Le Bonheur Philosophie
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ACCUEIL POUR LA PREMIERE FOIS DU CAFE PHILO A LA MEDIATHEQUE DE
CAZOULS-LES-BEZIERS
Voilà une déclaration qui semble en phase avec la déferlante d’ouvrages de « philo-
bonheur » qui envahissent aujourd’hui nos librairies et nos sites Internet. Certains dénoncent
une « sous-philosophie », d’autres reprochent à ces philosophes d’avoir enfilé la toge
antique pour nous faire croire que les Anciens possèdent toujours les clés du bonheur… Au-
delà de ces « manuels de bonheur en 15 leçons », que devons-nous penser de la finalité ou de
la vocation de la philosophie en matière de bonheur ? Pourquoi devons-nous être vigilants
vis-à-vis de ceux qui nous font miroiter les voies du bonheur ou de la sagesse ? Mais faut-il
pour cela « jeter le bébé avec l’eau du bain », et considérer que la philo est étrangère à leur
recherche ? Dans un monde moderne où les voies du « bien vivre » semblent résolument
pluralistes, que peut-elle nous apporter ?
Ecrit philo
Voilà une déclaration qui semble en phase avec la déferlante d’ouvrages de « philo-
bonheur » (Roger Pol Droit) qui envahissent aujourd’hui nos librairies et nos sites Internet.
Certains dénoncent une « sous-philosophie », d’autres reprochent à ces philosophes d’avoir
enfilé la toge antique pour nous faire croire que les Anciens possèdent toujours les clés du
bonheur… Au-delà de ces « manuels de bonheur en 15 leçons », que devons-nous penser de
la finalité ou de la vocation de la philosophie en matière de bonheur ? Pourquoi devons-nous
être vigilants vis-à-vis de ceux qui nous font miroiter les voies du bonheur ou de la sagesse ?
Mais faut-il pour cela « jeter le bébé avec l’eau du bain », et considérer que la philo est
étrangère à leur recherche ?Dans un monde moderne où les voies du « bien vivre » semblent
résolument pluralistes, que peut-elle nous apporter ?
Nous avons repris ici le titre d’un livre de Roger Pol Droit (« La philosophie ne fait pas le
bonheur ») à la forme interrogative. Ce dernier, face à ce qu’il appelle une « philo-bonheur »
qui imprègne l’air du temps, part en guerre pour critiquer âprement cette vague d’ouvrages
qui déferle sur nos rivages nous proposant des manuels sur « le bonheur en quinze leçons ».
Au-delà de l’aspect très polémique de son livre, il apparaît en effet utile de s’interroger à notre
tour sur la vocation et le réel pouvoir de la philosophie en matière de bonheur. Constatons
d’abord avec Pascal Bruckner la réalité d’une telle pression : celle d’une injonction
permanente au bonheur considérée par lui comme le credo idéologique de nos sociétés : elle
enjoint chacun à devoir construire coûte que coûte son bonheur, et suggère plus ou moins
subtilement qu’il sera jugé à l’aune de cette capacité. Injonction quelque peu paradoxale car le
volontarisme de la performance, l’obsession du résultat, et surtout la tristesse de ne pas
pouvoir y parvenir, ne sont peut-être pas vraiment compatibles avec la « zénitude » ou la
sérénité classiquement associées à l’image du bonheur… Peut-être que vouloir obéir à
l’injonction du bonheur est la meilleure façon de s’en éloigner… Roger Pol Droit a au moins
raison sur un point : la littérature sur le bonheur est intarissable, mêlant de façon très
« œcuménique » développement personnel, conseils de bien-être, psychologie positive,
philosophie, spiritualité laïque ou religieuse…etc., pour nous délivrer les secrets du bonheur.
Face à cette déferlante, certains philosophes dénoncent une « sous-philosophie » (François
Jullien), et reprochent à leurs auteurs d’avoir vendu leur âme au profit des « marchands de
bonheur ». En même temps, la philosophie, comme son étymologie l’indique, n’est-elle pas
l’amie de la sagesse et du bonheur depuis l’Antiquité ? Se présentant comme un retour aux
sources, cette philosophie du bonheur contemporaine revendique souvent de ne plus
s’encombrer de discours trop théoriques et indigestes coupés de toute pratique, au profit d’une
« philosophie comme manière de vivre » (l’expression est de Pierre Hadot, le grand
spécialiste de la philosophie antique), préoccupée des maux de l’âme et se fixant comme tâche
d’y remédier (la philosophie comme pharmacopée)
Première partie
Avant de se demander s’il est vrai que tout le monde désire être heureux, il faut rappeler
qu’initialement, conformément d’ailleurs à l’étymologie gréco-latine du mot dans beaucoup
de langues, comme le mot français notamment – bon heur : bonne chance, heureux hasard – le
bonheur était associé au hasard de la vie ou au destin, avant d’être l’objet d’une visée
quelconque. Le bonheur, comme le malheur, survient, advient surgit, sans que nous en soyons
jamais la cause, « ils nous tombent dessus ». Il ne dépend pas de nous. Il ne faut jamais
oublier cette vision archaïque d’un bonheur livré au hasard pour comprendre comment, dans
un second temps, les doctrines antiques ont voulu établir que le bonheur était à notre portée et
que nous pouvions conquérir une forme de maîtrise malgré les aléas de la vie, les fluctuations
et catastrophes imprévisibles du cours de notre existence. Mais les Grecs pensaient au départ
que la vie heureuse ou malheureuse des mortels dépendait de la seule volonté des dieux, de
leurs décisions opaques. Les tragédies comme celles d’Euripide ou de Sophocle en sont une
illustration frappante. Nous verrons que cette dimension du destin ou du hasard (qui n’est au
fond que la version définalisée et séculière du premier[1]), que l’on a voulu neutraliser en
tentant de « reprendre la main » sur les évènements de la vie, fera retour comme une donnée
irréductible… Nietzsche en particulier, et son « amor fati », renouera avec cette conception du
bonheur (cf. plus loin).
