God">
Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Traité de Dieu

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

LE SCIENCE DE DIEU

(Question 14)

I. La perfection de la science divine

A. La science de Dieu est la plus haute et la plus simple.

Nous avons vu, dès la question 3 sur sa simplicité, ou encore dans la question 7 sur son
infinité, que Dieu était une forme pure, dénué par conséquent de toute matière. Dieu ne
connaît donc pas par sensation (ce qui supposerait un corps) mais par pure intellection (c’est-
à-dire par l’esprit seul). Sa connaissance est d’autant plus parfaite en effet qu’il est un esprit
(ou « intellect ») sans qu’aucune matière ne s’en mêle, qui l’altèrerait ou la restreindrait.

« L’intellect est connaissant à un plus haut degré [que la sensation], parce qu’il est
plus séparé de la matière, et non mélangé à elle (…). Comme Dieu est au sommet de
l’immatérialité (…), il est en conséquence au sommet de la connaissance. » (article 1,
réponse)

De plus, étant infiniment simple (question 3), il n’y a pas en lui, contrairement à notre cas,
une partie seulement de son être qui serait connaissante (puisqu’il est sans partie) : tout son
être est son intellect. Mais il y a plus : étant simple et absolument parfait, il faut ajouter que sa
connaissance n’ajoute rien à ce qu’il est ; il est non seulement sa puissance de connaître, mais
son acte même de connaître et l’objet même de cette connaissance.

« En Dieu, l’intellect, le connu (…) et le connaître lui-même sont absolument une
seule et même chose. Manifestement donc, dire de Dieu qu’il connaît n’introduit dans
sa substance aucune multiplicité. » (article 4)

Chez les créatures, la connaissance introduit une certaine composition (du sujet connaissant et
des objets qu’il connaît) et une certaine succession (puisque les connaissances s’acquièrent
successivement). Il en va tout différemment pour Dieu, qui est sans composition (simple) et
sans succession (éternel – comme il a été dit ave la question 10). D’abord : la connaissance de
Dieu est avant tout la connaissance qu’il a de lui-même (le connaissant et le connu sont donc
en lui confondus). Ensuite : la connaissance de Dieu n’est pas acquise progressivement  ; elle
est éternelle, comme son être même : Dieu est et se connaît, d’un seul tenant.
Si la connaissance de Dieu exclut toute succession (il n’y a rien en lui qu’il ait « appris »
après l’avoir ignoré : ce serait contraire au fait que rien ne lui manque, mais aussi à son
éternité qui exclut, par définition, toute succession), cela implique aussi que sa connaissance
ne peut procéder d’un raisonnement. En effet, quand nous raisonnons, nous établissons
successivement une connaissance à partir d’une autre. Cette connaissance par raisonnement
est appelée « discursive ». Il n’y a donc pas de connaissance discursive en Dieu. Ce que Dieu
connaît, il le connaît de manière immédiate, c’est-à-dire intuitive, ou, pour parler comme S.
Thomas, « par une intuition simple ». Cette connaissance « par intuition simple » exclut non
seulement toute discursivité en Dieu mais aussi qu’il connaisse, comme nous, au moyen de
phrases (ou « énonciations »), qui sont elles-mêmes des formes composées de la connaissance
humaine (puisqu’elles sont formées de différents mots qui constituent nos jugements
affirmatifs ou négatifs). Cela ne veut pas dire que Dieu ne puisse pas comprendre nos phrases
ou ne puisse pas lui-même en proférer… Cela veut que, en Dieu lui-même, il n’y a de
connaissance qu’intuitive, et que s’il connaît une énonciation, c’est d’abord de manière
1
purement intuitive (un peu comme quand on dit à quelqu’un : « je sais ce que tu vas dire… »,
même si l’on ne sait pas exactement quelles seront les mots et les tournures employées ; ou
encore comme lorsque nous savons nous-mêmes ce que nous voulons dire sans avoir
forcément déterminé chaque terme, chaque tournure…) :

« Dieu connaît les énonciations, non en énonçant lui-même comme s’il y avait dans
son esprit la composition ou la division qui caractérise l’énonciation, mais il connaît
chaque chose par une intuition simple… » (article 14, réponse)

Ce n’est pas parce que Dieu connaît « par une intuition simple » qu’il ne peut pas connaître
une multitude de choses de cette manière. En effet, bien qu’il s’agisse d’un acte unique, il
peut être multiple quant à son objet. On le constate déjà chez l’homme qui peut, en un seul
acte de connaissance atteindre plusieurs vérités (comme de percevoir une personne et de
« capter » immédiatement plusieurs de ses caractéristiques) :

« Bien que le connaître actuel soit un en lui-même, cependant il arrive que, dans un
seul connaître, on atteigne de nombreux connus (…). » (article 7, solution 1)

C’est encore plus vrai de Dieu qui, par son acte simple de connaître, connaît toutes choses,
comme on va le voir.

