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Clara LÉvy, Le Double Lien Entre Ecriture Et Identite Le Cas Des Ecrivains Juifs Contemporains

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LE DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE : LE CAS DES
ECRIVAINS JUIFS CONTEMPORAINS DE LANGUE FRANÇAISE
Clara LÉvy
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Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Sociétés contemporaines »

2001/4 no 44 | pages 75 à 90
ISSN 1150-1944
ISBN 2747520498
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-75.htm
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!Pour citer cet article :


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Clara LÉvy, « Le double lien entre ecriture et identite : le cas des ecrivains juifs contemporains
de langue française », Sociétés contemporaines 2001/4 (no 44), p. 75-90.
DOI 10.3917/soco.044.0075
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CLARA LÉVY

LE DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET


IDENTITE : LE CAS DES ECRIVAINS JUIFS

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CONTEMPORAINS DE LANGUE FRANÇAISE
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RÉSUMÉ : Il s’agit ici d’envisager la question de la réciprocité des liens entre écriture et
judéité. De manière classique, les écrivains juifs contemporains de langue française utilisent
leur expérience, notamment biographique, comme matériau littéraire : l’identité, par exemple
avec ce qui se joue au travers du rapport au stigmate, est donc susceptible de nourrir
l’écriture. De manière symétrique, il est possible de montrer – au travers du cas de Georges
Perec – que l’écriture peut également nourrir l’identité – en la revivifiant, voire en la ressus-
citant. Il n’en reste pas moins que la relation entre écriture et judéité n’est reconnue et vali-
dée par les instances critiques, notamment la presse communautaire, qu’au prix d’une
conception relativement classique de l’identité.

INTRODUCTION

Travailler sur les écrivains juifs contemporains de langue française suppose, dans
l’étape de construction de l’objet, de proposer un certain nombre de définitions suf-
fisamment précises et le moins contestables possible. On doit ainsi assigner à cet ob-
jet des limites littéraires (qu’est-ce qu’un écrivain de langue française ?), ethnico-
religieuses (qu’est-ce qu’un écrivain juif ?), chronologiques (qu’est-ce qu’un écri-
vain juif de langue française contemporain ?). Nous avons pris le parti de constituer
un corpus rassemblant les textes littéraires, publiés entre 1945 et le début des années
quatre-vingt, rédigés par des auteurs s’auto-définissant comme juifs (Lévy, 1998). Il
s’agit alors pour nous de répondre à une double interrogation : existe-t-il une affini-
té, pour ces auteurs, entre écriture et judaïsme et, si cette affinité existe, de quelle
nature est-elle ?
La question du lien entre écriture et judaïsme se transforme, lorsque l’on étudie
les écrivains juifs contemporains, et devient celle du lien entre écriture et judéité. La
distinction entre judaïsme et judéité a été établie, pour la première fois, par Albert
Memmi, qui a forgé un néologisme pour distinguer plus radicalement la doctrine re-
ligieuse (le judaïsme) du sentiment subjectif d’appartenance (la judéité). « Le voca-
bulaire courant étant fort imprécis, je propose de distinguer entre judéité, judaïcité et
judaïsme : la judéité est le fait et la manière d’être juif ; la judaïcité est l’ensemble
des personnes juives ; le judaïsme est l’ensemble des doctrines et des institutions
juives » (Memmi, 1962).

Sociétés Contemporaines (2002) n° 44 (p. 75-90)


CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

L’hypothèse retenue ici est que la judéité et l’écriture entretiennent une relation
susceptible d’être mise au jour : la judéité constitue une caractéristique de l’auteur
repérable d’une part dans sa position dans l’espace littéraire, d’autre part dans son
œuvre. La question de l’existence de cette relation se trouve prolongée par une se-
conde question concernant sa nature. Si ce qu’un écrivain écrit, le style dans lequel il
l’écrit et la place qu’il occupe dans le monde littéraire sont susceptibles d’être liés
avec le fait que cet écrivain se sente juif, quelle est la nature de ce lien ? Comment la
judéité d’un écrivain transparaît-elle dans son œuvre ? Est-il possible d’évaluer so-
ciologiquement la nature et l’intensité du lien unissant l’écriture et la judéité ? Plu-
sieurs pistes sont possibles, qui sont d’ailleurs compatibles les unes avec les autres.

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Ainsi, on pourrait considérer que la relation entre écriture et judéité est principale-
ment thématique : les écrivains traitent de la judéité, des questions juives ; la judéité
comme thème littéraire privilégié par les écrivains juifs constituerait un symptôme
du lien entre judéité et écriture. La seconde relation possible serait de nature institu-
tionnelle : les écrivains juifs seraient regroupés au sein d’écoles littéraires, de ré-
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seaux qui les rassembleraient et dans le cadre desquels ils poursuivraient une car-
rière littéraire en tant que « juifs ». Enfin, la troisième relation serait de nature stylis-
tique : outre les thèmes évoqués, jouerait alors la stratégie discursive mise en œuvre
pour les traiter. La judéité d’un écrivain serait alors perceptible non seulement au
travers de l’intrigue et des idées abordées, mais également au travers de la forme
adoptée. Pour proposer une réponse cohérente à une partie de la question de
l’existence d’un lien reliant l’écriture à la judéité, nous procèderons en trois temps :
nous tenterons d’abord de montrer à quelle aporie aboutit la définition de l’identité
juive des écrivains par les instances communautaires ; nous analyserons ensuite les
modalités selon lesquelles les textes littéraires sont nourris par les écrivains de leur
identité juive ; nous nous efforcerons enfin de mettre au jour, symétriquement, les
modalités selon lesquelles l’identité juive se renforce et se conforte dans le proces-
sus de création littéraire.

