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Le Courage de L'audace 12 Parcours Dentrepreneurs de La French Tech (Pierre Aussure) (Z-Library)

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Du même auteur

Objectif Export, Dunod 1988


Ne jetez pas le cyberbébé avec l’eau du bain, Dunod 2001
Secrets de chasse, Maxima 2007

© Dunod, 2021
11, rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.dunod.com
ISBN : 978-2-10083-591-1

Le Code de la propriété intellectuellle n’autorisait, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e al. d’une
part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans
un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit au ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Audaces fortuna juvat
Virgile, Enéide.
à ma famille,
disparue, présente et à venir
Sommaire

Préface
Parcours d’entrepreneurs de la French Tech

• Anssens, Gary : Alltricks


• Benhamou, Jonathan : Peopledoc, Resilience
• Besse, Lucien : Shippeo
• Canzoneri, Jean : Beezik/ BeeAd, Ogury
• De la Chevasnerie, Philippe : papernest
• Gaignault, Benjamin : Ornikar
• Ould, Ismaël : Wynd
• Péchiodat, Fany : My Little Paris, Seasonly
• Samuelian, Jean-Charles : Expliseat, Alan
• Soubeyrand, Loïc : Teads, Swile
• Sylvestre Boncheval, Bertrand : PayinTech
• Vacher, Quentin : Joli’ Box, Frichti
Annexe
Remerciements
Préface

J’ai rencontré Pierre Aussure en rentrant du Canada où j’avais décidé de


rejoindre en Abitibi-Temiscamingue ma future épouse Catherine.
Loin de tout, j’ai découvert à mon retour que le lundi 19 octobre 1987
avait eu lieu un krach financier surnommé le « Black Monday » et que
j’avais perdu mon offre d’emploi dans le monde feutré de la banque
d’investissement chez Indosuez. Le bureau d’orientation d’HEC m’ayant
conseillé d’aller voir des anciens, je me suis retrouvé devant Pierre
Aussure, chargé de mission à la Direction Générale du groupe de médias
CEP, à l’époque filiale du groupe Havas.
J’ai appris qu’après un brillant parcours académique à Sciences Po, HEC
et Stanford, il faisait partie des « anciens » employés de Texas
Instruments et était un pionnier de l’implantation à ­Villeneuve-Loubet du
leader des calculatrices et ordinateurs de ce début des années 80.
Face au questionnement actif de Pierre, déjà brillant chasseur de têtes
dans l’âme, il m’est alors devenu évident qu’il me fallait quitter le Triangle
d’Or parisien. Après un entretien auprès de Bruno Didier et Thierry
Labbé, anciens collègues de Texas Instruments de Pierre et cadres
dirigeants de Compaq ­Computer France, je rejoins alors le tout nouveau
pôle technologique des Ulis. Je découvre ainsi la « vraie vie » des
entreprises telle que me le conseillait Pierre, avec une expérience de
ventes « terrain » chez un nouveau venu, Compaq Computer. Voilà
comment le futur programmé d’un avocat d’affaires ou banquier
d’investissement parisien s’est transformé en un destin marqué par le
sceau de la révolution numérique née aux États-Unis.
Quelques années plus tard, Pierre avait fondé et dirigeait Ivy, le cabinet
de recrutement par approche directe, spécialisé dans les postes seniors
du secteur de la technologie et des médias et continuait à prodiguer ses
précieux conseils. Il m’a « chassé » pour rejoindre Packard Bell et établir
dans mon Anjou d’adoption un vrai centre européen d’opérations, ventes
et marketing.
Le succès de Packard Bell que je dirigeais très jeune, devenu leader du
marché européen du micro-ordinateur domestique, montrait déjà que
l’on pouvait créer plus de 3 000 emplois à 300 kilomètres de Paris. Il m’a
permis de rencontrer Steve Jobs et de le rejoindre au tout début des
années 2000, plutôt que de choisir Michael Dell, qui était à cette époque
le leader incontestable du micro-­ordinateur.
C’est au Maroc, alors que nous partagions les fêtes du Nouvel An avec
notre ami Éric Boustouller, qui venait d’entrer chez Microsoft après
14 ans chez Compaq, qu’a germé l’idée de créer le Prix Ivy du Jeune
Dirigeant remis chaque année à un jeune créateur d’entre­prise dans le
secteur de la technologie de moins de 30 ans.
En 20 ans, le Prix Ivy, est sans doute devenu le premier Prix de
l’écosystème Tech français et aura vu défiler une proportion
incroyablement forte des talents qui participent au mouvement de la
« French Tech » d’aujourd’hui et lui donne une âme française toute
particulière.
Que ce soit dans mes fonctions de direction de l’une des plus belles
aventures entrepreneuriales chez Apple ou en créant C4 Ventures où
nous construisons avec succès une boutique leader du capital-risque
européen, j’ai eu l’immense privilège d’être aux premières loges de ce
mouvement et d’avoir l’opportunité de le façonner en partageant mon
expérience internationale. J’ai appris qu’au diapason de ce que j’avais vu
éclore depuis plus de trente années dans la Silicon Valley ou en Israël, il
fallait bâtir un cercle vertueux du succès.
Créateur de plus de 150 000 emplois directs, ce cercle vertueux d’une
ampleur inédite suit un chemin idéal qui commence avec la figure
tutélaire de l’entrepreneur qu’il faut iconiser et médiatiser pour motiver
les jeunes prétendants et définir un modèle à suivre. Les 12 portraits que
vous allez découvrir illustrent parfaite­ment ce propos.
En parallèle, il faut un changement de culture qui donne envie aux 18-
25 ans de devenir entrepreneurs à la sortie de leurs études et non plus
venir seulement rejoindre les rangs des hauts fonctionnaires qui font
l’honneur de notre pays, retrouver les 500 remarquables polytechniciens
d’Orange ou devenir un spécialiste du marketing « proctérien » chez
P&G. Bref, choisir la microentreprise en étant sur-équipé, afin de voir
grand et conquérir son marché.
Le capital doit être réorienté vers l’acte de création d’entreprise plutôt
que vers une épargne de précaution qui, via nos assureurs, nourrit trop la
valeur de l’immobilier et pas assez l’investissement productif. Quand cela
ne se fait pas au bon rythme, il est bon tactiquement et temporairement
d’utiliser l’incitation fiscale. C’est ce qui s’est passé historiquement avec
les réductions d’ISF pour des investissements dans de jeunes entreprises
mais aussi avec l’arsenal de dispositifs publics tel le statut de Jeune
Entreprise Innovante ou le Crédit d’Impôt Recherche.
Le rôle central de l’État dans notre pays doit être reconnu. Plutôt que de
s’en lamenter, il convient de le mettre au service de la lame de fond
actuelle, en assignant par exemple à la Banque Publique d’Investissement
le rôle d’accélérer par un effet de levier fort la construction d’un véritable
écosystème de sociétés de ­capital-risque pour financer les premiers tours
ou même participer de manière directe à l’investissement dans des -­
entreprises.
C’est créer une communauté qui rayonne au-delà de l’Hexagone et
vise à fédérer et faire se rencontrer dans une diversité riche de nouveaux
courants d’affaires tous les acteurs du mouvement, comme le fait la
direction de la « French Tech » au sein de Bercy. Il convient aussi de
mobiliser les différentes agences parapubliques qui contribuent comme
Business France à accélérer l’export et le développement international en
prenant littéralement d’assaut le CES de Las Vegas pour y instaurer une
sur-­représentation de la Tech française ou mobiliser autant d’institutions
reconnues comme l’Institut National de la Propriété Intellectuelle ou
l’Agence Française de Normalisation pour n’en citer que quelques-unes.
Ce cercle vertueux du succès implique d’utiliser les codes de la
communication internationale, de rendre plus intelligible un tel
mouvement et de communiquer sur le French Tech 120 ou le Next 40 et
plus proche de nous le Green Tech 20, en visant l’objectif ambitieux
défini par le Président Macron en septembre 2019 de créer plus de 25
licornes françaises à l’horizon de 2025.
Dans le monde post-Covid où nous sommes entrés, une nouvelle
itération de ce mouvement est enclenchée, avec pour objectif dans un
monde différent, de créer au niveau de l’Europe plus de 10 entreprises
ayant une capitalisation boursière supérieure à 100 milliards d’euros à
l’horizon de 2030, tout en créant des fonds européens de plus de
1 milliard d’euros aptes à compléter les financements dits de
« croissance » critiques pour préserver une forme européenne de
souveraineté numérique.
L’édition de ce livre qui recueille les témoignages de 12 entrepreneurs
d’exception illustre mieux que tout autre le succès de la French Tech.
Ces 12 entretiens vous offriront l’essence même de ce qui motive un
entrepreneur, son enfance, ses échecs, ses frustrations et qui lui font
appliquer bien souvent des pratiques managériales originales, fruit de la
nécessité ou de la volonté de faire différemment. Ces entretiens vous
projetteront dans le quotidien de l’entrepreneur qui doit penser
constamment à son avenir mais aussi se doit de réfléchir aux leçons de
son expérience, en alliant mixité et inclusion pour bâtir une entreprise
citoyenne.
Enfin, ces 12 entretiens illustrent la réussite d’un mouvement
entrepreneurial sans précédent en France, porteur d’espoir pour les
générations futures.
L’Ambassadeur aux Investissements Internationaux, nommé par le
président Macron en septembre 2017, ne peut donc que se réjouir de la
réussite de ces entrepreneurs d’exception et du succès incontestable du
mouvement Tech en France en parti­culier, en Europe de manière plus
générale. Ce résultat participe à ­l’attractivité d’un pays fort de ses mille
ans d’existence, envié par nos voisins, qui connaît une vraie renaissance et
contribue à celle de notre continent. Il n’y a ici aucun succès qui puisse
être suspect, aucun échec qui se transforme en condamnation car
comme vous le ­découvrirez à la lecture de ces témoignages passionnants,
« 100 % des gagnants ont tenté leur chance ».
Pascal Cagni
Fondateur de C4 Ventures
Ambassadeur aux investissements internationaux
Président de Business France
Parcours d’entrepreneurs de la French Tech

C
e livre d’entretiens avec douze finalistes emblématiques et
représentatifs chacun à leur façon du développement de la
French Tech, publié à l’occasion du 20e anniversaire du Prix
IVY du Jeune Dirigeant, témoigne de ­l’attrait de
l’entrepreneuriat pour les jeunes depuis maintenant une ­génération.
La vague entrepreneuriale de la French Tech est illustrée par cette série
de conversations avec des personnalités aux profils variés. Avec audace et
courage, ces jeunes entrepreneurs ont développé de nouveaux concepts
qui contribuent à changer le monde et des formes de management qui
sont devenues des sources d’inspiration pour toutes les entreprises.
Le succès des nouvelles approches managériales explique la perte- ­
d’attractivité des entreprises classiques pour de nombreux jeunes
diplômés qui, même s’ils n’ont pas vocation à créer leur entreprise, font le
choix de la start-up : environnement de travail agile, fonctionnement en
réseau, travail collaboratif facilité. Il est plus facile ­d’exprimer son
potentiel dans une start-up que dans un grand Groupe.
Aujourd’hui, avec une moyenne d’âge de 35 ans, ces douze jeunes
dirigeants, sélectionnés parmi les finalistes du Prix IVY des dernières
années, ont acquis une expérience sans comparaison avec celle d’une
carrière classique.
Retour en arrière. Comment et sur quels critères ces jeunes diplômés
ont-ils été choisis ? Âgés dans leur majorité de moins de 30 ans à l’époque
de leur participation au Prix, ils devaient avoir finalisé le produit ou le
service de leur start-up et afficher un historique de croissance de
quelques années. Pas de prime au concept comme c’est souvent le cas en
Californie, mais la recherche par les membres du jury, tous dirigeants de
sociétés bien établies dans le secteur de la Tech, des qualités requises de
leurs collaborateurs et de leurs futurs successeurs. Des personnalités hors
du commun, capables de faire la différence dans tout environnement. Le
pari a été de penser qu’il était possible de déceler en tout début de
carrière des profils exceptionnels. Pari tenu. Il ne s’agissait pas de se
substituer aux fonds et de sélectionner le meilleur investissement, mais
de se concentrer sur les personnalités, ce qui bien sûr n’est pas
contradictoire. Jean-Baptiste Rudelle a été sélectionné en 2004, avant
même de créer Critéo. Pierre Kosciusko-Morizet a été Lauréat la même
année, Price Minister n’était pas encore un carton gagnant. Plus
récemment, Jean-Charles Samuelian, fondateur d’Alan, a été retenu par le
jury à un moment où le succès de la licorne d’aujourd’hui n’était encore
qu’une possibilité.
Les personnalités, les raisons de l’entrée en entrepreneuriat, ­l’ambition et
la volonté, les premiers échecs, la recherche de sortie d’un cadre
prédéfini, l’idéal apparaissent bien à la lecture des entretiens. Il ne s’agit
pas de dessiner le portrait-robot de l’entrepreneur, mais bien de
comprendre les motivations et les parcours de toute une génération.

• UN ENGAGEMENT POUR LE BIEN COMMUN ?


De nombreuses raisons poussent un entrepreneur à créer son entreprise.
Certains ont l’ambition de changer le monde, d’autres cherchent d’abord
à faire du profit. Les deux objectifs se confondent souvent. Les startupers
sont mus par de véritables convictions, ce qui ne les empêche pas d’être
également pragmatiques. La vision d’une innovation de rupture dans une
fonction ou un secteur leur permet de changer le quotidien du
consommateur ou du client. Il s’agit pour eux de résoudre un problème
concret et d’améliorer le bien-être de tout ou partie de la population.
Adolescent, Quentin Vacher avait un état d’esprit assez rebelle contre le
monde qui lui donnait la volonté d’agir pour améliorer la société. De là
découle, aujourd’hui à l’âge adulte, son engagement dans la satisfaction
de l’un des besoins fondamentaux : manger. Cofondateur de Frichti, il a
voulu que le repas redevienne un moment agréable et simple au
quotidien, en offrant la possibilité de bien manger sans se déplacer ni
jeter et en donnant accès à des produits de saison achetés en direct
auprès des producteurs. En offrant un très bon rapport qualité-prix, en
changeant la supply chain en amont, Quentin répond à la demande d’une
génération à la recherche de qualité, d’idées, d’inspiration et qui ne veut
pas perdre de temps à choisir entre des produits inutilement
trop nombreux.
Jean-Charles Samuelian a créé la première assurance-santé digitale en
Europe, Alan, qui offre des services allant des soins préventifs au chat en
direct avec des médecins. Avec l’objectif de réduire les inégalités du
système de santé, Alan permet à chacun de gérer sa santé et les
problèmes de remboursement avec un smartphone, de manière claire et
rapide. La start-up remet de l’empathie et de l’humain dans un système
devenu opaque en utilisant les technologies les plus récentes.
Parallèlement, Jean-Charles Samuelian a mis en place des modes de
management susceptibles de rendre les salariés plus heureux et plus
efficaces. Les réunions sont pratiquement interdites chez Alan en raison
de leur faible efficacité et de leur manque de transparence. La
communication asynchrone est développée et tous les salariés ont accès à
la même information. Transparence est faite sur les salaires et la
répartition du capital qui est ouvert à tous les salariés. Ces innovations
managériales répondent à la demande des jeunes diplômés qui
recherchent du sens et des entreprises bienveillantes et transparentes,
alignées avec leurs valeurs.
Avec la création de MyLittle Paris, Fany Péchiodat a réenchanté le
quotidien en proposant des adresses insolites ou des idées atypiques.
Aujourd’hui, avec Seasonly, elle réinvente la façon dont on prend soin de
soi, estimant que le futur de la beauté passe par le bien-être. Il ne s’agit
plus seulement d’acheter un cosmétique dans un magasin, mais de vivre
une expérience apportant une plénitude associant des services, comme le
massage ou l’acupuncture, aux produits de soin plus traditionnels.
Demeurer fidèle à un but clair et fixé dès le départ permet de conserver
l’adhésion de l’équipe au projet initial et à son développement. Si une
équipe est soudée par l’idée même du projet initial, avoir un idéal permet
de renforcer la motivation des employés en impliquant des valeurs et des
convictions profondes. Le fait que les membres de l’équipe aient
conscience de servir une cause commune génère un sentiment de fierté
et nourrit leur dévouement. L’adhésion des équipes au projet de
l’entreprise et à son développement se trouve de facto renforcée.

• LA PASSION DE CRÉER
L’entrepreneuriat est un état d’esprit qui prend sa source dans une soif de
liberté expliquant le rejet d’une carrière de salarié. Il permet de
surmonter les défis, de prendre des décisions et ­d’assumer des
responsabilités. C’est un besoin constant d’améliorer ses compétences et
d’apprendre de ses erreurs. Avoir une idée innovante pour lancer une
entreprise n’est pas suffisant. Encore faut-il savoir l’exploiter à bon
escient.
Avant même de créer son entreprise, le startuper multiplie les
expériences quasi entrepreneuriales pendant ses études, bien souvent dès
le lycée. Ismael Ould, fondateur de Wynd, normalien, a quitté la faculté
de médecine après 8 ans d’études car il n’a pas voulu devenir un pion
dans le système hospitalier : Président du BDE de son école pendant cinq
ans, Ismaël a développé une plateforme pour de l’événementiel et a
monté des projets associatifs pour des fonds humanitaires avec une
approche business. Même dynamisme et effervescence entrepreneuriale
chez Jean ­Canzoneri qui, avant ses études à GEM, passionné de musique
hip-hop, produit des albums et développe une activité de street
marketing, puis, pendant ses études, produit un album gratuit téléchargé
des dizaines de milliers de fois, Jiggabourg, reprenant des extraits de
Gainsbourg et de Jay-Z.
Les startupers ont la passion de créer. L’entrepreneuriat requiert de la
créativité, ce qui implique d’avoir une idée qui sorte des sentiers battus,
afin de la mettre en œuvre et construire un business prospère.
Concernant la génération de l’idée, deux approches sont possibles,
bottom up, adoptée par Gary Anssens lors de la création d’Alltricks, ou
top down choisie par Lucien Besse en créant Shippeo en dernière année
de Sciences Po. D’autres start-up ont une approche intermédiaire.
Gary, grand amateur de vélo, était confronté à des besoins de matériel
d’entretien que les magasins ou les sites d’e-commerce de l’époque ne
pouvaient satisfaire en raison de leur offre très limitée et de la longueur
des délais pour mettre les articles à la disposition du client. C’est un
besoin non satisfait qui est l’origine de la start-up. Alltricks démarre avec
une liste de références rapidement étoffée et atteignant aujourd’hui 70
000 articles, avec la promesse de livraison le lendemain à 9 heures de
toute commande passée avant 18 heures la veille. L’offre de services s’est
étoffée avec le temps, et de nouvelles verticales se sont ajoutées : la
course à pied et l’outdoor. Aujourd’hui, la société est devenue une maison
distribuant plus de 600 marques. Tout cela, à partir d’un besoin ressenti
par le fondateur.
Lucien, avant de créer Shippeo, n’avait aucune connaissance particulière
du transport routier ou de la supply chain. À la base de processus de
création, se trouve sa volonté de transformer un secteur. Une approche
macro et analytique lui permet d’identifier le marché du transport routier
en raison de sa taille et une ­fonction de place de marché mettant en
contact offre et demande de transport. Très vite Lucien comprend grâce
à ses contacts avec les grands donneurs d’ordre que le processus d’achat
de transport est déjà bien au point et que les intervenants sur le marché
n’ont pas besoin de la plateforme qu’il avait envisagé de créer. En
revanche, il déduit de ses conversations que le suivi en temps réel des
expéditions n’existe pas, et qu’aucune solution de tracking n’est- ­
disponible. Le concept de Shippeo était né !
Jean Canzoneri ne s’est appuyé ni sur une expérience personnelle ni sur
une approche macroéconomique d’un marché. C’est son excellente
connaissance du marché de la vidéo publicitaire et du ciblage qui a
permis la création de deux superbes start-up, l’une à la suite de l’autre. Il
a créé Beezik devenue BeeAd à une époque où la publicité sur internet se
résumait aux bannières. Son idée a été de mettre en place un système
demandant à l’utilisateur de visionner une vidéo publicitaire pour
télécharger un titre de musique gratuitement et légalement. Le succès a
été immédiat : 4 millions d’inscrits en deux ans. Même créativité cinq ans
plus tard avec la création d’Ogury, plateforme technologique de ciblage
publicitaire sur mobile. Ogury permet de cibler avec précision une
audience sans recours à des données personnelles et garantit le respect
de la vie privée des consommateurs. Aujourd’hui, Ogury fait près de
150 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploie près de 400 personnes
après avoir levé environ 100 millions de dollars de fonds. Beaucoup des
caractéristiques pouvant conduire prochainement à une introduction en
bourse.
Cette créativité s’accompagne d’une souplesse permettant d’ajuster le
concept en fonction des réactions du marché. Loïc ­Soubeyrand a créé
Swile pour en faire initialement une plateforme de commande de repas
en groupe, sans penser à l’importance des tickets restaurants. Il décide
alors de pivoter sur la dématérialisation des tickets restaurants, puis
d’élargir son marché à celui des avantages aux salariés. Il a l’ambition
aujourd’hui de capitaliser son succès actuel pour étendre le rayon
d’action de Swile à l’ensemble de l’expérience employé : « from hire to
retire ».
Jonathan Benhamou, en créant Novapost, voulait digitaliser la boîte à
lettres physique en permettant de recevoir dans un espace ­sécurisé toutes
les factures des fournisseurs de gaz, électricité ou télécoms. Il a vite
constaté que le marché n’était pas mûr et a pivoté sur la dématérialisation
du bulletin de salaire, étape avant de transformer Novapost, rebaptisée
Peopledoc, en portail collaboratif DRH/salariés et finalement devenir le
leader du HR Service ­Delivery.
papernest, solution permettant au particulier de gérer gratuitement tous
ses contrats, de les souscrire, les résilier, les transférer à tout moment a
été créée par Philippe de la ­Chevasnerie en se limitant à l’origine au
moment du déménagement, ce qui a permis ­d’atteindre la masse critique
et de lever des fonds. En l’occurrence, il s’agit plus d’un détour
stratégique que d’un pivot car Philippe avait dès le début la vision de la
plateforme telle qu’elle existe aujourd’hui.
La passion de créer s’inscrit en général au sein d’un collectif. Qu’il s’agisse
de la famille, des amis mais aussi des mentors et des premiers
employeurs, l’appui de l’entourage joue un rôle décisif dans la capacité
d’un entrepreneur à développer une start-up. Dans le cas de Jonathan
Benhamou, fondateur de Peopledoc, c’est Pierre Kosciusko-Morizet,
fondateur de Price Minister, qui a été son premier coach et mentor. Dans
celui de Jean ­Canzoneri, des business angels ont joué un rôle important
au début de l’aventure, apportant les capitaux initiaux, ainsi que les
conseils opérationnels indispensables à un jeune entrepreneur. Le rôle de
l’entourage peut être plus diffus : Ismael Ould aime s’imprégner et
s’imbiber d’une multitude de conseils et sources d’information. Il n’a pas
un ou deux mentors, mais il discute en permanence avec un petit groupe
de personnes, sans cesse renouvelées. De même, Jean-Charles ­Samuelian,
fondateur de Alan, essaye d’échanger avec des ­responsables ayant des
parcours variés et des expériences interdisciplinaires. La création d’une
start-up n’est pas un exercice ­solitaire.

• ÊTRE PROACTIF OU NE PAS ÊTRE


L’entrepreneur dispose de qualités qui, même si elles s’enrichissent avec le
temps et l’expérience, peuvent être décelées très tôt. Lucien Besse,
Lauréat du Prix IVY en 2018 et Jonathan Benhamou, Lauréat du Prix
en 2011, avaient 27 ans au 1er janvier de l’année où ils ont été
sélectionnés. Philippe de la Chevasnerie, Finaliste du Prix en 2018 et Loïc
Soubeyrand, Finaliste du Prix en 2015, avaient 28 ans lorsqu’ils ont
participé au Grand Oral du Prix. Ils incarnaient, dès cette époque, les
qualités entrepreneuriales qui leur ont permis par la suite de développer
avec le succès que l’on connaît leur start-up.
Une attitude mentale positive fait partie intégrante de l’état ­d’esprit des
startupers et permet d’attirer les meilleurs éléments dans la jeune
structure, en fédérant les salariés et alimentant l’esprit d’équipe. Il ne
s’agit pas de nier les difficultés mais d’apporter une réponse adaptée, tout
en conservant un état d’esprit optimiste : être proactif face à une situation
donnée plutôt que demeurer dans une forme de passivité délétère face à
l’obstacle. La motivation est déterminante. C’est la personnalité du
dirigeant qui joue le rôle de catalyseur et irrigue l’ensemble de l’équipe en
motivant et stimulant les salariés.
Parmi les caractéristiques communes à tous ceux qui réussissent, il y a la
détermination, la responsabilité et bien souvent, plus ­étonnant, l’humilité
même dans les cas des start-up devenues ou en passe de devenir des
licornes. Le startuper est capable de prendre une décision souvent sans
historique, dans un univers incertain. À cette qualité s’ajoute la confiance
et la ­résistance au stress. Décider même en cas de doute est un atout
essentiel permettant d’agir dans des situations souvent complexes, parfois
inconfortables.
Assumant leurs responsabilités pour les actions effectuées par l’équipe,
que ces actions mènent ou non au succès, les entre­preneurs se
considèrent comme les premiers responsables et font preuve de
résilience. Échouer est un moyen de réussir par la suite, de s’améliorer et
de mieux faire. L’échec permet le change­ment. En somme, être
entrepreneur nécessite de l’audace et du courage, également une capacité
à rebondir et encaisser les coups durs.
Benjamin Gaignault, fondateur de Ornikar, auto-école en ligne avec
formation au Code de la route en ligne et mise en relation avec des
enseignants de la conduite diplômés et indépendants, a cumulé
problèmes et procès dans les premières années et a mis trois ans à
obtenir son agrément. En raison des pressions des syndicats ­d’auto-écoles
traditionnelles, il a dû pivoter le modèle en ayant recours à la location de
voitures à double commande avant d’obtenir l’agrément et d’ouvrir l’auto-
école en ligne telle qu’il l’avait initialement conçue. Disrupter un marché
implique de savoir résister aux attaques des intérêts en place et de ne
jamais se décourager.
Enfin, l’humilité permet aux entrepreneurs de rester concentrés et de
garder la tête froide. Bertrand Sylvestre-Boncheval ­reconnaît facilement
que ne pas avait construit PayinTech sur un éco-­système était une erreur
car la vulnérabilité de sa société était accrue en cas de crise. La crise du
Covid l’a incité à revendre ses parts et à intégrer le repreneur. Nul doute
que son tempérament et ses qualités l’inciteront à créer une nouvelle
start-up ou à reprendre une ETI après la période de transition actuelle.
L’humilité implique d’accepter d’être formé par d’autres, d’être prêt à
apprendre des autres, à se laisser guider et à recevoir des conseils de ceux
qui sont plus expérimentés. Cette humilité se retrouve bien dans la
réponse que la plupart des startupers apporte à la question de savoir s’ils
ont eu de la chance. Leur humilité ne dissimule pas de la fausse modestie.
Ils reconnaissent la chance qu’ils ont eue dans leur éducation ou celle
d’avoir fait les bonnes rencontres. Parallèlement, leur sentiment partagé
est qu’il y a beaucoup d’opportunités générées par le travail et qu’il faut
savoir ou pouvoir se donner de la chance en prenant des risques. Lucien
Besse, fondateur de Shippeo résume bien l’opinion générale en disant
qu’il n’est pas arrivé là où il est par chance, mais que, bien sûr, il a eu de la
chance.

• TESTER ET AJUSTER
Les start-up ne craignent pas de tester de multiples idées et décident de
ne pas aller de l’avant en cas de fausse route. Elles opèrent par essais et
tentatives, privilégiant l’expérimentation sur les plans préconçus. Elles
n’hésitent pas à écarter les premières pistes envisagées, après avoir
recueilli les réactions et retours des clients, procédant à des ajustements
de leurs produits de façon continue. Une fois les retours des clients
obtenus, les équipes se concentrent sur l’amélioration du produit. Cette
interaction avec les acheteurs potentiels contribue aussi à générer des
idées nouvelles. Chez papernest, par exemple, cette culture du lean
management est très forte. Depuis l’origine, les idées de développement
sont systématiquement testées, et tous les salariés sont invités à proposer
de nouvelles idées. Cette méthode réduit considérablement le risque
d’investir temps et argent dans des produits qui, in fine, ne
rencontreraient pas la demande escomptée.
Le feedback clients est plus important que le secret et la confidentialité.
Pour Benjamin Gaignault, peu importe de perdre ­l’exclusivité d’une idée.
Il n’y a aucun doute. Il faut itérer, lancer des MVP (minimum viable
product) et faire évoluer le concept ou le produit en fonction du retour de
l’utilisateur. Mieux vaut avoir les réactions des clients potentiels, afin
d’améliorer le produit ou le service, que d’élaborer une version bêta en
interne qui sera de meilleure qualité, mais arrivera trop tard sur le
marché. La proximité avec le consommateur permet un gain de temps et
d’argent et finalement le time to market est amélioré grâce à la souplesse
et à la réactivité des équipes.
Multiplier les tests en acceptant de souvent échouer permet d’identifier
les meilleures opportunités. Il y a peu à perdre et beaucoup à gagner.
Mieux vaut faire preuve de créativité et d’imagination et tester des idées
qui se révèlent mauvaises, plutôt que faire preuve de retenue en craignant
des ratés. Fany Péchiodat, fondatrice de MyLittleParis, a systématisé cette
pratique en mettant en place des bonus calculés sur le nombre d’idées
proposées ayant abouti à des échecs, partant du principe qu’il vaut mieux
libérer les énergies et la créativité.
À l’opposé de la démarche des grands Groupes qui exposent les
prototypes aux clients lors de tests bêta encadrés et orchestrés, les start-
up vont ainsi à la rencontre de l’ensemble des acteurs destinataires du
produit (utilisateurs, acheteurs…) pour recueillir leur avis sur tous les
éléments du business model. Leur développement agile se fait de façon
constante et incrémentale, réduisant les pertes de temps et de ressources.

• APPRENDRE À RECRUTER
Le recrutement est devenu aujourd’hui la priorité des start-up car c’est la
condition sine qua non d’une croissance rapide.
Les start-up ont longtemps été désavantagées dans leurs recrutements
par rapport aux sociétés plus connues qui apportent aux jeunes diplômés
une « sécurité » et une « carrière » qu’une jeune pousse peut
difficilement offrir. Tout cela est de moins en moins vrai car les start-up
ont aujourd’hui le vent en poupe. Il reste néanmoins difficile d’attirer les
meilleurs lorsque la notoriété fait défaut et que les moyens financiers ne
permettent pas de proposer des salaires au niveau du marché. Au début,
il faut apprendre à fonctionner avec des profils inégaux comme le
souligne ­Benjamin Gaignault. Les premiers collaborateurs sont souvent
ceux qui acceptent d’entrer dans la start-up, pas toujours les têtes de la
short list des candidats finalistes.
Le recrutement, fonction souvent négligée dans les premiers mois
d’existence des start-up, se professionnalise progressivement, au fur et à
mesure que les mauvaises embauches se multiplient. La qualité des
recrutements est primordiale car elle conditionne celle des recrutements
suivants. Il faut faire entrer dans la start-up des collaborateurs non
seulement capables de devenir rapidement très bons dans leur fonction,
mais également susceptibles d’attirer d’autres talents et de recruter.
Les startupers reconnaissent avoir commis beaucoup ­d’erreurs au début,
puis structurer le recrutement dont ils font progressivement une fonction
prioritaire et organisée. Structurer le recrutement ne signifie pas recruter
comme un grand Groupe pour un poste précis avec la recherche d’une
compétence et d’une expérience pré-­définies. Les start-up donnent la
priorité à la diversité des personnalités avec la nécessité absolue de- ­
recruter des personnes partageant les mêmes valeurs et pouvant bien- ­
s’intégrer à la culture de la société en croissance. Les ­recrutements sont
menés avec beaucoup d’échanges sur les comportements, sur ce qu’on
attend des futurs salariés, au-delà de leur expertise, de mises en situation,
tout en s’assurant qu’ils viennent d’horizons variés avec des personnalités
et des caractères différents. ­Diversité et ­compatibilité, tel semble être les
maîtres mots des profils recrutés dans les start-up.
Dans ce contexte, le diplôme est souvent un non-sujet. C’est le cas chez
Alltricks créée par Garry Anssens, lui-même auto­didacte, qui privilégie
personnalité et compatibilité au diplôme ou même à l’expérience. C’est
également le cas pour des startupers issus des meilleures écoles. Jonathan
Benhamou, diplômé HEC, ne lit pas dans les CV ce qui concerne la
formation du candidat. Il recrute beaucoup au feeling et n’exclut pas des
candidats qui n’ont pas exactement le profil recherché. Fany Péchiodat,
diplômée ESCP Europe, a beaucoup recruté à contre-emploi, même
parfois pour des fonctions techniques. Elle a choisi comme office
manager une boulangère énergique et positive, comme CPO un ancien
médecin, comme directrice de la publicité une ancienne danseuse étoile.
Autant de paris osés – certains, non mentionnés, n’ont pas fonctionné ! –,
mais qui ont eu le mérite de créer une équipe atypique soudée qui avait la
volonté de se réinventer.
C’est l’approche également de Quentin Vacher chez Frichti. À la
recherche avant tout du talent, il a concentré ses recherches sur toutes
les intelligences : analytique, mais aussi comportementale et sociale, le
courage, l’esprit d’entreprise, plus que le CV ou l’expérience. Comme
Fany Péchiodat, il a recruté des talents plutôt qu’une compétence. La
technologie a été créée par une équipe dont le chef n’avait aucune
expérience en e-commerce. Pour monter les cuisines, il a fait appel à un
chef venant de la restauration étoilée, alors qu’en théorie une expérience
de traiteur aurait été plus adaptée.
À la différence de la plupart des sociétés déjà établies, les ­startupers
recrutent rarement sur des postes à pourvoir. Souvent les candidats ne
savent pas pour quel poste ils sont interviewés. C’est en écoutant le
candidat pendant l’entretien que Frichti envisage progressivement de
l’aiguiller vers tel ou tel poste. Procéder de la sorte permet d’éliminer les
candidats qui ont besoin de clarté ou de précisions impossibles à donner
en phase de démarrage. Dans une deuxième étape, le potentiel de
compétence du candidat est testé à travers des études de cas sur des
sujets a priori inconnus du candidat. Par exemple, une étude de cas de
logistique donnée à un cuisinier permet de bien tester sa créativité et sa
capacité à traiter l’inconnu, ce qui correspond bien aux qualités
nécessaires pour fonctionner dans un univers incertain et changeant.
C’est seulement dans une dernière étape que la fonction envisagée pour
le candidat est présentée et que son adéquation au poste est évaluée.
Chez Alan, Jean-Charles Samuelian cherche lui aussi des collaborateurs
excellents et hors du commun, sans trop d’ego, aimant le débat et
l’échange et ayant envie de grandir. Pour tous les candidats, les mêmes
questions sont posées à chaque étape, peu importe qui fait le
recrutement. L’objectif est d’avoir un panel d’interviewers le plus divers
possible et représentatif de l’entreprise. Tous les employés à tour de rôle
sont impliqués dans les recrutements. Hommes, femmes, non-binaires,
avec les formations les plus variées, tous participent aux recrutements.
La priorité est que le candidat soit placé dans un environnement sain et
égalitaire. Le processus, maintenant bien au point, passe par des
questions écrites, des épreuves, des tests techniques et des échanges sur
le parcours du candidat qui est mis en situation sur un projet pendant
une journée.
Fany Péchiodat qui n’aime pas l’exercice de l’entretien de recrutement et
le jeu de dupe auquel il conduit souvent – chacune des deux parties étant
incitée à survaloriser ce qu’elle est, apporte ou propose – est parvenue à
diviser par deux son taux d’échec en demandant aux candidats finalistes
de prendre trois jours de RTT et de venir travailler dans l’entreprise.
Cette mise en situation permet d’éviter de mauvaises surprises et aboutit
à de bons ­résultats.

• OÙ SONT LES STARTUPEUSES ?


Il est paradoxal que les femmes soient si peu représentées dans un
écosystème qui se veut pourtant tourné, peut-être plus qu’aucun autre,
vers le progrès.
Les femmes sont sous-représentées dans l’écosystème des start-up alors
même qu’elles génèrent des recettes parfois plus importantes avec moins
d’investissements au départ. Fany Pechiodat a créé My Little Paris avec 5
000 euros et a bâti une base d’abonnés de 5 millions de personnes,
valorisée environ 50 millions d’euros lors de la revente à Auféminin.com
du Groupe Axel Springer cinq ans après la création. Entretemps, elle
avait créé plusieurs newsletters de bons plans en tous genres, une box
contenant des produits de beauté et des accessoires, envoyée chaque
mois à des dizaines de milliers d’adeptes abonnés, et était devenue l’une
des championnes françaises de l’influence digitale en travaillant avec
500 marques des plus grands groupes, tout cela sans jamais faire appel à
des fonds.
Les fonds alloués aux start-up dirigées par des femmes, bien qu’en
augmentation constante depuis plusieurs années, sont dérisoires.
Surtout, ces fonds ont reculé avec la pandémie. On a en effet assisté à une
baisse substantielle du financement par capital-risque des start-up
dirigées par des femmes. La pandémie a sans doute rendu les
investisseurs plus frileux et les femmes en sont les premières victimes.
L’aversion au risque pousse les investisseurs à s’en tenir à leurs réseaux
existants, principalement constitués d’hommes. À cela s’ajoute le fait que
les décideurs à la tête des sociétés de ­capital-risque sont majoritairement
des hommes. La plupart de ces sociétés ne comptent souvent pas une
seule femme parmi leurs ­partenaires.
La représentation des startupeuses au sein de la French Tech demeure,
dans ce contexte, extrêmement faible. Dans ce recueil, un seul profil de
femme entrepreneuse sur une douzaine de startupers ayant participé aux
entretiens. C’est malheureusement un ratio qui illustre bien la réalité :
seules 9 femmes ont fondé ou cofondé l’une des 120 entreprises,
constituant le Next 40 / French Tech 120, 42 % des effectifs sont des
femmes et 28 % sont au conseil d’administration de ces entreprises. Sur
les 5,4 milliards d’euros levés en 2020 par la French Tech, 90 % l’ont été
par des fondateurs masculins. Pourtant, des exemples trop rares
montrent que la réussite est bien sûr possible. Yseulys Costes,
Cofondatrice de 1000 mercis/Numberly, bases de données utilisateurs
permettant d’optimiser les investissements marketing des marques, a
introduit sa société en bourse en 2006, l’année où elle a été Finaliste du
Prix Ivy. Avec un chiffre d’affaires de 60 millions d’euros, 500 employés et
une présence dans une cinquantaine de pays, 1000 mercis/Numberly a
aujourd’hui une valorisation d’environ 150 millions d’euros.
Le problème devrait d’abord être traité à la source, au niveau des
investisseurs eux-mêmes. Lorsque les femmes investisseuses en capital-
risque prennent les décisions, elles sont deux fois plus susceptibles
d’investir dans des équipes fondatrices féminines. Néanmoins, la solution
n’est pas que les sociétés de capital-risque soutiennent aveuglément les
start-up au seul motif qu’elles sont fondées par des femmes. Il s’agit
d’éliminer les schémas institutionnels et les modes de pensée qui
empêchent les sociétés de capital-risque de ­reconnaître le grand potentiel
des idées qui leur sont présentées par des femmes.
Lorsque les start-up dirigées par des femmes sont financées, elles ont
plus de chances de réussir. La réticence des investisseurs pousse en effet
ces entreprises à avoir des business plans particulièrement solides.
L’aversion au risque des investisseurs devrait donc être moindre. Il
importe également que les startupeuses puissent bénéficier de l’appui de
leurs pairs. La disponibilité de ces derniers mais aussi leur courage à
mettre en avant des femmes peuvent être déterminants pour ces
dernières lorsqu’elles aspirent à se lancer dans l’entrepreneuriat.
Enfin, la question d’aller plus loin et de passer de l’incitation à l’obligation
se pose. Faut-il contraindre les conseils d’administration à se féminiser,
comme cela a été le cas pour les entreprises du CAC 40 à travers la loi
Copé-Zimmermann de 2011 ? Si la question des quotas demeure
sensible, elle mérite d’être posée quand on voit que la méritocratie seule
ne suffit pas à favoriser l’essor de femmes dirigeantes.
On attribue souvent le faible nombre de startupeuses à la sous--­
représentation des femmes dans les écoles d’ingénieurs : moins de 30 %.
Mais, à voir le nombre d’anciens des écoles de commerce parmi les
fondateurs de start-up, ne pas être ingénieur n’est sans doute pas le
principal handicap. Les start-up créées par des diplômés non- ingénieurs
qui s’offrent les services d’un CTO sont légion. Le frein est sans doute
plus culturel. C’est ce qui expliquerait que les dirigeantes de start-up ont
tendance à se cantonner à des domaines réputés intéresser davantage les
femmes : mode, beauté, déco… contribuant à favoriser une répartition
genrée dans la création de start-up. C’est peut-être aussi l’éducation reçue
et l’environnement qui poussent les femmes à choisir des modèles de
carrière garantissant davantage de stabilité et de sécurité ou permettant
un investissement personnel moins exclusif que la création d’une start-
up.
La situation évolue vite. Dans cinq ans, ces quelques lignes apparaîtront
largement obsolètes.
*
* *
Il est temps de laisser la place à ces douze entrepreneurs, de saisir leurs
personnalités et leurs ambitions dans toute leur diversité. Ces entretiens
n’ont pas été préparés. Ils ont été retranscrits et sont publiés avec l’accord
de l’interviewé.
Entretien avec Gary Anssens, Alltricks1

“J’ai eu la chance d’avoir un accident.”


Gary Anssens

Démarrer sa vie d’adulte par un grave accident et des mois d’hôpital peut changer le
cours d’une existence et vous faire voir la vie différemment : c’est ce qui est arrivé à
Gary Anssens. Après avoir appris « sur le tas » ce qu’était le e-commerce,
Gary Anssens a lancé Alltricks en 2008 qui est vite devenu un site de vente en
ligne incontournable pour les passionnés de vélo, puis de course à pied et
dorénavant d’outdoor.
Lauréat du Prix IVY 2015, Alltricks a fait appel à des levées de fonds, notamment
auprès de Partech Ventures, de l’ordre de 10 millions d’euros.
Gary a revendu Alltricks en 2019 au Groupe Decathlon et compte aujourd’hui plus de
260 collaborateurs avec un chiffre d’affaires de plus de 130 millions d’euros. 2021
s’annonce très prometteur avec un chiffre d’affaires prévisionnel de près de
190 millions d’euros.
Réalisant déjà 24 % de son activité à l’international, Alltricks est présent en Espagne,
Italie, Allemagne et au Royaume-Uni.
Gary a distillé toute sa passion et son engagement dans Alltricks et continue à faire
évoluer Alltricks en créant de nouvelles verticales et en ouvrant des points de vente
physiques en parallèle de l’activité en ligne.

1. 2 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu et quel a été ton itinéraire avant de créer Alltricks ?
J’ai 37 ans, quatre enfants, quatre garçons pour être plus précis. Mon
parcours scolaire jusqu’au lycée est assez classique. J’ai obtenu un
baccalauréat ES, en conciliant ma scolarité avec une pratique sportive. Je
fais du vélo depuis mon plus jeune âge, jusqu’à un certain niveau en
compétition. À la sortie du bac, alors que j’entamais une première année
de fac pour me spé­cialiser en management dans le sport, j’ai eu un
accident de vélo : je suis tombé de quatre mètres sur la tête et me suis
fracturé trois cervicales et une dorsale. J’ai perdu à ce moment-là l’usage
de la marche et j’ai stoppé complètement mes études.
À vingt ans, cette épreuve marque une étape de résilience et de
construction personnelle incroyable, indispensable à la constitution de ce
que je suis aujourd’hui et du mental que j’ai depuis. Je regarde cet
accident avec un recul positif : j’ai eu énormément de chance, je
remarche, je vis, alors que les suites auraient pu être bien différentes…
C’est une expérience extraordinaire pour en apprendre très vite sur les
relations humaines, sur sa capacité à s’autogérer, à se redresser, à se
reconstruire, à se relever. Tu attends à ton chevet des gens qui ne
viendront jamais, tu accueilles des gens qui viennent et que tu n’attendais
absolument pas.
Mes parents m’ont toujours accompagné dans tous mes projets. Ils sont
également des entrepreneurs à leur manière : mon père est graphiste, ma
mère psychologue. Il y avait déjà une notion de challenge assez forte dans
ma famille : ma mère, comptable de formation, a décidé de devenir
psychologue à l’âge de quarante ans. Elle a suivi les cours du CNED, tout
en « gérant » ses deux enfants, ma sœur et moi.
À l’hôpital, j’ai découvert l’ordinateur parce qu’il fallait bien que j’occupe
mes journées ! En 2003, c’était encore le début du ­e-commerce. Ça me
tentait, j’avais envie d’entreprendre. J’avais trouvé une source qui me
permettait de racheter des iPod Nano à prix préférentiels que je
revendais en ligne. Cette affaire a duré un an et a été formatrice.
Néanmoins, je n’arrivais pas à trouver les volumes suffisants pour
accompagner la croissance. J’ai décidé de basculer sur un autre projet en
e-commerce pour répondre aux attentes d’un marché qui se structurait :
vendre des pièces détachées et accessoires pour motos et quads ­importés
d’Asie. Encore une fois, c’était une école très intéressante. Au bout d’un
an, l’entreprise fait plus d’un million d’euros de chiffre ­d’affaires, avec une
rentabilité de 10 %. J’étais tout seul, j’accueillais des containers et je
m’organisais pour les faire décharger, ce qui était assez « énergisant » !
Mais en 2008, le marché commence à se compliquer et je décide de
revendre l’entreprise pour un autre projet : Alltricks.

Au début, qu’est-ce qui t’a donné l’envie de créer


ta première start-up ?
J’ai toujours été entrepreneur dans l’âme. Quand je faisais du sport, j’avais
un objectif précis et je me donnais au maximum pour l’atteindre.
J’apprenais déjà, dès mon plus jeune âge, à concilier les études et le sport,
j’avais déjà ce mindset. Je suis sorti de mon accident avec un an de pause à
l’âge de vingt ans, ce qui n’est pas donné à tout le monde !… J’ai pu
prendre du recul sur ce que ­j’aimais faire, sur ce que j’étais, sur ce que
j’avais envie de faire. La fibre entrepreneuriale s’est démultipliée et je me
suis dit, avec du recul, que je n’étais pas fait pour retourner sur les bancs
de l’école. Le ­e-commerce était en train de décoller. J’avais une situation
personnelle qui faisait que je n’étais pas très mobile, avec beaucoup de
kiné à la maison… Le format du e-commerce était tout à fait compatible
avec ma situation personnelle. J’ai décidé de lancer ma première start-up !

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


Très actif. Passionné, je pense. Respectueux aussi. J’ai la chance d’avoir
reçu une bonne éducation sur la valeur des choses et la relation aux
autres. Une éducation où on apprend que tout n’est pas acquis.
Concernant mes études, je me suis aperçu assez tôt que je n’étais pas tout
à fait compatible avec le format scolaire ­classique. Étant très actif, rester
assis sur un fauteuil huit heures par jour était un peu compliqué pour
moi. J’ai d’ailleurs passé mon bac en candidat libre.