B. En se connaissant parfaitement lui-même, Dieu connaît parfaitement toutes


choses.

1. Dieu se connaît absolument, puisque son être et son connaître sont une seule chose. Notons
qu’Aristote avait déjà caractérisé l’intelligence divine comme une Pensée qui se pense :

L’intelligence suprême se pense (…) elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa
Pensée est la Pensée de la Pensée. (Métaphysique ; livre XII, ch.9)

Ici, l’argument d’Aristote est de dire que Dieu, étant l’être suprême, ce qu’il lui convient
d’abord de connaître à ce titre, c’est l’être suprême, c’est-à-dire lui-même. Mais S. Thomas
n’évoque pas cette idée dans l’argument qui nous occupe. Il insiste surtout sur le fait que,
Dieu étant simple et absolument parfait, sa connaissance est essentiellement une connaissance
de lui-même et non de réalités qui lui sont extérieures. Mais alors Dieu connaît-il les autres
êtres que lui, et, si oui, comment ?
Il faut dire d’emblée que, même ce qui n’est pas lui, Dieu le connaît en lui : c’est en se
connaissant lui-même parfaitement qu’il connaît ce qui n’est pas lui. C’est ainsi que S.
Thomas explique une phrase de S. Augustin selon laquelle « Dieu ne voit rien en dehors de
lui-même », en prévenant toute interprétation qui verrait là l’idée que Dieu ne connaîtrait donc
pas les autres êtres :

« Il ne faut pas comprendre [par cette citation] qu’il ne verrait rien de ce qui se trouve
hors de lui-même, mais bien que ce qui est en dehors de lui-même, il ne le voit ou ne
le regarde qu’en lui-même… » (article 5, solution 1)

Et en effet, Dieu étant cause première de toutes choses (question 2) et ayant en lui, de manière
infinie, toutes les perfections présentes dans la création (question 4), c’est ainsi que, en
connaissant sa toute-perfection, il connaît toutes les perfections créées qui procèdent de lui :

2
« Dieu ne se connaîtrait point parfaitement lui-même, s’il ne connaissait toutes les
manières dont sa perfection peut être participée par d’autres. » (article 6, réponse)

Aussi, en tant qu’il est le créateur de chaque être qui n’est pas lui, Dieu n’a pas seulement la
connaissance générale des perfections participées de ses créatures ; il les connaît chacune dans
sa singularité, chacune selon sa nature propre, dans la mesure où chacune, avant même d’être
créée, est en lui :

« Dieu ne connaît pas seulement que les choses sont en lui, mais, en raison de ce qu’il
les contient en lui, il les contient selon leur propre nature, et d’autant plus parfaitement
que plus parfaitement chacune est en lui. » (article 6, solution 1)

On pourrait ajouter ici que Dieu ne connaît donc pas seulement ce que les choses sont mais ce
qu’elles doivent être, ayant en lui l’idée de la parfaite réalisation de chacune.

2. Dieu ne connaît pas ses créatures comme on déduirait le particulier du général (par
exemple, en appliquant l’idée général de triangle à tel triangle particulier), mais plutôt au sens
où sa perfection infinie contient concrètement toutes les perfections finies – ce que S. Thomas
énonce en ces termes :

« Par l’acte parfait on peut connaître les actes imparfaits non seulement en général,
mais d’une connaissance propre. » (article 6, réponse)

Ou encore :

« L’essence de la créature est à l’essence de Dieu ce que l’acte imparfait est à l’acte
parfait. » (article 6, solution 2)

La connaissance divine n’est donc pas celle qui tirerait des vérités particulières (les
perfections créées) à partir d’une vérité générale (sa perfection incréée), mais une
connaissance compréhensive qui consiste, pour Dieu, à voir immédiatement en lui-même ce
qui s’y trouve. Dieu connaît donc ses créatures de manière non pas déductive mais intuitive,
non pas extérieure mais intérieure et compréhensive à ce titre.
Autre façon d’expliquer la même idée : Dieu connaît les choses non à partir de leurs effets,
mais à partir de leurs causes, étant lui-même la cause première de toutes choses : il ne les voit
donc pas « par en-bas », comme c’est souvent notre cas devant des réalités qui nous
dépassent, mais « par en-haut », donc plus parfaitement :

