Annales de Phénoménologie #18 2019
Annales de Phénoménologie #18 2019
Annales de Phénoménologie #18 2019
18/2019
L’intentionnalité de champ 71
STÉPHANE FINETTI
-----------------
PIERRE SOUQ
monde, son ordre, ses causes, car il lui manque toujours un premier principe
intelligible lui permettant de formuler les connaissances liées à la perfection
des choses et de leur caractère infini4. Sur un plan pratique, il est une idée
régulatrice – « un postulat de la raison pure pratique5 » – qui oriente l’action
du sujet selon le plus grand bien, car il lui est impossible de savoir si les
effets réels de son action seront bons. Ainsi, Dieu, nous dit Kant, est un
objet suprasensible que notre raison produit afin de satisfaire un besoin
irrépressible qu’elle ressent, permettant à la fois d’expliquer le monde et
d’agir au nom d’un bien universel. Dieu est une « croyance pure » qui
oriente la pensée et les actions des Hommes, c’est-à-dire un concept dont
l’objet réel n’est pas connaissable (ce qui n’enlève pas la possibilité de son
existence), dont la présence au sein de la raison est un besoin et où le
sentiment fait office de « poteau indicateur », de « boussole », d’outil
permettant de guider le sujet sur le « chemin » de sa pensée6. Alors, qu’il
s’agisse de s’orienter dans la pensée ou dans le réel, le sujet s’oriente selon
le « sentiment subjectif d’une différence » qui, en tant que guide, l’aide à
formuler des principes ne garantissant pas une vérité absolue mais, faute de
mieux, l’assurance d’une croyance pure.
Cela nous semble problématique pour au moins trois raisons.
Premièrement, si le recourt au terme de « sentiment » montre le refus d’une
raison pure, spéculative et dogmatique, afin de penser le concept de Dieu,
son apparition est due à un besoin, à un désir même, c’est-à-dire à une
faculté « plutôt » sensible. Cette tendance quasiment vitale – organique –
est d’autant plus manifeste chez Kant que son raisonnement part de
l’orientation sensible pour retrouver, dans celle de la raison, quelque chose
qui relève du sentiment, donc d’une certaine réceptivité ou passivité de la
part du sujet vis-à-vis d’un phénomène qui le dépasse, dont il n’a pas le
contrôle, et qu’il ne peut pas connaître. Deuxièmement, si Kant parle
d’« analogie » [Analogie] pour décrire le mouvement d’un raisonnement
d’« élargissement » (Erweiterung) qu’il juge, dès la première ligne du texte,
d’« expérimental » (Erfahrungsgebrauch), il s’apparente fortement à une
réduction phénoménologique puisqu’il s’agit de remonter aux principes de
l’orientation, en d’autres termes à son essence, et de décrire ce qu’elle est
pour le sujet en tant que vécu d’expérience. Anticipant ainsi sur les travaux
d’Edmund Husserl liés au « Renversement de la doctrine copernicienne
dans l’interprétation de la vision habituelle du monde » et ses « Notes pour
4
Ibid., p. 60.
5
Voir notamment le paragraphe V du Livre II, Chapitre II, de la Première partie de la
Critique de la raison pratique (1788), qui s’intitule « L’existence de Dieu comme postulat
de la raison pure pratique ».
6
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 66.
8 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
L’ORIENTATION GÉOGRAPHIQUE
S’orienter signifie, dans le sens propre du mot : d’une région donnée du monde
[Weltgegend] (nous divisons l’horizon [Horizont] en quatre de ces régions),
trouver les trois autres, surtout l’Orient [Aufgang]. Si donc je vois le soleil au
ciel [die Sonne am Himmel], et que je sache qu’il est midi, je puis trouver le
sud, l’ouest, le nord et l’est10.
7
E. Husserl, La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, traduit de l’allemand
par Didier Frank, Dominique Pradelle, et Jean-François Lavigne, 1989 [1940].
8
Ibid., p. 36. Dominique Pradelle préfère traduire par « corps-zéro », car c’est le
« corps charnel » (Leib, et non Körper) qui demeure à l’origine du mouvement.
9
Nous reviendrons sur la distinction que Martin Heidegger fait entre le terme kantien de
Stelle et la place comme Stätte.
10
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
11
En allemand, Osten dans le texte. De l’ancien haut allemand ostan et du proto-
germanique *austrg en rapport à l’aurore (*ausos) que l’on retrouve dans le latin aurora,
mais aussi étonnamment auster, pour nommer le vent du sud (ce qui suppose une
réorientation).
Souq 9
la situation des parties de l’espace en relation les unes aux autres présuppose la
région suivant laquelle elles sont ordonnées dans un tel rapport, et dans la
compréhension la plus abstraite la région consiste non pas dans la relation d’une
12
E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Quadrige PUF, traduction française avec notes
par André Tremesaygues et Bernard Pacaud, préface de Charles Serrus, 7 ème édition, 2008,
[1781], p. 56.
13
Ibid., p. 55.
10 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
14
E. Kant, Du premier fondement de la distinction des régions dans l’espace, 1768, Réf.
Cahiers philosophiques, n°103, p. 98 (10/2005).
15
Chez Kant, il s’agit d’abord d’une critique de l’Analysis situs de Leibniz, ce dernier
convaincu de pouvoir analyser le monde réel à partir d’un langage inspiré de l’algèbre.
Chez Heidegger, la « situation » (Die Situation, mais aussi der Stand) dépend de
l’existence du sujet qui se projette en leur sein, laquelle ne peut être réduite à une
représentation, comme chez Kant.
16
Il y a là un parti pris pour Newton, et une opposition à Leibniz. Ce choix, cependant,
n’est pas si clair. Comme l’explique Arnaud Pelletier dans la préface de la Dissertation de
1770, à partir d’une analyse du titre Du premier fondement de la distinction des régions
dans l’espace (1778), « Kant n’y parle pas de la distinction des régions de l’espace mais
dans l’espace (im Raume), c’est-à-dire du sentiment rapporté à notre propre corps du haut
et du bas, de la gauche et de la droite, de devant et derrière. L’espace n’est donc ni abstrait
des rapports de choses extérieures les unes aux autres, ni un réceptacle vide : ce que Kant
appelle "espace absolu et originel" est ce sentiment interne de la différence spatiale qui seul
permet de distinguer réellement des régions dans l’espace et de situer des objets dans celui-
ci, de sorte que "nous connaissons par les sens tout ce qui est en dehors de nous que comme
étant en relation avec nous-mêmes" » (E. Kant, Dissertation de 1770, Paris, Vrin,
Introduction, édition, traduction et notes par Arnaud Pelletier, 2007, [1770], p. 36).
17
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 232-249.
18
E. Kant, Géographie [Physische Geographie], Paris, Aubier, traduction de Michèle
Cohen-Halimi, Max Marcuzzi et Valérie Seroussi, 1999, [1802], p. 76).
Souq 11
19
Ibid., p. 67-68.
20
Le texte de Kant peut paraître allégorique car, dans l’orientation géographique, se trouve
enfermée la possibilité d’une lumière symbolisant Dieu ou le Christ (le soleil). Si le rapport
n’est pas affirmé, lorsque Kant initie son raisonnement à partir d’une définition de sens
commun en rapport à l’orientation géographique, l’ordre de la démonstration est sans aucun
doute tourné vers Dieu qui, non seulement constitue un concept fondamental de la raison
pure, mais doit orienter l’action du sujet qui doit être profondément morale. Aussi, le
rapport de Kant à la « lumière » est ambivalent puisque, comme il le rappelle, son texte
répond aussi au contexte social des « Lumières » (E. Kant, Que signifie s’orienter dans la
pensée ?, op. cit., p. 71-72).
21
Kant cité par Grégoire Chamayou, in « La géographie de la raison. Métaphores et
modèles géographiques dans la philosophie de Kant », in « Les sources de la philosophie
kantienne aux XVIIe et XVIIIe siècles », Actes du 6e Congrès International de la Société
d’études kantiennes en langue française, Luxembourg, 25-28 septembre 2003, sous la
direction de Robert Theis et Lukas K. Sosoe, p. 81.
12 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Selon Kant, la droite et la gauche ne sont pas tant des « régions » que des
« côtés » (Seiten), c’est-à-dire les parties d’un monde non plus réel, ou
extérieur au sujet, mais subjectif, et qui relève de sa corporéité23. En effet,
22
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
23
Ce n’était pas le cas dans Du premier fondement de la distinction des régions dans
l’espace en 1768, où le paradoxe des objets non congruents permettait de montrer
Souq 13
l’existence d’un espace absolu duquel dépendait la droite et la gauche. Voir à ce sujet
François-Xavier Chenet, L’assise de l’ontologie critique : L’esthétique transcendantale,
Lille, Presses Universitaires de Lille, 1995, p. 106.
24
Dans Du premier fondement, qui vise à montrer l’existence d’un espace absolu, Kant
rajoute au plan droite/gauche, les plans haut/bas et devant/derrière, qui définissent un
volume. Ainsi, ce n’est pas tant le sentiment de la droite et de la gauche qui importe que
celui d’une corporéité, c’est-à-dire d’un sentiment de la part du sujet vis-à-vis de la place
qu’il occupe dans un espace à trois dimensions. Le texte de 1768 est donc plus
phénoménologique dans le sens où il s’insère dans le cadre d’une orientation vécue de
façon plus subjective au sein d’un espace corporel plus grand.
25
Les points cardinaux de l’est et de l’ouest répondent à une sensibilité plus naturelle que
le nord. Le nord devient l’orientation cardinale de référence pour des raisons notamment
techniques et l’arrivée de la boussole. En d’autres termes, lorsque Kant valorise l’est et
l’ouest, ou alors représente a priori un sujet tourné vers le nord, il s’agit de deux
conceptions de l’orientation bien différentes.
14 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
26
Jean-François Poirier et Françoise Proust traduisent le texte de Kant « der rechten und
linken Hand » par « de ma droite et de ma gauche », ce qui nous semble dommage. En
effet, cette « main » [Hand] se retrouve dans la critique produite par Martin Heidegger au
sujet de ce texte, où il explique que si les régions du monde et les objets d’une pièce connue
de moi permettent au sujet de s’orienter, c’est parce qu’ils se trouvent à portée de main
(Vorhandenheit) et peuvent être utiles (Zuhandenheit) (M. Heidegger, Être et temps, Paris,
Gallimard, NRF, traduit de l’allemand par François Vezin, 1986, [1927], p. 150). Aussi,
Heidegger ne comprend pas la corporéité dont la manifestation physique est ici essentielle
pour comprendre cette « main » car, si le sujet s’oriente a priori selon les côtés de la droite
et de la gauche, c’est aussi en raison de « mains » qui sont organiquement situés sur des
« bras » ancrés sur la droite et la gauche d’un corps. Si ces organes ont une phénoménalité,
il est aussi nécessaire de prendre en compte leur topos, c’est-à-dire leur place au sein du
schéma corporel, qui oriente leurs mouvements.
27
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 58.
28
Auquel cas il s’agirait non plus d’un « sentiment » mais d’un « sens » (E. Kant,
Métaphysique des mœurs I, Fondation, Introduction, traduction, présentation,
bibliographie et chronologie par Alain Renaut, Paris, GF, 1994, [1795], voir la note p. 160).
29
« La faculté de désirer est la faculté d’être, par ses représentations, cause des objets de
ces représentations. La faculté que possède un être d’agir conformément à ses
représentations s’appelle la vie. […] on appelle sentiment la capacité d’éprouver du plaisir
ou du déplaisir à l’occasion d’une représentation » (E. Kant, Métaphysique des mœurs I,
op. cit., p. 159).
Souq 15
L’ESSENCE DE L’ORIENTATION
30
Selon Kant, l’intérêt constitue « la liaison du plaisir avec la faculté de désirer » (Ibid., p.
161).
31
Kant nomme « penchants » les « désirs devenus habituels » (Ibidem).
32
E. Kant, Métaphysique des mœurs I, op. cit., p. 159.
33
« Le jugement sur la finalité inscrite dans les choses de la nature – une finalité qui est
considérée comme fondant la possibilité de celles-ci (en tant que fins naturelles) – s’appelle
un jugement téléologique » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion,
traduction et présentation par Alain Renaut, 1995, [1790], p, 123). Voir plus précisément
la première section de l’analytique de la faculté de juger téléologique (p. 353-377). Si le
contenu du jugement à son égard peut constituer une « téléologie », tout comme le
sentiment d’une forme transcendantale, leurs fondements demeurent naturels et
indépendants de toute volonté humaine. Dans ce sens, alors que la naturalité de l’Homme
est démontrée par Kant, la liberté humaine est seulement postulée. Il existe donc une
prédominance de fait de cette naturalité humaine sur l’orientation qui implique la liberté.
16 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
34
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
35
Le terme « élargir » apparaît cinq fois dans le texte : « – Le concept élargi et déterminé
plus précisément [Der erweiterte und genauer bestimmte Begriff] » (ibid., p. 57). « Je peux
à présent élargir le concept géographique de ce procédé d’orientation [Diesen
geographischen Begriff des Verfahrens sich zu orientieren kann ich nun erweitern] » (ibid.,
p. 58). « Pour finir, je peux même élargir [erweitern] encore plus ce concept » (ibid., p. 58-
59). Nos « concepts élargis [erweiterten Begriffen] » (ibid., p. 59). Aucun « besoin de
s’élargir jusque-là [sich bis zu demselben zu erweitern] » (ibid., p. 60).
36
Ibid., p. 58.
Souq 17
On peut facilement deviner par analogie [Analogie] que guider son propre
usage sera une fonction de la pure raison, si, partant des objets connus (de
l’expérience), elle entreprend de s’étendre par-delà toutes les limites de
l’expérience [wenn sie von bekannten Gegenständen (der Erfahrung)
ausgehend sich über alle Grenzen der Erfahrung erweitern will] et ne trouve
absolument aucun objet de l’intuition, mais seulement un espace pour celle-
ci [sondern bloß Raum für dieselbe findet]38.
Cela signifie que la raison seule peut être orientée à partir des intuitions
pures qui conditionnent l’élaboration des représentations du monde selon
les formes a priori de l’espace et du temps. Si les intuitions pures orientent
la perception que le sujet a du monde et conditionnent l’expérience du sujet,
elles proposent a posteriori une matière à la raison sur laquelle elle applique
les catégories de l’entendement afin de produire des connaissances ; et, c’est
l’imagination, en tant que faculté intermédiaire entre la sensibilité et
l’entendement, qui permet de dépasser les données du réel, c’est-à-dire leur
donner une valeur réflexive qui n’est plus qu’empirique. Il s’agit donc d’un
élargissement dans le sens où l’orientation mathématique part de celle
géographique tout en faisant disparaître le monde réel extérieur, pour
élaborer une connaissance, jugée par Kant, plus « large », c’est-à-dire moins
37
« S’orienter de manière générale dans la pensée signifie donc, étant donné l’insuffisance
des principes objectifs de la raison, déterminer son assentiment [Fürwahrhalten] d’après
un principe subjectif de celle-ci » (ibid., p. 59).
38
Ibid., p. 58-59.
18 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
limitée que les intuitions empiriques qui dépendent elles d’un contexte
extérieur. Paradoxalement, l’élargissement provient donc de la réduction du
monde sensible qui permet d’accéder à la raison, dont l’orientation est jugée
supérieure, bien que plus profonde39. Ce premier élargissement est alors
problématique pour au moins deux raisons lorsqu’il s’agit de définir ce que
c’est que s’orienter. La première vise les intuitions empiriques, en rapport
aux motifs de l’orientation du sujet, et la question de savoir ce qui reste,
lorsque la raison seule apparaît. En d’autres termes, c’est le dualisme entre
la sensibilité et la raison qui est questionné et la possibilité d’exclure une
orientation de l’autre. La seconde raison vise à penser les conditions a priori
qui permettent de décrire l’orientation du sujet, donc de savoir s’il est
possible de leur attribuer réellement un espace, des places ou bien un lieu,
au sein de la raison. Si l’orientation est pensée par Kant en tant que concept
opératoire devant permettre d’aiguiller la raison sur le chemin des objets
suprasensibles, il existe un différend entre sa représentation théorique et ce
qu’elle est vraiment pour le sujet. Dans ce sens, la difficulté vise à mesurer
l’écart entre la description qu’il est possible de faire du s’orienter (c’est-à-
dire sa signification, conformément au titre Que signifie s’orienter dans la
pensée ?), et son sens pour le sujet, qui est toujours pratique.
39
Il est en fait un « éloignement » du sujet, plus fidèle à l’allemand qui dit « erweitern »,
où l’adverbe « loin » [weit] figure. Lorsque Heidegger parle lui de « déloignement » (Die
Entfernung), il déconstruit l’orientation géométrique pour montrer leur proximité avec le
sujet dont l’existence est projective (Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 141-154).
Finalement, le mouvement de Kant pourrait bien montrer cette tendance au déloignement
puisqu’il abolit le lointain (l’idée d’un espace absolu) pour montrer la proximité de l’espace
au sein de la subjectivité qui conditionne l’apparition du monde en l’élargissant.
Souq 19
40
La définition inaugurale du Discours de la méthode nous dit que le « bon sens est la
chose du monde la mieux partagée [et qu’il est] la puissance de bien juger, et distinguer le
vrai d’avec le faux » (R. Descartes, Œuvres complètes, III. Discours de la méthode et
Essais, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Paris, Gallimard,
Coll. TEL, 2009, [1637], « Discours de la méthode », p. 81).
41
Une « tendance » est une orientation du sujet vers un objet déterminé. Elle peut être une
habitude (la tendance qui consiste à se lever à telle heure) ou un goût (la tendance à manger
salé). Surtout, elle peut être comprise de façon ontologique comme une disposition
fondamentale du sujet à « tendre vers » (par exemple, chez Spinoza, Schopenhauer,
Nietzsche, Freud). Dans ce sens, il faut noter la proximité avec une acception biologique
qui, à la fois sous-tend une nature déterminée par des instincts ou des pulsions, mais aussi
un organisme structuré par des tendances, par exemple sous la forme du plaisir et du
déplaisir. L’orientation prend ici un sens déterministe.
20 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Dans la forêt on n’était personne – nemo. La res nullius se dressait contre la res
publica, de sorte que la bordure des bois délimitait les frontières naturelles de
l’espace civil […] Les forêts étaient foris, à l’extérieur42.
Cette voie droite qui marque la conversion au sens chrétien du terme est
analogue à celle de Descartes qui fait de la raison un nouveau dogme,
l’origine et le fondement du monde au sein duquel doit pouvoir s’orienter.
Et pourtant, elle pourrait tout aussi être le lieu de la flânerie ou mieux encore
de la rêverie. Dès sa première promenade, Jean-Jacques Rousseau nous dit
que son existence est errance :
Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît
encore en rêve […] Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis
vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n’aperçois rien du tout ; et
plus je pense à ma situation présente et moins je puis comprendre où je suis44.
42
R. Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, traduit de
l’anglais par Florence Naugrette, 1992, p. 84-85, 99.
43
R. Harrison, Forêts, op. cit., p. 130.
44
J.-J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Le livre de poche, 1983,
[1776-1778], p. 19-20.
Souq 21
Ses rêveries, qui s’opposent aux méditations, montrent que la vie est
comme une forêt véritable, qu’elle ne comporte pas de contours, de lignes
ou de points, qu’au contraire ses objets paraissent étranges et qu’ils
définissent un contour obscur et incertain. Cette impression naturelle qui
donne au monde des allures d’étrangeté, n’est ni plus ni moins que le doute
infini devant lequel Descartes lui-même s’est plié et n’a trouvé dans l’ego
qu’une réponse apodictique à la question de savoir « où il est ». En effet, la
question de savoir « qui je suis » ou plutôt « ce que je suis » n’a de sens
qu’à partir du moment où il y a une intuition de ce que peut être l’Être, c’est-
à-dire l’étendue infinie à laquelle j’appartiens, mais qui m’apparaît de façon
claire et distincte. En d’autres termes, le sujet questionne ce qu’il est à partir
du moment où il éprouve le sentiment qu’il existe un monde qu’il habite et
où il doit se comprendre. L’angoisse qui s’en dégage est d’autant plus
naturelle qu’elle fait écho à l’existence humaine dont la fin est
indémontrable et apparaît sous le sentiment de l’étrange45. Rappelant la
frayeur pascalienne, elle montre la désorientation naturelle de l’Homme
vivant dans une étendue infinie que l’esprit de la modernité – dont Descartes
et Kant font partie – essaye de maîtriser, mais en vain ; elle est la peur du
mouvement de l’être dont l’orientation ne s’arrête jamais en raison d’une
vie active dont les sens ne sont pas réglés ; elle est le « dérèglement de tous
les sens » de Rimbaud qui annonce un nul orietor46. Le point de départ de
l’orientation sensible est donc toujours l’angoisse de l’Homme qui se sent
désorienté. Alors, lorsque Kant met de côté les intuitions empiriques, pour
ne garder que l’espace au sein desquelles elles se sont exprimées, et à partir
de sa représentation, élabore des savoirs géométriques, il fait abstraction de
tout intérêt particulier, des motifs ayant amenés le marcheur à marcher. Cela
a-t-il un sens ? Au-delà de l’appauvrissement de la pensée qui réside dans
un champ purement rationnel ou scientifique, au-delà de l’anachronisme, en
45
Voir par exemple la pensée de Bernhard Waldenfels qui propose une phénoménologie
prenant la forme d’une topographie de l’étranger (B. Waldenfels, Études pour une
phénoménologie de l’étranger : Tome 1, Topographie de l’étranger, Paris, Van Dieren,
2009).
46
Dans les deux lettres dites « Du voyant » adressées le 13 mai 1871 à Georges Izambard
et le 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud emploie les deux formules célèbres
« dérèglement de tous les sens » et « Je est un autre ». Contre Descartes, le poète fait non
seulement l’apologie des sens, en ce que leur dérèglement est une source de savoir qui
permet de toucher à l’inconnu, mais aussi du caractère illusoire de l’ego dont l’apparition
première est objective puisque pour l’observer, le sujet doit prendre le rôle de spectateur,
c’est-à-dire oublier en fait qu’il est. Pour paraphraser Descartes et Rimbaud en même
temps, il faudrait dire « J’oublie donc je suis », ce qui nous ouvre au problème du néant.
D’autre part, dans le poème L’Éternité (1872), Rimbaud oppose l’orientation scientifique
qui est aliénante à la désorientation de l’existence qui touche au monde et à l’éternel, d’où
le « nul orietur » : « Là pas d’espérance, / Nul orietur. / Science avec patience, / Le supplice
est sûr. »
22 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Comment, maintenant, peut-il y avoir dans l’esprit une intuition extérieure qui
précède les objets eux-mêmes et dans laquelle le concept de ces derniers peut
être déterminé a priori ? Cela ne peut évidemment arriver qu’autant qu’elle a
simplement son siège dans le sujet [als so fern sie bloß im Subjecte], comme la
propriété formelle [die formale Beschaffenheit] qu’a le sujet d’être affecté par
les objets et de recevoir par là une représentation immédiate des objets, c’est-
à-dire une intuition, et par conséquent comme forme du sens externe en
général48.
Si l’espace, selon Kant, n’est rien de plus que la « forme » de tous les
phénomènes des sens extérieurs, son concept doit tenir une « place » (Stelle)
au sein de la raison. Lorsque Kant écrit donc qu’un espace persiste par-delà
la mise entre parenthèses des intuitions empiriques, cela signifie que
l’espace, en tant que réalité empirique a disparu, mais qu’il apparaît sous
une autre forme : une idéalité transcendantale. Mais alors, l’espace n’est
« rien, dès que nous laissons de côté la condition de la possibilité de toute
expérience et que nous l’admettons comme un quelque chose qui sert de
fondement aux choses en soi49 ». En d’autres termes, l’espace est un néant,
et non un vide, puisqu’y réside l’angoisse de l’Homme ; cela est très
important, car cela signifie que si l’orientation sensible est déterminée par
des conditions empiriques, celle de la raison repose sur une intention dont
le fond vise à néantiser les choses, c’est-à-dire à les rendre absentes, tout en
demeurant aveugle face aux conditions existentielles qui l’orientent. Si
l’élargissement de Kant s’apparente à une réduction phénoménologique,
47
« On peut facilement deviner par analogie que guider son propre usage sera une fonction
de la pure raison, si, partant des objets connus (de l’expérience), elle entreprend de
s’étendre par-delà toutes les limites de l’expérience et ne trouve absolument aucun objet
de l’intuition mais seulement un espace pour celle-ci [sondern bloß Raum für dieselbe
findet] » (E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 58-59).
48
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 58.
49
Ibid., p. 59.
Souq 23
50
Ibid., p. 222.
24 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
51
Ibid., p. 326.
52
Ibid., p. 94.
53
Ibid., p. 85.
54
Ibid., p. 86.
55
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 55.
Souq 25
topographique, puisqu’il les représente sur un espace plan. Comme pour les
régions de l’espace, Kant détermine ainsi la place ou la « position » (Stelle)
de ces concepts au sein de la raison, et ce, à partir d’une expérience de
pensée dont le but est représentatif, mais le fond existentiel, puisqu’il
cherche au fond la présence de ces concepts au sein d’elle. Et finalement, si
Kant fait bien la scission entre ce qui relève de la logique transcendantale
et de l’esthétique transcendantale (où figurent les intuitions de l’espace et
du temps), dans les deux cas, il détermine des lieux (Orte).
Kant inclut donc l’espace dans un lieu situé « quelque part » au sein de
la sensibilité, comme il le fait pour les catégories de l’entendement situées
« quelque part » au sein de la raison. Dans ce sens, un « lieu » est la position
que la raison établit de façon logique et qui permet de définir un rapport
entre une faculté et des concepts. Ce lieu est une règle analytique qui
n’existe pas dans le réel, mais correspond à des jugements qui sont ceux de
la raison, et dont la schématisation correspond à des « tables » – des espaces
plans avec quatre directions.
CONCLUSION
56
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 236.
26 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
l’occasion, pour Kant, à la fois de juger de la force d’un concept portant sur
un objet suprasensible particulier, mais de décrire sa manifestation, c’est-à-
dire la manière qu’il a d’apparaître au sujet et donc ses effets. Ainsi, le
sentiment incarné par le concept, n’est peut-être pas le propre du concept de
Dieu, mais l’expression naturelle de tout concept qui cherche sa place au
sein de la pensée, « comme » le corps du sujet au sein du monde. S’il
comporte ainsi le problème de l’orientation, l’orientation de l’Homme
« dans la pensée » est en fait l’orientation de son existence en général, tel
qu’elle se manifeste dans tout ce qu’il fait. Cette existence, qui est manifeste
dans le sentiment, est accessible à travers ce que Kant nomme
l’élargissement du concept, ce qui ressemble fort, mais de façon
anachronique, à une réduction phénoménologique. Aussi, derrière la
phénoménologie de l’orientation, et une fois cet élargissement opéré, c’est
le caractère ontologique de l’orientation qu’il faudrait pouvoir questionner.
En effet, si le sujet s’oriente toujours vers quelque chose et quelque part, il
y a toujours un étant qui s’y trouve, lequel, au-delà des significations ou des
préoccupations du sujet, s’oriente aussi et a un caractère orientant. Il est
alors peut-être possible de retourner le sens de l’orientation
phénoménologique pour lui faire perdre son fondement premier et subjectif,
et alors trouver dans le monde, un sens plus téléologique, au sein duquel
l’Homme se « situe » comme un étant particulier.
Quelle critique du possible ?
De Kant à Husserl
INGA RÖMER
1
M. Heidegger, Sein und Zeit, traduction d’Emmanuel Martineau Tübingen, Max
Niemeyer Verlag, 199317, p. 38.
2
Idem.
3
C. Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, Paris, Puf,
« Épiméthée », 2016. Notre article fut écrit à l’occasion de l’École d’été 2019 des Archives
Marc Richir, événement qui avait comme sujet « Le possible, le transpossible, le virtuel ».
Quand nous avons appris que Claudia Serban ne pouvait participer à nos échanges, nous
avons décidé de consacrer une partie de notre intervention à l’exposition de ses idées,
profondes et stimulantes pour toute réflexion sur la possibilité en phénoménologie.
28 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
4
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, éd. par Jens Timmermann, Hamburg, Meiner, 1998,
A 572/B 600 ; traduction par Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la
traduction de Jules Barni, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980. Nous citerons
cette traduction tout au long de cette étude. Les références seront données sous la forme
« KrV », pour Kritik der reinen Vernunft, et avec les numéros de page des éditions de 1781
et de 1787.
5
KrV, A 576/B 602.
6
KrV A 576/B 604.
7
KrV, A 568/B 596.
8
KrV, A 576/B 604.
Römer 29
12
KrV, A 582/B 610.
13
KrV, A 218/B 265.
Römer 31
Comme chez Kant, le problème de la possibilité est lié chez Husserl aux
problèmes fondamentaux de la métaphysique et de sa critique. Nous
tâcherons d’abord de mettre au jour un certain renversement dans son
approche des problèmes de la métaphysique et, avec cela, de la possibilité14.
Dans les Ideen I, Husserl envisage une phénoménologie en tant que
science eidétique et transcendantale qui regroupe une ontologie universelle
formelle et des ontologies régionales matérielles. Ces deux types de
sciences sont comprises comme des sciences des essences, à la base de toute
science qui concerne des faits. « L’ontologie formelle » est « la science
eidétique de l’objet en général15. » Husserl précise qu’elle ne traite pas de
la région la plus générale des objets, « ce n’est pas à proprement parler une
région, mais la forme vide de région en général16 ». Ce ne sont que les
ontologies matérielles qui traitent proprement des régions d’objets. Ces
sciences des essences déterminent la possibilité formelle, la possibilité
matérielle et la possibilité réelle des objets. Dans son cours de 1923/24,
Husserl appellera la science de l’unité de ces sciences des essences la
« philosophie en quelque sorte ‘‘première’’17 ». Cette philosophie première
14
Cette présentation s’appuie sur notre article « Ontologie und Metaphysik », in Sebastian
Luft et Maren Wehrle (éd.), Husserl Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, Stuttgart, J.B.
Metzler, 2017, pp. 327-331.
15
E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Philosophie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie,
Husserliana III/1, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1976, 26sq. ; traduction par Paul Ricœur,
Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures.
Tome premier : Introduction générale à la phénoménologie pure, Paris, Gallimard, « tel »,
1950, p. 40.
16
Op. cit., p. 26 ; trad. p. 39.
17
E. Husserl, Erste Philosophie (1923-24). Erster Teil : Kritische Ideengeschichte, éd. par
Rudolf Boehm, Husserliana VII, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1956, p. 13 ; traduction par
32 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Arion L. Kelkel, Philosophie Première (1923-24). Première partie : Histoire critique des
idées, Paris, Puf, 20023.
18
Idem.
19
Op.cit., p. 14.
20
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Zweiter
Teil : 1921-1928, éd. par Iso Kern, Husserliana XIV, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1973,
p. 153.
21
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter
Teil : 1929-1935, Husserliana XV, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1973, p. 385.
22
Op. cit., p. 386.
23
L. Tengelyi, Welt und Unendlichkeit. Zum Problem phänomenologischer Metaphysik,
Freiburg/München, Alber, 2014, pp. 184-187, ici p. 186sq.
Römer 33
facticité originaire du moi, et à partir de lui trois autres facta, qui précèdent
toute science des essences et ainsi toute possibilité : ce n’est qu’à partir de
ces faits originaires que les possibilités eidétiques peuvent être précisées,
des possibilités qui délimitent, à leur tour, le champ de l’effectif au sens des
faits ordinaires.
Mais comment penser cela ? Que signifie cette génération de toute
possibilité à partir d’une facticité originaire ? Il ne s’agit ni de la réalité
effective d’un ens realissimum qui comprend en lui toujours déjà toute
possibilité réelle, ni de la réalité effective d’un sujet transcendantal avec des
facultés de connaître fixes qui prescrivent la possibilité formelle d’un objet
de l’expérience, ni de la totalité de la réalité empirique donnée en tant que
source de toute possibilité réelle pour des objets de l’expérience. Mais de
quoi s’agit-il alors ? Quelle est la nature de cette facticité originaire et
comment peut-elle être le sol de la possibilité ?
régions matérielles […] ; ce n’est pas à proprement parler une région, mais
la forme vide de région en général27 ». L’ontologie formelle ne traiterait
donc pas de la région la plus générale des objets, mais elle ne contient que
la forme vide de toute région à proprement parler. Compte tenu de cela, la
possibilité prescrite dans le cadre de l’ontologie formelle ne saurait être
comprise comme une possibilité réelle, mais elle doit être conçue comme
purement formelle. Donc, malgré les différences entre la logique générale
pure au sens kantien et l’ontologie formelle husserlienne, ni l’une ni l’autre
ne dépassent la possibilité formelle vers une possibilité réelle.
Le deuxième niveau chez Kant était celui de la possibilité réelle au sens
formel. Celle-ci était prescrite non plus seulement par la non-contradiction
conceptuelle, mais par les formes de notre sensibilité et les catégories de
l’entendement pur, liées par le schématisme qui rendait possible les
principes (Grundsätze) de l’entendement pur : réellement possible est ce qui
s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience. Dans le sillage des
critiques néokantiennes, Husserl rejette cette conception kantienne en
raison d’un prétendu anthropologisme et subjectivisme des facultés. Pour
Husserl, il s’agit de prendre comme fil conducteur l’objet visé, afin de
dégager, au sein de l’ἐποχή et par la variation eidétique, son essence et avec
elle sa possibilité réelle ; les essences formelles des objets tout aussi bien
que les essences formelles des actes qui les visent doivent être mises au jour
et confirmées par une intuition eidétique. Ces formes des objets et des actes
qui leur correspondent sont par exemple la structure du flux temporel avec
ses moments de l’impression originaire, la rétention et la protention, son
corrélat des objets temporels, la perception et l’imagination ainsi que l’objet
perçu et l’objet imaginé, et dans la phénoménologie génétique l’acquis
temporel d’un habitus ainsi que les objets et l’horizon qui en sont le corrélat.
Il y a au moins deux différences à souligner par rapport à Kant qui font
signe vers une ouverture du sens de la possibilité réelle au sens formel.
D’une part, les structures essentielles des objets ainsi que celles des actes
qui les visent doivent être mises au jour et confirmées par une visée de ces
structures elles-mêmes confirmées par une intuition eidétique. D’autre part,
cela signifie que les essences, et les possibilités réelles formelles qui y sont
liées, ne peuvent pas être fixées une fois pour toutes, car on ne peut pas
exclure a priori que des éléments se manifestent dans l’expérience
phénoménologique qui corrigent les essences repérées ou qui y ajoutent des
essences nouvelles. Nous avons donc chez Husserl non seulement des
possibilités réelles au sens formel, différentes que chez Kant. Nous pouvons
également constater chez Husserl une ouverture systématique au niveau de
la possibilité réelle au sens formel là où Kant soutenait des structures fixes
27
Hua III/1, p. 26.
Römer 35
28
Voir op. cit., 1e partie, 1e section.
29
E. Husserl, Hua Dok. II/2, p. 183, cité chez Claudia Serban, op. cit., p. 87 ; nous ajoutons
le terme allemand ici.
30
Voir op. cit., p. 95.
36 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
rien d’autre qu’un possible plus ouvert31. Dès que l’effectif surprend le
réellement possible au sens d’un possible motivé, un nouveau champ de
possibilités réelles s’ouvre.
Si nous revenons maintenant à la question du contenu des possibilités
réelles chez Kant et dans la phénoménologie husserlienne, nous pouvons
préciser la transformation de l’un à l’autre de la manière suivante. La
critique kantienne nous avait déjà fait comprendre que ni l’idée d’un tout
des possibilités des objets de l’expérience ni l’idée d’une détermination
complète d’un objet ne peut dépasser le statut d’une simple idée. Toute
possibilité réelle avec un contenu précis ne surgit pour nous qu’à partir de
la sensation qui se rapporte à un phénomène ; cela fait qu’au niveau de la
détermination réelle, le tout des possibilités est aussi ouvert que la
détermination de l’objet de l’expérience. Mais Kant s’arrête au simple
constat de l’ouverture. Husserl va plus loin en ce qu’il montre comment
l’effectivité implique elle-même des possibilités réelles, possibilités réelles
qui peuvent se reconfigurer à partir de l’irruption d’une effectivité nouvelle.
Comme chez Kant, nous ne disposons pas du tout des possibilités réelles.
Mais Husserl ne se contente pas du constat de l’inachèvement de
l’expérience empirique. Il met plutôt au jour la dynamique génétique et
ouverte de l’entrelacement entre l’effectivité et la possibilité.
La phénoménologie de la possibilité, repérée par Claudia Serban chez
Husserl, pourrait ainsi fournir une réponse à une partie de notre question
formulée à la fin de la deuxième section : comment rendre compte du
surgissement des possibilités à partir des faits originaires ? L’analyse des
Vermöglichkeiten et de ses corrélats permet de comprendre le surgissement
des possibilités à partir de l’effectivité du moi, d’une part, et du monde et
des choses du monde, d’autre part. Pourtant, la facticité de l’enchevêtrement
intentionnel intersubjectif demanderait une analyse à part. On ne peut même
pas être sûr si Husserl peut servir de guide ultime par rapport à la question
de savoir comment des possibilités surgissent à partir de la facticité de
l’enchevêtrement intentionnel. Si on pense avec Levinas que le caractère
intersubjectif de la subjectivité n’est pas de prime abord de nature
épistémologico-ontologique, mais plutôt éthique en un sens originaire, il
faudra finalement sortir du cadre husserlien. Nous ne pouvons pas aborder
cette grande question ici, mais nous nous tournerons plutôt vers le
quatrième fait originaire, l’historicité au sens d’une certaine structure
téléologique de l’histoire. Elle repose sur une structure téléologique de
l’intentionnalité qui est, dans ses couches les plus profondes, une
intentionnalité pulsionnelle. Cette intentionnalité pulsionnelle est encore en
deçà de la Vermöglichkeit et de sa manière d’engendrer des possibilités. La
31
Op. cit., p. 90.
Römer 37
32
E. Husserl, Grenzprobleme der Phänomenologie. Analysen des Unbewusstseins und der
Instinkte. Metaphysik. Späte Ethik. Texte aus dem Nachlass (1908-1937), éd. par Rochus
Sowa et Thomas Vongehr, Husserliana XLII, Dordrecht, Heidelberg, New York, London,
Springer, 2013, ici p. 84. Ce sont les éditeurs qui datent ce manuscrit à la période 1916-
1918.
33
Idem.
34
Op. cit., p. 85.
35
Op. cit., p. 86.
38 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
CONCLUSION
nous avons pu nous appuyer sur les études de Claudia Serban. Elle a montré
que les possibilités naissent de la co-appartenance des Vermöglichkeiten
motivées du sujet transcendantal et de leur horizon comme espace de jeu
des Vermöglichkeiten. Au sein de cet espace de jeu, chaque chose effective
a un double horizon interne et externe qui permet de la caractériser comme
un flottement entre effectivité et possibilité. Cette possibilité motivée peut
néanmoins être défaite par une possibilité ouverte, lorsqu’une effectivité
inanticipable se manifeste. Notre interprétation de quelques manuscrits sur
l’intentionnalité pulsionnelle nous a amenée à la thèse que cette dynamique
ouverte des Vermöglichkeiten est ultimement soutenue par l’intentionnalité
pulsionnelle. Nous avons proposé de comprendre l’intentionnalité
pulsionnelle comme la forme fondamentale du fait originaire de la
téléologie historique de l’intentionnalité. Nos analyses de la structure de
cette intentionnalité particulière nous ont amenée à l’idée qu’elle impliquait
un champ virtuel de possibilités réelles indéterminées qui se transforment,
d’une façon inanticipable et en mode de futur antérieur, en possibilités
réelles déterminées. En deçà de la Vermöglichkeit et de son dépassement
par une effectivité inanticipable, il y a la facticité de l’intentionnalité
pulsionnelle avec sa richesse de possibilités réelles indéterminées. Si nous
n’avons pu aborder ici la question du surgissement des possibilités à partir
du fait originaire de l’enchevêtrement intentionnel intersubjectif, c’est dû
au fait que nous pensons que, pour le faire, il aurait fallu plutôt quitter le
cadre husserlien vers une dimension éthique au sens lévinassien.
Revenons, pour finir, à notre point de départ. Nous ne pouvons
directement souscrire à la thèse heideggérienne que la possibilité se tient
plus haut que la réalité. L’intentionnalité pulsionnelle, comme
l’intentionnalité la plus fondamentale dans l’ordre de la constitution, est
plutôt le virtuel d’une facticité riche de possibilités réelles indéterminées
qui auront été des possibilités réelles déterminées. Et sur un méta-niveau
de la réflexion, cela signifierait que la possibilité de la phénoménologie elle-
même surgit d’une telle intentionnalité pulsionnelle. Ses possibilités de
renouvellement dépendraient alors de ce champ indéterminé du possible
réel.
Zu Husserls transzendental-genetischem
Idealismus
LEONARD IP
1
E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Hua I, S. 118f.
2
E. Husserl, Analysen zur passiven Synthesis: Aus Vorlesungs- und
Forschungsmanuskripten (1918-1926), Hua XI, S. 344; E. Husserl, Zur Phänomenologie
der Intersubjektivität: Texte aus dem Nachlass. Zweiter Teil: 1921-1928, Hua XIV, S. 38-
41; E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität: Texte aus dem Nachlass.
Dritter Teil: 1929-1935, Hua XV, S. 615ff.
42 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
3
N.-I. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, Dordrecht, Kluwer, 1993, S.
31.
4
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 32.
5
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 32. Vgl. E. Husserl, Die Krisis
der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie: Eine
Einleitung in die phänomenologische Philosophie, Hua VI, S. 105.
6
E. Husserl, Ms. A VI 34 7, zitiert bei Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der
Instinkte, S. 32.
Ip 43
7
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 34f.
8
E. Husserl, Ms. M III 3 II 1, zitiert bei Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der
Instinkte, S. 36f.
9
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 33.
10
Vgl. E. Husserl, Formale und transzendentale Logik: Versuch einer Kritik der logischen
Vernunft: Mit ergänzenden Texten, Hua XVII, S. 242.
44 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
11
E. Husserl, Hua VI, S. 170.
12
E. Husserl, Hua VI, S. 170f.
13
E. Husserl, Hua VI, S. 169n.
14
Vgl. E. Husserl, Hua VI, S. 240.
Ip 45
Das Universum wahren Seins fassen zu wollen als etwas, das außerhalb des
Universums möglichen Bewusstseins, möglicher Erkenntnis, möglicher
Evidenz steht […], ist unsinnig. Wesensmäßig gehört beides zusammen, und
wesensmäßig Zusammengehöriges ist auch konkret eins, eins in der einzigen
absoluten Konkretion der transzendentalen Subjektivität.18
Diese These bedeutet tatsächlich nichts anderes als die Behauptung einer
universalen Korrelation zwischen Sein und Bewusstsein. Die hier
auftretenden Hinweise auf « Erkenntnis » und « Evidenz » dürfen jedoch
nicht zu dem Ergebnis führen, dass das, was hier mit Sein und Bewusstsein
gemeint ist, in einem erkenntnistheoretischen Bereich – freilich im
gewöhnlichen Sinne – bestehen bleibt und deshalb durch den statischen
Intentionalitätsbegriff zu fassen wäre. Vielmehr müssen diese Hinweise
zusammen mit den anderen Hinweisen auf die « Aufgaben der Enthüllung
15
Vgl. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 41.
16
E. Husserl, Hua Mat VIII, S. 112.
17
E. Husserl, Hua XIV, S. 38.
18
E. Husserl, Hua I, S. 117.
46 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
der impliziten Intentionalität »19 und « der Kritik der […] verborgenen
Leistungen »20 verstanden werden. Diese zeigen, dass die Begriffe des
Seins und des Bewusstseins in diesem Zusammenhang den genetischen
Intentionalitätsbegriff durchaus voraussetzen und nur aufgrund desselben
verstanden werden können. Gleichermaßen muss der Sinn von
« Erkenntnis » und « Evidenz » auf diesem Grund revidiert werden, wenn
er nicht schon in einer allgemeinen Weise gemäß der genetischen Methode
verstanden wird. Die Bezeichnungen « das Universum wahren Seins » und
« das Universum möglichen Bewusstseins » bekommen nur dann einen
wahrhaftig « grundwesentlich neuen Sinn »21, wenn dies auch tatsächlich
der Fall ist.
Was heißt es nun konkret, die universale Korrelation des Seins und des
Bewusstseins im Rahmen der transzendental-genetischen Phänomenologie
zu verstehen, und zwar so, dass der These des transzendental-genetischen
Idealismus ein Erweis gegeben werden kann, sofern « der Erweis dieses
Idealismus » ja « die Phänomenologie selbst » ist22? Um diese Frage, wenn
auch nur vorläufig, beantworten zu können, muss ein Rückblick auf die
innere Komplexität des genetischen Intentionalitätsbegriffs gegeben
werden. Die drei von Lee gegliederten Dimensionen dieses Begriffs lassen
sich auf der Grundlage unserer obigen Ausführungen in zwei Richtungen
auslegen: Der ganze Zusammenhang der Horizontintentionalität, welche in
der einheitlichen Figur des Welthorizonts zusammenläuft, kann als
« noematisch » und der Zusammenhang der passiven Synthesen, die die
geschichtliche Einheit des intentionalen Lebens ausbilden, kann als
« noetisch » bezeichnet werden. Selbstverständlich sind die Begriffe
« noetisch » und « noematisch » in dem erweiterten Sinne, von dem hier die
Rede ist, zu fassen. Beide Dimensionen der genetischen Funktion der
Intentionalität bestehen aus verschiedenen Formen und Stufen der
Erlebnisse, die allerdings gleichfalls als nicht-objektivierend aufgefasst
werden müssen.
Aus diesem kurzen Rückblick ergibt sich die erforderte genetische
Neugründung der Seins- und Bewusstseinsbegriffe und, darin impliziert,
die ihrer Korrelation. Kommen wir nun auf die These des Husserlschen
Idealismus zurück. Mit dem « Universum wahren Seins » kann nicht
irgendeine Art von Seiendem oder gar irgendein Seiendes gemeint sein.
Denn dieses Universum schließt in sich « jedes erdenkliche Sein, ob es
immanent oder transzendent heißt » und « jede Art Seiendes selbst, reales
19
E. Husserl, Hua I, S. 118.
20
E. Husserl, Hua XVII, S. 179.
21
E. Husserl, Hua I, S. 118.
22
E. Husserl, Hua I, S. 119.
Ip 47
und ideales »23 ein. Dies bedeutet zuerst, dass es nicht in einer
gegenständlichen Weise, d. h., weder selbst als ein Gegenstand noch als der
Inbegriff der Gegenstände gedacht werden kann, da Gegenständlichkeit
selbst nur eine Art von Seiendem bezeichnet. Sofern Husserl die allgemeine
Theorie des Gegenstands « Ontologie » nennt, bedeutet dies ferner, dass das
Universum wahren Seins nicht in einer ontologischen Weise zu denken ist.
Es muss demzufolge etwas bedeuten, was jeden Sinn von Seiendem, freilich
in einer noch zu klärenden Weise, fundiert. Was aber bildet das
Sinnfundament aller Seienden, wenn nicht die ontologische Ganzheit der
Seienden? Husserls Antwort auf diese Frage lautet bekanntermaßen: « die
Welt ». Dieser grundwesentliche Weltbegriff ist nicht als eine ontologische
Ganzheit, sondern, was ebenfalls bekannt ist, als « Horizont », sogar als
« Horizont aller Horizonte », bestimmt. Die Weise, in der der universale
Welthorizont alle möglichen Seinssinne fundiert, kann, wie schon
angedeutet, durch die genetisch-konstitutiven Analysen der
Horizontintentionalität enthüllt werden. Der Schlüssel zum Verständnis
dieser Fundierungsweise, um hier nur einen Hinweis zu geben, liegt im
Begriff der Vorgegebenheit, mit dem sich eine grundlegende Analyse des
Welthorizonts beschäftigen muss. Die transzendental-genetische
Neugründung des Seinsbegriffs ist daher grundsätzlich durch die
horizonthafte Vorgegebenheit der Welt zu denken.
Die hier weiter erforderliche Analyse der Weltvorgegebenheit kann
offensichtlich nicht ohne eine entsprechende genetische Neugründung des
Bewusstseinsbegriffs durchgeführt werden. Diese ist allerdings auch schon
in dem genetischen Intentionalitätsbegriff impliziert. Das Bewusstsein bzw.
das Ich bedeutet in der genetischen Phänomenologie nicht ausschließlich
den Vollzieher des bewussten Aktes, sondern vielmehr den Vollzieher der
Synthesen aller möglichen Stufen. In diesem Sinne wird Husserls
Einführung der Terminologie des « transzendentalen Lebens » in der
genetischen Phänomenologie verständlich. Das Bewusstsein ist insofern als
« Leben » zu verstehen, als es « ein unendlicher, in der Einheit universaler
Genesis verknüpfter Zusammenhang von synthetisch zusammengehörigen
Leistungen24 » ist. Kurz gesagt ist das Bewusstsein als konstituierende
Subjektivität « urquellende Lebendigkeit25 », Ursprung der Genesis. Die
lebendig-fungierende transzendentale Subjektivität ist deshalb dasjenige,
worauf alle möglichen Seinssinne eigens zurückgeführt werden, wenn dies
durch konstitutive Analysen auf « intentionale Ursprünge » geschieht26.
23
E. Husserl, Hua I, S. 117f.
24
E. Husserl, Hua I, S. 114.
25
E. Husserl, Späte Texte über Zeitkonstitution (1929-1934): Die C-Manuskripte, Hua Mat
VIII, S. 58.
26
E. Husserl, Hua VI, S. 171.
48 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Nur insofern kann behauptet werden, dass « jeder erdenkliche Sinn, jedes
erdenkliche Sein […] in den Bereich der transzendentalen Subjektivität als
der Sinn und Sein konstituierenden » fällt27. Diese Behauptung kann nun
wirksam als die Prämisse der oben zitierten « These » des transzendentalen
Idealismus verstanden werden: Es ist unsinnig, das Universum des Seins
ohne einen wesentlichen Bezug auf das Universum des Bewusstseins zu
denken, weil das als transzendentale Leben verstandene Bewusstsein sich
als « Sinn und Sein konstituierend » erweist.
Trotz des formalen Charakters unserer Ausführungen können bis hierher
schon einige Ergebnisse festgehalten werden. Wenn man Husserls Idee der
genetischen Phänomenologie treu bleibt und seinen transzendentalen
Idealismus daraus zu verstehen versucht, wird zum ersten Mal verständlich,
warum es gerechtfertigt ist, die transzendentale Phänomenologie (qua
Forschungsprogramm) und den transzendentalen Idealismus (qua
philosophische Position) als identisch zu betrachten, wie Husserl dies ja
selbst getan hat. Denn diese zwei Titel bezeichnen nur die
methodologischen und systematischen Weisen, denen zufolge ein einziges
fundamentales Problemfeld zugänglich wird, nämlich die universale
Korrelation von Sein und Bewusstsein bzw. Welt und Subjektivität. In
diesem völlig formalen Sinne wird deshalb minimal verständlich, weshalb
Husserl sagen konnte, dass « nur wer den tiefsten Sinn der intentionalen
Methode oder den der transzendentalen Reduktion […] missversteht, […]
Phänomenologie und transzendentalen Idealismus trennen wollen28 » kann.
Nun wenn man diesen Satz richtig versteht, wird sich diejenige Lesart, die
Husserls « eigentliche phänomenologische Arbeit » und seine sogenannte
« idealistische Selbstinterpretation » zu unterscheiden sucht, als unhaltbar
erweisen. Es bedarf kaum der Erinnerung daran, dass eine solche Lesart in
der nachhusserlschen Phänomenologie weit verbreitet ist und etwa von
Landgrebe (hauptsächlich in « Husserls Abschied vom Cartesianismus »),
Merleau-Ponty (in « Le philosophe et son ombre »), Gadamer und Ricœur
vertreten wurde. Diese Lesart kann freilich aus verschiedenen Perspektiven
begründet werden; gleichwohl erliegt sie grundlegenden – bewussten oder
unbewussten – Missverständnissen bzw. Missdeutungen des Grundsinnes
des Husserlschen Idealismus, der hier, wenn auch nur formal, dargelegt
werden soll.
Eine wirksame Verteidigung des Husserlschen Idealismus darf aber
gerade nicht bloß formal bleiben, da der Grundsinn dieses Idealismus
seinen vollen Sinn keineswegs erschöpft. Dieser Idealismus muss daher
27
E. Husserl, Hua I, S. 117.
28
E. Husserl, Hua I, S. 119.
Ip 49
29
Vgl. E. Husserl, Hua VI, S. 145, 154f.; Die Lebenswelt: Auslegungen der vorgegebenen
Welt und ihrer Konstitution: Texte aus dem Nachlass (1916-1937), Hua XXXIX, S. 69, 73,
81ff.; Erfahrung und Urteil: Untersuchungen zur Genealogie der Logik, hrsg. von Ludwig
Landgrebe, Hamburg, Meiner, 1948, §§ 7-9.
30
E. Husserl, Hua XXXIX, S. 488f., 492; Hua Mat VIII, S. 118ff., 259ff.
31
Vgl. S. Geniusas, The Origins of the Horizon in Husserl’s Phenomenology, Dordrecht,
Springer, 2012, S. 177-192.
50 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
32
E. Fink, « Die Phänomenologie Edmund Husserls in der gegenwärtigen Kritik », in:
Kant-Studien 38, 1933, S. 377.
33
Vgl. S. Luft, Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology, Evanston,
Northwestern University Press, 2011, S. 83-102.
34
E. Husserl, Hua XV, S. 545f., 619, 639; Zur phänomenologischen Reduktion: Texte aus
dem Nachlass (1926-1935), Hua XXXIV, S. 155f., 286ff., 459; Hua Mat VIII, S. 171ff.
35
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 288f., 251f., 457ff.; Hua Mat VIII, S. 16.
36
E. Husserl, Hua XXXIV, S.154ff.
Ip 51
37
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 286-288.
38
E. Husserl, Hua XXXIX, S. 120.
39
Vgl. S. Luft, Phänomenologie der Phänomenologie. Systematik und Methodologie der
Phänomenologie in der Auseinandersetzung zwischen Husserl und Fink, Dordrecht,
Kluwer, 2002, S. 207-308.
40
Vgl. E. Fink, VI. Cartesianische Meditation. Teil 1: Die Idee einer transzendentalen
Methodenlehre, hrsg. von Hans Ebeling, Jann Holl und Guy van Kerckhoven, Dordrecht,
Kluwer, 1988, S. 124.
41
Vgl. E. Husserl, Hua XV, S. 456f.
42
Vgl. E. Husserl, Hua XXXIV.
52 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Subjektivität für diesen Idealismus durchaus ein Mythos ist, sondern auch,
dass dieser Idealismus eine ganz neue Perspektive bezüglich der
Phänomene der Weltlichkeit, Menschlichkeit und Endlichkeit bieten kann,
die diese Phänomene weder entgleiten lässt noch leugnet, sondern
prinzipiell zu verstehen erlaubt.
Der letzte Punkt bezieht sich zudem auch auf einen bekannten Einwand,
der sowohl gegen Husserls Phänomenologie als auch gegen seinen
Idealismus hervorgebracht wird: nämlich der des « Solipsismus ». Dieser
Einwand ist mittlerweile so banal geworden, dass es sich heute fast nicht
mehr lohnt, ihn noch einmal zu widerlegen. Jedem umsichtigen Leser der
fünften der Cartesianischen Meditationen dürften die Gründe einsichtig
werden, weshalb Husserl am Ende dieses Textes den Solipsismus mit
vollem Recht als « Schein » beurteilt43. Es geht hier nicht direkt darum, den
Solipsismus zu widerlegen, sondern Husserls Intersubjektivitätstheorie von
der genetischen Perspektive aus zu betrachten, um so ihre unverzichtbare
Rolle für das Programm des transzendentalen Idealismus klarzustellen.
Es gibt kein Zweifel darüber, dass Husserls transzendentalem Idealismus
eine Theorie der transzendentalen Intersubjektivität innewohnt. Der « volle
und eigentliche Sinn des phänomenologisch-transzendentalen
„Idealismus“ » wird erst durch die Analysen der Intersubjektivität
verständlich44. Die große Frage lautet nur « wie? » Diese Frage ist nur in
mindestens in zwei Schritten zu beantworten.
Im Voraus gilt es zu beachten, dass die Intersubjektivitätstheorie in der
fünften der Cartesianischen Meditationen zwar einen wahren Kern enthält,
in ihrer Darstellungsweise jedoch als schwer mangelhaft zu bewerten ist.
Diesbezüglich sind die Analysen von Klaus Held und Nam-in Lee höchst
aufschlussreich. Nach Lee ist der Text vor allem deswegen verwirrend, weil
er von einer ungebührlichen Mischung statischer und genetischer Analysen
durchzogen ist45, die tatsächlich einen solipsistischen Eindruck vermitteln
kann46. Durch Helds Analyse wird klar, dass der phänomenologische
Aufbau der Intersubjektivität in diesem Text problematisch werden muss,
weil Husserl hier die ursprüngliche Art von Fremderfahrung grundsätzlich
statisch konstruiert und sie damit missdeutet47. Wie soll dann eine
43
E. Husserl, Hua I, S. 176.
44
Ebd.
45
N.-I. Lee, « Static-Phenomenological and Genetic-Phenomenological Concept of
Primordiality in Husserl’s Fifth Cartesian Meditation. », in: Husserl Studies 18, 2002, S.
165-183.
46
Ebd., insb. S. 177.
47
K. Held, « Das Problem der Intersubjektivität und die Idee einer phänomenologischen
Transzendentalphilosophie », in: Perspektiven transzendentalphänomenologischer
Forschung, hrsg. von Ulrich Claesges und Klaus Held, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1972,
S. 45-49.
Ip 53
48
E. Husserl, Hua I, S. 176.
49
Vgl. I. Yamaguchi, Passive Synthesis und Intersubjektivität bei Edmund Husserl, Den
Haag, Martinus Nijhoff, 1982; G. Römpp, Husserls Phänomenologie der
Intersubjektivität, Dordrecht, Kluwer, 1992; N.-I. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie
der Instinkte, 1993; D. Zahavi, Husserl und die transzendentale Intersubjektivität,
Dordrecht, Kluwer, 1996.
50
E. Husserl, Hua XIV, S. 409.
51
E. Husserl, Hua VI, S. 167, 184f; Hua XV, S. 446; Hua Mat VIII, S. 391-395.
52
E. Husserl, Hua I, S. 137.
53
E. Husserl, Hua XIV, S. 272.
54
E. Husserl, Hua I, S. 102.
54 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
55
E. Husserl, Hua XIV, S. 295, 357, 409; E. Husserl, Hua XV, S. 609, 666 usw.
56
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 153f.