Quoiqu’il en soit, cette aspiration à être heureux semble en effet une évidence pour de très
nombreux philosophes antiques ou modernes. Nous pourrions faire l’inventaire de telles
déclarations chez Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Epicure, mais aussi Augustin, Pascal,
Diderot, Hume… qui affirment la centralité de la question du bonheur dans l’existence
humaine. Nul mieux qu’Aristote n’a défini le bonheur comme la finalité dernière de
l’existence humaine « Fin parfaite, dit Aristote, en ceci que le bonheur est « toujours
désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. ». Rien ne sert qui ne
serve, directement au bonheur ; mais lui, ne sert à rien. Il n’est ni instrument ni moyen…mais
fin, uniquement fin, et, par-là, fin absolue : « Tout ce que nous choisissons est choisi en vue
d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi. »
Mais nous ne devons pas oublier non plus ceux pour qui une telle affirmation relève d’une
mystification et d’un mensonge ; Cioran, pour qui « l’inconvénient principal est d’être né »,
Schopenhauer qui refuse ce qu’il appelle un mirage et qui assigne comme tâche à la
philosophie de combattre cette maladie de l’esprit, en dissipant l’illusion d’un bonheur
désirable.Avant lui, La Rochefoucauld, Vauvenargues qui soulignent la vanité et l’inanité du
bonheur.Ils constituent par conséquent des exceptions notables à la règle précédente…
L’argument le plus usité par ceux qui affirme cette aspiration au bonheur est que nous
cherchons toujours le bien et le mieux même s’il arrive souvent que nous nous trompions :
« Nul n’est méchant volontairement » disait Socrate. Comme le rappelle Roger Pol Droit,
c’est en ce sens que Pascal affirme que celui qui se suicide cherche encore le bonheur : en
fonction de l’idée du bonheur qui l’habite, dont il constate que le monde ne permet pas la
réalisation, il met fin à ses jours, sans pour autant renoncer au désir d’être heureux… Sans
contredire une telle aspiration au bonheur, elle peut être tempérée pour un certain nombre de
raisons : 1) La conviction socratique de la quête d’un bien universellement partagé doit être
nuancée par toute la violence qui jalonne l’histoire de l’humanité, la suite ininterrompue des
massacres de masse qui semble répondre aux premières images de figurines du paléolithique
transpercées de lances et agonisantes sur les parois des grottes de Lascaux. La persistance
d’une forme de barbarie gisant au cœur de l’humain pulsionnel n’indique-t-il pas la présence
d’un négatif qui vient souligner sans doute une forme de naïveté dans la déclaration
socratique ? 2) Notre formule du bonheur est en grande partie européocentriste : elle résiste
mal à la diversité des cultures et certaines d’entre elles n’ont même pas le mot pour le dire :
c’est le cas de la pensée chinoise analysée par François Jullien dans « Nourrir sa vie à l’écart
du bonheur» : « Nourrir sa vie offre une autre possibilité que celle du bonheur parce que
nourrir relève d’une logique d’affinement-transformation que se développe à l’écart de la
quête et de la captation….. La pensée chinoise n’a pas développé d’idée de finalité et, par
suite, n’a pas explicité celle du bonheur…….. A la préoccupation grecque du « telos » et de
la finalité, la pensée chinoise oppose ainsi la pensée de ce que j’appellerai « l’être en
phase », d’autant plus réussi que son adéquation non seulement n’est pas objet de visée, mais
même se laisse oublier …….. En retirant la pensée de la destination et, par-là, en laissant
résorber l’idée de finalité, « flotter » est le verbe qui contredit le mieux l’aspiration et
tension au bonheur ; ou qui dit le mieux l’entretien et nourrissement du vital. Car flotter,
c’est ne se fixer aucun port, ne se donner aucun but, en même temps que se garder toujours
émergeant-alerte et léger. ». L’idée développée ici est très proche du « vivre-à-propos » de
Montaigne, synonyme, de disponibilité, d’ouverture, de « lâcher-prise ».« Notre grand et
glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos »[2]. Ce qui est en cause dans cette objection,
c’est en réalité « une certaine idée du bonheur » qui semble indissociable de l’univers culturel
occidental : le bonheur comme contenu et objectif à atteindre (la préoccupation du télos),
projet qui implique la mobilisation de moyens en vue de sa réalisation ; c’est-à-dire d’actions
instrumentales plus ou moins volontaristes. En ce sens la pensée chinoise processuelle de
l’être en phase est fondamentalement étrangère à une telle perspective. 3) Nous constatons
quotidiennement que des considérations morales ou éthiques viennent parfois contrecarrer la
satisfaction de nos désirs, ce qui peut apparaître comme un comportement contradictoire avec
l’idée d’un être humain simplement mû par ce qui va dans le sens d’un plus grand bonheur.