« Dieu voit, beaucoup mieux que nous, les effets des causes créées dans les causes
elles-mêmes ; mais la connaissance de ces effets n’est pas causée en lui par la
connaissance des causes créées, comme c’est le cas pour nous… » (article 7, solution
3)

Dieu connaît donc les êtres non pas de manière générale et extérieure, mais chacun de
manière distincte. La connaissance de Dieu connaît l’être fini des créatures à partir de
l’infinité de son propre être. Contrairement à nous qui connaissons le parfait à partir de
l’imparfait (comme on l’a vu à partir des attributs divins tels que la bonté, l’éternité…), Dieu
connaît l’imparfait à partir du parfait (sa propre perfection). Notre connaissance du parfait (les
attributs divins par exemple, mais cela peut valoir pour les lois de la nature) est difficile,
toujours incomplète et ne peut procéder que par étapes, allant toujours du connu vers

3
l’inconnu… Mais la connaissance de Dieu est immédiate, sans étapes ni manques, car Dieu
voit immédiatement l’imparfait dans sa propre perfection.

« Connaître quelque chose en général et non en ce qu’il a de distinct, c’est le connaître


d’une manière imparfaite. Aussi notre intelligence, [pour connaître], accède-t-elle
d’abord à une connaissance générale et confuse des choses, avant d’en avoir une
connaissance propre, allant ainsi de l’imparfait au parfait (…). Donc, si la
connaissance que Dieu a des choses autres que lui-même était générale seulement et
non distincte, il s’ensuivrait que son intellection ne serait pas de toute manière parfaite,
ni, en conséquence, son être lui-même… » (article 6, réponse)

C’est parce que Dieu connaît parfaitement sa propre perfection qu’il connaît parfaitement les
êtres imparfaits que sont ses créatures, et chacun de manière non pas générale mais singulière.
Cette connaissance intime et totale de Dieu quant aux créatures qui procèdent de lui est
évidemment confortée par les Ecritures, comme, par exemple, dans cet argument d’autorité :

« Avoir des choses une connaissance propre, c’est les connaître non seulement en
général, mais selon qu’elles se distinguent les unes des autres. Or, c’est ainsi que Dieu
connaît les choses, selon ces paroles de l’épître aux Hébreux (4,12) : “Elle va (la
parole de Dieu) jusqu’à distinguer l’âme et l’esprit, les jointures et les moëlles ; elle
démêle les sentiments et les pensées du cœur. Aussi nulle créature n’est cachée devant
Dieu.” » (article 6, « sed contra »)

Et pour cause : chacune de ces créatures est d’abord en Dieu. Il convient donc à Dieu de
connaître chacune de ses créatures, et cela parfaitement – donc mieux encore qu’elles ne se
connaissent elles-mêmes.

II. L’infinité de la science divine

A. Dieu connaît ce qui est (passé, présent et futur) mais aussi ce qui peut être.

Avant d’être créées, les créatures sont dans la pensée de Dieu. Dieu les connaît donc avant
même qu’elles soient créées. Sa connaissance des créatures précède leur existence,
contrairement à notre propre connaissance des choses (qui suppose toujours qu’elles existent)
– d’où cette belle observation de saint Augustin, citée comme argument d’autorité :

« S. Augustin écrit : “Dieu ne connaît pas l’universalité des créatures spirituelles ou
corporelles parce qu’elles sont ; mais elles sont parce qu’il les connaît.” » (article 8,
« sed contra »)

Par sa pensée, Dieu est cause de l’existence de ses créatures – un peu comme l’artisan qui
conçoit une œuvre avant de la réaliser. Il faut juste préciser que, pour que la pensée divine
devienne création, elle doit s’accompagner d’une volonté particulière :

« Dieu cause toutes choses par son intelligence (…). Il est donc nécessaire de dire que
sa science est la cause des choses, conjointement avec sa volonté. » (article 8, réponse)

4
Par conséquent, l’intelligence divine n’est créatrice qu’à condition qu’elle s’accompagne
d’une volonté qui détermine ou permette l’existence de telle ou telle réalité créée. Cette
intelligence accompagnée de la volonté créatrice correspond à ce que S. Thomas appelle une
« science d’approbation » :

« C’est pourquoi la science de Dieu, envisagée comme cause des choses, est
ordinairement appelée “science d’approbation”. » (id.)