57
E. Fink, « Die Phänomenologie Edmund Husserls in der gegenwärtigen Kritik », S. 338.
Ip 55
Zukunft haben kann, und es liegt somit an uns, noch einmal zu erwägen, auf
welche Weise sie gegebenenfalls vertieft oder umgestaltet werden kann58.
58
Dieser Artikel entstammt der Masterarbeit, die der Autor im Sommer 2019 an der
Chinese University of Hong Kong abgeschlossen und unter dem Titel « World and
Genesis: An Investigation into Husserl’s Transcendental-Phenomenological Idealism »
verteidigt hat. Der Autor dankt Prof. Dr. Saulius Geniusas, seinem unermüdlichen
Betreuer, und Prof. Dr. Alexander Schnell für dessen großzügige und tiefgehende
Kommentare. Er dankt auch Charlotte Reinhardt für die sprachlichen Korrekturen dieses
Beitrags.
Husserlian Phenomenology of Meaning:
Across Language Boundaries?
VERONICA CIBOTARU
INTRODUCTION
or letters. Thus, they are not mere sensitive phenomena, but possibilities of
meaning. Can we thus still describe the way those types of languages signify
through Husserl’s phenomenology of meaning? Or does it suggest that we
would need to search for a different type of phenomenology? In order to
answer this question, I will first show the main characteristics and principles
of Husserl’s theory of meaning. Then I will juxtapose Husserl’s theory with
the signifying modus of languages that are based on ideograms and show
why they cannot be described through the strict framework of Husserlian
phenomenology of meaning. Finally, I will suggest how we could describe
phenomenologically the way those languages signify, and examine if we
could, for this purpose, still take some elements of the Husserlian
phenomenology of meaning though in a reconsidered way.
THE
FUNDAMENTAL PRINCIPLES OF HUSSERL’S PHENOMENOLOGY OF
MEANING (BEDEUTUNG)
1
By talking in the context of this work of a Husserlian theory of meaning we do not refer
to meaning as such, which is, as Husserl shows it in the Prolegomena of the Logical
Investigations, an ideal entity independent of consciousness, but rather to the relationship
of consciousness to meaning, i.e., to the way words acquire meaning for consciousness.
2
Husserl uses in this work the German notion of Bedeutung for the concept of meaning.
However, starting from his lessons about the theory of meaning from 1908 and the Ideen I
(§124), he clearly distinguishes Bedeutung from Sinn (sense), maintaining however in its
fundamental lines the meaning of the concept of Bedeutung which he develops in the
Logical Investigations. For our present study it is the concept of Bedeutung which is of
interest since it allows us to understand how language conveys meaning, while the concept
of Sinn is situated already on an extra-linguistic ground since it allows us to understand
how meaning grounds every concrete act of perception.
3
E. Husserl, Logical Investigations, I, par. 9, version B. I will always use here the B
version.
58 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
4
And the opposite is true as well, as Husserl argues: “it is through the meaning that the
relation to the object constitutes itself.” (cf. Logical Investigations, I, par. 15, personal
translation).
5
Thus “Husserl can conciliate the contingency (of the empirical occurrence of the
meaningful expression as well as of the subjective representation which is associated with)
the universality of meaning”, as Jean-Christophe Devynck puts it in his book Logique du
phénomène, Sèvres, Presses Académiques Diakom, 2000, p.130 (personal translation). The
meaning of an expression is universal in the sense that it remains identical regardless of
those contingent elements.
As Mohanty puts it so well, “according to Husserl, we both create and grasp meanings”
(J. N. Mohanty, Edmund Husserl’s theory of meaning, Martinus Nijhoff, coll.
Phaenomenologica, The Hague, 1964, p. 4). We create meanings since they arise through
a subjective act, and at the same time we grasp them, because they cannot be reduced to a
mere subjective representation, but have an ideal, universal nature. However, Mohanty
does not take into account the Bolzanian influence on this point.
6
In his classes on the theory of meaning of 1908 (Appendix 13), Husserl even identifies
“meaning = objective relationship (gegenständilche Beziehung)” (Hua. XXVI, p. 177).
7
Thus, the donation of the real object fulfills the meaning, i.e. the relation to the meant
object, but does not constitute meaning.
8
As Mohanty draws our attention, this distinction between meant object and real object
can be drawn back to the distinction between symbolical thought and knowledge.
Knowledge is indeed the fulfilled meaning-intention, i.e. the apprehension of the real objet
Cibotaru 59
reality. It is this autonomy that constitutes, from this point of view, its
ideality9.
Thus, it is this relation to an object as an ideal unity that constitutes
meaning: through the meaning an ideal object is meant, or intended. As we
can see meaning in its possibility of being grasped by consciousness is
conceived by Husserl from the framework of intentionality, as intentionality
means the relation of the consciousness towards an object that is not
essentially a real object. At the same time, intentionality conceived as
“direct relation to the object” appears in Husserl’s work firstly through the
phenomenological analysis of the meaning10.
It becomes thus clear that meaning arises first for consciousness through
an intentional act. It is this intentional act that transforms a purely sensitive
phenomenon, like the simple sound or visual sight of words into meaningful
expressions. As Husserl puts it in his next paragraph, the physical
phenomenon of expression undergoes an “essential phenomenal
modification” through which the same sensitive phenomenon remains the
same and yet it is not the same anymore, since it acquires meaning for us.
Thus, we see that the concept of “essential phenomenal modification” is
a crucial concept for Husserl’s theory of meaning since it expresses the
paradoxical way through which meaning arises for consciousness. It is this
concept that allows us to understand the famous but not obviously clear
Husserlian distinction between meaningful expressions and indications
(Anzeige). Although indications also refer to an object, they do not refer to
it in a meaningful way, since they are associated with the indicated object
but do not undergo a phenomenal modification. The indication is still
perceived purely as a sensitive phenomenon, but is now associated with
another object, for example, a flag that is associated with the country it
represents. This process of association is thus possible precisely because the
which is given as the intuitive achievement of a meaning intention. (J. N. Mohanty, Op.
cit., p. 37-38)
9
I take this notion of “autonomy” from Jocelyn Benoist’s book Phénoménologie,
sémantique, ontologie, (Paris, PUF, 1997, p. 49). In his book, he introduces the concept of
an “autonomy of the meaning (autonomie du signifier)”. He conceives this autonomy as
“an own power (i.e. of the meaning) of producing objects”, that is, the power of producing
ideal and not real objects. (cf. Jocelyn Benoist, op.cit. p. 49, personal translation). That is
why he finally states that “if phenomenology has to teach us something, then it is its
unprecedented widening of the sense of object (personal translation)”. Indeed, for Husserl,
object does not mean simply real object, but first of all meant object. Thus, the field of
object becomes much larger. However, one should be careful to specify that the meant
object does not have being in the sense of the being of ideas in the Platonic sense, to which
Plato attributes ousia, i.e. reality. One could say that the meant object has an ideal being,
but of course the question remains open concerning the sense of this ideal being.
10
Cf. J. Benoist, Op. Cit., p. 46
60 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
11
He gives as an example of such an elementary meaning unity the word “something”.
12
I gave here a brief account of Husserl’s theory of meaning especially as it appears in the
Logical Investigations, by describing how meaning arises for consciousness through the
subjective act. However, as Donn Welton insists on it, meaning for Husserl is also the
“result of sedimentation”, it is an intersubjective “heritage” which is delivered through
culture. (Donn Welton, The Origins of meaning, a critical study of the thresholds od
Husserlian phenomenology, The Hague, Martinus Nijhoff Publishers, 1983, p. 281-282).
Thus, we could say that the meaning-act as it is described in the Logical Investigations is
possible only on the ground of a linguistic heritage, although Husserl does not yet take into
account this heritage in this ground-breaking work.
Cibotaru 61
13
E. Husserl, Logical Investigations, IV, Introduction.
14
Idem, § 14. Husserl even states that “no language is thinkable, which is not essentially
determined by this a priori.” He conceives this a priori as an “ideal armature” (ideales
Gerüst), which has different “empirical cover (Umkleidung)”.
15
Husserl emphasizes the same opposition between a pure grammar and a historical and
psychological explanation of language in his Classes on logic from 1917/ 1918. (cf. Hua.
XXX, p. 97).
16
E. Husserl, Logical Investigations, IV, § 14.
62 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
between composed and simple expression, and hence, the intentional theory
of meaning that underlies those distinctions be applied to all languages? In
particular, can it be applied to languages that use ideograms such as Chinese
or Japanese?
17
See, for example, Leonard Bloomfield, Language, London, George & Allen Unwin Ltd,
1933, p. 285: “the characters represent not features of the practical word (“ideas”), but
features of the writers’ language; a better name, accordingly, would be word-writing or
logographic writing.” See also Viviane Alleton, Regards actuels sur l’écriture chinoise in
Paroles à dire Paroles à écrire, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales, 1997, p. 192. She states in this article that Chinese characters do not represent
directly ideas, but have a relationship to spoken words, and thus to sounds.
18
L. Bloomfield, Op. cit., p. 284.
19
Idem, p. 285 According to Bloomfield, the first symbols were mostly syllables (and not
letters!). He thus thinks about the cuneiform syllabic writing system of the ancient
Mesopotamians. (cf. Idem, p. 287).
Cibotaru 63
character is relatively independent from its phonetic value, since it can have
several phonetic values, according to the different languages it is used in
(such as for example Mandarin or Cantonese) or according even to the
different pronunciations it can acquire in one and the same language (that
is the case of Japanese for example20. As one may see, a character functions
as a base of meaning on which new words can be built, either by using its
meaning or by using its phonetic value21.
Let us see now how a character is built. In Chinese, the language that
gave birth to characters, most characters that have a certain level of
complexity contain two elements, which are actually two indicators: a
pronunciation indicator, and a meaning indicator. The latter is also called a
“radical” or a “key”, and can be an independent character whose meaning,
however, is not directly relevant for the new character. Thus, if we take for
example the Chinese character 煌 “huang” meaning “brilliant”, we see that
it is composed of the key 火 which indicates a meaning related to “fire” and
a pronunciation indicator 皇, which shows us that we should pronounce this
word as “huang”. The meaning indicator is very useful for mono-syllabical
languages like Chinese, that have a lot of homophonous words, to
distinguish words that sound alike but do not have the same meaning. For
instance, in our case the meaning indicator of “fire” allows us to distinguish
this character from another one 惶 that is pronounced in the same way as
“huang”, but that means “frightened”, having the meaning indicator 心
“heart”.22 Conversely, a meaning indicator creates a common meaning
horizon for an indefinite number of characters. That is why it is called
“notional category”. Thus the character “brilliant” 煌 and the character 燒
“to burn” (“shao”) have the same meaning character 火 i.e. “fire”23.
It happens as well that one character combines two semantic elements,
i.e. two independent characters, as for example this character 安 which
20
Japanese language distinguishes two main types of pronunciation for one and the same
character, i.e. the original Chinese (called the on pronunciation) and the Japanese
pronunciation (called the kun pronunciation).
21
A character, even when it has a phonetic value, remains different still from the letter of
an alphabet since it does not represent a phoneme as such nor even a sound. Rather, it
represents originally a meaning unity. The character lacks thus this immediate relationship
to the sound that is the essential feature of an alphabet letter (even if it has a relationship
to an abstract sound, i.e. a phoneme) as Havelock shows it. It remains thus a “thought
object” which the letter is precisely not according to Havelock, an alphabetical written
system being entirely thoughtless. (Eric A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite
en Occident, transl. E. E. Moreno. Paris, Maspero, 1981, p. 59).
22
The character 心 appears in a slightly different form than when it is written together with
another character, for reasons of space.
23
V. Alleton, op. cit., p. 194.
64 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
24
The character 宀 is not used independently, but only as a key.
25
It happens also that characters are used for a specific word because the visual aspect of
the character evokes the meaning of the word. This is for instance the case of the character
永 “yong” which means in Mandarin “eternity”. The visual aspect of the character is meant
to evoke a circular movement.
26
Japanese uses characters but also two syllabaries. Usually the syllabical writing system
is used for expressing grammatical meaning (plural, verb mods, prepositions…) or for
writing foreign words.
27
We see from this last example that one and the same character does not have necessarily
the same pronunciation in all words within which it occurs. It is not bound to one and the
same phonetic form.
28
Sometimes characters are also used in a word because they refer to a story. This is the
case for example of the character group 矛盾 “mujun” meaning literally “halberd shield”
which means actually “contradiction”. It refers to a Chinese story that shows a
contradiction: a seller is advertising for a halberd that beats every shield, and at the same
time for a shield that is resisting to every halberd. This of course cannot be true at the same
time.
Cibotaru 65
“opinion, theory”. It can be used for instance in the word 説く “toku” which
means “to explain, to persuade” or in the word 小説 “shousetsu” meaning
literally “small theory”, and which means actually “novel, story”. We see
thus that in those two words the character 説 is not used in its exact original
meaning but in two different meanings while it maintains a relationship to
its original meaning.
Hence, it becomes clear from this analysis that we cannot analyze those
complex Japanese expressions in terms of composed and simple
expressions, as Husserl does in the Logical Investigations. Indeed, the
characters that compose a Japanese word do not appear here as independent
meaning unities but participate to the meaning of the word in an organic
untieable way. At the same time, contrary to the Husserlian analysis of a
word as being built of sensitive elements, we cannot analyze those
characters as mere visual or auditive elements since they convey meaning
and not merely grammatical meaning. Thus we are confronted here with a
meaning phenomenon that escapes from the Husserlian double analysis of
a word as a physical phenomenon and meaningful unity, and at the same
time as composed and simple expression. Two elements of his analysis that
are bound together as we have seen. How can we, then, describe this
meaning phenomenon?
First of all, we could analyze this phenomenon with the aid of a linguistic
instrument, i.e. the morpheme. In its general meaning, the morpheme
designates the smallest unity of meaning, as opposed to phoneme, i.e. the
smallest unity of sound.29 Apparently, this notion suits well with the
framework of Husserl’s phenomenology of meaning, since as we have seen,
he assumes the existence of simple unities of meaning which cannot be
divided anymore into other unities of meaning. They can be thus conceived
as the smallest unities of meaning. However, for Husserl those simple
unities of meaning are words. This appears clearly from the examples he
always gives in the Logical Investigations, and especially from the
definition of the meaningful expression as the “essential phenomenal
modification” of “the physical word phenomenon” (physische
Worterscheinung)30. Yet, the morpheme is an abstract unity of meaning,
29
J. Dubois, M. Giacomo, J.-B. Marcellesi, J.-P. Mével, Dictionnaire de linguistique et des
sciences du langage, Larousse, 1994, p. 310-311.
30
E. Husserl, Logical Investigations, I, § 10.
66 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
31
Viviane Allenton writes thus that each character has a “constellation of meaning” (op.
cit. p. 200).
32
Husserl is distinguishing in this paragraph between syntactical form, which actually
represents the grammatical function of an expression in one sentence such as subject or
predicate and syntactical matter (syntaktischer Stoff), which is actually the grammatical
nature of an expression such as substantive or adjective, and which determines the
syntactical form that this matter could have (for example only substantives can play the
Cibotaru 67
function of the subject in one sentence). The variation of a meaning core yields various
syntactical matters.
33
While Husserl states explicitly that the meaning core as such is something abstract.
34
According to Havelock languages that do not use alphabet letters have a lesser creative
potential. (E. Havelock, Op. cit., p. 101). As I am arguing in this article, languages that use
characters have on the contrary a special kind of flexibility which gives them a great
creative potential. Havelock thinks, that written communication would be easier for
languages that use characters if they would replace them by letters (cf. Op. cit., p. 79) and
join thus the community of “alphabetical cultures” (cf. Op. cit. 61-62). However, such a
system exists already for Chinese (pinyin) and Japanese (romaji). Still it could not replace
characters: the question is whether because of social reasons, or because of their unique
way to convey meaning.
As we see, the case of characters raises the question of the relationship between writing
and meaning, a question which we can only evoke here. Is meaning thus entirely
independent from writing, the unique purpose of writing being only “to represent
language”, i.e. precisely meaning, following Saussure? (F. de Saussure, Cours de
linguistique générale, Paris, Payot, 1985, p. 45). Or does the writing system of a language
use determine the way it conveys and creates new meaning, what seems to be suggested
by our analysis of languages that use characters? If this is the case, then perhaps the
Derridian concept of archi-writing, which defines writing as being the original ground of
possibility of language as such, could be reevaluated in the light of a study of characters
and the intimate bound they suggest us between writing and meaning.
35
The word “tetsugaku” which means “philosophy” was created quite recently by the
philosopher Nishi Amane (1829-1897). One of his purposes was to introduce Western
68 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
CONCLUSION
This analysis of the way in which characters mean when they are
combined into a word leaves us eventually with two general questions that
thought in Japan. That is why creating new Japanese concepts was from this point of view
essential.
36
Suzuki Takao is arguing in his article On the Twofold Phonetic Realization of Basic
Concepts (in Reflections on Japanese Language and Culture, Tokyo, The Institute of
Cultural and Linguistic Studies, Keio University, 1987) that Japanese language has more
semantic transparency as what concerns new formed words than European languages. His
argument is to state that Japanese words are formed by means of characters that are
pronounced with the Japanese (kun) pronunciation, thus being easily understandable, while
European new words are often formed by means of Greek or Latin words, which are not
always known by common people. This implies however that Japanese people know the
meaning of the characters that are used to form new words. So, this semantic transparency
is also (and perhaps first of all) related to the fact that Japanese uses characters and
eventually to the way it forms meaning by using characters.
37
E. Husserl, Logical Investigations, I, § 12.
Cibotaru 69
go beyond the boundaries of languages that use characters and that should
be treated in a phenomenological way, i.e. in a way that does not presuppose
any kind of starting theory (it may be linguistic or not). Firstly, how new
meaning is formed by means of meaning that is already existent? We have
tried in this analysis to explain this process as an interpretation process, but
this is merely an approximate and not a fully adequate notion. We could
also consider for the solution of this question the Husserlian concept of a
mereological “legality” (Gesetzlichkeit)38 which in our case rules the
combination possibilities of meaning parts into a meaning whole. This
would, however, require the introduction of a third operating concept
besides that of the part (Stück), which is independent from the whole in
which it participates, and that of moment (Moment) which is in its essence
dependent from the whole in which it can participate39. Indeed, as we have
shown, ideograms which create by their combination a new meaning unity
are neither totally dependent on this whole since they can subsist
independently as meaning unities, nor totally independent, since the whole
of the new meaning unity formed by them cannot be reduced to a simple
connection (Verknüpfung)40 of original disjunct meaning unities.
Secondly, the following question remains open as well: what allows us
to understand not only the literal but also the proper sense of a word?
Moreover, where is the boundary between proper and literal sense? For
instance, this limit and boundary are not clear for scientific concepts, such
as electron, the curved space, and so on, at least for non-scientific persons.
We thus see that our analysis of the way in which languages that use
characters signify challenges Husserl’s phenomenology of meaning, but it
also opens a horizon of questions that concern every language. Finally, it
opens the question of the relationship between a spoken language and its
written dimension. This study suggests us that the way in which language
means is determined by its written modalities. This point has been, of
course, already investigated, for example by Havelock, who argues that the
use of letters (contrary to that of syllables) stimulated considerably the
invention of abstract concepts, because conceiving the pure consonant is
already the result of abstract thinking. Indeed, we do not hear the consonant
38
E. Husserl, Logical Investigations, III, p. 7. Husserl talks here of a “pure legality” (reine
Gesetzlichkeit), i.e. a form of legality that we can know by operating a phenomenological
analysis of ideas and contents (Inhalte) of perception and not by empirical observation.
This analysis results eventually in the discovery of absolutely necessary, since grounded
in essence and thus indubitable mereological laws. The question remains however open if
this kind of analysis is possible in the field of linguistics and if it does not rather require at
least a partly empirical observation of various languages, which for this reason will never
result in the knowledge of pure, and thus absolutely indubitable laws.
39
E. Husserl, Logical Investigations, III, § 17
40
Ibid., III, § 1.
70 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
as such, but only the syllable formed by at least a consonant and a vowel.
Havelock remains, however, very critical towards the use of characters
since he argues that they limit the production of new concepts41. This study
suggests on the contrary that characters present a specific writing mode
which can offer different meaning possibilities to a spoken language. The
exact relationship between the meaning mode of a spoken language and its
use of characters remains, however, to be investigated.
41
E. A. Havelock, The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy from
Antiquity to the Present, New Haven, Yale University Press, 1986.
L’intentionnalité de champ
STÉPHANE FINETTI
INTRODUCTION
1
Cf. à ce propos notre article « Le concept finkien de déprésentation », in Annales de
phénoménologie – Nouvelle série, n° 16 (2017), pp. 5-31.
2
Cf. par exemple E. Husserl, Erfahrung und Urteil, Hamburg, Claassen & Goverts, 1954,
pp. 74-79 ; tr. fr. de D. Souche-Dagues, Expérience et jugement, Paris, PUF, 1970, pp. 84-
89, où Husserl distingue de manière assez nette les synthèses passives de la conscience
intime du temps des synthèses passives qui produisent l’unité des champs sensibles.
3
Sur la double intentionnalité remplissante et évidante du processus originaire dans les
Manuscrits de Bernau et leur importance pour la compréhension de la phénoménologie
finkienne du temps, cf. A. Schnell, Temps et phénomène, Hildesheim, Olms, 2004, pp. 183-
247.
4
E. Fink, Phänomenologische Wertstatt, Teilband 1: Die Doktorarbeit und erste
Assistenzjahre bei Husserl, Freiburg, K. Alber, 2006 (abrégé dorénavant PW 1);
72 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
ce qui vaut pour le champ visuel, <vaut> pour le champ tactile, pour tous les
champs propres qui, comme tels, sont des unités de localité. Mais cela ne
s’applique pas au champ auditif, qui n’est pas un champ au sens propre. Car ici
fait défaut toute possibilité d’ordonner le coexistant6.
Le champ visuel, le champ tactile et, en général, tous les « champs propres »
sont pour Husserl des systèmes de positions locales où peuvent être
ordonnés les contenus sensibles. Le champ auditif fait figure d’exception
dans la mesure où les contenus sonores ne peuvent y être localisés dans une
position déterminée. C’est ce trait distinctif que Fink reprend pour penser le
champ auditif. Au lieu de parvenir à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’un
champ au sens propre, Fink fait au contraire du champ auditif l’exemple
privilégié à partir duquel penser l’intentionnalité de champ.
Un son, en tant que son, ne reste pas où il est, mais se déplace de la source d’où
il vient. Pas au sens où il s’en va comme une chose qui se meut. / Un son peut
7
PW 2, p. 15. « […] die Erfahrungsart von ihm ist Hören ».
8
Ibid. « Für den Laut ist es nicht wesentlich, gehört zu werden ».
9
Ibid.
10
Ibid. « Wir hören […] eine Türe kreischen, einen Hund bellen, ein Motorrad fahren ».
11
Ibid.
12
Ibid. « […] Laut in sich selbst kinesis ist ».
13
PW 2, p. 20 : « Sehen ist : einen Gegenstand sehen, der dort ruht oder sich bewegt.
Hören ist Hören eines Lautes, der von dort zu mir kommt ».
14
PW 2, p. 20 : « Sehen ist ein Fernsinn, der den Gegenstand läβt, wo er ist ».
15
Cf. PW 2, p. 20.
74 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
être entendu en même temps en plusieurs lieux. Un objet visible peut être vu en
même temps en plusieurs lieux, mais seulement dans la disparité de ses faces16.
16
PW 2, p. 20. « Ein Laut bleibt als Laut nicht, wo er ist, sondern er wandert von der
Lautquelle, von der er ausgeht. Aber nicht so, daβ er dort weggeht wie ein sich bewegendes
Ding / Ein Laut kann vielerorts zugleich gehört werden. Ein sichtbarer Gegenstand kann
zugleich vielerorts gesehen werden; aber nur in Seitenverschiedenheit ».
17
PW 2, p. 101. « Jede Einzelabhebung […] ruht auf einem kontrastierenden
Hintergrund ».
18
Ibid. « Hintergrund verworrener und nicht beachteter Töne ».
19
Ibid. « […] unabgehobene, aber jederzeit abhebbare hintergründige assoziative
Einheiten ».
20
Cf. Hua XI, p. 149sq. ; tr. fr. p. 217sq.
21
Ibid.
Finetti 75
22
Ibid.
23
PW 2, p. 14.
24
PW 1, p. 288. « Stille zunächst Lautlosigkeit. Die ursprüngliche Stille aber Bedingung
der Möglichkeit für Laut und Lautlosigkeit ».
25
PW 1, p. 224. « Nichtshören als die Gegebenheitsweise der Stille ist kein Nichtshören im
Sinne des Aufhörens des Hörens ».
26
Ibid.
76 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
27
PW 2, p. 16. « Horizontbewuβtsein ist keine Abwandlung der cogitatio, ebenso die
Zeitintentionalitäten und die Feldintentionalität ».
28
PW 2, p. 35. « “Feldintentionalität“ ist kein konstituierendes Bewuβtsein, wenn man
unter “Konstitution“ nur die “Gegenstandkonstitution“ versteht ».
29
Cf. PW 2, p. 101.
30
PW 2, p. 16. « Die Aktintentionalität des Hörens gründet im Aushalten von Stille (d. h. in
der Extentionalität) ».
31
PW 2, p. 15. « Feldintentionalität als Bedingung der Möglichkeit für die
Aktintentionalität ist ein vorgängiges Aushalten des Enthalts für die „Inhalte“. „Inhalte“
konstituieren sich in der Aktintentionalität, die Aushaltung könnte man
Extentionalität nennen; und dann sagen: alles intentionale Bewuβtsein (als
aktintentionales) gründet im extentionalen Bewuβtsein, das unthematisch ist ».
Finetti 77
32
Cf. à ce propos notre article « Le concept finkien de déprésentation », in Annales de
phénoménologie – Nouvelle série n° 16 (2017), pp. 5- 31.
33
PW 2, p. 35.
34
PW 2, p. 35. « Die Stille muβ immens sein, in der solche Geräusche… Raum haben ».
35
PW 2, p. 46. « Geräusch hat Raum in der Stille ».
36
Aristote, De l’âme, Paris, Les belles lettres, 1966.
37
Ibid., pp. 47-48.
38
Ibid., p. 49.
78 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
39
Ibid., p. 48.
40
PW 2, p. 155. « Farbe […] wird gesehen nur im Licht. Licht ist aber die Farbe des
Durchsichtigen ».
41
PW 2, p. 155. « Definitorisch kann die Weite des optischen Raums bestimmt werden
durch die Grenzen des Undurchsichtigen. Dort, wo das Undurchsichtige steht, endet der
optische Raum ».
42
PW 2, p. 156. « […] die Reichweite des kat’energeia Durchsichtigen, d.h. des erhellten
Durchsichtigen ».
43
PW 2, p. 151. « Durchsichtigkeit als Sehraum : / Grenze des Sehraumes ist das
Undurchsichtige ».
44
Cf. PW 2, p. 15.
45
PW 2, p. 160: « Zu unterscheiden Farben im Licht und „Farben“ des Lichtes: Helle und
Dunkel ».
Finetti 79
« Espace optique » ne signifie donc rien d’autre que le mode de l’espace qui est
la libre offrande pour la survenue du visible ; l’espace acoustique le mode de
la libre offrande pour la survenue de l’audible. (Nous laissons tout d’abord de
côté <la question de savoir> si l’espace tactile est aussi un tel mode de la libre
offrande pour la survenue du tangible.) Nous appelons le mode respectif de la
libre offrande pour la survenue des objets sensibles l’« intentionnalité de
champ »47.
Fink revient brièvement sur le champ tactile dans la note Z-XI, 35a pour
l’associer à la sensation de chaleur (Wärmeempfindung) : non pas la chaleur
touchée (getastete Wärme), mais celle dont on fait expérience de manière
aérienne (luftmäβig erfahrene Wärme)48. Il suggère ainsi la possibilité de
penser le champ tactile comme champ de sensations thermiques.
Fink met ainsi au jour plusieurs champs sensibles (le silence, le diaphane,
etc.), qui impliquent des formes d’intentionnalité de champ correspondantes
(l’écoute, etc.). Mais comment parvient-il à penser leur unité ainsi que,
corrélativement, l’unité du champ perceptif ? À cette fin, il intègre
l’intentionnalité de champ au sein de la temporalisation originaire. Comme
46
PW 2, p. 160. « Helle ist kein binnenfeldliches Moment, sondern Feldstruktur,
Feldmoment ».
47
PW 2, p. 18. « „Optischer Raum“ heiβt also nichts anderes als die Weise des Raumes,
welche die Freibietung ist für das Sicheinstellen von Hörbarem (Ob der taktuelle Raum
auch eine solche Weise der Freibietung für das Sicheinstellen von Greifbarem ist, lassen
wir vorerst dahingestellt). Die jeweilige Weise der Freibietung für das Sicheinstellen von
sinnlichen Gegenständen nennen wir die „Feldintentionalität“ ».
48
PW 2, p. 150.
80 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
49
PW 2, p. 16. « das temporale Problem der Extentionalität ».
50
PW 2, p. 16. « L’unité d’oscillation du présent et de l’extentionnalité en tant que “réalité
effective” au sens plus étroit » (Die Schwingungseinheit der Gegenwart-Extentionalität als
„Wirklichkeit“ im engeren Sinne).
51
PW 2, p. 16. « L’extentionnalité est éveil » [Extentionnalität ist Wachheit]. Cf. aussi
PW 2, pp. 15 et 17.
52
Cf. PW 2, p. 121.
53
PW 1, pp. 298-299. « Die Wachheit ist exemplarisch darzustellen am transzendentalen
Begriff des „Horchens“ als des Aushaltens eines Horizontes von Stille […] ». N.B. : bien
que stricto sensu le silence soit un champ, Fink peut le qualifier d’horizon dans la mesure
où – comme nous allons le montrer – il est toujours bordé par des horizons de
déprésentation, donc par l’horizon du monde.
Finetti 81
[…] le silence est l’espace du son, <le silence> est d’une importance
fondamentale pour l’attestation de l’éveil en tant qu’ouverture au monde du
moi, qui précède toute action et toute affection du pôle moi <et> rend seul
possible l’expérience57.
54
PW 2, p. 34. « die ursprüngliche Einheit der Zeitlichkeit oder besser Zeitigung ».
55
Cf. PW 1, p. 220.
56
Cf. PW 2, p. 152. « le présent <est> un concept de monde (la présence en tant que
présence de monde) » (Gegenwart ein Weltbegriff [Präsenz als Welt-Präsenz]).
57
Cf. PW 2, p. 98. « Stille ist der Raum des Lauts, ist von fundamentaler Wichtigkeit für
die Aufweisung der Wachheit als Weltoffenheit des Ich, die, vor jeder Aktion und Affektion
des Ichpols liegend, Erfahrung erst ermöglicht ».
58
PW 1, p. 271.
59
Cf. PW 1, pp. 224-225. Cf. aussi PW 1, p. 228.
60
PW 2, p. 118. « Wie ist „Stille“ als Umstand zu bestimmen? ».
61
Ibid. « Offenbar nicht als das „objektive Vorkommnis“ der Lautlosigkeit, da sie allererst
so etwas wie Laut und Lautlosigkeit ermöglicht ».
82 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
1. L’éveil n’est pas une propriété du sujet. 2. L’éveil n’est pas une manière
d’être du sujet. 3. Être-sujet ne signifie pas exister dans l’alternative de la veille
ou du sommeil. 4. L’éveil est la possibilisation de la subjectivité du sujet (non
seulement de la polarisation égologique, mais de la transcendance). Donc
5. l’éveil n’<est> pas un fait psychologique, par exemple un état de la vie
subjective66.
62
Ibid. « Die Analyse des Weltumstandes „Stille“ führt in die Dimension der Transzendenz
als Horizontalität des Seienden ».
63
PW 2, p. 35.
64
PW 2, p. 18.
65
PW 1, p. 423. « In den Umständen, in denen sich ein Gegenstand befindet, und zwar
wesensmäβig befindet, […], meldet sich das Phänomen der Welt ».
66
Cf. PW 2, p. 120. « 1. Wachheit ist keine Eigenschaft des Subjekts. 2. Wachheit ist keine
Weise, wie das Subjekt ist. 3. Subjektsein ist nicht Existieren im Entweder-Oder des
Wachen oder Schlafens. 4. Wachheit ist die Ermöglichung der Subjektivität des Subjekts.
(Nicht nur der Ichpoligkeit, sondern der Transzendenz). Also 5. Wachheit kein
psychologisches Faktum, etwa eine Zuständlichkeit des subjektiven Lebens ».
Finetti 83
76
PW 2, p. 15. « Die Einheit von Entgegenwärtigung und Feldintentionalität nennen wir
die Schwingungseinheit der Zeit oder die leere Zeit ».
77
Ibid. « Die leere Zeit ist keine selbstständige Zeit, sondern ein wesentliches
Strukturmoment der konkreten Zeit ».
78
Ibid.
79
La double intentionnalité remplissante-évidante de la temporalisation originaire avait été
mise au jour par E. Husserl dans les Manuscrits de Bernau. Fink, qui avait été chargé par
Husserl de leur remaniement, a été profondément marqué par leur lecture et par leur étude.
80
PW 2, p. 35: « Das Problem […] der “Feldintentionalität“ <bezieht sich> auf die
“Füllung“ der leeren Zeitschwingungen“ durch das Ontische (Bruchbarkeit der
Zeitschwingung […]) ».
81
PW 1, p. 225. « der Laut ist gebrochene Stille ». Cf. aussi PW 1, pp. 289, 290, 298.
82
PW 1, p. 286. « Stauung der Zeitschwingung ».
Finetti 85
3. EXTENTIONNALITÉ ET STIMMUNG
Après avoir énoncé cette thèse dans la note Z-X, 10a, Fink se demande dans
la note Z-X, 12b : « Dans quelle mesure les possibilités de toutes les
Stimmungen se fondent-elles dans l’éveil ? »84. Dans ce contexte, il ne
fournit pas de réponse à cette question. Les notes Z-X, 10a et 12b montrent
néanmoins que l’intentionnalité de champ ou, mieux, l’extentionnalité est
aussi une ouverture « pathique » aux champs sensibles et, plus
radicalement, au monde. Elles ébauchent aussi un projet d’étude des
différentes formes de Stimmung.
Les Stimmungen qui intéressent le plus Fink dans ses notes de recherche
sont généralement celles à même de nous ouvrir au monde d’une nouvelle
manière, susceptible de motiver l’accomplissement de la réduction
transcendantale85. Dans la note Z-VII, XXI/2a, intitulée L’effroi et l’éveil
(dans « Présentification et image II »), il s’agit par exemple de la Stimmung
de l’effroi (Grauen) :
83
PW 2, p. 119. « […] die Problematik des Wachseins kann nicht in der Ermöglichung der
Wahrnehmung (im weitesten Sinne) erschöpft werden. Es gilt viel ursprünglicher die ganze
Weite der Existenz auf das Wachsein als den Grund seiner Möglichkeit zurückzuführen.
Wachsein ist ebenso Möglichkeitsgrund für jede und jede Stimmung ».
84
PW 2, p. 121. « Inwiefern gründen in der Wachheit die Möglichkeiten aller
Stimmungen? ».
85
Dans les termes du § 5 de la Sixième méditation cartésienne, elles sont des « pré-
connaissances » (Vor-erkenntnisse) transcendantales : cf. Hua-Dok II/1, p. 39 ; tr. fr. p. 89.
86
PW 2, p. 58. « […] Wachheit als Feldintentionalität (nicht Gegenstandintentionalität)
zeigt sich in einer bestimmten extremen Weise in der Stimmung des Grauens. Im Grauen
86 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
94
PW 2, p. 253. « Nicht weil das Dasein als Transzendenz über alles Seiende hinaus
“ekstatisch“ ist, gibt es die Welt, sondern weil die Welt als der kosmische Enthalt auch das
Dasein einbegreift, ist die ekstatische Struktur des Daseins erst möglich ».
95
PW 2, p. 253. « Vieles Seiende ist in der Welt, aber nicht als Weltwesen. Der Mensch ist
das einzige Weltwesen, weil auf seinem Grunde das Weltgefühl ekstatisch geschieht ».
96
PW 1, p. 417. « Dieses “unendliche“ Gefühl ist ständig auf dem Grunde der Wachheit
da. […] Das “Weltgefühl“ ist kein Verhalten-zu im Modus der Abständigkeit, kein
Verhalten zu einem Gegenüber, sondern ein sich Hinaushalten über alles Seiende in die
grenzlose Weite der Welt, ein Verhalten zum Unbestimmten, eine divergierende
Intentionalität, ein “ozeanisches Gefühl“. Das Weltgefühl als ständiges, wenn auch
unausdrückliches, Grundverhalten des Menschen […]. Das “Weltgefühl“ als Ergriffenheit
des Philosophen, weil er so vor das Ganze des Seienden gebracht seiner Frage die Weite
der Weltfrage geben kann ».
88 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
4. EXTENTIONNALITÉ ET PHANTASÍA
97
PW 2, p. 38. « Die phänomenologische Reduktion ist die Weckung des Weltschlafes, der
unser aller Leben ist und das Wachwerden für die verborgene Tiefe der Welt ».
98
E. Fink, Vergegenwärtigung und Bild, dans Studien zur Phänomenologie 1930-1939,
Phaenomenologica, vol. 21 (abgrégé dorénavant : Phaen 21), M. Nijhoff, Den Haag, 1966,
p. 21 ; tr. fr. p. 35.
99
Phaen 21, p. 21; tr. fr. p. 36.
Finetti 89
100
Ibid.
101
PW 2, p. 57.
102
Phaen 21, pp. 21-22; tr. fr. p. 36.
103
PW 1, p. 129. « Das der imaginativen Apparenz zugrunde liegende Urmaterial sind
Phantasmen […]. Also der Unterschied von Gegenwärtigung und Vergegenwärtigung
betrifft letzten Endes alle konstitutiven Schichten, sowohl den gegenständlichen Sinn, seine
90 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
106
Cf. Hua XXIII, p. 49 ; tr. fr. p. 87. « Le champ-de-phantasía est complètement séparé
du champ perceptif ».
107
N.B. : cette temporalisation-de-phantasía et l’imagination (Imagination) à l’œuvre dans
les présentifications appartiennent à deux niveaux constitutifs distincts : la première
appartient à la sphère pré-immanente, que Fink appelle aussi aprésentielle ou méontique,
la seconde appartient à la sphère immanente, que Fink appelle aussi présentielle et ontique.
Cette distinction de niveaux constitutifs intéresse aussi la phantasía : ce que Fink appelle
présentification-de-phantasía (qui relève de l’imagination) appartient à la sphère
immanente, alors que ce que Fink appelle déprésentation-de-phantasía appartient à la
sphère pré-immanente.
92 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Fink interprète dans cette note une pensée de M. Scheler de manière non
psychologique : l’idée que le cours de la vie, considérée dans son historicité,
soit un constant déclin de la phantasía ou, mieux, un oubli de l’activité
projetante originaire de phantasía. En tant que « projet » (Entwurf) de
phantasía, cette dernière transcende tout objet : elle s’élance au-delà (ou,
mieux, en deçà) de tout objet vers l’horizon du monde. Elle est en ce sens
une activité déprésentante de phantasía : les déprésentations des horizons
du passé, du futur et de l’espace consistent en effet pour Fink dans le
« projet horizontal » (Horizontalentwurf)109 d’un monde. Dans la mesure où
tout horizon de phantasía déprésenté borde un champ de présence de
phantasía, l’activité projetante originaire de phantasía dont il est question
doit prendre en outre la forme de l’extentionnalité de phantasía : le projet-
de-monde de phantasía est, en même temps, le projet d’un champ-de-
phantasía. Enfin, le caractère originaire de cette activité projetante de
phantasía, qui n’est autre qu’une temporalisation-de-phantasía, tient au fait
qu’elle précède toute genèse : elle est non-génétique au sens où elle rend
possible la genèse des différentes formes d’actes intentionnels. En ce sens,
elle ne peut être dérivée d’une temporalisation impressionnelle préalable,
mais en est plutôt la condition de possibilité. Bien qu’elle soit non-
génétique, l’activité projetante de phantasía soulève néanmoins des
problèmes génétiques : par exemple, celui de la genèse des essences.
Ce qui pousse Fink à attribuer à la temporalisation-de-phantasía un rôle
fondamental n’est pas uniquement sa phénoménologie du temps, mais aussi
108
PW 1, p. 105. « Schelers Gedanke, daβ die Erfahrung, das geschichtliche Leben ein
ständiges Abnehmen der Phantasie wäre, braucht nicht psychologisch allein verstanden
zu werden. Er kann auch damit intendieren, daβ Phantasie überhaupt ungenetisch ist: a
priori vor aller Genesis. Das Kind hat s.z.s. nur die phantasiemäβige-apriorische
Grundstruktur von Welt entworfenen, so daβ allererst Erfahrung beginnen kann.
Erfahrendes Leben in der Geschichtlichkeit der Erfahrung ist ständiges Vergessen der
Urentwurfstätigkeit der Phantasie. – Vergessenheit gehört zur Konkretion einer
menschlichen Situation schlechthin. Die Phantasie genetisch aufklären wollen, so daβ man
an eine Vorgängigkeit der impressionalen Erfahrung appelliert, ist widersinnig. Dennoch
gibt es ein genetisches Problem der Phantasie. Zusammenhang von Phantasie und
Wesen. » Cf. aussi PW 1, p. 92.
109
PW 1, p. 95.
Finetti 93
110
PW 2, p. 61. « Die konstitutive Phänomenologie Husserls ist ein Ansatz, die
Versprechungen einzulösen, die der Deutsche Idealismus gegeben hat ».
111
PW 2, p. 313. « Vgl. für die Problematik der “Verendlichung“ die traditionellen
spekulativen Konstruktionen Fichtes: das Ich setzt das Nichtich und beschränkt sich selbst
damit. Heiβt das nicht so viel wie, das unendliche Ich setzt das endliche Ich, indem es das
Nichtich setzt? ».
112
Cf. PW 2, p. 128.
94 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
CONCLUSION
Nous avons discuté dans cet article les notes de recherche les plus
significatives que Fink consacre à l’intentionnalité de champ. Cette dernière
est apparue d’abord comme « extentionnalité » : une ouverture aux champs
sensibles, rendant possible aussi bien l’intentionnalité d’objet que celle de
l’affection. En nous interrogeant sur l’unité de l’intentionnalité de champ,
nous avons en outre montré qu’elle est au cœur de la temporalisation
originaire : elle est l’ouverture à un champ de présence, à la croisée de l’é-
videment du temps (opéré par les déprésentations) et du remplissement du
temps. Enfin, nous avons mis au jour la dimension pathique de
l’intentionnalité de champ : l’extentionnalité en tant qu’ouverture pathique
(Stimmung, pathos) à un champ de présence et, en général, à l’horizon du
monde. Ce parcours nous a conduit à la question de l’intentionnalité de
champ de phantasía : une extentionnalité de phantasía, au cœur d’une
temporalisation-de-phantasía. Bien que son statut demeure largement
implicite dans les notes de Fink, nous avons soutenu qu’elle ne saurait être
considérée simplement comme une doublure de la temporalisation
impressionnelle. La note Z-I, 167b et, surtout, la métaphysique
phénoménologique que Fink cherchait à élaborer, impliquent en effet pour
elle un rôle constitutif bien plus fondamental : celui d’une base
phénoménologique pour l’institution des différentes formes de
présentification et, en général, pour l’institution des actes intentionnels.
113
PW 1, p. 128. « Zur dem zweiten Teil, den wir hier nicht mehr vorlegen können, gehört
vor allem eine Interpretation der “Einbildungskraft“ bei Kant und im Deutschen
Idealismus, ferner die Ausweisung des konstitutiven Sinnes der Realität […] ».
114
À ce propos, cf. aussi PW 1, p. 65. « Interprétation historique : “imagination” de Kant
et schématisme […] » (Historische Interpretation : Kants « Einbildungskraft » und
Schematismus […]).
Sur l’actualité phénoménologique d’Henry
Corbin. Un paradigme persan ?
ANTHONY MOREL
1
Sur l’actualité philosophique de la pensée d’H. Corbin, on se reportera avant tout aux
travaux de C. Jambet et de J-L Vieillard-Baron, ainsi qu’à l’article de D. Shayegan,
« L’actualité de la pensée d’Henry Corbin », Les études philosophiques, Paris, PUF, n°1,
1980, pp. 61-72.
96 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
7
Sur cette notion de paradigme et son usage en histoire de la philosophie, se reporter à V.
Goldschmidt, « Remarques sur la méthode structurale en histoire de la philosophie », in
Écrits. Tome 2 : Études de philosophie moderne, Paris, Vrin, 1984, II, §3, pp. 242-246.
8
Nous empruntons l’expression – tournant théologique – à l’essai polémique de D.
Janicaud (La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, folio, 2009). À notre
connaissance, aucune mention d’Henry Corbin n’y est faite.
98 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
9
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cité, p.26. Également : « Il s’agit bien entendu, dans
tous les cas, de considérer les niveaux herméneutiques (les modi intelligendi) en fonction
des différents modes d’être (modi essendi) qui en sont respectivement les supports. » (Ibid.,
p. 26). Voir aussi : En Islam iranien, Aspects spirituels et philosophiques. Tome 1 : Le
shî’isme duodécimain, Paris, Gallimard, 1971, coll. Tel, Chap. V, §3, p. 212 ; Histoire de
la philosophie islamique, Paris, Gallimard, folio essai, 1986, I, §1, pp. 21-22.
10
Sur la traduction, par Corbin, de Dasein par réalité-humaine, on se reportera aux
éclairantes remarques de C. Jambet : « Henry Corbin », in Aries, Vol.1, N°2, 1985, §I, pp.
5-10.
11
Être et temps, §4, p.12. Dans la suite, nous citons la traduction donnée par E. Martineau
(Édition numérique hors commerce) et indiquons la pagination de l’édition allemande (Sein
und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer, 1963). Nous tentons, autant que faire se peut, et
lorsqu’elle existe et a été publiée, de donner la parole à la traduction Corbin (notamment
des §46-53 et 72-76 de Sein und Zeit) : M. Heidegger, Qu’est-ce que la Métaphysique ?
suivi d’extraits sur L’être et le temps et d’une conférence sur Hölderlin avec un avant-
propos et des notes, trad.fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938.
12
Ces quelques lignes sont redevables à F. Dastur (Heidegger et la question du logos, Paris,
Vrin, 2007, chap. III, p. 86).
Morel 99
Et c’est dire, somme toute, que si le Dasein entretient bien une relation
privilégiée avec l’être, c’est pour la simple et précise raison que cette
compréhension de l’être est un trait de son être même13. En quoi est atteinte
une première détermination de cette fondation « ontologique » du Verstehen
(c’est-à-dire de l’enracinement de la compréhension dans l’être) qui, au tout
début des années trente, frappa tant Corbin14?
Soit, mais il faut aller plus loin. Car nous relevions, à la suite de Corbin,
que toute modification du comprendre s’origine dans une modification de
ce qui s’avère en être le support et la possibilité, à savoir l’être même du
Dasein. Qu’en est-il précisément de cette transformation des modes de la
compréhension telle qu’elle se règle sur les mutations de l’être même de
celui qui comprend, ne faisant jamais que leur répondre ?
Question difficile et ample. Bornons-nous trop rapidement à ceci : que
Heidegger fait le départ entre deux « modes d’être » du Dasein, c’est-à-dire
entre deux manières, pour lui, d’exister – authentiquement ou non15. Or,
cette chute dans l’inauthenticité en laquelle, certainement, toujours-déjà
nous sommes pris, ne va pas sans affecter la constitution même du Dasein,
plus précisément ces existentiaux que sont la compréhension et le discours,
et dont Heidegger, justement, explicitera les modalités déchéantes en
13
« La compréhension de l’être est elle-même une déterminité d’être du Dasein. »
(Souligné par l’auteur, §4, p. 12). Également, dans le recueil Corbin (§72, p. 168) : « Or,
cette compréhension [à savoir la compréhension de l’être] appartient à la réalité-humaine
[Dasein] comme constituant son être même. »
Ainsi également du possible et de l’histoire : ce n’est pas parce que l’homme possède la
catégorie du possible ou parce qu’il développe une connaissance historique, qu’il se trouve
par là-même ouvert au possible et à son être historique. Bien plutôt, c’est parce qu’il est un
être de possibilité qu’il peut épistémologiquement se rapporter à ce qui est alors catégorie,
et en vertu de son historialité qu’il est en mesure de connaissance historienne. Bref, le mode
de comprendre – qu’il s’agisse de la compréhension de l’être, de la connaissance
historique, ou de la saisie du possible – s’origine à chaque fois dans un certain mode d’être.
14
Il faudrait certainement ici distinguer entre compréhension originaire et modes dérivés
du comprendre, comme y invite le §31 d’Être et temps : « Si nous interprétons celui-ci [le
comprendre] comme un existential fondamental, cela signifie en même temps que ce
phénomène est conçu comme un mode fondamental de l’être du Dasein. Au contraire, le
comprendre pris au sens d’un mode cognitif possible parmi d’autres, et distingué par
exemple de “l’expliquer”, doit être tout comme celui-ci interprété comme un dérivé
existential du comprendre primaire tel qu’il co-constitue l’être du Là en général (p. 143). »
15
Sur la détermination de l’authenticité et de l’inauthenticité comme modes d’être, se
reporter notamment au §9 d’Être et temps : « Les deux modes d’être de l’authenticité et de
l’inauthenticité […] se fondent dans le fait que le Dasein est en général déterminé par la
mienneté (p.43) ». Voir également le §43 de « Kant et la métaphysique », in Qu’est-ce que
la métaphysique ?, op.cit., trad. fr. Corbin, § 43, p. 216 : « Ce mode d’être décisif de la
réalité-humaine (Dasein) – vu uniquement sous l’angle de l’ontologie fondamentale – est
ce que nous appelons banalité-quotidienne (Alltäglichkeit). »
100 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Or, tous [Ahl al-Kîtab : « les gens du livre », « les communautés ayant un
livre », soit les Musulmans, les Chrétiens et les Juifs] ont en commun un
problème qui leur est posé par le phénomène religieux fondamental qui leur est
commun : leur Livre saint qui est la règle de leur vie et de leur savoir en ce
monde et au-delà de ce monde. La tâche première et dernière est de comprendre
ce Livre. Mais qu’est-ce que comprendre et faire comprendre (cela même que
désigne le mot herméneutique, du grec hermeneia) ? Comprendre, sans même
qu’il soit besoin de le préciser, c’est toujours comprendre un sens, et il ne peut
s’agir que du sens vrai de ce Livre. Mais le mode de comprendre est conditionné
par le mode d’être de celui qui comprend. Avec le phénomène du « Livre saint
révélé » se trouve inauguré un problème qui ne concerne pas seulement tel ou
tel comportement particulier de l’homme ; c’est le mode d’être même de
l’homme qui est en question, autrement dit le concept même de l’anthropologie.
Car tout le comportement intérieur du croyant dérive de son comprendre ; la
situation vécue est essentiellement une situation herméneutique, c’est-à-dire la
situation où pour le croyant éclot le sens vrai, lequel du même coup rend son
existence vraie19.
16
Être et temps, chap. V, B., §35-37. « La question est donc maintenant celle-ci : quels
sont les caractères existentiaux de l’ouverture de l’être-au-monde pour autant que celui-ci
se tient, en tant que quotidien, dans le mode d’être du On ? Est-ce qu’une affection
spécifique, un comprendre, un parler, un expliciter particuliers appartiennent à celui-ci ?
(p.167) ».
17
Ainsi notamment de la compréhension de la mort : « Tentation, apaisement et aliénation
de soi, caractérisent le mode d’être de la dégradation. Comme être qui se dégrade, l’être
pour la mort dans la banalité quotidienne, est une perpétuelle fuite devant la mort. L’être
pour la fin prend comme mode-d’être celui d’une échappatoire devant cette fin : un voile
est jeté, la compréhension est inauthentique, le sens est renversé. » (trad. fr. H. Corbin, §51,
p. 147).
18
Autrement dit, ce n’est pas parce que l’homme bavarde qu’il est inauthentique, mais
plutôt, est-ce dans la mesure précise où il se comprend sur le mode des autres étants, où
son auto-compréhension originaire est grevée, qu’il déchoit, ce qui affecte ses modes de
comprendre (dérivés) et alors se disperse-t-il en bavardages.
19
H. Corbin, En Islam iranien, Aspects spirituels et philosophiques. Tome 1 : Le shî’isme
duodécimain, op. cit., Chap. IV, §1, p. 136.
Morel 101
20
Ce bouleversement nous semble bel et bien être d’ordre ontologique et existential, dans
la mesure où il modifie la constitution même du Dasein (avant tout le Sein zum Tode, tel
qu’il est par lui changé en être pour au-delà-de-la-mort, en Sein zum Jenseits des Todes).
C’est dire, somme toute, si l’on en croit Corbin, qu’une parole, un discours (de registre
existentiel, ontique) est en mesure, a la puissance de modifier la constitution existentiale
du Dasein, et ce, quand bien même la Parole en question, celle-là même qui fait encontre
et bouleverse, ne saurait elle-même être considérée comme l’un des existentiaux
fondamentaux du Dasein – ce dont Corbin prend acte : « C’est l’événement de cette
prédication chrétienne qui justement ne peut être indiqué dans la constitution ontologique
de l’existence : “la christianité” ne peut être interprétée comme un “existential”, comme
mode originel de la compréhension de l’existence abandonnée à elle-même, et cela, même
si l’analyse ontologique montre quelque chose comme la possibilité d’une Parole qui
rencontre, qui veut être entendue, et qui suivant qu’elle est écoutée ou repoussée, qualifie
ontiquement l’existence. L’affirmation de la foi qu’en fait, seule une Parole ait cette
puissance, n’est pas discutable pour elle, mais l’affirmation que cette Parole soit la Parole
de Dieu est pour elle absurde, car elle ne connaît que l’existence et aucun au-delà
authentique. » (« La théologie dialectique et l’histoire », in Recherches philosophiques,
1933-1934, n° 3, p. 275).
D’où, plus tardivement (cf. supra, page 7 et suivantes du présent travail), la réduction par
Corbin de l’analyse existentiale heideggérienne au statut de simple weltanschauung et la
mise en œuvre d’une tout autre analytique. Sur les rapports de la philosophie
heideggérienne à la théologie, voir aussi, d’H. Corbin, « Transcendantal et existential », in
Travaux du IXe Congrès international de Philosophie, Paris, Hermann, 1937 : « On ne s’est
pas fait faute de proclamer la résonance théologique de la philosophie heideggérienne.
Pourtant elle n’entend ni remplacer, ni exclure la théologie comme science positive, de
l’ordre ontique et existentiel ; on omet trop souvent, sur ce point, l’intention et la limite du
propos existential » (VIII, p. 31).
À quoi nous ajouterons une question : si le logos s’avère bien puissance de modification
de la constitution ontologique de l’existence, la position du Dasein laissé à lui-même (c’est-
à-dire de l’existence abandonnée à elle-même) comme neutre, et son élection comme
étalon ou norme (permettant, à la manière d’un correctif, de mesurer les écarts ontiques
dont il est susceptible), ne se révèlent-t-elles pas arbitraires ? Ne faut-il pas alors refuser
tout départ, et radicalement faire place aux métamorphoses dont le discours, précisément,
est l’opérateur ? Si être, c’est être toujours-déjà modifié par une parole, quand bien même
102 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
pensons-nous tirer celle-ci de notre propre fond, où placer, et comment reconnaître, attester
l’originaire ?
21
Être et temps, §34, p. 161, (trad.fr. Martineau légèrement modifiée) : « Le fondement
ontologico-existential de la parole est le discours (Rede) ».
22
Être et temps, §34, p. 165. « Pour pouvoir faire-silence, le Dasein doit avoir quelque
chose à dire, c’est-à-dire disposer d’une résolution authentique et riche de lui-même. C’est
alors que le silence manifeste et brise le “bavardage” ».
23
Être et temps, §40, p. 188. « L’angoisse place le Dasein devant son être-libre-pour
(propensio in…) l’authenticité de son être en tant que possibilité qu’il est toujours déjà. »
24
« L’angoisse nous coupe la parole. » (Qu’est-ce que la métaphysique ?, op.cit., trad.fr.
Corbin, p. 32).
25
Ainsi de la conférence (temporaire) donnée par Corbin, en tant que suppléant d’A. Koyré,
en 1938 à l’École Pratique des Hautes Études, « Recherches sur l’herméneutique
luthérienne ».
Morel 103
26
En novembre 1937, à l’École Pratique des Hautes Études, Corbin consacra un cours à
« l’inspiration luthérienne chez Hamann ». Notons surtout, outre les traductions
(Aesthetica in Nuce, Métacritique sur le Purisme de la Raison pure, Les Mages d’Orient à
Bethléem), son essai substantiel (écrit semble-t-il à l’automne 1935) et publié à titre
posthume : Hamann. Philosophe du Luthérianisme, Paris, Berg International, 1985. Nous
lisons notamment ceci : « “Ce qui dans ta langue s’appelle l’être, écrit Hamann à Jacobi,
je préférerais l’appeler parole.” […] dans cette compréhension de l’être comme logos, un
passage s’accomplit de la Parole divine à la parole humaine, qui n’est point dû à une
déduction logique ni à l’idée de la participation. La Parole divine est à la fois créatrice et
création ; l’homme, en tant que créature, est lui-même une Parole, et c’est pourquoi sa
situation dans le monde est caractérisée par excellence comme une relation auditive. » (§I,
pp. 28-29).
27
À commencer par K. Barth, dont Corbin donna, en 1932, sous le titre (qui n’est pas de
Corbin lui-même, lequel proposait « La détresse de l’Église protestante », cf. « De
Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 43), « Misère et grandeur de l’Église Évangélique »
(Foi et Vie, 1932, Année 33, n°39, pp. 409-444), la traduction d’une conférence, Die Not
der evangelischen Kirche, prononcée à Berlin le 31 janvier 1931 et publiée dans la revue
Zwischen den Zeiten (N°2, 1931). Ajoutons que Corbin consacra un texte important à ce
renouveau de la théologie protestante sous le titre « La théologie dialectique et l’histoire »
(art.cit.)
28
« Le mérite immense de Heidegger restera d’avoir centré sur l’herméneutique l’acte
même du philosopher. » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit, p. 24).
29
« J’ai malheureusement l’impression que nos jeunes heideggériens ont un peu perdu de
vue ce lien de l’herméneutique avec la théologie » (ibid., p. 24, voir aussi p. 25 du même
entretien).
