement cherché à favoriser ou à contrecarrer la délivrance de lettres 925
de clémence en faveur d’un ou plusieurs supppliants.
C
Caen (Frères des Écoles chrétiennes de), lieu d’enfermement : 816
Calonne (Charles Alexandre de), contrôleur général des finances : 144 (n)
Cambrai (archevêque de), intercesseur : 140
Carcassonne (évêque de), intercesseur : 310
Carignan (princesse de) : 752
Carrard (Benjamin), jurisconsulte : 622
Cartouche, condamné : 143, 474, 609
Cas prévôtaux et présidiaux : 38, 92, 768, 829 (n)
Cassation
– un cas avéré de cassation d’une sentence déboutant un impétrant de l’entérinement
de ses lettres de rémission : 787
– autres occurrences : 87, 432, 434, 706
Certificats
– afin d’obtenir grâce, on en produit pour attester le dérangement d’esprit : 236, ou
la probité : 256-261 ; L’affaire du plombier du château de Choisy : 267-271 ; attitude
des procureurs généraux à leur égard : 516, 546-547, 571 ; L’affaire de la machination
passionnelle : 712-716
Chabannes (comte de), intercesseur : 88
Chabannes (maison de) : 294
Chabrillan (M. de), intercesseur : 142
Châlons (bailliage de) : 124
Chambre criminelle du parlement de Paris [selon les cas et le moment : Tournelle,
Tournelle et Grand-Chambre assemblées, chambre des vacations]
– sollicite des grâces : 29-30 ; la procédure suivie à cette occasion : 65-70 ; use de la suspen-
sion de signature pour faciliter la grâce : 70-71 ; conséquences sur la procédure de grâce
de ses jugements en matière de duels : 369-370, 400-401 ; procédure suivie à l’égard
des accusés suspects de dérangement d’esprit : 513-514 ; compétence de la Tournelle
et Grand-Chambre assemblées pour les crimes commis par des gentilshommes : 559 ;
d’Aguesseau et Joly de Fleury I influencent discrètement certains de ses jugements :
668-670 ; compétence en matière d’entérinement des lettres de clémence : 766-770 ;
ses audiences et ses jugements d’entérinement : 770-775, 779-786, 788-793, 808-812
930 – autres occurrences : passim
Chambre des Comptes de Paris : 176, 600
Chambre royale de 1719-1720 : 18 (n)
Chambre royale de 1754 : 642 (n)
Champigny (abbé de) : 672
Chancelier de France : voir ministre détenteur des sceaux
Charles VI, roi de France : 10
Charolais (comte de), intercesseur : 184, 763
Chartres (bailliage de) : 352 (n)
Chartres (duc et duchesse de), intercesseurs : 753
Chastellux (comtesse de), fille du chancelier d’Aguesseau et intercesseur : 154,
665, 730
Châtellerault (sénéchaussée de) : 484-485
Château-Gonthier (sénéchaussée de) : 769 (n)
Château-Thierry (bailliage de) : 542-543
Châteauroux (duchesse de) : 189
Châtelet de Paris : 11 (n), 27-28, 30 (n), 63, 79, 90-91 (n), 96, 99, 109 (n), 137 (n),
142, 156, 173, 175, 182, 216, 221, 227-229, 258, 261, 268, 284-285, 293-294,
297, 301-302, 306, 330, 332, 347-349, 359, 375, 384, 391, 399, 409-411, 448-450,
454-455, 465 (n), 471, 473, 476-477, 488 (n), 490, 492, 498-499, 505, 511 (n),
530-531, 570, 589, 596, 608, 610, 612, 614, 616, 647, 654-658, 666, 668, 681,
705, 713, 729, 731, 736, 747, 759, 769 (n), 772, 775 (n), 818, 829
– voir aussi lieutenant civil, lieutenant criminel, lieutenant général de police de Paris
Châtillon-sur-Indre (bailliage de) : 288
Chaulnes (duc de) : 148
Chaumont-en-Bassigny (bailliage de) : 126, 172 (n)
Chauvelin (Germain Louis), avocat général au Parlement puis garde des sceaux :
– son rôle dans la prise de décision relève du modèle ministériel : 702
– autres occurrences : 58 (n), 89 (n), 177, 197, 205, 294, 327, 343, 352 (n), 482, 537,
539, 584 (n), 591-592, 633, 639-640, 661-662, 684, 695, 701, 733, 796
Chauvelin (Louis), avocat général au Parlement : 592
Chauvelin de Beauséjour (Jacques Bernard), commissaire lors des réjouissances
de 1729 : 73 (n)
Chavigné (Mme de), intercesseur : 313, 315-316
Chefdeville (Jean-Antoine de), substitut au Parlement : 244
Cheret, accusé : 476
Chimay (Laure de Fitz-James, princesse de), intercesseur : 595, 723
Choiseul (Étienne François, duc de), secrétaire d’État : 61, 179 (n), 589
Chuppin (Charles Nicolas), substitut au Parlement : 147
Chycoineau (François), premier médecin du roi : 159 (n)
Clauses restrictives
– dans les lettres de rémission : 46-47 ; dans les lettres d’après jugement irrévocable :
58 ; peuvent faite l’objet d’une demande de décharge : 107 ; exemple de clause très
sévère sur lettres de décharge : 326 ; à propos de la clause de pouvoir ou ne pouvoir
posséder office dans les lettres de réhabilitation : 476-488 ; L’affaire du mauvais geô- 931
lier : 490-494
E
Ecclésiastiques
– sont des intercesseurs privilégiés : 134-135 ; lorsqu’ils sont eux-mêmes condamnés,
la dignité de l’Église est en jeu : 291-292 ; sévérité des procureurs généraux à l’égard
de leurs comportements criminels : 545, mais réticences à les voir subir des châti-
ments infamants : 548-549
Ecquevilly (marquis et marquis d’), intercesseurs : 153
Elbeuf (duchesse d’), intercesseur : 142
Elbeuf (prince, puis duc d’), suppliant : 49-50, 55, 200, 772
Embrun (archevêque d’), intercesseur : 168, 197
Enfance : voir jeunesse
Enfermement
– de plus en plus utilisé comme peine de substitution dans le cadre de la commuta-
tion : 59, 61 ; nombre de soutiens, en particulier de parents, cherchent à l’obtenir
par des lettres de commutation : 282, 296-308 ; L’affaire de la rente sur l’Hôtel de
Ville : 292-296 ; L’affaire de l’ex-demoiselle de bonne famille : 311-316 ; son lieu n’est
pas nécessairement inscrit dans les lettres : 812-813 ; est à la charge des familles :
813-817, 819-822 ; L’affaire du détenu sans destination : 822-825
Entérinement des lettres de clémence :
– sa fréquence au xviiie s. : 11 ; suppose un exposé des faits dans les lettres d’avant
jugement irrévocable : 54-56 ; constitue l’un des enjeux du désistement de la partie
civile : 165, 169-171 ; litige sur la question de savoir si un tribunal peut juger un
rémissionnaire aussitôt après l’avoir débouté de sa requête en entérinement : 651-
655 ; n’est pas consigné dans les registres criminels du Parlement lorsqu’il porte sur