Entre l’idée originale de Alltricks, qui était centrée


sur les pièces détachées et ce que la start-up est devenue quelques ­années plus
tard, quelle est l’évolution ?
J’ai été confronté à des besoins de matériel pour entretenir mes vélos, j’ai
visité quelques magasins, j’ai regardé ce qui se faisait en e-commerce et
j’étais assez déçu par l’expérience proposée et par la faible profondeur de
l’offre à l’époque. C’est un business de long tail : il y a de nombreuses
références sur ce marché. Fort des expériences que j’avais eues juste
avant, je me suis dit : « pourquoi ne pas lancer une plateforme en ligne
avec tous ces passionnés et amateurs qui aiment le beau matériel et
proposer un référencement qui s’élargira progressivement ? ». Pour
donner une échelle assez large : le premier exercice enregistre 100
000 euros de chiffre d’affaires ; nous achevons 2020 à plus de
130 millions d’euros de volume d’affaires. Entretemps, l’offre s’est
beaucoup étoffée. J’ai accueilli un premier collaborateur au bout d’un an
et demi. Historiquement, nous étions axés sur les disciplines du VTT :
après le VTT est venu le vélo de course, le vélo de ville, le vélo pour
enfant, les bicross, etc. Et puis, nous avons continué sur ce chemin en
étant toujours concentrés sur l’expérience client. Dans un business avec
une dimension communautaire comme le sport, la caisse de résonance
est énorme parce que les utilisateurs pratiquent ensemble et parlent de
leurs passions. La promesse la plus forte, a été de dire : dès lors que nous
proposons un produit, il est en stock chez nous et s’il est commandé
avant 18h, le client est livré dès le lendemain 9h. Nous le faisons sur
cinq pays, avec 70.000 références. Cette offre de service s’est étoffée avec
le temps : une expertise en ligne est disponible 10 heures par jour et
six jours sur sept. Nous avons un catalogue très pointu en termes de
contenu, d’images, de vidéos, de guide de taille, de possibilité de retour,
etc. Toujours dans cette logique de contenter les besoins de l’utilisateur,
nous avons développé Alltricks avec deux verticales additionnelles : au

À
vélo seul se sont ajoutés la course à pied et l’outdoor. À force, nous
sommes devenus une maison des marques, avec lesquelles nous
construisons une relation nationale et inter­nationale très forte. Nous en
distribuons à présent 600 !
Et puis, nous avons développé les services. Aujourd’hui, nous sommes
capables de vendre des assurances, des garanties additionnelles, des
licences de la fédération française de cyclisme… Demain, nous pourrons
proposer (c’est en cours de développement) des stages et des voyages
sportifs. Nous avons tout ce qu’il faut pour « doctolibiser » Alltricks.
Nous pourrons fédérer tous les ateliers vélo indépendants de France, par
exemple, pour proposer les services de Alltricks, ceux de Decathlon, et
devenir une plateforme globale avec une offre à 360°. Aujourd’hui, notre
vision est d’être la plateforme à 360° mondiale sur ces trois verticales
sportives, avec un quadriptique qui est très fort. Premier pied : la
communauté. Le deuxième, c’est proposer une offre de produits avec ce
principe d’être une maison des marques : une offre experte, un prix juste,
une marque pertinente. Le troisième pied, c’est le service, dans lequel il y
a deux dimensions : le service adossé au produit (soit l’expérience de
service différenciante que je propose autour de la vente d’un produit par
rapport à la concurrence) et le service stand alone (les services que je
peux vendre sans forcément vendre un produit matériel à côté). Le
quatrième pied, et non des moindres, est notre présence omnicanale et le
développement de magasins en dur. C’est d’ailleurs un projet synergique
fort avec Décathlon. Nous sommes un pure player natif, nous avons des
produits qui valent parfois chers et qui sont souvent très ­techniques.
Chez Alltricks, nous disons que « rendre Alltricks accessible pour tous et
partout », c’est être disponible en mobile, online via le site et en magasin.

À quel point faut-il que le produit soit développé


avant de l’offrir à la clientèle ?
Il y a dix ans, on pouvait se permettre d’arriver sur le marché avec un
produit imparfait parce qu’on avait le temps de l’affiner en cours de route,
dans le run comme on dit dans le métier. La clientèle était probablement
plus indulgente qu’elle ne l’est à présent. Maintenant, et c’est valable à
mon sens pour n’importe quel projet entrepreneurial naissant, il faut
regarder quel est le niveau de jeu de l’environnement et des concurrents.
S’il s’agit d’un domaine sur lequel il y a déjà des players, il faut un apport
en capitaux assez conséquent pour sortir un produit viable. S’il faut
« cracker » un sujet que personne n’a encore adressé, alors on peut se
permettre d’arriver de manière un peu moins solide, tout en restant très
attentif aux gros players qui pourraient rapidement investir le sujet avec
de gros capitaux.

Des mentors t’ont-ils aidé dans le lancement de l’entreprise et,


si oui, jouent-ils encore un rôle aujourd’hui ?
Pas au début, mais à partir de notre première levée de fonds, oui. J’en ai
deux qui ont particulièrement compté. La première levée de fonds s’est
faite à travers le fonds d’investissement Partech Partners, codirigé par
Jean-Marc Patouillaud. J’échange beaucoup avec lui, même si Partech
Partners n’est plus au capital d’Alltricks aujourd’hui. Il avait une approche
d’Alltricks et de son potentiel avec un prisme totalement différent de
celui d’un d’entrepreneur. Le sien, très analytique était celui d’une
personne qui voit des dizaines de dossiers d’investissement par jour, avec
des réussites, des échecs, des business models différents, des potentiels
exploités ou non. Je pense que la relation avec lui, et avec le fonds
Partech, a été structurante dans l’histoire d’Alltricks. Lorsque j’ai
constitué mon board, j’ai fait entrer des administrateurs externes qui ont
apporté beaucoup de valeur. J’en retiens surtout un, Jacques-Henri
Eyraud. Sa dernière histoire est d’avoir été le Président de l’OM, mais
c’est un moment où je l’ai moins côtoyé… J’ai toujours aimé échanger
avec lui parce qu’il a un sang-froid incroyable et un recul tout aussi
puissant. Il canalisait bien ma fougue de jeune entrepreneur, à l’époque.
C’est quelqu’un d’apaisant, de structuré et de visionnaire.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
Au début, de manière très start-up ! Le premier était un client, qui est
toujours chez nous. Il a d’ailleurs le matricule 001, parce qu’il a été salarié
avant moi ! Mes recrutements sont assez atypiques. Je suis un
autodidacte. Je laisse autant de chances à des parcours moins scolaires
qu’à des parcours scolaires. L’expérience professionnelle est le premier
critère chez nous, après la personnalité et la compatibilité avec
l’entreprise. Aujourd’hui, nous avons des profils très variés qui arrivent
parfois par des cabinets de recrutement, d’autres sur du feeling, suite à
une rencontre autour d’un déjeuner, d’autres par ma compagne qui est
DRH et m’accompagnait sur certains recrute­ments au tout début.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Tout d’abord, c’est de faire en sorte que nos équipes aient les moyens et le
temps pour accompagner le développement d’Alltricks. Nous
connaissons des phénomènes d’hyper-­croissance assez régulièrement.
L’année 2020, c’est 62 % de croissance. Nous avons recruté plus de
cinquante personnes en CDI, en plein contexte de Covid ! On recrute de
nouveau cinquante personnes sur le premier semestre 2021. Il y a
certains collaborateurs que je n’ai même pas encore vu physiquement !
Ensuite, il s’agit pour moi d’avoir du temps pour me mettre dans une
bulle et regarder notre environnement, nos trajectoires possibles à cinq
ou dix ans.
Enfin, tout en faisant attention de ne pas court-circuiter le manage­ment,
j’ai besoin de passer du temps avec les équipes, de ­participer à des
réunions, pour être plongé dans l’opérationnel et rester connecté avec le
quotidien.

En quoi as-tu modifié ton rôle depuis la création de l’entreprise ?


En tout !
J’ai commencé seul, dans un garage, et je manage maintenant,
directement ou non, 250 personnes. J’ai lancé cette entreprise avec une
envie qu’il a fallu structurer pour en développer une vision. Mon enjeu
est que l’entreprise vive plus longtemps que moi. Je suis très à l’aise avec
l’idée qu’à un moment il y aura peut-être une personne plus pertinente
que moi pour assurer le suivi de ­l’entreprise car j’aurai fait mon temps.
J’aime beaucoup l’expression de Jeff Bezos : Day one. Je pense que chaque
jour, c’est le début. J’ai gardé cet adage et je l’ai fait évoluer. Tout seul, on
ne fait pas grand-chose ou du moins pas de grandes choses ! C’est très
important de faire entrer d’excellents éléments en interne et de leur
donner le bon éclairage, la bonne vision pour qu’on aille tous dans le
même sens avec ­beaucoup de puissance. Quand on est jeune
entrepreneur, on a une vision assez simple des choses. Il faut exécuter le
mieux possible et ­développer l’activité pour atteindre une taille critique.
Après, on évolue et on réfléchit à d’éventuelles croissances externes, au
développement de nouveaux services, au déclenchement de partenariats
stratégiques.

Avant l’opération avec Decathlon,


quels étaient les autres scénarios possibles ?
Continuer ce que nous ne faisions pas trop mal depuis plus de dix ans.
Nous aurions opéré notre quatrième levée de fonds pour accompagner la
croissance. Alltricks était historiquement rentable. Il y a eu une phase
d’investissement fort pendant cinq ans où nous n’étions plus rentables,
mais c’était piloté : nous voulions atteindre une taille critique et une
position de leader. Puis, nous sommes redevenus rentables avant
d’engager une quatrième levée de fonds, il y a maintenant plus de deux
ans. L’idée était d’aller chercher un nouveau partenaire tel qu’un fonds de
capital-­développement, pour accompagner l’entreprise dans sa nouvelle
phase de croissance. Le projet était d’opérer une levée de fonds
accompagnée d’une croissance externe pour doubler le volume d’affaires
d’Alltricks.
C’est une rencontre qui a bouleversé mes plans. J’ai rencontré un
décathlonien qui m’a proposé de monter un test au sein d’un Decathlon :
ouvrir un corner où on étendrait l’offre du rayon ­Decathlon sur la partie
cycle avec l’ensemble du catalogue Alltricks. En acceptant, mon idée était
aussi de donner un peu de vie à notre argumentaire et à nos
présentations dans le processus de levée de fonds. Nous pourrions
montrer que nous étions capables de monter des partenariats avec les
grands du monde du sport. À l’inauguration de ce corner, au moment où
le process de levée de fonds était déjà bien engagé, je rencontre un des
DG de Decathlon venu voir le corner. Je déjeune avec lui. Il m’explique
qu’il faisait du M&A chez Decathlon cinq ou sept ans auparavant mais
que le groupe a arrêté d’en faire parce que ce n’était plus dans la stratégie.
Néanmoins, je saisis l’occasion pour lui dire que Decathlon devrait être le
partenaire stratégique d’Alltricks. Il me laisse peu d’espoir. Pourtant, il me
rappellera trois semaines plus tard en me disant avoir envie de regarder le
dossier. Au même moment, je recevais deux offres de fonds
d’investissement pour lesquelles il fallait me prononcer dans les jours à
venir. Dès lors, sans refuser les deux offres des fonds, mais en les
maintenant à température, j’ouvre les discussions avec Decathlon. Et vous
connaissez la suite.

Quel a été l’impact de la crise COVID ?


Alltricks a des atouts pour faire face à ce contexte. Nous sommes très
digitaux. L’entreprise pouvait déjà s’organiser à distance. Les équipes sont
habituées à fonctionner avec des systèmes de chat, de visio, etc. Nos
contrats de travail, avenants, accords et de nombreux documents
internes étaient déjà dématérialisés depuis plusieurs années. Par ailleurs,
nous avons réinventé le business en le réorientant sur la préparation
physique générale et les sports praticables en intérieur car le sport en
extérieur était interdit lors du premier confinement. En deux jours, nous
avons fait évoluer l’offre. Nous avons eu le nez creux puisqu’on a réussi à
maintenir un niveau d’activité pendant le confinement quasiment
identique à l’année précédente. En sortie de confinement, c’est le
développement du déplacement à vélo qui nous a été bénéfique. Il y a eu
beaucoup de facteurs favorables : l’envie de faire du sport, une prise de
conscience du développement durable et de la dimension écologique, des
mesures gouvernementales ou locales, le développement des pistes
cyclables, etc. Nos équipes ont été agiles et ont fait un travail formidable
nous permettant de réaliser une très bonne année 2020.
La mixité et l’inclusion sont-elles pour toi des principes intangibles,
ou du moins importants ?
L’équipe idéale inclut naturellement la mixité. La richesse d’une équipe se
trouve dans les différences et les complémentarités. Je ne peux pas parler
de mixité et d’inclusion sans parler de personnes en situation de
handicap, j’y suis évidemment très sensible avec mon parcours. J’ai eu de
la chance de côtoyer de nombreuses personnes handicapées quand je
fréquentais les centres de ­ré­­éducation et je connais leur force de vivre et
leur côté solaire.

Est-ce que tu as mis des modes de management novateurs,


avant ou après l’opération Decathlon ?
Le management n’a pas changé depuis l’opération Decathlon. Il n’y a pas
du tout de hiérarchie écrasante chez Alltricks. Nous vivons un
management très collaboratif. Il nous arrive, pour certaines décisions de
l’entreprise, d’envoyer un Doodle à l’ensemble des collaborateurs, pour
recueillir des avis. Nous aimons beaucoup faire monter nos potentiels en
interne vers le management. Notre management est assez typique des
entreprises de la Tech mais je ne pense pas qu’il soit novateur. Nous
sommes très sensibles au bien-être de nos équipes. À titre d’exemple,
nous avons eu des départs de collaborateurs qui étaient liés à des sujets
de géographie. Nous avons essayé de lister les critères qui pourraient
correspondre aux attentes de nos salariés. C’était assez simple : la mer, le
soleil, les grands espaces. Le sud de la France pour faire simple ! En un
mois, nous décidions d’y ouvrir des bureaux accessibles à la totalité des
fonctions supports. Des collaborateurs sont partis avec conjoint et
enfants le cas échéant, en moins de six mois, 20 % de nos effectifs
supports sont maintenant dans le sud après neuf mois d’ouverture. Je ne
sais pas où sera la majorité de nos effectifs dans cinq ans mais l’important
est que les collaborateurs se trouvent là où ils se sentent bien.

• AVENIR
Dans l’opération Decathlon, quels garde-fous as-tu pu placer
pour que Alltricks garde son originalité au sein d’un grand Groupe ?
Au risque de te surprendre, je n’ai même pas eu le temps de proposer les
garde-fous que j’ai pu avoir en tête. Nous sommes tout de suite tombés
d’accord sur la totale liberté qu’Alltricks ­conserverait. Chez Decathlon, la
décision est prise au plus proche du projet ou de la problématique locale,
c’est dans l’ADN.
Decathlon n’a aucun intérêt à toucher à la singularité d’Alltricks. Nous
sommes très complémentaires, même si la différence d’échelle des deux
sociétés est importante. Decathlon est un r­ etailer physique natif quand
Alltricks est un pure player natif. Nous avons beaucoup de choses à nous
apporter. Quand ­Decathlon veut rendre le sport accessible à tous,
Alltricks est davantage sur un positionnement de spécialiste. Nous
sommes très différents et complémentaires là-dessus. Enfin, le dernier
point porte sur l’offre elle-même, sur le produit. Decathlon, aujourd’hui,
est un formidable concepteur de ses propres produits et propres marques
quand Alltricks est un distributeur et un partenaire idéal pour les
marques nationales et internationales.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Estimes-tu avoir eu de la chance ?
La réponse est oui ! J’ai eu la chance d’avoir eu un accident. Je ne sais pas
si dans ce cas-là, la chance se provoque ! Je vais te ­raconter une anecdote.
Il y a trois ou quatre ans, j’étais à un dîner avec des business angels
d’Alltricks parmi lesquels Fabrice Besnard, un homme que j’apprécie
beaucoup. Il avait invité son fils qui a mon âge. Ce dernier me dit en plein
dîner : « je voulais te poser une question : est-ce que si tu pouvais réécrire
le jour où tu as eu ton accident, tu le réécrirais différemment ? ». J’ai
repris une gorgée de vin rouge. Après réflexion, je lui ai dit « non, jamais.
En fait si je pouvais réécrire les choses, je les écrirais dix fois de la même
manière ».
Si tu créais aujourd’hui Alltricks, que ferais-tu différemment ?
Je m’associerais peut-être avec des cofondateurs, plutôt que partir seul,
parce que c’est très énergivore et consommateur sur le plan personnel.
J’ai toujours eu une approche frugale dans ma croissance, et je garderais
cet aspect. Néanmoins, et les deux ne s’opposent pas, je pense que si
j’avais l’opportunité de lever des capitaux plus tôt, je le ferais pour gagner
du temps au ­démarrage.
L’équilibre entre la dilution et l’apport en capital, c’est de se donner une
bonne marche de manœuvre avant de perdre la majorité ! Mais, au-delà
du sujet capitalistique de la dilution, il y a celui du pacte d’actionnaires et
des règles du jeu. Quand on a les mains libres et que l’on dirige comme
on l’entend, il y a moins de sujets à traiter par rapport à la détention de
capital. Je préfère être un petit actionnaire d’un immense gâteau très
appétissant et partagé avec des gens supers que 100 % propriétaire d’un
biscuit sec et rassis !

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


J’espère ! Je vais répondre sous l’angle que j’ai connu très jeune, celui de
l’athlète de haut niveau. Un bon athlète comprend très tôt que la vie est
faite d’objectifs, parfois atteints, parfois non, auquel cas il faut se relever
et continuer. On n’atteint jamais ses objectifs si, après d’intenses phases
d’entraînement, on n’a pas de vraies phases de récupération et c’est
souvent le meilleur moment. En étant entrepreneur, la récupération ne
peut se faire qu’avec les siens, sa famille et ses amis.

Une grosse erreur que tu aurais commise dans ta carrière ?


Deuxième semestre 2016, on discute avec un concurrent, plus gros et
plus important que nous, en vue d’une possible fusion. Sur le papier, le
deal est cohérent et intéressant. C’est un moment où on s’apprête à
opérer une nouvelle levée de fonds pour ­accompagner la croissance
d’Alltricks. Je décide de ne pas engager la levée de fonds car il y aura du
cash in dans l’opération. La vie est belle, concentrons-nous sur l’opération
et faisons en sorte que ça se fasse. On y met énormément d’énergie
pendant quatre ou cinq mois, quitte à ce que l’opération occupe près de
la moitié de notre temps (le top management et moi-même). Et puis, le
26 décembre, le deal plante, notamment parce que nous ne tombons pas
d’accord sur la valorisation. Nous étions pourtant très avancés. Une
signature était possible à un horizon de deux ou trois semaines. Je ne
peux pas faire autrement que d’avertir nos partenaires bancaires et nos
fonds d’investissements. Je me retrouve dans la foulée avec des facilités
de caisse limitées et à deux doigts d’être dans l’incapacité de payer nos
collaborateurs au mois de décembre.

• CONCLUSION
L’entrepreneuriat en France a-t ’il aujourd’hui atteint
un certain niveau de maturité ?
Je pense qu’on n’a jamais été aussi mature. Il y a beaucoup
d’entrepreneurs et il existe des aides que nous n’avions pas avant. Il y a
une approche de l’entrepreneuriat qui est positive, encouragée et
supportée. Nous n’avons jamais vu autant de levées significatives en
France que ces deux ou trois dernières années. On a désormais un
Président de la République qui tweete et poste sur LinkedIn au sujet des
nouvelles licornes ! Mais il y a encore énormément à faire, évidemment.
Je fais partie des 9 membres cofondateurs de la French Tech Paris-Saclay
et nous nous adressons à environ 500 start-up. Nous assurons cette
mission à côté de nos entreprises gérées au quotidien avec pour vocation
d’accompagner ces start-up, de les éclairer dans leurs premières levées de
fonds, d’organiser des recrutements, en un mot de les faire rayonner sur
le plan local, national et international. Je suis ravi du niveau auquel nous
sommes maintenant parvenus. Deux ans après la création de la French
Tech Paris Saclay, nous savons que nous pouvons aller encore bien plus
loin.

Un conseil pour ceux qui voudraient créer leur entreprise ?


L’entrepreneuriat est un parcours de résilience et d’ambition. Ceux qui
savent se nourrir de leurs échecs, en tirer les bons enseignements pour
rebondir plus fort, seront toujours les meilleurs à mon sens.
Il ne faut pas se laisser emballer par le mouvement entrepreneurial actuel
parce que nous ne sommes pas tous entrepreneurs. L’être signifie faire
énormément de concessions. Il faut être pugnace dans sa volonté
d’entreprendre mais très à l’aise avec l’idée de pivoter ou de renoncer à
son idée de départ si on sent que l’environnement et le marché ne
matchent pas… Pour moi, le plus gros risque est de s’entêter. J’investis à
ma petite échelle dans différentes start-up et je trouve à chaque fois que
celles qui ont le plus bel avenir, le plus de sagesse et de maturité, sont
celles qui ont déjà connu un pivot.

Peux-tu me dire quelque chose sur toi qui me surprendrait ?


J’adore apprendre et je serais désormais tout à fait compatible avec un
système d’éducation traditionnel. J’aimerais faire un break, me poser huit
heures sur une chaise par jour pour apprendre et découvrir.

Si ta vie était un film, quel pourrait être son titre ?


Renaissance.

As-tu une passion ?


L’art contemporain, en particulier le pop art ou le street art. J’aime
beaucoup les objets insolites.

Si tu avais trois minutes pour t’adresser à l’ensemble


de la population mondiale ?
Au-delà de la crise sanitaire actuelle et de son cortège de malheurs, nous
vivons une période idéale pour entreprendre. Tout est à réinventer : les
modes de vie, les modes de pensée, d’interaction, de consommation…
Même si je suis profondément heureux de l’aventure dans laquelle je suis
à l’heure actuelle, si j’avais une envie, ce serait d’être libre, pour pouvoir
partir de zéro et entreprendre de nouveau dès maintenant, parce qu’il y a
des choses formidables à faire. Alors, entreprenez !
Entretien avec Jonathan Benhamou, Peopledoc, Resilience1

“Le gros problème de la France, c’est que


les grosses boîtes ne rachètent pas les
start-up.”
Jonathan Benhamou

Un serial entrepreneur vit souvent plusieurs vies… C’est bien le cas de J­ onathan
Benhamou, Lauréat du Prix IVY 2011, qui a cofondé Novapost devenu
Peopledoc et revendu en 2018 à Ultimate Software (coté au Nasdaq).
Devenu le numéro un de la dématérialisation RH en Europe avec ce service cloud de
solutions RH, Jonathan est parti développer la start-up aux États-Unis après avoir
levé plus de 42 millions d’euros auprès de Eurazeo, Alven Capital, Kernel Capital
Partners et Accel Partners, ses partenaires historiques.
En revendant Peopledoc à Ultimate Software, il a continué à accompagner la
croissance de l’entité qui a réalisé en 2020 plus de 100 millions de dollars de chiffre
d’affaires avec 500 personnes.
La crise du Covid a bousculé les choses et Jonathan s’est investi pleinement dans un
nouveau projet : Resilience qui est un outil d’aide à la décision et de suivi des
patients pour les oncologues. Autre sujet, enjeux différents mais toujours
beaucoup de passion du côté de Jonathan qui vit désormais à Madrid…

1. 14 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis Jonathan, père de deux enfants et mari d’une femme- ­
exceptionnelle. Je vis à Madrid, je suis un entrepreneur avant tout. J’ai
tenté d’être investisseur mais ce n’est pas le métier de mes rêves en ce
moment.

Quel a été ton itinéraire ?


Je suis né à Claix, un petit village de 8 000 habitants à côté de Grenoble.
Ensuite, je suis parti à Lyon faire une classe prépa pendant deux ans. J’ai
eu la chance d’intégrer HEC en 2003. J’y ai passé quatre ans et, la dernière
année, j’ai suivi la Majeure spécialisée dans l’entrepreneuriat. C’est là que
j’ai rencontré mes associés de Novapost. Nous avons créé Novapost avec,
à l’origine, la volonté de créer La Poste de demain.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’entreprendre ?


J’ai toujours voulu entreprendre, c’était un truc inné. J’ai eu des exemples
autour de moi. Mes grands-parents étaient rentrés ­d’Algérie et avaient
des magasins. Mon oncle avait créé une société qui est devenue un des
plus grands fabricants de cartes à puce mondiaux. Mon père était
médecin, en quelque sorte entrepreneur puisqu’il avait monté son cabinet
très jeune. J’avais fait des stages à la Société Générale et chez Veolia aux
États-Unis. Je me suis rendu compte qu’être dans un grand groupe n’était
pas pour moi. J’avais besoin de liberté, de peu de process et aussi
de diriger.
J’avais besoin d’être mon propre patron.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


J’étais bon à l’école mais n’allais pas jusqu’au bout des choses, je n’étais pas
très rigoureux. Je n’avais pas besoin de travailler beaucoup, je réussissais
assez facilement. J’étais l’enfant « oui mais » à l’école. Je voulais toujours
avoir raison. Mon fils aujourd’hui, c’est la même chose. Je me rends
maintenant compte à quel point je pouvais parfois être insupportable
avec mes parents ! J’ai toujours pris beaucoup d’initiatives. À l’école, je
vendais déjà des pin’s pour gagner de l’argent. Un côté un peu
« commerce et démerde ».
À 15 ans, je voulais créer une boîte comme Dell. Je m’étais associé avec
un copain. On voulait assembler des pièces achetées un peu partout pour
monter des ordinateurs.

Pour Novapost, entre l’idée originale et l’entreprise finale,


quelle a été l’évolution du concept et le pivot principal ?
Au début, on voulait transférer la boîte aux lettres physique à laquelle tu
te rends ou te rendais tous les jours vers quelque chose en ligne. L’idée
était de recevoir ses factures EDF, GDF, Orange et autres en ligne et de
façon sécurisée sur autre chose qu’une mailbox. On a passé deux ans à
rencontrer ces grands acteurs et on s’est rendu compte qu’on n’avait pas
bien vu le problème. Dans un monde digitalisé, la facture ou le relevé
bancaire est le dernier document qui lie le client à son fournisseur qui n’a
aucune envie de transférer ce document à un tiers. On a mis deux ans à le
comprendre. Mais nous étions jeunes, nous avions pris un appartement
ensemble, nous n’avions pas de patrons, on faisait des fêtes tout le
temps… On était plutôt en train de monter une association de foot à ce
moment-là, en fait ! On a principalement décidé de pivoter parce qu’on
s’est rendu compte que nous n’allions jamais signer avec les grands
acteurs type EDF, GDF. Ils n’allaient pas faire confiance à quatre jeunes
sortis d’école, qui n’avaient aucune expérience et n’avaient rien prouvé.
Nous nous sommes rendu compte de notre manque de crédibilité et de la
non-pertinence de notre vision auprès de ces émetteurs. On a réalisé que
monter une boîte à quatre était compliqué, surtout quand on savait tous
faire la même chose c’est-à-dire pas grand chose. Il fallait qu’on se
concentre sur un cas concret et c’est ce qu’on a fait.
En 2009, on a pivoté sur le monde des ressources humaines en
dématérialisant le bulletin de salaire et en allant voir les grandes boîtes
pour leur proposer de réduire leurs coûts et d’être plus verts.
Heureusement, nous avions 25 ans car nous ne nous rendions pas
compte qu’il allait être compliqué de dématérialiser le document le plus
sensible en France qu’est le bulletin de salaire. Il fallait un petit grain de
folie, et un peu de naïveté. C’est comme ça qu’on a commencé. On est allé
voir des députés, en leur demandant de modifier la loi. On soutenait qu’il
était aberrant de ne pas pouvoir dématérialiser les bulletins de salaire.
Cela a marché : le Code du travail a été modifié en mai 2010. On avait
alors une solution et un ou deux clients qui tournaient.

À partir du bulletin de salaire, avez-vous multiplié les services ?


On a commencé à avoir de vrais clients et à faire du chiffre d’affaires
en 2010 alors qu’on avait commencé en 2007. Pendant trois ans et demi,
pas de chiffre d’affaires. Il faut quand même avoir les reins solides ou être
trop jeunes pour ne pas se rendre compte de la situation. En 2010, on a
dû faire 100 000 euros de chiffre ­d’affaires. En quatre ans et demi, on a
donc fait 100 000 euros cumulés, ce n’était pas grand chose. On a monté
une espèce de web agency pour financer nos coûts. On a ajouté un autre
produit : la dématérialisation des dossiers salariés. On commençait ainsi
à dématérialiser les communications entre les employés et les entreprises.
Comme nous nous étions plantés la première fois en essayant de trouver
un truc nous-mêmes, on s’est dit qu’il fallait qu’on écoute le marché. On a
lancé une solution de dématérialisation des signatures électroniques qui
permettait de digitaliser l’ensemble des documents et de commencer à
digitaliser le process entre les employés et les entreprises à la suite de la
demande de nos clients. On a alors changé le nom de Novapost en
Peopledoc. Ensuite, comme on commençait à signer beaucoup de
documents et que 80 % des demandes des salariés étaient liées à des
documents, on s’est rendu compte qu’il fallait qu’on devienne le portail
collaboratif entre les entreprises et leurs collaborateurs. On a développé
un outil de case management et un portail employé. Il y avait très peu de
boîtes qui faisaient ça. On a créé nous-même une catégorie qui s’appelle
HR Service Delivery. C’est alors que les analystes nous ont placés comme
un des leaders de cette catégorie. C’est comme ça qu’on a créé une boîte
devenue leader sur le marché international !

Comment es-tu arrivé au concept de Resilience, et pourquoi ?


J’ai vendu Peopledoc en juillet 2018. Je suis devenu un des patrons
d’Ultimate pendant deux ans, membre du board et du comex… Au début
je me suis dit que j’allais m’ennuyer dans un grand groupe de 6
000 personnes. Mais j’ai vécu des choses passionnantes car lorsque tu es
au comex d’une société du NASDAQ, c’est quand même très intéressant !
En plus, on a été racheté par un fonds d’investissement pour
onze milliards de dollars. C’était un gros deal. Ensuite, on a fusionné ! J’ai
appris beaucoup en un an et demi. Pendant cette période, j’avais du
temps et j’ai beaucoup investi. J’ai fait une trentaine de deals en dix-huit
mois. Nous avons décidé de déménager de New York à Madrid avec ma
famille, en 2019. C’était la dolce vita, lorsque j’ai quitté Ultimate.
En revanche, en mars 2020, le Covid est arrivé. Je me suis retrouvé seul
face à mon ordinateur à me demander comment être utile. On a essayé,
alors, de lancer une initiative. On voulait lever 10 000 euros pour aider
un hôpital et lui livrer quelques masques. On a ouvert une cagnotte
Leetchi et l’initiative s’est emballée. On a levé 7,5 millions d’euros et on a
aidé quatre cents hôpitaux, en France et à Mayotte. On a travaillé avec
150 ­bénévoles. On avait une vingtaine de camions qui tournaient partout
en France. On a livré plus de 200 000 repas, plusieurs millions de
masques et plusieurs milliers de pousse-seringues pour ouvrir des lits de
réanimation. L’opération s’appelait « protège ton soignant ». J’ai géré
cette opération pendant trois mois avec Céline ­Lazorthes, la fondatrice
de Leetchi.com, mon associée aujourd’hui, et de nombreux autres
entrepreneurs. Nous étions à temps plein sur cette initiative. Je ne faisais
que ça. On achetait en circuit court dans plusieurs pays. On avait des
entrepôts en France, qu’on avait nous-mêmes loués et on redispatchait les
produits à travers les hôpitaux. Certains nous appelaient en détresse le
matin, en disant : « on n’a plus de doses ! On a besoin d’échographes,
etc. ». Nous contribuions à épauler l’État. J’ai retrouvé le goût de
l’entrepreneuriat. Je m’étais dit que je n’ouvrirais plus de boîte, sauf si elle
avait du sens et qu’elle puisse changer le monde.
On a voulu lancer une start-up dans la santé. On a demandé à un de nos
copains de nous présenter les cinq grands cancérologues qui comptent en
France, pour essayer de comprendre ce qui se passait. Nous avons
constaté que l’oncologie est dans une phase de personnalisation ; on est
passé du cancer à « mon cancer ». Il y a de plus en plus de données
disponibles pour les médecins, de plus en plus de recherches, de
traitements approuvés, d’articles scientifiques publiés, et un nombre de
cas qui augmentent sans que les oncologues soient plus nombreux. On
est face à un paradoxe : plus de cas pour moins de médecins et des
décisions plus complexes. Il y a aussi une augmentation des inégalités
face à la médecine. Entre deux hôpitaux, en fonction de l’oncologue, les
chances de survie varient de 1 à 10 en France… C’est notre premier
constat. Une fois que le traitement est donné, les oncologues n’ont plus
de temps de suivi. C’est l’errance thérapeutique et les malades arrêtent
leurs traitements parce qu’ils ne supportent plus les effets secondaires et
qu’ils n’ont personne à qui parler. À partir de ces deux constats, on a créé
ce qu’on appelle un autopilote. En gros, comme un pilote automatique
dans un avion, il s’agit de permettre à un médecin de choisir de manière
plus normée et standardisée les traitements pour les patients en fonction
de leurs caractéristiques pour les cas simples. Et, si on passe aux cas
compliqués, au même titre que lorsqu’on atterrit ou qu’on décolle avec un
avion, ce n’est plus le pilote automatique qui gère, on va donner
l’information au médecin, basée sur des patients similaires et on va faire
des comparaisons pour leur montrer ce qui a été fait ailleurs.
On développe parallèlement une application qui va permettre aux
médecins de suivre les patients tout au long de leurs parcours de soin, de
collecter des informations sur leur vie réelle et les effets secondaires afin
d’être en mesure de faire des choix thérapeutiques non plus fondés
uniquement sur la survie mais aussi sur la qualité de vie des patients et la
réduction des effets secondaires.

Des mentors t’ont-ils aidé ?


Oui. J’ai toujours eu des gens qui me faisaient confiance. Pierre
Kosciusko-Morizet a eu un grand rôle dans mon aventure. Il m’a suivi
depuis le début. C’était mon coach, mon mentor, depuis toujours. J’ai eu
des mentors tout au long de mon parcours.
Pour Resilience, il y a des mentors médicaux. Il s’agit de conseillers
scientifiques, mais ils ne me conseillent pas sur la manière dont je vais
monter la société.

• MANAGEMENT
On parle de l’importance de bien s’entourer :
comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
Je ne regarde jamais les écoles. Une personne de cinquante ans qui me dit
qu’elle a fait HEC, je ne comprends pas. Je trouve que c’est une bonne
manière d’avoir ton premier travail mais ça n’a plus de sens après. Pour
les recrutements, je n’ai pas de technique. C’est au feeling. Je n’ai pas de
préjugés sur le parcours des gens. Ce n’est pas parce qu’un candidat a une
expérience un peu ­étonnante que je ne vais pas le voir. Des gens qui n’ont
pas forcément le profil que tu recherchais sont parfois les meilleurs. Je
m’appuis ­beaucoup sur les références. Pour moi, c’est important d’aller
chercher un peu plus loin. Je leur fais faire un petit jeu, pendant
l’entretien. J’aime bien voir la manière dont ils pensent. Par exemple, je
leur demande de m’expliquer les règles du foot en deux minutes comme
si j’étais un enfant de cinq ans. Tu vois bien ceux qui ont le cerveau bien
fait et d’autres qui se perdent complètement dans des détails. Il faut au
moins trois ou quatre entretiens avec plusieurs personnes de la société
pour que je prenne une décision. Mais je décide très vite. Je ne me suis
pas beaucoup trompé sur les recrutements. J’ai commis l’erreur de
recruter des personnes trop seniors trop tôt, qui ne mettaient pas les
mains dans le cambouis, ce qui peut porter préjudice à la boîte.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


On a la particularité d’avoir deux CEO. On sépare bien les tâches. Mes
priorités aujourd’hui, c’est de comprendre le marché. Je suis sur la partie
externe et Céline sur tout ce qui est interne. Je ­m’occupe de la partie
partenariat, dialogue avec les hôpitaux, etc. Mon objectif est de
comprendre le marché et les interactions entre les différents acteurs,
dans un écosystème très compliqué. Dans un deuxième temps, de trouver
un business model et de vendre ­l’application.

Penses-tu, pour Resilience, que le produit va beaucoup évoluer ?


Le produit est en plein développement. Entre notre vision ­d’aujourd’hui
et ce que le produit sera dans six mois ou un an, je pense qu’on va
changer quinze fois d’avis parce que nous ­abordons un marché que nous
ne connaissons pas, sans ­préjugés. Personne ne nous a dit que c’était
impossible, donc on va de l’avant ! Mais cette naïveté peut se transformer
en faiblesse à certains moments, puisqu’il faut qu’on apprenne et qu’on va
changer de vision ­régulièrement.

As-tu un plan de recrutement pour Resilience ?


Oui, nous sommes déjà douze et je pense que nous serons une vingtaine
d’ici un mois et demi. On recrute beaucoup de profils techniques. On est
en train de monter une équipe data science au sein de laquelle il y a déjà
quatre personnes. Nous avons un chief medical. Nous avons monté
Resilience avec l’Institut Gustave Roussy qui est un des actionnaires.

En quoi ton rôle s’est-il modifié chez PeopleDoc,


entre le début et le moment où tu as cédé tes parts ?
Je suis devenu un vrai CEO. Au début, tu as les mains dans le cambouis,
tu fais un peu tout. Et puis au fur et à mesure, tu prends de la hauteur. Je
pense qu’il y a plein de stades dans une boîte. Tu as le premier stade,
quand tu as 30 ou 50 personnes dans la structure, où tu es encore obligé
de produire. Et puis, tu as un stade où tu commences à recruter des
direct reports qui eux-mêmes sont capables de construire et de déployer
une stratégie, ce qui te permet de déléguer. En fait, tu délègues de plus en
plus jusqu’au moment où tu arrives à un point où tu deviens assez inutile.
C’est le bon moment pour vendre ta boîte. Je pense que ça doit être le but
ultime d’un CEO : non de prouver que tu es utile mais de faire en sorte de
devenir inutile. C’est le moment où tu as réussi.

Quand tu recherches un investisseur, quels sont tes critères de choix ?


Il y a plein de cas. Parfois, tu n’as pas de choix. Tu as le deuxième cas où il
y a deux ou trois solutions, mais c’est un choix restreint et orienté. Tu vas
devoir choisir entre les cas. Puis tu as un troisième cas, qui doit
représenter 5 ou 10 % des start-up. Ton projet est tellement attractif que
tu peux choisir le fonds que tu préfères. Pour Peopledoc, on n’a jamais
vraiment choisi. Je pense qu’il n’y pas de réponse à cette question. Ça
dépend de là où on est…

Ton succès chez PeopleDoc facilite-t-il tes recherches de fonds


pour Resilience ?
Oui. On a levé 5 millions d’euros en une semaine et en choisissant nos
investisseurs. Nous n’avons eu que des réponses positives. On a choisi des
professionnels en qui on avait confiance, qu’on connaissait et qui
n’allaient pas être pénibles. Il faut prendre des gens qui ont une capacité
financière importante et pour qui l’investissement dans ta société ne
représente pas grand chose. Après, je suis assez certain qu’à un certain
stade, l’argent n’a pas d’odeur. La vraie valeur d’un investisseur est la
personne qui est au board de ta boîte. C’est tout. Il faut juste regarder ça.

La naissance de Resilience est liée à la crise du Covid.


Quels sont les autres impacts du Covid ?
Resilience a été créée en full remote. On a des bureaux partagés à Paris où
les gens peuvent aller quand ils le veulent. On a des meetings avec les
équipes toutes les semaines. C’est dur de créer une culture avec des gens
que tu ne connaissais pas avant et de réussir à créer des liens. Je pense
qu’on prendra des bureaux quand la crise sera finie et on reviendra au
principe de bureaux où il est possible de se voir régulièrement. Je ne crois
pas que le monde va changer réellement sur ce point. Il y a des boîtes qui
vont être plus souples mais on a besoin de cette interaction humaine
pour ­fonctionner.

La mixité et l’inclusion sont-ils des principes intangibles ?


Ce n’est plus un objectif, c’est la société actuelle. Si tu enlèves tes biais
naturels, il n’y a pas de problème avec la parité. Aujourd’hui, on a plus de
femmes que d’hommes chez Resilience et notamment pour la tech parce
qu’on n’a aucun biais naturel. On prend les meilleurs et on ne se pose pas
de question. Ma vision c’est que je n’ai jamais eu de biais là-dessus et ça
n’a jamais été un objectif dans ma boîte. En revanche, la résultante est
qu’on a toujours eu 50 % de femmes et une grande diversité.

Pourtant il n’est pas naturel que dans une boîte de tech il y ait 50 %
de femmes puisque les promotions d’ingénieurs ne comprennent pas
plus de 15 % de femmes chaque année. Est-ce lié au rôle de Céline Lazorthes ou au
fait que Resilience a un objet médical ?
Il n’y a aucune explication rationnelle à tout ça. On ne se dit pas qu’il faut
recruter une femme ou un homme. Dans notre équipe de data scientists,
il y a trois femmes pour un homme. Mais ce sont les candidats qui nous
contactent ! Ce n’est pas le fruit d’une politique délibérée de notre part.

Est-ce que tu as mis en place des modes de management novateurs ?


Chez PeopleDoc, je n’ai jamais travaillé le week-end ou le soir après 19h.
Et je tenais à ce que les employés fassent la même chose. Pas d’email
après 19h, ni le week-end. C’est ma pratique depuis dix ans. J’ai toujours
privilégié ma vie de famille.
Rien de vraiment novateur, mais on fait beaucoup pour que ­l’ambiance de
travail soit bonne. À chaque Noël, un cadeau personnalisé est offert à nos
employés. On prend deux ou trois jours off pour acheter nous-mêmes les
cadeaux, en fonction des goûts de chaque employé, pour leur montrer
qu’on les connaît bien. Si on n’a pas d’idée, on va déjeuner ou dîner avec
eux pour mieux connaître leurs goûts. Chaque jeudi soir pendant dix ans,

À
on avait un pot avec toute l’équipe. À la fin, il y avait 100 personnes
chaque jeudi en train de boire des coups ensemble et chaque année un off
site de trois jours avec tous les employés. On est allé à Ibiza, Faro, etc.
Trois jours où on ne travaillait pas mais où nous étions ensemble à faire
la fête. Chacun savait qu’il pouvait travailler de chez lui ou au bureau
comme il le voulait. Nous étions toujours très proches des employés. La
hiérarchie n’existait que lorsque les choses allaient mal, pas quand elles
allaient bien. On a prévu des stock-options pour tout le monde. Il n’y
avait que trois rangs hiérarchiques et l’assistante avait le même nombre
d’actions qu’un data scientist.
Chez Resilience, nous mettons en place le même mode de
fonctionnement. On ne travaille pas le vendredi après-midi. Les salariés
décident de l’activité qu’ils choisissent soit pour l’entreprise (un temps de
formation ou de recherche), soit pour eux-mêmes (sport, hobby, …).
Nous voulons être une entreprise ­bienveillante et que les employés se
sentent à l’aise. On n’est pas dans un système où la hiérarchie serait
pesante. Ceci étant, il faut qu’il y ait des gens qui décident. En revanche,
quand les gens se mettent ­d’accord entre eux et que tout va bien, ce n’est
pas la peine d’imposer une hiérarchie.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ?
Pas très différent. Je suis très heureux dans ma vie. Si je peux être le
même dans cinq ans, en ayant fait un peu bouger les lignes dans le
monde du cancer et permis à quelques personnes de vivre mieux, avec
des personnes en bonne santé autour de moi et toujours la même femme
et les mêmes amis, je signe tout de suite. J’ai une chance inouïe. Je suis
heureux où je suis à Madrid, avec les gens qui m’entourent, dans le projet
que je mène. Il n’y a pas grand chose que j’aimerais changer. Je ne ferai
pas de crise de la quarantaine, je ne me sens pas enfermé dans un truc.
J’aimerais seulement qu’il n’y ait plus de Covid et voyager à nouveau.
Pourquoi as-tu choisi Madrid ?
C’est l’histoire de notre vie avec ma femme. Je m’entendais bien avec le
CEO d’Ultimate et je lui ai dit qu’il serait plus utile pour le Groupe que je
sois basé en Europe. Il me dit : « choisis n’importe quel pays et on ouvre
une filiale ». On avait le choix ! Nous sommes allés voir Londres, on a
essayé deux ou trois grandes villes. Nous ne voulions pas rentrer en
France. Et puis au dernier moment, un ami m’appelle. Il me dit : « c’est
génial Madrid, tu devrais y aller ». On s’est décidé avec ma femme.
Nous n’y étions jamais allés, si ce n’est quelques jours dans notre enfance.
New York d’ailleurs c’était la même chose. Ma femme n’y était jamais allé.

Et pourquoi ne pas rentrer en France ?


Pour deux raisons. Tout d’abord, je suis amoureux de la France.
D’ailleurs, la France tu l’aimes quand tu la quittes ! Tu te rends compte de
ses avantages en la quittant. Mais, pour les enfants, on envisageait
l’expatriation. Ils parlaient couramment anglais et l’idée était de leur faire
découvrir une nouvelle culture et la pratique courante d’une troisième
langue. Ensuite, c’est difficile de partir d’un endroit, de vendre sa boîte et
de revenir au même endroit. Beaucoup de mes amis entrepreneurs ne
l’ont pas supporté, et leur environnement personnel a volé en éclats…
Moi, je voulais un sas de décompression où on restait en famille, en étant
forts ensemble et en reconstruisant un nouvel environnement, avec de
nouveaux copains. C’était hyper important. Et moi j’adore l’aventure, c’est
ce qui me fait vivre.

Quels sont les scénarios pour Resilience à cinq ans ?


Avec Céline, nous avons envie de créer une société internationale qui
sera leader mondial. Je pense qu’on en a la capacité. Est-ce qu’il faut
travailler avec des labos ? Oui, mais ils ne seront pas au capital. Il s’agit
d’une aventure longue. Ce n’est pas la boîte de ma vie, parce que je ne
veux pas rester trente ans dans la même société, mais c’est une aventure
pour dix ans. Est-ce qu’on entrera au NASDAQ ? Je ne sais pas. Pour
l’instant, c’est une boîte en stand alone qui n’a pas vocation à être vendue
dans un an.

Quelle est l’importance d’être majoritaire ?


Aucune. Nous avons la majorité avec Céline mais ça n’a aucune espèce
d’importance. Chez Peopledoc je n’ai jamais eu la majorité. Si tu es bon,
tu n’as pas besoin de la majorité. Et si tu n’es pas bon, il vaut mieux partir
de la boîte pour qu’elle soit meilleure sans toi. Ce n’est même pas un sujet
pour moi.

• RETOUR D’EXPERIENCE
Penses-tu avoir eu de la chance ?
Oui, mais au fur et à mesure des années, j’ai un petit peu changé ma
vision de la chance. Beaucoup de gens ont de la chance. La vraie
différence, c’est de savoir la saisir. Oui, j’ai eu plus de chance que d’autres,
mais je pense qu’on a su la saisir au bon moment et nous servir des
opportunités. C’est un mélange de chance et de courage. J’ai fait, à
certains moments, des rencontres extraordinaires qui ont changé la boîte.
Un de nos mentors m’a dit qu’il fallait que je parte aux États-Unis pour
que Novapost décolle. En sortant de ma conversation avec lui, je suis allé
sur un site web pour prendre des billets pour New York. C’est de la
chance de l’avoir rencontré certes, mais je pense que 90 % des gens ne
seraient pas partis à New York.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


Ce n’est pas possible de faire autrement. Pas pour une question de
réussite mais de bonheur et d’équilibre. Tu peux monter la plus belle
boîte du monde, gagner beaucoup d’argent et être très malheureux. La
vision de monter une grosse boîte pour gagner beaucoup d’argent c’est
génial, mais elle est tronquée. Ce qui m’a marqué, quand j’ai fait un stage
en banque d’affaires, c’est que les professionnels finissaient à deux heures
du matin, pour aucune raison, si ce n’est qu’ils n’étaient pas heureux chez
eux ou qu’ils n’arrivaient pas à s’organiser.