1. LES INSTANCES COMMUNAUTARISTES

Depuis le milieu des années cinquante jusqu’à aujourd’hui, resurgit sporadique-


ment dans les périodiques communautaires la question de la définition des écrivains
juifs de langue française 1. Plusieurs approches de cette question sont possibles, dont

1. Excepté d’une part les nombreux articles sur tel ou tel écrivain particulier, où le journaliste saisit
l’occasion fournie par la critique d’un ouvrage littéraire pour préciser ce qu’il convient d’entendre
par l’expression « écrivain juif de langue française », et d’autre part les articles consacrés à
l’élaboration de la définition de cette expression répartis au milieu d’articles traitant d’autres sujets,
plus d’une dizaine de numéros spéciaux de journaux communautaires ont consacré leurs dossiers à
la question de l’existence d’une littérature juive française, entre 1956 et 1995 – alors que ces jour-
naux ne sont pas à vocation littéraire, même si tous possèdent une rubrique littéraire, qui recense
régulièrement les publications des auteurs juifs. La rubrique littéraire d’un des mensuels commu-
nautaires les plus diffusés, L’Arche, fut dirigée successivement par Arnold Mandel jusqu’en no-
vembre 1963, puis par Wladimir Rabi à partir de décembre 1963. L’Arche, magazine mensuel du
Fonds Social Juif Unifié, est fondé en 1957. Arnold Mandel est né à Strasbourg en 1913 ; à la fois
romancier et essayiste, il endosse aussi le rôle de chroniqueur et critique littéraire pour plusieurs ti-
tres de la presse communautaire, jusqu’à sa mort en 1987. Wladimir Rabinovitch (dit Rabi) est né
en 1906 en Lituanie ; il arrive en France à l’âge de quatre ans, poursuit des études de droit, devient
avocat puis juge – avant de se reconvertir dans la critique littéraire pour la presse communautaire ;
il meurt en 1981.
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

toutes sont combinées pour parvenir à expliciter qui est, en définitive, digne d’entrer
dans le groupe des écrivains juifs. Les journalistes s’octroient, dans le cadre de ces
dossiers, le rôle de gardiens du temple – rigoureux, mais parfois bienveillants, qui
concèdent ou refusent le titre d’écrivain juif, manifestement considéré par eux
comme une marque valorisante. Qu’on ne s’y trompe pas : l’enjeu est de taille pour
les journalistes, parfois eux-mêmes écrivains, qui abordent cette question parce que
la réponse qu’ils lui fournissent constitue l’indicateur des critères de la judéité non
seulement pour un écrivain, mais encore pour tout individu. Autrement dit, en défi-
nissant l’écrivain juif, c’est de manière métonymique, le Juif lui-même qu’ils défi-
nissent 2 : l’écrivain est la figure visible, emblématique, qu’on scrute pour mieux

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connaître l’ensemble du groupe dont il est issu. Les définitions journalistiques
considèrent alors un certain nombre de critères qu’elles sont amenées à rejeter car ils
mènent à des impasses, avant de se polariser autour de l’idée d’un engagement juif.

1. 1. LES CRITERES ECARTES


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Trois critères de définition possible des écrivains juifs sont traditionnellement


écartés dans la presse juive communautaire où s’expriment les critiques littéraires :
l’origine juive, la langue et la thématique ne sont ainsi pas considérées comme des
caractéristiques suffisantes pour qualifier un auteur et ses textes de « juifs ».
Le critère de l’origine juive est considéré comme implicite par plusieurs journa-
listes – même si certains l’envisagent cependant explicitement – et doit, selon eux,
être combiné à une thématique juive pour que l’écrivain puisse être considéré
comme juif : tous soulignent qu’il ne suffit pas d’être un écrivain d’origine juive
pour pouvoir prétendre à la qualification d’écrivain juif :
« Admettons que je sois chargé de préparer une anthologie juive. Quels écri-
vains y figureraient-ils ? Ceux dont l’origine est indiscutable, comme le fait
Edmond Fleg ? Mais alors, Proust en serait absent. Pourquoi ? Il n’était que
demi-juif. Pallière en serait exclu également. Pourquoi ? Il n’était pas cir-
concis. Mais Simone Weil, oui, elle devrait y apparaître en bonne place, de
droit. Cela ne me satisfait pas. » (Rabi, 1956)
Le critère de l’origine juive est donc nécessaire (origine définie d’ailleurs plus ou
moins rigoureusement par les journalistes, dont certains se réfèrent à la lettre même
de la règle talmudique, c’est-à-dire au judaïsme de la mère, et dont d’autres admet-
tent comme juifs les écrivains dont seul le père est juif) mais se révèle non suffisant :
n’est pas écrivain juif tout écrivain qui est juif. C’est ce que démontre la polémique
entretenue par Arnold Mandel sur l’identité de Romain Gary, plus d’un an après la
mort de ce dernier.
« Romain Gary, un hybride s’il en fut, et pas du tout juif, est mentionné en
tant qu’’“écrivain juif” en fonction de La Dame de Gengis Khan (sic), un livre
incohérent et calamiteux à l’avis de toute la critique. » (Mandel, 1982a)

2. La réflexion suivante témoigne du fait que, derrière la définition de la littérature juive, pointe la
définition plus générale de l’identité juive : « Un certain nombre d’ambiguïtés pèsent sur cette litté-
rature juive. Ces ambiguïtés traduisent les ambiguïtés de notre condition juive, ce qui se traduit gé-
néralement par l’impossibilité radicale d’apporter une définition cohérente et universelle à l’identité
juive » (Rabi, 1971).

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CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

Dans le numéro suivant de la même revue, Mandel persiste – et développe les


arguments qui le poussent à considérer Gary, en tant qu’écrivain, comme non juif –
alors même que celui-ci évoque (et même revendique) sa judéité à maintes reprises
dans ses textes littéraires (Lévy, 2001).
« Quant au problème de l’identité de Gary, sa judéité attestée par Albert Ben-
soussan, je n’ai pas qualité pour juger sur le fond. Né de mère juive, selon la
halacha, il était formellement juif. Mais, en l’occurrence, la halacha légifère
sans emporter la conviction, ni faire en sorte qu’une telle identification soit
ressentie comme réelle. Cependant, dans le contexte incriminé, il s’agit
d’écrivain juif. Et Gary n’en était pas un, même formellement. Un écrivain

