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Annales de Phénoménologie #18 2019

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Annales de Phénoménologie – Nouvelle Série

Annalen der Phänomenologie – Neue Reihe

18/2019

Annales de Phénoménologie – Nouvelle Série

Annalen der Phänomenologie – Neue Reihe


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SOMMAIRE

L’orientation chez Kant : une phénoménologie du sentiment 6


PIERRE SOUQ

Quelle critique du possible ? De Kant à Husserl 27


INGA RÖMER

Zu Husserls transzendental-genetischem Idealismus 41


LEORNARD IP

Husserlian Phenomenology of Meaning:


Across Language Boundaries 56
VERONICA CIBOTARU

L’intentionnalité de champ 71
STÉPHANE FINETTI

Sur l’actualité phénoménologique d’Henry Corbin.


Un paradigme persan ? 95
ANTHONY MOREL

L’effectif et le potentiel : vers une phénoménologie du préindividuel dans la


philosophie de G. Simondon 129
NICOLAS DITTMAR

Institution philosophique et institution mythique ; quel régime de pensée


pour l’aventure du sens ? 151
AURÉLIEN ALAVI

La référence à la notion de virtuel quantique dans la critique richirienne du


relativime post-moderne 228
JOËLLE MESNIL

« Entre la vie et la mort » : à propos de l’approche richirienne de la


psychose 249
TETSUO SAWADA
D’une phénoménologie du mâle-soldat – Theweleit avec Richir ou le
problème des « pas-encore-complètement-nés » 262
PHILIP FLOCK

Le rythme du regard en peinture 282


MATHILDE BOIS & ISTVÁN FAZAKAS

Structure matricielle de l’architectonique 307


RICARDO SÁNCHEZ ORTIZ DE URBINA

Autrement qu’à la surface des choses : la cosmologie de


Renaud Barbaras 320
MANFREDI MORENO

Qu’est-ce que comprendre ? 375


ALEXANDER SCHNELL

-----------------

Introduction à une estimative : qu’est-ce que les valeurs ? 388


JOSÉ ORTEGA Y GASSET

Précisions complémentaires sur l’importance du thème de la valeur dans la


philosophie d’Ortega y Gasset 413
JULIE COTTIER
L’orientation chez Kant :
une phénoménologie du sentiment

PIERRE SOUQ

Il existe très peu d’études philosophiques qui font de l’orientation un


concept central1. Le travail le plus emblématique est peut-être celui
d’Emmanuel Kant, publié en 1786 dans la revue mensuelle berlinoise
Berlinische Monatsschrift, où il avait rédigé, deux ans auparavant, la
Réponse à la question : qu’est-ce que Les Lumières ? Dans Que signifie
s’orienter dans la pensée ? (Was heißt: sich im Denken orientieren?), Kant
fait de l’orientation géographique l’occasion de penser celle de la raison afin
d’y appliquer une maxime. Parce que l’individu s’oriente dans l’espace
selon le « sentiment d’une différence subjective2 », il est naturel qu’il
ressente un sentiment analogue lorsqu’il s’agit de penser des « objets
suprasensibles » tel que Dieu. Dieu, à la différence de tout autre objet
suprasensible, exprime le « sentiment du propre besoin de la raison3 » (das
Gefühl des der Vernunft eigenen Bedürfnisses), c’est-à-dire le
sentiment impérieux d’un manque que le sujet éprouve rationnellement.
Aussi, ce sentiment est ambivalent, car il est à la fois théorique et pratique.
Sur un plan théorique, il apparaît, lorsque le sujet cherche à expliquer le
1
L’orientation est quasiment absente du champ de la philosophie alors qu’elle se retrouve
dans d’autres champs : en géographie (l’orientation en rapport à une carte), dans les
sciences physiques (l’orientation d’un mobile), en psychologie et en médecine
(l’orientation sexuelle ou la désorientation en tant que symptôme), dans les sciences de
l’éducation (l’orientation scolaire), en littérature (si nous faisons un peu diverger la notion
vers l’orientalisme), dans la religion (dans son rapport symbolique à l’Orient). En
philosophie, le terme est souvent employé sans précision conceptuelle avec soit le sens
général de « conception » (telle « orientation » théorique), ou en rapport à la directivité des
choses (telle chose est orientée vers). Notons tout de même les ouvrages de Karl Jaspers
Philosophie : orientation dans le monde, éclairement de l’existence, métaphysique (1986),
de Pierre Macherey S’orienter (2017), et ceux du philosophe allemand Werner Stegmaier
qui déplie la notion selon différentes modalités (morale, métaphysique, physique, etc.).
2
E. Kant, « Que signifie s’orienter dans la pensée ? », in Vers la paix perpétuelle. Que
signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes, Paris, GF
Flammarion, Introduction, notes, bibliographie et chronologie par Françoise Proust, traduit
de l’allemand par Jean-François Poirier et Françoise Proust, 1991, [1786], p. 57.
3
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 59.
Souq 7

monde, son ordre, ses causes, car il lui manque toujours un premier principe
intelligible lui permettant de formuler les connaissances liées à la perfection
des choses et de leur caractère infini4. Sur un plan pratique, il est une idée
régulatrice – « un postulat de la raison pure pratique5 » – qui oriente l’action
du sujet selon le plus grand bien, car il lui est impossible de savoir si les
effets réels de son action seront bons. Ainsi, Dieu, nous dit Kant, est un
objet suprasensible que notre raison produit afin de satisfaire un besoin
irrépressible qu’elle ressent, permettant à la fois d’expliquer le monde et
d’agir au nom d’un bien universel. Dieu est une « croyance pure » qui
oriente la pensée et les actions des Hommes, c’est-à-dire un concept dont
l’objet réel n’est pas connaissable (ce qui n’enlève pas la possibilité de son
existence), dont la présence au sein de la raison est un besoin et où le
sentiment fait office de « poteau indicateur », de « boussole », d’outil
permettant de guider le sujet sur le « chemin » de sa pensée6. Alors, qu’il
s’agisse de s’orienter dans la pensée ou dans le réel, le sujet s’oriente selon
le « sentiment subjectif d’une différence » qui, en tant que guide, l’aide à
formuler des principes ne garantissant pas une vérité absolue mais, faute de
mieux, l’assurance d’une croyance pure.
Cela nous semble problématique pour au moins trois raisons.
Premièrement, si le recourt au terme de « sentiment » montre le refus d’une
raison pure, spéculative et dogmatique, afin de penser le concept de Dieu,
son apparition est due à un besoin, à un désir même, c’est-à-dire à une
faculté « plutôt » sensible. Cette tendance quasiment vitale – organique –
est d’autant plus manifeste chez Kant que son raisonnement part de
l’orientation sensible pour retrouver, dans celle de la raison, quelque chose
qui relève du sentiment, donc d’une certaine réceptivité ou passivité de la
part du sujet vis-à-vis d’un phénomène qui le dépasse, dont il n’a pas le
contrôle, et qu’il ne peut pas connaître. Deuxièmement, si Kant parle
d’« analogie » [Analogie] pour décrire le mouvement d’un raisonnement
d’« élargissement » (Erweiterung) qu’il juge, dès la première ligne du texte,
d’« expérimental » (Erfahrungsgebrauch), il s’apparente fortement à une
réduction phénoménologique puisqu’il s’agit de remonter aux principes de
l’orientation, en d’autres termes à son essence, et de décrire ce qu’elle est
pour le sujet en tant que vécu d’expérience. Anticipant ainsi sur les travaux
d’Edmund Husserl liés au « Renversement de la doctrine copernicienne
dans l’interprétation de la vision habituelle du monde » et ses « Notes pour

4
Ibid., p. 60.
5
Voir notamment le paragraphe V du Livre II, Chapitre II, de la Première partie de la
Critique de la raison pratique (1788), qui s’intitule « L’existence de Dieu comme postulat
de la raison pure pratique ».
6
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 66.
8 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

la constitution de l’espace »7, Kant décrit la perception d’un sujet qui


occupe la Terre à partir d’un « point-zéro8 » (Nullpunkt) où l’espace ne fait
pas tant partie d’un monde extérieur que de sa sensibilité. Troisièmement,
si le « sentiment » est manifeste à la fois pour la sensibilité et la raison, il a
une teneur affective fondatrice du mouvement du sujet, qui ne peut être
réduit à sa forme passive. En effet, si s’orienter, d’une façon générale,
manifeste le « sentiment d’une différence subjective », c’est qu’il existe une
affectivité plus profonde chez le sujet qui conditionne son orientation, c’est-
à-dire son rapport au monde, ouvrant peut-être au concept de « souci »
(Sorge) chez Martin Heidegger.

L’ORIENTATION GÉOGRAPHIQUE

L’orientation première et géographique, dont nous fait part Kant, repose à


la fois sur la sensibilité du sujet qui représente le monde de façon
phénoménale, et la conception d’un monde plat et géocentrique, dont la
géométrisation définit a priori l’orientation du sujet. Selon Kant, le sujet
s’oriente de façon sensible et géométrique, à partir de la « place9 » physique
qu’il occupe, laquelle lui permet de diviser le monde en quatre régions
isomorphiques.

S’orienter signifie, dans le sens propre du mot : d’une région donnée du monde
[Weltgegend] (nous divisons l’horizon [Horizont] en quatre de ces régions),
trouver les trois autres, surtout l’Orient [Aufgang]. Si donc je vois le soleil au
ciel [die Sonne am Himmel], et que je sache qu’il est midi, je puis trouver le
sud, l’ouest, le nord et l’est10.

Kant parle d’orientation géographique selon l’étymologie du mot où


l’Orient figure comme point cardinal en référence à l’est11. Il est
apparemment le plus important – « surtout l’Orient ». Il faut cependant
remarquer que le mot en français donne « Orient » dans la phrase, alors que

7
E. Husserl, La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, traduit de l’allemand
par Didier Frank, Dominique Pradelle, et Jean-François Lavigne, 1989 [1940].
8
Ibid., p. 36. Dominique Pradelle préfère traduire par « corps-zéro », car c’est le
« corps charnel » (Leib, et non Körper) qui demeure à l’origine du mouvement.
9
Nous reviendrons sur la distinction que Martin Heidegger fait entre le terme kantien de
Stelle et la place comme Stätte.
10
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
11
En allemand, Osten dans le texte. De l’ancien haut allemand ostan et du proto-
germanique *austrg en rapport à l’aurore (*ausos) que l’on retrouve dans le latin aurora,
mais aussi étonnamment auster, pour nommer le vent du sud (ce qui suppose une
réorientation).
Souq 9

Kant emploie le terme Aufgang, qui qualifie le « lever », c’est-à-dire le


point à l’horizon du jour où le soleil se lève. Plutôt que de « point » (Punkt),
ou « point cardinal » (Himmelsrichtung – littéralement, « direction du
ciel »), Kant parle de « région » (Gegend), ce qui sous-tend qu’il ne pointe
pas précisément une direction, mais plutôt une partie du monde
(Weltgegend). Il segmente ainsi l’espace extérieur en quatre régions définies
selon le nom des quatre points cardinaux. Il part donc d’une représentation
géographique qui, bien que rapportée à la sensibilité, comporte une vision
a priori du monde, au sein de laquelle s’installe l’existence d’un espace
compris de façon géométrique et où la place occupée par le sujet est le
centre à partir duquel s’effectuent les observations. Dans ce sens, si les
observations cardinales suivent une conception géométrique du monde, leur
représentation se forme à partir de la sensibilité du sujet qui elle, ne réfléchit
pas.
Si la sensibilité est la faculté qui permet au sujet de s’orienter dans le
monde selon une structure empirique, elle est conditionnée par des formes
a priori dont l’espace fait partie. Dans la Critique de la raison pure
(1781), l’espace est une « représentation nécessaire a priori qui sert de
fondement à toutes les intuitions extérieures12 ». Kant explique ainsi que
l’espace est une forme a priori de la sensibilité qui nous permet de percevoir
les objets de façon extérieure, c’est-à-dire comme s’ils se trouvaient en
dehors de nous, à la différence du temps qui relève lui d’un « sens
intérieur13 ». Il distingue aussi l’espace des intuitions qui sont des
mouvements de l’esprit vers l’extérieur ; dans ce sens, l’espace est a priori
(au-delà de toute expérience) en tant qu’il conditionne les intuitions qui
elles dépendent du mouvement réel des objets dans le monde et de la place
qui leur appartient. Pour nous, la difficulté (l’ambiguïté) consiste donc à
comprendre l’espace comme une représentation du sujet et non une
caractéristique du monde qui se trouve en-dehors de lui. Il faut pour cela
bien distinguer les concepts d’espace, de situation, de région, et de monde,
chez Kant. Dans le texte de 1768, Du premier fondement de la distinction
des régions dans l’espace, Kant écrit :

la situation des parties de l’espace en relation les unes aux autres présuppose la
région suivant laquelle elles sont ordonnées dans un tel rapport, et dans la
compréhension la plus abstraite la région consiste non pas dans la relation d’une

12
E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Quadrige PUF, traduction française avec notes
par André Tremesaygues et Bernard Pacaud, préface de Charles Serrus, 7 ème édition, 2008,
[1781], p. 56.
13
Ibid., p. 55.
10 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

chose dans l’espace à une autre, ce qu’est proprement le concept de situation,


mais dans le rapport du système de ces situations à l’espace universel absolu14.

Si l’espace constitue une disposition subjective permettant au sujet de


représenter les objets du monde à partir de « situation15 », c’est-à-dire des
rapports conditionnés à la fois par la sensibilité et la raison dont les
catégories ordonnent les intuitions, il existe une homomorphie avec le
monde au sein duquel figure un rapport analogue entre les « régions », qui
sont des rapports physiques entre les choses, hors de toute subjectivité, et
un « espace absolu16 », c’est-à-dire la possibilité d’une étendue susceptible
de comprendre tous les étants. En d’autres termes, la situation est à l’espace,
ce que la région est au monde, et la difficulté consiste à comprendre le
rapport entre le système subjectif et l’autre objectif (ce qui mène Kant au
problème de l’amphibologie des concepts de la réflexion17). Il est alors
notable que Kant parte du soleil qui constitue non seulement le point le plus
visible à l’est, le premier moment du jour, mais aussi un repère permettant
de dresser une carte mentale épurée des contingences sensibles. Lorsqu’il
parle du « levant » (Aufgang) et du « soleil au ciel » (die Sonne am
Himmel), il prend en compte le mouvement de cet astre dans le ciel selon la
place du sujet sur la Terre. Si Kant connaît la théorie de l’héliocentrisme18,
il présente ici a priori une conception géocentrique de l’orientation qui
gomme la nécessité théorique d’un changement de référentiel, comme si le
monde de l’orientation sensible était l’inverse de celui des sciences.

14
E. Kant, Du premier fondement de la distinction des régions dans l’espace, 1768, Réf.
Cahiers philosophiques, n°103, p. 98 (10/2005).
15
Chez Kant, il s’agit d’abord d’une critique de l’Analysis situs de Leibniz, ce dernier
convaincu de pouvoir analyser le monde réel à partir d’un langage inspiré de l’algèbre.
Chez Heidegger, la « situation » (Die Situation, mais aussi der Stand) dépend de
l’existence du sujet qui se projette en leur sein, laquelle ne peut être réduite à une
représentation, comme chez Kant.
16
Il y a là un parti pris pour Newton, et une opposition à Leibniz. Ce choix, cependant,
n’est pas si clair. Comme l’explique Arnaud Pelletier dans la préface de la Dissertation de
1770, à partir d’une analyse du titre Du premier fondement de la distinction des régions
dans l’espace (1778), « Kant n’y parle pas de la distinction des régions de l’espace mais
dans l’espace (im Raume), c’est-à-dire du sentiment rapporté à notre propre corps du haut
et du bas, de la gauche et de la droite, de devant et derrière. L’espace n’est donc ni abstrait
des rapports de choses extérieures les unes aux autres, ni un réceptacle vide : ce que Kant
appelle "espace absolu et originel" est ce sentiment interne de la différence spatiale qui seul
permet de distinguer réellement des régions dans l’espace et de situer des objets dans celui-
ci, de sorte que "nous connaissons par les sens tout ce qui est en dehors de nous que comme
étant en relation avec nous-mêmes" » (E. Kant, Dissertation de 1770, Paris, Vrin,
Introduction, édition, traduction et notes par Arnaud Pelletier, 2007, [1770], p. 36).
17
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 232-249.
18
E. Kant, Géographie [Physische Geographie], Paris, Aubier, traduction de Michèle
Cohen-Halimi, Max Marcuzzi et Valérie Seroussi, 1999, [1802], p. 76).
Souq 11

Le mouvement du ciel étoilé n’est qu’apparent. En effet, comme nous ne


percevons pas le mouvement de la Terre sur laquelle nous nous trouvons, le ciel a
pour nous un mouvement apparent ; mais nous ne savons pas alors si c’est lui ou
la Terre qui bouge19.