104 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Da-sein : être-là, c’est entendu. Mais être-là, c’est essentiellement faire acte de
présence, acte de cette présence par laquelle et pour laquelle se dévoile le sens
au présent, cette présence sans laquelle un sens au présent ne serait jamais
dévoilé. La modalité de cette présence humaine est bien alors d’être révélante,
mais de telle sorte qu’en révélant le sens, c’est elle-même qui se révèle, elle-
même qui est révélée32.
33
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., pp. 30-33.
34
La découverte de la significatio passiva chez Luther n’est certainement pas étrangère à
un tel renversement. Corbin, à de nombreuses reprises, insiste sur celle-ci : « Recherches
sur l’herméneutique luthérienne », École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses, Annuaire 1939-1940, 1938, pp. 99-102 ; L’imagination créatrice dans le
soufisme d’Ibn’Arabi, Paris, Flammarion, 1958, rééd., Paris, Entrelacs, 2012, note 24, p.
307 ; « De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 25. Dès son essai sur Hamann (op.cit., p.
18-19), il écrit : « Seul saisit l’esprit de l’Écriture, celui qui l’éprouve en soi-même ; or cela
suppose une métamorphose qui est l’œuvre, non de l’homme, mais de Dieu, et dont
l’instrument n’est à son tour rien d’autre que l’Écriture. […] Telle fut la reconnaissance
propre de Luther : “la connexion entre l’interprétation et l’expérience personnelle, le
conditionnement de la compréhension par une assimilation intérieure à la chose exprimée
dans la Parole”. » Partant, nous saisissons mieux, remises à leur filiation, certaines
déclarations plus tardives, en contexte persan : « Comprendre un sens, c’est l’impliquer en
soi-même, d’une façon ou d’une autre, dans son propre mode d’être. Quiconque ne
l’implique pas, c’est-à-dire ne le com-prend pas, serait difficilement à même de
l’expliquer. » (En Islam Iranien. Tome I, op.cit., Chap. IV, §1, p. 138) ; « On peut dire, je
106 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
crois, que là-même est le triomphe de l’herméneutique comme Verstehen, à savoir que ce
que nous comprenons en vérité, ce n’est jamais que ce que nous éprouvons et subissons,
ce dont nous pâtissons dans notre être même. » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit.,
p. 25). Quelle différence, alors, avec la détermination heideggérienne du Verstehen (et de
l’Auslegung) ? Les deux penseurs ne sont-ils pas parfaitement raccords ? Non pas,
cependant, et se découvre, à l’œuvre, encore et toujours le même renversement : d’une part
(Heidegger), expliciter ce que l’on implique – et c’est dire que le comprendre ne fait jamais
que déplier l’être –, de l’autre (Corbin) intérioriser une Parole jusqu’à l’impliquer c’est-à-
dire jusqu’à être par elle modifié en son être même – et c’est dire que l’être est modifié par
le comprendre.
35
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 32.
Morel 107
dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles,
d’autre part avec les Formes intelligibles36.
36
H. Corbin, Corps spirituel et terre céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris,
Buchet-Chastel, 2nde édition entièrement révisée, 1979, « Prélude à la deuxième édition.
Pour une charte de l’imaginal. », p. 10.
37
« C’est un monde où se retrouve toute la richesse et la variété du monde sensible, mais
à l’état subtil, un monde de Formes et Images subsistantes, autonomes, qui est le seuil du
Malakût. » (H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, folio, 1986,
Chap. VII, §3, p. 297).
38
Sur ce point, se reporter à Y. Ishaghpour, La miniature persane, Lagrasse, Verdier, 1999.
39
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 36.
108 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
40
H. Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, op.cit., p. 22-23.
41
Nous laissons de côté ici la difficile question de l’eidétique corbinienne, telle qu’elle
tente de concilier Husserl et le néo-platonisme, et atteste en tout cas d’une veine
proprement husserlienne dans Corbin. Voir notamment, sur la Wesenschau : Ibid., pp. 22-
23. Se reporter également, sur la méthode phénoménologique de Corbin et son rapport à la
phénoménologie husserlienne, à la présentation de C. Jambet, in H. Corbin, Itinéraire d’un
enseignement, Institut Français de Recherche en Iran, Téhéran, 1993, notamment pp. 26-
28. Ne serait-il peut-être pas vain, en outre et pour instruire une telle question, de consulter :
A. Lowit, « Pourquoi Husserl n’est pas Platonicien ? », Les Études Philosophiques,
Nouvelle série, 9eAnnée, n°3, Juillet/Septembre 1954, pp. 324-336.
42
Être et temps, §7, C, p. 34.
Morel 109
43
Être et temps, §7, C, p. 35.
44
Être et temps, §7, A, pp. 29-32.
45
Dans cette direction, Christian Jambet peut-il déclarer : « Mais cette Imagination
[créatrice, active] n’est pas seulement l’union des phénomènes et du pouvoir d’un sujet
connaissant, elle est l’affaire des choses-mêmes, car elle dissout précisément l’opposition
critique de la chose en soi et du phénomène : il est indifférent, du point de vue de
l’Imaginal, de dire que tout est phénomène, unifié par l’activité du sujet transcendantal, ou
de dire que tout est chose, à la condition que toute chose soit renvoyée à sa nature
essentielle : le symbole. » (La logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des
Formes, Paris, Seuil, 1983, Chap. I « Mundus Imaginalis », §1, p. 41). Du même auteur, et
pour une lecture de la philosophie de Corbin comme « philosophie transcendantale qui
110 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
une fois, ni double fond ni face – qu’elle soit sous, au-delà, ou de l’autre
côté des phénomènes – cachée qui, par essence, ne pourrait jamais,
quoiqu’on fasse, que se dérober au pour nous que détermine notre
équipement soit, en définitive, l’intuition sensible. Bref, le bâtin n’est
nullement inconnaissable.
Certes, de Corbin à Heidegger, il serait vain de le cacher, la distance est
grande, plus d’un monde les sépare, et l’écart certainement
incommensurable, les phénomènes qu’a en tête le premier étant à mille
lieues du phénomène par excellence après quoi cherche, afin d’en poser une
bonne fois la question, le second, à savoir l’Être.
Inversement, le cosmos qui sous-tend la phénoménologie herméneutique
de Corbin, aux antipodes de Heidegger, se présente-t-il comme
verticalement disposé, organisé selon une multitude de degrés – allant du
sensible à l’intelligible en passant par l’imaginal – hiérarchisés et
symboliquement articulés, le couple zâhir/bâtin (apparent/caché) étant
structurant et constitutif d’un tel univers. Plus précisément, chaque niveau
de l’être symbolise avec ceux qui l’entourent immédiatement : ainsi du
mundus imaginalis qui se présente comme le bâtin, l’ésotérique du monde
sensible, monde sensible qui en est l’enveloppe, le zâhir46.
Qu’en est-il alors du logos ayant à recueillir ce secret mal gardé des
phénomènes ? S’il y a différence profonde, essentielle, entre Corbin et
Heidegger, plus profonde et essentielle que ce que l’on vient de rappeler et
qui les sépare, c’est précisément là, nous semble-t-il, qu’elle insiste.
De fait, et nous avons commencé de l’apercevoir, dans Corbin, un tel
logos ne saurait être strictement apophantique47, c’est-à-dire se limiter à
laisser voir, en le mettant en lumière, cela qui se montre de soi, à le
manifester tout en le recueillant : bref, il ne saurait être sans plus un discours
qui rend manifeste, découvre cela même dont il discourt et qui, comme tel,
le précède.
Car le logos a cette vertu étrange, cette puissance, si l’on en croit Corbin,
de modifier (la texture de la présence de) ce dont il s’enquiert48, loin que de
simplement être chargé de la dire, de dire au plus près cela qui le précède et
ce faisant de le rendre manifeste. Non pas, bien-sûr, qu’un tel logos soit
créateur de l’étant – seul l’impératif divin a ce pouvoir – : est-il
« seulement », pourrait-on dire, à même d’en faire muter le sens d’être.
La charte apophantique – le άποφαίνεσϑαι τά φαινόμενα –, tel qu’elle lie
le dire et le voir, est-elle ainsi par Corbin comme rompue : le logos
s’émancipe et prend statut d’hégémonie. La parole cesse d’être au service
des phénomènes, et sont-ce bien plutôt ceux-ci qui s’avèrent fonction de
celle-là. Soit autrement : si l’on creuse le discours du phénoménologue,
n’est-ce plus sur des phénomènes que l’on débouche in fine, mais toujours,
et aussi loin que l’on creuse, sur du verbe, du verbe qui renvoie à du Verbe.
La phénoménologie est Ta’wîl.
49
Allerdings nicht im Sinne Mauthners…
50
Par mystique, nous entendons ici, de manière très large et sous-déterminée « une
pénétration qui nous arrache à toutes les évidences sur lesquelles vit la conscience
commune [et même, qui nous arrache à la conscience tout court, ajouterions-nous] » (H.
Corbin, « Mystique et Humour », in Cahier de l’Herne Henry Corbin, op.cit., p.179). En
outre : mystique du sensible de même que, autre oxymoron, on a pu caractériser la
phénoménologie husserlienne d’idéalisme du sensible.
51
Pour une telle lecture, phénoménologique, de la phénoménologie, se reporter à : A.
Lowit, « D’où vient l’ambiguïté de la phénoménologie ? », in Bulletin de la Société
Française de Philosophie, Séance du 23 Janvier 1971, Paris, Armand Colin.
Morel 113
52
Sur ce point : B. Cassin, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension
du langage », in Genèses de l’acte de parole dans le monde grec, romain et médiéval, sous
la direction de B. Cassin et C. Lévy, Paris, Brepols, pp.113-147, notamment p. 116.
53
Ibid., p. 143.
54
Ibid., p. 140 ; sur la dimension politique de la performance sophistique, voir l’étude sur
la CVR (Commission Vérité et Réconciliation) reprise dans : « De Gorgias à Desmond
Tutu », in « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la Société Française de
Philosophie. Séance du 25 Novembre 2006, Paris, Vrin, 2007, pp. 14-22.
114 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
55
« De deux choses l’une, brutalement tranché : ou bien il y a de l’être, esti, es gibt sein,
et la tâche de l’homme, berger de l’être, est de le dire fidèlement, dans la co-appartenance
de l’être, du penser et du dire : onto-logie, de Parménide à Heidegger ; ou bien l’être n’est
et n’est là que dans et par le poème, comme un effet de dire, une production discursive, ce
que je propose d’appeler une “performance” : “logologie”, pour reprendre un terme de
Novalis retrouvé par Dubuffet. » (B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif »,
op.cit., p. 8).
56
« Il n’y a pas d’autre consistance que celle d’être soutenu » (B. Cassin, « Que veut dire :
dire quelque chose ? », in Sémiotiques, n° 2, avril 1992, p. 78).
57
Ce qui a pour conséquence ceci : « Tout constatif, dans certaines circonstances que
l’exemple sophistique nous permettrait peut-être de mieux cerner, est un performatif
heureux qui est devenu vrai. » (« La performance avant le performatif ou la troisième
dimension du langage », in op.cit., p. 132.).
58
À ce propos, sur les rapports phénoménologie/logologie, et pour une lecture du §7 de
Sein und Zeit, ce qui permettrait d’instruire mieux une confrontation avec Heidegger, se
reporter à : B. Cassin, « Dire ce qu’on voit et faire voir ce qu’on dit. La rhétorique
d’Aristote et celle des sophistes. », in Cahiers de l’École des sciences philosophiques et
religieuses, n° 5 (« Des lieux du voir »), 1989, pp. 7-37.
Morel 115
59
Précisons en outre que Corbin ne paraît nullement méconnaître, et encore moins négliger,
la différence ontologique. L’a-t-il, semble-t-il, au contraire bien intégrée à sa propre
pensée, en témoignerait notamment une lettre datée du 9 février 1978 et adressée à David
Leroy Miller (publiée dans S. Toussaint, « Survivances du Polythéisme. Avec une lettre en
français de Henry Corbin », in Gott oder Götter ? God or Gods ?, Reihe Eranos,
Königshausen&Neumann, Würzburg, 2009, et consultable en outre sur le site internet de
l’Association des Amis de Henry et Stella Corbin) : « La catastrophe s’est produite (il y a
longtemps) du fait de la confusion entre l’Être (latin esse, arabe wojûd) et l’étant (latin ens,
arabe mawjûd). […] En confondant l’Être avec Ens supremum, en faisant de l’Esse un Ens
supremum, le monothéisme périt dans son triomphe : il refait une idole, simplement au-
dessus de celles qu’il dénonçait dans le polythéisme mal compris par lui. »
60
Gorgias cité par Sextus Empiricus cité et traduit par B. Cassin (« La performance avant
le performatif ou la troisième dimension du langage », in op.cit., p. 132).
61
Pour une confrontation des herméneutiques corbinienne et ricœurienne, se reporter à J-
L Vieillard-Baron, « Phénoménologie herméneutique et imagination chez Paul Ricœur et
Henry Corbin », in Introduction à la philosophie de la religion, F. Kaplan et J-L Vieillard-
Baron (éds.), Paris, Cerf, 1989, pp. 293-310.
116 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
De fait, l’épochè, telle que Ricœur l’interprète, n’a plus, comme elle l’a
chez le Husserl des Ideen I, pour envers une réduction à la conscience –
conscience qui, contre son propre oubli, se découvre alors, dans et par ce
geste, conscience constituante – mais, aux antipodes de l’Idéalisme
transcendantal, une réduction au sens : elle libère la possibilité, pour cet
empire du sens, d’advenir en tant que tel62.
Plus précisément, si le sens, dès l’attitude naturelle, met bien en jeu,
suppose une distanciation, une mise à distance – « le signe linguistique, en
effet, ne peut valoir pour quelque chose que s’il n’est pas la chose » et faut-
il donc qu’un écart se ménage pour qu’un signifier soit possible, tel écart
inaugurant « le jeu entier par lequel nous échangeons les signes contre les
choses, les signes contre d’autres signes, l’émission des signes contre leur
réception »63 – cette mise à distance n’y est pour ainsi dire que naïve,
effectuée implicitement, opératoire certes mais non thématisée.
Aussi l’épochè ricœurienne s’avèrera-t-elle n’avoir pour seule et unique
fonction que de « faire apparaître le sens comme sens », de convertir la
naïveté en geste philosophique, en effectuant, en répétant cet acte de mise à
distance (déjà accompli au naturel) pour lui-même et explicitement. Quant
à la conscience, elle sera finalement déboutée comme conscience
constituante (aussi bien d’ailleurs que comme donatrice de sens).
Mais alors, ce oui au sens n’a-t-il pas pour revers un non aux choses ?
N’est-ce pas refuser à ces dernières ne serait-ce que la possibilité de se
donner en chair et en os, soit les condamner au clivage ? Bref, libérer
l’empire du sens, cela ne revient-il pas, pour les choses, à perdre leur empire
de choses ?
Car l’idéalisme transcendantal husserlien que Ricœur rejette tient
précisément, au fond et tout entier, en deux thèses : que les choses sont là,
présentes en chair et en os dans la perception et que la présence des choses
est l’œuvre constitutive de la conscience (transcendantale et non pas
humaine), l’essentiel résidant dans la conjonction et, toute la difficulté étant
de tenir ensemble ces deux « thèses » c’est-à-dire de reconnaître que c’est
elle, la conscience, qui constitue et donne leur être aux choses64.
62
Sur ce point, P. Ricœur, « Phénoménologie et Herméneutique », in Phänomenologische
Forschungen, Felix Meiner Verlarg, Vol.1, 1975, p. 36. On consultera par ailleurs : A.L.
Kelkel, « L’herméneutique de Paul Ricoeur – une autre phénoménologie ? », in
Phänomenologische Forschungen, Felix Meiner Verlarg, Vol. 17, 1985, pp. 130-132.
63
P. Ricœur, « Phénoménologie et Herméneutique », art.cit., p. 55 (pour les deux
citations).
64
C’est là la position d’A. Lowit, défendue notamment dans « D’où vient l’ambiguïté de
la phénoménologie ? », op.cit., pp. 36-37. Dans la perspective ouverte par A. Lowit, il
faudrait cependant préciser que ce n’est pas tant la lecture, l’interprétation donnée par
Ricœur de la réduction husserlienne qui viendrait interdire aux choses de se présenter à lui
en chair et en os, mais plutôt leur refus de se donner à Ricœur en chair et en os qui
Morel 117
72
Sur l’« usage illimité de la réduction phénoménologique » par Corbin, voir la
présentation donnée par C. Jambet à H. Corbin, Itinéraire d’un enseignement. Résumé des
Conférences à l’École Pratique des Hautes Études. (Section des sciences religieuses)1955-
1979, op.cit., pp. 26-28. Mention est faite par Corbin de la réduction phénoménologique
notamment dans Corps spirituel et terre céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, op.cit.,
p. 83.
120 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
73
N’est-ce pas là, en un certain sens qu’il conviendrait certes d’élucider, une des leçons de
la section « Langage » de l’ouvrage de R. Barbaras (Métaphysique du sentiment, Paris,
Cerf, 2016, pp. 140-159) : que le mouvement phonatoire, articulatoire, bref la vocalisation
(par quoi le son, le sens se sculpte) est la parole elle-même (comme telle inséparable de la
voix), c’est-à-dire sens ne faisant qu’un avec la matérialité du signe acoustique vocalisé,
mais que c’est là un mouvement absolument singulier en tant qu’il est comme séparé (sinon
la séparation elle-même) de l’archi-mouvement qu’est la vie du monde lui-même – le sens,
et partant la parole, et partant la voix qui profère et s’articule (c’est tout un), s’avérant ainsi,
dans cette perspective, mouvement c’est-à-dire vie (en l’occurrence vie en sécession de la
vie du monde) ? La voix serait ainsi le mouvement, c’est-à-dire la vie même, du sens – le
mouvement vivant de la séparation dont résultent ces vivants que nous sommes.
74
Concernant telle affinité en climat persan, se reporter notamment à l’exposé que donne
Corbin des Horoufis (« les adeptes et pratiquants de la “science des lettres” (‘ilm-e
horûf) »). Pour ces derniers, « l’être, en son fond le plus intime, est […] un Verbe, un
Logos ». D’où une certaine explicitation de la vie, et le développement d’une sorte
d’herméneutique du visage humain, soit une physiognomonie. (H. Corbin, En Islam
iranien. Tome III (« Les Fidèles d’amour. Shî’isme et Soufisme. »), op.cit., pp. 251-258)
75
G. Canguilhem, « Le concept et la vie », in Revue philosophique de Louvain, Troisième
série, tome 64, n° 82, 1966, pp. 220-221.
76
J. von Uexküll, Bedeutungslehre, trad.fr. P. Muller, Mondes animaux et mondes
humains, suivi de Théorie de la signification, Paris, Éditions Gonthier, 1965, p. 106 et 155
pour les citations.
Morel 121
(1) Soit d’abord Michel Henry : refusant le primat, accordé depuis que
la philosophie est philosophie (c’est-à-dire depuis le coup d’envoi grec), à
l’extériorité, au dehors, bref, ce monisme ontologique qui voudrait qu’être,
ce soit exclusivement se montrer ou apparaître à distance dans le monde,
c’est-à-dire accéder à la visibilité, M. Henry peut tirer (il va de soi que, dans
cette perspective, la biologie n’est de nul secours, ne sachant que la
manquer78) la vie de son oubli. Même, toute son œuvre en sera comme le
droit de citer, inlassablement réaffirmé et repris.
Remémorer la nuit en quoi la vie est révélée à elle-même, s’éprouve
immédiatement dans une étreinte ou auto-affection sans distance, un pathos,
77
C’est là la version forte de la biosémiotique : « caractériser le vivant comme un système
intrinsèquement sémiotique, c’est-à-dire comme un système qui se constitue à travers
l’échange et l’interprétation des signes ». (D. Lestel, « De Jakob von Uexküll à la
biosémiotique », préface à J. von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, trad.fr. C.
Martin-Freville, Paris, Rivages, 2010, p. 10, nous soulignons). Sur la postérité de Uexküll
en l’espèce, justement, de la biosémiotique (notamment l’École de Tartu), on consultera
outre l’introduction donnée par D. Lestel à la nouvelle traduction du livre cité d’Uexküll,
deux textes : J. Hoffmeyer, « La liberté sémiotique : une force émergente ? », in Cygne
noir. Revue d’exploration sémiotique, n°4, 2016 ; ainsi que Towards a semiotic biology.
Life is the action of signs, C. Emmeche & K. Kull (eds.), London, Imperial College Press,
2011.
78
À quoi Henry Corbin souscrirait certainement. De fait, n’écrit-il pas : « Mais la vie
biologique dérive elle-même d’une autre vie qui en est la source et en est indépendante, et
qui est la Vie essentielle » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 32).
122 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
79
Sur ce couple, constitutif de l’âme iranienne, on consultera, outre les travaux d’Henry
Corbin, deux textes : D. de Smet, « Au-delà de l’apparent : les notions de Zâhir et Bâtin
dans l’ésotérisme musulman », in Orientalia Lovanensia Periodica, vol. 25 (1994), pp.
197-220 ; M-A Amir-Moezzi, « Du droit à la théologie : les niveaux de réalité dans le
Shi’isme duodécimain », in L’esprit et la Nature (Actes du colloque tenu à Paris les 11 et
12 mai 1996), Cahiers du Groupe d’Études Spirituelles Comparées, n°5, 1997, pp. 37-63.
Il n’est certainement pas anodin que ce partage n’ait rien de grec, M-A Amir-Moezzi, dans
cette perspective, note-t-il : « Cependant, reprenant une conception très présente dans toute
cette partie de l’Orient et dont l’origine se perd dans la nuit des temps, le shi’isme en
général, et le shi’isme duodécimain ou l’imamisme en particulier, perçoit la réalité, dans
tous ses aspects comme comportant plusieurs niveaux : un niveau apparent, obvie,
manifeste, appelé zâhir et un niveau caché, secret, à découvrir, appelé bâtin, pouvant
contenir, semble-t-il à son tour, plusieurs autres niveaux de plus en plus cachés (p.38) ».
80
« L’Être n’est donc pas une notion univoque. Deux dimensions le traversent et viennent
déchirer son unité primitive (pour autant qu’il en possède une) : celle du visible où dans la
lumière du monde les choses se donnent à nous et sont vécues par nous comme des
phénomènes extérieurs ; celle de l’invisible où, en l’absence de ce monde et de sa lumière,
avant même que surgisse cet horizon d’extériorité qui met toute chose à distance de nous-
même et nous la pro-pose à titre d’ob-jet (ob-jet veut dire : ce qui est posé devant), la vie
s’est déjà emparée de son être propre, s’étreignant elle-même dans cette épreuve intérieure
et immédiate de soi qui est son pathos, qui fait d’elle la vie. » (M. Henry, Voir l’invisible.
Sur Kandinsky, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, pp. 18-19)
81
« Livrons donc d’un mot notre thèse sur le “contenu” du monde. Ce contenu n’est que
l’objectivation de la vie, de telle façon que la “réalité” de ce contenu c’est la vie elle-même,
tandis que sa présentation mondaine n’est qu’une re-présentation, le “phénomène” de cette
vie au sens de ce qui ne contient pas sa réalité, laquelle ne réside jamais ailleurs que dans
son propre pathos ». (M. Henry, « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir », in Phénoménologie de la vie. Tome I : De la phénoménologie,
Paris, PUF, 2003, p. 119).
82
Sur ce point : M. Henry, « Philosophie et phénoménologie », in Phénoménologie de la
vie. Tome I : De la phénoménologie, op.cit., pp. 190-196 ; ainsi et surtout que
Morel 123
Mais dans un cas comme dans l’autre, on rend raison, non pas tellement
de la constitution de l’extériorité, mais de ce que la vie finisse par s’y perdre
ou s’y fuir, s’y oublier. Autrement dit, celle-ci est supposée plutôt
qu’authentiquement générée : le mouvement d’extériorisation en tant que
tel est manqué.
La leçon dernière serait peut-être celle d’une Archi-Gnose, soit le recours
à la théologie, formule d’un tel recours étant : lire la Genèse à la lumière du
Prologue de Jean.86 Voilà cependant qui nous excède.
Mais alors, la langue elle-même, telle qu’avérée ici, dans ces lignes, en
sa puissance de modification de la manifestation, ne permettrait-elle pas de
sortir de l’impasse, de laisser se déplier une bonne fois cette genèse qui à
M. Henry fait défaut ?
Soit : comment en et par son cri même, la « parole de la vie » déchire sa
propre nuit et s’oppose un dehors où retentir, se le constitue dans son
retentissement même, tel cri premier venant se moduler, s’articuler en
« langage du monde » qui oppose et met à distance, met hors de soi ce qui,
dans et par ce geste même, serait ainsi constitué comme phénomène.
Et ce serait dire que plus encore que puissance de modification des
phénomènes, la langue est actrice d’extériorisation et opératrice de
phénoménalisation.
(2) Soit ensuite Renaud Barbaras : refusant l’abîme qui, dans Husserl,
s’instaure entre la Conscience Constituante et l’homme (l’ego psycho-
physique), se décidant donc pour l’identification des deux et l’appartenance
du sujet au monde, ne peut-il que rencontrer la question, et même le
problème, de savoir comment ce qui est partie du monde peut tout à la fois
et dans le même temps, sinon le constituer, du moins le faire apparaître87.
Tout se passe alors comme si la phénoménologie, faisant sienne une
méthode par régression, avait ultimement à se dépasser, à s’accomplir en
86
Sur l’Archi-Gnose : M. Henry, « Phénoménologie de la vie », in Phénoménologie de la
Vie. Tome I « De la phénoménologie », op.cit., pp. 75-76. Quant à la création et au rapport
de la vie et de l’extériorité, quant à l’extériorisation : M. Henry, « Incarnation », in
Phénoménologie de la vie. Tome I, op.cit., pp. 178-179. Nous lisons notamment ceci : « La
venue de tout vivant en son ipséité charnelle appartient à la génération immanente de la
vie. L’incarnation entendue à partir de cette génération nous permet seule de comprendre
la création. De dissocier en celle-ci le procès d’extériorisation dans le monde et l’étreinte
pathétique de la Vie. C’est dans la lumière éblouissante du Prologue [de Jean] que s’éclaire
la Genèse » (p.178).
87
« En d’autres termes, plus immédiatement phénoménologiques, en dépit de sa différence
le sujet doit appartenir au monde qu’il fait apparaître et la difficulté est bien alors de
concilier ces deux dimensions. […] Le problème se précise donc : comment le sujet peut-
il, sous le même rapport, faire paraître le monde et lui appartenir ? Selon quel mode
d’existence peuvent bien se concilier l’inscription dans le monde et la puissance
phénoménalisante ? » (R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 17-18)
Morel 125
88
Pour une confrontation de R. Barbaras avec M. Henry, se reporter à : R. Barbaras, La vie
lacunaire, Paris, Vrin, 2011, « L’essence de la vie : pulsion ou désir ? Sur Michel Henry. »,
pp. 29-50 ; ainsi qu’à Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 195-202.
89
« Vivre, et ce quel que soit le vivant concerné, c’est désirer. » (R. Barbaras, Dynamique
de la manifestation, Paris, Vrin, 2013, p. 127).
90
Métaphysique du sentiment, op.cit., « Le procès du monde », pp. 23-31 ; R. Barbaras,
Dynamique de la manifestation, op.cit., Deuxième partie : Cosmologie, Chap. IV « Le
proto-mouvement de manifestation », pp. 207-237.
91
Dans cette perspective, la parenté ou l’air de famille de Renaud Barbaras avec Rûzbehân
Baqlî Shîrâzî nous est frappante, au point de pouvoir motiver un portrait du
phénoménologue en Soufi. Sur Rûzbehân, et d’Henry Corbin, on consultera le prologue à
sa traduction de l’ouvrage de Rûzbehân, Le jasmin des fidèles d’amour, (Lagrasse, Verdier,
1991) ainsi que le livre III du tome III (« Les Fidèles d’amour. Shî’isme et Soufisme. ») de
son En Islam iranien, op.cit.
92
Sur l’archi-événement : R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 75-99 ;
Dynamique de la manifestation, op.cit., Troisième partie : Métaphysique, Chap. I,
« L’archi-événement », pp. 241-268.
126 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
93
« Dans notre perspective, au contraire [au contraire notamment de Lacan pour qui “le
signifiant” serait “l’opérateur même de la rupture”], c’est la perte archi-événementiale qui,
donnant naissance au désir chez tous les vivants, rend le langage possible chez l’homme » ;
le langage serait ainsi « le témoin de la rupture vis-à-vis de l’origine », quant au signe, en
sa matérialité verbale, il serait « opérateur de la séparation – ou plutôt sa matière propre
[serait] l’élément ou le corps de la séparation […] », et ce, sans pour autant que
l’événement du langage (de son advenue) ne se confonde ou s’identifie avec l’archi-
événement de la scission. (R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., respectivement
pp. 151-152, 158 et 157 pour les citations).
94
Sur cette préséance de la parole sur le parler humain, voir notamment (il s’agit d’une
confrontation critique avec Heidegger) : M. Henry, « Philosophie et phénoménologie », in
Phénoménologie de la vie. Tome I, op.cit., pp. 189-190.
Morel 127
95
« Le propre de l’essence est qu’elle ne saurait comporter la raison de sa limitation ;
l’essence n’est jamais essence de sa propre négation. Ceci est d’autant plus vrai ici que
nous avons affaire à une surpuissance. En effet, le propre de celle-ci est de s’affirmer, de
se déployer, de sorte qu’elle ne peut comporter en elle le principe de sa limitation […]. »
(R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., p. 75).
128 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
pour avoir quelque chose à dire, faut-il d’abord être à l’écoute, que quelque
chose soit donné à entendre.
Bref, la percée d’une voix signifiante, l’advenue de la parole humaine,
se découvrirait être l’événement même de la scission (non point sa cause96 :
les deux ne faisant qu’un et le même) – toute la question étant dès lors de
déterminer si penser ainsi, cela ne revient pas, comme malgré nous, à
réintroduire une secrète téléologie, un mauvais finalisme, et à se tenir
encore sous l’orbe de la différence métaphysique, soit à reconduire la
détermination de l’homme comme animal rationnel auquel la vie aurait, in
fine, afin de se penser et de se dire, de prendre conscience de soi, à aboutir.
Mais finissons-en ici.
Le langage découvert non seulement comme puissance transcendantale
de modification du paysage de la présence, de la texture de la manifestation,
de la chair même du monde – décidant de ses frissons, de ses pudeurs et de
nos hontes – mais plus radicalement encore comme opérateur de
phénoménalisation (au moins) seconde, et sa propre percée criante, saisie
comme l’événement même de la scission qui rend telle phénoménalisation
possible : voilà à quoi, cheminant à rebours de Corbin – penseur, et ce n’est
pas anodin, des médiations et des genèses –, on aboutit, qui s’annonce ou
se laisse pressentir.
Pareille tentative, certes à peine balbutiée ici, relèverait-elle encore de la
phénoménologie, et si oui, en quel sens ? Serait-ce là une
phonoménologie qui se lève ?
96
C’est avant tout à cette thèse – que la percée de la langue soit la cause ou la condition ou
ce sur quoi repose et qui la rend possible, la rupture – que R. Barbaras s’oppose,
essentiellement dans un dialogue avec la psychanalyse (sur ce point : R. Barbaras,
« L’origine du corps humain : la perte et le symbolique », in La vie lacunaire, Paris, Vrin,
2011, pp. 179-193. Nous lisons : « Ce n’est pas le langage qui commande la perte mais la
perte qui commande le langage et notre aptitude à parler ne signifie rien d’autre que
l’épreuve et la maîtrise de cette perte », p. 192 ; « Concluons que la perte dont procède
notre langage […] se prémédite dans la vie même, qu’elle est son œuvre propre et non celle
du symbolique. », p. 193). Or ici, il ne s’agit ni de poser que l’advenue du langage soit la
cause de la scission, non plus que sa conséquence, mais d’identifier les deux (à savoir :
l’(archi-)événement de la percée du langage et l’archi-événement de la scission).
L’EFFECTIF ET LE POTENTIEL :
VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU PRÉINDIVIDUEL
DANS LA PHILOSOPHIE DE G. SIMONDON
NICOLAS DITTMAR
INTRODUCTION
2
E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1993, pp. 39-40.
3
Ibid., AK, V, p. 180.
4
Ibid., Section I, Livre I, §9, p. 62.
5
Ibid., Section I, Livre I, §5, p. 55.
132 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
6
G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 253 (désormais cité ILFI).
7
Ibid., p. 254.
8
R. Barbaras, Le Désir et la distance. Introduction à une phénoménologie de la perception,
Paris, Vrin, 2006, p. 110-111.
Dittmar 133
ceux qui sont des re-présentations ou qui ont pour soubassement des re-
présentations, qui donc acquièrent une relation intentionnelle à des objets ; cette
catégorie comprend par exemple l’affirmation, la négation, la supposition, le
doute, l’interrogation, l’amour, l’espoir, le courage, le désir, la volonté, etc. ; 2)
ceux pour lesquels ce n’est pas le cas, par exemple le plaisir ou le déplaisir
sensible (la « coloration sensorielle »). Ces derniers modes de conscience, les
plus bas pour ainsi dire, sont aussi génétiquement antérieurs et les plus
primitifs9.
Et, ajoute-t-il, « pour mettre en évidence cette distinction entre ces deux
modes de conscience, Husserl se sert de l’exemple de la perception
d’arabesques où un seul et même support sensible peut servir de base à une
intuition et à une Repräsentation »11. De l’effet purement esthétique
qu’exerce d’abord sur nous cet objet à notre perception des arabesques en
tant que symboles ou signes, une modification importante se produit d’un
mode de conscience à l’autre, et elle réside dans ce que Husserl appelle le
caractère d’acte. C’est ce dernier qui
anime pour ainsi dire la sensation et qui, selon son essence, fait en sorte que
nous percevons tel ou tel objet […]. Les sensations « tout comme les actes qui
les appréhendent », ou les « aperçoivent » sont en ce cas vécus, mais elles
n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, ni perçues
par un « sens » quelconque. Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus,
9
D. Fisette, « Brentano et Husserl sur la perception sensible », in Bulletin d’analyse
phénoménologique VII 1, 2011 (Actes 4), p. 51.
10
Ibid., p. 52.
11
Ibid.
134 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Pour Patočka, c’est dans cet énoncé de Husserl que résiderait l’origine
du subjectivisme latent de la phénoménologie de Husserl, et de son
prolongement idéaliste de la conception de la conscience transcendantale
dans les Méditations cartésiennes, mais cela dépasse ici la portée de notre
analyse14.
Nous pouvons néanmoins dire que si l’esthétique consiste dans son sens
premier dans le fait et la manière dont les sens perçoivent les choses,
constituant l’expérience, alors il convient en effet de se demander sur le plan
de la méthode ce que signifie le concept « d’existence d’un contenu pour
moi ».
L’enjeu significatif de cette distinction du Leben et Erleben incombe à la
conception du monde comme une totalité qui ne se diviserait pas sans
changer de nature, selon une caractérisation dynamique de la perception que
le sujet en a ou de l’expérience qu’il en fait, en tant que tel. Simondon et
12
E. Husserl, Hua XIX/1, p. 399 (trad. fr., II/2, p. 188).
13
D. Fisette, « Brentano et Husserl sur la perception sensible », in Bulletin d’analyse
phénoménologique VII 1, 2011 (Actes 4), p. 52.
14
Nous indiquons au lecteur le passage où Patočka développe cette critique, in Qu’est-ce
que la phénoménologie ?, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, pp. 176-177. Dans sa critique
de Husserl et l’élaboration de sa phénoménologie asubjective, Patočka revient sur la
conception husserlienne de l’intentionnalité à partir de l’examen du concept « d’existence
d’un contenu pour moi ». Dans ce passage, il montre le subjectivisme latent de la
phénoménologie husserlienne qui tend à attribuer un caractère d’acte à l’appréhension,
c’est un caractère de vécu qui « constitue au premier chef l’existence de l’objet pour moi » :
c’est ici la « face subjective » des vécus qui est censée apporter les structures qui, « ne
pouvant s’appuyer sur une pré-donation intuitive, ont néanmoins besoin d’un appui, étant
dépourvues de signification objective au sens proprement réel ». Autrement dit, il
manquerait une axiomatique de la sphère du préindividuel comme dimension constituante
du vécu, et dont la structure est, comme nous le verrons, le monde en tant qu’a priori réel
de la subjectivité entendue comme corporéité et motricité.
Dittmar 135
Le sum n’est pas une chose en ce sens qu’il ne peut jamais apparaître de manière
autonome, qu’il ne se manifeste qu’en liaison et en connexion avec des
comportements relatifs aux choses. Aussi apparaît-il toujours comme ego
corporel, aux impulsions duquel le corps propre apparaissant est à même
d’obéir. Le corps propre en tant qu’égologique répond à un appel phénoménal,
satisfait ou cherche à satisfaire à une exigence, posée par la chose apparaissante,
qui s’ouvre devant moi […]. Les possibilités d’action, les occasions, le matériel
qui s’offrent à moi, m’attirent ou me repoussent. L’attraction ou la répulsion,
se déroulant dans le champ phénoménal, requiert une réalisation accomplie par
mon corps […]. La réflexion de l’ego doit avoir un caractère tout autre,
essentiellement pratique, originant dans l’essence initialement pratique du
contexte de notre vie16.
15
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2005, p. 61.
16
J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, pp. 203-
205.
136 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
« l’individu mûr, celui qui résout les mondes perceptifs en action, est aussi celui
qui participe au collectif et qui le crée… l’individu rencontre la vie en sa
maturité : l’entéléchie n’est ni seulement intérieure, ni seulement personnelle ;
elle est une individuation selon le collectif. »17
17
G. Simondon, ILFI, Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 217.
18
G. Simondon, ILFI, pp. 60-61.
19
G. Simondon, ILFI, pp. 264-265 ainsi que p. 267.
Dittmar 137
La personnalité apparaît comme plus que relation : elle est ce qui maintient la
cohérence de l’individuation et du processus permanent d’individualisation ;
l’individuation n’a lieu qu’une fois, l’individualisation est aussi permanente
que la perception et les conduites courantes ; la personnalité, par contre, est du
domaine du quantique, du critique20.
20
Ibid., p.268.
21
Ibid., p. 305.
22
Ibid.
138 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
sujet et, au fond, de personne humaine, comme être compris et toujours lié
à un milieu, une situation, un contexte.
Suivant cette définition, nous pouvons dire que la subconscience est donc
une condition de la conscience : « sans l’affectivité et l’émotivité, la
conscience paraît un épiphénomène et l’action une séquence discontinue de
conséquences sans prémisses »26.
Nous qualifierons ici cette condition comme pouvoir de synthèse
23
G. Simondon, ILFI, p. 246.
24
Simondon nous dit : « Au niveau de l’affectivité et de l’émotivité, la relation de causalité
et la relation de finalité ne s’opposent pas : tout mouvement affectivo-émotif est à la fois
jugement et action préformée […]. La polarisation affectivo-émotive […] est une résultante
ou comporte une intentionnalité », in ILFI, pp. 247-248.
25
P. Ricœur, « Introduction de Edmund Husserl », in Idées directrices pour une
phénoménologie, t. I, Paris, Gallimard, 1950, p. 20.
26
G. Simondon, ILFI, p. 248.
Dittmar 139
27
Ibid., p. 36.
140 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
4. ÉPOCHÈ ET INDIVIDUATION
28
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 269. C’est
sans doute à travers cette formulation que l’on peut rapprocher de façon pertinente, nous
semble-t-il, la philosophie de Patočka avec la thèse simondonienne du préindividuel, les
deux auteurs faisant prévaloir une condition de totalité génétique comme origine du savoir.
Dittmar 141
le monde n’est pas somme, mais totalité préalable. On ne peut pas en sortir,
s’élever au-dessus de lui. Le monde est, par tout son être, milieu, à la différence
de ce dont il est le milieu. Pour cette raison, il n’est jamais objet. Pour cette
même raison, il est unique, indivisible. Toute division, toute individuation29 est
dans le monde, mais n’a pas de sens pour le monde30.
Simondon définit cette totalité dans les termes d’une philosophie première :
29
Le terme d’individuation est ici utilisé dans son acception traditionnelle de la division
en genres et en espèces qui caractérise la signification analytique de l’objet.
30
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, op. cit.
31
G. Simondon, IPC, p. 137.
32
Comme le remarque L. Perreau dans son analyse de la question de l’individuation chez
Husserl, « dès 1915, Husserl emploie ainsi le concept de genèse (Genesis) pour désigner le
processus de concrétisation et d’individuation de l’expérience en général. La
142 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Dans cette perspective, c’est sans doute à Simondon qu’il revient d’avoir le mieux
formulé ce que J.-H. Barthélémy appelle la forme d’une « réduction au devenir » :
« il faut partir de l’individuation, de l’être saisi en son centre selon la spatialité
et le devenir, non d’un individu substantialisé devant un monde étranger à
lui »34.
phénoménologie génétique est aussi celle qui fait droit à la processualité de la constitution
de l’expérience. Dans le cadre de l’analyse statique, le sujet pouvait bien changer, mais
seulement en tant que corrélat subjectif de l’objet intentionnel. La corrélation du sujet et
de l’objet demeurait foncièrement statique dans sa structure interne et la phénoménologie
statique ne se donnait donc pas les moyens de rendre compte de la genèse de l’expérience.
Dans le cadre de la phénoménologie génétique en revanche, la corrélation sujet-objet est
appréhendée comme résultat d’un développement processuel qui mérite en lui-même
attention [l’individuation]. La recherche génétique est celle qui reconsidère l’activité
constitutive de la conscience en découvrant la genèse subjective qui l’anime ». L. Perrau,
« La question de l’individu et de l’individuation chez Husserl », in L’individu, sous la dir.
d’Olivier Tinland, Paris, Vrin, 2008.
33
Ibid., p. 23.
34
G. Simondon, IPC, p. 21.
Dittmar 143
Dans cette perspective, c’est sans doute à Simondon qu’il revient d’avoir
le mieux formulé ce que J.-H. Barthélémy appelle la forme d’une
« réduction au devenir » : « il faut partir de l’individuation, de l’être saisi
en son centre selon la spatialité et le devenir, non d’un individu
substantialisé devant un monde étranger à lui »35.
Cette réduction au devenir comme genèse ou γένεσις, au sens ionien, de
l’être du vécu à l’être en devenir, qui manifeste le caractère d’une genesis
es ousian dans le geste ultime de la phénoménologie à travers l’idée d’« ego
corporel » conçu comme mouvement36, ou comme corporéité motrice,
implique une conception dynamique de la réflexion sur soi, l’intentionnalité
prenant sa source dans la sphère propre du corps, c’est-à-dire dans
l’intensité perceptive de la personne qui pense son existence et tend à la
réaliser, à s’individuer :
La réalité de l’être dont il s’agit alors ne réside plus dans son individuation, ni
dans le milieu de toute individuation possible en général, mais dans la réalité
35
Ibid.
36
Merleau-Ponty confirme cette dimension fondamentale du mouvement en jeu dans
l’intentionnalité : « Toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait
inaugural que j’ai senti, que j’ai eu, avec cette couleur ou quel que soit le sensible en cause,
une existence singulière qui arrêtait d’un coup mon regard, et pourtant lui promettait une
série d’expériences indéfinie, concrétion de possibles d’ores et déjà réels dans les côtés
cachés de la chose, laps de durée donné en une fois. L’intentionnalité qui relie les moments
de mon exploration, les aspects de la chose, et les deux séries l’une à l’autre, ce n’est pas
l’activité de liaison du sujet spirituel, ni les pures connexions de l’ob-jet, c’est la transition
que j’effectue comme sujet charnel d’une phase du mouvement à l’autre ». M. Merleau-
Ponty, « Le philosophe et son ombre », in Éloge de la philosophie, pp. 212-213.
37
J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie, op.cit., p. 99.
38
O. Tinland, « Auto-affection et individuation selon Michel Henry », in L’individu, Vrin,
2008, p. 120.
144 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
39
M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,
Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2014, p. 141. De même, chez Merleau-Ponty, l’idée de
préindividualité est pressentie à partir d’une condition génétique : « Pour reprendre contact
avec des faits indubitablement organiques, nous sommes revenus enfin à l’ontogenèse et
en particulier à l’embryologie, en montrant que les interprétations mécanistes (Speemann)
aussi bien que celle de Driesch, laissent échapper l’essentiel d’une nouvelle notion du
possible : le possible conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un
ingrédient du monde actuel lui-même, comme réalité générale », in M. Merleau-Ponty,
Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1968, p. 137.
40
Ibid., p. 102.
41
M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, op.cit., p. 100. Pour une analyse
plus approfondie de la phénoménologie de M. Henry, notamment de sa critique du
bisubstantialisme au profit d’une dualité problématique du sujet charnel, du corps biranien
comme « mouvement senti dans son accomplissement, le sentiment de l’effort », on pourra
lire son ouvrage majeur, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie
biranienne, Paris, PUF, « Épiméthée », 2014, notamment le chap. III, § 3, p. 142, qui
illustre bien la critique du principe d’individuation en s’appuyant sur l’idée d’une
individualité sensible qui ne se limite pas à de l’empirique comme terme premier, car « la
théorie ontologique du corps nous interdit, nous dit-il, de voir en lui un principe
d’individuation empirique » (p. 143). Il y aurait ici une critique implicite de
l’hylémorphisme d’après une reformulation ontologique du statut du corps comme plan de
l’individualité et de la « subjectivité absolue », qui conditionne l’individuation comme
sentir et pas seulement comme « sensation individuée dans le temps » (p. 144). Au fond,
pour M. Henry, il faut partir du centre de l’être qu’est le corps subjectif et son mouvement
qui le situe dans l’action, pour identifier l’individu et son milieu où se joue sa constitution,
condition d’une connaissance intérieure, d’une reconnaissance de soi tandis que ce
mouvement qui est le nôtre s’accomplit : « l’être du mouvement est une effectivité
Dittmar 145
phénoménologique, dont tout l’être est précisément de nous être donné, et de nous être
donné dans une expérience interne transcendantale…dont la vie n’est rien d’autre que la
vie même de la subjectivité transcendantale », (Chap. II, pp. 84-85). Ou enfin, nous dit-il,
« c’est ce problème du savoir primordial de notre corps » qui paraît définir le véritable plan
de l’individuation de soi, « puisque dans une ontologie phénoménologique, l’être est
uniquement déterminé par la manière dont il se donne à nous » (p. 79). Retenons ici que
plan d’immanence absolue du corps et plan d’individuation peuvent être synonymes,
donnant sens à la possibilité d’une phénoménologie de l’individuation, à la croisée des
philosophies henryenne et simondonienne, et que l’enjeu de ce dialogue possède une
dimension spirituelle, celle de la possibilité, aperçue originalement par Maine de Biran,
d’une connaissance fondé sur le corps, le mouvement et le sentir, triade ontologique qui
redéfinit en l’approfondissant, la découverte cartésienne du cogito (Cf. Chap. II, pp. 76-
77 ; Chap. I, pp. 59-63).
42
M. Henry Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,
Paris, PUF, Coll. « Épiméthée », 2014, pp. 99-100. L’on remarquera que cette élaboration
génétique de la phénoménologie matérielle chez M. Henry repose également, comme chez
Simondon, sur une critique préalable de l’hylémorphisme. Comme le remarque O. Tinland,
« Ainsi s’obtient l’accès à la matérialité originaire de la phénoménalité, qui a pour nom la
vie. La matière, ici, n’est autre que la hylé husserlienne énergiquement découplée de la
morphé inhérente à toute visée intentionnelle. Elle est « l’élément sensuel qui n’est en soi
rien d’intentionnel », couche d’expérience purement immanente du corps vivant par lui-
même, qui n’est pas un simple matériau de base pour l’édification des synthèses
intentionnelles (représentations), mais constitue une sphère absolument irréductible à toute
visibilité, rebelle au primat métaphysique (« grec ») de l’hylémorphisme », in « Auto-
affection et individuation selon M. Henry », L’individu, sous la direction d’Olivier Tinland,
op.cit.., p. 105. On notera de plus, la proximité de la critique du principe d’individuation -
associé à la théorie aristotélicienne de l’hylémorphisme, mais aussi plus largement
146 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est
donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est notre ancrage dans le
monde […] L’identité de la chose à travers l’expérience perceptive n’est qu’un
autre aspect de l’identité du corps propre au cours des mouvements
d’exploration48.
percevoir est bien prendre à travers; sans ce geste actif qui suppose que le sujet
fait partie du système dans lequel est posé le problème perceptif, la perception
47
Ibid.
48
M. Merleau-Ponty, PP, p. 169 ; p. 216.
148 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
ne saurait s’accomplir […] c’est en s’orientant dans cette situation que le sujet
peut ramener à l’unité les aspects de l’hétérogénéité qualitative et intensive,
opérer la synthèse du divers49.
Ainsi, la perception ne porte pas sur une forme, elle n’est pas la saisie d’une
forme, mais l’invention d’une forme qui modifie la relation du sujet et de
l’objet : l’eidos perçu n’est pas abstrait d’un vécu logique, ni même objet
d’une réduction phénoménologique, c’est une polarité, une intensité, une
prégnance. C’est donc par le corps que la perception se produit de manière
intensive, par le surgissement d’une forme qui est saisie d’une situation dans
ses propriétés expressives. Tel est le sens de la prégnance de la Bonne forme
perceptive chez Simondon :
On peut donc dire que la prégnance définit la vraie forme, c’est-à-dire, pour
reprendre Simondon, l’information. Substituer la notion d’information à la
notion de forme est la clef du problème perceptif et, à plus forte raison, de la
science :
On doit considérer le sujet entier dans une situation concrète, avec les
tendances, les instincts, les passions […]. L’intensité d’information suppose un
sujet orienté par un dynamisme vital : l’information est alors ce qui permet au
sujet de se situer dans le monde. Tout signal reçu possède en ce sens un
coefficient d’intensité possible […]. Les formes géométriques prégnantes ne
nous permettent pas de nous orienter ; elles sont des schèmes innés de notre
perception, mais ces schèmes n’introduisent pas un sens préférentiel. C’est au
niveau des différents gradients, lumineux, coloré, sombre, olfactif, thermique,
que l’information prend un sens intensif, prédominant […]. L’objet est une
réalité exceptionnelle51.
49
G. Simondon, ILFI, p. 244. C’est nous qui soulignons.
50
Ibid., p. 236.
51
Ibid.
Dittmar 149
CONCLUSION
AURÉLIEN ALAVI
1
Principe auquel nous souscrivons, dans la mesure où nous nous refusons à faire de la
« manifestation », de la « donation », le fond de toute chose. Pour autant, le phénomène tel
que nous l’entendons avec Richir, n’est pas l’autre nom de l’apparition d’un étant
quelconque ; il est plutôt, du moins dans les couches les plus archaïques de notre vécu,
rien-que-phénomène, un tout labile de concrétudes – affections et aisthesis qui se
combinent dynamiquement pour former des phantasiai-affections pures, lesquelles
tapissent notre inconscient, « phénoménologique » avant d’être psychanalytique – qui
clignote entre l’apparition et la disparition.
2
Ce fourvoiement, analysé en ces termes par L. Binswanger, est le symptôme d’une
privation d’un certain domaine de l’expérience humaine (dans l’exemple de Binswanger,
celui de l’étendue ; pour nous, il s’agit du normatif dans sa transcendance), privation
découlant elle-même de l’exagération d’une dimension complémentaire de notre existence,
il est vrai structurante (mais pas exclusive). Ici, celle de la donation, prétendument délivrée
de toute mesure. Ce mirage de l’auto-donation, il nous semble que Richir le conjure par
cette formule : « il n’y a pas de “donation” hors de l’institution symbolique », M. Richir,
La Crise du sens et la phénoménologie – Autour de la Krisis de Husserl, Grenoble, Jérôme
Millon, coll. Krisis, 1990, p. 82.
3
Expression typiquement richirienne, mais qui n’est pas sans faire écho, selon nous, à la
« philosophie des formes symboliques » de Cassirer. On sait que celui-ci s’efforça
d’élucider le chiffre des différentes cultures (à l’instar, ce qui nous intéresse au premier
chef, de la culture mythique) en érigeant ce qui devait être des « lois » de l’esprit. De même,
nous interprétons ces régimes de pensées comme des « formes de vie », qui sans doute se
répercutent bien au-delà sur notre vie théorique. Ils constituent tous ensemble des
possibilités déterminées pour la réflexion, sinon pour l’existence en son intégralité.
152 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Ce n’est qu’une fois établi, stabilisé justement, qu’un tel sens trouve une
place dans le modèle « frégéen » de la dénotation. Mais alors il se voit
transposé en ce qui n’était, dans le cours de son procès, que l’horizon de son
déploiement. Raison pour laquelle il paraîtrait impropre et saugrenu de
réaliser la rétrojection des termes d’une opération déterminante sur ce
phénomène : le travail du concept, fatalement coextensif d’une position ou
d’une thématisation, ne pourrait qu’interrompre le mouvement
d’élaboration d’un sens encore en gésine. Partant, il convient de reconnaître
que ce même modèle s’échoue au bord de l’exigence phénoménologique
que serait la description d’un phénomène de langage, aussi nommé sens se
4
Sur cette question, nous renvoyons surtout aux deux derniers chapitres de Logique du
phénomène, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », Paris, 2016. Chapitres qui de surcroît
ont le mérite d’exposer le rapport qu’entretient son réalisme avec l’approche
phénoménologique, eu égard au problème de la manifestation.
5
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Jérôme
Millon, 2006, p. 28 (Par suite noté FPTE).
Alavi 153
6
Façon triviale d’exprimer le passage du « moment » du sublime de l’état virtuel à
l’actualité. Cf. infra, p. 41-47.
7
« L’énigme du sens venant à poindre est précisément que, d’une certaine manière, je la
“possède”, déjà ou en suis déjà “habité”, alors que, d’une autre manière mais
corrélativement, elle m’échappe, est fuyante, au point que, en quelque sorte pour m’en
assurer, je me sens requis par son déploiement en une parole qui la dise et que je dois faire.
Cela signifie cette chose capitale que, même dans son état le plus inchoatif, le sens qui vient
à poindre est d’un seul coup promesse d’un sens qui ne se révélera que par son déploiement
et exigence du même sens qu’il s’agit précisément de déployer fidèlement par rapport à ce
qui s’est déjà révélé de lui. » Ibid., p. 30.
8
« Or le sens que la parole cherche à dire n’est pas, en général, déjà sens intentionnel en
son acception husserlienne, car c’est lui, dans son indétermination initiale, qui est relative,
que la parole vise, et non pas une signification (Bedeutung) », ibid., p. 29.
9
Selon Richir, et en un sens avec Freud, il y a bien quelque chose comme une « pensée »
du rêve, mais qui travaille à l’aveugle, tout entière livrée au jeu des synthèses passives, qui
rythment ainsi des concrétudes presque aussi nébuleuses que les phantasiai pures – en
raison d’une porosité toute particulière à ces dernières : « cette pensée est “inchoative”,
faiblement concentrée, hésitante, plus que toute autre à la recherche d’elle-même, c’est-à-
dire plus que toute autre exposée aux jeux phénoménologiques de la transpassibilité, aux
surgissements et aux éclipses inopinées des apparitions de phantasia – qui contribuent au
caractère obscur et biscornu du rêve… », in M. Richir, Phénoménologie en esquisses.
Nouvelles fondations, Jérôme Millon, Grenoble, 2000, p. 319 (noté PE infra). Phase de
temporalisation toujours plus ou moins avortée, peinant à franchir la barre de la virtualité
pour aussitôt retomber dans l’anonymat hors langage, et paraissant donc travailler en pure
perte. Il n’en va assurément pas de même dans l’exercice de la pensée vigile, où
précisément un soi vient prêter assistance au sens parti à la recherche de lui-même.
154 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
travers quoi tel ou tel sens cherche, non pas à « s’exprimer »10, mais à se
dire par l’accumulation de ses « lambeaux », véritables « signes
phénoménologiques » tenant lieu de relais pour le déploiement
temporalisant du sens, et qu’il nous faut impérativement distinguer de leurs
homologues linguistiques, lesquels en constituent la découpe stabilisée,
sédimentée et instituée, et toujours se réalisant en conformité à certaines
règles d’enchaînements. C’est que tout phénomène de langage temporalise
un sens qui se cherche précisément entre les signes d’une certaine langue,
qui pour ainsi dire s’invente, mais seulement au creux des opérations
linguistiques11 portées par tel ou tel système symbolique12. Pour Richir,
c’est bien cette recherche, cette aventure du sens au fil de lambeaux de lui-
même, qui constitue la pensée13. Il ne saurait être question cependant de
faire l’économie d’une langue qui, à défaut de constituer toute la Gehalt du
sens ici interrogé (Sinnbildung, et non Bedeutung), joue cependant le rôle
10
S’il y a expression, c’est toujours par l’entremise d’une langue ou de codes symboliques
– dont certes le sens ne saurait se passer.
11
Car le signe, linguistique, musical ou autre, et pour autant que sa matérialité se voit
« mise en suspens » dans le procès de l’énonciation, implique de manière non
intentionnelle une opération « conceptuelle » (de liaison, de modalisation, etc.), laquelle ne
devient effective qu’à s’appliquer au sens qui se file dans ce procès. Pour une théorie de
ces opérations, et des concepts pris comme « opérateurs analytiques » de sens en
mouvement, cf. Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble Jérôme Millon,
2008, p. 182-204 (noté FPL). Retenons simplement que l’opération dénotative (et le
concept qui la sous-tend, nommé « concept monstratif ») n’est à tout prendre, que l’une
des nombreuses modalités de découpage du sens (phénoménologique) en significations
(symboliques).
12
M. Richir, L’expérience du penser. Phénoménologie, philosophie, mythologie,
Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 39 (par suite noté EP) : « Les “signes”
phénoménologiques, ou plutôt les “êtres” (Wesen) de langage, jouent donc toujours, dans
la parole opérante qui se dit elle-même en langue, à revers de la langue, à distance d’elle,
même si cette distance est insituable, entre les lignes et les mots, comme l’entre-aperçu qui
est sous-entendu ». Si donc le phénomène de langage qui se déploie à mesure (d’un temps
qui lui est propre) exerce des effets sur la langue – dans la mesure où nous cherchons nos
mots, parfois au risque du néologisme, avec l’intention de fixer le sens que nous avons sur
le bout de la langue ; et c’est ainsi que les signes phénoménologiques « réaccordent selon
leur nécessité les possibles symboliques de la langue… », p. 41. Il n’exerce cette influence
que depuis une irréductible distance. C’est pourquoi il convient de parler d’effets
« virtuels », desquels toute langue serait transpassible, plutôt que simplement passible :
étant donné qu’ils tirent leur origine d’un ordre qui n’est en rien commensurable aux
possibilités de la langue, mais bien au contraire, bouleverse ces dernières. Notre langue vit
de ce sens in fieri qui la transit depuis pareil hiatus, un abîme que tant les lambeaux de sens
que les concepts de notre institution symbolique ne sauraient combler. Notons déjà que
tout phénomène de langage demeure quant à lui transpassible de ce que Richir la « masse
inchoative du langage ».