Saint Thomas précise encore ce point – ce qui permet déjà d’anticiper ce que nous dirons au
sujet de la volonté divine :

« La science de Dieu n’est cause des choses que si sa volonté s’y adjoint. Il n’est donc
pas nécessaire que tout ce que Dieu sait existe, ait existé ou doive un jour exister, mais
cela seulement dont il veut ou dont il permet qu’il soit. Et (…) ce qui est dans la
science de Dieu, ce n’est pas que ces choses sont, mais qu’elles peuvent être. » (article
9, solution 3)

La pensée de Dieu n’est donc pas directement créatrice : elle conçoit les créatures comme
étant possibles. C’est sa volonté qui, à partir de cette pensée, les rend réelles. C’est ainsi que
certains êtres possibles peuvent ne jamais être créés. Cette prise en compte de la connaissance
des êtres simplement possibles permet d’ailleurs à S. Thomas d’affirmer que Dieu connaît une
infinité de choses, car non seulement il connaît la totalité des êtres créés passés, présent et à
venir, mais il connaît en plus les créatures simplement possibles qui sont une infinité (de la
même manière qu’il existe une infinité de triangles possibles pouvant être tracés à partir du
même concept de triangle) :

« Étant donné que Dieu connaît non seulement ce qui est en acte, mais aussi ce qui est
contenu dans sa puissance ou dans celle de la créature (…), et puisque ces possibles
sont évidemment en nombre infini, il est nécessaire d’admettre que Dieu connaît une
infinité de choses. » (article 12, réponse)

On peut dire alors que l’intelligence divine cause les êtres créés « en acte », tandis que les
autres ne sont causés que virtuellement :

« La science de Dieu est cause non de lui-même, mais des autres choses : de certaines
en acte ce sont celles qui sont réalisées à un moment quelconque du temps ; d ’autres
virtuellement ce sont celles qu’il a le pouvoir de faire, mais qui ne sont jamais faites. »
(article 16, solution 1)

Quand il s’agit des créatures simplement possibles, on peut dire que la connaissance que Dieu
en a n’est que spéculative, c’est-à-dire purement théorique. Quand il s’agit de créatures réelles
(« à un moment quelconque du temps »), Dieu les connaît aussi de manière « pratique », c’est-
à-dire en tant qu’elles sont « réalisables » :

« Des choses réalisables, il n’y a pas science parfaite, si elles ne sont pas connues en
tant que réalisables. Aussi, puisque la science de Dieu est parfaite de toute manière,
Dieu doit connaître les choses réalisables en tant que réalisables, et non seulement en
tant que spéculativement connaissables. » (article 16, solution 2)

5
Ainsi, la connaissance que Dieu a des créatures est à la fois spéculative, mais aussi pratique
lorsque celles-ci sont en effet déterminées ou permises par sa volonté. Si Dieu ne faisait que
penser spéculativement ses créatures possibles, celles-ci n’existeraient jamais dans le monde
créé. On voit donc ici combien ce que nous disons ici de l’intelligence de Dieu aura besoin
d’être complété par ce que nous dirons de sa volonté.

B. Dieu connaît le mal par sa connaissance parfaite du bien.

Nous avons dit que, par sa « science d’approbation » (intelligence divine accompagnée
d’une volonté créatrice), Dieu créait positivement certains êtres et permettait seulement
l’existence d’autres réalités pouvant s’y ajouter par accident. Cette permission ouvre la
possibilité que le mal existe dans la création sans que Dieu le veuille jamais positivement.
Vouloir le mal serait contraire à la toute-bonté de Dieu ; si le mal existe, c’est seulement en
tant qu’il est permis par lui. Or, en commentant la question 5 sur la « bonté en général », nous
avons dit que le mal n’était pas un être du tout, qu’il était au contraire une privation d’être. Si
Dieu connaît tous les êtres, qu’en est-il du non-être tel que le mal ? Dieu connaît-il le mal ? Le
mal lui est-il inconnu, voire inconnaissable ?
La réponse est assez simple. Si Dieu connaît tous les êtres, il connaît tous les biens (réels ou
possibles), puisque, nous l’avons vu également, « le bon et l’étant sont identiques dans la
réalité » (question 5, article 1, réponse). De plus, il connaît sa propre bonté, qui est la bonté
suprême à laquelle participent toutes les choses bonnes. Dieu a donc une connaissance
parfaite du bien, de manière à la fois universelle et particulière : il connaît la bonté commune
à tous les êtres et la bonté de chaque être selon sa nature propre (puisque chaque être est bon
en proportion de sa nature propre). C’est donc à partir de cette connaissance parfaite du bien
et des biens que Dieu peut avoir une connaissance aussi parfaite – quoiqu’indirecte – du mal :