Aussi, lorsqu’il valorise l’Orient, s’il ne dit pas pourquoi, il s’agit du


premier point remarquable le matin à l’horizon (Horizont) en raison de son
horizontalité et de sa lumière20. Cette horizontalité correspond
naturellement à la perception sensible du sujet puisqu’elle correspond à
l’attitude posturale de l’Homme qui, debout, fait face au monde, et où le
sens de la vue permet d’appréhender l’espace physique. De plus, l’horizon
est perçu comme une ligne (alors qu’il s’agit en fait d’une courbe), celle-ci
manifestant une simplification géométrique du monde, tout en permettant
un positionnement suffisant, à partir du lever du soleil. Il est « la juste
proportion de la grandeur de nos connaissances dans leur ensemble avec les
capacités et les fins du sujet. L’horizon diffère soit selon la grandeur soit
selon la situation, le point de vue21 ». L’horizon marque donc la limite de la
perception sensible du sujet et il s’agit d’un rapport délimitant puisqu’il
existe bien un espace au-delà, mais qui n’est pas accessible par les sens.
Apparaît donc une géométrie primitive qui valorise les points et les lignes
droites dans un espace plan et néglige a priori la profondeur lorsqu’il s’agit
simplement de se positionner par rapport aux diverses régions de l’espace.
Le soleil, dont le lever marque le premier point du jour, est alors le premier
point dont la détermination et la fixation à l’horizon, permettent d’établir
une représentation primordiale de l’espace physique, où le sujet a
l’impression de se trouver sur une surface plane et fixe, de laquelle il peut
observer le mouvement circulaire d’un astre dont la constance configure
une carte mentale dans laquelle il est possible de déduire d’autres points, de

19
Ibid., p. 67-68.
20
Le texte de Kant peut paraître allégorique car, dans l’orientation géographique, se trouve
enfermée la possibilité d’une lumière symbolisant Dieu ou le Christ (le soleil). Si le rapport
n’est pas affirmé, lorsque Kant initie son raisonnement à partir d’une définition de sens
commun en rapport à l’orientation géographique, l’ordre de la démonstration est sans aucun
doute tourné vers Dieu qui, non seulement constitue un concept fondamental de la raison
pure, mais doit orienter l’action du sujet qui doit être profondément morale. Aussi, le
rapport de Kant à la « lumière » est ambivalent puisque, comme il le rappelle, son texte
répond aussi au contexte social des « Lumières » (E. Kant, Que signifie s’orienter dans la
pensée ?, op. cit., p. 71-72).
21
Kant cité par Grégoire Chamayou, in « La géographie de la raison. Métaphores et
modèles géographiques dans la philosophie de Kant », in « Les sources de la philosophie
kantienne aux XVIIe et XVIIIe siècles », Actes du 6e Congrès International de la Société
d’études kantiennes en langue française, Luxembourg, 25-28 septembre 2003, sous la
direction de Robert Theis et Lukas K. Sosoe, p. 81.
12 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

déterminer des positions, et par conséquent de s’orienter. Dans la définition


première de Kant, le soleil n’est d’ailleurs pas « dans » (im) le ciel, il est
« au » (am) ciel, comme si tous les deux appartenaient à une même
substance et dessinaient un rapport. Le soleil-au-ciel (Sonne-am-Himmel)
est donc une région (Gegend) qui s’inscrit dans l’horizon (Horizont) du
monde (Welt) où le ciel et le soleil sont deux objets cohabitant au sein d’un
même espace absolu.

LE SENTIMENT D’UNE DIFFÉRENCE SUBJECTIVE

L’orientation première et géographique, dont nous fait part Kant, s’insère


dans un rapport approximatif et mouvant, à la fois sensible dans
l’observation du mouvement des objets physiques du monde, et
représentatif, en tant que projection mentale d’une cartographie plus ou
moins conforme au réel, selon une spatialisation vécue de façon
géocentrique. Le monde, au sein duquel le sujet s’oriente, a donc un sens
géographique défini selon la place que l’observateur occupe sur Terre,
laquelle est vécue comme une surface horizontale, autour de laquelle se
trouvent le soleil et le ciel. L’orientation géographique du sujet peut alors
s’exprimer sous la forme d’une projection de points dont la cartographie la
plus simple est celle des régions cardinales en fonction des directions
possibles du sujet. S’orienter, selon une géographie primitive, consisterait
donc à rendre conforme la perception du monde réel et immédiat avec la
représentation mentale de régions, connues à partir de la position et le
mouvement du soleil, lui-même perçu comme le premier repère physique à
partir duquel le sujet peut juger de sa position réelle. Et, nous dit Kant, ce
décalage, qui est vécu a priori de façon passive, s’exprime sous la forme du
« sentiment ».

J’ai nécessairement besoin [bedarf], à cet effet, du sentiment d’une différence


subjective, à savoir celle de ma droite et de ma gauche [der rechten und linken
Hand]. Je l’appelle un sentiment [Gefühl], parce que ces deux côtés [Seiten] ne
manifestent pas apparemment dans l’intuition [Anschauung], de différence
notable22.

Selon Kant, la droite et la gauche ne sont pas tant des « régions » que des
« côtés » (Seiten), c’est-à-dire les parties d’un monde non plus réel, ou
extérieur au sujet, mais subjectif, et qui relève de sa corporéité23. En effet,

22
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
23
Ce n’était pas le cas dans Du premier fondement de la distinction des régions dans
l’espace en 1768, où le paradoxe des objets non congruents permettait de montrer
Souq 13

rapporté à l’intuition spatiale, c’est-à-dire la forme à travers laquelle le


monde est représenté dans l’espace, la différence entre la droite et la gauche
peut paraître pure convention ou arbitraire. Il ne s’agit que d’un côté, c’est-
à-dire une partie de l’espace dont la valeur n’est pas supérieure à une autre,
comme en mathématique, où le côté d’une forme géométrique n’a pas plus
d’importance qu’un autre. À cet effet, les directions premières liées aux
déplacements du sujet dépendent du centre qu’il occupe effectivement avec
une posture naturelle et verticale où le regard peut fuir droit devant lui et
vers l’horizon. Il est alors possible de voir la représentation des points
cardinaux selon un plan constitué par deux droites perpendiculaires et dont
les directions dressent deux couples de points opposés (est/ouest ;
nord/sud), comme un décalque des possibilités de déplacement premières
du sujet selon la place qu’il occupe (droite/gauche ; devant/derrière). Aussi,
si Kant parle uniquement du rapport du sujet à la droite et à la gauche
(ignorant celui d’avant en arrière24), cette latéralité peut s’appliquer
facilement à l’axe géographique qu’il valorise aussi (est/ouest), puisqu’une
conception a priori de l’orientation consiste à faire face au nord afin de
trouver les directions plus évidentes que sont celles de l’est et de l’ouest25.
Mais, au-delà de la forme intuitive, Kant parle de « sentiment » (Gefühl),
non plus en raison du caractère a priori de l’espace, mais en fonction de
l’expérience du sujet qui juge de l’un ou de l’autre côté selon ce qu’il peut
y faire, s’orienter par conséquent et se déplacer dans sa direction. Cette
subjectivité marque en effet la possibilité d’appréhender le monde, c’est-à-
dire de le prendre en « main » (Hand) ; et dans ce sens, la droite et la gauche
ne constituent pas tant deux parties opposées ou complémentaires du
monde, que deux « régions » phénoménales dont la signification est
empirique et dépend des objets qui s’y trouvent ou de la destination du

l’existence d’un espace absolu duquel dépendait la droite et la gauche. Voir à ce sujet
François-Xavier Chenet, L’assise de l’ontologie critique : L’esthétique transcendantale,
Lille, Presses Universitaires de Lille, 1995, p. 106.
24
Dans Du premier fondement, qui vise à montrer l’existence d’un espace absolu, Kant
rajoute au plan droite/gauche, les plans haut/bas et devant/derrière, qui définissent un
volume. Ainsi, ce n’est pas tant le sentiment de la droite et de la gauche qui importe que
celui d’une corporéité, c’est-à-dire d’un sentiment de la part du sujet vis-à-vis de la place
qu’il occupe dans un espace à trois dimensions. Le texte de 1768 est donc plus
phénoménologique dans le sens où il s’insère dans le cadre d’une orientation vécue de
façon plus subjective au sein d’un espace corporel plus grand.
25
Les points cardinaux de l’est et de l’ouest répondent à une sensibilité plus naturelle que
le nord. Le nord devient l’orientation cardinale de référence pour des raisons notamment
techniques et l’arrivée de la boussole. En d’autres termes, lorsque Kant valorise l’est et
l’ouest, ou alors représente a priori un sujet tourné vers le nord, il s’agit de deux
conceptions de l’orientation bien différentes.
14 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

sujet26. Alors, l’orientation du sujet paraît ici double en ce qu’elle apparaît


à la fois comme l’expression d’un intérêt spatial en rapport à l’expérience
du sujet, mais aussi comme une prédisposition naturelle à la latéralité chez
Kant – le pouvoir de distinguer dans l’espace la droite et la gauche et d’y
agir par conséquent.

Mais la faculté de différencier au moyen du sentiment [Gefühl] de sa droite et


de sa gauche, disposition certes naturelle [durch die Natur angelegte] mais
devenue familière [gewohnt] par un exercice fréquent [öftere Ausübung], va lui
venir tout naturellement en aide27.

Kant distingue alors la perception mathématique d’un espace, du


sentiment que le sujet peut ressentir dans la perception d’une différence
spatiale, bien que la raison de ce sentiment soit encore ambiguë. Si le
sentiment manifeste ici la perception d’une différence subjective dans
l’espace, quelle peut en être la cause ? Et quelle définition lui donner ?
Selon Kant, un « sentiment » marque la réceptivité du sujet au plaisir ou
au déplaisir associé à un désir sans que son objet ne puisse faire l’objet
d’une connaissance28. Il exprime la réceptivité aux représentations si le
désir est la cause de leurs objets et manifeste la vie du sujet29. Il s’agit donc
d’une faculté dont l’expression est sensible, en rapport à une représentation,
sans que l’objet de celle-ci ne soit a priori lié à la raison. Le sentiment
marque donc la réceptivité du sujet face à la représentation de la droite ou

26
Jean-François Poirier et Françoise Proust traduisent le texte de Kant « der rechten und
linken Hand » par « de ma droite et de ma gauche », ce qui nous semble dommage. En
effet, cette « main » [Hand] se retrouve dans la critique produite par Martin Heidegger au
sujet de ce texte, où il explique que si les régions du monde et les objets d’une pièce connue
de moi permettent au sujet de s’orienter, c’est parce qu’ils se trouvent à portée de main
(Vorhandenheit) et peuvent être utiles (Zuhandenheit) (M. Heidegger, Être et temps, Paris,
Gallimard, NRF, traduit de l’allemand par François Vezin, 1986, [1927], p. 150). Aussi,
Heidegger ne comprend pas la corporéité dont la manifestation physique est ici essentielle
pour comprendre cette « main » car, si le sujet s’oriente a priori selon les côtés de la droite
et de la gauche, c’est aussi en raison de « mains » qui sont organiquement situés sur des
« bras » ancrés sur la droite et la gauche d’un corps. Si ces organes ont une phénoménalité,
il est aussi nécessaire de prendre en compte leur topos, c’est-à-dire leur place au sein du
schéma corporel, qui oriente leurs mouvements.
27
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 58.
28
Auquel cas il s’agirait non plus d’un « sentiment » mais d’un « sens » (E. Kant,
Métaphysique des mœurs I, Fondation, Introduction, traduction, présentation,
bibliographie et chronologie par Alain Renaut, Paris, GF, 1994, [1795], voir la note p. 160).
29
« La faculté de désirer est la faculté d’être, par ses représentations, cause des objets de
ces représentations. La faculté que possède un être d’agir conformément à ses
représentations s’appelle la vie. […] on appelle sentiment la capacité d’éprouver du plaisir
ou du déplaisir à l’occasion d’une représentation » (E. Kant, Métaphysique des mœurs I,
op. cit., p. 159).
Souq 15

de la gauche, dont l’intensité dépend du « besoin » (Bedarf) de se repérer.


En d’autres termes, s’il rapporte d’abord l’orientation à la sensibilité du
sujet, il propose une conception naturaliste en rapport à la vie, où la
perception de la droite et de la gauche, en dehors de toute connaissance ou
intérêt pratique30, devient « familière » (gewohnt) – donc un « penchant31 »
–, c’est-à-dire une tendance à s’exprimer dans des situations jugées
similaires.

L’ESSENCE DE L’ORIENTATION

Qu’il s’agisse de la sensibilité ou de la raison, ces facultés sont orientées


par l’Homme et incluses « dans » son existence. Cette existence, qui prend
le nom de « sentiment », manifeste un rapport affectif au monde naturel
exprimant le mouvement de sa vie à partir de manques, de désirs, lesquels
orientent ses pensées et ses actions. En d’autres termes, si le sentiment
manifeste « la capacité d’éprouver du plaisir ou du déplaisir à l’occasion
d’une représentation32 », il existe derrière la possibilité même de connaître
un objet, une vie qui oriente fondamentalement l’existence du sujet (elle
fonde les représentations au-delà de leur contenu). Si l’Homme s’oriente,
c’est-à-dire qu’il vise un objet dont la nature peut être abstraite (Dieu, par
exemple) ou concrète (tel objet physique), c’est en raison d’une
prédisposition vitale qui fait du mouvement une nécessité pratique visant à
satisfaire des besoins. Il existe ainsi une téléonomie de la vie qui se retrouve
dans l’Homme et qui ne peut pas être dépassée, bien qu’une
phénoménologie de l’orientation puisse lui être appliquée, laquelle prend la
forme, chez Kant, d’une téléologie33. Dans ce sens, le dualisme de la
sensibilité et de la raison chez Kant constitue une conception a priori de
l’existence qui, relevant de différentes « critiques », manifeste une attitude

30
Selon Kant, l’intérêt constitue « la liaison du plaisir avec la faculté de désirer » (Ibid., p.
161).
31
Kant nomme « penchants » les « désirs devenus habituels » (Ibidem).
32
E. Kant, Métaphysique des mœurs I, op. cit., p. 159.
33
« Le jugement sur la finalité inscrite dans les choses de la nature – une finalité qui est
considérée comme fondant la possibilité de celles-ci (en tant que fins naturelles) – s’appelle
un jugement téléologique » (E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion,
traduction et présentation par Alain Renaut, 1995, [1790], p, 123). Voir plus précisément
la première section de l’analytique de la faculté de juger téléologique (p. 353-377). Si le
contenu du jugement à son égard peut constituer une « téléologie », tout comme le
sentiment d’une forme transcendantale, leurs fondements demeurent naturels et
indépendants de toute volonté humaine. Dans ce sens, alors que la naturalité de l’Homme
est démontrée par Kant, la liberté humaine est seulement postulée. Il existe donc une
prédominance de fait de cette naturalité humaine sur l’orientation qui implique la liberté.
16 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

de pensée phénoménologique, puisqu’il essaie de saisir leur origine et leurs


fondements, en d’autres termes leur essence. Cet acte de saisissement qui
se fait à partir de « jugements » est ainsi un positionnement du sujet qui
donne sens aux choses humaines à partir d’une interprétation critique,
laquelle est d’ailleurs clairement assumée par Kant puisqu’il veut montrer
le caractère « purificateur » (Reinigung) de la « saine raison34 » (der
gesunden Vernunft) à partir de ce qu’il appelle un « élargissement35 » du
concept d’orientation. Cet « élargissement » est ambivalent car, à la fois, il
signifie qu’il existe une orientation générale qui inclue l’orientation de la
raison et celle de la sensibilité, mais aussi qu’il existe une orientation
spécifique de la sensibilité, laquelle s’exprime dans un espace sensible, et
une autre de la raison, au sein d’un autre espace, dont la nature n’est pas du
tout claire et définie. Kant semble parfois même exclure l’espace de la
pensée ou, plutôt, faire de la pensée pour la raison, l’équivalent de l’espace
pour la sensibilité. Il écrit en effet :

s’orienter en général dans un espace donné [sich in einem gegebenen Raum


überhaupt, mithin bloß mathematisch, orientieren], et par suite de manière
simplement mathématique […] Pour finir, je peux même élargir [erweitern]
encore plus ce concept puisqu’il consiste en la faculté de s’orienter non
seulement dans l’espace, c’est-à-dire mathématiquement, mais, de manière
générale, dans la pensée [im Denken], c’est-à-dire logiquement36.

« Élargir » signifie rendre plus large, c’est-à-dire partir d’un point ou


d’une surface donnée et rendre sa surface plus grande ; en d’autres termes,
il s’agit d’augmenter l’étendue d’une chose. Rapporté aux analogies de
Kant, cet élargissement consiste à généraliser le sens d’une première
orientation qui est sensible, à une seconde qui est mathématique, et puis à
une autre qui est logique. Si toutes sont pensées de façon subjective, elles
manifestent différents moments en rapport à des facultés précises – la
sensibilité, l’imagination, et la raison – sur un fond qui leur appartient (le
monde, l’espace, la pensée). Mais alors, qu’est-ce que Kant « élargit » ?
Kant élargit d’abord un sens, c’est-à-dire la définition subjective d’un

34
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 57.
35
Le terme « élargir » apparaît cinq fois dans le texte : « – Le concept élargi et déterminé
plus précisément [Der erweiterte und genauer bestimmte Begriff] » (ibid., p. 57). « Je peux
à présent élargir le concept géographique de ce procédé d’orientation [Diesen
geographischen Begriff des Verfahrens sich zu orientieren kann ich nun erweitern] » (ibid.,
p. 58). « Pour finir, je peux même élargir [erweitern] encore plus ce concept » (ibid., p. 58-
59). Nos « concepts élargis [erweiterten Begriffen] » (ibid., p. 59). Aucun « besoin de
s’élargir jusque-là [sich bis zu demselben zu erweitern] » (ibid., p. 60).
36
Ibid., p. 58.
Souq 17

concept qui est celui de l’orientation37. Aussi, cette définition, qui


s’applique à toutes les orientations (puisqu’elle est « générale »), ne suffit
pas à rendre compte des passages ponctuels d’une orientation à l’autre,
lesquels emportent quelque chose qui relève de l’essence « de »
l’orientation, mais qui perdent les caractéristiques essentielles de chacune
« des » orientations.
La première étape de l’élargissement kantien s’apparente à une réduction
phénoménologique puisqu’elle manifeste un éloignement du sensible à
partir d’une mise entre parenthèses des données de l’intuition empirique.
De l’orientation géographique du sujet au sein des régions du monde, Kant
passe à un espace mathématique où seules les intuitions pures demeurent,
lesquelles permettent des calculs au sein des représentations géométriques
dégagées du courant de l’expérience ordinaire. En effet, s’orienter de façon
mathématique signifie qu’il est possible de raisonner au sein d’un espace
géométrique défini par les formes a priori de l’espace et du temps, sans que
les objets empiriques n’y figurent « en soi », bien qu’ils puissent perdurer
comme « images ». Kant écrit ainsi :

On peut facilement deviner par analogie [Analogie] que guider son propre
usage sera une fonction de la pure raison, si, partant des objets connus (de
l’expérience), elle entreprend de s’étendre par-delà toutes les limites de
l’expérience [wenn sie von bekannten Gegenständen (der Erfahrung)
ausgehend sich über alle Grenzen der Erfahrung erweitern will] et ne trouve
absolument aucun objet de l’intuition, mais seulement un espace pour celle-
ci [sondern bloß Raum für dieselbe findet]38.