13
M. Richir, FPL, p. 35. « Toute pensée véritable » est une pensée « qui fait du sens et ne
se contente pas de communiquer des informations ».
Alavi 155
14
« Dans cette situation, la langue, n’est plus le support du sens, car elle en est, en quelque
sorte, le dépôt sédimenté, le détour nécessaire à sa fixation. » M. Richir, EP, p. 41.
15
« c’est par rapport à ces lambeaux de sens eux-mêmes que […] les enchaînements de
langue se disposent – les « mots » me viennent au lieu que j’aille les chercher dans un
grenier, ce qui supposerait la liberté, ici une part d’arbitraire, de choix successifs. » M,
Richir, EP, p. 36.
16
Sertie de lambeaux de sens, mais aussi nous le verrons, de Wesen sauvages de langage
(à titre de concrétudes « virtuelles »), ainsi que de phantasíai perceptives ; sans que ces
trois genres de concrétudes soient réductibles les uns aux autres.
17
Ce n’est là bien sûr qu’une première ébauche de ce qu’il nous faut entendre,
concrètement, par cette fidélité au langage.
156 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
EN GUISE DE PRÉAMBULE
18
Parler d’« être », selon nous, c’est déjà opérer un certain découpage ; faisant signe vers
ce que Richir nomme l’institution symbolique de la philosophie, soit le régime de pensée
« inauguré » par la pensée platonicienne. Nous préférons donc maintenir le vocable de
« concrétude », ou de consistance phénoménologique.
19
M. Richir, EP, p. 468. « ce serait une naïveté – ou pire, une arrogance – de philosophe
de penser que le spectre (de ce qui se met en jeu quand du sens doit se faire) ne puisse être
“balisé” que par la seule philosophie ».
20
Ibid. « métastabilité du sens se faisant entre plusieurs codages symboliques des
aperceptions, lesquels correspondent à plusieurs opérations, entrecroisées dans la
temporalisation/spatialisation du sens se faisant. »
Alavi 157
que nous avons de leur facticité21 – simplement « d’être ce qu’elles sont »22.
Et, cependant, toujours identifiables en tant que telles ou telles, ce qui, a
minima, laisse préjuger de leur stabilité et de leur disponibilité. Ce sont là,
selon nous, les propriétés du Vorhandensein de l’intentionnalité perceptive,
sur laquelle se fonde tout acte de connaissance. Or, si l’objet de perception
n’est pas le dernier mot de la phénoménologie (tant s’en faut !), en ce que
lui-même procède d’une Stiftung symbolique, alors il nous faut apprendre,
au risque de multiples forçages, à conjurer le caractère obnubilant de ce
même Vorhandensein, dans la mesure où ses propriétés ne vont tout
simplement pas de soi.
De fait, au niveau du champ du non-positionnel, les phénomènes ne
« sont pas ce qu’ils sont » (mais sont plutôt pris à des « revirements », sinon
à des « clignotements » instantanés) et, partant, ne sont pas susceptibles de
faire l’objet d’une reconnaissance thématique. Dans une épreuve affective,
de même que dans une expérience de pensée, ou bien dans une rencontre
intersubjective (entre Leiben), rien, du point de vue phénoménologique, ne
saurait être considéré comme « identifiable », au sens de ce qui pourrait
remplir un acte dénotatif.
Dès lors, sera dite auto-coïncidente toute chose se voyant passible d’une
identification, dans un acte thématique. Terme que nous justifions par le fait
que cette simple potentialité23 suppose la déformation d’une non-
coïncidence que nous osons dire plus originaire, en ce qu’elle fait signe vers
des niveaux d’expériences plus archaïques, sur lesquels repose
l’intentionnalité24. En effet, les choses, plus précisément les phénomènes,
sertis de concrétudes, sont toujours, à de tels registres, traversés par des
écarts internes, ce que Richir nommait dès ses premiers textes des
« distorsions phénoménologiques ». Distorsion dont le vide intuitif n’est
qu’un écho lointain25, nous le concédons. Si celui-ci atteste de la
21
Facticité du réel qui s’atteste suprêmement, chez Benoist, dans la perception. De fait,
dans nos termes : l’expérience perceptive (doxique) est la base (architectonique) de cette
identification conceptuelle. C’est ainsi que nous retraduisons la célèbre Fundierung
husserlienne, du catégorial sur le sensible.
22
« Caractère » en effet : car il s’agit pour nous, en quelque façon, d’une détermination
primitive.
23
Dans la mesure où le signe est toujours coextensif d’un habitus kinesthésique. C’est sous
cette forme que le nom de l’objet peut « habiter » l’expérience perceptive, tel un implicite
logé dans la significativité sédimentée de l’objet.
24
Doxique puis discursive, dès lors que cette identification est réalisée.
25
Sur ce « halo de vide » comme trace du porte-à-faux inhérent au phénomène de langage :
cf. M. Richir, PE, p. 184-203. On arguera peut-être qu’il faudrait introduire une médiation
supplémentaire : la diastase (elle-même concrétisée par une « affection stabilisée ») et son
clignotement, tenant en respect et en tension cette même affection et le plus vieux/plus
jeune de la diastase. Cette première interruption du langage, encore pré-intentionnelle,
prépare l’institution de la doxa, tout en ouvrant à l’expérience affective (celle du Gefühl,
158 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
non des affections qui dynamisent les lambeaux de sens) et à l’imagination encore non-
doxique, rêveuse, à sauts et à gambades, pour ainsi dire. Expériences dont les « objets »
sont fatalement transitoires, bien que mûrissant et « vivant leur vie » au sein de ces
diastases, comme autant de phases de présent bientôt tombées dans l’oubli. Cependant, il
ne nous semble pas indispensable de les intégrer dans nos analyses. Par « présent », nous
entendrons donc ce temps étale et continu au sein duquel l’objet dure, du fait de la
sédimentation de sa significativité ; et non cette forme primitive, et encore relativement
proche de la temporalisation en langage, de « présent vivant ».
26
Ici les significativités intentionnelles, avant les concepts (en tant qu’opérateurs de
monstration).
27
Outre les éléments pour ainsi dire matriciels que Richir a su tirer de sa lecture de
Winnicott, et qui relèvent de la phénoménologie génétique stricto sensu ; il faut reconnaître
que l’identification présuppose toujours l’institution du présent (et partant, un autre rythme
temporel que celui du langage) et du sens intentionnel (condensant la polysémie intrinsèque
au sens de langage, dont il tire son origine). Comme nous le verrons, cette double institution
procède toujours, architectoniquement parlant, du court-circuit du sens in fieri, soit de
l’interruption de son écart interne, lequel rendait impossible son identification (ou a fortiori
celle de ses composants concrets). Cet écart étant résorbé, alors seulement pouvons-nous
avoir affaire à des étants stables munis de significativités relativement univoques ; qui sont
ce qu’ils sont.
28
Pourquoi dès lors s’obstiner à parler de « phénomène » ? C’est qu’il en subsiste au moins
une trace, ce que Richir nomme un « halo de vide ». Abîme non rempli sans lequel il n’y
aurait pas d’intentionnalité, et donc pas d’implications intentionnelles – ces concrétudes
implicites qui contribuent pourtant à la singularité, à la profondeur et à la persistance du
perçu.
Alavi 159
29
C’est le propre de l’intentionnalité perceptive que d’instituer son objet en extériorité.
30
Identité à soi qui est assurément tout autre chose que « telle ou telle » identité. Il est bien
question ici de l’indépendance de l’être, et non point de la façon dont nous le normons.
31
La non-adhésion à soi du phénomène de langage peut être appréciée à l’aune de cet écart
interne qui le transit. Notons cependant que cette non-coïncidence peut encore être élucidée
depuis un autre plan, au moins tout aussi fécond : non plus celui de la phénoménalité
comme telle, mais celui des concrétudes qui en constituent l’épaisseur. C’est là tout l’objet
de l’analyse méréologique menée par Pablo Posada Varela, qui s’efforce de borner puis
d’ausculter les « concrescences » au sein desquelles les concrétudes ne sont que d’être en
rapport de dépendance avec d’autres concrétudes. Cf. Pablo Posada Varela,
« Irréductibilité et dépendance. De la réduction méréologique comme phénoménalisation
de l’altérité »,in Interpretationes. Acta Universitatis Carolinae. Vol. VI/ Nº. 1-2/ 2016. pp.
160 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
que la philosophie est elle-même, en Grèce, une institution symbolique, ou plutôt procède
de l’institution symbolique, en elle, de l’extériorité comme telle : extériorité de la physis
ou extériorité de ce qui est, de ce qui n’a jamais attendu les hommes et ne les attendra
jamais pour être, en quelque sorte à partir de soi […] ».
36
J. Benoist, Logique du phénomène, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2016,
p. 180 : « Dans la perception, tout simplement, je perçois ce que je perçois, c’est-à-dire par
exemple une maison. Il n’y a pas immédiatement de sens à retraduire cette tautologie en
disant qu’une maison “m’est donnée” là ». Il faut cependant distinguer cette « tautologie »
(attestant de « l’auto-coïncidence » des étants) de la tautologie symbolique (transparence
de l’être au concept), qui selon nous, introduit une nouvelle déformation cohérente. Dans
l’acte de dénotation du perçu, la significativité (et partant toutes ses implications) se plie
au règne du discursif.
37
M. Richir, « Sens et Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », in
Figures de la Rationalité, Études d’Anthropologie philosophique IV, Institut Supérieur de
Philosophie de Louvain-La-Neuve, 1991. Précisons que, dans la mesure où il n’y a pas
d’autre accès à la réalité que la langue elle-même, la philosophie instaure une division de
la langue par rapport à elle-même en langue commune et en langue philosophique, cette
dernière censée être identique, quant au sens, à la réalité (cf. M. Richir, EP, p. 58). Richir
baptise « langue logico-eidétique » ce discours au sein duquel certains êtres de langage,
« énoncés » ou « propositions logiques », sont susceptibles d’être vrais ou faux « selon
qu’ils proposent, ou non, dans cette sorte de métalangue épurée, les êtres (eidè) tels qu’ils
sont censés être, et pas autrement qu’ils sont censés être » (M. Richir, « Sens et Paroles :
pour une approche phénoménologique du langage »).
162 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
38
Comme l’écrit Benoist, « à chaque fois, le descriptif donné, s’il est correct, les cerne bien
exactement pour ce qu’elles (les choses) sont. », Concepts, Paris, Les Éditions du Cerf,
2010, p. 117. Dès lors, cela revient à dire que « ce qui est déterminé comme ceci ou cela
par le concept ne diffère pas de la chose qui est ce qu’elle est », L’Adresse du réel, Paris,
Vrin, 2017, p. 277.
39
M. Richir, « La mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux », in
Epokhé n° 5 : la démesure, Grenoble, Jérôme Millon, Grenoble, 1995.
40
« Et en tant que, depuis Parménide, penser véritablement, c’est identifier, penser
véritablement est dès lors nommer. C’est depuis la nomination, depuis l’identité
symbolique, dans le nom, du signifiant et du signifié, que, dès lors, la langue se trouve
découpée en signes ; ou plutôt c’est depuis ce premier découpage que s’engrènent les autres
comme plus ou moins proches ou lointains du découpage en noms… », in « Sens et
Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », Figures de la Rationalité,
Études d’Anthropologie philosophique IV, Institut Supérieur de Philosophie de Louvain-
La-Neuve, 1991. Les signes ne le sont plus alors que d’un seul type d’opération (ou
d’« intention de signification », en termes husserliens) : la monstration. Cf. M. Richir,
FPL, p. 99.
41
Ce logos en effet est « filtré par l’identité et la non-contradiction » (M. Richir, EP, p. 62).
Identifier des êtres lisses et plats – ayant pour ainsi dire enseveli leurs distorsions – tel
pourrait être le chiffre du régime de pensée proprement philosophique. Retenons déjà le
constat qui suit immédiatement cet extrait : « Le contact avec le langage et avec ses
concrétudes paraît bien, en tout cas, avoir été perdu. ».
Alavi 163
42
Ibid., p. 58. « L’un des “motifs” architectoniques fondamentaux de l’institution de la
philosophie est l’institution de la “réalité” (ousia) comme de droit indépendante de la
langue, qui est toute dans la réflexivité abstractive du “en tant que”. ».
43
M. Richir, EP, p. 62-63. Ajoutons que ce logos logique semble reconduire l’illusion et
l’apparence à de simples dévoiements liés à l’exercice non-maîtrisé de notre
« grammaire ». Il s’agirait donc d’une pensée « dont les illusions ne procèderaient plus, à
sa limite, que de “fautes” de syntaxe (l’erreur est toute dans le jugement) – tant la
sémantique est supposée assurée à partir du parallélisme du logique et de l’onto-logique,
et même si cette assurance n’a finalement lieu que pour des cas triviaux… » (ibid.). Et c’est
ainsi sans doute, que J. Benoist interprète l’illusion de l’auto-manifestation dans les textes
de Jean-Luc Marion : comme résultant d’une erreur de grammaire. Or, Richir nous exhorte
de considérer l’illusion, le simulacre, comme une dimension essentielle de la
phénoménalisation. Par quoi cette « fausse pensée » en appelle encore à une analyse
phénoménologique (serait-elle exclusivement critique), là où l’erreur de jugement, ne
pouvant faire l’objet que d’une évaluation épistémique, nous éloigne de la considération
des phénomènes comme rien-que-phénomènes et de leurs concrétudes à la lisière du néant
(encore qu’il y ait, sans doute, une Sachlichkeit propre à l’acte du jugement ainsi qu’à ses
objets, notamment idéaux – et c’est tout l’enjeu de l’Institution de l’idéalité que de mettre
en exergue leur part concrète d’indétermination, et les schématismes dont ils procèdent) et
nous en éloigne au profit de celle, toute symbolique, de la prédication du vrai et du faux.
Sur l’irréductibilité des « fausses pensées » aux erreurs logiques, désignations inadéquates
et autres « pensées fausses », voir M. Richir, De la Négativité en phénoménologie,
Grenoble, Jérôme Millon, 2014, pp. 53-81 en particulier. Comme Richir le fait lui-même
(cf. Ibid., note 3, p. 57), nous empruntons cette distinction entre « pensées fausses » et
« fausses pensées » à Pablo Posada Varela, distinction développée par ce dernier dans,
entre autres travaux, « La idea de concrescencia hiperbólica. Una aproximación
intuitiva. », Eikasia, nº 47, 2013, pp. 117-166, et notamment dans le § 6 « Primera
comparecencia del Genio Maligno ».
164 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
44
« La foi symbolique de la philosophie réside dans la croyance que penser vraiment, c’est
penser l’être tel qu’il est en dehors de la pensée, et que l’être vrai, tel qu’il est hors de la
pensée, n’est accessible qu’à une pensée “vraie”, c’est-à-dire une pensée identique de
l’identique », M. Richir, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et
phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 272-273 – par la suite
notée MP. Ce pourquoi, chez Richir, il y a toujours un strict parallélisme entre les
eidétiques formelle et matérielle.
45
Eux-mêmes auto-coïncidents, mais cette fois en un sens beaucoup plus radical : ces
concepts étant des unités de sens sédimentées par auto-saturation (bien que celle-ci,
finalement, ne soit jamais qu’« illusion transcendantale »), cf. M. Richir, FPL, p.184.
Alavi 165
46
Et donc visé intentionnellement, c’est-à-dire au présent d’un acte de conscience.
47
Principalement les sédimentations (statiques ou kinesthésiques) et les protentions vides.
48
D’un savoir doxique, en deçà du remplissement adéquat venant confirmer un acte
dénotatif. La doxa a précisément lieu quand l’intentionnalité, qu’elle soit perceptive ou
imaginative, sait ce qu’elle vise. Savoir implicite, mais bien réel, dans la mesure où il m’est
toujours possible de nommer ce que je vois (ou que j’imagine). Mais alors il est vrai, nous
nous détachons du champ de la doxa.
166 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
49
En vérité, une forme d’écart demeure dans le champ de la connaissance, ne cessant de
contester la toute-puissance (pour une part illusoire) du principe d’identité. Pour Richir, en
effet, rien ne coïncide jamais tout à fait avec soi.
50
Nous comprenons alors que la célèbre relation de Fundierung thématisée par Husserl
opère en vérité une déformation cohérente de la structure et des propriétés du registre
fondateur (la base phénoménologique) au sein du registre fondé.
51
M. Richir, MP, p. 273. « La philosophie, nous l’avons défendu ailleurs, s’institue dans
le mouvement de l’institution symbolique pour elle-même de l’identité. Et c’est en elle que
l’identité, dans le mouvement de l’identification à soi de l’illumination qui abstrait cette
dernière de son contexte phénoménologique, en la faisant se précéder et se suivre elle-
même dans son concept, se dédouble en identité de l’être et identité de la pensée, tenues
ensemble dans leur tautologie symbolique. ».
52
M. Richir, EP, p. 86. « Les pensées dont parle Platon, les noèmes, ne peuvent être que
des condensés unitaires centrés sur des significations plus ou moins univoques. Le gain en
précision (en “acribie”), qui est le fruit du travail symbolique d’élaboration symbolique de
la langue philosophique est du même coup une perte en langage (en “pensée”), parce que
la pensée s’est excédée dans sa concentration… ».
Alavi 167
53
« Ce qui définit fondamentalement l’humain, pour M. Richir, c’est une non-coïncidence
originaire, un écart originaire, comme “rien d’espace et de temps”, entre le “soi” et le “soi”,
ce qu’il appelle une “non-adhérence à notre vie et à notre expérience” », Alexander Schnell,
« La précarité du réel. Sur le statut de la “réalité” chez J.G. Fichte et Richir », in Annales
de phénoménologie, n° 11, 2012, pp. 93-111.
54
Assimilable à l’être, et non à la Sachlichkeit.
55
M. Richir, FPTE, p. 329. « Par suite, il faut chercher ailleurs la source de la position du
réel, et de l’extériorité du réel par rapport au champ des schématismes et des phantasiai…
Mais il en ressort que la définition du réel a quelque chose à voir avec la coïncidence à
soi ».
56
Ibid., p. 330.
57
Par l’effet de cette Urdoxa, la réalité semble nous donner en gage de se perpétuer de
manière prévisible : l’identité des choses se maintiendra, dans un temps linéaire que rien
ne semble pouvoir court-circuiter.
58
M. Richir, EP, p .61. Ce qu’il peut y avoir de langage en eux est devenu méconnaissable,
ce dont témoigne l’abstraction par laquelle, face aux idées comme noémata, il ne peut y
168 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
finalement que l’effet d’une foi présomptive, dans la mesure (comme une
réduction statique suffit à nous le révéler) où le sens de l’objet perçu n’est
jamais enfermé dans une identité conceptuelle, en tant qu’il évolue à
mesure ; dans le champ de la connaissance, voici que cette auto-coïncidence
est directement réfléchie, thématisée comme telle, si bien que l’identité de
l’objet avec lui-même semble aller de soi59.
Ainsi, la réflexion philosophique telle que nous l’entendons est bien une
« pensée en abstraction », paraissant vouée à déformer l’etwas qu’elle
thématise pour le modeler à la mesure d’un être, d’une identité à soi délestée
de toute forme résiduelle de langage60. Mais comment, dès lors, cette pensée
pourrait-elle s’aventurer sur les sentiers du langage, en lui-même et pour
lui-même ? Et partant, appréhender un phénomène où certes, il y va du sens,
mais non point du sens d’un objet, et moins encore celui d’un être
parfaitement auto-coïncident ?
C’est, nous l’avons indiqué, l’exemple même de la parole opérante :
avoir que des choses brutes et aveugles, des noémata anoéta ». Étant donné en effet que le
sens intentionnel de l’objet est dissimulé sous le concept. Sa figuration dès lors, n’a plus
valeur que de remplissement vérificateur.
59
Ainsi la phénoménologie richirienne, à rebours des évidences auxquelles nous adhérons
lorsque rien ne vient suspendre l’attitude naturelle, postule que l’identité à soi des êtres et
des choses est déjà une espèce de détermination primitive, elle-même redevable de
l’interruption doxique et du colmatage de la non-coïncidence originaire, soit de l’institution
de la réalité – dont l’autre nom est l’auto-coïncidence. Seulement rehaussée pour être
thématisée dans le champ de la connaissance et de la langue philosophique, la doxa est
comme arrachée au jeu des implications implicites qui soutenaient tantôt la chose perçue,
dont elle-même assurait simplement le caractère positionnel. L’objet alors n’est plus
simplement posé doxiquement, mais reconnu en tant que tel. Et par le filtre du « en tant
que », voici qu’il perd sa réserve d’implicite, son halo de vide, qui d’une certaine façon, ne
cessait de rouvrir la brèche, et ainsi de repousser le risque d’un enfermement identitaire.
60
M. Richir, EP, p. 62. « la pensée philosophique […] est une pensée en abstraction : en
un sens, l’institution symbolique de la philosophie signifie institution du langage en langue
de l’être, comme si la langue avait complètement absorbé le langage et s’était refermée sur
elle-même, en concepts ou en êtres de langue (logico-grammaticale), ou comme si,
parallèlement, dans cette absorption du langage, la langue n’avait plus qu’à dire de l’être,
par surcroît codé (ou recodé) par l’identité et la non-contradiction ».
61
M. Richir, « Ereignis, Temps, Phénomènes », in Heidegger : Questions ouvertes, Paris,
ed. Osiris, coll. Collège International de Philosophie, 1988. « Tout est là, en effet : dans le
fait que, dès lors que nous cherchons à dire quelque chose d’un tant soit peu complexe,
nuancé ou subtil, qui n’est de l’ordre ni de l’état-de-choses ni de l’état-de-faits, notre parole
doit se frayer un chemin, se faire hésitante, doit s’anticiper et se corriger elle-même, se
mesurer à l’aune de ce qu’elle cherche à dire, entre les lignes et les mots. » La parole n’est
certes pas le seul lieu d’exercice du langage, mais l’un des exemples les plus commodes à
Alavi 169
décrire – puisque l’on peut laisser en sourdine la question des figurabilités (mais en vérité
agissantes, depuis leur virtualité).
62
Leur différence tient au fait que la conscience vigile (=l’énonciation), si elle emploie, à
l’instar de la pensée du poète ou du compositeur, une certaine langue, des codes
symboliques, fait cependant l’économie de ce que Richir nomme des figurabilités (à ne pas
confondre avec des figurations, Abschattungen ou Bildobjekte toujours temporalisés au
présent).
63
« Tout comme, pourrait-on dire, dans l’expression linguistique qui fait du sens […], les
signes dans leur “matérialité” étant mise hors circuit, dans l’expression musicale, je n’en
perçois pas les éléments un à un dans des présents successifs, mais me borne à suivre le fil
se déroulant de la musique elle-même », M. Richir, « De la “perception” musicale et de la
musique », in Filigrane n° 2: Traces d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
170 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
La question du langage est, nous l’avons dit, en étroite corrélation avec celle
de la pensée, et de la pensée comme « élan » de la conscience, à l’aune
duquel le sens peut advenir à lui-même (en même temps que vers ce qu’il a
à dire, pour et par quelqu’un65).
Le langage comme phénomène est d’abord attesté par son rythme :
temporalisation en présence d’un sens se poursuivant au fil de ses lambeaux.
Il n’est donc rien d’autre que l’expérience temporelle de la Sinnbildung. Or,
c’est le sens lui-même qui se situe in extenso dans la recherche temporelle
que j’en fais66. Il réside tout à la fois dans le passé (rétention) de la
prémonition que j’ai eue de ce qu’il y avait à énoncer, à l’occasion d’une
« illumination » ayant amorcé mon « vouloir dire » ; et dans le futur
(protention) du projet de ce qu’il y reste encore (et toujours) à dire. Et le
64
C’est-à-dire depuis le registre architectoniquement inférieur, dont il procède. S’il n’y
avait pas cette distance irrécupérable entre les deux registres, l’expression en langue
épuiserait, tout simplement, le phénomène de langage pour lequel il s’agit bien plutôt de
trouver les mots justes. Ceux-là ne collent pas aux lambeaux du sens qu’ils cherchent à dire
– sauf à se placer sous le règne de l’énoncé logique, qui se veut immédiatement transparent
à ce qu’il y a à dire.
65
Ce qu’il nous faudra nommer la « réflexivité » du sens de langage s’appuie en fait sur
deux ipse : double jeu du soi du sens et de notre soi propre, se réfléchissant l’un par l’autre,
et se constituant l’un avec l’autre. « Il y a d’une part l’ipse du sens se faisant, mais aussi
ma propre ipséité par laquelle l’ipse du sens peut se réfléchir : je ne puis appréhender l’ipse
du sens qu’en apercevant du même coup mon propre ipse […]. Le phénomène de langage
advient lorsque quelqu’un vise et déploie un sens, de sorte que ces deux unités se
constituent l’une avec l’autre, et l’une par l’autre », Sacha Carlson, De la composition
phénoménologique. Essai sur le sens de la phénoménologie transcendantale chez Marc
Richir, pp. 387-402 (thèse non encore publiée à ce jour).
66
Nous n’avons pas affaire à un sens qui ne serait point intemporel en soi, mais voué, en
raison de notre finitude, à s’élaborer dans le temps. Le sens lui-même est temporel. Et c’est
pourquoi l’historicité sédimentée (par couches successives de sens) dans la significativité
de l’objet perçu, en est la trace, au registre intentionnel.
Alavi 171
67
Distensio entre un horizon de passé (ce que je sais déjà du sens) et de futur (projet du
sens, ce qui reste encore à dire) que Richir nomme le porte-à-faux du sens in fieri.
68
M. Richir, EP, p. 36.
69
Continuité qui n’est certes pas linéaire et plate, à l’instar de celle associée à la temporalité
des présents. Nous relèverons sous peu les soubresauts qui la traversent et la cadencent,
ainsi que sa composition multistratifiée. Toujours est-il que ces propriétés communiquent
avec son caractère acentré.
70
« Par-là, on comprend que le sens de langage n’est pas une pure “dissémination”, mais
qu’il est toujours partiellement stabilisé : il est reconnaissable, bien qu’il ne relève d’aucun
signe de la langue, donc d’aucun concept », Sacha Carlson, De la composition
phénoménologique, p. 388. Introduire un opérateur de monstration en vue de l’identifier
reviendrait justement à court-circuiter le processus.
172 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Et Richir refuse du même coup que le sens puisse s’élaborer le long d’un
écoulement temporel uniforme, dans le flux du présent74, en
« rebondissant » de signe en signe comme de Zeitpunkt à Zeitpunkt – tout
en enchaînant des figurations (et non des figurabilités) d’êtres, de choses ou
d’actions, qui s’égrèneraient de la même façon, tels les signifiés de
signifiants ; identités répondants à des concepts monstratifs, en somme. De
fait, eu égard à cette temporalisation en présence, ce présent ne saurait surgir
qu’avec l’incidence d’une interruption, soit dans l’ivresse (soi-disant)
finale75, soit dans un suspens figuratif. Dans les deux cas, la Sinnbildung,
arrachée à son rythme singulier, se compromet avec une certaine forme
identitaire, concept ou bien objet muni de significativité(s). C’est dire aussi
71
Par quoi tel phénomène sera dit « non positionnel » – la position d’un Was supposant
toujours celle d’un instant temporel, lui-même en clignotement avec les
rétentions/protentions de la diastase – ce qui va de pair avec son caractère phantastique,
sur lequel nous reviendrons infra.
72
Cartésien avant d’être proprement temporel (comme Zeitpunkt).
73
« Preuve encore, s’il en fallait, que le présent n’est pas musical et que la musique n’est
pas objet de perception », in « De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane
n° 2: Traces d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005. Richir traite ici de
l’interruption de la dianoia sur une figuration intuitive, déformant la « figurabilité » à
l’œuvre dans l’écoute (mais aussi dans la composition) musicale, et elle-même
indissociable de la Sinnbildung. Il s’agit d’une relâche pour ainsi dire « en cours de route »,
par fixation de mon écoute sur un son abstrait de cette temporalisation en langage.
74
Il est vrai éphémère, si nous mettons de côté le cas de la perception, car ne vivant que le
temps d’une phase (telle ou telle diastase) elle-même prise aux rets du schématisme de la
répétition se répétant.
75
« Les sens ne s’épuisent jamais, ne sont jamais saturés d’eux-mêmes, sinon dans
l’illusion qu’ils peuvent produire, en se faisant, de l’ivresse de les posséder. », M. Richir,
PE, p. 493. Le sens se sature, tout simplement parce que ce qu’il y avait à dire semble avoir
été dit. « Alors que ce n’est là qu’une illusion, celle de l’ivresse transcendantale du sens
qui paraît être pleinement possédé, alors même que rien, a priori, ne peut venir arrêter le
glissement en porte-à-faux du sens. » M. Richir, FPTE, p. 24.
Alavi 173
76
« Certes, il y a aussi, dans la présence […] des protentions et des rétentions, mais elles
sont, pour reprendre les termes de Husserl, “sans tête” dans un présent, car elles
s’échangent incessamment dans l’écart originaire (porte-à-faux) entre les promesses d’un
développement et les exigences d’une fidélité à “l’idée musicale” qui reste à développer »,
M. Richir, « De la “perception” musicale et de la musique », in Filigrane n° 2: Traces
d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
77
« Le sens ne vit que par cette sorte de porte-à-faux originaire de lui-même par rapport à
lui-même », M. Richir, EP, p. 36.
78
« le mouvement propre de cette temporalisation/spatialisation en présence est celui d’une
réflexivité, par où le sens ne s’élance vers ce qui n’est pas encore dit ou pensé (vers ses
protentions) que pour se reprendre (se réfléchir) toujours en mesurant ce qui a été dit (dans
174 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
réflexivité qui ne se soutient que d’une plaie ouverte79 : encore faut-il que
cette fissure ne se referme pas. À cette condition seulement, il peut y avoir
Sinnbildung. Soit donc, une véritable aventure, riche en digressions, faite
de tâtonnements et de reprises attisant un sens qui se déploie au fil de
l’enchaînement des signes phénoménologiques – enchaînement de ses
lambeaux en protentions et rétentions revirant les unes dans les autres, et
lambeaux qui attestent, dès lors, de la transformation du sens à mesure80.
Une vie enfin. Que l’on songe à la temporalisation faite musique, ou
encore, à celle-ci se déployant au gré d’une narration, dans un récit enlevé
et saturé d’intrigues elles-mêmes emboîtées (et il en va bien ainsi avec le
mythe) ; la temporalisation du sens est toujours transie de condensations et
de détentes, d’accumulations et de dispersions, se faisant écho les unes aux
autres, selon une variété de rythmes tous foncièrement hétérogènes à la
continuité husserlienne. Et en effet, sans ces modulations cadencées qui, en
dernière instance, renvoient au porte-à-faux constitutif de la Sinnbildung,
rien ne préserverait la temporalisation d’un sens, en présence sans
maintenant assignable, de son implosion identitaire81.
pour ainsi dire (du moins tant qu’elle échappe au spectre de son auto-
saturation) déphasée d’elle-même82. Or, si la présence est ainsi pénétrée de
non-coïncidence, cela implique que le sens ne peut jamais se réfléchir en sa
plénitude, si bien que toujours subsistent des « lacunes » ou des « blancs »
du sens dans le sens. Ces lacunes, qui certes « lézardent » le sens et font
parfois planer la menace de sa déperdition irrémédiable83, sont aussi cela
même qui rend possible la polysémie phénoménologique.
En effet, si ces lacunes ont pour effet de toujours menacer le sens, elles
fonctionnent aussi comme des « appels de sens » (comme on parle des
« appels d’air ») : les creux de sens à l’intérieur du sens « appellent » ou
attirent le sens, c’est-à-dire d’autres sens possibles84.
Partant, nous comprenons bien que cette non-coïncidence à soi du sens,
proprement impensable en régime de pensée identitaire, est ce qui le rend
transpassible aux autres sens, en leur plurivocité. Ces sens possibles, ou
plus exactement transpossibles, constituent en quelque façon l’épaisseur
virtuelle de tel ou tel phénomène de langage. Virtuelle, en effet : car s’ils
habitent la phase de présence, ce n’est pour ainsi dire qu’à la façon d’un
« bourdonnement » inconscient, depuis l’irréductible distance85 qui sépare
leur registre de celui dont procède le sens in fieri. C’est là tout le hiatus que
Richir s’efforce de penser, entre l’inconscient phénoménologique (ici, de
langage) et les phases de présences, conscientes d’elles-mêmes, et donc
s’élaborant au fil d’une double réflexivité (la leur, mais la nôtre aussi bien).
Ainsi donc, ces « sens » habitent la phase de présence (de conscience), mais
ne sont pas eux-mêmes conscients86. Au reste, plutôt que de sens, sans doute
vaudrait-il mieux parler de « Wesen sauvages de langage » ; pas même des
lambeaux, mais des amorces de sens, embryons de
temporalisations/spatialisations qui n’ont pas eu le temps de s’épanouir en
leur ipséité, par conséquent demeurée à l’état virtuel. Seulement ces
ébauches résonnent depuis leur absence, dans les plis et les creux de telle
82
« La phase, précisément, n’est jamais strictement “en phase” avec elle-même dans la
mesure où le sens qui s’y fait n’y est jamais complètement saturé de lui-même, toujours,
dans le porte-à-faux de la temporalisation/spatialisation, en excès, mais aussi en défaut par
rapport à lui-même, c’est-à-dire par rapport à ce qui, de lui, se réfléchit ou se reconnaît
dans son ipséité. », M. Richir, MP, p. 201.
83
MP, p.159.
84
Sacha Carlson, De la composition phénoménologique, p. 400.
85
Ce dont témoigne le « trans- » de « transpossible ».
86
« En eux, c’est quelque chose du “tout” indéterminé du langage, à savoir précisément
des autres sens comme trans-passibles, qui se sédimente et s’entretisse, de manière
sauvage, dans la phase de présence de langage : sauvagerie du langage qui joue en quelque
sorte à revers, dans l’inconscient phénoménologique, du sens qui se réfléchit en se
faisant », Ibid., p. 203.
176 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
87
Or c’est seulement ainsi qu’ils trouvent à s’attester ; par voie indirecte, donc.
88
M. Richir, PE, p. 493 : « Les apparences qui chatoient eu eux ne le font pas seulement
par leurs revirements instantanés et réciproques de rétentions en protentions dont les
complexes sont entre-tissés en vue d’eux-mêmes, mais aussi parce que, dans ces
revirements instantanés, jouent, en transpassibilité, des étincelles d’autres sens, qui n’en
contribuent pas moins, mais à distance (celle de la transpassibilité), en la menaçant, mais
aussi en l’enrichissant, à la concrétude du langage se faisant. ». Dans le terme
d’« apparences », il faut entendre tout à la fois les lambeaux de sens et les phantasiai-
affections, sur lesquelles nous allons revenir.
89
Ces mondes que « sont » les rien-que-phénomènes, vis-à-vis d’eux-mêmes, en leurs
synthèses passives, et au gré des concrétudes qui en font la consistance et rendent possible
leur résonnance mutuelle.
90
Étant admis que le phénomène richirien est d’abord un processus de phénoménalisation,
disposant en rythme(s) ses concrétudes, et lui-même indissociable de résonnances
Alavi 177
Nous sommes certes au plus loin des faits, des êtres et des choses, mais aussi des
perceptions et des imaginations que nous rencontrons communément dans notre
expérience, ou tout au moins que nous croyons rencontrer immédiatement91.
Mais c’est que nous n’avons plus affaire à aucune visée de sens (doxique
ou épistémique), susceptible d’être remplie intuitivement. Il ne s’agit plus
en effet, du sens d’un objet (qui nous mettrait aux prises avec le phénomène
de quelque chose), mais d’un sens en lui-même infigurable92, c’est-à-dire
aussi bien inimaginable que réfractaire, contrairement à la significativité
intentionnelle, à toute entreprise de recouvrement conceptuel ; non
« exprimable » en une Bedeutung, comme le sont d’ailleurs également les
lambeaux qui le constituent, ou les « rétentions » et « protentions » au gré
desquels ils se lient93.
Langage infigurable certes – mais non pas dépourvu d’épaisseur
phénoménologique. De fait, le sens relève de ce que Husserl a mis en
évidence comme la phantasía94. Ou plutôt, il compose avec elle, dans la
mesure où ses lambeaux (en rétentions et protentions) doivent
nécessairement être relayés par ce que Richir nomme des apparitions de
phantasía, ou plus justement, des phantasíai « perceptives » – baptisées
ainsi pour cette raison qu’elles « donnent à voir », à tout le moins effleurent
et suggèrent, à travers leur jeu, quelque chose de la référence (pourtant
radicalement infigurable, étant composée de « phantasíai pures ») du sens
se faisant95. Celles-ci sont donc les relais phénoménologiques de la
des Wesen sauvages ; et d’autre part, les « phantasiai perceptives », qui désignent ce type
particulier de phantasiai en lesquelles « il y a “perception” de quelque chose qui est au-
delà, aussi bien du réel perçu en Wahrnehmung, que du fictif comme objet intentionnel de
l’imagination » (M. Richir, FPL, p. 8). Ce sont des « figurabilités » qui oscillent entre la
figuration intuitive, et la radicale infigurabilité des phantasiai pures.
96
C’est précisément là le rôle des affections, fluentes, volatiles et relativement dés-
individuées, qui habitent le langage. Par quoi ces aperceptions de phantasiai sont toujours
du même coup « phantasiai-affections » perceptives.
97
La phantasia relevant à la fois de la sensation (aisthesis) au sens platonicien et de
l’affectivité, c’est à l’enchaînement des phantasiai perceptives, coextensif de celui des
lambeaux de sens, que tient l’affectivité qui transit ma voix ou ma pensée. Nous allons y
revenir.
98
N’avons-nous pas dit que le sens se métamorphose, au fil de ses rétentions/protentions ?
À la mesure d’apparitions elles-mêmes protéiformes : « la phantasia surgit et disparaît par
éclairs (blitzhaft), de façon intermittente et discontinue, elle est protéiforme (proteusartig)
et surtout non-présente », M. Richir, « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman »,
Littérature n° 132, ed. Larousse, Paris, 2003.
99
Comme nous l’avons indiqué supra : « le sens se faisant est en lui-même non positionnel
de lui-même même si une conscience ou un moi peut toujours, par ailleurs, le poser, mais
du dehors de lui-même, précisément comme un sens identitairement implosé en
significativité. » M. Richir, FPTE, p. 29.
100
Une part seulement l’est : son versant affectif et kinesthésique.
101
M. Richir, FPTE, p. 35. Notons déjà que cette indifférence ne vaut plus dans le cadre
de la pensée mythique.
Alavi 179
public102. Les notes d’une symphonie, les personnages et les actions d’un
récit, autant de « figurabilités »103 de phantasíai perceptives, paraissent, dès
lors que chacune se voit considérée isolément, comme détachées du sens se
temporalisant à mesure. Mais c’est précisément parce que ces figurabilités
ne sauraient tenir lieu d’images ou de percepts – sauf à interrompre le
processus en cours, en le transposant alors en une succession d’anecdotes
qui se révèleront bientôt réfractaire au travail de la réflexivité. On ne saurait,
en effet, introduire des figurations qui correspondraient terme à terme, tels
des signifiants de signifiés, aux différents lambeaux du sens in fieri. Au
contraire, nous avons là affaire à un jeu de figurabilités en perpétuelles
métamorphoses, car se déployant au gré d’une temporalisation sans
maintenant assignable :
Ainsi, parler d’une « figurabilité » des sons ou groupes de sons, c’est dire
qu’ils ne sont pas intuitionnés depuis le temps (diastasique puis doxique)
des présents, mais bien « perçus » en phantasía – quoique ces « figurations
ombreuses et non positionnelles » que sont ces figurabilités phantastiques
constituent la base phénoménologique des figurations intuitives. Ne se
confondant jamais avec ces dernières, sans pour autant sombrer dans
l’opacité absolue des phantasíai pures, les figurabilités accèdent, par ce
singulier « regard » en phantasía, à ce que Winnicott nommait une « aire
transitionnelle » ; au sein de laquelle elles clignotent105, pour ainsi dire,
102
Au sujet du sens simplement formé par une conscience éveillée (dans le silence d’une
pensée vigile), Richir indique que ses « phantasiai perceptives », jamais ne franchiront la
barre de la virtualité ; inaperçues comme telles, mais cependant toujours opérantes –
« fussent-elles virtuelles et donc en quelque sorte inaperçues du soi de la conscience de soi
archaïque… », M. Richir, FPTE, p. 29.
103
Lesquelles sont des virtualités de figurations (perçues ou imaginées), pouvant certes
être décrites, au risque du paradoxe, comme des figurations non-positionnelles. Nous allons
y revenir.
104
« […] donc en perpétuelles métamorphoses, toujours instables dans leur devenir
(genesis) et sans qu’elles ne puissent jamais puiser quelque chose comme leur “être” (ousia,
on) à quelque stabilité que ce soit, “étant”, si le mot a encore un sens, toujours en de
l’autre », M. Richir, FPL, p. 53. Les figurabilités ne sont pas présentes comme « objets »
de l’intentionnalité – ce qui absurdement, les arrêterait sur le suspens d’un présent en
écoulement.
105
« Finalement, il n’y a pas ici d’autre difficulté que celle de concevoir que l’apparition
n’est pas nécessairement celle d’une figuration en intuition ou celle d’un objet figuré, et
qu’elle peut même clignoter avec la disparition, hors de toute figurabilité […]. Si (elle)
n’était que la première, (elle) imploserait aussitôt (dans) l’identité d’une significativité. Et
180 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
si (elle) n’était que la seconde, (elle) s’évanouirait aux phénomènes du monde hors langage.
Son clignotement phénoménologique fait qu’elle ne se “bloque” à aucun de ces deux
pôles », M. Richir, FPTE, p. 30.
106
« Pour ce qui concerne l’“objet” transitionnel dans le cas de la peinture, il s’agit du
Bildsujet imaginaire (éventuellement lui-même non figuratif), dans celui de la musique il
s’agit des sons et groupes de sons émis par les instrumentistes (qui sont eo ipso interprètes),
dans le roman, il s’agit des Bildsujets très imparfaitement figurés par les descriptions et les
situations, et dans le cas de la poésie, il s’agit des éléments plus ou moins figuratifs du
référent de la langue mis en jeu par les mots et les jeux de mots », M. Richir, FPL, p. 17.
107
M. Richir, FPL, p. 115. L’exemple paradigmatique (d’obédience husserlienne) de cette
transitionnalité est celui du théâtre. Si le comédien prend la peine de « s’effacer » dans le
personnage qu’il incarne, s’ouvre alors une aire transitionnelle antérieure,
architectoniquement parlant, à la distinction du réel et de l’imaginaire. Dans ce cas le
spectateur, pour autant qu’il ne cède pas au fantasme d’une identification narcissique ou à
toute autre forme de projection psychologique, percevra en phantasia le personnage
convoqué par un tel jeu. Ce « regard » phantastique le porte bien en deçà de la perception
(Wahrnehmung) du Körper qui se meut sur scène, quoique ce même corps soit
indispensable, à titre de support transitionnel, pour l’appréhension (non intentionnelle et
non positionnelle) de l’intériorité infigurable du personnage incarné. En somme, la
conscience du spectateur « perçoit » quelque objet transitionnel (la Körperlichkeit du
comédien qui ouvre, par ses gestes et ses paroles, un « espace » intermédiaire) et
« aperçoit » par là même des concrétudes foncièrement infigurables : les mouvements de
l’âme, constituant l’intimité propre au personnage. Nous annonçons déjà qu’il ne peut pas
(encore) en aller ainsi dans le mythe.
108
Cf. M. Richir, FPL, p. 108. « La figuration de ce qui y serait chaque fois celle d’un
“objet” possible glisse sans relâche dans la temporalisation en langage, demeure en arrière-
fond, comme virtuelle n’ayant d’effet dans la temporalisation que de ne pas se réaliser.
Alavi 181
nous n’avons d’abord affaire qu’à du non-figuré saisi dans sa mobilité, par
exemple les gestes, les mimiques du Leibkörper, ou les tons de la voix, tous
« éléments » qui relèvent de la présence109. Ils se coulent dans la
temporalisation en présence du langage, et contribuent ainsi à « dire » ou
suggérer le sens qui s’élabore. Et non certes, à la façon dont les signifiants
renvoient aux signifiés : nous y perdrions cette fluidité temporalisante.
Cet enchaînement de figurabilités est donc coextensif (mais non
identique) au déroulement des signes phénoménologiques, lui aussi en
temporalisation sans maintenant assignable. Ainsi le jeu de comédien fait
(du) sens, « dans le recroisement incessant entre le projet du sens qui reste
à dire et la rétention du sens qui a été dit »110. Ceci, donc, par le caractère
transitionnel de la vie scénique. Grâce auquel, de surcroît, nous ne sommes
plus simplement en rapport avec un comédien perçu en Wahrnehmung, avec
la suite séquentielle de ses mouvements et de ses paroles, mais bien avec le
personnage de Richard III, pour autant que le « charme » de l’intrigue, le
fil du sens en présence qui palpite en elle, avec ces phantasíai perceptives
pour relais, n’est pas interrompu.
Dès lors, cette transitionnalité est également ce qui ouvre à
l’infigurable111 qu’est le référent du sens in fieri, à savoir ici, l’intimité de
ce personnage que le comédien incarne112. Le sens cherche à dire au fil
d’une temporalisation de langage une Sachlichkeit infigurable. Autrement,
il ne serait que sens de lui-même, et nous ne saurions prévenir son implosion
identitaire, en une circularité dont rien de nouveau ne serait susceptible de
surgir. Aussi le sens doit-il toujours composer avec son autre. Dans la
musique, pour filer à nouveau l’exemple, il y a toujours quelque chose qui,
« au sein de ses phénomènes de langage », ne relève précisément pas du
langage. C’est ce qui
Cela, comme si dans la figuration des phantasiai perceptives n’avait en ce cas jamais “le
temps” (qui serait temps de présent) de s’accomplir ».
109
Et sont néanmoins, en quelque sorte, indicateurs de l’« espace » du dedans, révélateurs
des mouvements de l’âme, de ce que Richir nomme parfois leur musicalité.
110
S. Finetti, « La phantasia “perceptive” dans le champ esthétique », Eikasia. Revista de
Filosofía, Septembre, 2015.
111
Cf. M. Richir, FPL, p. 18 : « Le paradoxe central de la phantasia “perceptive” est donc
qu’à travers la figurabilité plus ou moins raffinée ou grossière de l’“objet” (transitionnel)
“perçu” en phantasia (il n’y a pas encore d’imagination parce qu’il n’y a pas encore de
Bildsujet…), par la médiation de cette figurabilité est aussi “perçu” quelque chose de
radicalement infigurable, dérobé à toute intuition perceptive ou imaginative. ».
112
M. Richir, Sur le sublime et le soi, Variations II, Association pour la Promotion de la
Phénoménologie, coll. Mémoires des Annales de Phénoménologie IX, Amiens, 2011,
p. 119 : « Ils constituent les parties indéfiniment figurables des phantasiai perceptives,
ouvrant, dans leurs dynamiques, à leurs parts infigurables. Eux aussi font “espace”, lui
donnent une forme évolutive qui révèle le dedans “spatial” mais non spatial, et qui constitue
un style ».
182 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Or, cet infigurable hors langage n’est pas placé, à l’instar de la référence
fixée par le régime philosophique, en situation d’extériorité absolue par
rapport à la Sinnbildung ; mais au contraire, est impliqué (certes
virtuellement) en lui, entre en résonnance avec lui, et ce, par la médiation
de ces phantasíai perceptives114. Infigurabilité de la référence impliquée
non intentionnellement dans une figurabilité toujours coextensive du sens
en mouvement : définitivement, nous sommes au plus loin du régime de
pensée identitaire.
En outre, il convient de souligner que ces phantasíai perceptives ne sont
pas absentes du sens se faisant au sein d’une conscience éveillée, bien que
sans médium esthétique – il ne s’agit plus, certes, de dire le sens à travers
des figurabilités qui seraient potentielles ou actuelles. D’une part, le versant
infigurable de ces mêmes phantasíai perceptives demeure opérant,
notamment les affections qu’elles enveloppent, relais nécessaires à
l’énonciation115. Et on ne saurait, d’autre part, faire entièrement l’économie
d’une implication toute virtuelle de ces figurabilités, dans la mesure où elles
ouvrent, nous l’avons vu, à la référence du sens se faisant. C’est bien de
cette façon qu’elles demeurent des « relais » nécessaires à la Sinnbildung,
par le fait qu’elles laissent (virtuellement donc) « transparaître »
l’infigurable que ce sens cherche à dire – et qui ce faisant élabore, comme
nous le verrons, une forme de « réponse ».
Dans tous les cas, il apparaît clairement que la pensée ne pense jamais
seulement en mots, mais en lambeaux de sens et en phantasíai perceptives.
113
M. Richir, « De la « perception » musicale… », Filigrane n° 2 : Traces d’invisible,
Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
114
« De la sorte, encore, ce “dehors” infigurable est ce en quoi pour ainsi dire “se reflètent”
les phantasiai primitives qui, pour leur part, ne sont pas a priori “au dehors’, extérieures
au langage, puisque ce sont elles que le langage reprend en les modifiant en phantasiai
perceptives dont la figurabilité est au moins virtuelle », M. Richir, FPL, p. 67.
115
« Considérons d’abord les modulations des affections dans le langage : outre qu’on peut
y voir les nuances affectives qui font rechercher « le mot » ou « l’expression juste », elles
constituent le « bougé » ou les mouvements « vibratoires » des phantasiai perceptives du
langage, qui, tout à la fois, les empêchent de se fixer sur un présent où il y aurait
intentionnalité doxique et éventuellement figuration intuitive reconnaissable, et les
attestent par cette mobilité même, alors qu’elles sont virtuellement figurables. », M. Richir,
FPL, p. 95.
Alavi 183
116
M. Richir, EP, p. 456.
117
Bien que se trouvant toujours relayé, serait-ce implicitement, par des figurabilités, c’est-
à-dire des figurations prises en phantasía, virtuelles (pensée « pure ») potentielles et
actuelles (phénomène de langage esthétique).
118
« Et il faut parfois beaucoup de torsions et de contorsions de la langue commune pour
y retrouver un équivalent passable, reconnaissable, d’une bizarrerie civilisée, disciplinée
ou apprivoisée par la langue […] », M. Richir, EP, p. 468.
119
« Or sans institution de langue, il n’est pas de mise en langage musical possible : il n’y
a plus que le silence, l’ennui, le bruit (la cacophonie), la dérision, ou l’arbitraire. Et s’il y a
encore, dans tout cela, quelque chose à dire, c’est le vide, la dévastation, la désertification
qui prend très souvent l’allure du cauchemar, ou du “bruissement de l’il y a” », M. Richir,
« De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane n° 2 : Traces d’invisible, ed.
Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005. Toujours je fais du sens en mettant en jeu le système
184 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Seulement, cette langue, dès lors qu’elle cherche à dire le sens qui se fait –
et c’est bien là ce qui est en jeu dans toute phase de présence, qu’elle relève
de l’esthétique ou de la « pensée pure » –, doit justement veiller à lui
demeurer fidèle chemin faisant. Et donc devenir fluide et labile, afin de ne
pas déclencher l’interruption du langage sur une position quelconque120.
Exigence, tant pour les figurabilités121 (au reste elles-mêmes toujours
colonisées par des codes symboliques) relayant le sens, que pour les
concepts qui « analysent »122 ce dernier, de se maintenir à l’état
transitionnel, par quoi en effet ils peuvent tous ensemble habiter,
virtuellement, le rythme du langage.
Il y a alors bel et bien loyauté de la langue à son « vouloir dire », dans la
mesure où nous mettons l’expression dans les pas du sens se faisant123. En
des signes, et plus profondément les opérateurs de ce même système ; j’utilise donc plus ou
moins bien les ressources de ma langue, avec les mots et les règles d’enchaînements
institués par le « bon » usage. Chaque régime de pensée, en effet, à sa façon propre
d’employer ses différents opératoires.
En parlant, j’enchaîne temporellement (dans un phénomène de langage) des intentions de
signification, qu’il s’agit de fluidifier à mesure, suivant le rythme du phénomène. Chez
Richir, cela implique l’harmonisation d’au moins deux processus schématiques
(schématisme de langage et schématisme de la répétition se répétant) ; nous n’entrerons pas
dans cette difficile question.
120
M. Richir, FPL, p. 195. « C’est donc aussi “se couler” dans la temporalisation en
présence qui s’amorce, comme s’il s’agissait tout à la fois de l’assister et d’y assister », et
sans l’interrompre. C’est à cette condition que le vouloir dire dira vraiment quelque chose
(le sens). ».
121
C’est une affaire de doigté. D’autant plus délicate pour l’artiste (et parfois son public),
qu’il ne s’agit pas seulement pour lui d’accorder ses concepts (ses codes), mais aussi des
figurabilités (certes codées elles-mêmes), de les couler tous ensemble dans les rythmes du
sens. L’artiste module ses figurations en objets transitionnels, tout comme la conscience
vigile ses concepts (les figurabilités sont en effet tenues en lisière). Je n’entends pas les
signes linguistiques, dans des perceptions qui se réaliseraient chaque fois au présent. Ceux-
ci, à l’instar des notes de musique, sont transitionnels, donc perçus en phantasia, et
fluidifiés au gré des rythmes de la présence. Même si les concepts se contentent de clignoter
entre le signe « saussurien » (propre à l’analyse structurale) et le signe phénoménologique,
là où les figurabilités elles, tout en suggérant le sens, ouvrent à son référent hors langage.
122
Car telle est en effet la fonction de nos concepts : analyser à mesure le sens se faisant,
soit les péripéties de notre pensée, d’un langage qui, répétons-le, ne saurait être reconduit
in extenso à l’opération de dénotation. Celle-ci est moins « linguistique » (au sens de ce
qui pourrait ressortir d’une énonciation se faisant) que discursive : « Et l’on comprend
qu’en eux-mêmes, les opérateurs de monstration ne sont proprement pas nécessairement
linguistiques, puisque, quand ils montrent des figurations intuitives, c’est par recouvrement
des significations de concept et des significativités doxiques intentionnelles. », M. Richir,
FPL, p. 79. Concernant cette analyse proprement dites (décomposition et recomposition du
sens par des opérateurs de langue), voir M. Richir, FPL, pp. 188-189.
123
M. Richir, FPL, p. 202. « Tout au contraire, trouver le concept dont l’opération donne
accès au sens, c’est trouver… le point d’entrée propre à la langue et susceptible de faire
vivre (se temporaliser en se schématisant) ce sens, d’accompagner, comme nous le disions,
Alavi 185
elle, nous cherchons nos mots, nos concepts opérateurs pour les accorder
aux lambeaux du sens qui s’enchaînent dans leurs creux, enchaînements que
nous tentons de suivre sans les marquer au pas, que nous reprenons sans les
fixer : nous épousons leur jeu à même celui de nos opérations successives.
L’un semble se faire dans le prolongement de l’autre. Par là seulement, il
peut dire fidèlement le sens qui glisse entre ses concepts.
Il est vrai que le premier risque à conjurer est celui d’une hypostase du
règne de l’identité. Dire le sens de langage, en effet, suppose l’usage d’une
langue plus labile, plus souple que celle de l’être, car les mots en tant
qu’opérateurs du sens124, doivent habiter ce même langage (à distance),
précautionneusement, en se gardant de le faire imploser en identité(s). Il
s’agira donc d’employer nos concepts de façon à prévenir tant la saturation,
qui signerait l’achèvement illusoire de la Sinnbildung, que le nivellement
de ce même sens à une seule portée, le privant de ses résonances avec
d’autres amorces de sens (Wesen de langage). Et de cette fidélité au sens,
n’en va-t-il pas au fond, de la pensée à l’œuvre dans l’élaboration poétique,
musicale, mais aussi purement théorique – jusqu’à inclure peut-être, le
« faire » propre à la création mathématique – et finalement, mythique ?
Toutefois, la prise en considération du mythe, ou plutôt du régime de
pensée des sociétés mythiques125, nous invite à redéfinir les implications de
cette fidélité au phénomène de langage. Nous constaterons bientôt que le
récit mythique, la pensée qui s’y déploie, met explicitement en œuvre le
refus du principe d’identité, en ce qu’elle reproduit symboliquement (c’est-
à-dire au cœur de son récit lui-même) la non-coïncidence à soi inhérente
aux phases de langage126.
Entendons-nous bien : la langue, ici, ne s’emploie pas simplement à
laisser le langage s’épancher sans déformation, à se rendre transitionnelle
le faire du sens qui n’est pas opération… La difficulté de l’expression linguistique juste,
pour qu’elle n’en vienne pas à parler “à vide”, est donc toujours de ne pas “perdre le
contact” avec le sens qui se fait et qui constitue ici la Sache selbst […] ».
124
« Directement » (ce qui ne doit pas préjuger du hiatus architectonique entre langue et
langage) dans la pensée « pure », conscience vigile où les figurabilités ne sont que
virtuelles ; sinon par la médiation de figurabilités esthétiques (potentielles et actuelles), qui
sont, dans l’œuvre d’art, les relais à travers lesquels le sens peut se dire, et qui dès lors,
constituent « l’objet » même de cette analyse ou de cette codification ; ainsi les sons, par
nos codes musicaux, les images, par les conventions poétiques, etc.
125
Et certes, que nous pouvons seulement reconstituer a posteriori. Le sens, à notre ère,
s’en est comme évaporé, n’offrant guère aux contemporains – sauf peut-être s’il s’agit de
philologues friands de reconstitutions historiques, rompus à leurs narrations – que des
codes symboliques inintelligibles et de l’anecdote résiduelle (figurations, et non
figurabilités).
126
Dans la mesure où la pensée codée en mythe « semble rouvrir l’accès », per se et à
même ses opérations conceptuelles (codant des figurabilités), « aux phénomènes de
langage comme temporalisation des sens en vue d’eux-mêmes », M. Richir, EP, p. 456.
186 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
127
En effet, pour autant que la pensée mythique s’exprime de façon privilégiée dans les
récits : nous verrons que ceux-ci ne se contentent pas de faire jouer en métamorphoses – au
fil de leur récitation ou de leur élaboration – les figurabilités des phantasiai, mais qu’ils
exposent dans leur intrigue même les transformations des choses et des êtres. Sans parler
même de l’usage explicite qu’ils font de la polysémie renfermée par certains noms
(notamment les noms propres), tenant lieu de ressort pour de nouvelles péripéties.
128
C’est-à-dire du point de vue d’une phénoménologie génétique.
129
Nulle intrigue ne saurait l’épuiser – sans compter que les aperceptions de langue opèrent
toujours après coup, en décalage par rapport au temps de la présence sans présent
assignable.