Si tu pouvais tout recommencer à zéro, est-ce qu’il y a des choses


que tu ferais différemment ?
J’ai envie de dire non parce qu’aujourd’hui je suis heureux et je ne
voudrais pas mettre ce bonheur en péril. Maintenant, c’est facile de
regarder derrière. Je n’aurais pas démarré Novapost à quatre, mais à
deux. Est-ce qu’on aurait réussi de la même manière ? ­J’aurais été deux
fois plus riche. Est-ce que ça m’aurait servi à quelque chose ? Non. Je n’ai
pas besoin de plus. J’ai donc envie de répondre non, il n’y a pas grand
chose que je changerais.
Il est important de ne pas choisir un ami comme partenaire mais
quelqu’un de complémentaire, qui a la même ambition et la même vision
que toi. Je pense que l’association est la clé de la réussite
entrepreneuriale. Tu peux avoir la meilleure idée du monde, avec la pire
association du monde tu ne réussiras pas. Tu peux avoir la meilleure
association avec la pire idée du monde, je pense que tu as une chance de
réussir.

• CONCLUSION
L’entrepreneuriat en France a-t- il atteint un certain niveau
de maturité ?
Oui ! C’est une révolution, l’entrepreneuriat en France. Nous en sommes
arrivés à un stade où on est proches des États-Unis. Des boîtes lèvent 100
millions toutes les semaines, des entrepreneurs comprennent que
l’international est vraiment leur marché. On est sincèrement en train de
devenir une start-up nation.

Il y a beaucoup de start-up qui s’expatrient et perdent tout lien


avec leur écosystème d’origine.
Quel est l’intérêt d’avoir un attachement à son écosystème d’origine ? Le
but c’est de créer des champions, de créer des grosses boîtes qui paient
des taxes en France et y créent de l’emploi.

Beaucoup ne paient pas beaucoup de taxes en France et y emploient


une proportion relativement faible de leurs salariés.
Je ne suis pas du tout d’accord. Toutes sont attachées à la France, toutes
portent l’étendard français. C’est bien que des boîtes françaises soient
rachetées pour des milliards. Le gros problème de la France n’est pas les
start-up, mais les grosses boîtes ­françaises qui ne rachètent pas les start-
up. Les grands groupes français ne savent pas payer à leur juste valeur
l’acquisition de start-up qui leur permettraient de rester ou de devenir les
vrais leaders de demain. C’est ça le problème. Google est devenu Google
aussi parce qu’il a racheté Youtube pour 1 milliard de dollars. Facebook a
racheté WhatsApp pour 10 milliards. Le problème de la France, ce ne
sont pas les petites boîtes mais les grosses et leur capacité à racheter. On
ne peut pas blâmer les start-up françaises parce qu’elles vont lever de
l’argent, et qu’elles peuvent se revendre après. Allons voir les grands et- ­
demandons-leur : pourquoi n’as-tu pas investi 1 milliard pour acheter
une boîte qui va changer la vie de ton entreprise ? Je pense qu’il y a là un
vrai problème.

Quel conseil pourrais-tu donner à un futur créateur d’entreprise ?


Ce serait : choisis bien ton associé. C’est la première chose. Et Think big !
Je pense que c’est essentiel aujourd’hui : penser grand et global tout de
suite. Et le troisième serait : ce n’est pas facile. Mais si ça l’était, il y aurait
des milliardaires partout dans la rue. Ce n’est facile pour personne. C’est
quelque chose que je dis tout le temps aux entrepreneurs. Dans la presse,
on voit des boîtes qui sont passées de zéro à un million de chiffre
d’affaires en deux mois et on a l’impression que c’est incroyable. Mais
toutes les boîtes ont leurs problèmes. C’est exactement comme tes amis
qui sont bien avec leur femme ou leur mari mais qui, du jour au
lendemain, divorcent. Tout ce qu’on voit à l’extérieur paraît- ­
extraordinaire mais il y a beaucoup de problèmes à l’intérieur. Il ne faut
pas se fier aux apparences, à la presse, à ce que disent les entrepreneurs.
Beaucoup mentent sur l’état de santé de leur société.

Est-ce qu’il y a une question que j’aurais pu te poser


pour mieux te connaître ?
Peut-être la chose dont je suis le plus fier, ou quelles sont mes valeurs, ou
ce qui me drive dans la vie.
Au moment de la vente de PeopleDoc, j’ai regardé chacun de mes
employés et vu qu’ils avaient compris pourquoi on avait fait ça. J’ai
toujours été fidèle aux promesses qui ont été faites et aux valeurs qu’on a
portées tout au long. Ce qui m’anime, c’est avoir des gens heureux et
épanouis autour de moi, d’avoir réussi à construire ce groupe de
personnes, des collaborateurs qui m’ont dit : « tu as changé ma vie. Tu
m’as permis d’évoluer comme je n’aurais jamais pensé le faire », ce sont
des choses qui me font plus plaisir que d’avoir gagné de l’argent.

Quelque chose à ton sujet qui me surprendrait ?


J’ai peu confiance en moi

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Ma femme, mes enfants et mes potes.

As-tu une passion ?


Ma passion est entreprendre. J’aime aussi beaucoup le sport, j’ai
découvert le padel en Espagne dont je suis devenu fan.

Si tu pouvais t’adresser à l’ensemble de la population mondiale


en trois minutes, que dirais-tu ?
Soyez heureux. Prenez du recul. On n’a qu’une vie pour être heureux. Ne
sacrifiez pas la recherche du bonheur à la satisfaction matérielle.
Entretien avec Lucien Besse, Shippeo1

“Une start-up est faite pour décoller, pas


pour « scaler ».”
Lucien Besse

Lorsqu’il était à Sciences Po, Lucien Besse ne devait pas se douter que le trajet d’un
camion entre une usine et un magasin deviendrait un sujet central dans sa vie…
Conscient que ce secteur manquait encore cruellement d’informations pertinentes sur
ce fameux trajet, Lucien Besse a cofondé en 2014 Shippeo qui est une ­solution
SaaS de visibilité de transport routier en temps réel. Aujourd’hui, avec plus de
100 clients actifs dans 72 pays et 8 bureaux en Europe, Shippeo compte plus de
200 salariés.
À la fois déterminé et calme, Lucien a mené de très belles levées de fonds dont la
dernière de 26 millions d’euros qui a été souscrite par Battery Ventures et ses
investisseurs historiques, notamment Partech. Shippeo a ainsi levé pas loin de
60 millions d’euros depuis sa création et a réalisé l’acquisition de Ophone en 2020 en
pleine crise du Covid…
Lauréat du Prix IVY 2018, Lucien Besse avance comme il nous l’avait annoncé à
l’époque avec toujours la même volonté de transformer son secteur.

1. 6 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu et quel a été ton itinéraire avant de créer ton entreprise ?
J’ai toujours baigné dans l’entrepreneuriat par ma famille. J’aime que mon
destin soit principalement entre mes mains. Cela apparaît un peu control
freak, mais c’est la personne que je suis. J’aime à la fois faire confiance aux
gens avec lesquels je travaille et aussi me dire que ce que je ferai dans
quinze ans dépendra principalement de moi. Il y a bien sûr des obstacles
sur la route de l’entrepreneuriat. C’est la volonté d’être maître de mon
destin, transmise par mes parents qui m’a dirigé vers l’entrepreneuriat.
Mon père vient lui-même d’une famille d’entrepreneurs et m’a toujours
poussé à être libre de mes choix.

Quel a été ton itinéraire avant de créer ton entreprise ?


J’ai toujours aimé conserver la liberté de ne pas choisir, ou tout du moins
de retarder au maximum l’échéance du choix. Comme j’ai décidé de ne
pas choisir, j’ai intégré une école qui me donnait la liberté de ne pas le
faire : Sciences Po. Ce qui m’intéressait, c’était la possibilité de passer du
lycée aux études supérieures sans avoir à choisir. Une fois entré à
Sciences Po, on acquiert une liberté intellectuelle extraordinaire. Les
années que j’ai préférées sont les trois premières, avant le Master. Ce sont
de formidables années de découverte et de stimulation intellectuelle où
on peut choisir énormément de sujets différents, principalement de
culture ­générale.
Tout de suite après le diplôme, j’ai réfléchi à monter mon entreprise. Je
n’avais aucune idée de départ et j’ai eu la chance de ­rencontrer mon
associé lors d’un stage chez Vermeer Capital, un fonds d’investissement
spécialisé en retournement d’entreprises. Jean-Louis Detry avait cofondé
Vermeer Capital avec Pierre Khoury qui est mon associé aujourd’hui
chez Shippeo. Vermeer Capital avait racheté, à l’époque où j’y travaillais,
une société dans le monde du transport qui s’appelait RLD (Régie Linge
Développement), concurrent d’Elis, spécialisée dans la location et
l’entretien de textile. C’est un marché peu connu. Il se trouve qu’une
grosse partie de leur activité implique le transport de marchandises. En
creusant un peu, en rencontrant des professionnels de ce secteur, on s’est
rendu compte qu’il y avait l’opportunité d’apporter plus de technologie à
ce secteur, sans avoir vraiment une idée de ce qu’on développerait. Nous
avons simplement démarré avec l’idée très large d’apporter une solution
digitale au monde du transport de marchandises.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


J’ai été bon élève, en tout cas catégorisé comme tel, ce qui m’a permis de
faire des études supérieures. Si j’en reviens à mon point de départ, sur la
liberté de choisir ou de ne pas choisir, je me suis toujours dit qu’être bon
à l’école me donnerait les moyens de ne pas choisir et surtout de faire ce
que je voulais. J’ai plutôt suivi les règles lors de mes études car je me suis
dit que la partie la plus intéressante serait à venir. J’ai toujours été un peu
impatient d’être adulte. On m’a souvent dit que j’étais plus mature que
mon âge. Je crois d’ailleurs qu’on m’en avait fait la remarque lors de la
remise du Prix IVY. Je me suis dit que la meilleure manière de sortir le
plus vite possible de ce monde de l’adolescence, c’était d’être bon à l’école,
de réussir mes études, puis ensuite de faire ce dont j’avais envie. Le pire
pour moi aurait été d’être placé dans une voie un peu obligatoire et me
retrouver avec la double peine : ne pas choisir et être contraint à faire ce
dont je n’avais pas envie.

Entre l’idée originale et Shippeo aujourd’hui, quelle a été l’évolution ? Y a-t-il eu


des pivots ?
On a créé l’entreprise avec la volonté de transformer un secteur. On a eu
au départ une approche macroéconomique et analytique. Nous avons
pris le marché du transport dans sa totalité et regardé ce qu’il y avait à
faire. C’est une manière de se lancer dans l’entrepreneuriat. L’autre
manière, c’est le rasage du matin avec un problème que l’on n’arrive pas à
résoudre, une idée qui trotte dans la tête parce qu’elle nous touche à titre
personnel. On se dit : « Tiens, je vais créer une entreprise qui fabrique
des vélos électriques parce que chaque jour je prends mon vélo et j’en ai
assez de pédaler ! ». Ce n’est pas comme ça qu’on a procédé pour
Shippeo. Évidemment, le contre-pied de cette approche est qu’on met
beaucoup plus de temps à trouver l’idée ou en tout cas la bonne idée qui
va rencontrer son marché. Je ne suis ni transporteur routier ni directeur
supply chain d’une grande entreprise. Je n’avais pas la capacité de tester
l’idée sur moi-même en premier.
Notre idée initiale n’était pas un software mais plutôt une place de
marché pour que l’offre et la demande de transport se rencontrent. À
l’époque, c’était assez innovant. Au bout de quelques mois, on s’est rendu
compte que cette idée n’intéressait pas grand monde. Les grands
donneurs d’ordres nous ont expliqué que leur processus d’achat de
transport était déjà plutôt bien géré. En revanche, on avait développé à
l’époque une petite application mobile pour les chauffeurs. C’est un sujet
qui a retenu l’attention de nos interlocuteurs : la partie suivie en temps
réel de l’expédition. On pensait que tout industriel d’envergure savait où
étaient les centaines de camions qui livrent leurs produits chaque jour.
On s’est rendu compte que non. Cela générait énormément de perte
d’informations et de désordre dans leur supply chain. On a donc finale-­
ment créé Shippeo avec ce concept d’une solution de tracking pour les
grands donneurs d’ordre qui leur permettrait d’agréger ­l’information de
tous les transporteurs avec lesquels ils travaillent pour ensuite offrir une
expérience différente à leurs clients BtoB. Est-ce que c’était vraiment un
pivot ? Je ne sais pas parce que la première idée de market place n’a
jamais vraiment été exécutée. Généralement, le vrai pivot c’est quand tu
exécutes une idée et que tu pivotes parce que tu te rends compte que
l’exécution ne fonctionne pas. Nous, on a eu une idée, on l’a testée mais
on ne l’a pas exécutée. On a tout de suite changé. C’était la première
itération, la plus importante. Ensuite, on a eu beaucoup d’itérations qui
portaient davantage sur le volet technique.

Penses-tu qu’il faut lancer le produit ou le service sur le marché


avant que le concept soit vraiment finalisé ?
Il faut être le plus « américain » possible dans la manière de faire et
mettre sur le marché des produits le plus tôt possible, même s’ils ne sont
pas complètement aboutis, afin d’éprouver le retour des futurs clients. Il
ne faut surtout pas être victime du syndrome de l’ingénieur français qui
développe son Rafale pendant 30 ans et qui, une fois qu’il est développé
et qu’on a dépensé des milliards, essaie de le vendre… C’est bien sûr une
caricature car le Rafale au final est une superbe réussite !
On a essayé d’être en avance de phase sur ce qu’on vendait. Ton premier
client est forcément un innovateur, c’est-à-dire qu’il n’a pas peur d’acheter
de l’innovation, quel que soit ton produit. Notre premier client, je m’en
souviens encore, était le directeur supply chain de Castorama que nous
sommes allé voir un beau matin dans son bureau. On est arrivé avec un
gribouillis pas possible, des slides dans tous les sens qui racontaient tout
et n’importe quoi ! On a été mauvais en présentation et pas clairs dans ce
qu’on voulait lui vendre. Mais à la fin de la réunion, il a dit : « les gars,
allez-y, de toute façon, faites ce que vous pensez faire. Je testerai avec
vous, quoi qu’il arrive ». Il avait envie de nous faire confiance et d’innover.
Évidemment, une fois que le produit commence à être finalisé, tu
commences à vendre à des clients qui ne sont plus des innovateurs mais
qui représentent juste « le marché ».
En conclusion, non, il n’y a pas besoin d’avoir un produit abouti. La
première personne qui sera en face de toi sera un innovateur prêt à
acheter de l’innovation, donc des produits qui ne sont pas tout à fait
terminés.

Est-ce que des mentors t’ont aidé dans le lancement de l’entreprise ? Jouent-ils
encore un rôle aujourd’hui ?
C’est une bonne question. On a eu des conseils qui venaient plutôt du
métier et moins de l’entrepreneuriat. Un de nos premiers business angel,
qu’on considère comme un cofondateur de l’entreprise, est un des anciens
dirigeants de Norbert Dentressangle, l’entreprise de transport routier,
rachetée par XPO. Il nous a beaucoup guidés au départ dans la
découverte du marché. Nous n’avons pas eu de mentors sur
l’entrepreneuriat. Je pense que c’est parce que nous n’en avons pas
rencontré. Est-ce une erreur ? Je ne sais pas. Est-ce que si c’était à refaire
je chercherais un mentor ? Peut-être. J’aurais été ravi d’en avoir un à
l’époque. Les premières personnes qui ont joué un peu ce rôle de mentor,
ou en tout cas de coach, étaient nos investisseurs. Ils ont joué et jouent
toujours un rôle très important pour nous. Ils nous apportent de la
confiance, tout en nous challengeant.

• MANAGEMENT
Comment as-tu choisi tes collaborateurs, quels ont été tes échecs
et tes réussites ?
Un premier élément de contexte avant de répondre : on a créé l’entre­prise
à six associés au départ. Nous sommes six ­cofondateurs. Quand on crée
l’entreprise à six, on a quasiment une petite équipe de volley ball en ordre
de marche pour travailler sur un projet. On n’a pas eu de besoin
immédiat dans les premiers mois car on avait essayé de réunir un peu
toutes les compétences dans notre équipe au départ.
Au quotidien, chacun conserve une grande responsabilité dans les
équipes au sein desquelles il travaille. Certains s’occupent des opérations,
d’autres de la Tech, d’autres du produit… Chacun a sa zone de
responsabilité propre.
Nous sommes aujourd’hui presque 200 personnes. Nos premiers
recrutements nous ont permis de construire le produit. C’était des
recrutements un peu vitaux… Nous n’avions pas de codeur informatique
pour développer la première plateforme. Les premiers recrutements ont
concerné des ingénieurs informatiques, des développeurs qui nous ont
aidés à construire le produit.
Si j’avais à refaire les recrutements d’une manière différente, on ferait
peut-être venir au sein de l’entreprise un peu plus tôt des gens avec une
expérience plus importante, pour nous aider à structurer les équipes. On
s’est retrouvés dans un schéma de pyramide inversée. On a commencé
par construire l’équipe et ensuite on s’est dit qu’on était beaucoup, qu’il
faudrait un manager pour cette équipe. Évidemment, parmi les recrutés,
certains sont devenus managers et ont évolué avec l’entreprise. Je pense
cependant qu’on aurait pu faire entrer encore plus de séniorité au départ.
Poser des bases solides aide à accélérer plus vite. Il y a éventuellement un
petit effet de ralentissement au départ, parce qu’il faut intégrer ces
personnes, qu’elles mettent en place les process avec lesquels elles ont
l’habitude de travailler. Mais une fois tout ça mis en place, on dispose
d’une machine à délivrer qui est beaucoup plus efficace.
La deuxième chose qu’on aurait pu faire différemment, c’est structurer
une équipe commerciale plus rapidement. On a peut-être perdu un peu
de temps. Ce rôle de commercial est malheureusement un peu sous-
estimé en France, notamment dans le monde de la Tech, alors que c’est
en vérité un rôle clé.

Quelles sont tes priorités quotidiennes de manager ?


Ma première priorité est de m’assurer que les choses que j’estime
prioritaires ont un temps de réponse inférieur à vingt-quatre heures. Je
crée mon backlog comme un développeur informatique qui doit faire la
liste de ses tâches. J’essaie de me fixer cette hygiène. J’aime bien travailler
en appliquant le concept de la zero inbox, c’est-à-dire que je n’ai plus rien
à faire de prioritaire en fin de journée.
Pour le reste, j’essaie de donner aux gens avec qui je travaille l’autonomie
maximale et de ne pas être du tout dans le micro-­management. Chaque
semaine dans mes entretiens one to one avec chaque manager, je me
concentre plutôt sur les sujets sur lesquels ils ont besoin de brainstormer
ou sur lesquels ils doutent. Tous mes collaborateurs sont meilleurs que
moi dans leur domaine. Ce que je peux leur apporter c’est une forme de
recul, de connaissance du marché et de Shippeo qui, par définition, est
assez unique, puisque je suis à l’origine de la société. Je les aide à réfléchir
par rapport à cette connaissance, à celle du marché et de l’environnement
plus qu’en essayant de les challenger sur des sujets techniques. Si je
pouvais challenger un de mes collaborateurs sur une question technique,
cela signifierait que je n’ai pas fait le bon recrutement.

En quoi ton rôle s’est-il modifié depuis la création de l’entreprise ?


Il s’est modifié sur pas mal d’aspects. Au début de l’entreprise, on n’avait
pas forcément défini qui faisait quoi. Tout le monde faisait un peu tout. Il
y avait une émulation de départ qui marchait bien. J’ai par exemple moi-
même fait le design des premières maquettes de l’application. J’ai fait
plein de choses qui ne sont plus du tout de ma responsabilité aujourd’hui.
J’ai fait aussi beaucoup de vente. Au départ, on n’avait pas de
commerciaux et c’est moi qui m’y collais. J’étais le commercial de l’équipe
et j’ai signé les premiers clients. Je contribue encore aux ventes et j’y
passe beaucoup de temps car c’est un des poumons de la société. Je
connais par cœur le marché, la solution, les objections des clients, je
connais la méthode de déploiement de notre solution, la concurrence.
J’essaie vraiment d’être en soutien permanent de l’équipe. Pierre, mon
associé, ­s’occupe plutôt du produit, de la Tech et de la finance, même si
ce sont des sujets que je regarde aussi évidemment. Je m’occupe
davantage des opérations, du marketing et des ventes.

Quels sont tes critères de choix quand tu fais appel à des fonds ?
Le fonds que tu choisis est évidemment important et il doit être le reflet
de l’ambition que tu as pour ta société. Des fonds comme Partech,
Battery Ventures, ou d’autres fonds qui sont aujourd’hui à notre capital
nous aident à faire rayonner Shippeo. L’entreprise rayonne par ses
collaborateurs, mais aussi par ses investisseurs ! Beaucoup de critères
sont importants dans le choix : la personnalité de nos futurs board
members, la qualité de l’accompagnement, ou la capacité à nous suivre
sur le long terme. Je pense que sur ces critères, on a fait de bons choix.
On en est en tout cas très contents.
Le deuxième point porte sur la stratégie capitalistique et d’ownership au
sein de Shippeo. On a toujours essayé de mesurer notre capacité à rester
indépendants dans la prise de décision.
Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des investisseurs qui sont des
soutiens sur l’ensemble de nos décisions tout en nous orientant grâce à
leur expérience.

Quel est l’impact de la pandémie ?


Quand on regarde ce qu’il se passait en mars-avril 2020, on était dans le
monde de l’inconnu et de l’incertitude complets. Je me souviens de
discussions entre associés et investisseurs, et on ne savait pas où on allait.
Nous n’étions pas perdus car nous tenions toujours la barre du navire,
mais nous évoluions dans l’inconnu. On tâtonnait sur les hypothèses en
se demandant ce qu’il fallait faire. C’est une période un peu unique qui a
duré deux mois et qui a touché la plupart des entreprises dans le monde.
Ceux qui diront l’inverse ne sont pas honnêtes ! Finalement, au bout de
deux mois, les choses se sont normalisées. On s’est rendu compte que nos
clients ne partaient pas et qu’ils étaient toujours là, parce que la solution
de Shippeo leur servait ; ils l’utilisaient encore plus pendant cette période
de pandémie. Ils nous faisaient confiance. Paradoxalement, la pandémie,
nous a permis de créer des liens parfois plus forts qu’auparavant avec
certains clients. On a mis en place un plan d’action avec nos équipes
consistant à parler en permanence avec nos clients, à échanger, à avoir du
feedback et à s’assurer qu’on restait en contact. La supply chain de nos
clients était sous tension et désorganisée. Ils opéraient sous contrainte
forte, avec des ressources limitées. Avoir de la visibilité sur ce qui se
passait était extrêmement important pour eux.
La pandémie a eu pour vertu de rassembler toute l’entreprise un peu
comme une équipe de rugby autour d’un seul objectif qui était de
terminer l’année en beauté. Et on l’a fait. On a doublé le chiffre d’affaires
de l’entreprise et on a fait une acquisition ! Une croissance externe
en 2020 pendant le COVID, c’était complètement incroyable quand on y
repense… À titre personnel, ça a été l’année la plus éprouvante depuis la
création de Shippeo. Elle a été très éprouvante également pour les
collaborateurs, qui ont partagé avec nous leurs difficultés avec une
grande sincérité.
La taille des bureaux n’a pas été réduite. On avait emménagé peu de
temps avant la pandémie dans nos nouveaux bureaux. En emménageant
dans ces bureaux, on s’était dit que, de toute façon, si on suivait le plan de
croissance et de recrutement, ils seraient trop petits à un moment. On ne
les a pas réduits mais pas augmentés non plus. Je pense que si on avait
rejoué le film sans la pandémie, on aurait sûrement manqué de place. Ce
n’est pas le cas actuellement. On a prévu de les garder parce qu’on n’est
pas ­forcément adeptes du full remote, avec des équipes aux quatre coins
du monde. En même temps, ça a forcément bouleversé un peu nos
croyances ou nos convictions sur le sujet. On a toujours été très ouverts
au remote, mais on s’est dit que cette politique devait être encadrée. En
sortie de crise, on va donner beaucoup plus de liberté à l’équipe.
Aujourd’hui, ça ne nous fait plus peur de recruter des collaborateurs qui
ne sont pas basés proches d’un de nos bureaux. On a donc revu nos
certitudes sur ce sujet.

On parle beaucoup de mixité et d’inclusion. En dehors des grandes ­déclarations,


ces principes d’actions ont-ils irrigué ta façon de manager ?
La mixité, oui. C’est un sujet très important. Néanmoins, pour être
transparent, on a souvent du mal à se poser calmement pour développer
une vraie stratégie sur le sujet. On recrute d’ailleurs en ce moment un ou
une DRH. Jusqu’à maintenant, on avait une seule RH, pour
200 personnes. Elle a fait un travail formidable. On était donc un peu
sous-staffés à cet égard, même si les choses se passaient bien. La mixité
est un sujet qui va être à l’agenda de notre futur(e) DRH. C’est un sujet
qui compte pour nos collaborateurs. Aujourd’hui, l’index d’égalité
hommes-femmes est de 71. Le niveau attendu est de 75. On était à 69,
l’année dernière. On n’est donc pas très loin, mais ce n’est pas encore
satisfaisant au regard du critère légal. Ce sont des sujets importants.
Mais, quand on est dans le feu de l’action, ce ne sont pas forcément les
premiers sujets qui arrivent en haut de la pile, ce qui est dommage. Il faut
une personne dédiée pour s’en occuper, ce sera l’un des rôles de notre
futur(e) DRH.

As-tu mis en place des modes de managements novateurs ?


Novateurs, je ne sais pas. On a toujours un peu fui les principes très
« novateurs » de management qu’on peut voir dans certaines start-up,
comme les vacances à discrétion ou la transparence absolue sur les
salaires. Je ne suis pas sûr que ça aurait servi un objectif vertueux pour
Shippeo. Je n’ai jamais refusé une demande de congés ou une demande
d’éclaircissement sur un sujet salarial ou autre. La meilleure méthode de
management, c’est la simplicité dans les interactions et le fait d’être
toujours ouvert aux autres. On encourage beaucoup chez Shippeo, le
meaningful disagreement : tout le monde a le droit de donner son avis sur
tout. C’est parfois perturbant car on peut se retrouver dans une réunion
avec le membre d’une équipe qui n’a rien à voir avec le sujet, dire à un
fondateur « non, mais attends ! Tu dis n’importe quoi et j’ai un autre
avis ». Mais je ne connais personne parmi mes associés qui le prendrait
mal. C’est une valeur importante pour nous que de laisser la possibilité
aux gens de s’exprimer. Une de nos valeurs est la simplicité, notamment
dans la manière dont les gens interagissent entre eux dans l’entreprise.
Mais on n’a pas une organisation complète­ment flat où personne ne
manage et où on serait comme dans un kibboutz ! Ce n’est pas notre
mode de fonctionnement. Mais il ne faut pas qu’une strate managériale
empêche la personne en dessous ou au-dessus d’aller interagir avec son
collègue.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ? Et Shippeo ?
Je commence par Shippeo car mon avenir est forcément lié à celui de
Shippeo, et pas l’inverse ! Du moins je l’espère ! On a toujours voulu, à
tort ou à raison, développer une très grosse entreprise. Je pense qu’on a le
droit d’avoir cette ambition-là. Notamment, par rapport à la taille du
marché sur lequel on évolue, celui du transport routier de marchandises.
C’est quasiment 300 milliards d’euros en Europe ! C’est un marché sur
lequel, même en te concentrant uniquement sur l’Europe, tu as de quoi
faire une licorne, de très loin. On n’est pas du tout dans un calcul court-
termiste. Dans cinq ans, Shippeo doit être le leader, le référent sur notre
marché en Europe, voire au-delà.

Quels sont les différents types de scénarios


de développement envisagés ?
On a un rêve : être category leader et devenir la solution incontournable
dans la digitalisation du transport en Europe. La manière d’y arriver sera
la bonne ! S’il faut que Shippeo rachète d’autres entreprises pour
continuer à se développer, on le fera. S’il faut qu’elle s’introduise en
bourse, on le fera. S’il faut s’adosser à une entreprise pour développer un
nouveau marché, on le fera… Tant que ce scénario nous permet
d’atteindre notre objectif final, c’est le bon.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Estimes-tu avoir eu de la chance ?
Oui, depuis que je suis né, je pense. Mais rien ne va jamais seul, il faut
toujours du travail et des efforts. J’ai eu la chance d’avoir une famille qui
m’a poussé vers l’entrepreneuriat, de faire de belles études, de rencontrer
le bon associé au démarrage de l’entreprise, de nous positionner sur le
marché de la supply chain. On a fait quelques bons choix mais oui, je
pense qu’on a eu de la chance. Par contre si la question était « est-ce que
tu es arrivé là par chance » ? Je dirais non. Mais est-ce qu’on a eu de la
chance ? La réponse est oui.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


Oui, si votre conjoint ou conjointe vous comprend, respecte ce que vous
faites et vous aime profondément. Ce sont les trois conditions. J’ai eu
cette chance avec ma conjointe. Elle comprend ce que je fais parce qu’elle
travaille elle-même dans le monde des start-up. Elle travaille chez Front,
société créée aux États-Unis par une Française, Mathilde Collin. Ils ont
levé auprès des meilleurs fonds aux États-Unis. C’est une magnifique
réussite.

J’ai rencontré Mathilde à San Francisco, trois mois après son arrivée en 2015. Elle
m’a été présentée par Yseulys Costes, Présidente Fondatrice de Millemercis /
Namely et finaliste du Prix Ivy 2006.
Son potentiel et son énergie étaient évidents.
Ma conjointe gère le customer success de Front en Europe. Elle connaît le
monde des start-up et le monde de l’entrepreneuriat. Même si elle n’a pas
été elle-même entrepreneuse, elle a vécu ces années intenses de forte
croissance. Elle comprend par où je passe, ce que je fais. C’est sûr qu’il est
impossible de dissocier vie privée et professionnelle, en tout cas lors des
premières années. Si on a l’intention de se donner à fond, c’est
impossible.

Si tu pouvais tout recommencer à zéro, que ferais-tu différemment ?


Je n’aime pas avoir des regrets, ça ralentit ! Je n’ai rien à regretter,
Sciences Po, je le referais mille fois. L’expérience Shippeo, je la
recommencerais mille fois aussi. Peut-être quelques corrections à la
marge.

Considères-tu aujourd’hui que l’entrepreneuriat en France est mature ?


Je pense que oui pour plein de raisons. Il y a eu de super success stories
qui ont montré que l’entrepreneuriat pouvait créer des leaders sur un
marché, faire rayonner des entreprises au niveau international et aller
battre des entreprises américaines sur leur marché. Les histoires les plus
symboliques sont celles des entrepreneurs français qui souvent partent
aux États-Unis, et deviennent leaders sur leur marché.

Sauf qu’ils ne reviennent pas toujours en Europe !


C’est vrai. Mais en tout cas, ce sont des success stories remarquables
faisant rayonner l’entrepreneuriat français. Il y a plein d’exemples en
Europe aussi ; on ne les compte plus : Doctolib, Blablacar etc. Et puis, il y
a le monde du capital investissement, dans lequel on a vraiment des
fonds de références en Europe. Il n’y a qu’à voir des fonds comme Partech
qui rayonnent au niveau européen et même au-delà.

Que conseillerais-tu à un futur créateur d’entreprise ?


Un seul conseil, c’est dur. Plutôt trois conseils.
La première chose, c’est de ne pas avoir peur de tester son idée au plus
vite et avec le plus de monde possible. Les gens qui me disent « j’ai un
concept mais je n’ose pas trop en parler, je continue à travailler dessus »
me font toujours un peu peur. Ils vont passer trop de temps dans leur
chambre à réfléchir en vase clos et aller dans le mur. La probabilité que
ça ne marche pas est plus forte en tout cas. J’estime que c’est une des
premières clés du succès : ne pas avoir peur de partager son idée avec le
plus de monde possible.
La deuxième chose, c’est de la mettre en œuvre le plus rapidement
possible avec les moyens du bord. Une fois qu’on a cette idée, que
l’entourage l’a validée, que les gens qui peuvent être intéressés par le
produit aussi, il faut la tester. Ça peut être jusqu’à aller simuler au départ
le produit avec des moyens qui ne sont pas « scalables ». Un adage dit
« start-up don’t scale ». Une start-up est faite pour décoller mais pour le
décollage, tu es amené à faire des choses qui ne sont pas très scalables. Il
faut se confronter au marché en faisant avec les moyens du bord.
Et puis, un troisième conseil : faire les bons recrutements le plus tôt
possible. Ne pas hésiter à amener le plus tôt possible de ­l’expérience.
Généralement, les gens qui se lancent dans l’entrepreneuriat sont plutôt
jeunes et inexpérimentés. Or, la valeur de l’expérience est inestimable
quand on l’utilise à bon escient et peut vous faire accélérer très
rapidement, même si au départ vous avez l’impression que ça vous
ralentit.

• CONCLUSION
Dis-moi quelque chose sur toi qui me surprendrait ?
Je suis très prévisible.

Si ta vie était un film quel serait son titre ?


Marche et ne te retourne pas.
As-tu une passion ?
Le rugby.

Si tu avais trois minutes pour t’adresser à la population mondiale,


que dirais-tu ?
C’est plus dur que le grand Oral de Sciences Po !
Oser être soi-même tout en respectant l’altérité. Je ne comprends
toujours pas, même si c’est naïf, le concept de guerres de territoire,
d’extrémisme religieux, de conflits quels qu’ils soient finalement. Quand
on est concentrés sur ce qu’on veut faire, on est naturellement
respectueux de l’altérité.
J’essaierais donc de faire passer un message de respect de l’autre.
Entretien avec Jean Canzoneri, Beezik/BeeAd, Ogury1

“100 % des gagnants ont tenté


leur chance.”
Jean Canzoneri

Jean Canzoneri, Finaliste du Prix IVY 2015, fait partie des grandes réussites de la
French Tech. Sous son impulsion, deux très belles start-up ont vu le jour et se sont
développées au point de devenir la référence de leur secteur.
Quand Jean Canzoneri cofonde Beezik, devenu BeeAd, il a l’idée de permettre de
charger un titre de musique gratuitement et légalement en visionnant un
spot publicitaire. Cette idée devient un véritable succès et ils se vendent en 2012 à
Ebuzzing qui deviendra Teads donnant ainsi naissance au spécialiste de la diffusion
de formats premium sur les sites medias qui vise une entrée en Bourse à
5 milliards de dollars à Wall Street à l’été 2021.
Repartir sur un autre projet après un tel résultat demande du flair et de l’audace. Jean
et son associé n’en ont pas manqué et ont tout de suite vu grand en créant peu après
Ogury qui permet à des annonceurs de déployer des campagnes publicitaires
sur mobile, en ajustant la campagne au profil des utilisateurs d’une application,
sans utiliser de données personnelles. La licorne Ogury est née et après avoir levé
près de 90 millions d’euros, c’est aujourd’hui 400 personnes qui travaillent chez Ogury
dans 18 bureaux répartis dans le monde et réalisant un chiffre d’affaires de
150 millions d’euros.
Le Sunday Times ne s’est pas trompé et a placé dès 2019 Ogury à la 26e place mondiale
de son classement des sociétés en croissance. En 2020 Ogury était déjà monté à la
16e place… Quand on dit que les idées de Jean deviennent vite des références…
1. 23 avril 2020.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je me définirais comme quelqu’un d’assez créatif. Depuis tout petit, j’ai
beaucoup d’idées. J’adore construire des choses. Quel que soit le
problème, j’ai une approche différente des autres. Si je vois un obstacle, je
vais être celui qui essaiera de le surmonter quand d’autres taperont
dedans. Je vois tout de suite si on peut faire un échafaudage, monter
dessus, redescendre, faire un trou dans la pierre pour passer ! Il existe
différents styles d’entrepreneurs. Mes qualités sont essentiellement la
créativité et une espèce de vision sur les choses que les autres n’ont pas
forcément.

Quel a été ton itinéraire avant de créer ta première entreprise ?


Je suis né à Toulouse. J’ai passé mon enfance en Italie et à Berlin. Mon
père, immigré sicilien, n’est pas allé à l’école. Il s’est battu seul pour
entreprendre et monter ses affaires dans le secteur de la restauration. De
l’exemple de la volonté de mon père est née l’envie d’entreprendre et de
prendre mon avenir en main. À dix ans, mes parents divorcent, je
retourne avec ma mère vivre en France. Elle est professeure de français et
m’élève dans l’esprit de la ­République. Mon éducation favorise ma grande
curiosité et mon envie ­d’apprendre.
Mon parcours scolaire n’a pas été excellent. Ma dyslexie rend mes
apprentissages scolaires laborieux. Mon bac en poche, je choisis ma voie :
le business. Passionné de musique hip-hop, je rejoins un collectif comme
stagiaire. Très rapidement, je deviens associé, en charge de trouver les
financements nécessaires pour la production des albums. La société, au
fait des tendances urbaines, décide de s’autofinancer en développant une
activité de street marketing. Ainsi naît la société Find A Way. Je réalise
rapidement que mon entreprise peut s’étendre à d’autres activités.
Au même moment, je suis admis à Grenoble École de Management
(GEM). Je suis ma formation en alternance dans ma propre entreprise. Je
m’occupe du street marketing dans le sud pour les majors du disque :
Universal, Sony, EMI, Warner et travaille pour les comptes d’Electronic
Arts, FNAC et Société Générale. GEM met en place une licence avec
HEC pour le Master Entrepreneur. J’y suis admis. C’est alors que je réalise
que Find A Way et le street marketing comme je le fais, n’ont pas un
potentiel suffisant. Je revends mes parts à mon associé et rejoins Paris à
la fin de mon Master. Avec Thomas Pasquet, un ami de promo qui sera
désormais mon associé, je partage le constat que ce n’est pas en étant
salarié que nous arriverons à ce que nous voulons. Thomas Pasquet est à
l’époque salarié chez Unilog et m’appelle tous les soirs. Nous
réfléchissons ensemble à trouver une nouvelle idée de start-up. De mon
côté, je travaille chez Infineo, une société de conseil en stratégie. Je passe
mon temps libre à la production d’un album Jiggabourg : des samples de
Gainsbourg et le rap de Jay-Z. L’album gratuit est un succès. La presse et
le public aiment. L’album est téléchargé des dizaines de milliers de fois.
De là vient l’idée ou plutôt la question : « La télévision est financée par la
pub, pourquoi la musique ne le serait-elle pas ? »

Qu’est-ce qui t’a donné cette envie d’entreprendre ?


Mon père étant restaurateur, j’avais toujours vu ce que c’était que d’être
patron, même à une petite échelle. Je ne me voyais pas faire autre chose.
Depuis petit, j’ai toujours été considéré comme un leader. Dans mon
groupe d’amis, j’étais toujours celui qui prenait les initiatives J’ai cette
caractéristique. Je ne sais pas comment ­l’expliquer. Et puis, si je voulais
arriver au confort de vie auquel j’aspirais, il fallait que je sois
entrepreneur. Sinon ce serait trop long et compliqué. Comme mes
parents ont beaucoup galéré financièrement, j’avais une forme d’anxiété.

Quelle est la première grosse entreprise que tu as montée ?

À
Beezik, pivoté vers BeeAd. À l’époque sur internet il n’y avait que des
bannières. Je me suis dit que pour regarder ou télécharger un titre de
musique, on pourrait aussi regarder une pub vidéo. C’est parti comme ça.
J’ai pensé qu’il fallait mettre de la pub vidéo, que ça rapporterait
beaucoup plus que la bannière. Nous sommes allés voir toutes les
maisons de disque en leur disant : « donnez-nous vos titres quasiment
gratuitement et nous allons mettre de la pub dedans et partager les
revenus ». Le principe est simple : un spot publicitaire, choisi par
l’utilisateur, doit être visionné pour télécharger un titre de musique
gratuitement et légalement.
Thomas Pasquet et moi démissionnons. Notre premier business angel,
via sa SSII, nous permet de développer notre plateforme technique.
Parallèlement, nous négocions avec les maisons de disques et achètons
leurs titres à quelques centimes par download, là où iTunes les achète
0,70 centimes. Après un an de négociations, nous parvenons à un
accord… mais il faut trouver 2,7 millions d’euros pour lancer Beezik.
Nous voyons quasiment tous les fonds parisiens qui refusent, sauf un : un
family office, Axcel Loisirs, géré par Medhi El Glaoui et feu Thierry de La
Brosse.
En 2010, Beezik naît… C’est un gros succès d’audience : 4 millions
d’inscrits en 2 ans. Nous faisons plus de téléchargements que iTunes et
réalisons 2 millions de chiffre d’affaires la première année, mais nous
sommes dépendants des maisons de disque que nous trouvons
capricieuses. Nous décidons alors de proposer notre système de
monétisation de la musique à tous les producteurs de contenu premium.
Je lève à nouveau 2,4 millions d’euros avec un des fonds qui nous suivra
ensuite : Covent Partners. En 2011, la seconde année, nous faisons
6 millions d’euros de chiffre ­d’affaires. C’est également cette année-là que
je participe à la création de Surikate (rebrandée Mozoo), spécialisée dans
le marketing mobile.
Début 2012, sur un trend de 12 millions d’euros avec 40 employés, nous
sommes approchés par Ebuzzing qui nous propose 30 millions de dollars
et des parts du nouveau groupe pour le rachat de BeeAd / Beezik. L’envie
de continuer seuls est grande mais nous nous sentons prêts pour recréer
d’autres start-up. Nous acceptons donc l’offre. Nous avons beaucoup
hésité avec Thomas, parce qu’on était sur une trajectoire très ascendante.
Mais on avait 27 ans, il y avait plusieurs millions d’euros à la clé. On se dit
« vendons et regrettons ». Ça a changé notre vie et celle de notre famille,
ça nous a mis à l’abri. Ils switcheront tout leur business sur notre modèle
de publicité video sur des sites premium. Ça a très rapidement bien
marché.
Ebuzzing nous demande d’ouvrir dans trois pays dans l’année. Nous
embauchons une quarantaine de personnes. Le chiffre d’affaires double
et passe à 25 millions d’euros. Ensuite, ils ont racheté Teads pour adapter
le modèle au programmatique et ont décidé de renommer le groupe
Teads. Ce sont encore en partie nos fondamentaux qui font la valeur de
Teads aujourd’hui.

Comment est venu le concept d’Ogury ?


Après la vente de BeeAd / Beezik, nous sommes partis, Thomas Pasquet
et moi, en voyage trois semaines à San Francisco avec cette idée de
s’isoler dans la Mecque de la création de boîtes, dans un environnement
stimulant. Le matin, on rencontrait beaucoup d’entrepreneurs et l’après-
midi on brainstormait sur toutes les idées qu’on pouvait avoir.
On est rentrés avec une cinquantaine d’idées. D’ailleurs, certaines de ces
idées sont aujourd’hui des cartons ! Quand on est rentré, on les a tuées
une par une. Autant la première fois que tu crées une start-up, tu ne vois
pas les problèmes. En revanche, dès que tu as lancé une assez grosse
boîte, tu es beaucoup plus dur vis-à-vis de tes idées. À la fin, on se
retrouve avec deux idées qui nous plaisent beaucoup. Une fintech, en
gros l’équivalent de Square, une solution de paiement par carte via un
téléphone mobile. On se dit qu’on ne connaît rien à la finance, que les
relations avec les banques ont l’air compliqué… Puis une autre idée nous
vient dans l’adtech, un univers qu’on connaissait très bien. On a fait le
choix de la raison, on est allé sur ce qu’on connaissait car nous voulions
vraiment réussir.
On n’a pas été très aventureux. L’idée était simple. Les boîtes Tech
prenaient des données sur les utilisateurs sans leur demander
l’autorisation. On s’est dit que ça ne pouvait pas durer. On décide alors de
créer un petit logiciel permettant aux éditeurs d’applications de
demander proprement l’autorisation à l’utilisateur. En échange de quoi on
a demandé à l’éditeur de nous laisser l’accès à la data que l’utilisateur
acceptait de donner. On construit ainsi un énorme network
d’applications sur lequel on peut diffuser de la publicité.
Ogury est une entreprise leader du brand advertising sur mobile. Ogury
propose un ensemble intégré de technologies conçu et optimisé pour les
campagnes de branding sur mobile. Nous délivrons des performances
supérieures et durables aux annonceurs et éditeurs, dans le respect de la
vie privée des consommateurs.
Avec sa technologie de Personified Targeting, Ogury permet de cibler
avec précision une audience, sans recours à des données personnelles, ni
identifiant publicitaire ou graphe de correspondance entre apps et sites
web. Cette approche garantit le respect de la vie privée des
consommateurs et la pérennité de la publicité.
Ces données de personnification, associées à l’application ou à la page
web consultée, qualifient l’audience de plusieurs millions d’apps et sites,
et s’enrichissent avec chaque publicité diffusée et chaque enquête
réalisée. Elles personnifient chaque impression, et permettent un ciblage
précis centré sur les impressions, et non sur l’utilisateur. De ce fait, la
technologie Personified Targeting assure la protection totale de la vie
privée des consommateurs.
Nous avons levé près de 100 millions de dollars de fonds. Aux 15 millions
de dollars levés en 2016 s’est ajoutée une deuxième levée de 21 millions
de dollars, puis une nouvelle levée de fonds de 50 millions de dollars
menée par Idinvest en 2019. Cette année, Ogury va faire 150 millions
d’euros de chiffre ­d’affaires et emploie un peu moins de 400 personnes. À
titre personnel, il y a un an et demi, j’ai eu de gros problèmes de santé. J’ai
dû être opéré plusieurs fois, j’ai failli y passer. Même si la boîte allait très
bien, j’ai dit à mon associé que je ne pouvais plus être autant à fond dans
l’entrepreneuriat. Thomas a donc tout repris et a intégré un COO pour
l’aider. Je reste à leurs côtés, toujours disponible quand ils ont besoin de
moi. J’ai encore des intérêts économiques forts dans la société.
Est-ce que des mentors t’ont aidé au début ?
Oui. Des business angels nous ont beaucoup aidés. On a eu la chance
qu’aucun investisseur conventionnel ne s’intéresse à nous au départ de
Beezik parce que c’était trop risqué. Les seuls à s’être intéressés à nous
étaient des entrepreneurs. Ils avaient ce goût du risque et de la vision.
Thierry de La Brosse et Mehdi El Glaoui sont les premiers à nous avoir
fait confiance. Ils ont investi deux millions et demi d’euros pour que nous
les redonnions quasiment le lendemain à des maisons de disque. Ils nous
ont aidés comme des amis entrepreneurs qui entraient dans le business et
qui donnaient des conseils opérationnels. Ensuite, on a rencontré un
autre groupe de business angels, une structure composée d’un groupe
d’amis qui s’appelait Covent, tous des entrepreneurs qui avaient monté
leurs boîtes vingt ou trente ans auparavant dont certaines avaient été
cotées sur Euronext. Ils nous ont fait confiance. Pour le premier tour de
financement d’Ogury, on a levé sur un simple ­Powerpoint… Il n’ y avait
rien d’autre que Thomas, moi et un Powerpoint. C’était un peu pareil
pour Beezik, il n’y avait rien.
Sur BeeAd et Beezik, il y a eu un autre entrepreneur. Il s’appelait Patrick
Bensabat, le fondateur de Business & Decision. Je ­travaillais dans une
société de conseil qui appartenait à Business & Decision. La veille de mon
départ, j’ai l’occasion de lui présenter notre projet. Il me dit « ça a l’air pas
mal, reviens me voir demain ». Le lendemain, Patrick me dit « moi, je vais
mettre un petit montant, 40 000 euros, pour vous aider quelques mois à
survivre ». Et on se lance comme ça. Pour Ogury, vu qu’on avait déjà le
track record de BeeAd/Teads qui avait généré de l’argent pour tout le
monde, on a pu lever des fonds avec des VC ­classiques. On a tout de
même tenu à intégrer les business angels qui nous avaient fait confiance
dès le début. Ils sont encore au board d’Ogury.

