Zoé Schweitzer, Véronique Lochert - Philologie Et Théâtre - Traduire, Commenter, Interpréter Le Théâtre Antique en Europe (XVe - XVIIIe Siècle) - Rodopi (2012)
Zoé Schweitzer, Véronique Lochert - Philologie Et Théâtre - Traduire, Commenter, Interpréter Le Théâtre Antique en Europe (XVe - XVIIIe Siècle) - Rodopi (2012)
Zoé Schweitzer, Véronique Lochert - Philologie Et Théâtre - Traduire, Commenter, Interpréter Le Théâtre Antique en Europe (XVe - XVIIIe Siècle) - Rodopi (2012)
FAUX TITRE
382
Véronique Lochert
et
Zoé Schweitzer
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-3587-4
E-Book ISBN: 978-94-012-0862-8
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2012
Printed in The Netherlands
REMERCIEMENTS
Nous adressons nos plus vifs remerciements à Françoise Lavocat, qui a
accueilli notre projet au sein du programme ANR Hermès « Histoires et
théories de l’interprétation » et l’a soutenu sous la forme d’un colloque
puis d’une publication. Notre réflexion a ainsi pu se développer dans un
environnement stimulant et bénéficier de la discussion collective.
«C
es traductions de poètes grecs sont contre la bonne politique ».
C’est par cet avertissement menaçant qu’en 1688 Charles
Perrault conclut sa préface au premier tome du Parallèle des
Anciens et des Modernes1. Il signale en particulier les « vilaines mœurs »
dépeintes par Théocrite, qui relèvent d’« un vilain siècle bien différent du
nôtre » : une traduction fidèle de ses œuvres pourrait corrompre un public
contemporain caractérisé par sa délicatesse morale et son raffinement
linguistique. Ce n’est pas que Perrault, en bon défenseur de la supériorité
du monde moderne, rejette tout usage des sujets gréco-romains dans la
production littéraire contemporaine ; il exige en revanche que ceux-ci soient
soumis à une adaptation rigoureuse afin d’acclimater le texte étranger à un
nouveau terrain heureusement éloigné de son pays natal.
1. Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les
arts et les sciences, Paris, Coignard, 1688, t. I, non pag.
8 LARRY F. NORMAN
S
i le parallèle est aujourd’hui fréquent entre le metteur en scène et l’in-
terprète, l’acteur et le traducteur, quels sont les liens qui unissent le
théâtre, la traduction et l’interprétation du XVe au XVIIIe siècle, à une
époque marquée par la redécouverte de la théâtralité des textes anciens et
la naissance du théâtre moderne ? Alors que la mise en scène n’existe pas
encore, la traduction du théâtre antique contribue à mettre en relation les
pratiques philologiques et le monde du théâtre.
À travers leur réception et leur interprétation des textes anciens, les
humanistes posent les fondements de la littérature moderne. Dans le
domaine du théâtre, la réévaluation des œuvres anciennes est d’ordre à la
fois textuel et spectaculaire. La remise au jour d’un manuscrit contenant
le théâtre de Plaute par Nicolas de Cuse en 1429 et celle du commen-
taire de Térence par Donat, grammairien du IVe siècle, en 1433 donnent
une nouvelle impulsion à la lecture des dramaturges de l’Antiquité. Ces
12 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER
1. On peut citer à titre d’exemple le Terentius triplex publié à Lyon en 1560 par
Mathieu Bonhomme, qui rassemble les remarques de dix-huit commentateurs
différents et contient sept traités préliminaires.
2. D’Isidore de Séville à Nicolas Trevet, se développe notamment l’idée que
l’auteur lit sa pièce tandis qu’un acteur l’illustre en mimant l’action.
3. Voir notamment la lecture de Vitruve par Serlio, qui redessine les trois types
de décors associés aux différents genres, le De Amphitheatro de Juste Lipse et
le De Theatro de Jules-César Boulenger.
4. En 1486, Les Ménechmes de Plaute, traduits en italien, sont joués au palais
ducal de Ferrare devant plusieurs milliers de spectateurs.
INTRODUCTION 13
mise en page du texte dramatique, en propose lui aussi une lecture moins
neutre qu’on pourrait le croire. D’abord distinguées dans le commentaire
et séparées par des gravures, les scènes des comédies latines commencent
à être numérotées tout au début du XVIe siècle. Après être devenu une
caractéristique du théâtre régulier, prenant précisément exemple sur le
modèle antique, le découpage en actes et en scènes se charge de prin-
cipes théoriques et impose une interprétation normalisatrice à des pièces
échappant aux canons classiques. Il permet ainsi à Mme Dacier, à la fin
du XVIIe siècle, de faire l’éloge du théâtre de Plaute en montrant sa confor-
mité à l’idéal classique : au-delà du découpage des scènes, c’est l’organi-
sation de l’action et le respect des unités qui sont en jeu (P. Letessier). De
même, l’application de la mise en page canonique du texte dramatique
aux comédies d’Aristophane, dont le petit nombre de traductions suggère
l’incompatibilité avec le goût français, apparaît comme un aspect de la
traduction, transposant l’œuvre originale dans une forme familière aux
lecteurs (C. Volpilhac-Auger).
Partageant avec la division en actes et en scènes sa fonction ryth-
mique et sa dimension visuelle, l’illustration occupe également une
place importante parmi les procédés herméneutiques à la disposition
des éditeurs et des traducteurs du théâtre antique. Des dessins ornant
les plus anciens manuscrits conservés de Térence aux élégantes gravures
du XVIIIe siècle, les illustrations remplissent des fonctions variées auprès
du texte. Souvent dotées au XVIe siècle d’une forte valeur herméneutique,
procédant à des opérations de condensation, de transposition et d’allé-
gorisation, elles permettent aussi de visualiser l’action dramatique dans
sa dimension scénique, en mettant l’accent sur les gestes, les costumes
et les décors, ou rejoignent les explications paratextuelles en offrant au
lecteur un document historique sur les pratiques théâtrales de l’Antiquité
(V. Lochert). La proximité entre illustration, traduction et interprétation
est d’ailleurs soulignée par la fréquence de la métaphore picturale dans
la théorie de la traduction, comme dans la théorie dramatique : la traduc-
tion est un tableau, où le dessin l’emporte sur la couleur selon André
Dacier ; le traducteur propose le « portrait », plus ou moins ressemblant,
de l’auteur antique.
L’accumulation et la variation au cours des siècles de ces différents
procédés herméneutiques appliqués à une même œuvre antique ont pour
effet de souligner le caractère mouvant, contingent, inachevé du texte
original, qui se manifeste sous une grande diversité de formes. Susceptible
de lectures multiples et contradictoires, donnant lieu à différents décou-
pages et illustrations, sans parler des variations linguistiques introduites
par la traduction en différentes langues, le texte grec ou latin partage avec
le texte dramatique, dont la forme écrite n’est que le point de départ de la
représentation, un statut de texte virtuel, potentiel, en attente d’interpré-
tation comme d’incarnation.
16 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER
5. Préface des Comédies de Térence, Paris, D. Thierry et Cl. Barbin, 1688, non pag.
INTRODUCTION 17
antique témoigne du clivage entre les deux positions. Il peut être révé-
lateur d’un geste de Moderne ou bien, comme dans le cas de Dacier,
rejoindre la défense de la littéralité : le but est alors de « restituer le plus
fidèlement possible le spectacle original » afin de convaincre le lecteur de
la supériorité des Anciens (L. Michel). Qu’il se définisse par la proximité
ou par la distance, le rapport au théâtre antique est omniprésent dans la
dramaturgie française au XVIIe siècle. J.-Y. Vialleton montre que même des
pièces antiques disparues peuvent influencer la pratique des dramaturges
à travers les différentes conceptions de la tragédie qu’elles représentent.
Dans ce contexte marqué par les débats et les querelles, la traduction peut
devenir une « arme polémique » (T. Karsenti) et le choix du texte antique
ainsi que la manière de le traduire doivent être interprétés comme des
prises de position critiques 6.
Dépassant les enjeux de l’explication philologique, la traduction
s’inscrit donc dans une démarche interprétative dans la mesure où elle
implique une prise de position théorique dans les débats contemporains
sur le théâtre. Après avoir été longtemps analysées dans une perspective
exclusivement linguistique ou morale, les pièces antiques voient leur
appartenance au genre dramatique affirmée, et les traductions sont de
plus en plus attentives à rendre sensible leur potentiel scénique.
L
es premières traductions du théâtre antique se situent au Quattro-
cento, et essentiellement dans la seconde moitié du Quattrocento.
La langue latine étant la langue de la culture érudite, il n’était pas
nécessaire, au Trecento, de traduire en vernaculaire le théâtre de l’Anti-
quité. C’est seulement lorsque la culture « classique » ou « humaniste »
s’est élargie à un public de « non initiés » que sont réalisées les premières
traductions. Il s’agit d’une certaine façon de « désacraliser » le texte latin
pour le révéler à un lectorat plus vaste ; mais nous pourrions apporter
au moins une autre explication à cette absence de volonté de traduire le
théâtre latin. Celui-ci permettait avant tout, par effet de miroir, d’écrire en
latin. On écrit du théâtre sénéquien, comme on écrit progressivement du
théâtre plautinien pour s’écarter de formes littéraires jugées trop « rudes »,
c’est-à-dire pas assez façonnées. Il suffit de rappeler l’écart saisissant, en
quelques décennies seulement, entre les premières pièces comiques d’un
théâtre caractéristique des goliards comme le Janus sacerdos et les tenta-
tives d’écriture en sénaires iambiques d’Enea Silvio Piccolomini dans la
Chrysis. La langue latine, langue de l’Église et langue de l’université notam-
ment, continue de conférer au texte une dignité. Pétrarque a été couronné
poète pour avoir composé non le Canzoniere mais l’Africa, une épopée sur
le modèle de l’Énéide de Virgile. En 1441, le Certame coronario organisé à
Florence par Leon Battista Alberti pour conférer une dignité poétique au
toscan échoue, puisque les juges refusent d’attribuer la couronne.
En outre, on ne songe, semble-t-il, à traduire en vernaculaire le théâtre
antique qu’à partir du moment où se pose la question de la représentation
possible de ce théâtre. Le latin, mode de transmission des savoirs, ne doit
rien perdre de sa dignité. Or, la mise en scène théâtrale est peu prisée de
l’Église, qui éprouve, au xve siècle et au début du xvie siècle, bien des diffi-
cultés à garantir l’orthodoxie des mystères. Ainsi, la première tragédie latine
de l’humanisme italien, l’Ecerinis d’Albertino Mussato (1315), a bénéficié
d’une recitatio, ou lecture publique, pendant trois années de suite le jour de
Noël ; et il n’est absolument pas paradoxal de lire sous la plume du même
Albertino Mussato, dans ses épîtres métriques, une condamnation du jeu
des histrions de son temps1. Mettre en scène une intrigue en recourant à
une gestuelle ne relève pas de l’art de l’écrivain.
2. Maria Cecchini et Enzo Cecchini, Versione del Pluto di Aristofane : (v. 1-269),
Leonardo Bruni. Introduzione e Testo Critico, Florence, Sansoni, 1965 ;
mentionnons la translatio des vers 403-626 de la pièce d’Aristophane par
Rinuccio Aretino dans la Fabula Penia. Le texte latin a été édité par Walter
Ludwig, Die Fabula Penia des Rinucius Aretinus, Munich, Wilhelm Fink,
1975 ; le texte a été traduit en italien par Ludovica Radif, dans Soldo Bifronte,
Aristofane Aretino, Gênes, Tilgher, 2004. Sur la connaissance de la langue
grecque en Italie à cette date, voir Jean-Louis Charlet, « Quelques jeunes
italiens à Constantinople (Giovanni Tortelli, Guarino Veronese, Francesco
Filelfo) : contacts et prise de conscience linguistique », dans Oriente e
Occidente nel Rinascimento, dir. L. Secchi Tarugi, Florence, Franco Cesati,
2009, p. 37-47.
3. L’histoire de la réception des tragédies d’Eschyle a été développée par
Monique Mund-Dopchie dans La Survie d’Eschyle à la Renaissance. Éditions,
traductions, commentaires et imitations, Louvain, Peeters, 1984. Élie Borza
s’est consacré à la réception de Sophocle : Sophocles Redivivus. La survie de
Sophocle en Italie au début du XVIe siècle. Éditions grecques, traductions latines
et vernaculaires, Bari, Levante Editori, 2007. Enfin, pour la réception et la
traduction des pièces d’Euripide, nous renvoyons à Bruno Garnier : Pour une
poétique de la traduction. L’Hécube d’Euripide en France de la traduction
humaniste à la tragédie classique, Paris, L’Harmattan, 1999. Pour l’histoire de
ce que pouvait être l’idée du tragique, nous mentionnerons, dans l’ordre de
parution, trois ouvrages essentiels : Henry Ansgar Kelly, Tragedy and Comedy
from Dante to Pseudo-Dante, Berkeley-Los Angeles-London, University of
California Press, 1989 ; puis, du même auteur, Ideas and Forms of Tragedy from
Aristotle to the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ;
enfin, Le rinascite della tragedia. Origini classiche e tradizioni europee, dir. G.
Guastella, Rome, Carocci, 2006.
4. Voir Giacomo Cardinali, « George Buchanan ‘parrain’ de la tragédie française ?
La fortune de la production tragique de George Buchanan auprès des
dramaturges de langue française (1553-1573) » et Carine Ferradou, « George
Buchanan dans les pays réformés : la réception de ses œuvres dramatiques et
politiques à la lumière de sa correspondance », dans Neo-Latin Drama : Forms,
Functions, Receptions, dir. J. Bloemendal et P. Ford, Hildesheim-Zürich-New
York, Olms, 2008, p. 35-53 et p. 55-76.
26 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER
5. Voir Birger Munk Olsen, « Les florilèges et les abrégés de Sénèque au Moyen
Âge », Giornale Italiano di Filologia, n° 55, 2000, p. 163-183.
6. Voir Guido Billanovich, « Il preumanesimo padovano », dans Storia della
cultura veneta, vol. II : Il Trecento, Vicenza, N. Pozza, 1976, p. 56-62 ; Manlio
Pastore Stocchi, « Un chapitre d’histoire littéraire aux xive et xve siècles :
“Seneca poeta Tragicus” », dans Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la
Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 11-36.
7. Voir Stefano Pittaluga, « “Tamquam teterrimum pelagus”. Scuola e metodo
nel commento di Nicola Trevet alle tragedie di Seneca », Paideia, n° 53, 1998,
p. 265-279 (réédité dans La Scena Interdetta, op. cit., p. 229-243) ; Simonetta
Marchitelli, « Nicholas Trevet und die Renaissance der Seneca-Tragödien »,
Museum Helveticum, n° 56, 1999, p. 37-63 et 87-104. Dans le second volet de
son étude, S. Marchitelli insiste sur les commentaires allégoriques. Parmi les
commentaires que Nicolas Trevet a consacrés à chaque pièce, voir notamment
le commentaire à Phèdre de Sénèque, éd. Clara Fossati, Florence, SISMEL, Ed.
del Galluzzo, 2007 (notamment l’introduction, très importante, sur Nicolas
Trevet, le contexte et les caractéristiques de l’écriture du commentaire, ainsi
que sur la tradition manuscrite) ainsi que ead., « Il commento di Nicola Trevet
alle Tragoediæ di Seneca : rassegna di studi », Humanistica, vol. II, n° 1-2, 2007,
p. 153-158 ; Stefano Pittaluga, « Errori “obbligati” nel commento di Nicola Trevet
alla Phædra di Seneca », dans Syntagmatia : Essays on Neo-Latin Literature in
honour of Monique Mund-Dopchie and Gilbert Tournoy, éd. D. Sacré et J. Papy,
Leuven University Press, 2009, p. 1-8. Un autre commentaire, très important,
est celui que Coluccio Salutati, influencé par le néoplatonisme de Macrobe,
consacre au récit de la catabase d’Hercule dans Hercule furieux de Sénèque.
8. Voir Nicolai Treveti expositio Herculis furentis, éd. V. Ussani jr., Rome, Edizioni
dell’Ateneo, 1959. Cette expositio a été traduite et commentée en anglais dans
Medieval Literary Theory and Criticism c. 1100-c. 1375 : The Commentary
Tradition, éd. A. J. Minnis et A. B. Scott, Oxford, Clarendon Press, 1991 [1988],
p. 325-328 et 345-346.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 27
9. Voir la miniature du folio 1v. du manuscrit Vat. Urb. lat. 355 (reproduite par
exemple sur la page de couverture de Stefano Pittaluga, La Scena Interdetta,
op. cit.).
10. Cet accessus a été édité par Luigi Padrin dans Albertino Mussato, Ecerinide,
tragedia, con uno studio di Giosuè Carducci, Bologne, Zanichelli, 1900, p. 69-247.
11. Antonio Loschi n’a cependant produit aucun accessus à sa tragédie Achilles
composée vers 1390.
28 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER
12. Voir Anastasios Ch. Megas, Albertini Mussati Argumenta tragoediarum Senecæ,
Commentarii in L.A. Senecæ tragoedias, Fragmenta nuper reperta cum
præfatione, apparatu critico, scholiis edidit, Thessalonique, [s.n.], 1969.
13. Anastasios Ch. Megas dans ʌȡȠȠȣȝĮȞȚıIJȚțઁȢțțȜȠȢIJોȢȆįȠȣĮȢ (Lovato
Lovati-Albertino Mussato) țĮȠੂIJȡĮȖȦįİȢIJȠ૨ L. A. Seneca, Salonique, [s.n.],
1967, p. 123-130.
14. Présentation et traduction de cette correspondance par René Kappler dans
Écrits apocryphes chrétiens, vol. I, dir. F. Bovon et P. Geoltrain, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1579-1594.
15. La vie de Sénèque par Albertino Mussato a été éditée par
Anastasios Ch. Megas dans ʌȡȠȠȣȝĮȞȚıIJȚțઁȢțțȜȠȢIJોȢȆįȠȣĮȢ(Lovato
Lovati-Albertino Mussato), op. cit., p. 154-161.
16. Nous renvoyons notamment à Franco Caviglia, « Commenti di ecclesiastici a
Seneca tragico : Trevet e Delrio », dans Seneca e i Cristiani, dir. A. P. Martina,
Milan, Pubblicazioni dell’ Università Cattolica del S. Cuore, 2001, p. 351-364.
17. Pour une étude de la dramaturgie de Sénèque, nous renvoyons à Florence
Dupont, Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 29
22. Cette structure poétique est également celle choisie par Pandolfo Collenuccio
pour sa traduction de l’Amphitryon de Plaute pour la représentation à Ferrare
du 25 janvier 1487. Voir Stefano Pittaluga, « Pandolfo Collenuccio e la sua
traduzione dell’ Amphitruo di Plauto », Res Publica Litterarum, n° 6, 1983,
p. 275-290 (repris dans La Scena Interdetta, op. cit., p. 155-175).
32 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER
adsum Thiestes linquens, id est relinquens, opaca loca Ditis, id est Plutonis,
inferni id est infernalis ; adsum inquam emissus profundo, id est de
profundo, specu Tartari, incertus, scilicet existens, utras oderim magis,
scilicet vestras sedes, qui hic in superis habitatis, an sedes inferas ; fugio
inferos, scilicet propter horrorem penalem qui ibi est, fugo superos, scilicet
qui me in tantum horrent quod me fugiunt23.
l’horreur sacrilège (v. 634-638). Pourtant cette quatrième strophe n’est pas
« sénéquienne ». Evangelista Fossa substitue, de façon saisissante, le verbe
« ulula » au verbe « horret ». Alors que, dans la pièce de Sénèque, le cœur de
Thyeste frissonne d’horreur, le religieux fait « crier » le maudit. Ce verbe situe
Thyeste dans la tradition biblique des lamentations (Jérémie, Job mais aussi
les Psaumes) et dans l’héritage des hymnes chrétiennes. En outre, la distinc-
tion entre l’âme, le cœur, le corps et l’esprit rappelle la distinction opérée par
saint Paul (1 Thessaloniciens 5, 2326) entre âme, esprit et corps, surtout si on
associe, dans la traduction, âme et cœur, réunis dans le même vers. Evan-
gelista Fossa est ainsi tributaire d’une tradition exégétique fort répandue
tout au long du Moyen Âge. Il se réapproprie le texte de Sénèque de façon à
lui donner une coloration chrétienne. En procédant ainsi, il se situe dans la
tradition de ceux qui accréditent l’authenticité de la correspondance entre
Paul et Sénèque. À son tour Evangelista Fossa présente un Sénèque sinon
converti, du moins sensible à l’inspiration chrétienne. Il faut cependant
préciser que la suite du texte de Sénèque montre un Thyeste criminel. Evan-
gelista Fossa a ainsi accentué l’atmosphère d’horreur religieuse qu’il perce-
vait dans sa lecture de la pièce de Sénèque. Ces deux derniers exemples, les
vers 7-9 et 10-12, donnent l’impression qu’un trimètre iambique est traduit
par un tercet et non par un seul vers. En outre, Evangelista Fossa est sensible
au rythme du vers sénéquien. Le double chiasme des vers 4 et 5 de Sénèque
n’est pas rendu dans les vers correspondants en italien, mais Evangelista
Fossa avait déjà structuré les vers 5 et 6 de sa traduction autour d’un chiasme.
En outre la place des verbes à l’attaque des vers 10 à 12 et l’assonance en « a »
créaient une harmonie musicale.
On retrouve la même finalité spirituelle dans la traduction du premier
chant du chœur de la pièce. Pour nous limiter à un exemple significatif, nous
ne prendrons que les vers 77 à 86 d’Agamemnon de Sénèque. Contrairement
à la précédente citation de la pièce, nous donnerons le texte (à gauche) dans
son édition actuelle, puis (à droite) le texte de l’édition de 1498 déjà mention-
née. Quelques leçons à corriger ne permettaient pas de traduire le texte :
Quas non arces scelus alternum [...] quis27 non arces scelus alternum
dedit in præceps ? Impia quas non Dedit in preceps ? Impias28 quas non
arma fatigant ? Iura pudorque Arma fatigant ? Iura pudorque
et coniugii sacrata fides Et coniugi sacrata fides fugiunt aulas ;
fugiunt aulas ; sequitur tristis [sequitur tristis
sanguinolenta Bellona manu Sanguinolenta bellona manu
quæque superbos urit Erinys Quæque supernos urit erinnis.
nimias semper comitata domos, Tumidas29 semper comitata domos
quas in planum quælibet hora Quas in planum qualibet hora
tulit ex alto. Tulit ex alto.
34 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER
‘Quas arces’ : tot scelera ueniunt inter reges qui arces habitant. ‘Bellona’ quæ
græce Enio30 dicitur, soror martis31, dea bellorum ; semper cædes et arma
sequuntur reges ; ‘erinnis’ furia inferni exagitat illos. ‘Tumidas’ : superbas et
magnas. Supernos mortales homines ‘in planum’ : ecce instabilitatem regni
quod omni hora corruere potest.
in ipsos imperium <est> iouis, clari giganteo triumpho, [et] cuncta supercilio
mouentis »32. ‘Erinnis’ : lis et contentio. ‘Tulit’ : demolita est : « Omnia fert
ætas, animum quoque [...] »33.
deux divinités Bellone et l’Érinys appelée Allecto. Pour le reste, force est de
constater que la traduction développe très librement le topos que nous avons
relevé dans l’extrait de Sénèque. Sont mentionnées les trois vertus théolo-
gales : foi, espérance et charité (d’après saint Paul, I Corinthiens 13, 13) ; trois
des quatre vertus cardinales (d’après Sagesse, 8, 7) : prudence (« pruden-
tia »), justice (« iustitia ») et force (« uirtu ») ; nous pouvons deviner tempé-
rance sous les appellations « castita », « uiuo pudore », « honesto amore »,
« iusta clementia ». Si de telles appellations relèvent de l’influence de
la Bible, d’autres expressions peuvent rappeler Dante : Paradiso, XX, 95
(« viva speranza ») ; Paradiso, XXXIII, 12 (« di speranza fontana vivace »
associée à la « caritate » mentionnée au vers 11) ; Purgatorio, XIX, 77 (« e
giustizia e speranza ») ; ou encore Inferno, IV, 8 (« de la valle d’abisso dolo-
rosa ») et Paradiso, XVII, 137 (« la valle dolorosa »)37. Mais de telles images
rappelant la prédication chrétienne étaient devenues des lieux communs.
On peut retrouver de telles associations entre les vertus dans un florilège
du Quattrocento comme le « codice isoldiano »38.
À l’opposé de ces vertus prennent place la fourberie et la cruauté du
tyran, associées aux flammes de l’enfer. La double référence aux serpents,
absente de l’hypotexte, ne peut pas ne pas évoquer l’image biblique. Les
cris et les lamentations sont un écho aux Psaumes, à Job et à Jérémie
notamment. La pensée chrétienne se réapproprie ainsi, par une série
d’images, le cliché de la versatilité de la très païenne Fortune.
37. Nous citons les expressions de Dante d’après l’édition de J. Risset, Paris, G.F.,
1985-1990.
38. Voir Le rime del codice isoldiano, éd. L. Frati, Bologne, Romagnoli-dall’Acqua,
1913 ; C. Montagnani, La festa profana. Paradigmi letterari e innovazione nel
codice isoldiano, Rome, Bulzoni, 2006.
38 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER
de Thyeste, loin d’être un appel aux dieux d’en haut, est tout entier consa-
cré à la jubilation effroyable du criminel qui voit sa malédiction enfin se
réaliser. L’exemple de cette traduction poétique des premiers vers d’une
tragédie sénéquienne tendrait à montrer que les tragédies de Sénèque
continuaient d’être lues, à la fin du Quattrocento, comme l’œuvre d’un
« poète théologien ». La traduction du chant du premier chœur de la pièce
confirme cette impression. Pour Evangelista Fossa, les gloses marginales
issues de la tradition des commentaires philologiques ne sont plus néces-
saires. Il souhaite, par sa traduction, rendre hommage aux leçons de son
professeur de rhétorique et expliciter le recours de cet art par Sénèque ;
mais en fait, par la recherche d’une théâtralité spectaculaire et le recours
à des images précises, sa traduction, loin d’être un exercice seulement
rhétorique, devient une forme d’herméneutique spirituelle, dans la tradi-
tion des commentaires allégoriques médiévaux ou des psychomachies. La
tragédie, par l’horreur mise en scène et l’enseignement délivré, continue
ainsi de dépendre de l’éthique. ◀
Térence en Allemagne
les traductions « didactiques » du XVIe siècle,
ou ce que cachent les gloses
40 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
R
ursum inter latinos quis vtilior loquendi auctor quam Terentius ?