des lettres d’après jugement irrévocable : 676 (n) ; est bloqué par des intercesseurs
mécontents de la grâce obtenue : 750 ; n’est pas un enregistrement : 766-767 ;
qui a compétence pour y procéder : 767-770 ; la procédure pour les lettres d’après
jugement irrévocable : 770-793 ; L’affaire des feux de la Saint-Jean : 793-808 ; la
procédure pour les lettres d’après jugement irrévocable : 808-812
– autres occurrences : 22 (n), 42 (n), 46 (n), 49 (n), 51 (n), 53 (n), 62 (n), 65 (n),
76 (n), 83 (n), 93, 185, 215, 240, 244, 248, 317, 325, 340, 426 (n), 479-480, 485,
490-491, 494, 499, 501, 590, 606, 615-616, 633 (n), 647-648, 658 (n), 659 (n),
664 (n), 676-677, 692, 717, 719, 731-732, 813, 819, 822-826
Entrées royales : 31
Enville (duchesse d’) : 126
Esgrigny (comtesse d’), adversaire : 542
Estissac (duc d’), intercesseur : 265
Estrées (duchesse d’), intercesseur : 152
934 Estrées (duc d’), gouverneur de Nantes : 538
Étallonde (chevalier d’) : 51
Étrangers
– peuvent être graciés : 26
Exemplarité des exécutions publiques
– leur importance aux yeux du procureur général : 465-468 ; il peut toutefois y renon-
cer lorsque la commutation offre une meilleure protection à la société : 468-469,
553-557 ; L’affaire du cheval de la rue Montmartre : 471-474
Expertise médicale
– L’affaire de la scieuse d’orge : 157-162 ; respect des procureurs généraux à son égard :
572-573 ; L’affaire de l’artificier mutilé : 734-738
F
Factums : 185, 387, 389 ; L’affaire des feux de la Saint-Jean : 793-808
Favereau (Père), intercesseur : 313
Familles : voir parents
Fausseté et escroquerie :
– leur place dans les consultations des procureurs généraux : 112-114 ; L’affaire de la
rente sur l’Hôtel de Ville : 292-296 ; bilan des avis des procureurs généraux portant
sur ce crime : 565, 568
– autres occurrences : passim
Faux-monnayage
– son exclusion du champ de la grâce à l’occasion des réjouissances de 1729 : 53
– autres occurrences : 257, 433
– voir aussi fausseté et escroquerie
Faux-saunage et contrebande :
– leur exclusion du champ de la grâce à l’occasion des réjouissances de 1729 : 54 ; les
auteurs de ces crimes qui sollicitent des grâces ont généralement été condamnés par
des juridictions extraordinaires : 82 ; ils obtiennent parfois le financement de leurs
lettres par la fondation Billecoq : 747
– autres occurrences : 415, 470, 609
Fayard de Sinceny (Jean Baptiste), suppliant : 541
Feydeau de Brou (Paul Esprit), garde des sceaux
– son rôle dans la prise de décision relève du modèle régalien : 702
Fleury (cardinal de), principal ministre
– son respect pour les règles de la procédure de grâce : 659-660
– autres occurrences : 73 (n), 493, 642, 661, 665, 684, 693, 717, 796
Folie : voir dérangement d’esprit
Folleville (François René Lesens de), procureur général du parlement de Rouen :
92 (n),
Fort-l’Evêque (prison du) : 476, 539
Fouet (peine du)
– fait l’objet de décharge ou de commutation : 60-61 ; sa nature : 297 (n), 349-350
– autres occurrences : passim
Fouquet (Nicolas), condamné gracié malgré lui : 79-80, 612 935
François Ier, roi de France : 10
G
Galères
– peine de substitution à la mort : 61 ; font l’objet de commutation et de rappel :
61-62 ; question de savoir si l’on doit infliger la marque aux galériens par commu-
tation : 182 (n)
– autres occurrences : passim
Gallois (Barthélemy), secrétaire du roi : 754, 759 (n)
Garde des sceaux : voir ministre détenteur des sceaux
Genlis (Mme de) : 691
Geoffrin (Mme), intercesseur : 147
Georges Ier, roi d’Angleterre : 617
Gilbert de Voisins (Pierre), intercesseur : 711-712
Glandève (évêque de), intercesseur : 209
Godot (Mme), intercesseur : 196-197
Goislard de Baillé (Anne Jean Baptiste de), parlementaire parisien : 147
Gontaut (duchesse de), intercesseur : 198, 297, 639
Gougis (Pantaléon), accusé : 125 (n), 126 (n), 742 (n), 813 (n)
Gourgues (Armand François Guillaume de), parlementaire parisien : 810
Grand aumônier
– son rôle dans la délivrance des lettres de clémence à l’occasion des réjouissances
dynastiques : 72-74, 491-492
Grand Châtelet (prison du) : 173, 729, 818
Gray (présidial de) : 332, 480
Grenoble (évêque de), intercesseur : 137
Griffon, avocat : 804
Grimaldi (baronne de), intercesseur : 154
Grossesse et accouchement clandestins (infanticide)
– leur place dans les consultations des procureurs généraux : 112-114 ; attitude de Joly
de Fleury II à l’égard de ce crime : 451-453 ; bilan des avis des procureurs généraux
concernant ces crimes : 565-566, 568
– autres occurrences : 12, 110-111, 194, 532
Grouchy de Méneuil, intercesseur : 591-592
Guerchy (comte de), intercesseur : 325
Guise (justice seigneuriale de) : 275
Gustave III, roi de Suède : 143
Guyot (Joseph Nicolas), jurisconsulte : 739 (n)
Guyot des Fontaines (Pierre François), suppliant : 772-773
H
Ham (château de), lieu d’enfermement : 817, 825
936
Hardy (Siméon Prosper), chroniqueur : 11, 281 (n), 286, 511 (n)
Harlay (Achille III de), parlementaire parisien : 58 (n)
Harlay de Cély (Louis Achille Auguste de), intendant de Paris : 91 (n), 425 (n)
Henri II (roi de France) : 111, 452-453
Homicide :
– peut être gracié par lettres de rémission ou de pardon : 42-48 ; est irrémissible s’il est pré-
médité : 53 ; sa place dans les consultations des procureurs généraux : 112-116, dans les
arrêtés du Parlement : 118-119 ; L’affaire du bois de Branlesses : 187-191 ; L’affaire des trois
frères et du fusil : 249-254 ; L’affaire du garde de la princesse de Nassau-Siegen : 333-340 ;
son examen par les procureurs généraux dans le cadre des demandes de lettres d’avant ju-
gement irrévocable : 365-384, 391-410, 413-426 ; L’affaire du combat à deux contre un :
385-391 ; L’affaire de l’officier d’infanterie endetté : 410-413 ; L’affaire de l’auberge du Lion
d’Or : 426-429 ; son examen par les procureurs généraux dans le cadre des demandes de
lettres d’après jugement irrévocable : 457-459 ; L’affaire du maître d’école imbécile : 518-
520 ; L’affaire des dix heures précises : 536-539 ; bilan des avis des procureurs généraux