En réalité, cette question nous conduit immédiatement à la suivante, car ce qui est en cause ici
est l’idée que nous nous faisons du bonheur. Il s’avère qu’il est difficile de s’entendre à ce
sujet…
Avec le bonheur, nous sommes en présence d’une notion dont le vague est sans pareil dans le
vocabulaire, et cela quelle que soit la langue utilisée. Peut-être parce qu’elle regroupe et
condense toutes les espérances que nous sommes susceptibles de former en réponse à notre
finitude. Aristote a eu le mérite de nous proposer une définition qui semble faire consensus
(le bonheur comme désirable absolu, fin ultime de toutes nos actions[3]), mais elle est
purement formelle ou nominative est reste totalement silencieuse sur les contenus ! Lui-même
souligne d’ailleurs cette difficulté : « Sur la nature même du bonheur, on ne s’entend plus et
les explications des sages et de la foule sont en désaccord »[4]. Plus de deux millénaires
après, la définition classiquement utilisée par la sociologie pose le même type de
difficulté: « le degré selon lequel une personne évalue positivement la qualité de sa vie dans
son ensemble. En d’autres termes, le bonheur exprime à quel point une personne aime la vie
qu’elle mène ». Bien sûr cette définition ne dit rien sur ce qu’est le bonheur, la réponse à cette
question étant la propriété exclusive de l’intéressé. C’est sans doute ce qui fait dire à
Bergson : « On désigne par bonheur quelque chose de complexe et de confus, un de ces
concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le détermine à sa
manière[5] ». La grande diversité des conceptions du bonheur à travers le temps et l’espace
ne fait que corroborer la relativité de toute définition qui s’essaie à préciser le contenu du
bonheur. Kant en donne une explication convaincante :le bonheur est un idéal de
l’imagination et non de la raison. On a certes l’idée du bonheur, en revanche « le concept de
bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être
heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il
désire et il veut »[6].Chacun se fait une représentation du bonheur, mais il n’est pas possible
d’en forger un concept rationnel : il n’y a donc pas de savoir possible sur le bonheur, aucune
vérité certaine, et il ne doit donc pas être l’affaire de la philosophie. Les écoles de l’antiquité
ont certes pensé qu’il était possible de dépasser cette difficulté, mais la démocratie moderne
semble avoir tiré toutes les leçons de la critique kantienne, et le « désenchantement du
monde » s’applique aussi à l’idée du bonheur : aucune personne ni aucune institution ne peut
prétendre être détenteur de l’idée d’un Bien unique et indiscutable ; celui-ci relève de la
sphère privée de chacun, et la réflexion que nous développons pour donner un sens à notre vie
et être heureux est relative à la fois à la singularité du sujet qui pense, aux évènements qu’il a
rencontrés, et au temps qui passe (cette pensée évolue au fur et à mesure que nous avançons
dans l’existence…). Les idéaux canoniques de l’Antiquité (à travers les grandes écoles de
sagesse) ont laissés place à des élaborations individuelles singulières qui ne sont plus
façonnées en fonction d’une hiérarchie donnée des activités humaines[7]. Cela n’empêche
nullement, nous le verrons, dans la recherche d’une vie meilleure, d’exercer « la capacité d’un
agir autonome lié à la rationalité ».
Enfin nous voudrions mettre l’accent sur le malentendu qui consiste à rapprocher le bonheur
conquis par le sage de l’Antiquité (en tant que figure idéale, car les philosophes savent bien
que ce sage n’a jamais existé, et que son exemple est comme l’horizon jamais atteint) est-il
réellement celui qui est désiré par nous-mêmes, les « modernes » ? L’extinction des désirs,
l’absence de troubles, « l’ataraxie » est une représentation particulière du « bonheur », qui
ressemble d’avantage à un état neutre à égale distance du bonheur et du malheur… Un
bonheur en quelque sorte « anticataclysmique », qui semble bien éloigné de notre conception
actuelle du bonheur. Faire miroiter cette sagesse antique comme exemplaire, revêtir
l’ancienne toge du sage antique - ou du moins du philosophe grec ou romain qui à la
différence du sage, n’est que « l’ami de la sagesse » -, ne risque-t-il pas alors de véhiculer un
grand malentendu… Avec les philosophes de l’Antiquité, l’idéal visé est de se soustraire aux
aléas de la Fortune en développant un détachement et une distance, et en finir ainsi avec les
peurs et les pathologies de toute sorte qui nous affligent. Un bonheur qui est avant tout une
immunité relative contre le malheur, et qui semble bien loin de nos représentations du
bonheur contemporain, davantage associé à des formes d’hédonisme et de bien-être. Par
ailleurs ce trajet d’accomplissement ou de transformation de soi n’a de sens chez les grecs et
les romains que par rapport à deux autres dimensions qui lui sont intimement liées : la
première, c’est la recherche de la vérité. Sophia signifie en même temps savoir et sagesse, et il
ne viendrait pas à l’esprit d’un philosophe grec de dissocier la quête de vérité et la quête de
bonheur ou de sagesse. La deuxième est l’aspect collectif dans lequel une telle transformation
de soi doit prendre corps : la cité ou le cosmos sont ainsi le théâtre naturel de transformations
qui n’ont de sens qu’à travers eux. L’idée d’un bonheur strictement privé et séparé de toute
existence publique n’aurait aucun sens dans l’Antiquité… Là encore, relativement à ces deux
dimensions traditionnelles de la question du bonheur, le rapprochement avec le bonheur de la
Modernité tardive est problématique.