Purus, tersus et quotidiano sermoni proximus, tum ipso quoque argu-
menti genere iucundus adulescentiae1.
En louant ainsi le potentiel didactique de Térence, Érasme reprend la
pensée des humanistes italiens et notamment des grands pédagogues
comme Paolo Vergerio, Gasparino Barzizza ou Guarino Veronese. Térence,
admiré pour son éloquence, est le plus souvent le premier auteur latin
employé dans l’enseignement de la langue latine dans la péninsule2. Cet
enthousiasme pour l’auteur comique est « importé » en même temps
que de précieux codices et des notes prises par des étudiants allemands
pendant les cours universitaires suivis en Italie3. La réception de Térence
en Allemagne se fait donc sous le signe de l’utilité pédagogique – c’est
du moins le trait que soulignent les rares ouvrages critiques sur le sujet,
comme ceux d’Otto Francke et Max Hermann4.
En ce qui concerne les premières traductions allemandes de Térence5,
la communis opinio les réduit au seul but pédagogique et ne leur reconnaît
aucun mérite artistique6. Cet effort didactique semble pourtant s’épuiser
1. « Et qui est, parmi les auteurs latins, plus utile pour apprendre à parler que
Térence ? Pur, poli et proche de la langue parlée, et par le genre de l’argument
agréable à la jeunesse », Érasme de Rotterdam, De ratione studii ac legendi
interpretandique auctores (Paris, 1511), dans Desiderii Erasmi Roterodami
Opera omnia, éd. J. H. Waszink et al., Amsterdam, North-Holland, 1971, t. I-2,
p. 115 et suiv. Le rôle de Térence dans la pensée d’Érasme est étudié par
Howard B. Norland, « The Role of Drama in Erasmus’ Literary Thought », dans
Acta conventus neo-latini Bononensis, dir. R. J. Schoeck, Binghamton (N. Y.),
Medieval & Renaissance texts and studies, 1985, p. 549-557.
2. Pour l’Italie, il faut se référer à l’étude d’Eugenio Garin, L’Educazione in
Europa (1400-1600). Problemi e programmi, Bari, Laterza, 1957. La situation
en Allemagne est brièvement résumée par Otto Francke, Die lateinische
Schulcomoedie in Deutschland, Weimar, H. Böhlau, 1877, p. 8-15.
3. Voir Ernst Beutler, Forschungen und Texte zur frühhumanistischen Komödie,
Hambourg, Staatsbibliothek, 1927, qui démontre en détail l’influence de
l’Italie sur les humanistes allemands.
4. Voir Otto Francke, op. cit., et Max Hermann, « Terenz in Deutschland bis zum
Ausgang des 16. Jahrhunderts », Mitteilungen der Gesellschaft für deutsche
Erziehungs- und Schulgeschichte, n° 3, 1893, p. 9-12. On trouve des indications
précises concernant la place de Térence chez les grands pédagogues allemands
dans Karl von Raumer, Geschichte der Pädagogik: vom Wiederaufblühen
klassischer Studien bis auf unsere Zeit, Stuttgart, Liesching, 1857, t. I.
5. Pour une vue d’ensemble des traductions allemandes, voir Lawrence S.
Thompson, « German translations of the classics between 1450 and 1550 »,
The Journal of English and Germanic Philology, n° 42-3, 1943, p. 343-363, qui
énumère dix traductions de Térence en allemand à cette époque. Pour une
liste des éditions, voir Dennis E. Rhodes, « La publication des comédies de
Térence au xve siècle », dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, dir.
P. Aquilon et H.-J. Martin, Paris, Promodis, 1988, p. 285-296.
6. Thompson (art. cit., p. 351) constate que « very few have enduring
literary value » ; Hans Werner Mangold (Studien zu den ältesten
Bühnenverdeutschungen des Terenz, Halle, M. Niemeyer, 1912, p. 4 et suiv.)
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 41
parle de travaux de circonstance et, selon Francke (op. cit., p. 44), les
traducteurs n’avaient pas assez de goût et de sens pour cet art.
7. Cette disparition va à l’encontre de l’évolution du commentaire des éditions
latines et semble unique pour les traductions, voir Véronique Lochert,
L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVIe et XVIIe
siècles, Genève, Droz, 2009, p. 70-78.
8. Der Eunuchus des Terenz übersetzt von Hans Neidhart, éd. H. Fischer,
Tübingen, Litterarischer Verein, 1915.
42 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
Dar aus man lernet was guot ist zuogebrauchen und das boeß zemeiden.
Und spricht Cicero das Comedia menschlichs wesens ain spiegel seie und ain
pildung der warhait. Und wirt Comedia darvon gehaissen das si offenlich
vor allem volck des mitlen states oder wesens verkündt ward 13.
Sond welche person in diser Comedi reden würdet, der selben person namen
wirt mit zwai oder dreien der ersten buochstaben von kürtze wegen deß
worttes der selben rede für gesetzt.
Allso wenn Laches redt so wirt gesetzt La18.
Les gloses indiquent par exemple les monologues, ainsi que les gestes
que les personnages pourraient faire, comme dans l’exemple suivant :
Par. O arme ich glaub (als dann beschicht) vor lieby hast in aus geslossen
§ O arme. Er sicht sie an und dütet uff Phedriam19.
19. « Par. O la pauvre, je pense (comme il arrive) que tu l’as mis à la porte par
amour. / § O la pauvre. Il la regarde et indique Phèdre », ibid., p. 24.
20. « Der vorlesende Benutzer des Textes schlüpft aber, wenn er sein
Lektürewissen weitergibt, in die Rolle des Lehrers. Die Übersetzung wird zum
Unterrichtsmedium. Das Paradigma des Gelehrter nerscheint hiermit in die
volkssprachliche Literatur übertragen » (E. Kleinschmidt, art. cit. p. 349).
21. Voir l’essai fondateur de Rainer Stillers, Humanistische Deutung. Studien zu
Kommentar und Literaturtheorie in der italienischen Renaissance, Düsseldorf,
Droste, 1988, p. 38-83.
46 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
Le Térence de Strasbourg :
en quête de la représentation imaginaire
Le deuxième texte, le fameux Térence de Strasbourg, est une
traduction anonyme des six comédies de Térence, issue des presses
de Johannes Grüninger qui avait déjà imprimé une célèbre édition
latine richement illustrée22. Cette traduction paraît en 1499, soit douze
ans après celle de Nythart23. La critique, toute admiratrice qu’elle
est devant l’édition latine de Strasbourg, ne s’est guère occupée de
la traduction ; pour celle de l’Eunuque, jugée supérieure aux autres,
on affirmait qu’elle reprenait entièrement celle de Nythart et qu’elle
livrait simplement une version plus concise de son commentaire24.
Parallèlement à ce verdict, la critique développa un autre topos, répété
encore par Cora Dietl :
Dans l’édition du texte latin, l’un des humanistes les plus connus,
Jacob Locher philomusus loue surtout l’auteur pour l’enseignement moral
que véhicule son œuvre :
Sed tibi inprimis studiosa iuventus grates gratias referre debet quod ad
communem studiosorum adolescentum commoditatem, frugemque et
dicendi et vivendi iucundissimam, hoc opus figuris, explanationibus,
Scaenisque pulcherrimis effigiatum. In quo opere quidem, ut in pantheo
das vil guots vun nutzbare ler zuo pflantzen tugent und vermydung laster
darinn begriffen was, und wurden ouch erst Therencium recht an dem
teil verston und bevor Donatum der darüber mit aller vnuersteentlicher
subtilester ler geschriben hat27.
Wie wol etlich dem gern weren wyder gewesen sprechende foellich weltleffig
ding nit ze offnen synt dem gemeinen man / die will doch derley nun zevil
lystig und uff bübery geneigt ist / darumb er in keinen weg wyter sy zeleren29.
26. « Mais surtout la jeunesse avide d’apprendre doit te remercier, parce que cette
œuvre est faite pour la commodité des étudiants, comme un très agréable
condensé de la parole et de la vie, avec des tableaux, des explications et de
très belles illustrations scéniques. Comme on voit dans le Panthéon tous les
dieux, on verra, en effet, dans cette œuvre les mœurs de tous les hommes,
ainsi que leurs actes », J. Locher, épître dédicatoire de Terentius cum directorio
vocabulorum, sententiarum, artis comice, glosa interlineali, commentariis
Donato, Guidone, Ascensio, Strasbourg, Johannes Grüninger, 1499, p. 2.
27. « que beaucoup de bons enseignements pour semer la vertu et éviter le vice
étaient contenus dans la pièce ; de plus, nous n’avons vraiment compris
Térence que grâce ce travail et [même] mieux que grâce à Donat qui l’a
expliqué de façon claire et subtile », Terentius der hochgelehrt und aller
brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A2r°.
28. Voir A. Worley, op. cit., p. 3.
29. « Même si plusieurs auraient aimé protester contre la divulgation à des gens
modestes de ces histoires mondaines, parce qu’elles sont trop coquines et
vicieuses et ne devraient pas être enseignées », Terentius der hochgelehrt und
aller brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A2r°.
30. Voir E. Kleinschmidt, art. cit., p. 350.
48 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
affichée est présente dans le Terentius latin comme dans le Térence alle-
mand de Strasbourg. On la sent déjà dans une épigramme de Locher au
lecteur de l’édition latine, dans lequel il promet, au lieu d’un enseigne-
ment, un véritable spectacle :
Sol dz buoch recht gelesen werden / so sol yeder mercken / wz personen redt.
Ist er ein alter vater als Symo […] so solman die selben red langsam / sytig /
unn schwer lesen / wie dann die alten sunst ouch reden. Ist aber die person
zornig […] so solman die wort schneller / lüter unn grasser lesen rc. Ist aber
iz ein sun mit einem vatter redt so solman die selben forchtsämlich lesen.
Ret aber der sun mit einem knecht / oder gesellen / so synd die selben red
hochmüeticlich / unn trutzlich ze lesen38.
36. Cora Dietl (op. cit., p. 140 sq.) montre que Locher s’est intensément occupé du
théâtre et de la représentation autour de 1496. Il avait emprunté à la bibliothèque la
Naturalis historia de Pline où se trouve une description du theatrum (36, 114 sq.).
37. Dans sa préface, l’éditeur déclare que la traduction est l’œuvre de « hoch
gelerter lüt, Doctor und meister ».
38. « Le livre doit être lu de telle sorte que chacun remarque comment le personnage
parle. S’agit-il d’un vieux père comme Symo, il faut lire lentement, dignement et
gravement, comme parlent les vieux. Si le personnage est courroucé, il faut lire
ses paroles plus rapidement, plus fort et avec violence. Si un fils parle avec son
père, il faut les lire d’un ton peureux. Quand il parle avec un serviteur ou un ami,
il faut les lire sur un ton hautain et assuré », Terentius der hochgelehrt und aller
brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A6v°.
39. Ces exercices rhétoriques préparèrent en Italie le développement d’une
culture de représentation des comédies romaines (en commençant par le
célèbre Pomponius Laetus) ; en Allemagne, le théâtre d’école qui se développa
de façon analogue connut un grand succès.
40. Les arguments de J. B. Hartmann, op. cit., p. 6-8, qui affirme que Grüninger
aurait visé une récitation dans un but pédagogique, ne sont pas convaincants,
parce qu’il oublie la possibilité que l’auteur affirme le contraire de ce qu’il
pense réellement.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 51
une distance entre le lecteur et le texte sacralisé par son approche huma-
niste, les traducteurs de Strasbourg privilégient une approche empathique,
qui cherche à rapprocher le lecteur du théâtre et à lui faire sentir le plaisir
de la représentation, même si celle-ci doit rester virtuelle. L’importance
de ce but secondaire est soulignée par le contre-exemple d’une troisième
traduction, qui vise plutôt la langue que la culture latine.
41. Publii Terentii Aphri sechs verteutschte Comedien, trad. V. Boltz von Ruffach,
Tübingen, Morhart, 1540. Pour des informations précises, voir l’étude de J. B.
Hartmann citée ci-dessus.
42. Les éditions latines continuent à être accompagnées de commentaires au
point de créer un « océan de commentaires » (Emmanuel Bury, « Comédie
et science des mœurs : le modèle de Térence aux xvie et xviie siècles »,
Littératures classiques, n° 27, 1996, p. 126).
43. « Savourons les autres, les comédies de Plaute et de Térence, et lisons-les plus
souvent, pour que d’un côté nous y puisions la langue latine et de l’autre que
nous considérions les différences entre les personnages au niveau des mœurs
et des intentions », Philippe Melanchthon, Epistola Phil. Mel. de legendis
Tragoediis et Comoediis, dans Opera, éd. G. Bretschneider, Halle, Schwetschke
& Sohn, 1838, p. 567-72, col. 571.
52 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
Komödien müssen von den Knaben aufgesagt werden, zuerst, damit sie
Uebung haben in der lateinischen Sprache; darnach werden die Menschen von
den erdichteten Personen unterwiesen, und jeder wird seines Amtes erinnert.
[…] Und wenn die Komödien wegen einiger anstößiger Sachen bei Christen
nicht aufgeführt werden sollen, so müßte auch die Bibel nicht gelesen werden45.
das sich die armen schuelerlin, so nit allwegen moegen interpretes haben,
darinn selbs treiben vnd ueben moegen, vnn wort auff wort, Cola auff Cola,
Comata auff Comata, Periodos auff Periodos applicieren vnd vergleichen
moegen49.
Darumb ich mich dessen auch gentzlich geflissen hab: dz ich mein Translatz,
bei gefundner eygenschafft des Lateins, so vil immer müglich was, hab lassen
bleiben. Und der Exposition oder erclaerung nach, mit der Construction
hinauß gefaren, die Tempora verborum, vnn Casus nominum in gebürlichen
außtruck gestellt. Etwen ein kleins woertlein, quod sub intelligitur, herbey
gesetzt, doch des vermitten wo es müglich was, dweil ich befunden hab, das
die Commentatores auch vndereinander vnhellig sind, vnd sich nit gleich
eben in allen sententiis vergleichen51.
49. « pour que les pauvres étudiants, qui n’ont pas toujours un interprète,
s’exercent tout seuls dans ce livre et puissent directement comparer mot par
mot, subordonnée par subordonnée, virgule par virgule et phrase par phrase »,
Valentin Boltz, préface de Publii Terentii Aphri sechs verteutschte Comedien,
auß eygen angeborner Lateinischen spraach auffs trewlichst transferiert durch
Valentinum Boltz von Ruffach, Tübingen, 1540.
50. J. B. Hartmann (op. cit., p. 10) suppose que Boltz voulait rendre le prix du livre
modique.
51. « C’est pourquoi je me suis appliqué à ceci : je laisse ma traduction, dès que
j’ai compris la construction latine, aussi littérale que possible, et j’exprime
selon le commentaire les temps des verbes, les cas des noms, de façon
adéquate avec la construction de la phrase. J’ai parfois ajouté un petit mot,
quod sub intelligitur, mais je l’ai évité si possible, parce que j’ai trouvé que
les commentateurs n’étaient pas d’accord sur tous les détails dans leurs
commentaires », Valentin Boltz, loc. cit.
54 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT
« quod sub intellegitur »52. Les rares mots en marge sont des citations du
texte latin qui doivent aider le lecteur à se repérer dans l’original.
Peu d’explications donc, et des protestations de fidélité absolue53. Si
on regarde le texte de près, on peut pourtant voir une nette tendance à
christianiser et à expurger le texte. Boltz traduit « di immortales » par
« ewiger gott » [« Dieu éternel »], et du très ambigu « pulpamentum », qui
peut être une douceur culinaire aussi bien que charnelle, il fait l’inoffen-
sif « Schleckspeis », un dessert. Il est logique que Boltz ne traduise plus la
« calamitas » mentionnée ci-dessus comme « grêle », mais dans le sens
commun du mot, « malheur, calamité ». Son premier but est de faciliter
la lecture du texte latin. L’expurgation tacite du texte et son actualisation
constituent une sorte de commentaire moral dissimulé dans la traduction,
et parfois confiné aux arguments des scènes :
In disem gsprech ist ein anzeig der person deren Cherea erzeelen will wie es
im ergangen sey. Das geschicht zum meisten umbs volcks willen / das sie
dz mit den oren vernemmen / das der Poet nit hat moegen glimpflich den
augen fürbilden54.
Mais est-ce dû au seul fait que le transfert culturel est désormais termi-
né ? Il nous semble important de prendre en compte le public auquel Boltz
s’adresse, car on y remarque une différence fondamentale : tandis que
Nythart et Grüninger mettent le modèle culturel latin à la disposition du
lecteur aisé qui ne maîtrise pas ou pas suffisamment la langue latine pour
le lire, Boltz vise des écoliers qui cherchent à apprendre le latin. Sa traduc-
tion remplace le précepteur, donnant accès au texte latin, tandis que la
théâtralité du texte, sa valeur humaniste ou l’esthétique de la représenta-
tion ne l’intéressent apparemment pas. Le commentaire disparaît donc
au moment où il n’est plus porteur de méta-messages et où la traduction
atteint le seul but annoncé dans la préface.
52. Hartmann (op. cit., p. 35-37) prouve d’ailleurs par une méticuleuse analyse
que Boltz consulte Nythart et la traduction de Strasbourg ainsi que les gloses
de l’édition latine.
53. M. Hermann le croit apparemment, puisqu’il lui accorde d’avoir traduit la
pièce fidèlement et mot à mot (art. cit., p. 22).
54. « Dans cette scène, on trouve le personnage à qui Cherea racontera son
aventure. Cela est fait pour le peuple, afin qu‘il entende ce que le poète n’a pas
voulu montrer aux yeux », V. Boltz, Eunuchus, III, 4, dans Publii Terentii Aphri
sechs verteutschte Comedien, éd. cit.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 55
Résumé Depuis les manuscrits les plus anciens qui nous sont parvenus, l’édition
du théâtre antique s’accompagne d’illustrations qui mettent en image les
moments forts de l’action dramatique. Du XVIe au XVIIIe siècle, les gravures
illustrant les traductions des dramaturges anciens remplissent diverses
fonctions, d’annonce, de synthèse, d’explication ou de visualisation de la
scène. Partageant avec la traduction le souci d’offrir au lecteur un accès
plus direct et plus plaisant au texte ancien, l’illustration favorise également
la mise en relief de sa théâtralité et tend à établir ainsi un lien entre inter-
prétation philologique et incarnation scénique. Le parcours à travers les
différents types d’image escortant le texte dramatique fait aussi apparaître
certaines évolutions. De la Renaissance aux Lumières, l’ambition interpré-
tative et l’efficacité cognitive de l’image tendent à se réduire pour proposer
seulement au lecteur un document historique ou une simple illustration.
58 VÉRONIQUE LOCHERT
D
ans la préface de sa traduction de Térence, Anne Dacier raconte
comment le bibliothécaire du Roi, Melchisédech Thévenot, l’a
encouragée pendant son travail à aller voir les manuscrits conser-
vés dans la collection royale :
5. « La traduction est pour ceux qui ne peuvent lire les originaux, ou qui prennent
plaisir à juger de chaque langue. Les remarques peuvent être utiles à ceux
qui veulent étudier, et l’examen peut être d’un grand usage pour tous ceux
qui veulent apprendre à bien juger des pièces de théâtre, ou qui voudraient
travailler eux-mêmes avec succès » (Anne Dacier, Comédie de Plaute traduite
en François, Paris, D. Thierry et Cl. Barbin, 1683, t. I, Préface, non pag.).
6. « Nous faisons en sorte que même les illettrés puissent lire et comprendre les
intrigues comiques grâce aux images que nous avons placées devant chaque
scène » (Terentii comœdiæ sex, Lyon, Trechsel, 1493).
7. Nous reprenons la formule d’Eleanor Winsor Leach, « Illustration as
interpretation in Brant’s and Dryden’s editions of Vergil », dans The Early
Illustrated Book. Essays in Honor of Lessing J. Rosenwald, dir. S. Hindman,
Washington, Library of Congress, 1982, p. 175.
8. Préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.
9. Voir Thomas E. Lawrenson, « Les éditions illustrées de Térence dans
l’histoire du théâtre, spectacles dans un fauteuil ? », dans Le Lieu théâtral à la
Renaissance, éd. J. Jacquot, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 1-23.
10. « Translation is a kind of drawing after the life » (Dryden, Preface to Sylvae,
1658, cité par Eleanor Winsor Leach, art. cit., p. 175).
TRADUIRE EN IMAGES 61
11. « Le [rire] peut être comparé au plaisir intérieur dont on est rempli quand on
regarde un tableau où la nature est parfaitement bien imitée » (préface des
Comédies de Térence, éd. cit., non pag.).
12. « He therefore held it best to expose it as it was drawne in its owne Colours »
(Edward Sherburne, préface de Medea, Londres, H. Moseley, 1648, non pag.).
13. Préface des Tragédies de Sophocle, Paris, Cl. Barbin, 1693, non pag.
62 VÉRONIQUE LOCHERT
fort mince, et d’un teint fort brun », et elle place en tête du premier volume
de ses Comédies de Térence l’imago clipeata figurant dans les manuscrits
(fig. 2, page 61). Elle affiche ainsi le souci de fidélité et d’authenticité
qui a guidé sa démarche de traductrice : le traducteur est en effet souvent
comparé au portraitiste de l’auteur ancien, dont il doit s’efforcer de resti-
tuer la physionomie de manière vivante et naturelle. C’est également à l’art
du portrait que font référence André Mareschal, qui choisit dans son adap-
tation du Miles gloriosus de « donner la jeunesse et les traits de la mode à un
visage de dix-huit cents ans » plutôt « que de le peindre avec ses rides et ses
cheveux gris »14, et Pierre Brumoy, qui met en garde contre une traduction
froide en la comparant à un visage de cire où tout est mort et glacé15. Relais
de l’auteur antique à l’époque moderne, le commentateur et le traducteur
accèdent eux-mêmes au statut d’auteur, comme le suggère la proximité
entre le portrait du dramaturge ancien et la figuration de leur propre acti-
vité éditoriale. La gravure représentant Térence qui précède le prologue
de L’Andrie dans la traduction de Charles Estienne et celle qui ouvre la vie
de Térence dans la traduction allemande de Valentinus Boltz (1540) (fig. 3,
page 63) ressemblent ainsi fortement au portrait de Guy Jouenneaux au
travail au début du Térence de Trechsel (fig. 4, page 63) ou d’Octavien de
Saint-Gelais offrant son livre au roi au début du Térence en françois, ces deux
dernières gravures se trouvant significativement placées à proximité de la
dédicace ou de la préface, qui donnent la parole à l’érudit du xvie siècle.
En 1717, le portrait imité de l’antique dans la traduction d’Anne Dacier est
remplacé par une nouvelle gravure (fig. 5, page 63), accompagnée de la
légende suivante : « Térence esclave, présenté par Thalie, offre ses comé-
dies à la République romaine qui lui donne la liberté, figurée par le bonnet.
Apollon le couronne de lauriers. L’enfant qui joue des deux flûtes fait allu-
sion à l’usage de ces temps-là, où les représentations des pièces de théâtre
étaient accompagnées de ces instruments ». Cette image ne fait pas seule-
ment le portrait de l’auteur, mais esquisse aussi sa biographie et son éloge,
auxquels s’ajoute une évocation de la Rome antique et de ses pratiques
théâtrales, avec une insistance particulière sur l’accompagnement musi-
cal, qui fait l’objet d’importants développements dans la préface.
Ce type de synthèse est caractéristique du frontispice, qui offre au
seuil du livre une interprétation picturale de l’œuvre, exploitant pleine-
ment les pouvoirs de condensation et de symbolisation de l’image. Ainsi,
3 [ci-dessus]
Valentin Boltz, Publii Terentii Aphri Sechs verteuschte
Comedien, Tübingen, 1540
(Bayerische Staatsbibliothek München)
4 [ci-dessus, à droite]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493 (BnF – Gallica)
5 [ci-contre]
Anne Dacier, Comédies de Térence, Rotterdam, G. Fritsch,
1717, t. I : frontispice (Bibliothèque municipale
de Lyon – fonds ancien 345510)
64 VÉRONIQUE LOCHERT
6 [ci-dessus]
Linage, Le Théâtre de Sénèque, Paris, L.
Chamhoudry, 1658 : frontispice (BnF)
7 [ci-dessus à droite]
Marolles, Les Tragédies de Sénèque, Paris, P. Lamy,
1664, t. I : frontispice (BnF)
8 [ci-contre]
Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin Père et
fils, Coignard, 1730, t. I : frontispice (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 104123)
66 VÉRONIQUE LOCHERT
comédie à Rome (The Comedies of Terence, translated into familiar Blank Verse,
Londres, T. Becket, P. A. de Hondt, R. Baldwin, 2e éd., 1768, p. lxvi).
TRADUIRE EN IMAGES 67
9 [ci-dessus]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493
(BnF – Gallica)
10 [ci-dessus, à droite]
Sénèque, Decem Tragoediae, Paris, J. Mercator,
1511 : frontispice d’Agamemnon (BnF – Gallica)
11 [ci-contre]
Sénèque, Decem Tragoediae, Paris, J. Mercator,
1511 : frontispice de Thyeste (BnF – Gallica)
68 VÉRONIQUE LOCHERT
21. « En un mot j’aimerais mieux Térence que Cécilius ; et je crois même que
l’on pourrait justifier ce goût par la peinture. Toutes les figures bien finies et
naturelles feront excuser dans un tableau les défauts de l’ordonnance ; mais je
ne sais si l’ordonnance la plus belle et la plus régulière pourrait faire excuser
les défauts des figures » (préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.).
22. Voir Emmanuelle Hénin, « Du structurel au pictural : la querelle du dessin et
de la couleur », Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture, de la Renaissance
italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2003, p. 188-204. Le dessin est
généralement conçu comme la partie intellectuelle de la peinture, tandis que
la couleur s’adresse aux sens et au vulgaire comme le spectacle.
23. « Plautus had the most dazzling Outside, and the most lively Colours, but
Terence drew the finest Figures and Postures, and had the best Design »
(Terence’s Comedies: made English with his Life; and some remarks at the end,
Londres, A. Swall and T. Childe, 1694, Preface, p. i).
24. Le commentaire marginal de cette scène indique : « deinde Davus subito
TRADUIRE EN IMAGES 69
15 [ci-dessus]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493 : Andria,
IV, 3 (BnF – Gallica )
16 [en haut]
Therence en françois, Paris, Antoine Vérard, [1499-
1503] : L’Andrie, I, 1 (BnF – Gallica)
17 [ci-contre]
Anne Dacier, Comédies de Térence, Rotterdam, G.
