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du concours
de l’Université Paul-Valéry Montpellier
et de l’Université de Strasbourg.
DU MÊME AUTEUR
Sans concessions
Anthony MANGEON*
Notre livre vient sans doute trop tôt. Il pourra sembler paradoxal, en effet,
de prétendre offrir ici une lecture collective de l’œuvre de Jean-Loup
Amselle, quand celle-ci s’augmente presque chaque année d’un nouveau titre,
et s’ouvre constamment à de nouveaux horizons et objets de recherche.
Pourtant dans son foisonnement même, et dans son caractère tout à la fois
pionnier et iconoclaste, la pensée qui la sous-tend n’en porte pas moins une
forte ambition de synthèse. Elle apparaît enfin, à tous les sens du terme,
« sans concessions ». Dans la meilleure tradition anthropologique, en effet,
rien de ce qui est humain ne lui est étranger, et sa curiosité intellectuelle ne se
connaît donc pas de limites ; mais sans jamais se restreindre à un seul terrain
ou à un unique champ disciplinaire, elle ne transige pas non plus sur un
certain nombre d’exigences et de principes. Elle refuse par exemple tout
essentialisme, et s’oppose notamment aux culturalisations ou continen-
talisations de la pensée ; elle vise ensuite à dépasser les oppositions binaires et
toutes les hiérarchies données pour naturelles, pour défendre une universalité
concrète de toutes les cultures dans leurs ouvertures aux autres, ou dans leur
porosité foncière avec leur entour. Contre les clôtures et les dérives identi-
taires, elle défend ainsi un « universel oblique », fait d’« emprunts latéraux »
ou de particularisations d’éléments globaux saisis dans un « continuum
socioculturel » – un peu à la manière de « l’attention oblique » que promou-
vait feu Richard Hoggart (1918-2014), et qui désignait un point de vue par le
bas ou à tout le moins horizontal, plutôt que par le haut, sur le monde des
expressions culturelles1.
Parce que cette œuvre met en relief des dialogues et les appelle, dans une
large mesure, il nous importe de poursuivre les multiples pistes de recherche
qu’elle a ouvertes dans l’histoire des idées et des disciplines, et notamment
celle de l’anthropologie, ou dans la critique des littératures et des arts de
l’Afrique ou de ses diasporas. Sans chercher à la borner, j’esquisserai donc les
grandes lignes qui font pour nous sa cohérence, ou les concepts majeurs qui
forment sa boîte à outils théoriques, pour examiner ensuite sa situation
singulière dans le champ intellectuel contemporain.
1. Sur « L’universel oblique », voir l’article d’Ali Benmakhlouf paru sous ce titre dans
Ali BENMALKHLOUF (éd.), Routes et déroutes de l’universel, Casablanca,
Le Fennec, 1997, p. 30-46. Amselle le cite dans Branchements, anthropologie de
l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, p. 182 et p. 256. Benmakhlouf
nous renvoie quant à lui à Maurice Merleau-Ponty qui, le premier, a parlé
« d’universalité oblique ». Or pour autant qu’il envisageait bel et bien « les rapports
latéraux de chaque culture avec les autres », ou « les échos que l’une éveille en
l’autre » (Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 175), Merleau-Ponty n’en continuait
pas moins de présupposer – dans la grande tradition phénoménologique qui va de
Hegel à Husserl – que l’universel s’incarnait d’abord et avant tout en « Occident »,
et qu’il ne pouvait dès lors se trouver dans les autres cultures – notamment « en
Orient » – qu’à la manière d’une anticipation ou d’une « prématuration », « comme
entre l’enfant et l’adulte » (ibid.). « Les doctrines qui paraissent rebelles au
concept », écrivait-il alors, « si nous pouvions les saisir dans leur contexte
historique et humain, nous y trouverions une variante des rapports de l’homme avec
l’être qui nous éclairerait sur nous-mêmes, et comme une universalité oblique. Les
philosophies de l’Inde et de la Chine ont cherché, plutôt qu’à dominer l’existence, à
être l’écho ou le résonateur de notre rapport avec l’être. La philosophie occidentale
peut apprendre d’elles à retrouver le rapport avec l’être, l’option initiale dont elle
est née, à mesurer les possibilités que nous nous sommes fermés en devenant
“occidentaux” et, peut-être, à les rouvrir » (Signes, op.cit., p. 176). Jean-Loup
Amselle se situe précisément aux antipodes d’un tel primitivisme philosophique,
qu’il qualifierait volontiers de « rétrovolution ». C’est pourquoi je préfère
rapprocher son « universel oblique » de « l’attention oblique » d’un Richard
Hoggart. Sur son idée d’un « continuum socioculturel » au sein duquel les individus
ou les groupes opèrent des choix, voir Logiques métisses, Paris, Payot-Rivage,
Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 48 et 240. Sur « la façon dont les particula-
rismes locaux s’inscrivent toujours dans le cadre d’un système plus vaste qui leur
donne un sens », et sur les « universels particularisables » comme transformations
de signifiants englobants, ou globaux, en signifiés particularistes ou locaux, voir
Logiques métisses, op. cit., p. 15 et Branchements, anthropologie de l’universalité
des cultures, op.cit., p. 7 et p. 50. Sur « le paradigme de type synchronique ou
horizontal à l’intérieur duquel sont mis en avant les emprunts latéraux » de toutes
les cultures, « connectées aux cultures environnantes », voir Rétrovolutions, Paris,
Stock, 2010, p. 211. L’article ci-dessous de Maxime Del Fiol sur la Nahda comme
branchement de l’islam sur l’Occident s’inscrit précisément dans cette perspective.
INTRODUCTION 9
Lignes
Nouvelles Éditions Lignes, 2012, p. 34, 37, 112 ; Les Nouveaux Rouges-Bruns,
Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2014, p. 111.
11. Au cœur de l’ethnie [1985], Paris, La Découverte, 1999, p. II-III et VI. Voir plus
loin l’article de Cécile Canut.
12. Branchements, op. cit., p. 7.
13. Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 38 ; L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005,
p. 63 ; L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 94-95 entre autres exemples.
12 ANTHROPOLITIQUES
« ne sont pas situées les unes à côté des autres comme des monades
leibniziennes sans porte ni fenêtre : elles prennent place dans un ensemble
mouvant qui est lui-même un champ structuré de relations. [...] La définition
d’une culture donnée est en fait la résultante d’un rapport de forces
interculturel : la culture spatialement dominante détient la faculté d’assigner
aux autres cultures leur propre place dans le système, faisant de celles-ci des
identités soumises ou déterminées. Il existe donc des cultures qui ont le
pouvoir de “nommer” d’autres cultures, de circonscrire le champ de leur
propre expression tandis que d’autres n’ont que la capacité d’être nommées.
Le système n’est pas statique pour autant : certaines cultures autrefois sujettes
deviennent dominantes tandis que, comme les étoiles, d’autres naissent et
disparaissent. La modification du rapport des forces au sein du champ
interculturel ainsi que l’éclosion et la disparition des cultures rendent compte
des changements qui interviennent dans chaque système sous-culturel pris
isolément. [...] La langue est également un enjeu social et résulte elle-même
d’un rapport de forces entre dominants et dominés ou entre groupes
voisins14 ».
Concepts
Tensions
26. Voir les articles de Yannick-Martial Ndong Ndong, Claudine Raynaud, Brice
Ngouangui et Anthony Mangeon.
27. Op. cit., p. 35.
28. Logiques métisses, op. cit., p. 35.
29. Notamment L’Ethnicisation de la France (2011), L’anthropologue et le politique
(2012) et Les Nouveaux Rouges-Bruns (2014), tous aux éditions Lignes (Fécamp).
PREMIÈRE PARTIE
TEXTES ET CONTEXTES
1
Sur quelques séquences autobiographiques
dans l’œuvre de Jean-Loup Amselle
Anthony MANGEON
et Yannick-Martial NDONG NDONG*
* Université de Strasbourg.
1. James CLIFFORD et George MARCUS (eds), Writing Culture: The Poetics and
Politics of Ethnography, University of California Press, 2010 (1986), 336 p.
2. Mondher KILANI, L’invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique,
Lausanne, Payot, coll. « Anthropologie », 1994, 319 p. ; Gabriella D’AGOSTINO,
Mondher KILANI et Stefano MONTÈS (eds), Histoires de vie, témoignages,
autobiographies de terrain. Formes d’énonciation et de textualisation, Berlin,
Münster, Vienne, Zürich, Londres, LIT Verlag, 2010, 296 p.
3. Vincent DEBAENE, L’Adieu au voyage : L’ethnologie française entre science et
littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2010,
528 p.
20 ANTHROPOLITIQUES
en 20124. Pour ne retenir que ces deux derniers livres, on peut relever
d’intéressantes mises en regard sur les rapports entre ethnologie, littérature et
savoir. Vincent Debaene examine notamment la double pratique d’écriture
d’un certain nombre d’ethnologues français qui, à l’instar de Claude Lévi-
Strauss, Marcel Griaule, Georges Balandier ou Alfred Métraux, ont produit
conjointement deux types de textes : une monographie scientifique, et un récit
de voyage. Selon Debaene, la littérature se verrait ainsi conférer, ou plutôt
restituer par les ethnologues eux-mêmes, un certain pouvoir de connaissance.
C’est un thème qu’approfondissent également les contributeurs au volume de
Bensa et Pouillon, quand ils s’attachent aux procédés de l’écriture ethnogra-
phique dans des fictions ou divers textes littéraires produisant ainsi un savoir
sur l’autre. Une dimension reste toutefois négligée dans ces travaux sur les
rapports entre ethnologie, littérature et savoir : c’est la part de l’autobio-
graphie intellectuelle, c’est-à-dire la démarche autoréflexive de l’écriture de
soi, par laquelle un chercheur revient sur sa discipline et sur son propre
parcours scientifique, institutionnel ou politique. Or depuis les années 1990,
des publications toujours plus nombreuses en sciences sociales mêlent
justement cette dimension critique, autocritique ou épistémologique au récit
d’un itinéraire intellectuel : c’est cette tendance que l’on observe notamment
dans La longue marche de la modernité africaine de Jean Copans, publié
en 1990 et réédité en 1998, dans l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre
Bourdieu, publiée en 2004, et, bien sûr, pour ce qui nous intéresse ici, dans les
nombreuses séquences autobiographiques qui nourrissent l’œuvre de Jean-
Loup Amselle depuis une quinzaine d’années5. À l’instar de Pierre Bourdieu,
qui soumet sa discipline à une démarche autoréflexive, Jean-Loup Amselle
n’a cessé d’imposer à l’anthropologie un retour critique sur ses catégories
majeures : ses travaux sur la notion d’ethnie, ou sa critique de la raison
ethnologique et de la notion de culture dans Logiques métisses6 sont tout à fait
représentatifs d’une telle démarche. Cette critique de l’anthropologie est
également menée, dans l’ouvrage de 1990, dans la perspective d’une auto-
analyse.
Une note suit d’ailleurs cette mention de l’auto-analyse, qui nous renvoie
directement à un propos de Pierre Bourdieu dans Choses dites en 19878. À
partir de Branchements, en 2001, on note cependant une inflexion de plus en
plus autobiographique dans l’écriture de Jean-Loup Amselle : le chapitre IV
de ce livre se donne à lire comme un journal ethnographique ou des « carnets
de terrain », qui conjoignent les recherches sur le N’ko et l’itinéraire africain
de l’auteur, de Bamako au Caire, puis du Caire à Conakry. Dans L’Occident
décroché, le chapitre III propose un retour de l’auteur sur la naissance de sa
vocation africaniste, parallèlement au renouveau des études juives incarné en
France par Emmanuel Lévinas et Benny Lévy. De même, le prologue de
L’art de la friche en 2005, la conclusion de Rétrovolutions en 2010, le
prologue de L’anthropologue et le politique en 2012 et la fin du deuxième
chapitre de Psychotropiques en 2013, s’offrent au lecteur comme autant de
moments autobiographiques ou d’actes auto-réflexifs. Il faut enfin noter que
Jean-Loup Amselle a publié, dans le numéro 185 des Actes de la recherche
en sciences sociales, en 2010, un article intitulé « De la déconstruction de
l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire intellectuel », qui est
précisément rédigé et structuré comme une autobiographie intellectuelle9.
En travaillant sur les autobiographies intellectuelles africaines, qui consti-
tuent un axe important de nos recherches, nous nous sommes intéressés, en
contrepoint, à celles de certains africanistes français comme Georges
Balandier, Bernard Mouralis, Alain Ricard, etc. C’est dans cette perspective
d’un croisement des regards que nous voudrions présenter ici la démarche
autobiographique et autoréflexive de Jean-Loup Amselle dans son œuvre.
Nous partirons tout simplement des questions suivantes : Comment, dans ses
diverses séquences autobiographiques, Jean-Loup Amselle se situe-t-il dans
l’histoire des idées ou plus spécifiquement dans celle de l’africanisme ?
Autrement dit, comment l’autobiographie intellectuelle lui permet-elle de
pas aux seuls titres, puisque les souvenirs des deux auteurs s’abreuvent aux
mêmes lieux. Mais quand Manthia Diawara raconte l’histoire d’un périple en
y adjoignant quelques réflexions scientifiques, Jean-Loup Amselle se met en
scène à travers une enquête de terrain devenue une expérience existentielle.
Les deux schémas ne paraissent donc pas obéir à un même principe : dans le
premier cas, d’un récit de vie affleurent quelques commentaires ; dans le
second, les aléas d’une recherche engendrent un récit réflexif. C’est ce dernier
cas qui nous intéresse.
Le chapitre IV de Branchements retrace en effet la genèse d’un « terrain »,
celui qu’a mené Jean-Loup Amselle sur le N’Ko, un mouvement prophétique
ouest-africain basé sur l’invention d’un nouvel alphabet phonétique, et dont le
pionnier est Souleymane Kanté. Comme la plupart des ouvrages d’Amselle,
Branchements récuse toutes les formes d’essentialismes – récusation précisé-
ment illustrée par cette enquête sur la mouvance N’ko. Loin d’être un élément
fortuit dans sa recherche, découvert à l’occasion d’une enquête sur la décen-
tralisation au Mali, le N’ko est donc pour l’anthropologue un moyen de
soulever des problématiques caractéristiques de son œuvre, suivant une
démarche qu’il qualifie lui-même de « recherche appliquée ». Ainsi peut-il
écrire ceci au début de ce chapitre :
« J’ajoute que l’étude du N’ko allait être également pour moi l’occasion,
ainsi qu’on a déjà pu le constater aux chapitres précédents et comme on pourra
également le faire dans la suite de ce livre, de poser, à partir d’un travail de
terrain, toute une série de questions, ou pour filer une métaphore informatique
qui n’est pas étrangère à la trame de ce livre, de “cliquer” sur des dossiers
ressortissant tant au domaine de l’anthropologie qu’à celui de la philosophie,
et dont, sinon la “solution”, du moins le diagnostic me demeurait inaccessible
dans les conditions de généralité qui sont celles de l’anthropologie la plus
théorique ou de la philosophie12».
16. Idem, p. 7.
17. Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72.
26 ANTHROPOLITIQUES
« Quel pouvait être l’état d’esprit d’un jeune Juif issu d’une famille
assimilée au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Né en 1942 à Marseille,
ville située alors en zone libre, j’ai été néanmoins, et bien que mes parents
aient été contraints à l’exode, circoncis par un rabbin. Cette circoncision, jointe
au fait que j’ai failli mourir lors de ma naissance, m’a donné d’emblée le statut
de survivant. Ballotté tout au long de la guerre entre différents lieux et ayant
échappé avec les miens à plusieurs dénonciations, j’ai débarqué dans la
période d’après-guerre en ayant évité le pire mais portant sans doute inscrit au
plus profond de moi-même les stigmates du rescapé.
[...] De fait, les souffrances subies par les familles juives pendant la guerre,
quand elles n’avaient pas été exterminées purement et simplement, ont sans
doute rejailli sur leurs rejetons, lesquels se sont engagés auprès des indépen-
dantistes algériens, comme ils le firent plus tard auprès des indépendantistes
vietnamiens, laotiens, cambodgiens ou palestiniens. [...] Nous avions honte de
la France, honte d’être français, et je me souviens, pour ma part, d’avoir
déclaré n’être rattaché à la France que par le passeport. [...] Ce statut d’être
diasporique, mais d’être diasporique sans centre puisque, par ailleurs, nous
rejetions l’État sioniste israélien, nous permettait de nous aligner sur tous les
déracinés de la terre, et en particulier sur ceux que l’on appelait à l’époque les
Noirs américains.
Je fais partie de la génération jazz et c’est de là qu’est venu mon intérêt
pour l’Afrique, ou plus précisément pour l’Afrique “noire”19 ».
« C’est grâce à Claude Meillassoux que je fis mon entrée dans la recherche
africaniste. En travaillant avec lui sur les systèmes économiques africains
précoloniaux, je définis rapidement un thème de recherche qui me convenait,
celui des réseaux marchands anciens. [...] Cette recherche me révéla que
l’altérité prévalait au sein de l’Afrique elle-même et qu’il existait à l’intérieur
du continent, à l’instar de ce qui existe entre différents continents (l’Europe et
l’Afrique, l’Ouest et le Reste), des relations de type Centre-Périphérie.
C’est armé de cette conviction que je choisis de faire ma première
recherche de terrain au Mali sur une communauté marchande dispersée, celle
des Kooroko. Dans ce choix entrait probablement le fait qu’il s’agissait de
gens exerçant, comme mon père, la profession de marchand et qui, en tant que
tels, ont d’ailleurs souvent été assimilés, par la littérature coloniale, aux Juifs
d’Europe. Dans cette recherche, je réglais donc sans doute quelque compte
œdipien avec mon père mais, au-delà ce qui peut apparaître comme relevant
d’une psychanalyse de bazar, je me confrontais également à certaines théories
concernant le type même d’objet de recherche que je m’étais choisi. […] Je
me refusais pour ma part à assimiler l’installation volontaire et programmée de
ces réseaux marchands aux quatre coins de l’Afrique de l’Ouest à la dispersion
du peuple juif. [...] Cette première recherche [...] allait me conduire à mettre
l’accent sur l’interculturel africain et à envisager les relations entre ethnies
voisines à la lumière de la notion de “chaînes de sociétés”20 ».
Perspectives
BALANDIER, Histoire d’Autres, Paris, Stock, coll. « Les Grands auteurs », 1977,
317 p.
31. Valentin-Yves MUDIMBE, Les Corps glorieux des mots et des êtres : Esquisse d’un
jardin africain à la bénédictine, Paris/Québec, Présence Africaine/Humanitas,
1994, III-228 p.
32. Valentin-Yves MUDIMBE, Parables and Fables: Exegesis, Textuality, and Politics
in Central Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 1991, xxii-238 p.,
p. 157-158.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 33
Bibliographie
AGOSTINO Gabriella d’, KILANI Mondher et MONTÈS Stefano (eds), Histoires de vie,
témoignages, autobiographies de terrain. Formes d’énonciation et de
textualisation, Berlin, Münster, Vienne, Zürich, Londres, LIT Verlag, 2010,
296 p.
AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses : Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, 1990, 257 p.
––––– Branchements : Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris,
Flammarion, 2001, 265 p.
––––– L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, coll.
« Ordre d’idées », 2008, 320 p.
––––– Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock,
2010, 236 p.
––––– « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5 n° 185,
p. 96-113.
––––– Psychotropiques, la fièvre de l’Ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin
Michel, 2013, 231 p.
––––– Les Nouveaux Rouges-Bruns, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2014,
119 p.
33. Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme (1934), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988,
655 p.
34 ANTHROPOLITIQUES
BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1957,
384 p.
––––– Histoire d’Autres, Paris, Stock, coll. « Les Grands auteurs », 1977, 317 p.
BENSA Alban et POUILLON François (eds), Terrains d’écrivains : Littérature et
ethnographie, Toulouse, Anacharsis, coll. « Essais », 2012, 405 p.
BOURDIEU Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72.
CLIFFORD James et MARCUS Georges (eds), Writing Culture: The Poetics and Politics
of Ethnography, University of California Press, 2010 (1986), 336 p.
COPANS Jean, La longue marche de la modernité africaine : Savoirs, intellectuels,
démocratie, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 1998 (1990), 420 p.
DEBAENE Vincent, L’Adieu au voyage : L’ethnologie française entre science et
littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines »,
2010, 528 p.
DIAWARA Manthia, Bamako - Paris - New York : itinéraire d’un exilé (2003), trad. de
l’américain par Marie-Aïda Diop-Wane, Paris, Présence Africaine, 2007,
278 p.
KILANI Mondher, L’invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique,
Lausanne, Payot, coll. « Anthropologie », 1994, 319 p.
LEIRIS Michel, L’Afrique fantôme (1934), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, 655 p.
LÉVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1955,
504 p.
MEIZOZ Jérôme, Postures littéraires : Mises en scène modernes de l’auteur, Genève,
Slatkine Érudition, 2007, 210 p.
MUDIMBE Valentin-Yves, Les Corps glorieux des mots et des êtres : Esquisse d’un
jardin africain à la bénédictine, Paris/Québec, Présence Africaine/Humanitas,
1994, III-228 p.
––––– Parables and Fables: Exegesis, Textuality, and Politics in Central Africa,
Madison, University of Wisconsin Press, 1991, xxii-238 p.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle
Anne DOQUET*
« Plutôt que des sociétés isolées, il faut appréhender pour chaque période
historique des chaînes de sociétés dont la trame apparaît lorsqu’on prend en
considération les modes de relations qui existent entre chacun des éléments :
commerce, guerre, domination politique, etc. Cette démarche conduit à
réinsérer ces objets éclatés que sont les sociétés primitives dans une histoire
qui peut être celle d’un sous-continent ou d’un continent2 ».
5. Ibid., p. 43.
6. Jean-Loup AMSELLE, « Toute société est métisse », Diversité culturelle et
mondialisation, n° 96, 2011. [http://www.cbai.be/revuearticle/742/]
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 43
métisses a pu éloigner certains d’entre eux. L’ouvrage Les ethnies ont une
histoire, dirigé en 2003 par Gérard Prunier et Jean-Louis Chrétien, lequel
avait rédigé un chapitre d’Au cœur de l’ethnie, nuance par exemple l’idée
d’invention ou de création coloniale au profit de celle de reformulations sur la
base d’un substrat historique existant. Néanmoins, l’importance de Logiques
métisses pour le renouvellement épistémologique de la discipline fut logi-
quement reconnue et soutenue par une partie des africanistes. Dans un des
comptes-rendus parus au moment de sa sortie, on peut ainsi lire :
« On nous avait parlé des Dogons, des Nuers et des Tallensis, de sociétés
sans État et de sociétés à État, du polythéisme et de l’islam, de l’oral et de
l’écrit. Or aucune de ces catégories et aucune de ces oppositions binaires ne
me semblait rendre compte de façon pertinente de la fluidité sociale et
historique de la région où je menai des enquêtes. Au lieu d’ethnies repliées sur
elles-mêmes, de systèmes politiques et d’appréhension du monde bien
délimités, je me trouvai confronté à des systèmes hybrides et à ce que j’ai
appelé des “logiques métisses”. Pour moi, comme pour certains collègues, le
choc fut rude car il fallait penser “contre” et trouver d’autres paradigmes,
situation qui, comme on sait, n’est pas toujours confortable, l’université
favorisant la reproduction des modèles prévalents ou au mieux un écart réglé
par rapport à ceux-ci10 ».
« Que propose donc Amselle, après avoir ainsi fait table rase des idées des
autres ? [...] Au total, ce qu’Amselle propose, c’est de remplacer la “raison
ethnologique” – qu’il définit, de manière très personnelle, comme “démarche
discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des
types [...]” – par une “raison métisse”, “approche continuiste qui à l’inverse
mettrait l’accent sur l’indistinction ou le syncrétisme originaire”. On
s’interroge donc, une fois le livre refermé, sur ce que l’on a bien pu gagner à
suivre ainsi l’auteur dans les méandres de ces logiques métisses, qui ne font
finalement qu’embrouiller le problème et qu’en éloigner la solution11 ».
Dogon, j’ai été comme Jean-Loup Amselle confrontée à un fossé entre mes lectures
anthropologiques et les réalités de terrain observées. La lecture de cet ouvrage a été
déterminante pour les options théoriques prises dans ma thèse.
11. Jean-Pierre DIGARD, « J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de
l’identité en Afrique et ailleurs », L’Homme, 1993, vol. 33, n° 125, p. 164-165.
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 47
de la pensée du chercheur qui, tout au long de ses écrits, n’a cessé de battre en
brèche les oppositions binaires constitutives de la « raison ethnologique ».
Bibliographie
fait forcément des jaloux, et plus on écrit plus on se fait des ennemis. Dès
qu’on écrit une ligne on se fait déjà un ennemi alors quand on écrit plusieurs
livres...
D’autre part, j’appartiens à un courant de l’anthropologie, issu de Georges
Balandier, qui a été toujours dominé au sein de l’anthropologie française.
Balandier a fait une belle carrière d’une certaine façon : très jeune il était déjà
directeur d’études à l’EPHE – à l’époque ce n’était pas l’EHESS – ensuite il a
été élu professeur à la Sorbonne, il a dirigé la direction sociologie de
l’ORSTOM, il a été à Sciences Po, etc., donc c’est quelqu’un qui avait une
position dominante dans le champ, comme dirait l’autre, mais il n’était pas
pour autant considéré comme un anthropologue appartenant au mainstream
de l’anthropologie par le reste de la profession. Lui-même se qualifiait de
sociologue et de surcroît il s’est fâché avec Lévi-Strauss et c’est ce dernier qui
a été élu au Collège de France et qui a toujours empêché que Balandier y soit
élu à son tour ; du coup ce sont les Lévi-straussiens qui ont occupé le devant
de la scène et qui l’occupent encore. On sait que la Chaire d’anthropologie du
Collège de France et le Laboratoire d’anthropologie sociale sont occupés par
un disciple de Lévi-Strauss, Philippe Descola, et que le département de la
recherche du Quai Branly est occupé par son épouse, Anne-Christine Taylor.
(L’anthropologie ça marche finalement par couples : il y a eu Marc Augé-
Françoise Héritier à une certaine époque, maintenant c’est Philippe Descola et
Christine Taylor, enfin peu importe, ça c’est pour l’anecdote !) En tout cas il
y a une domination des structuralistes, des héritiers de Lévi-Strauss sur
l’anthropologie française, ce qui explique que des idées comme celles que je
défends, même si je ne suis pas le seul à les défendre, ne dominent pas
effectivement dans le champ anthropologique et en particulier dans la façon
dont on rend compte des ouvrages d’anthropologie, par exemple dans les
médias, que ce soient les journaux, la télévision, etc. Mais d’une certaine
façon c’est quelque chose dont je me réjouis. Je préfère avoir une position en
retrait et subordonnée et continuer à travailler dans le sens où je travaille. Je
viens par exemple de finir un livre sur le tourisme chamanique en Amazonie
qui va sûrement encore m’attirer un certain nombre d’amis, j’en suis
persuadé, mais en définitive je crois que c’est une bonne chose, et au fond
cette position d’opposant historique me satisfait.
Bernard Traimond : Deux petites questions. La première c’est que,
comme Jean-Loup nous empêche de parler d’ennemis, il y a des collègues,
dont je ne dirai pas évidemment les noms, qui parlent d’ethnicité. Alors, ça
marche pareil, même si ce n’est pas le même nom. Et c’est intéressant ce
glissement, d’autant plus que je me suis aperçu il n’y a pas très longtemps, en
relisant Jean-Loup, que c’était aussi la proposition que faisait Montandon, de
ne plus parler d’ethnie mais d’ethnicité. Donc, ça c’est la première chose, je
54 ANTHROPOLITIQUES
ne sais pas si vous avez des avis là-dessus. La deuxième question : est-ce que
Jean-Loup Amselle est postmoderne ?
J.-L. Amselle : Il faudrait que tu rappelles qui était Montandon.
B. Traimond : Montandon c’était entre autres celui qui a organisé
l’exposition sur les juifs en 41, et qui a été exécuté en août 44.
J.-L. Amselle : Tu as dit l’essentiel sur les motivations d’un tel glisse-
ment. Pour répondre à ta deuxième question, d’abord je crois que la notion de
postmodernisme c’est un chiffon rouge qu’on agite comme ça pour faire peur,
surtout en France, parce qu’il ne faut pas être postmoderne. Sinon, je ne crois
pas être postmoderne au sens du postmodernisme tel qu’il a pu apparaître
après 68, chez Lyotard ou dans la French theory ou bien les Cultural Studies,
non, je ne pense pas.
Au contraire, pour me référer à la communication d’Anne Doquet, je
pense que je ne suis pas un pur déconstructeur, et je ne suis même pas un
déconstructeur au sens de Derrida. J’ai utilisé le terme de déconstruction dans
Au cœur de l’ethnie, mais à l’époque je n’avais même pas lu Derrida, je ne
savais pas ce que voulait dire Derrida en utilisant ce terme. En ce sens je ne
suis ni postmoderne, ni un déconstructeur derridien. Simplement je suis un
anthropologue critique plutôt que déconstructeur, critique des catégories qui
sont utilisées par la discipline, et donc soucieux de trouver d’autres concepts
ou d’autres paradigmes. De plus je pense que si être postmoderne en anthro-
pologie, c’est considérer que toutes les sociétés et les cultures ne sont que le
résultat d’un empilement de textes, les uns sur les autres, je pense que là non
plus je ne suis pas postmoderne. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de mettre en
évidence l’historicité des sociétés, qu’on peut appeler également agency pour
recourir à un terme nord-américain, mais en aucun cas on ne peut pas
m’assimiler à ce qu’on entend par postmodernisme aux États-Unis, même si
effectivement à une certaine époque j’ai été séduit par les analyses de James
Clifford, en particulier Writing Culture ou bien The Predicament of Culture
qui sont à mon avis des ouvrages importants et qui le restent, au-delà du fait
qu’on ait rangé James Clifford dans les postmodernes...
Nicolas Martin-Granel : Je m’interroge sur ce « flop » des « chaînes de
sociétés », tel qu’il se trouve lancé par toi sur le marché des idées : ce sont des
concepts, mais aussi des métaphores. « Chaînes » ça n’a pas marché
apparemment, mais « métissage » par contre ça a fait florès, et puis du coup
tu as fait marche arrière quand tu as constaté qu’il y avait quand même de
l’ambiguïté derrière. Pourquoi ça marchait en effet ? Parce qu’il y avait le
biologisme qui revenait par la fenêtre. « Chaînes », effectivement, je pense
qu’il y avait la pensée sur le continuum, mais « chaînes » se télescopait aussi
avec « la chaîne de l’esclavage », la « chaîne de la mémoire », qui étaient
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 55
alors des métaphores émergentes. Je crois que c’est un petit peu dur à porter
comme métaphore, sans compter le chaînon manquant...
Et puis « branchement », et « brancher » ou « décrocher »... on cherche à
chaque fois la bonne image, bonne à penser pour trouver le lien sans retomber
dans le binaire. Tu m’as présenté Meschonnic qui lui aussi ferraillait contre le
structuralisme, et dont la pensée n’a pas non plus été vraiment admise ; on l’a
pris également pour un déconstructeur, c’est quand même intéressant de vous
mettre en relation. Autant « chaîne », en pragmatique, ça marche, ça
fonctionne bien, mais pourquoi « chaîne » n’a-t-il pas fonctionné en anthro-
pologie ? Je pose la question mais il n’y a sûrement pas de réponse, car cela
concerne la difficulté d’élaborer des concepts ou les métaphores sans passer
par l’image. Et je me demandais aussi, je n’ai pas relu Au cœur de l’ethnie,
mais est-ce que le concept d’identité était déjà là dans Au cœur de l’ethnie ?
