L'enseignement de David Halivni: À L'écoute Des Stammaïm Dans Le Talmud Babli
L'enseignement de David Halivni: À L'écoute Des Stammaïm Dans Le Talmud Babli
L'enseignement de David Halivni: À L'écoute Des Stammaïm Dans Le Talmud Babli
1
1 Introduction
La tradition juive est fondée sur une œuvre collective de sages juifs sur
plusieurs siècles, le Talmud. Texte riche et dense, qui touche à une variété
extrême de sujets, il constitue le socle de la vie juive traditionnelle avec
toutes ses ramifications légales, spirituelles et philosophiques. Le Talmud tel
qu’il se présente à nous aujourd’hui est constitué de deux parties distinctes,
à la fois sur le plan historique et sur le plan légal : la Michnah, qui est un
code de lois qui contient peu d’explications, et la Guemara qui est un com-
mentaire complexe sur la Michnah. La Michnah se constitua dans le siècle
qui suivit la destruction du Temple, tandis que la Guemara qui réagit à la
Michnah, la supplémente, la discute et l’explicite, fut élaborée pendant plu-
sieurs siècles.
2
à l’élaboration de la Guemara. En conséquence, n’ayant pas devant
eux l’ensemble des textes, ils durent reconstruire les discussions et les
débats à partir du matériel lacunaire dont ils disposaient.
3. L’intérêt pour le discursif et le désir de conserver les discussions et les
débats, absents pour l’essentiel de la Michnah, se développa à l’époque
des Stammaı̈m, mais étaient fondés sur un précédent dans l’histoire
juive qui est le Midrach, l’exposition d’un verset suivi de son commen-
taire et de son implication légale ou spirituelle.
Cette thèse diffère du point de vue juif traditionnel selon lequel la Gue-
mara – et avec elle l’ensemble du Talmud – se clôt avec les derniers Amoraı̈m
(sages qui vécurent après la rédaction de la Michnah) au cinquième ou
sixième siècle. Elle s’oppose aussi au point de vue traditionnel selon le-
quel tous les détails des arguments étaient méticuleusement conservés par
les sages.
3
morphe et versatile que la Michnah ; la densité et la multiplicité du texte
lui-même lui confèrent un caractère unique. Elle contient les enseignements
des Amoraı̈m, mais de manière beaucoup plus discursive et parsemée que
ceux des Tannaı̈m dans la Michnah.
4
en 1945, il est le seul survivant de sa famille. Emigré aux Etats-Unis en 1947
avec un groupe de jeunes réfugiés orphelins, il rencontre l’érudit Saül Lieber-
man qui devient son maı̂tre. Il entame alors au Jewish Theological Seminary
(JTS) à New York ses recherches critiques dans le Talmud, qu’il poursuivra
dans la même institution pendant une trentaine d’années. En 1985, à la suite
de désaccords profonds avec la nouvelle direction du JTS sur les réformes
halakhiques qu’elle souhaite voir adoptées, David Halivni quitte une institu-
tion sur laquelle il aura cependant eu une profonde influence. Peu de temps
après, il est nommé professeur à l’université Columbia à New York. David
Halivni est récépiendaire de plusieurs distinctions prestigieuses, notamment
le prix Bialik et le prix Israël. Il vit aujourd’hui à Jérusalem.
5
natures ; par exemple, la langue (hébreu tannaı̈tique et araméen, sans comp-
ter l’hébreu rabbinique des commentateurs postérieurs qui est un mélange
élaboré des deux), l’extrême concision de l’expression, l’absence de définitions,
les multiples renvois d’une page à une autre ou d’un traité à un autre, les for-
mules et les tournures, le rythme varié du flôt des questions et des réponses,
les digressions par associations sont quelques-unes des difficultés classiques
de l’étude de la Guemara.
Il est une difficulté cependant qui non seulement résiste à l’étude mais
au contraire s’approfondit avec elle : le wegc yexit, pirouch dah.ouq, que
l’on peut traduire par interprétation spécieuse ou forcée. Ces commentaires
« forcés » font partie intégrante du Talmud. Ils ont largement contribué
au développement du pilpoul , l’art de résoudre ou d’harmoniser les contra-
dictions internes du texte tout en conservant sa littéralité. Toute personne
étudiant le Talmud se confronte de façon permanente aux dah.ouqim, à tel
point que la personnalité de chacun se révèle dans sa sensibilité, ses réactions
aux dah.ouqim et sa manière de les appréhender.