Fritsch, 1717, t. I : L’Andrienne, V, 4 (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 345510)
72 VÉRONIQUE LOCHERT
que « la chose est un peu difficile, et […] pour la plupart gît en conjecture »28.
Dans une lettre ouvrant la traduction de Sénèque par Linage, Saint-Rival
blâme les Modernes qui « ne peuvent comprendre comment on peut
exécuter ce qui se lit dans les Tragédies, et sans considérer que le Théâtre
Français est bien différent et du Grec et du Romain, […] l’accusent de peu
de conduite, parce qu’ils ignorent l’art de la Scène »29. Dans son Examen
du Rudens de Plaute, Anne Dacier procède donc à une reconstitution
minutieuse du décor :
Au fond du théâtre on voit la mer, dont le rivage est fort coupé par de grands
rochers qui avancent considérablement sur la scène. Il faut se souvenir
de cette remarque, car elle est nécessaire pour la suite. L’un des côtés du
théâtre représente la ville de Cyrène, que l’on voit en éloignement ; et l’autre
représente le temple de Vénus, au devant duquel il y a comme un parvis
fermé de murailles à hauteur d’appui, et au milieu du parvis il y a un autel.
Les interprètes ont fait de grandes fautes dans cette pièce pour n’avoir pas
pris garde à ce détail30.
dessins présents dans les manuscrits des ixe et xe siècles, qui imiteraient
un original du iiie ou du ive siècle, sont en réalité le reflet de pratiques
scéniques très anciennes selon Reginald Dodwell, qui y déchiffre un
langage gestuel original, distinct de ceux de la peinture et de la rhétorique34.
De même, Henri Rey-Flaud nuance l’analyse de Thomas E. Lawrenson qui
ne voit dans les gravures des Térence humanistes qu’une exégèse visuelle
destinée au lecteur, en décelant dans ces images les traces de pratiques
théâtrales médiévales35. À la fin du xviie siècle, Anne Dacier considère
d’emblée les dessins manuscrits comme des documents et y décèle à la
fois une illustration du texte et un reflet de la scène antique :
34. Anglo-Saxon Gestures and the Roman Stage, Cambridge, Cambridge U. P., 2000.
35. Le Cercle magique : essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Âge, Paris,
Gallimard, 1973, p. 87-97.
36. Préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.
37. Ibid.
TRADUIRE EN IMAGES 75
19
Thrason dans L’Eunuque : à droite
dans les Comédies de Térence
d’Anne Dacier (1717) et à gauche dans le
Therence en françois [1499-1503]
As to the habits of the actors, it is plain from Donatus, as well as the reason
of the thing, that they were in general suited, according to the custom of the
times and country, to the sex, age, and condition of the several characters.
Some particulars, however, in their dress very essentially distinguish the
antient players from those on any modern stage, viz. The Buskin, the Sock,
and the Mask38.
38. « Les vêtements des acteurs étaient généralement adaptés au sexe, à l’âge, et
à la condition des différents personnages. Mais certaines particularités dans
ces costumes distinguent néanmoins très profondément les acteurs anciens
de ceux qu’on voit sur une scène moderne » (The Comedies of Terence, op. cit.,
p. xlvii-xlviii).
39. Therence en françois, trad. Octavien de Saint-Gelais, Paris, Antoine Vérard,
[1499-1503], f. iii.
l’illustration de 1717, où il porte simplement un chapeau de voyage confor-
mément au code romain reproduit par le manuscrit, que dans la gravure de
1500, où il est revêtu d’une armure renaissante (fig. 19, page 75).
78 FLORENCE D’ARTOIS
A
u sein du tout petit groupe des commentaires de la Poétique d’Aris-
tote que l’on doit au Siècle d’or espagnol, la Nueva idea de la trage-
dia antigua, publiée par González de Salas en 1633, constitue un
cas atypique : d’abord, parce qu’à la différence de ceux-ci, elle ne suit pas
la tradition italienne du commentaire d’Aristote, largement dominante
en Espagne1, mais aussi et surtout, parce qu’elle s’accompagne d’une
traduction espagnole des Troyennes de Sénèque, traduction présentée
comme une « illustration pratique » du modèle théorique élaboré dans le
commentaire. Inscrite matériellement même dans un espace dévolu au
commentaire érudit, mais élaborée, si l’on en croit son auteur, de façon
à permettre son éventuelle représentation sur la scène moderne, cette
traduction a un statut ambigu qui fait tout son intérêt du point de vue de
l’histoire de l’herméneutique du théâtre antique à l’époque moderne.
Il y a bien sûr quelque chose d’éminemment rhétorique dans la décla-
ration de Salas selon laquelle sa traduction des Troyennes est représen-
table2. Compte tenu de ce que l’on sait de l’écart, pour ne pas dire l’abîme,
qui sépare la pratique de la tragédie moderne espagnole de la tragédie
antique et de l’échec retentissant auquel ont été vouées les rares pièces
imitées du théâtre antique sur la scène espagnole à cette époque3, il est
absolument improbable qu’elle ait pu être représentée en dehors du cadre
d’une récitation privée destinée au cercle étroit des érudits proches de
Quevedo4, ni même, on y reviendra, avoir inspiré les dramaturges contem-
porains. Même les néoclassiques, au xviiie siècle, dans leur idéalisation
forcenée de tout ce qui dans l’histoire du théâtre du xvie siècle n’est pas
irrégulier, ne s’y tromperont pas, la classant non parmi les œuvres drama-
tiques, mais bien dans le groupe des traductions, au côté des traduc-
tions humanistes du xvie siècle5. Toutefois, au regard des commentaires
6. Salas consacre quatre sections de la Nueva idea (vi-ix) aux éléments de mise en
scène : musique, danse, acteurs, scène.
7. On les attribue habituellement à Antoni de Vilaragut (1336-1400). Les
témoignages manuscrits transmettent la version complète de sept tragédies
(Hercules furens, Thyestes, Phoenissae, Phaedra, Oedipus, Triades, Medea) et
des fragments de trois autres (Agamemnon, Hercules Oetaeus et Octavia). Sur
la réception de Sénèque en Espagne, voir Karl Alfred Blüher, Séneca en España.
Investigaciones sobre la recepción de Séneca en España desde el siglo XIII hasta
el siglo XVII, Madrid, Gredos, 1983. Sur ces traductions catalanes en particulier,
voir l’introduction de Tomàs Martínez Romero à son édition des Tragèdies.
Traducció catalana medieval amb comentaris del segle XIV de Nicolau Trevet,
Barcelone, Barcino, 1995 et Nicholas Round, « Las traducciones medievales,
catalanas y castellanas de las Tragedias de Séneca », Anuario de estudios
medievales, n° 9, 1974/1979, p. 187-229.
8. K. A. Blüher, op. cit., p. 128.
9. La glose est plus ou moins importante d’une traduction à l’autre, sans doute
parce que le traducteur utilisait un texte de référence différent. Une partie du
corpus se présente sous forme entièrement glosée (Hercules furens, Oedipus,
Hippolytus, Thebais et Agamemnon). Le rôle de la glose est moindre, en
revanche, dans le reste du corpus (Medea, Thyestes et Troades). Voir T. Martínez
Romero, op. cit., p. 14-16.
80 FLORENCE D’ARTOIS
« Yo, Juno, son germana del sobiran tronant Júpiter e aquest nom és solament
a mi romàs, per ço que per diverses adulteris de Júpiter he perdut lo nom
de muller, per tant com a viduada e ffembra abandonada. E Júpiter per,
tots temps de mi alienat, encara abandona lo temple del sobiran cel, ço es
a dir en lo cel, en lo qual com a propi temple yo solia ésser adorada. E yo,
foragitada, doní loch en lo cel a les concubines de Júpiter, lo qual devia ésser
mon marit. La terra deu ésser habitada de mi, e les concubines tenen lo çel! »
11. Sur cette tradition et son importance dans la formation d’une théorie du
théâtre au xvie siècle en Espagne, voir María José Vega Ramos, « El arte de la
comedia en la teoría literaria del Renacimiento », Poética y teatro. La teoría
dramática del Renacimiento a la Posmodernidad, dir. M. J. Vega, Barcelone,
Mirabel Editorial, 2004 et Javier Rubiera Fernández, Para entender el cómico
artificio, Terencio, Donato-Evancio y la traducción de Simón Abril (1577), Vigo,
Academia del Hispanismo, 2009.
12. Sur la figure d’Hernán Núñez et sa bibliothèque, voir Biblioteca y epistolario
de Hernán Núñez de Guzmán. Un aproximación al humanismo español del
siglo XVI, dir. J. Signes Codoñer, C. Codoñer Merino, A. Domingo Malvadi,
Madrid, CSIC, 2001. Sur ses livres de théâtre antique, je me permets de renvoyer
à Florence d’Artois, Recherches sur la réception de la tradition dramatique
82 FLORENCE D’ARTOIS
qui, dès le début du xvie siècle, montre dans les annotations de ses
manuscrits une sensibilité pour la théâtralité du texte dramatique, les
commentaires issus de l’humanisme espagnol ignorent donc la dimen-
sion théâtrale de ces textes. Cette tendance n’est bien sûr pas propre aux
pratiques de l’humanisme espagnol, mais elle y est particulièrement plus
marquée pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin.
Ce désintérêt pour la nature spécifique du texte dramatique est plus
flagrant encore dans les éditions scolaires : le texte n’y est plus qu’un
support destiné à l’étude des rudiments des langues anciennes. L’édition
bilingue du Térence de Simón Abril se présente ainsi, sans ambages,
comme un manuel de latin offert au prince don Juan de Austria :
Buscando modo como con gran fruto y muy poco trabajo y fatiga de V. A.
pueda aprender y entender el latín [...] he traducido las comedias de
Terencio, las cuales importan mucho así para hablar bien latín como para
reformar la vida humana, en nuestra lengua, de manera que comparando
las dos lenguas entre sí, sin perder mucho tiempo ni trabajo podrá V. A. en el
conocimiento desta lengua pasar muy adelante13.
15. Pedro de Valencia, Discurso acerca de los cuentos de las brujas, dans Obras
completas, éd. M. A. Marcos Casquero et H. B. Riesco Álvarez, León, Universidad
de Léon, 1997, t. VII. La traduction concerne les v. 734-758, p. 260-261.
16. À ce propos, voir Lía Schwartz, « Las traducciones de textos griegos de Fray Luis
y su contexto humanista », dans Fray Luis de Léon, Historia, Humanismo y
Letras, dir. V. García de la Concha et J. San José Lera, Salamanque, Universidad
de Salamanca, 1996, p. 527-548.
17. Celle de Mártir Rizo (1623) puis celle d’Ordoñez das Seijas (1626). Sur la
réception de la Poétique au Siècle d’or en Espagne et ses rapports avec la théorie
théâtrale contemporaine, voir, entre autres, Margarete Newels, Los géneros
dramáticos en las Poéticas del Siglo de oro, Londres, Támesis, 1974 ; Luis
Sánchez Lailla, « ‘Dice Aristóteles’ : la reescritura de la Poética en los siglos de
oro », Criticón, 79, 2000, p. 9-36 et Florence d’Artois, « “Et cette douleur même
est leur plaisir” : saint Augustin contre saint Augustin pour réécrire Aristote »,
Poétique, n°153, 2008, p. 107-126.
18. Et c’est ce corpus qui sous-tend principalement le texte théorique du grand
dramaturge national, Lope de Vega (Arte nuevo de hacer comedias, 1609),
même s’il y fait mention de Robortello.
84 FLORENCE D’ARTOIS
23. Pérez de Oliva est d’ailleurs surtout connu pour sa contribution à ce genre, la
plus célèbre étant le Diálogo de la dignidad del hombre.
24. Cette ambiguïté et l’évolution du traitement des didascalies ne sont pas
propres aux traductions du théâtre antique, on les retrouve également dans les
éditions du théâtre de Juan de la Cueva qui datent de la même décennie.
86 FLORENCE D’ARTOIS
situe dans la seconde dédicace de l’« interprète au lecteur » qui fait suite au
texte de Donat. Après avoir souligné le caractère répétitif du contenu des
Praenotamenta, il s’arrête sur une distinction qui, dans le contexte théo-
rique de l’époque était une nouveauté, compte tenu de la diffusion presque
inexistante de la Poétique : la distinction entre representación et narración,
soit entre les deux modes de la mimèsis définis par Aristote. Exemples tirés
des textes de Térence traduits dans le même volume à l’appui, il distingue
ainsi le statut du texte de théâtre, destiné à la représentation, de celui des
récits qui interviennent à l’intérieur du texte dramatique pour résumer l’ac-
tion non représentée, dans la mesure où, souligne-t-il à la suite d’Aristote,
l’on ne peut pas tout représenter. Rappelant ainsi que le théâtre doit recou-
rir au récit pour rapporter ce qu’il ne lui est pas licite de montrer et ce qui
rendrait la représentation trop longue, il en vient à critiquer un cas concret
tiré de la littérature nationale, celui de la Celestina, un texte au statut ambi-
gu s’il en est puisqu’il s’agit d’un texte de fiction en prose à mi-chemin entre
le dialogue et le théâtre, mais qui avait été reçu, au xvie siècle, comme un
texte dramatique. D’une façon jusque-là inédite, la traduction du théâtre
antique s’accompagne ici d’une réflexion sur la théâtralité même du texte,
qui vient nourrir le regard porté sur le théâtre moderne. Plus que la défi-
nition de la fonction du récit dans le drame, c’est bien sûr la conscience
si franchement affirmée du statut du texte dramatique comme « repre-
sentación » qu’elle présuppose, qui est particulièrement originale dans le
contexte scolaire d’où est issue cette modeste traduction.
La traduction de Salas :
l’aboutissement d’un processus
La traduction des Troyennes par González de Salas marque le dernier
jalon de l’histoire des traductions du théâtre antique en Espagne entre le
xive et le xviie siècle. Entre 1583, date de la deuxième édition du Térence
de Simón Abril (rééditée en 1599), et 1633, date de publication de la Nueve
idea de la tragedia antigua, il ne se traduit pas de théâtre antique en
Espagne. La période voit en revanche la parution d’un texte qui semble
avoir eu pour Salas une certaine importance : l’édition commentée des tragé-
dies de Sénèque par Martín del Río25, jésuite, qui fut un temps professeur de
l’université de Louvain, et ami de Juste Lipse. Il s’agit d’une édition savante,
d’une qualité sans comparaison avec les produits purement espagnols
contemporains en matière de théâtre antique (elle sort des presses planti-
niennes) et qui a la particularité de consacrer dans ses prolégomènes deux
25. Martín Del Río, Syntagma tragoediae latinae, Anvers, Officina Plantiniana, Jean
Moretus, 1593.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 87
30. « Je n’en anticipe pas le contenu avec un de ces arguments qui précèdent
habituellement les comédies et les tragédies antiques car c’est au prix du
suspens que le font celles qui dévoilent préalablement l’artifice avec lequel elles
sont nouées », Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 803.
31. Ce type de scène est stéréotypé. En voici, à titre de comparaison, un exemple
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 89
tiré de la deuxième partie de La hija del aire de Calderón (éd. F. Ruiz Ramón,
Madrid, Cátedra, 1987, I, v. 535-536), de composition contemporaine de la
Nueva idea : « Cajas y trompetas, ruido dentro y vuelve Lidoro. DENTRO— ¡Armas,
armas! / Otros— ¡Guerra, guerra! / Unos— ¡Viva Semíramis! / Todos— ¡Viva! »
(« Tambours, trompettes, bruit en coulisses. Lidoro revient. En coulisses— Aux
armes, aux armes! / D’autres— Guerre, guerre! / Les uns— Vive Sémiramis! /
Tous— Longue vie! »).
32. « Le premier décor représentait Troie en flammes. Au milieu du bruit et de
l’agitation confuse des trompettes et autres instruments de guerre, on pourrait
entendre les cris suivants : Un Grec— Que tout se rompe ! / Un autre— Que tout
s’embrase! / Un autre— Que tout s’effondre ! / Un autre— Que meure l’inique
Troie ! / En masse— Vive la Grèce ! / Un autre— Recouvre ses hauts murs de
terre ! / En masse— Guerre ! / Un autre— Guerre ! / Un autre— Guerre ! / Un
autre— Des flammes ! / Un autre— Embrase immédiatement ces toits dorés! /
En masse— Du feu ! / Un autre— Du feu ! Entrait ensuite Hécube seule », Nueva
idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 811.
33. La didascalie inaugurale de l’acte V avec sa référence à la figure du
90 FLORENCE D’ARTOIS
34. Sur cette question, voir Luigi Giuliani dans son édition de Lupercio Leonardo
de Argensola, Tragedias, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2009,
p. clxiv-clxxix.
35. Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 803.
36. Par commodité, la numérotation des vers renvoie à l’édition moderne de la
pièce dans la collection des Belles Lettres. González de Salas ne dit pas quel
texte il utilise.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 91
37. Les termes espagnols sont inversés par rapport à la logique actuelle des
didascalies du théâtre français. Entrar signifie entrer en coulisses et donc sortir,
et salir sortir des coulisses et donc entrer en scène.
38. C’est nous qui soulignons.
39. « Portant la main à l’épée », Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 830.
tombe d’Hector qui sert de cachette à Astyanax40 et d’où sortira et entre-
ra l’enfant au cours de l’acte, le cas le plus flagrant est le recours à une
machine pour faire apparaître dans les airs le défunt Hector, entouré de
flammes, au moment où l’invoque sa veuve Andromaque : « Pasa por el aire
armado Héctor, despidiendo llamas de sí »41. Cet ajout a moins à voir avec
l’hypothétique souvenir des machines du théâtre antique (euripidéen, en
particulier), qu’avec l’essor du spectaculaire dans le théâtre directement
contemporain de l’époque de Salas : les machines, tant décriées par Lope,
triomphent à l’ère de Calderón, notamment dans un type de spectacle
qu’avait peut-être en tête Salas, compte tenu du prestigieux personnage
auquel il dédiait son œuvre – le Conde Duque de Olivares : le spectacle
de Cour.
Tous les éléments que nous venons d’analyser vont dans le sens d’une
attention particulière prêtée par Salas à la dimension théâtrale du texte
dramatique. Cet aspect de l’interprétation salasienne du texte de Sénèque
ne doit néanmoins pas occulter le souci philologique auquel il est
constamment associé et que nous avons évoqué plus haut. Réinterprété
dans un sens qui dégage sa théâtralité, le texte de théâtre ne se libère pas,
par exemple, du système d’annotations marginales érudites, aussi simpli-
fié soit-il. Le support matériel dans lequel il est publié, un commentaire
de la Poétique, l’enferme, par ailleurs, dans un cadre particulier qui est
celui de l’érudition. Enfin et surtout, si la mise en relief de la théâtralité
dans le texte de Salas se traduit parfois par l’imitation des pratiques du
théâtre moderne, ce cheminement de l’antique vers le moderne reste, et
restera, dans le cas espagnol, unilatéral. La traduction, en même temps
qu’elle révèle la théâtralité du texte de Sénèque, le modernise. Mais le
geste de Salas, aussi novateur soit-il, ne fera pas changer son cours au
théâtre moderne, qui s’est constitué à la fin du xvie siècle dans la sublime
ignorance des préceptes des poétiques néoclassiques. La traduction de
Salas, qui n’aura probablement pas eu d’autre public que le cercle étroit
des proches de Quevedo, dont elle est issue, ne fera pas d’émule. Et dans
sa pratique de la tragédie, Calderón ne s’inspirera pas plus du théâtre
antique que Lope de Vega avant lui. ◀
96 FLORENCE DE CAIGNY
L
orsque Marolles publie en 1659 la traduction des six comédies de
Térence, il vient d’achever un an auparavant celle des comédies
de Plaute, et est sur le point de faire paraître celle des tragédies de
Sénèque. Sa riche activité de traducteur, puisqu’il mentionne dans sa
Préface qu’il a donné « en douze années la Traduction de douze Poëtes
Latins illustres »1, le situe en plein cœur des débats qui parcourent le
siècle à propos de la traduction. Entre fidélité au texte, rejet du mot à
mot, souci de l’élégance et belles infidèles, il livre au fil des différentes
préfaces ses positions de théoricien et de praticien de la traduction. Avec
Térence, traduction rédigée en deux mois selon ses dires, Marolles offre
un travail qui se démarque de la pratique des marginalia et de celles
des commentateurs érudits des siècles précédents. Par la présentation
de nombreuses remarques d’ordre divers, cet ouvrage pose la question
de la finalité d’une telle entreprise. Au-delà de la transmission d’un
texte, Marolles nous semble chercher à le rendre « lisible » – c’est-à-
dire compréhensible et recevable – pour ses contemporains grâce à des
espaces herméneutiques multiples, à destination d’un lectorat dépassant
le cercle des érudits.
Entre les intentions énoncées en préface et leurs concrétisations, l’étude
de Marolles soulève le problème de la possible, ou impossible, autonomie
de la traduction dans la restitution du sens et invite à s’interroger, dans un
premier temps, sur la nature et la fonction des remarques. Par ses explica-
tions et remises en contexte érudites ou pédagogiques, Marolles cherche
à donner les moyens de comprendre la dramaturgie et les fondements
de la théâtralité de Térence. Mais ne va-t-il pas au-delà, lorsqu’il parle en
théoricien ? Le dialogue qu’il instaure avec les lettrés de son époque ne
contribue-t-il pas à rendre lisible pour un homme du xviie siècle un texte
antique ? Enfin, cette recherche de la lisibilité ne conduit-elle pas la traduc-
tion à prendre en charge une partie de l’herméneutique, par le choix d’une
lecture interprétative recevable, au détriment d’une fidélité stricte ?
Et Plaute & Terence ne sont pas moins admirables pour les Poëmes
Comiques, où ils ont excellé, que Saluste & Tite-Live pour les discours
Politiques, & les excellentes Narrations Historiques, dans lesquelles
depuis tant de siecles ils ont acquis une si haute reputation, quoy qu’à le
bien prendre, Terence n’eust gueres fait que des Traductions des Ecrits
d’Apollodore & de Menandre5.
6. Ibid.
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 99
La Table
Les Nottes de Peyrarede sur les six Comedies de Terence7.
rendre pour sa propre utilité. Il faut lire vendre : car les anciens Poëtes
aussi-bien que les Modernes vendoient leurs Comedies à ceux qui les
representoient pour en tirer du profit, ou qui les faisoient representer,
comme les Ædiles, pour donner du plaisir au peuple11.
Afin que pour ses bagues & ses juppes il…entendez-vous ? Ces sortes de
reticences sont fort Comiques ; mais il n’en faut pas trop user, & beaucoup
moins dans la Tragedie qui est un Poëme plein de gravité, où les petits
jeux ne doivent entrer, que dans la Comedie qui est un Poëme naïf,
populaire & enjoüé12.
pas aux avis des théoriciens : il les convoque pour les réfuter ou étayer sa
propre lecture du théâtre de Térence.
L’abbé entame ce dialogue au sujet des unités de temps et de lieu, pensées
dans leur relation avec la notion de vraisemblance. Les remarques les plus
significatives figurent dans l’Heautontimorumenos, où Marolles, discutant
du lieu de l’action, refuse de le situer aux champs. Il aborde aussi la ques-
tion de la vraisemblance interne pour certaines pièces. Marolles souligne à
plusieurs reprises que certains personnages sont sortis depuis peu de scène
et qu’ils reviennent après un temps jugé fort court au regard des actions qu’ils
disent avoir menées. Mais il ne porte aucune condamnation, s’appuyant en
cela sur la pratique des Anciens :
A ce que je puis voir, Archillis, elle a tous les signes de beauté. Lesbie qui a
paru en la Scene precedente, retourne de chez Glycerie, où elle l’a veuë
délivrée de son enfant, & parle en sortant de ce logis à une femme appellée
Archillis, qui gardoit l’accouchée, luy donnant des preceptes de regimes
pour luy conserver la santé. On pourroit dire qu’il ne s’est passé gueres de
temps depuis que Lesbie est entrée dans le logis de Glycerie, pour avoir eu
le loisir de luy parler & de la considerer en l’estat où elle estoit : mais les
Comiques en usent souvent de la sorte : & ce n’est pas seulement Plaute
dans son Epidicus, qui suppose qu’un Vieillard a donné ordre à tant de
choses en fort peu de temps, puis qu’il est bien aisé de voir par cet exemple,
que Terence en use de la mesme sorte19.
Sans mentir je suis bien malheureux. Demée qui est en peine de trouver
son frere parle seul entrant sur le Theatre, où il ne voit point son fils
Ctésiphon, qu’il croit s’en estre retourné à la métairie ; & tandis que
le mesme Ctesiphon parle à son valet Syrus, Demée ne l’entend point
non plus : ce que le Poëte pratique assez souvent par un agreable jeu de
Theatre quoy qu’il y ait beaucoup de Critiques qui tiennent cela contre la
vray-semblance21.
21. Marolles, Les six Comedies de Térence, op. cit., Remarques sur les Adelphes, IV,
2, v. 1, p. 459.
22. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, I, 2, p. 219.
23. Voir d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 392.
24. Ibid., p. 397.
25. Marolles, Les six Comedies de Térence, op. cit., Remarques sur l’Eunuque, III, 2,
p. 239.
106 FLORENCE DE CAIGNY
Qu’à les rendre agreables au peuple. Il parle des Comedies : & certes si
les Comedies ne plaisent au peuple, on a beau dire qu’elles sont selon
les Regles, elles sont privées du fruit pour lequel elles sont composées, &
peut-estre mesme qu’elles n’ont pas cet artifice merveilleux qu’elles doivent
avoir infailliblement, quand elles plaisent extraordinairement, quoy que le
peuple & le grand monde mesme, si l’on veut, ne fussent pas capables d’en
dire la raison26.
Storax. C’est le nom d’un Valet, qui est tiré d’un mot Grec, qui signifie
une espece de parfum, selon la remarque de Donat, ab odore puer storax.
Surquoy cét Autheur dit que les noms Comiques se doivent donner aux
Personnages, selon leur humeur, ou leur condition, ou leur fonction27.
ceux qui ont le moins de bien doivent toujours donner à ceux qui sont les
plus riches. Cette pratique des Anciens n’a point changé & c’est une chose
pitoyable de voir qu’on exige toujours des pauvres, & qu’on ne leur donne
presque jamais rien28.
De ce que vous me parliez tantost ? S’il n’y avoit icy un interrogant, le lien
ne seroit pas intelligible, de illo quod dudum ? Tant il importe de marquer
bien les ponctuations dans ces sortes d’Ouvrages, soit en les écrivant, soit
en les lisant ; sans quoy il est difficile d’entendre les Autheurs ; & ce qui est
tres-agreable en certains endroits, quand il est leu comme il faut, paroist
monstrueux, ou tout au moins dit mal-à-propos, quand il est leu, ou d’un
mauvais ton, ou sans prendre de repos31.