J.-L. Amselle : Sur le premier point, à savoir pourquoi la notion de
« chaînes de sociétés » n’a pas marché, je pense qu’au-delà de la forme même
du syntagme, c’est l’idée que les sociétés africaines précoloniales tradition-
nelles n’étaient pas des ethnies isolées ou isolables qui n’a pas pris. Parler de
sociétés précoloniales, c’est d’ailleurs déjà une approche historicisante...
Souvenons-nous que jusque les années 70, peut-être même jusque dans les
années 80, les sociétés africaines étaient traitées comme appartenant à une
espèce de permanent présent ethnographique ; dans les monographies on
parlait des Malinkés, des Dogons, des Bambaras, des Baoulés, des Chokwé
ou de je ne sais qui sur le mode de l’éternité, c’est-à-dire comme de sociétés
qui avaient toujours existé sous la même forme. Donc parler de chaînes des
sociétés à l’époque précoloniale, c’était mettre en avant que les sociétés
étaient reliées les unes aux autres, non pas à la façon Lévi-Strauss, c’est-à-dire
à la façon des structures élémentaires. En effet, pour Lévi-Strauss, il y a des
parentés entre sociétés, qui peuvent être situées à des milliers de kilomètres de
distance, par le biais de structures, de catégories kantiennes, de formes
a priori de l’entendement sociologique à l’intérieur desquelles les sociétés
choisissent en quelque sorte... donc il y aurait un ensemble fini, un ensemble
limité de choix que font les différentes sociétés. Mais moi je mettais plutôt
l’accent sur les relations des sociétés entre elles, des sociétés voisines situées
dans un espace régional voisin. Et donc cette idée allait à l’encontre de la
démarche anthropologique ou ethnologique traditionnelle qui ne s’occupait
ou n’appréhendait que des isolats. À l’époque, dans les années 60, on
envoyait les anthropologues dans un village et le village valait pour le tout.
On envoyait par exemple les anthropologues dans un village baoulé et ce
qu’ils étudiaient dans le cadre de ce village ça valait pour l’ethnie toute
entière. Donc, je crois que cette idée de circulation d’items, d’énoncés, et
aussi de produits entre des sociétés voisines était irrecevable à l’époque par
56 ANTHROPOLITIQUES
Anthony MANGEON
et Bernard TRAIMOND**
« Au cours de mes études, j’ai été séduit par la belle ordonnance des
analyses lévi-straussiennes qui correspondaient d’ailleurs parfaitement aux
majeure et dominante chez Marx lui-même14. Tandis que Sartre affirmait que
les sciences sociales (elles-mêmes placées sous la domination de l’histoire)
relevaient au final d’une approche différente des sciences de la nature, Lévi-
Strauss croyait à rebours en la possibilité de réduire, par le moyen d’une
raison unique et unifiante, les premières aux secondes. Intitulé « Histoire et
dialectique », le chapitre final de La Pensée sauvage marquait donc bien une
fracture entre la pensée de Sartre et celle de Lévi-Strauss, suivant une série de
préséances complètement opposées et accordées, chez le premier, à l’histoire,
à la dialectique et aux relations sociales, et donc à la philosophie et aux
sciences sociales, mais restituées chez le second à la nature, aux sciences et
aux structures fondamentales de l’esprit humain, offrant dès lors la priorité à
l’étude des « sociétés sans histoire » et de leurs mythes.
Pour mieux comprendre cette tension fondatrice, dans l’œuvre d’Amselle,
entre les magistères concurrentiels de Lévi-Strauss et de Balandier, d’une
part, et d’autre part la tentation constante d’une anthropologie sartrienne, nous
voudrions reconstituer la genèse de deux de ses livres, Au cœur de l’ethnie
(1985) et Branchements (2001). Nous montrerons notamment qu’ils résultent
d’enquêtes guidées par les choix épistémologiques de Sartre, tels qu’on les
trouve exposés dans son Esquisse d’une théorie des émotions (1938) et sa
Critique de la raison dialectique (1960). Nous retracerons ainsi le chemin
parcouru par Amselle, en présence de Sartre et contre Lévi-Strauss, en
marquant trois étapes essentielles : la critique des catégories de l’anthro-
pologie, le choix d’une démarche, et enfin l’inscription dans une certaine
conception de l’histoire.
14. « Pour nous, la raison dialectique est toujours constituante : c’est la passerelle sans
cesse prolongée et améliorée que la raison analytique lance au-dessus d’un gouffre
dont elle n’aperçoit pas l’autre bord tout en sachant qu’il existe, et dût-il constam-
ment s’éloigner. Le terme de raison dialectique recouvre ainsi les efforts perpétuels
que la raison analytique doit faire pour se réformer, si elle prétend rendre compte du
langage, de la société et de la pensée ; et la distinction des deux raisons n’est
fondée, à nos yeux, que sur l’écart temporaire qui sépare la raison analytique de
l’intelligence de la vie » (ibid.).
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 63
Cette attitude conduit à voir dans les discours des médiations pour accéder
à la connaissance de la réalité, mais cette insistance sur la dimension
fondamentalement relationnelle du social, et notamment des identités qu’il ne
faut appréhender qu’en situation, cela s’apparente fortement – de l’aveu
même d’Amselle – à du Jean-Paul Sartre17 !
Reprenons en effet les textes de ce dernier. Dès 1938, dans l’Esquisse
d’une théorie des émotions, Sartre pose que « la phénoménologie est l’étude
des phénomènes, non des faits » : « Par phénomène, il faut entendre “ce qui
se dénomme soi-même”, ce dont la réalité est précisément l’apparence18 ».
Ainsi Sartre appelle à enquêter, à écouter les locuteurs, leurs observations et
leurs propres présentations langagières de leurs pratiques. Parallèlement, il
dénonçait déjà sous l’appellation de « positivisme » la démarche qui croit
pouvoir atteindre la vérité par le seul respect d’une méthodologie posée
a priori. Pour étudier les êtres humains comme des choses, Henri Bergson
attribuait à Claude Bernard la découverte du célèbre schéma, hypothèse-
expérience-conclusion, repris par Émile Durkheim qui remplace simplement
l’« expérience » par les « statistiques19 ». Procédant à rebours, Sartre refuse,
dans sa Critique de la raison dialectique et notamment son introduction
Questions de méthode, toute notion qui « n’est pas tirée de l’expérience » et
qui n’« a pas (été) établie en étudiant la conduite des hommes particuliers20 ».
Ces formules conduisent avec évidence à l’enquête anthropologique, laquelle
s’attache en effet à enregistrer, transcrire et critiquer les propos des locuteurs,
acteurs et/ou témoins. Cette démarche exigeant la critique des catégories et
des informations rencontrées à toutes les phases de la recherche s’oppose
ainsi à l’utilisation d’un protocole dont le simple respect conduirait mécani-
quement à la « vérité scientifique ».
17. « S’il n’y a pas de groupes en soi, il n’existe que des groupes construits, chaque
groupe consistant en l’agrégation d’une collection d’individus qui parviennent à se
liguer pour faire reconnaître leur existence. On reconnaît là la démarche de Sartre »
(« De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », op. cit., p. 102).
18. Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Le Livre de Poche, 1995 [1938], p. 22.
19. « La statistique nous fournit les moyens de les isoler [les faits sociaux] » (Émile
DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1938, p. 13).
Position également partagée par les marxistes et les structuralistes, ainsi que le
constate Lévi-Strauss lui-même : « Marx a enseigné que la science sociale ne se
bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la
sensibilité : le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés et les diffé-
rentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations
à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement » (Tristes Tropiques, dans
Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2008, p. 46).
20. Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 42.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 65
Désormais il n’est plus acceptable, bien que ce soit encore trop souvent
accepté21, d’utiliser des notions quelconques sans avoir préalablement
apprécié leur consistance. Certaines d’entre elles en meurent, d’autres s’en
trouvent au contraire renforcées... Or ce que nous allons à présent montrer,
c’est combien cette critique des sources s’opposait radicalement à la
démarche de Claude Lévi-Strauss.
27. Tristes tropiques, op. cit., p. 46. Lévi-Strauss précise ainsi son propos : « Le
marxisme, [...] la géologie et la psychanalyse [...] tous trois démontrent que
comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre ; que la réalité vraie
n’est jamais la plus manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin
qu’il met à se dérober. [...] La phénoménologie me heurtait dans la mesure où elle
postule une continuité entre le vécu et le réel. [...] J’avais appris de mes trois
maîtresses que le passage entre les deux ordres est discontinu ; que pour atteindre le
réel il faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une
synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité. Quand au mouvement de
pensée qui allait s’épanouir dans l’existentialisme, il me semblait être le contraire
d’une réflexion légitime en raison de la complaisance qu’il manifeste envers les
illusions de la subjectivité ».
28. SARTRE, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 183 ; Lévi-
Strauss, La pensée sauvage, op. cit., p. 294.
29. SARTRE, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 183.
30. Ibid., p. 124.
31. Ibid., p. 125.
68 ANTHROPOLITIQUES
L’histoire
32. Dans son « itinéraire intellectuel », il déclare se situer « dans la mouvance des idées
de Sartre » (op. cit., p. 103).
33. Ibid., p. 74.
34. Paul MERCIER, Histoire de l’anthropologie, Paris, PUF, 1966 ; cité dans AMSELLE et
M’BOKOLO, op. cit., 1985, p. 13. Dans son « Itinéraire intellectuel », Amselle rend
à nouveau hommage à Mercier, « précurseur dont les analyses allaient à l’encontre
d’un certain nombre d’idées reçues de l’anthropologie. S’étant consacré à l’étude
des Somba du Nord Bénin, Paul Mercier s’était rendu compte que la définition
classique de l’ethnie ne pouvait s’appliquer à ce groupe. Se rattachant à la tradition
anglo-saxonne et, en particulier, aux travaux de Gluckman et de Nadel, Mercier
mettait l’accent sur l’historicité de l’ethnie, par la mise au jour d’une différence
radicale entre l’ethnicité de la période précoloniale et celle de l’époque coloniale »
(op. cit., p. 100).
35. Henri LEFEBVRE, L’idéologie structuraliste, Paris, Seuil, coll. « Points », 1975,
p. 45.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 69
en 1998, porte surtout sur ce point36. Il est vrai qu’il avait aussi écrit en 1952
qu’« un peuple primitif n’est pas nécessairement un peuple sans histoire37 » ;
mais, plus tard, il a aussi opposé « les sociétés chaudes » aux « sociétés
froides », ce qui introduisait de nouveaux éléments, en particulier une téléo-
logie : dans cette perspective, en effet, certaines sociétés « caressent le rêve de
rester telles qu’elles s’imaginent avoir été créées à l’origine des temps »,
tandis que « d’autres ne répugnent pas à se savoir historiques, et trouvent dans
l’idée qu’elles se font de l’histoire le moteur de leur développement38 ».
Or c’est précisément contre une telle opposition et contre tous les
corollaires qui en découlaient, en particulier l’illusion psychologique – tout à
fait paradoxale, pour un structuraliste – qui consistait à attribuer aux sociétés
des « attitudes subjectives [...] vis-à-vis de l’histoire39 », les promouvant ainsi
au rang « de sujets pensants, dotés en quelque sorte d’un libre arbitre40 » –
que Jean-Loup Amselle a mené ses enquêtes de terrain, et appréhendé les
sociétés africaines dans leur historicité, à la suite de Georges Balandier. Une
sommaire présentation de la conception lévi-straussienne de l’histoire est
donc nécessaire pour mieux comprendre les options d’Amselle.
Leach en avait présenté les grandes lignes dès 1970, et ce thème s’est
trouvé depuis abondamment repris41. Notons qu’en premier lieu, pour Lévi-
Strauss, l’histoire – comme pratique, ou discipline – relève d’une analyse
diachronique des sociétés, et qu’elle est ainsi complémentaire avec l’étude
synchronique que constitue l’anthropologie. Cette dernière n’a donc pas à
s’occuper de la reconstitution du passé42. Une division du travail s’impose au
53
HASARDS » qui décident de l’issue des batailles et non point seulement les
décisions des stratèges ou l’efficacité des armes comme l’affirment les
communiqués des États-majors recopiés par les journalistes et quelques
historiens.
Cette conception sartrienne du processus historique – toujours premier, et
toujours contingent – préside également à l’élaboration de Branchements
(2001). Les enquêtes d’Amselle lui révèlent en effet des « existants », selon
l’expression de Sartre, en l’occurrence dans cet ouvrage l’invention de la
langue N’ko en Côte d’Ivoire par Souleymane Kanté, et différentes situations
ou relations qui rendent toute déduction et donc toute prévision impossibles.
Constater cela, c’est aussi refuser a priori les relations causales – ce qui
n’empêche pas, après coup, de les reconstituer, comme le cheminement de la
langue N’ko avec laquelle sont écrits des livres imprimés aujourd’hui au
Caire : qui aurait pu, à l’époque de sa création, imaginer un tel destin ? Les
déductions ne peuvent servir qu’à reconstituer après coup un processus,
jamais elles ne peuvent être annoncées ex ante.
Derrière le mot « histoire » Lévi-Strauss et Sartre ne mettent donc pas la
même chose. La conception du premier découle de sa représentation de la
réalité, système cohérent reconstitué par le savant, fort éloigné du « vécu ».
Le second s’intéresse à l’évolution des pratiques telles que les ressentent les
personnes qui les ont connues et les ont exprimées. Certes, Sartre finissait
toujours par trouver une cohérence mais « on perd le réel à totaliser trop vite
et à transformer sans preuves la signification en intention, le résultat en
objectif » ajoutait-il contre les Staliniens54. Ici aussi Amselle choisit encore la
conception de Sartre, non point pour élaborer un modèle abstrait qui expli-
querait les pratiques, mais pour suivre le détail des processus d’expression de
ces dernières. Il poursuit ainsi, dans Branchements, les différents contextes
dans lesquels son objet empirique, la langue N’ko, a tracé son parcours
hésitant à travers toute l’Afrique.
Conclusion
53. Léon TOLSTOÏ, La guerre et la paix, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2000,
p. 1493.
54. Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 38.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 73
Bibliographie
55. Sur ce point, voir l’article de Cécile CANUT dans le même volume.
74 ANTHROPOLITIQUES
J.-L. Amselle : Comme Bernard Traimond l’a bien souligné, Sartre et moi
nous ne nous quittons pas depuis de nombreuses décennies. Sartre a toujours
été pour moi un modèle. Je ne sais plus qui a dit que c’était la conscience
morale de notre génération, à l’époque de la guerre d’Algérie, du tiers-
mondisme, etc., mais c’est en tout cas l’espace politique et intellectuel à
l’intérieur duquel nous avons évolué. D’ailleurs, je parle effectivement
beaucoup de Sartre dans cet article paru dans Actes de la recherche en
sciences sociales, et auquel Yannick-Martial Ndong Ndong a fait allusion.
Donc c’est une évidence, j’ai toujours été inspiré par Sartre. Je crois d’ailleurs
qu’il y a aussi un lien très fort entre Sartre et Mudimbe, ainsi qu’avec
Balandier : bien que Balandier ait toujours nié que La situation coloniale soit
inspirée par Les situations de Sartre, ces neuf ou dix volumes de textes
politiques, je pense qu’il y a quand même un lien. Maintenant, Sartre / Lévi-
Strauss, c’est assez compliqué parce qu’en réalité, au-delà d’une opposition
évidente entre eux, je crois que d’une certaine façon il y avait aussi un certain
accord. Par exemple dans Critique de la raison dialectique, Sartre dit
s’occuper des sociétés historiques, avec toutes les catégories qui les
distinguent, la sérialité, la fusion, etc., mais il reconnaît en même temps qu’il
y a des sociétés primitives, sauvages, qui sont des sociétés sans histoire,
domaine dont il pense qu’il est sous la juridiction des anthropologues et donc
de Lévi-Strauss. Et là, la différence que j’aurais avec Sartre, c’est que je me
suis toujours opposé à la distinction de Lévi-Strauss entre les sociétés froides
et les sociétés chaudes ; il n’y a jamais eu selon moi de sociétés froides, sans
histoire, qui fonctionnent comme des horloges qui font tic tac, par opposition
à des sociétés chaudes qui seraient les nôtres, des sociétés prométhéennes,
axées sur le progrès. C’est une fiction et, comme Bernard l’a dit, Sartre ne
connaissait absolument rien à l’anthropologie en dehors de Kardiner et des
Structures élémentaires de la parenté qu’il n’avait sûrement pas lu, au-delà
des deux chapitres introductifs, parce que personne n’a lu intégralement Les
Structures élémentaires de la parenté. Je pense que c’est un problème
important parce que même actuellement, on a malgré tout tendance à consi-
dérer qu’il existe des sociétés à part, les sociétés de Nouvelle-Guinée, les
78 ANTHROPOLITIQUES
sociétés d’Amazonie, les Pygmées, qui sont des sociétés vraiment hors du
temps, hors de l’histoire – ce qu’on appelle maintenant les « communautés
volontairement isolées », je traduis de l’espagnol, qui seraient Des îles dans
l’histoire pour reprendre le titre du livre de Marshall Sahlins.
A. Mangeon : J’ai beaucoup aimé l’exposé de Bernard. Comme Jean-
Loup l’a souligné, dans La Critique de la raison dialectique, Sartre insiste
vraiment sur les relations alors que Lévi-Strauss, lui, veut insister sur les
structures, y compris dans les relations de parenté, puis il cherche, notamment
dans La pensée sauvage, à découvrir les structures de l’esprit humain.
Maintenant, quand Bernard dit à propos de Sartre et Jean-Loup, que selon eux
« on ne peut pas déduire, donc on ne peut pas prévoir », il me semble qu’à la
fin de L’Occident décroché, dans « la facture postcoloniale », Jean-Loup
prévoit en quelque sorte l’impact de certaines théories, il prévoit par exemple
une ethnicisation des rapports sociaux, une fragmentation du corps social,
l’abandon d’une réflexion en termes de classes et le retour de certains
paradigmes notamment ceux de la race, de l’ethnie. Donc, de ce point de vue,
il a déduit de certains mouvements politiques et de certains courants de
pensée les conséquences directes qui en découlaient. Mais je pense que c’est
lié aussi à une sorte de « tourniquet de la mauvaise foi », pour reprendre une
expression de Sartre qu’il a si bien mise en relief, à savoir les prophéties
autoréalisatrices. À partir du moment où on proclame l’existence d’une
ethnie, on enclenche un processus qui va avoir sa dialectique mais qui produit
dans la réalité sociale des choses qui, de simples constructions théoriques,
fantasmatiques, se trouvent ensuite instrumentalisées par les acteurs, et c’est
là où je mettrais un léger bémol dans la pensée de Jean-Loup telle qu’elle a
été restituée par Bernard, car cette dimension là me semble aussi importante.
B. Traimond : Il faudrait relire le passage, je ne l’ai pas en tête, mais j’y
vois d’abord un problème d’écriture, c’est-à-dire qu’on est aspiré en effet à
prévoir l’avenir. J’ai moi-même prédit l’avenir en expliquant que tous ces
anthropologues sont sartriens... et que donc ça va se développer. Je ne l’ai pas
fait exprès. Je faisais une prévision alors que j’ai dit qu’il ne fallait pas en
faire, dans le même souffle, pourrait-on dire. Il faut y réfléchir évidemment,
je n’ai pas d’avis a priori, mais je pense que c’est la dimension la plus
importante. Et Jean-Loup ne s’est jamais mis dans la posture de quelqu’un qui
veut annoncer l’avenir.
J.-L. Amselle : Je voudrais prolonger ce qu’a dit Bernard. Je ne pense pas
qu’il y ait un aspect, disons : prospectif, plutôt que prophétique, dans ce que
j’ai dit dans L’Occident décroché, puis que j’ai poursuivi dans
L’Ethnicisation de la France et que je vais continuer d’ailleurs, très
prochainement, avec Les Nouveaux Rouges-Bruns. Mais en observant un peu
ce qui se passe en Amérique Latine ou même en Tunisie, puisqu’il se trouve
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 79
Claudine RAYNAUD*
Mon but ici est de retracer l’opposition entre ces deux démarches pour en
sonder les présupposés. J’essaierai de replacer les protagonistes de ce débat
dans le contexte de la territorialisation et de l’institutionnalisation des savoirs
des universités américaines (instituts, départements, programmes d’études) et
dans celui de la production de savoir « à la française » pour conclure sur une
mise en crise de l’identité que la pensée d’Amselle, mais aussi celle des
intellectuels noirs américains, provoque. Questionnant la « race », traquant la
« raciologie », la « racialisation » de certaines pratiques, l’anthropologue et
ses homologues américains contribuent, sur fond de lutte contre l’essentia-
lisme, à dessiner deux approches différentes, situées chacune d’elles dans des
histoires intellectuelles et des parcours individuels distincts, reflets de leur
ancrage professionnel et personnel. Plus proches qu’il n’y paraît et distingués
sous l’effet de la polémique, ces positionnements ou « postures » – l’ambi-
valence est au cœur de la différence – renvoient aux interventions dans le
champ du savoir qui engagent chacun d’eux. Il en ressort une évaluation des
chemins pris en miroir d’une inscription institutionnelle et d’une trajectoire
personnelle dans lesquelles le politique rejoint l’autobiographique.
intertextualité noire14. « Faire parler le texte écrit du blanc avec une voix
noire15 », c’est ce que font les récits d’esclaves dans ce qui est le mode initial
de la « métaphore » de la bivocalité. Son analyse du récit d’esclave tardif écrit
par une femme – Incidents in the Life of a Slave Girl (1861), écrit autobiogra-
phique d’Harriet Jacobs – ancre le texte dans la tradition blanche de Samuel
Richardson et de sa Pamela ou la vertu récompensée (1740) ou encore du
roman picaresque. Je cite : « Le récit d’esclave est un contre-genre, une
médiation entre le roman sentimental et le picaresque, oscillant entre les deux
dans un moment bipolaire que la modalité de la confession met en mouve-
ment16 ». L’abolitionniste Lydia Maria Child, protectrice d’Harriet Jacobs,
était l’auteur de nouvelles dans cette veine17. La mise en relation des textes
noirs entre eux n’est donc pas l’expression d’une volonté d’exclure d’autres
« branchements », mais bien d’en faire apparaître certains qui étaient occultés.
Longtemps, on a pensé que le texte de Jacobs était de la main de Child.
Amselle qualifie la démarche de Gates de « purification littéraire18 ». Pour
lui, l’africanité peut s’exprimer tout autant en puisant dans le répertoire
universel que dans des textes fondateurs d’une identité que l’on se confère ; il
parle de jaillir « tout nu hors de l’onde19 ». Force est d’admettre que Gates
fonde une origine de la « littérature noire » en Amérique, mais cette origine
est trouble, troublée. Gates admet que ces premiers textes sont « mulâtres ».
La constitution d’un canon obéit à une préoccupation historique : quels sont
les premiers textes connus écrits par des esclaves en langue anglaise ?
L’historien de la Renaissance de Harlem Arthur Schomburg appelait de
toutes ses forces la constitution d’une histoire des Noirs sur le sol américain et
il incluait les œuvres d’art dans ce désir de répertoire et de conservation
(« The Negro Digs up his Past 20 »). D’une certaine façon, Gates ne procède
pas différemment. Il s’agit donc d’un acte qui rectifie les erreurs de l’écriture
de l’histoire, comble ses oublis et d’une démarche qui obéit aux lois de
l’histoire littéraire.
Dans sa lecture du texte de Gronniosaw, Amselle démontre que Gates ne
tient pas compte du contexte socio-historique de ce récit21. Pour lui,
Gronniosaw renonce à l’Afrique (au Coran et aux références arabo-
musulmanes) au profit de l’Europe (la Bible et le Christianisme). Omettant la
langue arabe et la religion musulmane dans son analyse, Gates construit
l’africanité du texte en la purifiant de ses apports « extérieurs ». Il crée une
Afrique « noire » en opposition à l’Afrique arabo-musulmane qui demeure
ainsi, en ce qui le concerne, une tache aveugle. Amselle illustre ici sa théorie
de l’essentialisme inhérent à cette démarche qui constitue un objet en
occultant ou en ignorant les branchements latéraux, rendant moins complexe
un faisceau de différences pour en privilégier une seule. L’opposition binaire
(Afrique/Europe) se poursuit alors que l’intention aurait dû être précisément
la « déconstruction » de cette binarité. On peut lui rétorquer que Gates, en
branchant les textes « noirs » entre eux, les « débranche » d’une généalogie
autre, en l’occurrence celle des pseudo-récits d’esclaves écrits par des
abolitionnistes. Il établit la figure de l’esclave en auteur(e) de son propre
texte. Il fait apparaître des échos, des correspondances et des généalogies
inédits.
22. Voir James Davison H. HUNTER, Culture Wars: The Struggle to Define America,
New York, Basic Books, 1992.
23. Sur l’histoire de ce débat, voir l’ouvrage de Lawrence LEVINE, The Opening of the
American Mind, Canons, Culture, and History, Boston (Mass.), The Beacon Press,
1996.
24. Jean-Loup Amselle me répond en soulignant le fait qu’Appiah est aussi d’origine
écossaise. L’opposition que je souhaitais opérer était celle entre un descendant
d’esclave et un émigré africain. Les départements d’African et African American
Studies ont souvent été traversés de tensions dues aux « origines » de leurs
membres et à leur accès indifférencié aux avantages de l’Affirmative Action.
88 ANTHROPOLITIQUES
27. Adam BEGLEY, « Black Studies’ New Star : Henry Louis Gates Jr. », New York
Times, April 01, 1990. [http://www.nytimes.com/1990/04/01/magazine/black-
studies-new-star-henry-louis-gates-jr.html?pagewanted=all] ; consulté le 2 mai
2013.
28. Kenneth WARREN, What was African American Literature?, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 2011a ; « Does African-American Literature Exist? »,
The Chronicle of Higher Education, February 24, 2011b. [http://chronicle.com/
article/Does-African-American/126483/] ; consulté le 2 mai 2013.
29. « Writing ‘Race’ and the Difference it Makes », Critical Inquiry 12 # 1,
autumn 1985, p. 1-20.
90 ANTHROPOLITIQUES
31. Pour un débat semblable sur les enjeux esthétiques et politiques de l’« art nègre »
pendant la Renaissance de Harlem, voir Claudine RAYNAUD (dir.), La Renaissance
de Harlem et l’art nègre, Paris, Michel Houdiard, 2013.
32. Audre LORDE, « The Master’s Tools will not Dismantle the Master’s House », dans
Sister Outsider. Essays and Speeches, New York, The Crossing Press, 1984, p. 110-
114.
92 ANTHROPOLITIQUES
domaine que sont les études afro-américaines ? Quant à Joyce Ann Joyce, elle
semble avoir été, avec les féministes noires, la grande perdante de ces joutes
verbales. On voit comment les jeux de pouvoir (publication, visibilité,
position universitaire de pointe, utilisation des médias) expliquent pour
beaucoup le succès de l’apport de Henry Louis Gates. Proche de personnalités
médiatiques comme Oprah Winfrey, Gates a été en couverture de Time
Magazine, il a produit des films, et il a mis en place un programme où des
Noirs américains célèbres ont fait un test ADN pour découvrir la composition
génétique de leur ascendance. Cette constatation ne fait qu’apporter de l’eau
au moulin de Jean-Loup Amselle qui souligne la position des intellectuels par
rapport à leur objet d’étude et parle d’une élite intellectuelle.
33. Manning William MARABLE, Malcolm X. A Life of Reinvention, New York, Viking,
2011. Cet ouvrage est critiqué par l’anthologie de Jared BALL et Todd Steven
BURROUGHS, A Lie of Reinvention: Correcting Manning Marable’s Malcolm X,
Black Classic Press, 2013.
34. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 38-42.
35. Manthia DIAWARA, « Vu d’Amérique, l’affaire DSK et les quotas de la FFF »,
Mediapart, 13 juin 2011 [http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/
article/130611/vu-damerique-laffaire-dsk-et-les-quotas-de-la-f] ; consulté le
10 janvier 2014.
94 ANTHROPOLITIQUES
36. Ce titre emprunte à Tina Turner les paroles de sa chanson, tout comme le débat
entre Gates, Baker et Joyce.
37. Manthia DIAWARA, « What’s Love Got to do with it? », SlateAfrique, 9 juin 2011.
[http://www.slateafrique.com/37029/affaire-dsk-juifs-noirs-racisme]
38. Jean-Paul COLLEYN, « Diawara, Manthia. – In Search of Africa. Cambridge-
London, Harvard University Press, 1998, 276 p., index, bibl. », Cahiers d’études
africaines [En ligne], 160 | 2000, [http://etudesafricaines.revues.org/50] ; consulté
le 26 décembre 2013.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 95
« Comme j’ai essayé de le démontrer dans mon livre Bamako, Paris, New
York, quand je suis à New York, Paris me manque, parce que je me fatigue de
toujours porter mon identité d’homme africain-américain ; et quand je suis à
Paris, New York me manque parce que je me lasse de mon invisibilité, du
paternalisme des blancs – pour ne pas mentionner leur racisme. C’est alors que
l’humanisme de Bamako (Mali) commence à me manquer39 ».
39. Manthia DIAWARA, « What’s Love Got to do with it? », SlateAfrique, 9 septembre
2011. [http://www.slateafrique.com/37029/affaire-dsk-juifs-noirs-racisme]
40. L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008, p. 59.
96 ANTHROPOLITIQUES
relations de pouvoir, joue avec les codes, dit sans dire), ou pour Amselle (le
« décrochage » s’accommode sémantiquement si bien avec les « branche-
ments »), le travail de la métaphore fait son chemin depuis l’intime jusqu’à la
réflexion analytique, la constitution de savoirs et l’intervention à la fois
savante et politique.
Conclusion
41. Écouter son intervention au colloque « Retours du colonial », Paris, 12-13 mai
2006. [http://survie.org/francafrique/colonialisme/article/retours-du-colonial] ;
consulté le 26 décembre 2013.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 97
« Dans les descriptions données par la presse le lieu d’origine est devenu
plus parlant que la citoyenneté des personnes identifiées comme un citoyen
allemand de telle ou telle origine. Tout cela au moment même où le cosmo-
politisme d’un nouveau genre, une sorte de citoyenneté à couche multiple est
simultanément acclamé. La transplantation des personnes a embrasé et fait
éclater l’idée du chez soi pour étendre le noyau de l’identité bien au delà des
définitions de la citoyenneté vers une clarification de la notion d’étranger. Qui
est l’étranger42 ? ».
C’est la visibilité des Noirs américains qui, selon elle, a empêché leur
intégration dans la nation à l’opposé des autres minorités. De cette situation
paradoxale d’« étranger chez soi », ils ont fait une force ; elle cite le jazz qui
se joue dans le monde entier. Je voudrais terminer sur cette expression
artistique aux origines troublées, déjà métissée dans ses commencements, et
dont la prolifération, les modalités, sont un modèle qui est affirmé dans les
ouvrages de Jean-Loup Amselle. Il dénonce en effet, livre après livre, l’enfer-
mement, le confinement, le repli, pour parler d’ouverture, de dynamisme, de
ressort, de dérivations latérales.