portant sur ce crime : 565-568 ; L’affaire du voisin mécontent : 577-579 ; L’affaire du pré-
sumé duel de Bray-sur-Seine : 601-606 ; L’affaire de l’artificier mutilé : 734-738 ; L’affaire
du chevalier abandonné : 760-765 ; L’affaire des feux de la Saint-Jean : 793-808
Honneur
– argument souvent invoqué pour obtenir grâce, au nom des familles, voire des corps :
273-292 ; L’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville : 292-296 ; en son nom, les familles
sollicitent parfois des grâces qui pénalisent leur parent : 296-310 ; L’affaire de l’ex-
demoiselle de bonne famille : 311-316 ; L’affaire du cheval de la rue Montmartre : 471-
474 ; L’affaire de la machination passionnelle : 712-716
Hôpital Général (Bicêtre pour les hommes/La Salpêtrière pour les femmes)
– autorité du procureur général sur les détenus de ces maisons : 92 ; des parents of-
frent, en cas de commutation, de payer la pension d’enfermement : 284-285 ; dureté
des conditions de détention pour les graciés : 298-299, 731 ; le procureur général
consulte cet établissement à propos des demandes de rappel d’enfermement : 534-
535 ; L’affaire de la révolte de Bicêtre : 670-675 ; le coût des pensions dans cet éta-
blissement : 813-815 ; volonté fréquente de trouver un autre lieu d’enfermement :
816-819 ; un cas d’enfermement à Bicêtre en dehors de la maison de force : 817
– autres occurrences : 58 (n), 94, 136, 137 (n), 180, 300-305, 307, 310, 317, 347 (n),
456, 469, 501 (n), 505, 507, 550, 555, 557, 562, 609, 611, 657, 697, 699, 711, 731,
733, 738, 747 (n), 760, 765, 825
Horn (comte de), suppliant : 9, 658
Humières (maréchal d’) : 794
I
Incendie volontaire
– son exclusion du champ de la grâce à l’occasion des réjouissances de 1729 : 54
Infamie
– définit indirectement le champ de la grâce : 25-26 ; enjeux des lettres d’avant ou
d’après jugement irrévocable pour l’infamie : 41-42, 44, 47 ; est effacée par les lettres
937
de réhabilitation : 61-63 ; ses conséquences sur les parents des condamnés et sur
leurs démarches en faveur de la grâce : 273-285 ; si les lettres de réhabilitation, en la
J
Jeunesse
– les enfants ne sont pas susceptibles de lettres de rémission : 43, 498-501 ; est souvent
invoquée pour obtenir grâce : 232-234, parfois abusivement : 242-243 ; effet de
cette circonstance sur les avis des procureurs généraux : 502-509
Jersey (marquis de), intercesseur : 88
938
Joly de Fleury (fonds ou papiers) : 12-13, 29 (n), 46 (n), 49 (n), 55, 65, 69, 70 (n),
84, 101, 122, 498, 555 (n), 580, 676, 758, 771
Joly de Fleury I (Guillaume François), procureur général du parlement de Paris
(1717-1746)
– son respect scrupuleux de la distinction entre lettres d’avant et d’après jugement
irrévocable : 37-42 ; a varié sur la question de l’exposé des faits dans les lettres
d’abolition : 55 ; son rôle dans les grâces faites lors des réjouissances de 1729 : 73-
74 ; sa vigilance à propos de la clause de ne pouvoir posséder office dans les lettres de
réhabilitation : 475-484 ; ses relations difficiles avec le garde des sceaux d’Arme-
nonville : 493, 644, 651-656 ; ses préventions à l’égard des soldats du régiment des
Gardes Françaises et des bergers : 540-541 ; admet le principe des grâces destinées
à préserver l’honneur des familles, mais sans aggravation de peine pour le criminel :
550-555 ; étude statistique comparée de ses avis et de ceux de son fils : 566-568 ; ses
avis ne sont pas influencés par le statut des intercesseurs : 581-582 ; ne rend quasi
jamais d’avis de complaisance : 586-593 ; se soumet avec résignation aux arrêtés
de la Tournelle : 628-629 ; utilise à l’occasion le respect de la monarchie pour les
décisions de justice afin d’empêcher la grâce : 639-640 ; son étroite entente avec
d’Aguesseau : 642-643 ; ses heurts avec plusieurs des ministres de la Régence : 643-
644, 648-658 ; ses étroites relations de travail avec d’Aguesseau en matière de grâce :
665-670, 697 ; rend ses consultations rapidement : 722-723 ; prend l’initiative avec
d’Aguesseau de créer une fondation pour financer les lettres de clémence des graciés
démunis : 744-748
– autres occurrences : passim
– voir aussi procureurs généraux du parlement de Paris
Joly de Fleury II (Guillaume François Louis), procureur général du parlement de
Paris (1746-1771/1774-1787)
– son hostilité aux privilèges de grâce : 8 (n) ; moins vigilant que son père à propos de
la distinction entre lettres d’avant et d’après jugement irrévocable : 42 ; son embarras
à propos de magistrats apparentés à des condamnés frappés d’infamie : 288-290 ; se
sert du substitut Boullenois comme d’un homme de confiance : 362-363 ; entend
mettre des bornes à la rémissibilité des homicides par accident : 396-399 ; moins
exigeant que son père à propos de la clause de ne pouvoir posséder office dans les
lettres de réhabilitation : 483-484 ; admet le principe des grâces destinées à préserver
l’honneur des familles, y compris avec aggravation de peine pour le criminel : 555-
557 ; étude statistique comparée de ses avis et de ceux de son père : 566-568 ; son
attitude dans une affaire où il est lui-même la victime du crime : 573 (n) ; ses avis
sont influencés par le statut des intercesseurs : 581-583 ; rend parfois des avis de
complaisance : 586-601 ; finit par ne plus rendre d’avis sur les demandes de grâce
consécutive à un arrêté du Parlement : 629-632 ; subit quelques remontrances de la
part de d’Aguesseau : 704-706 ; rend ses consultations de plus en plus lentement au
fil de sa carrière : 722-726
– autres occurrences : passim
– voir aussi procureurs généraux du parlement de Paris
Joly de Fleury III (Omer Louis François), procureur général du parlement de
Paris (1771-1774) : 13, 105, 665 939
Joly de Fleury IV (Armand Guillaume Marie), procureur général du parlement de
K
Kaunitz, diplomate près la Cour de France : 81
L
L’Aigle (comte de), suppliant : 50, 55
L’Aigle (comtesse de), intercesseur : 140
L’Averdy (Catherine Élisabeth de), intercesseur : 709