« Le mal n’est pas connaissable par lui-même ; car ce qui caractérise le mal, c’est
d’être privation du bien ; et ainsi il ne peut être défini ni connu, si ce n’est par
l’intermédiaire du bien. » (article 10, solution 4)

N’étant pas un être, le mal n’est pas directement intelligible. Il est indirectement intelligible à
partir du bien dont il est la privation. En ce sens, la connaissance du mal ne peut être que
négative, comme son être même est négatif. Plus on connaît un bien comme tel, plus on
connaît le mal qui l’altère ou peut l’altérer. A plus forte raison, Dieu connaissant à fond la
bonté des choses, il connaît à fond le mal qui les altère ou peut les altérer chacune, en tant
qu’accident négatif réel ou possible.

« Celui qui connaît parfaitement quelque chose, il faut qu’il connaisse tous les
accidents qui peuvent lui survenir. Or il y a des choses bonnes auxquelles il peut
arriver d’être détériorées par des maux. Dieu ne connaîtrait donc pas en perfection les
choses bonnes s’il ne connaissait pas aussi les maux. Mais une chose quelconque est
connaissable dans la mesure où elle est. Comme l’être du mal n’est que la privation du
bien, par cela seul que Dieu connaît les biens, il connaît aussi les maux, comme on
connaît les ténèbres par la lumière. C’est ce qui fait dire à Denys : “Dieu tire de lui-
même la vue des ténèbres ; ce n’est pas autrement que par la lumière qu’il les
connaît.” » (article 10, réponse)

Dieu connaît donc le mal. Cela ne veut nullement dire qu’il veuille le mal, bien sûr, puisque
sa connaissance n’est cause que de l’existence de l’être donc du bien :

6
« La connaissance de Dieu n’est pas cause du mal, mais de la chose bonne par
l’intermédiaire de laquelle le mal est connu. » (article 10, solution 2)

Bref, en se connaissant lui-même, et ses créatures par là même, Dieu connaît tous les « maux
opposés » qui peuvent les altérer :

« Le mal (…) est (…) opposé aux œuvres de Dieu : Dieu connaît celles-ci par son
essence et, les connaissant, il connaît les maux opposés. » (article 10, solutions 3)

III. Dieu connaît le monde depuis son éternité.

Nous avons dit déjà que, Dieu étant simple et éternel, sa connaissance ne peut pas être
composée ni successive : ce que Dieu sait, il le voit (connaissance intuitive), et ce qu’il voit, il
le voit « tout en même temps » – d’où cette affirmation de S. Augustin :

« S. Augustin écrit : “Dieu voit toutes choses non une à une et par un regard alternatif,
comme s’il voyait ici puis là ; il voit tout en même temps.” » (article 7, « sed contra »)

Etant éternel, Dieu ne connaît pas sa propre essence et celle des créatures successivement,
mais tout à la fois – ce que S. Thomas explique encore de la façon suivante :

« L’éternité, qui est tout entière à la fois, englobe la totalité du temps, ainsi qu’il a été
dit [dans la question 10, notamment]. De la sorte, tout ce qui se trouve dans le temps
est éternellement présent à Dieu, (…) parce que son regard se porte éternellement sur
toutes les choses, en tant qu’elles sont présentes. » (article 13, réponse)

Dieu connaît donc toutes les réalités créées passées, présentes et futures comme lui étant
présentes. Il les connaît depuis l’éternité où il se trouve lui-même, et qui est, comme nous
l’avons dit à ce sujet, un présent sans succession.
Est-ce alors à dire que Dieu connaît toutes les actions des hommes, y compris lorsqu’elles
sont authentiquement libres ? Cela signifierait que Dieu connaisse avec certitude ce qui n’a
pas encore eu lieu dans ce monde. Mais cela signifierait aussi qu’il connaisse ce qui aura lieu
de manière contingente (c’est-à-dire : pouvant être autrement). Les actions libres à venir sont
à ce titre des « futurs contingents ». Dieu connaît-il donc les « futurs contingents » ? Connaît-
il en particulier les actions libres futures ? Les Ecritures ne font pas de doute là-dessus :