Il est indéniable que la philosophie antique considérait que sa tâche consistait à nous sculpter
et nous transformer pour devenir plus sage ou plus heureux. Il n’y a quasiment pas de
différence entre les deux pour cette philosophie, sinon peut-être que la sagesse est, comme le
dit André Comte Sponville, « le bonheur dans la vérité ». La phrase suivante, attribuée à
Epicure ou à Sextus Empiricus : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des
raisonnements, nous procure la vie heureuse », peut être considérée comme la formule-clé de
pratiquement toute l’Antiquité. Elle est d’ailleurs reprise à son compte par André Comte
Sponville. Cette « sculpture » ou modelage de soi par l’exercice de la raison et les exercices
spirituels est un véritable travail de tout l’être car la vieheureuse se confond chez les grecs
avec de très fortes exigences d’ordre éthique (la vertu est une valeur cardinale). Ce projet, qui
est « chevillé au corps » chez ces philosophes, semble en effet toujours celui des philosophes
d’aujourd’hui (revendiqué en tout cas par la plupart). Certains, comme Michel Onfray, oppose
de façon brutale une philosophie comme mode de vie à la philosophie universitairequi
relèverait d’une conception aride et vieillotte, plus ou moins rattachée à ces grands systèmes
conceptuels dont la visée serait exclusivement spéculative… Il serait facile de montrer
qu’une telle opposition binaire ne correspond pas à la réalité : depuis les Anciens, l’exigence
de savoir n’a jamais cessé de servirla question du « comment vivre ? » et forme un tout
indissociable avec elle. Descartes fait pratiquer à son lecteur la méditation métaphysique :
n’est-ce pas un exercice spirituel par excellence, et pourtant quoi de plus « théorique » que les
Méditations métaphysiques ?Un « monument » théorique comme l’Ethique de Spinoza n’en
est pas moins au service d’un projet de libération, d’une certaine manière de vivre, d’exister et
d’agir… Nous pourrions multiplier les exemples. Il y a une profonde unité entre le discours
théorique et la vie meilleure désirée.« La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à
une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se
précise et prend forme grâce à la réflexion théorique »[8].
Schopenhauer va beaucoup plus loin que Kant : non seulement la raison est impuissante pour
le bonheur mais elle se doit d’être l’instrument de sa déconstruction et de dénoncer l’arnaque
qu’il y a derrière. Il met en avant un argument qui est très consistant, bien qu’excessif[9] : très
opérant sur le monde matériel (les progrès des sciences et des techniques en attestent), la
rationalité n’a aucun impact sur nos désirs, nos affects, notre vie émotive… et donc sur notre
bonheur ou notre malheur. La grande illusion antique a été de penser que la raison avait ce
pouvoir d’endiguer, voire d’éradiquer les passions, que la philosophie pouvait « calmer la
tempête de l’âme » (Epicure). Pour que cela fût possible (prendre le pouvoir sur les passions),
encore faudrait-il qu’elle constitue un domaine autonome et extérieur à celui de l’affectivité.
Or nous savons aujourd’hui que les frontières entre les deux s’estompent et que la hiérarchie
qui a longtemps prévalue « se floute »… Schopenhauer ouvre la voie à Nietzsche en affirmant
que la raison appartient à la vie elle-même, qu’elle est elle-même habitée de croyances, de
désirs, investie de la volonté de l’espèce. N’étant pas extérieur à la vie, elle ne peut prétendre
intégralement la soumettre, la dominer ou la transformer radicalement. Nous allons revenir
sur ces limites que des philosophes comme Kant, Schopenhauer, Nietzsche, mais aussi Freud,
ont ainsi tracées quant à l’opérationnalité de la philosophie sur la construction du bonheur, le
premier en montrant que le bonheur n’entrait pas dans le champ de validité de la raison, les
autres en dénonçant l’illusion d’une pensée autonome et toute-puissante capable de faire
entrer le monde dans son épure.