L’Averdy (Clément Charles François de), contrôleur général des finances : 709-710
L’Averdy (Clément François de), avocat : 800
La Barre (chevalier de), condamné : 9, 51, 70 (n), 502
La Chabrerie (François-Pierre Du Cluzel de), substitut au Parlement : 356
La Chenelaye (chevalier de), intercesseur : 822-825
La Galissonnière (Charles Barrin de), substitut au Parlement : 40
La Goudalie (chevalier de), intercesseur : 822-824
La Grange : voir Le Lièvre de La Grange
La Luzerne (Mme de), intercesseur : 266
La Michodière (Jean Baptiste François de), intendant d’Auvergne : 85 (n)
La Peyronie (François Gigot de), chirurgien du roi : 146, 159 (n)
La Rochefoucauld (François VI, duc de) : 832
La Rochefoucauld (François VIII, duc de) : 50
La Rochefoucauld (Louis Alexandre, duc de) : 126
La Rochefoucauld-Liancourt (duchesse de), intercesseur : 203, 278, 349, 601
La Rocque (M. de), intercesseur : 264-265
La Roue (Augustin-François de), secrétaire du procureur général : 188, 202, 315,
356, 358
La Salpêtrière : voir Hôpital général
La Tour (Mme Des Galois de), intercesseur : 154
940 La Tournelle (Françoise de), intercesseur : 188, 190-191
La Tournelle (Charlotte, marquise douairière de), intercesseur : 188-191, 195
La Tournelle (Jean-Baptiste, marquis de) : 187
La Tournelle (justice seigneuriale de) : 187
La Trémoille (duchesse de), intercesseur : 153, 728
La Vrillière (Louis Phélypeaux, marquis de), secrétaire d’État de la Maison du
Roi :
– son rôle dans la prise de décision relève du modèle régalien : 702
– autres occurrences : 38, 306, 645, 649-651, 656-658, 693 (n), 772 (n)
Lagneau (Léonor), receveur des fondations faites en faveur des prisonniers pari-
siens : 747, 759 (n)
Lalive de Jully (Ange-Laurent), substitut au Parlement : 589
Lally-Tollendal (comte de), condamné : 9, 70 (n), 612
Lamoignon (Chrétien Guillaume de), parlementaire parisien : 205, 669-670
Lamoignon de Basville (Chrétien François II de), parlementaire parisien puis
garde des sceaux : 172-173, 176
Lamoignon de Blancmesnil (Guillaume II de), parlementaire parisien puis chan-
celier de France : 86 (n), 155, 485, 639, 663, 728
Lamoignon de Malesherbes (Chrétien Guillaume II de), président de la Cour des
Aides : 611 (n)
Lamoignon de Montrevault (Guillaume III de), parlementaire parisien : 613,
737-738
Langloys, secrétaire du Sceau : 86, 94, 174-75, 181-182, 680, 732, 737-738, 743-
744, 749, 754, 756-758, 761, 764-765, 812, 834
Langres (évêque de), intercesseur : 324
Laval (justice du comté-pairie de) : 536-538
Law (John), contrôleur général des finances : 80
Le Blanc (Claude), secrétaire d’État de la Guerre : 644 (n), 648-649
Le Camus (Nicolas V), président de la Cour des Aides : 146
Le Cauchois, avocat : 179 (n)
Le Fèvre d’Ormesson de Noiseau (Louis François-de-Paule), parlementaire pari-
sien : 67 (n)
Le Guerchoys (Madeleine), sœur du chancelier d’Aguesseau et intercesseur : 593
Le Havre (bailliage de) : 297 (n)
Le Lay de Pleumartin (Mme), intercesseur : 147
Le Lièvre de La Grange (Marie Madeleine), parente des procureurs généraux et
intercesseur : 201
Le Lièvre de La Grange (Marie Renée), parente des procureurs généraux et inter-
cesseur : 201
Le Mairat (Louis-Charles [Lépinette]), président à la Chambre des Comptes : 600
Le Maistre (Marie-Françoise), parente des procureurs généraux et intercesseur :
201
Le Nain (Jean), commissaire lors des réjouissances de 1729 : 73 (n)
Le Peletier de Beaupré (Charles Étienne), commissaire lors des réjouissances de
1729 : 73 (n) 941
Le Peletier de Rosambo (Louis IV), parlementaire parisien : 68 (n), 177
O
Obreption : voir entérinement des lettres de clémence
Ordonnance criminelle :
– la place qu’y tient la grâce : 10-11 ; ses dispositions à propos de l’expédition des
lettres de clémence en Grande et petites chancelleries : 21-24 ; ne fait pas usage du
mot grâce : 33 ; ses dispositions en matière de rémissibilité et d’irrémissibilité : 42-
43, 47, 52-53, 365, 391 ; est muette sur l’usage des lettres d’abolition : 48-49 ; ne
définit pas clairement les lettres d’après jugement irrévocable : 56 ; est muette sur
la procédure de grâce : 64 ; ses dispositions en matière d’exécution et leurs consé-
quences sur la procédure de grâce : 172-174 ; est muette sur les critères de délivrance
des lettres d’après jugement irrévocable : 431 ; ses dispositions en matière d’entérine-
ment : 767-768, 770-781 ; son silence à propos de l’entérinement des lettres d’après
jugement irrévocable : 809
– autres occurrences : 18, 25, 27, 35, 44-45, 48, 54, 55 (n), 58, 70, 87-88, 97, 121, 177,
188-189, 238, 241-242, 254, 322, 338 (n), 354 (n), 366, 377, 397, 399, 402-403, 409,
412-413, 421, 425, 426 (n), 429-430, 435, 490, 494, 498, 509, 521, 526, 565, 573, 617,
652, 654, 774, 785, 789, 805, 809
Orgeville (Mme d’), intercesseur : 753
Orléans (bailliage d’) : 352 (n), 653
Orléans (évêque d’)
– délivre des grâces lors de sa première entrée : 20, 31 (n)
– autres occurrences : 601 (n)
Orléans (Louis, duc d’) : 542, 753
Orléans (Louis Philippe Ier, duc d’) : 301, 599, 691-692
Orléans (Louise Henriette, duchesse d’) : 135
Orléans (Philippe, duc d’), régent de France : 9, 18, 35, 74, 306, 474, 642-644, 949
647-650, 653, 656-658, 693
P
Pachtat (comtesse de), victime : 237
Palaiseau (justice seigneuriale de) : 331
Pallu (Bertrand René), commissaire lors des réjouissances de 1729 : 73 (n)
Paporet de Maxilly (Antoine), secrétaire du roi : 698, 739, 754, 759
Parents
– peuvent solliciter la grâce sans le concours de l’intéressé : 78-79 ; leur place et leur
rôle dans les démarches de grâce : 127-132, 139-145, 148 ; pour obtenir la grâce du
suppliant, on invoque leur probité : 260-261, leur dépendance économique : 262, plus
souvent leur honneur : 273-283 ; L’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville : 292-296 ; au
nom de l’honneur, certains sollicitent des grâces qui pénalisent le suppliant : 296-302,
et cherchent à utiliser les lettres de commutation comme des lettres de cachet : 303-