« Le Psaume (33,15) dit de Dieu à l’égard des hommes : “Il forme le cœur de chacun ;
il connaît toutes leurs actions.” Or, les actions des hommes sont contingentes,
puisqu’elles dépendent de leur libre arbitre. Dieu connaît donc les futurs
contingents. » (article 13, « sed contra »)

Une première justification rationnelle peut se fonder sur ce qui a été dit auparavant : nous
avons dit que Dieu connaissait tous les êtres réels, mais aussi tous les êtres possibles. Or les
futurs contingents sont des possibles. Donc Dieu les connaît :

« Comme on a montré plus haut que Dieu connaît toutes les choses, non seulement
celles qui sont en acte, mais aussi celles qui sont en sa puissance ou en la puissance de
la créature, et comme certaines choses parmi ces dernières sont des contingents futurs
pour nous, il s’ensuit que Dieu connaît les futurs contingents. » (article 12, réponse)

7
Notons que S. Thomas précise que les futurs contingents sont tels « pour nous », mais non
pour Dieu. En effet, pour nous, actuellement, une action libre à venir est contingente, donc
inconnue (même lorsqu’il s’agit de la nôtre !). Quand elle a eu lieu, elle cesse d’être
contingente, au sens où elle est alors fixée dans le temps ; elle revête alors une nécessité qui
nous permet d’en avoir une connaissance certaine. Pour Dieu, c’est encore autre chose : il a
sur nos vies et l’ensemble des temps une vue surplombante, puisqu’il contemple la succession
des événements du haut de l’éternité où il se tient. De là, avons-nous dit, tout lui est présent ;
les événements de ce monde sont devant lui comme une fresque présente à ses yeux, et qu’il
pourrait embrasser d’un seul regard. Par conséquent, les événements qui sont des « futurs
contingents » pour nous sont à ses yeux des faits objectifs, comme s’ils avaient déjà eu lieu :

« Les choses qui se réalisent temporellement sont connues successivement par nous
dans le temps, mais par Dieu dans l’éternité, qui est au-dessus du temps. En
conséquence, du fait que nous connaissons les futurs contingents en tant que tels, ils ne
peuvent pas être certains pour nous ; mais pour Dieu seul, dont le connaître est dans
l’éternité, qui transcende le temps. » (article 13, solution 3)

L’image que propose S. Thomas pour rendre ce mystère un peu plus concret à notre
imagination n’est pas celle de la fresque, mais n’est pas si différente :

« Il en est comme de celui qui marche sur un chemin et ne voit pas ceux qui le suivent,
alors que l’homme posté sur une hauteur, regardant tout le chemin, voit à la fois tous
ceux qui y passent. » (id.)

Ces similitudes restent forcément impropres, car on illustre alors cette vision que Dieu
possède de l’ensemble des temps en la comparant à la vision que nous pouvons avoir dans
l’espace. Or le temps n’est pas l’espace, et encore moins l’éternité où Dieu se tient… Mais ces
images peuvent suffire à dire comment Dieu peut avoir une connaissance si complète des
évènements dans le temps.
Revenons maintenant à cette question : la connaissance par Dieu des futurs contingents
exclut-elle alors que les actions libres soient libres en effet ? Ce que nous percevons comme
une action libre à venir n’est-il en réalité qu’un événement fatal ? Non. Une action libre reste
une action libre. Il faut juste distinguer la contingence, inhérente à la liberté, de la nécessité
par laquelle Dieu voit et sait l’usage que font les hommes de cette liberté à n’importe quel
moment de leur histoire. Le regard de Dieu sur les événements libres ne les contraints pas à
être ce qu’ils sont. En quelque sorte, Dieu voit dans le temps comme nous voyons dans
l’espace : si je vois quelqu’un se lever devant moi, j’ai une connaissance certaine, donc
nécessaire, de ce phénomène ; cela n’exclut pas pour autant que cet acte ait été réellement
libre. Il en va de même quant à la connaissance que Dieu a des « futurs contingents ». C’est
notamment le sens de ce que dit S. Thomas dans la suite des extraits précédents :

« Les choses qui sont sues par Dieu, il suffit qu’elles soient nécessaires de la nécessité
de leur présence sous le regard de la science divine (…), mais il n’est pas requis
qu’elles le soient en elles-mêmes quand on les considère dans leurs causes. » (id.)

L’acte libre connu par Dieu avant qu’il ait eu lieu pour nous reste libre en lui-même – ce qui
est important à comprendre contre l’idée que l’omniscience de Dieu (donc aussi sa
Providence) soit contraire à la liberté humaine.

Vous aimerez peut-être aussi