130
Qui certes lui sont consubstantielles, mais en écart par rapport à ses lambeaux (sans
correspondance terme à terme en effet).
131
En vérité, cela n’adviendra qu’avec l’émergence des régimes de pensée ultérieurs.
132
Car il va sans dire que ce rejet ne traduit pas une défaillance qui grèverait l’économie
symbolique des pensées mythiques. Au contraire même : il s’agit là d’une stratégie
constitutive de cette pensée. Tant il est vrai que celle-ci ne saurait s’engager, à l’inverse de
notre pensée philosophique, dans une entreprise heuristique : à savoir le dévoilement de la
Sache selbst.
Alavi 187
133
Il faut, dit Richir, « travailler poétiquement la langue pour qu’elle laisse apparaître le
paradoxe du langage, à savoir le transit du sens à travers l’enchaînement de phantasiai
perceptives ». M. Richir, FPL, p. 47. Il s’agit de laisser transparaître le langage ; en son
rythme, en sa polysémie, mais aussi, paradoxalement, en son infigurabilité – son excès par
rapport à toute expression en langue ou en figurabilité.
134
M. Richir, PE, p. 364 : « au fond, la mimèsis de la chaîne verbale à l’égard du sens se
faisant revient à faire, de la langue, de la distribution temporalisante de ses aperceptions,
un rythme susceptible d’être transpassible au rythme schématique du sens se faisant, à
l’écart ou “par derrière” le rythme de la chaîne verbale […] l’écart entre les aperceptions
de langue […] et les complexes de rétentions-protentions de sens se faisant “par-derrière
en langage”, est irréductible et infranchissable ».
135
Aussi la pensée mythique nous paraît-elle finalement plus proche de la masse inchoative
du langage, masse d’embryons qui peut-être échoueront à se fissurer en phénomènes de
langage. Or, décalquer le langage en tant que masse, ce n’est certainement pas libérer le
sens comme phénomène opérant, aventureux, tensionnel. C’est pourquoi Richir a souvent
rapproché l’élaboration si paradoxale du sens mythique, de la pensée du rêve – dont nous
avons dit quelques mots en ouverture. Sans l’épreuve du sublime, le langage peine à
s’élaborer en une phase véritable, et nous en restons donc, comme en rêve, à des
mouvements ingressifs voire à des avortons de sens.
136
Régime, en effet. Nous voyons bien que ce n’est pas seulement une affaire de langue ;
il est tout autant question de notre rapport au sublime – notion sur laquelle il nous faudra
bien sûr revenir.
188 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
137
Des mythes, Richir distingue les récits « mythico-mythologiques ». Ils possèdent les
mêmes traits formels que les mythes, à ceci près qu’ils visent à élaborer la question globale
de l’institution du monde et de la société. Autrement dit, il y sera toujours question de
fonder symboliquement la légitimité d’un lignage royal, et par conséquent aussi du pouvoir
coercitif des rois (de l’Un) sur la société. Nous assistons en eux à la « sublimisation »
(positive et négative) de certains « êtres » des mythes au rang de dieux et de héros, les
seconds étant associés aux premiers par leur généalogie – à l’inverse du nivellement
ontologique dont procède le mythe, et sur lequel nous reviendrons sous peu. Sur la pensée
mythologique, voir M. Richir, La naissance des dieux, ed. Hachette, coll. Essais du XXe
siècle, Paris, 1995.
138
La pensée mythique est bien celle d’humains qui pensent contre l’« Un » ou l’« État » :
« l’Un (et le pouvoir coercitif) constituant pour eux le risque de l’imposition de l’institution
symbolique en le “trou noir” d’un chaos d’où l’on risque de ne plus jamais pouvoir revenir,
c’est contre ce risque que la pensée mythique ne cesse de se reprendre, en droit à l’infini,
en multipliant ses “expériences de pensée” où chaque fois, à l’occasion d’un problème
particulier, elle fait comme si l’institution symbolique se précédait elle-même pour se
réengendrer, en se recodant à l’intérieur d’elle-même », M. Richir, La naissance des dieux,
ed. Hachette, coll. Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 38. Si donc la pensée mythique, au
fil de son intrigue, justifie toujours la société, elle ne franchit jamais le point de non-retour,
qui serait la légitimation du joug exercé, sur cette société, par une autorité quelconque.
« L’idée d’un État ou d’un pouvoir coercitif est, dans l’institution symbolique de la pensée
mythique, aussi dangereuse et absurde que ce que consisterait pour nous, mutatis mutandis,
une société sans pouvoir et sans autorité, le plus souvent synonyme de l’horreur ou de
l’anarchie ». Sacha Carlson, « L’essence du phénomène. La pensée de Marc Richir face à
la tradition phénoménologique. », in Eikasia, septembre 2010. À cette hantise de la
Alavi 189
dislocation (le « trou noir ») la pensée mythique oppose, comme un fétiche protecteur, la
circularité de son auto-engendrement symbolique. D’une façon pour le moins paradoxale,
cette pensée prolixe et apparemment désordonnée ne cesse cependant de se reprendre contre
ce qui pourrait la disloquer – c’est-à-dire, aussi, contre le sublime, qui excède par définition
les termes de n’importe quelle Stiftung. Nous reviendrons sur cette question cruciale.
139
« Il s’agit d’un récit en lequel se cherche le sens, donc la légitimation symbolique d’un
problème symbolique local qui se pose à la société sans que, par-là, ce soit son ordre
symbolique global qui soit en cause. Le plus souvent, le mythe part d’une transgression de
ce genre, apparemment très éloignée du problème à résoudre, qui y introduit un discord
dont l’accord recherché doit amener, au fil des péripéties, des événements mythiques, à la
résolution du problème. », M. Richir, EP, p. 415.
140
Au moins provisoirement, avant d’être à son tour quadrillé symboliquement. Cependant,
de tels codes nous paraîtront le plus souvent opaques, et la solution qu’ils proposent, n’être
tout au plus un ersatz d’explication ; au fond, toujours plus ou moins irrationnelle, pour la
simple raison que nous ne vivons pas sous un tel régime de pensée.
141
Y a-t-il ici, comme nous l’avons soutenu pour les autres formes de phases de sens, un
hiatus entre le faire de la langue, et celui du langage sur lequel toute langue fait fond,
procédant à ses découpages ? Rappelons que la langue mythique tend à récupérer le langage
en son sein, en le pastichant par ses codes. Mais en outre, le langage est comme enlisé dans
cette langue, dans l’intrigue ainsi narrée. Il est vrai que la déperdition de cette dimension
du sens (de langage) ferait tomber le récit dans l’abîme d’une succession en images ; ses
revirements (rétentions/ protentions) font vivre, en présence, les transformations qui ont lieu
dans le récit, et qui n’en sont que les échos. Mais le sens ne déborde pas sur cette fonction
de fil conducteur du récit : il est lui-même enchaîné à l’enchaînement des figurabilités qui
procède de lui – et que les codes symboliques découpent et civilisent (sans qu’il y ait
fixation au présent).
190 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
142
M. Richir, EP, p. 416.
143
Pour autant que la dimension expérientielle du mythe (qu’il soit écouté, raconté, ou
inventé) repose sur l’épaisseur concrète de son enchaînement, et sur le sens qui en sourd.
On ne saurait ainsi désigner une scansion d’images apparemment sans lien entre elles.
144
Actuelles et potentielles, contrairement aux relais de la pensée « pure » : « Toujours
articulé en récit, il enchaîne à tout le moins des figurabilités, figure, si l’on veut, une
“histoire” (mythos) », M. Richir, FPL, p. 242.
145
M. Richir, FPL, p. 245 : « tout mythe s’inscrit dans les cadres toujours déjà codés de
telle ou telle institution symbolique. ». Et c’est ainsi que les figurabilités sont « toujours
déjà plus ou moins déterminées (codées) et “suggèrent” tel ou tel être manifestement
fictif. »
146
C’est-à-dire au niveau de l’intrigue symbolique qui les met en scène.
147
Il faut reconnaître que, par leur mobilité et leur hybridation constante, les êtres et les
situations qui émergent dans le récit mythique ne sont pas sans évoquer le jeu revirant des
phantasiai perceptives et des lambeaux du sens se faisant comme tel, ainsi que la polysémie
dont tout signe phénoménologique est chargé. Dans le mythe, leurs figurabilités (passées à
l’actualité) sont codées façon à suggérer des êtres protéiformes, en transformation
constante, et finalement réfractaires au principe d’identité.
Alavi 191
considérations préalables :
– Soulignons d’abord que le récit (dimension symbolique) ne serait que
pure anecdote si le sens (dimension phénoménologique), la fluence propre
au sens se faisant, cette phase de présence au sein de laquelle les éléments
du récit peuvent eux-mêmes « fluer » en figurabilités, et qui s’élabore au
creux de son intrigue, cessait de l’animer148.
– Ajoutons que la pensée, en cette institution, est toujours « imagée ».
De la même façon qu’en poésie, le conteur doit faire passer à l’actualité des
figurabilités, toutes virtuelles au sein de la pensée pure, mais ici appelées à
dire le sens149 ; et ceci par le prisme de certains codes, à l’aune desquels,
sans rien sacrifier de leur transitionnalité, ces figurabilités peuvent être
distinguées à même la temporalisation ondoyante du récit que nous
élaborons/écoutons, comme figurabilités de certains êtres, suggérant ceux-
là mêmes, et non tels autres, par ailleurs des êtres mythiques, et non pas
romanesques ou poétiques, etc150.
– Du même coup, pour les hommes de cette Stiftung, la seule expression
en langue des phénomènes de langage est le mythos151. Et le mythe corsète,
pour ainsi dire, le sens de ces phénomènes, qui ne paraît pas pouvoir en
excéder la lettre, c’est-à-dire son intrigue, l’organisation narrative de
figurabilités qui, dès lors, ne sont plus à même d’ouvrir sur le champ des
phénomènes hors langage. Comme si l’intrigue devait être sans dehors,
privée de cette « référence » que constitue l’altérité infigurable du sens (lui-
même infigurable) à l’œuvre dans tel ou tel phénomène esthétique. Ainsi,
par exemple, de l’intimité insondable de notre vie affective, dans une
composition musicale un tant soit peu ambitieuse, mais aussi dans la poésie
148
M. Richir, FPL, p. 234. « Ce sens passerait en entier dans l’anecdote si toutes les
phantasiai de langage passaient de la virtualité à l’actualité et de là, se transposaient en
imaginations. On aurait alors affaire à une simple succession de présents intentionnels
d’imaginations, tout à fait contingents, dont le sens se serait évaporé, en vertu de ce qui
serait par là son incohérence. ». Voir aussi notre la note 141.
149
Dans tout phénomène de langage esthétique, nous pouvons attester de cette
transitionnalité ombreuse des figurabilités, qui permet tant aux notes de musique qu’aux
personnages de se couler dans la fluence du sens, mais pour ainsi l’exprimer par leur prisme
– et laisser du même coup transparaître l’infigurable.
150
Ainsi les figurabilités se voient différemment codées suivant le régime de pensée, soit
donc par l’institution symbolique qui les découpe et les polit (quoiqu’il faille aussi tenir
compte de l’aisthesis qui est la leur). Il y a ainsi bien des façons de dire le sens en
figurabilités.
151
Ce régime « n’a pas d’autre “moyen” que le récit pour “traduire” en langue les
phantasiai perceptives de son langage. » M. Richir, FPL, p. 246. Le sens de langage se
trouve ainsi enlisé dans l’intrigue, c’est-à-dire dans l’enchaînement des figurabilités
(toujours codifiées).
192 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
le fait qu’il y ait, dans ces figurabilités indécises, comme des amorces avortées
d’imaginations, et pareillement, comme des amorces avortées (…) de présents
qui s’évanouissent aussitôt que surgis, est corrélatif du fait que ces figurabilités
sont emportées dans une fluidité fondamentale156.
152
« Les êtres, sans intériorité propre, n’ont de signification que symbolique, dans la
“logique” de leur enchaînement au fil d’une intrigue, et sont par conséquent dépourvus de
tout ce que nous nommons aujourd’hui psychologie, ce qui ne veut pas dire dépourvu de
tout désir et de toute passion… », M. Richir, La Naissance des dieux, ed. Hachette, coll.
Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 37. Or, c’est en raison de cette absence d’intimité
véritable, que tous les « êtres » (astres, plantes, fleuves, phénomènes météorologiques, etc.)
d’un tel récit, peuvent cohabiter, sans différence de statut, dans un même monde, comme
« agents » ou « patients » de la narration, et que des métamorphoses peuvent se produire
des uns aux autres.
153
M. Richir, FPL, p. 210 : « Parler du centaure ne signifie certes pas “le représenter en
image”, mais seulement suggérer sa figuration : c’est éveiller pour et dans la pensée une
figurabilité vague, qui a déjà un certain sens, mais où il n’y a pas, à l’origine, de Bildobjekt,
ni même apparence “perceptive” d’un Bildsujet, d’un objet précisément imaginé, et cela
explique sans doute en partie la tendance à le réduire à un “être” symbolique, à une sorte
de “quasi-signe” chez les structuralistes. ». Notons qu’il en va ici du mythe comme du récit
romanesque ou poétique. Il nous faudra donc spécifier plus avant la façon dont le récit
mythique code ses figurabilités.
154
M. Richir, FPL, p. 36.
155
On retrouve ici les propriétés saillantes de la phantasia : son caractère protéiforme,
blitzhaft et essentiellement fugace, nébuleux. Comme si, de la sorte, la figurabilité ne
laissait ni la place ni le temps pour la figuration : « Le mythe, en effet, se temporalise en
récit, c’est-à-dire en langage, sans que les épisodes racontés, et qui s’enchaînent en
présence, ne constituent quelque réalité présente, puisqu’ils consistent en figurabilités
instables et en métamorphoses de phantasiai perceptives de l’infigurable. », FPL, p.256.
156
M. Richir, FPL, p. 212. Et non seulement dans cette fluidité, mais aussi, nous le verrons,
« dans une plasticité fondamentale. »
Alavi 193
157
« Tout comme dans l’écoute d’une pièce musicale, et les scènes imaginairement
transposées en images, donc en présents intentionnels successifs, deviendraient
incompréhensibles dans leurs enchaînements », M. Richir, « Narrativité, temporalité et
événements dans la pensée mythique », in Annales de phénoménologie, n° 1, 2002, p. 153-
169. Cette transposition ne s’opère que si nous décrochons, pour ainsi dire, de
l’enchaînement du récit, si nous en perdons le fil en cours de route, car c’est bien au sein
d’un tel mouvement que le sens se déploie, par et en creux de l’ourdissage de ses
figurabilités, qui en sont les relais expressifs.
158
M. Richir, FPL, p. 73. « Les phantasiai perceptives, virtuelles ou non, sont, dans le cas
où elles surgissent, aussitôt évanouies, ne réapparaissent en quelque sorte qu’en
métamorphoses et revirements (“péripéties”) les disposant comme protentions et rétentions
du sens se faisant […] ». Revirements des rétentions et protentions qui se trouvent donc
marqués, phénoménologiquement, dans les phantasiai perceptives. Toutefois, les
« transformations » dont nous parlons concernent aussi bien les êtres du récit qu’évoque la
partie figurable de ces phantasiai – et nous reviendrons bientôt sur leurs métamorphoses.
159
Cf. M. Richir, FPL, p. 19.
160
« Tout sens comporte en lui-même et du même coup – virtuellement, potentiellement
ou actuellement – de l’anecdote et du dire : cela irréductiblement et originairement. Un
dire sans anecdote est un dire qui ne dirait rien (de sensé) et une anecdote sans dire serait
purement contingente, c’est-à-dire factuelle et complètement dépourvue de sens… »,
M. Richir, FPL. Sans « dire », c’est-à-dire sans fil conducteur.
161
« Ainsi l’art […] n’est-il, à sa manière et un sens rien d’autre qu’une façon, en réalité
étonnante, de “stabiliser” la phantasia perceptive en une sorte de multiplicité d’entre-aide
de phantasiai perceptives, qui constitue l’aire transitionnelle pour l’“objet” transitionnel
en quoi consiste l’œuvre exécutée ou interprétée. » M. Richir, FPL, p. 24.
194 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
162
Tout au contraire, « si, corrélativement, la phantasia coïncide avec soi, elle se réduit à
de l’imagination qui vise intentionnellement l’une ou l’autre significativité identifiable, que
l’objet visé du même coup soit figuré en intuition ou pas », M. Richir, FPTE, p. 330.
163
M. Richir, FPL, p. 31.
164
Ibid., p. 215.
165
« D’autant que, pour peu qu’il y ait suffisamment de vivacité d’esprit dans le groupe
pour la reprendre, la pensée mythique est interminable, instable, et dans cette mesure au
moins potentiellement intarissable : échappant à toute prise d’un soi visant à dire un sens,
elle est appelée à proliférer en elle-même, à constituer une sorte de bavardage du
langage… », M. Richir, FPL, p. 258. Et Richir de rappeler que Platon parlait déjà, dans le
Politique (269 b, 277 b-c), de la « masse monstrueuse des mythes ».
166
Cf. La Naissance des dieux, ed. Hachette, coll. Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 25.
Alavi 195
167
« Dès lors, il faut dire aussi que la trame du récit en forme mythique est constituée par
les transformations symboliques de la mise en jeu initiale, qui, en travaillant les termes
codés (scil. des codifications des phantasiai perceptives) du problème amorcé, travaillent
du même coup à les accorder les uns aux autres de manière à “trouver” un accord qui
signifie la “résolution” du problème, c’est-à-dire sa mise en sens, sa Sinnbildung dans les
termes ainsi réélaborés de l’institution symbolique ». M. Richir, « Narrativité, temporalité
et événements dans la pensée mythique », in Annales de phénoménologie, n° 1, 2002,
p. 153-169.
168
On pourra ainsi définir le mythe comme le « récit d’une histoire (mythos) enchaînant
des figurabilités (des êtres et des actions possibles, mais non figurées pour autant en
imagination) au fil d’une intrigue ». M. Richir, FPL, p. 28. À condition d’admettre que
l’élaboration du sens est ce « fil » lui-même, ce qui sous-tend cet enchaînement.
169
« L’enchaînement du récit ne consiste pas en une succession simplement temporelle
d’“états” chaque fois présents, mais en un emboîtement, dans une seule phase de présence
sans présent assignable, d’états transitoires (et transitionnels) se précisant au fil de
l’intrigue jusqu’à atteindre l’état final – qui correspond généralement à une articulation
196 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Cela ne veut pas dire tout simplement que la langue y soit plus « proche » du
langage, qu’elle y soit en quelque sorte plus « phénoménologique ». Car le sens
du récit est toujours de réaccorder l’institution symbolique avec elle-même
depuis un discord initial (quelque chose qui « ne va pas de soi »), local dans le
cas du mythe […]. L’intrigue du récit est en ce sens une intrigue symbolique,
et les péripéties – métamorphoses, généalogies – n’ont de sens que par rapport
à elle171.
symbolique répondant d’un état réel du monde et de la société (les deux étant au reste
confondus dans ce type de pensée) », M. Richir, FPL, p. 215.
170
« [Cette institution] ne trouve pas à élaborer le sens autrement que par la mise en forme
de récit, qu’elle travaille avant tout avec des phantasiai perceptives. », M. Richir, FPL,
p. 228.
171
M. Richir, EP, p. 55sq.
172
« Plutôt donc que de parler d’“états” du “monde”, des “êtres” et des “choses”, voire
même des “êtres” et des “choses” eux-mêmes, tous concepts qui nous viennent de la
Alavi 197
Tout d’abord, tous les « êtres » impliqués non intentionnellement par les
philosophie, il vaut mieux parler de “concrétudes” qui, en tant qu’elles sont pensées et
pensables, mais aussi en tant qu’elles ne s’identifient pas purement aux signes de la langue,
“disent” ce que nous nommons des concrétudes ou des “êtres” (Wesen) de langage qui ne
sont pas des étants – mis en jeu et en mouvement dans les temporalisations/spatialisations
des sens en phases de présence ou en phénomènes de langage », M. Richir, EP, p. 54.
173
C’est-à-dire au sein de ce que suggèrent, du fait de leurs codifications, ses figurabilités
en leur mobilité.
174
Sans parler du porte-à-faux, ici « traduit » par l’inachèvement du mythe, comme nous
l’avons suggéré.
175
« C’est donc toujours comme si, dans la pensée en concrétion, la langue (et par là la
pensée) pensait son engendrement ou sa genèse à partir du langage, comme si les êtres
(Wesen) ou concrétude de langage étaient aussi propres à lui donner sa propre concrétion,
ses “points d’ancrage” concrets, à travers les métamorphoses des “êtres mythiques” dans
les récits mythiques », M. Richir, EP, p. 81.
176
Au demeurent, nous comprenons toute la distance qui sépare les pensées en concrétion
des pensées en abstraction. La philosophie classique, modèle de la pensée abstraite, postule
alternativement l’inexistence d’un langage « en deçà » de son institution en langue, et la
transparence de la seconde au premier. Tandis que les pensées en concrétion, c’est-à-dire
les phases de sens codées par le régime de pensée mythique, paraissent entrelacer l’une et
l’autre dans un même élan. Entrelacement, ou plutôt empâtement, pour reprendre le terme
de Richir.
198 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
figurabilités des mythes sont pour ainsi dire sur le même plan, et jouent, à ce
titre, ensemble : qu’il s’agisse d’éléments (air, feu, terre, eau), de fleuves,
d’astres, d’animaux, de plantes ou d’hommes, ils sont par surcroît d’une
extrême fluidité, laquelle rend possible leurs métamorphoses réciproques. Ils
peuvent même paraître composites et très changeants dans leurs hybridations
qui sont des sortes de « chimérisations177.
L’élément le plus saillant de cet extrait est pour nous le codage successif
en métamorphoses des figurabilités, qui insensiblement nous conduisent
177
M. Richir, FPL, p. 243. Notons déjà que de ces êtres, le mythe ne retient que la part
figurable, c’est-à-dire codifiée (car la langue ne peut guère analyser que le langage). Lui
échappe donc le versant infigurable de ces Wesen.
178
C. Lévi-Strauss, Mythologiques I : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 45. Cité dans
M. Richir, EP, pp. 416-417.
Alavi 199
Au fond, tous les êtres et actions de ce champ ne relèvent même pas du principe
d’identité […] ils sont fluents et fluctuants, composites en leur figurabilité
même181.
Il n’y a donc aucune place pour des étants dans ce champ, où la question
de l’être – dont on voit qu’elle communique en profondeur avec la question
179
Ce qui en retour, empêche ce foisonnement de métamorphoses d’imploser dans
l’anarchie, « ce qui semble retenir les mythes de leur dispersion insensée, où ils seraient
chaque fois des cas singuliers, c’est… l’homogénéité remarquable qui fait être ensemble
sans différenciation en genres et espèces selon quelque critère en fait déjà ontologique, les
êtres et actions mis en jeu en eux. » (M. Richir, FPL, p. 218). Ce ne sont pas ici, les héros
et les dieux qui cohabitent, mais les héros et les êtres que nous recodons, pour notre part,
comme « naturels » (animaux, plantes, étoiles, phénomènes météorologiques), mais qui,
dans cette institution symbolique, n’ont pas un tel statut.
180
« Dans la mesure où “péripétie” veut à peu près dire “événement imprévu”, la péripétie
est, dans le récit, la trace de ce qui se joue, dans le phénomène de langage, comme
revirement entre protentions et rétentions, d’abord en phantasiai “perceptives”
(figurables), ensuite et par là même en les lambeaux de sens dont celles-ci sont les supports
phénoménologiques », M. Richir, FPL, p. 213.
181
M. Richir, FPL, p. 273. Nous soulignons.
200 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
l’avons dit, sur la fluidité toute transitionnelle des phases de présence, ces
dernières en appellent à leur tour aux codes d’une langue (ici mythique), et
c’est en cette opération que réside l’essentiel de l’assistance que prête au
sens parti à l’aventure le soi du conteur, ou de l’auditeur s’inscrivant dans
son sillage.
Du même coup serions-nous tentés de postuler que les métamorphoses
dont ces êtres font l’objet, et la métastabilité qu’elles introduisent au cœur
de la langue187, renvoient également à la transpassibilité des signes
phénoménologiques d’une même phase à la masse du langage, au
« bourdonnement » de ses amorces. Nous savons que celle-ci se répercute
tout au long de l’aventure, pour en constituer la secrète ressource188. Et sans
doute, ce n’est qu’une telle réverbération architectonique
qui peut faire résonner, par en-dessous ou par derrière, des amorces de sens que
rien ne prédestinait, au départ, les unes aux autres, faisant ces êtres
composites… tellement caractéristiques de ce que l’on a nommé naïvement le
« merveilleux » mythique (tel personnage se transforme en crapaud, puis en
oiseau […])189.
187
Rendant ainsi particulièrement saillante son équivocité, sinon même sa plurivocité,
comme nous allons le voir.
188
Rappelons que « toutes les phantasiai “pures” à la lisière du langage ne sont pas
“reprises” en langage pour y être transformées en phantasiai perceptives ; […] par
conséquent, qu’il y a toujours, dans quelque phénomène de langage que ce soit, quelque
chose qui échappe au langage (des amorces de sens avortées ou des “strates” d’amorces de
sens qui avortent de ne pas avoir été “perçues” en phantasia) et qui cependant, comme
transpossible à tel ou tel phénomène de langage qui y reste secrètement transpassible,
contribue au sens de langage en jouant, de façon erratique par rapport à lui, à revers de sa
temporalisation en présence, c’est-à-dire en contribuant à sa polysémie en principe
indéfinie, en constituant les ressources toujours insoupçonnées de sa créativité »,
M. Richir, FPL, p. 26.
189
M. Richir, MP, p. 268. « Et c’est cela que, faute de l’avoir compris, on a mis sur le
compte de la “fantaisie” (de l’imagination, précisément débridée de la “rationalité” du
logos) », M. Richir, EP, p. 419.
202 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Dans le premier chapitre de son beau petit ouvrage intitulé Langage et mythe,
Cassirer cite, pour illustrer la langue mythique, le mythe de Daphné : poursuivie
par Apollon, elle est sauvée par sa mère, la terre, en étant transformée en laurier.
Ce qui est caractéristique, souligne Cassirer, c’est que Daphné signifie à la fois
le rougeoiement de l’aurore et le laurier. C’est donc le fait que le mythe joue
sur la polysémie du mot pour mettre en parallèle la poursuite du rougeoiement
de l’aurore par le soleil levant (Phoebus) et la métamorphose de la jeune fille
en laurier, comme en une figuration réciproque. Comme si, à chaque lever du
jour, la jeune fille rougissait de la poursuite qui lui est infligée avant de
s’enfouir dans la terre, et comme si elle n’était accessible que comme fleur.
Entre rougeoiement et fleur, Apollon en est à chaque fois pour ses frais. C’est
là […] un bel exemple de pensée en concrétion, le mythe enchevêtrant à sa
manière le caractère éphémère du rougeoiement de l’aurore – véritable « état
du monde » (Wesen sauvage) – et une intrigue mettant en jeu le rapport de la
virilité à la féminité193.
Sans doute, ces codages paraîtront à nos yeux tout à fait arbitraires. Mais
190
« États du monde, des êtres et des choses, êtres et choses eux-mêmes s’y mêlent
inextricablement au fil d’un récit, ou plutôt de récits, sans qu’entre eux soient délimitées
des différences de statut. » M. Richir, EP, p. 56
191
« Pour le dire d’un mot, l’identité du nom n’est pas coextensive d’une identité de
“chose”, mais de l’ipséité d’un sens, ou plus généralement d’une ipséité rassemblant des
sens en faisceau, donc d’une ipséité comme condensé symbolique. Le nom ou l’aperception
d’un dieu est en ce sens un emblème non-identitaire de sens pluriels », M. Richir, « La
mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux », in Epokhé n° 5 : la
démesure, Grenoble J. Millon, 1995.
192
« Dans tout cela, il n’y a que la langue, en tant qu’elle est symboliquement instituée, qui
soit déterminée – et encore, pas absolument puisqu’il faut des jeux de mots et des jeux de
cratylisme pour dire le sens à travers les figurabilités du langage mythique, pour en rendre
la plasticité… » (M. Richir, FPL p. 224). Au reste, il nous faut indiquer que s’il y a, pour
Richir, une forme de cratylisme, « ce n’est pas par rapport à l’être (ousia) mais par rapport
au langage. Et ce cratylisme joue à plein dans la pensée en concrétion », M. Richir, EP,
p. 76.
193
M. Richir, EP, p. 53.
Alavi 203
il importe surtout d’être attentif à la plurivocité dont les mots ici font l’objet,
et à ce « cratylisme » de la langue, moins innocent qu’il n’y paraît, grâce
auquel plusieurs « lignes de sens » sont associées et condensées dans le nom
de la jeune fille ; comme si, à travers Daphné, ils étaient la même Sache194.
De même, Phoebus est-il simultanément astre solaire et divinité
intempérante195. Et c’est alors le langage qui semble affleurer en sa
polysémie phénoménologique d’origine.
Ainsi non content d’employer des opérateurs de métamorphoses, le récit,
c’est-à-dire l’expression en langue inhérente à un tel régime, laisse libre
cours à de véritables « fantaisies » linguistiques – « jeux de mots » ou
« divagations » qui ne sont certes pas dépourvus de profondeur, dans la
mesure où la langue s’efforce, par leur médiation, de se recoder à l’intérieur
d’elle-même pour retrouver, vaille que vaille, les « codages » souterrains
par lesquels les phases de langage s’élaborent196. Et c’est ainsi que le mythe
peut suggérer, à travers ses figurabilités (elles-mêmes expressives197 de son
sens) ces êtres labiles, protéiformes, en incessantes transformations – à
l’instar des concrétudes qui sertissent chaque phénomène de langage.
Dès lors, ne serions-nous pas au plus près du sens se faisant ? Ne
disposerions-nous pas, ici, des seules codifications aptes à exprimer le sens
in fieri sans le dévoyer (ou a fortiori l’interrompre), étant donné qu’ils en
épousent – ou plus justement, en imite – les revirements, la granularité, la
194
« Si les deux métamorphoses, la disparition de la rougeur dans la terre et le surgissement
du laurier, sont mises en écho, ce n’est pas, devons-nous penser, parce que l’esprit, se
plaisant au rapprochement, ou pris inconsciemment par une condensation, les “associerait”,
soit librement, au gré de la fantaisie, soi “inconsciemment”, au gré du processus primaire
– car l’association ne se conçoit que depuis une conception de la langue qui est la nôtre, où
les mots seraient originellement à l’écart de ce qu’ils signifient, et où les assonances ou
homonymies, dues à l’arbitraire du signe, seraient comme le matériau de la fantaisie ou du
processus primaire. » M. Richir, EP, p. 54.
195
« Sans qu’il s’agisse là de “figurations” rhétoriques qui ne sont concevables qu’à partir
du moment où a été fixé canoniquement, par l’identité de leur référence, le sens des mots.
Si Daphné a plusieurs sens, c’est là quelque chose d’originel dans la langue mythique. »
M. Richir, EP, p. 54.
196
« Jeux, on le sait, sur les “étymologies” et sur les “polysémies”, où la langue se recharge
de concrétudes, se met à distance de l’illusion de sa propre “saturation”, où elle en viendrait
à “marcher toute seule”. Se recharger de concrétudes, c’est précisément se rouvrir au champ
in-fini de transpassibilités mutuelles des êtres de langage, des sens, amorces de sens et sens
désamorcés », in « La mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux »,
Epokhé n° 5: la démesure, Grenoble, Jérôme Millon, 1995. C’est bien ainsi que Richir
entend reconsidérer le fameux « cratylisme » de la langue. Celui-ci « prend un sens tout
nouveau si, au lieu d’en situer l’ancrage dans une sorte de connaturalité de l’être et de la
langue, on en recherche l’origine dans les entrecroisements de la langue et du langage, dans
la manière dont la langue se charge de langage, c’est-à-dire de concrétudes […] ».
M. Richir, EP, p. 75.
197
Expressives en effet, puisqu’elles sont symboliquement codées.
204 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
198
Et cela nous semble être au fond tout le danger du cratylisme dont parle Richir :
récupérer la concrétude ainsi que la phénoménalité du langage dans le registre de la langue,
et partant abolir la relation de transpassibilité/transpossibilité qui jusqu’alors, faisant le lien
virtuel, ou le contact comme rien d’espace et de temps, entre deux niveaux architectoniques
en situation de résonnance – et seulement de résonance. Abolir cet écart, c’est d’une
certaine façon emprisonner le langage dans la langue du récit, et dès lors, dans les
figurabilités que ce dernier codifie. C’est du même coup révoquer l’infigurable.
199
Et ici confondu avec lui.
200
« Les résonances de diverses aperceptions de langue, par exemple à travers
l’homophonie ou la quasi-homophonie des signes, y paraissent, c’est l’essentiel, plus
originelles, comme si la langue y détenait ses secrets, que des simples rencontres
(phonétiques) de hasard – que nous jugeons telles depuis l’analyse linguistique […].
Autrement dit la pensée en concrétion rencontre, dans sa temporalisation, des nécessités
qu’il n’y a certes pas au plan purement linguistique, mais dont le sens paraît tel parce
qu’elles s’ancrent, plus profondément, dans le langage […] », M. Richir, EP, p. 77.
201
Car « phénoménologique », c’est-à-dire soucieuse du « contact » avec la Sache selbst
dont il est question, à chaque registre.
Alavi 205
Rappelons que nous jouons, contre l’identité à soi des étants que nous
expérimentons, en tant qu’objets d’une visée intentionnelle, et candidats à
de possibles identifications par concepts ; la non-coïncidence du sens se
faisant, phénomène irréductible au « tout concret » intentionnel, dans la
mesure où lui met en échec les divers modes d’appréhension procédant de
la tautologie symbolique.
En effet, tous les indices de l’identité le dénaturent, en le court-
circuitant : aussi bien le présent vivant husserlien, sur fond duquel se
déploient nos visées doxiques et discursives, que l’univocité de ce qui serait
ainsi perçu ou désigné. Et sans doute il est vrai que la langue mythique
s’efforce de préserver ce double caractère, cette fluence et cette polysémie
inhérentes à tout phénomène de langage. Elle n’est donc pas aux prises avec
un référent de même nature qu’en régime identitaire : c’est une phase de
présence qu’elle s’efforcera d’exprimer. Il n’est pas sûr cependant qu’une
telle phase puisse, sans altération aucune, être ainsi récupérée en langue.
Rappelons également que les concrétudes et les rythmes du phénomène
de langage, n’échappent à leurs propres déformations204 stabilisatrices, que
dans la mesure où ce même phénomène persiste dans sa non-coïncidence
avec soi. Comme nous pensons l’avoir montré supra, c’est seulement en
raison de son porte-à-faux que le phénomène de langage peut demeurer
202
Une seule en refermerait le chiffre, et l’encapsulerait complètement. Or nul code selon
nous n’est apte à récupérer, dans ses énoncés (son « dit », au sens lévinassien), tout ce qui
fait la richesse des phénomènes de langage.
203
Il est tout à fait significatif que nous n’ayons rien pu révéler de l’infigurable auquel les
phantasiai seraient censées « ouvrir », du fait leur transitionnalité, et que le sens devrait
chercher à dire. Comme si la pensée mythique elle-même en interdisait l’accès.
204
Procédant d’une ou plusieurs transpositions architectoniques.
206 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
C’est une heureuse « trouvaille » qui joue ici le rôle d’une implosion
205
M. Richir, FPL, p. 19. « Rappelons que tout phénomène de langage est schématisation
phénoménologique en présence d’un sens se faisant, et que ce sens, s’il est bien de langage,
est sens qui dit (à quelqu’un) quelque chose qui est autre que lui-même. ».
206
Champ qu’il nous faut reconquérir en effet, depuis une faille, et l’abîme de relative
indétermination auquel celle-ci a pu nous ouvrir. Faille ouverte à l’« instant » de notre
rencontre avec quelque chose de plus ou moins énigmatique (au regard de ce que
l’institution permet de penser – mais peut-être certaines énigmes sont-elles communes à
tous les régimes de pensée, se posent en chacun d’eux), une chose qui ne va pas de soi.
Alavi 207
Or ce qui l’a amorcé ne peut être qu’un thaumazein par telle ou telle chose ou
situation concrète et contingente, mais « frappante », « discordante »,
dérangeante, qui en tout cas, ne va pas de soi, qui, si elle n’était intégrée dans
207
« La transgression du code de l’initiation qui fait s’effectuer l’initiation autrement, et la
fait déboucher sur un code astronomico-météréologique : l’accord avec lui-même de cet
autre code de l’initiation résonne harmoniquement avec la mauvaise saison, ou celle-ci est
la contrepartie symbolique des cruautés de l’initiation », M. Richir, EP, p. 419.
208
Ici, la constellation du corbeau annonciatrice de la mauvaise saison apparaît comme la
contrepartie harmonique du rituel de l’initiation : à la cruauté du rituel répond la cruauté
de la mauvaise saison.
209
Questionnement qui est pourtant ce qui l’anime, ce qui la fait vivre, en l’empêchant de
revirer complètement en Gestell ; dégénérescence de l’institution qui devient machinale,
« pathologique, en ce qu’elle semble “penser” et “agir” à la place des hommes, se vider de
tout contenu vivant » (M. Richir, EP, p. 16) et par là, s’abandonner à ce qui semble à s’y
méprendre à une compulsion de répétition – ce qui est sans doute l’une des formes de ce
que Richir nomme « la barbarie dévastatrice du non-sens », Ibid.
210
Car il n’y a pas de Sinnstiftung sans Sinnbildung préalable (architectoniquement
parlant), et donc sans problématicité, comme nous allons le voir. La question du sens est
profondément liée à celle de la contingence, mais aussi peut-être, de façon moins locale,
mais aussi plus lancinante, aux grandes énigmes qui bercent toute civilisation.
208 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
211
M. Richir, FPL, p. 250.
212
Tel est bien le sens de la contingence, à laquelle en vérité nous ne cessons d’être
confrontés, au cœur même de nos institutions (tout à la fois régime d’être, de praxis et de
pensée) : « Une des caractéristiques de la condition humaine est qu’elle ne va pas de soi,
que, jusque dans les détails les plus intimes et les plus infimes de la quotidienneté, elles
sont plus ou moins traversées, ou plutôt transies, de perplexités et d’interrogations »,
M. Richir, FPL, p. 247. Dans le régime mythique cependant, il s’agit en quelque façon
d’intégrer cette contingence, laquelle n’apparaît plus que comme une distorsion toute
provisoire.
213
« De la manière la plus générale et la plus dégagée qu’il est possible, par l’épochè
phénoménologique de présupposés, on peut dire qu’il y a pensée dès lors que quelque chose
ne va pas de soi, qu’il y a perplexité devant une question lancinante – depuis le plus
élémentaire dans le champ pratique jusqu’au plus complexe dans le champ “spéculatif” –
et mise en ordre de la question, mise en forme de problème à résoudre », M. Richir, « Vie
et Mort en phénoménologie », in Alter n° 2 : Temporalité et affection, Fontenay-aux-
Roses, 1994.
214
« Moment » en réalité instantané, comme l’exaiphnès platonicien. Et partant, hors
temps, foncièrement illocalisable : « Si le “moment” du sublime n’est pas un événement,
Alavi 209
c’est qu’il est le commencement insituable de l’expérience, qui seule peut précisément le
“situer” après coup, dans un “avant” transcendantal », M. Richir, Variations sur le sublime
et le soi, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2010 – par suite noté VSS.
215
C’est pourquoi nous avons pu affirmer qu’il ne saurait être qu’« entre-aperçu ».
216
Ce n’est que sous sa forme implosée, transposée, qu’il participe du symbolique. De ipse,
il n’est rien d’autre que ce mouvement temporalisant de lui-même à lui-même, qui n’est
donc pas foncièrement a-téléologique (à l’instar du schématisme hors langage), mais qui
s’éploie au fil d’une téléologie sans concept. Nous verrons que la pensée mythique
contrevient à cette indépendance de principe.
217
Sans pour autant n’être que sens de lui-même, c’est là le paradoxe – au moins apparent
– qu’il nous faudra penser.
218
Au reste, que le sens puisse, en tant que tel, se prolonger indéfiniment, est doublement
révélateur : et de l’infinité (ou du moins l’indéfinité) de son référent, et de notre finitude
d’hommes, nous qui devons nécessairement en interrompre le procès. Quoique pareil sens
à l’état pur ne soit peut-être qu’une vue de l’esprit. Toujours, il lui faudra composer avec
les termes d’une institution symbolique – celle du mythe, de la poésie ou de la philosophie
– chacune ayant ses horizons, ainsi que ses propres échéances.
219
Et nous pressentons déjà que la « référence » du phénomène de langage ne coïncide pas
avec elle de la langue. Il ne s’agit ni d’un être ni d’un état-de-fait, suffisamment stables
210 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
cherche à dire, et qui relève encore d’un tout autre registre architectonique,
situé en amont, dirions-nous, des premières amorces de sens. C’est que la
plaie ouverte dans le champ symbolique est désormais suturée ; cette lacune,
depuis laquelle220 s’est vue tissée une phase de présence, sens de langage
fusant entre des mots (ou des figurabilités codées) qu’il fallait rendre eux-
mêmes coulants et subtils, et dont la référence n’était autre que cette Sache
prise en sa Sachlichkeit – cette lacune s’est pour ainsi dire refermée,
entraînant du même pas une (re)focalisation de notre pensée vers le seul
registre de l’institution symbolique. Nous voici donc emmurés dans le
présent d’une langue, qui se réfère essentiellement à des étants identiques à
eux-mêmes221 – sinon à des objets codifiés suivant les préceptes des sociétés
mythiques, tels que l’harmonie.
Dès lors, si l’organisation symbolique peut ainsi paraître rétablie (de
façon au moins provisoire), ce n’est qu’à la faveur d’un arasement de ces
différents registres, architectoniquement impliqués dans l’élaboration d’un
même sens : registre du hors-langage, registre des phénomènes de langage,
registre de la langue symboliquement instituée, tous trois entrelacés, sans
jamais se confondre pourtant222. Et la complexité de leur relation tient en
partie au fait que rien ne nous autorise à franchir les hiatus architectoniques
qui les séparent les uns des autres, « écarts comme rien d’espace et de
temps » qui tout à la fois préservent leur hétérogénéité, et garantissent
« l’implication virtuelle » de la strate la plus archaïque au sein du registre
directement issu de sa transposition.
portées à la fois223 ?
Nous ne pensons véritablement (c’est-à-dire en langage) que si nous
tenons ensemble ces trois registres, sans falsifier leur altérité réciproque.
Trop souvent en effet, nous voyons nos phases de présence se scléroser
prématurément dans des sens figés voire canoniques, et qui bientôt
s’enchaînent au rythme d’associations ne relevant déjà plus du phénomène
de langage224 ; ou bien sur l’autre versant, se perdre en cours de route pour
finalement sombrer dans le bruissement d’une « pensée » inchoative225.
Disons, en un mot, que le sens de langage ne se déploie sans réserve que si
ces deux autres dimensions demeurent opérantes, quoique toujours à
distance de ce dernier.
Il n’est aucunement certifié que la pensée mythique soit fidèle à ce
précepte. En elle, le risque est grand que la langue se substitue à ce qu’elle
prétend imiter, faisant fi de l’écart (comme rien d’espace et de temps) qui
devrait la tenir en respect du langage226. Comme si, loin de proposer une
autre conception de la référence que celle à l’œuvre dans l’institution
« platonicienne » (ou frégéenne), la pensée mythique cherchait à contourner
la difficulté en intériorisant les propriétés d’un langage – son registre basal
– que d’autres régimes chercheraient plutôt à exprimer depuis leur
différence ; comme si cette différence devait ici être abolie, la langue
mythique présumant être en état de récupérer le langage en son sein, et ainsi
de sceller en elle le chiffre du sens. Par là, nous pensons bien qu’elle réduit,
pour une large part, la complexité de la Sinnbildung qu’elle cherche à
énoncer, mais aussi qu’elle en refoule toute l’épaisseur virtuelle. Car c’est
la référence du langage227 qui se voit éconduite de surcroît, la concrétude
même de cette « contingence » qu’il s’agit de porter, tout à la fois en
présence (en langage) et en langue.
Pour ces cadres symboliques, dès lors, nous soutiendrons qu’il importe
de ne pas dévoyer la « téléologie sans concept » du sens in fieri, en saturant
223
Suivant la belle expression de Richir, reprise et explicitée par Pablo Posada Varela. Cf.
« Épochè hyperbolique et réduction architectonique », in Aux marges de la
phénoménologie. Lectures de Marc Richir, textes réunis et présentés par Sophie-Jan
Arrien, Jean-Sébastien Hardy et Jean-François Perrier, Paris, Hermann, coll. « Rue de La
Sorbonne », 2019, pp. 95-115. Et surtout : « Qu’est-ce que vivre sur plusieurs portées à la
fois ? Sens et pertinence d’une architectonique phénoménologique » in Divinatio nº47,
« Phenomenoly, Hermeneutics and Unfathomability », Spring-Summer 2019, pp. 75-101.
224
Rythme qui procède de l’inconscient symbolique (celui touché par Husserl), et non
phénoménologique – quoique ces associations puissent être considérées comme les traces,
au registre qui est le leur, de ce que Richir nomme les synthèses passives de second degré.
225
Dans laquelle bruissent justement des avortons de sens, désamorcés aussitôt qu’initiés.
226
Langage qu’elle est censée exprimer, et jouant donc le rôle d’un (il est vrai bien curieux)
référent, pour cette même langue.
227
Seulement elle n’occupe cette fonction de référent que pour autant que nous l’ayons
rencontrée comme telle, en tant que contingence.
212 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
228
Sur cette question, nous prenons la liberté de renvoyer à un article de Pablo Posada
Varela : « L’excroissance des bords : désalignement transcendantal et phantasia »,
in Imagination et Affectivité. Perspectives phénoménologiques, István Fazakas & Karel
Novotny (éd.), Mémoire des Annales de Phénoménologie (à paraître).
229
Cf. M. Richir, FPTE, p. 97 : « Mais étant donné que le déploiement du sens est aussi,
par sa multistratification où opèrent des transpossibilités auxquelles le sens est
transpassible, une aventure […] ».
230
Seraient-ils seulement entraperçus, pour être aussitôt codifiés par quelque truchement
symbolique. Et nous verrons qu’il en va précisément ainsi dans le régime de pensée
mythique, ne faisant l’épreuve d’une telle rupture que pour aussitôt en conjurer les effets.
231
Toujours à l’œuvre dès lors que du sens s’amorce (et « virtuellement en fonction » tandis
qu’il s’élabore), il faut avant toute chose le dissocier de son interprétation « kantienne »,
qui tend à le confondre avec un « événement bouleversant ». C’est que la moindre
contingence peut suffire de jure à ouvrir une faille, dans ce qui jusqu’alors semblait
intégralement aller de soi – encore s’agit-il de lui demeurer « fidèle », tout au long du
parcours du sens, dont la Sache contingente constitue alors le « référent ».
Alavi 213
du sens »232. En tant que Leistung opérante au sein de notre collision avec
« ce qui ne va pas de soi », il accomplit, en vérité, une double tâche.
D’une part, il (plus exactement, l’événement dont ce « moment » est
coextensif) suspend, provisoirement, la plénitude du champ symbolique, en
y ouvrant des failles et en redirigeant notre regard vers ce que renferment
ces abîmes ; ce qui se joue et se déploie à l’écart du registre de la langue –
étant donné que nous cherchons à penser quelque chose qui ne se laisse pas
résorber immédiatement dans les évidences symboliques, comme il en irait
du remplissement d’un énoncé ad hoc. Partant, il nous met pour ainsi dire
en présence du phénoménologique qui ne cesse de battre « au creux » de
l’institué, nous reconduit au langage qui s’éploie « sous » la langue233.
Préposition et locution adverbiale que nous plaçons cependant entre
guillemets phénoménologiques, étant admis que les registres sont
systématiquement tenus en respect les uns des autres par des « écarts
comme rien d’espace et de temps »234.
Or, ce qui se présente à nous est bien le langage dans sa masse, et non le
champ des phénomènes hors langage. Car si le schématisme de langage
trouve ainsi à se déployer, c’est bien qu’il lui est permis de prendre appui
sur quelque amorce de sens. Dès lors, il convient de contester l’assimilation
pure et simple du sublime (ou de l’événement qu’il accompagne) à un
bouleversement destructeur235. Et cela suppose, du point de vue
232
Cf. M. Richir, VSS, p. 71. Mais précisons quelque peu. Le sublime n’est pas un vécu, à
proprement parler, et il n’advient pas non plus à un « moment » précis, puisqu’il est
préalable à toute temporalisation : « si le “moment” du sublime n’est pas un événement,
c’est qu’il est le commencement insituable de l’expérience, qui seule peut précisément le
“situer” après coup, dans un “avant” transcendantal » (VSS, p. 73). Autrement dit, le
« moment » du sublime est tout virtuel, quoique attestable dans le cours de l’expérience,
de façon indirecte ; dans la rencontre d’un événement, d’une contingence, d’une surprise,
et par suite dans l’attisement d’un sens nouveau, dont ces derniers peuvent constituer la
matrice.
233
« Le discord initial dont partent les récits communique bien, toujours, avec un moment
sublime, non pas certes au sens esthétique qu’en a retenu la philosophie, mais au sens
phénoménologique d’une épochè de langue. Le discord surgissant laisse toujours, un
“moment” (qui n’est pas un “instant” temporel, mais qui est en lui-même complexe), “sans
voix”, comme un problème qu’il est urgent de résoudre (au sens musical du mot, et qui
dépasse toujours le sens commun du groupe, et donc de sa langue : “moment” sublime où
la langue est suspendue et laisse proliférer le langage, dans la masse inchoative de ses
“êtres” qui se bousculent en foules […] ». M. Richir, EP, p. 72. Ces “êtres” sont des Wesen
de langage, soit des amorces de sens.
234
M. Richir, FPL, p. 11 : « On voit bien, ici, combien la langue est aux limites : toutes les
connotations spatiales de la langue, et même du langage, sont désormais à comprendre en
termes d’écarts non spatiaux et non temporels […] ».
235
Ainsi donc l’ouverture d’une faille, dans le « moment » du sublime, ne dissout pas le
symbolique dans un chaos muet et inintelligible. Ce « moment » appelle à une remise en
ordre du champ des phénomènes hors langage, soit à une re-schématisation, à une
214 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Si l’on prend en effet les choses depuis le plus originaire, on dira que les
phénomènes (scil. hors langage), comme le champ infini des sensibles tenus
dans leur sauvagerie hors du champ de la présence, en viennent soudain à
s’illuminer comme une infinité d’amorces de sens qui battent en éclipse. Et
c’est à partir de cette « illumination » – qui est comme le « moment », certes
encore non temporel, où le phénomène de langage s’« allume », comme l’écrit
parfois Richir – qu’il devient possible de « retenir » certaines de ces amorces,
pour les étaler dans une phase, et par là, faire du sens et du langage237.
élaboration en sens des phantasiai-affections pures : « dans tout cela, il faut remettre de
l’ordre en retemporalisant le langage », M. Richir, EP, p. 72.
236
« Rien ne permettrait de distinguer schématisme hors langage et schématisme en
langage si ce dernier ne consistait, par la médiation d’une interruption schématique
(“moment” du sublime), en la réapplication du schématisme à lui-“même”, fissurant les
Wesen hors langage en concrétudes s’ouvrant en proto-protentions et proto-rétentions,
prêtes, en quelque sorte, à la temporalisation (en protentions et rétentions du sens se faisant)
en langage », M. Richir, FPL, p. 19.
237
Sacha Carlson, De la composition phénoménologique, p. 493.
238
« C’est ce que, d’une certaine manière encore incomplète nous avons soutenu en disant
que le schématisme de langage ne peut “naître” que d’une interruption du schématisme
hors langage […] », M. Richir, FPL, p. 28.
239
Par l’intermédiaire de ses relais phantastiques en effet, il donne à entre-apercevoir cette
Sachlichkeit qu’il cherche à dire, à porter en présence. Celle-ci clignote entre cette phase
même, et le champ proto-ontologique des mondes hors langage.
Alavi 215
dans les termes de nos Stiftungen240. La Sache dont il est ici question ne tient
lieu de référent que pour autant qu’elle est « perçue » phantastiquement241
en sa dimension infigurable, énigmatique et a fortiori inobjectivable, par et
depuis une phase de sens. Une Sache donc, mais en sa Sachlichkeit de
concrétude(s) elle(s)– même(s) prise(s) au rythme des schématismes hors
langage.
Selon Richir, en effet, le référent approprié au sens se faisant ne saurait
surgir d’ailleurs que d’un champ composé de phénomènes hors langage,
encore muets, anonymes, et privés de figurabilités242. Un champ plus
archaïque que le registre du langage. Cette ancestralité suffit à garantir
l’altérité de la référence eu égard à telle ou telle phase de sens, partie à la
recherche d’elle-même, et cherchant à « dire » cette Sache infigurable et
aphasique (mais certes bruissante) au fil de son procès, lequel s’engendre
depuis la transposition d’un Wesen hors langage (ou phantasía-affection
pure) en amorce de sens.
Nous pressentons que si cette phase est ajustée à un référent d’un certain
genre, le rapport qui les unit n’est pas comparable à celui qui trouve à se
nouer entre des énoncés apophantiques et des états-de-faits.
D’un côté, un sens brassant des concrétudes phantastiques (pour une part
figurables, pour une part infigurables), et qui se faisant, s’aventure à
déterminer – moyennant bien sûr l’assistance d’un soi – les opérateurs
idoines pour se dire en langue. De l’autre, en guise de référent, un champ
vibrant de phantasíai pures et d’affections clignotantes, où nous serions
bien en peine de trouver la moindre trace d’ipséité. Et en effet, la singularité
déjà réflexive d’un sens in fieri ne peut jaillir que de la transposition de ces
phantasíai-affections (pures), et de leurs mouvements inchoatifs, dans le jeu
tout en revirement des phantasíai perceptives.
Ainsi, dans le passage de ce qui tiendra lieu de référence (hors langage)
pour tel ou tel sens de langage, à ce sens lui-même qui procède
génétiquement d’un tel champ, s’opère bel et bien une déformation
architectonique, dans la mesure où il s’agit de reprendre en langage des
phénomènes muets (les « rien-que-phénomènes »), de temporaliser en
présence243 ce qui oscillait jusqu’alors, dans l’instantané d’un clignotement,
240
Quoique celle-ci contienne déjà sa part d’implicite, cette forme d’indétermination qui
suffit à motiver une réduction statique.
241
Cette Sache est donc « perçue » au prisme des phantasiai perceptives, lesquelles relaient
les lambeaux du sens in fieri.
242
« Référence muette et aveugle, radicalement infigurable du langage, et qui doit
s’interrompre pour qu’il y ait du langage », M. Richir, VSS, p. 28.
243
« De la sorte, le phénomène de langage est bien la temporalisation en présence des
phénomènes hors langage », M. Richir, FPL, p. 91. Et Richir prend soin de rappeler que
« ce qui ouvre cette temporalisation au sens, qui est irréductiblement sens de langage, est
bien le “moment” du sublime phénoménologique, celui-ci fût-il seulement “en fonction”.
216 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
244
C’est à lui qu’il revient « de dérouler, selon ce qu’il anti-cipe dans la “perception”, cela
même qui est encore enroulé et caché dans la concrétude. », M. Richir, FPL, p. 123.
245
« Autrement dit, la transcendance physico-cosmique, la proto-phase du monde… est
(elle)-même, à sa manière, le plus originairement constitué(e) de schématismes articulant
des phantasiai-affections ; cependant, celles-ci, que nous avons nommées “pures” ailleurs,
ne sont précisément pas eo ipso “perceptives”, mais, si l’expression est possible, aveugles
ou innocentes, relevant du vivre infini lui-même, et de schématismes hors langage »,
M. Richir, De la Négativité en phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis,
2014, p. 151 – par suite noté NP.
246
« […] c’est bien, en effet, pour dire que, selon une alchimie extrêmement subtile, le
compositeur ne crée authentiquement de la musique qu’en allant puiser dans les ressources
de son affectivité – sans quoi la musique tendrait, comme c’est trop souvent le cas
aujourd’hui, à n’être plus qu’une sorte de “mathématique musicale” », M. Richir, « De la
“perception” musicale… », in Filigrane n° 2 : Traces d’invisible, ed. Delatour, Le
Vallier/Sampzon, 2005.
247
« Cela implique que le schématisme de langage se rapporte à quelque chose d’autre que
lui-même, et que, au registre le plus archaïque du champ phénoménologique, ce quelque
chose ne peut être que ce qui se dégage inchoativement et de manière instable comme
concrétudes (Wesen) de phénomènes hors langage en schématisation hors langage », M.,
Richir, FPL, p. 19.
248
Les phantasiai-affections perceptives en effet, renvoient à un dehors « qu’elles n’ont pas
“créé” de toutes pièces, ex nihilo ». Cette question de la référence, toujours prégnante chez
Richir, trouve une dimension inédite dans ses derniers ouvrages, en tant qu’elle lui permet
de conjurer les sortilèges « créationnisme », et ainsi d’échapper au virage « marionien »
que risque toujours d’emprunter une phénoménologie radicale. Créationnisme dont le
Alavi 217
altérité dont il tire son origine, par transposition. Partant il ne s’agit pas pour
lui d’en être la copie fidèle, mais, depuis sa déformation même249, de
chercher à dire en langage quelque chose de cette innocence originaire.
Cette innocence qui est pour ainsi dire « perçue en phantasía », depuis
l’amorce d’un sens qui déjà appelle le soi à « assister » (dans les deux sens
du terme) son déploiement250.
Autrement dit, à porter en présence un infigurable que nous ne cessons
de pressentir (en phantasía), à revers des figurabilités qui accompagnent les
lambeaux du sens in fieri. L’archaïque, en effet, autrement dit les Sachen
qui « depuis » leur contingence, vécue et rencontrée251, ont mis en branle
toute la machinerie du sens se faisant, persiste à habiter virtuellement ce
même sens252. Et, de surcroît, comme une énigme qui le taraude. C’est là
toute la question, « infinie et complexe »253, du sens d’un infigurable qu’il
s’agit de prospecter, et d’un infigurable qui est tout à la fois la matrice de
cette recherche, sa ressource, et son instance critique, ce qui incessamment
la relance. Car le sens apparaît toujours en deçà de sa référence 254, ne la
« touche » que trop approximativement par ses figurabilités ou
Champ des phénomènes hors langage, champ des phases de sens, champ
de la langue symboliquement instituée. Le temps nous manque pour exposer
toute la complexité de cette articulation. Tenons-nous en à cette
considération : sans l’épreuve du « moment » du sublime – et l’épreuve
continuée de cet instantané virtuellement « en fonction »257 tout au long de
255
« Le sens peut se mettre à se chercher puisqu’il se sait obscurément sans se connaître
puisque sa téléologie, sans concept, consiste dans la quête infinie de soi, mais de soi comme
“figuration” de l’infigurable immémorial et immature constitutif de la transcendance
physico-cosmique », M. Richir, NP, p. 158.