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juif, c’est quelqu’un qui, dans ses écrits, exprime d’une certaine manière une
expérience affective juive, s’il ne témoigne pas d’une culture juive. C’est aus-
si – et avant tout – quelqu’un qui s’assume en tant que juif. Rien de tel chez
cet auteur narcissique, frotté de cosmopolitisme, produit et producteur d’un
parisianisme de mauvais aloi, celui de la pose et de l’inauthenticité et évoluant
à très longue distance de tout domaine spirituel dans un milieu artificiel. »
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(Mandel, 1982b)
Le rejet du critère de l’origine juive amène les journalistes et critiques à exami-
ner la pertinence d’autres indices de la judéité d’un auteur. Le critère de langue se
révèle immédiatement inopérant pour les écrivains de langue française, qui
n’utilisent par définition ni l’hébreu, ni le yiddish, ni le judéo-arabe (même si cer-
tains termes idiomatiques de l’une ou de plusieurs de ces trois langues peuvent, à
l’occasion, apparaître dans leurs textes). Certains critiques privilégient alors le cri-
tère de la thématique abordée par les écrivains : les thèmes abordés contribuent ainsi
à définir un écrivain comme juif.
La définition d’André Elbaz progresse ainsi du rejet de la langue et de l’origine
jusqu’à la prise en compte de la thématique :
« Il serait aberrant pour un romancier qui vit en France de choisir d’écrire
dans une langue que personne ou presque ne comprend. Le problème a été
analysé avec beaucoup de pénétration par Albert Memmi, qui souligne que les
juifs, dispersés de par le monde, écrivent dans la langue de leur pays respectif
(...).
Certains considèrent comme romanciers juifs tous les romanciers juifs de
naissance, quels que soient les thèmes ou l’orientation de leurs œuvres. Ainsi,
l’écrivain français Piotr Rawicz inclut dans la littérature juive Simone Weil,
pourtant peu suspecte de sympathie ou d’intérêt pour le judaïsme. “Oui, je suis
un peu annexionniste de ce côté-là”, affirme-t-il.
Pour nous, un romancier juif sera un juif qui écrit des romans mettant en ac-
tion des personnages juifs. Nous rejetons la thèse extrémiste de ceux qui vont
jusqu’à prétendre qu’un romancier juif ne mérite cette étiquette que si ses hé-
ros sont entièrement “positifs”. » (Elbaz, 1970)
La définition d’un écrivain juif devient plus délicate encore à élaborer lorsque les
journalistes puristes, dont toujours Arnold Mandel, refusent de labelliser comme
juifs des écrivains réunissant les critères de l’origine juive et du traitement de thè-
mes juifs – démontrant par là qu’ils les tiennent pour nécessaires mais nullement
suffisants – si la conception du judaïsme que les écrivains expriment littérairement
ne leur convient pas, c’est-à-dire s’ils la considèrent comme trop édulcorée par rap-
port aux normes qu’ils ont eux-mêmes fixées. Mais même pour les journalistes qui
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

accordent aux écrivains juifs toute licence de s’exprimer comme ils le désirent sur
des thèmes juifs, la difficulté, aussitôt soulevée par le critère de la thématique, réside
dans le fait que des écrivains non-juifs peuvent tout aussi bien que les écrivains juifs
créer des personnages juifs et évoquer des situations juives3, alors que certains de
ceux-ci n’abordent que marginalement des thématiques juives. Ce dernier critère est
donc lui aussi abandonné, au profit d’une définition moins rigoureuse et plus floue
de l’écrivain juif en tant que vecteur d’une sensibilité proprement juive – c’est-à-dire
en tant qu’écrivain assumant délibérément son destin juif.

1. 2. L’INSCRIPTION DANS LE DESTIN JUIF

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Une fois qu’ont été examinés puis rejetés les trois critères de l’origine, de la lan-
gue et de la thématique, reste ainsi à prendre en compte un critère supplémentaire –
nommé indifféremment par les journalistes engagement juif, conscience juive, ins-
cription dans un destin juif, et qui renvoie au traitement par l’écrivain de la question
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de la condition juive. C’est ce qu’établit Wladimir Rabi :


« Seuls sont comptés les écrivains engagés dans le dur destin juif, pleinement
convaincus de leur responsabilité au sein d’un univers, qui est le leur, qu’ils le
veuillent ou non, et pour lequel ils portent témoignage. » (Rabi, 1956)
C’est alors en référence à cette perspective identitaire de l’auteur que doivent se
comprendre des régularités thématiques dans les ouvrages des écrivains juifs
contemporains de langue française, régularités que Wladimir Rabi résume ainsi :
« Dans la littérature juive, je distingue trois caractères : un aspect de déli-
vrance, un aspect de marginalisme, enfin un caractère circonstanciel.
a) Délivrance : en une première œuvre, l’écrivain juif a tendance à se libérer
de son enfance, de son adolescence, de son milieu traditionnel avant de
s’engager dans le grand courant universaliste de la nation environnante.
b) Marginalisme : l’écrivain juif qui se veut écrivain juif demeure constam-
ment dans une zone périphérique. Il ne franchira le barrage que s’il se soumet
au credo et aux valeurs de l’environnement, s’il consent à rompre avec sa pa-
roisse, son milieu d’origine, son ghetto.
c) Caractère circonstanciel : cette littérature est enfin circonstancielle ou oc-
casionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne se manifeste qu’en période de crise, lors-
que le problème juif se pose et s’impose. Elle apparaît alors par vagues suc-
cessives. » (Rabi, 1971)
La démarche est ici circulaire, et donc tautologique : on définit comme juifs les
écrivains qui traitent de leur destin juif (on retrouve alors en fait le critère de la thé-
matique, qu’on avait feint de rejeter) et, du coup, on repère les lignes principales de
ce destin, visibles aussi bien pour les écrivains que pour l’ensemble des Juifs. Privi-
légier la définition de l’écrivain juif par son inscription délibérée dans le destin juif,
puis remarquer, de manière artificielle, la trace de ce destin en synthétisant son ex-
pression thématique de manière très générale, permet de porter à son maximum de

3. C’est ce qu’atteste la bibliographie intitulée « La littérature d’inspiration juive depuis la seconde


guerre mondiale » qui clôt le numéro spécial de L’Arche, 1971, qui recense « une production de
près d’une centaine de titres, par des auteurs juifs ou non juifs » (sont ainsi cités Abahn, Sabana,
David, Gallimard, Paris, 1970 de Marguerite Duras et Le Roi des Aulnes, Gallimard, Paris, 1969 de
Michel Tournier).