Cela signifie que la raison seule peut être orientée à partir des intuitions
pures qui conditionnent l’élaboration des représentations du monde selon
les formes a priori de l’espace et du temps. Si les intuitions pures orientent
la perception que le sujet a du monde et conditionnent l’expérience du sujet,
elles proposent a posteriori une matière à la raison sur laquelle elle applique
les catégories de l’entendement afin de produire des connaissances ; et, c’est
l’imagination, en tant que faculté intermédiaire entre la sensibilité et
l’entendement, qui permet de dépasser les données du réel, c’est-à-dire leur
donner une valeur réflexive qui n’est plus qu’empirique. Il s’agit donc d’un
élargissement dans le sens où l’orientation mathématique part de celle
géographique tout en faisant disparaître le monde réel extérieur, pour
élaborer une connaissance, jugée par Kant, plus « large », c’est-à-dire moins

37
« S’orienter de manière générale dans la pensée signifie donc, étant donné l’insuffisance
des principes objectifs de la raison, déterminer son assentiment [Fürwahrhalten] d’après
un principe subjectif de celle-ci » (ibid., p. 59).
38
Ibid., p. 58-59.
18 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

limitée que les intuitions empiriques qui dépendent elles d’un contexte
extérieur. Paradoxalement, l’élargissement provient donc de la réduction du
monde sensible qui permet d’accéder à la raison, dont l’orientation est jugée
supérieure, bien que plus profonde39. Ce premier élargissement est alors
problématique pour au moins deux raisons lorsqu’il s’agit de définir ce que
c’est que s’orienter. La première vise les intuitions empiriques, en rapport
aux motifs de l’orientation du sujet, et la question de savoir ce qui reste,
lorsque la raison seule apparaît. En d’autres termes, c’est le dualisme entre
la sensibilité et la raison qui est questionné et la possibilité d’exclure une
orientation de l’autre. La seconde raison vise à penser les conditions a priori
qui permettent de décrire l’orientation du sujet, donc de savoir s’il est
possible de leur attribuer réellement un espace, des places ou bien un lieu,
au sein de la raison. Si l’orientation est pensée par Kant en tant que concept
opératoire devant permettre d’aiguiller la raison sur le chemin des objets
suprasensibles, il existe un différend entre sa représentation théorique et ce
qu’elle est vraiment pour le sujet. Dans ce sens, la difficulté vise à mesurer
l’écart entre la description qu’il est possible de faire du s’orienter (c’est-à-
dire sa signification, conformément au titre Que signifie s’orienter dans la
pensée ?), et son sens pour le sujet, qui est toujours pratique.

LA RÉDUCTION DU MONDE ET L’ANGOISSE DU SUJET

Il faut s’interroger sur ce que la raison laisse lorsqu’elle pense le monde de


façon « seulement » géométrique. Si le sujet s’oriente dans le monde réel,
plusieurs motifs peuvent apparaître, lesquels ne sont pas réductibles à un
seul qui pourrait être physique. Si le sujet qui s’oriente peut s’orienter de
façon non-géographique (par exemple, en choisissant des directions au
hasard), le besoin qu’il a de s’orienter est déterminé par des préoccupations
affectives qui pressent plus ou moins son mouvement. Dans ce sens, Kant
suit l’orientation cartésienne qui se trouve de façon emblématique dans la
seconde maxime de la troisième partie du Discours de la méthode pour bien
conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637). Celle-ci a
largement été commentée, notamment par Pierre Macherey dans S’orienter
(2017) et Denis Moreau dans Dans le milieu d’une forêt. Essai sur

39
Il est en fait un « éloignement » du sujet, plus fidèle à l’allemand qui dit « erweitern »,
où l’adverbe « loin » [weit] figure. Lorsque Heidegger parle lui de « déloignement » (Die
Entfernung), il déconstruit l’orientation géométrique pour montrer leur proximité avec le
sujet dont l’existence est projective (Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 141-154).
Finalement, le mouvement de Kant pourrait bien montrer cette tendance au déloignement
puisqu’il abolit le lointain (l’idée d’un espace absolu) pour montrer la proximité de l’espace
au sein de la subjectivité qui conditionne l’apparition du monde en l’élargissant.
Souq 19

Descartes et le sens de la vie (2012). Lorsque Descartes compare en effet la


fermeté et la résolution dont l’Homme doit faire preuve dans sa vie avec
celles d’un promeneur perdu en forêt, il montre que si le sujet veut survivre,
il doit s’orienter à partir de son « bon sens40 », en d’autres termes sa raison,
au-delà de l’incertitude et des dangers du monde réel. Si la forêt représente
une figure géométrique à deux dimensions au sein de laquelle se trouve un
point, toute droite qui passe par ce point doit croiser un des segments de la
figure qui constituent son contour et se projeter en-dehors d’elle. Cet
axiome, appliqué à l’activité de l’Homme, montre que s’il est perdu en forêt,
il lui suffit de suivre une ligne droite quelconque pour pouvoir en sortir (bien
que cela ne garantisse pas le chemin le plus court). Il faut alors s’arrêter sur
ce qui « oriente » ici le sujet, au-delà d’une logique simplement
mathématique. En effet, la raison pour laquelle l’Homme doit sortir de la
forêt n’est pas tant géométrique que vitale puisqu’il s’agit de vivre. Si le
sujet désire s’orienter en forêt de façon efficace, ce n’est pas tant qu’il
recherche une vérité scientifique, mais qu’il soit lui-même orienté par un
instinct de survie dont l’expression est le sentiment d’être perdu
accompagné par la peur de mourir. En d’autres termes, c’est en raison d’une
tendance41 naturelle à la vie (et donc d’une répulsion face à la mort), que le
sujet s’oriente dans le « souci » de vivre. L’issue est d’ailleurs bien
incertaine, car, s’il paraît aisé d’imaginer une droite passant par un point et
croisant un des segments d’une figure qui l’entourent, il paraît plus délicat
de suivre une ligne droite en forêt, l’application du principe relevant de
contingences pratiques qui dépassent la seule idée. Alors, effectivement, ce
qui importe, c’est bien d’agir dans le réel avec résolution et fermeté, en
maintenant le sentiment de vérité pour des raisons logiques, tout en
combattant volontairement la peur et le sentiment d’incertitude que le sujet
éprouve lorsqu’il se voit dans un monde qu’il ne connaît pas. Dans ce cadre,
l’orientation consiste à trouver des repères certains dans un espace projeté
de façon géométrique, bien que sa force réside dans une pulsion de vie

40
La définition inaugurale du Discours de la méthode nous dit que le « bon sens est la
chose du monde la mieux partagée [et qu’il est] la puissance de bien juger, et distinguer le
vrai d’avec le faux » (R. Descartes, Œuvres complètes, III. Discours de la méthode et
Essais, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Paris, Gallimard,
Coll. TEL, 2009, [1637], « Discours de la méthode », p. 81).
41
Une « tendance » est une orientation du sujet vers un objet déterminé. Elle peut être une
habitude (la tendance qui consiste à se lever à telle heure) ou un goût (la tendance à manger
salé). Surtout, elle peut être comprise de façon ontologique comme une disposition
fondamentale du sujet à « tendre vers » (par exemple, chez Spinoza, Schopenhauer,
Nietzsche, Freud). Dans ce sens, il faut noter la proximité avec une acception biologique
qui, à la fois sous-tend une nature déterminée par des instincts ou des pulsions, mais aussi
un organisme structuré par des tendances, par exemple sous la forme du plaisir et du
déplaisir. L’orientation prend ici un sens déterministe.
20 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

poussant l’individu à agir dans un monde inconnu et vécu comme


dangereux. Il existe donc un décalage entre l’idée simplement
mathématique du monde et son application dans le réel, qui repose sur des
critères éminemment biologiques, puisque c’est la vie qui va déterminer ce
qui doit être su ou connu en rapport aux diverses possibilités d’orientation,
dans un monde désorienté, mais maîtrisable.
Dans ce sens, il existe un imaginaire autour de la forêt de Descartes qui
oriente sa perception en tant que future figure géométrique sur laquelle une
raison scientifique va pouvoir s’appliquer. Comme l’explique Robert
Harrison, la forêt s’insère dans un imaginaire occidental qui la représente
comme un espace négatif (un vide, un néant, une non-zone, une zone de
non-droit) ou un lieu de passage où il ne fait pas bon vivre (là où vivent les
brigands, les reclus de la société, les perdus ou les marginaux, Robin des
bois, les amants, les maquisards, les hommes sauvages et les bêtes) :

Dans la forêt on n’était personne – nemo. La res nullius se dressait contre la res
publica, de sorte que la bordure des bois délimitait les frontières naturelles de
l’espace civil […] Les forêts étaient foris, à l’extérieur42.

Plus loin même, la forêt représente le « péché, l’erreur, l’errance, l’oubli


de Dieu […] la selva oscura » de Dante :

(Au milieu du chemin de notre vie


je me retrouvai par une forêt obscure
où la voie droite était perdue.)43

Cette voie droite qui marque la conversion au sens chrétien du terme est
analogue à celle de Descartes qui fait de la raison un nouveau dogme,
l’origine et le fondement du monde au sein duquel doit pouvoir s’orienter.
Et pourtant, elle pourrait tout aussi être le lieu de la flânerie ou mieux encore
de la rêverie. Dès sa première promenade, Jean-Jacques Rousseau nous dit
que son existence est errance :

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît
encore en rêve […] Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis
vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n’aperçois rien du tout ; et
plus je pense à ma situation présente et moins je puis comprendre où je suis44.

42
R. Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, traduit de
l’anglais par Florence Naugrette, 1992, p. 84-85, 99.
43
R. Harrison, Forêts, op. cit., p. 130.
44
J.-J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Le livre de poche, 1983,
[1776-1778], p. 19-20.
Souq 21

Ses rêveries, qui s’opposent aux méditations, montrent que la vie est
comme une forêt véritable, qu’elle ne comporte pas de contours, de lignes
ou de points, qu’au contraire ses objets paraissent étranges et qu’ils
définissent un contour obscur et incertain. Cette impression naturelle qui
donne au monde des allures d’étrangeté, n’est ni plus ni moins que le doute
infini devant lequel Descartes lui-même s’est plié et n’a trouvé dans l’ego
qu’une réponse apodictique à la question de savoir « où il est ». En effet, la
question de savoir « qui je suis » ou plutôt « ce que je suis » n’a de sens
qu’à partir du moment où il y a une intuition de ce que peut être l’Être, c’est-
à-dire l’étendue infinie à laquelle j’appartiens, mais qui m’apparaît de façon
claire et distincte. En d’autres termes, le sujet questionne ce qu’il est à partir
du moment où il éprouve le sentiment qu’il existe un monde qu’il habite et
où il doit se comprendre. L’angoisse qui s’en dégage est d’autant plus
naturelle qu’elle fait écho à l’existence humaine dont la fin est
indémontrable et apparaît sous le sentiment de l’étrange45. Rappelant la
frayeur pascalienne, elle montre la désorientation naturelle de l’Homme
vivant dans une étendue infinie que l’esprit de la modernité – dont Descartes
et Kant font partie – essaye de maîtriser, mais en vain ; elle est la peur du
mouvement de l’être dont l’orientation ne s’arrête jamais en raison d’une
vie active dont les sens ne sont pas réglés ; elle est le « dérèglement de tous
les sens » de Rimbaud qui annonce un nul orietor46. Le point de départ de
l’orientation sensible est donc toujours l’angoisse de l’Homme qui se sent
désorienté. Alors, lorsque Kant met de côté les intuitions empiriques, pour
ne garder que l’espace au sein desquelles elles se sont exprimées, et à partir
de sa représentation, élabore des savoirs géométriques, il fait abstraction de
tout intérêt particulier, des motifs ayant amenés le marcheur à marcher. Cela
a-t-il un sens ? Au-delà de l’appauvrissement de la pensée qui réside dans
un champ purement rationnel ou scientifique, au-delà de l’anachronisme, en

45
Voir par exemple la pensée de Bernhard Waldenfels qui propose une phénoménologie
prenant la forme d’une topographie de l’étranger (B. Waldenfels, Études pour une
phénoménologie de l’étranger : Tome 1, Topographie de l’étranger, Paris, Van Dieren,
2009).
46
Dans les deux lettres dites « Du voyant » adressées le 13 mai 1871 à Georges Izambard
et le 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud emploie les deux formules célèbres
« dérèglement de tous les sens » et « Je est un autre ». Contre Descartes, le poète fait non
seulement l’apologie des sens, en ce que leur dérèglement est une source de savoir qui
permet de toucher à l’inconnu, mais aussi du caractère illusoire de l’ego dont l’apparition
première est objective puisque pour l’observer, le sujet doit prendre le rôle de spectateur,
c’est-à-dire oublier en fait qu’il est. Pour paraphraser Descartes et Rimbaud en même
temps, il faudrait dire « J’oublie donc je suis », ce qui nous ouvre au problème du néant.
D’autre part, dans le poème L’Éternité (1872), Rimbaud oppose l’orientation scientifique
qui est aliénante à la désorientation de l’existence qui touche au monde et à l’éternel, d’où
le « nul orietur » : « Là pas d’espérance, / Nul orietur. / Science avec patience, / Le supplice
est sûr. »
22 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

rapport à la pensée d’Edmund Husserl, il nous semble que Kant esquisse


une réduction phénoménologique, c’est-à-dire une mise entre parenthèses
des données du monde, à la fois les raisons psychologiques qui orientent le
sujet à s’orienter, aussi celle vitales, en rapport à l’organisme, et enfin celles
empiriques, liées aux objets d’expérience. Cependant, quelque chose
demeure puisque si les objets de l’intuition empirique disparaissent lorsque
la raison s’étend par-delà l’expérience, un espace résiste47, mais s’agit-il
encore de l’intuition pure ?

LA PLACE DE L’ESPACE AU SEIN DE L’EXISTENCE DU SUJET

Comment, maintenant, peut-il y avoir dans l’esprit une intuition extérieure qui
précède les objets eux-mêmes et dans laquelle le concept de ces derniers peut
être déterminé a priori ? Cela ne peut évidemment arriver qu’autant qu’elle a
simplement son siège dans le sujet [als so fern sie bloß im Subjecte], comme la
propriété formelle [die formale Beschaffenheit] qu’a le sujet d’être affecté par
les objets et de recevoir par là une représentation immédiate des objets, c’est-
à-dire une intuition, et par conséquent comme forme du sens externe en
général48.

Si l’espace, selon Kant, n’est rien de plus que la « forme » de tous les
phénomènes des sens extérieurs, son concept doit tenir une « place » (Stelle)
au sein de la raison. Lorsque Kant écrit donc qu’un espace persiste par-delà
la mise entre parenthèses des intuitions empiriques, cela signifie que
l’espace, en tant que réalité empirique a disparu, mais qu’il apparaît sous
une autre forme : une idéalité transcendantale. Mais alors, l’espace n’est
« rien, dès que nous laissons de côté la condition de la possibilité de toute
expérience et que nous l’admettons comme un quelque chose qui sert de
fondement aux choses en soi49 ». En d’autres termes, l’espace est un néant,
et non un vide, puisqu’y réside l’angoisse de l’Homme ; cela est très
important, car cela signifie que si l’orientation sensible est déterminée par
des conditions empiriques, celle de la raison repose sur une intention dont
le fond vise à néantiser les choses, c’est-à-dire à les rendre absentes, tout en
demeurant aveugle face aux conditions existentielles qui l’orientent. Si
l’élargissement de Kant s’apparente à une réduction phénoménologique,

47
« On peut facilement deviner par analogie que guider son propre usage sera une fonction
de la pure raison, si, partant des objets connus (de l’expérience), elle entreprend de
s’étendre par-delà toutes les limites de l’expérience et ne trouve absolument aucun objet
de l’intuition mais seulement un espace pour celle-ci [sondern bloß Raum für dieselbe
findet] » (E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 58-59).
48
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 58.
49
Ibid., p. 59.
Souq 23

elle permet bien de trouver l’essence conceptuelle de l’orientation qui


marque le sentiment d’une différence intérieure, mais ignore son fond réel
qui s’appuie sur le « souci » d’exister. De plus, l’élargissement opéré par
Kant marque, comme chez Husserl, le passage d’une réduction eidétique
initiale à celle de l’épochè transcendantale. Dans ce sens, il faut bien
distinguer l’aperception des objets sensibles, qui est la représentation
mentale résultante d’un premier processus de réflexion qui détache la
pensée de l’expérience immédiate, de l’objectivation des intuitions pures,
dont l’espace fait partie. Si la forêt de Descartes est représentée comme une
figure géométrique, celle-ci n’a plus rien d’une forêt sinon un rapport
imaginatif, lequel maintient l’expression des intuitions pures, sous une
forme géométrique, et non plus empirique. Aussi,

l’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être transcendantal,


mais qu’il n’est toujours qu’empirique, et que c’est seulement par rapport aux
conditions générales d’une expérience possible que les principes de
l’entendement pur peuvent se rapporter à des objets des sens […] La pensée est
l’acte qui consiste à rapporter à un objet une intuition donnée50.