Ouvrages cités
42. Toni MORRISON, Étranger chez soi, Paris, Bourgois, 2001, p. 18.
98 ANTHROPOLITIQUES
BAKER Houston A., Workings of the Spirit: The Poetics of Afro-American Women’s
Writings, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
––––– The Journey Back: Issues in Black Literature and Criticism, Chicago,
University of Chicago Press, 1980.
––––– Blues, Ideology, and Afro-American Literature: A Vernacular Theory,
Chicago, University of Chicago Press, 1984.
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Essais », 1998.
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stream/narrativeoflifeo00marr/narrative oflifeo00marr_djvu.txt] ; consulté
le 23 décembre 2013.
100 ANTHROPOLITIQUES
Cécile CANUT*
Si le langage en tant que pratique est devenu très tôt, aux États-Unis, un
objet de réflexion dans le champ anthropologique, en France sa prise en
compte s’est longtemps suffi d’un éclairage ethnologique, sous l’aspect de ce
qui s’est nommé l’ethnolinguistique. Ainsi, pendant que Dell Hymes, par
exemple, focalisait ses analyses sur les événements de parole et développait
son modèle de compétence de communication à travers une ethnographie de
la communication tenant compte des interactions langagières, des questions
micropolitiques au cœur des pratiques, du rôle des relations intersubjectives et
notamment des relations de pouvoir1, les ethnologues français, eux, dans le
sillage de Marcel Griaule, s’intéressaient au rôle de la parole au cœur des
ethnies, aux spécificités ethno-culturelles des mots, des symboles ou des
mythes, inaugurant les études de ce qui s’est appelé « la littérature orale »
(chants, devinettes, contes, récits d’initiation, généalogie des griots, etc.). Il
* Université Paris-Descartes.
1. Bertrand MASQUELIER et Cyril TRIMAILLE (eds), Dell Hymes : héritages, débats,
renouvellements, branchements, Langage & Société n° 139, Paris, Éditions de la
MSH, 2012, 180 p.
104 ANTHROPOLITIQUES
est indéniable que cette approche systémique, bien que prenant parfois en
compte quelques éléments énonciatifs, a été promue en France en plein essor
du structuralisme linguistique qui, dans les années 60 et 70, allait dominer les
sciences humaines et sociales, de la littérature à l’anthropologie (Lévi-Strauss
au premier chef).
L’écart entre ces deux approches est tel qu’il décourage la recherche de
réelles convergences : d’un côté le langage est appréhendé en lien avec les
dynamiques sociales et ses contextes de production, c’est-à-dire les relations
de pouvoir instruisant la politique, alors que de l’autre, il relève de spécificités
culturelles propres à des ethnies conçues comme des îlots fixes et immuables.
Face à cette prédominance ethniciste et relativiste, les positions de Pierre
Bourdieu2, et dans une certaine mesure Michel Foucault, Gilles Deleuze ou
Jacques Derrida, dans les années 80, n’auront étonnamment rencontré qu’un
faible écho chez les ethnolinguistes français à la différence de leurs homo-
logues anglo-saxons. Ces derniers auront fait voie, dix ans plus tard, à une
anthropologie du langage se déclinant en deux courants devenus majeurs dans
les études académiques aux États-Unis : la linguistic anthropology et
l’anthropology of language. Si quelques chercheurs, à cette période, opteront
pour une approche pragmatique ou énonciative du langage, comme Bertrand
Masquelier ou Jean-Louis Siran (2000), ces quelques tentatives n’engageront
pas de réel courant d’anthropologie (politique) du langage en France. Et c’est
bien plutôt du côté des sociolinguistes que les liens se créeront, principale-
ment par l’entremise d’Andrée Tabouret-Keller qui sera, en 1987, lors d’un
séminaire à la Maison des sciences de l’homme à Paris, la première à utiliser
le terme d’anthropologie du langage en France.
Au sein de ce cadre très succinctement dressé, l’anthropologie politique
qui naît à la fin des années 80 à Paris dans le sillage de Georges Balandier est
donc peu intéressée par les questions de langage (le courant marxiste de la
linguistique sociale de Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin n’est
jamais cité par exemple3). Si bien des chercheurs prennent en compte
quelques questions d’interaction, personne ne développera une anthropologie
du langage en tant que telle, comme cela s’est produit aux États-Unis.
Malgré tout, à la fin des années 90, c’est vers l’anthropologie politique
– portant surtout sur les sociétés africaines – que nous nous sommes tournés,
Jean-Marie Prieur et moi, au sein du groupe du LACIS que nous avons alors
« Une langue semble bien être l’indice principal d’un groupe ethnique :
“l’ethnie bambara” parle bambara, “l’ethnie baule” parle baule, etc. Or s’il est
un domaine où la confusion est grande en matière de recherche africaniste,
c’est bien en linguistique8 ».
De fait, l’engagement vers une réflexion plus discursive – sans que soit
jamais cité ce terme ni le courant d’analyse de discours française issu de
l’approche foucaldienne, très fécond à cette époque (Michel Pêcheux, Denise
Maldidier, Régine Robin, Jacques Guilhaumou) – rompt clairement avec
l’approche synchronique de la langue des structuralistes (pour elle-même et
en elle-même) au profit d’une prise en compte des conditions historiques de
« Ceci signifie, d’une part, qu’il n’existe pas de tradition africaine en tant
que telle mais seulement des signifiants flottants qui, en faisant l’objet d’une
réappropriation, sont transformés en signifiés locaux par les Africains, et que,
d’autre part, l’énonciation des identités locales passe souvent par l’utilisation
de produits étrangers à une culture donnée. Pour cette raison il est impossible
de définir a priori ce qui est africain et ce qui ne l’est pas, et cela s’applique
bien sûr à d’autres identités. L’Afrique est un signifiant flottant dont la nature
performative lui permet d’être réapproprié aussi bien par les Africains que par
ceux qui ne le sont pas et cela quelle que que soit la couleur de leur peau15 ».
Face à ces propos infamants tenus sur les Africains, Souleymane Kanté a
créé un mouvement se présentant comme anti-arabe et anti-européen, avec les
cultures arabes pour cibles privilégiées. Le processus entamé par le nouveau
messager (et Jean-Loup Amselle classe au rang des prophétismes africains le
mouvement initié par Kanté), comtempteur d’une domination coloniale, a
43. Cécile CANUT, Le spectre identitaire, entre langue et pouvoir au Mali, Limoges,
Lambert Lucas, 2008.
44. Rétrovolutions, op. cit., p. 13.
45. Branchements, op. cit., p. 60.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 117
que font aussi les nouveaux prophètes des temps modernes comme
Souleymane Kanté par exemple. En même temps qu’il traduit, le prophète
permet aux êtres humains d’accéder à l’universel. Loin de renvoyer à une
dichotomie séparatrice, ce va-et-vient entre particulier et universel conditionne
une complémentarité nécessaire entre ces deux formes à même de com-
prendre le mouvement des hommes qui naviguent entre les espaces de signi-
fication afin de traduire sans relâche. C’est donc la traduction qui est au
centre d’un processus que Jean-Loup Amselle décrypte dans sa dynamique et
qui a toujours été le moteur des relations entre les groupes et les êtres
humains. Qu’il s’agisse de globalisation religieuse (domination arabo-
musulmane...), linguistique (francophonie...) ou politique (colonisation...), le
propre de l’homme est de réagir en traduisant, en retournant les stigmates, en
re-signifiant sans fin. Par conséquent, si la domination arabo-musulmane a
induit une naturalisation/indigénisation des signifiants universels dans les
langues locales, la domination occidentalo-chrétienne, elle aussi, a entraîné la
traduction du signifiant planétaire chrétien dans les différents idiomes
africains.
Cette analyse qui permet de comprendre les formes de replis identitaires
actuels tout en les inscrivant dans une histoire des formes de globalisation, va
amener l’auteur à considérer une notion chère aux analystes de discours : la
polyphonie (nommée aussi « dialogisme » par ses inventeurs Bakhtine et/ou
Volochinov46). Afin de dépasser la notion de métissage qui suppose deux
entités pures qui se mélangent, Amselle met au jour un processus discursif
tout à fait éprouvé mais central :
« Une langue est ouverture à l’autre, appel à l’autre, elle n’existe que dans
son rapport à l’ensemble des langues et des sociétés proches ou éloignées qui
font sens pour elle52 ».
même des formes que l’on nomme alors « langue » ou « culture » et qui
n’existent pas de manière pure, originelle ou substantielle54.
Ce principe fondamental sous-tend toute la critique du postcolonialisme et
de l’hybridité post-moderne (Edward Said, Homi Bhabha, Gayatri Spivak)
telle qu’elle est menée par Jean-Loup Amselle depuis L’Occident décroché
jusqu’à L’Anthropologue et le Politique. Pourquoi supposer une hybridité des
formes contemporaines alors qu’elle est au fondement même des catégories
ainsi manipulées ? L’éloge de la « créolité55 » (Raphaël Confiant, Patrick
Chamoiseau, Jean Bernabé), l’attention portée à la « créolisation » (Édouard
Glissant56) ou la célébration de la « littérature-monde » (Michel Le Bris,
Jean Rouaud, Alain Mabanckou...) se trouvent ainsi faire fond sur un cultura-
lisme saturé d’entités closes et homogènes (langue et culture) appelées à leur
hybridation57. Repenser la francophonie littéraire par le biais d’une régéné-
ration par ses « marges » ou ses « sauvages emplumés58 », c’est supposer que
la langue française est à l’origine et que les écritures africaines sont à la
périphérie...
Que proposer alors pour comprendre la fluctuation des pratiques langa-
gières ? Valoriser une approche qu’il nomme pour nous59 une « translinguis-
tique » affranchie de toute dimension positiviste et structuraliste, c’est refuser
ce que Michael Silverstein dénomme « l’objectivisme linguistique ». Ces
deux expressions sont intéressantes pour qualifier le travail, entamé par
certains d’entre nous, de déconstruction de la notion de « langue » que Jean-
Loup Amselle a su mettre à profit. « L’objectivisme linguistique » conduit à
une réification et une homogénéisation des pratiques langagières visant à faire
des langues des entités discrètes60 par le biais de multiples processus les
renvoyant à une origine, une généalogie, une pureté, une identité, un groupe,
une ethnie, etc. La « translinguistique », quant à elle, a donc pour objet non
pas la langue ou la disparition supposée des langues en danger, véritable
fantasme qui repose justement sur l’idée que les langues sont des entités
54. Sur ce point voir mon article « Créoles et dialectes, la typologie des variétés face
aux dires des locuteurs », Langues en contact et incidences subjectives, Traverses,
n° 2, Langages et cultures, Presses universitaires de Montpellier, 2001, p. 387-410.
55. Raphaël CONFIANT, Patrick CHAMOISEAU, Jean BERNABÉ, Éloge de la Créolité,
Paris, Gallimard, Presses universitaires créoles, 1989.
56. Édouard GLISSANT, Poétique de la relation. (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990 ;
Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009.
57. L’Occident décroché, op. cit., p. 176.
58. Rétrovolutions, op. cit., p. 227.
59. Andrée Tabouret-Keller et moi-même, citées dans L’anthropologue et le politique,
op. cit., p. 93.
60. Voir Michael SILVERSTEIN, « Contemporary Transformations of Local Linguistic
Communities », Annual Review of Anthropology, vol. 27 (1998), p. 401-426.
120 ANTHROPOLITIQUES
homogènes, des êtres vivants (ou des patrimoines, fussent-ils génétiques) qui
naissent, se mélangent et s’exposent à leur mort, mais ce qui en constitue le
démenti de chaque instant : les pratiques langagières. Il s’agit de travailler
autour de la perpétuelle reconfiguration, et « désapparition » des langues
construites en société, mouvement d’apparition et de disparition, toujours
instable et précaire, qui ne permet à aucun moment d’en faire des entités
discrètes ou naturelles. Pour conforter cette position Jean-Loup Amselle fait
pour la première fois référence à un anthropologue du langage, l’Américain
Michael Silverstein, qui traite de la portée idéologique de l’assimilation de la
langue à un lieu, une identité, une culture et surtout une représentation du
monde. Ce processus semble implacable à travers les siècles.
La globalisation actuelle entraîne évidemment des brassages linguistiques
importants. Personne ne le niera. Toutefois, le phénomène n’est pas nouveau
comme ne l’est pas davantage la contrepartie que ces évolutions supposent, à
savoir « un repli linguistique sur des petites patries langagières cantonnées à
l’espace d’un pays ou d’une région61 ». Se soustraire à l’ombre portée de la
disparition des langues, s’épargner la culpabilité de n’y rien pouvoir faire, et
donc échapper au régime débiteur de l’écolinguistique, c’est convenir de ce
que toute langue est arrangée, donc approximative, et qu’elle apparaît
(comme par exemple le nouchi en Côte d’Ivoire) en fonction aussi des
« représentations » des locuteurs qui leur donnent sens, qui les nomment
parfois, et qui toujours composent avec les possibles linguistiques. L’anthro-
pologue reviendra sur une de ses premières hypothèses, celle de « chaînes
linguistiques » à l’image des « chaînes de sociétés » dans la continuité
desquelles se font « des choix langagiers et donc culturels62 ». Au sein de ces
continua, les acteurs (tout comme les « repreneurs ») se servent puis
changent, traduisent, convertissent, donnant un caractère emboîté aux
pratiques en fonction des situations d’interaction63.
Se pose ici à nouveau la question clé d’une analyse conjointe des notions
de culture et de langue : si dans les deux cas il s’agit de constructions sociales
toujours négociées, le parallèle est clairement valable.
François WARIN
Jean-Loup Amselle s’est toujours étonné que j’ai pu faire, dans une revue
en ligne (Espaces/temps), des comptes rendus aussi chaleureux et empa-
thiques de ses livres, alors que je venais à l’évidence d’ailleurs, et, plus
précisément, d’une philosophie gouvernée par une certaine lecture de l’œuvre
de Heidegger. J’avais de surcroît toujours eu à l’égard de l’Afrique où j’étais
en poste et où je l’ai rencontré, ainsi que de l’art africain, que j’ai
collectionné, une terrible appétence et une sorte de proximité excessive. N’y
avait-il pas là, dans ce complexe de passions et d’intérêts, le résumé de tout ce
qu’il a particulièrement honni et pris pour cible dans son œuvre ? Tout en
effet, fors l’amitié, ne nous opposait-il pas ? Le moment serait-il venu de
m’expliquer ? Mon statut pourrait être celui de l’ami de l’extérieur ou plutôt,
peut-être, Bataille en forgea l’expression pour se démarquer du surréalisme,
d’ennemi de l’intérieur.
À vrai dire, je ne me suis pas tout d’abord senti véritablement dépaysé par
l’anthropologie sans concessions de J.-L. Amselle ; elle m’apparaissait soit
implicitement adossée à une philosophie dans laquelle je me reconnaissais,
126 ANTHROPOLITIQUES
soit dressée contre une idéologie que, chemin faisant, il m’a appris à identifier
et à démasquer. C’est ce que, très schématiquement, je voudrais montrer ici.
Derrida et la déconstruction
Spinoza et la néguentropie
Cette théorie des flux n’est guère compatible avec l’anthropologie, avec
l’entropologie de Lévi-Strauss que J.-L. Amselle ne manque jamais de
prendre en défaut. C’est sans doute dans la philosophie de Spinoza que l’on
peut pourtant trouver le principe de l’opposition à l’anthropologie, à l’entro-
pologie réactive et réactionnaire de Lévi-Strauss. Les cultures fragiles de la
terre dont le nombre est compté et dont la pureté est menacée par une globa-
lisation niveleuse et galopante ont été pensées par l’illustre anthropologue
comme un stock, comme une série finie de monades sans portes ni fenêtres,
d’entités closes, fixes et isolées, existant hors du temps et sans aucun lien
entre elles de telle sorte que le structuralisme aurait pris le relais du fonction-
nalisme dans la constitution ou la production de son prétendu objet : les
sociétés primitives.
Comme le montre Amselle, le Musée du quai Branly a été conçu, d’entrée
de jeu, dans cette perspective « lévistraussienne ». Ce musée est en effet un
conservatoire et un défenseur de la diversité culturelle, un gigantesque
barrage contre la lente, la mélancolique dérive entropique qui, selon l’auteur
de Tristes Tropiques, emporterait inexorablement les cultures de la terre et les
menacerait d’extinction et de mort. Mais cette vision dépressive et réaction-
naire ne finit-elle pas par réprimer et par empêcher le surgissement de singu-
larités nouvelles ?
Pour s’arracher à une telle vision rien de tel, nous semble-t-il, que de
revenir à Spinoza. Le désir, le conatus, soit l’effort que chaque chose fait pour
persévérer dans son être est en effet le fondement de notre désir de création, il
est le processus par lequel le sujet déborde de lui-même, se branche sur
d’autres flux d’intensité et se trouve pris dans l’expérimentation de nouvelles
possibilités de vie.
C’est à une telle philosophie latente que nous semble faire écho un texte
de l’auteur qui vient vigoureusement pourfendre la thèse très convenue de la
soi-disant disparition des langues et des cultures2. Passant au feu de sa
critique le mythe de l’origine et le poursuivant sur le plan linguistique,
l’auteur débusque la croyance que seraient données, au départ des langues
pures et isolées, des identités linguistiques qui viendraient recouper et
renforcer des identités ethniques. Il faut, nous dit-il, inverser ici encore la
perspective en opposant à cette réification des langues imputable aux
linguistes le fait qu’il existe d’abord des chaînes linguistiques à l’intérieur
3. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive [1946], Paris, Gallimard, 1985.
130 ANTHROPOLITIQUES
Heidegger et l’Occident
Segalen et le primitivisme
6. Ibid.
7. L’Occident décroché, op. cit., p. 177.
132 ANTHROPOLITIQUES
PRATIQUES ET TERRAINS
7
L’« ethnie ambiguë » :
variations italiennes
Michela FUSASCHI
et Francesco POMPEO*
7. Henry MONIOT, « Compte rendu d’Au cœur de l’ethnie », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 9, 1986, p. 135.
8. Ibid.
9. Aidan SOUTHALL, « The Ethnic of Anthropology », Cahiers d’études africaines,
vol. 25, n° 100, 1985, p. 567-572.
10. Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, Flammarion, 2001, p. 228.
142 ANTHROPOLITIQUES
11. Carlo GINZBURG, Spie. Radici di un paradigma indiziario, dans Aldo Gargani (dir.),
Crisi della ragione, Turin, Einaudi, 1979, p. 57-106.
12. AMSELLE, op. cit., 1985. Voir aussi les travaux de Jean-Pierre Warnier sur le
Cameroun.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 143
13. Adriano BALBI, L’Atlas ethnographique du globe, Paris, Rey et Gravier Libraires,
1826.
14. Cf. Andre GINGRICH, Ruptures, Schools and Nontraditions : Reassessing the
History of Sociocultural Anthropology in Germany, in Fredrik BARTH,
A. GINGRICH, Robert PARKIN et Sydel SILVERMAN (dir.), One Discipline, Four
Ways: British, German, French, and American Anthropology, University of
Chicago Press, 2005, p. 70-71 ; John H. ZAMMITO, Kant, Herder and the Birth of
Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
15. Giovenale Vegezzi RUSCALLA, « L’etnologia, l’etnografia e le loro applicazioni »,
dans Sandra PUCCINI (dir.), L’uomo e gli uomini. Scritti di antropologi italiani
dell’Ottocento, Rome, Cisu, 1991, p. 77.
16. Ensuite il avait fondé le Museo Nazionale di Antropologia, la Società Italiana di
Antropologia e Etnologia et l’Archivio per l’Antropologia e Etnologia. Il fut un
promoteur du discours scientifique et de l’anthropologie positiviste britannique.
144 ANTHROPOLITIQUES
27. Ossimori était une revue d’anthropologie des années 1992-1998 inspirée par une
posture postmoderne. De même pour les travaux de Vanessa MAHER (dir.),
Questioni di etnicità, Turin, Rosemberg & Sellier, 1994 ; Ugo FABIETTI, L’identità
etnica, Rome, NIS, 1995 ; Pier Giorgio SOLINAS (dir.), Luoghi d’Africa, Rome, NIS,
1995. Ensuite des textes « à réaction » comme, par exemple, Etnos e civiltà de
Carlo TULLIO-ALTAN (Milan, Feltrinelli, 1995) inspiré par L’origine ethnique des
nations de A.D. SMITH et d’autres à caractère vulgarisateur comme celui dirigé par
Annamaria RIVERA et René GALISSOT, L’imbroglio etnico, Bari, Dedalo, 1998.
28. BERNARDI, op. cit., p. 13.
29. POMPEO, op. cit., 2007.
148 ANTHROPOLITIQUES
seul : chacun de nous est né dans un groupe ethnique voire dans deux, suivant
ses parents. Dès la tendre enfance, l’éducation façonne l’individualité et ache-
mine chacun à la maturité de comportement et de jugement, conformément
aux concepts et aux règles de l’ethnie d’appartenance30 ». Cette réinscription
de l’ethnie dans la culture (et personnalité) jusqu’aux fondements de l’expé-
rience individuelle, la prévention des conflits, en consonance avec une
tendance nationale de l’époque, était confiée à une supposée « éducation
ethnique », une pédagogie orientée vers le respect et la valorisation des
identités et des différences31. Ce texte, avec son ambition de synthèse et son
essentialisme antiraciste, se trouvera discuté par de nombreux chercheurs,
appartenant à des générations différentes. Sans remettre en question cette
approche théorique, ils chercheront seulement à la spécifier. Ainsi pour
Alberto Sobrero il était nécessaire de revenir sur l’ambiguïté historique du
concept d’ethnie ; pour Piero Vereni il fallait analyser son retour en Europe
par rapport à la marginalisation et aux dangers de son instrumentalisation
politique, qui pour Marco Aime se manifestait surtout dans les nouveaux
mouvements régionalistes, notamment la Ligue du Nord. Alessandro Fornari
soulignait quant à lui les limites de l’approche pédagogique (notamment
catholique) et Ivo Lisi signalait la réécriture de l’identité ethnique par le
langage théologique des fondamentalismes. Enfin, Dunja Rihtman Augustin
présentait la reconstruction du processus de fragmentation de l’expérience
yougoslave à partir de la réhabilitation et « remise en service » de ce facteur
ethnique, si longtemps cachée derrière la rhétorique socialiste.
Le débat fut relancé dans les numéros 6 et 7, grâce à des contributions
encore plus focalisées. Vanessa Maher proposait un « remodelage » de
l’ethnie avec ses automatismes pour se concentrer sur les mécanismes
d’autorité et de pouvoir de l’ethnicité, que Vincenzo Bitti analysait dans la
dimension interethnique de l’anthropologie urbaine. Dans le même sillon,
Massimo Squilacciotti mettait en relief la production de « l’idéologie
ethniste » comme stratégie hégémonique. Dans son article titré
Ridimensionare l’etnia ? Note metodologiche sul fenomeno etnico, Luciano
Li Causi suggérait le passage de l’objectivation de l’ethnie à une vision
relationnelle de l’ethnicité, dans le sillon de Fredrik Barth (1969). Cela
impliquait un renversement de perspective, à savoir la reconnaissance d’une
primauté de l’auto-prescription (self ascription) qui constituait, simultané-
ment, le fondement et le contenu de la différentiation ethnique. La
37. Si fructueuse même dans l’analyse des complexités globales, par exemple dans
l’ethnographie urbaine et des migrations.
38. SOLINAS, op. cit., p. 11.
39. Cf. Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008, dans lequel il
analyse la réception postcoloniale de Gramsci.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 151
40. Michela FUSASCHI, Hutu-Tutsi. Alle radici del genocidio rwandese, Turin, Bollati
Boringhieri, 2000.
41. Fabio DEI, Antropologia della violenza, Roma, Meltemi, 2005. Il faut remarquer
que les autres auteurs sont tous anglophones, parmi les autres Nancy SCHEPER-
HUGHES et Paul FARMER.
42. Ibid., p. 31.
43. Claudine VIDAL, « Le génocide des Rwandais tutsi : les rhétoriques négation-
nistes », dans C. COQ, J.-P. BACOT (dir.), Travail de mémoire. Une nécessité dans
un siècle de violence, Paris, Éd. Autrement, 1999, p. 130-135 ; de Danielle LAME,
« Mighty Secrets, Public Commensality and the Crisis of Transparency: Rwanda
through the Looking Glass », Canadian Journal of African Studies, vol. 38, n° 2,
p. 279-317 ; Michela FUSASCHI (dir.), Rwanda. Etnografie del post-genocidio,
Rome, Meltemi, 2009.
152 ANTHROPOLITIQUES
jusqu’au 1994. En second lieu, il faut estimer les implications d’une stratégie
d’élaboration du deuil qui passe à la fois par la « politique mémorielle »
d’État, déjà évoquée, et par une « énergie du présent » en tant que « régime
d’historicité44 ». Ce dernier aspect se concrétise sous la forme d’un intense
dynamisme de la reconstruction visible, surtout à Kigali – une ville verticale
prenant Singapour comme modèle –, et dans les réformes du milieu des
années 2000. Ainsi, à côté d’une analyse de l’invention coloniale des ethnies
Hutu-Tutsi, dans le post génocide, on est obligé de faire face à une pluralité
des discours. D’abord, on trouve la narration du génocide faite par des acteurs
de la communication : politiciens, journalistes, écrivains, scientifiques, huma-
nitaires, etc. Ensuite, il faut entrer dans la densité et la complexité de la parole
locale, en connexion avec les mémoires : publiques, privées, imposées,
déchirées, construites, tourmentées, selon les différents protagonistes
(rescapés, anciens et nouveaux réfugiés, déplacés, génocidaires, gens de la
diaspora, etc.). La découverte de ces mondes et de leurs dynamiques s’est
révélée sur le terrain un défi particulièrement difficile en relation avec la
textualisation de l’ethnographie45, si l’on considère que le Rwanda est de
surcroît un chantier en évolution dans tous les sens. Le redressement de
l’image de la Nation, aujourd’hui prête à accueillir officiellement tous les
banyarwanda, passe par une redéfinition globale de son horizon symbolique à
partir de sa réorganisation politique et administrative. Une gestion inédite de
l’espace, mise en place depuis quelques années, fait basculer certains repères46.
Nous avons assisté à une accélération dans la rénovation urbaine de Kigali, au
détriment du monde paysan de la colline. La capitale devient une ville
verticale, avec l’ambition de devenir une nouvelle plaque tournante à
l’échelle régionale. Partout, on peut voir une « relocalisation généralisée »,
c’est-à-dire une extrême mobilité des acteurs sans relations particulières avec
leurs lieux d’origine comme conséquence du conflit. Les rapatriements ont
bouleversé la région des Grands Lacs et la « réconciliation nationale » s’est
réalisée aussi comme un « retour au pays natal », en tant que chevauchement
de différents itinéraires de vie et de survie depuis des décennies. La nouvelle
Nation cherche sa place dans la globalisation par un changement de camp :
depuis la francophonie, liée aux régimes précédents, vers l’intégration dans la
50. C’est une image qui renvoie à une sexualité liée à une fluidité que nous avons
étudiée ailleurs. Cf. Michela FUSASCHI, « Plaisirs croisés : gukuna-kunyaza.
Missions, corps et sexualités dans le Rwanda contemporain », Genre, sexualité &
société [En ligne], 8 | Automne 2012, consulté le 16 juin 2013. URL : http://gss.
revues.org/2571. Sur le viol, cf. Michela FUSASCHI, « Forme incorporate del non
essere. Le politiche sessuali in Rwanda », in Michela FUSASCHI, Corpo non si
nasce, si diventa. Antropologiche di genere nella globalizzazione, Rome, Cisu,
2013.
156 ANTHROPOLITIQUES
méchante » selon les idées reçues de l’époque coloniale. Enfin, les mots d’un
de mes premiers informateurs, un sociologue rescapé, qui au fur et à mesure
que le temps s’écoulait, et après avoir réfléchi sur sur sa propre identité dans
le même temps qu’il étudiait cette nouvelle situation dans le pays, m’a dit
récemment : « depuis quelque temps, je ne sais plus de quelle ethnie je suis ».
Voilà une vision du monde « locale » bien complexe !
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle
d’origine étrangère. Et la dernière chose, ce n’est pas une question, c’est une
remarque pour ce qui concerne Gramsci. Je suis assez âgé pour me rappeler
que déjà en 68, à Paris, on disait qu’il existe un Gramsci pour toutes les
saisons, et effectivement c’est un peu comme ça.
Isabelle Felici : Je me demande si les anthropologues italiens, comme les
historiens font aussi le lien avec l’émigration italienne ou avec le fait que les
États-Unis, suivant d’ailleurs les travaux d’un ethnologue italien [Giovanni
Segre], faisait la différence entre l’ethnie de l’Italie du nord et celle du sud, en
établissant d’ailleurs la limite au nord de Gênes, et en rappelant qu’ils
faisaient partie du stock, pour utiliser le terme anglais, nord-africain. Ça nous
fait rire maintenant mais quand même, il y a des gens qui sont morts aussi
pour ça, pour le simple fait d’être italien. Les historiens de l’immigration et de
l’émigration comme Emilio Franzina ont publié plusieurs travaux sur les
badanti de maintenant et les nourrices italiennes qui venaient à Marseille ou à
Nice, ou peut-être aussi à Montpellier, et sur les Italiens qui venaient par
exemple en France mais aussi ailleurs pour être marchands ambulants,
comme il y a maintenant des marchands ambulants immigrés en Italie. Donc,
ma question serait la suivante : est-ce que chez les anthropologues, il y a aussi
cette idée de faire une sorte de comparatisme, de faire ce retour sur soi qui
n’est pas forcément évident ? J’en parle assez librement parce que je suis
moi-même d’origine italienne, mais se rappeler qu’on a été un jour les
pauvres et qu’en particulier la classe ouvrière française a été aussi en très
fortes proportions constituée d’Italiens, ce n’est pas toujours un souvenir
qu’on a envie de mettre à la une.
Francesco Pompeo : C’est vrai, il y a cette sorte de racialisation dans le
sens où dans le débat public et même dans la pratique, il y a différentes façons
de convoquer et d’utiliser la différence. Il y a la racialisation au niveau de
spécialisation dans le secteur des bad jobs, les emplois précaires. Il y a une
frontière entre les Africains et les autres, tous les travaux, surtout dans l’agri-
culture, toute la collecte de tomates se font surtout par les Africains, et il y a
une sorte de frontière, il y a aussi la stigmatisation de l’immigration. En Italie,
on peut compter cinq millions d’immigrés, plus ou moins, donc 7 % de la
population ; un million et quelques sont dans le sindacato, et notamment dans
la CGIL (comme la CGT). Ce sont surtout des Africains et, heureusement, à
partir des années 90, il y a une tradition de présence des Africains dans le
sindacato. Le premier étranger qui a été dans la direction nationale de la CGIL
c’était un Sénégalais. Malheureusement il y a aussi des catégories qui
reviennent, la catégorie de la race, la catégorie de l’ethnie – surtout de
l’ethnie. Et alors là, c’est vrai, l’ethnie est devenue banale, il y a toute la
question de l’ethnic business mais avec une signification péjorative. Je prends
souvent cet exemple avec mes étudiants : si vous achetez un meuble ethnique
160 ANTHROPOLITIQUES
qu’est-ce que vous attendez ? La même qualité que le meuble italien ? Non,
tout le monde dit « non, parce que c’est quelque chose de plus simple, mais
exotique » ; c’est primitiviste finalement. Donc, c’est vrai qu’il y a une sorte
de neutralisation de l’ethnie mais c’est une utilisation commerciale, primi-
tiviste. C’est toujours une forme d’infériorisation.