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CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

cohérence l’homologie entre la judéité d’un écrivain et celle de tout individu. Or,
puisque c’est la définition de l’individu juif qui est en question derrière celle de
l’écrivain juif, l’enjeu consiste à établir la plus grande équivalence possible entre
l’identité individuelle et l’identité artistique – et ce en mettant en évidence une nette
proximité entre les préoccupations des écrivains et celles de l’ensemble de la popu-
lation juive.
Dans la suite de notre propos, consacré à la prise en compte des thématiques et
des procédés stylistiques repérables pour un certain nombre d’écrivains juifs
contemporains de langue française, nous ne reprendrons donc pas les critères propo-
sés/imposés par les instances communautaristes, mais ceux signalés en introduction

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– c’est-à-dire se rapportant à l’auto-définition comme juifs d’auteurs ayant publié
des textes, considérés comme littéraires, entre 1945 et le début des années quatre-
vingt.

2. LA LITTERATURE NOURRIE PAR LA JUDEITE : LES THEMATIQUES


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De manière assez classique, les écrivains juifs – comme beaucoup d’autres écri-
vains – nourrissent en partie leurs textes littéraires de leur expérience personnelle, et
donc notamment de la dimension identitaire de cette expérience. Parmi les ouvrages
analysés, cet usage du matériau identitaire apparaît comme polymorphe. Plusieurs
thématiques communes – telles que la mémoire, l’engagement ou la solitude – sont
ainsi fréquemment abordées et lestées du poids de la judéité des écrivains.

2. 1. LE STIGMATE ET SON RETOURNEMENT : LA BOSSE

La solitude sociale des Juifs constitue un thème récurrent dans le corpus analy-
sé : les écrivains s’attèlent alors à l’esthétisation de la stigmatisation, c’est-à-dire
s’efforcent de donner une forme littéraire à leurs expériences en tant que membres
d’une population stigmatisée. Une des modalités les plus abouties de cette esthétisa-
tion concerne le travail sur l’image de la bosse. Ainsi, Romain Gary renvoie la spé-
cificité des Juifs à un réel handicap physique, à un stigmate auto-infligé : la difformi-
té physiologique est, pour lui, le signe de la victoire des stigmatiseurs qui ont réussi à
imposer le stigmate à une population qui en était initialement dépourvue :
« Les Juifs du ghetto, à qui on a répété pendant des siècles qu’ils étaient sans
honneur, (...) ont été persuadés au point de changer de physique et d’acquérir
un air humble, coupable, et une colonne vertébrale déformée – c’est un fait
historique – à force de courber le dos. Les Juifs auxquels on a imposé des vê-
tements distinctifs pour les “inférioriser”, mais qu’ils ont fini par adopter si
bien que les Juifs orthodoxes les portent encore... et refusent de les quitter en
Israël ! » (Gary, 1974)
Cette image de la bosse (qui renvoie explicitement à un handicap, un stigmate
physique et visible) est travaillée par plusieurs des écrivains juifs contemporains de
langue française, comme Edmond Jabès, qui consacre de nombreux passages au
« dos gibbeux » des Juifs, et qui revisite, lui aussi, la double métaphore de la bosse
et du fardeau :
« Sa bosse n’en était pas une, dit la légende. Elle était le fardeau qui faisait
fléchir son corps.
Juif errant dont l’ombre se profile sur chaque page du livre, un bâton à la main.
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

Et ils le punirent d’être encore en vie. » (Jabès, 1989)


Le stigmate n’est plus alors qu’une particularité exemplaire dont il convient de
s’accommoder avec plus ou moins de plaisir :
« Aujourd’hui, alors que mon regard se pose sur ces murailles qui entourent
cette ville tant convoitée (Jérusalem), je cherche, sans hâte, l’esprit paisible, à
comprendre quelle est la nature de ma judéité ; à m’expliquer à moi-même la
signification qu’a pour moi, ici et maintenant, ce judaïsme auquel je
n’appartiens pas seulement par la naissance, mais aussi bien plus encore parce
que je l’ai toujours voulu ainsi, même dans les pires circonstances. Et ce dès le
début, non pas parce que le peuple juif est un peuple élu, mais malgré cela. Ce

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statut était-il un don inéluctable ou un fardeau trop lourd à porter ? Cette ques-
tion ne m’a préoccupé que durant mon enfance, car j’ai découvert assez tôt
que la Grâce s’attache à nous comme une bosse à un bossu. Pas plus que de
cette protubérance, on ne peut se libérer de la Grâce, le plus accablant de tous
les poids. » (Sperber, 1994)
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Une conséquence de la politique de l’identité menée jusqu’au bout de sa logique