Maraut que vous estes ? Il n’y a que carcer, comme s’il vouloit dire digne de
la prison. Mais cela ne vaudroit rien en nostre Langue. C’est pourquoy j’ai
substitué une autre injure qui veut dire la même chose33.
C’est la lisibilité du texte qui est donc en jeu et non sa simple restitution. La
traduction, par cette transformation, se veut éclaircissement au détriment
de la fidélité la plus scrupuleuse.
Enfin, cette recherche de lisibilité est manifeste lorsqu’il choisit d’ac-
tualiser nettement la traduction, par le choix de mots s’éloignant du sens
latin ou par l’ajout de mots inexistants dans le texte source. L’une de ses
remarques dans l’Andrienne est sur ce point significative :
Seigneur Simon. Il n’y a que Simon dans le Latin ; mais j’ay adjouté le mot
Seigneur par honneur, parce que c’est un affranchy qui parle à son Patron,
ayant égard à nostre usage, sans neantmoins changer entierement celuy
des Anciens qui n’usoient gueres de ces prefaces d’honneur, comme nous
faisons à present en parlant aux gens. Au reste, si ce n’estoient point icy
des Personnages Comiques, comme s’en sont, au lieu de Seigneur Simon,
je me serois contenté de dire simplement Seigneur ; Et quoy qu’ailleurs
j’ai employé quelque fois le terme Monsieur, si est-ce que je ne trouve pas
qu’il aist assez le caractère de l’antiquité ; aussi ne l’ay-je gueres fait qu’aux
lieux où j’ay trouvé le mot herus ou here au vocatif d’où vient le minher des
Allemans, qui est le Monsieur des François, & l’el mio Senor des Espagnols
et le Seignor mio des Italiens35.
texte s’en trouve affectée, alors même que d’autres remarques soulignent
la théâtralité des comédies de Térence. De telles contradictions révèlent
la très difficile gageure d’atteindre à l’autonomie de la traduction dans la
restitution des comédies de Térence.
De même, il transforme le texte latin, guidé par le souci de ne pas heur-
ter la sensibilité du lecteur, afin de faciliter la réception de l’œuvre latine.
Tandis que la traduction porte en elle la lecture actualisée ou édulcorée de
l’abbé, les notes, quand il y en a, soulignent la différence établie volontaire-
ment par le traducteur au nom de la bienséance et de la galanterie. Marolles
supprime en effet dans la traduction (mais non dans le texte latin) tous les
jurons comportant des noms de dieux. Son traitement des termes grivois
ou obscènes se révèle encore plus complexe. Lorsque le latin est équivoque,
la traduction le reste et c’est dans la remarque que le voile est soulevé36.
Lorsque l’obscénité est avérée et doublée de violence (comme pour le
viol d’une jeune fille), la traduction propose souvent une édulcoration et
un affaiblissement du terme latin par souci de bienséance. Mais les notes
déforment et adoucissent également la réalité. Marolles refuse par exemple
de traduire certains mots avec exactitude parce que qualifiés de « vilains ».
Ainsi dans le prologue de l’Heautontimorumenos, rend-il le mot latin leno
par « marchand » ; il se justifie de ce choix dans le cadre d’une remarque :
Résumé La première traduction française des comédies de Plaute par l’abbé Michel
de Marolles paraît en 1658 et elle constitue un moment intéressant dans
l’histoire de la réception du comique latin en France. Certaines de ses
pièces avaient certes été adaptées à la scène française auparavant, mais
cette édition bilingue a la prétention de transmettre un savoir érudit sur ce
corpus, grâce à un apparat critique développé, tout en touchant le lecto-
rat mondain : pour ce faire, Marolles donne un air « galant » à la traduction
et au commentaire critique. La conséquence la plus frappante, en termes
d’herméneutique des textes, de cette nouvelle posture du traducteur et de
l’éditeur « scientifique », est l’inscription des réflexions de Marolles, souvent
intéressantes, sur la dramaturgie latine (usage de l’aparté, métathéâtralité…)
dans les débats contemporains sur le théâtre, grâce au dialogue qu’il mène,
dans les notes et remarques, avec La Mesnardiere ou d’Aubignac.
114 ARIANE FERRY
L
a publication, en 1658, par Michel de Marolles, abbé de Villeloin, de
l’ensemble des comédies de Plaute dans une édition bilingue latin/
français constitue une première dans l’histoire des traductions en
langue française du comique latin. La notice de Madeleine Horn-Monval
signalant les quatre tomes des Comédies de Plaute avec des remarques en
latin et en français1, ouvre la rubrique « œuvres complètes ou choisies »,
« traductions imprimées » de la section qui est consacrée à Plaute dans
le volume Théâtre latin antique de son Répertoire bibliographique des
traductions et adaptations françaises du théâtre étranger du XVe siècle à
nos jours2 et, si elle indique quelques rares traductions imprimées dont
ont bénéficié trois pièces à la fin du xvie siècle (Amphitryon, 1503 ; Casina,
1564 ; L’Avaricieux / Aulularia, 1580), c’est la traduction de Marolles qui
est désignée comme première traduction en langue française et en prose
pour les autres comédies. Horn-Monval mentionne aussi des adapta-
tions françaises qui ont pu être jouées sur scène, au prix généralement de
concessions à la dramaturgie et au goût français : La Reconnue3, comédie
de Rémi Belleau adaptée de Casina en 1564 ; Le Brave, comédie de Jean-
Antoine de Baïf d’après Miles Gloriosus, jouée à Paris devant le Roi le 28
janvier 1567. Mostellaria a suscité deux imitations : Les Esprits de Pierre de
Larivey (1579) et Le Phantosme de Claude Nicole, comédie en cinq actes,
publiée en 1656, deux ans avant la traduction de Marolles4. Les essais les
plus aboutis furent ceux de Jean de Rotrou qui, peut-être conforté dans
sa démarche par le succès des reprises de Plaute en Italie ou en Espagne,
mais de façon isolée en France, mit particulièrement Plaute à l’honneur
en procédant entre 1636 et 1640 à une série d’adaptations de ses comédies
(Les Ménechmes, Les Sosies, Les Captifs5). L’introduction de Plaute comme
modèle comique s’est faite en France plus tard qu’en Italie et via les huma-
nistes italiens, pour des raisons analysées par Sofia Thellung de Courtelary
dans un article6 où elle examine les conditions de ce transfert culturel et
les réticences qui se manifestaient à l’endroit de Plaute, moins valorisé
qu’un Térence, traduit en prose française pour les classes. Autour de 1630,
le théâtre baroque français serait allé vers une recherche des actions bien
agencées et du spectaculaire, trouvant chez Plaute des thèmes et des situa-
tions qui lui convenaient. Les pièces imitées de Plaute par Rotrou furent
ainsi jouées à l’Hôtel de Bourgogne avec une certaine recherche dans la
mise en scène7. En 1650, Les Sosies furent repris sous le titre de La Naissance
d’Hercule ou l’Amphitryon, représentation spectaculaire qui profitait de la
machinerie du Théâtre Royal ; le texte fut republié à cette occasion.
Marolles connaît ces pièces : il mentionne « l’agréable imitation en
vers » des Ménechmes faite par « feu Monsieur de Rotrou8 » comme celle de
l’Amphitryon : « Il s’en voit une imitation entre les Comédies de Rotrou, qui
reüssit assez bien sur le theatre François », mais, ajoute-t-il, elle est « si éloi-
gnée d’une traduction, que l’on y voit d’autres personnages que ceux que
Plaute y avoit introduits, & commence par une Scene imitée de l’Hercule
furieux de Seneque »9. Dans ses remarques sur Mostellaria, il évoque plus
précisément Le Phanstosme de Nicole (1656) :
9. Mar., I, p. 272.
10. Mar., III, p. 328-329.
11. La Mesnardière, La Poétique (1639), Genève, Slatkine Reprints, 1972.
COMMENTER AUTREMENT 117
des pièces, Marolles manifeste enfin son souci d’expliciter les éléments
comiques des scènes qui se succèdent, du point de vue d’un public romain
qui avait des pratiques et goûts différents en matière de théâtre, tout en
insistant sur la permanence de l’efficacité de ces effets comiques.
On peut donc aborder la traduction de Marolles soit en l’évaluant d’un
point de vue qualitatif, soit en essayant de comprendre ce qu’elle a de
nouveau et d’original dans la démarche, moins d’un point de vue scienti-
fique que d’un point de vue culturel. Rétrospectivement, il faut en convenir,
les traductions de Marolles, impressionnantes du point de vue quantita-
tif, n’ont pas marqué favorablement la postérité. De son vivant, Ménage
et Chapelain12 furent critiques quant à ses talents de traducteur ; certains
tentèrent même de le dissuader de poursuivre des activités qui ne lui
valurent pas les succès escomptés dans le contexte des vives controverses
qui opposaient alors les traducteurs et qu’analyse Roger Zuber dans Les
« Belles Infidèles » et la formation du goût classique13. Joseph Naudet, lorsqu’il
commence à livrer, à partir de 1831, sa traduction du Théâtre de Plaute fait
comme si rien n’avait été fait avant lui : « Je ne parlerai point des versions
françaises de Plaute qui ont paru avant la mienne. Quand je l’ai entreprise,
on convenait généralement que Plaute n’avait point encore été traduit »14.
Plus expéditif encore est le jugement d’Henri van Hoof, auteur d’une Histoire
de la traduction en Occident parue en 1991 : Marolles se situe, rappelle-t-il,
dans la mouvance d’un Perrot d’Ablancourt (1606-1664), « chef de file de la
traduction libre, c’est-à-dire élégante et inexacte » ; dans cette conception,
traduire « c’est faire l’éducation des Anciens, c’est leur apprendre la politesse
du siècle, c’est en faire des gentilshommes »15. Il y a eu une mode de l’« infi-
délité », dont Marolles concentrerait toutes les dérives et outrances :
J’ay composé cette Traduction, à mesure que la Presse rouloit pour en faire
l’Edition : & il est certain, que de vingt Comedies de Plaute que je devois
expliquer, je n’en avois que quatre devant moy, quand le Libraire en entreprit
les frais, sur la bonne opinion qu’il conceut, que pourveu que j’eusse de
la santé, je ne luy laisserois pas manquer de copie. Il est vray qu’il ne s’est
pas trompé en cela : Et quand j’eusse employé plus de temps que je n’ay
fait, à la composition de cet Ouvrage, il n’en seroit peut-estre guère meilleur,
pource que d’ailleurs je n’y ai rien négligé. Il se trouve quelquefois des gens
qui peuvent faire en dix mois, ce que d’autres fort habiles, ne voudroient
peut-estre pas entreprendre en dix ans. Je le diray donc franchement, sans en
pretendre de la gloire, que je n’ay pas mis plus de huit ou dix jours à chaque
Comédie, & qu’il y en a mesme quelques-unes que j’ai rendües en moins de
temps. Ce n’est pas qu’il n’y eust des passages difficiles qui me pouvoient
arrester : mais les ayant prevûs auparavant par une lecture assez estudiée, je
m’y suis préparé de telle sorte, qu’ils ne m’ont point fait perdre de temps17.
Dans l’Épître au Roi qui ouvre le premier volume des Comédies, qu’il
publie donc à vive allure chez Pierre Lamy, Marolles formule l’espoir que,
dans cette traduction, la « première », paraisse « quelque chose de cét air
galand & nouveau » si bien accueilli de la Cour, « la plus belle & la plus
civile qui soit sur la terre » ; l’emploi de l’adjectif galant n’est pas neutre si
l’on songe qu’il figure alors, avec une fonction publicitaire, dans bien des
titres d’ouvrages18. Ce Plaute se présente donc comme un agrément en
accord avec l’air galant d’une Cour avide de nouveaux plaisirs qui doivent
se succéder rapidement : l’image de la presse qui roule et attend la produc-
tion du traducteur est en ce sens assez révélatrice.
19. Si les noms des personnages ne sont pas traduits, ils sont assortis dans le
Dramatis personae d’explications sémantiques. Marolles salue l’inventivité
verbale de Plaute en la matière dans les Remarques : « N’est-il pas Comique
jusques dans les noms de ses personnages qui sont quelquesfois si longs, qu’il
y en un seul qui dure quatre vers entiers, & qu’il fait escouter comme si c’estoit
une harangue ? », Mar., I, p. 269-270. Voir fig. 1.
120 ARIANE FERRY
20. Voir Dominique Larcena, François Chauveau. Peintre, Dessinateur & Graveur
(1613-1676), Aurillac, Éd. Gerbert, 2009.
COMMENTER AUTREMENT 121
frontispice, comme pour inviter le lecteur à y entrer ; deux figures, l’un mascu-
line, l’autre féminine, encadrent le dessin figurant le bâtiment.
L’ensemble du dispositif typographique et explicatif montre que
Marolles cherche à vaincre les éventuelles préventions du lecteur en
mettant en avant la proximité de ce théâtre avec celui qu’apprécie le lecto-
rat visé : il souligne la permanence des sujets comiques (« les hommes sont
toujours des hommes » ; « la Nature [...] ne vieillit jamais21 »), la justesse
des portraits, l’enjouement de la langue et les analogies dramaturgiques.
Marolles affirme ainsi que Plaute respecte les trois unités :
25. Marie Delcourt, La Tradition des comiques anciens en France avant Molière,
Paris, Droz, 1934, p. 70.
26. Mar., I, Préface, [n.p.], p. 5.
124 ARIANE FERRY
Tout de bon si Junon sçavoit, etc. Monsieur Guiet efface icy deux vers, &
demande ce que le Poëte veut dire par la bouche de Mercure. Quid vult
dicere ?, dit-il. J’ay essayé de l’expliquer dans ma version, & il me semble
que la pensée en est raisonnable autant qu’elle est comique27.
Faites-moy place. Mercure sous la forme de Sosie fait icy l’empressé comme
un Serviteur de Comedie, tels ceux qui se peuvent voir dans les Captifs, le
Curcubion <sic>, la Mostellaire, les Menechmes, & quelques autres pour
dire quelque bonne ou mauvaise nouvelle29.
je n’ay pas négligé les allusions et les équivoques dans les mots, & ce qui est
assez difficile, & ce qui n’a peut-estre point encore esté fait jusques icy. J’y ai
gardé plusieurs façons de parler proverbiales, & j’y en ay mesmes employé
quelques-unes de triviales, quand je m’y suis trouvé obligé, mais non pas
dans cette bassesse infame, qui donneroit du dégoût au Esprits les plus
mediocres, & qui ne serait capable de plaire qu’aux Ames les plus viles30.
Les remarques sont parfois le lieu d’une réflexion sur le fait que la traduc-
tion peut lever des implicites et devenir auto-suffisante, rendant inutiles
un certain type d’annotations, pour en susciter d’autres sur la scène à
imaginer. Dans la note du vers 30 de l’acte III, scène 5 de Casina se dit par
exemple le désir que la traduction puisse se substituer au commentaire :
Un Couteau : Pardalisque ne dit que ce mot-là, & n’acheve pas son discours,
tant elle [...] fait semblant d’estre troublée pour tromper Stalino son Maître.
La seule version explique assez d’elle même, ce qui donne lieu à de longs
Commentaires31.
Cecy se dit separément par Mnesiloque, comme il arrive assez souvent non
seulement dans les Comedies de Plaute, mais encore dans les Comedies
de tous les Anciens & Modernes, ce qui me fait estoner que Monsieur de
la Mesnardière qui a tant de connoissances de l’Antiquité, & de tout ce
qui concerne les belles choses, ayt escrit dans le neuviesme chapitre de sa
Poëtique, que je viens de lire avec beaucoup de satisfaction, que les Anciens
sont exempts de cet usage, qu’il appelle à parte, mais non pas les Modernes
Italiens & Espagnols, qu’il blasme pour ce mesme sujet33.
Cette scène est une agréable narration de ce qui s’est passé dans la maison
de Stalino, entre le troisieme & le quatrieme Acte de cette Comedie,
laquelle est sans doute de la qualité de ces Narrations theatrales, dont
33. Ibid., p. 306-307. C’est une allusion à la critique de l’aparté par La Mesnardière.
34. Il reprend la terminologie de La Mesnardière qu’il trouve pertinente ; voir
La Pratique du théâtre [1657], éd. H. Baby, Paris, Champion, coll. « Sources
classiques », p. 373.
35. Ibid., p. 369.
36. Ibid., p. 91.
37. Mar., I, p. 282 et p. 284.
COMMENTER AUTREMENT 127
Résumé Alors que les études les plus récentes indiquent que les comédies de Plaute
sont structurées par le mètre, les éditions contemporaines de ce théâtre
continuent à faire apparaître un découpage en actes et en scènes. Après
avoir montré que ce découpage des comédies romaines constitue, depuis
Donat, une impasse théorique et méthodologique, et que celle-ci prend
une manifestation particulière dans l’édition des comédies de Plaute par
Madame Dacier, on réfléchit au geste herméneutique que constitue cette
mise en forme du texte dramatique. Car, quand elle applique et justifie cette
division en actes et en scènes, Madame Dacier ne se contente pas de décou-
per les pièces antiques, elle développe une argumentation cohérente qui
vise à défendre le théâtre de Plaute en lui prêtant une forme et un fonction-
nement dramaturgique classiques ; ce qui invite alors le lecteur, moderne et
contemporain, à interpréter ce théâtre antique de façon classique.
130 PIERRE LETESSIER
E
n 1683, Mme Dacier publie en volumes séparés la traduction de trois
comédies de Plaute : Amphitryon, Epidicus et Rudens1. Pour chacune
de ces pièces, elle applique un découpage en actes et le commente,
et ce commentaire prend une place considérable, tant quantitativement
– quasiment majoritaire dans l’examen qui précède chaque comédie, on
retrouve ce commentaire dans la préface générale aux trois pièces, ainsi
que dans les remarques qui suivent chacune d’elles – que par la valeur
qui lui est prêtée : dans sa préface aux comédies de Térence, Mme Dacier
parle de la division en actes comme de « ce qu’il y a de plus important »2.
Cette division des comédies latines en actes s’inscrit dans une longue
tradition herméneutique qui part de Donat, au ive siècle de notre ère, et
dure au moins jusqu’au xxe siècle : l’édition universitaire des Belles Lettres
est aujourd’hui encore divisée en actes et en scènes3. Mais le renouveau
récent des études théâtrales au xxe siècle, qui suppose une attention parti-
culière portée à la dimension spectaculaire du fait de l’apport des études
énonciatives et pragmatiques post-structurales, a apporté un autre éclai-
rage sur cette question. Depuis quelques années, différents travaux ont
cherché à structurer les comédies non plus en actes mais à partir de la
prise en compte de leur écriture métrique4. Cette dernière est, en effet,
apte à organiser le spectacle. D’abord parce qu’elle recoupe une organisa-
tion musicale : une comédie romaine est une succession de morceaux sans
musique – le diuerbium – et avec musique – le canticum –, ce qui implique
une technique d’interprétation différente pour les acteurs et un change-
ment profond de spectacle. Ensuite, parce que ces différents morceaux,
toujours enchaînés dans le même ordre, déterminent pour les acteurs une
certaine façon d’occuper l’espace et de prendre la parole, et mettent en scène
des rencontres importantes5. Ainsi, ces séquences musicales structurent
La division en actes :
une impasse méthodologique et théorique
Donat est le premier à avoir entrepris la division en actes des comé-
dies latines, dans son commentaire sur Térence. Plus exactement, il est le
9. Voir Christian Nicolas, « À la recherche des fins d’acte et des fins de scène dans
les comédies de Térence lues par Donat », dans Commencer et finir dans les
littératures antiques, dir. B. Bureau et C. Nicolas, Lyon, CRGR, 2007, p. 598-601.
10. Il s’agit en fait d’Evanthius, dont Donat avait vraisemblablement annexé deux
traités au début de son ouvrage. Voir Evanthius, De fabula, III, 1. Les textes
d’Evanthius et de Donat sont consultables sur le site : hyperdonat.ens-lyon.fr.
11. Evanthius, III, 1 ; Donat, Ad Adelphos Praef., 1, 4.
12. Ou alors uniquement par un baisser de rideau ? Voir Evanthius, VIII, 8.
13. Evanthius, III, 1 : « uult poeta noster omnes quinque actus uelut unum fieri » ;
Donat, Eun. Praef., I, 5 : « actus sane implicatiores sunt ».
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 133
scène vide ; mais s’il affiche une méthode rigoureuse, ce critère se révèle
vite insuffisant pour expliquer les divisions opérées ou non opérées14 : il
pose des séparations d’actes qui ne correspondent pas forcément à des
scènes vides, sans expliquer pourquoi ; et, à l’inverse, déclare que certaines
scènes sont vides sans leur attribuer pour autant le statut d’intervalles.
Donat n’hésite d’ailleurs pas à souligner lui-même cette difficulté au cours
de son commentaire15.
Avançons dans cette tradition herméneutique. D’Aubignac, quelques
siècles plus tard, essaie de contester l’autorité de Donat sur ce point16,
mais sans parvenir à sortir de cette impasse théorique ni à prouver l’exis-
tence de la division en actes dans les comédies latines. Ainsi, après avoir
dès le début du chapitre consacré aux actes posé l’origine grecque de
cette division sous le nom d’épisode17, il essaie à deux reprises de dater,
c’est-à-dire d’envisager sous un angle historique, l’apparition des notions
d’acte et de scène. Or, les deux fois, il rejette ce mouvement au motif que
cela existait et que les Anciens nous l’ont transmis18. Peu importe, écrit-il
en substances, de chercher à savoir quand et d’où cela vient exactement
puisque tous les poètes sont d’accord pour dire qu’une division en cinq
actes est nécessaire : « La preuve en est dans l’exemple des Grecs et des
Latins, et dans la pratique générale »19 – c’est-à-dire aussi dans la pratique
moderne. Autrement dit, sa preuve n’est autre qu’un raisonnement tauto-
logique. Le découpage de Plaute et Térence en actes et scènes est prouvé
par la pratique des auteurs modernes et par le propre exemple de Plaute
et Térence, qui constituent le modèle parfait du découpage des actes
et scènes. Le système est fermé : cela existait car cela existe et existait !
Impasse, encore.
Quant à Mme Dacier, elle essaie de régler la question en affirmant que,
si les scènes n’étaient pas marquées dans les vieux manuscrits de Plaute et
Térence, les actes l’étaient20, mais elle reste vague à propos de Plaute21, ne
date jamais ces « vieux manuscrits », et ne déclare jamais qu’ils remontent
à l’époque de Plaute. Surtout, elle n’y a pas accès et traduit à partir d’édi-
tions publiées. Autrement dit, il s’agit encore – pour les scènes – de repérer
quelque chose qui n’était pas marqué dans les textes et, pour les actes, de
retrouver une division qui n’a pas été transmise telle quelle.
Le commentaire de Mme Dacier s’inscrit, comme celui de Donat,
dans la tradition herméneutique de la correction. Il s’agit de corriger le
texte de Plaute, qui a été, comme elle le répète à l’envi, mal découpé. Elle
le fait selon une méthode qui se veut rigoureuse parce qu’elle applique
un nombre limité de critères et de façon stricte. À chaque entrée, en effet,
mais aussi à chaque sortie, elle fait systématiquement correspondre une
scène, ces mouvements se repérant selon un critère qui est toujours énon-
ciatif : Mme Dacier relève l’énonciation du mouvement et aussi celle de
sa motivation, qui peut doubler la première ou même la remplacer. Et
pour délimiter les actes, elle ajoute le critère de la scène vide, de l’action
hors scène et du temps écoulé – ce qui permet de faire qu’un intervalle
soit « bien rempli ». Cela l’amène à ajouter de nouvelles scènes au texte de
Plaute, mais aussi à rectifier le découpage traditionnel du texte. Dans tous
les cas, elle affiche un ton catégorique à toutes les étapes du processus de
correction et présente ces retouches comme évidentes. Que ce soit pour
signaler une erreur ou pour apporter une correction, elle a ainsi volontiers
recours à des expressions comme « il n’en est rien », « cela se voit », « on ne
peut douter de cette vérité » ou encore à des adverbes comme « visible-
ment » et « manifestement ». Opérant selon le critère du vrai et du faux, son
commentaire présente une correction qui est systématiquement argu-
mentée et régulièrement marquée comme évidente. En somme, ce qui se
conçoit bien se découpe clairement.
Mais au-delà de cet affichage et de ces déclarations tranchées, il faut
bien reconnaître pourtant que l’impression d’évidence est souvent para-
sitée. Tout d’abord, le critère essentiel de la motivation de l’entrée et de
la sortie ne se définit et ne se repère pas aussi facilement que celui de
l’énonciation du mouvement. Ensuite, le commentaire sur le découpage
20. Examen d’Amphitryon, dans Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, non pag. Mais
dans sa préface aux comédies de Térence, Mme Dacier raconte qu’elle a eu
accès aux manuscrits de Térence de la Bibliothèque du Roi. Elle parle de leur
« antiquité » (Les Comédies de Térence, éd. cit., p. xxxix) sans jamais remettre
en doute leur version. Or, ces manuscrits comportent non seulement des
actes mais aussi des scènes – ce qui lui permet de vérifier la justesse de ses
corrections. Autrement dit, elle pose donc implicitement l’existence même
des scènes chez Térence.
21. À dessein sans doute, elle connaissait parfaitement les œuvres de Donat et
d’Aubignac, comme le prouvent les citations qu’elle en fait, en particulier du
premier.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 135
dans son examen, Mme Dacier explique comment cette scène est en fait
la première de l’acte IV. Bien plus, elle explique aussi que les grammairiens
auraient dû partager cette scène 1 de l’acte IV en trois scènes (la scène 3 de
l’acte III aurait dû être découpée en scènes 1, 2 et 3 de l’acte IV). Elle opère
donc un double mouvement de correction : elle intègre la scène à un autre
acte et la divise en trois scènes. Or, non seulement Mme Dacier ne fait
pas correspondre le texte commenté et le texte traduit en écrivant dans la
marge, pour la scène suivante : « acte III, scène IV », mais, dans l’examen de
cette nouvelle scène, on lit alors : « La scène qui est marquée la quatrième
de l’acte troisième, est la seconde de l’acte quatrième ». Ce qui signifie
que la deuxième correction qui était indiquée dans l’examen de la scène
précédente (trois scènes pour ce qui devrait être la première de l’acte IV)
n’est pas prise en compte. Non seulement le texte commenté et le texte
traduit ne sont pas structurés de la même façon, mais un tel décalage se
retrouve même au sein de la division qui est expliquée dans l’examen : le
texte redécoupé de façon virtuelle n’est pas fixe.