311 ; L’affaire de l’ex-demoiselle de bonne famille : 311-316 ; cas de parents intervenus
contre la grâce : 316-317 ; discussion sur la grâce des meurtres entre parents : 421-
423 ; L’affaire du cheval de la rue Montmartre : 471-474 ; mesure de leur influence sur
les avis des procureurs généraux : 580-582 ; L’affaire du chevalier abandonné : 760-765 ;
L’affaire de la machination passionnelle : 712-716 ; leur place, leurs moyens et leurs
objectifs dans la procédure d’entérinement des lettres d’avant jugement irrévocable
lorsqu’ils sont partie civile : 774-778 ; il leur revient de payer la pension d’enferme-
ment du membre de leur famille, ce qui est source de difficultés : 813-822 ; L’affaire du
détenu sans destination : 822-825
Paris
– influence de la criminalité de cette ville sur les consultations des procureurs géné-
raux : 463-464
Parlements
– Aix: 59 (n), 154
– Besançon : 30 (n), 40, 62 (n), 513 (n), 616 (n)
– Bordeaux : 93 (n), 769 (n)
– Bourgogne : 30 (n), 52 (n), 333, 829 (n)
– Flandres : 40 (n), 46 (n), 52 (n), 110, 115 (n), 275
– Grenoble : 30 (n), 523
– Metz : 30 (n), 319, 644
– Navarre et Béarn : 110
– Paris : passim
– Rennes : 22-23, 28 (n), 94, 178 (n), 345 (n), 453 (n)
– Rouen : 11 (n), 19, 30 (n), 52 (n), 74 (n), 92 (n), 600, 659 (n), 814 (n)
– Toulouse: 23, 30 (n), 116 (n)
Partie civile :
– conserve ses droits à réparations en cas de rémission : 46 ; efforts et moyens pour la
neutraliser : 162-171 ; sa place, ses moyens et ses objectifs dans la procédure d’enté-
950 rinement des lettres d’avant jugement irrévocable : 774-778 ; montant des répara-
tions qui lui sont accordées par le parlement de Paris lors de l’entérinement des lettres
d’avant jugement irrévocable : 788-790 ; L’affaire des feux de la Saint-Jean : 793-808
Pasquier (Étienne Pierre), parlementaire parisien : 176
Paul (saint) : 135, 608
Paulmy (Antoine René de Voyer, marquis de), intercesseur : 148
Peilhon (Anne Joseph), substitut au Parlement : 202 (n), 360
Penthièvre (Louis Jean Marie de Bourbon, duc de) : 158-159, 161, 701
Périgueux (justice prévôtale de) : 43 (n), 769 (n)
Perrin (Adrien), secrétaire du roi : 180 (n)
Perrin (Jean), secrétaire du roi : 180
Perrin (Pierre), secrétaire du roi : 180 (n)
Pezé (marquis de), intercesseur : 167, 238, 264, 684
Pia, receveur des fondations faites en faveur des prisonniers parisiens : 748, 759 (n)
Pierron (Nicolas II), substitut au Parlement : 356-357, 433, 636, 797
Piet, accoucheur : 618, 620
Placet
– sa place dans la procédure de grâce : 76-79
Polignac (abbé de), intercesseur : 164
Pompadour (marquise de), intercesseur et victime : 136 (n), 202 (n), 613, 716
Pommyer de Charmois (Yves Simon), substitut au Parlement puis secrétaire du
roi : 247, 753-758, 812
Pomponne (marquise de), adversaire : 331
Pont (prince de), intercesseur : 753
Pontchartrain (Jérôme Phélypeaux, comte de), secrétaire d’État de la Maison du
Roi : 645 (n)
Pontchartrain (Louis Phélypeaux, comte de), chancelier de France : 23, 59 (n), 62
Pontcallec (marquis de), condamné : 9,18
Pontorson (Frères de la Charité de), lieu d’enfermement : 825
Portail (Jean Louis), parlementaire parisien : 205
Pouliac (Mme de), intercesseur : 325
Praslin (César Gabriel, duc de), secrétaire d’État de la Marine et intercesseur :
92 (n), 184
Préméditation
– son absence est devenue le principal argument de ceux qui demandent rémission :
241-242 ; L’affaire des trois frères et du fusil : 249-254 ; examen des procureurs géné-
raux sur les demandes de rémission pour homicide suspect de préméditation : 377-
384 ; L’affaire du combat à deux contre un : 385-391 ; est devenue le véritable critère
de la rémission pour les procureurs généraux : 409 ; est prolongée par le critère de
réflexion : 414-415 ; demeure un critère décisif pour la délivrance de lettres d’après
jugement irrévocable à un meurtier : 457-459 ; L’affaire du gentilhomme impatient :
558-561 ; L’affaire des feux de la Saint-Jean : 793-808
Premier mouvement (ou premier moment) : voir réflexion
Preuves légales (système des) : 434-439, 442, 456
Prévarication 951
– son exclusion du champ de la grâce à l’occasion des réjouissances de 1729 : 54 ; sa
R
Radix de Sainte-Foye, suppliant : 51, 766
Rapt avec violence :
– est irrémissible : 53
Rapt de séduction
– est rémissible : 53 (n) ; sa place dans les consultations des procureurs généraux :
111-112, 114
Rébellion à justice
– est irrémissible : 53, 365 ; intransigeance des procureurs généraux sur ce point : 366
Récidive
– sa prise en compte dans les avis des procureurs généraux : 523-524, 526-530 ; L’af-
faire des dix heures précises : 536-539 ; L’affaire du tapage nocturne : 689-692
Réflexion
– est un critère d’examen des procureurs généraux en matière de rémission : 414-419 ;
L’affaire de l’auberge du Lion d’Or : 426-429 ; demeure un critère pour accorder des
lettres d’après jugement irrévocable à un meurtier : 457-459
Régent : voir Orléans (Philippe d’)
Réjouissances dynastiques
– sont prétexte à la délivrance de lettres de clémence : 31-32 ; usage original des lettres
de pardon à cette occasion : 48 ; rédéfinition des crimes exclus de la grâce à cette
occasion : 53-54 ; la procédure suivie lors des réjouissances dynastiques : 71-72,
l’exemple de 1729 : 72-75 ; exemples de grâce obtenue à ces occasions : 380, 480,
490-491, 590, 777
– autres occurrences : 30 (n), 79 (n), 81 (n), 368 (n), 377, 690, 811 (n)
Relégation dans les colonies
– a été momentanément une peine de substitution possible dans le cadre de la com-
mutation : 61 ; est encore sollicitée après sa sortie de l’arsenal des peines : 299-300 ;
insérée dans une clause de lettres de décharge : 326
– autres occurrences : 308, 319, 472, 763
Remontrances
– le parlement de Paris n’en fait quasi jamais usage dans le cadre de la procédure d’en-
térinement : 766-767, 785-786, 810-811
Renel (marquise de), victime : 704-705
Réparations civiles : voir partie civile
Revel (Mme de), intercesseur : 281
Richard de Boutigny de Valaubrun (Jean-Baptiste), substitut au Parlement : 483,