Gramsci, maintenant, c’est vrai qu’il est utilisé partout. Toute sa réflexion
sur l’hégémonie et la contre-hégémonie est fort intéressante. Je note
seulement qu’en Italie tout ce débat là s’est arrêté, il y a eu une sorte de
faillite, donc je crois qu’il faut repartir d’une considération critique de cette
faillite : qu’est-ce que signifie faire de la contre-hégémonie aujourd’hui ?
Qu’est-ce que c’est l’hégémonie ? Il y a de la matière à travailler encore mais
hors de l’utilisation un peu rhétorique de Gramsci.
Sur l’émigration, je dis seulement deux mots, il y a eu un investissement
majeur dans le sens où dans la grande crise politique de l’Italie qui a
commencé il y a une vingtaine d’années, à présent, il y a eu de grands
investissements sur l’histoire de l’émigration des Italiens. Il y a eu tout le
travail de Franzina, ce sont deux volumes encyclopédiques sur l’émigration
italienne dans le monde. Les anthropologues sont restés un peu en dehors de
tout ça. Il y a, par exemple, Carla Bianco qui avait fait des travaux remar-
quables à l’époque, dans les années 1970, car il avait fait notamment l’aller-
retour, c’est-à-dire qu’il avait étudié le transnationalisme, comme on dirait
aujourd’hui, en proposant une analyse multisituée entre les États-Unis et la
Calabre. Mais c’est vrai qu’il y a une coupure très forte, en général, sur la
mémoire de l’émigration, avec des efforts pour la réhabiliter maintenant et à
partir des anthropologues, mais il n’a jamais eu d’intérêt vers les Italo-
Américains, Italo-canadiens, etc. L’effet de retour c’était plutôt l’importation
du mot « ethnique », fait pour la littérature nord-américaine, où les Italo-
Américains sont un ethnic group.
Michela Fusaschi : Juste un mot sur la maison d’édition Meltemi. C’est
une histoire assez intéressante parce que Meltemi naît comme une maison
d’édition des anthropologues. Luisa Capelli et Marco Della Lena en étaient
les chefs. Luisa Capelli avait une thèse en anthropologie et avait commencé à
publier presque tous les travaux des anthropologues ; sauf que dans les
années 90, elle s’était tournée vers les Cultural Studies qui ont été aussi son
enfer parce qu’après, elle a publié beaucoup de livres qui n’ont pas marché en
Italie (Spivak, Butler, Chakrabarty, etc.), et là-dedans, nous on s’est inséré
avec notre traduction d’Au cœur de l’ethnie, et d’autres livres ; là c’est aussi
intéressant de voir comment les anthropologues avaient finalement laissé
tomber et céder aux Cultural Studies des domaines qui étaient avant tout leur
terrain.
8
Du kitsch et du trash
Valérie ARRAULT*
Avant-propos
Du trash
10. Peintures réalisées avec de la matière fécale comme celles de Jacques LIZÈNE.
11. Stuart BRISLEY, And For today, 1972. Cette performance fut réalisée sur une durée
de 15 jours, durant lesquels l’artiste restait plongé dans un bain pendant environ
deux heures quotidiennes. Mais pas n’importe quel bain, celui-ci contenait toute
sorte d’abats d’animaux morts qui tout au long de la performance, se décom-
posaient amenant mouches et toutes sortes d’insectes répugnants.
166 ANTHROPOLITIQUES
12. Journal France Soir du 18 avril 2011 : « La venue en France du Piss Christ avait
suscité une forte opposition des catholiques modérés comme des extrémistes.
Samedi, un millier de personnes avait manifesté à Avignon pour dénoncer le
caractère “blasphématoire” et “antichrétien” de cette exposition. Une pétition
intitulée “Pour l’honneur du crucifix, manifestons tous notre indignation face à la
profanation de l’image de Jésus Christ” aurait recueilli des milliers de signatures ».
13. Demeure du chaos, œuvre de Thierry EHRMANN. Dans le même registre, Istvan
KANTOR, en 2004 réalisait la performance Spectacle of noise, en s’immiscant nu
dans un dépotoir pour sa qualité d’anti-monument et « d’autels de la destruction,
d’autels de mémoire collective infestés de rats, de mouettes criardes, d’enfants
sauvages. [...] Machines post technologiques, auto annihilées ».
14. S’étendant sur 12 000 m², et cernée de caméras de vidéo de surveillance, la
Demeure du Chaos ressemble à une sorte de no man’s land militaire, où se côtoient
de nombreuses installations : vestige de météorite, hélicoptère écrasé au sol,
squelettes calcinés de voitures, inscriptions géantes peintes sur les murs, les sols et
les toits, sculptures menaçantes de ferrailles rouillées, vestiges d’incendies,
poutrelles et structures de béton de blockhaus, têtes de mort monumentales dans les
arbres.
15. Jean-Loup AMSELLE souligne notamment l’adhésion de certains artistes africains à
ce qu’il appelle « l’esthétique postmoderne du gore-trash-crash, du body art ou de
l’animalité, voire de la nécrophilie » (L’art de la friche, op. cit., p. 70). « En partant
de l’idée que l’art actuel tourne essentiellement autour des thèmes du trash et du
destroy », il se demande par ailleurs « si la friche africaine dans son acception la
plus mondaine – le maquis – n’en est pas l’expression la plus accomplie » (ibid.,
p. 37), affirmant en effet que « ce continent, de même que le Sud en général, est
devenu dans l’imaginaire occidental le continent-poubelle par excellence » ou
« l’envers du décor occidental, ou plutôt un décor infernal, symétrique et inverse
d’un Occident repu et aseptisé » (p. 38). C’est dans le cadre de cette prédilection
occidentale pour « une esthétique de la ruine, une vitrification du désastre guerrier
et économique » prioritairement associées au continent africain qu’il examine alors
le « recyclage du grunge, du destroy et du trash » dans les photographies de
Kinshasa par Titouan Lamazou et André Magnin, ou « à travers les œuvres de
Cheri Samba, Bodys Isek Kingelez » (ibid.).
DU KITSCH ET DU TRASH 167
16. Jean-Loup AMSELLE parle à cet égard d’un « recyclage second », notamment pour
ce qui concerne le « kitsch populaire ou exotique » africain, qu’il distingue du
« recyclage premier » qui, au début du XXe siècle, concernait « l’art tribal, primitif »
et qui se trouve désormais « au fondement du musée du Quai Branly » (voir L’art
de la friche, op. cit., p. 20-21 ainsi que la « Préface à la troisième édition » de
Logiques métisses, Paris, Payot, Rivages Poche, 2010, p. 17).
168 ANTHROPOLITIQUES
civilisations (jeux avec les déchets, manipulation des fèces, sadisme19). Mais
tant d’attraits réitérés pour les déchets, pour ce qui est décomposé, en ruine,
en friche, ne peut qu’encourager, méthodologiquement parlant, à mettre en
évidence les liens coïncidant avec un capitalisme de plus en plus décomplexé
qui a construit un art à son image. Un art libéré des règles, débarrassé de ses
anciennes injonctions et qui ne cesse d’ériger en modèle esthétique valorisant
le vil, le sordide, l’effroyable.
19. Je renvoie aux quelques œuvres citées deux paragraphes plus haut.
170 ANTHROPOLITIQUES
Du kitsch
Si chacun sait à quoi s’en tenir lorsqu’il juge un objet kitsch, peu de gens
soupçonnent qu’il puisse être inféodé à une idéologie. Il est courant
d’entendre dire qu’il n’y aurait plus d’idéologie ou, mieux encore, que l’art
n’aurait que faire de l’idéologie.
Or, un tel engouement depuis plus de deux décennies devrait être perçu
comme un phénomène troublant tant le kitsch se présente sous des atours
d’une mièvrerie enfantine, d’un conformisme sans gêne, d’une intégration
sans tabou des stéréotypes d’un autre temps20. Que de caractéristiques cons-
tituant une esthétique peu attractive en apparence, pour un sujet postmoderne,
à qui les médias ne cessent de répéter que sa réussite individuelle est
suspendue à sa capacité d’ouverture, à son inclinaison pour l’innovation, à
son devoir de transgression des vieux codes et à l’obligation de valoriser sa
propre subjectivité ! Pour peu que l’on s’en tienne à l’image d’un kitsch
conformiste et passéiste, on aurait plutôt l’impression qu’il serait de nature à
rentrer en contradiction avec le goût culturel de l’époque dominé par
l’impératif de la transgression.
En effet, rien de ce qui est injonctif dans les médias ne se retrouve dans
cette esthétique. On le sait, le kitsch n’a jamais cherché à jouer les trouble-fête
dans l’univers des productions culturelles tant il s’est toujours contenté de
reproduire les images les plus éculées, les plus stéréotypées et les plus
conformistes qu’illustrent la boule de neige, les horloges à l’effigie de Mona
Lisa et les porte-clés Tour Eiffel. Sous des allures bon enfant ou de pacotille,
se tapit toutefois une esthétique autrement séductrice, vampirisante, active,
tant elle sait, à l’ère de l’hédonisme et du nomadisme culturel, emprunter des
fragments puisés ça et là, siphonner l’histoire, absorber les cultures, les
mythologies, mixer culture savante, populaire, disneyenne et communication
visuelle. Ses productions se réalisent de plus en plus au gré d’une fantaisie
20. Sur tout cela, voir également L’art de la friche, op. cit., p. 24-25 et p. 66.
DU KITSCH ET DU TRASH 171
débridée, dans une indifférence absolue aux critères objectivistes, faisant ainsi
honneur au libéralisme artistique et culturel. Si dès ses origines, le kitsch avait
promu toute forme de transgression en donnant naissance, à son insu, à
l’hybride, au transgenre, au transhistorique, au transculturel, aujourd’hui,
l’industrie culturelle lui assure, à grands frais, promotion et diffusion.
En effet, compte tenu des actuelles conditions d’un monde multiculturel,
des nouvelles technologies qui facilitent la diffusion, et du métissage originel
transgressif propre à son processus de production, on peut constater que le
kitsch est devenu une expression culturelle et artistique particulièrement
partagée, résultant de ces nouvelles formes de contacts culturels éphémères et
de ces « branchements » sillonnant le monde. Les œuvres occidentales et non
occidentales, infiniment inventives, procédant par emprunts et par nomadisme
culturel sont aujourd’hui légion. Toutefois, s’il y a bien conjonction de
cultures diverses dans les œuvres, les processus de création se font en suivant
des protocoles de déterritorialisation et de décontextualisation, à l’image
d’une consommation de masse éphémère, du tourisme de masse et du diver-
tissement tous azimuts. Ainsi à examiner les œuvres de Pierre et Gilles, de
Samuel Fosso21 et des Luo Brothers, c’est une nouvelle facette relativiste qui
se découvre. Force est de constater que les signes prélevés sont désémantisés
et que la mise en œuvre de vastes collages faits de juxtapositions est affranchie
de tout idéal. Certes l’espace des œuvres est fait de jonctions de référents
mais désinvestis des valeurs que leurs cultures portaient, rompant avec ce qui
faisait le prestige de leurs traditions artistiques et culturelles.
Ainsi les œuvres de Pierre et Gilles, que sont Portrait du jeune pharaon
Hamid (1985), Nirvana (Tess, 1987), Neptune (1988), Krishna (Boy George,
1989), Légende Madonna (1995), Le petit communiste Christophe (1990),
Aladin (1993), témoignent toutes d’un nomadisme culturel lisse, dont les
aspérités culturelles et idéologiques ont été gommées au profit d’images
embellissant la réalité et qui correspondent d’assez près à la définition que
Milan Kundera livrait dans notre avant-propos.
Ce qui diffère, au demeurant, des autoportraits photographiques d’un
Samuel Fosso, dans la série Tati (1997), où l’on peut voir l’artiste se méta-
morphoser en Chef qui a vendu l’Afrique aux colonisateurs puis se déguiser
en Bourgeoise aux cheveux lisses et petite robe noire de soirée. Son œuvre,
dérivée de celle de Cindy Sherman, ironise sur les images stéréotypées tant
d’une Afrique construite par le regard occidental que sur celles d’une Afrique
héroïque, laissant planer une ambiguïté sur la commémoration de celles et
ceux qui ont combattu pour les droits des Noirs. Ainsi le nomadisme culturel
des autoportraits photographiques de Samuel Fosso tient à la citation
ostensible de la démarche de Cindy Sherman ainsi qu’à la référence au studio
Harcourt reprises, in fine, à travers la promesse d’un regard relativisé.
Tout comme le relativisme est également mis à l’épreuve dans les
peintures chinoises des Luo Brothers, dont les œuvres kitsch ironisent à
propos de l’équivalence faite entre les signes prélevés à l’iconographie
révolutionnaire maoïste et ceux de la communication visuelle dans la culture
marchande américaine au travers ses illustres logos (hamburgers Mc Donald,
Seven-up et Coca-Cola).
Semblant aux antipodes du trash, le kitsch artistique, comme les quelques
œuvres citées en attestent, peut enregistrer des valeurs idylliques, contenir une
dimension ironique, humoristique et même critique ! Cependant sa plasticité à
toute épreuve, sans esthétique ou éthique particulière, fait que le kitsch se
régénère en imitant et en s’adaptant à toutes les procédures, démarches et
formes artistiques mais toujours en cherchant à plaire, flatter et émouvoir par
les voies du banal, du médiocre, du vulgaire, du trivial, de l’enfantin, rendant
toutes choses égales.
Conclusion
22. Toutes les traditions ne sont certainement pas à garder mais toutes les traditions
n’ont pas à être bradées ou méprisées. C’est une nuance que le capitalisme culturel
n’entend pas observer.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle
Seydou Keïta, qui proposent des œuvres désuètes sur le plan photographique
– c’est le studio Harcourt des années 50 – et qui sont donc réintégrés,
recyclés dans le marché global de l’art. Je suis donc tout à fait d’accord avec
ce que vous avez dit sur le kitsch et le trash. Pour ce qui concerne
l’Afrique en tant qu’instance de régénération de l’art occidental, je pense qu’il
s’agit d’une régénération totalement imaginaire. Pour l’art occidental, il ne
s’agit pas de se régénérer au contact d’une Afrique qui serait restée vierge,
qui n’aurait pas été souillée par l’Occident. Cette régénération se fait au
contraire au contact du trash africain, par exemple avec les images, les photos
d’André Magnin et de Titouan Lamazou sur Kinshasa comme ville
totalement dévastée, qu’on peut voir d’ailleurs aussi dans le film récent
Kinshasa Kids, où l’on découvre une ville en état de décomposition avancée.
Là, je pense que c’est effectivement une instance de régénération, mais
totalement imaginaire, de l’art occidental ou de l’art global. Mais cette
régénération, je crois l’avoir dit aussi dans mon livre, elle peut aussi se faire
sur place : on peut aussi recycler le déchet domestique, on n’est pas obligé
d’avoir recours à une espèce de régénération imaginaire exotique.
V. Arrault : Mais pourquoi l’Afrique ? Pourquoi ne penser qu’à ce seul
continent en tant qu’instance de régénération imaginaire ? Je comprends bien
que vous développiez le point de vue d’un anthropologue africaniste, mais je
ne vois pas pourquoi l’Afrique serait plus dévastée, plus polluée que les autres
continents et ainsi plus à même de pouvoir servir d’instance de régénération,
si toutefois je comprends bien ce sur quoi votre argumentation repose. Le
Japon, avec notamment Fukushima, serait pour moi un exemple parmi
d’autres d’un archipel pour le coup extrêmement pollué. Il me semble que la
régénération au contact du trash n’est pas liée à un continent particulier, mais
plus au goût artistique dominant transnational du monde artistique de la fin du
XXe et du XXIe, et aux actuelles conditions environnementales et humaines
globales.
J.-L. Amselle : Non, ce n’est pas ce que je veux dire. C’est un continent
en ruine, si vous voulez. L’exemple même de la ruine africaine, c’est la
République démocratique du Congo. Pensez par exemple à ce photographe
qui situe des scènes dans des ruines d’exploitations minières, Sammy Baloji :
ce qu’il nous montre, c’est un continent dévasté, délabré, alors que le Japon,
si vous voulez, c’est un pays accidenté, mais ce n’est pas la même chose, et
c’est un pays qui se reconstruit alors que la République Démocratique du
Congo... malheureusement ce n’est pas du même ordre.
V. Arrault : Certes, je vous accorde bien volontiers que ce n’est pas du
même ordre mais la pollution radioactive est loin d’être minime. Je ne sais
pas ce qu’il va advenir des enfants et des futures générations japonaises et
comment ne pas penser aux conséquences tragiques ? Il s’agit là d’une autre
DU KITSCH ET DU TRASH 177
quand même une différence énorme sur ce qu’est le déchet. Dans ce qui est
africain, donc, tu as montré des bidons, sur une moto, sur des masques, des
capsules, et tout un tas d’objets récupérés ; et dans ce que j’ai vu du côté
occidental, comme cette baignoire de vomi – et j’espère que le bébé, il ne l’a
pas tué exprès ! –ou comme la charogne du chien, il y a bien un acte pour
arriver au déchet, parce que tout seul, le chien ne serait pas devenu un
déchet – ; et de même qu’il y a cette fabrique que tu as très bien montré, tu
nous as aussi présenté deux exemples en nous disant qu’il en avait fait sept ou
huit, et donc pour créer l’œuvre d’art sur le déchet, on est aussi obligé de
fabriquer le déchet. Est-ce que ce n’est pas là une différence d’ordre, qui
relèverait exactement de ce que vient de dire Jean-Loup Amselle ? Ça change
alors aussi complètement la démarche artistique.
V. Arrault : On est d’accord, mais ce qui m’intéressait était de montrer
pour quelles raisons, par exemple, les artistes africains dont j’ai parlé, ont eu
l’idée de travailler à partir des déchets abandonnés par les sociétés indus-
trielles. Quand tu construis un projet artistique, tu cherches en te posant la
question du bien-fondé de ta problématique, puis quelle démarche tu vas
suivre, quel processus tu vas mettre en œuvre, de quelles formes tu vas te
saisir... Et il m’a semblé qu’il était pertinent de montrer que la démarche
artistique de Romuald Hazoumé, autodidacte, a façonné aussi bien des
bidons-masques en référence à la tradition africaine qu’en s’inspirant d’un
quotidien, c’est-à-dire d’un réel environnemental délabré, duquel il lui est
difficile de se déprendre. C’est là le lien que j’ai établi avec l’art occidental.
Les interprétations et ce qu’on peut dire du travail d’Hazoumé, se font sur la
base d’une correspondance que l’on peut voir connectée avec un des critères
artistiques occidentaux fondés sur la négation des critères classiques. On sait
que l’art occidental légitime, élaboré, entre autres, à partir de divers déchets,
est reconnu depuis le milieu du XXe siècle par le monde de l’art, pour son
caractère négatif et transgressif. Ce rapprochement permet de comprendre
pour quelles raisons les bidons d’essence transformés en masques africains
ont remporté un succès assez immédiat auprès du monde de l’art international
dont, soulignons-le, le jugement de goût n’a nullement été ébranlé par le
contenu critique de l’œuvre. Ce qui, au contraire, a été apprécié, et ce qui a
fait lien, c’est le jugement de goût du monde occidental postmoderne,
favorable à tout ce qui indexe des signes de destruction et de déstructuration,
parce que ces derniers ont la vertu de faire acte de transgression vis-à-vis des
règles traditionnelles artistiques, et par là même, de manifester la réfutation
des valeurs bourgeoises soutenant la production industrielle.
Romuald Hazoumé, en décidant d’exploiter artistiquement ces bidons
d’essence en plastique et en s’en servant comme matériau, renvoie donc à
l’Occident une image critique – et pas des moindres, puisque c’est une image
DU KITSCH ET DU TRASH 179
de pollueur cynique. La visée de son travail est, sans l’ombre d’un doute,
radicalement différente des œuvres occidentales que j’ai citées. Cela étant dit,
j’ai tenté dans mon exposé de montrer que le déchet était ce qui avait permis
le « branchement » – pour reprendre le concept de Jean-Loup Amselle – entre
un travail d’artiste africain et un des goûts esthétiques dominants du monde
de l’art occidental.
Par-delà les démarches d’artistes, de pays et de cultures différentes, il m’a
importé de souligner que le déchet est, depuis une trentaine d’années, à la fois
une thématique transnationale dont les déclinaisons sont multiples, et une des
esthétiques les plus prisées. Si la thématique se nourrit du rejet éprouvé
envers le déchet et la société industrielle qui le produit, paradoxalement, c’est
l’esthétique trash qui est élue du fait qu’elle rend légitime l’acte de
transgression des codes, des normes et des genres, tout en donnant le
sentiment d’une puissance régénératrice.
Ces œuvres élaborées à partir du matériau déchet, qu’elles soient
africaines ou occidentales évoquent, de toute évidence, un monde déglingué.
Tout en suggérant de tirer le bilan sur ce mode de production irrationnel qui
s’affiche effrontément sans règles et sans limites, et dont il convient de
mesurer combien la planète se trouve confrontée à l’incapacité de digérer tous
ces déchets...
I. Felici : Je comprends une démarche, mais l’autre ne me semble pas
constructive, parce qu’il faut fabriquer le déchet pour faire une œuvre d’art.
V. Arrault : Je suis tout à fait d’accord avec toi. Dans l’art occidental, il y
a exaltation et même délectation du déchet, comme s’il était question de faire
éprouver de la jouissance esthétique dans la régression (par exemple le bain
de vomi, car celui-ci est particulièrement choisi pour sa supposée charge
transgressive). Par-delà ses diverses connotations, j’analyse le déchet comme
une structure signifiante participant du projet idéologique libéral, lequel
suggère de ne plus se laisser assujettir par des codes et par des règles
collectives. La fonction stratégique de ces œuvres à déchet est intéressante car
elle intime au spectateur de se débarrasser des règles communes jugées
contraignantes, autoritaires car contrevenant à la créativité, à l’épanouis-
sement individuel, à la liberté. Or, en dépit de cette liberté fondée sur la
délimitation toujours plus grande vers le non-art, Jean-Loup Amselle propose
de voir combien cet art institutionnalisé éprouve des difficultés à se régénérer.
Une question se pose alors : ce recours récurrent à la régression convoqué
tour à tour, par le vomi, le trash, le morbide, le décomposé n’handicaperait-il
pas la régénération ?
C’est, semble-t-il, une des raisons qui fait dire à Jean-Loup Amselle que
l’art contemporain occidental serait dans une impasse. Fabriquer du déchet
pour faire un travail artistique soulève de nombreuses questions, dont celles
180 ANTHROPOLITIQUES
Éric VILLAGORDO*
12. Respectivement dans Howard BECKER, Les mondes de l’art (Flammarion, 1982) et
Propos sur l’art (L’Harmattan, 1999) ; Marc PERRENOUD, Les musicos. Enquête
sur les musiciens ordinaires (La Découverte, 2007) ; Éric VILLAGORDO, L’artiste en
action. Vers une sociologie de la pratique artistique (L’Harmattan, 2012) ;
Emmanuel GRIMAUD, Bollywood film studio. Comment les films se font à Bombay
(CNRS, 2004) ; on se reportera également à la revue Ethnologie française. L’art au
travail (XXXVIII [1], PUF, 2008).
13. Pour une position a-critique des expositions d’art africain contemporain, on
consultera l’ouvrage d’Évelyne TOUSSAINT, Africa Remix. Une exposition en
questions (La Lettre Volée, 2013). Alors qu’elle propose une enquête au plus
proche des commissaires et des artistes, l’auteure ne prend absolument aucune
distance avec les enjeux symboliques et politiques de ces expositions. La question
n’est évidemment pas de savoir si ces expositions devaient avoir lieu ou pas, mais
plutôt ce qu’elles mettent en jeu du point de vue de la production symbolique au
sein du champ artistique.
186 ANTHROPOLITIQUES
14. À propos de l’exposition Les Magiciens de la terre de 1989, il écrit : « Opérant une
égalisation formelle entre des “œuvres d’art” produites intentionnellement et des
“œuvres d’art” ‒ objets artisanaux promus esthétiquement par la magie de quelques
curateurs-experts ‒, cette exposition va révéler quelques artistes contemporains
africains majeurs [...] » (Rétrovolutions, op. cit., p. 198).
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 187
« Il ne s’agit pas tant pour les intellectuels, les écrivains ou les artistes
africains d’africaniser l’Europe, de la bougnouliser, que de se réapproprier les
clichés européens sur l’Afrique. C’est à ce prix que pourra se produire une
réelle libération de l’Afrique15 ».
Jouer avec les clichés est cependant l’un des procédés les plus difficiles en
art, car cette façon de faire peut se retourner contre vous. Sur ce point précis
15. L’art de la friche, op. cit., p. 124. Un peu plus haut, Amselle précisait la nature de
cette réappropriation en mentionnant le rôle totémique joué par Picasso auprès des
artistes africains qui réinvestissent son regard porté « sur l’art tribal africain »
(p. 111).
188 ANTHROPOLITIQUES
De même que l’art africain précolonial n’a jamais été figé, le phénomène
de branchements des cultures vaut également pour le domaine artistique. Le
mot art étant, on le sait, immédiatement un eurocentrisme. Ainsi parler d’un
art baroque ou romantique n’a pas de sens, chaque région, cours princière,
ville, ayant réinterprété cette tendance artistique globalisante. Toutefois on
peut cibler, pour le baroque par exemple, un mouvement général catholique
de l’art qui s’oppose à l’esthétique globale du dépouillement chez les pro-
testants : le baroque reste typiquement un phénomène culturel de gloca-
lisation ; ainsi à Cracovie on peut voir une basilique gothique (art qui naît à
Saint-Denis en France), mais aussi une des premières églises de baroque
italien de l’histoire (saint Pierre et saint Paul, 1596), totalement construite par
des artisans romains. La religiosité artistique se manifeste sous des formes
variables par branchements ou suivant des importations différentes.
L’art africain, dans une échelle de rapports entre les continents, ou entre le
Nord et le Sud, pâtit et profite donc tout à la fois du même phénomène
anthropologique, historique et artistique.
pas la même pour tous dans le champ artistique. Un Africain doit encore
passer par les circuits de reconnaissance de groupes identitaires pour se faire
connaître, et s’il utilise un langage d’art savant contemporain, il prend le
risque de perdre sa seule spécificité au sein du champ : cette marque africaine
de l’art avec tous ses arrière-plans, qu’essaient justement d’imposer les entre-
preneurs culturels. On se moque de l’identité française de Pierre Soulages, de
Jean-Paul Raynaud ou de Christian Boltanski24 (même si dans les biblio-
thèques ils sont classés dans la rubrique art français). Le succès de Sidibé est
en revanche immanquablement lié à son africanité. Ce jeu des assignations
identitaires serait-il donc réservé aux seuls Africains ?
24. Soulages s’inscrit dans une forme artistique internationale, l’abstraction, Raynaud
dans une forme d’égo-installations, là aussi il s’agit d’une forme post-ready made
internationale ; Boltanski à l’inverse interroge la mémoire historique européenne, et
ses formes vont s’imposer comme un langage contemporain dans lequel la
francitude n’est jamais interrogée, cette marque ne fonctionne pas.
25. Comme pour Africa remix il s’agit d’une exposition itinérante, dans un contexte de
domination culturelle et économique (les USA) : Nexus Contemporary Art Center
(Atlanta), Grey Art Gallery (New York), Pittsburg Center for the Arts. Les
commissaires sont L. Gumpert et T. Sokolowski. Ces expositions eurent lieu
en 1997 et 1998.
26. Encore une fois cette désignation se met en place pour des expositions à caractère
international, pour donner une visibilité marketing à des photographes français
n’ayant peut-être rien à voir entre eux, comme pour les artistes d’Africa remix.
Cette exposition eut lieu au Cambodge, aux Philippines, en Corée du Sud et à
Bangkok en Thaïlande. Commissariat de S. Schmit.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 193
liée à son seul nom ; les identités liées à des expositions collectives auront par
la suite moins d’importance dans sa carrière. Tous les artistes peuvent donc
être soumis à ces labels ou marques. Le prix Hasselblad attribué à Malick
Sidibé en 2003 entérine semblablement une trajectoire de plus en plus indivi-
dualisée de son parcours (alors que par exemple Seydou Keïta est un photo-
graphe très semblable, mais qui décède prématurément en 2001 ; il faudrait
donc étudier leurs trajectoires croisées au regard de leur pénétration, par des
réseaux différents ou pas, du monde de l’art). La visibilité sociale dans le
champ artistique permet à l’assignation identitaire de devenir un élément des
qualités artistiques parmi d’autres, et non plus l’élément central. La marque
d’entrée dans le champ, comme une impression au fer rouge (jeune artiste,
jeune photographe marseillais, camerounais, africain, banlieusard) disparaît
avec la marque du nom (JR est par exemple un artiste qui par l’anonymat
efface tout ancrage, et s’il est issu de la banlieue parisienne, d’une mère
d’origine tunisienne, il est aujourd’hui totalement international27). Il s’agit du
long chemin vers la réputation artistique. Sidibé s’est fait un nom, ce nom
s’internationalise et les prix de reconnaissance de l’Occident, non dénués
d’ambiguïté vis-à-vis du label Afrique, s’apparentent à une assimilation
encore rare et exceptionnelle (Lion d’Or de la biennale de Venise en 2007,
prix PhotoEspaña Baume & Mercier, World Press Photo dans la catégorie
Arts and Entertainment). On peut penser (en essentialisant l’œuvre de Sidibé)
que la puissance de ses images suscite et appelle une telle trajectoire, ou bien
que ce parcours est avant tout le fruit d’une élaboration collective, faite de
circonstances favorables, qui tient aussi en partie au fait que ses photo-
graphies donnent à voir ce que l’Occident attend d’un Africain. La question
reste entière : si la notoriété fait progresser dans la reconnaissance symbolique
du champ artistique, il reste que la part propre au travail artistique reste
réellement impossible à mesurer. Il n’existe pas d’art pur ni de panthéon de
l’art hors-sol, et le beau kantien n’a théoriquement pas d’incidence concrète
en sciences humaines : l’art de Sidibé comme tous les arts est contextualisé, il
est reconnu dans une période postcoloniale. Auparavant, il aurait été simple-
ment perçu comme un artiste naïf, ou plutôt comme un photographe d’art
28. Tel que défini dans Pierre BOURDIEU, Luc BOLTANSKI, Robert CASTEL, Jean-
Claude CHAMBOREDON, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la
photographie, Minuit, 1965.
29. Rétrovolutions, op. cit., p. 210.
30. L’art de la friche, p. 69.
31. Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Paris, Armand Colin,
2007.