Le geste herméneutique de la division en actes et de son commen-
taire semble donc révéler ici ses limites méthodologiques. Non seulement
les corrections argumentées et présentées comme évidentes nécessitent
beaucoup d’explications, au risque de la répétition et de la circularité,
mais le découpage du texte traduit ne correspond pas à celui du texte
commenté : une fois le texte corrigé dans l’examen, la traduction donne
à lire le texte dans la version antérieure à la correction. Cette dernière
n’apporte pas la clarté mais la confusion, confusion même qu’elle est
censée supprimer dans les textes classiques. Plutôt qu’un texte divisé et
corrigé définitivement en actes, comme son commentaire le pose dans
des termes catégoriques, l’édition de Mme Dacier donne finalement à voir
un processus de correction en cours. Le constat de ce décalage n’invite
pas pour autant le lecteur à écarter le commentaire. Au contraire. Celui-ci
n’en paraît que plus indispensable. Qui lit le texte seul ne lit pas la bonne
version de la pièce. L’association du commentaire au texte recoupe donc
des enjeux herméneutiques. Au-delà de ses difficultés propres, ce geste
s’inscrit dans une dynamique plus large, qui est argumentative.
29. Voir, par exemple, la préface des Comédies de Térence, éd. cit., p. xxxv :
« Térence est beaucoup […] plus réglé que Plaute ». Ce n’est pas un hasard si
Mme Dacier traduit toute l’œuvre de Térence et seulement trois comédies de
Plaute.
30. Les erreurs multiples qui concernent la division du texte en témoignent, du
moins elles accréditent cette idée d’irrégularité.
31. Examen d’Epidicus, dans Comédie de Plaute, éd. cit., t. III, non pag.
32. Examen d’Amphitryon, ibid., t. I. Elle a ainsi choisi la pièce Amphitryon parce
qu’« on peut [la] considérer comme une des plus parfaites qui nous restent de
l’antiquité ».
33. Et ce, malgré les erreurs de division du texte édité. Elles sont corrigées dans le
commentaire, et surtout, le principe même de la division est le bon.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 139
initial est suivi par un cadre qui met en relief la majuscule du premier
mot ; et enfin, la numérotation des vers recommence à zéro. En somme, si
dans un lointain passé les scènes n’étaient pas marquées dans le texte de
Plaute et si Donat a pu parler d’« actes liés », dans une édition de ce genre,
la division fait immédiatement ressortir la scène comme unité de base de
la comédie. Bien plus, ce découpage permet non seulement de présenter
un texte organisé de façon régulière – c’est-à-dire un texte débarrassé de
ce qui pouvait laisser penser à des irrégularités (les « erreurs ») –, mais il
permet aussi de présenter un texte débarrassé de toutes ses grossièretés
et ses archaïsmes.
Ainsi, dans une telle édition, la dimension métrique et musicale dispa-
raît complètement. Le contraire eût été surprenant puisque chez Donat
déjà, celle-ci n’est plus comprise. Mais cette absence est motivée par Mme
Dacier34. Dans sa préface, elle présente, en effet, la métrique, ou plutôt
la versification35 comme un élément faible de Plaute – à oublier, donc. À
l’occasion d’une comparaison attendue de Plaute et Térence, Mme Dacier
cite l’avis dépréciatif d’Horace selon lequel Plaute aurait été apprécié à
tort par les Anciens pour ses rythmes et ses plaisanteries36. Pour défendre
Plaute, encore, la traductrice s’évertue alors à minimiser la portée des
propos d’Horace. Et pour ce, elle procède en deux temps. D’abord, elle
minimise l’importance des vers et des plaisanteries en expliquant que ces
deux éléments ne sont en rien essentiels pour une comédie : « Les vers et
les railleries constituent si peu l’essence de la Comédie qu’un Poète peut
être excellent comique avec des vers durs et quelques méchantes plaisan-
teries »37. Puis elle explique que cela est étranger à l’auteur : cette « dureté »
des vers de Plaute viendrait de la satire, qu’elle présente comme un poème
grossier dans son mode de raillerie et sa composition. Plaute aurait gardé
quelques traits de la satire pour plaire à son public. Les vers et les plaisan-
teries grossières, qui auraient été associés dans la satire, seraient donc une
concession de Plaute au public de l’époque38. En somme, la versification
des comédies de Plaute constitue un trait de grossièreté et d’archaïsme,
qui n’est en rien imputable au poète latin. Par conséquent, la métrique
34. Que la dimension spectaculaire et structurante du mètre n’ait pas été repérée
pendant tous ces siècles ne signifie pas qu’on a ignoré que ce théâtre était écrit
en mètres. Mme Dacier, comme Donat, savait vraisemblablement scander
les vers, même si aucun argument n’en était tiré. On trouve en effet des
remarques sur la quantité des syllabes. Voir par exemple, Amphitryon, p. 281,
pour le vers 91 (noté 9 par erreur), avec l’exemple de malum qui change de
sens selon la valeur de sa première syllabe.
35. Mme Dacier, comme Donat, ne considère la métrique qu’au niveau du vers, et
jamais dans une dimension macro-structurale.
36. Horace, De Arte poetica, v. 270-272.
37. Préface, Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, non pag.
38. On retrouve là l’éternel argument du public grossier de Plaute.
140 PIERRE LETESSIER
144 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER
A
ristophane est certainement au xviiie siècle l’auteur dramatique de
l’Antiquité le moins bien traité1. Mais il revient de loin : si l’on s’en
tient aux Réflexions sur la poétique du père Rapin (1674), il est fort
décrié ; « point exact dans l’ordonnance de ses fables », sans vraisemblance
dans ses « fictions », Aristophane « joue les gens grossièrement et trop à
découvert ». De surcroît « son langage est souvent obscur, embarrassé, bas,
trivial […] ses mélanges de style, du tragique et du comique, du sérieux
et du bouffon, du grave et du familier sont fades ; et ses plaisanteries […]
sont souvent fausses2 ». Rapin est loin d’offrir une image particulièrement
noire du dramaturge athénien : Voltaire3 et l’Encyclopédie, par la plume
de Marmontel, vont dans le même sens : « Il ne faut que lire ce qui nous
reste d’Aristophane pour juger, comme Plutarque, que c’est moins pour les
honnêtes gens qu’il a écrit, que pour la vile populace, pour des hommes
perdus d’envie, de noirceur et de débauche »4. L’affaire semble donc enten-
due : Aristophane est illisible au xviiie comme au xviie siècle. Pourtant le
siècle des Lumières, tout en se défiant des « Belles Infidèles », voit se multi-
plier les traductions. Dans quelle mesure le parent pauvre du théâtre grec
profite-t-il de ce mouvement général ? Et surtout comment les courageux
traducteurs – car il y en eut – arrivent-ils à éviter, contourner ou surmonter
les difficultés d’une telle entreprise ?
J’avais traité autrefois les traductions d’Homère au xviiie siècle sous
l’angle qui me paraissait le mieux rendre compte du contexte intellec-
tuel créé par la Querelle d’Homère, à partir de 1710 : « comment rendre
Homère supportable »5. Le raisonnement vaut a fortiori pour Aristophane.
Ce qui apparaissait comme une tache en ce genre noble entre tous qu’est
l’épopée, la rudesse des mœurs, prend un tour plus « dégoûtant » encore
(pour reprendre un terme en usage à l’époque), sous la forme d’une gros-
sièreté, d’une bassesse avec laquelle le comique de l’auteur grec, iden-
tifié voire réduit à la farce, semble attaché : les femmes qui se refusent à
leur mari dans Lysistrata, les plaisanteries sur les fonctions naturelles, les
Quelques audacieux
Connu par des traductions latines, Aristophane ne l’est guère de ceux
qui n’entendent pas les langues savantes, et ce jusqu’à la fin du xviiie siècle.
Il faut attendre le Théâtre d’Aristophane, traduit par Poinsinet de Sivry en
17847, pour que tout Aristophane soit « traduit en français, partie en vers,
partie en prose ». Mais des Comédies d’Aristophane, traduites en français
par Mme Dacier ne sont-elles pas publiées en 17628 ? Elles n’offrent en fait
que Plutus et Les Nuées, traduites en 1684 par Mlle Le Fèvre (mieux connue
sous son nom d’épouse) – le seul fait que la réédition en soit possible
quatre-vingts ans plus tard dit bien que le renouveau se fait attendre. Le
début du xviiie siècle offre une maigre moisson : Boivin traduit seulement
Les Oiseaux dans une publication posthume de 17299. Ainsi, il ne serait
possible de lire en français, à partir du deuxième tiers du xviiie siècle, que
trois pièces sur les onze conservées d’Aristophane10, si le père Brumoy
ne lui avait consacré en 1730 un tome entier de son Théâtre des Grecs,
déjà mentionné, bel in-quarto en trois volumes publié en 1730 et réédité
(augmenté et corrigé il est vrai) pendant presque un siècle. Ne voilà-t-il
pas réhabilité le paria de l’Antiquité ? Ce seul ouvrage ne suffit-il pas à une
époque qui montrait de telles réticences ?
Le Théâtre des Grecs illustre bien en tout cas la difficulté que les
traducteurs ne peuvent en aucun cas ignorer. Brumoy a en commun avec
Boivin et Mme Dacier de produire une masse considérable de paratexte :
les traducteurs cherchent à interposer entre l’œuvre d’Aristophane et les
lecteurs documents et jugements pour les guider et les rassurer, en expli-
quant tout ce qui semble irréductible aux usages modernes. Un tel luxe de
précautions n’est pas réservé à Aristophane, certes, mais en l’occurrence
il se déploie à longueur de pages et atteint des proportions remarquables :
chez Mme Dacier, moins de trois cents pages dévolues aux pièces elles-
mêmes, contre soixante-six à la préface, et presque cent quarante aux
« remarques », soit plus des deux tiers. Boivin est moins prolixe, avec
cent soixante-dix pages d’Aristophane contre vingt-deux d’introduction,
quelques notes de bas de page et, plus original, vingt-trois pages d’un
« Dialogue sur les Oiseaux » entre l’abbé Massieu et Aristophane, dialogue
des morts qui cherche à rendre moins pédant un discours critique11. Les
traducteurs font assaut de prudence, y compris Mme Dacier, d’ordinaire
si enthousiaste au sujet des anciens : « Les deux [pièces] que j’ai traduites
sont les seules qui puissent être bien mises dans notre langue »12. Pièces
exceptionnelles, non comme quintessence du génie du dramaturge, mais
négativement en quelque sorte, comme dépourvues des défauts qui en
rendent inintéressante l’écrasante majorité, ou, si l’on veut éviter un voca-
bulaire purement normatif, des incompatibilités qui en rendent la lecture
impossible même pour un public cultivé et de bonne volonté13. C’est dire
à quel point les trois ouvrages ici considérés doivent s’entourer de précau-
tions et user de stratégies plus ou moins subtiles pour rendre aimable ce
qui paraît l’être si peu au public français entre 1680 et 1730.
11. On verra plus loin pourquoi il est difficile d’estimer de la même manière le
volume du paratexte chez Brumoy.
12. Préface des Comédies d’Aristophane, éd. cit., p. XVI.
13. Ne parlons même pas de représentation, car ce n’est pas à l’ordre du jour
pendant encore quelques siècles.
14. Même si on en trouve les principes dans le théâtre latin : voir Christian Nicolas,
« À la recherche des fins d’acte et des fins de scène dans les comédies de Térence
lues par Donat », dans Commencer et Finir dans les littératures antiques, dir.
B. Bureau et C. Nicolas, Lyon, Collection du CRGR, 2007, p. 595-620.
148 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER
19. Je n’étudierai pas les variations des noms des personnages, qui peut provenir
de l’édition utilisée par le traducteur, ce qui amènerait à des recherches
disproportionnées.
20. Au point, il faut le signaler, qu’on la trouve également dans des éditions
beaucoup plus récentes et que l’on pourrait supposer savantes, qui adjoignent
même des didascalies au début de la pièce pour préciser la manière dont sont
habillés les personnages, les accessoires qu’ils portent et la manière même
dont ils font leur entrée : voir par exemple Les Thesmophories et Les Grenouilles
(Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les universités de France », 1942).
21. « La scène [des Nuées] est près de la maison de Socrate à Athènes » (p. 53) ; « La
scène [de Plutus] est devant la maison du bourgeois [Chrémyle] » (Le Théâtre
des Grecs, éd. cit., t. III, p. 270).
22. Rappelons que l’usage d’un titre peut être lourd de sens : ainsi L’Assemblée des
femmes n’est que le sous-titre de la pièce constamment désignée comme celle
des Harangueuses, ce qui en renforce le côté trivial, voire grossier.
150 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER
juste avant le début de la pièce. Le sujet récurrent apparaît donc au fil des
pièces être le turbulent et inconséquent peuple d’Athènes. Aristophane,
ou comment une démocratie mal en point se nourrit de la pire licence…
La date de la pièce, dont on a dit qu’elle structurait l’ouvrage, est souli-
gnée par cet emplacement stratégique, et apparaît ainsi comme la clé de
lecture, preuves philologiques ou historiques à l’appui. Ainsi, selon Boivin
qui reprenait longuement la « préface grecque », il faut comprendre Les
Oiseaux comme une pièce qui de manière générale dénonce la politique
d’Athènes, à un moment crucial de son histoire. Selon Brumoy, qui réfute
l’idée selon laquelle on pourrait présenter cette pièce de manière isolée (il
ne pouvait plus directement critiquer Boivin), il s’agit d’une pièce à clés,
ou peu s’en faut : elle contient « l’allégorie la plus enveloppée et l’énigme
la plus difficile qu’Aristophane nous ait laissée »28. En effet les Oiseaux
sont les Lacédémoniens, prêts à fondre sur Athènes une fois qu’ils auront
fortifié Décélie. Le traducteur n’est donc plus seulement celui qui met
en français le texte : c’est celui qui en révèle le sens caché, et surtout qui
oriente la lecture du côté de l’histoire plus que du côté du théâtre. Ainsi se
comprend mieux la narrativisation de la matière dramatique : les pièces
d’Aristophane valent aussi en tant que récit d’une guerre.
Aussi est-ce dans une « conclusion générale »29 que le traducteur
reprend la parole, autrement dit au terme d’une démonstration dont chaque
étape s’est voulue pleine de sens. Cette conclusion entend attirer l’attention
sur des points qui avaient été annoncés comme capitaux : l’attitude poli-
tique des Athéniens, ou la manière dont Aristophane traite les dieux. Mais
c’est là que s’énonce de manière particulièrement claire la position du
traducteur, qui a pour ainsi dire permis au lecteur de juger sur pièces :
Ne rien dire qui soit faux, ne rien taire qui soit utile à la découverte de la
vérité : n’est-ce pas ainsi l’idéal cicéronien de l’historien qui s’énonce ?
1 Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin Père et fils, Coignard, 1730, t. III
(Bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand – cote 51650)
158 TIPHAINE KARSENTI
L
es premières entreprises de translation du théâtre grec en français
portent la marque d’une époque étrangère à l’idée que ces textes,
rescapés d’un autre temps et d’une autre civilisation, puissent être
portés tels quels sous le regard de spectateurs contemporains : aucune des
traductions dont il va être question ici n’a été conçue pour la scène. Leurs
auteurs affirment dans tous les cas avoir voulu donner un accès partiel à
des ouvrages qui renferment, d’après eux, un enseignement utile pour les
hommes modernes. Selon les cas, la portée didactique déclarée des pièces
antiques sera à chercher du côté de l’histoire ancienne, de la philosophie
morale ou de la science poétique. Dans le discours explicite des traducteurs,
leurs travaux visent d’abord l’information et la formation de leurs destina-
taires. Si la dimension scénique de ces œuvres antiques intervient dans ce
corpus, c’est donc sous forme virtuelle ou théorique : à défaut de penser
leurs traductions pour la scène, ces érudits n’en réfléchissent pas moins à la
scène depuis ces traductions. Or, si certains aspects de leur réflexion drama-
turgique à partir des modèles antiques sont explicites, d’autres consti-
tuent davantage un ensemble de présupposés implicites, que nous allons
nous attacher à mettre en lumière. Nous nous intéresserons en effet ici à
ce que les textes et paratextes des traducteurs révèlent de la façon dont ils
comprennent le mode d’action du spectacle sur le spectateur. Nous verrons
ainsi comment le travail herméneutique de la traduction théâtrale s’appuie
sur des présupposés esthétiques qui évoluent entre le xvie et le xviiie siècles.
Nous traquerons les indices de cette conception de l’effet théâtral
dans tous les lieux offerts par les trois premières traductions en français
de l’Électre de Sophocle : celle de Lazare de Baïf (1537), celle d’André
Dacier1 (1692) et celle du révérend père Brumoy (1730). Chacune de ces
traductions propose un dispositif textuel et éditorial différent, multipliant
et variant les lieux possibles du commentaire. Lazare de Baïf est le seul à
proposer une traduction en vers ; Dacier se contente de la prose et Brumoy
tente un compromis en composant une prose poétique. Baïf publie
Électre seule, tandis que Dacier l’associe avec Œdipe, et que Brumoy vise
une édition complète du théâtre grec : il traduit sept tragédies – trois de
Sophocle, parmi lesquelles Électre, et quatre d’Euripide –, et compose un
résumé agrémenté de quelques extraits traduits, pour les autres pièces.
Enfin, parallèlement au nombre des œuvres publiées, la quantité de para-
texte augmente : l’Électre de Baïf est précédée d’une deffinition de tragédie,
d’un argument et d’un acrostiche adressé au lecteur ; Dacier introduit
2. Son Électre est publiée chez Rosset en 1537, mais il existe également un
manuscrit conservé à la Bibliothèque Saint-Marc de Venise qui contient un
prologue au Roi inédit. Cette version manuscrite serait de quelques années
antérieure à celle de 1537. Voir René Sturel, Revue HLF, 1913, p. 273 et suiv.
3. Prologue Au Roy, Électre de Sophocle, 1529, manuscrit de la Bibliothèque
160 TIPHAINE KARSENTI
Il ne faut pas entendre pour autant qu’il traduit mot à mot comme nous le
comprenons aujourd’hui. Pour suivre les règles de la poétique, le traduc-
teur est souvent forcé de traduire un vers grec par un distique français,
et d’user de la figure fréquente du redoublement, conformément à la
pratique de son temps. Dans le monologue initial d’Électre, le traducteur
ajoute par exemple un vers complétant et ponctuant le rappel de l’assassi-
nat d’Agamemnon :
ainsi le test
lui ont fendu d’hache meurtrière
Par trahison, et par derrière4.
Saint Marc de Venise, non pag, cité par Bruno Garnier, Pour une poétique de
la traduction : l’Hécube d’Euripide en France de la traduction humaniste à la
tragédie classique, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 43.
4. Lazare de Baïf, Tragedie de Sophocles intitulee Electra contenant la vengence de
l’inhumaine et tres piteuse mort d’Agamemnon, roy de Mycenes la grand, faicte
par sa femme Clytemnestra et son adultere Egistus, Paris, Estienne Rosset, 1537,
p. 14. Nous soulignons.
5. Ibid., p. 24.
6. Sa traduction comporte essentiellement des alexandrins, quelques vers de
huit ou dix syllabes pour les chœurs.
7. Il insiste sur la difficulté de « rendre bon sens » dans son acrostiche au lecteur,
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 161
11. « [L]’office et diligence des traducteurs autrement fort utiles pour instruire
les ignorants des langues étrangères en la connaissance des choses, n’est
suffisante pour donner à la nôtre cette perfection et, comme font les peintres
à leurs tableaux, cette dernière main, que nous désirons. » (Joachim du
Bellay, La Défense et illustration de la langue française, éd. J.-C. Monferran,
chap. V, « Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la
langue française », Genève, Droz, 2001, p. 88-89. Nous avons pris le parti de
moderniser l’orthographe pour harmoniser la lecture de l’ensemble de l’article.
12. Ibid., chap. VI, p. 90.
13. « observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de
l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. », ibid.,
chap. V, p. 88. Nous soulignons. En 1540, Étienne Dolet s’était fait l’apôtre de la
non-littéralité dans La Manière de bien traduire d’une langue en aultre.
14. « il est impossible de le [tout ce qui constitue l’élocution] rendre avec la même
grâce dont l’auteur en a usé », op. cit., chap. V, p. 88.
15. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers,
1690, article « Traduire ».
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 163
16. Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin, 1730, « Discours sur le
théâtre des Grecs », p. xv.
164 TIPHAINE KARSENTI
21. André Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, Paris, Cl. Barbin, 1692, acte I,
scène 1, p. 260.
22. J’emprunte cette expression à Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées »,
dans La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001, p. 192.
Les réflexions qui suivent s’appuient en partie sur ses analyses.
23. Marie Delcourt écrit ainsi : « Brumoy, qui continue, en l’étendant, l’œuvre de
Dacier, part de la même poétique et s’exprime dans une prose analogue, qui
consent à être terne, mais qui tient à être fidèle », Étude sur les traductions des
tragiques grecs et latins en France depuis la Renaissance, Bruxelles, Maurice
Lamertin, 1925, p. 5. On retrouve la même assimilation chez Bruno Garnier,
166 TIPHAINE KARSENTI
Un poème épique peut se soutenir en prose, car, comme Aristote le dit fort
bien, il fait son imitation par le discours seul, au lieu que la tragédie, faisant la
sienne [son imitation] par le discours, le nombre et l’harmonie, ce qu’Aristote
appelle un stile agréablement assaisonné, elle ne doit être qu’en vers24.
Filles de Mycenes, vous venez pour me consoler. Électre fait connaître par
ces paroles que ces filles qui composent le Chœur sont des filles de la ville,
qui ne viennent que d’arriver ; car autrement ceux qui ne font que lire la
pièce, pourraient croire qu’elles étaient sorties du Palais avec Électre ; or
il faut que les personnes du chœur soient connues des lecteurs aussi bien
que des spectateurs25.
Je vais me jetter ici devant cette porte. Sophocle fait dire cela par Electre, afin
que le spectateur ne soit pas surpris de voir la principale Actrice demeurer
sur le Theatre, et se mêler avec le Chœur dans les Intermedes des Actes.
C’est une nouveauté dont il n’y avoit point d’exemple, mais Sophocle tire de
son sujet des raisons si naturelles, et si vraisemblables d’en user ainsi, que
bien loin que cette nouveauté puisse être condamnée, on voit que Sophocle
ne fait que s’accommoder à la necessité de l’action qui ne souffre pas
qu’Electre rentre dans un lieu qui est si odieux, et où elle ne sauroit vivre.34
33. André Dacier, La Poétique d’Aristote traduite en français avec des remarques,
Paris, Cl. Barbin, 1692, Préface, p. xvi.
34. André Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, op. cit., « Remarques sur la iii.
Scene de l’acte II », p. 464.
35. « Le Traité du poème épique du père le Bossu est au-dessus de tout ce que les
Modernes ont fait dans ce genre », André Dacier, La Poétique d’Aristote, éd. cit.,
Préface, p. xvi.
36. Sur ce point, voir Volker Kapp, « Poésie, imitation et morale : A. Dacier et le
P. Le Bossu », dans Les Époux Dacier, op. cit., p. 123-144.
37. C’est le chœur qui, dans le projet de Dacier, constitue la clé d’un dispositif
permettant cette mise à distance critique au sein d’une dramaturgie
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 169
J’entends par vérité et beauté, en fait de productions d’esprit, telles que sont
les tragédies, une imitation de la nature qui saisit l’âme, et qui fait dire, suivant
les idées reçues dans une nation polie, cela est vrai, cela est beau43.
O le plus fidele, et le plus cher de ceux qui ont suivi ma fortune, vous me
donnez tous les jours de nouvelles marques de votre attachement pour moi,
et de vôtre tendresse45,
O le plus cher de ceux qui sont attachés à ma fortune, que ces marques de
votre tendresse me sont précieuses46 !
Nous reviendrons avec l’urne d’airain que nous avons cachée près d’icy
sous des brossailles, et que nous porterons entre nos bras, afin qu’en cet
état nous puissions facilement tromper ces assassins en leur confirmant
l’agreable nouvelle de ma mort, et en leur faisant voir mon corps brûlé et
reduit en cendres47.
Vous sçavés en quel endroit nous avons caché le vase d’airain au milieu
des brossailles. Nous l’irons chercher, et nous le porterons comme un
Résumé La réception des textes antiques est largement conditionnée par l’usage de
traductions qui en permettent l’accès à un public non spécialiste. La mise en
relation de ces traductions avec les adaptations assumées – et alors même
que la frontière entre ces deux modes d’inspiration est peu claire avant le
XIXe siècle – souligne des points de résistance parfois inattendus à l’égard
des textes originaux. Dans le cas de l’Électre de Sophocle, la comparaison
entre quatre traductions, échelonnées sur une période de deux cents ans,
met en évidence, à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle et jusqu’à la
deuxième moitié du XVIIIe siècle, en France, une opposition grandissante
au matricide, élément pourtant fondamental de l’intrigue grecque. Cela
n’empêche pas les traducteurs et les dramaturges, après Dacier, de faire de
cette pièce l’un des modèles de l’aristotélisme, et l’une des sources impor-
tantes pour la scène moderne.
176 MARIE SAINT MARTIN
D
es trois Électre grecques, celle de Sophocle est dès l’Antiquité
grecque la plus commentée – et la plus traduite par la suite. Cela
tient sans doute au statut de modèle qu’Aristote lui confère, aux
côtés d’Œdipe-roi : si Électre ne possède pas les perfections de l’Œdipe,
elle n’en est pas moins le modèle d’une seconde espèce de tragédie,
moins parfaite par essence, la « tragédie double, qui a une double catas-
trophe, heureuse pour les bons et mauvaise pour les méchants »1. Malgré
ses défauts de nature, elle tire une « grande beauté » de sa reconnaissance
et de sa péripétie. La valeur de la pièce semble consacrée par la traduc-
tion qu’en donne Dacier en 1692 en illustration à son commentaire de la
Poétique d’Aristote. Après lui, l’Électre de Sophocle est l’une des pièces
grecques les plus en vogue à l’époque moderne, et elle efface presque
complètement celles d’Eschyle et d’Euripide, jugées bien inférieures et
traduites ou jouées très rarement.
Toutefois, choisir de traduire ou d’adapter ainsi l’Électre de Sophocle
ne va pas sans difficultés car dans cette pièce, le problème moral que
pose le matricide n’est jamais résolu, alors qu’il est justifié chez Eschyle
par l’ordre des dieux et remis en question chez Euripide comme crime
d’une religion cruelle et archaïque. Sophocle s’entend, les commenta-
teurs modernes le soulignent, à faire régner le silence autour de cet événe-
ment grâce à trois procédés qui en diminuent la portée : Clytemnestre est
fortement condamnée, le meurtre d’Égisthe se voit accorder une impor-
tance majeure car il intervient après celui de Clytemnestre, enfin les deux
enfants ne se posent aucune question concernant la légitimité de leur acte.