636 953
Riom (sénéchaussée de) : 374, 784, 797-800, 804-805, 808
S
Sade (marquis de), suppliant : 9, 50-51, 55, 128 (n), 664
Sadourny de Cazot (Jean), intercesseur : 293-296
Sadourny de Cazot (Joseph), suppliant : 292-296, 816-818
Sadourny de La Peyrusse (Pierre), intercesseur : 793, 796, 798-799, 803-804, 806
Sadourny de Laubac (Paul Joseph), suppliant : 793-808
Sainfray (Jacques), substitut au Parlement : 361, 506-507, 601, 681
Saint-André-des-Arts (curé de), intercesseur : 256
Saint-Barthélemy (vicaire de), intercesseur : 138
Saint-Chamond (M. de), intercesseur : 142
Saint-Étienne (sénéchaussée de) : 652 (n)
Saint-Eustache (curé de), intercesseur : 143-144, 175, 274
Saint-Florentin (Louis Phélypeaux, comte de), secrétaire d’État de la Maison du
Roi :
– son rôle dans la prise de décision relève du modèle régalien : 702
– autres occurrences : 59 (n), 77, 85 (n), 94, 172, 175-176, 225, 270, 312, 314, 350, 356-
357, 454, 557 (n), 583, 586, 614-615, 662 (n), 663 (n), 680, 683, 693 (n), 702, 728-729
Saint-Flour (bailliage de) : 558-561, 795, 797
Saint-Gervais (curé de), intercesseur : 135
Saint-Jean-de-Latran (justice de la commanderie de) : 375-376
Saint-Landry (curé de), intercesseur : 243
Saint-Laurent (curé de), intercesseur : 143
Saint-Pierre-le-Moûtier (présidial de) : 190
954 Saint-Paul (curé de), intercesseur : 274
Saint-Philippe-du-Roule (curé de) : 751
Saint-Quentin (bailliage de) : 433-434
Saint-Roch (curé de), intercesseur : 134
Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), mémorialiste : 334
Saint-Sulpice (curé de), intercesseur : 144
Saint-Venant (Frères Charitains de), lieu d’enfermement : 819
Sainte-Marie-Madeleine (Filles pénitentes de), lieu d’enfermement : 818
Sainte-Maure (comte de), intercesseur : 334-335, 339-340
Sainte-Menehould (bailliage de) : 206, 209, 250, 366
Sainson (Edme), secrétaire du roi : 75 (n), 81 (n)
Salmon (Marie), condamnée : 179 (n)
Sartine (Antoine Raymond Jean Galbert Gabriel de), lieutenant général de police
de Paris : 824-825
Saumur (sénéchaussée de) : 30
Sceau : voir audience du Sceau et secrétaire du Sceau
Secrétaire du Sceau
– son rôle dans la procédure de grâce : 85-86 ; est sollicité par les soutiens : 181-182
– voir aussi audience du Sceau et Langloys
Secrétaires d’État
– leur intervention dans le domaine de grâce : 83-84 ; effacement du secrétaire d’État
de la Maison du Roi devant le ministre détenteur des sceaux : 84-85, 662, 693-694
Secrétaires du roi
– leur rôle dans l’expédition des lettres de clémence de Grande Chancellerie : 72, 75,
80 ; leur rôle dans les démarches pour obtenir la grâce : 80-81, lors de l’audience
du Sceau : 89 ; leurs honoraires à l’occasion de l’expédition des lettres : 740 ; leurs
sacrifices financiers lorsque les lettres sont expédiées pro Deo : 743-744, ou sur la
fondation Billecoq : 754-758
– autres occurrences : 83 (n), 84 (n), 95, 96 (n), 174, 180, 223, 239, 240 (n), 241, 247,
471, 592, 654, 698 (n), 727, 732, 739, 749, 752-754, 759, 761-762, 764-765, 810 (n),
812, 819, 822, 826
Séguier (Antoine Louis), avocat général au parlement de Paris : 487-488
Séguier (Pierre), chancelier de France : 22, 49
Ségur (marquise de), intercesseur : 136
Seignelay (Jean Baptiste Colbert, marquis de), secrétaire d’État de la Maison du
Roi : 573 (n)
Sens (bailliage de) : 768 (n), 776, 791 (n)
Sérilly (M. de), parent des procureurs généraux et intercesseur : 183
Sérilly (Mme de), parente des procureurs généraux et intercesseur : 201
Serte (M. de), suppliant : 49, 55, 772
Serpillon (François), jurisconsulte : 20 (n), 43 (n), 45 (n), 511 (n), 652 (n), 768 (n),
769 (n)
Sienne, secrétaire du procureur général : 208
Sigault, médecin : 617-618, 620
Sodomie : 111 (n), 228 (n), 467 955
– voir aussi atteinte aux mœurs
T
Talhouët (François Joachim Lapierre de), condamné gracié malgré lui : 80
Taupinart de Tilière (Gabriel Nicolas), substitut au Parlement : 486-487
956
Tavannes (marquis de), suppliant : 53 (n), 76-77
Thellin (M. de), adversaire : 320-322
Thiroux d’Ouarville (Pierre-Marie), parlementaire parisien : 147
Torcy (marquis de) : 180, 204
Toul (évêque de) : 818
Toulouse (comtesse de), intercesseur : 158-161, 584-586
Tour Saint-Bernard (prison de la) : 29 (n), 83 (n), 143, 320, 346, 347 (n), 470, 572,
642 (n), 730, 738, 747, 756, 759 (n)
Tournelle : voir chambre criminelle du parlement de Paris
Tours (archevêque de), intercesseur : 324, 385 (n)
Tours (intendant de) : 371
Transaction : voir désistement de la partie civile
Troyes (bailliage de) : 339, 434
Troyes (évêque de), intercesseur : 140-141
Trudaine (Daniel Charles), commissaire lors des réjouissances de 1729 puis in-
tendant d’Auvergne : 73 (n), 293, 295, 793 (n)
Turgot d’Ussy (Michel Jacques), parlementaire parisien : 280
Turgot d’Ussy (Mme) : 280
V
Valbelle (marquise de), intercesseur : 140, 149, 282
Varennes (bailliage de) : 173 (n)
Vauban (maréchal de) : 187
Vaucouleurs (hôpital de), lieu d’enfermement : 818
Vaudémont (princesse de) : 50
Ventadour (duchesse de), intercesseur : 153
Vic-en-Carladès (bailliage de) : 768 (n)
Victimes
– leur désistement est recherché : 164-171 ; cas d’interventions de leur part pour em-
pêcher la grâce : 318-328
– voir aussi désistement de la partie civile
Vienne (vicaire général du diocèse de), intercesseur : 752
Villars (duchesse de), intercesseur : 135, 152, 714-716
Villeneuve-le-Roi (bailliage de) : 768 (n)
Villiers de La Berge (François Louis de), substitut au Parlement : 202 (n), 356
Vintimille (Mme de) : 189
Viol
– son exclusion du champ de la grâce à l’occasion des réjouissances de 1729 : 53 ;
L’affaire du détenu sans destination : 822-825
– voir aussi atteinte aux mœurs
Violences
– leur place dans les consultations des procureurs généraux : 112-114 ; bilan des avis
des procureurs généraux portant sur ce crime : 565, 568 ; L’affaire du tapage noc-
turne : 689-692 957
Vitry-sur-Seine (curé de), intercesseur : 304
Tableau 1. Les avis conservés rendus par Joly de Fleury I et Joly de Fleury II,