6
non seulement suspectaient la paraphrase de rendre imprécis un enseigne-
ment mais encore voyaient dans la paraphrase elle-même un écart à « la
chaı̂ne de la tradition ». Comme l’écrit David Halivni (Introduction à Sources
et Traditions : seder Nachim, p. 7) : « Continuité de la langue et continuité
de la tradition allaient de pair dans la pensée rabbinique. Tout changement
qui affecte le premier affecte le second ».
7
Voici un premier exemple6 , dans T.B., Sanhedrin 42b (ainsi que dans le
T.P., Sanhedrin 27a, 6 :1). La Michnah dit
oic zial ueg did dliwqd zia elweql eze` oi`iven oicd xnbp
."(dpgnl uegn l`) llwnd z` `ved" xn`py
Une fois qu’on est parvenu au verdict [que l’accusé est déclaré
coupable], on [le] sort [l’accusé] pour le lapider. Le lieu de lapi-
dation était en-dehors du tribunal comme il est dit (Lévitique
24 :14) : « Sors le blasphémateur en-dehors du camp ».
Les deux Talmuds (babylonien et palestinien) soulèvent la question de
la différence entre « en-dehors du tribunal » (qui est l’énoncé de la loi) et
« en-dehors du camp » (qui est la source scripturaire, tel qu’il est énoncé
dans le verset). Le Talmud (babylonien, ad loc.) demande :
? `l eze ded c''al ueg dliwqd ziae
6
Cet exemple a ceci d’unique qu’il concerne une des michnayoth les plus anciennes de
toute la Michnah de Rabbi Yehoudah HaNassi. Il a été choisi cependant parce qu’il est
relativement simple. Il illustre bien le fait que le doh.aq n’est pas arbitraire mais qu’il est
au contraire la trace d’une reconstruction à partir de sources lacunaires contradictoires.
8
David Halivni a proposé une explication7 qui ne remet pas en cause ni
le pchat du verset ni celui de la Michnah : l’auteur de l’enseignement dans
la Michnah vivait à une époque où le tribunal siégeait à la porte de la ville,
comme à l’époque biblique. « En-dehors du tribunal » signifiait alors aussi
« en-dehors de la ville », dans une direction. Quand l’auteur de l’enseigne-
ment dit « en-dehors du tribunal », il fait effectivement référence à cette
direction selon laquelle « hors du tribunal » est ipso facto hors du camp ou
hors de la ville. D’où la preuve scripturaire : « hors du camp ». Par la suite,
explique David Halivni, le lieu du tribunal changea, comme en témoigne le
Sifrei Devarim (pisqa 289).
Dans d’autres cas, le dah.ouq est le signe qu’il manque quelque chose à
la discussion elle-même. Il est en général délicat de discerner si le `lwy
`ixhe (chaqla vetaria), le matériel dialectique du Talmud, est lacunaire ou
non. Voici un second exemple tiré de Sources et Traditions, Roch HaCha-
nah (p. 402 et suivantes), où le caractère lacunaire du débat peut être mis
en évidence. À la fin de la page 48a de Roch HaChanah, deux Amoraı̈m
s’opposent. Le premier, Rabba, dit :
zvwn `vi xead zty lr driwz zvwne xeaa driwz zvwn rny
cenr dlriy xg`l driwz zvwne xgyd cenr dlriy mcew driwz
`vi `l xgyd
Celui qui écoute une partie des sonneries [du Chofar] dans un
puits et une partie des sonneries [du Chofar] en haut du puits
s’est acquitté de son obligation, celui qui écoute une partie des
7
Nous ne pouvons reprendre ici sa démonstration extensive. Voir son livre Midrash,
Mishnah and Guemara, Harvard University Press, 1983, pp. 25–27 pour un résumé et
son article The location of the Beit Din in the Early Tannaitic Period , Proceedings of
the American Academy for Jewish Research, vol. 29, 1960–61, pp. 181–191, pour une
discussion complète.
9
sonneries avant l’aube et une partie des sonneries après l’aube
ne s’est pas acquitté de son obligation.