32. L’art de la friche, p. 24.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 195
Les œuvres n’ont effectivement de qualités et de sens que ce que veulent bien
leur accorder des groupes humains successifs, sinon les talibans ne pourraient
pas détruire les statues de Bouddha de Bâmiyân, ni le Premier ministre de la
Turquie Recep Tayyip Erdogan enlever à Saint-Sophie son caractère
universel ou chrétien, pour la faire redevenir une mosquée. Sainte-Sophie
continue à être relativisée, réinterprétée, instrumentalisée (et on verra ce qu’il
adviendra de ses mosaïques), mais aucun critère de qualité artistique ne la
sauverait d’un groupe qui la percevrait comme un bâtiment impie, offensant,
voire ridiculement disharmonieux. C’est tout à fait l’histoire du Parthénon, du
Colisée ou des pyramides d’Égypte (les uns et les autres ayant servi à tout un
tas de fonctions, notamment de carrière de pierres). Par conséquent, Amselle
a raison d’affirmer que la patrimonialisation de l’UNESCO oublie qu’il ne peut
y avoir de démocratie des goûts culturels, et que les lieux de mémoire sont
avant tout des lieux de lutte (« Oublier l’art contemporain dans un cas [Musée
du Quai Branly], oublier l’islam dans l’autre [Bouddhas d’Afghanistan],
revient à instaurer une sorte de fondamentalisme patrimonial lequel intervient
dans la politique que mène l’Unesco en faveur de la constitution d’un
patrimoine culturel mondial à la fois dans le domaine des monuments et dans
celui de l’“immatériel”33 »). Même si je ne partage pas son point de vue qui
réduit ce label international à un certain fondamentalisme, ce n’est en tout cas
pas un universalisme de fait, mais seulement d’intention. Et il ne faudrait pas
oublier que les pays eux-mêmes sollicitent cette labélisation UNESCO, qui par
évidence demande des moyens et une administration capable d’élaborer un tel
dossier – sans compter qu’un pays en guerre civile peut aussi se déchirer sur
ces questions de patrimoine liés au religieux et notamment aux questions de
la condamnation de l’idolâtrie. La ville de Jérusalem est à ce titre l’exemple
spectaculaire d’une ville dans laquelle chaque découverte archéologique est
explosive d’un point de vue de la mémoire concurrentielle religieuse et donc
de la politique.
34. Dans « Malick Sidibé, un Malien universel » (2007) sur Télérama.fr, consulté le
20 décembre 2013. http://www.telerama.fr/scenes/20250-malik_sidibe_un_malien_
universel.php
35. L’art de la friche, op. cit., p. 71.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 197
Je ne crois pas cependant que les œuvres d’art puissent jamais être
« interprétées pour elles-mêmes », même si le propos d’Amselle est ici
essentiellement programmatique et éthique. Du point de vue de l’analyse, il
me semble que l’art pour l’art, et le rapport social qu’il appelle, sont une
préoccupation occidentale établie sur l’illusion d’une confrontation libre aux
œuvres (dont le marché serait la chambre d’enregistrement quasi-scientifique
entre les œuvres et des collectionneurs). Interpréter les œuvres pour elles-
mêmes viserait d’un point de vue programmatique à faire sortir l’art de toute
triangulation identitaire, bref à considérer sur un pied d’égalité toutes les
œuvres et les artistes, sans aucune assignation identitaire, mais aussi dès lors
sans aucune histoire. Le spectateur est tout autant piégé que l’artiste, et ne
peut s’empêcher d’être pris dans les stéréotypes de l’art et de l’Afrique : pour
autant, les artistes ne sont pas dupes, et ils savent qu’ils rassurent le nouveau
marché de l’art par leur africanité affichée. Ainsi les artistes eux-mêmes, ici
Rotimi Fani Kayode en 1987, comprennent l’opportunité du label Afrique :
36. Cette triangulation pour nous, devrait se penser en parallèle avec les analyses de
Bourdieu dans La distinction (1979), car il s’agit des mêmes outils pour penser le
système symbolique des déclassements du goût et des valeurs artistiques, appliqués
ici à la globalisation.
37. L’art de la friche, p. 34.
198 ANTHROPOLITIQUES
38. Tous ces propos sont dans « Vestiges de l’Extase », dans PIVIN Jean-Loup, MARTIN
SAINT LEON Pascal (dir.), Rotimi Fani-Kayode & Alex Hirst – photographes, 1996.
Extraits consultés le 15 janvier 2014 sur http://revuenoire.com/index.php?page=
shop.product_details&flypage=fiche_publication.tpl&product_id=57&category_id
=9&option=com_virtuemart&Itemid=9
39. L’art de la friche, p. 105-106.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 199
coloniaux ont fait bâtir, peindre pour et avec une esthétique et un concept
d’art singulier occidental. Même la Joconde pourrait fort bien être perçue
comme impudique, inintéressante ou quelconque, au regard de quelqu’un qui
n’en partagerait pas la culture. Elle a perdu peu à peu son identité florentine,
une grande partie de sa signification originelle se trouvant diluée dans le
processus de sa promotion à une certaine universalité40. Il me semble que
même si une œuvre d’artiste africain ne doit pas être abordée, par principe,
avec le prisme ethnique ou racial, il reste difficile d’évaluer sa signification
hors de son contexte de production. Dans cette géopolitique du beau dont
parle Amselle, nous comprenons bien que les artistes occidentaux sont
dévolus à l’universel et que la germanité de Gerhard Richter et Anselm Kiefer
n’est pas interrogée avec la même intensité que l’identité africaine : pourtant
ils abordent tous deux l’histoire de l’Allemagne et de son passé nazi. L’appel-
lation « artiste afro-américain » serait d’ailleurs à analyser (par exemple pour
Kara Walker) dans le contexte états-unien, qui voit des remises de prix
(musique, cinéma) se faire par catégories raciales. Une œuvre nous semble
toujours tiraillée entre une interprétation qui essentialise l’art (selon
l’invention de « l’art pour l’art » au XIXe siècle), et une autre qui la situe, la
contextualise (y compris pour les besoins de l’analyse), et de fait réactive ses
identités. Si politiquement il faut lutter contre les assignations postcoloniales,
du point de vue de la recherche, on ne peut oublier le processus de production
des œuvres – que ce soit pour Kiefer, Sidibé ou Marcel Duchamp. L’équité de
traitement implique d’aborder tous les artistes avec les mêmes principes
méthodologiques et herméneutiques. Les œuvres ne peuvent, je crois, être
interprétées pour elles-mêmes, ce qui n’implique pas pour autant de refaire
une histoire de l’art des écoles nationales et régionales qui chercherait à
étiqueter toute forme de création. Cependant il est indéniable que les assi-
gnations identitaires divisent les compétences artistiques selon des présup-
posés raciaux et postcoloniaux, soumettant ainsi certains artistes plus que
d’autres à une triangulation identitaire (Afrique-art autre-Occident), comme
le démontre Jean-Loup Amselle.
40. Sally Price avance des réflexions semblables concernant les arts dits primitifs, elle
parle de déshumanisation et d’atemporalité (1989), 2006.
200 ANTHROPOLITIQUES
Les artistes dits africains sont donc enfermés dans ces effets de triangu-
lation identitaire.
contemporain africain, ne serait-ce que parce qu’il constitue une réaction aux
Magiciens de la terre. À l’encontre d’une vision primitiviste de l’art, ses
fondateurs défendent une conception qui voit dans l’art un acte intentionnel et
c’est à ce titre qu’ils promeuvent des artistes comme Ousmane Sow ou Rotimi
Fani-Kayode, dont les œuvres, quoique très différentes, peuvent sans doute
être rangées dans ce qu’on pourrait appeler une plastique classique ou “gréco-
africaine”45 ».
« Car de deux choses l’une, ou bien l’art est “africain”, et alors son essence
africaine est une limitation l’empêchant d’avoir accès à l’universel, ou bien il
est d’emblée universel – comme toute forme d’art –, et alors le qualificatif
d’“africain” ne sert qu’à en limiter la portée. Attribuer des qualificatifs
continentaux, nationaux ou ethniques à des formes d’art, c’est en restreindre
d’emblée la pertinence, même si cette opération d’ordre essentiellement
militant est censée être l’adjuvant d’une lutte de libération politique48 ».
D’un point de vue militant, toute production humaine est universelle, mais
d’un point de vue artistique, toute œuvre n’est pas nécessairement reconnue
comme telle (l’étiquetage fonctionne à plein).
Comme le cinéma, qui est devenu un signifiant universel, de Bollywood à
l’Afrique, les arts plastiques contemporains occidentaux ont-ils vocation à
s’universaliser ? Les artistes plasticiens africains, sans véritables débouchés
locaux, doivent eux aussi s’exporter (comme les cinéastes africains), entre les
tentations à la fois de l’uniformisation et du particularisme. Pour sortir de
cette aporie, l’entrée dans la sphère universelle de l’art de l’Afrique doit
passer, dans une société mondialisée postcoloniale, par un premier étiquetage
(les artistes africains jouent de cette étiquette, ils n’en sont pas dupes50). Nous
avons assez montré, par le concept de champ artistique bourdieusien,
combien l’appellation art africain est contestable d’un point de vue idéo-
logique, mais nécessaire aux investisseurs culturels pour pénétrer le champ et
opérer un coup de force symbolique, une OPA artistique pour laquelle il faut
une marque, une étiquette réductrice qui cloisonne, mais permet l’identifi-
cation. Cela fait conquérir une position, mais cela enferme les artistes. Ces
derniers ne sont cependant pas des victimes (il leur resterait surtout à
contrôler leur diffusion), ils sont aussi acteurs de cette production collective
du monde de l’art ; cette émergence de l’art africain, même s’il s’agit d’un
concept flou, est une production collective au sens de Becker ; l’art n’est pas à
considérer uniquement comme étant du seul ressort de l’artiste ou du décou-
vreur, il s’agit ici plutôt de comprendre que nous avons affaire à des superpro-
ductions hollywoodiennes ; les commissaires, agents, réalisateurs et pro-
ducteurs ont évidemment énormément de pouvoirs sur les artistes, et plus
ceux-ci auront une notoriété de star, mieux ils pourront s’affranchir de cette
domination. La production de l’art africain contemporain est une aventure
collective dans laquelle les producteurs occidentaux, les prescripteurs, ont une
grande responsabilité : il faut les critiquer, ne pas laisser s’instaurer une natu-
ralisation de ces expositions. Il faut cependant se rappeler que ce processus de
recyclage d’une identité ancienne et coloniale dans un signifiant universel
(l’art contemporain en est la forme la plus aboutie par l’exposition-spectacle)
n’est qu’un processus dont les origines remontent à celles de l’art. Une autre
Conclusion
Certains artistes font leur chemin à partir des modèles occidentaux de l’art,
tout en trouvant un chemin expressif spécifique (par exemple Bodys Isek
Kingelez). Tous les artistes n’arriveront cependant pas à retourner les clichés
et les stéréotypes africains comme le souhaitent Amselle et Rotimi Fani-
Kayode, pas plus qu’ils ne parviendront tous à se fondre dans le langage
globalisé de l’art ; pour eux cela peut être plus difficile que pour des artistes
français issus de parents immigrés et qui bénéficient des structures de
formation et des réseaux des écoles d’art françaises.
Le cas de l’Algérien Yazid Oulab est ici intéressant à observer car s’il
s’est formé à Alger et à Marseille, il fut présenté en 2013 au FRAC de
Marseille comme ayant un parcours singulier par Pascal Neveux (commis-
saire d’exposition, directeur du FRAC de Provence-Alpes-Côte d’Azur) :
« Yazid Oulab occupe aujourd’hui une place tout à fait singulière sur la
scène contemporaine internationale. Loin de tout effet de mode, de toute
pensée ou mouvement collectifs, il a su très tôt tracer sa voie solitaire, en toute
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 207
discrétion, loin des stéréotypes et des qualificatifs dont on abuse souvent à tort
aujourd’hui pour définir ces artistes qui ont été érigés comme les porte-paroles
de la rive sud de la Méditerranée51 ».
52. « Paradoxalement, pourrait-on dire, l’Afrique est en retard sur le propre retard qu’à
son image dans la conscience occidentale » (L’art de la friche, op. cit., p. 57).
53. Les règles de l’art, op. cit., p. 459.
54. Rétrovolutions, p. 229.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 209
Bibliographie
Jean-Loup AMSELLE
2. Cf. Enrique Martin CRIADO, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe en
Bauges, Éd. du Croquant, 2008 et Jean-Loup AMSELLE, L’Ethnicisation de la
France, Fécamp, Lignes, 2011.
3. Sur ce point, voir Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997
et la pertinente critique de Stéphane FRANÇOIS, « La Gauche, le communautarisme
et le différentialisme », publiée le 29 juin 2012 sur le site de Tempsprésents.com
[http://tempspresents.com/2012/06/29/stephane-francois-gauche-communautarisme-
differentialisme/ ; consulté le 7 février 2014].
4. Cédric VINCENT, Frédéric Bruly-Bouabré. Un prophète africain dans l’art contem-
porain, thèse de doctorat effectuée sous ma direction à l’EHESS, 2011.
LA MARCHANDISATION DES FÉTICHES : RÉPONSE À ÉRIC VILLAGORDO 213
5. Cf. la thèse de Nora GREANI, Art sous influences. Une approche anthropologique
de la créativité contemporaine au Congo-Brazzaville, effectuée sous ma direction à
l’EHESS, 2012.
6. Voir sur ce point, Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché. Enquête sur les
postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
7. À l’exception de « The Global Africa Project », exposition qui a eu lieu en 2010 au
Musée du Design de New York.
214 ANTHROPOLITIQUES
n’a plus à se faire valoir en tant que telle puisque des artistes africains de la
« diaspora », vivant surtout en Europe et aux États-Unis, existent en tant que
tels et ont pleinement intégré les requisits de l’art global. Il n’est que de citer
les noms de Yinka Shonibare, Wangechi Mutu et Julie Meheretu pour s’en
convaincre. Ces artistes présents dans les galeries les plus prestigieuses, les
musées ou les riches collections privées ont déjà, par leur provenance, hérité
d’habitudes sociales (la maîtrise du langage de soi), esthétiques (la maîtrise
du langage postmoderne) et linguistiques (la maîtrise de l’anglais) leur
permettant d’être pleinement intégrés au circuit de l’art global8.
Et pourtant, la macule africaine, la tache indélébile du primitivisme
africain continue paradoxalement de contaminer le spectre de l’art contem-
porain africain, comme si les efforts de certains curateurs et commissaires
d’exposition africains pour échapper à l’assignation identitaire telle qu’elle
était, et est encore conçue et pratiquée par Jean Pigozzi et André Magnin,
dans le cadre de la Collection d’Art Africain Contemporain, avaient été vains.
Et ce paradoxe apparaît particulièrement frappant lorsque l’on se réfère au
curateur africain le plus connu sur le plan international : l’Américano-nigérian
Okwi Enwezor. Commissaire de nombreuses biennales d’art contemporain
africain, mais aussi de la Documenta de Kassel (2002), de la Triennale de
Paris (2012) et de la Biennale de Venise (2014), Okwi Enwezor, tout en étant
le représentant type de l’art global, conserve une posture « primitiviste » qui
le fait assimiler l’art tribal à l’art conceptuel (Authentic/Ex-Centric, Biennale
de Venise 20019) et incorporer les artistes de la collection Pigozzi dans son
propre portefeuille artistique. On n’est plus donc là dans la figure de
l’essentialisme stratégique, de la nécessité d’affirmer une identité culturelle
dans le domaine de l’art pour pénétrer dans le champ de l’art global. Okwi
Enwezor, à l’instar de Simon Njami ou de la Revue noire, a opéré un retrait
purement rhétorique par rapport au vieux commissaire « blanc » André
Magnin, dont le primitivisme fleure quelque peu le colonialisme, pour
émerger dans la conjoncture postcoloniale des arts contemporains du Sud
telle qu’elle existe aux États-Unis. Puis, dans un second temps, une fois le
vieil adversaire éliminé ou ringardisé, il s’est employé à reprendre à son
compte et à re-légitimer les valeurs artistiques défendues par ce dernier10.
Mais, tout en étant un commissaire pleinement « universel », un pur produit
de l’art global, Okwi Enwezor continue de jouer, parce qu’il s’agit de
deux niches de marché, sur les deux « tableaux » de l’art global et de la friche
africaine. Il pourrait en effet se contenter d’être un curateur global, se livrant à
la promotion d’œuvres « universelles », mais il a admirablement compris que
la « blackness » ou l’« African touch » faisait pleinement partie de sa gamme
d’actions artistiques.
Un dernier exemple illustrera mon propos, celui de l’achat par le Brooklyn
Museum d’œuvres de l’artiste global ghanéo-nigérian El Anatsui11. Selon
Claude Simard, galeriste new-yorkais, les responsables de ce musée, afin de
résoudre la tension entre art africain et art global, auraient décidé de placer
l’une de ses œuvres dans la section d’art contemporain, et l’autre dans la
partie africaine de ce même musée. Ce choix, dicté sans doute par la volonté
de satisfaire les attentes d’un public africain-américain, met en lumière la
palette des stratégies mises en œuvre dans le contexte à la fois multicultura-
liste, postcolonial et global qui est celui des États-Unis à l’heure actuelle. Au
sein de ce marché segmenté, composé d’une pluralité de niches culturelles, il
convient de faire en sorte que l’ensemble de la filière de l’art contemporain,
sous ses différentes facettes, réserve une place à la friche africaine ou bien
encore à ce que l’on pourrait nommer, en inversant la célèbre expression de
Marx (« le fétichisme de la marchandise »), la « marchandisation des
fétiches », qu’il s’agisse des fétiches de l’art tribal ou de ces nouveaux
fétiches – les œuvres d’art contemporain africain – dont le caractère magique
n’a pas totalement disparu. Car, à l’instar de ce que l’on peut observer dans le
domaine des arts de la scène, il s’agit toujours de faire entrer le public
occidental dans la transe et de permettre au public africain ou africain-
américain de se réapproprier cette figure sur le mode de l’objet partiel12. La
perversion identitaire serait alors de l’ordre de la métonymie ou de la
synecdoque : elle serait placée sous le double signe du fétichisme (de Brosses,
Freud) et de l’aliénation (Marx) empêchant la pleine jouissance de l’accès au
tout, à l’universel.
Cette réponse, apportée au commentaire extrêmement fouillé d’Éric
Villagordo, permettra je l’espère de faire avancer le débat sur la question
décisive de l’identité en art, et plus généralement de l’identité – question qui,
à n’en pas douter, n’est pas prêt de perdre de son actualité.
11. Sur EL ANATSUI, voir la thèse en cours, effectuée sous ma direction, de Stéphanie
VERGNAUD.
12. Cf. la participation du comédien congolais (Brazzaville) Dieudonné NIANGOUNA au
spectacle de Jean-Paul DELORE, « Sans doute », au Festival d’Avignon, juillet 2013.
11
Temporalités et espaces du musée
Jean-Loup AMSELLE
Alors que ce sujet est plutôt d’ordre historien, c’est en anthropologue que
je voudrais l’aborder, c’est-à-dire en tant que spécialiste de l’humain, au sens
le plus général de ce terme, de l’« anthropos » mais également de l’altérité
exotique, puisque, en général, le domaine des populations les plus « primi-
tives » de la planète est celui qu’on concède à ma discipline. Mais on verra
que l’altérité exotique est également partie prenante de la problématique de la
« contemporanéité » puisque le présent rendu passé ou le déni de contempo-
ranéité, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Johannes Fabian, est
au fondement de la philosophie de certains musées1. J’ajouterai une chose : en
matière d’art – et donc de musées –, sujet sur lequel j’ai un peu travaillé, je
me situe dans l’analyse institutionnelle, c’est-à-dire que je fais primer le
contenant sur le contenu ou l’enveloppe sur le produit. Pour moi, c’est en
effet le musée (ou la galerie d’art, les critiques, etc.) qui produisent l’art et
non l’inverse.
Tout musée, quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient (musée
patrimonial classique, musée de civilisation, etc.) est le produit d’une triple
histoire : une histoire muséale, une histoire propre et une histoire globale dans
laquelle il baigne. C’est ce que j’appellerai le paradigme muséal. Tout musée,
par ailleurs, s’inscrit dans un syntagme muséal, c’est-à-dire un espace proche
ou éloigné qui le met en relation ou le fait entrer en concurrence avec d’autres
musées.
1. Johannes FABIAN, Time and the Other. How Anthropology makes its Object, New
York, Columbia University Press, 1983.
218 ANTHROPOLITIQUES
jusqu’ici n’accueillait que les vieilles personnes allant admirer les toiles de
Van Gogh (je caricature, bien entendu), et qui désormais propose une
exposition sur le nu masculin (« Masculin/Masculin, l’homme nu dans l’art
de 1800 à nos jours ») qui se veut très « sexy » et, à ce titre, très contem-
poraine. Ce qui fait sa contemporanéité, en effet, c’est d’être dans l’air du
temps et, en ce sens, ce qui fait la contemporanéité du geste historique,
comme l’a montré Nicole Loraux, c’est l’anachronisme, le rapprochement
(parfois incongru comme dans le cas des statuettes africaines modifiées ou
embrochées sur une rôtissoire par l’artiste franco-philippin Gaston Damag7)
entre une œuvre du passé ou du lointain et un artefact moderne.
Dans le cas du MQB, cette obligation de contemporanéité se traduit par
l’organisation d’expositions temporaires consacrées aussi bien à des artistes
du sud contemporains (Yinka Shonibare, Romuald Hazoumé, artistes
aborigènes australiens, artistes « tribaux » indiens, mais pas les autres !) qu’à
des thèmes particuliers (Tarzan, Les Maîtres du désordre, Exposition maya)
ou à des colloques dans lesquels interviennent les stars des études post-
coloniales. Par là, le côté figé de la collection des objets d’« art premier » est
censé être contrebalancé par une approche focalisée sur l’aspect le plus
brûlant des cultures du sud contemporaines – le postcolonialisme – même si
ces expositions et interventions sont « primitivisées » à souhait. Je n’en
prendrai que quelques exemples. L’exposition sur « Tarzan » ou celle sur
« Les Maîtres du désordre » tirent les cultures exotiques du côté des « peuples
de la nature », au point de devenir emblématique de la proposition de ce
musée (je pense ici à « Tarzan ou Rousseau chez les Waziri »), ou bien elles
omettent de présenter avec une distance critique les croyances et les pratiques
des chamanes (« Les Maîtres du désordre »). L’exposition archéologique sur
les Maya du Guatemala, financée par la firme pétrolière Perenco, fait
l’impasse sur l’expulsion des Indiens de leurs terres, sur les dégâts provoqués
par l’exploitation pétrolière et sur la transformation de certaines parties de
cette zone en réserve touristique haut de gamme. Ainsi le MQB célèbre-t-il les
noces du primitivisme et du postcolonialisme, qui sont deux piliers majeurs
de l’idéologie contemporaine.
L’obligation postcoloniale de contemporanéité faite aux musées ne se
traduit cependant pas par une quelconque interactivité avec les ayants droit
contemporains – ou ceux qui se considèrent comme tels – de ces cultures.
Ceux-ci sont tenus soigneusement, dans la plupart des cas, à l’écart de
l’agencement de ces musées, ce qui contraste avec le Musée national de
l’Indien Américain de Washington, déjà évoqué, qui a été conçu en
7. Exposition « Paris pour escale », Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2000.
222 ANTHROPOLITIQUES
8. Amy LONETREE et Amanda J. COBB (eds), The National Museum of the American
Indian : Critical Conversations, University of Nebraska Press, 2008.
9. Marie MAUZÉ et Joëlle ROSTKOWSKI, « A New Kid on the Block. Le National
Museum of the American Indian », Journal de la Société des Américanistes, 2004,
90-2, p. 115-128.
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 223
10. Cf. Erendira Munoz AREYZAGA, Fragmentos de la identidad mexicana, op. cit.,
p. 174.
11. Cette cérémonie n’a pu avoir lieu que grâce à l’adoption de la loi spécifique
n° 2010-501 du 18 mai 2010 autorisant la restitution par la France des têtes maories
à la Nouvelle-Zélande. Sur toute cette question, voir le mémoire de master de
Noémie LANGLOIS, Postcolonialisme, primitivisme et essentialisme à travers le cas
de la restitution des têtes maories par la France, EHESS, 2013.
12. Mary Louise PRATT, « The Arts of the Contact Zone », Profession 91, 1991, p. 33-
40 ; James CLIFFORD, « Museums as Contact Zones ». in Routes: Travel and
Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, MA, Harvard University
Press, 1997, p. 188-219.
224 ANTHROPOLITIQUES
conclure sur ce point, je dirais que les musées de société, plus que des lieux
« où dialoguent des cultures », pour reprendre le slogan du MQB, sont des
lieux où s’affrontent des identités et des mémoires, mais aussi peut-être des
lieux où sont enterrées les luttes sociales, le sociétal recouvrant d’une certaine
façon le social. C’est donc à une géopolitique du musée qu’il conviendrait de
se livrer.
J’ai dit un peu plus haut que tout musée s’inscrivait également dans un
syntagme muséal. Cela signifie que dans la même ville, la même région, le
même pays ou au niveau international, un musée existe en proximité ou entre
en compétition avec les autres musées qui chassent sur les mêmes terres. À
Paris, par exemple le Musée Dapper entre en concurrence avec le MQB pour
ce qui est des Arts premiers, et il déploie d’ailleurs la même problématique,
avec la juxtaposition d’artefacts d’art premier et d’œuvres d’art contempo-
raines (cf. l’exposition d’octobre 2013 « Initiés Bassin du Congo/œuvres de
Romuald Hazoumé et ses célèbres « masques bidons »). Mais, on pourrait
trouver bien d’autres exemples.
Le musée et le contemporain
Je défendrai ici l’idée que ce n’est pas le musée qui est une chambre
d’enregistrement du contemporain et qui doit s’en faire l’écho mais plutôt, de
façon paradoxale, que c’est bien le musée qui fait, qui crée le contemporain.
Ni le présent, ni l’actuel ou l’actualité ne sont, ne font le contemporain. Ce
qu’enregistrent ou plutôt ce que fabriquent les médias, c’est-à-dire le domaine
de l’éphémère, ne rend pas pour autant le présent et l’actuel contemporains.
Ce qui fait contemporain le contemporain, c’est la scénographie, la pro-
position ou l’histoire que raconte tel ou tel musée. Le Musée d’art moderne
de la ville de Paris, par exemple, même s’il expose des œuvres d’art contem-
porain, n’est pas un musée « contemporain ». C’est un musée classique au
même titre que le Musée du Louvre. Même le Centre Pompidou, du fait du
poids de sa collection permanente, n’est pas véritablement ou totalement
contemporain en dépit d’une architecture qui était futuriste lorsqu’il fut
inauguré et d’expositions qui ont fait époque (« Les Immatériaux » en 1985,
« Les Magiciens de la Terre » en 1989, « Africa Remix » en 2005), ce qui
n’est pas le cas, à mon sens, des « Modernités multiples (1905-1970) » (2013)
dans laquelle l’accès à la pluralité des modernités artistiques du monde
13. Jean-Loup AMSELLE, L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain,
Paris, Flammarion, 2005.
226 ANTHROPOLITIQUES
16. Voir à ce sujet l’article de Marc O. MAIRE, « La Passion, noire et animiste, selon
Brett Bailey. Une expérience et une re-connaissance critique d’Exhibit B Festival
d’Avignon, 12- 23 Juillet 2013 », à paraître dans les Cahiers d’études africaines.
228 ANTHROPOLITIQUES
POSTURES ET RIPOSTES
12
Comment « Nous » sommes
devenus « Blancs » !
Jean-Loup AMSELLE
nations à l’encontre de ceux qui ont commis ces forfaits et proféré ces
insultes.
De ce point de vue, on ne peut que déplorer que l’instauration d’un
paradigme multiculturaliste et postcolonial, c’est-à-dire l’apparition d’une
fragmentation raciale de notre société, ait entraîné de façon quasiment
inévitable, la création d’une « communauté » ou d’une « race blanche », dont
les représentants les plus fragiles peuvent se sentir menacés dans leur exis-
tence par des groupes considérés jusqu’alors comme étant les seules victimes
de discriminations. Tout se passe comme si on s’était employé à leur faire
sentir qu’ils étaient unis par une communauté de destin avec les membres les
plus favorisés de la « communauté blanche ». L’un des dommages colla-
téraux les plus visibles du paradigme racial est en effet d’occulter les diffé-
rences de classe traversant les soi-disant communautés raciales. L’agression
raciste dont a été récemment victime un « blanc » s’est produite à la station
RER de la Gare du Nord et a été supposément commise par un « non-blanc »
qui a pris la fuite, son complice, qui seul comparaissait à l’audience du
tribunal, étant lui-même défini ou se définissant comme « blanc2 ». Bref, il
s’agit, pour reprendre une expression utilisée autrefois, de « contradictions au
sein du peuple », d’antagonismes opposant des individus appartenant en gros
à la même catégorie sociale (vendeur dans le prêt-à-porter, cuisinier), même
si ces antagonismes revêtent désormais une connotation raciale. Certes, le
défenseur du prévenu a eu raison de déclarer qu’« on fait de ce procès ce qu’il
n’est pas : le procès du racisme et pas celui d’un homme », rejoignant ainsi la
position de Sihem Souid évoquée plus haut. Mais d’un autre côté, on est
obligé d’observer que le « racisme anti-blanc », miroir du racisme anti-noir et
anti-arabe, est bel et bien devenu une réalité dans notre pays, ce qui a permis à
la LICRA de se constituer partie civile dans ce procès.
Malheureusement, il semble que la France soit entrée récemment dans une
sorte de tourbillon du modèle de la société raciale, qui est celle dans laquelle
nous vivons désormais. Les formes classiques de racisme et d’antisémitisme
certes perdurent, mais apparaissent concomitamment de nouvelles formes de
stigmatisation liées à la nouvelle problématique multiculturaliste et post-
coloniale et aux lois mémorielles qui lui sont associées. Dès lors, les insultes
racistes dont sont victimes les noirs et les Arabes, ne peuvent être perçues que
comme la conséquence d’une opération de relativisation, elle-même instaurée
par les défenseurs des anciennes victimes. Dans cette sorte de fuite en avant
de la mémoire et de l’identité, il y a fort à parier que les oppresseurs d’antan
(les pieds-noirs d’Algérie par exemple) vont utiliser la force de conviction du
2. Peine alourdie en appel pour une agression « anti-blanc », Le Monde, 21 janvier 2014.
234 ANTHROPOLITIQUES
Sylvère MBONDOBARI*
Dans un ouvrage publié dans les années 19701, Noam Chomsky affirme
que « dans ses rapports avec la société, on devrait attendre d’une université
libre qu’elle soit, en un sens, “subversive”2 ». Il précise dans une perspective
inter- et transdisciplinaire que « les travaux passionnants, que ce soit dans le
domaine des sciences, de la technologie ou des arts, sondent les limites de la
compréhension et tentent de créer des alternatives aux hypothèses
conventionnelles3 ». La subversion, la recherche des limites et des alternatives
aux hypothèses conventionnelles voire traditionnelles seraient donc, selon
Chomsky, au fondement même de l’esprit universitaire ou intellectuel4. En ce
5. Ibid., p. 53.
6. Reinhart KOSELLECK, Epochenschwelle und Epochenbewusstsein, München, Fink,
1987. Hans BLUMENBERG, Aspekte der Epochenschwelle, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1976.
7. François, CUSSET, « Le champ postcolonial et l’épouvantail postmoderne. À propos
de Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes »,
La Revue internationale des Livres et des Idées, 06/05/2010 [http//www.
revuedeslivres.net/articles.php?idArt=209, consulté le 30.04.2014].