Nous devons commencer par relever ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une « naïveté »
des Anciens, justement signalée par Monique Canto Sperber[10], dans cette croyance en la
possibilité d’une sculpture de soi à partir de l’exercice de la raison, qui suppose implicitement
un primat absolu de l’activité intellectuelle sur la vie humaine[11]. L’idée d’une vie humaine
entièrement façonnée par la philosophie, c’est-à-dire par la rationalité, la réflexion et
l’examen critique, est-il encore réellement soutenable aujourd’hui ? Sans doute que non sous
cette forme-là… Pourquoi ?Notre vie n’est pas un matériau qu’on modèle à loisir : elle est
irréductible à tout « modelage ».Nous sommes immergés d’emblée dans une vie dont la réalité
première s’impose à nous dans son opacité relative et s’avère irréductible à toute tentative de
« façonnage » par la raison, celle-ci étant elle-même solidaire de ce mouvement de la vie, et
non extérieure ou indépendante à elle, comme nous l’avons déjà souligné. La vie offre une
résistance à toute tentative de rationalisation sans reste. Cela n’empêche pas qu’une
conception de la philosophie anglo-américaine – que nous appellerons le paradigme de l’agent
rationnel - continue à s’inspirer de la façon de penser des grecs, et alimentent secrètement en
quelque sorte les approches naïves du bonheur : schématiquement, la vie est appréhendée
comme un ensemble d’options à réaliser, selon les préférences d’un agent supposé rationnel,
et concernant une conception donnée des biens et des plaisirs. Celui-ci est comme « devant sa
vie », qui se présente comme un rectangle vide et fermé à remplir, délibère rationnellement
sur un « projet de vie » unifié concernant l’ensemble de sa vie, et choisit celui qui lui semble
être le meilleur... Cette représentation de la vie est bien sûr totalement invraisemblable
psychologiquement : il n’y a jamais ainsi ma vie devant moi comme un rectangle vide à
remplir, dont la taille est donnée d’avance... Ce que j’ai vécu, le genre de vie que je mène,
conditionne grandement, à chaque moment, les désirs et jugements ultérieurs (autrement dit,
et quoique je prétende, ma vie est « déjà là » et précède toute forme de réflexion à son
sujet...). Je suis d’emblée immergé dans ma vie… A une philosophie qui prétend faire le
bonheur, nous pourrions objecter une vie qui « ne se laisse pas faire »… Comme le dit
Raphaël Enthoven, on ne demande pas aux philosophes – ou à la pensée en général – des
raisons de vie, mais c’est la vie qui nous donne des raisons de penser. Nous rejoignons là
aussi une question décisive pour notre sujet : celle du caractère tragique de l’existence, que
nous avons déjà évoqué à partir du rôle du hasard ; que peut la résolution du bonheur lorsque
nous perdons un proche, lorsque nous souffrons (physiquement ou mentalement), lorsque
notre amour est détruit, lorsque nous sommes trahis ou encore lorsqu’une grave maladie nous
surprend ? Il ne peut y avoir que des moments de bonheur qui alternent avec des moments de
malheur, des joies qui alternent avec des peines et des souffrances… Edgar Morin a raison
quand il affirme que le malheur est couché au pied du bonheur, et que le bonheur se tient au
bras du malheur. Nietzche aussi, le penseur de l’amor fati, qui érige en pensée active cette
« donnée » du destin : oui intégral au bonheur comme au malheur, à la joie comme à la
souffrance, une alliance secrète unissant les deux.
Devons-nous pour autant renoncer à agir sur notre vie, aidés en cela par la philosophie ? Notre
réflexion serait-elle impuissante à changer le cours de notre existence en vue d’une vie
meilleure ? Faut-il renoncer à cette vocation sans cesse proclamée de la philosophie, et donc
aux liens qu’elle entretient avec le bonheur ? Aucunement : car dissiper les illusions des
« philosophies du bonheur » ne signifie pas renoncer à tout pouvoir sur notre vie, au
contraire…
Deuxième partie
Peut-être que l’inversion proposée par Enthoven – la philosophie ne nous donne pas des
raisons de vie, c’est la vie qui nous donne des raisons de philosopher -, que l’on pourrait
interpréter comme si notre vie n’était que matière à penser et à questionnement, évacue trop
rapidement l’action en retour de cette « vie examinée » (pour reprendre l’expression de
Socrate). Même si la confiance des grecs dans le pouvoir que nous pouvons exercer sur notre
vie a été mise à mal, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas. Certes il faut se méfier
toujours du décalage entre la pensée et la vie, mais il est possible d’avoir une vie plus
« philosophique ». La résistance que peut offrir la vie à notre réflexion est sans arrêt un
facteur de distorsion. C’est désormais à une pensée consciente de ses limites, vigilante sur son
adéquation aux contraintes de la vie, que nous devons nous ranger. Foucault, peu avant sa
mort, dit qu’il faut à chaque instant, pas à pas, confronter ce que l’on pense et ce que l’on dit
avec ce que l’on fait, ce que l’on est. Il s’agit là d’une éthique de pensée exigeante qui nous
met sur la voie d’une action philosophique véritable.