consiste à retourner le stigmate et à lui conférer une charge symbolique puissam-
ment positive ; Goffman explique ainsi que « la communauté, à la façon des ghettos,
constitue un havre d’auto-défense, un lieu où chaque dévieur peut soutenir ouverte-
ment qu’il vaut bien n’importe qui. Mais non contents de cela, les déviants sociaux
ont souvent le sentiment d’être non seulement égaux, mais supérieurs aux nor-
maux » (Goffman, 1975). Albert Cohen considère d’abord la bosse comme le stig-
mate infamant qui affecte les Juifs rejetés par la société. C’est ainsi que, une fois in-
sulté par le camelot antisémite, le petit Albert se voûte et s’affuble d’un
« dos neurasthénique où pousse la bosse des Juifs, couronne de leurs mal-
heurs, bosse des étranges qui pensent trop, qui remâchent trop. »
(Cohen, 1972)
L’écrivain reprend cette idée d’intériorisation et d’inversion du stigmate pour les
Juifs. Il situe un des épisodes de la trajectoire de son héros Solal dans une cave ber-
linoise, où il se réfugie après avoir été molesté par des soldats allemands du Troi-
sième Reich ; dans cette cave, Solal ne croise qu’une personne, Rachel (symbole, à
elle seule, de l’ensemble du peuple juif reclus dans de sombres cachettes pour
échapper à la menace hitlérienne) qui est naine et bossue. Or, après un premier mou-
vement de frayeur et de dégoût, Solal est submergé par une grande tendresse pour la
petite naine bossue dont il comprend qu’elle est la dépositaire de tous les malheurs
passés et de tous les espoirs à venir :
« Lui, il la considérait et il avait pitié, pitié de cette petite difforme aux grands
yeux, beaux yeux de son peuple, pitié de cette petite insensée, héritière de
peurs séculaires, et de ces peurs le fruit contrefait, pitié de cette bosse et en
son âme, il révérait cette bosse, bosse des peurs et des sueurs de peur, sueurs
d’âge en âge et attentes de malheurs sueurs et angoisses d’un peuple traqué,
son peuple et son amour, le vieux peuple de génie, couronné de malheur, de
royale science et de désenchantement. » (Cohen, 1968)
Cette volonté de retournement du stigmate amène notamment Cohen à rédiger,
dans quasiment chacun de ses ouvrages, quelques pages sur la grandeur et la supé-
riorité du peuple juif – qui compte à son actif, selon lui, pas moins que la victoire de

81
CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

l’humanité sur la bestialité grâce à l’obéissance à la Loi biblique (qui changea les
hommes bestiaux en hommes humains) :
« Qu’elles le sachent ou non qu’elles le veuillent ou non les plus nobles por-
tions de l’humanité sont d’âme juive (...). C’est notre gloire de primates des
temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par
l’obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et tortu ce merveilleux bossu
surgi de cette monstrueuse et sublime invention cet être nouveau et parfois re-
poussant car ce sont ses débuts maladroits et il sera mal venu raté et hypocrite
pendant des milliers d’années cet être difforme et merveilleux aux yeux divins
ce monstre non animal et non naturel qui est l’homme qui est notre héroïque
fabrication en vérité c’est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être

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ce que nous sommes et c’est-à-dire des bêtes soumises aux règles de nature
que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c’est-à-dire des hommes. »
(Cohen, 1968)
Le mécanisme d’inversion du stigmate fonctionne ici à plein : « jewish is beauti-
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ful », et même ce qui paraît laid et difforme chez les Juifs n’est que le symptôme
d’une splendeur et d’une grandeur dissimulées. L’image de la bosse, l’idée de
l’anormalité sont reprises, mais sont présentées comme symboliques d’une noblesse
et d’une exceptionnalité valorisées. Le stigmate, tant décrié par les autres, est loué
par les Juifs eux-mêmes comme un signe désormais manifestement positif.

2. 2. L’INSCRIPTION DANS LA MEMOIRE COLLECTIVE

Établir la fresque de l’histoire juive dans son ensemble n’est certes pas l’objectif
primordial des écrivains juifs contemporains de langue française. Rares sont en effet
les ouvrages qui relient explicitement l’histoire narrée à la période biblique ou même
à un passé plus lointain que le XIXe siècle. Demeure l’exception notable du Dernier
des justes d’André Schwarz-Bart, dont l’intrigue se fonde sur une légende talmudi-
que voulant que le sort du monde repose sur trente-six Justes dont les cœurs recueil-
lent toute la douleur humaine. L’unique survivant du massacre des Juifs d’York en
1185 se trouverait, selon certaines légendes juives, parmi ces Justes et, à chaque gé-
nération, un de ses descendants mourrait pour la cause des Juifs. Le roman retrace
brièvement l’histoire de cette famille sur plusieurs siècles, en Pologne, puis suit plus
particulièrement la vie en Allemagne des derniers descendants des Justes, les
grands-parents et les parents du héros, Ernie Lévy, qui meurt dans une chambre à
gaz, assumant ainsi, le dernier, son destin de Juste. Dès les premières pages de son
texte, Schwarz-Bart précise que l’histoire de son héros ne peut se concevoir et se
comprendre que dans une optique de long terme :
« Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes. Une biographie de mon ami
Ernie tiendrait aisément dans le deuxième quart du XXe siècle ; mais la vérita-
ble histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans
la vieille cité anglicane d’York. » (Schwarz-Bart, 1959)
Si aucun autre ouvrage ne se situe clairement dans la perspective aussi ambi-
tieuse de retracer plusieurs siècles d’histoire juive, on peut cependant noter une vo-
lonté assez générale d’insérer les épisodes racontés au sein d’un mouvement histori-
que plus large. Autrement dit, même les ouvrages consacrés à la période la plus
contemporaine sont émaillés de références à de lointains événements, puisés dans la
Bible ou l’histoire juive ; même les histoires les plus individuelles et les plus ponc-
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

tuelles sont systématiquement contextualisées dans une optique collective de long


terme 4.
Ces remarques valent surtout lorsqu’il s’agit, pour les écrivains, de rappeler la
dimension tragique de l’histoire juive. À l’occasion de l’évocation d’insultes anti-
sémites qui lui ont été adressées pendant son enfance, Albert Cohen consacre ainsi
plusieurs pages d’affilée à retranscrire, dans un style flamboyant et épique, la résis-
tance juive obstinée à toutes les nations qui, par le biais des persécutions, ont voulu
éradiquer la foi juive (Cohen, 1972). D’autres écrivains se mettent eux-mêmes en
scène au milieu des épisodes historiques évoqués, comme si mémoire biographique
et mémoire historique s’entremêlaient inextricablement :