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 237
8. Ibid.
9. Daniel DELAS, « Écriture universitaire et prophétisme », dans Études littéraires
africaines, n° 36/2013, Nancy, 2014, p. 138. DELAS se réfère à Edgar MORIN qui,
dans Le Monde du 30 octobre 2013, écrivait : « La mission de l’enseignement est de
nous préparer à vivre. Or il manque à l’enseignement, du primaire à l’université, de
fournir des connaissances vitales. Ainsi on n’enseigne pas ce que c’est être humain :
les savoirs sont dispersés et compartimentés dans les sciences humaines et
biologiques ».
238 ANTHROPOLITIQUES
L’anthropologue et l’historien
Rien n’est plus dissemblable à première vue que l’intention qui anime
Jean-Loup Amselle et celle d’Achille Mbembe. J.-L. Amselle, anthropologue
et ethnologue africaniste, d’origine marseillaise, spécialiste des cultures de
l’Afrique de l’Ouest (Mali, Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal) incarne l’intel-
lectuel parisien fortement engagé dans le débat public en France. Au début
des années 1970, il développe une prédilection pour l’étude des rencontres
interculturelles en publiant des travaux sur les migrations africaines10, sur
l’ethnicité11, le métissage12, l’identité et le multiculturalisme13. Au cours des
années 2000 marquées par l’appel du « mouvement des Indigènes de la
République », la crise des banlieues françaises (2005 et 2007), les débats
controversés sur le rôle positif de la colonisation, sur l’identité nationale,
Amselle participe activement aux échanges universitaires ou médiatiques sur
le postcolonialisme en France, notamment en publiant L’Occident décroché
(2008)14 puis Rétrovolutions (2010)15, deux ouvrages qui vont susciter de
vives réactions. Au-delà de la diversité des points de vue qu’elle engage, cette
œuvre complexe, reflet de l’érudition de son auteur, dirige le regard du lecteur
de l’Afrique vers la France et le monde de manière infiniment variée.
L’univers qu’elle nous révèle est en mouvement permanent et perpétuel, rien
n’y est figé, et chaque décennie apparaît comme une reconfiguration des
rapports humains. J.-L. Amselle met en avant l’étude des représentations dans
leur rapport avec la société, analyse les formes d’expression, la construction
des significations et des identités individuelles et collectives en même qu’il
suit la trajectoire des concepts en introduisant l’histoire dans la réflexion
ethnologique. La prise en considération, dès le début des années 1980, de
« Toute ma vie, j’ai été hanté par les primitivismes. Tout au long de mon
existence, j’ai éprouvé des sentiments d’attraction et de répulsion pour la
figure de l’autre exotique tel qu’il s’incarne dans ce qu’on nomme aujour-
d’hui, de façon détestable, les “cultures du monde”. [...] Indigéniser, primi-
tiviser, revient donc en définitive à placer les acteurs sociaux sous le regard de
l’État, et donc d’une certaine façon à les infantiliser20 ».
20. Jean-Loup AMSELLE, Rétrovolutions, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2010,
p. 229 et p. 231.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 241
25. Lire la recension d’Anthony MANGEON (« Vers une Afrique future. À propos
d’Achille Mbembe », Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée,
Paris, La Découverte, 2010) publiée sur Culturessud.com [http://www.culturessud.
com/contenu.php?id=362] ; consulté le 30 avril 2014]. Mangeon lit trois temps forts
dans cet ouvrage. Le premier proposerait une « politique de la mémoire visant
notamment à donner toute sa force subversive à la sépulture ». La seconde partie
s’achèverait sur une forme de prophétie dans laquelle Mbembe annoncerait
qu’« une pulsion de mort est à l’œuvre derrière ce rejet de l’autre, et on ne fonde
pas une société viable sur un tel projet nécropolitique ». La troisième et dernière
partie de l’ouvrage est une écriture de « l’Afrique sur la longue durée et dans le jeu
complexe des relations internationales, désormais marquées par la mondialisation ».
26. Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine [2000], Paris, Karthala, 2005.
27. Voir notamment Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre,
Paris, Fayard, 1989. Reprenant une expression courante en Afrique centrale (« la
politique du ventre »), Bayart propose une analyse des institutions et du pouvoir
politique qui tiendrait compte de la sociologie et de l’historicité des sociétés
africaines. L’idée de Bayart est de mettre fin à une analyse de l’État fondée
uniquement sur des paradigmes occidentaux (structure ethnique, démocratie,
autoritarisme, produit intérieur brut, etc.) et sur les questions de développement. Il
montre, entre autres, que l’État est perçu comme une affaire du clan, un lieu
d’enrichissement personnel, un moyen d’accès aux privilèges et aux prestiges
divers. Il ne faut pas penser l’ethnie comme une fin en soi mais comme un moyen
de consolidation d’un système social de domination. Son analyse devrait donc
« dégager les processus selon lesquels se forment ces coalitions, les matériaux
historiques dont elles usent, les répertoires culturels dans lesquels elles puisent ».
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 243
« Parmi ceux qui sont allés le plus loin dans l’exploration de ce complexe,
l’historien Achille Mbembe a accumulé un travail empirique et théorique
particulièrement novateur. Ses nombreux écrits s’écartent des analyses
classiques de la situation coloniale comme affrontement de mondes et de
valeurs mutuellement excluantes et proposent une description serrée des effets
de circulation de pouvoir et de résistance. Mais surtout, Achille Mbembe
montre comment la colonisation, bien plutôt qu’elle ne provoque la disparition
des patrimoines culturels et idéologiques africains locaux superpose à ceux-ci
de nouvelles couches de sens et action. Le colonisé, qui se situe et agit désor-
mais dans des univers sociaux concurrents, cultive sa capacité à se projeter sur
plusieurs scènes d’action, à multiplier ses identités domestiques et publiques.
Il tente d’accumuler les ressources idéologiques ou économiques que celles-ci
soient européennes, locales, régionales, collectives ou personnelles28 ».
30. Edward W. SAID, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978 ; traduction
française : L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980.
31. Gayatri Chakravorty SPIVAK, A critique of Postcolonial Reason. Toward a History
of Vanishing Present, Cambridge, Harward University Press, 1999.
32. Homi BHABHA, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.
33. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Enjeux politiques de l’histoire coloniale,
Marseille, Agone, 2009.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 245
Telle que conçue par Mbembe, la pensée postcoloniale a donc une visée
intégrative qui, à partir d’une mise en relation de l’ici et de l’ailleurs, du
colonial et du postcolonial, tente d’interpréter les rapports entre « le centre »
et « la périphérie » en même temps qu’elle négocie un décentrement de la
parole. En somme, Mbembe pose une question fondamentale, celle d’une
triple articulation. Premièrement, il s’agit de mettre en relation l’histoire et la
culture nationales des anciennes métropoles avec l’histoire et la culture
nationales des anciennes colonies. Deuxièmement, elle vise le rétablissement
du lien entre Bibliothèque nationale et Bibliothèque coloniale et enfin, elle
revendique une mondialisation des échanges et des savoirs41. Achille
Mbembe se positionne comme un médiateur, voire un « douanier » au sens où
il envisage d’évaluer la qualité des flux, le contenu des échanges et le statut
des agents. Il faut bien l’avouer, ce « douanier » n’a pas toujours été tendre ni
avec la République ni avec l’Afrique42. La seconde édition de De la post-
colonie présente un intérêt particulier pour la réflexion sur le postcolonia-
lisme, notamment dans son « Avant-propos » où Achille Mbembe revient sur
les différentes objections formulées par la critique en même temps qu’il
précise son approche et sa pensée. D’emblée, il prend ses distances avec trois
types de discours qui « ont montré leurs limites ». Mbembe critique tour à
tour l’afro-pessismisme, qui serait « un avatar de l’imagination raciste43 »,
l’africanisme qui serait « incapable de penser philosophiquement et de façon
transversale44 », et l’afro-radicalisme dont l’une des principales variantes
serait « l’afrocentrisme ». A. Mbembe précise qu’« Afro-radicalisme et
afrocentrisme naissent d’une entaille originelle : la rencontre entre l’Afrique
et son grand Autre, l’Occident. À plusieurs égards, cette rencontre est vécue
comme un viol45 ».
Le second intérêt de cet « Avant-propos » vient des réserves que
A. Mbembe émet à propos des études subalternes (subaltern studies) et des
41. Jackie ASSAYAG, La mondialisation des sciences sociales, Paris, Téraèdre, 2010.
Lire particulièrement le chapitre « Comment devient-on un penseur post-
colonial ? », p. 201-225 ; Ella SHOHAT, « Notes sur le ‘postcolonial’ », Mouvement,
n° 51, septembre-octobre 2007, p. 81-89.
42. À ce sujet, la présentation de Mbembe par Jean-Loup Amselle ne manque pas
d’intérêt. Il révèle que « présenté comme le fourrier des idées des anciens
colonisateurs et des impérialistes dominants, Achille Mbembe a pu être ainsi
vilipendé par tous ceux qui étaient restés fidèles aux idées marxistes ou anti-
impérialistes de naguère. Attribuant au premier chef les difficultés de l’Afrique aux
Africains eux-mêmes, il a pu sembler blâmer les victimes, en oubliant de
mentionner les causes historiques et sociales de leur déréliction » (L’Occident
décroché, op. cit., p. 92).
43. Achille MBEMBE, De la postcolonie, op. cit., p. IX.
44. Idem.
45. Ibid., p. X.
248 ANTHROPOLITIQUES
Conclusion
Bibliographie
J.-L. Amselle : Merci pour cette analyse très fouillée, très subtile, et très
habilement menée du rapprochement que vous avez tenté entre la pensée
d’Achille Mbembe et la mienne. J’ai toujours été frappé par la violence des
réactions, des positions d’Achille Mbembe à mon égard, parce que personnel-
lement je ne l’ai jamais attaqué de façon virulente. Les seules choses que j’ai
écrites sur lui sont dans L’Occident décroché. Il y a un passage qui lui est
spécifiquement consacré, mais disons que le chapitre dans lequel je parle de
sa pensée, de son œuvre traite en fait plutôt du CODESRIA à Dakar, une ONG
africaine qui ne recrute que des Africains et qui essaie justement – et c’était
ça, au fond, l’objet de ce chapitre de L’Occident décroché – de savoir s’il y a
véritablement un paradigme africain dans les sciences sociales. C’était
uniquement par rapport à cette question que j’ai examiné la position d’Achille
Mbembe, qui a occupé un poste important dans cet organisme autour des
années 2000. Quoi qu’il en soit, le passage qui lui est consacré n’était pas
spécialement critique à son égard, et je me suis donc toujours demandé
pourquoi il avait réagi aussi violemment à L’Occident décroché et, au fond,
en vous écoutant, mais je n’y avais pas pensé auparavant, il semble que pour
lui je suis une sorte de gêneur. Je le gêne sans doute en raison de toutes les
analyses que j’ai développées dans Vers un multiculturalisme français, ou à
propos de l’ethnicisation de la société française, critique que j’ai récemment
opérée sur la base d’une déconstruction préalable de l’ethnicisation coloniale.
Je pense que, de ce point de vue, je suis gênant parce que je ne corresponds
pas à l’idée que Mbembe se fait de l’africanisme. Je suis un africaniste
critique et d’autre part, et c’est peut-être cela le plus important, je le gêne
aussi parce que je suis un critique assez rigoureux du postcolonialisme et des
études sur les subalternes, et que lui-même tache également de se différencier
des postcolonialistes ou des subalternistes. Donc je le gêne de deux façons : il
estime peut-être qu’il est plus apte, parce qu’il est Africain, à pouvoir
légitimement critiquer le postcolonialisme. Mbembe me semble donc avoir
un problème avec moi, tandis que je n’ai pas tellement de problème avec lui...
Quant au multiculturalisme, vous avez cité Senghor : même si ses œuvres
ne font pas partie de mes livres de chevet, je crois qu’évidemment on peut
256 ANTHROPOLITIQUES
seulement trois pages, où il ne dit rien de précis, sinon qu’il a tout dit, et que
finalement son livre De la Postcolonie annonçait ce qu’il s’est passé, qu’il a
dénoncé la racialisation des rapports sociaux, etc. Je pense qu’il se trompe de
cible quand il s’attaque au républicanisme en assimilant finalement la défense
du républicanisme à une proposition réactionnaire et en assimilant ensuite
cela aux positions de Jean-Loup. Il procède par amalgames et c’est très
étonnant. Il y a eu aussi une émission sur RFI, où le propos de Mbembe sur
Jean-Loup était vraiment au niveau de l’attaque ad hominem et à partir du
moment où il ne discute plus des idées, mais disqualifie simplement pour
occuper le terrain, ça me paraît beaucoup plus contestable.
Nicolas Martin-Granel : Je voulais vous demander pourquoi vous ne
faites pas trop allusion au dernier livre, Sortir de la grande nuit, par rapport à
De la postcolonie : il me semble qu’il y a quand même une rupture. Et c’est
ce qui me permet de poser une question à Jean-Loup, car ce qui relie Mbembe
et Jean-Loup Amselle, c’est peut-être leur rapport avec Foucault, et sa
réflexion sur la biopolitique, la politique des races, la guerre des deux races,
etc. Je pense que c’est vraiment l’auteur qu’il y a entre eux, et qui est le lieu
du malentendu, et c’est vrai que le positionnement de Mbembe, surtout sur la
question de l’altérité dans Sortir de la grande nuit, est quand même, je ne
dirais pas ambiguë mais contradictoire d’un chapitre à l’autre, reprochant
qu’on n’ait pas pris en compte en France l’Altérité, avec un grand A : j’y vois
finalement une altération de la pensée originelle d’Achille Mbembe qui a
quand même versé dans les Postcolonial Studies.
A. Mangeon : C’est là qu’il y a un paradoxe, comme l’a souligné Sylvère.
Dans De la Postcolonie, Mbembe veut se démarquer des Postcolonial
Studies, et finalement il s’associe avec Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, etc.,
et il accepte l’affiliation avec les « Postcolonial Studies à la française » – non
sans un certain malaise : il énonce par exemple ses propos à la première
personne du pluriel, s’incluant donc dans un « nous » collectif qui serait la
communauté française, tout en disant finalement que cette communauté
française a toujours rejeté l’Afrique. Il se veut détaché des études post-
coloniales et en même temps il adoube complètement un mouvement qui se
revendique du postcolonial. Et là, les auteurs de Ruptures postcoloniales sont
dans la prophétie autoréalisatrice : nous sommes, disent-ils, les postcoloniaux
en France, ainsi que les défenseurs des études postcoloniales, et donc tout ce
qui n’entre pas dans leur logique, qui serait une logique d’école, se trouve
disqualifié, soit par le silence, soit par l’attaque. L’attaque se fait évidemment
à l’égard de la figure qui occupe le devant de la scène et qui peut faire de
l’ombre, parce que sinon la stratégie a plutôt été de passer sous silence un
certain nombre de publications. Sur le postcolonial, il y en a eu en effet
beaucoup, en France, mais faire croire qu’ils inventent la roue avec La
258 ANTHROPOLITIQUES
Anthony MANGEON*
et Brice Herbert NGOUANGUI**
* Université de Strasbourg.
** Université Paul-Valéry.
262 ANTHROPOLITIQUES
Manville, qu’il créa le Front des Antillais et de la Guyane, front qui militait pour
l’autonomie des territoires et des Français d’Outre-mer.
7. Ce regard particulier porté sur l’histoire des Antilles et sur les conséquences de
cette dernière est précisément ce qui, à la fois, le relie et le sépare de la négritude.
Dans ses premières prises de parole et dans ses premiers écrits (voir « Note sur une
poésie nationale chez les peuples noirs »), Glissant insiste sur l’importance de
considérer le « drame » historique à l’origine de l’apparition des Antilles actuelles
sur le théâtre mondial. Dans Le Discours antillais, il explique : « L’idée de l’unité
antillaise est une reconquête culturelle. Elle nous réinstalle dans la vérité de notre
être, elle milite pour notre émancipation. C’est une idée qui ne peut pas être prise en
compte pour nous par d’autres : l’unité antillaise ne peut pas être téléguidée. »
(Édouard GLISSANT, Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1997, p. 24).
8. Paul NIGER, « L’Assimilation forme suprême du colonialisme », dans Esprit,
numéro spécial, Jean-Marie DOMENACH (dir.), Les Antilles avant qu’il ne soit trop
tard, n° 305, avril 1962, p. 518-532.
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 265
13. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
14. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 7.
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 267
15. Édouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996,
p. 22-23.
16. Édouard GLISSANT, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
268 ANTHROPOLITIQUES
Paradigmes et divergences
20. Glissant écrit, très exactement : « Tu échanges, changeant avec l’autre, sans
pourtant te perdre ni te dénaturer » (La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris,
Gallimard, 2005, p. 38).
21. Voir notamment Logiques métisses (rééd. Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 11-
12) ; L’art de la friche, op. cit., p. 119 et p. 124 ; L’Occident décroché, op. cit.,
p. 22 et p. 176.
22. Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théories postcoloniales, Paris, PUF,
1999.
23. Marie-Christine ROCHMANN, « Situation d’Édouard Glissant dans le champ des
études postcoloniales », dans Anthony MANGEON (dir.), Postures postcoloniales,
Domaines africains et antillais, Paris, Karthala, 2012, p. 209-229.
270 ANTHROPOLITIQUES
24. Dans cet essai, Jean-Loup AMSELLE analyse ce qui pourrait être à l’origine des
tendances au durcissement identitaire observé en France ces dernières années. Il
entreprend de montrer par exemple comment la quête de visibilité (dans le tissu
social) de groupes minoritaires passe par la valorisation et le brandissement de leurs
différences (identitaires et culturelles), à travers notamment la création d’asso-
ciations et diverses organisations ou des mouvements sociaux. Pour Amselle, cette
quête de la différence, dont le corollaire est souvent la remise en cause de l’uni-
versalisme et des valeurs républicaines, telle l’égalité, contribue à ethniciser les
rapports sociaux. C’est dans cette perspective qu’il consacre un chapitre intitulé
« Négritude, Créolisation, Créolité », aux mouvements de revendication politique,
culturelle, et identitaire qui se sont développés outre-mer à partir des années 1930.
Il établit un lien de cause à effet entre les problèmes sociaux de la France actuelle
dont témoignent par exemple les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues
françaises et les luttes politiques, menées par certains intellectuels issus des
anciennes colonies françaises (Aimé Césaire, Frantz Fanon, etc.). Par ailleurs, Jean-
Loup Amselle établit des symétries entre des réflexions formulées par diverses
générations d’intellectuels antillais. Le dénominateur commun se réduit, selon lui, à
l’abandon de l’universalisme et au brandissement des propriétés culturelles
singulières. Cette tendance contribue, selon Jean-Loup Amselle, à ethniciser la
France. Au sujet d’Édouard Glissant, l’anthropologue conclut que « cet abandon, ou
cette défaite d’un universel, abusivement associé à l’Occident, rapproche de fait la
pensée de Glissant d’autres modes d’essentialisme, qui l’ont précédée ou qui l’ont
suivie, comme la négritude ou la créolité » (Jean-Loup AMSELLE, L’Ethnicisation
de la France, op. cit., p. 104).
25. AMSELLE semble implicitement le reconnaître lorsqu’il écrit : « Le “Tout-Monde”,
pour reprendre l’expression de Glissant, n’est donc pas un phénomène nouveau et,
plutôt que de concevoir la modernité, la postmodernité ou la surmodernité comme
une rupture radicale avec un autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il
serait préférable d’y voir un changement du rapport entre des masses, une sorte de
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 271
Amselle et Glissant défendent les contacts entre les cultures, les syncrétismes
et ils critiquent semblablement le durcissement des identités ou les tendances
à l’homogénéisation. L’analyse nous conduit toutefois à conclure que les
réflexions d’Amselle et Glissant sont surtout construites à partir de para-
digmes différents.
La créolisation de Glissant prend en effet comme point de départ le trau-
matisme de la traite, et la cale du bateau puis la plantation comme matrices de
nouvelles cultures et identités créoles dont il souligne alors l’exemplarité pour
le « devenir tout-monde ». Quant à Jean-Loup Amselle, il part plutôt de la
« défaite du continu26 », c’est-à-dire de la rupture opérée à l’époque coloniale
par le développement de la raciologie et de l’ethnologie européennes dans les
vastes chaînes de société en prise avec diverses dynamiques de globalisation.
Cette rupture aurait, selon l’anthropologue, favorisé le développement d’un
nouvel ordre, et notamment un triomphe du paradigme de la guerre des races
ou des cultures, puis la construction en miroir d’un paradigme du génocide
comme nouveau prisme d’interprétation de l’histoire. Pour Amselle, Glissant
participerait précisément de ce paradigme à force d’insister sur le traumatisme
de la traite. Amselle critique également la créolisation parce qu’elle suppose,
selon lui, des identités pures avant le mélange. Or Édouard Glissant se défie
tout autant du goût des origines que de l’obsession pour la pureté identitaire.
À ce premier malentendu, on peut ajouter une divergence plus marquée entre
les deux auteurs. La réflexion de Jean-Loup Amselle va de la proclamation de
l’universalité des cultures – en valorisant ce qu’elles ont en commun, à savoir
le branchement perpétuel – à la défense d’un modèle politique précis :
l’atomisme républicain. Cette approche, contrairement à celle de Glissant, se
caractérise par l’indifférence à l’égard des propriétés culturelles. Or Glissant
s’avère justement très critique à l’égard de cet universalisme, dont il dénonce
notamment la propension à réduire la diversité des expressions culturelles
dans un modèle unique d’intégration. La question qui demeure posée par
Édouard Glissant est donc la suivante : l’assimilation politique peut-elle être
une fin et une raison suffisante qui justifierait l’indifférence voire la défiance
à l’égard des différenciations culturelles ?
mécanique des fluides. [...] Le brassage des sociétés, des civilisations est une
constante de l’histoire universelle » (Branchements, op. cit., p. 43-44).
26. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 183.
272 ANTHROPOLITIQUES
Bibliographie
déjà très malade à cette époque. En tout cas on peut noter chez lui la persis-
tance d’un certain culturalisme et d’un certain essentialisme, au-delà de sa
critique de la Négritude, et aussi de la Créolité telle qu’elle a été développée
par Bernabé, Confiant et Chamoiseau.
Brice Ngouangui : L’un des aspects qui me paraît important dans l’œuvre
de Glissant, c’est le dynamisme de sa pensée. Si on se réfère par exemple aux
textes qu’il a publiés vers la fin des années 50, dans des revues telles
qu’Esprit, ou dans les années soixante, dans Les Lettres nouvelles, on se rend
compte qu’Édouard Glissant, dans ces textes-là, aborde déjà les éléments
qu’on va retrouver dix, vingt ans plus tard dans Le Discours antillais puis
dans Poétique de la relation. C’est une pensée dynamique qui bouge beau-
coup, change souvent, se modifie, se réajuste et qui, je pense, jusqu’à sa mort,
a évolué toujours dans cette perspective autoréflexive du réajustement,
d’autocritique, etc. Donc sur ce point il faut souligner qu’Edouard Glissant a
évolué par rapport à la notion de métissage ; par exemple, dans ses premières
œuvres, il est clair qu’on peut très facilement se tromper ou se perdre dans
l’usage qu’il fait des deux termes, métissage et créolisation, mais dans ses
dernières œuvres il me semble qu’il a quand même essayé de marquer une
distinction nette entre plusieurs notions qu’il a eu l’habitude d’employer très
souvent.
Anthony Mangeon : Il me semble qu’on pourrait voir un autre point
commun entre les deux pensées que vous avez confrontées, c’est la prégnance
d’un certain modèle linguistique. « Créolisation », on voit que l’horizon est
linguistique, et chez Jean-Loup, quand vous avez exposé la citation où il
définit le branchement, il y a certes la métaphore électronique ou infor-
matique mais derrière cette métaphore il y a aussi un modèle linguistique,
présent à travers tout un vocabulaire de la dérivation, de la relexification, le
jeu sur la sémantique, etc. Or qu’est-ce qui se trouve dérivé ? Jean-Loup parle
de « dérivation de signifiants globaux dans des signifiés particularistes ». Et
c’est là que j’ai une question pour Jean-Loup, qui exprime une forte défiance
vis-à-vis des logiques d’opposition binaire, et on a rappelé hier qu’il y avait
une certaine affinité entre sa pensée et celle de Henri Meschonnic. Or il me
semble que Meschonnic, dans sa pensée du continu et dans sa manière de
penser le langage, a bien insisté sur la nécessité de se débarrasser de tout
dualisme et notamment du dualisme inscrit à l’intérieur du signe.
L’opposition signifiant-signifié, c’est un peu la même chose que l’opposition
entre le corps et l’esprit, on reste dans une sorte de cartésianisme. Et au fond,
dans les branchements, ce qui circule, ce sont les significations. Donc est-ce
qu’il n’y aurait pas là une reprise assez structuraliste de l’opposition entre
signifiant et signifié, et comment Jean-Loup la concilie-t-il avec sa propre
pensée qui me semble beaucoup moins dualiste que ça, en vérité ?
276 ANTHROPOLITIQUES
l’école par l’association c’est un problème pour l’État italien, mais quand
même c’est une ressource et les enfants ne sont pas contents parce qu’on les
oblige à apprendre le bangladeshi et ils sont frustrés car ils ont envie, quant à
eux, d’apprendre l’anglais parce qu’ils voient dans cette langue la possibilité
d’aller à Londres chez d’autres parents qui sont traités de façon très différente
par rapport à la place sociale des parents bangladeshi avant. Donc quelle est
leur identité ? Sont-ils des Italiens ? Oui, par la langue, parce qu’ils sont nés
en Italie et ils parlent italien. Sont-ils des Bangladeshi ? Oui, un peu mais
dans une filiation strictement familiale ; et en même temps leurs aspirations
sont l’Angleterre, donc leur modèle est plutôt le multiculturalisme anglais.
Alors là, je crois que c’est très difficile d’avoir une vision réductrice.
J.-L. Amselle : Et a priori. C’est ça le problème.
M. Del Fiol : Là je suis parfaitement d’accord. On n’est pas dans des
catégories d’appartenance a priori qui surdéterminent ontologiquement, c’est
du bricolage au cas par cas...
Bernard Traimond : Il y a une discipline qui s’occupe justement d’aller
voir ce qui se passe concrètement, d’aller voir les gens, d’aller enquêter... Ce
n’est pas l’anthropologie ?
J.-L. Amselle : C’est par le parcours biographique, par l’examen des
histoires de vie, qu’on arrive à saisir ce genre de choses. Ce n’est pas en
plaquant des accroches en termes de groupe, comme le font les sociologues.
Là, je défends aussi l’anthropologie !
Tal Sela : Une petite question. Vous avez dit tout à l’heure que pour vous,
l’universalisme c’est le pouvoir d’une culture de se nourrir d’une autre et puis
vous avez dit que lorsqu’on essaie de définir la culture on n’y arrive pas parce
que c’est tellement composé qu’il y a une contradiction. Ma question porte
donc sur le sens que vous donnez à la notion de culture.
J.-L. Amselle : Justement, c’est ça le problème ! Moi je serais assez
nominaliste. C’est une notion qui réfère surtout au passé de l’individu, c’est
ce qui reste quand on a tout oublié.
QUATRIÈME PARTIE
D’AUTRES HORIZONS
15
Tahtâwî, L’Or de Paris et la Nahda :
un branchement de l’Islam1
sur l’Occident ?
1. Dans ce qui suit, on écrira « islam », avec une minuscule, pour désigner la religion
musulmane, et « Islam », avec une majuscule, pour faire référence à la civilisation
musulmane dans son ensemble.
* Université Paul-Valéry - Montpellier III, Rirra 21.
284 ANTHROPOLITIQUES
doit pas être confondue avec l’évolution parallèle qui, dans la seconde partie
du siècle, l’accompagne au plan de la pensée religieuse avec Jamâl al-Dîn al-
Afghânî (1839-1897), Muhammad Abduh (1849-1905) puis Rachid Ridhâ
(1865-1935), que l’on nomme « islah », à la fois « réforme » et « réfor-
misme ». Cet islah peut être décrit comme une tentative intellectuelle majeure
pour définir l’islam exclusivement par référence à ses sources authentiques
(Coran, Sunna et les « salaf al-sâlih », les « pieux anciens ») et pour faire en
sorte que la vie des musulmans reste conforme, malgré les évolutions
historiques, aux valeurs fondamentales de leur religion.
La nahda couvre donc une période qui va du premier tiers du XIXe siècle à
la fin de la Première Guerre mondiale. Cela ne signifie évidemment pas qu’il
n’y ait pas eu auparavant de contacts entre le monde musulman et l’Europe,
car les deux aires n’ont jamais cessé d’avoir des relations et des échanges
(diplomatiques, économiques, culturels) depuis la naissance de l’islam. Mais
l’expédition d’Égypte fait entrer ces rapports dans une tout autre dimension,
une tout autre échelle : bien qu’elle soit militairement un échec pour la
France, elle crée en effet une onde de choc immense dans l’ensemble du
monde arabo-musulman, en premier lieu en Égypte. Au plan culturel
(politique, scientifique et technique), l’impact de cette rencontre est très
profond, grâce à l’influence des savants, ingénieurs et médecins amenés par
Bonaparte avec son armée, qui ouvrent l’élite égyptienne à la pensée
occidentale moderne. Plus généralement, cette influence française et plus
globalement européenne entraîne rapidement la profonde modernisation
économique, sociale et culturelle de l’Égypte (ainsi que de la Tunisie, tandis
que la Turquie subit parallèlement au cœur même de l’empire ottoman la
pression inexorable de la civilisation européenne), dès le premier tiers du
XIXe siècle, sous l’impulsion du pacha Mohammed Ali (1804-1849), et dans
la seconde partie du siècle avec son successeur Ismail (1863-1879).
Le contexte historique de la nahda est donc marqué par l’hégémonie
progressive de l’Europe sur l’Islam. À partir du XIXe siècle, la globalisation
musulmane, qui avait largement dominé un immense territoire pendant de
nombreux siècles, passe de plus en plus étroitement sous la domination d’une
autre globalisation, désormais supérieure, la globalisation européenne. C’est
ce rapport de force historique défavorable à l’Islam qui surdétermine
l’évolution de la nahda au cours du XIXe siècle : de la confiance optimiste des
débuts (nourrie par l’espoir que l’introduction du progrès technique, scienti-
fique et culturel de l’Occident permettra à l’Islam de rattraper son retard
historique) à la désillusion, l’amertume et le ressentiment provoqués au début
du XXe siècle par le diktat de la domination coloniale et la contradiction
cynique entre les idéaux européens de liberté et la réalité brutale de l’occu-
pation militaire occidentale. Cette domination de plus en plus écrasante de
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 285
l’Occident finira par faire échouer les tentatives arabes pour construire un
avenir capable de réunir le meilleur du présent européen et du passé arabe, et
elle engendrera progressivement le rejet nationaliste et anticolonialiste de
l’Occident. La consolidation de cette domination occidentale tout au long du
XXe siècle poussera d’ailleurs l’Islam, malgré les multiples liens entre les
deux aires de civilisation, malgré leurs multiples enchevêtrements culturels et
historiques, à considérer de plus en plus clairement l’Occident comme son
« Autre » privilégié : conçu, dans la vision libérale des différents courants
modernistes de l’islam, sous la forme d’une différence relationnelle entre
deux identités historiquement construites et évolutives ; ou à l’inverse, dans la
vision des différentes tendances islamistes, sous la forme d’une altérité onto-
logiquement distincte et antagonique, par un essentialisme de résistance et
d’affirmation religieuse de soi.