La connaissance mathématique étant possible, sa pensée demeure


orientée de façon empirique lorsqu’elle fait des mathématiques ; c’est donc
toujours la possibilité d’une expérience sensible qui oriente de fait
l’expérience intelligible, la pensée apparaissant comme une fonction
transcendantale, au même titre que l’imagination, c’est-à-dire comme des
facultés innées pouvant saisir les données de l’expérience première et
sensible. Si l’expérience, qui opère à un niveau transcendantal, n’est plus à
prendre dans son sens classique en rapport aux sensations et leurs rapports
au monde extérieur, celle-ci dépend d’autres conditions qui sont tout autant
orientantes, mais qui se trouvent dans autre espace, ou plutôt, dans un autre
« lieu » (Ort). Il faut ainsi interroger la distinction conceptuelle que Kant
fait entre les intuitions pures et des concepts en général. Si du point de vue
de l’esthétique transcendantale, l’espace et le temps sont compris comme
des formes a priori orientant les intuitions empiriques et donc l’expérience
extérieure, en tant que concepts, elles sont des formes réduites par la raison,
de façon logique, à partir du constat de leurs expériences intérieures. Ainsi,
si le concept d’espace se voit refuser la possibilité d’une expérience
objective parce ce qu’il conditionne toute expérience dans le réel, non
seulement il fait partie d’elles, mais il est conçu comme le fond expérientiel
à partir duquel toutes les données extérieures peuvent apparaître. Alors, le
concept d’espace est une essence de la raison, en tant qu’il unifie l’existence

50
Ibid., p. 222.
24 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

humaine dont la sensibilité fait partie. Il apparaît d’ailleurs clairement au


sein d’une des tables de Kant :

L’unité inconditionnée de l’existence dans l’espace, c’est-à-dire non comme


conscience de plusieurs choses hors d’elle, mais seulement de l’existence elle-
même et des autres choses simplement comme des représentations51.

Ce second passage, qui part de l’orientation mathématique et tend vers


celle de la raison pure, dégage ainsi le problème de l’existence humaine,
comprise dans sa totalité à partir du constat de son orientation dans le
monde. Kant explique que c’est la logique qui détermine le sens de
l’orientation de la raison pure puisque son mouvement naturel consiste à
appliquer des règles et des principes selon les catégories de l’entendement.
Elle s’oriente donc sur le mode de l’orientation géographique, en rapport à
un espace physique ou sensible, mais qu’il rejette ou profit de la pensée
seule, « comme si » (Analogie) elle pouvait constituer un espace (si la
sensibilité s’oriente dans l’espace, la raison s’oriente dans la pensée). Si
nous prenons la table des catégories de l’entendement au sein de
l’analytique transcendantale, laquelle ressemble étrangement à une « rose
des vents », elle est composée de quatre titres, chacun contenant trois
moments : le un correspond à la « de la quantité » (unité, pluralité, totalité),
il est au nord ; le deux correspond à la « de la qualité » (réalité, négation,
limitation), il est à l’ouest ; le trois correspond à la « de la relation »
(inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté), il est à
l’est ; le quatre correspond à la « de la modalité » (possibilité –
impossibilité, existence – non-existence, nécessité – contingence), il est au
sud52. Aussi, il faut distinguer la place (Stelle) des catégories de
l’entendement au sein de la raison en tant qu’elles sont des objets de pensée
– donc des concepts représentés ici –, de leur fonction pratique qui ne
nécessite pas d’être « placée » pour orienter la raison du sujet lorsqu’il
s’agit de connaître – « il faut faire attention […] que les concepts soient des
concepts purs et non empiriques53 ». Ainsi, nous faisons la même remarque
que pour les intuitions pures, si Kant souhaite décomposer « le pouvoir
même de l’entendement, pour reconnaître la possibilité des concepts a
priori, par un procédé qui consiste à les chercher dans l’entendement seul,
comme dans leur pays de naissance [Geburtsort] » 54, la démarche est
clairement empirique – selon lui « expérimental »55 –, plus précisément

51
Ibid., p. 326.
52
Ibid., p. 94.
53
Ibid., p. 85.
54
Ibid., p. 86.
55
E. Kant, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 55.
Souq 25

topographique, puisqu’il les représente sur un espace plan. Comme pour les
régions de l’espace, Kant détermine ainsi la place ou la « position » (Stelle)
de ces concepts au sein de la raison, et ce, à partir d’une expérience de
pensée dont le but est représentatif, mais le fond existentiel, puisqu’il
cherche au fond la présence de ces concepts au sein d’elle. Et finalement, si
Kant fait bien la scission entre ce qui relève de la logique transcendantale
et de l’esthétique transcendantale (où figurent les intuitions de l’espace et
du temps), dans les deux cas, il détermine des lieux (Orte).

Qu’on me permette d’appeler lieu transcendantal [transscendentalen Ort] la


place [Stelle] que nous assignons à un concept soit dans la sensibilité, soit dans
l’entendement pur. De cette manière on appellerait topique transcendantale [die
transscendentale Topik] la détermination de la place [Stelle] qui convient à
chaque concept suivant la diversité de son usage et la manière de déterminer,
suivant des règles, ce lieu [Ort] pour tous les concepts56.

Kant inclut donc l’espace dans un lieu situé « quelque part » au sein de
la sensibilité, comme il le fait pour les catégories de l’entendement situées
« quelque part » au sein de la raison. Dans ce sens, un « lieu » est la position
que la raison établit de façon logique et qui permet de définir un rapport
entre une faculté et des concepts. Ce lieu est une règle analytique qui
n’existe pas dans le réel, mais correspond à des jugements qui sont ceux de
la raison, et dont la schématisation correspond à des « tables » – des espaces
plans avec quatre directions.

CONCLUSION

Si Kant voit donc dans l’orientation « le sentiment d’une différence


subjective », c’est qu’il existe à la fois une vitalité au sein de l’expérience
humaine, qui fait apparaître des phénomènes au sein d’un monde mouvant,
mais aussi la capacité de représenter ce dernier sous la forme d’un espace
dont la géométrisation permet une fixation, en d’autres termes la donation
de « places » à des concepts et leur occupation au sein de « lieux » tels que
la sensibilité, la raison pure ou la pratique. En fait, cette fixation, qui est
celle du concept, donne une signification aux choses dont le sentiment est
un symptôme vital. Ce sentiment, qui marque la réceptivité du sujet aux
représentations et s’exprime de façon analogique au sein de la sensibilité et
de la raison, exprime selon nous ce que Heidegger appelle « souci » de l’être
(Besorgen), bien qu’il ne s’agisse, chez Kant, que d’une modalité de son
expression dont le « jugement » est la forme. Dans ce sens, Dieu est

56
E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 236.
26 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’occasion, pour Kant, à la fois de juger de la force d’un concept portant sur
un objet suprasensible particulier, mais de décrire sa manifestation, c’est-à-
dire la manière qu’il a d’apparaître au sujet et donc ses effets. Ainsi, le
sentiment incarné par le concept, n’est peut-être pas le propre du concept de
Dieu, mais l’expression naturelle de tout concept qui cherche sa place au
sein de la pensée, « comme » le corps du sujet au sein du monde. S’il
comporte ainsi le problème de l’orientation, l’orientation de l’Homme
« dans la pensée » est en fait l’orientation de son existence en général, tel
qu’elle se manifeste dans tout ce qu’il fait. Cette existence, qui est manifeste
dans le sentiment, est accessible à travers ce que Kant nomme
l’élargissement du concept, ce qui ressemble fort, mais de façon
anachronique, à une réduction phénoménologique. Aussi, derrière la
phénoménologie de l’orientation, et une fois cet élargissement opéré, c’est
le caractère ontologique de l’orientation qu’il faudrait pouvoir questionner.
En effet, si le sujet s’oriente toujours vers quelque chose et quelque part, il
y a toujours un étant qui s’y trouve, lequel, au-delà des significations ou des
préoccupations du sujet, s’oriente aussi et a un caractère orientant. Il est
alors peut-être possible de retourner le sens de l’orientation
phénoménologique pour lui faire perdre son fondement premier et subjectif,
et alors trouver dans le monde, un sens plus téléologique, au sein duquel
l’Homme se « situe » comme un étant particulier.
Quelle critique du possible ?
De Kant à Husserl

INGA RÖMER

« Plus haut que la réalité se tient la possibilité1. » Cette proposition du § 7


d’Être et temps a un double sens. D’une part, elle anticipe une thèse de
l’ouvrage, à savoir que la réalité de l’existence authentique se détermine à
partir de la mort en tant que sa possibilité ultime et la plus propre. D’autre
part, la phrase est formulée dans le contexte d’un hommage à Husserl. Les
recherches heideggériennes n’auraient été possibles que sur le sol posé par
les Recherches logiques. Selon Heidegger, celui qui comprend la
phénoménologie ne la saisit pas comme un courant philosophique réel, mais
« comme possibilité2 ». Heidegger énonce donc à la fois la thèse d’un
primat de la possibilité sur la réalité (Wirklichkeit) en phénoménologie, et
la métathèse d’une possibilité de la phénoménologie qui dépasse sa réalité
effective actuelle.
Nous prenons ces réflexions comme point de départ pour poser une
double question. Quelle pourrait être une signification phénoménologique
de la possibilité ? Et que signifie une compréhension phénoménologique de
la possibilité pour la possibilité de la phénoménologie elle-même ?
L’argument sera développé en quatre étapes. D’abord, nous rappellerons la
critique kantienne de la possibilité, une critique qui peut être comprise
comme le sol sur lequel une notion phénoménologique de la possibilité
devient concevable. Ensuite, nous mettrons au jour comment Husserl a
d’abord penché vers la thèse d’un primat de la possibilité, pour la renverser
ensuite en direction de l’idée d’un primat des facta originaires qui précèdent
la possibilité. Ce tournant dans la pensée husserlienne nous amènera à nous
interroger de plus près sur le passage d’un factum originaire à la possibilité ;
dans cette partie, nous nous appuierons surtout sur l’étude excellente de
Claudia Serban3. Dans un dernier temps, nous tâcherons de prolonger les

1
M. Heidegger, Sein und Zeit, traduction d’Emmanuel Martineau Tübingen, Max
Niemeyer Verlag, 199317, p. 38.
2
Idem.
3
C. Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, Paris, Puf,
« Épiméthée », 2016. Notre article fut écrit à l’occasion de l’École d’été 2019 des Archives
Marc Richir, événement qui avait comme sujet « Le possible, le transpossible, le virtuel ».
Quand nous avons appris que Claudia Serban ne pouvait participer à nos échanges, nous
avons décidé de consacrer une partie de notre intervention à l’exposition de ses idées,
profondes et stimulantes pour toute réflexion sur la possibilité en phénoménologie.
28 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

analyses de la partie précédente à l’aide de la notion husserlienne


d’intentionnalité pulsionnelle.

1. LA CRITIQUE KANTIENNE DE LA POSSIBILITÉ

Le cœur de la critique kantienne de la possibilité se trouve dans le chapitre


de la Critique de la raison pure qui traite de l’idéal de la raison pure. Ce
chapitre est particulièrement célèbre pour la réfutation de toutes les preuves
de l’existence de Dieu. Pourtant, cette critique de la thèse de l’existence de
Dieu est précédée par une critique de l’idée de Dieu en tant qu’ens
realissimum et cela implique une critique de la possibilité. Résumons les
étapes principales de l’argument kantien ainsi que ses implications.
Notre raison pense toute chose comme une chose qui est complètement
déterminée. L’idée d’une telle détermination complète présuppose qu’on la
pense « dans son rapport avec la possibilité entière, à titre d’ensemble qui
comprend tous les prédicats des choses en général, et, en présupposant cette
possibilité comme condition a priori, on se représente chaque chose comme
si elle dérivait sa propre possibilité de la part qu’elle a dans cette possibilité
totale4 ». Notre raison se fait alors l’idée de « l’ensemble de toute
possibilité5 » en tant que l’ensemble de toutes les déterminations
réelles (sachhaltige Bestimmungen) possibles. Et c’est à partir de cette
« idée d’un tout de la réalité (omnitudo realitatis)6 » qu’elle peut penser
chaque chose comme complètement déterminée : par rapport à chaque
détermination réelle contenue dans ce tout de la réalité, la chose ou bien l’a
ou bien ne l’a pas. Mais comme notre raison a tendance à passer de cette
idée d’un tout de la réalité à son idéal et ainsi à une « chose singulière
déterminable, ou absolument déterminée par l’idée seule7 », elle se fait
également « le concept d’un entis realissimi », qui « est celui d’un être
singulier, puisque, de tous les prédicats opposés possibles, un seul entre
dans sa détermination, à savoir celui qui appartient absolument à l’être8. »
Et finalement, ce sera à partir de cet « idéal transcendantal », conçu comme
« fondement » de la détermination complète de toute chose existante, que

4
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, éd. par Jens Timmermann, Hamburg, Meiner, 1998,
A 572/B 600 ; traduction par Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la
traduction de Jules Barni, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980. Nous citerons
cette traduction tout au long de cette étude. Les références seront données sous la forme
« KrV », pour Kritik der reinen Vernunft, et avec les numéros de page des éditions de 1781
et de 1787.
5
KrV, A 576/B 602.
6
KrV A 576/B 604.
7
KrV, A 568/B 596.
8
KrV, A 576/B 604.
Römer 29

les philosophes ont développé la preuve ontologique de Dieu, preuve qui


est ultimement à la base de toutes les trois preuves distinguées par Kant.
La tendance naturelle humaine conduit ainsi à la représentation d’un être
suprême existant, qui réunit en lui toutes les déterminations réelles (au sens
de sachhaltige Bestimmungen) et qui sert ainsi comme fondement de la
détermination complète de chaque chose existante. C’est une forme de
pensée que Heidegger appellera une « ontothéologie », terme qui était
utilisé pour la première fois par Kant qui l’employait pour caractériser la
pensée qui se sert de la preuve ontologique de Dieu9. Au sens heideggérien,
il s’agit d’une pensée qui comprend l’être de tous les étants à partir d’un
étant suprême. Mais, comme on le sait bien, Kant critique ce type de pensée.
Quelles sont ces critiques principales et quelles en sont les implications ?
On sait que Kant réfute les preuves de l’existence de Dieu. Les trois
preuves s’appuient ultimement sur la preuve ontologique de Dieu, une
preuve qui tâche de prouver l’existence de Dieu à partir de son seul concept.
Pour Kant, toute preuve de l’existence de quelque chose doit se fonder sur
l’intuition empirique et la sensation, ce qui est résumé dans le deuxième
postulat de la pensée empirique. Et comme Dieu n’est pas accessible dans
une intuition empirique, son existence ne saurait être prouvée.
Mais Kant réfute plus que cela. Il ne se limite nullement à la réfutation
des preuves de l’existence de Dieu, mais il critique également la portée du
concept d’un tout des possibilités. L’idée d’un tout de toutes les possibilités
est l’idée d’un tout de toutes les déterminations réelles possibles d’une
chose. Cela est bien une idée de notre raison. Mais, et cela est la critique
kantienne, nous ne pouvons donner aucune détermination (Bestimmung),
aucune signification (Bedeutung), aucune réalité objective (objektive
Realität), aucune Sachhaltigkeit à cette idée. La raison en est la suivante :
nous ne pouvons connaître le contenu d’une détermination réelle que par la
sensation (Empfindung) qui accède à la « réalité dans le phénomène
(Erscheinung)10 », un phénomène qui est défini par Kant comme « [l]’objet
indéterminé d’une intuition empirique11 ». Cela signifie que le tout des
possibilités accessibles pour nous serait le tout des déterminations réelles,
connaissable par voie de la sensation. Trois limitations importantes
résultent de cette thèse.
D’abord, une telle notion du tout des possibilités accessible par la
sensation pourrait uniquement servir comme fondement de la possibilité des
objets de notre expérience, mais non pas comme fondement de la possibilité
des choses en tant que choses tout court. Cette première limitation conduit
à une deuxième : il nous est impossible de déterminer le concept d’un
9
KrV, A 632/B 660.
10
KrV, A 581/B 609.
11
KrV, A 20/B 34.
30 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

« ensemble de toute la réalité empirique12 ». Nous ne pouvons pas anticiper


le contenu de ce qui nous sera donné par la sensation en tant que réalité dans
le phénomène. Et comme nous ne pouvons anticiper les sensations et les
phénomènes futurs quant à leur contenu, nous ne pouvons donner aucune
détermination réelle à l’idée d’un ensemble de toute la réalité empirique au
sens d’un ensemble de toutes les possibilités des objets possibles pour
l’expérience. Cela conduit à une troisième limitation : si nous ne disposons
pas de l’idée déterminée d’un tout des possibilités empiriques, nous n’avons
pas non plus une idée déterminée de la détermination complète de la chose
en tant qu’objet de l’expérience. Pour déterminer complètement un objet de
l’expérience, il nous faudrait la référence du tout des possibilités
empiriques ; comme nous ne disposons pas de cette dernière, il nous est a
priori impossible de déterminer complètement un objet de l’expérience.
Cet argument kantien, que nous venons de résumer, a deux conséquences
fondamentales pour le concept de la possibilité. D’une part, il nous est
impossible d’avoir une idée déterminée du tout des possibilités, ni comme
fondement des choses en tant que choses, ni comme fondement des objets
possible de notre expérience. D’autre part, il nous est impossible de disposer
d’une détermination complète, ni d’une chose en soi, ni d’un objet de
l’expérience, car il nous manque le point de référence dans un tout des
possibilités. Toute possibilité réelle (sachhaltig) ne surgit pour nous qu’à
partir de la sensation qui se rapporte à un phénomène, compris comme
l’objet indéterminé d’une intuition empirique. Le tout des possibilités est
tout aussi ouvert que la détermination de l’objet de l’expérience.
Mais cette ouverture du possible ne vaut que pour le contenu conceptuel
des objets. Au niveau formel, les possibilités de l’objet de l’expérience sont
limitées par les formes de notre sensibilité et de l’entendement. Kant
l’affirme clairement dans le premier postulat de la pensée empirique : « Ce
qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à
l’intuition et aux concepts) est possible13. » Donc, nous pouvons distinguer
deux déterminations de la possibilité : au niveau formel, ce qui s’accorde
avec les conditions formelles de l’expérience est possible ; et au niveau du
contenu conceptuel, possible est ce qui est donné à la sensation comme la
réalité dans le phénomène. Au niveau formel, la possibilité est limitée par
les formes de notre sensibilité et de l’entendement ; au niveau du contenu,
toute possibilité réelle naît de la réalité effective d’une sensation qui se
rapporte à une détermination réelle dans le phénomène donné.
Pour résumer, nous pouvons dire ceci. Avec sa critique de la possibilité,
Kant a tout aussi bien limité le domaine du possible qu’il ne l’a ouvert.