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« Mon histoire. Débute là. Finit là. La suite, du rab. De la frime. J’aurai été
vivant qu’en apparence. Pourtant, un youpin. A la peau dure. Échappé à la
Gestapo. Rescapé des arabes. Pogroms du Père en Ukraine. Mes doux souve-
nirs de Pologne. Mon Inquisition d’Espagne. Je parle pas de Philippe le bel. Je
remonte pas au Temple. On était bons comme la romaine. À l’époque. Je re-
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monte pas au Déluge. Quand même, j’ai les reins solides. Lorsque j’aurai dé-
passé l’an 2000. J’aurai presque 6000 ans. » (Doubrovsky, 1977).
L’ensemble de ces références à des mythes historiques, à des époques anciennes,
aux événements qui s’y sont déroulés et aux préjugés qui y avaient cours permettent
aux écrivains juifs de langue française de puiser dans la mémoire collective juive,
tout en contribuant à l’alimenter et à la façonner. Si l’on considère l’agrégation litté-
raire d’événements historiques incontestables, de légendes douteuses, de références
bibliques, de mythes retravaillés par les générations successives et d’interprétations
personnelles de la part des écrivains, on constate que se met en place – dans leurs
ouvrages – une conception contemporaine de l’histoire juive. « Les individus brico-
lent et recomposent des éléments issus, les uns des mémoires des grandes religions,
les autres de la mémoire ethnique ou nationale pour constituer une mémoire
d’origine indissolublement religieuse et historique, qui fonde leur participation à des
communautés affectives ou à des fraternités électives. » (Schnapper, 1993). La thèse
de Maurice Halbwachs, selon laquelle la mémoire individuelle se développe et se
renforce dans les cadres fournis par la mémoire collective du groupe d’appartenance
– qui enveloppe les souvenirs individuels en mettant l’accent sur la continuité qui les
régit – se trouve, dans ce cas, confirmée (Halbwachs, 1950). L’importance – tant du
point de vue numérique que comme repère identitaire – des références à la Shoah
participe du jeu avec cette mémoire collective. En témoigne l’anecdote sur laquelle
s’ouvre le premier roman de Patrick Modiano (écrivain né en France en 1945 et qui
n’a donc pas personnellement vécu la seconde guerre mondiale), qui place pourtant
sa première publication sous l’égide de l’évocation de cette époque :
« Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme
et lui dit :
Pardon, monsieur, où se trouve la Place de l’Étoile ?
Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine.
(Histoire juive) » (Modiano, 1968).

4. Plus spécialement à propos de la production littéraire autobiographique des écrivains séfarades,


Lucette Valensi note que « textes parlant de Je, écrits à la première personne, relatant une expé-
rience singulière et individuelle, ils témoignent d’abord pour un destin collectif » (Valensi, 1987).

83
CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

La relation entre judéité et écriture ne doit cependant pas être uniquement envi-
sagée du point de vue unilatéral – la littérature irriguée par certaines sujets spécifi-
ques – auquel conduit presque insensiblement une approche thématique des œuvres
constituant le corpus. Il convient en effet d’inverser la perspective en s’interrogeant
sur la manière dont l’écriture même concourt à l’élaboration de la judéité de
l’écrivain.

3. LA JUDEITE RAVIVEE PAR L’ECRITURE : LE STYLE

Si la littérature, comme on pouvait s’y attendre, est nourrie de matériaux ayant

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trait à l’identité des écrivains, peuvent également être repérés des cas plus spécifi-
ques où c’est dans le sens inverse que semble se jouer la relation entre littérature et
identité. En effet, pour certains écrivains, l’activité littéraire apparaît comme une oc-
casion de nourrir leur conscience identitaire. Pour Georges Perec, le travail
d’écriture est ainsi, dans le même temps, un travail (presque au sens psychanalytique
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du terme) de redécouverte et de révélation identitaires.

3. 1. LA RUPTURE IDENTITAIRE

La paradoxale provocation de l’incipit de l’ouvrage partiellement autobiographi-


que, W ou le souvenir d’enfance, a souvent été soulignée :
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près,
mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma
mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En
1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent.
Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son
évidence apparente, son innocence me protégeaient, mais de quoi me proté-
geaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle,
de mon histoire à moi, qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective,
ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ?
“Je n’ai pas de souvenirs d’enfance” : je posais cette affirmation avec assu-
rance, avec presque une sorte de défi. L’on n’aurait pas à m’interroger sur
cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé :
une autre histoire, la grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà ré-
pondu à ma place : la guerre, les camps. » (Perec, 1975)
Les conditions de la disparition de la mère de Perec représentent par excellence
le thème que l’auteur ne peut ni esquiver, ni aborder frontalement. C’est pourquoi
cette disparition devient omniprésente, quoique quasiment invisible, dans les textes
littéraires. Dans W même, elle n’est mentionnée que du point de vue factuel dans la
partie autobiographique :
« Un jour elle m’accompagna à la gare. C’était en 1942. C’était la gare de
Lyon. Elle m’acheta un illustré qui devait être un Charlot. Je l’aperçus, il me
semble, agitant un mouchoir blanc sur le quai cependant que le train se mettait
en route. J’allais à Villard-de-Lans, avec la Croix-Rouge.
Elle tenta plus tard, me raconta-t-on, de passer la Loire. Le passeur qu’elle alla
trouver, et dont sa belle-sœur, déjà en zone libre, lui avait communiqué
l’adresse, se trouva être absent. Elle n’insista pas davantage et retourna à Pa-
ris. On lui conseilla de déménager, de se cacher. Elle n’en fit rien. Elle pensait
que son titre de veuve de guerre lui éviterait tout ennui. Elle fut prise dans une
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

rafle avec sa sœur, ma tante. Elle fut internée à Drancy le 23 janvier 1943,
puis déportée le 11 février suivant en direction d’Auschwitz. Elle revit son
pays natal avant de mourir. Elle mourut sans avoir compris. »
(Perec, 1975)
Dans la partie fictionnelle, est toutefois décrite, avec toutes les tragiques préci-
sions absentes du passage précédent, la mort de Cæcilia Winckler, au prénom si pro-
che de celui, francisé, de la mère de l’écrivain :
« Mais la mort la plus horrible fut celle de Cæcilia : elle ne mourut pas sur le
coup, comme les autres, mais les reins brisés par une malle qui, insuffisam-
ment arrimée, avait été arrachée de son logement lors de la collision, elle tenta