L’envoi par Mohammed Ali de missions scolaires en France à partir
de 1826 a joué un rôle capital dans l’avènement de la nahda, en ouvrant la
formation des élites égyptiennes et arabes au modèle de la civilisation
européenne et en favorisant la diffusion en Islam de la modernité occidentale.
L’histoire à double sens de cette relation franco-égyptienne a d’ailleurs fait
l’objet de multiples travaux, moins du reste sur le versant « occidentaliste »
du monde arabo-musulman2, dont le champ reste encore à défricher, que sur
le versant orientaliste de l’Occident, où les études en revanche abondent. On
se reportera notamment à l’approche érudite qu’Anouar Louca a proposée
dans son ouvrage de référence Voyageurs et écrivains égyptiens en France au
3
XIX e siècle (1970), dont on retiendra tout particulièrement les chapitres
concernant la vie de Tahtâwî et la première mission scolaire égyptienne à
Paris en 1826.
Né en Haute-Égypte dans une famille religieuse, Tahtâwî avait été formé
dans la grande université al-Azhâr du Caire, où il s’était lié d’amitié avec un
maître (shaykh), Hassan al-’Attar, plus ouvert que les autres, versé dans la
plupart des disciplines religieuses et profanes, passionné de littérature égale-
ment, qui avait décelé immédiatement sa valeur et en avait fait son disciple
2. Il existe toutefois sur cette question plusieurs ouvrages de référence, qui proposent
une approche historique large du monde arabo-musulman ou qui s’attachent à une
étude plus spécifiquement centrée sur l’histoire culturelle et intellectuelle de la
rencontre arabo-musulmane avec l’Occident. On citera notamment deux livres
parus récemment en anglais : Elisabeth Suzanne KASSAB, Contemporary arab
thought. Cultural critique in comparative perspective, New York, Columbia
University Press, 2010 ; et Robbert WOLTERING, Occidentalisms in the arab world.
Ideology and images of the West in the Egyptian media, Londres/New York, I. B.
Tauris & Co Ltd, 2011.
3. Anouar LOUCA, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIX e siècle, Paris,
Didier, 1970.
286 ANTHROPOLITIQUES
« J’ai pris Dieu [...] à témoin que dans tout ce que je dirai, je ne m’écarterai
point de la voie de la vérité et que j’exprimerai franchement les jugements
favorables que me permettra mon esprit sur certains us et coutumes de ces
pays, cela selon les cas particuliers. Bien entendu, je ne saurais approuver que
ce qui ne s’oppose pas au texte de la Loi rapporté par Muhammad10 ».
« Tu vois donc clairement que le roi de France n’est pas un maître absolu,
et que la politique française est une loi restrictive, de telle sorte que le
gouverneur est le roi, à condition qu’il agisse selon la teneur des lois
qu’agréent les membres des divans. Tu vois aussi que le divan des pairs
défend le roi et que celui des députés plaide pour le peuple15 ».
« C’est pour que tu saches comment leurs raisons ont jugé que la justice et
l’équité constituent des facteurs de la civilisation des royaumes, du repos des
hommes, et comment gouverneurs et sujets s’y sont conformés, à tel point que
leur pays a prospéré, leurs connaissances se sont multipliées, leurs richesses
D’où la tension qui s’installe dans son livre entre d’une part sa fidélité à
l’islam, et d’autre part les raisonnements philosophiques qui tendent à
emporter l’adhésion de sa propre raison contre sa foi. Il s’agit là à l’évidence,
comme il le reconnaît à demi-mot dans son livre, d’une position intellectuelle
et spirituelle profondément déstabilisante, aux conséquences affectives
douloureuses, parce qu’elle fait surgir le risque ou le spectre d’une rupture par
28. Ibid.
29. Ibid., p. 66.
30. Ibid., p. 67.
31. Ibid., p. 185.
294 ANTHROPOLITIQUES
32. Ibid.
33. Ibid., p. 98.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 295
37. Ibid., p. 52. Cette ligne argumentative s’inscrit dans ce genre d’occidentalisme que
Robbert WOLTERING appelle « the Appropriated West » (« l’Occident réappro-
prié ») : « L’Occident réapproprié consiste à montrer que les admirables qualités de
l’Occident proviennent du Même, ce qui souvent implique un argument historique.
[...] On trouve souvent cela dans des sujets qui ont trait à l’Islam et à la science, et
la conclusion générale est que toute la science occidentale peut en fin de compte
être trouvée également dans le Coran, ou que toute la science occidentale est la
conséquence d’un apport musulman médiéval. [...] Ce qui est bon dans l’Occident
n’est pas étranger à soi-même : il se trouve dans l’Islam, et souvent il est même issu
de l’Islam » (« The Appropriated West is the representation of the admirable
qualities of the West as hailing from the Self, which often involves an historical
argument. [...] We find it often in topics dealing with Islam and science, where the
general conclusion is that all Western science can eventually also be found in the
Quran, or that all Western science is an outgrowth of medieval Islamic input. [...]
What is good in the West is not foreign to oneself : it is to be found in Islam, and
often it is even extracted from Islam » (Robbert WOLTERING, Occidentalisms in the
arab world, op. cit., p. 84). L’Occident réapproprié « récuse toute logique d’identité
et d’altérité dans la relation du Même envers l’Occident. Il n’autorise pas à désigner
l’Occident comme un Autre » (« it denies that any identity-alterity logic is at play in
the Self’s relation towards the West. It does not allow pointing at the West as an
Other », ibid., p. 85). Pour R. Woltering, L’Or de Paris est un modèle de ce genre
d’occidentalisme, même s’il ressortit simultanément à un deuxième type d’occiden-
talisme, l’Occident « bienfaisant, bénéfique » (« Benign West », ibid., p. 82).
38. Ibid., p. 51.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 297
Lui-même, comme traducteur, indique qu’il ne fait ainsi que renouer avec
la grande tradition intellectuelle des premiers temps de l’Islam, lorsque les
traducteurs faisaient passer du grec à l’arabe, via le syriaque, les ouvrages de
philosophie ou de science des Grecs, pour la plus grande gloire de Dieu et des
musulmans. Il prie Dieu « qu’Il veuille par ces pages arracher au sommeil de
l’incurie tous les peuples de l’Islam, aussi bien arabes que non-arabes41 », et il
forme le vœu que le « fruit » de son voyage sera « la diffusion de ces sciences
et de ces arts42 » : « Si tu regardes donc avec l’œil de la vérité, tu vois que
toutes ces sciences, parfaitement connues des Francs, sont incomplètes ou
entièrement inconnues chez nous. Quiconque ignore une chose a besoin de
celui qui s’y est perfectionné. Toutes les fois que l’homme dédaigne
apprendre, il meurt en le regrettant43 ».
Conclusion
société française. Son idée fixe est que la science européenne, surtout par son
principe de la permanence des lois de la nature, est d’un bout à l’autre une hérésie ;
et, il faut le dire, du point de vue de l’islam, il n’a pas tout à fait tort »
(« L’Islamisme et la science », Journal des débats, 30 mars 1883, cité par Anouar
Louca, op. cit., p. 24-25). Mais il faut reconnaître à sa décharge que Renan n’avait
pas lu le livre arabe, et qu’il ne disposait en français pour son analyse que d’un
résumé « qui annonçait l’ouvrage aux lecteurs du Journal asiatique en mars 1833 »
(ibid., p. 30), rédigé par Caussin de Perceval d’après la première version du
manuscrit de L’Or de Paris, lequel contenait encore une méfiance envers certaines
affirmations des savants français, que Tahtâwî a fait disparaître dans la première
édition de son livre en 1834.
44. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 13.
45. Ibid., p. 14.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 299
46. Gregory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Tome 1, chapitre « Contact
culturel et schismogenèse », Paris, Points Seuil, 1995 [1977].
47. Elisabeth Suzanne KASSAB, dans son livre Contemporary arab thought (op. cit.),
range d’ailleurs M. Abduh du côté de la nahda.
300 ANTHROPOLITIQUES
48. Ali MERAD, article, « Islah », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, Leyde,
E. J. Brill, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1977, p. 156a.
49. Ibid., p. 164a.
50. Ibid., p. 168a.
51. Ibid., p. 168b.
52. Pour cette auteure, la première nahda s’est en effet étendue du milieu du XIXe siècle
au milieu du XXe siècle. La « deuxième nahda » (expression utilisée par plusieurs
intellectuels arabes, notamment l’historien marocain Abdallah Laroui), désigne ce
« mouvement intellectuel critique » (critical intellectual movement) qui a émergé
dans le monde arabe à la suite du traumatisme de la défaite des armées arabes
contre Israël en 1967. Déterminée par des circonstances « plus sombres » (more
somber) que la première nahda, portée à l’inverse par la confiance et l’optimisme,
marquée par les « désillusions, les désappointements, les humiliations et les
défaites » (disillusionments, disappointments, humiliations, and defeats), elle s’est
caractérisée jusqu’à une époque récente par un effort pour « radicaliser la critique et
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 301
Jean-Loup Amselle : Je suis bien sûr tout à fait d’accord avec l’analyse
de Maxime Del Fiol et flatté qu’il ait replacé le dispositif qu’il a exposé dans
le cadre de l’appareil conceptuel que j’ai dégagé. Je trouve que sa présen-
tation des choses est séduisante, surtout par rapport aux conceptions post-
coloniales qui ont été discutées auparavant. Là on voit bien, précisément, que
par rapport aux positions postcoloniales, il y a une présentation ouverte, je
dirais même plurielle de l’Islam. Parce que vous avez parlé d’Islam mais en
réalité, en vous écoutant, j’ai eu l’impression que vous parliez de différentes
sortes d’Islam. Dans l’Islam il y a la foi musulmane mais il y a aussi les
sociétés, l’Islam avec un grand i et l’islam avec un petit i, et là on voit bien
que dans la perspective de Tahtâwî et de L’Or de Paris, il y a une façon de
disjoindre ces différentes formes de l’Islam : préserver la foi d’un côté, mais
ouvrir de l’autre la culture et la société musulmanes aux influences étran-
gères, à la rationalité scientifique française par exemple, ce qui n’est plus
aujourd’hui possible, comme vous l’avez montré, dans le cadre de l’isla-
misme. Mais vous avez également raison de dire qu’effectivement cette
Nahda, cette renaissance, cette ouverture à l’Occident – ça m’a fait penser un
peu à l’ère Meiji au Japon – cette façon de prendre à l’Occident ce qui
pourrait être utile à la culture arabo-musulmane, c’est quelque chose qui a été
rendu impossible par le refus de l’Occident ou par la prétention de la culture
occidentale à exister en soi et pour soi. Je ne prendrai qu’un exemple récent,
celui du livre de Sylvain Guggenheim sur les moines du Mont-Saint-Michel,
où il récuse tout l’apport de la philosophie grecque, et notamment d’Aristote,
à la philosophie occidentale, apport dont il nie qu’il serait passé par l’inter-
médiaire des Arabes, avec les traductions d’Aristote par Averroès, etc. En
niant ce type de phénomènes historiques, on érige l’Europe en une espèce de
forteresse, de donjon imprenable et on s’enfonce aussi dans une espèce de
fondamentalisme religieux chrétien qui est le pendant du fondamentalisme
musulman. Il se produit donc une espèce de relation en miroir du fonda-
mentalisme musulman avec le fondamentalisme occidental, fondamentalisme
occidental que l’on retrouve lorsqu’on essaie de définir l’Europe en termes
culturels, ce qui est le cas d’un certain nombre de penseurs qui actuellement
tentent de définir l’Europe sur la base de racines chrétiennes. Or l’Europe est
une construction historique, un ensemble totalement arbitraire comme tous les
304 ANTHROPOLITIQUES
pays, toutes les aires culturelles ou tous les continents, mais depuis quelques
décennies on essaie de donner une consistance religieuse et civilisationnelle à
cet ensemble. Je pense ici à des philosophes comme Toni Negri, comme
Slavoj Žižek qui par ailleurs énoncent des propositions intéressantes mais qui,
en même temps, essaient de donner une consistance religieuse à l’Europe et
du même coup renforcent l’idée d’un choc de civilisations.
Claire Gallien : Merci beaucoup pour cette présentation, Maxime. J’ai
peut-être une question « littéraire », plus sur le texte et sur la manière dont la
traduction des cultures fonctionne au niveau du texte, parce qu’on avait
l’impression dans ce que tu disais que Tahtâwî essayait de développer un
langage commun avec des concepts comme ceux de « démocratie », de
« révolution », pour montrer qu’en fait c’était une langue commune que les
Français et puis les Égyptiens engagés dans le courant de modernisation
partageaient. Je me demandais comment cela se traduisait au niveau du texte ;
est-ce qu’on est sur l’utilisation d’un terme et après, il faut le gloser, et à ce
moment-là Tahtâwî se rend compte que ça marche ou que ça ne marche pas,
ou cela se passe-t-il autrement ?
M. Del Fiol : La question est essentielle parce que Tahtâwî était un
traducteur donc il a très bien compris que l’importation culturelle d’un certain
nombre d’éléments français passe nécessairement par une traduction ou une
adaptation. Il a traduit lui-même beaucoup d’ouvrages, il a fondé cette école
de traduction et il a été obligé de libérer la langue arabe de ce carcan de la
prose rythmée (saj’). Il a simplifié la langue, simplifié la syntaxe et il a eu
recours à beaucoup d’emprunts. J’en ai un en tête, c’est la « charte ». Pour
traduire le mot « charte », il utilise le mot « sharta », intermédiaire entre
« shart » et « sharîta », qui signifient « condition » en arabe. Ici la translit-
tération crée une homophonie qui rapproche immédiatement au plan sonore le
mot français de mots arabes qui se trouvent en outre dans un voisinage
sémantique avec lui, donc cela passe bien ; ensuite Tahtâwî glose pour faire
comprendre l’idée politique. Donc au départ il y a un emprunt linguistique, un
xénisme si l’on veut, mais en l’occurrence celui-ci est déjà comme acclimaté
par la proximité sonore et sémantique, et ensuite le traducteur explique : voici
ce que serait l’équivalent de la charte. Donc oui, il y a tout un mouvement de
création de lexique, c’est évident, et Tahtâwî va le faire aussi dans toutes les
revues qu’il va diriger et de manière générale la presse va être le véhicule, au
XIXe siècle, surtout en Égypte, de l’importation d’un certain nombre de
concepts ou de mots étrangers, acclimatés dans la langue arabe, soit par
réactualisation de mots arabes anciens soit par des emprunts. C’est donc
l’époque, déjà avec Tahtâwî et de manière générale durant tout le XIXe siècle,
d’un enrichissement du lexique arabe pour s’adapter aux réalités nouvelles
qui sont à désigner.
16
Le retour de l’Indien dans le Pérou andin
Réflexions anthropologiques sur une catégorie sociale
Carmen SALAZAR-SOLER*
(avec ses nombreuses variantes) qui est parlé par 3,7 millions de personnes, et
l’aymara par 350 000 personnes.
Selon le Répertoire des Communautés paysannes du ministère
d’Agriculture et les données sur les communautés natives (Amazonie) de la
Defensoría del Pueblo2, il existe 7 163 communautés paysannes et natives au
Pérou, dont 5 818 communautés paysannes et 1 345 communautés natives.
Depuis une décennie, et plus précisément depuis l’élection de Evo
Morales à la présidence de la Bolivie, on a beaucoup parlé du « réveil
indien » en Amérique latine. Les récentes luttes menées par les organisations
indigènes d’Équateur n’ont fait que renforcer cette idée. L’Amérique latine
n’est cependant pas un bloc monolithique. Bien au contraire, elle est com-
posée de pays aux histoires diverses et aux caractéristiques socio-
économiques, politiques et culturelles fort différentes. En ce qui concerne la
question ethnique, le Pérou a eu une histoire et un développement différents
de ses voisins.
Jusqu’à ces dernières années, il n’y avait pas en effet de grandes orga-
nisations ethniques au Pérou andin, ce qui a suscité des débats sur les raisons
de cette exception péruvienne et l’on a même évoqué une « anomalie3 » ou
une « tragédie »4, tandis qu’on parlait par ailleurs de « rêves tardifs5 », ou
d’« un Pérou qui continue à être bloqué6 ». Plusieurs explications furent
proposées pour justifier l’absence de mouvements indigènes semblables à
ceux de Bolivie et d’Équateur : le poids de la migration des populations
rurales vers Lima, la pression du métissage, l’influence dans les années 1970
d’un schéma politique de classe qui aurait dilué la question ethnique et
culturelle dans les problèmes de paysannerie et de classe.
Des transformations telles que l’urbanisation, les mouvements migratoires
internes, le développement industriel, celui des moyens de transport eurent
certes lieu comme en Équateur ou dans les autres pays andins, mais les
résultats ne furent cependant pas les mêmes et il n’y eut notamment pas de
renforcement des identités ethniques parmi les populations des communautés
paysannes :
« Les créoles et ensuite les métis se sont appropriés une bonne partie des
mécanismes et du capital symbolique à partir duquel les Indiens pouvaient
construire un nous indien [...]. Dans la première moitié du XXe siècle, dans leur
compétition avec l’élite créole qui parsemait son hispanisme de références
sporadiques au glorieux passé inca, des secteurs métis se sont appropriés de
manière plus décidée l’héritage inca impérial et la tradition indigène
communautaire. Valorisée au début positivement par l’indigénisme et le
socialisme, cette tradition communautaire a commencé à être incorporée à la
symbolique de l’État bien avant Velasco14 ».
avoir conduit une rébellion massive contre l’ordre colonial) peut devenir le
héros de l’Indépendance des péruviens, et non point seulement le symbole de
la rébellion indigène face au pouvoir espagnol ou créole15.
De la même manière, J.L. Renique, dans un article récent et très im-
portant16, souligne que malgré l’absence de grandes mobilisations rurales
comparables à celles d’autres pays latino-américains comptant une grande
majorité de paysans indigènes, le Pérou du XXe siècle n’en fut pas moins très
prolifique en production indigéniste, laquelle a nourri une diversité de pro-
positions qui vont de la confrontation radicale aux projets de développement.
Renique se demande si cette production littéraire et théorique n’a pas été un
facteur ayant contribué à la neutralisation de la rébellion indigène, ou « si à la
longue la parole écrite ne fut pas un moyen à travers lequel les porteurs de
l’indigénisme déplacèrent et remplacèrent les Indiens proprement dit, en
usurpant leurs mémoires et leurs traditions, leur arrachant leurs identités et
leurs drapeaux pour les mettre au service de leur propre affirmation en tant
qu’élites régionales17 ».
On ne trouve pas non plus au Pérou d’élites composées, comme dans le
cas équatorien, d’individus dont le niveau supérieur d’éducation viendrait
renforcer les organisations indigènes. Au Pérou un niveau d’éducation supé-
rieur conduit plutôt à une « désethnicisation » comme stratégie d’ascension
sociale.
Un autre aspect important de cette différence est le conflit armé interne au
Pérou qui a principalement frappé, pendant une vingtaine d’années, la popu-
lation indigène, tout autant la cible du Sentier Lumineux que de la répression
des Forces Armées : selon la Commission de la Vérité et de la Réconciliation,
75 % des victimes étaient en effet des indigènes quechua-phones. Il faut
préciser que le Sentier Lumineux, un mouvement d’inspiration maoïste, n’a
jamais revendiqué ni mis en avant la question ethnique.
À cela s’ajoute la fragilité permanente – jusqu’à très récemment – des
organisations indigènes, qui n’ont pas réussi à surmonter les régionalismes
amazoniens et andins ni leurs contradictions internes, et dont les confron-
tations ont pris fin seulement avec l’élection en 2004 de deux directions
parallèles à la tête de la COPPIP (Coordination permanente des peuples
indigènes du Pérou).
J’ai déjà évoqué le général Velasco Alvarado qui appliqua une Réforme
agraire à la fin des années 1960, officialisa le quechua comme langue
nationale et fit de l’Inca rebelle Tupac Amaru II l’icône officielle de son
gouvernement militaire, même si certains chercheurs affirment que Velasco
revendique Tupac Amaru II non en tant qu’Indien mais plutôt en tant que
paysan19.
Plus récemment nous avons vu l’émergence du mouvement etnocacerista
qui se revendique de la race « cuivrée » et prétend représenter les descendants
de Manco Capac et Mama Ocllo, fondateurs mythiques de l’Empire Inca. Son
initiateur fut Antauro Humala, un ex-militaire dont le programme propose
une sorte de mélange entre militarisme, nationalisme et utopie andine. Son
frère, Ollanta Humala, ex-officier lui aussi de l’armée de terre, était au début
associé au mouvement, mais il a depuis postulé aux élections présidentielles
en 2006 avec un parti différent et en prenant ses distances avec son aîné très
radical. Ollanta Humala s’est d’abord présenté sous la bannière du Parti
nationaliste péruvien (PNP), créé sur une plateforme politique très nationaliste,
anti-néolibérale et pro-cocalera. Arrivé en tête au premier tour, le candidat
obtint 47 % des votes au deuxième, bénéficiant d’un soutien largement
majoritaire dans les Andes et en Amazonie. Il se présenta de nouveau à
l’élection présidentielle en 2011, sous la bannière de la coalition Gana Perú,
qui regroupe le PNP ainsi que d’autres forces politiques. Élu au second tour
avec 51,4 % des suffrages, sa victoire repose notamment sur des scores
Au cours des vingt dernières années, l’activité minière, dopée par les cours
des matières premières et une législation très favorable, s’est développée de
manière spectaculaire au Pérou, tant dans les régions « traditionnelles » de la
sierra que dans de nouvelles zones comme les vallées agricoles de la côte.
Cette croissance n’a pas de précédent dans l’histoire économique péruvienne
récente25. Ainsi, la dernière décennie du XXe siècle voit les surfaces des
concessions minières se multiplier presque par huit (de 2 millions d’hectares
en 1991 à 15 millions en 1999). Elles atteignent 24 millions d’hectares
en 2011, ce qui représente 19 % du territoire national. La grande activité
minière s’étend à des zones qu’elle n’avait jusque là pas ou peu affecté, telles
les départements d’Ancash, Cajamarca, La Libertad, Cuzco et Apurimac.
Parallèlement la production et les profits des entreprises minières augmentent
très fortement ; ainsi, entre 2002 et 2006, les sommes qu’elles versent à l’État
au titre de l’impôt sur les bénéfices des sociétés sont multipliées par 11, l’acti-
vité minière représentant par ailleurs, en valeur, 60 % des exportations
péruviennes26.
Depuis une quinzaine d’années, elle suscite aussi une résistance croissante
de la part des communautés paysannes et indigènes touchées par leurs projets.
Ces populations exigent des entreprises minières des retombées locales plus
importantes et une « participation » à leurs bénéfices. Elles demandent égale-
ment un contrôle effectif des pollutions environnementales et, plus globale-
ment, elles entendent participer aux choix concernant l’exploitation et les
usages des ressources naturelles de leurs territoires. Au cours des dernières
années, le nombre de conflits autour des projets miniers et des mines en
activité, ainsi que les protestations liées à l’activité minière ont donc
augmenté considérablement. Ces luttes ont parfois débouché sur l’abandon de
certains projets miniers (Tambogrande près de Piura, Cerro Quilish près de
Cajamarca) et elles ont été au centre des débats et de l’actualité politiques.
Elles ont également donné lieu à l’éclosion d’un « discours indigène » autour
des conflits miniers. L’un des vecteurs les plus importants dans la cons-
truction d’un discours ethnique autour des conflits miniers est la CONACAMI,
mentionnée plus haut.
25. José DE ECHAVE, « Minería y conflictos sociales en el Perú », dans DE Echave J.,
R. HOETNER et M. PALACIOS (coords.), Minería y territorio en el Perú : Conflictos,
resistencias y propuestas en tiempos de globalización, Lima, Concacami/
Cooperacción/UNMSM, 2009, p. 107-132.
26. Vladimir PINTO, « Restructuración neoliberal del Estado peruano, industrias
extractivas y derechos sobre el territorio », p. 88 ; dans J. DE ECHAVE, R. HOETMER
et M. PALACIOS PÁNEZ (coords.), Minería y territorio en el Perú : Conflictos,
resistencias y propuestaas en tiempos de globalización, Lima Programa
Democracia y transformación global, Concacami, Cooperacción, UNMSM, 2009,
p. 87-106.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 315
27. Juan Carlos ESTENSSORO, « El simio de Dios. Los indígenas y la iglesia frente a la
evangelización del Perú, siglos XVI-XVII », p. 457 dans Bulletin de l’Institut
français d’études andines, 30 (3), 2001, p. 445-474.
28. Ibid.
29. Ibid.
30. Ibid.
31. Ibid.
316 ANTHROPOLITIQUES
47. L’indigénisme péruvien est un mouvement complexe qui trouve ses racines à la fin
du XIXe siècle mais qui se développe surtout à Cuzco entre les années 1920 et 1950.
Nous pouvons distinguer plusieurs étapes assez différentes : le mouvement indigé-
niste du début du XXe siècle dont le représentant le plus connu est l’anthropologue
Luis Valcárcel et la période qui correspond au développement du mouvement
indigéniste connu à Cuzco sous le nom de « néo-indianisme » ou « indigénisme
pratique » et dans le contexte national sous le nom d’indigénisme 2, dont le
représentant le plus important est José Uriel García. Il est évident que les relations
entre le mouvement indigéniste et le mouvement néo-indianiste furent très étroites.
Cependant plusieurs auteurs concordent pour signaler les différences dans la façon
dont les indigénistes, comme Luis Valcárcel et les néo-indianistes comme José
Uriel García, ont compris l’identité de l’Indien et la culture indigène contem-
poraine. Tandis que Valcárcel soutenait que les « véritables » indigènes existaient
encore dans des endroits reculés de Cuzco en tant que vestiges du passé Inca,
García affirmait que la différence entre « lo español » et « lo indígena » avait
disparu comme conséquence du métissage qui a eu lieu à l’époque coloniale et il
soutenait que le « nouvel indien » était le résultat de ce processus (Zoila MENDOZA,
Crear y sentir lo nuestro. Folclor, identidad regional y nacional en el Cuzco,
siglo XX, Lima, Fondo Editorial de la PUCP, 2006, p. 26).
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 321
48. David SULMONT, Raza y etnicidad desde las encuestas sociales y de opinión : dime
cuántos quieres encontrar y te diré qué preguntar..., Document élaboré pour
l’atelier : « La discriminación social en el Perú : Investigación y reflexión »,
organisé par le Centro de Investigación de la Universidad del Pacífico, Lima,
24 juin 2010, 23 p.
49. PAJUELO, op. cit., 2007, p. 99.
50. Dirk KRUJIT, La revolución por decreto, Lima, Mosca Azúl, 1989, 347 p.
322 ANTHROPOLITIQUES
54. MAYER, op. cit., DEGREGORI, op. cit., p. 167 ; PAJUELO, op. cit., p. 101. En ce qui
concerne l’aspect péjoratif du terme, V. Robin a également signalé que dans les
communautés de la région de Cuzco où elle a travaillé, Indien est un terme
dénigrant. Les paysans l’utilisent comme l’une de pires insultes ; ainsi un Indien est
celui qui est fainéant, sale, abruti, analphabète ou voleur. Selon cette ethnologue il
existe cependant un autre contexte d’utilisation de ce terme : « pour rappeler de
façon édifiante la situation ancienne de quasi-servage dans laquelle vivaient ceux
définis alors comme Indiens ou indigènes avant la Réforme Agraire » (Miroirs de
l’autre vie. Pratiques rituelles et discours sur les morts dans les Andes de Cuzco
(Pérou), Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, 328 p. ; p. 33).
55. Carmen SALAZAR-SOLER, Anthropologie des mineurs des Andes. Dans les
entrailles de la terre, Paris, L’Harmattan, 2002, 388 p.
56. Op. cit., 2008, p. 34.
57. Jean-Pierre LAVAUD, « La valse catégorielle : l’identification officielle ethnique en
Bolivie », dans J.-P. LAVAUD et I. DAILLANT (dir.), La catégorisation ethnique en
Bolivie, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 95.
324 ANTHROPOLITIQUES
cette perspective, la notion d’indio est une représentation sociale élaborée par
le groupe dominant de la société ; être indio, c’est dès lors occuper une
position sociale de dominé et d’exploité dans des structures sociales inégali-
taires et hiérarchisées58. Le terme indio est ainsi utilisé, comme le terme
indigène, par un certain milieu académique et par les politiques pour se
référer aux membres des communautés paysannes auxquels on associe
traditions et coutumes spécifiques, différentes de celles de la société domi-
nante. Ce terme est cependant aujourd’hui l’objet d’une appropriation valo-
risante de la part des organisations indianistes et indigénistes qui voient dans
la figure de l’Indien non seulement le représentant d’une culture millénaire au
passé glorieux, mais aussi et surtout un moyen de protéger leurs terres et
l’accès aux ressources naturelles.
Le terme « indigène » n’est donc presque jamais utilisé par les acteurs
locaux ; on se proclame plutôt cuzquénien, liménien, Mochica ou Anqara, et
l’on revendique une attache à un territoire et à une histoire locale. V. Robin a
trouvé que la façon de se présenter, parmi les paysans de la région de Cuzco,
était en relation étroite avec leur appartenance à une communauté : on utilise
un substantif qui dérive de la communauté à laquelle on appartient (par
exemple on dit les Pampallacta-Pampallaqtakuna pour désigner les membres
de la communauté de Pampallacta). Selon cette auteure, ce mode d’identifi-
cation « reflète l’importance de l’association avec une unité territoriale
délimitée correspondant aux frontières d’une communauté paysanne59 ».
C’est donc selon elle « dans l’importance symbolique et matérielle que revêt
cette organisation sociale » qu’il faut chercher la définition d’une identité
propre des populations andines.
Comme je l’ai déjà signalé, le gouvernement de 1968 du général Velasco
Alvarado a substitué au terme « indigène » celui de « paysan », pour désigner
le statut juridique des communautés. Cette substitution a été reprise dans le
langage courant pour désigner les individus qui y vivent. Comme pour le
terme « Indien », cette appellation est utilisée par certains milieux acadé-
miques et politiques pour se référer aux populations habitant dans les commu-
nautés paysannes et natives du Pérou. Elle est adoptée par les mouvements de
revendications ethniques pour désigner les populations descendantes des
premiers habitants d’un territoire (peuples autochtones ou peuples indigènes),
avant la conquête coloniale, et qui furent par la suite victimes d’un processus
de marginalisation par la société dominante. Mais certains groupes sociaux
58. Jean-Pierre LAVAUD, « Essai sur la définition de l’Indien : le cas des Indiens des
Andes », p. 59 ; dans G. GOSSELIN et J.-P. LAVAUD (eds), Ethnicité et mobilisations
sociales, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 41-66.