La philosophie peut nous aider à éclairer les conditions objectives du bonheur
La philosophie ne peut consister à « faire joujou avec les concepts » et doit pouvoir agir et
influer sur nos existences. Il faut sans plus tarder évacuer l’argument d’une philosophie qui se
regarde le nombril et qui n’est que jeu de l’esprit sans incidence pratique. Pierre Hadot a
raison quand il dit : « Beaucoup de mes contemporains considèrent que la philosophie est un
discours, plus exactement un discours sur un discours, un point c’est tout. Personnellement,
j’ai une autre conception. ». De ce point de vue nous devons suivre l’exemple des Anciens
pour qui l’étude de la philosophie devait déboucher sur des « attitudes philosophiques », c’est-
à-dire des « styles de vie philosophique »[18] ou « manière de vivre ». A condition, comme
nous l’avons déjà affirmé, de ne pas opposer la pratique des actions (y compris celles qui
agissent à l’intérieur de moi) et le discours, indispensable lui-aussi. Un des premiers soucis de
la philosophie est la vigilance et la lutte contre l’erreur et l’illusion ; par conséquent le
« savoir vivre » ou le « comment vivre » ne peut pas faire bon ménage avec elles. Encore une
fois, une vie plus philosophique, conformément à ce que les Anciens n’ont cessé de répéter,
est certes une « bonne vie », mais cela implique une double exigence : celle de l’éthique mais
aussi celle de la vérité. Le chemin vers la sagesse, si l’on souhaite garder cette référence, est
celui d’une grande probité et lucidité intellectuelle. La philosophie est ainsi une école du
doute pour défaire les adhérences spontanées aux façons habituelles de penser et de se
comporter, questionner sans cesse et déconstruire les croyances,débusquer les préjugés,
présupposés, partis pris implicites, impensés. Autrement dit, le but de « savoir vivre »
implique la pensée sous une forme ou une autre… La philosophie associe de façon
incontournable le « bonheur » et la pensée…
Cette philosophie au service de la vie– et non au service d’elle-même - se traduit souvent par
cette formule popularisée par André Comte Sponville, et qui est bien dans le prolongement de
la philosophie grecque, « penser sa vie et vivre sa pensée » : la réflexion est ainsi
indissociabled’une vie bonne ou réussie, à condition cependant qu’on ne se contente pas de
« penser sa vie », mais que l’on s’efforce aussi de « vivre sa pensée ». Nous ne sommes plus
seulement dans une pensée récapitulative et évaluative de ce que vaut ma vie. Elle a l’intérêt
de montrer que tout le monde est peu ou prou philosophe, et ne sépare donc pas la
philosophie des autres manières plus « populaires » de penser... S’interroger sur le sens de la
vie, Dieu, l’amour, la mort, la recherche de la vérité, la justice... c’est faire de la philosophie,
ce qui ne veut pas dire que nous le faisons aussi bien que Spinoza ou Kant ! Cela n’élimine
bien sûr pas la différence entre une opinion vulgaire et peu questionnée, et une réflexion plus
travaillée, plus rigoureuse, plus raisonnable. Son deuxième intérêt est de ne pas cliver la
pensée de la vie (opposition pourtant si souvent évoquée) : il y aurait donc deux pôles
distincts dans la philosophie, comme dans une ellipse, qu’il ne s’agit donc pas d’opposer
puisqu’ils sont étroitement complémentaires, dans un rapport de « causalité réciproque » : La
réflexion théorique suppose un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et
se préciser que grâce à la réflexion théorique.La pensée est d’abord ce qui perturbe « le
sommeil (pourtant) nécessaire à la vie »...Cependant, si de telles approches sur l’existence
contrarient une croyance naïve dans la réalisation d’une vie conforme à nos vœux, en
revanche, elles ne peuvent qu’impacter le regard que nous portons sur le monde et cette vie.
Aucun savoir profane ne peut mieux que la philosophie répondre à nos questions
concernant la conduite de notre vie…
Le lieu où le « besoin » de philosophie se manifeste avec le plus d’éclat n’est-il pas celui de la
conduite de la vie ? Ce que nous avons appelé sagesse ou bonheur doit certes être interrogé
comme nous le faisons ici. Mais la préoccupation est toujours là : si on n’est pas adepte d’une
religion qui nous fournit une règle de vie, force est de constater qu’aucun des savoirs profanes
disponibles dans notre monde ne nous fournit de quoi mener notre existence. A cet égard, le
surgissement de ce genre de préoccupation garde toujours sa légitimité. La qualité discutable
des réponses apportées à cette question en termes de « bonheur » ou de « développement
personnel » ne doit pas dissimuler la signification de la question sous-jacente. S’orienter dans
l’existence vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde, savoir que faire de sa vie,
problèmes dont on contestera difficilement la pertinence, relèvent en effet d’un type de
réflexion d’un tout autre ordre bien que tout autant soumis à l’exigence rationnelle que celui
que fournissent les sciences. Il est dans la nature de la condition humaine, aussi bien
collectivement qu’individuellement, d’exercer ce pouvoir sur elle-même –avec les limites que
nous avons essayées de montrer – afin de mieux nous comprendre et de mieux nous auto-
constituer comme nous sommes. Les limites de cette capacité réflexive ne doivent pas nous
dispenser de nous saisir de cette puissance qui consiste à « nous vouloir individuellement et
collectivement en conscience[19] »
Le bonheur ou la joie ?