• MANAGEMENT
On parle beaucoup de l’importance du recrutement des collaborateurs.
Je me suis raffiné avec le temps. Si je dois parler honnêtement, au départ,
je recrutais au feeling. Au début, ce n’était que ça. Ça ne suffit pas,
maintenant je l’admets. Ensuite, sont venues rapidement dans le process
les prises de références. En creusant, on comprend qu’une petite critique
ou un bémol dans la bouche de l’interlocuteur était souvent à amplifier,
parce que les gens ont de façon naturelle un filtre. Si j’ai un doute
maintenant, je ne recrute pas. Enfin, on a raffiné les process de
recrutement, avec plus de jeux de rôle, des tests métiers, des tests
psychologiques. Aujourd’hui, nous disposons d’un framework de
recrutement qui marche bien.

En tant que manager, quelles ont été tes priorités quotidiennes ?


Je descends très profond dans le métier, contrairement à mon associé qui,
lui, reste à un niveau plus stratégique. Je me suis toujours investi dans les
détails. Même aujourd’hui, j’estime que mon rôle est de challenger les
salariés. Pas de façon macro, mais dans le détail. Poser, reposer, et poser
encore des questions, être sûr que rien n’a été oublié, qu’ils ont pensé à
tout, bien brainstormé, donné le meilleur d’eux-mêmes. Mon rôle est de
mettre mon esprit créatif et critique au service d’une maïeutique, en
amenant à accoucher les idées en posant beaucoup de questions.
Le rôle du manager est aussi de trancher et savoir imposer une vision.
Toute cette mode de la grande démocratie, ça va jusqu’à un certain
point ! Surtout, quand tu es dans une société où l’exécution et l’agilité
sont tes principaux avantages. Nous sommes en concurrence avec
Google et Facebook, … les plus grosses boîtes au monde ! On ne se bat
pas contre des nains. Ils ont tout plus que toi : plus de moyens, des
équipes plus capées… Ils t’éclatent sur tout. Le seul avantage que tu aies
par rapport à eux : ta rapidité. Si tu passes trop de temps à obtenir le
consensus de tout le monde, tu es mort. Cette façon de faire peut générer
de la frustration de la part des équipes ou un sentiment
d’incompréhension. C’est un peu le collatéral obligatoire, même si tu
communiques pour y remédier. Il faut communiquer, expliquer, expliquer
encore mais parfois tu es obligé de prendre le raccourci. Quand la boîte
grossit, tu peux te permettre d’avoir un souci d’alignement plus grand car
l’énergie de ton business de toute façon te tracte. Ce n’est pas très à la
mode comme discours, mais c’est ce que je pense…

Quels sont tes critères de choix quand tu recherches un investisseur ?


Quand tu peux choisir, tu essaies de parler à des entrepreneurs qui ont
travaillé avec eux pour savoir si ce sont des personnes qui ne te lâcheront
pas en rase campagne dès que tu auras un problème. Un des critères
principaux est de s’assurer de la solidarité des investisseurs avec le métier
d’entrepreneur. Sinon, c’est vite fait d’être jeté à la benne dès que tu as des
difficultés. Après, tu as les critères classiques de puissance d’allonge : se
demander s’ils vont pouvoir te suivre au premier tour, puis au second
tour… C’est quand même pratique d’avoir des investisseurs qui peuvent
remettre sur plusieurs tours. C’est un grand confort. Enfin, il y a le fit
humain, avec le partner.

Comment trouver le financement nécessaire sans trop diluer


le capital ? Est-ce important de garder une minorité de blocage
ou une majorité ?
Ce n’est pas le premier problème. Le piège pour moi est de diluer son
capital avec des « associations ». Je pense qu’il vaut mieux ouvrir son
capital à des business angels qui ont prouvé leur ­aptitude plutôt qu’à des
organismes où, à la fin, il n’y a que des gens qui n’ont jamais créé de
boîtes. Je pense notamment aux « accélérateurs ». Mon conseil serait
plutôt de trouver un business angel qui a vraiment créé une grosse boîte,
s’est planté, a rebondi et qui a réussi. Attention à ne pas donner des
pourcentages à tout va, mais c’est normal d’être dilué quand c’est ta
première boîte, il ne faut pas rêver !
Quand tu es en phase de levée de fonds, si la levée te donne de quoi
démontrer les premières étapes de ton business, la dilution ne me pose
pas problème.

Quel a été l’impact de la pandémie ?


Le secteur de la pub digitale a été relativement épargné. Ogury a quand
même fait 15 % de croissance l’année dernière. On a encore amélioré
notre rentabilité. On a souffert en ce sens qu’on aurait fait beaucoup plus
sans la pandémie. Je constate une fatigue des collaborateurs à être seuls
chez eux. Après la crise, ils vont nous demander plus d’interaction sociale
avec leurs collègues, parce qu’à la fin, le plaisir dans le travail reste
l’interaction avec les collègues. La crise nous a prouvé, à nous managers,
que le remote pouvait très bien fonctionner mais il n’est pas soutenable au
niveau du moral des troupes, de l’esprit de groupe, du plaisir au travail et
de l’échange. On en vient à la conclusion que le bon modèle, c’est un
mélange des deux.

La mixité et l’inclusion, sont-elles des impératifs ?


Chez Ogury, on a la chance d’avoir environ autant d’hommes que de
femmes, sans écart salarial. On a eu la chance d’y arriver sans avoir à se
focaliser dessus. Ça s’est fait naturellement. Je pense que si tu recrutes
sans biais en faveur de la mixité ou de l’inclusion, à la fin le brassage se
fait quasi automatiquement. En tout cas, nous, c’est la chance et
l’expérience qu’on a eues.
On a environ un tiers de personnel tech où il est compliqué d’avoir le
ratio hommes/femme égal. Mais, on a quand même un bon ratio. Sur le
C-level, on pourrait encore améliorer le ratio. C’est pourquoi on est train
de faire un peu de discrimination positive.

As-tu mis en place des modes de management novateurs ?


On est plutôt classiques. On a la chance d’avoir des collaborateurs
ambitieux. L’objectif road map est construit en bottom up. Je pense que
c’est important. C’est un mode de fonctionnement qu’on a mis en place
dès le départ. Les collaborateurs fixent eux-mêmes les objectifs. Après, la
direction va les challenger. Si c’est trop mou, ils doivent expliquer
pourquoi. À l’impossible nul n’est tenu. Il n’y a pas de niveau hiérarchique
pour la communication. Si un de tes collaborateurs doit parler à un autre
et encore un autre pour aller plus vite, sans toi au milieu, il le fait. Il te
tient au courant parce qu’il faut que tu aies l’information. Tu ne dois pas
faire goulot d’étranglement. C’est interdit.

• AVENIR
Quels sont les différents scénarios pour Ogury ?
C’est un scénario stand alone avec éventuellement une IPO.
On a la sensation d’être en train d’arriver à quelque chose de très solide
pour pouvoir construire dessus. On a vraiment bâti la colonne vertébrale
qui nous permettra d’accélérer et d’être encore plus fort demain. On va
continuer d’accélérer sur notre marché qui est la pub branding pour les
grosses marques. On va pouvoir lancer des offres pour adresser de plus
petites marques et des développeurs d’applications mobiles.

Tu n’es plus opérationnel en raison d’un problème de santé


mais te vois-tu toujours jouer un rôle de président non opérationnel ?
Je ne suis même pas président, mais advisor, comme pour d’autres
structures. Ce qui me plaît, c’est de travailler avec les entre­preneurs et de
les faire bénéficier de mon expérience.

J’ai vu dans un classement de Challenges


que tu es dans les 500 premières fortunes françaises ?
Oui, mais c’est très théorique. Il y a une grosse partie de non-­liquidités.
Et même si aujourd’hui, j’ai un grand confort financier, ça ne change pas
grand chose. Je suis un anxieux. C’est ce qui a été ma force pour me
bouger à un moment dans ma vie. Mais c’est aussi ma faiblesse. Et c’est ce
qui m’a coûté une partie de ma santé. Être un entrepreneur anxieux, ça te
coûte forcément.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Sur le plan business, estimes-tu avoir eu de la chance ?
Bien sûr qu’il faut de la chance. Si tu ne te bouges pas pour qu’elle vienne,
tu ne la saisis jamais et parfois elle met à rude épreuve ta résilience. Il y a
des alignements d’astres. L’entrepreneur qui te dira qu’il a tout réussi sans
chance est un gros menteur.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


Il ne faut pas rêver : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Être
entrepreneur demande un gros travail. Tu peux lire tout et son contraire
à ce sujet. Certains arrivent à faire des horaires normaux et à monter des
boîtes incroyables. Moi, je n’y suis jamais arrivé. Après, je pense qu’il y a
moyen d’équilibrer les choses. J’ai vu ma fille grandir, le week-end j’ai
réussi à être avec ma femme et ma fille. Mais forcément, parfois, quand je
suis à table, je ne suis pas vraiment là car je pense sans arrêt à mon
entreprise.

Imaginons que tu puisses tout recommencer à zéro,


est-ce qu’il y a des choses que tu ferais différemment ?
Je serais plus exigeant dans les premiers recrutements.

Quel est ton plus gros échec ?


Un de mes échecs a été de ne pas avoir su manager mon effort et ma
fatigue. J’y suis allé comme un fou.

• CONCLUSION
Selon toi l’entrepreneuriat en France a-t-il atteint
une certaine maturité ?
Franchement, je ne vois pas de différence entre 2008 quand j’ai créé
BeeAd et aujourd’hui où on parle beaucoup de la start-up nation.
En France, les levées de fonds atteignent quand même 5 milliards d’euros…
Il y a peut-être plus de facilité d’accès aux fonds, c’est vrai… C’est plus
facile de lever. Mais à part ça, l’effort de réussite est le même, ce n’est pas
plus simple qu’hier.

Aurais-tu un conseil à donner à ceux qui voudraient créer


leur entreprise ?
Il y en a beaucoup. Le premier ce serait de le faire. 100 % des gagnants
ont tenté leur chance. Ne pas trop réfléchir et le faire.

Pour mieux te connaître, quelle question supplémentaire


aurais-je pu poser ?
Qu’est-ce qui te fait peur ? Tu en apprends pas mal sur les gens quand tu
leur demandes ce qui leur fait peur.
Les peurs évoluent dans la vie. Ce qui me faisait peur au début de ma
carrière, c’était de faire du 9h-18h dans un boulot qui ne m’intéressait
pas, pour gagner assez d’argent pour survivre. Je me disais que je n’allais
pas le supporter. J’ai eu ensuite des problèmes de santé. Aujourd’hui, ma
peur est de ne pas voir grandir mes enfants.

Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait.


J’ai appris beaucoup de notions de business dans le hip-hop !

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Des rêves plein la tête.

As-tu une passion ?


Oui, plusieurs. Le rap et le hip-hop. Jeune, je faisais de la musique pour
des rappeurs. Ensuite, j’adore tout ce qui est décoration et
particulièrement céramique. Celles des années 50, Roger Capron… Je suis
sensible à la beauté des objets.

Si tu avais trois minutes pour t’adresser à l’ensemble de la population mondiale,


que dirais-tu ?
Suis-je en position de prêcher quoi que ce soit depuis ma position où
tout va bien ? Quand la population crève de faim… Dix minutes après
mon speech, ils continueront à crever de faim. Je n’ai pas envie de donner
des leçons. Je leur dirais peut-être : « Faites de votre mieux ».
Entretien avec Philippe de la Chevasnerie, papernest1

“Il faut savoir itérer.


On teste énormément.”
Philippe de la Chevasnerie

Chercher à simplifier la vie des gens est souvent une source d’inspiration pour créer
une start-up. C’est le cas de Philippe de la Chevasnerie, cofondateur de
papernest, plateforme de simplification administrative qui permet de
déléguer ses formalités de déménagement et ses abonnements de manière
gratuite.
Créée en 2015 à l’issue de ses études à l’X et HEC, Philippe a construit une solution
recommandée par plus de 8 000 agences immobilières partenaires et adoptée par
plus de 700 000 utilisateurs. En levant 10 millions d’euros auprès de Partech Partners,
Index Ventures et Kima Ventures, papernest s’est développée en Espagne, en Italie et
au Royaume-Uni.
En janvier 2021, papernest a signé une alliance avec la plateforme Tink, leader
européen de l’open banking, afin de simplifier l’usage et renforcer l’expérience client.
Philippe, Finaliste du Prix IVY 2018, est aujourd’hui le CEO d’une société qui
compte 900 personnes, en bonne place dans le classement French Tech 120.

1. 30 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis Philippe de la Chevasnerie, un des deux cofondateurs de
papernest. J’ai passé toute mon enfance à la Rochelle. J’ai fait mes études
supérieures à Polytechnique, puis à HEC. J’ai un peu travaillé chez
Goldman Sachs en M&A et dans le conseil en stratégie chez McKinsey.
En 2015, avec mon cofondateur Benoit Fabre, nous avions vraiment à
cœur de créer un business. On a créé papernest qui aujourd’hui compte
un peu plus de 900 collaborateurs, opérant en France, en Espagne, au
Royaume-Uni et nous sommes en train d’ouvrir dans d’autres pays.

Quel a été ton itinéraire avant de créer ton entreprise ?


J’ai su que je voulais devenir entrepreneur, depuis l’âge de treize ou
quatorze ans, c’est un peu une vocation, même si dans ma famille proche,
il n’y a pourtant pas d’entrepreneur. J’ai été très attiré par le fait de créer
quelque chose, de rassembler un collectif autour d’un projet.
L’entrepreneuriat est attirant pour plusieurs raisons. D’abord, pour le
côté créatif. Ensuite, l’entrepreneuriat est un excellent levier pour avoir
un impact sur le monde. J’aime aussi la diversité des sujets et le
changement que cela apporte dans l’activité. ­L’entrepreneuriat permet de
changer de métier tous les six mois.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


J’étais un adolescent curieux et studieux. J’ai toujours été intéressé par les
sciences. À l’époque, je rêvais de devenir astrophysicien ou scientifique
de haut vol. Je me suis vite aperçu que je n’aurais pas les capacités pour le
faire.
Peux-tu présenter papernest ?
papernest est une solution qui permet de gérer tous ses contrats et
souscriptions et d’en reprendre le contrôle : les abonnements à l’énergie,
aux télécoms, à Netflix, Spotify, les assurances, les comptes bancaires,
etc. Les gens ont perdu le contrôle. Auparavant, ils avaient des objets
physiques, un CD, des DVD… Maintenant, ils sont tenus par des espaces
clients. Il est aujourd’hui compliqué de gérer et d’optimiser ses différentes
souscriptions. papernest est là pour redonner le contrôle aux utilisateurs
et leur permettre de gagner du temps.
Concrètement, papernest est une plateforme unique sur laquelle les
utilisateurs peuvent gérer leurs contrats, que ce soit l’électricité, le gaz,
l’assurance, les courriers, les crédits immobiliers, etc. En un clic, ils
peuvent souscrire, résilier, transférer. C’est 100 % gratuit et on s’occupe
vraiment de tout pour eux.

Entre l’idée originale et papernest aujourd’hui,


y a-t-il eu une évolution ?
On a eu tout de suite l’idée avec mon associé, Benoît Fabre, de créer une
plateforme pour gérer tous les contrats. On s’est ensuite aperçu que ce
serait compliqué à réaliser parce qu’il fallait atteindre une masse critique
et investir beaucoup dans le produit et la tech. On s’est d’abord
concentrés sur le moment du déménagement, pour pouvoir enclencher la
machine et atteindre la masse critique suffisante qui nous a permis de
lever les fonds et développer la boîte. Aujourd’hui, la solution permet de
gérer l’intégralité des contrats de tous les utilisateurs. Ce qui correspond
bien à notre vision initiale. On a pris un léger détour stratégique car nous
étions persuadés que nous n’arriverions pas à délivrer la solution initiale
dès le début.
Aujourd’hui, nous sommes présents en Espagne, en Italie, au Royaume-
Uni et on est en train d’ouvrir dans plusieurs autres pays. Ça fait un peu
plus de trois ans désormais que nous nous sommes lancés à
l’international. C’est d’ailleurs quelque chose que je conseille : ce n’est pas
si compliqué in fine, il s’agit de répliquer ce que l’on fait déjà dans d’autres
pays.
Des mentors t’ont-ils aidé dans la création et le lancement ?
On est accompagnés par nos fonds d’investissement. Philippe Collombel,
Managing Partner de Partech, nous a beaucoup guidés dans la stratégie et
la façon de structurer la boîte quand elle allait changer d’échelle, ainsi que
Chloé Giard d’Idinvest qui nous apporte son expertise sur de nombreux
sujets.
Cependant, nous n’avons pas eu de mentors à proprement parler. On a
beaucoup échangé avec des pairs ou avec des entrepreneurs qui avaient
déjà créé des start-up.
Il y a beaucoup de bienveillance aujourd’hui dans les relations
professionnelles. C’est vrai pour les entrepreneurs mais aussi plus
globalement : on peut demander un conseil, un avis à une personne qu’on
ne connaît pas du tout. Il suffit de lui envoyer un mail. Si c’est
correctement fait, beaucoup de gens vont répondre positivement. Il est
vraiment sain de faire appel à des conseils et de discuter. C’est surtout
comme ça que j’ai procédé, en parlant à des gens que je ne connaissais
pas, en envoyant des mails, en prenant des cafés avec eux et en posant
des questions. ­Évidemment, ­j’essaye de renvoyer l’ascenseur avec les néo
entrepreneurs, même s’il n’est pas possible de répondre à toutes les
sollicitations.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
La qualité des premiers recrutements est primordiale car elle va
conditionner celle des recrutements suivants et la création de la culture
d’entreprise. Si on recrute des gens de grande valeur, ils vont eux-mêmes
recruter des gens de très bon niveau par la suite. Inversement, si on
recrute des gens plutôt moyens, ils vont avoir du mal à attirer de
nouveaux talents dans leurs équipes et la qualité va en pâtir.
Les recrutements du début sont très durs : l’entreprise n’est pas connue,
on est peu ou pas attractifs et on n’a pas de produit sophistiqué. C’est
plus un risque qu’autre chose que de venir travailler dans une start-up.
Mais paradoxalement, c’est néanmoins un des moments où le
recrutement est le plus important parce que toute la suite en dépend.
C’est primordial, en rejoignant papernest, d’être à la fois très bon
techniquement mais aussi d’être un bon recruteur. Quand la boîte double
de taille chaque année, chaque manager doit faire monter en gamme son
équipe.

As-tu fait beaucoup d’erreurs de recrutement au début ?


Oui, bien sûr, nous en avons fait. C’est quand même rare car nous avons
des process de recrutement un peu longs et fouillés, « à la McKinsey ».
De ce que je perçois cependant, probablement moins que la plupart des
entreprises attractives car nous avions décidé de dédier un temps plus
significatif aux recrutements. Il m’est arrivé de voir 50 personnes en
entretien pour un poste clé. Mais, il y a toujours des erreurs de casting
malheureusement, qui parfois sont subtiles. On a eu des cas où on avait
des gens très bons pour faire le travail au début mais qui n’ont pas la
capacité de scaler avec l’équipe. C’est très important parce que la boîte
double de taille chaque année. On a donc besoin que les gens sachent
faire leur travail aujourd’hui mais aussi qu’ils aient une capacité de
monter en charge avec la croissance. Ça n’a pas toujours été le cas et ce
sont les moments les plus difficiles : il faut arriver à trouver des solutions
pour proposer une évolution du poste sur un métier dans lequel la
personne va s’épanouir et réussir, au lieu d’essayer de lui faire prendre des
responsabilités qu’elle ne peut pas assumer.
Finalement, nous avons commis peu d’erreurs. Généralement, les gens
qu’on recrute ont tout à fait les capacités de monter en gamme. On voit
aujourd’hui des gens qui sont arrivés stagiaires et qui ont la responsabilité
de BU de 70 personnes.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Je dirais qu’il n’y a pas trop de journée type, ni même de semaine ou de
mois. Je ne suis ni organisé ni très rigoureux. Ma manière de faire, c’est
un peu first things first. J’essaie de consacrer 80 % de ma journée à deux
ou trois priorités que j’estime être celles de papernest à ce moment-là. Un
temps incompressible est consacré à la communication, à assurer que la
culture d’entreprise est bien transmise et appliquée, au management des
équipes, comme à l’animation de mes collaborateurs directs, et aussi de
l’équipe au global. Je garde un rythme relativement important, environ
12 heures par jour. Les sujets qui peuvent être traités sont très variés.

En quoi as-tu modifié ton rôle depuis la création de l’entreprise ?


Mon rôle a changé intégralement à de multiples reprises. Au début, très
classiquement, on faisait tout, mon associé et moi. Nous étions deux
dans la boîte. On a fait le produit, le développement, l’opérationnel, le
marketing, la data, le recrutement, etc. On a dû apprendre tous ces
métiers. On a commencé à ­recruter les premières équipes, tout en
continuant à conserver un côté « mains dans le cambouis ».
Progressivement, le job s’est beaucoup déporté sur le recrutement et le
management. Aujourd’hui, je n’exécute plus du tout directement, mais
continue à m’impliquer dans de nombreux projets. Je dédie désormais un
temps significatif à recruter, à définir la culture et la vision et à
communiquer. Ce sont des choses très importantes, parce qu’au-delà
d’une certaine taille, l’impact que les fondateurs peuvent avoir n’est plus
via l’exécution directe. Il s’agit de structurer et définir des process pour
s’assurer que la boîte scale.
Je passe toujours au moins 20 % de mon temps à aller dans des dossiers
un peu en détail pour essayer de trouver ce qui va nous permettre
d’accroître la croissance demain et pour focaliser les ressources de la
société sur les grosses initiatives. On a recruté de très bons managers sur
leurs métiers, et le recrutement et l’animation de leurs équipes. Mon job
n’est plus tant de coordonner les projets mais bien de définir la stratégie,
la vision, la culture et de s’assurer que tout le monde est bien en accord
avec cette vision.

Quel âge ont tes direct reports ?


Entre trente et trente-cinq ans. On commence à sénioriser l’équipe. On
vient de recruter un VP sales qui a autour de 42 ans, avec une forte
expérience. On a toujours cherché à avoir un bon équilibre entre
l’expertise et les capacités d’adaptation et d’apprentissage, auxquelles on
croit beaucoup. Aujourd’hui, une bonne partie de notre Comex est
composée de personnes qui sont là depuis quatre ans, qui ont rejoint la
boîte quand il y avait 50 ou 100 personnes. La taille de leurs équipes a
explosé, leurs responsabilités ont beaucoup changé mais ils ont évolué et
progressé avec l’entreprise. On mise toujours sur le potentiel d’un profil
plutôt que sur son expérience. On va toujours privilégier quelqu’un qui
est capable ­d’apprendre beaucoup. C’est important d’être capable de
croître avec l’entreprise, à la fois pour la personne qui nous rejoint,
et pour papernest. Ce que fait la boîte aujourd’hui n’est pas ce qu’elle fera
demain. C’est clé de miser sur la capacité de développement personnel de
chaque employé.

Quels sont tes critères de choix quand tu recherches un investisseur ?


Un premier critère est une bonne compréhension de nos problématiques
stratégiques. Une capacité à nous soutenir de manière continue. Et aussi,
de se projeter sur un temps long avec nous. On cherche à avoir de bonnes
relations personnelles, à bien ­s’entendre, à sentir qu’on va pouvoir
collaborer, se dire les choses, échanger de manière constructive sur les
orientations, pour aboutir à de meilleures décisions collectives. C’est
aujourd’hui ce qu’on a. On est très satisfaits de Partech et d’Invest qui
nous accompagnent depuis l’origine.
Il est important d’avoir un fonds qui soit à la fois réputé, parce qu’il peut
amener des talents et des mises en relation, et qui aura la capacité de
nous suivre, puis de nous introduire auprès des fonds de taille supérieure.

La dilution du capital des fondateurs est-elle un sujet ?


Oui, bien sûr, mais c’est tout aussi vrai pour l’équipe. D’un côté, il faut
faire attention à bien financer la croissance afin de ne pas ralentir, afin de
donner aux équipes les moyens d’implémenter les projets et d’avoir pour
chaque membre de papernest cette opportunité d’évoluer avec une boîte
qui double de taille chaque année. D’un autre côté, la dilution affecte
autant les fondateurs que l’équipe qui a des BSPCE, qui peuvent
représenter des sommes significatives. Une start-up qui se dilue de 25 %
pour lever tous les 15 mois va mécaniquement diviser par 3 les BSPCE
des salariés, ce qui a un énorme impact sur la création de valeur via ce
levier.
Notre politique a été de distribuer des BSPCE auprès de tous les CDI au
bout d’une certaine durée de présence dans l’entreprise, ce qui aligne les
intérêts.

Quelle est la part des deux fondateurs ?


Elle est confidentielle, mais nous sommes majoritaires.

Quel a été l’impact de la crise Covid ?


Comme toutes les entreprises, nous avons vécu le Covid avec une grosse
incertitude au début. C’était un peu l’apocalypse du business. Ça faisait
dix ou quinze ans qu’il n’y avait pas eu de crise et celle-ci était d’un ordre
de grandeur largement supérieur à toutes celles vécues auparavant… Le
Covid a eu un gros impact à la fois sur le moral et sur le business qui a été
réduit de plus de 70 % pendant les mois de confinement. Mais on a
quand même décidé de croire en l’avenir. Nous n’avons fait aucun
licenciement. On a fait le gros dos, on s’est tous rassemblés pour essayer
de créer rapidement des relais de croissance et compenser la perte de
business.
Nous avons accepté une baisse temporaire et spectaculaire de la marge
de la société, à un moment où nous ne savions pas combien de temps cela
allait durer. On a partagé avec les investisseurs notre plan d’action. In
fine, la décision a été la nôtre. On avait évidemment consulté auparavant
l’équipe là-dessus. Ça correspondait à nos valeurs : on essayait d’être fair
dans ce qu’on faisait. On voulait au maximum conserver les emplois. La
décision était parfaitement raisonnable, maintenant avec le recul. Quand
on l’a prise, comme on ne savait pas si le confinement allait durer un ou
dix mois, c’était un pari qu’on a voulu tenter. Les investisseurs nous ont
compris, ils nous ont suivis. Je sais que d’autres fonds ont conseillé à
certaines boîtes de réduire leurs effectifs, et un nombre non négligeable
de scale-up l’ont fait. On a préféré ne pas céder à la panique. Il y a certes
un facteur chance et le futur nous a donné raison puisque nous avons
renforcé nos effectifs en passant de 300 avant à 800 après le Covid.
Il n’empêche, la décision était difficile et les investisseurs nous ont
soutenus.

Les principes de mixité et l’inclusion sont-ils des principes


qui guident ton action ?
On a depuis le début une vraie diversité parmi nos profils. On a toujours
eu des critères de recrutements explicites et cadrés, ce qui laisse moins de
place au feeling qui est à mon avis un levier fort de discrimination. On
recherche des personnes qui répondent à des critères objectifs sur leur
métier, leur efficacité, leur capacité d’apprentissage, l’adhésion à notre
culture (point sur lequel il faut faire attention car la culture permet de
filtrer les gens que l’on recrute et doit donc être inclusive sans être faible
pour autant). J’ai l’impression que nous avons essayé de recruter de la
manière la plus objective qui soit. Notre principal souci a toujours été
d’être le plus objectif possible dans les recrutements, de recruter
uniquement sur la compétence pour éviter toute discrimination et avoir
une diversité naturelle et inhérente au processus.
Nous avons toutefois encore des progrès à faire : 43 % seulement de nos
collaborateurs sont des femmes. Notre CFO, par exemple, Anne-Gaelle
Delmond, est une femme qui nous a rejoints il y a plus de quatre ans. Il y
a des femmes à haute responsabilité dans l’équipe, néanmoins, la parité
n’est pas parfaite. Je pense aussi que ça reflète en partie,
malheureusement, les candidatures dans la tech qui ne sont pas 100 %
paritaires non plus. Mais, ce n’est pas une raison pour ne pas travailler ce
point.

As-tu mis en place des modes de management novateurs ?


Nous distribuons des BSPCE à tous nos CDI, du Comex au support, ce
qui reste assez rare dans l’écosystème français. Nous pensons que c’est un
outil fort qui permet d’aligner toutes les forces en présence vers les
mêmes objectifs et un élément de motivation puissant.
Nous n’avons pas de mesures du type vacances à volonté par exemple,
mais je pense qu’il faut faire attention car certaines de ces mesures sont
aussi des play marketing de la part de start-up qui vendent des outils RH
et en font des vecteurs de communication, avec parfois des effets pervers
(dans certaines entreprises avec des vacances à volonté, les collaborateurs
prennent moins de vacances qu’avant).
Nous essayons de mettre en place un management à l’écoute, nous
pratiquons le radical candor pour savoir ce sur quoi nous devons
travailler, nous nous efforçons d’être équitables et nous prenons très à
cœur de permettre aux collaborateurs de se développer personnellement
chez papernest.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ?
Quels sont les différents scénarios ?
On a l’ambition de porter papernest à des dizaines, voire des centaines de
millions d’utilisateurs. Dans cinq ans, on se voit toujours à la tête de
papernest qui opérera partout en Europe et sur d’autres continents, en
proposant un service chaque jour ­meilleur, un service qui puisse apporter
beaucoup de valeur aux utilisateurs. Nous pensons accomplir ce projet en
stand alone avec éventuellement une IPO.
C’est une belle opportunité d’apprentissage et de croissance puisque la
boîte change de dimension chaque année. Cette ambition est exigeante
mais elle permet de se projeter.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Penses-tu avoir eu de la chance dans la vie ?
Évidemment, oui. Ce serait vraiment mentir que de dire que la chance n’a
pas un impact majeur dans l’entrepreneuriat. Pour avoir fréquenté mes
pairs, je vois des gens excellents qui malheureusement échouent et
d’autres sur lesquels je n’aurais pas parié qui réussissent bien. Il y a un
facteur chance qui est fort et il ne faut pas se le cacher. Entreprendre
demande beaucoup de travail. Sans travailler dur, il ne se passe rien. Il
faut un minimum de capacités, mais la chance reste un facteur majeur.
L’entrepreneuriat consiste à se donner l’opportunité de s’exposer à la
chance. Dans le pire des cas, on perd quelques années de sa vie et ses
économies du moment. C’est un privilège que tout le monde ne peut pas
s’offrir cependant. Il faut savoir itérer, changer son approche et retenter
régulièrement, même au sein de la même boîte. C’est ce qu’on fait : on
teste énormément, on a une approche extrêmement lean. La boîte
aujourd’hui n’est pas celle d’il y a trois ans, tout simplement parce qu’on a
fait énormément de tests. La plupart de nos idées ont lamentablement
échoué. Quelques-unes ont permis de faire exploser la boîte et c’est
comme ça qu’on continuera à croître. Se donner la possibilité de faire
beaucoup de tests et d’échouer, de s’exposer à l’éventualité d’avoir
beaucoup de chance. Il y a un énorme upside potentiel et un downside
relativement faible si on fait les tests de manière correcte. Nous sommes
une société où la culture du lean start-up est très forte. On estime qu’on a
peu à perdre à tester mais beaucoup à gagner.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


Oui, je le pense. Là encore, il ne faut pas se voiler la face.
L’entrepreneuriat est une chose à laquelle il faut se donner à 100 %. Sinon,
on a toutes les raisons d’échouer. C’est quelque chose d’exigeant et de
long. La charge de travail est plus importante que dans pas mal d’autres
jobs. En revanche, elle est tout à fait compatible avec une vie de famille.
En tout cas, j’y compte bien ! Il faut avoir en tête qu’il y a des sacrifices à
faire, mais que c’est pleinement compatible avec une vie de famille.

Que ferais-tu différemment si tu pouvais tout recommencer à zéro ?


La réponse simple serait de dire que je prendrais tous les tests qui ont
réussi et que je les implémenterais en premier. Dans les faits, c’est très
dur à savoir. On serait encore plus ambitieux. On essaierait d’aller encore
plus rapidement. C’est un peu simple à dire mais je pense qu’il faut
vraiment essayer d’aller le plus vite possible. On aurait pu aller un peu
plus vite.
Prendre plus de risques aussi. Ensuite, se lancer plus rapidement à
l’international car ce n’est finalement pas si compliqué.
Voilà, ce sont les trois principales actions que j’engagerais.

• CONCLUSION
Selon toi, l’entrepreneuriat en France a-t-il atteint un certain niveau de maturité ?
Oui, je le crois. Encore une fois, je n’entreprends que depuis six ans. Je
n’ai pas une vision qui s’étalerait sur dix ou vingt ans. Ce qui semble se
dire en tout cas, c’est que l’entrepreneuriat a ­énormément changé. Les
capitaux sont là. Il y a encore cinq ans, les valorisations françaises étaient
deux à cinq fois inférieures, pour les mêmes montants levés, aux
valorisations anglosaxonnes. Aujourd’hui, ça doit être encore un peu
inférieur mais c’est sans doute moins le cas. Par ailleurs, il y a aujourd’hui
un vivier de personnes dans le digital et dans la tech bien plus important
qu’auparavant. Il faut quand même savoir que les start-up génèrent 10 %
des CDI signés en France chaque année ! Ce n’est plus anecdotique. Les
boîtes ont de plus en plus d’ambitions. Il y a encore cinq ans, un exit à
200 millions était tenu pour miraculeux. Désormais, mécaniquement, pas
mal de start-up sont sur cette voie… Les investisseurs prennent plus de
risques, investissent plus. Il y a un effet très vertueux, une sorte de cluster
est en train de se créer, avec beaucoup de talents, d’ambition et des fonds
qui permettent de les financer. Auparavant, le cursus honorum consistait
à aller dans la finance et le conseil. Aujourd’hui, les talents vont en start-
up. Il y a eu un vrai shift durant les dix ou vingt dernières années. C’est
pour le meilleur car cela participe à la création de beaucoup d’emplois.

Quels conseils pourrais-tu donner à un futur créateur d’entreprise ?


Le premier serait de se lancer. Ça fait peur, même si le risque n’est pas
énorme : on perd deux ans de sa vie mais on peut retrouver un travail
derrière… Il n’empêche. On s’expose surtout à une perte d’ego, je pense
que la peur de rater freine beaucoup de personnes. Mais il faut se lancer.
La plupart des gens ne le regrettent pas trop ! Et puis lire the The Lean
Start-up d’Eric Ries. Je pense que nous serions dix fois plus petits sans
l’avoir lu. Il faut cette appétence et cette philosophie du test. Elle est très
importante dans notre culture. Troisièmement, il faut se donner à fond.
Pour créer une boîte, il faut se donner les moyens de réussir. Selon moi,
ce n’est pas le moment de partir en vacances et de rentrer chez soi à 17 ou
18 heures. On a une temporalité assez restreinte. Il faut tout donner
pendant plusieurs années quand on crée.

Est-ce qu’il y a une question que j’aurais dû te poser


pour mieux te connaître ?
Parler de la culture de papernest : quelle est-elle ? Et comment l’avez-vous
créée ?

Bonne question, que je te pose !


La culture d’entreprise, beaucoup en parlent, souvent à tort et à travers.
On voit énormément de publications là-dessus. Beaucoup de méthodes
existent pour développer une culture d’entreprise. Personnellement,
quand j’avais lu tout ça, il y a quatre ou cinq ans, j’étais très perplexe.
D’un côté, le monde est rempli de conseils, d’experts pour définir les
processus pour établir sa culture, en faisant des meetings, des workshops,
des brainstorming. Mais la question du contenu, de quelles valeurs avoir
pour quel type de boîte n’est littéralement jamais évoquée, cela ne semble
même pas intéresser quiconque !
Et pourtant, la culture et les valeurs sont des instruments puissants, qui
vont définir et structurer la start-up et sa capacité à attirer les talents et
travailler efficacement, prendre les bonnes décisions pour exécuter sa
vision. Si l’entreprise n’a pas les bonnes valeurs, cette arme va se
retourner contre elle et la ralentir énormément. Et, paradoxalement,
personne ne semble se soucier de cela, les valeurs sont choisies suite à
des discussions souvent arbitraires, avec des tentatives d’imitation de
cultures d’entreprise à succès.
Avec le recul et ayant pas mal travaillé le sujet, je comprends mieux
comment ça se passe. Beaucoup d’entrepreneurs pensent que la culture
est quelque chose qui se décide. Or, je pense qu’elle existe par les
fondateurs qui ont des méthodes de travail et des choses qu’ils veulent ou
non voir exister dans leur société. Même si la culture n’est pas mise sur
papier, elle existe dès le premier jour par l’action des fondateurs.
Typiquement, on a formalisé notre culture une fois qu’on était 70, ce qui
est très tard. On avait pourtant déjà une culture très forte, on s’en est
aperçu après.
Ensuite, c’est bien de faire des workshops et de décider quelles sont ses
valeurs, mais aujourd’hui des responsables le font sans aucun lien avec
leur business, avec leur stratégie, avec la qualité de leurs équipes etc.
Pour moi, c’est une absurdité totale ! Aujourd’hui, les valeurs structurelles
d’une boîte sont là pour lui permettre de réaliser ses missions et pour
attirer des talents pour les mener à bien. C’est de là que doit découler la
culture d’une boîte et non à partir de postulats arbitraires. C’est ce qu’on
a réussi à faire : avoir une culture très cohérente avec nos méthodes de
travail mais surtout avec notre vision, avec les missions et la stratégie
qu’on compte avoir. La culture semble trop souvent définie de manière
aléatoire, sans lien avec le business, la ­stratégie et les missions.
La culture de papernest s’articule autour de cinq valeurs.
Le team learning, l’ambition, le lean start-up, le focus client et le caring et
la méritocratie. On veut, en gros, créer un environnement bienveillant où
les gens puissent s’épanouir. Mais pas bienveillant dans le sens où on ne
dirait pas les choses qui ne vont pas. On dit justement les choses telles
qu’elles sont pour que les gens puissent s’améliorer. Par ailleurs, on essaie
de faire en sorte qu’il n’y ait pas de politique. Les gens doivent être
reconnus en fonction de leurs résultats, de leurs mérites, de leurs
engagements. Pas en fonction des non-dits. Plus la boîte grossit, plus c’est
un point important. On ne veut pas devenir une boîte du CAC 40 avec
des jeux politiques. On préfère rester agiles et peu politiques. C’est un
élément clé pour nous.

Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait.


J’ai servi dans la Marine Nationale au large de la Somalie.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Je pense que c’est encore un peu tôt pour lui donner un titre !

As-tu une passion ?


J’aime beaucoup la littérature, je consacre beaucoup de temps à la lecture
(que ce soit de la littérature classique, des essais, des biographies ou
précis historiques, des livres business (avec un plaisir nettement moindre
cependant…) et de la science fiction). Je pratiquais aussi beaucoup la
planche à voile, mais c’est plus compliqué à Paris. Et je m’efforce de rester
au fait des nouvelles découvertes en physique et en mathématiques.

Si tu pouvais t’adresser à l’ensemble de la population mondiale en trois minutes,


que dirais-tu ?
J’aurais bien du mal à me livrer à cet exercice ! Cependant, un sujet qui
me travaille est l’allocation des ressources : l’humanité consacre un
temps, des ressources et des talents démesurés à des activités peu
porteuses de valeurs sociales : la mode, le luxe, une partie de la finance et
du marketing, le sport professionnel de haut niveau, etc.
Paradoxalement, les activités qui permettent d’améliorer durablement
des situations (recherche fondamentale, R&D, éducation, investissement
dans la recherche médicale, etc.) sont souvent sous-investies à la fois en
termes de capitaux et de talent.
Plus d’argent est dépensé de manière combinée dans le luxe et le
marketing que dans la R&D à l’échelle mondiale. L’impact sur les talents
qui travaillent dans ces secteurs est tout aussi prononcé. J’aurais tendance
à penser qu’il s’agit d’un sujet complexe mais qui gagnerait à être plus
évoqué et débattu.
Entretien avec Benjamin Gaignault, Ornikar1

“L’idée ne fait rien,


l’exécution fait tout.”
Benjamin Gaignault

S’attaquer au secteur des auto-écoles, qui avait connu très peu d’évolution, s’est avéré
une véritable croisade pour Benjamin Gaignault qui a cofondé Ornikar en 2013.
L’examen du permis de conduire est l’examen le plus passé en France. En le
rendant plus flexible et plus accessible, Ornikar a formé des centaines de milliers
d’élèves mais également mené de nombreuses batailles juridiques…
Ornikar compte aujourd’hui 200 salariés (contre encore 120 en juin 2020) et a levé au
total près de 150 millions d’euros dont une levée de fonds très remarquée de
100 millions d’euros en 2021 auprès notamment de KKR, Idinvest, Elaia et Bpifrance
via son fonds Large Venture.
Au-delà du permis de conduire, Ornikar a développé une offre d’assurance auto en
ligne et s’est étendu en Espagne et en Allemagne. Finaliste du Prix IVY 2018,
Benjamin a permis à Ornikar de figurer dans le classement French Tech 120 depuis
2019.
En faisant évoluer le débat sur la réforme des professions réglementées et en
rejoignant le Board de France Digitale avec un fort engagement vis-à-vis de
l’écosystème français des start-up, Benjamin a bien montré qu’il faisait partie des voix
qu’on n’a pas fini d’entendre dans la French Tech…

1. 30 mars 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu et quel a été ton itinéraire avant de créer Ornikar ?
Je suis fils d’agriculteur. Je suis né et j’ai grandi à côté de Châteauroux où
j’ai étudié jusqu’à la seconde, avant d’être envoyé en pension à Paris
pendant trois ans à La Salle-Passy Buzenval à Rueil-Malmaison. Mes
parents estimaient que le niveau d’études était peut-être plus qualitatif en
Ile-de-France. Puis j’ai fait un BTS commerce international à Boulogne
pendant deux ans, puis trois ans d’école de commerce à Marseille. Je
n’étais pas submergé de boulot. C’est pourquoi j’ai décidé de finir mes
deux dernières années d’études en apprentissage. J’ai fait deux ans
d’alternance chez SFR en tant que chef de secteur. J’ai eu beaucoup de
chance car on m’a confié pas mal de responsabilités rapidement, suite au
congé maladie d’un chef de secteur. J’avais mon secteur, mon budget, ma
voiture. A 21 ans, je devais animer des espaces SFR et m’assurer que le
niveau des ventes était celui qu’on attendait, accorder des budgets pour
faire des promotions sur tel ou tel forfait, m’assurer de la qualité de
l’ensemble des vendeurs de mon réseau… C’était passionnant, surtout à
cet âge-là. Il y avait plein de challenges comme expliquer leur métier à
des vendeurs de quarante ou cinquante ans alors que vous en avez vingt,
que vous êtes encore étudiant ! C’était un peu compliqué, mais un bon
exercice. Et cela m’a permis d’avoir un pouvoir d’achat bien supérieur à
celui de mes copains d’école de commerce car en apprentissage, vous êtes
payés et ne payez pas non plus votre école. J’ai pu partir pendant six mois
à l’issue de mes études et de mon apprentissage avec sac-à-dos en Asie du
Sud-Est et en Australie, ­accompagné d’un ami et de ma copine,
entretemps devenue ma femme. Ensuite, j’ai bossé pendant quatorze
mois dans une start-up parisienne en tant que commercial. C’était une
boîte qui installait des réseaux de fibre optique pour relier des sièges
sociaux avec des data centers. Quelque chose de très techos, pas du tout
pour moi. Après quatorze mois où je ne ­comprenais toujours pas le
produit que je vendais, j’ai décidé en 2015 de monter Ornikar avec mon
premier associé.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer une entreprise ?


J’ai toujours eu envie d’être entrepreneur, même si je n’avais pas été bercé
dans ce milieu depuis ma plus tendre enfance. J’ai besoin de pas mal de
liberté, ce que le salariat ne m’offrait pas assez. Ma motivation : pouvoir
adapter mon emploi du temps comme je le voulais, prendre les décisions
que je voulais, avoir une liberté totale. Le premier point qui m’a attiré
vers l’entrepreneuriat, c’est vraiment la liberté. Le deuxième, c’est
l’argent. J’avais envie de faire une belle carrière pour mettre à l’abri ma
famille sur plusieurs générations. Cependant, je n’avais pas forcément fait
les études pour une carrière incroyable en finance ou en tant que PDG
d’une entreprise du CAC 40. Le seul moyen pour moi de faire un petit
hack en termes de carrière, c’était l’entrepreneuriat. Les deux sujets
étaient donc la liberté et le fait de pouvoir rapidement bien gagner ma
vie.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


S’il y a un adjectif qui me caractérise, c’est l’impatience. Je suis le dernier
d’une fratrie de quatre et j’ai toujours voulu être plus vieux et aller plus
vite. Je me suis marié à 23 ans, eu des enfants à 27. Je n’ai pas redoublé
parce que l’idée de perdre un an me paraissait insoutenable. J’ai toujours
voulu aller beaucoup plus vite et essayer de gagner du temps à chaque
fois. C’est l’impatience qui me caractérise, que ce soit enfant, adolescent
et même adulte aujourd’hui.
Je suis issu d’une famille d’éducation catholique. Je respectais le cadre
dans lequel j’avais été élevé. Mais je n’ai jamais été très travailleur. Je suis
même assez faignant !… Je faisais juste ce qu’il fallait pour passer au
niveau supérieur et ne pas perdre de temps. Mais je n’étais ni un très bon
élément ni un très mauvais, pas perturbateur du tout. Conforme, on peut
dire.
Quel est le concept de ta société ? Quelle a été son évolution
entre le concept d’origine et l’entreprise aujourd’hui ?
Il s’agit de proposer une formation au permis de conduire mobile et à
prix réduit. Quand on arrive sur le marché en 2013, on s’aperçoit que le
permis de conduire, l’examen le plus passé en France et dans le monde,
n’est pas digitalisé et que plus de 80 % des gens qui font appel à une auto-
école ne sont pas satisfaits. Pourtant, c’est un marché qui génère plus de
2 milliards d’euros chaque année, un million de candidats qui paient 2
000 euros en moyenne. En 2013, on voit l’arrivée de Uber sur le marché
français qui est un nouveau modèle social avec le recours aux
indépendants. On s’est dit qu’on voulait proposer une formation basée
sur du digital et du ­e-learning pour la partie Code de la route, une mise
en relation online, et des cours physiques avec des enseignants de la
conduite, diplômés et indépendants pour la partie conduite, afin de
proposer une formation au permis de conduire la plus mobile possible,
avec une vraie notion d’expérience utilisateur. Avec des effets de
volumes : on voulait être un acteur global et non pas local comme les
auto-écoles traditionnelles. Baisser les prix, réduire nos marges.
Le modèle initial a évolué car durant les trois premières années, on a eu
beaucoup de procès, de problèmes, et on n’obtenait pas notre agrément
auto-école. Pour avoir un agrément auto-école, il faut avoir un local, une
télévision, un lecteur DVD et un véhicule double-commande. Rien de
compliqué, mais on a mis trois ans à l’obtenir, en raison des pressions des
syndicats d’auto-écoles traditionnelles qui bloquaient les rues, avec des
slogans qui faisaient la une du Parisien comme : « Avec Ornikar vous
allez vous faire avoir ! », « Mort à Ornikar ! » etc., alors même que la
société n’était encore rien d’autre qu’une vitrine. On a décidé de pivoter le
modèle. On a fait de la location de véhicules à double commande avec
prestations d’enseignants. C’était une espèce d’astuce pour commencer la
conduite. On a finalement obtenu notre agrément après beaucoup
d’efforts pour convaincre les autorités, notamment le ministre de
l’Économie qui était Emmanuel Macron et le ministre de l’Intérieur,
Bernard Cazeneuve.
Après de longs mois de batailles intensives, on a réussi à obtenir nos
agréments et l’auto-école en ligne a fonctionné telle qu’on l’imaginait au
début. Aujourd’hui, Ornikar est présent également en Espagne et se
développe très fortement dans l’activité assurance automobile, pour
l’instant réservée aux jeunes conducteurs. On est en train de l’élargir à
tout conducteur parce qu’on s’aperçoit que c’est un marché qui fait près
de 18 milliards d’euros en France, sans la moindre innovation depuis des
années. Vous avez des grands acteurs, contrairement à l’auto-école où il
n’y a que des petits.
Néanmoins, c’est un marché où l’expérience utilisateur n’est toujours pas
extraordinaire et où il n’y a pas eu d’évolutions technologiques
significatives. Si vous avez un accident, vous ne pouvez toujours pas faire
de constat en ligne : il faut regarder dans votre boîte à gants, faire une
espèce de croquis de votre scène d’accident qui pour nous date de
Mathusalem. C’est une pratique absolument lunaire ! Rien n’a été
amélioré. Nous disons : notre métier est de s’assurer que les gens soient
de bons conducteurs. Pour ce faire, il faut bien les former au début mais il
faut également bien les accompagner pendant toute leur vie de
conducteurs. Notre nouveau slogan, c’est : We care for drivers. On prend
soin du conducteur pendant toute sa vie ­d’automobiliste.