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pendant plusieurs heures sans doute, d’atteindre, puis d’ouvrir la porte de sa
cabine ; lorsque les sauveteurs chiliens la découvrirent, son cœur avait à peine
cessé de battre et ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de
chêne. » (Perec, 1975)
Et pour qu’aucun doute ne subsiste sur cette métaphore d’une mort survenue
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dans les chambres à gaz nazies, Perec clôt W par cette terrible description :
« Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une
succession de pièces, vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant
sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive
longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du
sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de
dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en
tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité... »
(Perec, 1975)
Les circonstances dramatiques de la mort de la mère de l’écrivain sont de nou-
veau évoquées, de nouveau de manière voilée, aussi bien dans Alphabets que dans
La vie mode d’emploi :
« Et pour la mère déportée à Auschwitz un 11 février 1943, et qui n’a pas de
tombe, l’écrivain imagine le tombeau d’Alphabets où tout, du vers au poème,
de la page à la séquence, se construit dans un univers d’ordre 11 et où le
poème 43 aligne, en un réglage aussi rigoureux qu’évident, une diagonale, de
L (pour “elle”) (...) S’il parcourt le feuillet consacré au chapitre 65 (...), le lec-
teur du Cahier des charges de La vie mode d’emploi y trouvera une allusion à
Gertrude, la cuisinière de Madame Moreau, imperméable aux séductions des
robots ménagers électroniques : “la vieille cuisinière refusant de se faire au
four autonettoyant”. S’il regarde de tous ses yeux, il découvrira, entre « faire »
et, à la ligne au-dessous, “au four”, tracé au crayon et à peine lisible, le chiffre
43. La forme même de la phrase en suggère la destination : c’est un essai pour
le Compendium, ce qui incite évidemment à compter. Le chiffre 43 s’inscrit à
la place exacte du blanc (“ma mère n’a pas de tombe”) qui correspond au
43eme caractère de cette phrase de 11 mots, juste avant que n’apparaissent les
deux termes chargés dès lors de quelle résonance : “ au four” ! Et s’il revient
au roman – car c’est bien dans cet aller-retour entre la contrainte et le texte
que du sens se déploie – et s’il s’astreint lui-même à rassembler les pièces du
puzzle, peut-être ce même lecteur comprendra-t-il mieux pourquoi, au chapi-
tre 59, l’un des portraits imaginaires de Hutting évoque cette étrange scène :
“Maximilien, débarquant à Mexico, s’enfourne élégamment onze tortillas”.
Terrible et bel exemple de double couverture ! Car si le travestissement « hy-
pographique » du nom de (Paul) Fournel n’est guère difficile à percer – Perec

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CLARA LEVY Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ

n’a-t-il pas lui-même révélé dans l’Atlas de littérature potentielle comment il


avait caché dans ces ports imaginaires les noms des OuLiPiens ? –, le réseau
plus secret et d’un tout autre poids, où se rejoue une fois encore le drame
d’une disparition, resterait, lui, à jamais, inaccessible sans le détour par le ca-
hier des charges. » (Magné, 1993)
La volonté de masquer les lourdes contraintes formelles auxquelles Perec
s’astreint lors de la rédaction de ses ouvrages cède parfois – notamment devant le
zèle des commentateurs de l’œuvre, qui traquent les moindres indices disséminés
dans les textes pour reconstruire les règles qui ont présidé à leur élaboration. Ce que
nous voudrions essayer de montrer ici, c’est que le fait, pour Perec, de lever le voile

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sur une contrainte particulière peut permettre de détourner l’attention du lecteur sur
une autre intention de l’écrivain, d’autant mieux dissimulée qu’on ne s’attachera
plus, une fois connue la première contrainte, qu’à repérer le fonctionnement de ce
que l’on pense être la seule règle valant pour le texte lu.
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3. 2. DISPARITION ET REAPPARITION DE LA JUDEITE

C’est dans son commentaire pour un reportage télévisé sur Ellis Island que Perec
s’exprimera le plus longuement sur sa judéité, ou plutôt sur la disparition de la judéi-
té liée à la disparition de ceux qui lui auraient transmis les repères identitaires sta-
bles qui lui font défaut.
Dès l’origine, le projet de reportage sur ce lieu de transit pour les émigrants entre
pour lui en résonance avec ses interrogations sur la judéité :
« Mon propos n’est pas d’évoquer ce que purent être les rêves et les désillu-
sions de ces millions d’émigrants pour qui Ellis Island fut la première étape
d’une vie qu’ils voulaient nouvelle, ni de retracer les circonstances qui m’ont
conduit à faire avec Robert Bober un film sur Ellis Island, mais seulement de
mieux cerner ce que peut être ma propre attache à ce lieu ; il est pour moi le
lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le lieu de la dis-
persion. En ce sens, il me concerne, me fascine, m’implique, comme si la re-
cherche de mon identité passait par l’appropriation de ce lieu dépotoir où des
fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle, comme s’il était
inscrit quelque part dans une histoire qui aurait pu être la mienne, comme s’il
faisait partie d’une autobiographie probable, d’une mémoire potentielle. Ce
qui se trouve là, ce ne sont en rien des racines ou des traces mais le contraire :
quelque chose d’informe, à la limite du dicible, que je peux nommer clôture
ou scission, ou cassure, et qui est pour moi très intimement et très confusé-
ment lié au fait même d’être juif. » (Perec, 1979)
Dans le commentaire qu’il lit au cours du reportage, Perec poursuit cette ré-
flexion sur sa judéité :
« Je ne sais pas très précisément ce que c’est qu’être juif
ce que ça me fait que d’être juif
c’est une évidence, si l’on veut, mais une évidence
médiocre, qui ne me rattache à rien ;
ce n’est pas un signe d’appartenance,
ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à
une langue ;
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

ce serait plutôt un silence, une absence, une question, une mise en question,
un flottement, une inquiétude :
une certitude inquiète,
derrière laquelle se profile une autre certitude,
abstraite, lourde, insupportable :
celle d’avoir été désigné comme juif,
et parce que juif victime,
et ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil
j’aurais pu naître, comme des cousins proches ou
lointains, à Haïfa, à Baltimore, à Vancouver