Une vie plus philosophique signifie plus de vérité et de lucidité, plus de liberté aussi, mais se
trouve avant tout marquée par la présence de la joie. La référence à cet affect a bien sûr
quelque chose qui nous rappelle le bonheur, mais sans distingue également : premièrement, la
joie est un sentiment aisément identifiable. Bergson la définissait comme un affect (une
affection accompagnée de son idée disait Spinoza) qui a la particularité de transmettre une
forme de dynamisme et de chaleur à la globalité de l’être. Et Spinoza peut compléter cette
approche un peu « impressionniste » par une définition plus rigoureuse : la joie est lié au
« conatus », c’est-à-dire à l’effort de tout être pour persévérer dans son être et si possible
augmenter sa perfection : la joie est une augmentation de la puissance d’agir, et la tristesse
une diminution de la puissance d’agir (la puissance de penser aussi est en quelque sorte la
puissance d’agir de la pensée...). Les passions joyeuses sont elles aussi aisément identifiables :
l’amour, la satisfaction intérieure, l’admiration, la gratitude, la générosité, la bonté, la
miséricorde (au sens laïque de compassion pour la misère d’autrui))... et tous les composés
possibles à partir de là. Deuxièmement, un tel « dynamisme de croissance »[20], lié au
« conatus », apparaît tout de suite comme une prédisposition initiale à la joie indépendante de
tout contenu ou de toute raison particuliers, rejoignant en quelque sorte le « pur plaisir
d’exister » de Epicure, ou le « sentiment d’existence rousseauiste[21]. Nous ne sommes plus
ici dans l’idée d’un « bonheur-espérance » en tant qu’état ou que but à conquérir ou posséder,
solidaire d’une « autre vie » (si nous espérons, c’est que notre vie présente est décevante…),
ce que Nietzsche appelle des « arrières-monde », et Clément Rosset « des doubles
fantasmatiques du réel » qui font miroiter des vies améliorées, une version moins tragique du
destin… Mais le réel est ce qu’il est[22], inexorablement, nul rédemption viendra le sauver…
Joie et tristesse sont frères jumeaux« qui ou bien grandissent ensemble ou bien demeurent
petits ensemble »[23]. La philosophie peut alors nous aider à prendre toute la mesure de cette
réalité : au-delà du motif particulier de la joie (ou de la peine), elle est une sorte « d’en plus »,
non réductible à une cause particulière, mais une réjouissance inconditionnelle de et à propos
de l’existence, « une joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on
en fait partie. »[24]. « La vie ne vaut rien. Rien ne vaut la vie. »[25]. L’enseignement est
considérable : le bonheur n’est plus dans un ailleurs recherché, mais dans la matrice du
consentement à ce qui est, avec le moins possible de crainte de ce que nous risquons de vivre,
ou d’espoir de ce que nous aimerions vivre. Vivre ici-maintenant cette vie-ci le mieux
possible, car c’est la seule qui existe. Le bonheur comme puissance de jouir ou de se réjouir
de ce que nous faisons, dans le présent même de l’acte. C’est là que le bonheur en acte rejoint
la sagesse : accepter plutôt que refuser, supporter plutôt que haïr, aimer plutôt que mépriser.
En un sens donc, il n’y a pas de bonheur, il n’est pas de l’ordre du « il y a », de quelque chose
que nous puissions « trouver » : il est là, à notre portée immédiate, en tant qu’il est l’acte
même. Cette solidarité entre le tragique le plus absolu et la joie la plus profonde est peut-être
ce que nous apprend de plus essentiel la philosophie, mais aussi la connaissance qui nous
permet de « mieux agir » : car s’il y a une prédisposition générale à la joie d’exister, c’est la
conduite de notre action qui est en partie responsable de la qualité de nos affects : ce sera tout
l’enjeu de l’Ethique de Spinoza de nous montrer comment mieux orienter nos actes à partir de
la connaissances de nos affects et de leurs causes, et plus généralement de l’ordre et de
l’enchaînement des choses tel qu’il est (et non tel que je désirerais qu’il fusse...). C’est à partir
de notre plus grande « puissance de comprendre » (le conatus de l’attribut de la pensée, qui
est en lui-même source de joie) que nous allons mieux juger de ce qui est bon pour nous et
agir en conséquence.
Quel retour aux Anciens avec « le souci de soi » (Michel Foucault) ?
Même si sa conception du sujet comme matière éthique qui se façonne dans un rapport à lui-
même, aux autres et au monde, peut apparaître problématique car trop proche de la vision du
« Deus ex machina » des anciens, en revanche l’insistance mise sur « le souci de soi »et le
« gouvernement de soi », compris avant tout comme une fonction de vigilance, de
concentration et d’attention vis-à-vis de soi-même, visant à m’accompagner de telle sorte que
le moins de choses possibles se fassent machinalement, mais qu’au contraire elles puissent
m’engager totalement, semble tout à fait compatible avec une philosophie contemporaine
soucieuse de protéger le pluralisme des conceptions du bonheur, et met l’accent au contraire
sur sa capacité à mettre en adéquation sa pensée et sa vie, ce que je dis et ce que je fais. Cette
recherche d’une force de congruence entre une pensée incarnée par sa nécessité propre – et
qui peut tenir lieu de « principes » - et ses actions dans le monde, peut être considérée à juste
titre comme une préoccupation importante de la philosophie : quelle que soit en effet sa
réponse à la question « Que fais-tu de ta vie ? », la question essentielle n’est-elle pas : est-ce
que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à des principes, est-ce que
tu ordonnes ton existence selon des maximes que tu te donnes ?L'interrogation qui parcourt
cet examen de conscience est la suivante : mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux
principes que je me suis donnés ? Il y a dans ce retour à la construction antique de soi un goût
prononcé de la maîtrise, et une vigilance proches du « grand style nietzchéen », que nous
avions métaphoriser dans un autre texte par la figure du cavalier et sa monture. Une telle
[26]
discipline de corps et d’esprit, qui ne prétend pas imposer un idéal qui serait déconnecté des
forces instinctuelles de la vie, affirme cependant une volonté victorieuse sur tous les désirs de
telle sorte qu’ils « marchent sous le même joug », responsable de ce que Nietzsche appelle
« une belle forme ». Autoriser le déploiement de toutes les forces de la vie sans se laisser
dominer par elles, tel serait le projet nietzschéen de « la vie comme œuvre d’art ».
Conclusion
Pourquoi au juste ce retour contemporain d’une philosophie du bonheur – avec les limites et
les illusions que nous avons essayées de cerner – dans un contexte pourtant marqué par la
domination des sciences mais aussi de l’idéologie scientiste ? Si certains veulent « réenfiler
les toges antiques et ressusciter les sagesses »[30], c’est sans doute à la fois pour de bonnes
et de mauvaises raisons qu’il s’agit de rappeler, au-delà des sarcasmes de Roger Pol
Droit[31].