12
KrV, A 582/B 610.
13
KrV, A 218/B 265.
Römer 31

D’une part, il limite la détermination du possible au seul champ des objets


possibles pour notre expérience et leur prescrit une forme précise à partir de
nos facultés de connaissance ; d’autre part, il ouvre la détermination du
contenu du possible au sein de ce champ vers un possible empirique ouvert,
dont le contenu est impossible à anticiper dans son entier, ce qui empêche
également une détermination complète de tout objet existant.
La phénoménologie de Husserl radicalisera ce second versant d’une
ouverture de la possibilité, entamé par la critique kantienne.

2. VERS UN PRIMAT DES FAITS ORIGINAIRES VIS-À-VIS DE LA POSSIBILITÉ


CHEZ HUSSERL

Comme chez Kant, le problème de la possibilité est lié chez Husserl aux
problèmes fondamentaux de la métaphysique et de sa critique. Nous
tâcherons d’abord de mettre au jour un certain renversement dans son
approche des problèmes de la métaphysique et, avec cela, de la possibilité14.
Dans les Ideen I, Husserl envisage une phénoménologie en tant que
science eidétique et transcendantale qui regroupe une ontologie universelle
formelle et des ontologies régionales matérielles. Ces deux types de
sciences sont comprises comme des sciences des essences, à la base de toute
science qui concerne des faits. « L’ontologie formelle » est « la science
eidétique de l’objet en général15. » Husserl précise qu’elle ne traite pas de
la région la plus générale des objets, « ce n’est pas à proprement parler une
région, mais la forme vide de région en général16 ». Ce ne sont que les
ontologies matérielles qui traitent proprement des régions d’objets. Ces
sciences des essences déterminent la possibilité formelle, la possibilité
matérielle et la possibilité réelle des objets. Dans son cours de 1923/24,
Husserl appellera la science de l’unité de ces sciences des essences la
« philosophie en quelque sorte ‘‘première’’17 ». Cette philosophie première

14
Cette présentation s’appuie sur notre article « Ontologie und Metaphysik », in Sebastian
Luft et Maren Wehrle (éd.), Husserl Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, Stuttgart, J.B.
Metzler, 2017, pp. 327-331.
15
E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Philosophie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie,
Husserliana III/1, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1976, 26sq. ; traduction par Paul Ricœur,
Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures.
Tome premier : Introduction générale à la phénoménologie pure, Paris, Gallimard, « tel »,
1950, p. 40.
16
Op. cit., p. 26 ; trad. p. 39.
17
E. Husserl, Erste Philosophie (1923-24). Erster Teil : Kritische Ideengeschichte, éd. par
Rudolf Boehm, Husserliana VII, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1956, p. 13 ; traduction par
32 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

des essences, et de ce fait des possibilités, précède son application dans ce


qu’il appelle une « philosophie ‘‘seconde’’18 », qui traite de la réalité de
fait : les sciences des essences et ainsi des possibilités formelles et réelles
sont à la base de l’« unité d’un système rationnel », « la ‘‘philosophie
seconde’’ qui est une et qui a pour corrélat et domaine la réalité de fait
(faktische Wirklichkeit) »19.
Par rapport à Kant, nous pouvons souligner deux choses. D’une part,
Husserl rejette la théorie kantienne des facultés, qu’il comprend comme une
théorie anthropologique, et la remplace par des sciences des essences des
objets, développées à partir de la réduction phénoménologique et la
variation eidétique. D’autre part, ces sciences des essences impliquent une
restriction plus forte de la possibilité, car le phénoménologue tâche de
déterminer les possibilités matérielles spécifiques pour les différentes
régions d’objets, tandis que Kant s’arrête à la possibilité de l’objet de
l’expérience en général. Les sciences des essences sont destinées à établir
un cadre strict pour la réalité effective possible.
Mais il y a un autre chemin de pensée chez Husserl, qui se développe en
partie en parallèle avec le premier et qui acquiert de plus en plus
d’importance à travers les années. Il s’agit de l’idée qu’un sol d’existence
précède toute possibilité. Husserl écrit en 1922 : « Si je n’ai pas de sol
d’existence, pas de base d’expérience, je n’ai pas de possibilités20 ». Cette
idée amène Husserl à la thèse que certains faits originaires seraient à la base
de toute possibilité. En 1931, Husserl écrit à propos de l’ego : « [L]’eidos
moi transcendantal est impensable sans moi transcendantal en tant que
factuel21 », et « [t]outes les nécessités d’essences sont des moments de son
factum22 ». László Tengelyi a soutenu que Husserl ajoutait à ce fait
originaire primaire du moi transcendantal trois autres faits originaires, ce
qui nous donne l’ensemble de « moi-sujet (Ichsubjekt), avoir-le-monde
(Welthabe), enchevêtrement intentionnel (intentionales Ineinander) » de
l’intersubjectivité « et historicité (Geschichtlichkeit) » au sens d’une
certaine téléologie de l’histoire23. Désormais, Husserl affirmerait alors une

Arion L. Kelkel, Philosophie Première (1923-24). Première partie : Histoire critique des
idées, Paris, Puf, 20023.
18
Idem.
19
Op.cit., p. 14.
20
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Zweiter
Teil : 1921-1928, éd. par Iso Kern, Husserliana XIV, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1973,
p. 153.
21
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter
Teil : 1929-1935, Husserliana XV, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1973, p. 385.
22
Op. cit., p. 386.
23
L. Tengelyi, Welt und Unendlichkeit. Zum Problem phänomenologischer Metaphysik,
Freiburg/München, Alber, 2014, pp. 184-187, ici p. 186sq.
Römer 33

facticité originaire du moi, et à partir de lui trois autres facta, qui précèdent
toute science des essences et ainsi toute possibilité : ce n’est qu’à partir de
ces faits originaires que les possibilités eidétiques peuvent être précisées,
des possibilités qui délimitent, à leur tour, le champ de l’effectif au sens des
faits ordinaires.
Mais comment penser cela ? Que signifie cette génération de toute
possibilité à partir d’une facticité originaire ? Il ne s’agit ni de la réalité
effective d’un ens realissimum qui comprend en lui toujours déjà toute
possibilité réelle, ni de la réalité effective d’un sujet transcendantal avec des
facultés de connaître fixes qui prescrivent la possibilité formelle d’un objet
de l’expérience, ni de la totalité de la réalité empirique donnée en tant que
source de toute possibilité réelle pour des objets de l’expérience. Mais de
quoi s’agit-il alors ? Quelle est la nature de cette facticité originaire et
comment peut-elle être le sol de la possibilité ?

3. LE FLOTTEMENT ENTRE L’EFFECTIVITÉ ET LA POSSIBILITÉ

Au terme de ses analyses des expériences phénoménologiques du possible,


Claudia Serban avance « la thèse d’une intermodalité (d’un entre-lacement
et d’un co-engendrement du possible et de l’effectif à même le réel)24 » ainsi
que l’idée « de l’auto-excédentarité ou de la prégnance du réel25 ». Il s’agit
de l’idée d’un réel qui n’est pas factum brutum, mais qui contient en lui-
même son propre excès, excès qui permet le surgissement d’un possible
toujours ouvert. À l’aide de ces analyses profondes de la phénoménologie
husserlienne du possible, nous tâcherons de mettre au jour les caractères
fondamentaux de cette dernière pour montrer en quel sens elle peut être
comprise comme une transformation et un approfondissement de la critique
kantienne du possible.
Kant comprend la possibilité purement logique à partir de l’idée de
l’absence de contradiction : dès qu’il n’y a pas de contradiction dans les
concepts, il y a possibilité logique. Mais cette possibilité logique reste
purement conceptuelle et ainsi vide par rapport à la question de la possibilité
réelle d’un objet. Chez Husserl, nous trouvons bien l’idée d’une ontologie
formelle, c’est-à-dire d’une doctrine qui traite de « l’essence formelle d’un
objet en général26 » et qui ne se réduirait pas à une logique générale pure au
sens kantien. Mais Husserl affirme dans les Ideen I qu’il n’y a pas à
proprement parler de « région formelle » parce que « [c]e qu’on appelle
‘‘région formelle’’ n’est donc pas quelque chose qui est coordonné aux
24
C. Serban, Phénoménologie de la possibilité, op. cit., p. 292.
25
Op. cit., p. 294.
26
Hua III/1, p. 26 ; trad. fr. P. Ricœur.
34 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

régions matérielles […] ; ce n’est pas à proprement parler une région, mais
la forme vide de région en général27 ». L’ontologie formelle ne traiterait
donc pas de la région la plus générale des objets, mais elle ne contient que
la forme vide de toute région à proprement parler. Compte tenu de cela, la
possibilité prescrite dans le cadre de l’ontologie formelle ne saurait être
comprise comme une possibilité réelle, mais elle doit être conçue comme
purement formelle. Donc, malgré les différences entre la logique générale
pure au sens kantien et l’ontologie formelle husserlienne, ni l’une ni l’autre
ne dépassent la possibilité formelle vers une possibilité réelle.
Le deuxième niveau chez Kant était celui de la possibilité réelle au sens
formel. Celle-ci était prescrite non plus seulement par la non-contradiction
conceptuelle, mais par les formes de notre sensibilité et les catégories de
l’entendement pur, liées par le schématisme qui rendait possible les
principes (Grundsätze) de l’entendement pur : réellement possible est ce qui
s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience. Dans le sillage des
critiques néokantiennes, Husserl rejette cette conception kantienne en
raison d’un prétendu anthropologisme et subjectivisme des facultés. Pour
Husserl, il s’agit de prendre comme fil conducteur l’objet visé, afin de
dégager, au sein de l’ἐποχή et par la variation eidétique, son essence et avec
elle sa possibilité réelle ; les essences formelles des objets tout aussi bien
que les essences formelles des actes qui les visent doivent être mises au jour
et confirmées par une intuition eidétique. Ces formes des objets et des actes
qui leur correspondent sont par exemple la structure du flux temporel avec
ses moments de l’impression originaire, la rétention et la protention, son
corrélat des objets temporels, la perception et l’imagination ainsi que l’objet
perçu et l’objet imaginé, et dans la phénoménologie génétique l’acquis
temporel d’un habitus ainsi que les objets et l’horizon qui en sont le corrélat.
Il y a au moins deux différences à souligner par rapport à Kant qui font
signe vers une ouverture du sens de la possibilité réelle au sens formel.
D’une part, les structures essentielles des objets ainsi que celles des actes
qui les visent doivent être mises au jour et confirmées par une visée de ces
structures elles-mêmes confirmées par une intuition eidétique. D’autre part,
cela signifie que les essences, et les possibilités réelles formelles qui y sont
liées, ne peuvent pas être fixées une fois pour toutes, car on ne peut pas
exclure a priori que des éléments se manifestent dans l’expérience
phénoménologique qui corrigent les essences repérées ou qui y ajoutent des
essences nouvelles. Nous avons donc chez Husserl non seulement des
possibilités réelles au sens formel, différentes que chez Kant. Nous pouvons
également constater chez Husserl une ouverture systématique au niveau de
la possibilité réelle au sens formel là où Kant soutenait des structures fixes

27
Hua III/1, p. 26.
Römer 35

de nos facultés, en ajoutant la simple pensée que les structures de la


sensibilité pourraient être autrement.
C’est pourtant au troisième niveau, celui de la possibilité réelle au niveau
de son contenu, que nous pouvons constater la plus grande transformation
chez Husserl. Pour la mettre au jour, nous nous appuierons sur
l’interprétation du sens de la possibilité chez Husserl proposée par Claudia
Serban28. Elle montre que Husserl comprend la possibilité réelle, et non
seulement vide, comme une Vermöglichkeit motivée du sujet
transcendantal. Les Vermöglichkeiten kinesthésiques charnelles sont
enrichies, à travers le temps, par un habitus, formé à partir de la constitution
déjà effectuée et sédimentée. Les Vermöglichkeiten ainsi caractérisées
constituent les possibilités réelles, et non pas seulement vides. Le corrélat
de ces Vermöglichkeiten est l’horizon, compris comme un espace de jeu
(Spielraum) des Vermöglichkeiten. Cette corrélation entre les
Vermöglichkeiten et son horizon a une structure articulée, au sens où des
possibilités réelles concrètes se constituent à partir de ce qui était déjà
constitué comme effectif. L’articulation se déploie ici en deux sens : d’une
part, la chose constituée comme effective a un horizon interne qui rend
possible sa détermination plus concrète et, d’autre part, la chose a un
horizon externe qui rend possible la détermination de ses relations externes,
au sein d’un milieu, et finalement au sein du monde dans son entier. Claudia
Serban interprète cette analyse husserlienne de la chose au sens d’un
« flottement (Schwebe) entre effectivité et possibilité29 », expression qu’elle
repère dans la Sixième Méditation Cartésienne d’Eugen Fink : la chose en
tant que chose serait effective et possible, possible en ce sens qu’une
possibilité réelle de détermination interne et externe appartient à l’essence
même de la chose. Pourtant, les possibilités réelles à un moment donné ne
prescrivent pas d’une manière close le champ du réellement possible.
L’effectivité peut surprendre le champ des possibilités réelles et
reconfigurer ce dernier : l’effectivité peut décevoir l’attente configurée par
les possibilités réelles motivées, mais cette déception est en même temps
une ouverture vers de nouvelles possibilités réelles. Une heureuse proximité
étymologique de la langue française fait voir que la sur-prise30 excède la
prise des possibilités réelles données à un certain moment. Claudia Serban
interprète le moment d’une telle surprise, qui est en même temps déception
et ouverture, comme une « défaite de la possibilité motivée par la possibilité
ouverte » ; l’impossibilité au niveau de la possibilité réelle ne serait donc

28
Voir op. cit., 1e partie, 1e section.
29
E. Husserl, Hua Dok. II/2, p. 183, cité chez Claudia Serban, op. cit., p. 87 ; nous ajoutons
le terme allemand ici.
30
Voir op. cit., p. 95.
36 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

rien d’autre qu’un possible plus ouvert31. Dès que l’effectif surprend le
réellement possible au sens d’un possible motivé, un nouveau champ de
possibilités réelles s’ouvre.
Si nous revenons maintenant à la question du contenu des possibilités
réelles chez Kant et dans la phénoménologie husserlienne, nous pouvons
préciser la transformation de l’un à l’autre de la manière suivante. La
critique kantienne nous avait déjà fait comprendre que ni l’idée d’un tout
des possibilités des objets de l’expérience ni l’idée d’une détermination
complète d’un objet ne peut dépasser le statut d’une simple idée. Toute
possibilité réelle avec un contenu précis ne surgit pour nous qu’à partir de
la sensation qui se rapporte à un phénomène ; cela fait qu’au niveau de la
détermination réelle, le tout des possibilités est aussi ouvert que la
détermination de l’objet de l’expérience. Mais Kant s’arrête au simple
constat de l’ouverture. Husserl va plus loin en ce qu’il montre comment
l’effectivité implique elle-même des possibilités réelles, possibilités réelles
qui peuvent se reconfigurer à partir de l’irruption d’une effectivité nouvelle.
Comme chez Kant, nous ne disposons pas du tout des possibilités réelles.
Mais Husserl ne se contente pas du constat de l’inachèvement de
l’expérience empirique. Il met plutôt au jour la dynamique génétique et
ouverte de l’entrelacement entre l’effectivité et la possibilité.
La phénoménologie de la possibilité, repérée par Claudia Serban chez
Husserl, pourrait ainsi fournir une réponse à une partie de notre question
formulée à la fin de la deuxième section : comment rendre compte du
surgissement des possibilités à partir des faits originaires ? L’analyse des
Vermöglichkeiten et de ses corrélats permet de comprendre le surgissement
des possibilités à partir de l’effectivité du moi, d’une part, et du monde et
des choses du monde, d’autre part. Pourtant, la facticité de l’enchevêtrement
intentionnel intersubjectif demanderait une analyse à part. On ne peut même
pas être sûr si Husserl peut servir de guide ultime par rapport à la question
de savoir comment des possibilités surgissent à partir de la facticité de
l’enchevêtrement intentionnel. Si on pense avec Levinas que le caractère
intersubjectif de la subjectivité n’est pas de prime abord de nature
épistémologico-ontologique, mais plutôt éthique en un sens originaire, il
faudra finalement sortir du cadre husserlien. Nous ne pouvons pas aborder
cette grande question ici, mais nous nous tournerons plutôt vers le
quatrième fait originaire, l’historicité au sens d’une certaine structure
téléologique de l’histoire. Elle repose sur une structure téléologique de
l’intentionnalité qui est, dans ses couches les plus profondes, une
intentionnalité pulsionnelle. Cette intentionnalité pulsionnelle est encore en
deçà de la Vermöglichkeit et de sa manière d’engendrer des possibilités. La

31
Op. cit., p. 90.
Römer 37

facticité de l’intentionnalité pulsionnelle, elle-même au fond de la structure


téléologique de l’intentionnalité, engendre-t-elle de manière spécifique des
possibilités ?