Le second, Abbayé, émet l’objection suivante :
`pira inp `kd `kile `aeiga driwz dlek `pirac mzd `py i`n
`aeiga driwz dlek
10
Ces deux questions, très délicates, sont abordées en détail par David Ha-
livni8 . En particulier, il met en évidence que ce que les Tannaı̈m et Amoraı̈m
appellent pchat (généralement traduit par sens littéral) est distinct du sens
médiéval et moderne. Ces sages comprenaient le pchat dans son acception
étymologique : sens étendu à son contexte, à l’ensemble du verset.
11
inscrite sur ton bras, comme dans le verset (Cantique des can-
tiques 8 : 6) : Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme
un sceau sur ton bras.
La sensibilité contemporaine est plus proche de celle du Rachbam que
celles des Tannaı̈m. Le sens simple du verset, le pchat, est métaphorique.
Ce qui distance le Rachbam des Tannaı̈m ici n’est pas la conclusion légale
(l’obligation de porter les tefillin est incontestée) mais une différence de per-
ception interprétative.
La réponse à la seconde question posée plus haut est donc que les sages
de l’époque tannaı̈tique ne partageaient pas notre « sens du sens littéral ».
En particulier, ils ne voyaient pas de supériorité intrinsèque du sens littéral
sur le sens allusif ou retravaillé (drach). L’exégèse rabbinique, comme toute
activité humaine, est fonction de l’époque historique. La sensibilité au sens
littéral croı̂t donc avec le temps et une métaphore qui n’est pas même en-
visagée par les Tannaı̈m est ouvertement interprétée comme le sens littéral
par le Rachbam.
12
ma‘asseh, à une conclusion légale en pratique.) Comment alors répondre
au défi que constituent les difficultés textuelles du Talmud ?
10
p. 113 de la traduction en français par E. Vigne.
13
Une figure juive contemporaine aussi imposante qu’Emmanuel Lévinas
disait de la philologie qu’elle se laisse ajourner. L’étude pharisienne des
textes, écrit-il, met à jour une convergence aussi miraculeuse que le miracle
d’une source unique, qui serait l’arrière-plan d’une foi naı̈ve. La déconstruction
des textes n’ouvrirait que des portes déjà enfoncées. Mais l’étude histo-
rique des textes des sages est-elle toujours œuvre de déconstruction ? La
dignité des sages des générations qui nous ont précédés n’exige-t-elle pas,
précisément, de ceux qui en ont l’aptitude, de reconstruire et de restituer
leurs textes ?
L’étude pharisienne des textes est nécessairement un travail sur les dif-
ficultés du texte. La mise à jour d’une confluence des enseignements talmu-
diques est peut-être moins une synthèse fût-elle divinement éclairée, qu’un
travail patient, qui se donne tous les outils humains pour restituer le texte
dans sa dignité. L’histoire fait partie de ces outils. Pourquoi faire de l’expli-
cation forcée un principe de la vérité divine de la Torah ? La Torah ne parle-
t-elle pas le langage des hommes, selon l’expression des sages ? Certes, ceux
qui répugnent à chercher un motif ou une cause rationnelle aux explications
forcées du Talmud peuvent élever le drach à des hauteurs métaphysiques –
les portes du drach ne sont jamais fermées et celles de la philosophie restent
toujours entrouvertes pour le Juif pharisien –, mais à eux alors d’examiner
si le prix n’est pas l’abandon du pchat. Or le texte talmudique qui fourmille
d’explications forcées est avant tout un texte légal. Ajourner la résolution
critique de ces difficultés, n’est-ce pas prendre le risque d’évincer la halakhah
– le droit hébreu – de sa contemporanéité ? En effet, refuser d’aborder les
difficultés du pchat en se prévalant de l’inviolabilité des textes, n’est-ce pas
conférer aux lois un statut en-dehors de la raison ? N’est-ce pas même leur
conférer un statut uniquement en-dehors de la raison ? Nous serions alors
semblables à ceux qui répugnent de voir un motif dans les lois divines et
préfèrent voir dans l’absence de sens rationnel une preuve de leur origine
divine11 .
11
cf. Guide des Égarés, III, XXXI.
12
Rabbi Judah Loew ben Bezalel, juriste et penseur du 16ème siècle, auquel est rattachée
la légende du Golem.