Si c’était à refaire, aurais-tu consacré tout de suite ton activité


au marché de l’assurance plutôt que de commencer
par le permis de conduire ?
Je n’ai pas comme trait de personnalité d’avoir des remords sur ce que j’ai
fait. Je ne me pose pas vraiment la question. Si aujourd’hui on a un tel
succès sur l’assurance auto qu’on a lancée en septembre 2020, c’est à 80 %
grâce à la marque qu’on a construite sur la partie auto-école. On a été
identifiés comme experts en ­sécurité routière et comme une société
capable d’innover et de disrupter des expériences utilisateurs. La
combinaison de ces deux ­perceptions nous permet de nous positionner
sur l’assurance automobile. Si vous nous choisissez pour votre assurance
auto, vous aurez la même révolution en termes d’usage que dans notre
activité auto-école. En fait, tout va dépendre des prochains mois. Si
jamais on a un énorme succès dans la partie assurance-auto, ce sera en
très grande partie grâce à notre activité auto-école et je ne pense pas
qu’on ait de regrets. Mais c’est difficile d’imaginer ce qui se serait passé si
on avait directement commencé par ­l’assurance auto.

À quel point faut-il que le produit ou le service soit développé,


avant d’en parler ou de l’offrir à la clientèle ?
Il n’y a aucun doute : il faut itérer. Vous ne créez pas un produit pour
vous faire plaisir, vous créez un produit pour répondre aux besoins des
utilisateurs. Il faut lancer des MVP (minimum viable product) et faire
évoluer le concept ou l’application en fonction du retour utilisateur. Si
vous attendez d’avoir un produit parfait avant de le lancer, ce sera trop
tard : quelqu’un l’aura fait à votre place et en mieux, puisqu’il se sera
nourri des premiers retours de ses early adopters pour développer de
nouvelles features qui répondent aux besoins. Pour le coup, il n’y a pas de
débat ­là-­dessus et je ne comprendrais pas qu’on pense le contraire. Et
puis, deuxième point : l’idée ne vaut rien ou quasiment rien. Je suis en
train d’investir dans différentes boîtes et quand je parle avec des
entrepreneurs, les plus jeunes en tout cas, disent qu’il ne faut pas parler
des nouveaux concepts. Si vous avez peur qu’on vous pique l’idée, c’est
qu’a priori vous n’êtes pas bon dans l’exécution. L’idée ne fait rien,
l’exécution fait tout. Dans notre cas, on en parlait tout le temps. Pendant
trois ans, on a expliqué à la terre entière ce qu’était notre business model
et comment il fonctionnait. Ce qui fait qu’on a deux concurrents qui sont
arrivés et qui ont eu l’agrément avant nous. Notre conviction était qu’on
serait meilleur qu’eux en exécution. Aujourd’hui, nos concurrents les plus
proches sont dix fois plus petits qu’Ornikar. Ce qui prime, c’est
l’exécution : parlez de votre idée, faites-vous challenger, mais ne dites
jamais : « Je ne veux pas en parler, j’ai peur qu’on me pique l’idée ». Si
vous pensez que vous avez l’idée de Facebook en tête, a priori vous êtes à
côté de la plaque. Il faut surtout parler de votre idée, le dire à tout le
monde, pour que vous ayez des gens qui viennent vous concurrencer.
Vous devez vous différencier sur l’exécution et pas sur le fait de dire :
« J’ai trois mois d’avance parce que je n’ai donné l’idée à personne ».

Est-ce que des mentors t’ont aidé dans la création de l’entreprise ? Jouent-ils
encore un rôle aujourd’hui ?
Des mentors, pas vraiment. On a des premiers investisseurs qui sont
arrivés huit mois après la création d’Ornikar et qui ont investi alors qu’on
n’avait toujours pas l’autorisation d’être une auto-école. Ils nous ont fait
confiance et ont passé encore plus de deux ans dans une boîte qui n’avait
pas ses autorisations, qui perdait de l’argent et qui était dans une
situation critique. Aujourd’hui, ces investisseurs sont toujours autour de
la table et on l’apprécie, parce qu’ils nous ont beaucoup aidés dans ces
moments difficiles.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes premiers collaborateurs ?
Sur quels critères et principes ?
Les premiers collaborateurs sont ceux qui veulent bien venir avec vous !
Quand vous êtes tout petits et vous avez 20 m2 de bureau au fond d’une
cour un peu glauque dans le 20e, ça n’attire pas toujours. Vous faites
beaucoup d’erreurs, parce que vous recrutez par opportunité, surtout
faute de mieux. Donc, on a fait beaucoup d’erreurs de recrutement !… On
essaie de communiquer et de faire un peu rêver les talents sur notre idée.
Mais c’est très compliqué : vous ne pouvez pas bien payer les gens. Nous
sommes une auto-école, on a déjà vu plus sexy comme secteur ! On a eu
des ­difficultés d’attractivité. Au début, on apprend à faire avec des profils
très inégaux. Le premier salarié qui est devenu mon associé par la suite
est le meilleur recrutement qu’Ornikar a jamais fait. Il venait d’un fonds
d’investissement qui a travaillé sur la première levée de fonds et a rejoint
ensuite la direction d’Ornikar. Ça a été évidemment un recrutement
formidable, mais on a fait beaucoup ­d’erreurs à côté.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Elles sont de deux catégories. La première est ma famille. Sans elle, je ne
m’en sortirais pas. J’ai aujourd’hui une femme et deux enfants. Ma
priorité est de m’assurer que tout le monde aille bien, emmener mon fils
à l’école, être certain que je dégage assez de temps et de bande passante
pour ma vie personnelle, parce que c’est plus important que ma vie
professionnelle.
La deuxième est de faire en sorte que la boîte soit toujours sur les bons
rails, qu’on soit toujours entourés des meilleurs profils. La priorité
quotidienne est de m’assurer, pour ceux qui me rapportent directement,
que tout est au clair dans leurs missions quotidiennes et que s’il y a un
problème on crève l’abcès et on en parle vite. C’est être certain que je suis
à jour des services que je dois rendre à mes équipes. Je ne veux pas être
un frein, c’est ma grande crainte. Je m’assure que les personnes qui ont
besoin de moi ont eu la réponse qu’elles attendaient.

En quoi as-tu modifié ton rôle dans l’entreprise depuis la création ?


Au début j’étais opérationnel, aujourd’hui je ne le suis plus du tout.
Ornikar emploie 160 personnes. Il y a à peu près 4 ou 5 arrivées par
semaine depuis trois mois. C’est un recrutement assez intensif.
Dorénavant mon boulot se résume à s’assurer, avec mon associé, qu’on va
dans la bonne direction en termes de stratégie. C’est le premier point.
Notre deuxième préoccupation, c’est qu’il y ait les bonnes personnes au
bon endroit et au bon moment. C’est un point clé. Finalement, la vie
d’une entreprise, ou en tout cas son succès, c’est l’association de talents
qu’on arrive à mettre autour d’un projet. On passe très souvent l’équipe
en revue avec mon associé pour voir si on a les meilleurs profils. Après,
j’ai toute une partie public affairs. Je suis plutôt orienté vers l’externe,
mon associé vers l’interne. Il est opérationnel et moi orienté relations-
investisseurs, lobbying, média, etc. Mon rôle est de ­m’assurer qu’Ornikar
ne connaît pas d’obstacles externes à ses opérations qui limiteraient sa
croissance.

Comment trouver le bon financement ? Que recherches-tu


dans ton financement ?
Avant d’avoir le choix entre du financement intelligent ou pas, il faut déjà
trouver du financement. La priorité est que vous avez besoin de fonds
pour développer votre idée. Aujourd’hui, il y a plein de mécanismes, avec
un formidable support de la BPI, qui propose beaucoup d’aides, peut-être
trop en termes de complexité. Il y a avait environ 250 aides différentes à
l’époque. Avant de vous y retrouver, c’est un peu compliqué. Vous avez
même des boîtes spécialisées pour vous aider à avoir des aides, qui
prennent une partie de ces subventions… Et puis, vous avez le recours à
des business angels ou à des fonds d’investissements. La première chose
est d’avoir le choix du roi et, pour cela, il faut tout mettre sur la table
pour maximiser vos chances d’obtenir des financements et pouvoir
choisir. Ça dépend beaucoup de l’avancée de la boîte. Au début, ce sont
plutôt des business angels qui sont intéressés par votre projet. Si vous
avez le choix, il faut se demander « qui va pouvoir m’apporter quoi sur
quel sujet ? ».
Après, si vous avez le choix, le mieux est d’avoir une espèce de panaché
entre des business angels utiles sur des secteurs d’activité bien précis,
mais il est important aussi d’avoir des fonds d’investissement qui ont les
poches assez profondes pour poursuivre un tour de financement. Parce
que les fonds d’investissement suivants qui voudront investir dans votre
boîte se demanderont « que font les historiques ? ». Si les historiques
sont des business angels, en général ils ne vont pas réinvestir. En
revanche, si ce sont des fonds d’investissement d’amorçage, ils peuvent
remettre un ticket et envoient ainsi un signal au nouveau fonds qui dit :
« Je connais la boîte, j’ai confiance, je réinvestis, donc tu peux y aller
quasiment les yeux fermés ».

Quel a été l’impact de la crise COVID sur ta société ?


La crise nous a fait perdre du chiffre d’affaires en 2020. Mais on a gagné
beaucoup de nouveaux utilisateurs, parce que, pendant les confinements,
les auto-écoles traditionnelles étaient fermées, notamment pour la partie
théorique (le Code de la route). Nous, nous n’avons pas fermé notre site
internet. On a connu une grosse croissance des nouveaux utilisateurs de- ­
l’apprentissage du Code de la route. L’activité conduite étant fermée, on a
perdu du chiffre d’affaires. Mais, ce n’est pas le bon terme : les utilisateurs
n’ont pas décidé d’arrêter de passer leur permis de conduire. Ils ont juste
repoussé le projet de le passer. Pendant le mois de sortie de confinement,
on a eu de grosses accélérations et aujourd’hui, on va faire une croissance
de 90 % entre 2020 et 2021. Pour la société, c’est plutôt une opportunité.
Ce qui a été important pour nous, c’est de faire attention aux enseignants
de la conduite. Sur la partie pratique, on a une market place : la mise en
relation des élèves et des enseignants. Ces enseignants sont
indépendants, ils n’ont pas de protection salariale. Il est important que,
dans ces situations de crise, on s’assure que chaque enseignant partenaire
qui a décidé de quitter son statut de salarié pour rejoindre une
plateforme en tant qu’indépendant puisse avoir une couverture. L’État a
mis en place des systèmes pour les indépendants avec quelques critères.
Nous avons monté un fonds d’aide dédié à tous les enseignants qui ne
percevraient pas l’aide d’État parce qu’ils ne cochaient pas 100% des
critères. Ornikar s’est engagé et a abondé à hauteur de l’aide proposée par
le gouvernement pour les enseignants qui ne répondaient pas aux critères
légaux. Ce sont eux qui ont pris la crise de plein fouet : ils avaient une
activité conduite qu’ils ont perdue du jour au lendemain. Ils ont pourtant
des voitures, des loyers à payer, etc. On a ouvert une enveloppe de 500
000 euros qu’on a distribuée aux enseignants.

Les concepts de mixité et d’inclusion : sont-ils intangibles ?


Je vais être honnête : notre priorité aujourd’hui est de générer de la
croissance. Évidemment, notre obsession est d’être totalement neutre par
rapport à ce qui ne relèverait pas des compétences des personnes que l’on
veut recruter. On ne se soucie pas des logiques de mixité et d’inclusion
parce qu’aujourd’hui on est sur un système méritocratique : ce sont les
personnes qu’on estime être les plus compétentes qui rejoignent notre
aventure. Mais, si je devais faire une autocritique, je dirais que notre
comité de direction n’est pas assez mixte et qu’aujourd’hui on gagnerait à
accueillir plus de femmes. Il faudra qu’on s’y mette. On se trouvait un peu
jeunes et fragiles pour le faire car on voulait générer de la croissance
avant tout. Aujourd’hui, nous sommes devenus une boîte plus mature et
ce sont des sujets que l’on va devoir envisager. Nous avons recruté une
DRH qui va nous aider sur ces sujets et nous y sensibiliser.
As-tu mis en place des modes de managements novateurs ?
J’ai pour objectif de disrupter la formation permis de conduire et l’auto-
école, pas le management ou la façon dont fonctionne une entreprise. On
s’est un peu cherchés à nos débuts, avec les concepts d’entreprise libérée,
l’absence de hiérarchie, l’affichage des grilles de salaires sur le site
internet, etc.
Je n’y croyais pas beaucoup à l’époque mais je m’étais laissé convaincre.
Aujourd’hui je n’y crois plus du tout et j’ai beaucoup plus à faire avec mon
associé à améliorer la vie des candidats aux permis de conduire et des
assurés automobiles qu’à repenser le Code du travail. Ce sont souvent des
coups de pub et, derrière, des effets pervers se font d’ailleurs ressentir
très vite. On est assez traditionnels, sans aucune velléité d’apporter des
disruptions majeures. Révolutionner le droit du travail n’est pas un leit-­
motiv qui m’a poussé à monter ma propre société. Ça ne m’intéresse pas.
Je respecte les dispositions légales avec grand plaisir, mais je ne suis pas
signataire du parental act, je ne propose pas des open vacances ou des
jours de repos à ­discrétion.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ?
Il y a comment je me vois et savoir si j’y parviendrai.
Comment je me vois dans cinq ans ? C’est, évidemment, en train de
diriger avec mon associé une société qui fait un milliard de chiffre
d’affaires avec 2 000 salariés, qui rayonne dans une dizaine de pays et qui
lead la partie éducation routière et prévention, avec l’assurance dans les
pays où nous sommes implantés.
On arrive à engendrer beaucoup de croissance sur l’activité auto-école, à
disrupter un nouveau marché qui est énorme, celui de l’assurance. On le
fait en France et on le réplique en Espagne. On a pour volonté de se
développer très vite à l’international. Ça va à toute vitesse, on adore ça et
pour rien au monde je voudrais manquer ça. Néanmoins, je suis très
vigilant sur un aspect particulier. Ce ne sont plus les bonnes personnes
qui vous aideront à passer la borne de 5 à 50 millions de chiffre d’affaires,
comme ce ne seront pas les mêmes personnes qui vous permettront de
passer de 50 millions à 300 millions… Au bout d’un moment, ce ne sont
plus les bonnes personnes au bon endroit et au bon moment et il faut se
séparer de personnes qui vous ont aidé depuis le début… C’est très
difficile, car il y a forcément de l’affect. Évidemment, il est normal que la
société aille souvent plus vite que les personnes. Ma crainte, ce à quoi je
porte beaucoup d’attention, c’est qu’il n’y a aucune raison pour laquelle ce
principe s’appliquerait pour les salariés et non pour les entrepreneurs. Il y
a un jour où je ne serai plus la personne la plus adaptée. Et il faudra que
j’apprenne à finalement laisser ma place. Un jour ou l’autre, il faudra être
à l’aise avec le fait qu’il faudra recruter des gens meilleurs que nous sur
nos postes actuels.

L’échéance a un peu reculé parce qu’à la même question


que je te posais il y a trois ans, tu répondais : « de toute façon
dans cinq ans (c’est-à-dire dans deux ans si on se place aujourd’hui),
je ne serai plus à la tête de la société mais je l’aurai revendue ».
Oui. Si nous en étions restés à l’activité auto-école, c’est ce qui se serait
passé. Mais avec les perspectives de l’assurance, j’ai l’impression d’être
aujourd’hui à la tête d’une nouvelle société. Et finalement ce shift sur
l’assurance a été pour nous un regain. Ce qui me faisait dire ça il y a trois
ans, c’était que l’activité auto-école est un marché relativement limité. Au
bout d’un moment, ce qui m’amuse, c’est de créer de nouvelles choses,
d’aller sur des nouveaux marchés, pourquoi pas plus gros, etc. Et je
retrouve exactement ce que je cherchais, avec l’activité assurances et
même avec la combinaison de ces deux activités. Notre vision a bien
changé et aujourd’hui, notre interrogation n’est pas de savoir s’il faudra
ou non revendre, c’est d’être encore capable d’accompagner la boîte qui
fera plus de 500 millions de revenus avec plus de 1 000 personnes.

Quels sont les différents scénarios à cinq ans ?


Il n’y en a qu’un qui m’amuse : c’est l’IPO. M’intégrer à un groupe, si ça se
fait parce qu’on a une belle offre et que ça sert les intérêts de mes
actionnaires, d’accord, mais cela conduira certainement à mon départ
proche, parce que ce n’est pas du tout ce que je recherche. L’IPO, ce sont
des process que peu de personnes ont la chance de vivre et que j’aimerais
découvrir. Je sais que c’est difficile, que c’est intense, prenant, stressant
mais c’est quelque chose qui m’amuse. Si je devais avoir une espèce de
tableau et cocher des cases, j’aimerais bien cocher celle-ci ! Et j’ai plus de
chances avec Ornikar qu’avec une autre boîte.
J’ai l’impression qu’il n’y a plus vraiment de critères, pour aller en IPO.
Cela dépend aussi véritablement de l’appétence des fonds
d’investissement, du private equity et de la bourse pour votre ­activité.
Une IPO se fait avec le soutien de ce type d’acteurs. Sur la partie
assurance auto, en termes de distribution directe d’assurances auto, on
vise 120 000 nouveaux clients assurés en 2024. On prendrait alors la
place de leader, devant DirectAssurance dans la distribution directe de
produits assurances auto. Peut-être serait-ce alors le bon moment avec le
lancement d’un gros marché sur un gros pays… C’est comme tout : le bon
timing, c’est quand vous avez de bonnes nouvelles et des perspectives
d’en donner d’autres pendant un an. Il faut le faire au moment où vous
allez annoncer les bonnes nouvelles, mais pas forcément après, où il y en
aura peut-être de moins bonnes…

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Est-ce que tu estimes avoir eu de la chance ?
Forcément. Tout d’abord qu’Emmanuel Macron fasse voter une loi sur les
professions réglementées en 2015. J’ai eu de la chance que ce même
ministre deviennent Président de la République parce que, il a plutôt de
« l’affection » pour les modèles comme les nôtres. J’ai eu de la chance de
trouver mon associé en 2015, de trouver les fonds… Si on regarde
maintenant sept ans en arrière, la lucarne était vraiment toute petite pour
arriver là où on en est. On a su prendre les bonnes décisions mais, pour
certaines, on jetait une pièce en l’air. Typiquement, l’assurance auto c’est
un super shift, mais il y a un peu de bol. On aurait pu aller vers la
distribution de véhicules, vers des sujets de financements bancaires…
Aujourd’hui, l’assurance auto cartonne, et voilà !…

Jusqu’à quel point serais-tu prêt à sacrifier la famille


pour le succès de ton entreprise ?
Aucune hésitation. Je préfère laisser mon entreprise que de mettre en
péril ma vie de famille. Il n’y a même pas de débat. Ornikar, pendant les
trois premières années, c’était procès sur procès, galère sur galère,
contrôle sur contrôle. Nous n’avions plus d’argent pour payer les salaires,
ça a été une succession de problèmes… Si je n’avais pas eu cet équilibre,
grâce à ma femme, je n’aurais jamais tenu. Et aujourd’hui, il est
absolument hors de question que ma vie de famille en pâtisse. Je suis très
clair sur ce point avec tout le monde, y compris mes investisseurs. C’est la
façon dont j’envisage la gestion d’Ornikar. Et si jamais quelqu’un n’est pas
d’accord, on a un vrai problème car je ne ferai aucun sacrifice là-dessus.
Absolument aucun.

Si tu recommençais à zéro la création d’Ornikar,


que ferais-tu différemment ?
J’optimiserais mieux mes levées de fonds. On a beaucoup levé, alors qu’on
avait encore le cash pour aller plus loin sans nouvelle levée. Mais on était
toujours dans l’idée qu’il fallait prendre le cash pour se protéger en cas de
coups durs. Typiquement, on était contents d’avoir levé 35 millions
en 2019 quand on a vu le COVID arriver en 2020, parce qu’on n’était pas
à risque, qu’on a pu créer cette enveloppe pour les enseignants, etc. Mais
après coup, il aurait fallu lever pile au bon moment parce que plus vous
levez tard, plus vous avez une belle valorisation. Un vrai chef d’orchestre
aurait levé exactement au bon moment et aujourd’hui, on aurait un peu
plus de capital. Mais ce n’est pas un regret ou un remord.

Tu as certainement commis des erreurs ou connu des échecs


dans ton entreprise à certaines étapes. Peux-tu prendre un exemple ?
On a connu plein d’échecs, mais aucun n’a mis en péril la société. Je me
suis associé avec une première personne et ça n’a pas fonctionné, mais je
n’ai pas envie de m’épancher là-dessus. Il y a des recrutements qui ont été
de vrais échecs, parce que leur départ a nui à l’ambiance et la culture
d’entreprise. On a mis à risque l’exécution sur certains pôles dans la boîte
en raison du départ de managers assez charismatiques… Mais ça a
toujours été des décisions courageuses. Peut-être les erreurs ont-elles été
de ne pas prendre des décisions difficiles plus tôt. On a manqué un peu
de courage managérial. Prendre une décision par peur n’est pas une
bonne décision. Parfois, on n’avait pas envie de se séparer de ces
personnes parce qu’on ne saisissait pas exactement ­l’impact of loss de tel
ou tel profil. On a eu des profils qui sont restés trop longtemps à leurs
postes et qui ont certainement coûté des points de croissance à
l’organisation ; aujourd’hui, on se corrige ­là-dessus.

• CONCLUSION
Considères-tu que l’entrepreneuriat en France a atteint
un certain niveau de maturité qui manquait auparavant ?
L’entrepreneuriat est une voie qui fait beaucoup plus rêver les étudiants
qu’elle n’a pu le faire. Il y a des statuts d’étudiants-­entrepreneurs qui ont
été créés. Beaucoup de choses ont permis l’émergence de
l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, c’est une part très importante des
étudiants qui déclarent avoir envie d’entreprendre à la sortie de leurs
études.
On a encore beaucoup de progrès à faire sur la peur de manquer de
financements. Cette crainte n’est pas fondée : il ne manque pas de
financement en France. Aujourd’hui, vous avez beaucoup de business
angels avec des systèmes fiscaux incitatifs, la BPI, des réseaux comme les
réseaux Entreprendre, des gens qui vous accompagnent dans le
financement de vos idées… Je connais peu de boîtes qui n’ont pas pu
véritablement tester leurs idées faute de financements. Arrivées à un
certain stade, elles peuvent ne plus en trouver parce que la croissance ne
suit pas la vision des entrepreneurs. Néanmoins, quand j’interviens
auprès des jeunes et des étudiants, dans des salons d’entrepreneuriat, c’est
encore la crainte. Je crois néanmoins qu’on peut gagner en maturité sur
les sujets de financements très early stage et pour les plutôt late stage
(levées supérieures à 100 millions), ce qui reste encore trop souvent des
exceptions. On a aussi un vrai sujet de rayonnement. En France, on
travaille sur un marché de 66 millions de personnes : il faut donc avoir un
prisme de développement international si on veut parvenir à faire des
boîtes françaises des leaders mondiaux. Aujourd’hui, on est un peu trop
français dans notre état d’esprit et on met trop de temps à se tourner vers
l’international.

Quelle question aurais-je pu te poser pour mieux comprendre


ton parcours ?
Qu’est-ce qui a fait le succès d’Ornikar ? Même si j’ai distillé le message
ici et là. Si l’objectif est de parler à des jeunes entrepreneurs, je dirais
qu’aujourd’hui Ornikar est arrivé à un stade où on est contents d’être
arrivés à ce qu’on a accompli, même s’il reste encore plein de choses à
faire. On a atteint des étapes assez significatives dans la vie d’une société,
mais qu’est-ce qui a fait que ça a marché ? S’il n’y avait qu’un seul facteur,
ce serait l’équipe : trouver les bonnes personnes et se séparer des
mauvaises est la clé du succès actuel d’Ornikar.

Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait ?


Je suis fainéant.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Le Loup de Wall Street.

As-tu une passion ?


Les voitures. Ce qui tombe assez bien !
Si tu avais trois minutes pour t’adresser à l’ensemble de la population mondiale,
que dirais-tu ?
Je vais rester dans mon champ de compétence : si on veut avoir un réel
impact sur la mortalité routière, il est important que les initiatives privées
se développent. Aujourd’hui, les assureurs ne jouent pas leur rôle en tant
que garant de la prévention routière et acteur de la formation continue.
Je trouve qu’on s’est un peu endormis sur les sujets de sécurité routière.
Les chiffres sont relativement bas mais ils pourraient être meilleurs
encore.
Entretien avec Ismaël Ould, Wynd1

“Tu peux être le meilleur,


mais ce n’est pas possible
de marquer sans le ballon.”
Ismaël Ould

À l’image de ses yeux de chat, Ismaël Ould a certainement plusieurs vies… Il a


démarré par huit années d’études de médecine et un master en Neurosciences à
Normale Sup. Ses choix de l’époque ne le prédisposaient pas forcément à devenir
entrepreneur et encore moins dans le secteur du retail.
En 2013, quand Ismaël lance Wynd, solution de gestion multicanale de points
de vente en mode SaaS, son idée est de proposer aux commerçants une interface
simple, intuitive, capable de gérer tous les flux financiers et logistique. Les premiers
clients viennent de la restauration, mais Wynd est vite adopté par d’autres secteurs et
80 grands comptes :Total, Galeries Lafayette, Eiffage, Vinci ou Monceau Fleurs par
exemple sont devenus clients. Sodexo, client également, devient investisseur
lorsqu’en 2016, Wynd lève auprès de Sodexo et Orange 30 millions d’euros.
La dernière levée de fonds est la plus importante : 72 millions d’euros en 2019 auprès
notamment de Natixis ; ce qui porte à plus de 110 millions d’euros le total des fonds
levés depuis la création. Wynd est déjà présent en Italie, Espagne, ­Portugal,- ­
Thaïlande, Maroc et Dubaï. L’année 2021 a été marquée par le rachat de Symag à BNP
Paribas, lui permettant d’intégrer 200 nouveaux salariés.
Lauréat du Prix IVY 2017, Ismael est avec Wynd dans le classement Next40 de la
French Tech depuis 2019.
1. 6 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu et quel a été ton itinéraire avant de créer ton entreprise ?
Je suis parisien, fils de commerçant-hôtelier, ce qui m’a beaucoup inspiré.
J’ai vécu au plus près la mutation des usages des modes de
consommation, la transformation des parcours clients ayant démarré
avec le développement des réservations en ligne. J’ai commencé dans la
tech vers 13 ou 14 ans en autodidacte. J’ai développé des sites web
marchands, des solutions de paiement, puis des progiciels. À seize ans,
j’ai rejoint l’université de médecine Pierre-et-Marie-Curie. J’ai eu mon
concours et, en troisième année, j’ai passé le concours de Normale. J’ai
suivi le double cursus. J’ai arrêté mes études de médecine après mon
internat en 8e année pour lancer mon entreprise.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer ton entreprise ?


Je pense que j’ai toujours eu ça en moi. Ce qui me passionne, c’est la
connaissance, apprendre. Je me suis dit que j’allais rencontrer des gens
inspirants, que j’allais avoir accès à un grand nombre de connaissances.
Ce qui m’a déçu après l’internat, c’est de ne plus apprendre. La crise du
Covid a mis en lumière toute la difficulté de l’hôpital public. Je faisais
médecine à la fois par devoir, pour aider les gens et par passion pour
apprendre et pour la science. Le problème, c’est qu’à l’hôpital public, je
me suis retrouvé relégué comme simple agent de soin. Mon ambition n’a
jamais été d’être le hamster qui court dans la roue ! Passer 40 ans dans un
tel système ne me convenait pas, d’autant que mon envie de connaissance
et d’aventure persistait. J’avais eu des mini aventures entrepreneuriales.
J’avais développé une plateforme pour de l’événementiel. J’avais été
président de mon BDE pendant 5 ans, j’avais participé à des projets
associatifs pour lever des fonds humanitaires, avec une approche
business. Ça m’avait beaucoup plu. À ce moment-là, j’ai eu la conviction
qu’il fallait que j’aspire à autre chose que la médecine et l’idée m’est venue
de créer mon entreprise.

Quel type d’enfant, d’adolescent ou d’étudiant étais-tu ?


J’étais totalement out of the box, tout en étant dans les rails ! Très scolaire
et bon élève, très poli.
Mais j’adorais m’amuser. C’était très perturbant pour les profs parce qu’ils
étaient conscients du talent que j’avais. J’ai toujours été dans les trois
premiers de ma classe. Les professeurs se rendaient compte que j’étais
bon élève. Je n’ai jamais défié frontalement l’autorité mais en parallèle je
faisais les quatre cents coups. C’était simplement l’expression de mon
instinct de liberté. Mon CPE était perturbé en me disant que c’était
compliqué avec moi, car il y avait un système répressif pour les insolents,
pour ceux qui ne travaillent pas, mais rien pour les gens comme moi ! J’ai
eu toutes sortes de réactions : des gens peu habiles qui ont été très durs
avec moi, d’autres géniaux avec une vraie relation de confiance, un vrai
lien. Ils ont compris que j’étais productif pour le système.

Entre l’idée originale et l’entreprise aujourd’hui,


quelle a été l’évolution ?
Je n’avais pas de notion de ce qu’était une entreprise. Donc, entre l’idée
originale et ce qui existe aujourd’hui, c’est déjà qu’il y a une entreprise !
Passer de l’aventure personnelle à une organisation. Il y a un gap énorme
entre ce que je projetais et ce qui allait effectivement consommer le plus
de bande passante, c’est-à-dire le recrutement, l’animation et la gestion
des équipes.
C’est le management qui me prend aujourd’hui le plus de temps. C’est le
premier constat qui est colossal dans le développement de Wynd.
Deuxième sujet important : on a su s’adapter à ce que le client a apporté,
parce que l’ADN de Wynd est d’être client focus, d’évoluer avec une vision
produit très proche de ce que demande le client. Je suis parti du postulat
que ce qui était arrivé dans l’hôtellerie arriverait dans tous les autres
secteurs. On ne peut pas dire qu’on en soit très loin. L’idée de base était
large, avec cette idée de toujours itérer.
Depuis l’origine, Wynd développe une solution en mode SaaS permettant
aux réseaux de points de vente d’orchestrer la prise en charge des clients,
depuis la commande jusqu’au paiement, avec gestion du back-office et du
CRM, dans des domaines aussi variés que le luxe, le retail, l’hôtellerie, les
services, la santé ou la restauration. C’est une plateforme de commerce
unifié. Parmi nos clients figurent des groupes prestigieux et leaders sur
leur marché tels que Carrefour, Galeries Lafayette ou Total. Si des
enseignes comme monsieur Bricolage, Chanel ou Orange ont déjà adopté
notre solution Wynd permettant notre développement fulgurant, c’est
parce que nous avons eu un time to market extraordinaire et la confiance
des clients qui nous ont permis de coconstruire la solution.

À quel point faut-il que le produit ou le service soit développé avant d’en parler ou
de l’offrir à la clientèle ?
Il faut que le produit permette de développer un user case. Wynd est dans
le marché du BtoB avec une clientèle business, mais en l’occurrence,
l’approche est similaire au BtoC. Un user case trouvant un avantage, un
ROI etc., et voilà ! L’activité peut démarrer. Il faut que la plateforme
propose une feature ou un ensemble de features qui permette d’offrir un
bénéfice et de régler un problème. Il faut que ce problème soit
suffisamment lourd pour que le client investisse du temps à le traiter avec
la plateforme qui est proposée. Il y a huit ans, on a commencé avec le
click and collect. Les gens à l’époque ne comprenaient rien, ils disaient :
« Je ne comprends pas pourquoi si je commande sur internet, je vais
chercher en magasin ! », ce qui paraît aujourd’hui évident. Les gens à
l’époque ne comprenaient pas le modèle mais aujourd’hui, les réflexes
sont pris et le marché existe véritablement et durablement.

Est-ce que des mentors t’ont aidé dans le lancement de l’entreprise ?


Je m’inspire de tout le monde que je rencontre. C’est ma force, je suis une
éponge. Tout le monde m’inspire : j’écoute, j’absorbe. On développe
aujourd’hui un nouveau protocole sur l’utilisation de la ­crypto-monnaie
pour le paiement. Je passe mon temps à discuter avec trois ou quatre
personnes différentes tous les jours et ­j’absorbe. Donc oui, j’ai des
mentors. C’est un peu comme quand j’étais petit, je n’ai jamais été fan
exclusivement d’un groupe ! J’ai toujours aimé plein de gens et je me suis
inspiré de plusieurs personnes.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
C’est quand même la chose la plus compliquée au monde !… Le
recrutement concentre 98 % de mes échecs dans la boîte. Comment j’ai
recruté ? Tout dépend, il y a eu de tout : de l’instinct, des rencontres, du
réseau amical ou professionnel, du LinkedIn, des cabinets de
recrutement, de la cooptation…

As-tu eu beaucoup d’échecs, et t’es-tu amélioré dans ce domaine ?


J’ai eu plus d’échecs que de réussites, c’est certain. Le recrutement a
vraiment été le point le plus difficile. Je ne le pensais pas au début. Est-ce
que je me suis amélioré ? Clairement oui, mais je reconnais que j’ai
encore beaucoup de progrès à faire. Je suis passé de 70 % d’erreurs à 30 %.
Je reconnais qu’un recrutement sur trois est un échec. Ce qui est énorme
quand on sait l’impact de ces erreurs de recrutement sur le
fonctionnement de l’entreprise. J’ai appris par expérience à détecter tous
les signaux faibles en amont qui évitent de faire une erreur. Difficile de
savoir qu’on a fait le bon choix. On peut juste éviter de faire une erreur.
C’est ce qui est compliqué.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Mes rendez-vous sont organisés. Mon agenda est fixe. Je planifie ma
semaine plutôt que ma journée. J’ai une dizaine de réunions
programmées avec mes équipes dans la semaine. J’ai deux réunions avec
le Directeur Général que j’ai recruté récemment, une réunion toutes les
deux semaines avec les membres du Comex. J’ai trois réunions avec mes
commerciaux, trois avec mes équipes marketing, etc. J’ai donc un
ensemble de réunions qui sont fixées. Ensuite, j’ai mes points mail, ce qui
m’occupe six heures par semaine. Je réponds à des mails que je fais aux
PDG. Il y a aussi des mails business traités avec le Directeur Général. Par
ailleurs, j’ai deux heures consacrées à la stratégie et au board. Ça fait déjà
une vingtaine d’heures fixes. Ensuite, la semaine est rythmée par des
rencontres et des entretiens. Je me suis aussi fixé quatre heures de sport
par semaine (du cross fit, le sport que je peux pratiquer au bureau). Et
puis, je marche. 25 000 pas par jour, soit trois heures et demie par jour.
J’en ai besoin. J’ai besoin de me dépenser. En fin de compte, je travaille
80 heures par semaine. Je travaille aussi le samedi.

En quoi as-tu modifié ton rôle depuis la création de l’entreprise ?


Avec la dernière acquisition, nous sommes un peu plus de 400 personnes.
Mon rôle est passé d’homme à tout faire, responsable de tout, à pilote qui
doit tout déléguer.
J’ai un comité de direction de six personnes. J’ai fait pas mal de bêtises : à
un moment, il était composé de quatorze responsables, et on est même
monté à dix-huit personnes ! Six, en fait, c’est le mieux. Depuis peu j’ai
embauché un Directeur Général et je vais me retrouver avec trois ou
quatre direct reports.

Quels sont tes critères de choix pour ouvrir ton capital ?


Mon premier critère de choix c’est le board member et la confiance que
j’ai en lui. Peu importe le maillot du joueur. La question est de savoir qui
est le joueur ! Mon premier critère, ce n’est pas le fonds, mais la qualité
du partner. Ensuite, il faut l’alignement stratégique du fonds. C’est
pourquoi je me suis concentré sur les fonds européens car capables de
nous accompagner sur le long terme. Ce sont les critères les plus
importants. Enfin, il faut des professionnels qui comprennent mon
business car je n’ai jamais cherché seulement de l’argent.
Peux-tu rappeler tes différents appels de fonds et quelle part
du capital tu détiens aujourd’hui ?
J’ai fait quatre levées de fonds. Après avoir obtenu le soutien de Bpifrance
et d’investisseurs indépendants (2 M€) en 2014, Wynd a levé 7 M€ en
2016 auprès d’Alven Capital et Orange Digital Ventures, puis 30 M€
auprès d’Orange Digital Ventures et Sodexo Ventures et enfin 72 M€ en
2019 auprès de Natixis, Sofina et BNF Capital. Presque 112 millions
d’euros de levées de fonds au total. Aujourd’hui, je détiens 56 % du
capital. Je me suis rodé, j’ai parfois racheté des parts que j’avais vendues.
J’ai fait en sorte de toujours rester majoritaire.

Quel est l’impact de la crise COVID sur Wynd ?


Il y en a plusieurs : l’impact sur nos clients d’abord. Une entreprise, c’est
par extension ses clients. Il y a eu un impact différent selon les secteurs. Il
y a eu un gros boom de la distribution alimentaire avec 8 % de croissance
globale et plus de 50 % de croissance sur le ­e-commerce et le commerce
omni-canal. Ensuite, il y a d’autres secteurs qui ont souffert mais où nous
sommes moins présents, comme le textile. En revanche, dans la
restauration, pour un de mes clients et actionnaire, Sodexo, l’impact de la
Covid est très négatif. Il y a donc eu un peu de tout chez nos clients. Avec
un quasi-­triplement des commandes processées sur la période de
confinement, Wynd est au cœur du commerce. Les transactions digitales
ont explosé. Des tendances de fond se dessinent. La croissance du online
va perdurer grâce à l’acquisition de nouveaux consommateurs. Enfin, le
ship from store est un autre aspect marquant des changements. La
dimension omnicanale va jouer un rôle accru dans la supply chain et la
relation client.
En interne, la crise est à l’origine d’une réorganisation totale : on est passé
à 90 % de télétravail, depuis plus d’un an maintenant. Ce qui était de
l’adaptation est devenu un nouveau modèle. On a échangé nos anciens
locaux de 2800 m2 pour 1200 m2, de façon durable, parce qu’on pense
qu’on ne reviendra jamais à plus de 50 % de présentiel. L’année dernière a
été un révélateur formidable : on s’est aperçu qu’on n’avait pas besoin de
sur-investir ou de sur-recruter pour croître.
À effectifs constants, j’ai augmenté le chiffre d’affaires de 70 %. J’ai moins
investi, et le résultat s’est beaucoup amélioré. J’ai 7 millions d’euros
d’avance sur le cash prévu. Ça m’a permis d’être plus ­vigilant sur
l’organisation, et d’avoir une meilleure vision de la gestion des équipes.
Avec au final une top line meilleure qu’espérée, une bottom line plus
faible pour délivrer. Cela a été une bonne prise de conscience et un
moyen de nous faire progresser.

La mixité et l’inclusion sont-elles des principes qui guident ton action ?


Il est facile de comprendre que je me sens personnellement concerné. J’ai
beaucoup étudié les principes d’intelligence collective et des réseaux de
neurones. Je suis intimement persuadé que l’IA développe cupidité et
égoïsme, alors que l’intelligence collective requiert d’être en harmonie
avec les autres, d’apprendre à respecter autrui et ouvre les champs
d’investigation.
Il y a absolument besoin de mixité. La pire des choses, c’est la caste,
l’isolement entre des personnes qui réfléchissent toutes de la même façon
et qui veulent se rassurer, en allant toutes dans une direction. Je pense au
principe du dixième homme dans l’armée israélienne. Cela a été mis en
place suite aux attaques surprises de l’Égypte : neuf généraux avaient
prévu tous les scénarios imaginables pour contrer l’armée égyptienne. Il y
avait un consensus sur le plan et la conviction d’avoir raison. D’où l’idée
de placer un dixième homme, qui penserait différemment. J’aime
beaucoup cette approche. Si tout le monde est d’accord, il y a un
problème.
Je mets ce principe en place chez nous : ça demande beaucoup de recul,
et entraîne des remises en question. Mais on y arrive peu à peu. C’est ce
que nous offre la mixité ou le respect de la diversité, cette capacité à être
meilleurs que les autres. C’est effectivement compliqué à mettre en
œuvre parce qu’il faut des critères et que c’est difficile à imposer. C’est
compliqué de dire « il me faut un Chinois ou un Indien ! » alors que c’est
effectivement génial quand on a un Chinois ou un Indien dans l’équipe.
Ils pensent forcément différemment et ils sont très complémentaires.
C’est ­malheureusement difficile de recruter des femmes dans la Tech.
Elles sont peu nombreuses et je le regrette.

As-tu mis en place des modes de management


qu’on pourrait considérer comme novateurs ?
Honnêtement, c’est la responsabilité de mon Directeur Général. En tout
cas chez Wynd, on manage par la confiance. On n’a pas une armée de
petits chefs qui décident et d’autres qui exécutent. Wynd a une culture
très collaborative, c’est la vision de leader d’équipe qui est suivie. Ce n’est
pas très innovant, mais c’est propre à notre culture. Nos bureaux sont
agréables car ils répondent aux standards que tous les salariés
demandent. Mais on n’a pas mis de distributeurs de kiwis ou des poufs à
ressort dans nos locaux !…
On a choisi la responsabilité et la confiance.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ? Et comment vois-tu Wynd ?
Je ne serai plus du tout opérationnel chez Wynd parce que c’est le sens de
l’Histoire. Je me vois plutôt Président, au niveau du board. C’est très
important vue la taille que Wynd atteindra à terme. Wynd sera le leader
européen sur l’encaissement et la logistique, une SAS omnicanale. Il n’y a
pas de leader aujourd’hui. Le secteur est éclaté. Je vise plus de
250 millions de chiffre d’affaires et le leadership en Europe. Nous
souhaitons devenir le leader du commerce unifié. C’est un marché qui
s’ouvre et c’est pour cela qu’on a commencé notre expansion
internationale. Sur la partie retail, tu as des acteurs en logistique, sur la
partie soft, un groupe de cinq entreprises qui font chacune environ
50 millions d’euros de chiffre d’affaires et auquel nous ­appartenons.
Personne ne fait plus de 100 millions. Aux États-Unis, certains font
750 millions… Quand Wynd aura atteint ce niveau, j’estimerai qu’on sera
devenu le leader. Le marché est là pour pouvoir réaliser cet objectif.

Quels sont les différents scénarios pour Wynd ?


Tout est possible : adossement, stand alone, build up, IPO,… Après, il
faut voir quelle histoire est possible, avec qui et vers quoi nous allons.
Je ne joue pas une stratégie particulière menant à une IPO. Je reste à
l’écoute de ce qui peut se passer, l’idée étant plutôt de développer Wynd
en stand alone.
J’ai rencontré un jour Paul Allen, le cofondateur de Microsoft. Il m’avait
reçu à bord de son bateau alors que j’avais eu une proposition de rachat à
l’époque. Je lui ai demandé : « Que dois-je faire ? ».
Il m’a répondu « dans la Tech, les choses sont assez simples, Ismaël : tant
que tu es le meilleur, tu continues. Si tu sens que tu ne seras plus le
meilleur, tu t’arrêtes et tu vends ». Il y a une prime au premier, c’est aussi
simple que ça. Mon sujet, c’est de me dire que je suis encore convaincu
qu’on a la chance d’être les meilleurs sur ce qu’on propose, et donc on
continue !… On est encore le petit poisson : il y a des géants dans le
secteur. On s’adaptera aux ­opportunités qui se présenteront à nous.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Estimes-tu avoir eu de la chance ?
Tous les jours ! Il en faut. Tout se joue à un détour de couloir, à des
rencontres. C’est l’alignement des planètes, qui a fait Wynd. Après, bien
sûr, il faut transformer les opportunités. Il faut qu’on te passe le ballon
pour marquer. Tu peux être le meilleur mais ce n’est pas possible de
marquer sans le ballon.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


Ma compagne serait ravie de cette question ! J’en suis convaincu. Elle
aussi ! Oui, je pense que c’est une question de priorité. J’ai eu des
accidents de vie, qui m’ont remis les idées en place et permis de rester
réaliste sur les priorités. Ce n’est pas le business qui va venir bercer mes
vieux jours, qui viendra me voir à l’hôpital ou pleurer ma mort. Il faut
que la famille soit la priorité même si on lui consacre bien moins de
temps qu’au business !

Qu’est-ce que tu ferais différemment si tu pouvais recommencer à zéro.


Le recrutement ! Comme je t’ai dit, 98 % de mes erreurs consistent à
m’être entouré de mauvaises personnes.

De ces erreurs, qu’as-tu appris ?


L’impact d’un recrutement raté est colossal, autour du dirigeant
fondateur et par cercles concentriques. L’énergie à développer pour
rattraper les mauvais recrutements est énorme. Il n’y a rien de pire que de
recruter la mauvaise personne. Parfois, tu dois aller contre tes instincts.
Pourquoi ai-je fait ces erreurs ? Parce que j’ai toujours été dans le besoin
en raison de notre hyper-croissance. Tu as l’impression de te noyer et du
coup tu te fiches de la branche à laquelle tu te raccroches. Mais c’est une
erreur de jugement. J’aurais dû prendre du recul et me dire que ce n’était
pas si grave. Tu te dis : « J’ai besoin d’aide », mais tu as besoin de
quelqu’un qui va vraiment t’aider. Il ne faut pas que le remède soit pire
que le mal.
Je sais très vite quand j’ai fait le mauvais choix. L’annoncer au salarié est
plus difficile. Ça me renvoie aussi à mon propre échec. Je me sens
responsable car j’ai fait l’erreur de recruter la mauvaise personne. Mais il
arrive aussi qu’on se fasse tromper sur la « marchandise ». J’ai eu des
usurpations de CV et des falsifications incontestables… Tous les
commerciaux ne sont pas ­recommandables, certains mentent !

• CONCLUSION
Considères-tu que l’entrepreneuriat en France a acquis un certain niveau de
maturité ?
Non, je ne dirais pas ça. Je dirais qu’il y a un écosystème qui s’est créé
mais qu’il n’est pas encore mature. On ne prend pas plus de risques. On
n’a pas révolutionné les choses. Il y a un écosystème de gens qui vivent
autour des start-up et qui s’est structuré, mais je ne vois pas vraiment de
différence entre maintenant et il y a dix ans.
Aujourd’hui, des projets un peu moins bons sont aussi sélectionnés. On
assiste à un nivellement par le bas. Les bons projets hier et aujourd’hui
étaient et sont financés et le seront encore dans dix ans. Tu mets ton
argent à la banque, la rémunération est de 2 %. Un projet qui marche
rapporte plus de 100 %, alors que l’argent placé à la banque ne rapportera
jamais 100 % d’intérêts. La question, c’est : « Où va l’argent ? ». Est-il
investi dans des projets de qualité ?
Le problème en France, c’est le plafond. C’est génial les boîtes qui arrivent
déjà à 50 millions de chiffre d’affaires, comme nous, mais il faut
reconnaître qu’il n’y en a pas beaucoup. En SaaS entreprise c’est encore
plus compliqué. Mais mon objectif est bien plus ambitieux : ce que je vise
c’est 500 millions ou 1 milliard de chiffre ­d’affaires pour Wynd.
Pour y remédier, il faudrait que les gros industriels français achètent
français et arrêtent de donner la préférence aux étrangers. Il faudrait que
notre marché achète chez nous. Après, il serait plus facile de conquérir
les autres pays… Je suis encore en train de me battre contre Salesforce ou
Oracle toute la journée. C’est surréaliste.