Une telle configuration d’intrigue, reposant sur un matricide assumé de
la part d’Électre et d’Oreste, impliquant donc la barbarie de la mère ou/
et celle du fils qui la tue, ne pouvait manquer de susciter l’embarras d’une
époque moderne qui voit naître depuis la fin du xviie siècle un mouve-
ment de revalorisation de la maternité, appuyé sur un appel constant aux
bienséances et au concept de nature.
Certains adaptateurs se livrent à une réécriture libre, comportant de
nombreux bouleversements dans la configuration de la pièce. Ceux qui
préfèrent se présenter comme des traducteurs plus fidèles au texte, eux,
n’ont pas cette possibilité : il leur faut suivre pas à pas le déroulement du
texte source. J’aimerais montrer ici qu’ils peuvent toutefois eux aussi, par
d’autres moyens, jouer avec le texte et le mettre au goût du jour ; les traduc-
tions constituant souvent les sources directes des réécritures, il s’agit ici
d’étudier un maillon essentiel dans la réception de l’Électre : comment
le travail des traducteurs engage-t-il un processus que les réécritures
achèvent, et comment met-il en contexte les phénomènes que nous
voyons ensuite fermement établis dans les adaptations. L’étude des glis-
sements sémantiques qui émaillent les multiples traductions d’Électre
nous permet d’identifier et de dater avec précision ces résistances, élabo-
rées au fil du temps, à l’égard d’une intrigue jugée « barbare ». Ces traduc-
tions constituent un relais incontournable pour nombre d’auteurs qui ont
voulu adapter la pièce de Sophocle mais ne comprenaient pas le Grec : on
constate, de la traduction à l’adaptation, une même ligne de lecture qui
oriente le texte vers un idéal plus conforme au goût d’un public nouveau.
Mes remarques concerneront quatre traductions de l’Électre de Sophocle :
je voudrais mettre les textes de Dacier (1692) et de Brumoy (1730)2, très
représentatifs de ce nouvel esprit, en parallèle avec un texte plus ancien,
la première traduction d’Électre en français par Lazare de Baïf (1537)3,
et avec un texte datant du milieu du xviie siècle anglais, celui de Wase
(1649)4, afin de confirmer la spécificité des traductions du xviiie siècle
français. Mon étude s’appuiera également sur les premières réécritures
d’Électre en France, notamment celle de Voltaire, pour tenter de définir ce
que les adaptateurs ont retenu des leçons des traducteurs.
J’aimerais dans un premier temps relever quelques procédés par
lesquels les traducteurs donnent une couleur « moderne » au texte antique,
c’est-à-dire propre à plaire à des lecteurs du xviiie siècle. Cette nouveauté
va de pair avec un mouvement de reconsidération de la figure maternelle,
dont les textes portent la marque : c’est ce que nous étudierons dans un
second temps, avant de montrer comment le commentaire prend le relais
de ces résistances pour orchestrer l’opposition frontale au matricide que
l’on peut lire dans les réécritures.
16. Rollin, Histoire ancienne, Œuvres I, éd. Letronne, Paris, Firmin Didot, 1821,
Livre second, Première partie, § 2, p. 150.
17. Sophocle, Électre, éd. cit., v. 121, « La plus misérable des mères » (trad. P. Mazon).
18. Bien rendue chez Lazare par l’expression de « male mère », ou très près du texte
mais avec un sens peut-être un peu inexact chez Wase, « unlucky’st mother ».
19. « La plus impudente de toutes les femmes » (trad. P. Mazon).
20. Sophocle, éd. cit., v. 367-368 : ȠވIJȦȖޟȡijĮȞ߲ʌȜİަIJȠȚȢțĮțޤĬĮȞިȞIJĮʌĮIJޢȡĮțĮޥ
ijަȜȠȣȢʌȡȠįȠࠎıĮıȠުȢ, rendu classiquement chez Lazare par « tres maulvaise »,
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 181
24. Vers 575, ǺȚĮıșİޥȢʌȠȜȜޟțܻȞIJȚȕޠȢ, « contre son gré, après avoir lutté longtemps »
(trad. P. Mazon).
25. « Chose étrange que d’être mère ! Quelque mal qu’ils vous fassent, on ne peut
haïr ses enfants » (trad. P. Mazon).
26. « Avoir porté enfans, cest ung terrible ouvraige, / Car lon ne peult hayr cil
qu’on a procree, / Bien qu’à nous faire mal se soit fort effraye. » (trad. Baïf,
non pag.) ; « Child-birth is sharp, and though he prove ungrate, / A Mother yet
caanot her own pangs hate » (trad. Wase, p. 29).
27. « Je suis mère, et par là malheureuse. Une mère, quoiqu’outragée, ne sçauroit
haïr son sang » (trad. Brumoy, p. 471).
28. André Dacier, op. cit., p. 328.
29. « Un enfant né de ma propre vie, un oublieux de mon lait, de mes soins » (trad.
P. Mazon).
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 183
30. On trouve le mot « sein » en ce sens dans la traduction très libre que Brumoy
propose du v. 1147, « vous dormiez dans mon sein. Je vous tenois lieu de
mère en effet » pour Ƞއș¶ȠݨțĮIJ¶ȠݭțȠȞݝıĮȞܻȜȜ¶ȖޫIJȡȠijިȢ, qui souligne
effectivement ce lien entre l’aspect nourricier et le sein accueillant.
184 MARIE SAINT MARTIN
31. V. 34.
32. Sophocle, Électre, v. 455-456, țĮޥʌĮ߿į¶ݽȡޢıIJȘȞȟބʌİȡIJޢȡĮȢȤİȡާȢȤșȡȠ߿ıȚȞ
ĮރIJȠࠎȗࠛȞIJ¶ʌİȝȕ߱ȞĮȚʌȠįަ.
33. « Prie aussi qu’Orestes viengne le cunctateur, / Si quil ayt la main forte, et
puisse conculquer / Ses ennemys, sans dieu a ire provocquer. »
34. « Demandez lui qu’Oreste vienne fondre sur eux, et les terrasser ».
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 185
35. « Que du moins elle envoye son fils, triste reste de son sang ; qu’il montre à nos
Tyrans qu’il vit encore ; qu’enfin, désormais vengé, Agamemnon… ».
36. V. 603-604 : ݺȞʌȠȜȜޟįޤȝİıȠIJȡޢijİȚȞȝȚޠıIJȠȡĮʌ߯IJȚޠıȦ.
37. Je souligne.
38. « Vous me reprochez toujours que je l’ay sauvé afin qu’il pût un jour vous punir
et vanger mon père » (je souligne).
39. Aux v. 1426-1427 : selon le texte établi par A. Dain, Oreste répond positivement
à la question d’Électre qui demandait confirmation de la mort de
Clytemnestre.
40. Dacier, op. cit., p. 500.
186 MARIE SAINT MARTIN
41. Corneille, Discours de la tragédie (1660), dans Œuvres complètes, éd. cit., t. III,
1987, p. 161.
42. André Dacier, Électre, op. cit., p. 253.
43. Voir Aristote, Poétique, 14 53b.
44. Dacier, op. cit., p. 498.
45. On peut donner d’autres explications de cette absence : comme le remarque
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 187
qui nous sont parvenues et que j’ai pu consulter jusqu’à présent, l’acte
du matricide volontaire n’est absolument pas remis en question (aucun
remords dans la Tragedy of Orestes de Goffe (1633), dans la pure tradi-
tion sophocléenne ; à l’inverse, critique du personnage d’Oreste dans le
goût d’Euripide pour l’allégorie de Pickering, The Interlude of Vice (1567) ;
l’Oreste anglais, s’il est critiqué par les auteurs qui le mettent en scène,
ne semble pas gêné lui-même par l’acte du matricide). Le xviiie siècle
semble ensuite majoritairement dominé par la France, et notamment la
figure de Voltaire dont s’inspirent les dramaturges après 1750 en France
comme dans les autres pays (Shirley en Grande-Bretagne (1765), Gotter
en Allemagne (1772), Alfieri en Italie (1783), etc.). On s’accorde donc
ensuite, sur le modèle voltairien, à transformer le matricide en accident46 :
soit Clytemnestre s’interpose entre Oreste et son amant et reçoit un coup
involontaire, soit Oreste, pris de folie, tue sa mère croyant tuer son ennemi.
Soulignons l’existence d’un jalon supplémentaire entre les textes
grecs et les auteurs : si les dramaturges ne possèdent pas tous l’ouvrage
un peu trop érudit peut-être de Dacier dans leur bibliothèque, ils ont
presque tous, après 1730, lu le Théâtre des Grecs de l’abbé Brumoy. Cet
ouvrage confirme ce que Dacier suggérait ; là où ce dernier rappelait l’im-
portance de juger les Grecs selon leurs propres canons, Brumoy en tire
une preuve de la supériorité des Modernes sur les Anciens : si l’on peut
excuser Sophocle en relevant le soin qu’il met à dédouaner Oreste de son
acte, grâce à l’ordre d’Apollon, et la manière dont il transforme le meurtre
en « acte de religion et d’obéissance aux Dieux », la faute n’en retombe que
plus gravement sur l’obscurantisme païen. De fait, cette manière de justi-
fier « l’horreur de voir un fils et une fille plonger le poignard dans le sein
d’une mère » en alléguant l’ordre divin constitue « une horrible impiété
contre les Dieux », que les Grecs supportaient parce que leur foi reposait
sur les « idées bizarres d[u] Paganisme ». Cette tolérance à l’égard de dieux
inhumains n’est plus acceptable à l’époque des Lumières :
47. Pierre Brumoy, Réflexions sur l’Électre de Sophocle, dans Théâtre des Grecs, I,
Paris, Rollin, 1730, p. 542. Je souligne.
48. Ces commentaires de Brumoy sont de nouveau commentés par Rochefort
et par Cubières, dans la préface qu’il écrit pour son texte très moralisateur,
Oreste et les furies (1786), dont le propos est de corriger les discours anciens
comme modernes en montrant les conséquences du crime sur le coupable.
Selon Cubières, le jugement du père Brumoy est trop indulgent : « Eh quoi !
un fils poignarde sa mère, sur la foi de je ne sais quel oracle ; ce fils parricide,
est absous ensuite par un tribunal que préside la divinité de la sagesse, et par
conséquent tout composé de sages : et il sera permis à un père jésuite, de ne
trouver que bizarre le jugement de ces sages prétendus ? » À propos des pièces
modernes qui cherchent à corriger cette cruauté, Cubières convient qu’« on
doit savoir gré à ces auteurs d’avoir pieusement jetté [sic] un voile sur un
spectacle qu’il est impossible que des yeux mortels soutiennent sans verser
du sang, au lieu de larmes. » Mais ce voile est, notamment chez Crébillon, « un
peu diaphane », et ne suffit pas à cacher « l’horrible nudité du crime. » Les
solutions proposées par Brumoy ne suffisent pas pour Cubières : il faudrait ne
pas adapter l’Électre, et choisir plutôt, comme il le fait, un sujet qui montre les
conséquences du crime sur le criminel.
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 189
192 ZOÉ SCHWEITZER
L
es tragédies de Sénèque sont considérées depuis l’Antiquité comme
un paroxysme de violence et constituent de ce fait un parangon
pour les théoriciens, a fortiori Thyeste et ses crimes extraordinaires :
comment traduire la violence paroxystique ? quelles sont les possibili-
tés de la langue et quelles sont celles du traducteur ? Cette violence, qui
suscite des réactions et des commentaires, est bien souvent censurée,
canalisée par des ajouts et des commentaires, ou bien édulcorée, de façon
plus ou moins subtile, par les traductions qui en proposent une inter-
prétation. Le texte traduit s’écarte donc à des degrés divers de la version
originale. Les traductions s’apparentent à des réécritures de la pièce latine
considérée comme une source1, à des versions comprenant des modifica-
tions d’importance variable, le plus souvent non commentées2, ou encore
à des transpositions fidèles, accompagnées le plus souvent d’un impor-
tant paratexte3. La deuxième solution est prépondérante jusqu’au milieu
du xviie siècle puis cède progressivement la place à la dernière.
Laissant de côté les réécritures4, je me demanderai pourquoi les
traducteurs de Thyeste continuent de recourir au paratexte, alors que la
tendance dominante est à sa diminution progressive dans les traduc-
tions du xviiie siècle. Il faut à la fois analyser les traductions proposées
et le paratexte et comprendre leurs relations. Les deux exigences de la
traduction – fidélité à la source et lisibilité pour la réception, respect de
l’auteur et intérêt du lecteur – entraînent deux écueils : conservation de la
violence au risque de rendre la traduction illisible ou atténuation de celle-
ci aux dépens de l’intégrité de la version originale. Quelles interprétations
7. Brisset, op. cit., p. 133. F.-R. Chaumartin traduit : « À présent, je loue mes
mains ; à présent, j’ai vraiment conquis ma palme. J’aurais perdu mon crime,
si tu n’endurais pas une telle douleur. À présent, je crois que des enfants me
naissent, à présent, j’ai la certitude que ma couche nuptiale a retrouvé sa
pureté » (v. 1096-1099).
8. C’est d’ailleurs conforme avec le but que Brisset assigne à ces tragédies toutes
cruelles (non pag.).
9. Jasper Heywood, Thyeste, 1560, rééd. 1581; rééd. moderne, Jasper Heywood and
his translations of Seneca’s Troas, Thyestes and Hercules furens, edited from the
octavos of 1559, 1560 and 1561, éd. H. de Vocht, Louvain, A. Uystpruyst, 1913.
10. Studley dans la préface de sa traduction de l’Agamemnon : « the other Tragedies
which are set furthe by Jasper Heiwood and Alexander Neuyle, are so
excellently well done that in reading of them it semeth to me no translation, but
even Seneca hymselfe to speke in englysh. », cité par Evelyn M. Spearing, The
Elisabethan Translations of Seneca’s Tragedies, Cambridge, W. Heffer & Sons,
1912, p. 14. Cette remarque est d’autant plus intéressante que la conception
et la pratique d’Heywood évoluent au cours des trois tragédies de Sénèque
qu’il traduit dans le sens d’une littéralité croissante, au risque d’ailleurs
d’une syntaxe peu compréhensible. Voir H. de Vocht, préface à l’édition des
tragédies de Heywood, op. cit., p. xxvii-xxx.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 195
14. Ibidem.
15. Une citation de la Poétique de Scaliger (un extrait non traduit du livre V,
chap. 6 où Sénèque est loué) est placée avant la préface (ibid., t. II, non pag.).
Les jugements de différents commentateurs sur les pièces sont rapportés dans
les notices placées à la fin de l’ouvrage qui portent sur chacune d’elles ; pour
Thyeste, il s’agit d’Heinsius et de Delrio (t. II, p. 327).
16. Ibid., « Preface », t. I, non pag. La présentation adoptée nous semble également
révélatrice puisque la présentation dialoguée est réservée au texte original
latin.
17. Linage, Thyeste, dans op. cit., III, 2, v. 938-941, p. 145.
18. Ibid., III, 3, v. 1053-1054, p. 163 : « On doit borner sa malice quand on outrage
quelqu’un, mais pour venger nos affronts nos desseins doivent estre excessifs ».
19. Benoît Bauduyn (Les Tragédies de Luc. Ann. Seneque, traduites en vers Françoys,
Troyes, N. Moreau, 1629, Avis au lecteur, non pag.) énonce les deux écueils :
« […] quand d’un costé on veut de trop pres s’attacher à la lettre de celuy qu’on
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 197
traduit ; Ou bien lors que d’un autre on s’estudie de si bravement parler en son
langage, que la traduction tient plutost lieu d’une paraphrase, que d’une pure
interpretation ».
20. Voir par exemple la traduction des v. 1095-1099 non pag.
21. Au v. 1100, Thyeste demande « Quid liberi meruere ? ».
22. Linage, Thyeste, dans op. cit., « Épître », non pag.
23. Ibid., p. 169.
198 ZOÉ SCHWEITZER
ou généraux pour des mots latins très précis comme manus, scelus ou castis
toris. Or, comme cela conduit à édulcorer la violence d’Atrée et à atténuer
l’âpreté crue du texte, on peut penser que le traducteur a préféré l’adapter
au goût contemporain. La conception défendue par Linage est mise en
œuvre sauf lorsque le propos risque de choquer les contemporains et de
rendre la tragédie illisible. Le traducteur est un interprète masqué.
Ettore Nini, connu pour avoir publié une traduction des tragédies de
Sénèque, souligne également la difficulté du transfert linguistique dans
l’avis au lecteur, jugeant la langue latine plus « resserrée » et « signifiante »
que l’italienne24. Aussi s’est-il agi de « transposer » Sénèque, que Nini
« interprète », en privilégiant la force des sentiments sur celle des paroles25.
La complexité et la richesse de la langue amenant à privilégier l’esprit sur
la lettre, il revient au traducteur de choisir parmi la pluralité des inter-
prétations. Nini propose une traduction assez littérale de la tragédie, qui
gomme parfois sa poéticité mais sans en atténuer la violence.
Comme Nini, Dolce juge qu’il est difficile de traduire, non seulement
parce que chaque langue est singulière, mais aussi parce qu’il faut avoir
saisi toute la pensée de l’auteur pour la rendre sensible et compréhensible
au lecteur d’une manière qui respecte l’œuvre : « Onde fa di bisogno, che
l’interprete sia non pure intendentiss[imo]& accompagnato da un buono
& perfetto giudicto; ma ornato & eloquente nel dire26 ». C’est donc aussi
à un travail stylistique que doit procéder « l’interprète » s’il veut restituer
l’œuvre originale fidèlement. Fort de cette conception qui affirme vouloir
transposer les sujets ainsi que les couleurs et les figures, Dolce fait une
traduction de Thyeste qui souligne la férocité d’Atrée, tout en diminuant
la violence de la tragédie, et évite les ambiguïtés27. Atrée met l’accent sur
24. Ettore Nini, Le Tragedie di Seneca trasportate in verso sciolto, Venise, Marco
Ginami, 1622, rééd. Tragedie di Seneca, volgarizzate, Pise, N. Capurro, 1822,
p. viii : « per essere la Lingua Latina : molto più stretta, e significante della
nostra ».
25. Ibid., p. ix : « Mi son bene ingegnato di parer più tosto trasportatore di Seneca, che
interprete, obbligandomi ad spiegare più la forza de’sentimenti, che delle parole ».
26. Dolce, Épître, Thyeste tragedia di Lodovico Dolce tratta da Seneca, Venise,
G. Gioli di Ferrarii, 1547 [1543], non pag. : « Il faut ainsi que l’interprète ne
soit pas tant connaisseur et doué d’un juste et parfait jugement que raffiné et
éloquent dans son propos ».
27. Je cite ici le dénouement qui me paraît révélateur de la pratique de Dolce,
faite d’ajouts et de modifications importantes, soulignés en romain, (ibid.,
f. 31r-32r) : « Atreo – Hor lodo le mie mani : hor bene acquisto / Di quanto far
dovea la vera palma. / L’opra poco valea ; s’io non vedeva / Il tuo grave dolor, che
m’e presente. / Hor duolti pur homai, quant’io m’allegro. / Gia non sicuro, ch’a
me nasceranno / Veri & certi figliuol del sangue moi : / Et saranno i miei letti
interi & casti.
Thieste – Non meritavan questi / Miei innocenti figliuoli. / Me sol punir dovevi
/ De l’offesa a te fatta.
Atreo – Meritavano in quanto / Erano tuoi figliuoli.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 199
la cruauté dont il fait preuve tandis que son frère la condamne avec une
vigueur accrue et le chœur assure qu’elle vaudra au coupable d’être châtié.
Les modifications apportées par la traduction détiennent plusieurs visées.
Elles accroissent la monstruosité du crime et la condamnation morale et
confèrent aussi davantage d’émotions à cette dernière scène, contribuant
à cet égard à la vraisemblance des caractères. On peut aussi se demander
si ne se trouve pas une certaine forme de sadisme avant la lettre dans la
dernière réplique d’Atrée qui insiste sur le tourment des chairs et rappelle
à son frère son cannibalisme. Terminer sur une réplique du chœur, comme
dans les tragédies grecques, permet de ne pas laisser le dernier mot au
criminel et d’évoquer la toute-puissance des dieux. Si le crime d’Atrée est
le paroxysme du péché, en revanche les torts de Thyeste sont passés sous
silence avec la suppression des vers relatant ses méfaits passés (v. 1102-
1103). La logique de vengeance ainsi écartée se trouve évitée une discus-
sion sur les torts respectifs des deux personnages. D’autres modifications
vont dans le sens d’une atténuation des ambiguïtés du texte. En suppri-
mant l’alternative lacrimas/voluptas, alors qu’est conservé le balance-
ment dolor/metus (v. 969-970), traduit littéralement, le traducteur éloigne
une manifestation de l’incapacité du personnage à interpréter le réel et
récuse une association de sentiments qui pouvait surprendre.
Cette traduction manifeste une fidélité paradoxale puisque, sous
couvert de suivre la pensée de l’auteur et d’être au plus près du projet de
Sénèque, Dolce procède à un travail de réécriture important et indéce-
lable en l’absence d’une édition bilingue. Un traducteur défini comme
l’interprète de l’auteur est donc autorisé à procéder à de nombreuses
modifications. Dès lors, la conformité de la traduction à la théorie
explique et justifie les différences entre les versions traduite et originale
qu’on a pu observer.
Le paratexte peut proposer au lecteur plusieurs interprétations ou
Thieste – Come soffrir potesti / O scelerato Mostro, / Di far, ch’i suoi figliuoli /
Fosser vivanda al padre ?
Atreo – Fatto ho quel, ch’i deveva : & piu mi giova / Quanto so, ch’eran tuoi certi
figliuoli.
Thieste – Non si dee crudeltade / Punir con crudeltade.
Atreo – Io ben m’accorgo, che la doglia nasce / In te maggior ; perch’io con la
prestezza / T’ho levato di man l’alto lavoro / Che volevi, tu pria de le mie carnio
/ Apparechiar a me vivande tali ; / E occider miei figliuoli col fiero aiuto / De
l’empia e indegne genitrice loro : / Ch’io non le vo dar titoli di conforte. / Ma forse
t’impendio, che non lo festi, / Il creder, ch’essi anchor fossero tuoi.
Thieste – Le mie degne vendette / Faranno tosto i Dei.
Atreo – Io lasciaro, che ti puniscan sempre / Con eterno supplicio i tuoi figliuoli
/ Inghiottiti & sepoliti nel tuo corpo.
Choro – L’almo fattor del mondo / Giusto & pietioso Dio, / Non lasciarà giamai
/ Senza giusta vendetta / Questo peccato rio, / Ch’ogni peccato altrui vince
d’assai. / Sia pur l’empio Tiran lieto & giocondo, / Degno castigo aspetta ; / Se
ben ira dal ciel tardo s’affretta ».
200 ZOÉ SCHWEITZER
Thyeste, je te voy assis à table avec un visage trop gay. Cecy fait connoistre
deux choses : la premiere, que tout le discours que prononce Atrée, lequel
est de 34 vers, n’est point entendu de Thyeste, qui paroist neanmoins sur
la mesme Scene ; & qu’ainsi, c’est un assez grand à parte, pour parler aux
28. Voir le commentaire de Marolles sur le choix de la prose : « il eust esté bon de
le rendre en Vers : mais cette Traduction ne s’est pas faite pour estre portée
sur le Theatre » (« Remarques sur le Thyeste » dans Marolles, Les Tragédies de
Sénèque en latin et en francois, Paris, P. Lamy, 1664 [1660], t. II, p. 348).
29. Michel de Marolles, op. cit., t. I, « Preface », non pag.
30. Ibid., « Remarques sur le Thyeste », t. II, p. 342.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 201
termes de l’Art : la seconde, qu’il faut que le Palais s’ouvre pour faire voir
Thyeste à table, qui se tient obligé à son frere pour la bonne chere qu’il
luy a faite : ce qui n’empesche pas neantmoins l’unité de Scene, […]. Pour
moy, je serois d’avis, & pour l’importance de l’action, & pour la beauté du
Spectacle, que la Scene s’ouvrist du costé du Palais, pour en donner la veuë
au peuple, de qui la curiosité se satisfait merveilleusement par toutes ces
choses-là : & le peuple, je n’entens pas seulement les petites gens, mais
tous ceux qui sont sur le Theatre, aussi bien les personnes de condition, &
ceux qu’on peut appeller les beaux Esprits, que les personnes vulgaires31.
moins que ce ne soit Coupé lui-même qui oscille entre deux approches.
Cette ambiguïté est renforcée par la présence de didascalies qui aident le
lecteur à visualiser la scène et dont certaines semblent des indications de
jeu données à l’acteur35. De nombreuses remarques du traducteur, telles
que les didascalies et les notes sur l’acte V, ne concernent pas le style ou
la morale mais soulignent la violence, comme s’il s’agissait de mettre en
lumière ce que le lecteur pourrait ne pas comprendre. De plus, invoquer
des fins didactiques et morales pour justifier l’abondance des détails
cruels ou le raffinement macabre des personnages dans les tragédies de
Sénèque, semble topique et de peu de poids face au déploiement du texte.
En s’appuyant sur ces deux ambiguïtés, on pourrait être tenté de renverser
la perspective et considérer que la préface sert en fait à cautionner une
traduction qui n’atténue pas l’horreur latine, mais la fait ressortir par les
notes36 ou certains choix de traduction37. Cette hypothèse semble confor-
tée par l’argument de Thyeste qui condamne la cruauté d’Atrée tout en
soulignant combien elle est exceptionnelle et choquante38. Sous couvert
35. Citons par exemple : « Atrée, jettant les trois têtes aux pieds de Thyeste » (op. cit.,
t. I, V, 3, p. 192).
36. Ibid., n. 1, p. 200 : « Il est à présumer que Thyeste n’eut jamais cet infernal dessein,
et il n’est point dans la nature qu’Érope s’y fût prêtée. Si Progné et Médée se sont
portées contre leurs enfans à ces affreux attentats, c’est qu’elles vouloient se venger
de leurs époux. Érope n’avoit point de vengeance à exercer contre Atrée ; elle seule
avoit des torts. Pourquoi auroit-elle assassiné ses fils Ménélas et Agamemnon ? Il
nous paroît donc ici qu’Atrée, à la manière des méchans, attribue à Thyeste tous
les crimes dont il est capable ».