ventilés par période quinquennale (1717-1787).................................................................... 102
Tableau 2. Place des arrêtés écrits du Parlement dans les avis conservés rendus par
Joly de Fleury I et Joly de Fleury II (1717-1787).................................................................. 104
Tableau 3. La nature des demandes soumises à Joly de Fleury I et Joly de Fleury II
d’après les avis conservés (1717-1787)........................................................................................ 107
Tableau 4. La nature des crimes soumis à Joly de Fleury I et Joly de Fleury II
d’après les avis conservés (1717-1787)........................................................................................ 112
Tableau 5. Comparaison de la nature des demandes soumises à Joly de Fleury I 959
et Joly de Fleury II d’après les avis conservés (1717-1746/1746-1787)...................... 113
960
TABLE DES MATIÈRES
Introduction................................................................................................................................... 9
chapitre préliminaire
Lettres de clémence et procédure de grâce............................................................................. 17
1) Définition des lettres de clémence.................................................................................. 17
2) Typologie des lettres de clémence.................................................................................... 33
De la division des lettres de clémence en deux familles...................................................... 34
Les lettres d’avant jugement irrévocable................................................................................ 42
Les lettres d’après jugement irrévocable................................................................................ 56 961
3) Aperçu de la procédure....................................................................................................... 64
livre i
SOLLICITER
préambule
Évolution et nature des demandes........................................................................................... 101
Conclusion.................................................................................................................................. 119
chapitre premier
Les interventions en faveur de la grâce................................................................................... 121
1) Mobiliser des soutiens......................................................................................................... 121
L’affaire de la scieuse d’orge........................................................................................................ 157
2) Se battre sur tous les fronts................................................................................................ 162
L’affaire du bois de Branlesses.................................................................................................... 187
3) Circonvenir le procureur général..................................................................................... 192
L’affaire du roulier et du messager............................................................................................. 205
Conclusion.................................................................................................................................. 210
chapitre ii
La présentation des faits et de leur auteur.............................................................................. 213
1) Plaider l’innocence............................................................................................................... 213
L’affaire du crocheteur de serrures............................................................................................. 227
2) Atténuer la culpabilité......................................................................................................... 230
L’affaire des trois frères et du fusil.............................................................................................. 249
3) Faire valoir les mérites du suppliant................................................................................ 255
L’affaire du plombier du château de Choisy............................................................................. 267
Conclusion.................................................................................................................................. 271
chapitre iii
La défense des proches et des victimes.................................................................................... 273
1) Le leitmotiv de l’honneur.................................................................................................. 273
L’affaire de la rente sur l’Hôtel de Ville..................................................................................... 292
962 2) Les ambiguïtés de la lutte pour l’honneur.................................................................... 296
L’affaire de l’ex-demoiselle de bonne famille............................................................................. 311
3) Le plaidoyer contre la grâce............................................................................................... 316
L’affaire du garde de la princesse de Nassau-Siegen................................................................. 333
Conclusion.................................................................................................................................. 340
livre ii
APPRÉCIER
préambule
Le parquet au travail..................................................................................................................... 345
Conclusion.................................................................................................................................. 364
chapitre iv
Le cas des lettres d’avant jugement irrévocable.................................................................... 365