As-tu un conseil pour ceux qui voudraient créer leur entreprise ?


De très bien s’entourer. Cela ne tient qu’à ça.

Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait.


J’ai un mode de vie très frugal. Je n’ai pas de voiture, ni même de vélo,
mais un abonnement vélib’. Je n’ai jamais eu de montre de luxe. Je suis
très loin de tout ça. Je ne possède rien pour mon usage personnel et
n’utilise pas les réseaux sociaux, sauf LinkedIn pro qui est géré par mes
équipes.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Mille et une vies

As-tu une passion ?


J’aime apprendre. La découverte et l’apprentissage avant tout. Je passe
mon temps à me documenter, à prendre des notes dans les domaines les
plus variés : de la musique à la mécanique quantique, de l’astrophysique à
la sociologie, en passant par les sciences cognitives et la psychologie. Je
suis passionné de sciences humaines. J’y consacre beaucoup de temps.

Si tu pouvais t’adresser à la population mondiale en trois minutes, que lui dirais-


tu ?
Qu’on a une seule mère, un seul père, une seule planète. L’argent, il y en a
à l’infini. Le futur est dans l’harmonie entre les gens. On se fourvoie dans
nos modes de vie et nos pratiques. Je suis mal à l’aise face à cette société
consumériste. Il faut prendre conscience de la futilité de certains
comportements et des dangers du ­consumérisme.
Je dirais aussi l’importance qu’il y a à ne pas se renfermer sur soi et qu’il
ne faut pas accepter les inégalités croissantes de nos ­sociétés. On est très
moutonniers, ce qui donne peu d’espoir. Il y a un énorme gâchis, avec les
possibilités offertes par l’époque (en termes de technologies, de
connaissances) et les directions que l’on prend. J’aimerais une prise de
conscience, mais je ne saurais que dire pour que les choses se mettent en
place.
Entretien avec Fany Péchiodat pour My Little Paris1

“Les 10 premiers employés


font la boîte.”
Fany Pechiodat

Avoir du talent, c’est aussi savoir raconter une histoire et créer du rêve là où il y
en a peu. C’est bien ce talent combiné à la recherche du plaisir dans son travail qui a
permis à Fany Pechiodat de créer My Little Paris en 2009.
My Little Paris, c’est d’abord une newsletter déclinée suivant des thématiques (
wedding, kids, Lyon, Marseille, etc.) et qui a compté jusqu’à 5 millions d’abonnés
en 2016. Mais c’est aussi avec My Little Box, la vente par abonnement de box avec plus
de 200 000 abonnés en 2016.
Fany a fortement développé My Little Paris en doublant tous les ans le chiffre
d’affaires pour atteindre 50 M€ en 2016 et compter 150 collaborateurs avec la- ­
particularité de n’avoir pas mené de levées de fonds.
En revendant My Little Paris en 2013 à AuFeminin (Groupe Axel Springer), Fany a
continué à accompagner sa start-up mais a quitté l’entité au moment de la revente de
l’ensemble en 2017 à TF1.
Fany mène aujourd’hui plusieurs projets de front dont Seasonly, qui permet de
penser la beauté autrement. Le point commun de ces projets ? L’amélioration du bien-
être, cher à Fany, mais bien sûr avec une touche de poésie… Sans doute la « Fany’s
touch » qui avait déjà séduit le Jury lorsqu’elle a remporté le Prix IVY 2012.

1. 4 mai 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis Fany. Je suis entrepreneuse. Je suis tombée dans l’entrepreneuriat
on va dire par accident. Une de mes passions, un projet personnel, est
finalement devenue une entreprise. J’y ai pris goût. Ce que j’aime dans la
vie, c’est bâtir, construire des projets, que ce soit des start-up, des lieux de
vie, des associations, etc. Je suis intéressée par tout ce qui tourne autour
du quotidien : la façon dont on mange, dont on voyage, dont on prend
soin de soi, dont on dort… Des sujets assez simples, mais qui me
passionnent. J’ai vendu ma société au Groupe Axel Springer qui l’a
ensuite revendue au Groupe TF1, il y a quatre ans. Depuis, je me lance
dans d’autres projets.

Quel a été ton itinéraire avant de créer My Little Paris ?


Je suis auvergnate. Jusqu’à vingt ans, j’habitais Clermont Ferrand. Quand
je suis arrivée à Paris, j’ai eu une sorte de coup de foudre pour cette ville,
cette énergie, cette intensité, pour la qualité de la relation avec les gens et
celle des conversations. Ça a été un vrai turning point dans ma vie. D’où
ma passion pour Paris et ce que j’ai créé après. Ma mère est professeure,
mon père ingénieur. Ma mère m’a transmis cette curiosité insatiable, cet
enthousiasme, ce côté toujours partante : des qualités entrepreneuriales,
même si elle-même ne l’est pas. Mon père est plus pragmatique, plus
rationnel, plus doer. Je pense avoir pris un peu de chacun pour devenir ce
que je suis aujourd’hui.

Pourquoi avoir eu envie d’entreprendre ?


Je suis d’abord entrée dans un grand groupe de cosmétiques. Je n’y étais
pas heureuse. On y bossait bien, il y avait beaucoup d’intelligence mais
tout se faisait dans la douleur, j’ai donc démissionné très vite. J’ai toujours
été convaincue que si on n’est pas dans le plaisir, on ne peut pas réussir.
Mon driver, c’est le plaisir. Vice versa, quand on est passionné, on n’est
jamais fatigué. J’ai trouvé ensuite un poste en marketing pour les parfums
Jean-Paul Gaultier. Là, je me suis plus retrouvée dans une culture qui me
correspondait bien. Dès qu’en réunion nous disions : « ça, ce n’est pas
possible », Jean-Paul Gaultier répondait : « Et pourquoi pas ? ». Il avait
une maïeutique qui faisait qu’à la fin on se disait que finalement, tout
était possible. C’est pendant cette période que j’ai consacré mon temps
libre à marcher dans Paris, pousser toutes les portes, goûter tous les
sandwichs, tester tous les cafés. Mes amis m’appelaient tout le temps
pour avoir de bonnes adresses et j’ai commencé à envoyer un e-mail
quotidien pendant six mois, juste par plaisir au début. Finalement, la base
a grossi et j’avais 10 000 amis d’amis qui s’étaient ajoutés à mon groupe
initial : je me suis dit que la chance frappait à ma porte et que je ne
pouvais pas passer à côté. J’ai démissionné sans avoir de business model et
je me suis lancée. Je sentais qu’il se passait quelque chose. Sinon, je le
regretterais. Je suis partie sans parachute, sans indemnité chômage et
sans économies. Mes parents avaient peur pour moi, mais moi,
curieusement, je ne sentais pas le risque j’étais boostée par une énergie
presque surnaturelle, une forme d’adrénaline.

Quel type d’enfant ou d’adolescente étais-tu ?


J’étais assez énergique, mais avec un gros penchant pour la rêverie et la
solitude. Une nature assez introvertie où j’avais vraiment besoin de me
réfugier dans mon imaginaire. C’était ma façon de me ressourcer. Les
introvertis, dont je suis, se ressourcent plutôt dans la solitude alors que
les extravertis le font plutôt au contact des autres. J’avais vraiment besoin
de fermer la porte de ma chambre et de me créer des mondes. Je dis
souvent que créer une start-up, c’est créer un monde. Ce n’est pas juste
créer un business model, c’est créer une culture et un univers. Déjà à
l’époque, j’avais ce goût. En un mot, j’étais introvertie mais avec beaucoup
d’énergie et un côté « doeuse ». Dans l’action, mais avec un grand besoin
de moments à moi.
Quelle a été l’évolution de My Little Paris entre l’idée originale
et la société lorsque tu l’as vendue ?
Le business model a beaucoup bougé. Au début, j’avais une communauté
personnelle. Ensuite, je l’ai monétisée de plusieurs façons. Ma
philosophie était : « Mieux vaut essayer vite que réfléchir longtemps ».
Dès qu’on avait une idée, le lendemain elle était en ligne et le
surlendemain je savais si elle était bonne ou pas. Comme il y avait à la fin
5 millions d’abonnés, c’était des tests marché grandeur nature. Notre
équipe, 150 personnes avec beaucoup d’idées, était une espèce d’énorme
chaudron. On ouvrait le couvercle et ça bouillonnait !
Ce que j’aime dans le fait de monter une entreprise, ce sont toutes les
premières fois : la première fois que j’ai envoyé une newsletter à
50 personnes. Le doute, puis toujours cette petite phrase : mais au fond,
qu’est-ce que j’ai à perdre ? De toutes façons, personne ne la verra. La
première fois que j’ai reçu des réponses d’inconnus à mes e-mails, je ne
pouvais pas croire que mon e-mail intéressait des inconnus. À la fin,
c’était ce qui m’excitait le plus ! Après, il y a eu le premier site qui a parlé
de My Little Paris et qui a ramené plein d’inscriptions. Je me souviens de
la première fois que j’ai eu 300 abonnés, j’ai appelé une amie en lui
disant : «Tu ne vas pas me croire, c’est un truc de fou, j’ai 300 abonnés ! ».
Ensuite, la première fois qu’un annonceur, le Groupe LVMH, m’appelle
pour me dire qu’ils voudraient communiquer sur mon site. Je me suis dit
que quelqu’un d’autre que moi croyait en mon idée. Et puis, chaque
recrutement était une première fois, donc il y a eu beaucoup de
premières fois.
Le business model était celui d’un média : des annonceurs qui voulaient
s’adresser à une communauté. On faisait des e-mails partenaires où on
avait intégré du contenu publicitaire.
J’ai ensuite monétisé d’une autre façon la communauté en créant une box
sur abonnements. Le postulat était de se dire qu’en ­e-commerce, Amazon
était leader et imbattable. La seule chose qu’ils ne savent pas faire, c’est
générer de la surprise. Il y avait donc une place à prendre. L’époque où on
ouvrait sa boîte aux lettres et où on avait un paquet de sa grand-mère,
une lettre, des surprises, etc. est une époque qui manque. Aujourd’hui, on
a le paquet Amazon avec la facture… Il n’y a plus beaucoup d’émotion.
On est plutôt sur un marché féminin. On s’est dit qu’on allait créer une
boîte et y mettre des surprises. L’idée était que pour 16 euros par mois,
vous receviez un colis rempli de produits sélectionnés avec toute notre
exigence pour vous surprendre. Au départ, on avait 2 000 boîtes prévues.
En quinze minutes, elles sont parties. Je me souviens que c’était la
première fois qu’on demandait à la communauté de payer quelque chose.
Jusqu’alors, c’était du contenu gratuit. À la fin, on avait 200 000 abonnés.
C’était un beau modèle car les marques nous donnaient gratuitement les
produits et nous, on s’occupait de raconter des histoires autour. Le point
commun de tout ce que j’ai fait est cette envie et cette capacité à raconter
des histoires, que ce soit dans une boîte ou dans un e-mail. Après avoir
lancé la box à Paris, on l’a proposée à Tokyo en disant : « toutes les
Parisiennes reçoivent une boîte tous les mois, est-ce que vous voulez la
recevoir aussi » ? Comme les Japonaises adorent Paris et les Parisiennes,
elles se sont enthousiasmées.
Je me suis rendu compte que les newsletters habituelles avaient un aspect
très froid (surtout à l’époque, il y a 10 ans, aujourd’hui beaucoup de
progrès ont été faits). Mais à l’époque, le seul but était de générer du clic.
C’était quasiment du spam. Pour la première fois, nous avons essayé de
faire un e-mail « émotionnel », par exemple avec un dessin fait au
pinceau réalisé en trois heures puis scanné, un texte court avec une
exigence dans le choix des mots. Nos réunions ressemblaient à des
discussions de scénaristes de cinéma. On pouvait négocier pendant une
heure sur un objet de mail ou un mot, alors qu’à l’époque les gens
écrivaient avec un ton SEO (Search Engine Optimisation), c’est-à-dire
avec comme objectif de grimper dans les référencements Google. Il y a
une uniformité des mots et du ton qui fait qu’il est rare d’être touché par
des écrits sur le Web. Nous, pour le coup, nous ne remontions pas du
tout dans les classements sur Google. Mais ce n’était pas grave car notre
modèle était de grossir par le bouche-à-oreille. On n’a jamais fait
d’investissement marketing pour faire grossir cette base e-mail. Notre- ­
obsession était de se dire qu’il fallait donner un petit truc à raconter à la
machine à café, à son collègue ou à son mari le soir. C’est ce qu’on
appelait un take away, un petit truc à raconter. Ma passion, c’est le
bouche-à-oreille. C’est de se demander ce qui va entrer dans les
conversations. Nous mettions la barre très haut : quel que soit l’e-mail
qu’on envoyait, il devait déclencher du bouche-à-oreille. C’est vraiment
ce qui fait qu’on est passé de 50 personnes à 5 millions d’abonnés. C’est
seulement parce qu’une copine en a parlé à une copine, qui en a parlé à
une copine, etc.
J’aime beaucoup le canal de l’e-mail car c’est un média qui est dans
l’intimité. Je pense que sur les réseaux sociaux, il y en a moins. La preuve,
quand on se fait spamer, on a presque l’impression de se faire cambrioler,
que quelqu’un est entré chez soi. L’e-mail permet de s’inviter dans la boîte
aux lettres de quelqu’un tous les jours. Si on le fait bien, on peut créer un
lien très fort, beaucoup plus que sur les réseaux sociaux. Depuis quinze
ans, tout le monde me dit que l’e-mail s’arrêtera dans un an… Sauf que
c’est finalement le canal qui est resté le plus stable quand Twitter a
beaucoup chuté et que Facebook est en train de le faire. Le seul truc où
nous passons encore 20 % de notre temps connecté, c’est nos e-mails.

Pourquoi vendre en 2018 ?


Parce que j’ai rencontré ce Groupe allemand, Alex Springer, qui était
beaucoup plus international que nous. Il nous ont convaincus de les
rejoindre pour accélérer l’international et nous aider à aller plus fort, plus
loin. Et puis, ce sont des rencontres humaines. J’aimais beaucoup les gens
de ce Groupe. Je suis restée trois ans chez eux. J’aurais pu rester encore
longtemps, même si ce n’était plus ma boîte. Mon driver n’est pas tant les
parts que j’ai dans une boîte que le plaisir que j’ai au quotidien de bâtir.
Quand on a cet écosystème de 5 millions d’abonnés qui rebondissent
chaque jour à nos idées, y renoncer et repartir de zéro est difficile. Le
Groupe TF1 a proposé de racheter tout le Groupe Au Féminin dont on
faisait partie. À ce moment-là, je suis partie, je ne me sentais pas capable
de bosser pour TF1. J’étais assez triste de ce dénouement. My Little Paris
porte des valeurs de communauté, de bouche à oreille, d’artisanat, de
small scale. Ce qui à mes yeux ne matchait pas forcément avec TF1 qui
est plutôt dans le volume et le big scale. Mais c’est la vie !

Des mentors t’ont-ils aidé dans la création et le lancement


de My Little Paris ?
Je n’ai jamais levé de fonds. Comme je n’avais pas d’actionnaires, ni de
board, j’étais assez seule. Je me suis créé un gros réseau de challengers,
constitué d’autres entrepreneurs. Presque tous les midis, je déjeunais
avec un entrepreneur. C’est comme ça qu’on apprend le mieux, en se
frottant aux autres entrepreneurs. Après, je faisais partie du réseau
Entreprendre et ils m’ont attribué un coach/accompagnateur qui m’a
beaucoup aidée. Je suis tombée sur Éric Coisne avec qui je me suis bien
entendue. Il travaillait à l’époque pour Sonepar. Je le voyais une fois par
mois. Il disait à son assistante : « Là, je suis avec Fany, éteignez tous mes
téléphones, ne me dérangez pas, je veux être focus ». Il m’aidait à prendre
de la hauteur, sans entrer dans l’opérationnel, sans rentrer dans mon
métier parce qu’il ne le connaissait pas. Ça m’a beaucoup aidé d’avoir ce
regard miroir. Il m’a aidée à élever mon ambition et il m’a fait grandir.

Dans ta journée, quelles étaient tes priorités quotidiennes ?


Je consacre toujours 20 % de mon temps à nourrir mon imagination et
ma curiosité. Ça consiste à faire beaucoup de veille de tout ce qui se passe
dans le monde. Par exemple, j’ai constitué à l’époque de My Little Paris
un réseau de « spotteuses » dans tous les pays du monde, avec qui je
travaille toujours. Je leur disais qu’elles étaient mes yeux et mes oreilles à
San Francisco, à New York, à Tokyo… Je faisais avec elles des calls d’une
heure, et quand je raccrochais, j’avais envie de monter dix boîtes….
Rendre une entreprise créative, c’est rendre tous ses salariés créatifs. Et la
créativité est quelque chose qui s’organise avec beaucoup de process et de
rigueur, contrairement à ce qu’on peut penser. Pour ne pas se laisser
bouffer par l’opérationnel, il faut reprendre du souffle pour nourrir ses
équipes, pour bien manager, être sur le coup d’après, reprendre son
énergie. Toute la vie de My Little Paris était rythmée par des rituels. Par
exemple, à la fin, quand nous étions 150, je louais un théâtre : le théâtre
de l’Atelier. Pendant une demi-­journée, il y avait une dizaine de
personnes de la boîte, jamais les mêmes, qui parlaient d’un sujet qui les
avait inspirés. Les sujets étaient très larges, ce pouvait être la Parisienne
au xviiie siècle, les dernières applications à San Francisco, l’héritage créatif
de Paris, une nouvelle série qu’on allait décrypter pour comprendre les
schémas narratifs (car finalement notre métier était de ­raconter tous les
jours une histoire aux Parisiennes pour qu’elles continuent d’ouvrir l’e-
mail). Certaines personnes comparaient My Little Paris à un « Disney
pour adultes ». C’est vrai qu’il y avait un côté un peu « magasin de
jouets », on arrivait tous les matins en se demandant : « On fait quoi de
nouveau aujourd’hui ? », et on ne se mettait aucune limite, ça pouvait
être lancer un nouveau business en 5 jours, ouvrir une maison My Little
Paris au cœur de Montmartre, un stand au marché aux puces de St Ouen,
lancer un Urban Lab pour réinventer la ville, ouvrir un lieu
d’entrepreneuriat féminin (Mona)…
Mon quotidien, c’était une moitié du temps à travailler sur la culture et à
créer un environnement créatif. Le pouvoir de l’environnement sur les
gens est énorme. Je l’ai testé, j’ai fait plein ­d’expériences. Si on met les
gens dans un environnement pourri, ils feront des choses pourries. Si on
les met dans un environnement créatif, ils vont déployer des choses et
devenir créatifs. Il fallait que nous ayons une idée par jour et nous
l’avions car la culture de la société favorisait l’émergence des idées.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs et collaboratrices ?
Ma philosophie est de penser que chaque rencontre est un entretien qui
s’ignore. J’ai recruté partout. Notre CTO était un ancien médecin. Notre
directrice de la publicité, une ancienne danseuse étoile. J’ai adoré recruter
à contre-emploi. Ça ne marche pas à tous les coups, je me suis plantée
une fois sur deux, mais en cas d’échec, les gens ne vous en veulent pas du
tout. Au contraire, ils vous remercient de leur avoir donné leur chance, ils
disent : « Merci de m’avoir donné cette opportunité, c’était finalement un
faux fantasme, je pensais être fait pour ça, mais en fait non ».
Recruter à contre-emploi peut donner des résultats extraordinaires
quand ça marche : la personne a une énergie illimitée et ré-invente le
métier parce qu’elle n’est pas formatée. C’est ce qui a fait que nous étions
une équipe très atypique avec une volonté perpétuelle de se réinventer.
Au début, je n’avais pas de budget car j’ai monté My Little Paris avec 5
000 euros. Je ne pouvais pas me payer les meilleurs journalistes et le
métier d’écriture était majeur dans ce métier. J’ai donc posté une petite
annonce qui disait « je recherche des littéraires frustrés. Vous êtes
comptable, avocate, etc. mais le soir quand vous rentrez, ce que vous
aimez faire, c’est écrire ? Alors c’est vous que je veux ! ». J’ai alors reçu
une centaine de réponses, en général de jeunes femmes. Au début, après
sélection d’une vingtaine de personnes, on a vraiment créé ce ton bien à
nous. Après, quand j’ai pu payer de vrais journalistes, ce n’était pas
forcément mieux. Je me suis rendu compte que les journalistes
professionnels sont très formatés. On avait une règle : faire du terrain,
pousser les portes et ne jamais lire les dossiers de presse.
Je n’ai jamais aimé l’exercice de l’entretien de recrutement. Je trouve que
ce n’est pas naturel, se retrouver avec quelqu’un qu’on ne connaît pas,
comme ça, pendant une demi-heure ou une heure et tout ce jeu…
D’ailleurs, je me suis pas mal plantée en entretien. C’est toujours délicat
quand on recrute quelqu’un et que la personne démissionne ou qu’on ne
prolonge pas la période d’essai, mais en même temps on ne peut pas se
permettre d’avoir des « moyens-bons » dans une start-up, contrairement
à une grosse boîte. Dans une start-up, il ne faut que des fusées au début.
On sait bien que les dix premiers employés font la boîte car ce sont eux
qui vont recruter derrière. Là-dessus, j’avais une vraie radicalité. Si la
personne n’était pas excellente, on arrêtait. Ce n’était pas des moments
faciles. Je me suis demandé comment faire pour moins me planter. On est
ensuite parti sur un format où on testait les gens sur trois jours, et ça a
tout changé. Il y avait une évidence à la fin, j’ai vraiment divisé par deux
mon taux d’échec.

Ton rôle de manageuse a-t-il évolué au fur et à mesure


de la croissance de My Little Paris ?
Plus on a grossi, plus j’ai consacré du temps à la culture. La chose que j’ai
le mieux réussie est le choix de mes associés. Je connaissais mes forces et
mes faiblesses et je me suis entourée de 5 ­associés pour me compléter.
Bruno fluidifiait tout dans l’entreprise et me permettait de me concentrer
sur la conduite du changement. Céline par son esprit conquérant m’a
aidée à monétiser nos ­activités. Anne-Flore, notre directrice éditoriale,
était à la fois structurante et créative, deux qualités rares chez la même
personne. ­Amandine par ses talents d’écriture a construit un lien fort et
intime avec notre communauté. Kanako par ses illustrations a donné une
touche artisanale et émotionnelle au site.
Et ensuite le reste de l’équipe s’est construit assez naturellement, au fil de
nos rencontres et de nos coups de cœur.

Entre la vente de My Little Paris et le rachat de Seasonly,


combien de temps s’est-il écoulé ?
J’ai directement enchaîné. Quand on quitte une aventure identitaire de
cette intensité, c’est assez déstabilisant. Il y a alors deux scénarios. Soit la
rupture totale, comme faire le tour du monde, soit partir sur une
décélération progressive en se lançant dans d’autres projets moins gros.
Comme je suis de nature à avoir peur du vide, j’ai plutôt pris la deuxième
option. Je me suis directement lancée dans de nouveaux projets. On a
beaucoup communiqué sur Seasonly, mais il n’y a pas que ça. J’ai aussi
créé un « start-up studio » qui s’appelle Living, au sens d’art de vivre.
L’idée est de repenser le quotidien des gens, la façon dont ils cuisinent,
voyagent, s’informent, prennent soin d’eux. J’ai un projet pour chaque
verticale. Par exemple, pour le voyage, j’ai lancé une collection de livres
avec les trente meilleures expériences d’une ville.
Je suis en train de travailler sur le classement des cinquante meilleures
expériences du monde, qui peuvent être des choses très éclectiques qui
cohabitent. Peuvent se côtoyer des choses très simples (par exemple un
sandwich à 1 euro à Amsterdam qui mérite le ticket d’avion à lui tout
seul, ou une ruelle à Kyoto où un vieux monsieur fait griller des anguilles
depuis 50 ans, le meilleur massage du monde qui coute 5 euros sur une
plage en Thaïlande…) et des expériences plus sophistiquées (le Noma à
Copenhague…). La collection s’appelle Soul et nous venons de sortir
plusieurs villes (Lisbonne, Tokyo, New York, Kyoto, Athènes, Venise,
Rome, Los Angeles)
On veut aussi repenser la façon dont on prend soin de soi, avec la marque
de beauté Seasonly. Je suis allée à New York juste avant la pandémie. Là-
bas, il y a une nouvelle typologie de lieux qu’ils appellent le fast healing :
des lieux où on vient se faire du bien, se recharger, via des expériences
wellness rapides de trente minutes, qui sont vraiment rentrées dans le
quotidien, on y va entre midi et deux ou le matin avant d’aller au
bureau… Ça peut-être un massage, un ostéopathe qui va vous stretcher
en 30 minutes, de l’acupuncture en 45 min avec un podcast sur les
oreilles, etc. Je pense que le futur de la beauté passera beaucoup par le
bien-être. Ce ne sera plus rentrer dans une parfumerie et sortir avec un
parfum et le ticket de caisse, ce sera entrer dans un lieu et en ressortir
trente minutes plus tard en n’étant plus la même personne car revitalisée.
On a donc créé des Studios Seasonly sur ce modèle de fast healing, en
parallèle d’une gamme de produits qu’on vend en digital. On en a déjà
ouvert quatre et on prévoit un déploiement de dix nouveaux studios ces
prochains mois.

Quel a été l’impact de la crise Covid sur tes projets ?


Mes projets étaient quasi tous encore à l’état de démarrage. Ça n’a donc
pas fait très mal car il n’y avait pas encore de gros enjeux et de grosses
équipes. Les guides de voyage ne se sont pas vendus, mais ce n’est pas
grave parce que nous étions encore en phase de lancement. Évidemment,
on a dû fermer des studios.
En revanche, pendant le confinement, j’ai créé une nouvelle newsletter
pour aider les gens à mieux vivre chez eux. En fin de premier
confinement, on avait 100 000 abonnés à l’e-mail. Cet e-mail ­s’appelle
Stay Hungry, au sens d’appétit de vie et on est en train de le faire évoluer
post-confinement en média autour de l’art de vivre. C’est très différent de
My Little Paris, mais c’est toujours le même canal, l’e-mail.
Une autre activité qui me prend du temps est une association qui
s’appelle Incredible girlz, visant à pousser l’entrepreneuriat dans les
quartiers et les banlieues. J’ai été très étonnée ces dernières années qu’il y
ait si peu de diversité dans l’entrepreneuriat qui devrait être un très gros
levier et jouer le rôle d’ascenseur social. Aujourd’hui, pour monter une
start-up, on n’a pas besoin de diplôme, de réseau ou d’argent. Ce qu’il
faut, c’est de l’énergie, une bonne idée et un ordinateur dans sa chambre.
J’ai vite compris que le problème numéro un est qu’il n’y avait pas de rôles
modèles en entrepreneuriat dans les quartiers. On essaie donc de faire
bouger les lignes, de créer des conférences, du mentoring, du coaching.
Mon rêve serait que la prochaine licorne française soit créée par une
femme issue de milieu modeste. J’ai une piste : il y en a une que je coache
qui est très prometteuse. D’ailleurs, je te donnerai son nom pour le Prix
Ivy de l’année prochaine.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ? Quels sont les différents scénarios ?
Je ne me suis jamais projetée. Mon long terme se réduit à deux semaines,
jamais au-delà ! Dès que j’ai une idée, je l’explore. Si ça marche, j’accélère,
sinon j’arrête. Ça a toujours été ma façon d’avancer, ce qui fait que je ne
sais souvent pas où je vais, par définition, mais j’avance, c’est l’essentiel !
Ça permet d’être surprise par la vie, de voir là où elle vous mène.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Penses-tu avoir eu de la chance dans la vie ?
Oui, et je pense aussi que la chance ne sourit qu’aux audacieux. J’ai pris
des risques mais il y a quand même un paramètre chance dans toute
aventure entrepreneuriale et il faut être au bon endroit au bon moment
avec la bonne énergie.
Peut-on concilier famille et entrepreneuriat facilement et comment ?
On peut élargir la question à : « Peut-on mixer vie professionnelle et vie
personnelle ? ». Je pense que c’est assez « années 80 » de diviser, de dire
que « à 19 h, je ne pense plus à ma vie professionnelle et seulement à ma
vie personnelle ». Le bonheur est de tout mélanger, d’avoir une
intégration totale et de se dire « ce soir je vais aller au restaurant en
famille mais by the way ça va peut-être être un restaurant pour My Little
Paris ». Il ne faut surtout pas être dans un système binaire. La solution est
plus dans l’intégration que la division.

Que ferais-tu différemment si tu pouvais tout recommencer à zéro ?


Je referais l’ESCP Europe, mais ça n’a pas été life changing. Je pense
tellement qu’un parcours est une accumulation d’essais et d’erreurs et
que, si tu enlèves tes échecs, il n’est pas sûr que tu parviennes au même
endroit. Je pourrais par exemple me dire que je ne commencerais pas par
travailler pour un grand Groupe mais ça m’a peut-être structuré l’esprit.

Qu’as-tu retiré des erreurs que tu as pu commettre ?


Chez My Little Paris, on a eu beaucoup d’échecs. Je peux te citer des
milliers d’échecs. Une initiative sur deux s’est soldée par un échec. Je suis
tellement persuadée qu’il faut essayer même si on risque d’échouer, que
parmi les indicateurs de fin d’année, il y avait une prime à l’échec. Si
quelqu’un me listait tous ses échecs de l’année, il avait une prime
proportionnelle au nombre d’échecs. Ceux qui avaient eu le plus grand
nombre d’échecs s’étaient réveillés tous les matins en se demandant
comment ils pouvaient créer plus de valeur pour la boîte. Il y avait
vraiment cette culture.
Comme exemple d’échec, ce pourrait être qu’au début, on a mis du temps
à faire le virage du mobile, on est arrivé un ou deux ans trop tard. On a
lancé une première appli qui est restée un échec, parce qu’anecdotique.
Une fois, j’ai lu un article sur Sheryl ­Sandberg, de Facebook qui ne
réussissait pas à faire basculer Facebook sur mobile. Elle racontait qu’elle
avait finalement réussi en se consacrant full time au sujet et en disant à
ses équipes : « Je ne prends plus de meeting si ça n’est pas pour me parler
de mobile ». J’ai appliqué la même méthode qu’elle et on a finalement
réussi à faire ce virage car l’année d’après on a lancé cinq ou six applis :
Tim Cook est même venu dans les bureaux de My Little Paris.
Finalement, c’est en ayant une culture de la radicalité que nous sommes
parvenus à une culture du changement.

• CONCLUSION
Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait.
J’ai été jury du championnat d’Europe de pâté en croûte.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Itinéraire d’un enfant gâté.

As-tu une passion ?


C’est une ville : Paris.

Si tu pouvais t’adresser à l’ensemble de la population mondiale


en trois minutes, que dirais-tu ?
C’est une phrase de Lewis Caroll tirée d’Alice aux pays des merveilles :
« Mais si le monde n’a aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en
inventer un ? »
Entretien avec Jean-Charles Samuelian, Expliseat, Alan1

“L’échec est une opportunité


de développement.”
Jean-Charles Samuelian

Aller vite, c’est une des caractéristiques de Jean-Charles Samuelian et il l’a prouvé
dans les deux start-up qu’il a créées.
Expliseat qu’il a cofondé en 2011 a permis de concevoir et de vendre des sièges
ultra légers pour avion en déposant 58 brevets internationaux et en équipant plus
de 90 cabines avec parmi ses clients Boeing, Bombardier, Airbus et des compagnies
aériennes. Jean-Charles a revendu ses parts en 2015 et a vite opté pour un nouveau
secteur.
En complétant sa formation d’ingénieur Ponts & Chaussées / MBA Collège des
Ingénieurs avec l’Institut des Actuaires, il a pu cofonder en 2016, Alan, plateforme
dédiée à l’assurance santé et dorénavant partenaire santé de ses adhérents. En
à peine 5 ans, Alan compte 9 400 entreprises clientes représentant plus de 160
000 membres utilisateurs et réalise un chiffre d’affaires de plus de 100 millions d’euros
avec 350 salariés.
Alan est devenue une incontestable licorne, présente dans le classement Next 40 de
la French Tech, avec 310 millions d’euros levés dont la très remarquée dernière levée
de fonds de 185 millions d’euros en 2021 auprès notamment du fonds ­américain
Coatue Management.
Finaliste du Prix IVY 2017, la volonté de Jean-Charles est d’aller encore plus haut et
toujours aussi vite… un peu à l’image de ses avions allégés par Expliseat….
1. 17 mai 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis le cofondateur et CEO d’Alan. Transformer la santé pour la rendre
plus accessible, plus personnalisée me passionne. Je suis aussi l’heureux
papa d’un petit garçon qui s’appelle Winston.

Quel a été ton itinéraire avant de créer Expliseat ?


Je suis issu d’une famille de médecins. J’ai toujours beaucoup réfléchi à la
santé, à essayer de trouver des solutions pour améliorer le système, à
l’échelle du service hospitalier notamment. J’ai eu la chance de
commencer à apprendre à coder par moi-même quand j’avais douze ans
et à construire des sites internet en parallèle de mes années au collège et
au lycée. J’ai ensuite fait une école d’ingénieur après mes classes
préparatoires. J’ai créé ­Expliseat avant d’être diplômé, avec deux
cofondateurs. Ensuite, à un moment, ce caillou dans la chaussure, celui
de « créer une boîte qui trans­formerait complètement la santé pour
remettre les gens au centre » est devenu trop gros. J’ai décidé de vendre
mes parts d’Expliseat pour me concentrer sur Alan.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer une entreprise ?


Je pense que c’était le côté « champ infini des possibles ». Quand on crée
quelque chose, on peut toujours repartir de la feuille blanche. On peut
être novateur et faire sauter beaucoup de contraintes. C’est aussi une
relation avec l’autorité. Je n’aime pas trop la contrainte. C’est aussi l’envie
d’avoir un impact. J’ai eu la chance d’avoir le père d’un de mes meilleurs
amis d’enfance qui était entrepreneur. Les discussions avec lui, sur le
business plan, sur l’innovation produit, étaient parmi celles qui me
fascinaient le plus.
Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?
Plutôt geek et passionné. Je codais pas mal, lisais beaucoup. J’avais quand
même plein de potes, dont certains que je vois aujourd’hui encore.

Quelle a été ta première start-up ?


J’ai commencé à travailler avec deux amis de lycée sur un concept de
siège d’avion au début de ma dernière année d’école d’ingénieur en
double diplôme au Collège des Ingénieurs. Le siège d’avion appartient à
un marché oligopolistique avec de fortes marges et très peu d’innovations
de rupture.
Nous sommes partis d’une feuille blanche pour concevoir un siège. Nous
avons travaillé la réglementation particulièrement complexe en
aéronautique ainsi que le marché, puis on a rapidement déposé deux
premiers brevets en 2010, et créé officiellement Expliseat en février 2011.
Nous avons levé dans la foulée 1 M€ et sommes passés à plein temps dès
le diplôme fin juin 2011. À ce moment-là, tout le monde nous disait qu’il
serait impossible de pénétrer ce marché.
Avec Expliseat, nous avons révolutionné le siège d’avion de classe éco : 2
à 3 fois plus léger que la concurrence, permettant d’énormes économies
de kérosène, 17 brevets, premier siège en composite, installé sur plus
d’une cinquantaine d’avions, au catalogue d’ATR…
Suite à la perte d’un de mes grand-pères d’un cancer et à l’opportunité
d’un exit d’Expliseat, j’ai décidé de me recentrer sur la santé mi-2015.
Nous sommes partis du constat qu’il ne servait à rien d’ajouter une
nouvelle fonctionnalité dans un système dont la base élémentaire n’était
pas fonctionnelle. Le choix de la complémentaire santé chez Expliseat
avait été extrêmement compliqué et frustrant et ce constat était partagé
par de nombreux entrepreneurs. En créant une assurance santé, nous
avons construit un modèle financier de flux récurrents nous permettant
d’investir dans le produit et de lancer de nouvelles fonctionnalités
innovantes dans le système de santé. Je suis en parallèle devenu actuaire
afin de pouvoir diriger une société d’assurance.
Entre le concept initial d’Expliseat et la cession de tes parts,
quelle a été l’évolution ? Même question entre le concept originel d’Alan et
aujourd’hui ?
Dans les deux cas, le concept de départ a peu bougé entre notre vision
initiale et ce qu’on a construit. En particulier chez Alan, le plan qu’on
avait construit, en 2015-2016, est toujours tenu aujourd’hui, dans les
grandes lignes. La manière de l’atteindre est forcément un chemin
sinueux, plein de surprises et d’innovations. Mais nous sommes assez
constants, sur la vision flexible et sur la façon de l’atteindre.

À quel point le produit doit-il être développé avant de l’offrir


à la clientèle ?
J’ai évolué dans des industries très réglementées… C’était donc difficile
d’offrir quelque chose avant d’être certifié, en tant ­qu’assurance, par
exemple, pour Alan. En revanche, ce qu’on peut faire et ce qu’on a fait,
c’est « caster » des idées, faire des prototypes pour essayer de valider des
hypothèses. Mais après, seule la réalité du produit fait la différence.
L’heure de vérité se fait au moment où le client doit payer.

Des mentors t’ont-ils aidé lors de la création de tes entreprises


ou as-tu fait cavalier seul ?
La réponse est sans doute entre les deux. Je ne sais pas si j’ai eu des
mentors à proprement parler. En revanche, j’ai eu plein de personnes
avec qui j’ai eu la chance d’échanger. Je continue à le faire, à chaque étape
de la boîte. Ce sont des gens qui m’aident à grandir, chez qui je vais
chercher des questionnements et les éléments de réponse. Je suis plutôt
dans la pluridisciplinarité. ­J’essaye d’échanger avec des responsables ayant
des parcours variés.

Comment as-tu constitué ce vivier de personnes susceptibles de t’aider ?


Ça s’est fait progressivement. Ce pouvait être des amis d’amis d’amis, ou
encore le réseau via les écoles… Quelque chose d’assez efficace
également : écrire à quelqu’un qu’on ne connaît pas. On peut passer du
temps à trouver une adresse e-mail ou un contact, mais quand on écrit
avec passion, les gens répondent assez souvent. J’étais étonné de voir à
quel point des gens nous ont aidés alors qu’on ne les connaissait même
pas, et ce plus d’une fois. Il faut juste ne pas avoir peur d’essayer et ne pas
craindre que l’ego en prenne un coup si on n’a pas de réponse.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
C’est un process assez long et complexe chez Alan. Évidemment, on
réfléchit à comment réussir à avoir des gens extraordinaires et excellents.
Il y a des millions de façons de l’être. Mais ils ne doivent pas non plus
avoir trop d’ego et ils doivent aimer le débat, l’échange et avoir envie de
grandir. On a un processus de recrutement qui permet de tester ces
aptitudes, de la manière la moins biaisée possible. Cela passe par des
questions écrites, par des épreuves, des tests techniques, par des
échanges sur leur parcours. On essaye de déceler certains traits culturels
du candidat adaptés à la culture d’Alan et au poste à pourvoir. On les met
également en situation sur un projet pendant une journée.
Avant d’être embauché chez Alan, un candidat participe à sept ou huit
entretiens. Je ne vois plus tous les candidats avant le recrutement. Mais
entre mon cofondateur et les premiers Alaneurs, ce pool de cinq ou six
personnes avec qui je travaille depuis l’origine, au moins un d’entre eux
rencontre tout futur nouvel embauché.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Mes journées sont assez construites. De 8h à 11h, j’ai ce que j’appelle
« une période structurée pour penser de manière non-­structurée ». C’est-
à-dire qu’une partie de mon calendrier est bloquée, sans meetings, et que
je consacre du temps à réfléchir à un ou deux sujets importants pour la
boîte. Chaque jour, j’essaye de définir quels sont les sujets à court, moyen
ou long terme. Je coache neuf responsables. Ils font partie des plus
seniors d’Alan. De 11h15 à midi, j’ai une réunion one-to-one avec une des
personnes que je coache à l’intérieur de la boîte. J’essaye ensuite de passer
du temps, quand je suis au bureau, pour déjeuner avec l’équipe ou quand
je suis en remote, avec ma femme et mon fils. J’ai aussi des petits
moments dédiés : juste après le one-to-one, à midi et après le déjeuner, je
vais checker mes mails et essayer de répondre aux interrogations de
l’équipe. Mes après-midis sont plus variables. Elles sont occupées soit par
les recrutements, soit par du peering où je vais travailler sur un white
board avec quelqu’un, soit par des entretiens extérieurs comme celui-ci,
soit encore par des rendez-vous commerciaux. Voilà à peu près la
structure de ma journée. Je suis très organisé sur la manière dont je gère
mon temps, ou sur combien de temps je vais dédier à chacune des tâches.

Comment ton rôle a-t-il évolué depuis la création d’Alan ?


Au tout début, nous étions très focus produit. C’était la première étape.
Désormais, mon rôle tourne autour de trois grands axes. Premièrement,
aider l’équipe à atteindre notre plan de l’année. C’est-à-dire que j’apporte
un support à l’équipe, je vais approfondir quelques sujets avec eux. Mais
cette activité se réduit pour moi de plus en plus avec le temps, au fur et à
mesure que je construis l’organisation. Deuxièmement, il s’agit d’établir la
culture et l’organisation, avoir les bonnes personnes et déterminer la
bonne manière de fonctionner ensemble. Troisièmement, il s’agit de me
consacrer à la vision et à la stratégie. C’est-à-dire savoir où nous en
serons à horizon trois ou cinq ans et comment cela s’articulera. Je tâche
également de veiller à ce que toute la boîte comprenne pourquoi on
entame telle ou telle évolution. Une grosse partie de mon job est guidée
par le contexte à donner à la boîte pour que les bonnes décisions soient
prises. À côté de ces trois grands axes, il y a la partie run, laquelle prend
encore environ 20 % de mon temps : coaching, interviews de
recrutement, etc.

Quels sont tes critères de choix lorsque tu recherches un investisseur ?


C’est une combinaison de quelques critères. D’abord, je m’assure qu’il
pense à long terme et qu’il veut contribuer à construire. Je me pose les
questions : est-ce qu’ils sont obsédés par transformer la société comme
nous le sommes ? Sont-ils des gens avec lesquels j’ai envie de passer du
temps ? Avec qui j’ai envie de débattre ? C’est en effet ce que je vais
rechercher. Je peux me demander aussi en quoi ils sont complémentaires,
que ce soit par leurs réseaux, par leur manière de penser, par leurs accès à
d’autres entrepreneurs qu’ils peuvent me présenter.
Plus Alan a grandi, plus on a été capable de choisir nos ­actionnaires.
Cependant, nous n’avons jamais eu, comme c’était ma deuxième boîte, de
difficultés particulières à ce sujet. Nous avons eu le luxe de choisir des
professionnels avec lesquels on voulait travailler. C’est pour moi essentiel.

Quelle est la bonne dose de dilution du capital ?


Cela dépend des contextes et des ambitions. Bien sûr, il faut faire
attention à la dilution, c’est un sujet important. Il faut essayer de lever le
bon capital au bon moment. Le problème est qu’il est difficile de prévoir
le futur. Il y a toujours une part de pari. Mais le job de l’entrepreneur est
de définir les bons niveaux de financements au bon stade de la boîte et
avec les bons partenaires, pour optimiser et avoir le cash. Il faut être
ambitieux, tout en restant motivé financièrement pour développer la
boîte.
Mais le capital n’est pas le seul paramètre d’optimisation. Il y a également
la gouvernance : savoir comment les décisions seront prises dans la
boîte… Cette question est largement décorrélée de celle du capital.
Conserver la majorité ne change rien car on a une structure de
gouvernance qui nous permet d’exercer davantage de droits de vote grâce
au pacte d’actionnaires.
Aujourd’hui, si on compte l’équipe, nous détenons autour de 45 % du
capital. Si on compte seulement les fondateurs, autour de 30 %.

Quels ont été les différents appels de fonds ?


La première levée de fonds a eu lieu en octobre 2016, quelques mois
seulement après la création. Nous avons levé 12 millions d’euros en seed,
auprès de CNP Assurances et de Partech. Le deuxième tour de table a eu
lieu en 2018. Il s’est élevé à près de 23 millions d’euros auprès
d’investisseurs comme Xavier Niel, CNP et Partech.
En 2019, nous avons levé 40 millions d’euros auprès d’Index Ventures et
de DST Global, puis 50 millions d’euros auprès de Temasek Holdings et
encore Index Ventures.
Récemment, Alan a levé 185 millions d’euros ce qui valorise la société à
1,4 milliard d’euros et fait de nous une nouvelle licorne française.

Quel est l’impact de la crise COVID depuis un an ?


Elle a été multi-facettes. On a eu à la fois un ralentissement pendant un
trimestre parce qu’on a arrêté de vendre. On s’est alors consacré à
l’engagement vis-à-vis de nos clients par rapport à notre service de santé
et pour être vraiment là pour eux. On a rattrapé ce retard le reste de
l’année, parce que la santé, sous tous ses aspects, devient une priorité, à la
fois pour les entreprises et pour les gens. On pense que le pari du long
terme est le bon et qu’on est très bien placés.
Ces 18 derniers mois ont été marqués par l’inconnu. Il y avait des
différences chaque semaine. Il fallait savoir comment gérer et naviguer. Je
suis fier de la manière dont l’équipe a su gérer. Ça a été une année
intéressante et fascinante pour le secteur de la santé et pour nous. On a
bien été là pour nos membres et ils nous le rendent bien. On a réussi à
faire plus de 105 % de croissance. C’est plutôt pas mal !…
Le problème sanitaire a finalement dynamisé notre croissance sur le
moyen terme.

La mixité et l’inclusion, sont-elles des priorités dans ton entreprise ?


Oui, et on essaie de travailler dessus. Nous faisons partie du groupe de
travail diversité et inclusion du Next 40. Je travaille moi-même pour
Scale-up Europe, l’initiative lancée par Emmanuel Macron pour
approfondir, entre autres, ces sujets-là. Ce sont des sujets importants qu’il
ne faut pas approcher de manière naïve. En effet, la diversité et l’inclusion
sont importantes pour avoir des idées neuves. Après, je pense qu’il faut
arriver à un bon équilibre dans une boîte comme la nôtre, qui a une
culture très forte sur le sujet, mais qui n’est pas faite pour tout le monde.
On essaie d’avoir des profils divers qui s’intègrent bien avec notre culture.
C’est ça le bon sujet : créer un environnement sain pour travailler, que
l’on soit un homme, une femme, quelqu’un de non-binaire, quelqu’un qui
vient d’un autre pays ou qui a une formation différente. C’est très
important que, quel que soit son profil et son parcours, il ait l’impression
d’être dans un environnement sain et égalitaire. C’est ce qui fait la
différence et ce sur quoi on travaille beaucoup.
Il y a plein de moyens d’être excellent et il y a plein de profils différents
porteurs de diversité. On investit effectivement dans ce sujet,
particulièrement au niveau du sourcing. Quand on cherche à recruter, il
faut que les candidats soient déjà divers.

As-tu mis en place des modes de management novateurs ?