14
[Notre Michnah] est certainement lacunaire et voici ce qu’elle
enseigne [vraiment],
par le fait que le rédacteur de la Michnah, afin de circonvenir l’interdiction
de mettre la Loi Orale par écrit, a sciemment omis certains mots. Si cette ex-
plication nous paraı̂t artificielle, c’est qu’elle se heurte à notre connaissance
historique (la Michnah est restée encore orale de longs siècles après sa com-
pilation par Rabbi) et à notre sensibilité moderne face à tout texte faisant
autorité (comment un rédacteur pourrait-il laisser intentionnellement de côté
des informations essentielles). Cependant, si artificielle nous paraı̂t-elle, elle
indique déjà une conscience de la tension entre le texte et son histoire.
4 Les Stammaı̈m
4.1 La question de l’attribution du matériel dialectique
Nous avons présenté jusqu’à présent principalement les points suivants :
1) les explications anonymes de la Guemara constituent l’essentiel du matériel
dialectique du Talmud ; 2) les explications anonymes, particulièrement les
explications « forcées » ou qui nous semblent artificielles, de la Guemara
sont la trace d’une reconstruction des débats menant aux arrêtés légaux ;
3) cette reconstruction est postérieure aux arrêtés légaux eux-mêmes ; 4)
les difficultés du texte causées par ces reconstructions, sont perçues, sous
différents modes, par les générations postérieures de sages, au moins depuis
les Richonim (début du Moyen-Âge).
Or les derniers sages qui énoncent des lois consignées dans la Guemara
sont les Amoraı̈m. Il se pourrait que le matériel discursif et anonyme de la
Guemara soit le fait des Amoraı̈m eux-mêmes et non de sages postérieurs.
En quoi les passages anonymes de la Guemara seraient-ils postérieurs aux
Amoraı̈m ? Pour ne citer qu’un seul exemple, on trouve à travers toute
13
Cf. Horayoth 14a : ? mixikfn ep` oi` mzenye mizey ep` mdininy elld md in
15
la Guemara plus de quatre mille énoncés, opinions, réfutations et objec-
tions rapportés ou rattachés à Abbayé et de Rava, deux illustres Amoraı̈m
de la quatrième génération, au point que l’expression « les délibérations
d’Abayé et de Rava » (`axe iia` zeieed) est devenue un synonyme du Tal-
mud lui-même. Si l’ensemble du matériel dialectique rattaché à Abbayé et
Rava est postérieur à ces sages, doit-on l’intégrer à une génération suivante
d’Amoraı̈m (à peu près le point de vue traditionnel) ? Ou au contraire faut-
il postuler l’existence d’une période postérieure de sages, distincte de celles
des Amoraı̈m ?
14
voir en particulier les introductions à ces volumes.
16
4.2 Rav Achi et Ravina, fin de la hora’ah
Un point central dans la discussion de l’existence des Stammaı̈m comme
sages postérieurs aux Amoraı̈m dépend du sens de l’expression `piaxe iy` ax
d`xed seq, « Rav Achi et Ravina, fin de la hora’ah ». Le point de vue tra-
ditionnel s’appuie sur l’Épı̂tre de Rav Cherira Gaon (966–1065, époque des
Gueonim). Pour Rav Cherira Gaon, la transmission du matériel dialectique
débute dès l’apparition de la Michnah :
-linl ekixhv`e `ail hirni` ,iaxc diytp gpe dpyn `nizqi` cke
diqxbnle oedicenlz hw
Nous pouvons remarquer que les Richonim n’adhèrent pas tout à fait
strictement à la thèse historique de Rav Cherira Gaon. Rachi, dans son
commentaire (T.B., Baba Metsi‘a au début de 86a, ad loc) identifie la fin de
la hora’ah à la fin des Amoraı̈m :
xcqd lr `xnb dziid `l mdini cr .mi`xen`d lk seq :d`xed seq
dl`y e` yxcnd ziaa dpynd mrha zl`yp dl`y dziidyk `l`
xne` cg`e cg` lk ,xzide xeqi` e` oenn oica rxe`nd dyrn lr
erawe mdiptly mi`xen`d zereny excq `piaxe iy` axe .enrh
,dl diepyde die`xd dpynd lv` cg`e cg` lk zezkqnd xcq lr
mi`xen`de md uxzl miie`xy miwexite aiydl yiy zeiyew eywde
(...) mdniry
17
[Rav Achi et Ravina] fin de la hora’ah : fin de tous les Amoraı̈m.