Dans les années 70, la philosophie connaît une période critique : elle a certes renoncé depuis
longtemps à incarner la connaissance du Tout cosmique et à englober l’ensemble des sciences
particulières, depuis notamment le développement des véritables sciences de la nature à partir
du XVIIème siècle. Mais c’est au milieu du XXème siècle, que les nouvelles sciences
sociales, qui connaissent leur pleine maturité (le structuralisme et la psychanalyse en
particulier dominent le champ intellectuel),éclipse en partie la philosophie : les noms qui
s’imposent, tels que Foucault, Claude Levi Strauss, Lacan, sont au moins autant à classer du
côté des sciences humaines que de la philosophie, et le pronostic que l’on fait à cette époque
sur l’avenir de cette dernière en tant que discipline indépendante est plutôt sombre[32]… Il
est indéniable également qu’une nouvelle idéologie scientiste héritée du néolibéralisme
contribue à dévaloriser la philosophie : seule importe l’expertise des savoirs positifs
spécialisés, et non les idées générales concernant la vie sociale et politique. L’épistémologie
implicite de la pensée néolibérale est en effet de considérer qu’il est impossible d’embrasser
par la pensée le fonctionnement collectif, et encore plus de vouloir le construire globalement
par la volonté, car il obéit à des mécanismes complexes d’autorégulations spontanées[33]; il
faut donc faire appel à des savoirs positifs et délimités, directement opératoires pour améliorer
le fonctionnement. L’échec consommé des « grands récits » idéologiques prétendant nous
guider vers un avenir radieux ne peut qu’alimenter de tels renoncements. Mais
paradoxalement le besoin et la demande sociale de philosophie non seulement persiste mais se
font plus pressants. La multiplication des manifestations publiques de la philo et des
publications de livres et de magazines l’attestent. Pourquoi ? Sans doute parce que le malaise
est grand malgré les promesses de la société néolibérale de traiter rationnellement toute
question dans le cadre du « complexe juridico-technico-marchand » : nous voyons bien,
malgré sans doute notre complicité de consommateur avec le « système », que çà ne
fonctionne pas aussi bien qu’on veut bien le dire, et qu’un tel mécanisme automatique a
quelque chose d’aveugle qui risque de nous conduire dans le mur. Par ailleurs, nous réalisons
également que les injonctions répétées de cette société contemporaine pour un bonheur sur le
modèle d’action consumériste – « celui du calcul économique qui se traduit à l’échelle des
existences par la recherche d’une optimisation et de vos gains et de votre bien-être »[34]–
n’est pas suffisant, si puissant soit-il. Mais plus profondément : ce monde qui repousse la
philosophie, en même temps l’appelle confusément parce qu’il suscite une énorme frustration
du point de vue de l’intelligence. Si l’on n’est pas adepte d’une religion qui nous fournit une
règle de vie, force est de constater qu’aucun savoir profane scientifique ne nous fournit de
quoi mener notre existence. Les expertises mises bout à bout ne nous disent rien concernant
l’orientation de notre vie, que ce soit vis-à-vis du monde ou vis-à-vis de soi-même ou des
autres… Mais le « comment vivre » peut s’entendre de façon réductrice, et Roger Pol Droit a
raison de dénoncer à ce sujet une dérive : le désintérêt pour l’espace et les affaires publics et
le retrait sur un bien-être exclusivement personnel (d’ailleurs par là-même illusoire) qui se
traduirait par « des conseils pour être heureux »… Cette ascension récente du bien être
subjectif dans les représentations collectives de la société française a été mise en évidence par
l’historien Rémy Pawin[35]. Repli sur soi en même temps bien compréhensible compte-tenu
de la crise de l’avenir que nous traversons. Mais si la philosophie doit légitimement se
préoccuper de l’orientation de nos vies, cela concerne indissociablement nos vies
individuelles et nos vies collectives, la philosophie est aussi bien éthique que politique… et le
bonheur dans cette perspective ne peut être soluble dans des techniques de bien-être personnel
(qui ne sont pas pour autant à mépriser). C’est notre rapport au monde qui est en jeu, et celui-
ci est autant anthropologique et politique que personnel et privé.
[2] Nous avons consacré un café philo sur la signification profonde de cette expression :
« Que signifie « agir à propos » ? (blog cafephilosophia.fr)
[3] André Comte Sponville commente sa définition ainsi : Le bonheur, c’est donc le désirable
absolu, ce qui vaut par soi seul, le but sans but. Tous les autres biens sont subordonnés les uns
aux autres jusqu’à une fin qui ne dépend plus d’aucune autre, c’est le bonheur ou le bien
suprême (article sur le bonheur in Dictionnaire de la Philosophie Encyclopedia Universalis
p157)
[4] « Ethique à Nicomaque »
[12] Pour elles en effet, la souffrance est l’ennemi à combattre, car le bonheur se définit avant
tout de façon négative comme absence de souffrance.
[15] « Résonance ». Cette ligne de conduite peut par ailleurs être critiquée dans le cadre d’une
analyse elle-même critique des ressorts de la Modernité tardive
[16] Idem, page 33
[19] Marcel Gauchet
[29] Ermut Rosa
[31] Le point de vue de RPD est en ce sens très polémique et négatif… Quel compte à régler ?
Pourquoi le succès des « best-seller » du « bonheur en 15 leçons » l’affecte-t-il autant ?
[34] Marcel Gauchet
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