4. EN DEÇÀ DE LA VERMÖGLICHKEIT : L’INTENTIONNALITÉ PULSIONNELLE

Pour mettre au jour la signification de l’intentionnalité pulsionnelle et ses


implications pour la question de la possibilité, nous nous appuierons sur
deux manuscrits qui datent de la période entre 1916 et 1918 ainsi que de
l’année 1933 ; les deux manuscrits étaient publiés dans le volume XLII des
Husserliana intitulé Grenzprobleme der Phänomenologie.
Dans un manuscrit datant de la période entre 1916 et 1918, Husserl
caractérise l’intentionnalité pulsionnelle comme une intentionnalité sans
objet déterminé. Elle serait une « intention d’instinct (Instinktintention) »
qui pourrait être « fondée […] dans une intention représentante, mais non
pas dans une intention qui vise quelque chose de déterminé en amont (même
si ce n’était que déterminé selon des traits généraux), de connu en amont,
mais elle serait entièrement indéterminée, et elle se procure la détermination
seulement par le remplissement32 ». Cette indétermination de l’intention
représentante avant le remplissement n’est pas accidentelle, mais
essentielle, car « [i]l n’y a aucune possibilité de pénétrer dans le contenu
vide de la représentation ; nous n’avons pas la conscience ‘‘Je peux éclairer
à moi-même, ce que je vise proprement avec ma volonté’’ (mir klarmachen,
worauf ich eigentlich hinauswill), ou bien – ici dans le cas du besoin – ‘‘ce
qui me manque’’33 ». Husserl continue à préciser l’idée en écrivant qu’il y
aurait « une ‘‘cécité’’ de l’instinct », un « horizon obscur d’une réalité
remplissante (erfüllende Sachlichkeit), vide, indéterminée au départ34 ». Ce
n’est que postérieurement au remplissement que la détermination se met en
place : « La pulsion précède la détermination du ‘‘vers quoi’’ (Worauf), et
la représentation d’un ‘‘vers quoi’’ déterminé est ‘‘quelque chose de
postérieur’’ (ein ‘‘Nachkommendes’’)35 ». Au cours de l’instinct avec sa
visée indéterminée, il y a tout d’un coup, vis-à-vis d’un certain contenu
rencontré, un « déclic », un Aha-Erlebnis qui détermine le visé. La pulsion

32
E. Husserl, Grenzprobleme der Phänomenologie. Analysen des Unbewusstseins und der
Instinkte. Metaphysik. Späte Ethik. Texte aus dem Nachlass (1908-1937), éd. par Rochus
Sowa et Thomas Vongehr, Husserliana XLII, Dordrecht, Heidelberg, New York, London,
Springer, 2013, ici p. 84. Ce sont les éditeurs qui datent ce manuscrit à la période 1916-
1918.
33
Idem.
34
Op. cit., p. 85.
35
Op. cit., p. 86.
38 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

« se remplit d’une façon intermédiaire par un premier actionnement


(Betätigung) avec un contenu de représentation déterminé : ‘‘C’est
cela’’36 ». Ce n’est qu’au moment de ce « C’est cela ! » que le visé de la
pulsion se concrétise d’une façon articulée.
Ces citations mettent au jour trois moments qui appartiennent à
l’intentionnalité pulsionnelle. D’abord, elle est une intention d’instinct qui
peut être guidée par une intention représentante, mais par une intention
représentante qui n’est pas encore dirigée vers quelque chose de déterminé.
Husserl parle aussi de la cécité de l’instinct, un instinct qui est aveugle par
rapport à la détermination de sa visée. Ensuite, il y a le Aha-Erlebnis du
« c’est cela ! » : en rencontrant un certain contenu, je m’aperçois que c’est
cela que mon instinct cherchait ; cette expérience détermine le contenu de
l’instinct. Enfin, ce fonctionnement de l’intentionnalité pulsionnelle
signifie que la détermination de ce qui est visé par l’instinct est
essentiellement postérieure : c’est après le remplissement de la pulsion que
je suis à même de déterminer ce que la pulsion en moi avait cherché
auparavant. L’intentionnalité pulsionnelle, comme l’intentionnalité la plus
profonde, est ainsi caractérisée par une postériorité (Nachträglichkeit)
essentielle par rapport à la détermination de sa visée.
Dans ce manuscrit de 1916-1918, on peut constater une certaine tendance
de la part de Husserl à attribuer cette intentionnalité pulsionnelle au versant
spécifiquement pratique du sujet, un sujet qui désire par son instinct et agit
en vue de cet instinct. Mais dans un autre manuscrit, datant de janvier 1933,
il souligne que cet instinct de l’intentionnalité pulsionnelle précède et
traverse toutes les couches de la constitution. Dans ces réflexions, il
comprend « [l]e ‘‘système’’ des instincts rassemblés » comme « la
disposition originaire (Uranlage) » du moi, un système qui serait
« présupposé pour toute constitution37 ». « L’horizon constitué de la
subjectivité, […] cet horizon universel structurellement articulé », serait
l’« explication remplissante de l’horizon universel de l’instinct (universaler
Instinkthorizont)38 ». Ce rôle fondamental attribué à l’intentionnalité
pulsionnelle signifie que sa structure, celle que nous avons décrite plus haut,
précède et traverse ultimement toutes les couches de la constitution. Quelle
est l’implication de cela pour la notion de la possibilité ?
La structure de l’intentionnalité pulsionnelle a une signification
importante pour la question de la possibilité. Elle signifie qu’en deçà de la
Vermöglichkeit articulée se trouve un champ de possibilités toutes
particulières. Ces dernières ne sont pas des possibilités réelles articulées et
déterminées ni des possibilités vides, non motivées. D’une part, ces
36
Op. cit., p. 84.
37
Op. cit., p. 116, nous soulignons.
38
Op. cit., p. 120.
Römer 39

possibilités sont bien motivées par la direction indéterminée de


l’intentionnalité pulsionnelle ; et en ce sens, on est bien en droit de leur
accorder le statut de possibilités réelles. Mais, d’autre part, elles n’ont pas
d’objet déterminé, elles ne sont pas des possibilités réelles articulées et
déterminées de quelque chose de précis ; à cet égard, ces possibilités n’ont
pas le même statut que les possibilités bien déterminées et articulées.
L’intentionnalité pulsionnelle ouvre un champ de possibilités bien réelles,
mais néanmoins indéterminées. On pourrait peut-être appeler cette
dimension un virtuel phénoménologique.
Ce virtuel des possibilités indéterminé a une relation paradoxale au
champ des possibilités déterminées. Le virtuel des possibilités réelles
indéterminées se transforme en possibilités réelles déterminées au moment
du remplissement de l’instinct. Mais il y a ici un effet à rebours paradoxal :
dès que je me dis « c’est cela » que je cherchais, je saisis ce qu’était une
possibilité réelle déterminée auparavant, tandis qu’auparavant, la
possibilité réelle en question n’était pas encore déterminée. Nous sommes
confrontés à la situation paradoxale d’un futur antérieur : quelque chose
aura été une possibilité réelle déterminée, sans qu’elle ne le soit en ce
moment même. La couche la plus fondamentale d’une phénoménologie de
la possibilité serait ainsi ce paradoxe d’un champ virtuel de possibilités
réelles indéterminées qui se transforment, d’une façon inanticipable et en
mode de futur antérieur, en possibilités réelles déterminées. En deçà de la
Vermöglichkeit et de ses objets avec leurs horizons internes et externes, il y
a une richesse de possibilités réelles qui ne sert pourtant nullement comme
un tout clôt de l’ensemble des possibilités, en raison de son indétermination.

CONCLUSION

Kant a limité la détermination du possible au seul champ des objets


possibles pour notre expérience. La forme du possible déterminé est
prescrite par les formes de nos facultés et de nos capacités. Au sein de ces
formes, le contenu du possible est ouvert en raison du caractère ouvert de
l’expérience empirique. Husserl radicalise cette ouverture de la possibilité
entamée par Kant. Il remplace la théorie kantienne des facultés et des
capacités par l’ontologie formelle et les ontologies matérielles des objets, à
développer à partir de la réduction phénoménologique et la variation
eidétique. Husserl arrive de plus en plus à l’idée d’un primat d’une certaine
facticité vis-à-vis de la possibilité qu’il exprime en termes de faits
originaires. Désormais, la question est de savoir comment les possibilités
surgissent de ces faits originaires. Pour comprendre le surgissement des
possibilités à partir des deux faits originaires que sont le moi et le monde,
40 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

nous avons pu nous appuyer sur les études de Claudia Serban. Elle a montré
que les possibilités naissent de la co-appartenance des Vermöglichkeiten
motivées du sujet transcendantal et de leur horizon comme espace de jeu
des Vermöglichkeiten. Au sein de cet espace de jeu, chaque chose effective
a un double horizon interne et externe qui permet de la caractériser comme
un flottement entre effectivité et possibilité. Cette possibilité motivée peut
néanmoins être défaite par une possibilité ouverte, lorsqu’une effectivité
inanticipable se manifeste. Notre interprétation de quelques manuscrits sur
l’intentionnalité pulsionnelle nous a amenée à la thèse que cette dynamique
ouverte des Vermöglichkeiten est ultimement soutenue par l’intentionnalité
pulsionnelle. Nous avons proposé de comprendre l’intentionnalité
pulsionnelle comme la forme fondamentale du fait originaire de la
téléologie historique de l’intentionnalité. Nos analyses de la structure de
cette intentionnalité particulière nous ont amenée à l’idée qu’elle impliquait
un champ virtuel de possibilités réelles indéterminées qui se transforment,
d’une façon inanticipable et en mode de futur antérieur, en possibilités
réelles déterminées. En deçà de la Vermöglichkeit et de son dépassement
par une effectivité inanticipable, il y a la facticité de l’intentionnalité
pulsionnelle avec sa richesse de possibilités réelles indéterminées. Si nous
n’avons pu aborder ici la question du surgissement des possibilités à partir
du fait originaire de l’enchevêtrement intentionnel intersubjectif, c’est dû
au fait que nous pensons que, pour le faire, il aurait fallu plutôt quitter le
cadre husserlien vers une dimension éthique au sens lévinassien.
Revenons, pour finir, à notre point de départ. Nous ne pouvons
directement souscrire à la thèse heideggérienne que la possibilité se tient
plus haut que la réalité. L’intentionnalité pulsionnelle, comme
l’intentionnalité la plus fondamentale dans l’ordre de la constitution, est
plutôt le virtuel d’une facticité riche de possibilités réelles indéterminées
qui auront été des possibilités réelles déterminées. Et sur un méta-niveau
de la réflexion, cela signifierait que la possibilité de la phénoménologie elle-
même surgit d’une telle intentionnalité pulsionnelle. Ses possibilités de
renouvellement dépendraient alors de ce champ indéterminé du possible
réel.
Zu Husserls transzendental-genetischem
Idealismus

LEONARD IP

Die vorliegenden Überlegungen zu Husserls transzendental-genetischem


Idealismus setzen sich zwei Ziele. Zuerst wird versucht, eine Erklärung
dafür zu geben, wie Husserls Idee eines transzendentalen Idealismus sich
im Rahmen seiner genetischen Phänomenologie begründen lässt. Es geht in
diesem kurzen Beitrag lediglich darum, den Grundgedanken, welcher der
Idee eines transzendental-genetischen Idealismus seine minimale
Rechtfertigung liefern kann, darzustellen. Dafür ist es nötig, die genetische
Erneuerung des Begriffs der Intentionalität und der Konstitution in groben
Zügen zu skizzieren. Zweitens wird aufgrund dieses Grundgedankens eine
Reihe von Problemfeldern angedeutet, die zur vollen Verständigung und
Verteidigung des transzendental-genetischen Idealismus beitragen können.
In dieser Hinsicht sind die Probleme des vorgegebenen Welthorizontes, der
transzendentalen Selbstverweltlichung und der monadologischen
Intersubjektivität zu nennen. Husserls Behandlung dieser Probleme
umreißend wird gezeigt, wie sich der transzendental-genetische Idealismus
in seiner vollen Gestalt als ein noch einzuschätzendes Programm begreifen
lässt.

Dass die Begriffe der Intentionalität und der Konstitution unentbehrliche


Bestandteile seiner Idee des transzendentalen Idealismus sind, stellt Husserl
klar, wenn er den « grundwesentlichen neuen Sinn » dieses Idealismus als
die « systematische Enthüllung der konstituierenden Intentionalität »
bestimmt1. Bekanntermaßen bilden diese beiden miteinander eng
verbundenen Begriffe auch die Grundpfeiler der transzendentalen
Phänomenologie selbst. Sie sind daher in der Entwicklung der
methodologischen Konstellation der « statischen » und « genetischen »
Phänomenologie stark miteinbezogen. Wenn Husserls Behauptung, dass
diese methodologische Konstellation auch als eine systematische anerkannt
werden soll2, ernst zu nehmen ist, dann müssen die Intentionalitäts- und

1
E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Hua I, S. 118f.
2
E. Husserl, Analysen zur passiven Synthesis: Aus Vorlesungs- und
Forschungsmanuskripten (1918-1926), Hua XI, S. 344; E. Husserl, Zur Phänomenologie
der Intersubjektivität: Texte aus dem Nachlass. Zweiter Teil: 1921-1928, Hua XIV, S. 38-
41; E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität: Texte aus dem Nachlass.
Dritter Teil: 1929-1935, Hua XV, S. 615ff.
42 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Konstitutionsbegriffe eine entsprechende Bedeutung bekommen, die ihren


systematischen Ort in der Phänomenologie sowie ihre innere Komplexität
auszudrücken vermag. Diese Bedeutung stellte Husserl zwar dar, allerdings
nur fragmentarisch und fast ausschließlich in seinen
Forschungsmanuskripten. Entscheidend ist aber, dass er sie niemals
ausdrücklich mit der Idee des transzendentalen Idealismus in einen
Zusammenhang gebracht hat. Der erste Schritt der Rekonstruktion der Idee
eines transzendental-genetischen Idealismus liegt mithin darin, diesen
Bezug auszuarbeiten und seine wichtigsten theoretischen Konsequenzen zu
ziehen.
Im Hinblick auf die genetische Erneuerung des Intentionalitätsbegriffs
können die Analysen Nam-in Lees als maßgebend angesehen werden. Nach
Lee ist der statisch-phänomenologische Begriff der Intentionalität durch
zwei Grundmerkmale ausgezeichnet: nämlich durch seine Verbundenheit
mit dem « Auffassung-Auffassungsinhalt-Schema » und durch die
« bewusste Beziehung auf den identischen Gegenstand »3. Jedoch erweist
sich dieser Intentionalitätsbegriff infolge der Entdeckung der Idee einer
genetischen Phänomenologie als unangemessen, « das weite Spektrum des
Phänomens der Intentionalität sachgemäß zu erfassen »4. Die
dementsprechende Revidierung des Intentionalitätsbegriffs geschieht nach
Lee in drei Richtungen, die jeweils von einer spezifischen Gruppe von
Phänomenen gefordert wird.
Die erste Richtung weist auf die Phänomene des
Bewusstseinshintergrunds im Sinne der unthematischen noematischen
Horizonte hin. Im Allgemeinen wird diese Form des intentionalen
Bewusstseins als « Horizontintentionalität » bezeichnet, deren genetisch
grundlegendste Konfiguration « Weltbewusstsein » heißt5. Die zweite
Richtung weist hingegen auf die Phänomene des Bewusstseins-
Hintergrunds im Sinne der « genetischen Vorgänger » der aktuellen
Bewusstseinslage hin, die diese Bewusstseinslage allererst zustande
bringen. Diese grundsätzlich auf der noetischen Seite wirkende
Intentionalitätsform wird im Allgemeinen von Husserl als « passive
Synthesis » oder sogar « passive Intentionalität » bezeichnet6, und schließt
in sich Phänomene wie Affektion, Assoziation und die strömende

3
N.-I. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, Dordrecht, Kluwer, 1993, S.
31.
4
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 32.
5
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 32. Vgl. E. Husserl, Die Krisis
der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie: Eine
Einleitung in die phänomenologische Philosophie, Hua VI, S. 105.
6
E. Husserl, Ms. A VI 34 7, zitiert bei Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der
Instinkte, S. 32.
Ip 43