Jusqu’à leur époque [celle de Rav Achi et Ravina], la Guemara
ne suivait pas un ordre déterminé mais se faisait selon les ques-
tions qui étaient posées sur le sens ou la raison d’une Michnah
dans la Maison d’études ou sur une décision de droit civil ou
religieux rendue par un tribunal, chacun expliquant son motif.
Rav Achi et Ravina arrangèrent toutes les explications dont ils
disposaient, fixèrent l’ordre des traités en fonction de leur rela-
tion à la Michnah, soulevèrent, eux et les Amoraı̈m qui étaient
avec eux, les difficultés auxquelles il y avait lieu de répondre et
les objections et les problèmes qu’il fallait résoudre (...).
Il semble ainsi que selon Rachi, « fin de la hora’ah » signifie clôture de la
Guemara, comme Rav Cherira Gaon. Pourtant, en d’autres endroits (T.B.
Pessah.im 97a, Sanhedrin 6a), Rachi explique l’expression savarouah comme
introduisant une explication des « Saboraı̈m de la Maison d’Études » ou des
« Amoraı̈m de la Yechivah » sans les relier explicitement à Rav Achi (alors
qu’il le fait à d’autres endroits par exemple à la fin de Souccah 3b), appa-
remment parce que le sage qui donne l’explication (savarouah) est postérieur
à Rav Achi15 . Il y a donc une certaine ambiguı̈té chez Rachi, dans la mesure
où il semble souscrire à la thèse de Rav Cherira Gaon, et en même temps
admet implicitement qu’il existe des sougyoth dont l’inclusion dans le Tal-
mud est postérieure à Rav Achi.
18
Les Gueonim et les Richonim avaient donc conscience que du matériel,
y compris dialectique, avait continué de s’accumuler dans le Talmud, bien
après « la fin de la hora’ah ». En conséquence, l’expression « Rav Achi et
Ravina, fin de la hora’ah » n’a pas à être comprise comme un fait historique.
David Halivni apporte d’autres éléments historiques corroborant cette ana-
lyse16 . De plus, le terme hora’ah, tel qu’il est utilisé par Rav Cherira, n’est
probablement pas synonyme de `ixhe `lwy, du matériel dialectique du Tal-
mud. Dans le Talmud, le terme hora’ah signifie l’arrêté de loi. La fin de la
hora’ah signifie alors la fin de l’époque de la transmission officielle des arrêtés
de loi sans matériel dialectique17 . Et s’il en est ainsi, le matériel dialectique
de la Guemara est postérieur à l’époque amoraı̈que.
19
Or selon la seconde explication ci-dessus, si les Amoraı̈m ne transmettaient
pas officiellement leurs arguments, la formulation même des arguments, telle
qu’elle se présente à nous dans une page de Guemara, ne peut être celle des
Amoraı̈m. La seconde explication est donc plus radicale : tout le matériel
dialectique, qu’il soit composé d’arguments artificiels ou non, est la création–
reconstitution du Stam, de sorte que les Stammaı̈m sont les premiers sages
à conserver pour la postérité les arguments dialectiques. Il y a ainsi une
rupture fondamentale entre l’époque amoraı̈tique et l’époque stammaı̈tique.
Pendant deux siècles18 , les Stammaı̈m élucident les sources et les tradi-
tions de lois qu’ils ont reçues, en reconstituent et reconstruisent les délibéra-
tions. Cette tâche de reconstitution et de reconstruction – qui implique une
part d’erreur et de conjecture – occupe l’essentiel du temps des Stammaı̈m,
au point que très peu de nouvelles halakhoth leur sont attribuées.
20
de la tâche des Stammaı̈m ? En effet, il n’est pas de domaine de l’existence
humaine qui ne soit investi par les Docteurs de la Loi. De plus, contraire-
ment aux délibérations de la convention fédérale qui ont duré quatre mois,
les débats des Tannaı̈m et des Amoraı̈m ont duré des siècles... Et pourtant,
l’œuvre des Stammaı̈m a finalement pris la forme d’un livre écrit, le Talmud,
qui est devenu lui-même le fondement de la loi et de l’étude juives.