J’ai écrit à ce propos un bouquin : Healthy Business. On ne pense pas que
tout le monde doive faire comme nous, mais nous sommes assez
novateurs.
D’abord, notre ambition et notre capacité à laisser prendre du risque sont
singulières. Je vois en l’échec une opportunité de développement. Cela
aide ainsi les équipes à ne pas s’autocensurer et à prendre des risques.
C’est étonnant vu de l’extérieur, mais on a supprimé le titre de manager.
Les managers sont remplacés par des coachs, et par une hiérarchie
distribuée. On donne beaucoup de pouvoir de décision à l’équipe.
Chaque semaine, les employés ont un certain nombre d’objectifs à
respecter. On a une boucle de retours. Si quelqu’un fixe des objectifs qui
partent dans tous les sens, on va aider la personne à se concentrer sur les
bonnes choses par des feedback positifs.
Cela s’accompagne d’une transparence radicale. Chez Alan, 100 % de
l’information est accessible à tous les salariés : les salaires, le capital, les
parts détenues par chacun, les chiffres, les levées de fonds en cours, etc…
Rien n’est caché parce qu’on crée un pacte de confiance au sein de la
boîte. C’est aussi une culture du feedback poussée, qui combine
bienveillance et recherche de l’excellence. On fait beaucoup de feedback,
ce qui pousse à l’excellence, mais tout en étant bienveillants et en
maintenant une densité forte de talents. Il y a des gens qui ne sont pas
faits pour Alan. Quand c’est le cas, on s’arrête et on reste en bons termes.
Nous avons supprimé la plupart des meetings et privilégions une culture
de l’écrit très forte. Cela permet de travailler en asynchrone et de faire en
sorte que ça ne soit pas « l’homme blanc qui parle le plus fort » qui gagne
la discussion mais bien la meilleure idée. Nous avons opté pour un forum
interne. À chaque fois qu’il y a une réunion, on ouvre un post dans le
forum et il y a une d ­ iscussion avec les bonnes personnes pour arriver à
une réponse. Tout le monde pourrait accéder à ces discussions, mais
seuls ceux qui sont concernés le font ou ceux qui ont envie de le faire. Ça
permet d’éviter les boucles de mails.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ?
J’espère être toujours la bonne personne pour guider Alan dans son
développement international. Alan sera devenu l’outil clé que les gens
utilisent pour accéder à leurs informations de santé, à la prévention et à
leurs soins, en digital et en physique. J’espère qu’on gèrera tout l’aspect
administratif et paiement à l’échelle ­européenne.
C’est difficile de prévoir les différents scénarios pour la société. On a un
business assez récurrent et prédictible. La question est de savoir quelle
sera la vitesse de notre croissance. Est-ce qu’on arrive à être vraiment
plus qu’une assurance ? Je pense qu’on l’a déjà prouvé, mais il faut
continuer à être encore davantage un vrai partenaire santé. Nous
souhaitons développer un service de conciergerie médicale, pour
permettre une interaction plus naturelle entre les utilisateurs et le corps
médical et donner la possibilité à tous les adhérents de faire un check-up
dès qu’ils s’abonnent à l’assurance Alan. Reste aussi à savoir à quel point
on accélère vite à l’international.
Je ne vois aucune raison susceptible de nous faire vendre la société.
Certes, il ne faut pas être dogmatique. Il y a trop de fondateurs qui l’ont
été à ce sujet, mais qui ont pourtant vendu leur boîte six mois après avoir
proclamé qu’ils ne le feraient jamais. Pourtant, je pense que les
conditions qui pourraient donner du sens à ce qu’Alan se fasse racheter
ne seront probablement jamais réunies. On préfèrera toujours le chemin
stand alone. Si un deal un jour valorise la boîte comme elle devrait l’être
dans cinq ans, nous donne le plein contrôle et des fonds illimités pour
construire et nous développer internationalement, on regardera bien sûr.
Mais il est peu probable que cela arrive !

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Penses-tu avoir eu de la chance ?
Beaucoup ! D’abord, être né dans une famille aimante, accompagnante,
donnant confiance, qui m’a permis de prendre du risque à titre personnel.
C’est déjà une chance infinie. Celle aussi de faire les bonnes rencontres.
À côté de cette chance initiale, je pense aussi qu’il y a beaucoup de
chance qui se génère, beaucoup d’opportunités qui se créent par le
travail. Beaucoup craignent de se donner une chance, par peur de l’échec,
alors qu’on peut augmenter le scope de la chance en prenant beaucoup de
risques.
Mais oui, j’ai énormément de chance d’être en bonne santé, d’avoir une
situation de famille stable, d’avoir grandi dans un milieu qui m’a permis
de prendre des risques. Je me considère comme très chanceux en effet.

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?


C’est très difficile, mais ça se fait. La question est de trouver la bonne
personne, une ou un vrai partenaire. Il faut aussi être conscient de ce que
l’on est et de ce qu’on n’est pas. Savoir bien gérer son stress et ne pas
l’introduire dans la famille. Il faut disposer en face de soi d’un soutien qui
aide à grandir. Il faut être très attentif au temps aussi ! Comme j’ai une
organisation très structurée, quand je suis là, j’essaye de l’être vraiment.
Enfin, il faut essayer de trouver une organisation, voire se faire aider pour
faire en sorte que ça marche bien pour tout le monde.
J’ai un rythme de travail assez intense, je prends très peu de pauses. Mais
j’ai compris que travailler tard le soir n’était pas la manière la plus
productive. Je commence plus tôt le matin. Ce n’est pas le volume qui fait
la différence. C’est plutôt être créatif, stratégique, reposé, en forme, avoir
le bon rythme de sommeil. En revanche, je continue à lire beaucoup le
week-end et à bosser sur quelques idées.

Si tu pouvais recommencer à zéro, que ferais-tu différemment ?


En fait, je n’aime pas tellement cette question parce que j’ai appris de
toutes mes erreurs et tous mes échecs m’ont permis de grandir. Ils sont
donc nécessaires, d’une certaine manière et si je ne les avais pas connus,
je ne sais pas ce que je serais aujourd’hui. Il y a sans doute un million de
trucs que j’aurais dû faire différemment mais je ne sais pas où ils nous
auraient menés… Je suis donc heureux d’avoir fait plein d’erreurs !
Les chaînes d’événements et leurs probabilités sont assez difficiles à
mesurer. Beaucoup de gens pensent que, parce qu’un événement est
arrivé, il avait 100 % de probabilités d’arriver. Or, ils ont peut-être pris la
mauvaise décision qui n’avait que 5 % de chance d’être un succès, mais ça
a quand même marché, alors ils pensent être des génies !

Peux-tu exposer une décision que tu reconnais aujourd’hui comme ayant été une
grosse erreur ?
Je peux parler de la campagne TV qu’on a faite avec Alan. On a dépensé
un peu plus de deux millions d’euros sans retour sur investissement parce
qu’on a essayé de faire une campagne créative, très high level, mais les
gens n’ont pas compris ce qu’on faisait. Je pense qu’on n’a pas été assez
bons dans l’exécution. Mais on a appris à mesurer, à construire un plan
de communication, à faire attention à ne pas se faire dépasser par la
production. C’était un apprentissage.
Il y a aussi eu des erreurs sur le recrutement. On s’est menti à nous-
même sur certains profils. Il y aussi eu de mauvaises ­décisions produit.
Mais tant qu’elles sont apprenantes, ça reste excitant ! On apprend tout le
temps.

• CONCLUSION
Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait ?
J’aime beaucoup jouer aux cartes. Je suis notamment fan d’un jeu belge
qui s’appelle le Rikiki.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


Ce serait On peut toujours faire mieux.
Cet état d’esprit vient de mon histoire familiale. Je suis d’origine
arménienne et nous avons tout perdu il y a deux ou trois générations.
Nous avons eu la chance d’être accueillis en France et de pouvoir
reconstruire ici. Un des messages de mon grand-père et de mon père est :
« Tu peux toujours faire mieux que la génération précédente, quel que
soit le lieu d’où tu partes ». C’est un adage que j’essaye d’appliquer.
J’essaierai de faire en sorte que les ­générations suivantes continuent de
l’appliquer, sans leur ­transmettre trop de pression.

As-tu une passion ?


J’aime beaucoup la photographie. J’en ai beaucoup fait. Aujourd’hui,
j’aime bien acheter des photos de photographes variés. Je participe aux
ventes de l’agence Magnum.
Il y a aussi le Japon, un pays que je trouve fascinant.

Si tu avais trois minutes pour t’adresser à l’ensemble de la population mondiale,


que dirais-tu ?
Je dirais que leurs problèmes sont très importants mais qu’ils devraient
prendre un peu de recul et se poser la question des problèmes des autres.
Ils devraient se demander pourquoi ils ont ces problèmes, et essayer de
trouver des solutions qui ne soient pas locales mais globales, sur des
sujets comme l’environnement, le partage des ressources, l’ouverture aux
autres, les frontières, la liberté.
Entretien avec Loïc Soubeyrand, Teads, Swile1

“Le client a raison, non pas sur


le produit qu’il demande, mais toujours
sur le problème qu’il confie.”
Loïc Soubeyrand

Créer de l’impact a toujours été une motivation forte pour Loic Soubeyrand…
Finaliste du Prix IVY 2015, Loic Soubeyrand savait-il en cofondant Teads en 2010
qu’il était en train de poser la première pierre du numéro 1 mondial de la
publicité vidéo sur internet ?
Présent dans plus de 20 pays après avoir fusionné avec Ebuzzing, la technologie
d’insertion de vidéo de Teads a attiré tous les grands annonceurs de la planète.
Soutenu dès le départ par Partech Ventures et Elaia Partners, Loic a réussi à convaincre
également de grandes banques internationales en levant au total plus de 70 millions
d’euros. Le chapitre Teads a été clos lors de sa revente à Altice en 2017.
Nouvel horizon pour Loic lorsqu’il fonde rapidement après cette vente, Swile, qui est
une carte de paiement et application mobile à destination des salariés qui
dématérialise le ticket-restaurant. Encore de nouvelles étoiles au classement des
start-up lorsqu’on sait que Swile compte aujourd’hui 500 salariés et a enregistré une
croissance de l’ordre de 200 % sur les 12 derniers mois de pleine crise sanitaire. Quatre
levées de fonds se sont vite enchaînées en quatre ans avec au total près de
115 millions d’euros auprès notamment d’Index Ventures permettant ainsi un
développement international qui a démarré avec le Brésil en 2021.
Déjà présent dans le classement French Tech 120, nul doute que les portes du
Next 40 sont en train de s’ouvrir.
1. 14 avril 21.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis un jeune homme de trente-cinq ans. Né à Montpellier, j’ai fait mes
études en informatique et contrôle de gestion dans cette ville avant de me
lancer dans une première création entrepreneuriale avec Teads,
spécialisée dans la vidéo publicitaire. C’était une belle aventure puisque,
en six ans seulement, nous sommes passés de zéro à 600 employés
présents dans vingt-quatre pays différents, et de zéro à 300 millions de
chiffre d’affaires. Ce succès s’est soldé par une revente au groupe Altice
pour 300 millions d’euros.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer une entreprise ?


Je suis très curieux. J’ai besoin de créer des choses. Quand j’étais enfant,
je prenais tous mes jouets et les démontais pour voir ce qu’il y avait à
l’intérieur. J’avais besoin de comprendre le monde qui m’entourait, et ce
besoin ne m’a pas quitté en grandissant. Cette combinaison de créativité
et cette volonté de faire, quand on assemble les deux et qu’on passe à l’âge
adulte, ça se transforme en entrepreneuriat.

Comment est né le concept de Teads ?


Mes deux cofondateurs et moi avons créé Teads, société dont la mission
était d’aider les éditeurs à monétiser leurs contenus digitaux grâce au
visionnage de publicités vidéo. Nous avons commencé par proposer un
format publicitaire appelé Get Content, un format vidéo plein écran très
lucratif pour les éditeurs. Mais ce format était trop intrusif. Les éditeurs
ne pouvaient que trop rarement l’afficher.
La scalabilité étant une caractéristique clé, nous avons réfléchi à créer un
format vidéo qui pourrait s’afficher sur beaucoup plus de pages. L’inRead,
le format star de Teads, est né. Nous sommes en mai 2012. Inséré entre
deux paragraphes d’un article de presse, il répond à un nombre
important de problématiques des parties prenantes. Pour les utilisateurs,
le format est non intrusif, puisque l’article peut être lu sans que le lecteur
doive regarder la vidéo publicitaire et le son ne s’active que lorsque
l’utilisateur le décide. Pour les éditeurs de presse il n’y a plus besoin
d’avoir du contenu vidéo pour y accoler une publicité vidéo. Pour les
annonceurs, l’inRead fait grossir massivement l’inventaire. Cela permet
de toucher une audience plus large. De plus, les annonceurs ne payent
que les vidéos intégralement lues.
Suite à la sortie de l’inRead qui a créé un cercle vertueux sur le marché de
la publicité vidéo, nous avons signé en moins de trois mois avec tous les
éditeurs de presse français. Forts de ce succès, nous décidons de partir à
l’étranger et c’est encore un succès. Durant deux ans, sans aucune
concurrence, nous nous déployons dans une vingtaine de pays, en signant
avec tous les éditeurs de renom (The Guardian, Telegraph, Washington
Post, Forbes, Reuters, Le Monde, La Stampa, etc.).
Pour accompagner cette croissance, nous levons 4 millions d’euros en
septembre 2013 auprès de Partech et Elaia, grâce à l’appui du banquier
d’affaires Clipperton. Nous nous retrouvons alors face à une question
stratégique : continuons-nous seuls, et dans ce cas une nouvelle levée de
fonds de 10-15 millions d’euros est nécessaire, ou essayons-nous de nous
associer pour aller plus vite et plus fort ? Dans cette quête de réponse, je
rencontre Pierre Chappaz, fondateur d’Ebuzzing que je connaissais
depuis quelques années et qui est un de mes mentors, afin de voir si nous
pouvons envisager quelque chose en commun.
Ebuzzing était un réseau publicitaire spécialisé dans la monétisation
d’espaces vidéo publicitaires. Ebuzzing vivait des espaces qu’il vendait aux
agences, et reversait une partie conséquente aux éditeurs qu’il
représentait. De son côté, Teads était une technologie publicitaire vidéo
mise à disposition des éditeurs et vivait essentiellement de frais
technologiques facturés aux éditeurs. La complémentarité était parfaite :
en se rapprochant, nous étions désormais en capacité d’apporter aux
éditeurs non seulement la technologie, mais également des revenus
conséquents. Nous décidons de fusionner les deux activités, avec un
esprit « entre égaux » malgré la taille plus importante d’Ebuzzing. Nous
décidons d’arrêter la marque Ebuzzing et d’opérer toute l’activité
technologique et commerciale sous le nom de Teads. Je deviens CSO
(Chief Strategy Officer) du nouveau Teads, en charge de la stratégie et de
l’innovation du groupe.

Qu’est-ce qui t’a amené à quitter Teads après la vente ?


Je disais à l’époque que je ne me voyais pas faire le service après-vente.
Pour moi, c’était la fin d’un cycle. Ça faisait déjà six ans. Quand on vend,
on n’est plus vraiment chez soi. C’est un peu pile ou face : soit ça se passe
très bien, soit mal et alors le quotidien devient compliqué. Je n’avais pas
du tout envie de prendre ce risque. J’avais pile trente ans. Si ça avait été
ma dernière aventure, j’aurais peut-être pris le risque, mais en
l’occurrence, je n’en avais pas envie.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


J’étais très curieux et dans les rails. J’étais respectueux et observateur. Pas
de vague, mais une énorme volonté d’apprendre. Je n’étais pas vraiment
leader mais je faisais toujours partie des bons groupes. Mon leadership a
pris corps dès l’instant où j’ai commencé à monter des projets car j’avais
une volonté incroyable de les voir aboutir.

Entre l’idée originale de Swile et ce que la start-up est devenu,


quelle a été l’évolution ?
L’idée de base était de créer une plateforme de commandes en groupe. Il
s’agissait de revoir l’expérience du déjeuner entre ­collègues. Cette
plateforme a été lancée sous le nom de Lunchr et quand j’ai pitché ce
concept aux restaurateurs du coin, ils m’ont demandé si les utilisateurs
allaient pouvoir payer en tickets restaurant. J’ai répondu non, mais que ce
n’était pas bien important puisqu’ils avaient leur carte bleue personnelle !
Ce à quoi ils m’ont répondu « oui, mais 70 % de mon chiffre, je le fais avec
des tickets restaurant ». C’est là que j’ai tiré la pelote de laine et que j’ai
découvert que 90 % du marché était encore en papier et que si la
dématérialisation de la carte était autorisée depuis quatre ans, rien ne
s’était passé car les acteurs historiques gagnaient mieux leur vie ainsi. J’ai
alors compris que notre plateforme de commande en équipe ne pourrait
jamais fonctionner tant qu’on ne s’attaquait pas au problème de base : la
dématérialisation des tickets restaurant. Décision est alors prise
d’attaquer ce marché. Grand bien nous en a pris puisqu’en trois ans, on
représente une part de 10 % du marché global, dont les acteurs n’avaient
pas changé depuis plusieurs décennies. Notre croissance continue à
l’instant où on se parle.

À quel point faut-il que le produit soit développé et finalisé


avant de lancer l’entreprise ?
Les premières lignes de codes pour développer la maquette, les premiers
designs, ont été faits le 15 octobre 2016. Ce rendez-vous dont j’ai parlé a
eu lieu tout début décembre. Il ne s’est donc pas passé plus d’un mois et
demi. Ce n’est pas comme si j’étais resté six mois ou un an dans mon
garage. On est parti bille en tête avec le nouveau projet qu’on voulait
soumettre au marché avant même que ça sorte.

• MANAGEMENT
On parle beaucoup de l’importance de bien s’entourer.
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
Lors de la création de Teads, j’ai fait des erreurs à la pelle. Et puis, petit à
petit, cela s’est beaucoup structuré. Je cherche des personnalités
complémentaires de moi. Je chéris la diversité, pas seulement dans les
compétences mais aussi dans les caractères. Je cherche évidemment des
personnes meilleures que moi dans chacun des domaines qu’ils auront à
gérer mais surtout différentes en termes de caractère. Je vois bien la
richesse qu’apporte une équipe avec des sensibilités différentes. Je
recherche des caractères et des personnalités variées qui partagent des
valeurs communes. On met tout le temps en balance la diversité avec
cette nécessité absolue de partager les mêmes valeurs. Il y a différentes
manières d’arriver au même résultat. Les recrutements sont menés avec
beaucoup d’échanges autour de la manière de se comporter, de ce qu’on
attend des personnes en tant que telles, au-delà de leurs expertises, …
tout en s’assurant qu’elles viennent d’horizons variés et qu’elles aient des
caractères différents. C’est un moyen de ­s’assurer que lorsqu’on aura des
décisions fortes à prendre, on pourra d’abord écouter les sensibilités des
uns et des autres pour être sûrs de ne pas avoir manqué quelque chose.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


L’équipe, les employés sont la priorité. Les employés d’abord, c’est-à-dire
s’assurer que l’on grandit bien. Je vise l’hyper-croissance heureuse. Je ne
crois pas à la croissance à tout prix : la croissance a un prix qui est celui
de l’unité et de la cohésion. Il faut passer beaucoup de temps pour
s’assurer qu’il n’y ait pas de problèmes liés aux hommes et aux femmes
qui travaillent dans l’entreprise. Dans les start-up qui grandissent mal,
très vite, 80 % de la journée du dirigeant est consacré à gérer des
problèmes qui n’existeraient pas si les recrutements avaient été bien faits.

Quelle est la croissance de Swile en ce moment ?


On est 400 employés. Swile été créée il y a un peu plus de trois ans. On
devrait atteindre le milliard d’euros d’émissions de titres-­restaurant en fin
d’année… C’est autant d’argent qu’on envoie dans les commerces de
proximité.

Comment as-tu modifié ton rôle depuis la création de Swile ?


Je ne crois pas l’avoir modifié. J’ai toujours été assez généraliste. Mon
signe astrologique est le poisson : je navigue bien dans les univers
produits, stratégie, business, finance et marketing. Je me sens proche des
équipes sur tous les sujets. Je veux les meilleurs résultats mais de la
bonne manière. L’équation de l’excellence c’est : performance +
bienveillance. La vraie excellence conjugue les deux.
Actuellement, Swile est structuré autour d’un pôle innovation, un pôle
business, un pôle finance, un pôle marque et un pôle RH. Les rôles des
uns et des autres sont amenés à changer, ce qui est bien normal car la
boîte évolue. Nous sommes notamment en train d’embrasser les sujets
d’internationalisation et de diversification produit. C’est pourquoi on a
recruté un Directeur international et un nouveau CFO qui avaient
l’expérience requise. Ces recrutements et ces changements se sont faits
naturellement, sans créer de tension dans l’équipe.

Quels sont tes critères de choix lorsque tu recherches un investisseur ?


Au début, je ne croyais pas trop à la smart money, mais plus le temps
passe plus j’y crois ! Quand c’est vrai, c’est vraiment bien ! Le plus dur est
d’arriver à voir s’il s’agit de window dressing ou d’une réalité. Les
investisseurs peuvent apporter plus que de l’argent, s’ils ont une expertise
pointue, et savent accompagner la croissance sans être intrusifs. Il faut
qu’ils sachent que je saurai les solliciter quand il le faudra et que, de toute
façon, ils auront toujours accès à 100 % de l’information, que ce soit pour
des raisons que j’estime bonnes ou mauvaises. J’essaye de créer cette
relation de confiance avant même le début de l’investissement. Je peux
bien sûr les solliciter pour une expertise donnée et c’est la raison pour
laquelle ils ont été choisis. Tout cela est possible chez Swile parce qu’on a
le privilège de choisir nos investisseurs. Mais il y a plein de sociétés qui
sont très contentes quand elles ont ne serait-ce qu’un seul investisseur
intéressé. C’est une réalité. La question est alors de savoir si on est prêt à
accepter un seul investisseur toxique ? Ou est-ce qu’on garde sa liberté,
quitte à ne pas lever ? Je crois quand même que, dans la plupart des cas,
ne pas lever est mieux que faire entrer quelqu’un de toxique…

Comment trouver le bon niveau de financement


sans trop diluer son capital ?
C’est une grande question. Je ne suis plus majoritaire. Ce n’est pas un
problème. Il ne faut pas oublier que le financement n’est qu’un moyen.
Lever, c’est le moyen de prendre une position sur un marché donné. Du
coup, toute la question est : quel est le marché ? En fonction de la
catégorie du marché, les besoins en financement ne sont pas les mêmes.
Quand vous lancez une boîte de commerce en ligne, ce n’est pas comme
quand vous faites de la publicité en ligne. Il faut être cohérent et rester en
phase avec les besoins de marché que vous adressez. Chez Swile, nous
sommes dans un marché de volume. Cela implique une très petite marge.
Pour gagner sa vie, il faut aller chercher beaucoup de volumes et, pour ce
faire, il faut beaucoup de financement. Cela fait partie de la règle du jeu.
Les acteurs de la foodtech (Deliveroo, Uber, etc.) sont aussi sur des
marchés de volume. C’est pour ça que vous voyez des levées très
significatives. Ce n’est pas qu’ils soient meilleurs que d’autres sociétés sur
d’autres marchés qui ont des besoins moindres. Il faut juste lever en
fonction du marché.

Quel a été l’impact de la crise Covid ?


La crise a été un accélérateur fort, pour deux raisons. La première, c’est
qu’on est sur le marché des avantages aux salariés : les tickets restaurant à
l’origine, et maintenant les tickets cadeau et d’autres. Distribuer les
tickets papiers, c’est rapidement l’enfer quand l’entreprise a des salariés
confinés. Avoir une carte et juste créditer les comptes, c’est beaucoup
plus pratique que de devoir envoyer les carnets de tickets par la Poste. De
plus, comme c’est de l’argent, il faut assurer ces plis et c’est un enfer sans
nom.
La deuxième raison est qu’au-delà des titres-restaurant et des titres-
cadeaux, on a lancé une plateforme permettant aux employés de créer de
la cohésion entre eux, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Comment
maintenir le lien entre collègues au-delà d’un zoom quand chacun est
chez soi ? Comment continuez-vous à célébrer les anniversaires
professionnels et personnels ? Comment est-ce que vous communiquez ?
Comment créez-vous des petits événements en ligne ? Bref, toutes les
questions de cohésion d’équipe se sont accentuées avec la pandémie.
Nous sommes à la croisée des Fintechs et du monde RH.
Les principes de mixité et d’inclusion : quelle est leur importance
dans ta société ?
La diversité des personnalités est importante. Combien y a-t-il de boîtes
où on voit que ce sont tous des robots ? Je ne vais pas donner de nom
mais on les a tous en tête. Sur ces sujets-là, il y a un gros enjeu pour les
scale-up : comment gérez-vous de l’hyper croissance tout en faisant
attention à ces sujets clés que sont la diversité et l’inclusion ? C’est un vrai
challenge. Lors du recrutement d’un CFO, j’ai lancé une chasse avec un
cabinet international. On a reçu environ quarante dossiers. Je crois qu’il
n’y avait que trois ou quatre femmes. C’est pour dire le problème de fond
qu’il y a. Naturellement, vous cherchez un profil qui a déjà géré de la
croissance, ou d’autres choses… Si le profil que vous recherchez est défini
avec des critères très précis, il peut se faire qu’il y ait peu de femmes
disponibles sur le marché. C’est le serpent qui se mord la queue.
Comment arriver à faire les deux ? Si vous faites « ­l’effort » de la diversité
et de l’inclusion, vous pouvez mettre en péril l’hyper-croissance. Si vous
ne faites que de l’hyper croissance, vous mettez à risque vos
fondamentaux. On ne veut pas d’un tel choix. La bonne réponse, je crois,
c’est la mobilité interne. Il faut s’engager sur un programme de
promotion qui favorise la diversité et l’inclusion.

As-tu mis en place des modes de management novateurs ?


Novateurs, je ne sais pas. Beaucoup essaient des choses, comme la
semaine de quatre jours, les congés illimités, etc. Nous avons toujours été
très flexibles sur le télétravail. Il n’y a pas de concepts avant-gardistes
chez Swile. L’important, c’est la confiance.

• L’AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans et comment vois-tu Swile ?
J’aimerais que l’on ait réussi, ou que l’on soit en passe de réussir, notre
mission globale qui est de revoir l’expérience employé et d’aider les
entreprises à transformer leur culture. La plateforme de Swile permet
d’aider à gérer toute cette transformation culturelle et organisationnelle.

Swile est sur le marché des avantages aux salariés. Ta réponse semble impliquer
que tu envisages d’autres produits et services ?
Tout l’enjeu est de couvrir l’ensemble de l’expérience employé, from hire
to retire. On va consolider tout ça.
Le constat de base est de se dire qu’aujourd’hui l’expérience employé n’est
pas globale. Quand vous entrez dans une société, on vous donne, en tant
qu’employé, huit ou dix outils pour gérer votre quotidien. Il y a une
application pour faire vos notes de frais, une autre pour les projets, une
pour les tickets restaurant, etc… Bref, c’est une jungle qui n’est ni
structurée ni véritablement organisée. Dans votre vie de tous les jours,
vous utilisez un petit nombre d’applications bien adaptées. Mais dans la
vie professionnelle, c’est très différent et un peu vieillot ! Ce n’est plus
possible.
Nous sommes convaincus que la performance sociale est le moteur de la
performance économique. Du coup, on va donner aux sociétés tous les
moyens d’améliorer leur performance sociale. On a déjà mis en place un
module pour faire des sondages internes anonymes envoyés de manière
régulière au management des entreprises. On a des outils de performance
du management également qui permettent de simplifier la relation entre
le manager et le managé. Nous sommes en train de faire notre mue,
même si on est partis des avantages aux salariés. On tire le fil, jusqu’au
bout de l’expérience, de A à Z.

Quels sont les différents scénarios, dans 5 ou 10 ans ?


Rester indépendant.
Clairement on est en mode rachat plutôt qu’envisager d’être racheté !
Nous sommes sur un marché de volume et on a les moyens de nos
ambitions. Les fonds devront se désengager dans quelques années. Il y a
donc fort à parier que ça se termine en IPO.
• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Estimes-tu avoir eu de la chance ?
Oui, mais elle se créée de toute pièce. Je crois que la chance c’est un
mindset, et que rien n’arrive par hasard ! On a créé tout un contexte pour
nous permettre d’arriver à un destin heureux in fine.

Est-ce qu’il est possible de concilier famille et entrepreneuriat ?


C’est très compliqué. Ce mythe d’arriver à être équilibré avec la famille
qu’on fonde, avec ses parents, ses amis, son contexte professionnel…
C’est illusoire. Je crois qu’il y a des cycles de vie en revanche. Ce qui est
dangereux, c’est d’être déséquilibré en permanence sur un domaine car le
jour où il s’écroule, c’est la catastrophe. À titre personnel, ce qui m’a
permis d’être déséquilibré en faveur de la création et le développement de
start-up, ces dernières années, c’est que ma femme a fait des concessions
et a décidé d’arrêter de travailler pour qu’on puisse élever ­correctement
nos enfants. Il faut accepter des déséquilibres par cycle de vie pour
obtenir un équilibre dans le temps et sur la durée. C’est ma philosophie
de vie.

Que ferais-tu différemment ?


Si j’avais exactement la même expérience que maintenant, j’aurais peut-
être fait beaucoup moins d’erreurs. Mais c’est ce qui m’a permis d’arriver
au niveau de maturité que j’ai aujourd’hui. Donc, rien !…

Un exemple d’une grosse erreur que tu aurais faite ?


Teads avait une croissance interne forte sans développer une véritable
culture interne. On a grandi un peu n’importe comment, en mettant les
expertises au centre de tout alors qu’il fallait mettre l’humain. En mettant
l’accent exclusivement sur l’expertise, vous avez des gens complètement
désalignés. Vous avez des gens qui rament à gauche, à droite, à contre-
courant, votre bateau ne peut plus être piloté ! Et il finit par couler !

Pourtant Teads est une très belle réussite !


Tout à fait, j’y vois deux raisons. Première raison : on a toujours été porté
par la croissance. Je maintiens que si, à des moments plus compliqués, il y
a en plus des problèmes humains à gérer, c’est un accélérateur
d’explosion. Ensuite, on a su réagi et remettre complètement les pendules
à l’heure. Mais il n’empêche que ça a pris longtemps, le temps de reposer
toutes les bases et de réorganiser les équipes. C’est du temps perdu,
beaucoup d’énergie et de frustrations. Si on peut éviter cette phase-là,
évitons-la et mettons l’humain au centre de tout, d’entrée de jeu. Ce sera
d’autant moins de problèmes à gérer plus tard.

L’entrepreneuriat a-t-il atteint aujourd’hui un certain niveau de maturité ?


Répondre positivement serait faire offense à la génération
d’entrepreneurs précédente, qui a monté des boîtes fantastiques.
Il y a aujourd’hui des fonds français qui savent intervenir de plus en plus
tardivement sur des montants de plus en plus costauds. Je pense à des
fonds comme Partech, Idinvest, la BPI… Ce sont tous des fonds de gross
market. Mais Tiger Management arrive en Europe avec un fonds de
63 milliards…. C’est sûr que ça calme ! … Mais je suis fier parce qu’on a
fait une grosse partie de la ­croissance avec des fonds français.

Aurais-tu un conseil pour ceux qui voudraient créer leur entreprise ?


Définitivement ce serait : allez au contact du client le plus vite possible.
Vous avez beau refaire l’histoire dix mille fois, ça se vérifie : le client a
toujours raison. Non pas sur le produit qu’il vous demande de développer
mais toujours sur le problème qu’il confie.

Quelle question aurais-je pu te poser pour mieux te connaître ?


Toutes les questions étaient bonnes. On a parlé de pas mal de choses
déjà !
Quel est le moteur qui me fait avancer au quotidien ? Il y en a deux :
l’apprentissage et l’impact. Le premier étant le prérequis du deuxième.

• CONCLUSION
Quelque chose à ton sujet qui va me surprendre ?
J’ai loupé dans les grandes largeurs ma math sup, à 17 ans. Premier échec
personnel, mais extrêmement formateur pour la suite.

Si ta vie était un film quel pourrait en être le titre ?


Joker !

As-tu une passion ?


J’aime beaucoup le sport. Je m’intéresse à tout. C’est là qu’on retrouve
mon côté curieux ! J’aime à la fois suivre et pratiquer.

Si tu devais t’adresser à l’ensemble de l’humanité, que dirais-tu ?


Je dirais qu’on a une seule vie et une seule planète. Dans notre vie, deux
tiers de notre temps, de 20 à 65 ans, est passé dans un contexte
professionnel. Il ne faut donc pas le voir comme un tunnel où on arrive à
8h30 et on est pressé de partir pour se réaliser après. Je pense qu’on peut
se réaliser dans un contexte professionnel et il ne faut pas se laisser
embarquer dans des activités qui ne vous correspondent pas, dans
lesquelles vous savez que vous ne pourrez pas vous épanouir. Il faut avoir
ce courage de vivre et de ne pas subir.
Entretien avec Bertrand Sylvestre-Boncheval, PayinTech1

“Se concentrer sur l’écosystème, plutôt


qu’être multi-sectoriel.”
Bertrand Sylvestre Boncheval

La vie d’un dirigeant de start-up est loin d’être un long fleuve tranquille, mais on
apprend aussi beaucoup dans les épreuves. Bertrand Sylvestre-Boncheval,
Finaliste du Prix Ivy 2019 en a fait l’expérience.
Pendant ses études à HEC, Bertrand a créé sa première société, MyBee, qui était au
départ un site de courses en ligne pour les étudiants, puis plateforme d’articles
associatifs, puis billetterie en ligne, puis cagnotte en ligne, etc. Au moment de son
diplôme, il a décidé de la fermer et de garder le produit qui avait le plus de potentiel.
PayinTech est ainsi née : solution cashless facilitant les transactions et les flux
d’argent dans les secteurs du tourisme, de l’événementiel des loisirs et du
sport.
La solution a été revendue via des distributeurs tout autour de la planète au Brésil,
Maroc, Côte d’Ivoire avec en 2019 plus de 70 millions d’euros de flux gérés. Mais la
crise Covid est passée par là, mettant à l’arrêt l’activité de leurs clients. PayinTech a
souffert à ce moment-là de ne pas avoir été créée sur la base d’un ­écosystème et a été
revendue en 2021 à Merim Groupe.
Nul doute que la ténacité et la personnalité de Bertrand lui permettront de gagner
sereinement la prochaine rive.

1. 22 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Vaste sujet ! Bertrand Sylvestre-Boncheval, trente-et-un ans, je suis père
de deux enfants. Je viens de Haute-Savoie.
Mon père était électricien et ma mère au foyer. J’ai un frère jumeau. On
adorait Paris. Nous y sommes allés la première fois à seize ans. On
connaissait la capitale par les livres de Balzac et de Hugo. On l’imaginait
comme la ville-monde du xix e siècle. Elle a peut-être un peu perdu de sa
superbe, mais on voulait absolument y aller. Pour cela, on avait raconté à
nos parents qu’on voulait faire une prépa HEC et que les meilleures
étaient à Paris, c’était le seul moyen… On s’est retrouvés dans la prépa à- ­
Franklin. Devant moi en classe, il y avait le fils du Premier ministre- ­
François Fillon, un peu plus devant, la fille d’Henri Proglio, PDG de
Véolia à l’époque… C’était un autre monde. En fait, pour être reçu à- ­
Franklin, on avait mis classiquement à la suite dans nos vœux les six
premières prépas du classement du magazine Challenges et on avait
obtenu celle-ci.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer une entreprise ?


En intégrant tous les deux HEC, on n’a pas compromis les bonnes
statistiques de Franklin. Je pensais qu’il y aurait plus d’entrain
entrepreneurial à HEC. À l’époque, les étudiants voulaient plutôt faire de
la banque d’affaires ou du conseil. Au bout de trois mois, je me suis dit
qu’au lieu de passer des soirées à jouer à la belotte, je pouvais ajouter une
corde à mon arc dans ma formation et on a monté une première société.
Elle s’appelait MyBee. On avait l’idée au départ que les étudiants d’HEC
pourraient commander leurs courses sur une petite market place et se
faire livrer. À l’époque, peu de personnes utilisaient Amazon. On a ajouté
une cagnotte en ligne, de la billetterie en ligne et un système de paiement
qui ensuite donnera naissance à PayinTech, en 2013. En 2 ans on avait
monté la société à 200 000 € de chiffre d’affaires et on parvenait à se
verser 1 500 euros nets, en dernière année d’école.
Déjà tout petits, avec mon frère jumeau, on aimait le commerce, acheter
et vendre et gagner de l’argent, peut-être parce que nous étions
financièrement plus restreints que beaucoup d’autres. On avait par
exemple acheté sur Ebay un lot de jeans et t-shirts, dont la moitié
devaient être contrefaits !… On les revendait ensuite à l’unité. Ça
marchait bien ! Un jour, mon père a reçu un courrier d’Ebay lui disant
qu’il y avait plusieurs plaintes de contrefaçons et que les peines
encourues étaient sévères, on a stoppé net ce premier business.
Auparavant en classe de 4e, à l’époque où la mode au collège était d’avoir
des rats albinos blancs, on avait racheté une femelle pour avoir des petits.
Toutes les trois semaines, on avait dix rats supplémentaires que l’on
revendait à nos camarades du collège. C’était un cycle rapide : chaque
portée multiplie par dix l’investissement de départ avec la rate. On se
faisait 30 euros tous les mois. Mon goût pour le commerce fait qu’en
arrivant à HEC, je trouvais étonnant que les gens aillent faire du conseil.
J’avais l’impression que c’était loin du business.
Il y a certains métiers que je méconnaissais.

Entre le concept initial de PayinTech et la société juste avant la vente, quelle a été
l’évolution ?
Le concept initial partait de l’idée qu’il y avait des moyens de paiement
alternatifs dans différents secteurs, notamment dans le tourisme. Par
exemple, le collier de perles du Club Med, les jetons dans les stades, les
tickets dans les festivals… On voulait prendre un sujet non numérique et
le digitaliser. On a choisi le sujet du paiement. Au lieu de se battre sur le
paiement classique, on s’est concentré sur les marchés niches comme- ­
l’événementiel, le tourisme, le sport, les loisirs, etc. Bref, là où il y avait
des systèmes de paiement alternatifs qui demandaient à être digitalisés.
C’était le concept initial. Le premier secteur était l’événementiel. C’était
assez facile à faire car le cycle de vente était court. Entre 2013 et fin 2020,
ce qui a changé, ce sont les secteurs et les géographies. Au début, nous
n’étions que sur l’événementiel en France. On a ajouté le tourisme, les
campings, les stades… On a fait un premier stade en Belgique, un
premier festival aux Philippines. En 2019, avant la crise, nous étions
présents sur une douzaine de pays. PayinTech s’est imposée comme l’un
des leaders sur le marché du paiement cashless, permettant de faciliter les
transactions et les flux d’argent particulièrement en vogue dans les
campings, les parcs d’attractions, les stades et les festivals. Si j’ai un regret
aujourd’hui c’est d’avoir au fil des années réduit notre offre pour se
focaliser uniquement sur la partie paiement et Fintech. D’autres sociétés
ont choisi de se positionner sur un secteur et d’avoir une approche plus
écosystémique. C’est un avantage marketing et stratégique d’être
multiproduits sur un seul secteur. Nous, nous étions mono-produit sur
plusieurs secteurs. Les start-up qui marchent le mieux aujourd’hui sont
« écosystème ». Comme par exemple Alan qui s’est lancé dans la
mutuelle, puis l’accompagnement santé, puis qui a lancé Alan Baby pour
les jeunes parents…, couvrant un écosystème complet, bien au-delà de
l’activité initiale.

Des mentors t’ont-ils aidé et jouent-ils encore un rôle aujourd’hui ?


Oui. Il y a plusieurs personnes qui ont été importantes. On avait participé
à un concours qui s’appelait « Graines de Boss ». Tu pouvais être
accompagné par des PDG de grosses entreprises. Le dirigeant qui nous
accompagnait était Christophe Bitner, un des dirigeants du Crédit
Mutuel Arkéa. Il était assez inspirant et il nous a beaucoup aidés au
début. Et puis, il y en a un deuxième, Bruno Joseph, un multi-
entrepreneur. Entre les deux, on a eu un trou. C’est dommage parce qu’à
vingt-trois ou vingt-cinq ans, c’est utile d’échanger avec un dirigeant qui a
de l’expérience, qui pratique la maïeutique, et qui te fait comprendre
comment formuler ou reformuler tes questions pour résoudre toi-même
tes problématiques.

• MANAGEMENT
Comment as-tu recruté tes collaborateurs ?
Les deux principaux rôles d’un dirigeant sont de trouver de l’argent pour
financer la croissance et de recruter les bons profils. Je pense que ce sont
les deux fonctions clés. On avait pas mal lu sur le sujet et on avait mis au
point des process fonctionnant bien et maintenant assez courants : un
premier rendez-vous découverte, type « expérience professionnelle », un
deuxième avec un cas concret à faire sous la supervision d’un directeur et
un troisième entretien mené par un fondateur. On ne ­s’intéressait pas
beaucoup aux compétences mais plutôt à l’état d’esprit. On donnait la
préférence à une personnalité polyvalente avec un état d’esprit combatif.
À l’inverse, on ne prenait pas quelqu’un de très compétent chez qui tu
sens au feeling dès le premier rendez-vous que ça va être compliqué, ou
que ses principaux points d’intérêt concernent les horaires ou le nombre
de tickets-­restaurants ! On a recruté des personnes qui avaient un réel
désir d’apprendre.
Mais il nous a probablement manqué des profils seniors capables
d’apporter une dimension intergénérationnelle. Pendant longtemps nous
n’avions que deux ou trois profils seniors quand on aurait peut-être dû en
recruter cinq ou six.

Dans ta journée à PayinTech,


quelles étaient tes priorités quotidiennes ?
La matinée était consacrée à la montée en compétences et à la
préparation du moyen et long terme. Souvent, je consacrais la première
heure à la lecture. Dans le paiement, il y a quatre ou cinq médias
vraiment très pointus permettant d’être expert du secteur. Je commençais
par une bonne heure de lecture. Je parle au passé mais c’est encore le cas !
Ensuite, je passais à la gestion de ce qui était important sans être urgent.
Cela peut être varié. Par exemple, établir la nouvelle road map
marketing, rédiger les nouvelles fiches de postes ou travailler à la
présentation aux actionnaires. Avant midi, j’essayais de ne pas regarder
mes mails et de ne pas avoir de grosses réunions avec mes collaborateurs.
L’après-midi, je rentrais dans l’urgence entrepreneuriale. C’était l’océan
des problèmes et des solutions. C’est assez excitant mais pas très
structuré. Si tu fais ça toute la journée, ta boîte peut vivre mais elle ne
grandit pas. C’est pourquoi il faut s’imposer des plages de réflexion dans
l’agenda. Pour moi, c’était le matin la phase structurée et moyen-terme, et
l’après-midi la gestion du court-terme.

Comment ton rôle a-t-il évolué ?


Il y a eu trois périodes.
On a créé la société en 2013, au moment où nous étions fraîchement
diplômés. On avait fermé notre société précédente et juste gardé le
produit paiement qui avait le plus fort potentiel. De 2013 à 2015, jusqu’à
la première levée de fonds, mon rôle était assez polyvalent. La moitié du
temps, j’étais sur la partie produit et technique et pendant l’autre moitié
j’étais en charge de vendre la solution à nos premiers clients. Les deux
s’articulent bien. Comme tu vends, tu vois exactement ce dont tes clients
ont besoin. Quand tu rentres de rendez-vous, tu sais ce que tu vas
expliquer à ton équipe technique. Après la première levée de fonds, j’ai
gardé la partie produit et technique que j’aimais bien et j’ai consacré plus
de temps à la dimension opérationnelle qui consistait à mettre en place
des process pour traiter des clients dont le nombre avait beaucoup
augmenté.
Après la seconde levée de fonds, on a mis en place un management
intermédiaire avec des directeurs très autonomes.
Entre 2017 et 2020, on est passé à un modèle plus dirigeant qu’entre-­
preneur car j’étais plus sur la vision à long terme et le management et
moins sur l’aspect opérationnel. Mais quand la société arrive à trente ou
quarante collaborateurs, c’est ton rôle de faire ça : tu ne peux pas tout le
temps mettre les mains dans le cambouis.
Voilà les trois phases. Les deux premières, je les aimais beaucoup. À
l’époque des débuts, tu signais le matin avec un client, tu développais une
nouvelle fonctionnalité dans la journée et le soir tu la donnais à un autre
client qui l’utilisait. C’était enivrant car très rythmé. Quand la boîte est
plus grosse, tu es obligé d’être davantage structuré.

Quels sont tes critères de choix pour rechercher un investisseur ?


PayinTech étant sur un secteur un peu « niche », on a toujours cherché
plutôt des fonds sectoriels et spécialisés qui avaient un fort intérêt pour
les sujets liés au paiement.
C’est pourquoi la Caisse des Dépôts a été un des investisseurs leaders. On
avait besoin d’avoir des investisseurs pertinents pour nos secteurs
d’activité. Grâce au soutien des fonds d’investissements comme Paris
Region Venture Fund géré par Karista, FADiese ou la Banque des
Territoires (CDC), PayinTech a constitué un portefeuille de références de
premier plan en déployant ses solutions chez Pierre & Vacances – Center
Parcs, Aqualand, Parc Astérix, et presque 500 sites dans le monde autour
du tourisme et de l’entertainment.

Conserver la majorité est-il important ?


Non. Je crois que sur chaque première levée de fonds, c’est assez simple :
le fonds va prendre entre 20 et 35 %. Peu importe ce que tu peux bien
raconter. En gros, le sujet n’est pas tellement de savoir si le fonds a 23 ou
25 %. C’est de savoir si, à la fin il y a un gâteau à partager. S’il n’y a pas de
gâteau, tu fais 25 % de 0, ça fait 0. Je pense que ces sujets-là sont un peu
inutiles.
De plus, le pacte d’actionnaires joue un rôle prépondérant ­sup­plantant le
pourcentage d’actions des différents actionnaires.

Quel est l’impact de la crise COVID depuis un an ?


Sur l’activité de PayinTech, l’impact a été très fort. À partir de mars, les
secteurs événementiel, loisirs et sport se sont mis à l’arrêt, et le tourisme
a subi un frein sévère.
À partir de mai, on a commencé à rencontrer des difficultés avec des
clients. PayinTech fonctionne selon un modèle d’abonnement mensuel.
Certains clients commençaient à dire que leur trésorerie était compliquée
et qu’il fallait décaler ; d’autres que le gouvernement prônait une
solidarité fournisseur. On entrait dans cette logique. Même si tu as tout
fait pendant six ou sept ans pour avoir des revenus récurrents et que tu
disposes d’un contrat bien bouclé, il y a aussi la réalité du terrain. Tu ne
peux pas faire grand chose quand tes clients te disent ne pas pouvoir te
payer tout simplement parce qu’il sont à sec en trésorerie.
On a eu recours au chômage partiel, on a fait appel au PGE, ce qui a
permis de décaler le sujet… En 2020, on a fait seulement 40 % du chiffre
d’affaires de 2019, ce qui pose forcément des problèmes.

La vente était-elle inscrite dans ta stratégie ?