256
M. Richir, NP, p. 151.
257
« Le sens n’est rien d’autre que l’infigurable mis en mouvement, dans un mouvement
qui se cherche comme son ipséité, dès lors ipséité du sens qui émerge de l’infigurable, et
qui n’existe que dans ce mouvement même, en quelque sorte comme la « retombée » du
Alavi 219
« modulables » que possible, des lambeaux de sens aux lambeaux phoniques (et vice-
versa), tout au long de cette aventure réflexive.
262
Et ceci parce qu’elle tire son origine de lui. L’amorce d’un phénomène langage est
toujours et du même coup l’amorce d’une re-schématisation de plusieurs rien-que-
phénomènes. Elle demeure donc transpassible à ces derniers, ainsi qu’à leur Sachen, qui
dès lors résonnent virtuellement en elle ; lui « collent aux semelles », disait Richir.
263
M. Richir, FPL, p. 65.
264
« Il apparaît en retour que l’énigme de la philosophie est bien qu’elle se soit instituée,
au moins depuis Platon, de poser des questions, certes pas intraitables, mais qui
n’impliquent pas d’avance et entièrement leurs réponses, qui ouvrent donc sur un dehors
qui n’est accessible que dans un sublime au moins “en fonction”, c’est-à-dire précisément
qui procède de ce qui pour nous est une interruption schématique […] », Ibid.
265
« Ce qui rapproche donc l’hyperbole phénoménologique du “moment” du sublime, c’est
la rencontre de l’énigme, irréductible sinon illusoirement réductible par une explication qui
la ramène à la trivialité. Cette rencontre, encore une fois inopinée, est interruption de
l’expérience dans le cours ordinaire de la vie – interruption du temps des présents. »,
M. Richir, NP, p. 40.
266
M. Richir, FPL, p. 243. Nous soulignons. Et nous tirons des deux derniers chapitres de
cet ouvrage l’essentiel de l’analyse infra.
Alavi 221
Nous pourrions dire, en effet, que la pensée mythique est toujours une
diversion, un subterfuge en vue de prévenir la « brutalité »267 de la question
dont elle traite, et qu’elle cherche à « résoudre ». Il y a en elle une véritable
stratégie d’évitement, par-devers tout qui serait susceptible de mettre sa
cohérence en péril. À commencer par le sens dans sa problématicité, comme
l’avait d’ailleurs remarqué Patočka en son temps268. Et Richir de souligner
que les questions « pourquoi ? » et « comment ? » ne se posent jamais
comme telles, dans ce régime de pensée. Car rien ne saurait lui être plus
intolérable que l’excès toujours possible du sens de ces questions, si elles
étaient posées, sur leurs réponses possibles. L’enjeu sera donc de conjurer
les risques charriés par le « moment » du sublime, en tant que « moment »
d’éveil au sens se faisant269.
Or, c’est ici la construction narrative inhérente au mythe qui se chargera
d’en désamorcer les effets potentiellement destructeurs. Si le « moment »
du sublime y est éclipsé, demeure enfouie dans une virtualité dont rien ne
sourd, c’est que la question posée270 est pour ainsi dire aussitôt déformée
par l’empressement de ses auteurs à y répondre. Cette question fait ainsi
l’objet d’une sorte de « ratiocination »271 immédiate (et collective), à la
recherche d’une « cause » elle-même symboliquement recodée – en tant
qu’elle apparaît comme la condition de possibilité de l’état-de-chose ou de
la situation faisant question. Ainsi, la genèse transcendantale du mythe doit-
elle être une manière de régresser de figurabilité en figurabilité, dans un
mouvement de rétrogradation faisant défiler les conditions de possibilités
les unes après les autres (de « cause » à « cause » de cette « cause », etc.) ;
et ceci, en ordre inverse de ce qui se présentera comme l’enchaînement des
épisodes du récit272. Par quoi nous comprenons que le récit mythique est
267
Brutale toujours, en ce que nulle réponse prétendant à l’exhaustivité ne saurait la
satisfaire. C’est également à ceci que tient l’excès profus de la référence (hors langage,
physico-cosmique) sur toute phase qui s’efforce de la dérouler en présence.
268
Cf. la contribution d’Henri Declève à l’ouvrage collectif Jan Patočka : philosophie,
phénoménologie, politique, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 1992. « À ce titre, le
mythe serait pour ainsi dire l’emblème de ces civilisations qui se ferment à tout risque, à
l’histoire, à la discussion du sens par raisons, c’est-à-dire pour lui-même », in « Le mythe
de l’Homme-Dieu », p. 153.
269
Plus précisément aux amorces de sens comme autant de trajets possibles, depuis
l’énigme dont il nous a fait prendre la (dé) mesure.
270
Et qui dans le mythe, rappelons-le, est toujours locale. Il s’agira le plus souvent de
s’enquérir de l’origine de tel ou tel élément, de tel ou tel état-de-fait.
271
Et plus ou moins irrationnelle rappelons-le, pour des esprits contemporains.
272
M. Richir, FPL, p. 237 : « Il s’agit donc d’une sorte de remontée à la source où l’amorce
de sens est elle-même transformée en congruence avec ce que la recherche a trouvé comme
épisodes constitutifs du récit. Par-là, le commencement du récit est la fin de l’élaboration,
et c’est le paradoxe de cette pensée de s’exposer à l’envers, comme si la fin de l’élaboration
222 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
(cette origine) avait toujours déjà été là, dans ce champ “phantastique” qu’est le champ
mythique, et qui n’est ni un réel passé ni un passé projeté par l’imagination. ».
273
En effet quand il y a récit, la question est déjà réglée ; la situation semble à nouveau
aller de soi, ne reste plus qu’à en déployer l’évidence.
274
« Et si tant de gens pensent “expliquer” les choses et les êtres par des histoires
(ratiocinations idéologiques et psychologiques) peut-être est-ce, soit par défaillance
intellectuelle, soit par une sorte d’angoisse, afin de ne pas avoir à affronter les questions
qui se posent à la condition humaine, avec leurs multitudes d’amorces de sens, non
seulement potentielles, mais aussi virtuelles (transpossibles), c’est-à-dire avec leur excès
de sens », M. Richir, FPL, p. 239. Il apparaît ainsi que la pensée mythique, comme tant
d’autres formes de pensée, cède, soit par impuissance, soit par paresse – tant il est vrai que
l’insondabilité de la référence du langage nécessiterait des commentaires infinis – à ce que
Flaubert nommait si bien « la rage de conclure » : « Il s’agit donc, dans l’hyperbole
phénoménologique, de suspendre cette rage, de ne pas recouvrir ce qui ne va plus de soi par
une chaîne d’éléments qui, au moins paraissent aller de soi, et de ne pas chercher, dans
l’explication, quelque chose comme un remède pour se prémunir du retour toujours
possible, de manière inopinée, de ce qui ne va pas de soi, pour réassurer, donc, la tautologie
symbolique de l’“avant” et de l’“après” du surgissement, déjà hyperbolique, de ce qui ne
va pas de soi. Tout au contraire, la phénoménologie commence dans le suspens (épochè) de
toute explication, et dans l’élaboration du passage en hiatus, à travers l’écart déjà ouvert
entre “avant” et “après”, comme pur mouvement pro- et rétro-grédient où du sens part à la
recherche de lui-même. C’est-à-dire par l’élaboration en diastole du langage, des questions
posées par ce qui ne va pas de soi dans cela même qui paraît aller de soi », M. Richir, NP,
p. 39.
275
Ce qui nécessairement s’accompagne d’effets conservateurs : « rien ne s’y transmet
sinon l’ordre et la mise en ordre symboliques, comme si les mythes étaient pris par, et
renfermés dans la circularité irréductible de la question qui est censée s’y penser et de la
réponse qui est censée s’y proposer », M. Richir, FPL, p. 257. Le sens est d’une certaine
manière toujours déjà fait, comme en une sorte de « stratégie » inconscient contre la
nouveauté : « Tout ce qui est cependant neuf dans le réel, par exemple la naissance d’un
enfant, bouleverse l’ordre même des choses, et par là il faut immédiatement le recoder par
des rituels qui répètent en écho tels ou tels mythes d’origine. Cette pensée est aux antipodes
de la philosophie puisque nommer quelque chose comme tel peut s’avérer dangereux,
exposer aux déchaînements des forces obscures, et cela conduit à l’élision systématique du
“comme tel” […] », Ibid.
Alavi 223
276
Car il ne s’agit pas tant d’un échec que d’un rejet délibéré de tout ce qui serait susceptible
de menacer, par sa prodigalité ou son incommensurabilité, la cohésion interne de la société
symbolique.
277
M. Richir, FPL, p. 207.
278
Chacune ayant pu faire l’objet d’une étude par Richir lui-même ; respectivement dans
Fragments phénoménologiques sur le langage, Variations sur le sublime et le soi I et
Variations II.
224 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Plus concrètement, la poésie ne paraît devoir surgir que si, dans le mythe, le
retour de la réponse (qu’il donne pour ainsi dire toujours prématurément) sur la
réponse ne paraît plus « négociable » en mythe(s), mais reste ouverte sur
l’infigurable où enfin la question devient frontale, se pose comme telle, et
appelle des réponses qui, pour comporter de la figurabilité, sont toujours
habitées et « précédées » par l’infigurable en lequel, par le parcours ébauché,
du sens doit désormais se chercher281.
279
« L’ouverture à un pur dehors, à une transcendance absolue, n’est rien d’autre, pour
nous, que le moment du sublime. Ce que nous venons de risquer à propos de la pensée
mythique reviendrait par là à dire qu’en elle, il n’y a pas de tel moment, et permettrait
d’autre part de comprendre que l’institution de la royauté est corrélative de la
“sublimisation” des mythes préexistants dans le partage du roi des dieux, des dieux et des
héros […] », M. Richir, FPL, p. 251.
280
C’est là le signe que l’infigurable y est maîtrisé, et dès lors enfoui dans les figurabilités
toujours déjà codifiées du récit.
281
M. Richir, FPL, p. 229. Et aussi : « La Darstellung théâtrale n’est pas chaîne de
Bildobjekte figurant des Bildsujets, donc que nous sommes toujours dans le champ de la
phantasia perceptive, mais avec cette inversion dont nous avons parlé par rapport au mythe,
et qui fait que les figurabilités sont là pour laisser jouer l’infigurable en elles, infigurable
toujours en excès (de sens) sur le figurable. C’est par là seulement que le récit paraît fictif ;
fictif intrinsèquement, et non primairement par rapport au réel (Reales), et recelant, en
l’infigurabilité qui le déborde, sa propre Sachlichkeit qui, elle, et elle seule, a son efficacité
symbolique […] ».
Alavi 225
L’infigurable, il est vrai, est alors moins la transcendance des dieux que
l’abyssale profondeur de notre intériorité. C’est bien là ce qu’illustre, selon
Richir, la trajectoire de la tragédie grecque d’Eschyle à Euripide, où le
corpus mythico-mythologique paraît progressivement se réduire à des récits
où se succèdent, dans un tohu-bohu apparemment inintelligible, des conflits
divins, dont le seul sens encore possible est celui de la vulnérabilité et de la
misère de notre condition, poétiquement mise en scène dans l’élaboration
tragique282.
… ET DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
282
Cf. M. Richir, FPL, p. 232.
283
M. Richir, PE, p. 24.
284
Le premier sert le plus souvent à distinguer la transcendance « physico-cosmique »,
résidu phénoménologique de l’épochè hyperbolique, qui se tient de lui-même par le
schématisme hors langage, sans dépendre en son être de que ce soit d’autre (et surtout pas
d’un soi). Quant à la chôra, elle est pensée comme la matrice de la Leiblichkeit, soit de la
corporéité la plus intime du soi. Rappelons bien sûr que ces concepts ne sont que des
« topoï » architectoniques qui n’ont a priori rien de déterminé, ne sont ni positifs, ni
positionnels.
285
Mais non point tous les acteurs de cette tradition. Il semblerait d’ailleurs que la grandeur,
l’importance de ces derniers, à suivre Richir, soient intimement liées à cette capacité qui
fut la leur, à mettre en suspens la tautologie symbolique, au moins pour un temps, c’est-à-
dire pour certains pans de leur œuvre. Ainsi du schématisme et jugement esthétique
kantiens, de l’hyperbole et du passé transcendantal schellingiens, etc.
226 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
286
F. Forestier, « Entretien avec Marc Richir (2) : Autour des Variations sur le sublime et
le soi », in Actu Philosophia.
287
Lui-même rendu possible par nos relais architectoniques.
Alavi 227
288
« Autrement dit, si la transcendance absolue (scil. le sublime) soulève la question du
sens, le schématisme fait que cette question ne reste pas à jamais intraitable, mais que les
réponses qui peuvent en être données sont nécessairement infinies et plurielles », M. Richir,
VSS, p. 7.
289
Mes remerciements vont à Sacha Carlson, dont la lecture de la thèse a été salutaire pour
ma compréhension du phénomène de langage ; et à Pablo Posada Varela, pour les
documents et les nombreuses clefs de lecture qu’il a bien voulu me fournir, ainsi que pour
son chaleureux soutien.
La référence à la notion de virtuel quantique dans la
critique richirienne du relativisme post-moderne
JOËLLE MESNIL
INTRODUCTION
1
W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, coll. Idées,
p. 30 (je souligne).
2
J. Garelli, Rythmes et mondes, au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, J. Millon,
1991.
230 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
3
F. Forestier, Le réel et le transcendantal. Enquête sur les fondements spéculatifs de la
phénoménologie et sur le statut du phénoménologique, Grenoble, J. Millon, 2015, p. 200.
4
I. Fazakas & E. Bellato, « Le virtuel et le transcendantal », in Metodo, International
Studies in Phenomenology and Philosophy, vol. 2, n. 2, 2014.
5
R. Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme
Millon, 2013.
6
M. Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 167.
7
R. Sanchez Ortiz de Urbina, « Le principe de correspondance », in Annales de
Phénoménologie, 2013. On lira aussi, du même auteur, sur cette question : « Sur
l’intermédiation », in Annales de Phénoménologie, 2015, et « Esquisse d’une
épistémologie phénoménologique », in Annales de Phénoménologie – Nouvelle série,
2018.
Mesnil 231
de Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina reste à faire, qui se situe au delà des
limites imparties au présent article8.
Un autre auteur et lecteur, Sacha Carlson, mérite une attention
particulière, car il nous offre les dernières considérations de Marc Richir sur
la physique quantique telle qu’il les a exprimées lors d’entretiens. Il
convient en effet de noter que la position de Marc Richir sur les rapports de
la phénoménologie et de la physique quantique a évolué, entre un premier
moment où il semble voir une homologie entre les phénomènes de monde,
c’est-à-dire les choses mêmes de la phénoménologie, et ceux de la physique
quantique, et une période plus récente, notamment lors des entretiens avec
Sacha Carlson, où il en vient à dire qu’il n’y plus aucun rapport entre la
phénoménologie et la physique quantique.
Indépendamment des fluctuations de sa pensée des rapports entre
phénoménologie et physique quantique, gardons à l’esprit la définition que
nous donne le philosophe de la notion de virtuel quantique, qui elle, fort
heureusement, reste invariable.
Dans « Phénoménologie de l’élément poétique »9, Marc Richir écrit :
« Par virtuel, nous entendons, quasiment au sens de la mécanique quantique,
ce qui, sans être actuel ni être rattaché à l’actuel par le biais du potentiel,
n’en exerce pas moins des effets réels dans le champ phénoménologique ».
Le philosophe rapproche ensuite « virtuel », « transpossible » et « en
fonction » (fungierend dans le vocabulaire de Husserl).
Lisons maintenant attentivement la transcription que Sacha Carlson a
faite de ces entretiens qui se sont déroulés au dernier trimestre 2011 et au
premier trimestre 2012, car ils sont la dernière trace que nous ayons des
propos que Marc Richir a pu tenir sur la physique quantique.
8
Une telle étude paraît d’autant plus nécessaire que Marc Richir se réfère semble-t-il
positivement à l’article du philosophe espagnol sur le principe de correspondance, au cours
d’entretiens avec Sacha Carlson alors qu’il semble aller à l’encontre de sa dernière position
plus qu’il ne la confirme.
9
M. Richir, « Phénoménologie de l’élément poétique », in Studia Phaenomenologica, vol.
VIII/2008, Humanitas, Bucarest, 2008, pp. 177-186.
10
Ibid., pp. 275-295.
232 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
11
Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina, « Le principe de correspondance », in Annales de
phénoménologie, 2013. La notion de « principe de correspondance » apparaît en 1913 dans
un article de Niels Bohr. Selon ce principe, le comportement quantique d’un système peut
être équivalent à celui qu’on observe en physique classique dans certains cas limites
concernant en particulier la quantité d’action représentée par la constante de Planck qui
peut alors être négligée. Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina établit en outre une
correspondance entre le passage d’une physique classique à une physique quantique et le
passage d’une philosophie classique à une philosophie phénoménologique.
12
Conversations…, p. 287.
13
Il s’agit du grand accélérateur de particules du CERN (Conseil Européen pour la
Recherche Nucléaire).
Mesnil 233
auquel elle reste tout de même accrochée ». Marc Richir, qui donne
véritablement l’impression de contourner la question, mais finit par dire :
Ce qui est très fort, c’est de penser que quelque chose qui n’existe pas actu
puisse avoir de l’influence, non pas causale – puisqu’il n’est pas en acte –, mais
par sa virtualité sur ce qui est censé être en acte. […] on se trouve hors du champ
de la causalité ; et l’influence dont il est question n’est plus, dès lors, à
comprendre comme un effet. Il y a quelque chose qui ne se passe pas, mais qui
a néanmoins un statut (problématique), et qui peut avoir de l’influence sur ce
qui se passe »14.
Il est donc vrai que ce qui est virtuel peut très bien ne jamais se réaliser,
mais : « sans lui, rien de ce qui est réel (réellement observable) ne pourrait
jamais se produire : le virtuel contribue à l’occurrence du réel qui n’en est
qu’occasionnellement la réalisation (par tel ou tel dispositif
expérimental)15 ».
Pourtant, ce virtuel n’a-t-il vraiment « rien à voir », pour reprendre
l’expression du philosophe, avec le phénomène au sens phénoménologique
du terme ? On peut en douter. Car lorsque qu’on lit que le transcendantal
peut être lui-même virtuel, c’est-à-dire en fonction, et « influencer les
enchaînements phénoménologiques sans y être “reconnaissable” », on peut
en tant que lecteur averti de l’ensemble de l’œuvre de Marc Richir, être
tentés de voir là l’expression d’une idée que l’on trouve chez lui dans des
textes antérieurs, et selon laquelle le phénomène non manifesté de la
physique quantique aurait malgré tout un rapport avec le phénomène
comme rien-que-phénomène de la phénoménologie refondée. De même,
lorsque Marc Richir affirme qu’avec la physique quantique, on est loin de
la phénoménologie et que « la phénoménologie ne peut pas couvrir tout le
champ de l’expérience, on ne peut qu’être surpris parce que dans ses travaux
antérieurs, il a régulièrement montré, ce que lui rappelle fort à propos Sacha
Carlson, que « la phénoménologie peut, par son instance critique, montrer
quel est le statut, éventuellement non phénoménologique, des “objets”
qu’on manipule dans telle ou telle théorie ». Si Marc Richir acquiesce à cette
dernière remarque, c’est bien qu’en effet, il n’a pas toujours été aussi
catégorique quant à la question de savoir s’il y a une homologie entre les
phénomènes de la phénoménologie et ceux de la physique (quantique ou
non d’ailleurs, notons-le). Venons-en donc à un examen de ses positions
antérieures sur la question.
14
Conversations…, p. 290.
15
Ibid.
234 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
16
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire 11, 1964,
Seuil, 1973, où le psychanalyste soutenait que « l’inconscient, d’abord, se manifeste à nous
comme quelque chose qui se tient en attente, dans l’aire, dirais-je, du non-né […]. C’est le
rapport aux limbes de la faiseuse d’anges » (p. 25). Lacan précise : « Cette dimension est
assurément à évoquer dans un registre qui n’est rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-
réalisé », ibid., pp. 31-32.
17
M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, J. Millon, 1988, p. 40.
18
Ibid., p. 34.
Mesnil 235
19
Ibid., p. 31 (c’est Marc Richir qui souligne).
20
Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 135.
236 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
21
Dans Phénoménologie et institution symbolique, abordant la question du marquage
symbolique des Wesen et du déphasage, Marc Richir observe : « Dans le marquage, qui est
à distance, ou par différence des Wesen et des essences formelles désincarnées, il y a
précisément “action à distance” ou “par différence”, c’est-à-dire, en fait, si nous y
réfléchissons bien, double “capture” réciproque des uns et des autres, même si elle n’est
jamais que provisoire. Entre les Wesen et les essences formelles désincarnées, il n’y a ni
extériorité ni intériorité pures et simple mais précisément déphasage, qui est habitation
réciproque (Ineinander) ou un type particulier de chiasme (entre existentialité
phénoménologique et existentialité symbolique » (p.160). Dans les Méditations
phénoménologiques, le philosophe évoque « une passivité encore plus originaire que celle
des synthèses passives de second degré, parce qu’elles sont plus radicalement inaccessibles
aux phénomènes de langage eux-mêmes, dans leurs transpassibilités mutuelles : elles se
disposent au sein de ce que nous nous risquerons à nommer une transpassibilité de second
degré. Celle-ci est très énigmatique puisqu’elle consiste – il suffit de penser aux paradoxes
de l’intersubjectivité transcendantale husserlienne pour l’entrevoir – en une sorte d’“action
à distance”, mais sans aucun acteur, de monde à monde, ou de “résonance” universelle de
phénomène-de-monde à phénomène-de-monde, du sein de ces synthèses “transpassives”
[mais encore “passives”] de troisième degré (p. 129) ». Plus loin dans le même ouvrage,
on peut lire : « […] dans le sublime phénoménologique, cette sorte d’entre-aperception
fugace et transpassible ouvre en fait la pensée à sa transpassibilité comme à celle de faire
comme si elle s’arrêtait de penser pour s’accompagner de sa réapparition comme pensée.
“Action” toute virtuelle – presque au sens même où l’on parle de “particules virtuelles” en
mécanique quantique – que cette sorte d’action à distance de la pensée sur elle-même
depuis l’entre-aperception de son extinction, qui est paraître en imminence de cette dernière
(p. 160) ». Marc Richir évoque encore (comme le notait Robert Alexander) « une parenté
conceptuelle énigmatique, y compris pour nous, entre l’“effet tunnel” quantique et la
transpassibilité : c’est celle de ce que l’on a classiquement nommé “l’action à distance”
quantique, et de la transpassibilité, pareillement à distance, de phénomène à phénomène
(pp. 166-167). On trouve encore une référence à l’action à distance aux pages 224, 225 et
129. D’autres allusions sont également présentes dans de nombreux articles de Marc Richir
qu’il serait trop long de citer dans leur totalité. Retenons toutefois encore un article paru
en 1994, « L’espace lui-même », où Marc Richir évoque cette « “action à distance” des
amorces [possibles] de sens non déployés en présence sur le déploiement en présence de
tel sens ». Dans les Fragments sur le langage, il est encore question de l’« action à distance
de cette psychose de la sorte transcendantale, transpossible, ou virtuelle au sens que nous
donnons à présent à ce mot (p. 168) ».
Mesnil 237
22
W. Heisenberg, La partie et le tout, Paris, Flammarion, coll. « Champs », nouvelle
édition, 2016.
23
Nominalisme, ou plutôt néo-nominalisme, tel qu’on le rencontre par exemple chez les
psychanalystes tels que S. Viderman lorsqu’il croit se référer à l’interprétation de
Copenhague de la physique quantique, mais qu’il commet un grave contresens qui invalide
son propos. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article paru dans les Annales de
Phénoménologie, N° 14, 2015 : J. Mesnil, « Constructions spéculatives et “constructions”
phénoménologiques dans l’espace de la psychothérapie : Pour une critique de la notion de
“construction” en analyse à partir de l’exemple de Serge Viderman ». En résumé, j’y
montre que les psychanalystes qui ont cru trouver dans l’interprétation de Copenhague une
caution à leur position anti-réaliste concernant l’ontologie de l’inconscient, se sont situés
dans un cadre exclusivement déterminant qui ne pouvait que compromettre leur volonté de
créer une nouvelle épistémologie de la psychanalyse, opposée à celle de Freud d’une part,
et à celle de Lacan d’autre part. Ils se sont heurtés au réalisme de leurs contradicteurs, mais
des deux côtés, il aurait fallu que les uns et les autres articulent déterminant et réfléchissant,
c’est à dire que les réalistes renoncent à l’ontologie et que les anti-réalistes parviennent à
concevoir des constructions qui ne soit pas purement spéculatives. Seule la notion
d’inconscient virtuel répond à ces deux exigences.
238 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
vaines d’énoncer les limites de validité d’un langage dans les termes mêmes
de ce langage? 24 »
L’intérêt de la phénoménologie « non symbolique » de Marc Richir,
c’est qu’elle permet d’étendre l’épistémologie de la physique quantique au-
delà même du domaine de cette physique, en réinterrogeant la nature du
langage qui soit à même de renvoyer à des entités sans identité fixe et
pourtant bel et bien existantes, puisqu’elles produisent des « effets » dans la
réalité empirique. La phénoménologie du langage de Marc Richir offre ainsi
un véritable outil à même de penser et de nommer la réalité de ce qui n’est
ni déjà objectivé, ni précisément situé. Examinons pour nous en rendre
compte quelques textes particulièrement significatifs.
24
M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Paris, Champ
Flammarion, 1996, p. 31.
25
« Mécanique quantique et philosophie transcendantale », in La liberté de l’Esprit,
n° 9/10, Krisis, 1985, Hachette, pp. 167-212.
26
Ibid., p. 199.
27
« Sens et non-sens de la nature », in Modélisation et fondements métaphysiques en
sciences, Actes du colloque de philosophie de l’U.L.B. des 20 et 21 mars, Cercle de
philosophie de Bruxelles, déc. 1987, pp. 53-71.
240 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Ce serait un réalisme, somme toute assez naïf, de la théorie que de croire que les états
virtuels ou les particules virtuelles existent « en soi ». Mais il serait tout aussi faux de
dire qu’un tel vide n’est, avec ses états virtuels et ses particules virtuelles, qu’une pure
et simple « création » de la théorie, car ce serait un idéalisme – sorte d’idéalisme
absolu – non moins naïf de la théorie qui croirait que les états virtuels ou particules
virtuelles seraient des créations de l’esprit qui auraient des effets indirectement
28
M. Richir, « Potentiel et virtuel », in Revue de l’Université de Bruxelles 1997/1-2 : Le
vide, Editions Complexe, Bruxelles, oct. 1998, pp. 60-69.
Mesnil 241
observables, par une sorte de « télépathie » dont, hélas, on a parlé, de la Théorie sur
l’expérience 29.
Or, c’est un fait que bien des non-scientifiques sont arrivés à cette conclusion
ou à une autre tout aussi idéaliste en un sens péjoratif du terme.
Établissons un bilan provisoire. Ce qui ressort de ces trois articles publiés
entre 1985 et 1998, c’est que la physique quantique reste bien une physique
même si elle est à strictement parler dépourvue d’ontologie, et que pour le
comprendre une réforme de la philosophie est en effet requise. Cette réforme
est corollaire d’une mise en équivalence des notions de virtuel, de
transpossible et de transcendantal. Penchons-nous à présent sur les ouvrages
de M. Richir.
29
Cet « idéalisme » a été dénoncé par d’autres philosophes, notamment par J.
Bouveresse qui se demande « pourquoi les littéraires et les philosophes sont généralement
si peu attirés par une position réaliste comme celle d’Einstein et trouvent au contraire autant
d’intérêt et d’avantages à celle de ses adversaires idéalistes. », in J. Bouveresse, Prodiges
et vertiges de l’analogie, Ed. Raisons d’agir, 1999, p. 102.
30
M. Richir, La crise du sens, Grenoble, J. Millon, 1990, p. 256.
31
Ibid., p. 261.
242 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
question ici de relation sujet-objet. C’est bien pourquoi Marc Richir met
fortement en garde son lecteur contre des interprétations qui relèvent d’un
« idéalisme absolu » incompatible avec une démarche scientifique. Lisons-
le :
32
Ibid., p. 256.
33
Ibid., p. 261.
34
Ibid., p. 267.
Mesnil 243
C’est ainsi qu’on entre […], dans le champ du non attestable et du non
effectuable. Alors que le discours phénoménologique ne peut avoir de sens
précis que s’il donne très précisément à entendre de quoi (de quel problème ou
question), chaque fois, il parle, et que c’est ce « quoi » (la Sache selbst, la
« chose même ») qui doit par-là être attestable (directement ou indirectement)
45
Ibid., p. 6.
46
M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, p. 139.
246 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Marc Richir dit encore que « la question du phénomène en son sens
husserlien […] n’a que très secondairement et très localement à voir avec la
question de l’être »48, mais qu’il ne faut pas en conclure que le langage
n’aurait plus de référent contraignant. Ce référent phénoménologique c’est
la chose-même, la Sache, cette chose qu’il en vient à qualifier de virtuelle
en référence à la physique quantique et en lien d’homologie avec le
transpossible de Maldiney.
Il est toutefois indéniable que la question récurrente, chez Marc Richir,
« de quoi parle-t-on ? », se présente de façon délicate et problématique
quand on sort de l’ontologie, de l’identité, de l’actuel, du positif, donc du
positionnel et qu’elle pose un problème particulier quant à la question de
l’attestation. Comme il le demande justement dans « La refonte de la
phénoménologie »49 : « Comment faire encore de la phénoménologie et
garantir l’attestation quand elle ne peut plus consister en “effectuation” “ou
réeffectuation” (Nachvollzug) des actes analysés ? Comment éviter alors la
pure spéculation ou la pure construction, […] le risque de prendre les mots
pour les choses ? » Comment, encore, s’abstenir de « faire fonctionner
subrepticement l’argument ontologique 50» ? Que reste-t-il alors au
phénoménologue qui lui permette de ne pas succomber à la pure
spéculation ?
Ce qui reste dans une telle situation, c’est une double exigence
architectonique : d’une part quant à la méthode (situer correctement le
problème à traiter) et, d’autre part, quant au contact nécessaire avec la chose
même ; cette chose « le plus souvent virtuelle » précise Marc Richir, non
positionnelle, irréductible à une chose en soi ou à un étant, exerce pourtant
« des effets sur l’actualité de par sa virtualité même »51. Mais il est vrai
qu’elle n’est attestable qu’indirectement ; la correspondance entre
l’architectonique comme méthode et la tectonique de la chose-même devient
évidemment délicate à penser puisqu’il n’y a pas ici de critère objectif de
47
Annales de phénoménologie, N° 1, 2002, p. 8.
48
Ibid., p. 8.
49
M. Richir, « La refonte de la phénoménologie », in Annales de phénoménologie, 2008.
50
Ibid., p. 206.
51
Ibid., p. 208.
Mesnil 247
CONCLUSION
les post-modernes que ceux des réalistes pour lesquels le réel ne peut être
qu’ontologique.
« Entre la vie et la mort » :
À propos de l’approche richirienne de la psychose
TETSUO SAWADA
INTRODUCTION
1
Pour l’appréhension de cette distinction, l’ouvrage de Joëlle Mesnil, auquel nous devons
beaucoup, est indispensable. Cf. Mesnil 2018, en particulier pp. 52-53.
250 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
2
C’est pour cela que Richir considère le sublime phénoménologique, et son choc, comme
« non traumatique » (Richir 2010, p. 10).
252 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
absolument avorté ») en même temps qu’il n’est plus vivant (« vie proche
de l’extinction »).
Pour expliquer cette ambiguïté du sujet schizophrénique, nous pouvons
dire, en reprenant la terminologie richirienne, qu’Artaud n’est pas encore
mort parce que « la Leiblichkeit est subtile, toujours susceptible de se
rallumer en phénoménalisations, de se ranimer » (Richir 2004, pp. 418-
419). Cela veut dire que le sujet peut encore ressentir, dans une certaine
vivacité, ses propres expériences sensibles sur son corps vivant (Leib).
Mais, en même temps, il n’est plus vivant puisque les comportements
(Leibkörper) ainsi figurés sur son corps vivant ne sont que des douleurs (la
« profonde obnubilation ») dont il ne comprend pas l’origine et qui
provoquent des idées délirantes (l’« absence de la persistance » de la
pensée). Ainsi, d’un côté, son corps vivant (Leib) fonctionne encore et
l’amène à saisir ses propres vécus ; de l’autre, ce fonctionnement est destiné
à échouer sans pouvoir figurer les comportements propres à son existence.
Cela signifie que, étant situé entre le fonctionnement vide du corps vivant
(Phantomleib) et sa conséquence morbide (douleurs somatiques et délires
psychiques), Artaud ne peut plus vivre ni mourir. C’est pour cela que
l’écrivain témoigne de cette situation paradoxale en écrivant : « ni ma vie
n’est complète, ni ma mort n’est absolument avortée » (OC., I-2, p. 57). Son
esprit, devenu « momie », se trouve ainsi suspendu « entre la vie et la
mort »3.
On peut dès lors affirmer que, s’approchant des phénomènes
psychopathologiques, Richir tente d’en dégager la manière d’être
phénoménologiquement bien spécifique du soi au moment psychotique,
sans les considérer hâtivement comme des échecs ou des lacunes des
moments phénoménologiques. Ainsi, dans Phantasía, imagination,
affectivité, il écrit à plusieurs reprises que la vérité de l’analyse des
phénomènes psychopathologiques consiste à éclaircir ce qui se passe « au
bord de l’effondrement » (Richir 2004, p. 420 [souligné par nous], aussi
pp. 325-335, 355 [« au bord de l’abîme »], p. 380, p. 388 [« au bord de la
mort »], et passim) de la vie humaine et sa structure phénoménologiquement
spécifique. Il s’agit pour Richir de décrire les phénomènes « au bord de
l’effondrement », et non ceux qui se sont déjà décomposés dans
l’effondrement.
3
L’expression « entre la vie et la mort » est aussi utilisée par Richir pour d’autres types de
maladie mentale. En discutant par exemple le cas névrotique analysé par Binswanger,
Richir écrit : « L’essentiel est ici le glissement de la vie de la patiente dans une vie “entre
vie et mort” » (Richir, 2004, p. 354, souligné par l’auteur) ; et il y ajoute : « la malade [une
patiente névrotique de Binswanger] n’est pas complètement effondrée, “phénoménalement
morte” : elle est entre la vie et la mort » (Richir 2004, p. 388, nous soulignons).
Sawada 253
4
L’explication « déficitaire », selon laquelle les phénomènes perceptifs seraient traités
comme « normaux » ou même comme « norme » par rapport aux phénomènes soi-disant
pathologiques ou délirants, est remise en cause par Richir dès les années 1990. Cf. Richir
1992, pp. 81-85.
5
En effet, Monique David-Ménard analyse, du point de vue psychanalytique, la structure
des phénomènes psychopathologiques, notamment de la « paranoïa », à partir de la
problématique de la dialectique transcendantale kantienne (l’illusion transcendantale, les
deux premières antinomies et le délire (Wahn) de la faculté cognitive qui s’ensuit, [cf. D-
M. 1990, pp. 138-139]). Si notre discussion met en rapport les phénomènes
psychopathologiques (l’idéal et la Verstiegenheit) avec la problématique de la dialectique
transcendantale kantienne, nous devons beaucoup d’idées à son analyse perspicace.
Sawada 255
6
Cela veut dire aussi que, en étant ainsi poussé à l’infini et à son extériorité, le soi n’adhère
jamais à son immanence et à son ipséité. C’est ainsi que Richir décrit la modalité d’être de
ce soi comme soi « toujours en écart » (Richir 2008, p. 208) avec lui-même.
7
Le rapport des étants supra-sensibles, relevant de la dialectique transcendantale kantienne,
aux délires psychotiques, a déjà été étudié dans le domaine psychopathologique. Les
travaux psychiatriques de Maurice Dide (Dide 1913) et de Will Boven (Boven 1919)
observent ainsi, dans les délires des schizophrènes, l’ébauche d’un extrême idéalisme qui
s’érigent jusqu’en une religion.
256 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
8
En ce sens, Jacob Rogozinski a raison lorsque, en critiquant l’interprétation deleuzienne
(l’« éloge de la folie », dit-il, cf. Rogozinski 2011, p. 14), il considère l’écriture artaldienne
et son caractère schizophrénique, comme une tentative de « se réapproprier son moi, son
nom, son corps » (ibid., p. 15). De plus, il y ajoute à juste titre : « Pour lui [Artaud], il ne
s’agit pas de s’échapper à ce Fond opaque qui l’a englouti, mais plutôt d’y reprendre la
parole […] » (ibid., p. 18).
258 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Le seul sens de l’existence (de la vie intersubjective du moi dans le cas normal)
qui subsiste est celui de la croyance tenace en la superstition des mots, de leurs
décompositions/recompositions et traductions, en un système où, pour ainsi
dire, l’« affect » (« impressionnel ») et l’imagination, déjà divisés (gespalten),
se voient triturés en tous sens pour être décomposés/recomposés selon la
structure du fantasme, c’est-à-dire en « éléments » en quelque sorte « plus
petits », moins angoissants et donc plus inoffensifs, comme si, selon une
transposition de la méthode cartésienne, il s’agissait, dans ce système, de
« diviser la difficulté » pour trouver « la voie sûre » pour la préservation de ce
qui subsiste malgré tout du « soi » (Richir 2004, p. 380).
Lola Voss se perd dans le jeu de mots, lorsque l’entourage ne comprend pas
son idéal « d’être toute seule » et, à cause de cela, devient terrifiée et
angoissée. L’angoisse amène cette patiente à l’élaboration des choses dans
le « fantasme ». Il en résulte son jeu de mots. Considérons par exemple
celui-ci : elle témoigne de l’existence d’un « monsieur » qu’elle a vu dans
une rue. Ce monsieur avec une « canne » a paru tellement angoissant pour
Lola qu’elle a été obligée de se plonger dans le jeu de mots : elle tire d’abord
du mot « canne » (« bastón » en espagnol9) la syllabe « on » et inverse celle-
ci en « no » ; puis, elle tire la syllabe « go » du mot caoutchouc (« goma »
en espagnol) attaché à la pointe de la canne ; finalement, le message négatif
« no go » est élaboré dans le fantasme, il terrifie Lola et l’oblige à réitérer
le même type de jeu de mots (Schizo., pp. 297-298/24-25). Binswanger
décrit ce jeu monogrammiste dans le fantasme comme un « oracle » (ibid.,
p. 315/51) ou comme une « loi superstitieuse » (ibid., p. 319/56).
Dans le passage cité plus haut, Richir considère ce « rituel » de Lola
comme un « système ». C’est en se trouvant dans ce « système »
fantasmagorique qu’elle tente d’éviter l’angoisse. Cela signifie que ce
« système », pour fantasmagorique qu’il soit, a pour effet de lui donner asile
et de la sauver symboliquement de l’afflux des angoisses10. En ce sens, le
jeu de mots est, selon Richir, un moyen qu’a Lola de « décomposer » les
angoisses en des angoisses « plus petites » et de les disperser, alors que cette
activité monogrammiste ne paraît être pour son entourage qu’une
superstition ou un rituel, eux-mêmes incompréhensibles et délirants. Selon
l’explication quelque peu cartésienne de Richir, la tentative de Lola,
9
La mère de Lola Voss étant d’origine latino-américaine, Lola est polyglotte.
10
En se référant à Phénoménologie et institution symbolique, Philippe Veysset, le
traducteur français du cas Lola Voss, nomme à juste titre ce sens symbolique « langage-
refuge » (Veysset 2012, p. 15).
Sawada 259
CONCLUSION
11
À ce propos, on peut se référer à la remarque d’Alexis Philonenko. Il précise à juste titre
que l’abandon de la dialectique transcendantale à l’époque post-kantienne rend
précisément possible pour la phénoménologie transcendantale de Husserl d’annoncer l’idée
du retour aux choses elles-mêmes : « Le choc avec Hegel est ainsi devenu inévitable. C’est
que Hegel a précisément opéré la contre-révolution copernicienne en rendant aux choses
un primat sur la méthode. Un interprète éminent de Hegel [à savoir, Alexandre Kojève]
peut ainsi nous assurer que Hegel “a pu le premier abandonner sciemment la Dialectique
conçue comme méthode philosophique”. Abandon de la méthode – donc critique de la
réflexion, retour aux choses elles-mêmes – la contre-révolution s’est poursuivie chez
Husserl et les phénoménologues aux cent avis et aux cent visages » (Philonenko 1975-1,
p. 282).
260 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
BIBLIOGRAPHIE
PHILIP FLOCK
INTRODUCTION
1
Ce texte est la traduction par I. Fazakas et M. Bois d’une version modifiée d’un essai
rédigé en allemand par l’auteur, publié sous le titre « Leib und Faschismus.
Psychoanalytische und phänomenologische Annäherungen », dans Leib – Körper – Politik.
Untersuchungen zur Leiblichkeit des Politischen, Thomas Bedorf et Tobias Nikolaus Klass
(éd.), Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2015, pp. 233–247.
Flock 263
telle approche nous semble être possible si l’on garde les termes
« fasciste/militaire » et « psychose/psychotique » flottants et si l’on les
déplie à partir de zones de différenciation et de phénoménalisation
« originaires » : zones de transition des phénomènes de monde et de
langage, du Leib et du Körper, de la psyché et du soma, de l’ego symbolique
et de l’interfacticité, entre écriture et violence. Cette possibilité doit
maintenant être mise à l’épreuve en partant de deux lectures différentes qui
ont d’abord ceci en commun qu’elles développent la relation entre psychose
et fascisme d’une manière créative, sans faire de présupposés a priori. En
reflétant l’une dans l’autre les deux lectures, des transpositions de réflexions
qui n’étaient qu’implicites dans l’une ou l’autre deviennent tangibles. Quels
sont ces textes ?
2
Soulignons déjà que nous préférons parler du « psychotique » – comme on parle par
exemple du politique – plutôt que de la « psychose ». Richir lui-même décrit un domaine
avec des transitions continues vers des formations de sens « saines ». Il s’intéresse
particulièrement à ces transitions et rarement aux psychoses aiguës.
3
Marc Richir : Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du
langage. Jérôme Millon, Grenoble, 1992 ; Phantasia, imagination, affectivité.
Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, J. Millon, Grenoble, 2004 ; « La
264 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
cette dimension n’est pas à la libre disposition (dans le sens d’une raison
instrumentale) du sujet militaire en tant que tel, mais que l’autoritarisme est
l’expression d’une production de réalité qui renvoie (et l’emploi de ce
terme, comme celui d’autres, s’inspire d’une lecture de l’Anti-Œdipe de
Deleuze et Guattari) à une schématisation conflictuelle de l’intérieur et de
l’extérieur du corps.
Cependant, nous voudrions encore analyser un autre texte plus récent qui
devrait être bénéfique pour la perspective phénoménologique que nous
proposons ici. S’appuyant sur le « bricolage » deleuzien de Theweleit,
Jonathan Littell révèle les sources historiques de son œuvre littéraire sous
la forme d’une étude phénoménologique hautement intéressante. Tandis que
Theweleit situe son analyse du mâle-soldat dans la littérature de l’entre-
deux-guerres – surtout dans les témoignages du corps franc (Freicorps) –
Littell renvoie aux écrits du fasciste belge Léon Degrelle, dont la lecture a
permis à Littell de jeter un coup d’œil dans l’abîme qui l’a inspiré dans
l’écriture des Bienveillantes, ce roman primé dans lequel il risque un regard
bouleversant dans le projet de monde (Weltentwurf) d’un soldat SS.
La question centrale de ces recherches est celle du fascisme, non pas comme
« idéologie » politique, mais comme moyen de production violente de la
« réalité », un rapport spécifique au monde qui se fonde à travers une
corporéité (Leiblichkeit) spécifique. L’extrême mobilité et la diversité des
rapports affectifs au monde sont vécues comme existentiellement
menaçantes et sont combattues par un « Gestell » corporel (körperlich) qui
« discipline » les perceptions et les sentiments et par là porte tout d’abord
un « monde » à l’apparence : le monde du mâle « soldat » « fasciste ».5
C’est cette production militaire de la réalité qui libère les énergies politiques
censées rééquilibrer un monde qui a déraillé. D’une part, cette productivité
lutte contre la désintégration imminente de la corporéité : elle « construit »,
« structure », « trace des frontières », « anéantit » et « détruit » ; d’autre
part, le caractère fragmentaire insiste sous la forme d’une sémantique
expressionniste déterminée par les emblèmes de la corporéité : les menaces
sont toujours de nature charnelle (leiblich) : il s’agit de « de la guerre entre
différents états du corps, qui – et cela avec une violence (presque)
irrépressible – cherchent leurs formes d’expression politique et discursive »
(Theweleit 2000, p. 487). Pour saisir théoriquement cette constitution
particulière du mâle-soldat, Theweleit mobilise, comme nous le verrons
5
« Le mot ‘fasciste’ est ici entre guillemets, car la production de réalité décrite ne se limite
pas au camp politique ‘fasciste’. J’ai donc préféré le terme ‘mâle-soldat’ pour décrire le
fasciste. » (Theweleit 2000, p. 486)
266 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
6
Theweleit rejette explicitement le possible malentendu selon lequel ce terme désignerait
un état final de santé physique et mentale (Theweleit 2000, p. 486).
Flock 267
7
À ce stade, il convient de mentionner que nous n’avons pas l’intention de relancer le
concept de « mère schizophrénogène », dont l’histoire a montré les effets culturels négatifs.
Il ne s’agit pas ici d’un lien causal – et encore moins monocausal – entre le comportement
maternel et la manifestation d’une psychose, mais d’une constitution charnelle qui produit
un état pathologique selon la configuration décrite ici.
268 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
(I) La masse
Un cri crève vers le ciel, comme jamais personne n’en entendit de pareil – la
masse va-t-elle se déverser sur eux en une déferlante qui ensevelit tout sur son
passage ?
Mais quelque chose d’autre se produit, l’impensable : la place se vide en
l’espace d’un instant ! […] [L]es flots mugissants d’Êtres furieux sont
repoussés presque comme par magie (Dwinger 1939, p. 257sq. ; Theweleit
2016, p. 279).
pourquoi Theweleit les appelle des « identités perceptuelles » et, par là, il
attribue à ces mécanismes de maintenance une structure liée au processus
primaire freudien.
Jonathan Littell trouve les mêmes fonctions à l’œuvre dans le langage de
Léon Degrelle8. Dans la description que Degrelle fait de la campagne russe,
c’est surtout la colonisation de l’Est qui crée « la place vide ». L’arrière-
pays, la « steppe » informe mise en ordre par le fasciste. Une infrastructure
de routes, de voies ferrées et de canaux (dans le meilleur des cas en ligne
droite) constitue la base topographique de ce « chantier fabuleux »
(Degrelle 1949, p. 166) de l’industrie allemande qui découpe le monde selon
la structure de la cuirasse-moi. Au point le plus haut se trouve le rêve d’une
culture européenne qui trouve chez Degrelle une expression
architectonique : il décrit des bâtiments verticaux, imposants, « érigés », se
détachant comme des phares et enterrant la foule en dessous d’eux :
« J’aimais la vie de soldat, droite comme un i, dégagée des contingences
mondaines, des ambitions et de l’intérêt. […] Le grouillement vipérin des
rivalités, des susceptibilités et des malhonnêtetés des arènes politiciennes
me donnait des nausées » (Degrelle 1949, p. 79).
(II) Le visqueux
8
De la postface de Theweleit : « Littell retrouve aussi chez Degrelle – bien que ce dernier
soit de vingt à trente ans plus jeune que les miliciens des Freikorps et appartienne à une
autre culture – presque exactement les mêmes comportements et champs lexicaux,
ordonnés autour de la peur panique de la ‘dissolution des limites corporelles’. La fange, la
boue, le marécage, le visqueux, la bouillie qui désignent l’ennemi, le ‘communisme’ en
tant que ‘marée rouge’, la peur de tout ce qui liquéfie les corps, de la femme érotique, de
la Flintenweib (‘femme-soldat’) à laquelle le mâle-soldat oppose l’Infirmière blanche,
virginale, la verticalité de sa propre présence au monde, sa carapace corporelle endurcie,
indissoluble – tout cela se retrouve de façon analogue dans la langue degrellienne » (Littell
2008, p. 119.)
9
En ce qui concerne l’origine de la perturbation fondamentale que Theweleit lie
culturellement et historiquement à la terreur de l’éducation wilhelmienne de la pureté, le
270 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Hitler avait broyé des millions de soldats soviétiques, annihilé leur aviation,
leur artillerie et leurs chars, mais il ne put rien contre ces abats qui tombaient
du ciel, contre cette gigantesque éponge huileuse qui happait les pieds de ses
soldats, les roues de ses camions-citernes, les chenilles de ses panzers. La plus
grande et la plus rapide victoire militaire de tous les temps fut stoppée, au stade
final, par de la boue, rien que par de la boue, la boue élémentaire, vieille comme
le monde, impassible, plus puissante que les stratèges, que l’or, que le cerveau
et que l’orgueil des hommes (Degrelle 1949, p. 27).
La violence originaire de la boue est indicible. Elle ne peut être saisie ni par
des catégories humaines ni par des catégories du temps du monde (Weltzeit).
La boue semble se glisser dans les mécanismes de maintenance du Moi et
arrêter définitivement toute production de réalité. Et puisque la tentative de
fixer cette menace dans une totalité échoue, Degrelle doit pénétrer dans la
boue en l’entourant et en la limitant avec une masse de signifiants afin de
« dessécher » cet informe de l’intérieur. La boue et l’écriture sont – pour
parler comme Derrida – prises dans le mouvement de la différance, elles
s’excèdent et s’effacent mutuellement : la boue se transforme en
« caoutchouc fondu », en « cloaque », en « coulée de lave » ; elle devient
« dure », « huileuse », « collante », « pourrie », « noire comme la poix » ;
elle devient « énorme » et « horrible »10 – c’est-à-dire sublime (négatif).
Bien sûr, le « déluge rouge » du communisme se mêle aussi à la boue : les
soldats de l’est deviennent des « monstres du marécage », des « créatures
de boue et de nuit » qui glissent entre les doigts des fascistes « comme des
serpents ». Comme Littell le voit clairement, Degrelle utilise ici le langage
comme une « éponge ». Chaque mot doit absorber quelque chose de ce qui
remonte vers le haut ou s’égoutte sur lui, et ainsi « drainer » le fasciste. Mais
l’inondation sans fin des signes prouve qu’aucun de ces derniers n’est
Nous étions alors pris de désespoir, ne sachant comment nous purifier de cette
affreuse fange humaine qui nous collait à la peau et nous écœurait à vomir.
Nous étions à bout. À bout ! À bout de forces physiques. À bout de ressort
moral. Nous ne résistions plus que parce que notre honneur de soldat était en
jeu (Degrelle 1949, p. 163).
11
« Bien plus qu’un testament politique, une entreprise d’autojustification ou un brûlot
destiné à remettre sa carrière d’après-guerre sur les rails, La campagne de Russie est avant
tout une vaste opération de sauvetage du Moi degrellien, naufragé ballotté par les flots »
(Littell 2008, p. 113).
272 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
PARTIE II : LECTURE
PHÉNOMÉNOLOGIQUE : LA TRANSPASSIBILITÉ, LE
SUBLIME PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LA DÉSINCARNATION DU LANGAGE DANS
LE VIVRE PSYCHOTIQUE
Écart et transpassibilité
espace de réflexivité sans concept, parce qu’il a toujours déjà été traversé,
aliéné, dépouillé de chair, transformé en fantôme par les revendications de
l’institution symbolique (idées culturelles, familiales, religieuses, etc.),
alors l’écart entre le déroulement de l’ouverture et l’enroulement en
réflexivité, indispensable à la mobilité du double mouvement, ne peut se
former et, par conséquent, l’attraction de l’amorce de sens sauvage se vit à
distance, comme un état de confusion extrême, comme une crise aiguë.
Cette forme de traumatisme est archaïque non seulement parce qu’elle est
génétiquement antérieure au traumatisme sexuel de Freud, mais aussi parce
qu’elle concerne la spatialisation originaire.
Écart et sublime
Toute la différence que nous tentons de cerner ici tient dans la différence entre
le sublime phénoménologique et le choc unilatéral de l’horrible, de l’im-monde
et de l’effrayant. […] [N]ous devons rappeler […] qu’il n’y a précisément pas
d’épreuve phénoménologique du sublime sans la distance, précisément, qui met
à distance le menaçant, l’horrible ou l’effrayant. Distance qui est celle d’une
proto-spatialisation (coextensive, irréductiblement, d’une proto-
temporalisation), et à partir de laquelle ou en laquelle, seulement, peut
s’amorcer quelque chose comme la temporalisation/spatialisation en langage.
Le sublime phénoménologique – c’est-à-dire la rencontre phénoménologique,
dans et par une facticité coextensive d’autres facticités, de l’apeiron ou de
l’illimité phénoménologiques – serait ainsi, comme nous le pensons, le point
nodal de toute articulation phénoménologique, très proche, mais distinct de la
psychose en ce que cette dernière relèverait d’un excès de passivité à son égard.
La « peur » ou le « refoulement » du sublime serait aussi en un sens, mais en
un sens seulement, « peur » ou « refoulement » de la folie – dans la fatale
confusion architectonique de celle-ci avec le sublime (Richir 1992, p. 58).
Flock 275
12
« […] eine Selbsterhaltung (auto-conservation) von ganz anderer Art », I. Kant,
KU A104.
276 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Malencontre symbolique
13
Ce qui les fait fonctionner comme le signifiant chez Lacan. Cf. Richir : « Merleau-Ponty :
un tout nouveau rapport à la psychanalyse », Les cahiers de philosophie, n° 7 : Actualités
de Merleau-Ponty, Lille III, 1989, pp. 155-187.
Flock 277
Stimmung et Verstimmung
14
Cf. Richir 1992, p. 36sq.
15
Il s’agit d’un état de fait que la psychopathologie connaît par le terme de « parathymie ».
Avec la différence essentielle, cependant, qu’elle y caractérise une relation intrapsychique,
alors que la Stimmung (à partir de Heidegger jusqu’à Binswanger et Maldiney) décrit un
rapport au monde – ou encore chez Richir, la « charnière » entre les Wesen de monde et les
Wesen de langage.
278 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
psychose une sorte d’étrange proximité, presque infinie, dans une distance non
moins infinie qui tient toute en une subtile nuance – celle qu’il y a entre une
passibilité de chair, avec sa distance, donc sa proto-spatialisation (indissociable
de sa proto-temporalisation), et une passivité qui, poursuivie jusqu’à
l’impression d’une empreinte sur la cire, incorpore plutôt qu’elle n’incarne
(Richir 1992, p. 58).
16
« ...que la langue, par la stabilité de son institution, ‘nous aide’ à penser tout comme il
nous protège contre la prolifération des possibles du penser (une protection qui se brise
chez certains psychotiques et les plonge dans la ‘folie’) », Richir 2000, p. 107sq.
Flock 281
BIBLIOGRAPHIE
1
On peut rappeler la définition célèbre de la peinture par Alberti : la peinture « s’efforce
de représenter les choses visibles », elle « est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on
puisse regarder l’histoire ». Leon Battista Alberti, La peinture, trad. T. Golsenne et B.
Prévost, Paris, Seuil, 2004, p. 83.
Bois & Fazakas 283
Nous savons depuis les leçons de Husserl sur la spatialité que la constitution
de l’espace est strictement liée aux mouvements du corps. C’est en effet le
mouvement de la chair, et plus précisément les sensations de mouvements
qui sont ancrées dans celle-ci, qui déplie l’espace des choses, présentées
pour nous à travers les sensations exposantes2. Ainsi, les kinesthèses
« mettent en perspective »3 les sensations exposantes, pour en faire des
apparitions d’objets localisés dans l’espace de mon corps et dotés d’une
certaine volumétrie. D’où l’idée d’un pouvoir constituant de la chair : ma
chair fait varier les apparences perceptives et c’est dans le caractère réglé
de cette variation que le monde d’objets s’esquisse. La chair est, en effet, le
lieu « vécu » des synthèses qui, sans devenir thématiques, sont toujours en
fonction (fungierend) pour unifier le divers des sensations, des aspects, des
adombrations en des unités de sens de façon à constituer un phénomène en
connexion avec d’autres et son horizon.
L’image, en revanche, a tout l’apparence d’être un objet insensible au
déplacement de ma chair. Certes, quand je circule dans l’espace du musée,
cet objet composé de pigments, de toile, susceptible de recevoir les reflets
de lumière, se transforme en corrélation avec le déplacement de ma chair.
Mais cet objet coloré n’est pas encore, à proprement parler, une image.
2
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures. Tome 2 – Recherches phénoménologiques pour la constitution,
trad. E. Escoubas. Paris, Presses universitaires de France, 1982, pp. 93sq.
3
E. Husserl, « Notes pour la constitution de l’espace », in La terre ne se meut pas,
Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature,
trad. D. Franck, D. Pradelle et J.-F. Lavigne, Paris, Éditions de Minuit, 1989, pp. 54-55.
284 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Partons de l’image, avec ses figures, paysages, etc. qui figurent et sont figurés.
Ce monde idéel est un monde pour soi. Mais pourquoi ? Grâce à quoi est-il
phénoménologiquement caractérisé comme tel ? Or notre champ visuel s’étend
plus loin que le champ d’image, et ce qui y survient a aussi son rapport à
l’image. Là est le cadre. Il encadre le paysage, la scène mythologique, etc. À
travers le cadre quasiment comme à travers une fenêtre, nous jetons le regard à
l’intérieur de l’espace d’image, dans la réalité effective de l’image4.
Le cadre signale ainsi les frontières de cet espace qui ne sont pas corrélées
à mon corps empirique, que je ne peux toucher, dont je ne peux
m’approcher. Les apparitions en dehors du cadre, le signe que le gardien
fait par exemple pour montrer que le musée fermera dans dix minutes,
continuent à faire partie de mon espace empirique. Le monde représenté en
image a une autre réalité, il est un monde pour soi qui n’a pas d’effets directs
sur les choses et les événements qui persistent ou surviennent dans l’espace
de la perception. Et inversement, c’est comme si je n’avais pas de pouvoir
sur lui : par mes déplacements dans l’espace, je ne fais qu’atteindre ce lieu
depuis lequel l’image se donne « correctement5 » – sans reflets, sans
déformation du cadre. Mais, comme l’explique Husserl, ces modifications
de la chose-image ne concernent en rien l’objet-image, qui se situe au-delà,
intouché par les transformations que ma chair fait subir au champ visuel :
« […] toutes les déformations précisément ne sont pas apparitions de
l’objet-image […], la figurine en image qui se modifie n’est pas l’objet-
4
E. Husserl, Phantasía, conscience d’image, souvenir, trad. R. Kassis et J.-F. Pestureau,
Grenoble, J. Millon, 2002, p. 85.