21
s’attachaient à renouer les fils de traditions antérieures d’arguments. Lors-
qu’il ne fut plus possible d’ajouter à l’œuvre des Stammaı̈m que de brefs
commentaires ou des notes explicatives, le Talmud était proche de la forme
que nous connaissons. Cependant, le mouvement dialectique initié par les
Stammaı̈m poursuivit son cours. Le temps des nouveaux livres indépendants
du Talmud (même lorsqu’ils réagissent à ses enseignements, les reprennent
ou les commentent) était alors venu.
22
émender le texte de la Michnah. Or la Michnah est avant tout un texte légal.
Ses ramifications légales sont immenses. Comment les sages peuvent-ils ainsi
« relire » la Michnah ? Une telle relecture ne saurait se concevoir comme une
libre initiative personnelle ; elle est donc une obligation. Et si les sages se
sont senti l’obligation d’émender la Michnah, le texte qu’ils avaient devant
eux avaient une raison impérieuse d’être émendé.
Ces questions sont aussi anciennes que la Torah Orale et se posent aussi
sur la Torah Écrite. Il est particulièrement malaisé de chercher à répondre
par une formule unique à des questions essentielles non seulement de textes
mais aussi de la vie juive plurimillénaire. L’autorité, où se trouve-t-elle ?
L’œuvre de David Halivni nous suggère qu’elle ne se trouve pas – ou pas
toujours – dans le texte écrit, fût-il canonique, confirmant en cela la pers-
pective rabbinique classique qui fait prévaloir la Torah Orale sur la Torah
Écrite. Ainsi nous lisons dans le T.B., Qiddouchin 66b23 :
`xw xn`c l`eny xn` dcedi ax xn` olpn dleqt ezcearc men lra
`le mly `edyk mely izixa z` el ozep ippd xen` okl (dk xacna)
`id drihw melyc e"ie ongp ax xn` aizk mely `de xqg `edyk
23
d’adopter comme texte canonique de la Torah le texte tel qu’il est cité par
les sages du Talmud. Cependant, sa tentative ne trouva guère d’écho25 et
le texte massorétique de la Torah demeura inviolable. Les lois du Talmud
continuèrent de s’appliquer et les scribes continuèrent d’écrire les rouleaux
de la Torah selon la tradition. D’autres commentateurs (par exemple, le Baal
HaTourim, commentaire sur la Torah, ad loc) réintroduisent un drach pour
expliquer ces écarts textuels. Ou peut-être faut-il voir, à l’inverse, dans ces
écarts l’ouverture par excellence au drach ? Quoi qu’il en soit, ce drach ne
remet en question ni l’inviolabilité du texte biblique d’un côté ni l’autorité
de la halakhah de l’autre.
Ainsi le verset « œil pour œil » n’a jamais été « corrigé » dans le texte
massorétique de la Torah, alors qu’il n’y a pas de discussion entre les plus
anciens Tannaı̈m sur le fait qu’il signifie compensation financière. En parti-
culier, ils ne discutent pas de l’écart entre texte écrit et loi. De fait, l’idée
d’une loi orale, dt lray dxez, qui accompagne et rectifie la loi écrite,
n’apparaı̂t presque pas dans la littérature tannäıtique. L’expression bien
connue halakhah le-Moché mi-Sinaı̈ (loi orale de Moı̈se au Sinaı̈) est d’origine
tannaı̈tique, certes, mais elle n’a pas de poids décisionnaire décisif26 . (Da-
vid Halivni montre cependant que son utilisation croı̂t avec les générations
suivantes de sages puis chez les sages post-talmudiques.)
24
halakhah le-Moché mi-Sinaı̈.
L’autorité de la Torah Orale, qui prévaut sur la Torah Écrite, est au fond
elle-même à démystifier. David Halivni montre ainsi que l’œuvre rabbinique,
œuvre humaine collective visant à servir le Créateur dans tous les aspects
quotidiens de l’existence, est elle-même en prise avec cette démystification,
depuis son origine jusqu’à nos jours. Les Stammaı̈m en particulier ainsi que
leurs héritiers post-talmudiques, percevaient au moins partiellement la na-
ture dichotomique de leur œuvre, entre la vérité consensuelle (les décisions
légales des Tannaı̈m et des Amoraı̈m, prises en suivant la règle de la majo-
rité) et la vérité textuelle (la poursuite intellectuelle de l’étude comme fin
en soi).
25
possibilité de rouvrir une délibération légale (Michnah ‘Edouyoth 1) mais
aussi elle ouvre à la gestation d’œuvres à venir.