1) Les homicides non-graciables........................................................................................... 365
L’affaire du combat à deux contre un........................................................................................ 385
2) Les homicides graciables.................................................................................................... 391
L’affaire de l’officier d’infanterie endetté.................................................................................. 410
3) La frontière entre le graciable et le non-graciable....................................................... 413
L’affaire de l’auberge du Lion d’Or........................................................................................... 426
Conclusion.................................................................................................................................. 429
chapitre v
Le cas des lettres d’après jugement irrévocable..................................................................... 431
1) La conformité de la procédure et des peines................................................................ 431
L’affaire des bijoux de la cantatrice........................................................................................... 453
2) Les considérations de politique pénale.......................................................................... 456
L’affaire du cheval de la rue Montmartre................................................................................. 471
3) La protection des charges et fonctions publiques....................................................... 474
L’affaire du mauvais geôlier....................................................................................................... 490
Conclusion.................................................................................................................................. 494
chapitre vi
La prise en compte du suppliant............................................................................................... 497
1) L’irresponsabilité morale.................................................................................................... 497
L’affaire du maître d’école imbécile........................................................................................... 518
2) La situation judiciaire.......................................................................................................... 520
L’affaire des dix heures précises................................................................................................... 536
3) La position sociale................................................................................................................ 539
L’affaire du gentilhomme impatient.......................................................................................... 558
Conclusion.................................................................................................................................. 561 963
livre iii
CONCLURE
préambule
Le roi et ses juges........................................................................................................................... 627
Conclusion.................................................................................................................................. 640
chapitre viii
La monarchie et le procureur général...................................................................................... 641
1) Les relations de travail......................................................................................................... 641
L’affaire de la révolte de Bicêtre................................................................................................. 670
2) L’effet des consultations...................................................................................................... 675
L’affaire du tapage nocturne...................................................................................................... 689
3) Les décisions de la monarchie........................................................................................... 693
L’affaire de la machination passionnelle................................................................................... 712
Conclusion.................................................................................................................................. 716
chapitre ix
De la décision de principe à la grâce effective....................................................................... 719
1) Attente et persévérance....................................................................................................... 719
L’affaire de l’artificier mutilé..................................................................................................... 734
2) Le coût des lettres de clémence......................................................................................... 738
L’affaire du chevalier abandonné.............................................................................................. 760
3) L’entérinement et ses suites................................................................................................ 765
Les lettres d’avant jugement irrévocable................................................................................ 770
L’affaire des feux de la Saint-Jean......................................................................................... 793
Les lettres d’après jugement irrévocable................................................................................ 808
964 L’affaire du détenu sans destination...................................................................................... 822
Conclusion.................................................................................................................................. 825
Conclusion...................................................................................................................................... 827