5
Cf. ibid., p. 468. Rien n’en témoigne mieux, paradoxalement, que les anamorphoses qui
cachent, pour ainsi dire, deux images dans un objet physique. Ces deux images ne peuvent
cependant pas être appréhendées en tant que telles en même temps, car elles prescrivent
deux positions différentes à ma chair perceptive. Le déplacement de ma chair dans l’espace
ne les constitue pourtant pas progressivement comme images, mais tout ce que je peux
faire c’est de me placer à l’endroit où je vois l’une ou l’autre image. Bref, il y a deux objets-
image, mais non pas deux choses-image.
Bois & Fazakas 285
image pour lequel la photographie est substrat »6. Est-ce à dire que dans
l’image le pouvoir constituant de ma chair est entièrement suspendu ? Est-
ce que le monde qui s’offre au spectateur de tableaux est un monde qui n’est
pas perçu par un regard incarné ?
Si c’est le cas, l’image serait une sorte d’apparence déchue, une copie
sans vie du visible, qu’il faudrait rapporter à un objet à l’extérieur d’elle
pour en faire du sens (cette étendue de bleu émeraude tirant sur le bleu
ressemble à une mer). La force des analyses husserliennes de l’image tient
notamment à ce qu’elles rendent compte du fait que toute image porte en
elle, bien que non figuré, quelque chose comme un regard, que toute
figuration d’un monde imaginaire inclut intentionnellement celui qui le
(quasi-)perçoit. Certes, ces objets qu’on reconnaît habituellement comme
images relèvent d’un type de réalité bien différente de celle dans laquelle
nous vivons dans une attitude pratique. Il n’en demeure pas moins que cette
différence ne se constitue paradoxalement pas par une dissemblance totale,
mais plutôt par un excès de ressemblance avec le monde de la perception,
par une parenté dans la façon dont les objets ont de se donner au regard :
6
Ibid., p. 468.
7
Nous traduisons. « Alle Empfindungsdata haben aber Beziehung zu meinem Leib. Die
kinästhetischen Reihen sind auffassbar als Augenbewegungen, die visuellen Data sind
aufgefasst als perzeptive Apparenzen. Die blossen Data ordnen sich dem visuellen
Empfindungsfeld ein, das sein eigenes Sein hat in Beziehung auf den Leib, speziell in
Beziehung auf das Auge. In der perzeptiven Erscheinung aber stellt sich dar ein anderes,
Ähnliches, verbildlicht sich darin ein Ähnliches, und in der Reihe der kinästhetischen
Bewegungen verbildlicht sich in gewisser Weise die zu dem Dargestellten und seiner
Konstitution gehörige Bewegungsreihe », E. Husserl, Zur Phänomenologie der
Intersubjektivität, Texte aus dem Nachlass, Erster Teil (1905-1920), Den Haag, Martinus
Nijhoff, 1973, p. 292.
286 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
L’« image » est une « vue » (Ansicht) d’un paysage. Il ne s’agit pas d’une seule
apparition, mais d’une unité d’apparitions, qui se constitue dans le parcours des
apparitions diverses tout comme l’est la vue (Aussicht) que l’on a sur le sommet
d’une montagne ou devant une fenêtre. Je regarde çà et là avec mes yeux, dans
une certaine diversité de points de vue (Blickstellungen) et je gagne ainsi
l’aspect de ce que je peux embrasser d’un coup d’œil depuis une position
déterminée9.
8
Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad P. Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950, p. 35.
9
E. Husserl, Phantasía, conscience d’image, souvenir, op.cit., p. 291.
Bois & Fazakas 287
Je suis le moi effectif et j’ai devant moi un tableau sur le mur que je contemple.
J’accomplis l’imagination (die fingierenden Akte), je contemple le paysage
idéal plutôt que la chose sur le mur ; et là, je bouge mes yeux et rends explicite
(vollziehe Explikationen), mais je suis en même temps dans la phantasía, et
dans le paysage idéal, je me déplace comme si j’en étais les yeux « idéaux »,
j’accomplis une contemplation idealiter, etc. […] Je bouge effectivement mes
yeux (comme je peux le dire par la réflexion et dans l’appréhension de la
perception de ma chair), mais quand je vis dans la conscience d’image, je bouge
certes mes yeux, mais dans ce mouvement se figure un mouvement oculaire en
phantasía. […] Vivre une apparition comme une image exige de tout vivre de
façon modifiée, incluant les sensations kinesthésiques10.
10
Nous traduisons. « Ich bin das wirkliche Ich und habe mir gegenüber das Gemälde an
der Wand, das ich betrachte. Ich vollziehe dabei die fingierenden Akte, ich betrachte die
ideale Landschaft und nicht das Ding an der Wand hier; dabei bewege ich meine Augen
und vollziehe Explikationen; aber ich bin dabei gleichsam in der Phantasie, und in der
ideaIen Landschaft bewege ich, als wäre ich in ihr, die “idealen” Augen, vollziehe idealiter
Betrachtungen etc. […] Ich bewege wirklich die Augen (so sage ich in der Reflexion und
in der Auffassung der Leibeswahrnehmung), aber wenn ich im Abbildungsbewusstsein
lebe, so bewege ich zwar die Augen, aber darin verbildlicht sich ein Phantasie-
Augenbewegen. […] Eine Erscheinung als Bild erleben, das fordert, all das modifiziert
haben, also auch die kinasthetische Empfindungen. » E. Husserl, Zur Phänomenologie der
Intersubjektivität, op. cit., pp. 292-293.
288 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
11
Ainsi, non seulement le corps a une position dans l’espace, mais aussi une spatialité dans
laquelle sont distribués les champs kinesthésique et sensoriel : « Tout corps, et plus
précisément tout schème sensible de la peine corporéité est une corporéité spatiale (une
figure spatiale), “sur laquelle” ou “dans laquelle” des qualités sensibles s’étendent. Tout
schème sensible de ce genre a une déterminité “place” variable, de telle sorte qu’avec
l’identité du schème un système clos de places (orientations) est idéalement possible. »
E. Husserl, Chose et espace : leçons de 1907, trad. J.-F. Lavigne, Paris, Presses
universitaires de France, 2001 p. 348. Ceci correspond au sens le plus général de schéma
corporel chez Merleau-Ponty : « De la même manière mon corps tout entier n’est pas pour
moi un assemblage d’organes juxtaposés dans l’espace. Je le tiens dans une possession
indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils
sont tous enveloppés. » M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, in Œuvres,
Paris, Gallimard, 2010, p. 777.
290 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
12
« 1) Jede aktiv fungierende Kinästhese hat in jedem immanent zeitlichen Moment ein
Moment, eben das, was in der Konstitution des Systems zur kinästhetischen Lage wird,
und 2) ein Moment der Kraft. Das erstere hat seine Abwandlungsmöglichkeiten in Form
einer Mannigfaltigkeit (von Lagen); das andere Moment hat intensitätsartigen Charakter,
und zwar ein Null und ein Extrem. » E. Husserl, Die Lebenswelt, Auslegungen der
vorgegebenen Welt und ihrer Konstitution, Texte aus dem Nachlass (1916-1937), New
York, Springer, 2008, p. 397.
13
Nous traduisons. « Die Mannigfaltigkeit kann bald in diesen, bald in jenen ‘Linien’,
einzelnen und mehreren, durchlaufen werden, und zwar in sehr verschiedenem Tempo
durchlaufen werden. Und je nach dem Tempo ist die Kraftanspannung eine verschiedne »,
ibid., p. 398.
14
R. Rojczewicz suggère dans son Introduction à la traduction anglaise de Chose et espace
que la notion husserlienne de kinesthèse est gagnée par une application rigoureuse de la
Bois & Fazakas 291
19
J. Garelli, Rythmes et mondes, Au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, Millon,
1991, p. 423.
20
H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 274.
21
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon,
2006, pp. 360, 375, 391.
22
Soulignons encore que nous pouvons reconnaître dans la notion richirienne de la chôra
une nouvelle détermination du concept merleau-pontien de « chair du monde ». La chôra
n’est pas seulement l’élément qui explique la connivence entre ma chair et le monde, mais
elle est également ce qui rend possible la temporalisation et la spatialisation du
schématisme en général, donc ses condensations et dissipations qui habitent tout sens se
Bois & Fazakas 293
24
C’est en effet la thèse de Richir dans De l’infigurable en peinture : « les phantasíai
[constituent] le fond infigurable de la “vie” de ce qui n’est déjà plus tout à fait sujet,
conscience au sens classique. Car, non intentionnelle, la phantasía n’a pas d’objet figuré,
qu’il soit “réel” (real) ou imaginé. Il n’y a pas, en elle, de perception (Wahrnehmung) sous
la forme de quasi-perception. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est en rapport qu’avec le
néant – dire cela serait y mettre subrepticement la structure de l’intentionnalité. Il peut y
avoir en elle de la “perception” (Husserl : Perzeption), mais en un tout autre sens, celui que
Husserl a dégagé avec ce qu’il appelle phantasía “perceptive” (perzeptive Phantasie), où
ce qui est “perçu” est précisément l’infigurable, l’affection » M. Richir, « De l’infigurable
en peinture », in Sur le sublime et le soi – Variations II, Amiens, Mémoires des Annales
de Phénoménologie, 2011, p. 135.
Bois & Fazakas 295
26
Cf. M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, 2000, pp. 91-92.
27
E. Husserl, De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions originaires,
trad. B. Bégout et J. Kessler. Millon, Grenoble, 1998, pp. 70, 74, 96. Aussi : E. Husserl,
Chose et espace, op. cit., p. 338. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, op. cit.,
p. 186sq.
Bois & Fazakas 297
31
« Par exemple dans l’Einfühlung, il y a une phantasía “perceptive”. La vivacité du regard
est perzipiert. Si cela était simplement wahrgenommen dans la réalité, je verrais un œil
avec son iris et sa pupille ; mais le regard, ce n’est pas cela. C’est ce qu’il y a derrière, c’est
une ombre qui va et qui vient, qui vit de manière plus ou moins vivace, et surtout qui ne
peut se fixer […] » (M. Richir, L’écart et le rien, Conversation avec Sacha Carlson, op.
cit., p. 116.) Nous avons vu que ce qui fait vivre cette ombre du regard c’est précisément
la part affective qui habite toute phantasía-affection et en ce sens, dans l’échange des
regards, c’est deux affectivités qui se touchent.
300 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
32
Ainsi, le différend entre Merleau-Ponty et Richir quant à savoir si c’est le regard du
monde (ou les objets) ou celui de l’artiste qui joue dans l’œuvre ne doit pas être tranché :
les deux alternatives disent quelque chose de juste quant à la façon que l’œuvre a de mettre
en mouvement de la phantasía « perceptive ». Sur la critique richirienne de Merleau-
Ponty : M. Richir, L’écart et le rien, Conversation avec Sacha Carlson, op. cit., p. 243.
Bois & Fazakas 301
33
On se référera avec profit aux réflexions de Marc Richir à ce propos : « Il n’y a peinture,
pour le spectateur, que quand le regard flottant de celui-ci se met à danser entre plusieurs
manières d’entrer dans l’espace du tableau, c’est-à-dire, entre plusieurs possibilités de se
temporaliser de manière stable qui, pourtant, tout en se contrecarrant, ou plutôt tout en se
contrepointant, se répondent harmoniquement les unes aux autres. Alors, la peinture
apparaît pour ce qu’elle est proprement en tant que telle : l’art de faire coexister ensemble,
dans le même espace, différents rythmes de temporalisation du regard […] ». M. Richir,
« Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible ? », in Ratures et repentirs, éd.
Bertrand Rougé, Pau, Publications de l’Université de Pau, 1996, p. 83. On peut cependant
se demander si les rythmes entrent nécessairement dans un rapport harmonique les uns
avec les autres.
34
« Car l’œuvre est à sa façon, très paradoxale, une sorte de Leibkörper, Leib par sa vivacité
infigurable, Körper par sa représentation figurée, dont l’apparente saturation de sa
figurabilité induit de son côté une sorte non moins paradoxale d’“espace” (entre guillemets
phénoménologiques) du dedans – celui que l’on a voulu thématiser par ce qu’on appelle la
profondeur, et qui n’est pas originairement la troisième dimension de l’espace. On
comprend par là que la peinture constitue, non pas un espace fictif opposé à l’espace réel
– ce qui ne serait le cas que si la peinture se réduisait sans reste à la représentation –, mais
un autre monde qui, de son “dedans”, est transcendant à ce monde-ci, celui que nous
rencontrons dans l’expérience quotidienne », M. Richir, « De l’infigurable en peinture »,
op. cit., p. 140.
35
Voir par exemple chez Marion : « Puis, laissant percer un regard autre, l’icône demande
de lui rendre un regard – l’aumône d’un regard – qui l’envisage comme elle envisage. »
(Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Presses universitaires de France, 1996,
p. 152) Mais aussi chez d’autres auteurs de la tradition phénoménologique, dont
exemplairement Richir : « C’est dire que si nous définissons le Beau comme l’échange
actuel, selon la voix silencieuse du langage, du regard du peintre et du regard du spectateur,
ce “moment” ne peut avoir lieu si le “moment” du sublime n’a pas été traversé un instant
– l’instant qui clignote phénoménologiquement avec l’instantané – pour se retirer
immédiatement dans la virtualité qui ne cesse d’avoir des effets dans l’échange – en termes
302 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
CONCLUSION
Il peut arriver, au musée, ou dans une galerie, que notre regard glisse sur les
œuvres sans que ce parcours perturbe l’immobilité de l’image. Le regard
erre d’un objet à l’autre, et, tout en pouvant les reconnaître (ceci est un
paysan, ceci est un bateau, ceci est un soleil), c’est comme si le sens des
husserliens : en ne cessant pas d’être “en fonction” –, en poussant pour ainsi dire le
schématisme, celui de la création des voies d’accès à son regard chez l’artiste » (M. Richir,
« De l’infigurable en peinture », p. 141). Parler ici d’un « échange » de regards est pour le
moins ambigu, car, l’on peut certes dire que « le peintre a laissé quelque chose de son
regard dans le peint, dans l’infigurable du tableau peint », mais la trace du regard du peintre
ne peut qu’éveiller en moi un parcours phénoménalisant non spéculaire (par mimèsis
active), mais il ne peut pas se retourner pas vers moi, il regardera toujours vers cet au-delà
d’un monde autre que celui de la perception. (Cf. ibid., pp. 139-141.)
36
« Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du
vieillard […] ; notre “vivre” plonge toujours, de manière extrêmement subtile car
différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de
l’absence […], et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de
temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents, et les autres très rapides. »
M. Richir, « Vie et mort en phénoménologie », Alter, n° 2, 1994, p. 346.
37
L’œuvre ne nous ordonne pas de ne pas la tuer, mais apparaît seulement comme une
possibilité, à prendre ou non, de la regarder. En ce sens, les questions de nature éthique
n’entrent pas en jeu dans la question de l’art, ou sinon, pas immédiatement (il faudrait pour
envisager le croisement entre éthique et esthétique envisager l’œuvre en ce qu’elle
s’adresse à une communauté de spectateurs, qui ont des rapports entre eux). On peut
s’interroger en ce sens sur ce que serait une malencontre avec une œuvre d’art, sur le sens
qu’a l’impossibilité, fréquente, d’en faire l’expérience en phantasía « perceptive ». Ce qui
nous apparaît certain est que cette impossibilité n’est pas une véritable malencontre qui
serait liée à un échange de fantasmes spéculaires, qui soit source de traumatismes – et
certainement pas pour le « Leib » de l’œuvre.
Bois & Fazakas 303
objets figurés nous était indifférent, qu’ils flottaient sous nos yeux, oscillant
dans un non-lieu entre leur statut de représentant pour quelque chose d’autre
(une figuration d’homme) et leur existence sur le tableau (une petite figure
sans profondeur). Rien ne nous est dérobé au regard, tout est visible, trop
visible peut-être, et ce qui fait défaut, c’est quelque chose pour arrêter notre
égarement sur la surface du tableau, mettre en mouvement notre regard de
façon à ce qu’il ait plus à percevoir que ce qui s’offre sans réserve à la
vision. Le regard se laisse alors gagner par une torpeur, s’absorbe
impassiblement dans ce non-lieu qu’est la planéité de l’image, un peu
comme lorsque, dans la lune, nous perdons la conscience de l’écoulement
du temps.
En s’inspirant des § 36-39 des Idées II, Richir évoque ce qu’il appelle,
par opposition au regard, le voir :
le voir n’a pas d’épaisseur et […] c’est en ce sens que, comme tel, il ne peut
jamais se voir en train de voir – se réfléchir en lui-même à dis-tance ou à l’écart
de ce qu’il voit39.
Ainsi, c’est tout comme si ce que nous avons nommé tour à tour le moment
d’intensité des kinesthèses, le caractère vécu du rythme, ou l’affectivité qui
meut les phantasíai manquait au voir ; que celui-ci n’avait pas de dimension
charnelle par laquelle il pourrait se sentir voyant. C’est en cela que consiste
précisément la différence entre le regard et le voir : tandis que le regard est
toujours rythmé par le contact des phantasíai-affections, le voir, dans son
apparence d’être désaffecté, s’épuise dans la temporalité uniforme de l’objet
qu’il voit.
Si le voir n’est pas ancré dans une chair, c’est parce que le parcours
« phénoménalisant » (si on peut encore parler de phénomènes ici) n’est pas
vécu par des moments de condensations, de tensions, de relâchements –
38
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 283.
39
Ibid., p. 284.
304 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Ce qui différencie cependant les sensations, c’est moins leur situation par
rapport à leurs organes respectifs que leurs rythmes propres de temporalisation :
si la vision est d’une rapidité telle qu’elle en paraît instantanée, le toucher ou la
gustation sont plus lents, requièrent leur temps. Il y a donc aussi, dans la masse
des sensations qui s’effectuent toujours ensemble, une différenciation
corrélative de leur caractère éphémère. Et paradoxalement, ce sont les
sensations aux rythmes les plus rapides, donc, à l’extrême, la vision, qui
paraissent les moins éphémères, les plus stables, comme si la plus grande
vitesse de leur temporalisation, qui les fait paraître instantanées, les en délivrait
au point de les faire paraître hors-temps, susceptibles d’être répétées dans leur
identité40.
40
M. Richir, « Vie et mort en phénoménologie », art. cit., p. 349.
Bois & Fazakas 305
C’est comme si, pour reprendre un motif platonicien, il y avait deux soleils :
celui, immatériel, du voir et celui, plus « obscur », du regard, dans lequel se
déploie un élément d’épaisseur par lequel pouvait danser, sous les
apparences lumineuses, une part infigurable. Et s’il faut bien de la lumière
pour voir, quand la vision devient pure lumière, quand cette lumière se
détache de la masse d’une chair pour devenir transparence, alors il n’y plus
personne pour voir, ni, a fortiori, quelque chose à voir42.
Richir identifie clairement le voir avec ce qu’il appelle imagination et le
regard avec la phantasía43, et si la perception ne se défait pas en un pur voir
bien qu’elle soit la transposition architectonique de l’imagination44, c’est
parce que la dimension d’absence propre à la phantasía joue encore en
elle45. Avec la différence entre voir et regarder, il s’agirait donc aussi d’une
distinction entre deux versions de l’imaginaire : un imaginaire qui nous
capte et qui paraît se détacher de toute matérialité et un imaginaire
protéiforme, transi par des rythmes qui le rendent vivant. Insister sur la part
rythmique de l’expérience du regard en peinture est pour nous un moyen de
comprendre ces deux possibilités que portent toutes les images, celle
d’élargir notre expérience, de nous faire vivre thématiquement des couches
de phénoménalisation plus archaïques, ou encore d’absorber notre regard,
qui se trouve paradoxalement captivé par un objet parce que celui-ci lui est
indifférent, ne le touche pas. D’un côté, le rythme est ce par quoi je peux
sentir l’activité de mon regard, de l’autre, il est aussi, comme le décrit
magnifiquement Levinas, une puissance qui peut « emporter » le sujet, faire
41
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 283.
42
« C’est ainsi que la transposition de l’élément fondamental en élément imaginaire est en
quelque sorte contournée et que, s’il y a transposition elle l’est de l’élément fondamental
dans l’élément de l’intelligible, qui est en fait, phénoménologiquement, tout d’abord
l’élément ou le medium du pur voir sans vu. Pour reprendre des formulations
platoniciennes, ce voir sans vu ne voit qu’un “océan immense” (polu pelagos : Banquet,
210 d), un océan de lumière où rien, proprement, ne peut être fixé. Il s’agit pour ainsi dire
d’un sommeil éveillé sans rêve, d’un regard halluciné sans hallucination, d’une hypnose
par rien de perçu mais par de l’invisible infiguré et infigurable qui n’est pas réceptacle ou
nourrice (chôra) de quoi que ce soit, mais qui est bien un transposé architectonique de
l’élément fondamental par enjambement et effacement de la chôra », M. Richir, Fragments
phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 384.
43
Cf. par exemple M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op.
cit., p. 318 ; M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Millon,
2008, p. 21 ; M. Richir, L’écart et le rien, op. cit., 216.
44
Richir parle à cet égard d’une « dégénérescence de l’intentionnalité imaginative ».
M. Richir, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Millon, 2010, p. 228.
45
M. Richir, Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 190.
306 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
passer le soi dans un anonymat où il n’y a plus rien qui puisse sentir46. Si
l’imaginaire est ce par quoi on peut se libérer de la stabilité et de
l’uniformité de la perception, il est aussi ce qui peut supprimer ce qui fait la
vie du regard, en aplanissant la phénoménalité en une série d’images.
Ainsi, bien que l’image soit en apparence désincarnée par rapport à notre
commerce corporel avec les objets du monde, elle pointe en fait vers une
dimension plus fondamentale de notre existence charnelle : celle du rythme
de la chair, de la temporalisation-spatialisation originaire dont elle est
l’élément. Les deux versants de l’imaginaire polarisent la phénoménalité
propre à notre expérience quotidienne du monde, en laquelle jouent toujours
en effet à la fois quelque chose qui relève de la vie du regard et de la
fascination dans le voir. Comme le remarque Levinas : « La désincarnation
de la réalité par l’image n’équivaut pas à une simple diminution de degré.
Elle ressort d’une dimension ontologique qui ne s’étend pas entre nous et
une réalité à saisir mais là où le commerce avec la réalité est un rythme 47. »
Ce rythme peut certainement être envoûtant ou anonyme quand il est celui,
plus perceptible, car apparemment désaffecté, du pur voir, mais – et c’est ce
que nous voulions montrer – il peut aussi être celui du regard, habité par des
affections qui ne se déploient pas dans l’aveuglement d’une lumière
immatérielle, mais qui se sentent à même le monde.
46
« Le rythme représente la situation unique où l’on ne puisse parler de consentement,
d’assomption, d’initiative, de liberté – parce que le sujet en est saisi et emporté. Il fait partie
de sa propre représentation. Pas même malgré lui, car dans le rythme il n’y a plus de soi,
mais comme un passage de soi à l’anonymat. » E. Levinas, « La réalité et son ombre », in
Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 111.
47
Ibid., p. 114.
Structure matricielle de l’architectonique
même que, du point de vue transcendantal, elle est plus “réelle” que le “réel”
quotidien de l’attitude naturelle […]. C’est le transpossible, à savoir, le
virtuel, dont l’effet est toujours inattendu »1.
Peut-on alors affirmer que le transpossible équivaut au virtuel ? À mon
avis, si l’on répond affirmativement à cette question, on brouille la matrice
proposée, parce que :
1
M. Richir, Propositions buissonières, Grenoble, J. Millon, 2016, p. 109. Texte cité par
Joëlle Mesnil dans : L’être sauvage et le signifiant, Paris, M. J. W. Fédition, 2018, p. 61 et
p. 241. Dans ce même livre (p. 21) on peut lire : « Le virtuel est un concept que M. Richir
reprend à la seconde physique quantique et qui équivaut au transpossible des précédents
ouvrages lorsqu’il se réfère à H. Maldiney : “Le transpossible est-ce que j’appelle
aujourd’hui le virtuel” ».
2
Op. cit., p. 250.
Sánchez Ortiz de Urbina 309
Nous accomplissons des actes qui visent toujours « le même », qui y sont l’un
avec l’autre en coïncidence de concordance et qui sont dominés par la tendance
intentionnelle au remplissement3.
Je peux donc dans la phantasía aussi dire que tel et tel individu-de-phantasía
sont la même chose […]. L’identité est une identité vraie : tous les concepts de
réalité effective reçoivent cet exposant modifiant au sein du domaine de la
phantasía4.
3
Hua. XXIII, p. 527 (p. 497 de la traduction française de 2002).
4
Ibid., p. 528 (trad. française p. 498).
5
Ibid., p. 530 (trad. française p. 499).
6
Ibid., p. 532 (trad. française p. 502).
7
Ibid., p. 543 (trad. française p. 512).
310 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Mais en tant que sujets actuels, nous avons une « phantasía » au sens ontique,
comme un individuellement identifiable, comme un même susceptible de
répétition8.
Les fantaisies perceptives qui forment l’œuvre d’art ne sont pas que quelque
chose d’identique, elles continuent à être du transpossible, bien qu’elles ne
soient plus du virtuel.
Voici, à cet égard, trois citations de Husserl :
Puis-je aussi me placer sur le sol de la phantasía sans me placer sur celui de
l’expérience ? […] Je me figure la maison et le monde entier « bleus » comme
à travers un verre bleu […]. J’abandonne le sol de la réalité effective, et vis
entièrement dans l’intuition du monde bleu et laisse celui-ci me convenir11.
Mais les mondes de la phantasía sont des mondes libres de part en part, et toute
chose « phantasmée » pose dans le quasi un monde-de-phantasía : or leur
horizon d’indéterminité n’est pas explicable par une analyse déterminée en
expérience […]. Est un « phantasmer au-dedans » librement et à neuf, mais
seulement un « phantasmer » dans le style de la concordance12.
L’intérêt esthétique porte sur l’objet figuré dans le comment de son être-figuré,
sans intérêt pour son existence même ni pour sa quasi existence13.
Finalement, les fantaisies perceptives dans l’art, en plus d’avoir une identité
et d’être transpossibles, sont closes.
Cette idée peut être encore soutenue par des citations de Husserl lui-
même :
8
Ibid., p. 544 (trad. française p. 513).
9
Ibid., p. 545 (trad. française p. 514).
10
Ibid., p. 549 (trad. française p. 517).
11
Ibid., p. 534 (trad. française p. 503).
12
Ibid., p. 535 (trad. française p. 504).
13
Ibid., p. 586 (trad. française p. 547).
Sánchez Ortiz de Urbina 311
La phantasía n’est pas assujettie, elle est libre et n’est assujettie que pour autant
qu’elle doit correspondre au style de sens d’un horizon de monde, c’est-à-dire
justement qu’elle doit se retrouver en concordance et constituer l’unité chosale
et les enchainements unitaires de telles unités15.
14
Ibid., p. 535 (trad. française p. 504).
15
Ibid., p. 536 (trad. française p. 505).
16
Ibid., p. 562 (trad. française p. 527).
312 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
ne s’échappent pas non plus parce que l’espace clos de l’attracteur les en
empêche.
Évidemment, l’espace configuré par l’attracteur peut différer en taille.
Dans la théorie du chaos, cette diversité de tailles de l’attracteur est codifiée
par ce qu’on appelle l’exposant de Liapunov. Dans l’évaluation de l’art, il
y a un exposant analogue, par lequel l’attracteur qui définit l’espace de
réception le rend plus grand ou plus petit.
En tout cas, c’est le constructum clos de l’œuvre d’art, qui n’est pas un
objet, qui fait qu’il n’y a pas de synthèse univoque forcée par la
signification, parce que l’œuvre d’art manque de signification. La seule
chose qui force l’œuvre d’art est le changement de l’expérience esthétique
au niveau originaire phénoménologique : la réélaboration du sens.
Mais, tout comme dans la physique, l’attracteur étrange du chaos
déterministe ne peut pas être acquis par des procédés purement
« statistiques ». On procède statistiquement lorsque les données avec
lesquelles on travaille sont objectives et immenses. Mais celui-ci n’est pas
le chemin à suivre pour explorer le résultat des synthèses obtenues par
l’identité du transpossible. Au fil du temps, l’attracteur peut changer, les
interprétations qu’il circonscrit peuvent fluctuer, mais sans jamais arriver à
une situation d’équilibre, puisqu’elle deviendrait alors une situation
objective ; et sans arriver non plus à une dispersion sans contrôle, purement
aléatoire.
La non-linéarité du niveau intermédiaire, qui noue ce qu’on aurait dit
impossible à assembler en une identité, la fantaisie, le transpossible, exclut
l’équilibre, qu’il s’agisse d’un équilibre objectif donné dans un point fixe,
ou d’un équilibre dans un cycle limite.
Tout ce qu’on vient de dire, résumé de façon très serrée, exprime la
raison pour laquelle Husserl a découvert les fantaisies perceptives dans les
œuvres d’art. C’est seulement dans les œuvres d’art, dans le théâtre, par
exemple, qu’il y a une étrange stabilité non objective, qui oscille entre la
linéarité phénoménologique et la linéarité objective. C’est seulement dans
les œuvres d’art qu’il y a des « structures sous-jacentes » qui fournissent la
stabilité qui permet l’innovation et la résistance au milieu, sans le faire à
partir de positions définitivement objectivées et, par conséquent, répétitives
et manquantes de vie.
C’est cet ordre caché, cette stabilité non objective, qui fournit la
centralité du niveau d’intermédiation dans le champ intentionnel. Ce qui,
d’un point de vue classique, serait une faiblesse, est du point de vue
temporel de l’évolution d’un système dynamique, c’est la seule façon
d’assurer une stabilité flexible, sans les rigidités apparemment exigibles,
mais irrémédiablement fatiguées ou pathologiques.
314 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Et tout ce qui arrive aux fantaisies perceptives dans l’œuvre d’art, arrive,
en général, à toutes les fantaisies perceptives douées d’identité.
Tous les éléments nécessaires pour établir la structure matricielle de
l’Architectonique Intentionnelle sont ainsi donnés :
le milieu ; c’est cette cohérence qui fait que les chemins sont préalables à
toute significativité possible, à toute logique intentionnelle.
Pourtant, bien qu’ils n’aient pas d’identité, ces chemins diastoliques de
sens se distinguent les uns des autres, et tous fournissent leur plus ou moins
grande (même infime) contribution lorsque, par transposition (ou par
mesure), le niveau intentionnel phénoménologique change vers un autre
niveau, déjà symbolique (première instance de symbolisation), et le
transpossible n’est alors plus virtuel.
Les particules virtuelles (les photons, par exemple, en électrodynamique
quantique) deviennent plurielles et virtuelles, tout comme les chemins
diastoliques à la recherche du sens, parce qu’ils sont le résultat d’une
interaction directe entre les électrons. Ce qui veut dire que, de la même
façon, qu’à ce niveau-ci, il n’y a pas de temps préalable, il n’y a pas non
plus de champ intentionnel préalable et donné. Ce champ se fait dans cette
interaction directe qui suscite la virtualité, et le temps se fait aussi parce que
la virtualité est en soi même réversible.
Lorsque les chemins diastoliques pluriels et virtuels s’additionnent,
l’identité s’approche et l’irréversibilité s’ébauche ; par la suite, la virtualité
s’évanouit et le sens apparaît. C’est alors que la décohérence se produit, le
niveau quantique-phénoménologique se transpose, et le champ intentionnel
se déploie avec toute sa puissance.
La question qu’on peut poser, lorsque le classique remplace le
quantique/phénoménologique, est la suivante : est-ce qu’on peut attribuer la
responsabilité d’un tel processus à la symbolisation comme un tout ?
Si le transpossible coïncide exactement avec le virtuel, alors le
phénoménologique affronte le symbolique par négation, sans médiation. Il
s’agit de savoir si l’identité qui s’oppose au virtuel reste scindée en une
identité intentionnelle objective et une identité intentionnelle non objective
(l’identité du transpossible des fantaisies perceptives). Dans ce cas-là, le
symbolique se dédouble en deux phases de symbolisation qui correspondent
aux signes linguistiques du monologue intérieur et aux significations de
l’aperception objective.
Si le transpossible s’identifie au le virtuel, alors le symbolique s’identifie
à l’ontologique, en s’opposant au phénoménologique comme son négatif.
Et, dans ce cas, le possible est ce qui seul possède une structure d’identité.
À mon avis, comme on vient de dire plus haut, c’est l’irruption des
fantaisies perceptives qui impliquent l’identité du transpossible et excluent
que l’identité ait le monopole du possible, qui empêche cette polarisation
du symbolique versus le phénoménologique en tant qu’axe organisateur de
toute anthropologie, de toute « science de l’homme »18.
18
Voir op. cit., Joëlle Mesnil, p. 194.
Sánchez Ortiz de Urbina 317
FIGURE 1
PHÉNOMÉNOLOGIQUE
SYMBOLIQUE
FIGURE 2
VIRTUALITÉ
(Synthèse
schématique)
TRANSPOSSIBLE
(Transopératoire)
IDENTITÉ
(Synthèse d’identité)
POSSIBLE
(Opératoire)
MANFREDI MORENO
1
R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, Paris, Cerf, 2016, p. 9. Noté désormais MS suivi
de la page.
Moreno 321
1 Y. Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990, p. 312 (cité dans
MS, p. 10).
Moreno 323
monde et du sensible. En effet, c’est parce que le monde est ce qui nous
apparaît sur le mode sensible que le poétique constitue un accès à
l’originaire et, par-là, à la phénoménalité même. Notons que si nous avons
adopté le poétique comme principe méthodique autant que comme concept
opératoire, c’est parce que l’être se délivre dans l’apparaître, c’est parce que
l’être est ce qui apparaît et que l’être est essentiellement sensible. Il faut
bien considérer de près les conséquences d’une telle perspective. En effet,
si l’être est apparaître et si cet être apparaît – alors l’être est sensible, c’est-
à-dire qu’il est capable d’être appréhendé comme sensible et ainsi d’être
délivré à une sensibilité. Le mode d’apparaître propre de l’être est
d’apparaître, son mode propre est donc d’être un être-sensible, de sorte que
ce n’est pas parce que la réalité est sentie par une certaine sensibilité (celle
du sujet) que l’être est sensible, mais à l’inverse, c’est parce que l’être est
intrinsèquement sensible qu’il peut être senti. Cette description
phénoménologique de l’être-sensible de l’être implique à son tour que le
sujet n’est plus la source de l’apparaître, l’être-sensible n’a nul besoin d’un
être pour être senti, car par principe l’être implique sa manifestation et son
apparaître sensible. Ainsi, la définition de l’être comme sensible permet de
saisir un sens nouveau du sentir, qui n’est plus de l’ordre d’une réceptivité
et d’une passivité au sein de sensations et de perceptions qui nous ouvrent
accès à des choses, mais au contraire il s’agit plutôt d’un certain accueillir
qui soit à même de correspondre et de répondre à cet apparaître sensible.
Par conséquent, la quête du sens d’être de cet être-sensible sera dispensée
par le mouvement et non pas par la réceptivité, ou bien il s’agit d’une
reformulation de la passivité en termes de mouvement pour ainsi dépasser
le cadre d’une activité reformée par une synthèse passive. Autrement dit, la
synthèse passive, dans la perspective dynamique de Renaud Barbaras,
correspond à l’interprétation de la passivité comme mouvement en raison
de l’être-sensible comme tel.
Cependant, il n’est pas question de réduire l’être au sensible, comme si
l’être-sensible n’était que la moitié de la vérité. Mieux : il n’est pas question
de confondre l’être et le sensible, de réduire l’être à l’apparaître. En vertu
de quoi il est légitime d’établir, à partir de l’identité de l’être et de
l’apparaître, une certaine différence au cœur de leur relation, parce que bien
que le sens d’être de l’être soit d’apparaître, cela revient en même temps à
dire qu’il existe une différence entre cela même qui apparaît et ses
apparitions, puisque dans le cas contraire, l’être ne pourrait pas même
apparaître, c’est-à-dire venir et advenir au paraître. Afin donc d’être son
apparaître, l’être doit se distinguer de ce qui apparaît au sein de cet
apparaître, ne pas être ce qui apparaît. Et voici l’autre loi de l’apparaître,
fortement liée à la première, qui commande l’être en termes d’apparaître, et
324 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
qui affirme que l’être se retire derrière ses apparitions afin de précisément
apparaître en elles.
Nous pouvons désormais établir deux lois phénoménologiques au cœur
de la perspective dynamique de Renaud Barbaras : d’un côté, l’être est
apparaître, et d’un autre côté, l’être se retire et s’absente de ce qui apparaît.
Tout se passe donc comme si l’être annonçait, en son cœur, une double
dynamique qui implique : a) être ce qui apparaît et ce qui est, et b) n’être
pas pleinement ce qui apparaît et ce qui est ; l’être est donc ce qui est et ce
qui n’est pas, l’être est à la fois ce qu’y paraît et ce qui n’y paraît pas. Il suit
de là, et en vertu de l’apparition et du retrait constitutif de l’être, que l’être
est un être-sensible qui se retire de ce qui le présente, mais ce retrait de l’être
est ce qui permet qu’il reste précisément transcendant, que l’être demeure
la source et le fondement de toute chose. C’est pourquoi la démarche
phénoménologique, à notre sens, est entièrement une démarche
ontologique, car il s’agit de l’être et de son mode de présentation : la
phénoménologie est ce qui nous permet de saisir la dynamique aporétique
de sa propre manifestation. En ce sens, nous pouvons déduire en toute
légitimité que, dans ce contexte foncièrement phénoménologico-
ontologique, le sensible est le domaine privilégié pour nos recherches et
pour le sens entier de la phénoménologie. Il en résulte que le sensible est
l’apparaître de l’être et « ce qui préserve la transcendance ou la profondeur
de l’être en sa manifestation » (MS, p. 13). Ce n’est rien d’autre que la
conséquence de nos deux lois du phénoménal : le sensible est ce qui
préserve l’absence dans toute présence, dans ce que nous pourrions nommer
la réserve phénoménale de l’être (comme si l’ontologique venait remplir en
creux le phénoménologique), et conserve donc « un coefficient d’obscurité
au sein même de la clarté » (MS, p. 13). L’être-sensible que nous
découvrions à l’instar de la dynamique phénoménologique ici dévoilée, peut
sans doute mettre mal à l’aise un certain mode de penser de certaines
phénoménologies – ce qu’il importe de saisir, cependant, c’est que le
sensible, à partir de sa propre constitution aporétique, comporte une
ambiguïté fondamentale qui rend possible une description
phénoménologique de l’être, parce que, encore une fois, le sensible est ce
qui conserve une obscurité dans la clarté, une profondeur dans la
superficialité, bref le sensible comme mode de présentation et de
description rend possible l’être dans sa propre imprésentabilité, il rend
explicite ce qui reste foncièrement implicite, et enfin, il est l’outil
phénoménologique rigoureux capable de rendre compte de la profondeur
irréductible de l’ontologique.
Il est donc nécessaire de saisir l’ambiguïté fondamentale du sensible, qui
est en même temps l’ambiguïté première de toute démarche
phénoménologique. Ainsi, le sensible entraîne une ambiguïté première qui
Moreno 325
1
Nous empruntons cette expression à Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard,
1992, p. 12.
326 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
dire qu’il ouvre un rapport plus originaire qui fait écho à l’appartenance et
à la communauté de principe du sujet et du monde. Autant dire que le désir
prend le relais de la corrélation et de l’intuitionnisme, afin de dévoiler un
autre rapport phénoménologique du sujet et du monde, celui-ci montrant le
désir comme la véritable intentionnalité de la subjectivité, et qui établit au
cœur de tout rapport à l’objet une insatisfaction principielle, dans toute
perception, une dimension non-perçue qui ravive et n’éteint pas le
mouvement de l’intentionnalité, bref une relation à l’objet qui vient creuser
au lieu de combler l’intimité transcendantale du sujet, de sorte que, ce qui
est le plus propre d’une telle intimité, c’est de constituer le lieu d’un excès
en creux capable d’être à même la profondeur et la transcendance pure du
monde. Et le désir est ce qui permet au sujet de recevoir une telle
transcendance, en étant moins qu’une intuition et plus qu’un pur
déplacement. Une fois le désir distingué du manque, car il ne manque de
rien au sens où il n’existe pas quelque chose de déterminé qui viendrait
l’apaiser, rien ne lui fait défaut, ce qui l’affecte est précisément de l’ordre
du rien, de ce qui n’est rien d’étant. Le désir est ici ce qui ne manque de
rien car tout lui fait défaut, et l’expérience qui nous délivre ainsi le désir est
l’épreuve de quelque chose qui n’est pas déterminé, qui n’est rien d’étant.
Ce qui découvre le désir est son être en tant que défaut, son être comme son
propre défaut, et tout se passe comme si le véritable objet du désir n’était
que l’épreuve de sa propre négation, de son inaccessibilité, de
l’impossibilité d’avoir un contenu déterminé. Bref, le désir ouvre un excès
indéterminé vis-à-vis de ce qui est fini et de ce qui est éprouvé. Si la
perception est une sorte de finitisation de l’absolu, le désir est une
infinitisation de l’expérience en l’ouvrant à ce qui nous dépasse sans jamais
se présenter exhaustivement, positivement.
En ce qui concerne la corrélation ainsi ouverte, le pôle véritable du désir
correspond exactement à la transcendance du monde, c’est le versant
subjectif repris par la profondeur et la transcendance du monde, de sorte que
toute corrélation se trouve renversée par l’insatiabilité du désir, un excès à
l’intérieur de l’étant et de ce qui est éprouvé, et qui l’arrache de soi-même,
comme si ce qui était visé, à savoir le monde, venait vider le désir à une
simple présence, en devenant en réalité un mode d’être subjectif
d’arrachement et de dépossession purs, d’où il s’ensuit que le contenu
phénoménologique de la visée du désir est relatif à un excès interne qui
ouvre un mode d’existence propre du sujet en tant qu’arrachement,
écartement. Par ailleurs, l’insatiabilité du désir permet au sujet d’accueillir
la transcendance pure du monde et de différer de lui tout en n’étant rien de
déterminé ni de positif. Somme toute, le désir nous permet d’approfondir le
mode d’être du sujet, pour retourner à la présentation proprement sensible
du monde qui se fait jour et qui dynamise son mode d’être. Il s’impose à
334 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
monde qui ne peut être une réalité étrangère, parce que, il faut le rappeler,
pour penser le sensible il ne faut guère quitter le sensible, en raison du
principe phénoménologique autant d’apparaître, autant d’être. C’est ici
que l’on aperçoit le caractère inachevé et indéterminé du monde qui
s’atteste dans son propre advenir au paraître, ce qui revient à dire qu’il n’y
a pas de monde sans une dimension de non-monde, qu’il ne peut donc pas
se présenter de façon exhaustive et qu’il doit en conséquence garder un zéro
de manifestation, une négativité de phénoménalisation afin de se manifester
en tant que procès, c’est-à-dire de façon dynamique. Le monde ainsi dévoilé
consiste en un cosmos phénoménologique impliquant une multiplicité
interne de différences dont il est, en définitive, le tout. Ce retrait du monde,
que l’on qualifie de zéro de monde ou de non-monde, moment nécessaire
dans le procès de toute phénoménalisation, est éloigné de l’idée du néant,
bien au contraire, il est un certain fond indifférencié qui donne lieu donc au
procès de mondification. En un mot, il faut penser le monde comme fond,
afin de rendre compte du processus de phénoménalisation, et c’est ainsi que
le devenir-monde s’annonce dans le surgissement d’une multiplicité
d’étants qui est un mouvement de différenciation du fond, c’est-à-dire qu’il
n’y a de naissance du monde qu’à partir d’un processus de différenciation
vis-à-vis du fond qui est une différenciation au sein du fond. Encore faut-il
comprendre que la multiplicité d’étants renvoie à leur différenciation, et non
pas l’inverse, c’est-à-dire qu’elle relève d’une différenciation d’un fond qui
implique donc une certaine identité vis-à-vis de l’indivisibilité du fond dont
ils proviennent. Cette multiplicité comme procès de différenciation vis-à-
vis du fond ne va jamais jusqu’à nier l’identité avec lui, car elle demeure
relative, comme procès de négation et de différenciation du fond, à ce fond
lui-même dont il se différencie. Autrement dit, la sortie hors du fond n’est
jamais sa négation parce qu’il est inscrit dans chaque étant ainsi individué.
À ce titre, la sortie hors du fond, qui serait en quelque sorte l’autre nom de
la phénoménalisation, n’est pas une véritable sortie, de sorte qu’il est
emporté par chaque phénoménalisation, il demeure co-présent dans chaque
étant, et tout se passe comme si l’identité d’une chose était relative, en
premier lieu, à une sortie hors du fond, à un surgir et à un paraître hors de
l’indifférenciation du fond, mais aussi, en deuxième lieu, comme si cette
différenciation du fond n’aboutissait cependant jamais à l’intimité avec ce
fond, comme si la différence n’allait jamais jusqu’à la négation de l’identité
vis-à-vis de ce fond. Nous sommes séparés de ce fond, et en cela consiste
notre nature phénoménologique d’être une apparition, une manifestation,
bref une phénoménalisation et un surgissement, ou bien tout simplement la
naissance d’un monde. Mais en même temps nous en provenons, et donc
notre propre être en tant que différenciation est tributaire de l’identité et de
l’indivisibilité de notre être vis-à-vis de ce fond, ce qui revient à dire enfin
338 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
qui ne peut, par essence, avoir lieu. À ce titre, on remarque finalement que
le monde ne peut exister comme tel qu’en tant que totalité excédant la
pluralité à laquelle il donne lieu, qu’en étant toujours plus que la pluralité
des étants, bref comme s’il donnait lieu à ce en quoi tout a lieu et dont il est
le lieu, étant donc à la fois la trame, la scène et le théâtre de cette œuvre
qu’est le monde.
À y regarder de plus près, les résultats descriptifs de la démarche
dynamique menée jusqu’ici nous permettent de saisir le sens cosmologique
de l’apparaître sensible à partir du procès, celui d’un processus mondial,
qu’il accueille et rend possible. La vérité de l’être-sensible, qui est en même
temps la réalité du procès du monde, de ce devenir-monde du monde (qui
est l’approche dynamique d’une phénoménologie du monde, d’une genèse
phénoménologique du monde), nous ouvre la compréhension de la
transcendance du monde comme ce qui se fait jour en chaque sensible,
celui-ci étant la mesure incommensurable du monde comme puissance, du
processus mondial qui prend la forme de la profondeur sans mesure d’une
surpuissance, celle-ci se manifestant à son tour comme une réserve intime
de chaque sensible, de chaque étant intramondain, de sorte que toute
intramondanéité doit être saisie au cœur d’une mondialité. Topologie
phénoménologique de chaque sensible comme manifestation de l’être qui
n’est rien d’autre qu’apparaître, une mondialité qui est le véritable sens
d’une théorie phénoménologique de l’appartenance qui nous autorise, sur le
plan dynamique et cosmologique, à saisir la vérité du sensible en sa teneur
phénoménologico-ontologique : « l’être sensible est un être produit, produit
par un monde qui se produit en lui. La réalité du monde, dont la
transcendance se fait jour en chaque sensible et qui ne se donne que sous la
forme d’une profondeur sans mesure, est celle d’un procès » (MS, p. 31).
D’autre part et corrélativement, la positivité du processus mondial est
celle d’une réserve de puissance en chaque sensible, et ici la positivité
comme réserve d’une surpuissance revient à affirmer que c’est une
positivité en creux, c’est-à-dire non-entièrement positive en raison de ce
fond processuel qu’elle vient accueillir – une négativité phénoménologique.
Dès lors, ce procès mondial, qui implique une réserve de puissance et se
donne à partir d’une négativité qui est la positivité du fond mondial,
légitime en ce sens la possibilité d’une transcendance sans altérité qui est
celle d’un sensible comme profondeur intérieure et débordement intime
d’une immanence toujours à l’état d’extase. C’est dire que l’instance de
toute chose devient l’instance extatique en vertu du procès mondial de la
puissance résidant en tout sensible. La profondeur propre du sensible
renvoie finalement à la surpuissance, celle du monde, qui s’étale en lui et
nulle part ailleurs – d’où l’idée que celui-ci fait de chaque instance un
ailleurs phénoménologique corrélatif de la réserve mondiale et de l’excès
Moreno 343
monde et le senti est ce qui procède du sujet en tant que privé justement de
sa profondeur – le sensible est relatif au monde et le senti découle du sujet.
En ce sens, la phénoménalisation secondaire est bel et bien l’arrachement
du sensible à son inscription mondaine, elle est ce que devient le sensible
en soi, en quittant l’anonymat de sa présentation, pour en constituer le
sensible pour soi, c’est-à-dire le sensible même sans sa dimension ostensive
de la transcendance pure du monde, ou bien, le sensible en soi qui devient
pour soi est le passage du sentir qui se fait senti, ce qui revient à dire que
l’être-sensible du monde devient l’être-perçu du senti. Encore une fois, il
faut consigner que le sentir prend sa source du sensible même, de sorte que
l’être-perçu, ou bien la transcendance relative de la présence objectale est
fondée sur la puissance ostensive de la transcendance pure du sensible
comme emblème du monde. À proprement parler, c’est le sensible comme
ouverture et préservation de la transcendance du monde qui rend possible
la perception à distance de l’être-perçu, celui-ci provenant d’un arrachement
de l’être sensible qui devient après coup un senti avec une valeur
intentionnelle : c’est pourquoi nous devons distinguer une
phénoménalisation primaire, qui est celle de l’ouverture du monde par le
sensible, d’une phénoménalisation secondaire, qui est celle du senti qui
détache le sensible de sa connivence avec le monde et en fait un objet.
À ce titre, l’intentionnalité du sujet détache le sensible du monde et le
maintient à une certaine distance, au lieu d’intérioriser la profondeur intime
de l’intentionnalité originaire à l’être, qui est celle de l’ouverture du monde
par le sensible, et fait de lui un objet, en le percevant. C’est pourquoi donc
la phénoménalisation secondaire constitue une perte du sensible, une perte
qui a pour contrepartie l’apparition de l’être-perçu, substitution
intentionnelle du sensible par ce qui est perçu et, par-là, « l’avènement du
sujet implique une perte du sensible comme tel, une séparation avec lui ; on
pourrait même définir le sujet ainsi, à savoir comme perte du sensible »
(MS, p. 51). D’une part, l’être se fait sensible, n’est lui-même qu’en étant
manifestation et en passant dans un élément sensible qui préserve ainsi sa
transcendance ; d’autre part, l’élément sensible est relatif à la manifestation
primaire de l’être qui se dévoile au cœur d’un sensible en soi qui n’est pour
personne. En ce sens, le surgissement du sujet est synonyme de la perte de
l’originarité de la manifestation originaire qui devient en toute rigueur
perception. Autant le surgissement du sujet que le jaillissement des objets
perçus signifie la perte de la manifestation primaire d’un être qui est
apparaître. Cela revient à dire que le visage de l’apparaître primaire est
radicalement étranger à la catégorie de l’objet, même s’il est difficile de
penser un apparaître anonyme qui est un apparaître qui n’apparaît à
personne, mais cela est nécessaire si l’on soutient que la transcendance du
monde est irréductible à la positivité d’un étant apparaissant, et s’il s’agit
356 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
au fond de quitter l’attitude naturelle engagée dans un rapport naïf avec des
choses immédiatement présentes. Il nous faut donc trancher la question et,
à ce titre, il nous semble que l’anonymat de l’apparaître primaire renverse
d’un côté la positivité de l’étant et d’un autre coté permet de penser un excès
interne au cœur de chaque sensible, afin précisément de dévoiler le fond
infini de toute chose qui fait de chacune d’elles plus que ce qu’elles
annoncent. Cependant, une chose est certaine, nous devons restituer la
distinction précise de ce qui appartient à la transcendance pure du monde
vis-à-vis de la transcendance relative des objets, et en extrapoler les
conséquences au sens strictement phénoménologique.
À nos yeux, la démarche cosmologique de Renaud Barbaras consiste à
dévoiler un sens phénoménologique d’un exister autrement qu’à la surface
des choses, bien loin de toute positivité et de toute détermination, en
dépliant la rythmique d’une préindividualité de toute individualité,
l’instance d’éternité de toute chose, la couche mondiale de tout étant
mondain, le fond indifférencié qui se continue dans la figure, au lieu de
rester à la surface des choses, de la perception et du langage, qui nous
éloignent de la transcendance pure et, en quelque sorte, discrète du monde
– ce qui nous fait penser à l’indicibilité foncière de ce fond indifférencié
qu’est le monde et, en conséquence, à une « allergie à la parole » (MS,
p. 52) du monde phénoménologique équivalente à l’indéterminité et à
l’infigurabilité de principe de tout phénomène en sa vérité cosmologique.
En vertu de quoi il est légitime de dire que l’économie générale de la
phénoménalité s’organise à deux niveaux distincts, qui nous amène vers la
distinction de deux sens de la finitude : la finitude de l’être ou du monde et
la finitude du sujet ou la finitude phénoménologique, celle-ci étant relative
à la première. Bien que l’être enveloppe son apparaître, il est vrai en même
temps que l’essence de la manifestation implique par définition un retrait
dans ce qui se présente, un rayon d’absence dans toute présence, de sorte
que, afin précisément de venir à la manifestation, l’être doit se retirer de sa
manifestation pour se manifester, et la finitisation de la transcendance du
monde se doit de thématiser ce noyau métaphysique de non-présentation de
toute présentation, de non-phénoménalisation de tout surgissement. Bref, le
cadre cosmologique de la phénoménologie de Renaud Barbaras renvoie à
un fond qui se mondanéise en se différenciant, manifestation qui est l’envers
d’une finitisation transcendantale qui est la finitude ontologique du monde,
sachant qu’elle comporte une limitation fondamentale. En d’autres termes,
il nous semble que la finitude du monde, relative à l’apparaître primaire, se
donne en filigrane dans un sensible qui préserve sa profondeur comme
retrait et distance, tout en produisant des réalités finies, ce qui revient donc
à reconnaître que l’être en tant qu’apparaître dévoile une dynamique de
manifestation qui concentre l’absence comme modalité d’être en tant
Moreno 357
monde, et par là notre mouvement et notre modalité d’être est voué à finir,
nous sommes donc une finitude comprise comme mortalité – et tout se passe
comme si l’être vivant était celui qui est précisément privé de la vie. En ce
sens, notre mortalité n’est pas étrangère à l’appartenance ontologique, toute
individuation n’étant jamais pleinement séparée, bien qu’elle consiste dans
une telle séparation, du mouvement du monde, de notre appartenance et de
notre communauté avec lui ; nous avons ainsi deux sortes d’individuations,
celle accomplie par la puissance mondifiante qui s’auto-différencie en
produisant des étants comme délimitation ou définition, ce qui correspond
au sens originaire de l’apparaître qui coïncide avec un processus d’auto-
différenciation du fond ; et celle de notre individuation subjective qui est à
comprendre comme limitation de la surpuissance du monde, c’est-à-dire
comme un devenir-autre (dans le même) de la surpuissance du monde qui
se trouve ainsi affectée, limitation qui devient autre sous la forme d’une
séparation et d’une différence, altérité produite au sein de la surpuissance
du monde qui est un écart non pas spatial, mais ontologique (MS, p. 69),
écart ontologique tributaire d’une appartenance cosmologique, et donc un
écart comme modalité d’être de la communauté ontologique du sujet et du
monde : « nous sommes profondément inscrits dans le monde, mais, en
vertu de la limitation de sa surpuissance, nous nous trouvons séparés de lui-
même en lui-même, au cœur de lui-même » (ibid.). En un mot, la séparation
qui constitue notre sens d’être est une séparation qui ne peut avoir lieu qu’au
sein du monde, et notre individuation est tributaire de cette séparation, qui
n’est plus de l’ordre d’une différenciation de la phénoménalité originaire,
mais d’une séparation comme régime d’individuation qui correspond à la
phénoménalité secondaire de l’apparaître dit subjectif, caractérisée
d’ailleurs par une perte du monde, celle-ci étant un degré et une
modalisation de notre appartenance au monde, qui nous distingue des autres
étants intramondains, et qui nous situe « plus près et plus loin du monde »
(MS, p. 70) : bien loin du monde, car détaché de sa surpuissance, bien près
de lui, car notre y-être procède de notre en-être, bref parce que nous en
procédons et que nous en sommes le mouvement, de sorte que notre être ne
se distingue pas d’une certaine appartenance ontologique.
Il nous semble que si notre être consiste dans une puissance de
phénoménalisation, nous sommes en même temps attachés à et détachés de
la surpuissance du monde, comme si la théorie de l’appartenance
ontologique comportait une théorie de la différence phénoménologique, et
il suit de là que notre proximité phénoménologique est synonyme d’une
distance ontologique, car précisément nous sommes le résultat d’une
séparation d’avec le monde, mais nous ne sommes nullement étrangers à la
surpuissance de ce monde, comme si ce corps plus petit qui est en face des
choses faisait cause commune avec ce corps immense qui va jusqu’aux
364 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
à-dire une altération qui ne fasse pas alternative avec une précession réelle,
une sorte de nouveauté phénoménale qui exige en fin de compte un
processus de maturation dont une théorie de l’événement permet de rendre
compte à la lettre : un événement « est d’autant plus neuf qu’il a été mûri,
fait d’autant plus rupture qu’il s’inscrit dans une continuité » (MS, p. 78).
Ainsi, le surgissement de la phénoménalisation est relatif à l’ancestralité du
monde comme ce qui ouvre la possibilité d’une nouveauté qui se préfigure
au cœur d’une continuité préalable, celle de la préindividualité du monde.
En d’autres termes, faute d’une hétérogénéité phénoménologique soulevant
un abîme entre le sujet et le monde, la théorie de l’appartenance remplace
le schéma du possible et du réel par celui d’un virtuel et de ses
actualisations, celui-ci étant réellement ses actualisations, c’est-à-dire un
monde processuel qui est à part entière ses effectuations, ce qui revient à
dire que la réalisation du phénoménal n’est pas possible avant d’arriver.
Cela n’implique pas pour autant un pur surgissement ex nihilo, mais au
contraire relève de sa propre réalisation dans ses effectuations, celles-ci
n’en constituant pas la cause ni l’origine, mais en étant la condition ou la
motivation, le point d’aboutissement d’un devenir-monde du monde, un
surgissement que rien n’annonçait, mais qui ne pouvait qu’arriver tel quel
dans ce qui le porte au paraître. Bref, l’événementialité du phénoménal est
une continuité préalable et productrice sans que rien qui le précède ne puisse
l’annoncer et en constituer la cause, mais qui pourtant surgit
nécessairement, dans une nécessité phénoménologique et non causale, dans
tout ce qui le précède.