26
ni la halakhah ne purent s’épanouir.
27
vous a trahi. Quelque chose doit avoir changé (...). Aussi quel-
qu’un qui étudiait le Talmud avant et l’étudie après est confronté
à cette difficulté. Quelque chose doit avoir changé.
La critique du passé est donc une nécessité d’intelligibilité du Juif contem-
porain et cette nécessité ne peut pas non plus éviter la tradition, qui elle,
est au-delà du champ de l’intelligibilité :
D’un côté, on doit trouver à redire sur ce qui s’est passé, sans
quoi il y a là un accord indirect. Si vous continuez de faire main-
tenant ce que vous faisiez alors, alors vous dı̂tes qu’il n’y avait
rien de mal – et vous ne tenez pas compte de ce qui s’est passé. Ne
pas critiquer le passé, c’est être comme ceux qui justifient – ceux
qui savent le « pourquoi ». Et savoir pourquoi, c’est une forme
d’approbation. D’un autre côté, si vous reconnaissez le mal, vous
courez le risque de scier la branche sur laquelle vous êtes assis
(...). C’est pourquoi on est confronté à la double nécessité de
trouver les moyens de critiquer la tradition tout en s’y accro-
chant fermement. Critiquer, c’est affirmer que quelque chose a
mal – extrêmement mal – tourné. Et pourtant, on doit trouver
réconfort et consolation dans la tradition. Seulement, quelque
chose doit changer dans cette tradition, sinon c’est comme s’il
ne s’était rien passé.
La question n’est plus de choisir entre Athènes et Jérusalem, selon la
formule de Leo Strauss. « Le philosophe ne peut renoncer à Athènes sans
renoncer à lui-même ; mais il ne peut renoncer à Jérusalem sans aller à la ca-
tastrophe. » croit pouvoir écrire J.-C. Milner. Cependant, l’œuvre de David
Halivni qui s’adresse peut-être davantage au Juif qu’au philosophe, invite à
une autre tentative : lever les yeux plus haut que l’horreur de la catastrophe
tout en sachant que l’étendue de la catastrophe est irréparable – en parti-
cipant à notre tour à l’aventure entreprise par les Stammaı̈m. Être adulte,
c’est savoir que cette aventure se poursuit aujourd’hui à l’ombre de la des-
truction. Renouer avec les sages anonymes qui tissent les pages du Talmud,
c’est certainement poursuivre leur œuvre ; et cette tâche-là ne saurait être
ajournée, fût-ce en élevant le Talmud à une hauteur méta-historique.
28
pas l’impact libératoire que certains souhaiteraient dans le champ de la ha-
lakhah : elle ne propose certainement pas de subordonner la halakhah à
notre sens moral. (David Halivni a d’autres raisons de préférer notre sens
de la raison à notre sens de la moralité.) Elle n’aura pas non plus l’effet
doctrinal conservateur que d’autres attendraient : elle ne se donne pas non
plus comme objectif de ramener le Juif moderne, fût-il Juif de savoir, dans le
cercle de la tradition. Les élèves de David Halivni savent déjà que le cercle
de la tradition réserve bien des surprises topologiques. L’œuvre d’Halivni
conduit à une conscience accrue des contradictions humaines au cœur de la
tradition juive et instille dans tout lecteur juif soucieux des mitsvoth un sens
d’humilité et de fragilité. Puisse-t-elle l’inviter tant à étancher sa soif, avec
courage et humilité, dans les eaux vives de la Torah Orale qu’à participer à
son renouvellement.
29
Ouvrages en français : l’autobiographie de David Halivni (publiée d’abord
aux États-Unis en anglais en 1996 sous le titre The Book and the Sword :
a Life of Learning in the Shadow of Destruction) a été traduite en français
par S. Finkelstein :
12. Le Livre et l’Épée, Bibliophane, Édition du Rocher, Paris, 1999.
Un ouvrage collectif a été consacré à David Halivni en 2005 : Neti‘ot
le-David , ed. Y. Alman, Ephraı̈m Betsalel Halivni, Tsvi Aryeh Steinfeld,
Jérusalem, 2005. Les contributions des auteurs, élèves et collègues de David
Halivni, sont en hébreu et en anglais. Une bibliographie de David Halivni (à
jour en 2005) est donnée au début de l’ouvrage.
30