Intentionalität des Zeitbewusstseins ein. Die dritte Richtung ergibt sich


schließlich aus der genetischen Umkehrung des Fundierungsverhältnisses
zwischen den objektivierenden und nicht-objektivierenden Akten7. Vom
Gesichtspunkt der genetischen Phänomenologie aus betrachtet können sich
die nicht-objektivierenden Erlebnisse, wie z. B. die wertenden, wollenden
und im Allgemeinen affektiven – Husserl spricht sogar von der
« Stimmung »8 – als « genetische Vorgänger » im oben angeführten Sinne
erweisen, die folglich in den Gesamtzusammenhang der passiven
Intentionalität aufgenommen werden müssen.
Es ist leicht zu sehen, dass diese drei Gruppen von Phänomenen die
beiden Grundmerkmale des statischen Begriffs der Intentionalität nicht
aufweisen. Der Grund dafür, dass ihnen trotzdem zu Recht der Titel der
Intentionalität zugesprochen werden kann, liegt nach Lee darin begründet,
dass « es möglich ist, bei ihnen den allgemeinen Zug des vom Ichzentrum
ausgestrahlten Gerichtetseins-auf festzustellen. »9 Dieser Zug kann daher
als eine vorläufige Bestimmung des genetischen Begriffs der Intentionalität
angesehen werden. Alle erlebnismäßigen Strukturen und Vorgänge, in
denen das Auffassung-Auffassungsinhalt-Schema (im klassischen Sinne)
und eine bewusste Beziehung auf einen identischen Gegenstand fehlen,
können insofern dennoch als intentional bezeichnet werden, als sie die
allgemeinste Form des « Auf-etwas-Gerichtet-Seins » besitzen, auch wenn
dieses « Etwas » kein Gegenstand im üblichen Sinne ist, sondern ein Ziel,
das je nach der Funktionsstufe zu definieren ist.
Die ursprüngliche Einheit, die diesen verschiedenen Formen und Stufen
des intentionalen Zielgerichtetseins zugrunde liegt, ist jedoch mit dieser
bloßen Figur des Gerichtetseins selbst noch nicht erklärt. Sie ist – dieser
Punkt bleibt bei Lee allerdings unausgeführt – darin zu entdecken, dass das
intentionale Gerichtetsein « vom Ichzentrum ausstrahlt ». So wie das
« Etwas », auf welches das intentionale Bewusstsein im genetischen Sinne
gerichtet ist, kein Gegenstand im üblichen Sinne ist, ist das Ich, von dem
hier die Rede ist, keinesfalls notwendig ein bewusstes, aktives und
thematisch selbstdurchsichtiges Ich10. Es bezeichnet vielmehr ein
Funktionszentrum, das sowohl aktive als auch passive Synthesen in sich als
Modi seines Fungierens vereinigt. Der genetische Intentionalitätsbegriff
muss damit noch ursprünglicher, als das für das allgemeine « Gerichtetsein-
auf » der Fall war, als universaler Lebensvollzug begriffen werden, dessen

7
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 34f.
8
E. Husserl, Ms. M III 3 II 1, zitiert bei Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der
Instinkte, S. 36f.
9
Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 33.
10
Vgl. E. Husserl, Formale und transzendentale Logik: Versuch einer Kritik der logischen
Vernunft: Mit ergänzenden Texten, Hua XVII, S. 242.
44 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

einheitliches Fungieren vom späten Husserl als « eine vielstufige


intentionale Gesamtleistung » bezeichnet wurde11.
Diese genetische Erneuerung des Intentionalitätsbegriffs bringt mehrere
theoretische Konsequenzen mit sich, die hier nicht alle im Detail
verdeutlicht werden können. Zwei davon müssen dennoch gemäß unserer
Zielsetzung hervorgehoben werden. Die erste bezieht sich auf den
Konstitutionsbegriff und die zweite direkt auf den Grundsinn des
transzendental-genetischen Idealismus.
Erstens ist zu bemerken, dass der genetische Intentionalitätsbegriff eine
Art von Universalität erlangt, die von der statischen grundverschieden ist.
Grob gesagt ist der statische Begriff nur erkenntnisgemäß und
gegenstandsgemäß universal, d. h. anwendbar und verständlich, während
der genetische Begriff lebensmäßig und horizontmäßig universal ist. Nun
ist die letztere Art von Universalität in der Tat die einzig echte, weil sie die
erstere in sich schließt, was umgekehrt nicht der Fall ist. Nur aus dieser Art
von Universalität ergibt sich ein Intentionalitätsbegriff, der das Fundament
des wahren phänomenologischen Sinns der Begriffe « transzendental » und
« Konstitution » ausbilden kann. Denn wenn « transzendental » konsequent
das, was jede Art von Transzendenz zugleich möglich und verständlich
macht, bedeutet, und « Konstitution » genau diese Ermöglichung der
Transzendenz bezeichnet, dann ist nur der genetische Intentionalitätsbegriff
in der Lage, die Rechtfertigung dieser beiden Begriffe durch Analysen
intentionaler Phänomene aller Stufen vollständig zu liefern. Husserls
Bestimmung der Konstitution als « ursprüngliche Sinnbildung », durch die
alle « Fertig-Seienden » (d. h. Transzendenzen) auf ihre « intentionalen
Ursprünge und Einheiten der Sinnbildung » zurückgeführt werden
können12, kann folglich nur durch den genetischen Intentionalitätsbegriff
richtig verstanden werden.
Zweitens und im Anschluss an die Rechtfertigung eines genetischen
Begriffs der Konstitution ergibt sich die Idee eines wahrhaften
« universalen Korrelations-apriori »13. Dieses Korrelationsapriori ist nun
ohne weiteres als intentional sowie als konstitutiv im genetischen Sinne zu
fassen. Mit dem Wort « wahrhaft » ist ferner gemeint, dass das
Korrelationsapriori zwischen dem Intendierenden und dem Intendierten,
dem Konstituierenden und dem Konstituierten, ausnahmslos für das Ganze
des bewussten Lebens, wie auch für seine sogenannten « unbewussten »
Dimensionen, gilt14. Aufgrund der Universalität des genetischen
Intentionalitäts- und Konstitutionsbegriffs kann behauptet werden, dass im

11
E. Husserl, Hua VI, S. 170.
12
E. Husserl, Hua VI, S. 170f.
13
E. Husserl, Hua VI, S. 169n.
14
Vgl. E. Husserl, Hua VI, S. 240.
Ip 45

Prinzip kein Aspekt der menschlichen Erfahrung außerhalb einer


intentional-konstitutiven Korrelation stehen kann und dass diese wahrhafte
universale Korrelation weit über jede Akt-Gegenstand-Korrelation
hinausgeht. Sie kann und muss sogar primär auf einer vorgegenständlichen
und im engeren Sinne des Wortes vorintentionalen Ebene gegründet
werden, insofern die bewusstseinsmäßigen Strukturen und Vorgänge auf
dieser Ebene denjenigen, die auf einer aktiven und gegenständlichen Ebene
auftreten, genetisch vorausgehen. In diesem Sinne kann mit vollem Recht
von einer radikalen Rehabilitierung des Noesis-Noema Parallelismus im
Rahmen der genetischen Phänomenologie gesprochen werden15, da dieser
Parallelismus nicht mehr auf einen gewöhnlichen Akt-Gegenstand oder
Subjekt-Objekt Parallelismus beschränkt ist, sondern das volle Spektrum
des intentionalen Lebens und seine Korrelate umfasst. So wie es
« „Bewusstsein von“ in verschiedenem Sinn und in verschiedener
Fundierungsstufe »16 gibt, sind auch « Stufen der Transzendenz »17 zu
verzeichnen, die der Stratifizierung des intentionalen Bewusstseins
entsprechen.
Die Rehabilitierung des Noesis-Noema Parallelismus, die auf der
genetischen Erneuerung des Intentionalitäts- und Konstitutionsbegriffs
gegründet wird, hat eine ganz unmittelbare Bedeutung für die
Ausgestaltung des transzendental-genetischen Idealismus. Die berühmte
These des transzendentalen Idealismus im § 41 der Cartesianischen
Meditationen lautet wie folgt:

Das Universum wahren Seins fassen zu wollen als etwas, das außerhalb des
Universums möglichen Bewusstseins, möglicher Erkenntnis, möglicher
Evidenz steht […], ist unsinnig. Wesensmäßig gehört beides zusammen, und
wesensmäßig Zusammengehöriges ist auch konkret eins, eins in der einzigen
absoluten Konkretion der transzendentalen Subjektivität.18

Diese These bedeutet tatsächlich nichts anderes als die Behauptung einer
universalen Korrelation zwischen Sein und Bewusstsein. Die hier
auftretenden Hinweise auf « Erkenntnis » und « Evidenz » dürfen jedoch
nicht zu dem Ergebnis führen, dass das, was hier mit Sein und Bewusstsein
gemeint ist, in einem erkenntnistheoretischen Bereich – freilich im
gewöhnlichen Sinne – bestehen bleibt und deshalb durch den statischen
Intentionalitätsbegriff zu fassen wäre. Vielmehr müssen diese Hinweise
zusammen mit den anderen Hinweisen auf die « Aufgaben der Enthüllung

15
Vgl. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte, S. 41.
16
E. Husserl, Hua Mat VIII, S. 112.
17
E. Husserl, Hua XIV, S. 38.
18
E. Husserl, Hua I, S. 117.
46 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

der impliziten Intentionalität »19 und « der Kritik der […] verborgenen
Leistungen »20 verstanden werden. Diese zeigen, dass die Begriffe des
Seins und des Bewusstseins in diesem Zusammenhang den genetischen
Intentionalitätsbegriff durchaus voraussetzen und nur aufgrund desselben
verstanden werden können. Gleichermaßen muss der Sinn von
« Erkenntnis » und « Evidenz » auf diesem Grund revidiert werden, wenn
er nicht schon in einer allgemeinen Weise gemäß der genetischen Methode
verstanden wird. Die Bezeichnungen « das Universum wahren Seins » und
« das Universum möglichen Bewusstseins » bekommen nur dann einen
wahrhaftig « grundwesentlich neuen Sinn »21, wenn dies auch tatsächlich
der Fall ist.
Was heißt es nun konkret, die universale Korrelation des Seins und des
Bewusstseins im Rahmen der transzendental-genetischen Phänomenologie
zu verstehen, und zwar so, dass der These des transzendental-genetischen
Idealismus ein Erweis gegeben werden kann, sofern « der Erweis dieses
Idealismus » ja « die Phänomenologie selbst » ist22? Um diese Frage, wenn
auch nur vorläufig, beantworten zu können, muss ein Rückblick auf die
innere Komplexität des genetischen Intentionalitätsbegriffs gegeben
werden. Die drei von Lee gegliederten Dimensionen dieses Begriffs lassen
sich auf der Grundlage unserer obigen Ausführungen in zwei Richtungen
auslegen: Der ganze Zusammenhang der Horizontintentionalität, welche in
der einheitlichen Figur des Welthorizonts zusammenläuft, kann als
« noematisch » und der Zusammenhang der passiven Synthesen, die die
geschichtliche Einheit des intentionalen Lebens ausbilden, kann als
« noetisch » bezeichnet werden. Selbstverständlich sind die Begriffe
« noetisch » und « noematisch » in dem erweiterten Sinne, von dem hier die
Rede ist, zu fassen. Beide Dimensionen der genetischen Funktion der
Intentionalität bestehen aus verschiedenen Formen und Stufen der
Erlebnisse, die allerdings gleichfalls als nicht-objektivierend aufgefasst
werden müssen.
Aus diesem kurzen Rückblick ergibt sich die erforderte genetische
Neugründung der Seins- und Bewusstseinsbegriffe und, darin impliziert,
die ihrer Korrelation. Kommen wir nun auf die These des Husserlschen
Idealismus zurück. Mit dem « Universum wahren Seins » kann nicht
irgendeine Art von Seiendem oder gar irgendein Seiendes gemeint sein.
Denn dieses Universum schließt in sich « jedes erdenkliche Sein, ob es
immanent oder transzendent heißt » und « jede Art Seiendes selbst, reales

19
E. Husserl, Hua I, S. 118.
20
E. Husserl, Hua XVII, S. 179.
21
E. Husserl, Hua I, S. 118.
22
E. Husserl, Hua I, S. 119.
Ip 47

und ideales »23 ein. Dies bedeutet zuerst, dass es nicht in einer
gegenständlichen Weise, d. h., weder selbst als ein Gegenstand noch als der
Inbegriff der Gegenstände gedacht werden kann, da Gegenständlichkeit
selbst nur eine Art von Seiendem bezeichnet. Sofern Husserl die allgemeine
Theorie des Gegenstands « Ontologie » nennt, bedeutet dies ferner, dass das
Universum wahren Seins nicht in einer ontologischen Weise zu denken ist.
Es muss demzufolge etwas bedeuten, was jeden Sinn von Seiendem, freilich
in einer noch zu klärenden Weise, fundiert. Was aber bildet das
Sinnfundament aller Seienden, wenn nicht die ontologische Ganzheit der
Seienden? Husserls Antwort auf diese Frage lautet bekanntermaßen: « die
Welt ». Dieser grundwesentliche Weltbegriff ist nicht als eine ontologische
Ganzheit, sondern, was ebenfalls bekannt ist, als « Horizont », sogar als
« Horizont aller Horizonte », bestimmt. Die Weise, in der der universale
Welthorizont alle möglichen Seinssinne fundiert, kann, wie schon
angedeutet, durch die genetisch-konstitutiven Analysen der
Horizontintentionalität enthüllt werden. Der Schlüssel zum Verständnis
dieser Fundierungsweise, um hier nur einen Hinweis zu geben, liegt im
Begriff der Vorgegebenheit, mit dem sich eine grundlegende Analyse des
Welthorizonts beschäftigen muss. Die transzendental-genetische
Neugründung des Seinsbegriffs ist daher grundsätzlich durch die
horizonthafte Vorgegebenheit der Welt zu denken.
Die hier weiter erforderliche Analyse der Weltvorgegebenheit kann
offensichtlich nicht ohne eine entsprechende genetische Neugründung des
Bewusstseinsbegriffs durchgeführt werden. Diese ist allerdings auch schon
in dem genetischen Intentionalitätsbegriff impliziert. Das Bewusstsein bzw.
das Ich bedeutet in der genetischen Phänomenologie nicht ausschließlich
den Vollzieher des bewussten Aktes, sondern vielmehr den Vollzieher der
Synthesen aller möglichen Stufen. In diesem Sinne wird Husserls
Einführung der Terminologie des « transzendentalen Lebens » in der
genetischen Phänomenologie verständlich. Das Bewusstsein ist insofern als
« Leben » zu verstehen, als es « ein unendlicher, in der Einheit universaler
Genesis verknüpfter Zusammenhang von synthetisch zusammengehörigen
Leistungen24 » ist. Kurz gesagt ist das Bewusstsein als konstituierende
Subjektivität « urquellende Lebendigkeit25 », Ursprung der Genesis. Die
lebendig-fungierende transzendentale Subjektivität ist deshalb dasjenige,
worauf alle möglichen Seinssinne eigens zurückgeführt werden, wenn dies
durch konstitutive Analysen auf « intentionale Ursprünge » geschieht26.

23
E. Husserl, Hua I, S. 117f.
24
E. Husserl, Hua I, S. 114.
25
E. Husserl, Späte Texte über Zeitkonstitution (1929-1934): Die C-Manuskripte, Hua Mat
VIII, S. 58.
26
E. Husserl, Hua VI, S. 171.
48 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Nur insofern kann behauptet werden, dass « jeder erdenkliche Sinn, jedes
erdenkliche Sein […] in den Bereich der transzendentalen Subjektivität als
der Sinn und Sein konstituierenden » fällt27. Diese Behauptung kann nun
wirksam als die Prämisse der oben zitierten « These » des transzendentalen
Idealismus verstanden werden: Es ist unsinnig, das Universum des Seins
ohne einen wesentlichen Bezug auf das Universum des Bewusstseins zu
denken, weil das als transzendentale Leben verstandene Bewusstsein sich
als « Sinn und Sein konstituierend » erweist.
Trotz des formalen Charakters unserer Ausführungen können bis hierher
schon einige Ergebnisse festgehalten werden. Wenn man Husserls Idee der
genetischen Phänomenologie treu bleibt und seinen transzendentalen
Idealismus daraus zu verstehen versucht, wird zum ersten Mal verständlich,
warum es gerechtfertigt ist, die transzendentale Phänomenologie (qua
Forschungsprogramm) und den transzendentalen Idealismus (qua
philosophische Position) als identisch zu betrachten, wie Husserl dies ja
selbst getan hat. Denn diese zwei Titel bezeichnen nur die
methodologischen und systematischen Weisen, denen zufolge ein einziges
fundamentales Problemfeld zugänglich wird, nämlich die universale
Korrelation von Sein und Bewusstsein bzw. Welt und Subjektivität. In
diesem völlig formalen Sinne wird deshalb minimal verständlich, weshalb
Husserl sagen konnte, dass « nur wer den tiefsten Sinn der intentionalen
Methode oder den der transzendentalen Reduktion […] missversteht, […]
Phänomenologie und transzendentalen Idealismus trennen wollen28 » kann.
Nun wenn man diesen Satz richtig versteht, wird sich diejenige Lesart, die
Husserls « eigentliche phänomenologische Arbeit » und seine sogenannte
« idealistische Selbstinterpretation » zu unterscheiden sucht, als unhaltbar
erweisen. Es bedarf kaum der Erinnerung daran, dass eine solche Lesart in
der nachhusserlschen Phänomenologie weit verbreitet ist und etwa von
Landgrebe (hauptsächlich in « Husserls Abschied vom Cartesianismus »),
Merleau-Ponty (in « Le philosophe et son ombre »), Gadamer und Ricœur
vertreten wurde. Diese Lesart kann freilich aus verschiedenen Perspektiven
begründet werden; gleichwohl erliegt sie grundlegenden – bewussten oder
unbewussten – Missverständnissen bzw. Missdeutungen des Grundsinnes
des Husserlschen Idealismus, der hier, wenn auch nur formal, dargelegt
werden soll.
Eine wirksame Verteidigung des Husserlschen Idealismus darf aber
gerade nicht bloß formal bleiben, da der Grundsinn dieses Idealismus
seinen vollen Sinn keineswegs erschöpft. Dieser Idealismus muss daher

27
E. Husserl, Hua I, S. 117.
28
E. Husserl, Hua I, S. 119.
Ip 49

auch inhaltlich neu erklärt werden, um auf einige konkrete Vorwürfe


antworten zu können. Dem wollen wir uns nun kurz zuwenden.