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j’aurais pu être argentin, australien, anglais ou suédois
mais dans l’éventail à peu près illimité de ces possibles
une seule chose m’était interdite :
celle de naître dans le pays de mes ancêtres,
à Lubartow ou à Varsovie,
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et d’y grandir dans la continuité d’une tradition,


d’une langue et d’une communauté.
Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ;
quelque part, je suis « différent », mais non pas différent des autres, différent
des « miens » : je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne par-
tage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui
faisait qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir ne m’a pas été
transmis.
Je n’ai pas le sentiment d’avoir oublié,
mais celui de n’avoir jamais pu apprendre. » (Perec, 1980)
La judéité de Perec se construit ainsi en creux du fait de l’absence de toute
transmission familiale. Cette longue mise au point sur son sentiment d’appartenance
confirme la définition très particulière de sa judéité que Perec élabore, avec cette
double distance vis-à-vis des Juifs et des non-Juifs. C’est bien sur le mode de
l’absence, de la disparition, ou plus exactement de la dissimulation, que l’écrivain
représente son rapport à la judéité.
Rares sont les textes où Perec s’exprime ainsi explicitement sur sa judéité. Il
n’en reste pas moins que celle-ci affleure dans plusieurs ouvrages, dont certains pa-
raissent pourtant, à la première lecture, très éloignés des interrogations identitaires.
La Disparition est ainsi un roman rédigé par Perec sous contrainte lipogrammatique
– c’est-à-dire en se privant entièrement de l’emploi d’une ou de plusieurs lettres, en
l’occurrence de la syllabe la plus fréquemment utilisée en français : le « e ». Or si
l’on peut lire le roman tout entier comme un ouvrage « normal », et sans jamais
prendre conscience de l’absence totale de « e » en trois cent douze pages, dès lors
que la contrainte est révélée, le texte tout entier revêt un aspect nouveau – pas uni-
quement du point de vue de la contrainte formelle désormais repérée, mais égale-
ment du point de vue de l’intrigue romanesque, entièrement élaborée autour de cette
absence. L’un des personnages principaux, Anton Voyl (voyelle atone) soupçonne
que manque à son langage un élément disparu dont Perec signale dès la troisième
page que c’est « un rond pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal ».
L’histoire est menée en vingt-six chapitres, dont manque le cinquième (comme la
cinquième lettre de l’alphabet) ; les parties sont numérotées de un à six, mais la

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deuxième manque aussi (comme la deuxième voyelle). Perec s’ingénie donc à plu-
sieurs reprises à livrer au lecteur le secret de fabrication de son texte.
Au-delà de la prouesse qui consiste à rédiger un long roman sans la voyelle la
plus usitée de la langue française, reste à comprendre pourquoi c’est précisément le
« e » qui a été supprimé, et ce que cette suppression signifie. Perec livre un certain
nombre d’indications à ce propos, qui, toutes, sont liées aux thèmes de la quête dou-
loureuse des origines ; en effet, sont poursuivis, pour être massacrés, l’ensemble des
personnages du roman marquées d’un signe fatal (le « e ») :
« Entre imbroglios, flashes-back et confessions, les fils qui s’entrelacent des-
sinent une image dont la cohérence est éloquente : une prétendue malédiction

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originelle, le massacre de tous ceux qui appartiennent à la tribu maudite, une
marque sur le corps rendant visible cette appartenance, l’absence de tout re-
fuge pour les victimes de cette vengeance qui ignore les frontières, les liens
unissant les victimes, la motivation insensée de massacre (on sait seulement
qu’il touche à la naissance). (...) Un des motifs récurrents du roman est la ma-
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lédiction liée à l’engendrement. Pour être nés dans une certain lignage, les
personnages sont voués à la disparition. » (Burgelin, 1988)
On voit dans quelle direction s’engage cette interprétation de La Disparition : re-
lier l’effacement de la lettre « e » décidé arbitrairement par l’auteur avec le projet
nazi d’anéantissement de la population juive. Ce ne serait donc pas seulement « e »
mais aussi « eux » qui auraient disparu...
« Il devient évident que derrière l’entreprise lipogrammatique, on a l’impres-
sion que se joue un drame plus personnel : un problème émotif qui implique
avec la perte de la mère disparue en camp de concentration, la perte d’une
identité culturelle juive disparue. » (Béhar, 1994)
La littérature est donc ici l’occasion d’illustrer une disparition, une perte de repè-
res identitaires qui, du fait même qu’elle est écrite, accède enfin à une certaine forme
de réalité. La littérature permet donc à Georges Perec de se constituer une judéité qui
lui soit propre : celle d’un individu auquel aucune identité n’a pu être transmise, et
qui s’en reconstitue une justement grâce à l’écriture.

CONCLUSION

Contre la position par trop restrictive des instances communautaires – qui ont
progressivement transformé la définition des écrivains juifs contemporains de lan-
gue française en monopole auquel elles seules avaient accès – nous proposons de
considérer la judéité des écrivains contemporains comme un élément de leur identité
d’écrivains. Les auteurs sur lesquels nous avons travaillé tressent continûment des
fils de leur judéité la trame de leur production littéraire. Ce qui paraît le plus intéres-
sant à envisager, ce sont les modalités de ce travail de mise en relation constante et
intime entre construction identitaire comme juif d’une part et comme écrivain
d’autre part. Selon nous, ces modalités varient d’un auteur à l’autre – la relation à la
judéité et la relation à l’écriture se constituant progressivement lors d’un processus
d’interaction ininterrompue. C’est en ce sens que nous proposons d’envisager la re-
lation entre écriture et identité d’un double point de vue : de manière classique, les
écrivains juifs contemporains de langue française utilisent leur expérience, notam-
ment biographique, comme matériau littéraire : l’identité est donc susceptible de
Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ"Æ DOUBLE LIEN ENTRE ECRITURE ET IDENTITE

nourrir l’écriture ; de manière symétrique, il est possible d’observer que l’écriture


peut également nourrir l’identité – en la revivifiant, voire en la ressuscitant.

Clara LEVY
Université de Nancy II
Campus Lettres-Sciences Humaines
B.P. 33-97 54015 NANCY Cedex
levy@univ-nancy2.fr

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