37. L’amplification est un procédé fréquent. Voir, par exemple, la traduction de la
réplique de Thyeste découvrant qu’il a mangé ses enfants (Ibid., p. 195) : « Voila
l’abomination qui a fait fuir les Dieux, qui a forcé le soleil de retourner sur sa
carrière…. Qui me donnera des expressions, des cris, des gémissemens qui
répondent à ma calamité ! … Je ne vois plus de mes fils innocens que les têtes, les
mains, c’est-à-dire tout ce que leur père avide ne pouvoit manger…. le reste est
dans mes entrailles…. Ô ciel ! que cette affreuse nourriture me pèse ! Frère cruel ! au
moins donnez-moi votre épée ; elle a déjà versé la plus pure partie de mon sang.
Donnez, et qu’en me perçant le sein, j’ouvre une issue à mes enfans….. Vous
me refusez…. ma poitrine du moins retentira de mes coups…. Ô malheureux
Thyeste ! arrête ta main ; ce sont tes enfans que tu frappes ; épargne leurs mânes….
Qui vit jamais un tel forfait ! Sur le Caucase, le plus mortel ennemi de l’hospitalité,
dans l’Attique, le farouche Procuste, ont-ils jamais exercé de pareils supplices ?
J’oppresse mes enfans, ils m’oppressent à leur tour. Ce grand crime, qui tombe
sur moi, n’aura-t-il donc pas de bornes » [je souligne].
38. Coupé, argument de Thyeste, op. cit., t. I, p. 201-203 : « La mythologie nous offre
beaucoup d’atrocités dans le genre des Pélopides ; elle nous en offre de plus
grandes encore, telles que Saturne décorant ses propres enfans, et Progné
égorgeant, non ses neveux, mais son fils unique, pour en préparer aussi un festin
à son époux. » Mais nous sommes « moins révoltés » par ces horreurs car elles
ne sont pas « développées, détaillées, approfondies ». « Sa main [de Sénèque]
hardie a reculé les barrières du crime, pour nous peindre un monstre beaucoup
plus abominable que le Polyphème d’Homère, ou le Cyclope d’Euripide. Aussi
sa tragédie n’est arrivée jusqu’à nous que comme l’ouvrage le plus triste et
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 203
le plus laborieux à lire, […]. Mais quel que put être le but de Sénèque dans la
composition de cette Tragédie, on ne peut voir sans indignation le tableau de
l’horrible repas qu’Atrée prépare à son frère. Cependant, il faut convenir qu’il
y a de grandes beautés dans cette pièce. […] Que l’on suive la marche de cette
tragédie dans sa belle simplicité antique, il est impossible de ne pas voir par-tout
l’horreur du sujet compensée par des beautés réelles ».
39. Coupé, op. cit., t. I, « Discours préliminaire », p. 64.
40. Voir, par exemple, « Thyeste, reconnoissant les têtes de ses enfans, mais ne se
doutant pas encore de l’horrible repas. » ou « Thyeste, instruit enfin de tous ses
malheurs » (ibid., p. 193 et p. 195).
204 ZOÉ SCHWEITZER
Le terme d’interprète est employé d’une manière qui n’est pas dénuée
d’ambiguïté car si le terme désigne le traducteur, le propos pourrait aussi
qualifier l’acteur, me semble-t-il, d’autant que « dire » est également poly-
sémique. Est-ce à dire que les gestes de la traduction et de la représenta-
tion sont superposables, voire analogues ? L’acteur est-il à la tragédie ce
que le traducteur est à la version originale ?
210 ENRICA ZANIN
J’
entends analyser les premières traductions françaises et italiennes
d’Œdipe roi de Sophocle et d’Œdipe de Sénèque, pour comprendre
en quoi elles expriment une quête herméneutique. La critique a
largement relevé que l’intrigue des pièces anciennes relate une quête inter-
prétative1. En m’appuyant sur ce constat, j’entends montrer qu’en tradui-
sant les tragédies anciennes, les auteurs modernes doivent reprendre à
leur compte les enjeux herméneutiques qu’elles posent. Leur travail est
alors doublement herméneutique : non seulement, pour traduire le texte
ancien, ils sont amenés à l’interpréter, mais aussi, pour l’interpréter, ils
sont appelés implicitement à considérer le travail de l’herméneute. En
écrivant une version moderne de la quête herméneutique du héros, les
traducteurs expriment leur conception de l’interprétation et de son
pouvoir de découvrir la vérité2.
Je développerai mon propos en considérant d’abord quels sont
les enjeux herméneutiques que posent les textes anciens. J’analyserai
ensuite les réponses qu’apportent implicitement quatre interprètes
dans leurs traductions. Je chercherai enfin à comprendre en quoi ces
interprétations contribuent à une meilleure compréhension de la
poétique pré-moderne de la tragédie qui, par sa structure, entraîne une
démarche herméneutique.
La trame d’Œdipe :
source de questionnement herméneutique
Si les tragédies anciennes peuvent être interprétées comme des quêtes
herméneutiques, c’est en raison de leur structure et des choix particuliers
que font Sophocle et Sénèque dans leurs adaptations du mythe.
Tout d’abord, en ce qui concerne la structure des tragédies, leur
intrigue relate une quête interprétative qui aboutit à la découverte des
origines d’Œdipe. Tel un détective, Œdipe expose dans le nœud l’enquête
qu’il entend poursuivre – rechercher le meurtrier de Laïos3 – et découvre,
v. 240-275.
4. Pour cette raison, la critique a souvent rapproché la progression de la trame
d’Œdipe de celle d’un roman policier. Voir Yves Reuter, Le Roman policier,
Paris, Armand Colin, 1997, chap. 6.
5. Sophocle, Œdipe roi, éd. cit., v. 9-40, p. 207.
6. Ibid., v. 770-790, p. 239.
7. « Pourquoi, quand cette chienne de rhapsode était là, ta voix n’a-t-elle pas
indiqué aux gens de cette ville un moyen de s’en tirer ? Et pourtant le mot
212 ENRICA ZANIN
opprimée par le Sphinx, ce n’est pas Tirésias, par son savoir tiré de l’inter-
prétation des signes (ek theôn tou gnôtóu), qui a su résoudre l’énigme, mais
c’est Œdipe qui, sans aucune science des signes, a su, par la simple raison
(gnômè), répondre à la question du monstre. C’est ainsi que nombre de
traducteurs contemporains, et notamment J. Bollack, mais aussi O. Longo,
F. Blaydes et R. Dawes, comprennent ce passage8. Cette critique de l’inter-
prétation est évidemment mise à mal quand Œdipe découvre, au dernier
stasimon, que les propos de Tirésias étaient justes mais qu’ils demandaient
à être interprétés. C’était bien lui le meurtrier de Laïos, car l’homme qu’il a
tué à la croisée des chemins était le roi de Thèbes9. La tragédie de Sophocle
pose ainsi la question du statut de l’herméneutique et de la déduction
rationnelle : la raison, qui a permis à Œdipe de vaincre le Sphinx, est-elle
plus efficace de l’herméneutique dans la recherche de la vérité ?
L’Œdipe de Sénèque pousse plus loin la réflexion sur le pouvoir de
l’herméneutique. Sénèque multiplie les récits et les images énigmatiques
et présente un héros qui ne se dérobe pas à la tâche interprétative mais
qui cherche d’abord à comprendre les propos des oracles. En effet, dès
la première scène, Œdipe raconte à Jocaste l’oracle qui l’a fait fuir de
Corinthe10, Créon relate ensuite l’oracle de Delphes qui est ici plus déve-
loppé que chez Sophocle11. Enfin, Sénèque rend compte du sacrifice d’un
taureau et d’une vache qui font référence au destin d’Œdipe, de Jocaste
et de leurs enfants12. Mais Œdipe ne parvient pas à interpréter les signes
du sacrifice. Tirésias évoque alors, en coulisse, l’ombre du roi mort, et
Créon relate à Œdipe les propos de Laïos qui l’accusent explicitement13.
C’est seulement ici qu’Œdipe refuse d’interpréter les propos de l’ombre
et accuse Créon et Tirésias de comploter contre lui14. Sénèque, par cette
multiplication de récits et d’images énigmatiques, fonde la progression de
15. Ce sujet a fait l’objet d’importants travaux critiques. Voir notamment l’édition
de Frederick Ahl, Two Faces of Oedipus : Sophocles’ Oedipus Tyrannus and
Seneca’s Oedipus, Ithaca, Cornell UP, 2008.
16. Hans-Georg Gadamer considère la conception aristotélicienne de la tragédie
comme le modèle de la relation herméneutique qui lie le spectateur à l’œuvre
d’art, voir Vérité et méthode (Wahrheit und Methode), Paris, Seuil, 1996 [1960],
p. 146-152.
214 ENRICA ZANIN
17. Alessandro Pazzi de’ Medici, Edipo principe, 1526 (manuscrit) ; Guido Guidi,
Oedipus, 1532 ; Giovanni Andrea dell’Anguillara, Edippo, 1556 ; Orsatto
Giustinani, Edipo Tiranno, 1585 ; Pietro Angeli Bargeo, Edipo tiranno, 1589 ;
Geronimo Giustiniano, Edipo re, 1610 ; Emanuele Tesauro, Edipo, 1661. Edipo
principe de Bernardo Segni ne sera publié qu’en 1778. Voir Paolo Bosisio, « Il
tema di Edipo nella traduzione della tragedia italiana », dans Edipo in Francia,
dir. E. Balmas et al., Florence, Olschki, 1989, p. 87-123.
18. Citons les traductions de l’Œdipe roi de Sophocle par Tallemant des Réaux
(manuscrit de la première moitié du xviie siècle), André Dacier (1692) et
Voltaire (1718), et de l’Œdipe de Sénèque par Jean Prévost (1613), Benoist
Bauduyn d’Amiens (1629), Pierre Linage (1651) et Michel de Marolles (1659).
Voir Christian Biet, Œdipe en monarchie, tragédie et théorie juridique à l’âge
classique, Paris, Klincksieck, 1994 et Mitsutaka Odagiri, Le Mythe d’Œdipe
dans le théâtre français du XVIe siècle à nos jours, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2001, p. 710-819.
19. Giovanni Andrea dell’Anguillara est un noble de Sutri, diplômé en jurisprudence.
Il fonde un théâtre à Rome en 1549 mais, après un an de succès, il fait faillite
et est emprisonné pour dettes. Il est libéré grâce à l’intercession d’Alessandro
Farnèse, qu’il suit alors à Parme et enfin à Paris, où il réside de 1553 à 1556. C’est
peut-être là qu’il compose son Edippo, qui ne sera publié qu’après le succès de sa
traduction des Métamorphoses, une fois l’auteur rentré en Italie et établi à Venise.
Voir Beatrice Premoli, Giovanni Andrea del l’Anguillara, accademico sdegnato
ed etereo : 1517-1572, Rome, Fondazione Marco Besso, 2005, et Fabrizio Richard,
« The Two Œdipuses : Sophocles, Anguillara, and the Renaisance Treatment of
Myth », Modern Language Notes, n°110, 1995, p. 178-191.
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 215
20. Manto commente ainsi les propos de son père : « Chi può fuggir quel che
destina il cielo ? » ; « Perché condanna il Fato un innocente ? » (dell’Anguillara,
Edippo, Padoue, L. Pasquatto, 1565, fol. 3v et 4v).
21. « Quindi si può veder, che’l sommo Dio / Non sol dispon, che i volontarii eccessi
/ Condannin l’huomo al debito castigo : / Ma quei peccati anchor, ch’alcun
commette / Per ignoranza, e contra il suo volere, / Vuol, che condannin l’huomo
a penitenza ; / E la debita pena ne riporti. / Si che preghiam la maiestà divina, /
Ch’apra talmete a noi l’interno lume, / Che non ne siano i nostri eccessi ascosi »
(ibid., chœur de l’acte V, fol. 62v-63r).
22. « Ciascun di lor la mente have innocente, / E pecca, e nulla sa del suo peccato »
(ibid., I, 1, fol. 2r).
23. Ibid., II, 5, fol. 20r, traduction des v. 390-395 de l’Œdipe roi de Sophocle.
24. Ibid., II, 2, fol. 12r, adaptation des v. 335-340 de l’Œdipe de Sénèque.
25. Tirésias est appelé « profeta » au début de la pièce : I, 1, fol. 1v.
216 ENRICA ZANIN
26. Dans la mise en scène d’Angelo Ingegneri, le personnage de Tirésias est habillé
comme un prêtre juif et il est d’ailleurs appelé « profeta » lors de son échange
avec Œdipe (voir La Représentation d’Edipo tiranno au teatro olimpico, éd.
L. Schrade, Paris, CNRS, 1960, p. 110 et 113). Œdipe défend « l’acutezza sola del
proprio ingegno » (p. 110) et discrédite ainsi le savoir que le prophète tire de Dieu
au nom de son mérite personnel. En soulignant, par sa traduction, l’orgueil
du personnage, Giustiniani rapproche le dialogue entre Tirésias et Œdipe des
affrontements entre les rois d’Israël et les prophètes.
27. « Edipo : Ma dimmi un poco, o buon profeta e saggio, / Dov’è lo tuo saver ? dov’è
‘l tuo senno ? » (Bernardo Segni, Edipo Principe, Florence, N. Carli, 1811, p. 50,
traduction du v. 390 de l’Œdipe roi de Sophocle).
28. Sur Jean Prévost et son œuvre, voir Edipe, éd. S. Sandrone, Alessandria,
Edizioni dell’Orso, 2001, p. 5-42.
29. « Un fer chaud et flambant vos deux pieds traversoit, / Quand fortune aux
rameaux pendu vous aperçoit, / Vous descend du supplice, et de la mort vous tire
/ Qui certaine attendoit apres ce brief martyre / De trancher vostre vie au point
qu’elle naissoit, / Faut qu’un Roy vous recueille, et pour fils vous reçoit » (ibid.,
p. 107-108). Le texte de Sénèque affirme seulement : « Forata ferro gesseras vestigia,
/ Tumore nactus nomen ac vitio pedum » (« Tu avais les pieds percés par un fer et
tu devais ton nom à l’enflure et à la difformité de tes pieds », v. 812-813, p. 40).
30. Chez Prévost, le messager affirme : « J’estoy là d’avanture allé pour y chasser »
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 217
par un chasseur31. Le sens allégorique du texte est réactivé par les derniers
propos d’Œdipe, qui amplifient encore une fois le texte de Sénèque : en
quittant Thèbes, Œdipe cherche le salut des siens qui pourront recouvrer
la santé grâce à son sacrifice32. Enfin, Prévost adapte le chœur de l’acte III
pour exprimer la foi en la résurrection des morts et en la juste rétribution
dans l’au-delà33. À l’image du Christ, Œdipe est appelé à se sacrifier pour
le salut de tous, car, enfant innocent, il a reçu un supplice semblable à
celui du fils de Dieu.
Les premières traductions des pièces de Sophocle et de Sénèque
christianisent ainsi les enjeux herméneutiques du texte. Les oracles mani-
festent que le monde et l’histoire sont des signes de la gloire de Dieu et ne
peuvent être connus, si ce n’est par l’interprétation. Les textes de dell’An-
guillara et de Prévost adhèrent donc à la doctrine néo-platonicienne de
la procession des êtres. Mais ils prennent des positions radicalement
différentes : si, pour Prévost, l’interprétation est possible et donne accès
à un sens univoque, via l’allégorie, pour dell’Anguillara l’interprétation est
impossible sans le secours de la grâce et l’interprète risque à tout moment
de s’égarer devant l’incohérence apparente des injonctions divines.
Cette conception de l’interprétation change avec le temps. Les pièces de
Corneille et de Tesauro manifestent d’autres conceptions de l’interpréta-
tion et de son pouvoir de découvrir la vérité du texte et du monde.
(p. 106), alors que dans le texte de Sénèque, il dit : « Illo sequebar monte
cornigeros greges » (« Sur ce mont je suivais des troupeaux de bêtes à cornes »,
Œdipe, éd. cit., v. 810, p. 40).
31. Voir Sylviane Messerli, Œdipe enténébré. Légendes d’Œdipe au XIIe siècle, Paris,
Champion, 2002, p. 324-325.
32. Il traduit par quinze vers les onze vers finaux du texte de Sénèque : J. Prévost,
Edipe, éd. cit., p. 133 et Sénèque, Œdipe, éd. cit., p. 48-49.
33. J. Prévost, Edipe, éd cit., v. 1140-1146 et v. 1151-1166, p. 98.
34. Pierre Corneille, Avis au lecteur d’Œdipe (1659), dans Œuvres complètes, éd.
G. Couton, Paris, Gallimard, t. III, 1987, p. 19.
35. En effet, quand Dircé affirme être l’assassin désigné par l’oracle, Œdipe
demande des preuves plus sûres avant de l’accuser du crime : « Il s’agit de
répandre un sang si précieux, / Qu’il faut un second ordre, et plus exprès, des
Dieux. […] La chose après tout n’est pas encor si claire » (ibid., III, 3, p. 55).
218 ENRICA ZANIN
41. « La santé dans ces murs tout d’un coup répandue / Fait crier au miracle, et
bénir hautement / La bonté de nos Dieux d’un si prompt changement […]
Ses crimes inconnus avaient fait nos malheurs, / Et sa vertu souillée à peine
s’est punie, / Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie. […] L’effort de son
courage a su nous éblouir, / D’un si grand désespoir il cherchait à jouir, / Et
de sa fermeté n’empruntait les miracles, / Que pour mieux éviter toute sorte
d’obstacles » (ibid., V, 9, p. 91-92).
42. Dans sa troisième lettre sur l’Œdipe roi de Sophocle (dans Les Œuvres
complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2001 [1719], vol. 1A, p. 340-
341), Voltaire affirme : « Il était difficile de s’expliquer moins obscurément ; et
si vous joignez aux paroles de Tirésie le reproche qu’un ivrogne a fait autrefois
à Œdipe qu’il n’était pas le fils de Polibe, et l’oracle d’Apollon qui lui prédit
qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère, vous trouverez que la pièce
est entièrement finie au commencement de ce second acte. […] Allons plus
loin. Œdipe traite Tirésie de fou et de vieux enchanteur. Cependant, à moins
que l’esprit ne lui ait tourné, il doit le regarder comme un véritable prophète.
Eh de quel étonnement et de quelle horreur ne doit-il point être frappé en
apprenant de la bouche de Tirésie tout ce qu’Apollon lui a prédit autrefois ?
[…] Cependant, comme s’il avait perdu la mémoire de ces événements
épouvantables, il ne lui vient d’autre idées que de soupçonner Créon, son
ancien et fidèle ami (comme il l’appelle), d’avoir tué Laïus, et cela, sans aucune
raison, sans aucun fondement, sans que le moindre jour puisse autoriser
ses soupçons, et (puisqu’il faut appeler les choses par leur nom) avec une
extravagance dont il n’y a guère d’exemples parmi les modernes, ni même
parmi les anciens ».
220 ENRICA ZANIN
43. Emanuele Tesauro, Edipo, éd. C. Ossola et P. Getrevi, Venise, Marsilio, 1987,
I, 3, p. 86.
44. Ibid., II, 3, p. 100-103.
45. Ibid., II, 5, p. 104-107.
46. Ibid., III, 5, p. 123-125.
47. Ibid., IV, 3, p. 134-138.
48. « Edipo : le cicatrici / Nelle tumide piante ancor ne serbo. / Oratore : e dal tumido
piè, t’imposi il nome » (ibid., IV, 7, p. 144).
49. « Edipo : com’era tuo, e non era ? Forbante : mio non era, / perché, grazia del ciel,
non ebbi figli. / Ma egli era mio, perché mi fu donato » (ibid., IV, 8, p. 148).
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 221
2000.
59. « Questa è la ragione, onde tanto ci dilettano etiamdio dolorosi oggetti;
rappresentati nelle tragiche scene: che nel medesimo tempo ne piange la fronte, e
gode il core. Peroché la imitation degli habiti passando all’occhio; e la imitation
della voce passando all’udito: questi due sensi non ingannati nel proprio obietto,
ingannano la fantasia: e questa delusa, muove le lagrime: le quali deluse
dall’intelletto consapevole della fittione, generano quel mescolato affetto di gioia,
e di tristezza » (ibid., p. 54). Sur la conception du théâtre comme métaphore
chez Tesauro, voir Valeria Merola, La Messinscena delle idee, Emanuele Tesauro
e il “teatro di maraviglie”, Rome, Vecchiarelli, 2007, p. 214-229, et Giovanna
Zanlonghi, « La Tragedia fra ludus e festa. Rassegna dei nodi problematici
delle teorie secentesche sulla tragedia in Italia », dans Forme della scena
barocca, dir. A. M. Cascetta, Milan, Vita e pensiero, 1993, p. 157-240.
60. « Créon (lisant) : “Dans le royaume thébain et dans les armées d’Amphion, le ciel
redeviendra serein et l’air limpide quand un Thébain qui a tué son propre père
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 223
Œdipe n’est pas un bon interprète parce qu’il n’adopte pas jusqu’au bout
la démarche interprétative : avant de rejeter les propos de l’oracle, il aurait
dû interpréter à nouveaux frais les termes de « padre » et de « parricidio »,
car ces termes apparaissent dans les deux oracles qu’il a reçus de Delphes.
Dans le premier, qu’il évoque à l’acte précédent, Œdipe se découvre sur le
point de commettre un parricide, dans le deuxième, qu’il a reçu de Créon, le
parricide apparaît comme réalisé. Or, Œdipe refuse de mettre en cause son
savoir et d’accepter que tout est objet d’interprétation. Il se trompe ainsi et
ne parvient à interpréter correctement ni le premier, ni le deuxième oracle.
La deuxième erreur interprétative d’Œdipe consiste à ne pas savoir
inférer le particulier du général. Quand le messager de Corinthe lui dit que,
même s’il épousait Mérope, sa mère ne serait pas son épouse, Œdipe ne
comprend pas les mots du messager qui constituent pour lui une nouvelle
énigme62. Si Œdipe distingue les catégories de « mère » et d’« épouse », il
n’arrive pas à comprendre que « Mérope » et « mère » n’appartiennent pas
à la même catégorie. Si Œdipe sait raisonner à partir de catégories géné-
rales, il se trompe dès qu’il faut passer du général au particulier et analy-
ser le lien qui permet de comprendre si Mérope est sa mère, si Polybe
est son père et enfin si le meurtrier de Laïos est bien lui, Œdipe. C’est en
raisonnant à partir de catégories générales (tel que « homme », « animal »)
qu’Œdipe a su vaincre le Sphinx. Mais le raisonnement ne peut pas aider
Œdipe à découvrir le meurtrier de Laïos. Dans la version de Tesauro, seule
l’interprétation peut conduire Œdipe à découvrir l’identité du coupable.
Mais Œdipe n’accepte pas les corollaires méthodologiques qu’implique la
quittera la source de Dircé, fille d’Ismène” » (Tesauro, Edipo, éd. cit., II, 3, p. 100).
61. « Œdipe : C’est assez. Grâce aux Lares de mon père, je ne suis ni Thébain, ni
parricide. Je suis né à Corinthe, et pour fuir tout soupçon de parricide j’ai
quitté Corinthe. Et je bénis mille fois le ciel car Polybe, mon père, vit des
années heureuses dans sa partie » (ibid.).
62. « Edipo : Che di’ tu ? S’io sposassi la mia madre / Ancor la madre non saria mia
sposa ? / Questo non intend’io : con tal enigma / M’avria la Sfinge avviluppato, e
vinto » (« Que dis-tu ? Que même si j’épousais ma mère, elle ne serait pas mon
épouse ? Cela je ne peux pas le comprendre : avec une telle énigme, le Sphinx
m’aurait embrouillé et vaincu », ibid., p. 143).
224 ENRICA ZANIN
démarche herméneutique.
Enfin, Œdipe n’accepte pas la contradiction. Il ne comprend pas les
mots du messager car il ne peut pas concevoir que sa mère soit aussi son
épouse, que ses fils soient aussi ses frères, que son père soit aussi son rival.
C’est ce qu’il affirme, après la reconnaissance, aux citoyens de Thèbes :
67. Voir Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 73 : « [à
l’âge classique] le savoir rompt sa vieille parenté avec la divinatio. Celle-ci
supposait toujours des signes qui lui étaient antérieurs : de sorte que la
connaissance se logeait toute entière dans la béance d’un signe découvert ou
affirmé ou secrètement transmis. Elle avait pour tâche de relever un langage
préalable réparti par Dieu dans le monde ; c’est en ce sens que par une
implication essentielle elle devinait, et elle devinait du divin. Désormais c’est
à l’intérieur de la connaissance que le signe commencera à signifier : c’est à
elle qu’il empruntera sa certitude ou sa probabilité. Et si Dieu utilise encore
des signes pour nous parler à travers la nature, il se sert de notre connaissance
et des liens qui s’établissent entre les impressions pour instaurer dans notre
esprit un rapport de signification ».
68. Voir Anne Duprat, Vraisemblances. Poétique et théorie de la fiction, du
Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Paris, Champion, 2009, p. 181-190.
Les pièces perdues de l’Antiquité
comme source de la création
dramatique au XVIIe siècle
Corneille et Quinault imitateurs d’Euripide
228 JEAN-YVES VIALLETON
L
a question des pièces perdues de l’Antiquité et des « fragments » qui
en subsistent ne relève plus aujourd’hui que de la philologie la plus
savante. Ces pièces perdues sont pourtant une source de la création
littéraire au xviie siècle qui mériterait d’être mieux prise en compte. À titre
d’exemple, nous essaierons de montrer ici que les pièces perdues d’Euri-
pide permettent de comprendre la cohérence secrète d’un texte crucial
de l’esthétique du théâtre « orné » de musique et de machines, l’« examen »
d’Andromède par Corneille, et de jeter un nouveau regard sur la création
de la tragédie lyrique et les premiers livrets de Quinault1.
Les peintres, qui cherchent à faire voir leur art dans les nudités, ne
manquent jamais à nous représenter Andromède nue au pied du rocher
où elle est attachée, quoiqu’Ovide n’en parle point. Ils me pardonneront
si je ne les ai point suivis en cette invention, comme j’ai fait en celle du
cheval Pégase, sur lequel ils montent Persée, pour combattre le monstre,
quoiqu’Ovide ne lui donne que des ailes aux talons. Ce changement donne
lieu à une machine toute extraordinaire, merveilleuse et qui empêche que
Persée ne soit pris pour Mercure6.
(« Terme de Peinture, qui se dit de toutes les parties d’un tableau en géné-
ral qui représentent de la chair, qui sont nues et sans draperie », d’après
Furetière). Chaque « ordre » a ses propres « agréments », les deux « ordres »
ne se rencontrent que par hasard : Corneille s’accorde avec les peintres
pour utiliser Pégase, mais ce n’est que parce que cela convient au théâtre,
c’est que c’est une occasion de spectaculaire et que cela participe de la
netteté sémiologique des costumes.