Dire en effet que la phénoménalité est un événement revient à
comprendre celle-ci comme une réalisation phénoménologique qui n’est ni
une réalisation du possible ni une actualisation du virtuel : l’événement,
comme véritable archi-événement, est un bouleversement affectant le
monde et qui ne peut être soumis à aucune cause. En fait, l’événement vient
affecter la réalité entière, tout en étant d’une autre nature précisément pour
pouvoir l’affecter en son cœur, et par là la notion d’archi-événement est le
désaveu du principe de raison suffisante, en ce qu’il est un surgissement, un
véritable coup de phénoménalisation, qui est sans raison ni cause. Ainsi, la
réalité même du monde est affectée par une défaillance dont la raison reste
un mystère, source d’une mésentente qui cependant est profondément la
sienne : la scission est, d’une part, la sienne, car elle l’atteint en son cœur
en l’affectant et produisant des étants, et, d’autre part, il ne saurait être la
sienne, car elle n’en est nullement la cause. En tant que porteuse de la
phénoménalisation, la séparation et la scission dont procèdent tant le sujet
que la phénoménalité, sont également des sources sans cause ni raison, « de
sorte que le sujet lui-même, considéré jusqu’alors comme le lieu, la source
et l’élément de toute raison, doit être compris comme le sans raison par
370 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
excellence » (MS, p. 80), ce qui demeure dans la ligne d’une forme radicale
d’épochè phénoménologique. Et puisque l’événement ne comporte aucune
positivité en son sein, il faudrait dire aussi qu’il n’est strictement rien, car
s’il en était ainsi, la recherche de ses causes deviendrait légitime ; mais en
vérité, l’événement ne comporte aucune consistance, il n’est rien de positif,
et en ce sens il nous semble correspondre à l’indéterminité de principe de
tout phénomène. Bref, faute d’être quelque chose, il est à l’encontre de toute
substance et de toute essence, comme si la véritable rencontre de
l’événement devait prendre le visage de l’indéterminité principielle du
phénomène, mais aussi la transcendance pure du monde comme celle de
l’apparaître primaire dont il nous faut préciser la teneur événementielle : il
est un rien (d’étant) qui produit des surgissements, des nouveautés, c’est-à-
dire des phénoménalisations, dont le trait essentiel est celui de l’avoir-lieu,
d’être ce-qui-se-passe, non pas d’être un néant phénoménologique, mais un
avoir lieu qui découvre le véritable sens de la négativité phénoménologique,
bien loin de toute néantisation puisque, au contraire, il s’agit de la naissance
de la phénoménalité et du surgissement de la phénoménalisation – car, en
effet, il n’est pas question d’abandonner la phénoménologie, mais
davantage de retrouver le véritable sens de la phénoménalité, celui d’une
cosmogénèse événementielle qui a lieu sans pourtant que quelque chose de
positif s’y présente, et s’y porte comme étant sa cause.
À ce titre, si nous avons, d’un côté, la surpuissance du monde comme
source de l’apparaître primaire, elle est identifiée à une sorte de positivité
véritable qui reste le sol à partir duquel les étants intramondains se
phénoménalisent, mais encore en tant que puissance mondifiante, elle est
tout ce qu’elle peut être, productivité infinie et éternitaire d’un mouvement
du monde qui est une positivité profonde ; d’un autre côté, nous avons une
affectation de cette surpuissance, ce qui donne précisément lieu à l’avoir-
lieu de la phénoménalité, qui, en quelque sorte, vient affecter et limiter cette
puissance, de sorte que, à l’opposé de l’éternité de la puissance mondaine,
nous avons affaire à un certain tarissement et affaiblissement de celle-ci à
titre du devenir de la puissance totale, d’un devenir qui infléchit le cours du
devenir, clinamen métaphysique d’un tarissement de l’éternité du monde,
qui dévoile en fin de compte une véritable négativité – le tarissement
phénoménologique inscrit dans l’éternité du monde étant ce qui est à la
source de l’événementialité négative qui vient affecter la plénitude du
monde. En réalité, l’événement n’est rien et demeure par principe étranger
à la surpuissance du monde, il est strictement un ne-pas-être en tant
qu’infléchissement et affaiblissement de la puissance du monde, une
certaine faille qui vient creuser la positivité de la puissance du monde. C’est
pourquoi l’événement ne peut être rien de ce qui est, échappant à la logique
du prédicat, il est ce qui délimite et limite, ternissement du caractère
Moreno 371
ALEXANDER SCHNELL
1
Ce texte est la traduction française de mon Antrittsvorlesung (conférence inaugurale) que
j’ai prononcé le 10 mai 2017 à la Bergische Universität Wuppertal.
2
D’après le témoignage de Gadamer, Husserl affirmait au début des années 1920 : « La
phénoménologie – c’est moi et Heidegger », H.-G. Gadamer, « Martin Heidegger 75 Jahre
(1964) », dans Neuere Philosophie I. Hegel ∙ Husserl ∙ Heidegger, Gesammelte Werke, vol.
3, Tübingen, Mohr Siebeck, 1987, p. 188.
3
Si c’est certes pleinement justifié, cela n’amoindrit pas moins le rôle par exemple d’un
Max Scheler dans le développement de la phénoménologie au début du vingtième siècle.
4
Dans la langue allemande s’entend d’ailleurs très bien le rapport entre « verstehen
(comprendre) » et « stehen (se tenir debout) ».
376 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
et « Toi », mais donne lieu à une figure originale de l’« altérité » et révèle
son rôle au sein du processus de la compréhension.
Mais cette tension n’est pas la seule. En partant d’une citation de Husserl
(tirée de la Krisis), selon laquelle « toutes les évidences naturelles, celles de
toutes les sciences objectives (y compris la logique formelle et les
mathématiques), […] [appartiennent] à l’empire de “ce qui va de soi”
(Selbstverständlichkeiten), qui, en vérité, a un arrière-fond
d’incompréhensibilité (Unverständlichkeit)5 », on peut encore mettre en
évidence une seconde tension ouvrant peut-être à un rapport de
conditionnement dans le concept de compréhension – celle entre ce qui
« va » ou « se comprend de soi » et quelque chose d’incompréhensible qui
introduit une forme de négativité. On le voit : ici encore il est question d’un
« soi » (même si c’est en un sens un peu différent).
Pour au moins deux raisons, un tel traitement de la problématique du
comprendre fait toujours sens – malgré les discussions qu’il y a déjà eu
depuis plusieurs décennies dans les cercles herméneutiques. D’une part, on
ne saurait nier que, surtout dans les sciences humaines, il y a une déficience
de légitimation dans leurs prétentions à la connaissance, leur propre
compréhension manquant à cet égard de translucidité. Ce défaut est grave,
car il traduit d’emblée un problème fondamental : si, dans les sciences
humaines, on pose de façon assertorique quelque chose qui ne s’entend pas
comme une simple affirmation gratuite, mais qui est censé étendre d’une
façon ou d’une autre nos connaissances, alors il faut que ce qui est posé de
la sorte (et qui prétend à une forme de « vérité ») se distingue de quelque
chose de non attestable, voire de « faux ». Et alors, on ne saurait se contenter
du fait que, malgré les acquis indéniables de certaines approches
« poststructuralistes », « post-modernes », etc., la prétention à la totalité de
la connaissance (et la compréhension qui y est liée) ne peut plus être
satisfaite – car même de tels acquis font valoir une prétention à la
connaissance (par exemple vis-à-vis des « grands récits » métaphysiques
[critiqués par Lyotard]). La phénoménologie met ainsi les sciences
humaines au défi de poser à nouveaux frais la question du sens et de la
possibilité de la connaissance et de la compréhension en général – et ce, tout
simplement parce qu’il est nécessaire de ne pas perdre l’orientation dans la
cacophonie des discours et de s’assurer d’un horizon qui rend d’abord
possible toute attitude critique.
Mais la justification évoquée est requise également pour la philosophie
elle-même – car les réserves sont trop fortes vis-à-vis de l’idée d’une
perspective « transcendantale », c’est-à-dire celle qui questionne de
5
E. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale
Phänomenologie, Husserliana VI, p. 192.
Schnell 377
6
« L’entendement n’est entendement que dans la mesure où quelque chose est fixé en lui ;
et tout ce qui est fixé, n’est fixé que dans l’entendement (Der Verstand ist Verstand, bloß
insofern etwas in ihm fixiert ist; und alles, was fixiert ist, ist bloß im Verstande fixiert) »,
J.G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, GA I, 2, p. 374 (SW, I, p. 233).
Schnell 383
qui vient d’être développé, elle désigne ce qui ne s’arrête pas par lui-même
– donc cette dimension du sens qui exige en quelque sorte une fixation et
qui provoque par là, nous l’avons vu, une « altération ». Or, d’après Husserl,
le « comprendre » doit, du moins d’un point de vue phénoménologique, être
mis en rapport avec l’« incompréhensible », donc avec « ce qui ne va pas
de soi » – il affirmait en effet que ce qui va de soi a un « arrière-fond »
d’incompréhensibilité. Il ne veut pas dire par là que la phénoménologie
s’abandonnerait complètement à l’incompréhensible, mais plutôt qu’il y va
de « ce qui ne va pas de soi dans ce qui va de soi ». Et nous comprenons un
peu mieux, dès lors, comment ce qui est de la sorte « incompréhensible »
devrait être appréhendé : non pas comme quelque chose qui se soustrairait
complètement à la compréhension, mais comme cet arrière-fond de ce qui
est à comprendre qui – grâce à la mise en arrêt indispensable – rend possible
qu’il puisse être compris. Et ici Husserl ne se contente pas d’une simple
exposition de l’« altération », mais il ouvre une dimension de la non-
manifesteté qui étend le processus de compréhension en mettant en rapport
justement ce qui va de soi et ce qui ne va pas (encore) de soi. Il faudrait
ajouter – et en cela consiste la nécessité de penser encore plus loin l’ébauche
de Husserl – que ce qui de la sorte « ne va pas de soi » (et est
incompréhensible) doit à son tour venir à paraître, qu’il doit être
« phénoménalisé », pour que tout cela ne reste pas vœu pieux. Et ce type de
phénoménalisation ne saurait être simplement descriptive, car autrement,
tout ce renvoi à l’incompréhensible, à ce qui ne va pas de soi, etc., n’aurait
aucun sens. Il ne s’agit pas là d’un projeter extérieur qui doit être anéanti,
mais d’un projeter intérieur ou d’un comprendre qui s’auto-projette. Il y va
de l’ouverture d’une extension de la compréhension qui projette le soi dans
et à travers l’« altération » suscitée non exclusivement par l’expérience. En
termes à la fois husserliens et kantiens, le « comprendre » signifie dès lors
une ouverture d’horizon de la synthéticité a priori. La phénoménologie
comprise comme idéalisme transcendantal va au-delà de la description
d’« associations », dans la mesure où elle rend possible, a priori, une
extension de la connaissance qui n’est pas accessible dans un cadre
hypothético-déductif. Pour y voir clair, il convient de faire appel au concept
de « construction phénoménologique », puisque celui-ci cherche en
particulier à rendre compte d’une forme spécifique de « positivité » de ce
qui se rapporte à cette « incompréhensibilité », à cette « inapparence », au
sein de ce qui n’est pas manifeste, mais de ce qui n’en détermine pas moins
l’apparaissant. Construire phénoménologiquement veut dire « génétiser »,
c’est-à-dire projeter quelque chose en vue d’un sens dans le projet duquel
(ou dans la construction duquel) se manifestent certes, et c’est tout à fait
essentiel, de façon réflexive, des régularités (c’est en cela que consiste la
différence d’avec le projet de compréhension tel que le conçoit
Schnell 385
s’y révèle, c’est que – malgré l’insistance sur cette négativité – l’on se
heurte, dans ce flottement vers un dehors, à de l’irréductible7.
7
Voir sur ce point, et de manière exemplaire, P. Loraux, « Pour n’en pas finir », Annales
de Phénoménologie, n° 15/2016, p. 13sq. et L’irréductible, Épokhè, n° 3, Robert Legros
(éd.), Grenoble, J. Millon, 1993.
Schnell 387
8
Fink parle à ce propos du « comprendre constitutif », cf. Eugen Fink, VI. Cartesianische
Meditation, vol. I, H. Ebeling, J. Holl, G. van Kerckhoven (éds.),
Dordrecht/Boston/London, Kluwer, 1988, p. 4.
Introduction à une estimative :
Qu’est-ce que les valeurs ? (1923)
AVANT-PROPOS DE LA TRADUCTRICE
Que signifie parler des valeurs, lorsque l’on fait de la philosophie ? Que
signifie réfléchir sur les valeurs, à plus forte raison, lorsque l’on fait de la
phénoménologie ? La question des valeurs, nous dit le philosophe
madrilène Ortega y Gasset (1883-1955), a déjà été abordée au XIXe siècle,
par des penseurs tels que Johann Friedrich Herbart ou encore Friedrich
Beneke. Le philosophe espagnol, toujours sensible à l’air du temps, et au
mouvement de l’histoire se faisant, fait ici part d’une insatisfaction quant à
la manière dont le problème a été abordé. Il prend alors pour point de
départ une salve de mots ayant trait aux valeurs, termes en vogue et
symptômes, sinon d’une époque, du moins d’un changement de regard sur
ce qui fait notre subjectivité. Cette conversion du regard, aussi perceptible
soit-elle, dans les paroles les plus anecdotiques, mais aussi les plus
répandues, peut passer inaperçue : à être trop manifeste, une tendance peut
paradoxalement s’avérer invisible. Ne nous méprenons pas, cependant :
non qu’Ortega cherche à déceler, sous le signe, la présence latente d’un
quelconque signal, d’un trait d’époque ; si elle est ancrée dans son siècle,
la pensée d’Ortega, comme il le rappelle lui-même au début du présent
texte, est tout sauf sociologique, et encore moins psychologique.
Traversant le siècle, et bien au fait de cette philosophie radicalement
novatrice que l’on nomme la phénoménologie, Ortega se propose, dans les
pages qui suivent, de tracer patiemment des lignes de partage, pour
dégager la spécificité d’un regard proprement phénoménologique.
Autrement dit, le présent texte, par-delà son éminent intérêt pour une
question épineuse, manifeste la réception singulière qu’a Ortega de la
pensée husserlienne. Cet itinéraire raisonné invite le lecteur à prendre la
mesure de la force d’une démarche inaugurée par Husserl au tout début du
vingtième siècle. Les deux hommes se sont connus, et ont eu de féconds
échanges. Ortega, dont la formation philosophique initiale, effectuée en
Allemagne (notamment auprès des néokantiens de Marbourg, à savoir
Hermann Cohen et Paul Natorp), a été marquée par toute une tradition
néokantienne, tradition dont il a par la suite cherché à s’affranchir, a senti
qu’il y avait là cependant un formalisme dont les rigoureuses combinaisons,
Ortega y Gasset 389
pour habiles qu’elles soient, finissaient par ne plus toucher aux choses
mêmes. Il voit ainsi dans la phénoménologie une manière d’intégrer dans
la philosophie une certaine tradition espagnole ; chose qui, dans le cadre
de l’objectivisme néokantien qu’il a bien connu, ne lui était évidemment
guère possible. Ce faisant, et avec une constante rigueur, il évite les écueils
d’un vitalisme irrationaliste qui était le fait de sa toute première
philosophie, mais sans non plus tomber dans la tendance inverse, dont la
conséquence serait un dessèchement de la vie, comme c’est le cas dans
l’objectivisme néokantien.
Le philosophe espagnol a été, il convient de le souligner, l’un des
premiers introducteurs de la phénoménologie dans le monde hispanique.
En effet, c’est en espagnol qu’ont été traduits les premiers textes
husserliens, et ce, avant toute traduction en français. Ideen I et les
Recherches Logiques en sont des exemples remarquables. C’est, rappelons-
le, sous l’impulsion d’Ortega que certains de ses disciples (comme José
Gaos et Manuel García Morente) ont traduit les ouvrages mentionnés ci-
dessus. Le texte que l’on propose ici au lecteur francophone en est un
magnifique témoignage. En effet, que manquait-il précisément au
néokantisme, et quel regard apporte donc la phénoménologie à la question
de l’être et de la valeur ? C’est de cela qu’il s’agit ; outre le fait que la
phénoménologie produise une ouverture thématique absolument
incommensurable, elle permet de déplacer, ou de revitaliser, plus
exactement, des questions que les néokantiens traitaient d’une manière
certes intéressante, mais non fidèle aux choses elles-mêmes. Dirigeant son
attention sur le vécu et sur ce qui s’y manifeste, la phénoménologie offre la
possibilité de parler de l’expérience, de notre expérience humaine, en des
termes qui nous éloignent à la fois d’un objectivisme somme toute inerte,
mais aussi d’un subjectivisme effréné, menant, à terme, au plus parfait et
au plus nonchalant relativisme. Le vécu recèle une consistance qui nie
l’arbitraire et donne accès à des idéaux, à des rapports d’essence ;
toutefois, c’est seulement à travers l’expérience que ces derniers sont
accessibles : pour la phénoménologie, dont l’élan remarquable a été, pour
un temps du moins, comme interrompu par les deux conflits mondiaux, tout
objet est objet d’une expérience, et la façon dont il nous apparaît n’est pas
n’importe laquelle. Il se plie en effet à des lois eidétiques déterminées. On
ne saurait considérer les choses et l’expérience que nous faisons d’elles
comme étant deux pans distincts, comme deux entités différentes, et c’est
cela précisément qui nous éloigne à la fois d’un réalisme naïf et d’un
subjectivisme relativiste, ou d’un irrationalisme vitaliste. La réception toute
personnelle qu’a ici Ortega de la phénoménologie husserlienne peut donc
se lire comme la matrice véritable de sa philosophie.
390 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
***
Cela fait un certain temps que, dans les études philosophiques, dans les
œuvres littéraires, et même dans la conversation des personnes éduquées,
apparaissent avec beaucoup d’insistance les vocables de « valeurs »,
« évaluation », « évaluer ». Les gens dont l’esprit est aigri, et qui sont
incapables de s’offrir à eux-mêmes le luxe de comprendre les choses, diront
qu’il s’agit d’une mode. Néanmoins, la préoccupation théorique et pratique
autour des valeurs est l’un des faits les plus profondément réels du temps
nouveau. Quiconque ignore le sens et l’importance de cette préoccupation
est à mille lieues de soupçonner ce qui est en train de se produire à présent
dans les tréfonds de la réalité contemporaine, et ils sont encore plus loin
d’entrevoir ce demain qui avance rapidement à notre rencontre.
L’on parle de l’une des conquêtes les plus fertiles que le XXe siècle a
faites, et en même temps, de l’un des traits physionomiques qui définissent
le mieux le profil de l’époque actuelle.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’existait d’études sur la valeur que
celles portant sur la valeur économique2.
On employait souvent le terme de « valeur » en éthique et en esthétique,
en sociologie et en psychologie, sans que personne ne tentât de soumettre
sa signification à une enquête spécifique. Dans les livres éthiques de Kant,
et surtout dans ses Fondements [532] de la métaphysique des mœurs, on
1
Le présent travail a bénéficié des précieux conseils philosophiques et philologiques de
Pablo Posada Varela. Mes remerciements vont également à Patrick Lang, maître de
conférences en philosophie et directeur du département de philosophie de l’Université de
Nantes. Sa connaissance extrêmement précise de la philosophie allemande, entre autres, et
de la phénoménologie des valeurs, m’a aidée à choisir, du mieux que je le pouvais, les
formules et les termes les plus adéquats. Ses remarques stimulantes ont été d’une grande
aide. Que tous deux soient donc encore une fois remerciés pour leur lecture attentive et
rigoureuse.
2
Ce sont les Anglais qui eurent avant tout le monde un aperçu, bien que vague, des thèmes
qui nous intéressent tant à présent. Dans les œuvres de Hutcheson, Shaftesbury et même
d’Adam Smith, on respire l’atmosphère qui, si elle avait été clarifiée, constitue aujourd’hui
la théorie des valeurs. Cependant, les premiers penseurs qui découvrirent dans la Valeur
un problème scientifique bien à part furent Herbart (1776-1841), Beneke (1798-1854) et
Lotze (1817-1881). Il convient bien sûr de s’aviser que ce que l’on appelle « philosophie
des valeurs » (Windelband, Rickert, Münsterberg) n’a que très peu à voir avec la « théorie
des valeurs » qui maintenant nous occupe.
392 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
duquel elle nous paraît avoir de la valeur [nos parece ser valiosa] ou être
sans valeur [despreciable]. Le cercle des choses qui sont pour nous
indifférentes est bien plus réduit et étonnant que ce qu’il semble à première
vue. Et ce que nous appelons indifférence appréciative est, bien souvent,
une intensité atténuée de notre intérêt, positif ou négatif, intensité que nous
considérons, en comparaison avec de plus vifs intérêts, comme
pratiquement nulle.
Nous percevons les objets, nous les comparons et les analysons, nous les
additionnons, les ordonnons et les classifions. En recherchant leur
conditionnement commun, nous les agençons selon des séries de causes et
d’effets, séries qui s’articulent réciproquement à leur tour en formant la
structure de l’univers, illimité dans l’espace et [534] dans un flux perpétuel,
dans l’écoulement du lit du temps [cauce del tiempo]. Mais voilà que ces
mêmes objets, organisés en un monde, selon ce qu’ils sont ou ne sont pas,
sans abandonner leur poste et la condition qu’ils y occupent, nous les
découvrons organisés selon une autre structure universelle, au regard de
laquelle ce qui est décisif, ce n’est pas que chaque chose soit, ou ne soit
pas ; c’est qu’elle vaille [valga] ou ne vaille pas, c’est qu’elle vaille plus,
ou qu’elle vaille moins. Nous ne nous limitons donc pas à percevoir, à
analyser, à ordonner et à expliquer les choses en fonction de leur être, mais
nous les estimons [estimamos] ou les mésestimons [desestimamos], nous
leur accordons notre préférence, ou nous les mettons de côté ; en somme,
nous les évaluons [valoramos]. Et si, en tant qu’objets elles nous
apparaissent ordonnées selon des séries spatio-temporelles de causes et
d’effets, en tant que choses évaluées [valoradas], elles apparaissent
disposées selon une très vaste hiérarchie constituée par une perspective de
rangs valoratifs.
Si nous entendons par monde l’ordonnancement unitaire des objets, nous
avons deux mondes, deux ordonnancements différents, mais cependant
entremêlés : le monde de l’être, et le monde du valoir [valer]. La
constitution de l’un n’est point de mise dans l’autre ; d’aventure, ce qui est
nous semble ne rien valoir, et, au contraire, ce qui n’est pas s’impose à nous
avec une valeur maximale. Par exemple : la justice parfaite, jamais atteinte,
et toujours recherchée.
Il est, dans le vocabulaire courant, des mots dont la signification fait
spécialement et exclusivement allusion au monde des valeurs : bon et
mauvais, mieux et pire, ayant de la valeur [valioso] et faible, précieux et
insignifiant, estimable, préférable, etc. Bien que cette langue évaluative
[valorativa] soit assez riche, c’est à peine si elle forme un coin
imperceptible des significations estimatives [estimativas]. Pour des raisons
profondes, dont il n’est pas possible de discuter dans cet essai, il existe dans
le langage la tendance, économique, à exprimer des phénomènes de valeur
Ortega y Gasset 395
Avant toute chose, il nous arrive de penser ceci : une chose est précieuse
[valiosa], a de la valeur, lorsqu’elle nous fait plaisir [agrada] et dans la
mesure où elle nous fait plaisir. Elle possède une valeur négative lorsqu’elle
nous déplaît [desagrada] et dans la mesure où elle nous déplaît.
Ce fut Meinong qui, le premier, a posé de manière stricte et formelle le
problème général de la valeur, et a mis à l’épreuve sa théorie dans ses
Investigations psychologiques pour une théorie de la Valeur3, publiées en
18944. [536]
Qui ne trouvera pas plausible l’idée de Meinong ? Moi, je donne de la
valeur à une chose, et tel en donnera à une autre ; moi, je préfère ce qu’un
tel écarte, et vice-versa. Ce qui me fait plaisir est évalué [valorado]
positivement ; ce qui m’irrite [me enoja], l’est négativement.
Et voilà que se remet en jeu, à l’occasion de la valeur, exactement le
même raisonnement qui, là-bas en Grèce, servit de fondement au
scepticisme. Chacun a son opinion et juge que c’est elle, la vérité ; ces
opinions, prétendument vraies, produisent la plus atroce des dissonances.
Tel est le véritable « trope » ou argument d’Agrippa l’académicien, le
« trope » fondé sur la diversité dysharmonique des opinions – τὸν ἀπὸ τῆς
διαφωνίας τῶν δοξῶν.
Mais tout comme dans le cas de la vérité, dans celui de la valeur, le
« trope » d’Agrippa, dont l’effet émotionnel est grand, passe à côté du
3
Investigaciones psicológicas para una teoría del valor. [N. d. T.]
4
Alexius Meinong, professeur de Philosophie à Prague : Psychologisch-ethische
Untersuchungen zur Werth-theorie, 1894. Cf. sa polémique avec Ehrenfels, à laquelle je
fais référence par la suite : « Über Werthaltung und Wert » (De l’évaluation et de la valeur),
dans l’Archiv für systematische Philosophie, 1895, tome 1, et son article « Über Urteilsgefühle ;
was sie sind und was sie nicht sind » (Sur les sentiments de jugement : ce qu’ils sont et ce qu’ils
ne sont pas), en l’Archiv für die gesamte Psychologie, tome VI, 1905. Dans son ouvrage Über
Annahmen (Sur les hypothèses), seconde édition, 1910, il consacre le chapitre IX à cette question.
À cette époque, le point de vue de Meinong se trouve largement développé par Urban dans le
livre Valuation, its nature and laws, 1909, consultable par ceux qui ne liraient pas l’allemand.
Cependant, tous les travaux de Meinong, qui ont occupé et préoccupé, des années durant, les
axiologues ou valoristes, ont aujourd’hui peu d’intérêt véritable. L’auteur a dû retirer l’essentiel
de ses idées et accepter la simple vérité que son maître, Franz Brentano, avait déjà découverte en
1889, et qui, quoique ayant trait au problème du Bien, ne dégageait pas suffisamment l’idée de
valeur. Le livret, génial, de Brentano, dans lequel on trouve pour la première fois, face à Kant, la
formulation de ce que, pour ma part, j’estime être un principe essentiel de la nouvelle Éthique,
s’intitule Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (traduction espagnole de la Revista de Occidente).
Les idées de Brentano sur la psychologie et sur l’éthique ne parvinrent pas à s’imposer, au XIXe
siècle, alors qu’elles ont, en revanche, dans la forme que leur ont donnée ses disciples – Husserl,
Meinong, Marty, etc. – rapidement triomphé, au cours du peu d’années qui se sont déjà
écoulées, en ce début de XXe siècle. C’est dire à quel point les siècles, comme les climats,
sont favorables ou hostiles à certaines semences idéologiques !
Ortega y Gasset 397
problème sans le heurter, comme une flèche qui aurait dévié. Les
vicissitudes du suffrage universel sont indifférentes à l’essence de la vérité.
La convergence de tous les hommes sur une même opinion ne donnerait pas
à cette dernière une once supplémentaire de vérité ; elle ne nous offre
qu’une plus grande tranquillité et confiance subjectives, parce qu’au fond,
nous les hommes, nous sommes humbles et faibles, et cela nous effraie
d’avoir notre critère pour seul recours.
Néanmoins, l’idée de Meinong nous semble claire : c’est la première qui
nous vient. Pas un d’entre nous qui n’ait répondu, à la question « qu’est-ce
donc que la valeur ? » : la valeur, c’est l’aspect que projettent sur l’objet les
sentiments de plaisir [agrado] et de désagrément [desagrado] du sujet. Les
choses n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Toute valeur trouve son origine
dans une évaluation préalable, et cette dernière consiste dans le fait pour le
sujet de donner aux choses une dignité, un rang, selon le plaisir ou
l’irritation qu’elles lui causent.
Ce n’est point un hasard si cette idée, où l’on commence par nier le
caractère objectif de la valeur, pour la faire émaner du sujet, soit la première
qui nous vienne à l’esprit. On parle ici d’une prédisposition native par
laquelle, dans tout ordre de réalité, se caractérise l’homme moderne, et
surtout l’homme contemporain, et qui le distingue radicalement de l’homme
antique. Pour ce dernier, la première pensée, spontanée, est que les objets –
choses, vérités ou normes – sont indépendants du sujet, qu’ils sont
transsubjectifs. Ce n’est qu’en vertu d’un grand effort mental, dont seuls
furent capables certains individus géniaux, que l’antique humanité parvient
à subodorer que tout ce monde d’objets et de relations objectives n’est peut-
être bien qu’une simple illusion, et qu’il se réduit à une émanation du sujet.
Chez l’homme moderne, qui trouve son commencement à la Renaissance et
touche, au XIXe siècle, à ses ultimes conséquences, ce soupçon est normal,
et spontané ; il n’a pas besoin, pour l’atteindre, de raisons particulières : il
le trouve originairement formé dans la couche la plus profonde de son esprit.
Nous sommes, en effet, des subjectivistes nés5. Il est étrange de remarquer
la facilité avec laquelle l’homme moyen de notre temps accepte toute thèse
dans laquelle ce [537] qui semble être quelque chose d’objectif se trouve
expliqué comme étant une simple projection subjective. Par exemple, l’idée
de Stuart Mill, et de tout le positivisme, qui fait des choses environnantes –
cet encrier, cette table – un conglomérat de sensations, et rien de plus, ne
semble un paradoxe pour personne. Étant donné que, en dépit de ces
théories, l’encrier et la table continueront inévitablement de nous apparaître
comme des entités distinctes de nous-mêmes, indépendantes de nos états
5
Le subjectivisme étant la réalité grossière qui se cache derrière le joli nom d’« idéalisme
philosophique ».
398 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
subjectifs, cela veut donc dire que cette façon de penser implique que l’on
reconnaisse que nous sommes condamnés à un inexorable mirage, et à un
perpétuel quid pro quo.
Pour ce qui est des valeurs, la situation est semblable. Elle manifeste
peut-être plus clairement l’erreur du positivisme, lequel, malgré son titre et
l’aspiration qui est la sienne – celle d’être une philosophie des faits purs,
des phénomènes – commence toujours par négliger le phénomène même
qu’il désirerait expliquer. Parce que c’est un fait, positivement avéré, qu’au
moment d’évaluer quelque chose comme étant bon, nous ne voyons pas la
bonté projetée sur l’objet par notre sentiment de plaisir, mais, bien au
contraire, nous la voyons comme venant, comme s’imposant à nous depuis
l’objet. Face à un acte juste, c’est lui qui nous apparaît et que nous
considérons comme bon, tout comme le vert de la feuille nous apparaît sur
la feuille, et qu’il en est une propriété. De sorte que ce qui se produit dans
notre conscience, c’est qu’un homme, loin de nous apparaître comme bon
parce qu’il nous fait plaisir, nous fait plaisir parce qu’il nous semble bon,
parce que nous trouvons en lui ce caractère de valeur qu’a la bonté. Ce parce
que n’est pas une parole en l’air. Notre plaisir ne naît pas simplement après
que nous nous sommes aperçus de la bonté de cet homme ; il ne s’agit pas
d’une simple succession, c’est au contraire le plaisir qui se manifeste
comme étant uni par un lien conscient avec cette bonté, de la même manière
que la conclusion n’est pas ce qui fait simplement suite aux prémisses, mais
qu’elle repose sur elles, ou qu’elle en émerge.
La complaisance [complacencia] est très certainement un état subjectif,
mais elle ne trouve pas sa naissance dans le sujet ; c’est plutôt qu’elle est
suscitée et alimentée par un certain objet. Tout contentement est un trouver
plaisir à quelque chose. Son origine ne peut être elle-même ; ou bien, pour
le dire d’une façon grotesque, le plaisant ne l’est pas parce qu’il fait plaisir,
mais, au contraire, c’est par sa grâce ou sa vertu objective6 qu’il fait plaisir.
Ainsi, la valeur de l’objet doit se trouver devant notre conscience,
préalablement au surgissement de notre plaisir. Ce n’est donc point notre
sentiment de complaisance qui donne ou confère la valeur à la chose ; bien
plutôt, pour ainsi dire, il est ce qui reçoit la valeur, et c’est avec elle ou en
elle qu’il se régale. [538]
6
Il n’est qu’une classe particulière de valeurs pour laquelle le fondement du plaisir
[agrado] soit, effectivement, le simple plaisir : celle des délices physiques. Le plaisir
physique procure du plaisir, c’est-à-dire qu’il plaît [complace]. Ici cependant, le terme
« plaisir » s’emploie en deux sens distincts. Le plaisir physique est – nul ne saurait l’ignorer
– non pas un sentiment de complaisance, mais une sensation comme celle de la couleur ou
du son. Tout comme l’acte juste porte, annexée à lui, une valeur, ainsi tout plaisir physique
est, par lui-même, outre notre complaisance pour lui, une réalité ayant de la valeur.
Ortega y Gasset 399
7
C. von Ehrenfels: System der Werttheorie, 1898.
400 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
8
En français dans le texte. (N.d.T.)
402 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
9
Malebranche emploie dans ce sens, par exemple, le terme « aimable » : « Dieu ne pouvant
pas vouloir que les volontés qu’il a créées aiment davantage un moindre bien qu’un plus
grand bien, c’est-à-dire, qu’elles aiment davantage ce qui est moins aimable que ce qui est
plus aimable. » (Recherche de la vérité, livre IV, chapitre 7). Comme on peut le voir, pour
Malebranche, les valeurs (« bien », « mal ») sont à tel point objectives qu’il en vient à
exclure chez Dieu lui-même la possibilité de modifier la loi ou norme de nos estimations.
Ortega y Gasset 403
10
Par conséquent, c’est une erreur encore plus dense que de définir les valeurs comme le
fait Schwartz dans sa Psychologie de la volonté (1901, p. 34), lorsqu’il dit : « Nous
appelons valeur tous les termes médiats ou immédiats de la volonté ». Tous ceux qui se
posent le problème de la valeur exclusivement à l’intérieur de l’Éthique ont tendance à
tomber dans cette équivoque. L’Éthique essaye de trouver les principes et les normes de
l’action volontaire. L’action volontaire consiste à se proposer des finalités. Ces finalités
sont bonnes ou mauvaises, c’est-à-dire qu’elles sont des valeurs positives ou négatives (par
elles-mêmes, comme le pense saint Thomas ; par l’intention, autrement dit, par la prévision
de leurs conséquences, comme le soutiennent les utilitaristes ; par le caractère de la
conscience en laquelle elles se décident, comme le prétend Kant). De cela, qui par ailleurs
est vrai, il n’y a qu’un pas à faire pour inverser la proposition : nos finalités sont des valeurs,
par conséquent, les valeurs sont nos finalités. Toujours l’espèce qui essaye d’absorber le
genre !
En résumé : le fait de susciter en nous des sentiments, de servir de cible à notre désir et
d’être la finalité de la volonté est extrinsèque à la valeur. Scheler dit des choses très justes
à ce propos, dans Der Formalismus in der Ethik, 1913.
404 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
Les valeurs ne sont donc pas un don que notre subjectivité fait aux choses,
mais bien une étrange, une subtile caste d’objectivités que notre conscience
trouve en dehors de soi, comme elle trouve les arbres et les hommes.
Il y a cependant une différence radicale entre la manière dont nous
voyons les choses et la manière dont nous percevons les valeurs. Il convient
d’abord de faire la distinction entre les valeurs et les choses qui ont de la
valeur. Les choses ont, ou n’ont pas de la valeur, elles ont des valeurs
positives ou négatives, supérieures ou inférieures, de telle ou telle classe.
La valeur n’est donc jamais une chose, mais elle est détenue par la chose.
La beauté n’est pas le tableau, mais c’est le tableau qui est beau, qui contient
ou possède la valeur beauté. De la même façon, le costume élégant est une
chose de valeur, autrement dit, une réalité dans laquelle réside une valeur
précise : l’élégance11. Les valeurs se présentent comme qualités des choses.
C’est dans le costume élégant que nous cherchons des yeux cette
élégance qui est la sienne. En vain. Nous verrons sa couleur et sa forme, qui
sont des ingrédients réels du costume. Son élégance est invisible – c’est une
qualité irréelle qui ne fait point partie [543] des composantes physiques de
l’objet. On nous dira qu’un costume invisible, comme celui du roi du conte,
ne saurait être élégant, que l’élégance est un attribut adossé à une certaine
forme et à une certaine couleur qu’a un costume. Certes, l’élégance est la
valeur invisible qui réside dans les lignes et le coloris visibles du costume,
elle est la dignité toute particulière qui appartient à ces formes réelles. Mais
la « dignité » en elle-même esquive toute vision physique.
Les valeurs ne seraient-elles donc pas certaines natures mystiques et
mystérieuses qui, à l’instar des idées platoniciennes, échappent à notre
vision sublunaire et habitent dans un lieu supra-céleste ? Il n’en est rien. Les
valeurs ne sont pas des choses, elles ne sont pas des réalités, mais le monde
des objets – même à exclure toute pseudo-réalité mystique – ne se compose
pas uniquement de choses. Un nombre n’est pas une chose, mais c’est
indubitablement un objet, tellement clair, plus clair que toute chose.
Une simple classification des qualités qu’ont les choses nous met sur la
bonne voie pour comprendre à quelle lignée d’objets appartiennent les
valeurs. Les choses ont certaines qualités propres, c’est-à-dire, des qualités
qu’elles possèdent par elles-mêmes, indépendamment de leurs relations à
d’autres choses. Ainsi, la couleur et la forme de l’orange sont des qualités
11
C’est à Husserl, suivi de Max Scheler (dans son œuvre Der Formalismus in der Ethik,
1913, un de ces formidables livres que le XXe siècle aura déjà engendrés) que l’on doit
principalement cette distinction, décisive quant à la théorie de la Valeur.
Ortega y Gasset 405
qu’a cette dernière, quand bien même elle serait la seule orange sur terre 12.
Mais si l’orange est identique [igual] à une autre, cette égalité [igualdad]
est une nouvelle qualité, qui lui appartient autant que la couleur ou la forme.
À ceci près que l’orange n’a pas la qualité d’égalité lorsqu’elle est seule,
mais elle l’a lorsqu’elle est comparée à une autre, mise en relation avec une
autre. C’est donc, non une qualité propre, mais une qualité relative.
L’identité, la ressemblance, l’être plus grand ou plus petit, et cetera, et
cetera, sont des qualités du même type. Or, il est caractéristique de ces
qualités relatives de n’être pas visibles pour nos yeux physiques. Lorsque
nous voyons deux oranges identiques, ce sont deux oranges que nous
voyons, mais non leur égalité. L’égalité suppose une comparaison, et la
comparaison n’est pas une opération des yeux, mais de l’intellect.
Toutefois, après la comparaison, l’égalité devient pour nous patente, avec
une évidence pareille à l’évidence visuelle. Nous pouvons dire que nous
« voyons » l’égalité avec un voir non oculaire, mais intellectuel. Cette
intellection, ce comprendre est une perception du même genre que la
perception visuelle, mais elle est d’une autre espèce. Sans elle, nous ne
pourrions pas dire que 2 et 2 font 4.
Le positivisme trouve son impulsion dans la saine tendance consistant à
n’admettre comme vraie d’autre connaissance que celle fondée, en dernière
instance, sur la perception immédiate des objets. En effet, tout ce qui revient
à parler de quelque chose sans le voir, tout ce qui revient au fait d’attribuer
à quelque chose ce qui n’y a pas été vu, est pour le moins problématique, et
toujours plus ou moins capricieux. L’erreur du positivisme fut de
commencer par être infidèle à son inspiration originelle et par supposer, de
façon dogmatique, qu’il n’est de phénomènes que sensibles, et qu’il n’est
donc de [544] perception immédiate que celle de type sensoriel. C’est pour
cette raison que le positivisme n’a jamais pu s’établir en tant que système
de l’univers, qui se suffise. Le fait, tout simple, de l’existence des nombres
est une occasion inéluctable de naufrage pour le positiviste. Parce qu’on ne
voit pas le nombre, on le comprend, et ce comprendre n’est pas une
perception moins immédiate que la visuelle.
Par conséquent, il est nécessaire d’inclure le positivisme dans une
attitude moins dogmatique, avec moins de préjugés. C’est parce que nous
avons quelque contact avec l’une ou l’autre chose que nous en parlons de
façon sensée. Ce contact ou perception immédiate doit être d’un caractère
différent, selon la contexture de l’objet. La couleur, c’est l’œil qui la voit,
mais l’ouïe ne l’entend point. On ne voit ni n’entend le nombre mais on le
comprend, et c’est aussi le cas pour l’égalité, la ressemblance, et cetera. Il
12
En dehors, s’entend, d’un sujet conscient qui la perçoit. Ce n’est pas le lieu d’examiner
ici en quel sens les couleurs sont indépendantes ou non de la subjectivité.
406 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
existe une perception de l’irréel qui n’est ni plus ni moins mystique que la
perception sensuelle.
Les valeurs sont un lignage particulier d’objets irréels qui résident dans
les objets réels ou choses, comme qualités sui generis. On ne les voit pas
avec les yeux, comme les couleurs, pas plus qu’on ne les comprend, comme
les nombres ou les concepts. La beauté d’une statue, la justice d’un acte, la
grâce d’un profil féminin ne sont pas des choses qu’il y ait lieu de
comprendre ou de ne pas comprendre. Il suffit de « les sentir » et, mieux,
de les estimer ou de les mésestimer [desestimar].
L’estimer est une fonction psychique réelle – comme le voir, comme le
comprendre – dans laquelle les valeurs se manifestent à nous. Et vice-versa,
les valeurs n’existent que pour des sujets dotés de la faculté estimative, de
la même façon que l’égalité et la différence n’existent que pour des êtres
capables de comparer. En ce sens, et en ce sens uniquement, il est possible
de parler d’une certaine subjectivité dans la valeur.
13
Notons que je ne parle que de la connaissance de valeurs. La question de savoir si une
chose réelle possède ou non la valeur que nous lui attribuons et que nous lui supposons
n’offre que des solutions empiriques et approximatives. De même, notre connaissance du
triangle est absolue, mais non le fait qu’un corps réel soit ou non rigoureusement
triangulaire.
408 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
6. DIMENSIONS DE LA VALEUR
14
Que les valeurs possèdent leur « matière » différentielle et ne soient pas seulement
formelles, voilà [qui fut] la grande découverte de Scheler dans son Der Formalismus in der
Ethik. Il n’est pour le moment ni intéressant ni urgent d’émettre certaines réserves quant
aux idées de Scheler à ce propos.
Ortega y Gasset 409
La définition des valeurs ne peut être élaborée – c’est aussi le cas de celle
des couleurs – que par des voies indirectes. La couleur orange peut être
indirectement définie en disant qu’il s’agit de la couleur située entre le rouge
et le jaune sur le spectre chromatique. Pareillement, il est possible de réduire
les valeurs au concept en déterminant le répertoire d’objets dans lesquels
elles résident, et le type de réactions subjectives qui leur sont appropriées.
Quelle classe d’objets peut donc servir de substrat ou de support à la
valeur « bonté morale » ? Bien évidemment, nous ne saurions dire au sens
formel qu’une pierre ou une plante est bonne. Seul un être capable d’actions,
c’est-à-dire, qui soit sujet et cause de ses actes, peut être moralement bon.
C’est cela que nous nommons « personne ». Demeurent donc exclus,
comme substrats de cette valeur, tous les objets physiques et tous les sujets
animés exempts de volonté. Néanmoins, une personne imaginaire – un
personnage de roman – n’est pas non plus bon à proprement parler, si ce
n’est dans le seul cadre de la fiction.
En revanche, les paysages, les rochers, les plantes, les animaux peuvent
être « beaux ». Et ils peuvent l’être au sens plein du terme, quand bien même
ils seraient fantastiques. Le paysage peint peut être beau, non seulement en
tant que peinture réelle, mais aussi en tant que paysage imaginaire comme
tel. La valeur « beauté » – qui est, à proprement parler, la désignation
générique d’innombrables valeurs – n’est donc point conditionnée par
l’existence de son objet, comme il arrive avec les valeurs morales, ou avec
celles de l’utilité.
Si nous considérons à présent quelles réactions sentimentales sont
appropriées à ces valeurs, et lesquelles ne le sont pas, voici ce que nous
découvrirons : à la beauté correspondent le plaisir et l’enthousiasme, mais
non le respect. Le tableau des Ménines n’est pas respectable, pas plus qu’il
n’est, en toute rigueur, admirable. L’admiration est un sentiment qui, plus
qu’à l’œuvre, correspond à la création. Vélasquez est l’auteur admirable de
cette œuvre délicieuse. Au contraire, l’action bonne ne saurait être
directement objet de complaisance, mais bien de respect. Le respect est
l’émotion qui se trouve en congruence avec la vertu. L’utilité, quant à elle,
est un genre de valeurs face auquel ne sont appropriés ni un sentiment de
respect, ni un sentiment de plaisir.
La finalité atteinte par l’utile peut plaire, mais l’utile en tant que tel ne
suscite qu’une émotion particulière de satisfaction, sentiment sans chaleur,
à proportion du caractère rationnel, froid, de la valeur même d’« utilité ».
De là vient que les époques où prédomine l’utilitarisme se caractérisent par
une grande tiédeur psychique.
410 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
7. CLASSES DE VALEURS
Capable – Incapable
Utiles…………………………… Cher – Bon marché
Abondant –Rare, et cetera
Sain – Malade
Distingué – Commun
Vitales………………………… Énergique – Inerte
Fort – Faible, et cetera
Connaissance – Erreur
Intellectuelles… Exact – Approximatif
Évident – Probable, et cetera
… …. Beau – Laid
Esthétiques Gracieux – Rustre
Élégant – Inélégant
Harmonieux – Non harmonieux
15
Il est à noter qu’il est indifférent, pour l’existence de la valeur, qu’il existe de facto des
choses dans lesquelles s’incorporeraient les valeurs. Dieu n’existe pas pour l’athée, mais
la valeur « sainteté » ou « divinité » existe bel et bien.
Ortega y Gasset 411
16
En français dans le texte (N.d.T.)
412 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
GLOSSAIRE
17
Le choix du terme « complaisance » est en adéquation avec l’une de ses acceptions
d’origine, en tant que contentement ou délectation.
Précisions complémentaires
sur l’importance du thème de la valeur
dans la philosophie d’Ortega y Gasset
JULIE COTTIER
La fonction d’ « estimer » et de
« mésestimer » est l’état le plus profond et le
plus radical de la conscience – individuelle et
collective –, tout le reste – sentiment, appétit
et intellection – dépendant de celle-là. Un
homme est, d’abord et plus profondément
que quoi que ce soit d’autre, un régime
d’estimations et de mésestimations
[desestimaciones] : le reste de ses activités
se modèle et se meut à l’intérieur du cadre de
son caractère estimatif.1
1
Ibid., p. 731.
2
J. Ortega y Gasset, Obras completas [O. C.], Fondation José Ortega y Gasset, 10 vol.
[Madrid : Taurus, 2004-2010], tome IX, p. 901. Nous traduisons.
3
Ce cours, exposé précoce de certains points des Recherches Logiques et de Ideen I, et
témoignant de la prompte réception que ladite « École de Madrid » (dont les chefs de file
414 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
On voit que dès ici, le terme d’« estimative » a été choisi par Ortega,
pour désigner une science des valeurs en tant qu’objectités. Le terme, créé
à partir du verbe espagnol « estimar », peut apparaître comme inattendu,
pour des oreilles francophones ; il est cependant tout aussi inhabituel en
espagnol. Mais on ne saurait nier qu’il échoit à la langue philosophique de
travailler le langage en profondeur, pour exprimer, de la façon la plus juste,
ce qui, dans le langage courant, se trouve comme écrasé, aplati, dans un
souci de commodité, dans le meilleur des cas, ou par cécité, le plus souvent.
Dans ce cours, Ortega établit des distinctions entre différents types
d’objectités, fondées, et non-fondées. L’un des exemples auxquels il se
réfère étant, précisément, celui des valeurs, qui sont fondées.
Par ailleurs, en 1916, apparaît pour la première fois le projet d’une
Estimative entièrement développée. Ce dernier prend place dans un cycle
de neuf conférences, données cette même année à Buenos Aires, et
rassemblées sous le titre « Introduction aux problèmes actuels de la
philosophie »5 . À la fin de l’une de ces conférences, Ortega énonce ce qui
suit :
C’est au-delà des objets que commence le monde des valeurs ; au-delà du
monde de ce qui est et de ce qui n’est pas, du monde de ce qui vaut [vale] et de
ce qui ne vaut pas, du monde de l’éthique et du monde de l’esthétique. Tout
cela, rassemblé en une science particulière, différente de toutes les autres,
serait-ce que pour ma part je me propose d’appeler science estimative6.
Dans mon cours de 1917-1918, j’ai consacré une partie de mes leçons
universitaires à une enquête sur le concept de valeur, là où apparemment, on ne
le trouve guère. Pour ce faire, j’ai commencé à faire l’anatomie de l’Éthique
classique, de la Scholastique, par exemple, et de l’Éthique kantienne, en
montrant comment elle part toujours de façon tacite de l’idée de valeur, en la
donnant comme étant présupposée. C’est ainsi que Kant, pour ne parler que de
l’extrême, prétend réduire le « bien » à des caractères purement intellectuels :
le bon « en soi » est la « bonne volonté », et la « bonne volonté » est celle qui
se subsume dans l’impératif catégorique, principe rationnel de la modernité. Or,
le contenu de ce principe, ce qui règne en lui, est que nous ayons des volitions
contradictoires. Le monde moral, dès lors, en vient à se dissoudre dans le
principe logique de non contradiction. Mais, évidemment, dans l’ordre
intellectuel, on n’a pas ce principe de physionomie impérative : A n’est pas
non-A, dit-il, sans faire aucune allusion à ce qu’un sujet doive ou ne doive point
être régi par lui et lui soumettre ses actes non éthiques, dont deux sont, depuis
fort longtemps, connus (voir, par exemple, la dispute entre Leibniz et Bayle à
ce sujet, dans les Essais de Théodicée, Discours préliminaire, paragraphes 23,
60, 63 et suivants). Tout au plus convient-il de faire dériver du principe logique
originaire A n’est pas non-A, principe dans lequel se trouve exprimée une
qualité fondamentale de l’être, et rien de plus, une règle normative pour le
penser dans le sens d’un art du penser, d’une technique intellectuelle. C’est
alors que nous pourrons dire : si tu veux penser avec vérité, ne pense jamais A
comme identique à non-A. Cela serait un impératif catégorique que Kant
nomme « hypothétique ou règle technique », et que, bien naturellement, il
exclut de l’éthique où il ne s’agit point de trouver des règles de moyens pour
réaliser des fins données, mais où, au contraire, il s’agit de trouver des principes
selon lesquels décider des fins. En ce sens catégorique, inconditionnel de
l’impératif, cette demande impérieuse ou exigence absolue que nous pensons
lorsque nous pensons le « bien moral », est le problème en éthique. Et ce sens
8
Voir Revista de Occidente, IV, octobre 1923, pp. 39-70. Ce texte a été repris par la suite
sous le titre « Introduction à une Estimative. Qu’est-ce que les valeurs ? », in J. Ortega y
Gasset, O. C., op.cit., tome III, pp. 531-549. C’est ce dernier qui fait l’objet de la présente
traduction.
9
Ces cours ne sont pas inclus dans les O. C., mais on peut lire quelques « Notes de
travaux » (dont la traduction française par nos soins est en cours), in J. Ortega y Gasset,
« Notas de trabajo sobre Estimativa. Tercera parte », Revista de Estudios Orteguianos,
n°35, pp. 7-36, éd. Javier Echeverría et Dolores Sánchez, 2017.
416 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
10
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, pp. 708-709. Nous traduisons. Tout ce texte,
ainsi que le Discours de 1918, est en cours de traduction par nos soins.
11
N., Expósito Ropero, “Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los
valores y su Estimativa”, art. cit., pp. 57-102.
12
C’était le cas à l’heure où nous rédigeons ces lignes. Cet article, qui donc complète celui
auquel nous faisons référence ci-dessus, a pour références : N. Expósito Ropero, « La
Estimativa de Ortega : de sus circunstancias a sus bases fenomenológicas », qui devrait
être publié dans la Revista de Estudios Orteguianos.
Cottier 417
malgré l’admiration profonde que lui vouait Ortega13, ce dernier fait une
allusion à Theodor Lessing14, lequel a été directement influencé par la
pensée de Husserl. En effet, le philosophe espagnol avait eu connaissance
d’un texte de Lessing, intitulé « Système d’axiomatique de la valeur »
[Studien zur Wertaxiomatik], et duquel il parle dans son Discours de 191815.
Si la note écrite par Ortega ne mène pas à de plus amples développements
de sa part, il n’en demeure pas moins que le contact avec la pensée de
Lessing, et, à travers ce dernier, avec la philosophie husserlienne, s’avère
de la plus haute importance. Ajoutons que, pour Ortega, la valeur ne se joue
absolument pas que dans l’action d’un instant. Elle n’en est cependant pas
moins objective. Cette idée, Ortega l’aura suivie de façon extrêmement
rigoureuse dans l’un de ses derniers très beaux textes, portant sur
Vélasquez :
Chaque homme, chaque peuple, chaque époque s’avère, avant tout, un certain
système de préférences, au service duquel elle met tout le reste de son être. La
vie, c’est toujours cela : jouer son va-tout avec les cartes de valeurs
déterminées, et pour cette raison, toute vie a un style – bon ou mauvais,
personnel ou commun, créé de façon originale, ou bien reçu du pourtour
[contorno].16
13
J. Ortega y Gasset, « Max Scheler. Un enivré d’essences (1874-1928) », trad. Julie
Cottier et Pablo Posada Varela, in Annales de Phénoménologie, 17/2018, pp. 27-31, et plus
particulièrement la note 39, p. 27.
14
Nous devons cette information au bel article, très fourni, de Noé Expósito Ropero,
“Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los valores y su Estimativa” in
Acta Mexicana de Fenomenología. Revista de Investigación filosófica y científica, No. 4,
2019, pp. 62-63.
15
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, page 733, note 1.
16
J. Ortega y Gasset, O. C. op. cit., tome IX, p. 901. Nous traduisons.
17
Ou encore « système de préférences » [sistema de preferencias] et « ordre estimatif »
[orden estimativo], termes que l’on trouve disséminés dans toute l’œuvre ortéguienne,
comme le rappelle judicieusement Noé Expósito Ropero, in « Lecturas de Ortega. A
propósito de su fenomenología de los valores y su Estimativa », art. cit., p. 77.
18
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome IX, p. 901.
418 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019
propose en effet au lecteur une nuance, tout autant qu’un examen plus
poussé, de la notion de valeur. Il ne faudrait pas croire, cependant, que les
réflexions du premier Ortega se voient simplement intensifiées, comme si
elles n’étaient que les prémices d’une pensée tardive nécessairement plus
exhaustive, ou plus précise. En effet, le Discours de 1918 fait place, très
explicitement, à ce qui, notamment dans ledit texte de 1947, est mentionné
de façon plus allusive, ou « tacite », comme il l’affirme dans les lignes qui
suivent :
19
Ibid.
20
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, p. 710.
21
Ibid., p. 731.
Cottier 419
Et c’est bien Husserl qui apparaît ici comme un maître pour le penseur
espagnol22. La phénoménologie est toujours restée pour lui un point
d’ancrage, tout autant qu’un horizon, auquel il aura conféré une tonalité,
une couleur spécifique. Ainsi, dans un cours23 intitulé « L’homme et les
gens »24, et qu’il avait donné à Buenos Aires en 1939-1940 (et donc,
tardivement, si l’on peut dire), et donnant lieu à l’ouvrage de Ortega du
même titre25, c’est bien d’un maître [« mi maestro »] qu’il parle avec
respect, en évoquant Husserl26.
Pour Ortega, la « vocation » met en jeu, à tout moment, des valeurs. Dans
le texte qui suit, datant de l’année 1928, et provenant d’une conférence
donnée à Buenos Aires, il rattache la question des valeurs non seulement à
la tradition philosophique grecque, en suivant le sillage aristotélicien, mais
il en fait également une pierre de touche qui nourrira, non de biais, mais de
façon centrale, toute sa réflexion éthique au fil des décennies.
Parce que l’éthique, depuis le début, depuis la première grande œuvre qui créa
jusqu’à son nom, le fameux ouvrage d’Aristote, ne fut pas autre chose que ceci :
la mise en contact [el ponernos en contacto] de nous-mêmes avec le grand
répertoire de valeurs possibles de l’humanité. Et le vieux maître grec
d’employer, dans les premières phrases de son livre, une merveilleuse formule
pour définir l’éthique : si un archer est en quête d’une cible pour sa flèche,
comment, à notre tour, ne la chercherions-nous pas pour notre propre vie ?27
La question des valeurs est donc sans conteste décisive pour Ortega, dans
la mesure où elle ne cessera d’irriguer sa pensée phénoménologique :
22
À propos de la filiation entre la phénoménologie husserlienne et la pensée ortéguienne,
nous invitons le lecteur à prendre connaissance du bel ouvrage de Javier San Martín, La
fenomenología de Ortega y Gasset. Madrid : Biblioteca nueva/Fundación José Ortega y
Gasset-Gregorio Marañón, 2012.
23
Rappelons ici les mots de Manuel Granell, disciple direct d’Ortega à l’Université de
Madrid : « Ce n’est pas sans risque que l’on pouvait accentuer l’estimer, en galvanisant les
valeurs. Mais le souffle le plus intense, c’est dans ses cours qu’Ortega le trouvait. », in M.
Granell, Ethología y existencia. Funamentaciones ethológicas. Madrid : Fundación
Manuel Granell, 2008, p. 16. Nous traduisons et remercions l’article de Noé Expósito
Ropero, « Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los valores y su
Estimativa », op. cit., pp. 75-76, d’avoir attiré notre attention sur cette remarque tout à fait
à propos.
24
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome IX, p. 325.
25
Ouvrage paru à titre posthume en 1957, et dont la genèse s’étale sur plus de vingt ans
(1934-1955). Il existe une traduction française de cet ouvrage : L’homme et les gens, trad.
fr. F. Géal, Éditions E.N.S. Rue d’Ulm, Paris, 2008.
26
Ibidem. Dans ce même cours, Ortega ajoutera que Husserl est pour lui la « figure
philosophique la plus haute en ce siècle » [la figura más alta en lo que va de siglo]. Nous
traduisons.
27
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VIII, p. 114. Nous traduisons.
420 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019