59. Op. cit., 2008, p. 35.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 325
plutôt celui d’agriculteur car selon eux le terme « paysan est stigmatisé en tant
que synonyme de pauvre, Indien ou serf ».
des peuples prévus par l’Accord 169 de l’OIT ». Elles se sont finalement
retirées des discussions. Les deux autres organisations, la CCP et la CONAP,
ont continué à participer aux travaux de la commission et ont exprimé leur
accord avec la réglementation et la modification postérieure de la loi.
Finalement le 3 avril 2012, l’Exécutif a approuvé la loi qui, selon les
dirigeants des organisations qui avaient continué à participer, était cependant
une version modifiée de l’acte qu’ils avaient signé.
Les principales remarques sur la Loi de la Consultation préalable peuvent
se résumer à une triple interrogation : (1) qui doit prendre la décision finale
sur les projets ; (2) qui va être consulté ; et (3) comment s’opère la révision
des concessions minières antérieures à l’application de la loi ? On se concen-
trera ici uniquement sur la deuxième question. La loi est imprécise en ce qui
concerne les sujets de la consultation et elle ne donne aucune visibilité aux
communautés paysannes. Selon l’expert Pedro Castillo (CEPES ou Centre
péruvien d’études sociales), la loi mentionne « les communautés andines »
mais le terme « andines » n’existe pas dans la législation en tant que sujet de
droit. « La nomenclature officielle est communauté paysanne, cependant
l’article 7 de loi fait disparaître les communautés paysannes65 ».
L’enjeu principal de ce débat est la définition de l’indigène : à qui doit-on
appliquer cette catégorie ? Certaines organisations « indigènes » réclament
« qu’on considère comme indigènes tous les descendants des natifs depuis
l’époque coloniale, tels les peuples indigènes côtiers et les comités d’auto-
surveillance (rondas campesinas)66 ». Cette préoccupation est aussi celle de
Gladis Vila Pihue, présidente de l’ONAMIAP, qui a critiqué la façon dont le
vice-ministère élaborait la base de données des peuples indigènes. D’après
elle, les critères utilisés s’éloignent de ceux établis par l’Accord 169 de l’OIT
et elle demande au gouvernement de consulter les organisations qui faisaient
partie de la commission multisectorielle67. Le vice-président de la Centrale
unique de Comités d’auto-défense de la province de Carabaya (Puno) a
déclaré aussi son désaccord avec la Loi de Consultation préalable : « les
termes de la loi ne nous conviennent pas, car ils ne nous reconnaissent pas
comme communautés natives et la loi, concerne uniquement un groupe de
personnes68 ». Sur cette même ligne, Mauro Cruz Layme, Président de
l’Union des Communautés aymara (UNCA) dit :
74. Ibid.
75. Interview Alejandro Diez : [http://www.noticiasser.pe/02/05/2013/entrevista/el-
contenido-indigena-no-desaparecera-por-un-decreto]
76. Interview au Défenseur du Peuple, « Defensor del Pueblo : sí debe consultarse a las
comunidades campesinas », publié au quotidien La República, 8 mai 2013.
77. « Los indígenas con derechos son lo nuevo y último de la modernidad », Rodrigo
MONTOYA, « Consulta previa : juego de hipocresías », Info diario [www.otramirada.
pe/content/consulta-previa-juegos-de-hipocresias], 14/06/2013.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 331
reconnaissance, mais avant, elle doit remplir les critères ». Il précise plus loin
les trois conditions que doit réunir une population pour demander la consul-
tation préalable : « il faut qu’elle possède une langue originaire ou native,
qu’elle soit établie dans des terres communales, ancestrales et qu’elle soit
connectée à des patrones culturels ancestraux antérieures à la colonie78 ».
Comme à l’époque coloniale, l’identification en tant qu’indien ou indigène
reste aujourd’hui étroitement liée à l’accès à la terre et à la défense des
ressources naturelles. Cependant de nos jours, on ne s’auto-identifie pas
individuellement comme Indien ou indigène, mais collectivement en tant que
groupe social qui lutte pour la défense des droits bafoués. Aujourd’hui
comme dans le passé, l’État joue de surcroît un rôle prépondérant dans la
construction des catégories sociales d’Indien et d’indigène ; comme nous
l’avons vu, dans le Pérou d’aujourd’hui, c’est l’État qui décide en grande
partie qui est Indien, et qui ne l’est pas.
tout le monde n’a pas les mêmes notions de développement ; et celui qui
défend cette notion de développement, c’est un président indigène, on dit
plutôt indígena, on ne va pas dire indio, et il a des ennuis avec les indigènes
de son propre pays. Donc moi je ne vois pas pourquoi il y a cette opposition
entre culture et revendication sociale parce que je trouve que justement, là, ça
se rejoint. Ensuite, que le terme d’indien ne soit pas un terme générique, c’est
évident, c’est une catégorie et après il y a toutes sortes d’indiens, d’indigènes :
les indigènes des Andes sont différents des indigènes d’Amazonie etc.. Je ne
vois donc pas les choses de la même façon mais je trouve très intéressant tout
ce que vous avez dit.
C. Salazar-Soler : En fait, je n’ai pas utilisé non plus le mot « folklo-
rique ». Simplement, ce que je vois, c’est un changement entre des reven-
dications de classe, vers l’utilisation d’arguments ethniques : les choses qu’on
revendiquait avant sur des arguments de classe, maintenant on les revendique
en utilisant des arguments ethniques, et ça c’est en réponse à une série de
choses que j’ai essayé de montrer, c’est-à-dire que c’est aussi parce qu’il y a
ces dispositifs onusiens qui ont indiqué la ligne à suivre, pour revendiquer ce
genre de choses.
Je voudrais aussi souligner à nouveau que l’utilisation de cette réorga-
nisation comme stratégie ne sert pas à revendiquer un séparatisme mais une
participation citoyenne ; il s’agit en effet, dans un contexte où le droit de cette
population n’est pas reconnu, d’exprimer une appartenance égale à la nation,
et paradoxalement c’est une façon de revendiquer une citoyenneté, et c’est au
nom de cette citoyenneté qu’on est en train d’employer ces catégories pour
pouvoir accéder à des droits qui normalement auraient dû être reconnus en
tant que citoyens républicains, mais qui sont bafoués pour la plupart. C’est
une dynamique entre l’ethnicisation des relations sociales, parce que ce sont
des relations sociales, et une revendication du droit à prendre pleinement part
à la citoyenneté, c’est finalement la revendication d’un droit républicain.
Aline Rouhaud : Concernant les revendications de classe, par exemple en
Bolivie : quand ils ont fait la révolution en 1952, le personnage c’était effecti-
vement el campesino, c’est-à-dire le paysan et il avait des revendications de
classe, mais je pense que la différence avec tout ce qui se passe depuis les
années 1990 c’est qu’il y a une dimension écologique aussi qui n’existait pas
à cette époque-là, en 1952. Comme je l’ai dit, les compagnies pétrolières ont
un comportement absolument inadmissible dans ces régions-là ; cette
dimension écologique n’existait pas dans les années 50 ou 60 et je pense que
c’est ça qui réactive aussi les « différences ethniques », entre les peuples
occidentaux qui veulent se développer, gagner de l’argent, etc., et les peuples
indigènes autochtones.
336 ANTHROPOLITIQUES
C. Salazar-Soler : Oui, vous avez tout à fait raison, je n’ai pas eu le temps
de développer ça, mais c’est évident que l’écologie ou l’écologisme c’est un
autre branchement très important dans la constitution de cette nouvelle
« indianité », surtout avec cette figure de l’indien écologique, gardien de la
nature. J’ai fait un travail sur l’écologisme. Il y a tout un branchement sur
l’ethno-écologie et sur l’écologie des pauvres qui est lié avec une branche de
l’écologie très importante parce que c’est un mélange entre indianité et nature
très puissant dans la constitution de cette nouvelle indianité.
17
Le tourisme chamanique en Amazonie
Jean-Loup AMSELLE
c’est surtout l’essayiste Jeremy Narby et le cinéaste Jan Kounen qui ont
diffusé la vulgate chamanique au détriment d’une production anthropologique
sérieuse et qui ont fait beaucoup pour drainer vers l’Amazonie des masses
importantes de touristes. Dans son livre Le Serpent cosmique, l’ADN et les
origines du savoir5, Jeremy Narby établit ainsi un rapprochement entre la
structure de l’ADN et le serpent cosmique – l’anaconda – vision qui est censée
accompagner de façon quasi systématique la prise d’ayahuasca. Dans la
promotion de ce breuvage, une place à part revient aux films de Jan Kounen.
Le documentaire D’autres mondes, désormais visible sur YouTube, associe
ainsi un reportage sur l’univers de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, en
particulier au sein de la communauté shipibo, et des interviews de chercheurs
accréditant l’idée que les hallucinations procurées par cette substance sont
« vraies » et qu’elles ont devancé certaines découvertes scientifiques6. On
retrouve là l’idée des archétypes jungiens censés être profondément ancrés à
la fois dans la mémoire de l’individu (ontogénie) et celle de l’espèce (phylo-
génie), ou celle présente dans les fondamentalismes musulmans ou chrétiens,
voire les spéculations de certains physiciens relatives au boson de Higgs vu
comme « la particule de Dieu ».
Blueberry, œuvre cinématographique de fiction librement adaptée de la
bande dessinée de Moebius, lui-même naguère adepte des « états désaltérés
de conscience » et proche du personnage mystique Alexandro Jodorowsky,
met par ailleurs en scène Guillermo Arévalo, l’un des principaux entre-
preneurs chamaniques péruviens, qui joue dans ce film son propre rôle de
chamane7.
Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que, dans le cadre du dévelop-
pement du tourisme, le terme de chamane – d’origine sibérienne – a supplanté
celui de curandero pour désigner les guérisseurs. Les quelques grands
chamanes liés au développement de ce secteur sont péruviens ou étrangers,
5. Jeremy NARBY, Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, Georg, 1997.
6. D’autres mondes, par Jan KOUNEN, www.youtube.com/watch?v=FGWLsknuCvA.
On retrouve les mêmes idées dans l’article du psychanalyste Serge TISSERON sur le
film d’Arnaud DESPLECHIN, Jimmy P., inspiré du livre de G. DEVEREUX, Psycho-
thérapie d’un Indien des Plaines, Fayard, 1998 (« Jimmy P., un mode d’emploi très
actuel », Libération, 18 septembre 2013).
7. Blueberry, l’expérience secrète, DVD, 2005.
340 ANTHROPOLITIQUES
autochtones ou métis, même s’il ne faut pas accorder à ces catégories une
valeur absolue puisqu’elles servent essentiellement aux acteurs à se
positionner au sein du marché de l’ayahuasca. Ainsi la mise en avant d’une
identité ethnique « autochtone » par des guérisseurs labellisés comme
« métis » peut servir à légitimer des connaissances approfondies dans le
domaine de la médecine « traditionnelle » et permettre d’occuper ainsi une
place éminente sur le marché de la guérison chamanique. Toute la gamme des
appartenances identitaires se trouve de la sorte représentée. Guillermo
Arévalo, par exemple, grand entrepreneur chamanique d’Iquitos, appartient à
l’« ethnie » shipibo, elle-même réputée pour le pouvoir de ses chamanes.
Mais opèrent également dans le business de l’ayahuasca des confrères
« métis » et nord-américains et on trouve même parmi eux un Français,
Jacques Mabit, connu pour soigner dans son centre thérapeutique «Takiwasi »
de Tarapoto des toxicomanes européens et péruviens.
Le chamanisme amazonien, loin de sa facture « traditionnelle » décrite par
les anthropologues, c’est-à-dire de chamanes vivant dans des « communautés
traditionnelles » et ne soignant que des autochtones, est en effet une pratique
dont se sont emparés de nouveaux entrants dans ce secteur et à laquelle ils ont
fait subir certaines modifications. Il s’agit tout d’abord des « métis » apparus
sur le marché de l’ayahuasca lors du boom du caoutchouc (fin XIXe-début
XXe siècles), suivis par des Occidentaux, parfois formés en anthropologie sur
le modèle de Castañeda, et qui ont commencé leur carrière en servant de
guides aux « back-packers » désireux de se lancer à la découverte de la
« jungle » amazonienne.
Se trouvant à la tête de vastes campements, ces grands entrepreneurs
chamaniques réalisent de confortables profits en accueillant les touristes à des
tarifs très élevés (de 50 à 170 dollars par jour) qui contrastent évidemment
avec les faibles salaires accordés aux chamanes et employés péruviens qui
travaillent sous leurs ordres8. Mais à côté de ces « chamanes operators », il
existe une masse de « guérisseurs » de moindre importance – tant étrangers
que Péruviens – qui ne sont pas parvenus à édifier un campement et qui
vivotent en soignant quelques rares touristes étrangers et surtout une masse de
Péruviens ne disposant que de faibles ressources.
8. Une secrétaire de l’un des ces centres m’a déclaré gagner 250 dollars par mois.
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 341
Les touristes
10. http://www.lejdd.fr/societe/religion/actualite/Quand-le-chamanisme-emporte-ses-
adeptes-441405
344 ANTHROPOLITIQUES
Bernard Traimond : Marc Augé dans un très bel article disait que la
sorcellerie mise en lumière par Jeanne Favret-Saada en France, c’est la même
qu’on trouve en Afrique, et toi tu dis que l’Afrique est comme l’Amérique,
alors toutes les sorcelleries se ressemblent finalement !
Jean-Loup Amselle : Effectivement, c’est ce qui m’a frappé ; c’est
l’expérience que j’ai eu au Mali, et je pense que tous les africanistes ou les
Africains qui sont ici s’accorderont avec moi pour dire que tous les acteurs
sociaux en Afrique sont plongés dans la sorcellerie, vivent dans le monde de
la sorcellerie. En Afrique il n’y a pas de hasard, tout ce qui survient est dû à
un ennemi : la maladie, les ennuis professionnels, les ennuis amoureux, etc.,
sont liés au fait qu’un ennemi vous a envoyé un sort et donc il s’agit de le
neutraliser, d’aller voir un devin ou un marabout, équivalent à un chamane, et
une fois qu’on a identifié cet ennemi, il s’agit de trouver un moyen de le
« ligoter » comme on dit au Mali, de l’enfermer dans un objet fétiche qui
permette d’emprisonner son âme.
D’ailleurs l’ayahuasca qui – je n’ai pas eu l’occasion de le dire – est
présentée comme une substance hallucinogène traditionnelle, était utilisée
autrefois par peu de groupes et dans peu de cas, notamment au moment de
l’initiation chez les Yagua qu’a étudiés Jean-Pierre Chaumeil. Or l’ayahuasca
c’est le type même du « faux archaïsme » pour parler comme Lévi-Strauss.
C’est une substance hallucinogène qui s’est surtout répandue au moment de la
traite du caoutchouc, – il y a eu un boom du caoutchouc en Amazonie à la fin
du XIXe et au début du XXe siècles, avec l’irruption dans cette région du Pérou
de toute une masse d’étrangers, de métis, etc., qui ont eux-mêmes diffusé
l’ayahuasca dans toute cette région – et qui s’est alors répandue dans toute
une série de « groupes ethniques » qui ne l’utilisaient pas auparavant. La
substance hallucinogène majeure par le passé, d’après ce que disent les
anthropologues amazonistes, était le tabac, et donc l’ayahuasca est, d’une
certaine façon, une conséquence du développement du capitalisme en
Amazonie, et également une conséquence du développement du tourisme. Au
fond, l’Amazonie a été le théâtre de plusieurs traites : il y a eu la traite du
caoutchouc, l’exploitation du bois, l’exploitation du pétrole, l’exploitation
346 ANTHROPOLITIQUES
aussi des peaux, des animaux et désormais une nouvelle traite, celle du
tourisme. C’est dans le cadre de ces différentes traites que se sont développés
l’usage et la consommation de l’ayahuasca. Le terme de « chamane » en
Amazonie est également un terme d’utilisation récente, depuis quelques
dizaines d’années seulement ; auparavant on utilisait soit les termes qui
existent dans les langues locales, soit le terme de curandero qui en espagnol
signifie « guérisseur ». Ce n’est que depuis quelques dizaines d’années, en
liaison avec le développement du tourisme, qu’on utilise massivement le
terme de chamane puisque que ce terme, originellement, vient de Sibérie, du
peuple toungouse, et qu’il s’est ensuite diffusé au continent américain et
même en Afrique. On peut d’ailleurs faire la même observation pour le terme
de « touriste », qui est également une création de la filière du tourisme
chamanique amazonien, les soi-disant « touristes » ne se considérant en
général pas comme tels.
Mais pour en revenir à la sorcellerie, je n’ai absolument pas été dépaysé
par ce que j’ai vu en Amazonie. En dehors de leur utilisation de substances
hallucinogènes, dont je n’ai pas noté l’existence au Mali, les chamanes
amazoniens sont tout à fait comparables aux géomanciens, devins et
marabouts ouest-africains ou aux ngangas d’Afrique centrale.
Anthony Mangeon : Dans ton livre à paraître, Psychotropiques, est-ce
que tu t’es intéressé aussi au tourisme mystique tel qu’il se pratique en
Afrique, je pense par exemple au Gabon où il y a aussi une filière du tourisme
mystique, voire à l’importation de ces substances-là et aux réseaux qui se
développent : en France, désormais, on peut également prendre de
l’ayahuasca, de l’iboga, etc. ; est-ce que les choses sont connectées, et en lien
aussi avec la globalisation des stupéfiants ?
J.-L. Amselle : C’est une bonne question parce qu’en réalité il y a aussi
un phénomène de globalisation qui affecte dans le même temps l’iboga et
l’ayahuasca, c’est-à-dire qu’il existe des parcours de touristes entre le Pérou et
le Gabon, à l’instar du romancier Vincent Ravalec qui est un proche de Jan
Kounen et de Jeremy Narby, qui a commencé par l’ayahuasca et qui est passé
ensuite à l’iboga. Il y a même des guérisseurs du Gabon qui sont venus au
Pérou. Il y a donc une circulation des substances hallucinogènes, et il y a
aussi une circulation des prescripteurs, une circulation des touristes entre les
différents régions du monde où l’on prend ces substances ; on peut ainsi
constater une espèce de mise en équivalence, de concurrence même entre ces
différentes substances hallucinogènes et ceux qui les prescrivent.
L’autre volet de cette globalisation concerne effectivement la prise de ces
substances aux États-Unis et en Europe. L’ayahuasca elle-même, comme je
l’ai dit, n’est pas hallucinogène, donc il est possible d’importer de l’ayahuasca
sans contrevenir à l’interdiction aux États-Unis. On peut même importer la
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 347
part, que ce n’est pas l’indien, mais plutôt l’esprit de la plante tirée de la forêt
vierge, de la jungle profonde.
Nicolas Martin-Granel : Ma question porte sur la catégorie de « prophète
scripturaire ». Je ne m’y retrouve pas tout à fait. Pour rester dans la compa-
raison entre l’Amérique latine et l’Afrique, le prophétisme scripturaire tel que
tu le définis c’est bien le salut par l’écriture. Or je n’ai pas trop vu ici, dans le
cas de Guillermo Arévalo, l’utilisation des saintes écritures, la ritualisation et
la transformation en église, et même sur le terrain africain, c’est une question
que je me pose : là où on consomme l’iboga essentiellement, au Gabon, ou
par rapport au terme de prophète du côté du Congo, les églises matsouanistes
ou kimbanguistes n’ont pas recruté de touristes. Est-ce lié à la plante ? Le
salut par la plante traditionnelle ou le salut par l’écriture apparaissent comme
une victoire sur la sorcellerie justement, à moins de considérer que l’uti-
lisation d’internet, très importante, serait une nouvelle scripturalité, le contact
entre l’extrême primitivité – la plante – et puis internet.
J.-L. Amselle : Il y a plusieurs choses. À propos de Guillermo Arévalo et
de ses disciples, plutôt que d’Église, on pourrait parler de secte sans d’ailleurs
donner une acception péjorative à ce terme. J’ai parlé plutôt de gourous, de
chamanes avec toute une série d’adeptes mais je pense qu’il y a quand même
cette idée de prophète scripturaire dans le cas amazonien, dans la mesure
également où Guillermo Arévalo, par exemple, veut assurer le salut de son
peuple, grâce à la préservation de la médecine traditionnelle qui est un
élément essentiel de la culture Shipibo, même si elle est par ailleurs très prisée
par les étrangers. L’anthropologue américaine Marlene Dobkin de Rios, qui
était une grande admiratrice de Guillermo Arévalo, disait qu’il lisait dans la
flore de la forêt amazonienne comme dans un livre ouvert. Arévalo s’est fait
certes aider par un pharmacien suédois, et puis aussi par une Sœur espagnole,
pour constituer son traité ou plutôt son livre sur les plantes médicinales
amazoniennes, qui comporte pour chaque plante, le nom shipibo, le nom
espagnol, le nom latin, etc. Toutes les plantes amazoniennes sont ainsi réper-
toriées et c’est aussi une façon de sauvegarder la culture médicale shipibo et
de transformer ce savoir disséminé par la confection d’une sorte de Bible des
plantes amazoniennes. Pourtant, ce savoir n’est pas unifié puisque chaque
chamane, chaque guérisseur a sa façon de soigner, de préparer ou de faire
préparer l’ayahuasca et de l’administrer. Le prophétisme scripturaire me
semble donc inscrit dans cette dimension.
Nicolas Martin-Granel : Dans le prophétisme, il y a toujours une com-
posante nationaliste. Est-ce qu’Arévalo va jusqu’à parler de nation shipibo ?
Il parle visiblement de peuple, de culture. Mais est-ce que ça irait jusqu’à
l’idée de nation ?
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 349
celle des autres touristes ayant pris l’ayahuasca. C’est d’ailleurs ainsi que je
réponds par avance à cette objection dans mon livre.
I. Felici : Ma question ne voulait pas être une objection. Dans les études
que vous faites, vous parlez de soigner ; est-ce que vous évaluez aussi, ou est-
ce que vous mesurez cet aspect-là ?
J.-L. Amselle : Dans mon livre, il y a un chapitre qui s’intitule « Guérir ».
Il y a aussi des auto-évaluations. Par exemple, Jacques Mabit a fait des
évaluations des soins qu’il dispense aux toxicomanes et aux autres patients ;
et il y a des auto-évaluations de touristes, de patients. Et ce que j’ai pu
observer chez certains patients, c’est qu’ils allaient plutôt bien. Par exemple
en interviewant un toxicomane qui avait une addiction aux drogues – cocaïne,
médicaments, alcool, héroïne, etc. – et qui était depuis six mois chez Jacques
Mabit à Takiwasi, j’ai pu constater qu’il allait plutôt bien parce que certes, il
se grattait un peu – en général les junkies se grattent, ça les démange – mais il
tenait un discours cohérent. En ce sens je me suis dit, ce n’est peut-être pas si
mal ce que fait Jacques Mabit, il est peut-être arrivé à quelque chose. Mais il
est difficile de faire ce type d’évaluation. On peut uniquement dire que ce
toxicomane allait plutôt mieux que le toxicomane comportemental addict à
internet !
Notices bio-bibliographiques
Née en 1986 à Mexico, Rocío Munguía Aguilar est titulaire d’une licence en
lettres modernes de l’Université nationale autonome du Mexique ainsi que d’un
master d’études culturelles de l’Université Paul Valéry (Montpellier III).
Traductrice d’une vingtaine d’ouvrages, professeur de FLE et de littératures
francophones, elle exerce depuis 2010 des fonctions d’assistante hispanique dans
divers établissements secondaires en France.
2006), de « Les trésors de l’Inca et Mère Nature. Ethnoécologie et lutte contre les
compagnies minières dans le nord du Pérou » (L’ordinaire latino-américain,
2006) et de « El despertar indio en el Perú andino ? » (dans Lomne G., De la
política indígena, Lima IEP/IFEA, 2014). Elle est également co-auteure avec
F. Langue du Dictionnaire des termes miniers dans l’Amérique Espagnole (XVI e-
e
XIX siècle) (Paris, ERC, 1993) et avec K. Grieco de « Les enjeux techniques et
politiques dans la gestion et le contrôle de l’eau : le cas du projet Minas Conga au
nord du Pérou », (Autrepart, n° 65, 2013). Elle a notamment édité avec V. Robin
El regreso de lo indígena. Retos, problemas y perspectivas (Lima, IFEA/IEP/
CRBC, 2009).
BUTLER Judith, 110, 160, 259 DEGREGORI Carlos Iván, 309, 323, 325
DEI Fabio, 151
CADENA Marisol de la, 319-321 DELACAMPAGNE Christian, 58, 59, 61,
CAILLOIS Roger, 59 68, 69, 74
CAMPAGNE Julie, 59 DELAFOSSE Maurice, 9, 118
CANUT Cécile, 11, 73, 103, 112, 116, DELAS Daniel, 237, 246
121, 355 DELEUZE Gilles, 14, 15, 102, 104, 127,
CARAYOL Michel, 110 258-260, 266, 268, 272
CARBY Hazel, 87 DERLON Brigitte, 134
CARROLL Lewis, 65, 74 DERRIDA Jacques, 14, 51, 54, 86, 91,
CARTIER-BRESSON Henri, 196 104, 126, 127, 131, 245, 258-260
CASTAÑEDA Carlos, 338 DIAWARA Manthia, 22, 23, 32, 34, 93-
CASTEL Robert, 194, 210 95, 98
CASTORIADIS Cornélius, 61 DICKERMAN Carol, 141
CAUSSIN DE PERCEVAL Armand-Pierre, DIGARD Jean-Pierre, 254
286, 287, 298 DIOUF Mamadou, 114, 115, 249, 250,
CAZIER Jean-Philippe, 69, 74 256
CÉSAIRE Aimé, 101, 264, 270, 274, 278 DJIAN Jean-Michel, 113
CHAB TOURÉ Amadou, 198, 205 DOISNEAU Robert, 196
CHAKRABARTY Dipesh, 131, 160 DOMENACH Jean-Marie, 263, 264, 272
CHAMBERS Sarah, 317 DOZON Jean-Pierre, 139
CHAMBOREDON Jean-Claude, 194, 210 DU BOIS William Edward Burghardt,
CHAMOISEAU Patrick, 119, 274, 275 87, 89
CHAPUIS Frédérique, 196, 210 DUCHAMP Marcel, 180, 199
CHAUDENSON Robert, 110 DUNJA RIHTMAN Augustin, 148
CHAUVIER Éric, 59, 74 DURKHEIM Émile, 64
CHEVALLIER Denis, 220
CHOMSKY Noam, 235, 236, 253 ECHAVE José de, 314
CHRÉTIEN Jean-Pierre, 49, 139, 141 ENWEZOR Okwi, 214, 226
CLIFFORD James, 19, 34, 54, 152, 223 EQUIANO Olaudah, 83, 84, 98
CLOTTES Jean, 218, 219 ESQUENAZI Jean-Pierre, 194, 206, 210
COBB Amanda J., 222 ESTENSSORO Juan Carlos, 315
COLLEYN Jean-Paul, 94, 98 EVANS-PRITCHARD Edwards, 9, 147
CONFIANT Raphaël, 119, 275
CONGOSTE Myriam, 59 FABIAN Johannes, 217
COPANS Jean, 20, 34 FABIETTI Ugo, 147, 149
COSNAY Marie-Joseph, 263 FANI-KAYODE Rotimi, 191, 203, 206,
COUCHOT Hervé, 74 210
COURBET Gustave, 200, 203, 208 FANON Frantz, 71, 259, 270, 274
CRAPANZANO Vincent, 59, 74 FARMER Paul, 151
CRUSE Harold, 92, 98 FAVRE Henri, 316
CUGOANO Ottobah, 83, 84, 98 FAVRET-SAADA Jeanne, 59, 345
CUSSET François, 236, 254, 259, 260 FORNARI Alessandro, 148
FOSSO Samuel, 171, 172, 175, 203
DAGICOUR Ombelyne, 316 FOUCAULT Michel, 14, 15, 104, 194,
DAMAG Gaston, 221 245, 257-260
DAVID Jacques-Louis, 202, 203, 208 FRANCO Carlos, 308
DEBAENE Vincent, 19, 20, 34 FREMEAUX Jacques, 249
DEFOE Daniel, 84
INDEX DES NOMS 361
FUSASCHI Michela, 9, 139, 151-153, HURSTON Zora Neale, 37, 91, 357
155, 160, 356 HYMES Dell, 103, 110, 121
PAJUELO Ramón, 308, 309, 311, 321- SACY Sylvestre de, 286
323 SAID Edward, 14, 119, 244
INDEX DES NOMS 363
SALAZAR-SOLER Carmen, 9, 305, 312, TAHTÂWÎ Rifâ’a al-, 283, 285-296, 298,
313, 323, 335, 336, 357 299, 303, 304
SALMON Gildas, 65 TERRAY Emmanuel, 60
SARTRE Jean-Paul, 9, 26, 32, 57-62, 64- TOLSTOÏ Léon, 71, 72, 75
68, 70-72, 74, 77, 78, 94, 101, 129, TONDA Joseph, 349
130, 235, 254, 258 TOUSSAINT Évelyne, 185, 210
SAUSSURE Ferdinand (de), 68 TRAIMOND Bernard, 9, 53, 54, 57-61,
SCHAPERA Isaac, 147 66, 68, 69, 75, 78, 79, 101, 239, 260,
SCHEPER-HUGHES Nancy, 151 280, 345, 350, 358
SCHMITT Jean-Claude, 74 TRIMAILLE Cyril, 103
SCHOMBURG Arthur, 85, 100 TULLIO-ALTAN Carlo, 147
SEGALEN Victor, 132, 133
SENGHOR Léopold Sédar, 71, 101, 239, UKAWSAW GRONNIOSAW James Albert,
251, 252, 254, 255 83
SHONIBARE Yinka, 208, 214, 221 URFALINO Philippe, 181
SIDIBÉ Malick, 175, 184, 191-193, 195,
196, 199 VAN GOGH, 206, 221
SILVERMAN Sydel, 143 VEGGEZZI RUSCALLA Giovenale, 143
SILVERSTEIN Michael, 119, 120 VERDEAUX François, 139
SIRAN Jean-Louis, 104 VERENI Piero, 148
SMITH Étienne, 47, 49 VIDAL Claudine, 139, 141, 151
SOBRERO Alberto, 148 VILLAGORDO Éric, 13, 181, 185, 188,
SOLINAS Pier Giorgio, 147, 149, 150 210-213, 215, 358
SOMBRUN Corinne, 338 VINCENT Cédric, 175, 203, 210, 212
SOULAGES Pierre, 192
SOUTHALL Aidan, 141 WALKER Kara, 199
SOUTHER Hamilton, 338 WARIN François, 14, 125, 128, 130,
SPIVAK Gayatri, 14, 88, 101, 119, 160, 133, 134, 358
213, 244, 254 WARREN Kenneth, 89, 100
SQUILACCIOTTI Massimo, 148 WOLTERING Robbert, 285, 296
SULMONT David, 321
ZAMMITO John H., 143
TABOURET-KELLER Andrée, 104, 105,
119
Table des matières
Avant-propos ............................................................................................... 5
PREMIÈRE PARTIE
TEXTES ET CONTEXTES
6. Lumière d’ailleurs
François Warin ..................................................................................... 125
DEUXIÈME PARTIE
PRATIQUES ET TERRAINS
8. Du kitsch et du trash
Valérie Arrault ...................................................................................... 161
TROISIÈME PARTIE
POSTURES ET RIPOSTES
QUATRIÈME PARTIE
D’AUTRES HORIZONS