Quand un peintre, au xviie siècle, peint Andromède « nue au pied
du rocher où elle est attachée » pour « faire valoir son art », s’il s’éloigne
d’Ovide, il ne fait cependant que suivre un illustre modèle, un modèle
propre à son art : en effet il reconstitue un tableau perdu, un tableau qui
n’a d’ailleurs peut-être jamais existé, mais qui est bien connu, puisque
c’est celui que décrit Philostrate dans ses Images (Eikones). Une hypothèse
vient à l’esprit : et si Corneille faisait lui aussi la copie d’un modèle, dans
son « ordre », celui du théâtre.
La pièce qui est le modèle de Corneille n’est pas nommée, mais c’est
elle qui donne son sens au passage qui ouvre la deuxième et dernière partie
de l’« examen ». Ce passage est une « réfutation » de deux attaques possibles
contre la « croisure des vers » (c’est-à-dire la strophe lyrique) au théâtre, en
particulier contre les stances. La première « objection » est que c’est « trop
mendier l’acclamations populaire », que c’est une « affectation », « une espèce
de bassesse, qui ravale trop la dignité de la tragédie ». Corneille trouve au
contraire la « croisure des vers » légitime puisque le but de l’art est de plaire.
La deuxième objection consiste à trouver « irrégulier » l’usage d’un autre vers
que l’alexandrin. Corneille réfute cet argument en s’appuyant notamment
sur l’exemple des anciens qui ont mêlé les mètres au théâtre. La réfutation
de la première objection peut se résumer par ce syllogisme : le but de l’art
dramatique est de plaire, or les ornements surajoutés nous permettent d’at-
teindre ce but, donc ils sont légitimes. Le syllogisme n’est volontairement pas
exposé dans son ordre naturel. Il est suivi de deux exemples tirés du théâtre
antique qui sont censés montrer qu’un procédé littéraire surajouté est légi-
time quand il est conforme au but fixé par le genre :
Les Anciens se servaient sans scrupules, et même dans les choses extérieures
[i.e à l’art du dramaturge], de tout ce qui les y pouvait faire arriver. Euripide
vêtait ses héros malheureux d’habits déchirés, afin qu’ils fissent plus de pitié,
et Aristophane fait commencer sa comédie des Grenouilles par Xanthias
monté sur un âne, afin d’exciter plus aisément l’auditeur à rire9.
Ce [i.e. Don Sanche, héros qui « soutient sa disgrâce » avec « fermeté »] n’est
point un héros à la mode d’Euripide, qui les habillait de lambeaux pour
mendier les larmes des spectateurs10.
En fait, on ne peut bien comprendre ces exemples que si l’on voit qu’ils
fonctionnent comme une allusion, une allusion à la pièce secrète
qui sert de modèle. Les deux exemples renvoient à une même source,
Aristophane en tant qu’involontaire conservateur de fragments des pièces
disparues d’Euripide, par les passages qu’il a parodiés en particulier dans
Les Acharniens et Les Thesmaphories, et par ceux qu’ont rapportés les
commentaires antiques de ses pièces. On trouve des costumes en hail-
lons dans deux pièces conservées, pour Ménélas dans Hélène (v. 544 et
suiv., v. 554) et pour Électre dans la pièce du même nom. Mais la légende
du héros d’Euripide, boiteux et en haillons, vient des attaques comiques
d’Aristophane, notamment des références faites à deux pièces dispa-
rues avec des « rois en haillons », Télèphe et Bellérophon11. Dans Les
Acharniens, Dicéopolis (Justinet dans la traduction de V. H. Debidour12)
avant de plaider emprunte comme accessoire des haillons à Euripide,
ce qui donne lieu à une liste des héros en guenilles du dramaturge
(v. 393-489). Le trait est connu, il se trouve dans le dictionnaire gréco-
latin de Pollux où il est compilé13 et repris dans bien des livres modernes.
Il est d’autant plus frappant qu’il a servi à construire les biographies :
malgré le caractère invraisemblable du personnage, Dicéopolis est
interprété comme un autoportrait d’Aristophane (scholie aux v. 379 et
suiv.) et Euripide, d’après ses vies légendaires, s’habillait de haillons14.
Euripide est aussi tourné en dérision dans Les Grenouilles, pièce qui
finit par un parallèle entre Eschyle et Euripide et dont on a pu dire que
c’est « la première Poétique conservée, un siècle avant celle d’Aristote »15.
C’est à cette pièce que renvoie Corneille en évoquant Xanthias, l’esclave
10. Ibid., t. II, p. 552 (épître à Monsieur de Zuylichem, en tête de Don Sanche
d’Aragon, non repris dans l’édition de 1660).
11. Euripide, Théâtre, t. VIII, Fragments, éd. et trad. Fr. Jouan et H. Van Looy, Paris,
Les Belles Lettres, 1998-2003, t. VIII, 1, introduction, p. xxxi.
12. Aristophane, Théâtre complet, trad. V.-H. Debidour, Paris, Gallimard, 1965.
13. Onomasticon, IV, 117, cité dans Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, p. 98,
note 18.
14. Voir Mary R. Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets, Londres, Gerald
Duckworth & Co Ltd, 1981, chapitre sur Euripide.
15. Paul Demont et Anne Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, LGF,
coll. « Le livre de poche », 1996, p. 183.
232 JEAN-YVES VIALLETON
est une sentence, déjà présente chez Homère : « Mais il est doux, vois-tu
de se rappeler de ses épreuves »21. On la trouve sans nom d’auteur dans la
Rhétorique d’Aristote, au chapitre sur le plaisir (I, 2, 1370 b 1-4) et traduite
en latin et attribuée à Euripide chez Cicéron22. Elle sera souvent imitée (par
Virgile, Dante, Musset…). On trouve des vers équivalents chez Corneille :
27. Les dates sont un peu incertaines. Bellérophon est donnée comme étant de
1665 au xviiie siècle, on la date aujourd’hui du début de 1671.
28. Étienne Gros, Philippe Quinault, sa vie et son œuvre, Paris, Champion, 1926,
Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 329.
29. Quinault, Bellérophon, éd. E. J. Campion, Genève, Droz, 1990, introduction de
W. Brooks, p. xxxiii.
30. Ibid., p. xv.
31. « Tel assure avoir vu des dieux le secourir, / Et venir assister ses forces inégales,
/ L’un d’un cheval volant, l’autre d’armes fatales ; / Tant en des cœurs surpris
d’un grand événement, / La superstition s’insinue aisément » (V, 4).
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 235
32. Paul Bénichou, « Hippolyte requis d’amour et calomnié », dans L’Écrivain et ses
travaux, Paris, José Corti, 1967, p. 237-323.
33. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, notice, p. 2.
34. Euripide, Théâtre, éd. cit., t. VIII, 3, n° 2 (663 Kn.), p. 24.
35. Platon, Banquet, 196e, 2-3 ; Plutarque, Amator, 17, 762b. Autres références,
Euripide, Théâtre, éd. cit., t. VIII, 3, p. 24.
36. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 1, notice p. 150-151.
236 JEAN-YVES VIALLETON
Pluton
Insolent jusqu’ici braves-tu mon courroux ?
Quelle injuste audace t’engage,
À troubler la paix de ces lieux ?
Alcide
Je suis né pour dompter la rage
Des monstres les plus furieux.
Pluton
Est-ce le Dieu jaloux qui lance le Tonnerre
Qui t’oblige à porter la guerre
Jusqu’au centre de l’Univers […]
42. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, notice, p. 236-238. On en a tiré que
Phaéton tenait à prouver son ascendance parce qu’il refusait un mariage
imposé par Mérops, avec on ne sait qui.
43. Ibid., notice, p. 236.
238 JEAN-YVES VIALLETON
Éaque
Holà ! Mais qu’est-ce donc ? Qui donc ici pénètre,
Le cœur empli de zèle et d’audace enflammé ?
Je dois te demander, étranger, qui tu es
Pour oser t’introduire en ces lieux, et pourquoi ?
Héraklès s’explique alors en rappelant qu’il est fils de Zeus et qu’il a une
mission, ramener Cerbère44.
Un des traits frappants d’Alceste est le contraste entre la fête galante
initiale et le deuil qui suit immédiatement. L’effet est profondément fidèle
à Euripide. Pour expliquer l’introduction des fiançailles dans le Phaéton
perdu, les érudits actuels y voient une innovation d’Euripide par rapport
à Eschyle pour « rajeunir le sujet » et « rendre l’action plus tragique par le
contraste d’un fête joyeuse et d’une mort lamentable »45.
Mais, plus profondément, le fait que Quinault s’éloigne de son
modèle dans Alceste et se livre à l’opposé à une pure reconstruction dans
Phaéton suggère ce principe : quand la pièce est conservée, le traitement
se doit d’être nouveau ; quand la pièce est perdue, l’imiter est possible, et
même original. Or ce principe trouve sa confirmation ailleurs. Quand au
xvie siècle, par exemple, H. Estienne écrit ses Idylles latines, il imite les
Pastorales de Longus, non en le paraphrasant en latin, mais en écrivant
deux eclogae qui correspondent aux deux lacunes du texte (c’est-à-dire
aux lacunes du manuscrit alors disponible)46. Et il y a plus : ce principe
est théorisé. Ainsi, quand La Bruyère justifie le projet littéraire de ses
Caractères dans le « Discours sur Théophraste », il marque d’abord qu’il
ne refait pas les « caractères » de Théophraste. Ces derniers sont une suite
d’éthopées, qui se font sur « cette unique figure qu’on appelle description
ou énumération ». En reprenant le procédé, on risque, dit La Bruyère, de ne
pas rencontrer le même succès si l’œuvre est « traitée par un génie inférieur
47. La Bruyère, « Discours sur Théophraste » dans Les Caractères, éd. R. Garapon,
Paris, Garnier frères, 1962, p. 14.
48. Char de Médée dans Médée, apparition de Thétis dans Andromaque, des
Dioscures dans Électre et Hélène, d’Athéna dans Iphigénie en Tauride et Ion,
de Dionysos dans Les Bacchantes, de la Muse mère de Rhésos et son fils mort
dans Rhésos (pièce attribuée à Euripide avec des doutes).
49. Quinault, Alceste, éd. W. Brooks et B. Norman, J. Moragn Zarucchi, Genève,
Droz, 1994, p. 84.
240 JEAN-YVES VIALLETON
244 LISE MICHEL
E
n 1692, la traduction et le commentaire de L’Œdipe et l’Électre de
Sophocle1, généralement attribués à André Dacier, probablement
en collaboration avec son épouse Anne2, peuvent sembler relever
d’une démarche d’arrière-garde. Chacune des deux tragédies traduites en
français est précédée d’une longue préface, et suivie d’une centaine de
pages de remarques qui reprennent la traduction ligne à ligne en y ajou-
tant des explications et des commentaires. Certes les sujets d’Œdipe et
d’Électre sont très familiers au public et aux lettrés, autant d’ailleurs que
leur théorisation critique. Cependant, le théâtre grec, dans sa forme origi-
nale, n’a pas jusqu’alors suscité l’intérêt des contemporains. À l’excep-
tion des deux comédies d’Aristophane éditées par Mme Dacier quelques
années plus tôt3, aucune pièce de théâtre n’a été traduite directement du
grec en français au cours du xviie siècle4. Les adaptations françaises des
pièces de Sophocle et d’Euripide prennent toutes pour bases des versions
latines ou italiennes, ou des textes traduits en langue vernaculaire au
siècle précédent. La langue grecque est très peu étudiée dans les collèges.
Dans un contexte peu propice – voire hostile – à l’érudition, la pratique du
grec, plus encore que celle du latin, représente pour les milieux mondains
le comble du pédantisme5, et ce, indépendamment même des lignes de
partage entre « Anciens » et « Modernes ». La révérence que Dacier mani-
feste à l’égard d’Aristote dans les remarques qui suivent sa traduction, et
la référence constante à La Poétique, dont il vient également de propo-
ser une traduction, participent du caractère apparemment anachronique
de l’entreprise. Source et incarnation de la pensée poétique classique, la
théorisation aristotélicienne – et avec elle la terminologie dans laquelle
elle s’exprime – est en effet elle-même dévalorisée en cette fin de siècle.
Au sein d’une culture, celle de la civilité, où la grâce sociale passe par la
discrétion dans les effets de langue, un soupçon pèse sur les langages
trop spécialisés. Callières, en 1693, écrit ainsi, dans le traité Du bon et du
mauvais usage dans les manières de s’exprimer, que :
Les mots savants qui sentent le grec et le latin doivent être suspects à tous
les gens du monde, et ils attirent sur ceux qui les disent un air pédant
quand il y en a d’autres plus simples et plus connus pour exprimer les
mêmes choses6.
12. Voir par exemple L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, op. cit., p. 199-200.
13. Ainsi à l’ouverture de la pièce, la traduction littérale du texte grec serait
« Allons, vieillard explique-toi : tu es tout désigné pour parler en leur nom » (le
grec dit littéralement : « puisque tu es né avant, tu dois parler pour (ou avant)
eux »). Dacier traduit : « Mais vous, vieillards, parlez, car il n’est pas juste que
ces jeunes gens prennent la parole devant un homme de votre âge ».
14. « Il est vrai qu’il est impossible de faire connaître dans une traduction les
beautés de [la diction] et ces pièces perdent infiniment de ce côté-là. Je ne
sais même si ce n’est pas trop hasarder que de les présenter en cet état à notre
siècle. […] Quelques efforts que j’aie fait pour donner en quelque manière à
ma prose cet agréable assaisonnement, en la rendant la plus poétique qu’il
m’a été possible, il faut avouer qu’auprès de l’original, elle est presque comme
un corps sans âme ; mais si ces pièces perdent du côté de la diction, j’espère
qu’elles ne perdront rien pour les autres parties, et que si l’on n’y trouve pas ce
qui flatte l’oreille et le sentiment, on y trouvera dans un souverain degré ce qui
plaît à l’esprit et à la raison » (Préface, non pag., [p. 1-3]).
248 LISE MICHEL
de ce que l’oracle lui avait annoncé, Dacier traduit ses propos de la façon
suivante : « Polybe s’en va dans les Enfers, et emporte avec lui l’accomplis-
sement de tous ces oracles » (v. 972). Il commente :
Ce passage est infiniment plus beau dans le grec que dans la traduction,
car Œdipe se sert d’un mot équivoque qui avec le sens que j’ai marqué en
a un autre tout contraire, et explique toute la vérité ; car il fait entendre que
cette mort réunit et concilie les oracles. Notre langue n’a point de terme qui
présente ces deux sens15.
Vous avez élevé sous une figure humaine un monstre qui est l’opprobre de la
nature. Le grec dit mot à mot : vous avez nourri sous une belle apparence
un abcès de maux. Sophocle a fait de cela le plus beau vers du monde, mais
dans la traduction il a fallu prendre un autre tour, et dire la même chose en
d’autres termes17.
Sénèque, moderne parmi les Anciens, dans son adaptation de la pièce, sont
condamnées au même titre que le sont les aberrations de Corneille. Chez
Sophocle, le témoin du meurtre de Laïos, lorsqu’il en rapporte le déroule-
ment, précise qu’il était accompagné de cinq personnes. Dacier s’en prend
violemment à l’adaptation que Sénèque a proposée de ce discours :
s’il y avait eu des filles déjà grandes, il aurait fallu les faire paraître, ce qui
n’aurait pas été goûté d’un peuple aussi délicat que les Athéniens ; car de
quels yeux une fille de Laïus aurait-elle pu regarder Œdipe, qui aurait été
en même temps son frère et le mari de sa mère ? M. Corneille n’a pas connu
cette sagesse de Sophocle, ou il n’a pas jugé à propos de l’imiter. Bien loin
de supprimer des enfants de Laïus et de Jocaste, s’il y en avait eu, il leur a
donné une fille qu’il appelle Dircé, et dont il fait que Thésée est amoureux.
Vous venez, Seigneur, de parler de Créon fort à propos, ces enfants m’apprennent
son arrivée. Le grand prêtre qui était tourné du côté d’Œdipe ne pouvait voir
ce qui se passait derrière lui, mais les enfants qui étaient à genoux autour
de l’autel le voyaient fort bien. C’est pourquoi ils avertissent de l’arrivée de
Créon. Car il ne faut pas s’imaginer que Sophocle ait fait découvrir Créon par
ces enfants parce qu’ils ont de meilleurs yeux que les vieillards22.
aucun doute, de montrer que le théâtre des Anciens ne le cède en rien, sur
le plan du plaisir des spectateurs, aux spectacles modernes :
Le plaisir lié aux effets d’ironie tragique fait l’objet de commentaires parti-
culièrement nombreux. À propos d’Œdipe, qui jure de libérer la terre de
Thèbes de la souillure qui y règne, Dacier note ainsi :
Mais nous nous adressons à vous comme au plus grand de tous les hommes.
Voilà une adresse bien merveilleuse pour augmenter le tragique de cette
pièce. Sophocle trouve un moyen très naturel de faire admirer la fortune
éclatante d’Œdipe. C’est le plus grand de tous les hommes ; tous ses sujets
le regardent comme leur libérateur ; on voit là un autel que ses sujets lui ont
élevé à cause de sa grande sagesse, et ce même homme tombe ensuite par
sa faute dans les plus épouvantables de tous les malheurs, ce sont des coups
de maître que ceux qui travaillent pour le théâtre ne sauraient trop étudier37.
Résumé L’article analyse la place prise par le spectacle au sein des traductions
françaises, anglaises et allemandes de Plaute et de Térence parues au
xviiie siècle. Après les traductions de la Française Mme Dacier (1688) et du
Britannique Laurence Echard (1694), les deux dramaturges latins font l’objet
d’un regain d’intérêt dans la seconde moitié du xviiie siècle, au moment
même où la comédie est prise comme modèle par les théoriciens favo-
rables à un théâtre plus visuel. Au commentaire philologique centré sur la
langue se substitue peu à peu un commentaire dramaturgique adoptant le
point de vue de la réception. En creux, se dessine une réforme du théâtre
qui revalorise la part accordée à la représentation et privilégie l’effet produit
par rapport au respect des règles. La traduction n’apparaît pas seulement
comme la caisse de résonance des débats théoriques en cours, mais aussi
comme le lieu d’une expérimentation sur la théâtralité.
L
e théâtre comique exerce une influence importante sur la forte
promotion du spectacle scénique qui se produit en France, en
Angleterre et en Allemagne au xviiie siècle. Sans toujours mettre en
avant leur dette à l’égard d’un genre jugé inférieur, théoriciens et prati-
ciens du théâtre s’inspirent de ses effets, centrés sur le corps du comédien,
pour renouveler la représentation tragique, dont la déclamation hiéra-
tique ne satisfait plus les spectateurs.
Ce n’est pas un hasard si au cours de la même période, les deux
maîtres de la comédie latine, Plaute et Térence, font l’objet d’un regain
d’intérêt dans les trois pays. Outre les nombreuses rééditions des deux
traductions phares du siècle précédent, publiées par Mme Dacier en 1688
et par le Britannique Laurence Echard en 1694, des traducteurs d’hori-
zons divers s’essaient à traduire Plaute et Térence en français, en anglais
ou en allemand.
En quoi la valorisation du spectacle et de la présence scénique du
comédien a-t-elle pu avoir une incidence sur les choix opérés par les
traducteurs ? Et dans quelle mesure, réciproquement, la difficulté à
traduire la théâtralité propre au comique a-t-elle alimenté la réflexion
contemporaine sur la relation unissant le texte et la représentation ?
2. Terence’s comedies made English, with his life, and some remarks at the end,
by several hands, Londres, A. Swall et T. Childe, 1694 [par Laurence Echard] ;
Terence’s Comedys translated into English, with Critical and explanatory
Notes. To which is prefixed a Dissertation on the Life and Writings of Terence,
containing an Enquiry into the Rise and progress of dramatic Poetry in Greece
and Rome, with remarks on the comic Measure, Londres, Battley, 1734 ;
Terence’s comedies translated into English, together with the original Latin, from
the best editions, on the opposite pages : also, Critical and explanatory notes, to
which is prefixed, a Dissertation on the life and writings of Terence, containing,
An Enquiry into the rise and progress of dramatic poetry in Greece and Rome,
with remarks on the comic measure. The whole adapted to the Capacities of
youth at school, as well as for the entertainment of private gentlemen, in two
volumes. The second edition. By Mr. Cooke, Londres, Ware, Longman, Hitch
et alia, 1755 ; The Comedies of Terence, translated into familiar blank verse, by
George Colman, in 2 vol., Londres, Becket / De Hondt / Baldwin, 1765.
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 259
9. Die Engländerin in Berlin : eine moderne Übers. der Andria des Terenz Berlin,
Meyer, 1777 ; Terenz : zum Lehrbuch für Schauspieldichter und Schauspieler,
mit Donats Commentar übersetzt und mit eignen Anmerkungen begleitet,
St Petersbourg, Logan, t. I, 1782 ; Der sich selbst Strafende ! Ein Lustspiel des
Terenz ; welches metrisch verteuscht, und mit philologischen und moralischen
Anmerkungen begleitet hat M. Benj. Friedr. Schmieder, Rector des luth. Stadt-
Gymnas. zu Halle, Drittes Lustspiel des Terenz, Halle, Hendel, 1791 ; Terentius
Afer, Publius, Die Lustspiele, metrisch verteutscht und mit philologischen und
moralischen Anmerkungen begleitet hat M. Benj. Friedr. Schmieder, Halle,
Hendel, 1790-1793 ; Terenzens Lustspiele übersetzt und commentirt von Johann
Friedrich Roos ordentlichem Professor der Philosophie auf der Ludwigs-
Universität, s. l., Gietzen, 1794.
10. Der Geld-Topf, ein Lustspiel von einem Aufzuge nebst dem lateinischen Text,
aus der Aulularia des Plautus zusammen gezogen von J. H. Steffens, Rector der
Zellischen Schule, Zelle, George Conrad Gsellius, 1765 ; Eclogae Plautinae :
Oder Vier Lustspiele aus dem alten Römer Marcus Accius Plautus ; ins Deutsche
in Prosa übersetzt von Georg Leo Lipsius, s. l, 1768 ; Lustspiele : aus dem
lateinischen übersetzt, Berlin, Kellstab, t. I, 1784.
11. Laurence Echard, Plautus’s Comedies (1694), Los Angeles, The Augustan Reprint
Society, 1968, Préface, p. 1 : « the superficial ones, such as the Stile, Language,
Expression, and the like, without taking much notice of the Contrivance and
Management, of the Plots, Characters, etc. ».
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 261
12. G. E. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, 45e soirée, janvier 1768, éd. cit.,
p. 340.
13. Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, « Préface du traducteur », non
pag. : « Je m’attends bien de passer chez la nation pédantesque pour un
téméraire et pour un étourdi. […] ma traduction est fort libre. […] vous croyez
apparemment que je vais alléguer la Battologie, la redite continuelle de mon
original ? ».
14. Terenz : zum Lehrbuch…, op. cit., t. I, « Ouverture », p. 5.
15. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, Préface, p. 25 : « to present the
reader with some image of its effect in the representation ».
16. Abbé Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris,
262 LAURENCE MARIE
23. Voir Essai sur une traduction libre des comédies de Plaute, Amsterdam / Paris,
Duchesne et Cuissart, 1761.
24. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, p. 7, note : « Terence seems plainly to
have had it always in his view, and to have paid a constant attention to it in his
compositions, though he has not set it down in words ».
25. Terenzens Lustspiele, trad. Roos citée, t. I, Die Schwiegermutter, p. 333, note : « So
wurden die Rollen unter Anleitung des Dichters, der zugleich Schauspieldirector
war, einstudirt ».
26. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, éd. cit., p. 333.
27. Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, « Préface du traducteur », non
pag.
28. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, p. 7, note.
264 LAURENCE MARIE
33. Ibid., p. v.
34. Ausgesuchte Schauspiele aus dem Terenz, trad. Schulze citée : voir notamment,
sur le jeu muet, la note de la p. 15 pour l’acte II, scène 2 de Der Geldtopf. Voir
aussi Ausgesuchte Schauspiele aus dem Plautus und Seneca, zum Gebrauch auf
Schulen zweckmässig abgekürzt von Schulze und Heusinger, Braunschweig, in
der Schulbuchhandlung, 1790.
35. Voir notamment Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, Préface non
pag.
36. Le plus critique est le dramaturge-traducteur George Colman : voir The
Comedies of Terence, op. cit., notes pour L’Andrienne, notamment p. 19, 80, 92.
genre sérieux, chez Diderot comme chez Lessing, qui s’inspirent à bien
des égards de la caractérisation contrastée de Plaute et de Térence donnée
dans de longues préfaces par Mme Dacier et Laurence Echard37.
37. Mme Dacier loue la « peinture des mœurs » présentée par les comédies de
Térence : « on dirait que c’est la nature seule qui agit » (Les Comédies de Térence,
Rotterdam, G. Fritsch, 1717, Préface, p. ix). Pour Echard, ses « intrigues sont si
limpides, si naturelles, qu’elles pourraient représenter un événement qui s’est
réellement produit » (Terence’s Comedies, op. cit., Préface, p. vii : « these Plots are
all so very clear, and natural, that they might very well go for a Representation
of a thing that had really happen’d »). Pour Mme Dacier, Plaute est plus vif et
plus animé que Térence et donc davantage destiné à l’action (op. cit., p. vi).
Selon Echard, c’est chez Plaute que se trouve la véritable comédie : « si la
comédie consiste plus en action qu’en discours, alors Térence doit laisser
la prééminence à Plaute : et bien que Térence doive être estimé comme un
homme qui parlait admirablement, Plaute doit être admiré comme un poète
comique » (Plautus’s Comedies, op. cit., Préface, p. 1 : « if Comedy consists more
in Action than Discourse, then Terence himself must be oblig’d to give place to
our Author; and as Terence ought to be esteem’d as a Man who spoke admirably,
Plautus is to be admir’d as a Comick-Poet »).
ÉLÉMENTS DE
BIBLIOGRAPHIE
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE 269
23 Jean-Frédéric Chevalier
« Les lieux de l’herméneutique dans le théâtre sénéquien en Italie
aux Trecento et Quattrocento : du commentaire philologique à la
traduction poétique »
57 Véronique Lochert
« Traduire en images : les illustrations du théâtre antique »
77 Florence d’Artois
« Las Troyanas (1633) de González de Salas : “nouvelle idée de la
tragédie antique” ou dernier avatar du commentaire humaniste ? »
93 INTERPRÉTER LA COMÉDIE
95 Florence de Caigny
« La traduction de Térence par Marolles : Marolles, érudit,
pédagogue ou théoricien ? »
267 BIBLIOGRAPHIE