Il y a plusieurs éléments. Fin 2019, on avait pris la décision. On arrivait au
bout d’un cycle de sept ans. Les nouvelles étapes qu’on voulait passer,
c’est-à-dire élargir nos secteurs et notre offre et apporter une solution
complète avec une approche écosystème, ne pouvaient plus l’être avec le
type de financement initial. On s’était dit qu’on était très bons sur les
quatre secteurs initiaux, mais qu’on devait en développer d’autres : la
restauration, le transport… Du coup, à partir de fin 2019, on a commencé
à parler avec différents industriels. Et puis, la crise du Covid nous a
confirmé qu’une trop grande sectorisation est un danger. Elle a accéléré
les choses et a clôturé un cycle. Quand tu restes sept ans dans une boîte
que tu as montée tout seul, tu passes les paliers : 100 000, 500 000 puis
1 million de chiffre d’affaires. En 2019, presque 2 millions. Mais si tu
veux avoir la recette pour aller à 5 ou à 10 millions et que tu n’as pas
réussi à le faire en sept ans, il faut te rapprocher d’un industriel.
Le rachat par Merim Groupe, spécialiste de la digitalisation des points de
vente dans le secteur de la restauration rapide et de la restauration à
thème, permet désormais à PayinTech de s’appuyer sur une structure de
110 personnes et plus de 20 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020.
La couverture territoriale de Merim Groupe va nous permettre de
construire une proximité encore plus forte avec nos clients, notamment
dans le domaine du tourisme où l’offre de paiement cashless est très
prisée. Mais, le véritable atout de ce rapprochement réside dans la
complémentarité qu’apporte la gamme matérielle et mobilier digital de
Merim (bornes de commande, click & collect, écrans extérieurs, drive-to-
store) grâce à laquelle PayinTech dispose désormais d’un véritable
écosystème pour équiper ses clients.
La mixité et l’inclusion sont-elles des priorités dans ton entreprise ?
C’est un sujet complexe. Pour moi, si tu as dans la population 50 % de
femmes et 10 % de personnes issues de l’immigration, il serait naturel que
ça se reflète dans la composition de ton équipe et de ton comité de
direction. Nous, sur la partie hommes-femmes, ce n’était pas forcément
le cas. Au maximum on arrivait à 40 %, parce qu’il y a une équipe
technique assez prépondérante et qu’il est difficile de trouver des profils
féminins. Sur le côté inclusion ou autre, on ne s’est jamais posé la
question. Je ne me suis jamais dit : « trop cool j’ai un Directeur financier
qui est d’origine tunisienne et né dans le 93, dont le père était livreur ».
Ça ne m’est jamais venu à l’esprit.
Il faut de la discrimination positive pour que le monde change, mais dans
un mode limité. Lors d’un recrutement ou en short-list finale, si tu as
deux profils à peu près égaux, il faut privilégier le candidat qui a moins de
chance sur le papier, surtout pour les postes de direction. Le reste du
temps, je ne sais pas s’il est intéressant de trop théoriser et se focaliser sur
les particularismes. Pour moi, ce n’est pas la mission d’un dirigeant de
chercher activement des profils issus des minorités. Pour être Français,
on ne te demande pas à quelle minorité tu appartiens. Tu te fonds dans le
moule républicain parce que tu adhères à des valeurs, que tu aimes : De
Gaulle, Napoléon, Aimé Césaire ou Zidane. Pour moi, c’est pareil dans
une entreprise, si employés comme employeur partagent le même projet
et les mêmes valeurs, ça va marcher. En revanche, si on t’embauche juste
pour faire de la communication sur le niveau de mixité, ça va dans le mur.
C’est un truc à la mode. Certaines start-up en font un fonds de
commerce, c’est dommage et dangereux.

Dans la dernière phase de PayinTech, as-tu mis en place des modes


de management novateurs ?
Oui. On avait un Comex assez classique. Mais en parallèle, on avait mis
en place un système où un salarié de n’importe quel échelon devenait
leader d’un projet à faire en trente jours maximum. N’importe qui
pouvait prendre le projet en plus de son travail : par exemple, refaire la
déco des bureaux ou réfléchir à un futur compte Instagram. Ça
permettait de déstructurer un management un peu trop vertical.
À l’inverse, nous ne sommes jamais allés dans des modèles de
management horizontaux de société « libérée », comme les start-up qui
pratiquent par exemple les congés illimités. Elles disent que c’est
formidable, que le salarié est en totale autonomie, qu’elles gagnent du
temps et qu’au lieu de poser cinq semaines le salarié n’en pose finalement
que trois ! Moi, je préfère dire que nous ne sommes pas une entreprise
libérée et que tous les salariés peuvent prendre au moins cinq semaines.
Sur le management horizontal, si tu ne travailles qu’avec des cadres
confirmés qui ont été entrepreneurs, tout le monde sait ce qu’il faut faire.
Par contre, si tu as des juniors, qui ont moins d’expérience, il faut qu’ils
puissent se reposer sur quelqu’un qui est leur chef.

Quelle est ta fonction aujourd’hui chez Mérim ?


Comment te vois-tu dans cinq ans ?
On se connaissait un petit peu. L’opération s’est réalisée naturellement.
L’autre chose qui a un peu joué c’est qu’avec la crise, c’était plus facile à
réaliser, car tu n’as pas vraiment de choix. Il y a quand même un moment
où les réserves commencent à chauffer !…
Je suis devenu directeur product marketing de Merim et j’ai trois
missions principales. La première, c’est d’élaborer la vision marketing
produit à l’horizon 2023. La deuxième, c’est s’assurer que tout le
management soit bien intégré. Et puis la troisième fonction concerne la
nouvelle structure Mérim Digital Payment. Elle a vocation à devenir une
Fintech centrée sur le paiement.
J’aimerais faire une année de transition et repartir peut être en 2022 sur
une nouvelle aventure. Ce serait soit la création d’une nouvelle start-up,
soit la reprise d’une PME en région qui pourrait être digitalisée.

• RETOUR D’EXPÉRIENCE
Peut-on concilier famille et entrepreneuriat ?
Oui, tout à fait. Pendant quatre ans, ma femme et mon fils habitaient
Perpignan tandis que je travaillais la semaine à Paris. Je faisais quatre
jours à Paris, puis trois à Perpignan avec le vendredi en télétravail. C’était
un rythme assez intéressant puisque les deux jours de week-end je
profitais à fond de ma famille et les quatre jours de travail je faisais des
amplitudes horaires de 8h30-22h30, sans autre occupation que
PayinTech.
Bref, peu importe le modèle, tu peux concilier les deux.
Avec l’âge, tu te rends compte que les activités autres que celles liées à
ton entreprise sont indispensables : lire, écouter des podcasts, faire du
sport, te ressourcer… Tout cela te rend d’ailleurs plus efficace au travail

Penses-tu avoir eu de la chance ?


Non. Pour avoir tout ce que j’ai obtenu, j’ai toujours travaillé avec
acharnement et ténacité. Ce n’est pas de la chance. Parfois, tu fais un
effort créatif, tu as une bonne idée et ça débloque la situation. C’est toi
qui a fait l’effort créatif même si c’est peut-être en cinq minutes. Ce n’est
pas à la sueur de ton front, mais c’est quand même toi. Je ne considère
pas avoir eu de la chance sur quoi que ce soit. À part peut-être le plus
important comme être en bonne santé, avoir un cerveau qui marche,
avoir reçu une éducation qui m’a rendu un peu combatif, avoir envie de
croquer la vie, d’exploser les barrières. Est-ce que c’est de la chance ?

Si tu pouvais recommencer à zéro, que ferais-tu différemment ?


Sur la partie RH, je recruterais plus vite des profils seniors. C’est un peu
ce qui a manqué.
Et pour une prochaine création, je me concentrerais sur un concept
écosystème. C’est plus adapté aujourd’hui : ton marketing est simple et
c’est facile d’expliquer ce que fait ta start-up. Si tu es Doctolib, par
exemple, tu fais un outil de rendez-vous pour les médecins mais aussi
plein d’autres choses : de la consultation, la plateforme COVID, etc., tout
en restant dans le secteur de la santé. C’est facile à raconter. Si Doctolib
commençait à attaquer d’autres secteurs et disait : « Je fais de la
réservation pour les médecins mais aussi pour les restaurateurs », ce
serait moins clair…

• CONCLUSION
Estimes-tu que l’entrepreneuriat en France ait acquis
une certaine maturité ?
Oui. En 2021, tu disposes d’une masse énorme de connaissances qui fait
gagner beaucoup de temps aux entrepreneurs. Si toutes les boîtes
montées entre 2010 et 2015 étaient créées aujourd’hui avec le même
marché, le même paradigme, elles gagneraient facilement un ou deux
ans. Le savoir est tellement disponible qu’il y a une vraie maturité.

Est-ce que tu aurais un conseil à donner à celui qui voudrait créer


une entreprise ?
Dès que tu en as les moyens, il faut recruter des profils seniors. Ils vont
apporter un sang neuf, structurer. Il ne faut pas lésiner sur le niveau
salarial. Certes, ils coûteront cher, mais ce n’est pas grave, ils
t’apporteront aussi beaucoup de valeur.

Quelle question supplémentaire aurais-je dû te poser


pour mieux te connaître ?
Quel est le dernier livre que tu as lu ?

Dis-moi quelque chose à ton sujet qui me surprendrait ?


J’ai un frère jumeau avec qui j’ai parfois l’impression d’avoir une liaison
télépathique.

Si ta vie était un film, quel en serait le titre ?


Itinéraire d’un homme heureux.
As-tu une passion ?
Oui, de plus en plus, la lecture que j’ai redécouverte à 27 ans. En prépa,
tu « bouffes » tellement de bouquins qu’après une pause s’impose. Pour
moi, elle a duré quelques années où je ne lisais plus que des essais ou des
bios très liés à l’entrepreneuriat. J’ai redécouvert il y a quelques années la
joie des œuvres classiques, comme Dostoïevski ou Balzac et des auteurs
contemporains comme Houellebecq, par exemple. Ces lectures non
seulement permettent de t’évader mais mettent en miroir tes sujets et
problématiques de management, de RH ou psychologiques, etc. Tu y
trouves souvent des réponses inattendues.

Si tu avais trois minutes pour t’adresser à l’ensemble de la population mondiale,


que dirais-tu ?
J’insisterais sur les dangers de « l’archipélisation » du monde, d’un point
de vue géopolitique mais aussi tout simplement humain : a-t-on encore
un destin commun ? A-t-on envie d’en avoir un ? Chaque puissance
régionale se replie sur elle-même et à l’intérieur de ces puissances et
notamment en Europe et aux US, il y a en plus un morcellement
intellectuel complet qu’on retrouve dans la cancel culture, les
extrémismes de tous les côtés, religieux et politiques, les causes qui
deviennent fanatiques (anti-viande, anti-­Napoléon, anti-sapin de Noël,
etc.). Beaucoup de gens se définissent par un caractère particulier. Mais
on est chacun des êtres humains multi-facettes. Une passion ou un choix
de vie ne te réduit pas à une seule caractéristique. Au-delà des combats
communautaires, on doit retrouver des combats universels et partagés
qui dépassent notre individualité : trouver un modèle de croissance
durable ou aller sur Mars par exemple. Mais trop d’énergie et
d’importance sont aujourd’hui déversés dans des sujets qui n’en méritent
pas tant à l’échelle collective.
Entretien avec Quentin Vacher, Joli’Box, Frichti1

“Manger doit redevenir un moment


agréable et simple au quotidien.”
Quentin Vacher

Il y a souvent une petite flamme qui anime un startuper, celle de Quentin Vacher est
proche d’un engagement pour le bien public puisque c’est le monde qu’il veut
changer…
À sa sortie d’HEC en 2011, Quentin cofonde Joli’Box et fait de cette start-up
spécialisée dans la vente par abonnement de box beauté, un joli succès qui,
après avoir racheté ses concurrents en UK et en Espagne lui permet de fusionner avec
Birchbox.
En 2015, avec sa compagne Julia Bijaoui, il cofonde Frichti qui devient vite la
plateforme incontournable de livraison de repas, puis de courses. D’abord à
Paris puis à Lyon, Lille et maintenant à l’international avec Bruxelles… C’est
actuellement une équipe de 350 personnes soucieuses du bien-manger de leurs
clients que Quentin dirige en tant que Co-CEO. Frichti a levé au total plus de
40 millions d’euros en trois tours de table qui incluent tous ses investisseurs
historiques Alven Capital et Idinvest Partners. Auxquels se sont ajoutés Verlinvvest et
Felix Capital lors de la dernière levée de fonds de 30 millions d’euros en 2017.
Lauréat du Prix IVY 2016 et classé parmi les pépites de la French Tech du Next 40
depuis 2019, nul doute qu’améliorer la façon de se nourrir de ses concitoyens apporte
de grandes satisfactions à Quentin.

1. 29 avril 2021.
• ORIGINE ET CRÉATION
Qui es-tu ?
Je suis clairement un entrepreneur au fond de moi, animé par une réelle
envie de changer le monde. Mes deux parents étaient entrepreneurs. Ils
étaient architectes, un métier peut-être un peu moins business que celui
que je fais. Je suis marié à une fille d’entrepreneurs. Ses parents ont
entrepris en couple, comme mes parents, ainsi que nous deux !
L’entrepreneuriat est au cœur de nos vies. Il ne s’agit pas tellement pour
nous d’un enjeu business mais plutôt d’un moyen de s’impliquer dans le
monde qui nous entoure et d’essayer de le faire tourner dans un sens qui
nous paraît le meilleur. Nous aurions pu prendre un engagement
politique ou humanitaire, notre motivation est bien d’essayer de faire
avancer les choses dans un sens qui nous paraît intéressant. C’est aussi
une forme de dépassement de soi. C’est très exigeant, on y gagne ce qu’on
y a investi. Mais on est aussi sanctionné : on n’a pas de barrières, nous ne
sommes pas protégés. J’avais besoin d’avoir une réponse rapide de mon
environnement à mon implication, à mes idées et à mes envies.

Quel a été ton itinéraire avant de créer Frichti?


J’ai eu assez tôt l’envie d’entreprendre, en tout cas de ne pas avoir une vie
de salarié. Plutôt qu’une prépa, j’ai fait Dauphine. Je n’ai pas été très
heureux les deux premières années où on ne faisait que suivre des cours.
Je me suis beaucoup impliqué dans la vie associative pour essayer de
trouver une échappatoire. Dès la troisième année, j’ai fait le choix de
l’apprentissage. Je l’ai fait dans des fonds de private equity, ce qui n’était
pas commun. J’étais un des premiers à convaincre les fonds de prendre
un stagiaire seulement trois jours par semaine quand c’est normalement
un endroit où on fait des nuits blanches. C’était tellement inconcevable
pour eux qu’ils m’ont fait passer plein d’entretiens et j’ai dû faire un case
study. Du jour au lendemain, j’ai passé une nuit blanche pour leur pitcher
au matin des idées d’investissements… Le partner en question avait
repéré que j’étais vif et m’a mis au défi de revenir le lendemain matin à 9h
pour lui pitcher trois deals. Il m’a dit que si j’y arrivais, on me prendrait.
J’étais content de moi parce que j’avais fait un truc bien. Tous les deals
que j’ai pitchés se sont faits dans les années qui ont suivi alors que je suis
parti d’une feuille blanche.
Je ne savais pas ce qu’était un deal de private equity. Je l’ai découvert en
ouvrant Wikipedia en rentrant chez moi ! J’ai fait deux ans comme ça, en
apprentissage dans les fonds d’investissement.
J’ai commencé à travailler à 20 ans, et même avant, puisque tous les étés
dès 15 ans, j’étais plombier l’été pour gagner ma vie. Mon père m’a
toujours demandé de bosser et de me confronter au travail. Après
Dauphine, j’ai fait la LSE pour muscler un peu mon CV, en particulier
dans une perspective de travail avec l’international. Être passé par une
institution académique prestigieuse reste important et un élément de
réassurance. Peut-être moins qu’il y a vingt ans, mais ça reste
déterminant.
À 23 ans, en sortant de la LSE, je savais que je voulais aller assez vite vers
l’entrepreneuriat mais je ne savais pas quoi faire. J’ai voulu finir ma
formation en allant dans une banque d’investissements, réputée pour être
une bonne école. Je me souviens avoir eu différentes offres d’emplois,
toutes à Londres dont une chez Morgan Stanley que j’ai choisie car c’était
la seule banque qui avait un bureau à Paris. J’ai senti que j’allais vouloir
entreprendre très vite et que je ne pourrais pas le faire en Angleterre car
j’ai besoin de très bien comprendre le consommateur. Il me fallait un
employeur qui puisse vite me ramener en France.
Au bout de deux mois, je leur ai dit que je souhaitais rentrer en France,
huit mois plus tard, que je voulais les quitter pour monter ma première
boîte qui était Joli’Box, un e-commerce de produits de beauté. C’était le
début de mon apprentissage de l’entrepreneuriat, avec une
caractéristique qui était d’essayer d’aller très vite, de beaucoup travailler,
d’être ambitieux et de rater ou réussir vite. On s’est lancés et on a fait le
chiffre que j’avais prévu, dix fois plus que ce qui était initialement
envisagé. Pendant la première année, on a racheté deux de nos
concurrents européens. C’est devenu très vite une aventure assez folle
parce qu’on devait être 50 à 100 personnes au bout d’un an. Assez
rapidement, on a revendu l’entreprise à notre concurrent américain à qui
on faisait assez peur du fait de notre croissance rapide.
J’ai alors commencé une nouvelle vie à mi-chemin entre l’entrepreneuriat
et la vraie vie : être le patron de la filiale d’un groupe en Europe, gérer les
quatre pays dans lesquels on était, travailler sur les acquisitions, essayer
de délivrer la valeur promise. C’est une période de trois ou quatre ans de
travail très intéressant mais d’un autre type, parce qu’il fallait vraiment
gérer le business, les équipes, aller au bout du produit qu’on avait créé.
J’ai appris énormément. Mais au bout de trois ou quatre ans, j’ai eu le
sentiment que je perdais l’esprit d’entreprise, d’innovation, l’envie de
disrupter, ou en tout cas de challenger le statu quo. Julia, avec qui j’avais
monté Joli’Box devenait à ce moment-là ma compagne. Nous avons
pensé à lancer Frichti.

Quel type d’enfant ou d’adolescent étais-tu ?


Dans mon enfance, très curieux. On dit de moi que je posais des
questions un peu métaphysiques à deux ans. Je voulais fréquenter la table
des adultes plutôt que celles des enfants, toujours à la recherche de
l’information.
Adolescent, j’avais une curiosité mal assouvie. Je n’étais pas Greta
Thunberg, mais je n’étais pas très heureux, frustré de commencer à
comprendre la difficulté du monde, politiquement de voir que les choses
ne tournaient pas bien, soit parce que les gens n’étaient pas impliqués,
soit parce que les modèles étaient mal faits. J’étais dans un état d’esprit
assez rebelle contre le monde. C’est le début de mon envie d’avoir un
impact positif. J’ai vécu mon adolescence avec une grande impatience
d’entrer dans la vraie vie. J’ai même fait une sorte de dépression à dix-huit
ans. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais sur les bancs d’école à
apprendre l’histoire ou la physique. Tout cela a débouché sur une
boulimie de faire les choses. J’avais quatre jobs en même temps entre 18
et 25 ans parce que j’avais besoin d’être dans l’action.
Pourquoi Frichti ?
Il y a trois choses. L’idée est venue de mes soirées et mes nuits chez
Morgan Stanley où on travaillait en moyenne jusqu’à trois heures du
matin. On devait commander à dîner en permanence et, quand on ne
commandait pas, on rentrait chez soi et on passait au Franprix. On avait
vraiment l’impression que la vie avait peu de saveur. Je devais manger des
Babybels entre deux morceaux de pain de mie !… Une vraie frustration
face à un déraillement ou un dysfonctionnement d’une des activités
parmi les plus importantes pour l’être humain : manger. Une des
premières choses qu’on doit faire, c’est manger, respirer et être en bonne
santé. Une grande partie de notre argent est dépensé dans la bouffe. On
est arrivés dans un univers de malbouffe où il est impossible de manger
bien, pas trop cher et simplement. Il fallait toujours faire un compromis.
Le second événement, c’est quand Julia quitte sa boîte et que nous avons
décidé de vivre ensemble. Je lui donne l’idée de Frichti que j’avais en tête
depuis quelques années. J’ai toujours une liste d’une vingtaine d’idées que
j’alimente régulièrement. Julia avait une passion pour la nourriture, un
palais aiguisé et une éducation dans le domaine du bien manger. Elle
voulait entreprendre dans la restauration. Elle a tout de suite accroché à
l’idée et on s’est mis à la développer. Nous n’avions pas peur
d’entreprendre ensemble du fait de notre expérience familiale.
Enfin, la troisième est celle que l’on a progressivement rationalisée. C’est
la raison fondamentale de ce à quoi sert Frichti. ­L’industrie agro-
alimentaire aujourd’hui est organisée autour de l’allongement de la durée
de vie des produits pour répondre au besoin des grandes surfaces. Si on
veut vendre de la bonne nourriture, on ne peut plus prendre les produits
faits par l’industrie agro-alimentaire parce qu’ils ont été pensés pour être
placés sur les étagères des supermarchés. Par définition, ils sont plein de
pesticides et de conservateurs. C’est l’antithèse de ce que les clients
veulent aujourd’hui. Ils ne veulent plus avoir à choisir parmi 15
000 produits car c’est anxiogène et frustrant. Ils recherchent des produits
sains et naturels. Manger doit redevenir un moment agréable et simple
au quotidien.
Frichti achète des produits de saison en direct auprès des producteurs et
les choisit pour le goût et le coût. Ils sont cuisinés chaque jour avec
amour et livrés aux clients en « tournée » pour rendre le service
accessible au quotidien. Notre défi a été de faire mieux sans aucun
compromis, sans que ça coûte plus cher que de faire soi-même. Manger
bon sans se déplacer ni jeter. On livrait au début en une heure,
aujourd’hui en moins de huit minutes en moyenne. Ça va très vite.
On a créé, en utilisant l’intelligence artificielle, un système de forecasting,
avec des algorithmes qui nous permettent de savoir ce qu’on va nous
demander pour qu’on ait exactement ce qu’il faut. Chez nous, quand vous
commandez une salade, si ça se trouve il n’y en a que deux en rayon. En
supermarché, vous ne l’auriez pas acheté, alors qu’en fait, chez Frichti
c’est un signe de fraîcheur.
Voilà l’idée de départ de Frichti : changer la supply chain en amont et
créer une demande forte en répondant à la demande de notre génération
qui veut de la praticité, gagner du temps, moins de choix, le bon, de la
qualité, des idées et de l’inspiration. C’est pourquoi on fait des plats
cuisinés mais aussi des petites recettes. Nous voulons créer ce
supermarché nouvelle génération qui réconcilie le consommateur avec
son produit et avec ce qu’il mange.

Entre l’idée originale et le développement actuel de Frichti,


quelles ont été les différentes phases ?
Clairement, il y a eu des phases, mais pas des pivots, contrairement à ce
que pensent beaucoup de gens, voyant qu’on a commencé par les plats
cuisinés, puis qu’on a ajouté l’épicerie, et des petites recettes. L’idée de
départ est très ressemblante à ce qu’on est en train de développer. Il y a
cinq ans, on se disait qu’on finirait par racheter le champ de carottes.
Hier, on étudiait un projet de rachat d’un atelier de transformation de
poissons pour acheter à la criée le matin nous-mêmes et revendre au
client dans la même journée. Ce temps est extrêmement proche. Nous
sommes à 75 % environ de ce qu’on avait imaginé au départ.
Des mentors t’ont-ils aidé dans la création et le lancement ?
Non, pas du tout. Le seul accompagnement qu’on ait eu, c’est d’avoir très
vite été financés par Alven, le fonds qui avait financé mon entreprise
précédente. Ce n’était pas un mentorship, parce que ce ne sont pas des
investisseurs qui s’impliquent dans le management. Mais, en tout cas, ça
a été une manière de bénéficier d’un tuteur de croissance qui nous a aidé
ensuite à réfléchir aux étapes de développement et de financement.
Notre méthode de croissance très rapide supporte assez mal
l’accompagnement externe. Nous avons très vite eu beaucoup d’employés
et une structure conséquente. Il nous a fallu seulement six semaines pour
vendre notre premier repas. C’est ce qu’on avait appris de notre
précédente entreprise : il faut aller extrêmement vite au contact du client.
Je me souviens pour le Prix Ivy, c’était une des choses que j’avais
partagées, cette volonté d’être dans un rythme de conquête et de contact
du client. C’est ce qu’on a fait pour Frichti.

• MANAGEMENT
Peux-tu donner quelques chiffres ?
On a levé plus de soixante millions d’euros. Un peu plus, si l’on prend en
compte les aides d’État, même si ce n’est pas vraiment de l’equity mais,
disons, de la dette Covid. Nous sommes un peu plus de 400 employés et
avons créé un réseau d’emplois indirects qui doit être probablement de
l’ordre de 2 000 personnes. Nous ne divulguons pas notre chiffre
d’affaires.

Comment recrutes-tu tes collaborateurs ?


Talent first ! On a un biais pour le talent, l’énergie, l’intelligence. Pas
seulement l’intelligence analytique mais aussi comportementale et
sociale, également le courage, l’esprit d’entreprise, plutôt que le CV et
l’expérience. C’est un gros biais chez nous qui aboutit parfois à des excès.
Par exemple, on a monté toute la technologie avec un collaborateur qui
n’avait jamais fait d’e-commerce. On s’est entouré d’un chef pour monter
les cuisines. Il venait de la restauration étoilée alors qu’il aurait
théoriquement fallu prendre un traiteur. Cette personne aujourd’hui
s’occupe des achats, du développement et elle a une ambition fabuleuse.
On a toujours eu un biais pour le talent brut. On a recruté un talent
plutôt qu’une compétence. C’est notre première grande philosophie.
Ensuite, on cherche des gens qui ont une mentalité d’entrepreneurs eux-
mêmes, c’est-à-dire qu’ils considèrent que leur vie professionnelle est
importante, qu’ils vont s’y développer au quotidien. Ils ne viennent pas
simplement pour gagner de l’argent. Ils adhèrent à notre valeur
d’entreprise qui s’appelle le no ego. Qu’est-ce ? L’idée que l’entreprise n’a
pas d’ego, qu’elle reconnaît ses erreurs. On ne veut pas entrer dans une
bureaucratie de grand groupe où on doit justifier ses choix. On essaie, on
se trompe, on le dit et on ­recommence. En tant qu’individu, on est
capable de recevoir du feedback, on s’en donne régulièrement et on se
fait confiance. C’est une des valeurs principales. Elle nous permet d’itérer
le plus vite possible tout en conservant la confiance entre nous. On m’a
appris qu’il y avait trois types de leadership : le visionnaire, l’exemplaire et
le charismatique. Nous sommes principalement visionnaires. On montre
les étoiles, on développe l’énergie pour y aller et les gens suivent.

Quels indicateurs utilisez-vous pour dénicher les talents ?


Notre process est le suivant : on a quatre étapes en général pour tenter
d’y arriver.
La première, c’est essayer de déceler la capacité. On recrute très rarement
sur des jobs. On recrute des talents. Plus d’une fois sur deux, les
candidats qu’on rencontrent ne savent pas pour quel job ils sont
interviewés. C’est en écoutant le candidat qu’on va l’aiguiller vers un job.
Il y a des gens que ça effraie, et on en est contents parce que ça révèle
chez eux une envie de clarté et de précision que l’on ne sait pas offrir en
tant qu’entreprise. Il y en a d’autres que ça surexcite, qui se disent qu’ils
sont vraiment écoutés. Et puis, il y a des candidats qui s’intègrent à notre
système. On écoute d’abord la personne, pour comprendre vers quoi
l’orienter mais on est aussi attentifs à son dynamisme, à sa capacité à
prendre du recul, à ce qu’elle fait, à sa capacité à être créative pour nous
et pour elle.
Une seconde étape permet de qualifier la compétence. La personne va
très souvent passer par des études de cas qui peuvent porter sur des
sujets qu’elle ne maîtrise pas du tout. On peut donner un cas de
logistique à un cuisinier par exemple. L’important est de comprendre la
capacité de la personne à être créative, à trouver des solutions et à gérer
l’inconnu car on ne fait que vivre dans l’inconnu.
La troisième étape consiste à tester cet esprit de no ego : la bienveillance,
la non-prétention de la personne, l’ambition.
On a une dernière étape où on va être concrets. On présente le job qu’il
va faire et vérifier sa bonne compréhension. On va expliquer ce qu’on est
et surtout ce qu’on n’est pas. Nous ne sommes pas un grand groupe, nous
ne pouvons proposer un déroulé de carrière à l’avance. Mais le futur
recruté pourra avoir dix vies chez nous.
Nous sommes devenus bons en recrutement, mais il nous a fallu
beaucoup d’années pour mettre en place un process efficace. Désormais,
on a un faible taux d’erreur. On arrive à créer une population homogène
et employable dès le premier jour. Ce processus constitue déjà en soi une
formation pour que la personne soit prête à travailler dans notre
écosystème dès le premier jour.

Quelles sont tes priorités quotidiennes ?


Je suis déstructuré et en même temps arborescent dans ma manière de
manager. J’ai des projets et des sous-projets. C’est très cadré dans ma tête.
Je n’ai pas besoin d’Excel ou de post-it pour pouvoir suivre les choses. J’ai
clairement les choses en tête, ce qui est positif, mais parfois un peu
contraignant pour les collaborateurs parce que le framework est lié à la
manière dont je réfléchis. Ma journée dépend des périodes. Certaines
sont des périodes d’exécution où il faut être proche des équipes, d’autres
occupées à des questions de financement où on va plutôt parler avec des
investisseurs. Il y a des périodes consacrées à la stratégie. Ces périodes
avec des dominantes sont de moins en moins vraies parce que,
l’entreprise devenant de plus en plus grosse, les périodes se lissent pour le
CEO. Je passe beaucoup de temps à réfléchir sous ma douche, un peu
comme Sarkozy le disait. J’ai beaucoup d’idées et j’avais le défaut en
sortant de la douche, quand je n’étais pas encore habillé d’appeler tout de
suite un collaborateur. Maintenant, ­j’essaie de mettre en place une phase
de décantation. Une fois habillé, une idée sur deux est moins bonne !

Quand tu recherches un investisseur, quels sont tes critères de choix ?


C’est facile de convaincre quelqu’un qui n’a rien compris au marché. Mais
la relation dure relativement peu. C’est un peu comme séduire une fille
en boîte, pas sûr que ça dure très longtemps. Alors que si vous êtes
copains depuis un an sur les bancs de l’école, il y a des chances que vous
vous entendiez mieux. La longévité de la relation en amont, est
primordiale. On prend beaucoup de références sur les investisseurs. On
cherche des professionnels qui ont une bonne réputation, qui ne se
comportent pas comme des banquiers et qui ne sont pas trop rigides. Ce
qui est incroyable dans ce métier d’investisseurs : il n’y a pas d’évaluation
de l’investisseur. On peut seulement savoir s’il a retourné de l’argent à ses
propres investisseurs, par exemple… Ce n’est pourtant pas forcément le
signal que c’est un bon accompagnant. Il n’y a sans doute pas de
corrélation entre les meilleurs accompagnants en tant qu’investisseurs
pour les entrepreneurs et les meilleurs returns pour les investisseurs. La
corrélation est même peut-être négative, car ceux qui aiment les
entrepreneurs et les accompagnent ne passent pas tellement de temps à
chercher les meilleures pépites. C’est assez rare de trouver cette
combinaison investisseur / mentor. Nous sommes nombreux parmi les
entrepreneurs à être choqués du niveau d’exigence dont les investisseurs
font preuve à notre égard, alors qu’eux-mêmes ne sont jamais feedbackés.
Ils font partie de ces rares métiers dont on ne peut se plaindre parce qu’ils
n’ont pas d’alternative.

Quel a été l’impact du Covid ?


Sur le business, le Covid a eu un impact plutôt bénéfique en termes de
résultat mais pas aussi rose qu’on le dit pour le food delivery. On a deux
types de clientèle : le bureau et la maison. Notre activité auprès des
clients au bureau a accusé un fort recul puisque tous les bureaux sont
fermés maintenant depuis un an. A l’inverse, la livraison à la maison a
explosé. Dans les faits, l’outcome est très positif. Sur le moment, ça a été
très perturbant de ne plus rien comprendre. D’une semaine à l’autre, les
conditions de marché ont complètement changé. La période assez
stressante et difficile en début de Covid a par ailleurs été d’une richesse
extraordinaire et a permis de développer la culture d’entreprise. On a
changé plein de choses dans nos business model, en travaillant à distance
du jour au lendemain. On a eu une action caritative forte, on a donné
beaucoup de repas, on a créé un partnership avec la Croix Rouge et les
Restos du cœur. On a lancé une association avec un ancien de Frichti
pour permettre aux chefs, partout en France, de cuisiner les invendus
pour les nécessiteux. On a donné beaucoup aux hôpitaux. La première
étape du Covid a été difficile en termes de business et de difficulté à
s’adapter au changement, mais elle nous a permis de faire preuve
d’efficacité et de simplicité dans la manière de s’organiser et d’être utiles.
La deuxième étape est passionnante en termes de dynamique business.
On a accéléré le développement de notre offre de supermarché. Les
perspectives sont excellentes. On déploie partout en France à partir de la
semaine prochaine et en Europe à partir du mois de juin.
Sur une note un peu plus personnelle, je trouve qu’on doit s’inquiéter et
s’intéresser au devenir de la société post-Covid. Il faut prévoir beaucoup
de pertes de jobs et un sentiment de déclassement qui va être très difficile
à gérer. Politiquement, il va y avoir un terreau pour les extrêmes. Le
Covid détruit des emplois et entraîne l’isolement de ceux qui n’ont pas
accès aux technologies… Oui, il y a une good tech et je pense que Frichti
en fait partie, l’output offre une meilleure expérience pour le client parce
qu’il mange mieux et plus simplement. Mais tout n’est pas good tech. On
doit être très vigilants. En tant que personne impliquée dans l’économie,
notre responsabilité est de faire attention à ce que la sortie de crise ne
soit pas binaire mais implique toute la société.

La mixité et l’inclusion sont-ils des principes qui guident ton action ?


Pour nous, ce n’est même pas un principe mais une sorte d’évidence. C’est
pour cela que je suis assez gêné par la question. Je ne sais pas si nous
faisons suffisamment pour promouvoir ces principes. J’espère qu’on fait
tout pour que la question ne se pose pas, même si on ne prend pas
beaucoup d’initiatives spécifiques.
Pour donner une idée, on est un couple fondateur. Hormis dans les
équipes développeurs, parce qu’on n’y arrive pas, on a un nombre de
femmes très élevé au siège, y compris dans les postes de ­direction.
Sur l’inclusion, par défaut, on ne regarde pas les CV. Ça ne nous intéresse
pas. Que vous vous appeliez Jean-Paul ou Mohammed, que vous ayez fait
HEC ou que sais-je, ce n’est pas quelque chose qui nous intéresse, au
contraire. J’espère qu’on a des principes de bases qui nous permettent de
ne pas avoir de sujets concernant l’inclusion. On a aussi le système des
accélérateurs de carrière. La personne qui va s’occuper de notre
lancement à Lyon par exemple a commencé à mi-temps dans une de nos
boutiques, sur un petit job. Maintenant, elle va manager vingt personnes
et tout le monde la perçoit comme une star dans l’entreprise.
J’espère qu’on fait le maximum, on n’en fait certainement pas assez, mais
je crois qu’on fait beaucoup.

• AVENIR
Comment te vois-tu dans cinq ans ? Quels sont les différents scénarios ?
Il y a un grand scénario et on va faire en sorte de ne pas s’en écarter trop.
Le scénario est d’être le supermarché du futur. Je dirais plutôt l’offre food
dominante du futur. Pourquoi parle-t-on d’offre food et pas de
supermarché ? C’est un endroit où avoir accès à tout ce qui concerne le
food : aliments, restauration, offre de cours, Notre hypothèse, c’est que
dans dix ans, 50 % de l’alimentaire sera online. C’est 5 % aujourd’hui et
notre objectif est d’être dans les top 3 des sociétés du secteur. On a le
potentiel pour être la juste réponse à ce que demandent les
consommateurs, entre la praticité et la qualité. Il y a encore beaucoup à
inventer pour redonner du goût et de la qualité aux choses.

Ce projet sera réalisé en stand alone ou adossé à un autre groupe ?


Le plus important est de savoir quel projet on compte faire plutôt que
comment. Ce serait prétentieux de ma part de dire qu’on fera un IPO
dans trois ans. J’espère qu’on sera dans la forme le plus stand alone qui
soit, parce que c’est ce qui permet de n’avoir aucune barrière de
croissance et d’agilité. J’ai déjà vendu une boîte une fois, j’ai vu comment
il m’a fallu manœuvrer pour raconter mon projet. J’ai réussi, mais ça a été
difficile parce qu’on a beau être aussi convaincants que possible, il y a
d’autres contraintes qui entrent en jeu. Les gens de chez Carrefour sont
absolument brillants, je les connais. Mais ils ont des actionnaires qui leur
ont dit : le dividende doit être de deux centimes de plus la semaine
prochaine. Ils ont des contraintes qui font que, aussi brillants soient-ils,
ils ne peuvent y arriver. Le stand alone est important pour nous. C’est lui
qui nous donnera la liberté. Si quelqu’un arrive demain et me dit « je vais
vous aider, vous racheter et vous permettre de réaliser le projet », ça peut
être une autre manière d’y arriver.

• RETOUR D’EXPERIENCE
Penses-tu avoir eu de la chance dans la vie ?
Dans la vie, absolument. Quand on naît dans une famille qui vous permet
de vous instruire et vous donne de la liberté, on a eu de la chance. C’est
un avantage extraordinaire, et j’ai eu suffisamment confiance en moi pour
ne pas être stressé par quoi que ce soit, ni même par le regard des autres.
Il est plus facile de quitter son travail à 23 ans quand on est dans une
banque d’affaires, qu’on gagne bien sa vie et que ses parents sont
entrepreneurs. Pour toutes ces raisons, je pense avoir eu de la chance.
Mais dans mes aventures entrepreneuriales, je ne dois pas grand chose à
la chance. On a monté Frichti à un moment où tout le monde disait que
c’était complètement fou de faire un projet aussi ambitieux. Quand on a
lancé le supermarché, on nous a encore dit que nous étions fous, que
c’était un métier de plus, que ça n’allait pas. On a toujours été à contre-
courant. Ça fait seulement un an peut-être que, chez certains, il y a une
épiphanie. En fait, on nous dit qu’on est juste en train de régler toute la
chaîne de valeur. Frichti peut régler à peu près tous les problèmes de
l’alimentaire aujourd’hui : la transparence, la qualité, la praticité, le
fractionnement des achats et le rebut. On l’a fait alors que tout le monde
pensait le contraire. Mais nager à contre-courant vous fait les bras !

Peut-on concilier famille et entrepreneuriat facilement ?


On peut les concilier, c’est certain, mais c’est un travail de tous les jours
qui demande beaucoup de dialogue. C’est quelque chose dont on parle
beaucoup avec Julia. Nous savons que l’on consomme un petit capital.
Nous surinvestissons aujourd’hui et on espère trouver un meilleur
équilibre demain. C’est très prenant. On a fait les deux premières années
sans enfant. Aujourd’hui, on en a deux. Être un couple alors qu’on
partage aussi nos réussites et nos échecs professionnels, qu’on soit des
parents heureux ou malheureux en même temps, que nos parents n’aient
pas à vivre nos petits problèmes de famille, c’est très compliqué. Nous
essayons d’en parler et de le gérer au mieux pour que nos filles n’en
pâtissent pas. Nous l’avons vécu tous les deux étant enfants, on a donc
nos repères. On sait que nos parents étaient heureux et on admirait leur
liberté. On pense que nos filles admireront chez nous notre esprit
d’entreprise et notre liberté. On a vu aussi que ça accaparait nos parents,
qu’ils se disputaient, etc… Ce sont des choses qu’on va essayer de ne pas
reproduire parce que, ayant vu le modèle, on peut essayer de trouver le
meilleur compromis.

• CONCLUSION
L’entrepreneuriat en France a-t-il atteint un certain niveau
de maturité ?
Oui. Il y a quinze ans, entreprendre était jugé fou. Aujourd’hui c’est jugé
cool. Il est mieux vu d’entreprendre que d’aller chez ­McKinsey. Ce qui est
peut être exagéré : n’importe qui se faisant une carte de visite avec écrit
dessus CEO peut dire qu’il a entrepris. C’est déjà une identité en soi, ce
qui est un petit peu problématique !
Deuxièmement, il y a un écosystème qui est réceptif avec même des
excès. On peut être entrepreneur en cinq minutes et on va donner 1, 2 ou
3 millions d’euros à quelqu’un qui a préparé trois slides. Il y sans doute
quelques ajustements à opérer mais c’est globalement positif. Je pense
que l’entrepreneuriat est l’entreprise de demain, c’est le cours normal des
choses.

Quels conseils pourrais-tu donner à un futur créateur d’entreprise ?


Je donne toujours le même conseil. D’abord, comprendre réellement ce
qu’on fait. Parler au client et avoir une solution efficace. Ce n’est pas une
approche intellectuelle, ce n’est pas une théorie. Ça reste un output, un
produit qui doit plaire à un client. Il faut être au contact, écouter, prendre
tout feed-back comme un feed-back réel, sans égo. Je vois beaucoup
d’entrepreneurs qui me disent « il a dit ça, il n’a pas compris ce que je lui
disais ». Comme s’il ne pouvait pas y avoir une autre explication ! Ce n’est
pas au client de payer pour comprendre ce que tu veux lui vendre.
Un deuxième conseil serait d’aller très vite et de se projeter car c’est en
essayant de réussir le truc le plus ambitieux qu’on comprend la limite. Et
parfois, on a de bonnes surprises, on y arrive, mais parfois non et on
trouve le prochain problème à résoudre. Avec cet état d’esprit, on peut
résoudre dix problèmes par an plutôt qu’un seul. Je vois souvent des
entrepreneurs qui disent : en année 1 je vais convaincre le client, en
année 2 je vais faire mon prototype, en année 3 je ne sais pas quoi… Il y
en a qui auraient fait tout ça en un mois à ta place ! Fais-le en un mois, et
pour chaque problème que tu rencontres, tu peux décider de le traiter ou
pas. Mais tu connais la limite de l’exercice. C’est comme si tu étais dans le
noir et qu’il s’agissait de comprendre la taille de la pièce et comment elle
est rangée. Si tu vas tout doucement, cela va prendre trois ans. Il faut
essayer de se cogner assez vite, de trouver tout, d’avoir repéré les grandes
masses et ensuite découvrir ce qui se passe dans le détail. Il faut
comprendre dès le départ si la pièce fait 10 ou 1 000 m 2.

Quelque chose à ton sujet qui me surprendrait ?


Je suis sans doute le plus à gauche de tous les entrepreneurs. Je me
surprends parfois à être d’accord avec la France Insoumise, ou penser du
bien du revenu universel. Je pense que ce n’est pas si commun parmi les
entrepreneurs.

Si ta vie était un film, quel pourrait en être le titre ?


To the moon !

As-tu une passion ?


C’est nul, mais… je crois que c’est « transformer ».

Si tu pouvais t’adresser à l’ensemble de la population mondiale


en trois minutes, que dirais-tu ?
Il faut dépasser l’idée des frontières géographiques. On doit partager une
planète, son écosystème, ce qui nous nourrit et nous rend heureux, vivre
ensemble dans un système qui respecte les cultures de chacun, y compris
les religions.
Je dirais aussi qu’il va falloir trouver un système soit de gouvernement
mondial, ce qui me semble peu probable, soit de répartition de la valeur.
Parce qu’on va avoir un problème si on ne trouve pas une échelle de
valeur commune, que ce soit sur l’écologie, la répartition des richesses,
etc… On le voit avec le Covid : si on ne vaccine pas toutes les parties du
monde, ce sera une menace en permanence. De même, si on construit
des éoliennes mais que les Chinois conservent leurs centrales à charbon,
le problème n’est pas résolu. Si on essaie d’avoir du progrès social, on ne
pourra pas supporter l’idée qu’il y ait de la mortalité infantile en Afrique.
Les difficultés et les malheurs à l’autre bout du monde m’atteignent
autant que celles du bout de la rue. Il ne faut pas regarder seulement ce
qui se passe sous nos yeux.
Annexe

• MEMBRES DES JURYS DU PRIX IVY *


A
Bernadette Andrietti, Vice President Sales & Marketing EMEA, Intel
B
Pierre Barnabé, Senior Vice President Atos Group,
COO Big Data & Security, Atos Group
Philippe Barthelet, Executive Vice President France, Samsung
Laurent Blanchard, Vice President Enterprise EMEA, Cisco
Pierre Bontemps, Président, Coriolis Telecom
François Bornibus, Vice President et Directeur Général Europe de
l’Ouest, Lenovo
Franck Bouétard, Président-Directeur Général France, Ericsson
Guy-Hubert Bourgeois, Président-Directeur Général, Beijaflore
Eric Boustouller, Western Europe Vice President,
Corporate Vice President, Microsoft
Luc Bretones, Directeur Exécutif, Orange
Jean-Pierre Brulard, Directeur Général Europe du Sud, VMware
Pierre Bruno, Directeur Général Europe du Sud, DXC ­Technology

C
Philippe Cambriel, Président Europe, Méditerranée et CIS, Gemalto
Olivier Campenon, Président EMEA, BT
Alexandra Chabanne, CEO, MediaCom France et COO GroupM
Philippe Citroën, Directeur Général France, Sony
Jean Paul Cottet, Senior Executive Vice President, Orange
Alain Crozier, Président France et Vice President International,
Microsoft
D
Laurent Dechaux, Vice President ERP Western Europe, Oracle
Philippe Delahaye, Président France, Toshiba Systèmes
Pascale Dumas, Présidente France, HP

F
François Fleutiaux, Senior Vice President, Head of WEMEIA, Fujitsu
Emmanuel Fromont, Corporate VP, President EMEA, Acer

G
Laurent Giovachini, Directeur Général Adjoint, Sopra Steria
Bertrand Godinot, Country Director France, Apple

H
Christel Heydemann, Executive VP France, Schneider Electric
Olivier Huart, Président-Directeur Général, TDF
J
Philippe Jarre, Directeur Général France, IBM
Mari-Noëlle Jego-Laveissière, Directrice Exécutive, Orange

K
Joël Karecki, Président France et Maghreb, Philips
Gérald Karsenti, Président-Directeur Général France, SAP
Philippe Keryer, Directeur Général Adjoint, Thales
Pierre Kosciusko-Morizet, Président-Directeur Général,
Price Minister.com

L
Nathalie Leboucher, Senior Vice President WEMEA Kapsch
Nick Leeder, VP EMEA LCS Hub, Google
Lin Cheng, Président Europe de l’Ouest, ZTE

M
Hugues Meili, Président-Directeur Général, Niji
Benjamin Mestrallet, Founder & CEO, eXo Platform
Sébastien Missoffe, Vice President et Directeur Général France, Google
Elisabeth Moreno, President & General Manager France, Lenovo

O
Amelie Oudéa-Castéra, Directrice e-commerce, Data & Digital,
Carrefour

P
Thierry Petit, Senior Vice President & General Manager, Dell
Christian Poyau, Président-Directeur Général, Micropole
Carlo Purassanta, Président France, Microsoft

R
Jean-Pierre Remy, Président-Directeur Général, Solocal
Vincent Rouaix, Président-Directeur General, Inetum
Olivier Roussat, Président-Directeur Général, Bouygues Telecom

S
Nicolas Sekkaki, Président-Directeur Général France, IBM
Olivier Sevillia, Directeur Général Europe, Capgemini
Patrick Starck, Corporate SVP & Chairman Europe, CA

T
Yves de Talhouët, Président Europe HP
Jean-Marc Tasseto, Directeur Général France, Google
Gilles Thiebaut, Président-Directeur Général France, HPE
Stéphane Thirion, General Manager Enterprise Europe, Apple
Yves Tyrode, Directeur Général Digital, BPCE

V
Richard Viel, Directeur Général, Bouygues Telecom
Corinne Vigreux, Cofondatrice et Directrice Générale Consumer
Business, TomTom

* Editions auxquelles ont participé les 12 interviewés.


Le titre mentionné est celui du Membre du Jury l’année de sa participation.
Pour les Membres du Jury ayant participé plusieurs fois, le titre retenu est celui de leur dernière
participation.
Remerciements

Mes remerciements s’adressent à Stéphanie Chaboche, partenaire


professionnelle incomparable, qui m’a poussé à entreprendre cette série
d’entretiens et m’a accompagné de ses conseils avisés.

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