Die Problemfelder, deren Behandlung den transzendental-genetischen


Idealismus inhaltlich verteidigen soll, können hier, wie am Anfang bereits
gesagt, lediglich angedeutet werden. Diese Andeutungen sind jedoch nicht
willkürlich gegeben, sondern können, der inneren Logik der Husserlschen
Theorien folgend, als Antworten auf konkrete Vorwürfe dargestellt werden.
Hierfür sind drei Punkte zu benennen.
Einer der klassischsten Einwände, der gegen die Husserlsche Idee einer
universalen Korrelation zwischen einer konstituierenden Subjektivität und
einer konstituierten Welt erhoben wird, ist der Gedanke, dass die Welt,
konsequent als « Horizont » gedacht, vor jeder Bewegung der bewussten
Aktivität oder Reflexion gegeben ist und deshalb nicht von subjektiv-
konstitutiven Leistungen abhängt. Dieser Einwand findet sich häufig durch
die Bemerkungen ausgedrückt, dass die Welt « vorgegeben » sei oder
« vorreflexiv gelebt » werde (siehe Merleau-Ponty und Sartre) oder dass die
Subjektivität als menschliches Dasein nicht ursprünglich
« weltkonstituierend », sondern « in die Welt geworfen » sei (Heidegger).
Abgesehen davon, dass diese Formulierungen sehr unterschiedlich
ausfallen, muss der Gedanke, dass die Welt nicht « konstituiert » sein
könne, wenn sie zugleich « vorgegeben » sei, als höchst problematisch
angesehen werden. An dieser Stelle müssen der systematische Ort und die
methodologische Strenge, die den genetischen Analysen der konstitutiven
Korrelation eigen sind, noch einmal berücksichtigt werden. Der universale
Welthorizont wird zwar auf der genetisch elementarsten Ebene von Husserl
ebenfalls als « vorgegeben » bestimmt, dennoch kann diese Vorgegebenheit
selbst nicht als eine Vorgegebenheit gelten und erkannt sein, ohne ihren
eigenen intentionalen Ursprung zu haben. Dieser Ursprung liegt
selbstverständlich nicht in einer thematischen und reflexiven Form des
Bewusstseins, sondern kann nur durch die rückgehende Enthüllung der
Horizontintentionalität des Weltbewusstseins29 und durch den « Abbau »
des Systems der Weltapperzeption30 schrittweise und umfassend entdeckt
werden31. Die Ausarbeitung der konstitutiven Korrelationen auf diesen
genetisch vorgängigen Ebenen liefert insofern die Rechtfertigung für die

29
Vgl. E. Husserl, Hua VI, S. 145, 154f.; Die Lebenswelt: Auslegungen der vorgegebenen
Welt und ihrer Konstitution: Texte aus dem Nachlass (1916-1937), Hua XXXIX, S. 69, 73,
81ff.; Erfahrung und Urteil: Untersuchungen zur Genealogie der Logik, hrsg. von Ludwig
Landgrebe, Hamburg, Meiner, 1948, §§ 7-9.
30
E. Husserl, Hua XXXIX, S. 488f., 492; Hua Mat VIII, S. 118ff., 259ff.
31
Vgl. S. Geniusas, The Origins of the Horizon in Husserl’s Phenomenology, Dordrecht,
Springer, 2012, S. 177-192.
50 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Husserlsche idealistische These, als sie allein die Vorgegebenheit nicht


unkritisch als ein « factum brutum » akzeptiert, sondern diese als Korrelat
tiefliegender intentionaler Funktionen verständlich macht.
Eine andere Schlussfolgerung, die gewöhnlich aus der Kritik an Husserls
angeblichem « Cartesianismus » gezogen wird, lautet, in vereinfachter
Form ausgedrückt, folgendermaßen: Wenn die Subjektivität als
weltkonstituierend betrachtet wird, muss sie, um die Welt konstituieren zu
können, irgendwie « außerhalb » der Welt verortet werden oder
ursprünglich « weltlos » sein. Das ist aber nicht möglich, da unsere
Subjektivität unbestreitbar menschlich ist und sich innerhalb der Welt
befindet. Wie dieses Argument immer wieder im phänomenologischen
Denken der « Endlichkeit » zum Ausdruck kommt oder darin impliziert
bleibt, braucht jetzt nicht weiter ausgeführt zu werden. Wie kann Husserls
« konstitutiver Idealismus »32 nun aber gegen diesen Einwand verteidigt
werden?
Ein höchst bemerkenswerter Gedankengang, der sich im Verlauf der
Entwicklung von Husserls genetischer Phänomenologie langsam aber stetig
bildete, bietet hier eine Antwort. Es geht dabei um die Theorie der
transzendentalen Selbstverweltlichung. Die Entstehungsgeschichte dieser
Theorie und ihre systematische Bedeutung in der genetischen
Phänomenologie sind äußert komplex33. Trotzdem lassen sich die
Grundgedanken dieser Theorie in einer relativ leicht verstehbaren Form
darstellen: Die Weltkonstitution der transzendentalen Subjektivität kann
nicht ohne ihre Selbstkonstitution als weltlich seiende geleistet werden34.
Anders gesagt, weltkonstituierende Subjektivität muss sich als
weltzugehörige Subjektivität konstituieren, wenn sie als weltkonstituierend
gelten soll. Das heißt aber, dass menschliche Subjektivität als eine Form der
weltlichen Subjektivität nichts anderes sein kann als ein konstituiertes
Gebilde von transzendentaler Subjektivität35 und damit selbst ein
« Modus » der letzteren ist36. Menschliche Subjektivität ist niemals nur
menschlich, sondern wesentlich zugleich welt- und selbstkonstituierend, d.
h., transzendental. Weltliche und transzendentale Subjektivität bilden eine
nicht zu trennende konstitutive Einheit, wodurch sich der Gedanke einer

32
E. Fink, « Die Phänomenologie Edmund Husserls in der gegenwärtigen Kritik », in:
Kant-Studien 38, 1933, S. 377.
33
Vgl. S. Luft, Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology, Evanston,
Northwestern University Press, 2011, S. 83-102.
34
E. Husserl, Hua XV, S. 545f., 619, 639; Zur phänomenologischen Reduktion: Texte aus
dem Nachlass (1926-1935), Hua XXXIV, S. 155f., 286ff., 459; Hua Mat VIII, S. 171ff.
35
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 288f., 251f., 457ff.; Hua Mat VIII, S. 16.
36
E. Husserl, Hua XXXIV, S.154ff.
Ip 51

transzendentalen Subjektivität ohne Weltbezug bzw. Weltzugehörigkeit als


unsinnig erweist.
Die vollständige Gestalt dieser Theorie ergibt sich aus zwei
Gedankenrichtungen, die zusammen mit dieser Theorie selbst eine
entscheidende Bedeutung für Husserls transzendentalen Idealismus haben.
Auf der einen Seite muss die Idee, dass die transzendentale Subjektivität
sich als eine weltlich seiende konstituiert (« verweltlicht »), konkret in den
genetisch-konstitutiven Analysen der Apperzeptionen begründet werden.
Diese Analysen zeigen, dass das Menschsein der Subjektivität notwendig
in dem Sein der Welt impliziert ist und, weil letzteres grundsätzlich als
vorgegeben erscheint, auch selbst zum Gesamtzusammenhang der
Vorgegebenheiten gehört37. Als solches muss sein intentionaler Ursprung
in dem entsprechenden Zusammenhang der Apperzeptionen verortet
werden, der einer statischen Analyse unzugänglich bleibt38.
Auf der anderen Seite ist die Theorie der Verweltlichung nicht nur ein
(phänomeno-)logisches Ergebnis der genetischen Theorie der
Weltkonstitution, sondern steht ebenso in einer engen Verbindung zu
Husserls reifster Theorie der transzendentalen Reduktion. Auf die
ungeheuren Komplikationen, die durch Husserls Auseinandersetzung mit
Finks « transzendentaler Methodenlehre » auftraten, kann hier nicht
eingegangen werden39. Es lässt sich lediglich sagen, dass auch bei Husserl
der volle Sinn der Verweltlichung nur durch die Reduktion als deren
« Gegenbewegung »40 zu sichern ist. Da die Verweltlichung selbst eine Art
Konstitution ist und da die Konstitution nur als ein transzendentaler Begriff
zu verstehen ist, kann die Theorie der Verweltlichung nicht erklären, wie
der Mensch zu seiner eigenen transzendentalen Dimension durchbrechen
kann41. Diese Erklärung wird aber bekanntlich von Husserls Theorie der
Reduktion geliefert, wenn auch nur vollständig in seinen Manuskripten aus
den 1930er Jahren42.
Wie dem auch sei, ist nun klargeworden, dass die Theorie der
Verweltlichung einen wichtigen Bestandteil der genetischen Umarbeitung
des transzendentalen Idealismus ausmacht. Denn dadurch kann nicht nur
verständlich gemacht werden, inwiefern die Idee einer weltlosen

37
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 286-288.
38
E. Husserl, Hua XXXIX, S. 120.
39
Vgl. S. Luft, Phänomenologie der Phänomenologie. Systematik und Methodologie der
Phänomenologie in der Auseinandersetzung zwischen Husserl und Fink, Dordrecht,
Kluwer, 2002, S. 207-308.
40
Vgl. E. Fink, VI. Cartesianische Meditation. Teil 1: Die Idee einer transzendentalen
Methodenlehre, hrsg. von Hans Ebeling, Jann Holl und Guy van Kerckhoven, Dordrecht,
Kluwer, 1988, S. 124.
41
Vgl. E. Husserl, Hua XV, S. 456f.
42
Vgl. E. Husserl, Hua XXXIV.
52 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Subjektivität für diesen Idealismus durchaus ein Mythos ist, sondern auch,
dass dieser Idealismus eine ganz neue Perspektive bezüglich der
Phänomene der Weltlichkeit, Menschlichkeit und Endlichkeit bieten kann,
die diese Phänomene weder entgleiten lässt noch leugnet, sondern
prinzipiell zu verstehen erlaubt.
Der letzte Punkt bezieht sich zudem auch auf einen bekannten Einwand,
der sowohl gegen Husserls Phänomenologie als auch gegen seinen
Idealismus hervorgebracht wird: nämlich der des « Solipsismus ». Dieser
Einwand ist mittlerweile so banal geworden, dass es sich heute fast nicht
mehr lohnt, ihn noch einmal zu widerlegen. Jedem umsichtigen Leser der
fünften der Cartesianischen Meditationen dürften die Gründe einsichtig
werden, weshalb Husserl am Ende dieses Textes den Solipsismus mit
vollem Recht als « Schein » beurteilt43. Es geht hier nicht direkt darum, den
Solipsismus zu widerlegen, sondern Husserls Intersubjektivitätstheorie von
der genetischen Perspektive aus zu betrachten, um so ihre unverzichtbare
Rolle für das Programm des transzendentalen Idealismus klarzustellen.
Es gibt kein Zweifel darüber, dass Husserls transzendentalem Idealismus
eine Theorie der transzendentalen Intersubjektivität innewohnt. Der « volle
und eigentliche Sinn des phänomenologisch-transzendentalen
„Idealismus“ » wird erst durch die Analysen der Intersubjektivität
verständlich44. Die große Frage lautet nur « wie? » Diese Frage ist nur in
mindestens in zwei Schritten zu beantworten.
Im Voraus gilt es zu beachten, dass die Intersubjektivitätstheorie in der
fünften der Cartesianischen Meditationen zwar einen wahren Kern enthält,
in ihrer Darstellungsweise jedoch als schwer mangelhaft zu bewerten ist.
Diesbezüglich sind die Analysen von Klaus Held und Nam-in Lee höchst
aufschlussreich. Nach Lee ist der Text vor allem deswegen verwirrend, weil
er von einer ungebührlichen Mischung statischer und genetischer Analysen
durchzogen ist45, die tatsächlich einen solipsistischen Eindruck vermitteln
kann46. Durch Helds Analyse wird klar, dass der phänomenologische
Aufbau der Intersubjektivität in diesem Text problematisch werden muss,
weil Husserl hier die ursprüngliche Art von Fremderfahrung grundsätzlich
statisch konstruiert und sie damit missdeutet47. Wie soll dann eine

43
E. Husserl, Hua I, S. 176.
44
Ebd.
45
N.-I. Lee, « Static-Phenomenological and Genetic-Phenomenological Concept of
Primordiality in Husserl’s Fifth Cartesian Meditation. », in: Husserl Studies 18, 2002, S.
165-183.
46
Ebd., insb. S. 177.
47
K. Held, « Das Problem der Intersubjektivität und die Idee einer phänomenologischen
Transzendentalphilosophie », in: Perspektiven transzendentalphänomenologischer
Forschung, hrsg. von Ulrich Claesges und Klaus Held, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1972,
S. 45-49.
Ip 53

konsequent genetische Intersubjektivitätstheorie konzipiert werden, die den


« vollen und eigentlichen Sinn » des transzendental-genetischen Idealismus
verwirklichen kann? Husserl weist darauf hin, dass sein Idealismus « sich
als eine Monadologie48 » darstellt (und sich daraus ergibt). Dieser Begriff
der Monadologie lässt sich allerdings nicht mittels der (mangelhaften)
Analysen der fünften der Cartesianischen Meditationen vollständig
begründen, sondern er muss auf der Grundlage verschiedener
Forschungsmanuskripte rekonstruiert werden. Ohne diese Aufgabe hier
durchführen zu können49, sollen zwei Grundzüge jener genetischen Theorie
der monadologischen Intersubjektivität kurz umrissen werden.
Erstens liegt das Ziel einer genetischen Intersubjektivitätstheorie nicht
in einer Geltungsrechtfertigung der Fremd- und Welterfahrung, sondern in
der Enthüllung ihrer wirklichen Genesis. Dies bedeutet, dass die
Subjektivitäten, die hier in ihrem Zusammenhang untersucht werden, nicht
primär aktive und erkennende Subjektivitäten sind, sondern fungierende
und lebende. Wenn man die Subjektivitäten konsequent genetisch als
lebendige Funktionszentren betrachtet, dann ergeben sich daraus die
Schlüsselbegriffe der transzendentalen mitfungierenden Intersubjektivität50
und der transzendentalen Mitsubjekte51. Aufgrund dieser Begriffe kann der
Begriff der « transzendentalen „Wir“-Subjektivität »52 nicht mehr primär,
wie es in jener Textstelle ungeschickt angedeutet wird, in einer
« objektiven » Weise verstanden werden. Vielmehr weist er zurück auf die
ursprüngliche Gemeinschaftlichkeit der transzendentalen Erfahrung, in der
mein eigenes Ego keinen Vorrang gegenüber einem anderen beanspruchen
kann.
Zweitens muss nun der vollen Konkretion dieser transzendentalen
Lebensgemeinschaft Rechnung getragen werden. « Die Vielheit der
Subjekte », die Husserl als « das konkrete Absolute » bezeichnet53, kann
ihrerseits nur konkret sein, wenn alle diese Subjekte welthaft sind. Denn
« die volle Konkretion des Ich als Monade » ist ausdrücklich in der
Welthaftigkeit des Ich festgelegt54. Welthaft zu sein bedeutet, der Theorie
der Verweltlichung folgend, wiederum notwendigerweise zweierlei:

48
E. Husserl, Hua I, S. 176.
49
Vgl. I. Yamaguchi, Passive Synthesis und Intersubjektivität bei Edmund Husserl, Den
Haag, Martinus Nijhoff, 1982; G. Römpp, Husserls Phänomenologie der
Intersubjektivität, Dordrecht, Kluwer, 1992; N.-I. Lee, Edmund Husserls Phänomenologie
der Instinkte, 1993; D. Zahavi, Husserl und die transzendentale Intersubjektivität,
Dordrecht, Kluwer, 1996.
50
E. Husserl, Hua XIV, S. 409.
51
E. Husserl, Hua VI, S. 167, 184f; Hua XV, S. 446; Hua Mat VIII, S. 391-395.
52
E. Husserl, Hua I, S. 137.
53
E. Husserl, Hua XIV, S. 272.
54
E. Husserl, Hua I, S. 102.
54 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

nämlich weltkonstituierend und selbstverweltlichend zugleich zu sein. Mit


diesem Gedanken erreicht die genetische Theorie der monadologischen
Intersubjektivität ihren Gipfel: Das « Monadenall »55, das die Ganzheit der
weltkonstituierenden Subjekte bezeichnet, ist schlechthin auch die Ganzheit
der weltlichen Subjekte, die im weitesten Sinne des Wortes das
« Menschentum » ausmacht. Daraus ergibt sich der merkwürdige Begriff
eines « transzendentalen Menschentums »56, der die monadologische
Intersubjektivität in ihrer vollsten und konkretesten Bedeutung umgreift.

Kommen wir nun abschließend zu unserem Hauptthema zurück. Mit


diesen drei Punkten sind bezüglich des Husserlschen Idealismus drei
Problemfelder in ihren Grundzügen und Behandlungsrichtungen angedeutet
worden: das Problem des Welthorizonts, der Verweltlichung und der
Monadologie. Es ist deutlich geworden, dass Husserls Behandlung dieser
Probleme auf mehrere häufig hervorgebrachte Einwände zu antworten
vermag. Nun haben wir vielleicht genug Abstand gewonnen, um zu sehen,
dass die Lösung dieser Probleme nicht nur als Widerlegungen dieser oder
jener Einwände aufzufassen sind, sondern darüber hinaus auch in einem
einheitlichen Zusammenhang betrachtet werden können. Dieser
Zusammenhang betrifft die Weise, wie wir von dem Grundsinn des
transzendental-genetischen Idealismus zu seinem vollen Sinn übergehen
können. Damit soll zum Ausdruck gebracht werden, dass die bloß formale
Idee dieses Idealismus sich in ein inhaltlich und systematisch
durchzuführendes Programm verwandeln kann.
Das Programm eines transzendental-genetischen Idealismus ist nach
unserer Rekonstruktion eine Form des phänomenologischen Weltdenkens,
das zugleich ein transzendentales Denken der Genesis ist. Die
Untersuchung der einzelnen Problemfelder ist dieser zweiseitigen
Grundrichtung untergeordnet, welche ihnen dadurch auch ihre eigentliche
Bedeutung verleiht. In diesem Sinne hat Fink trotz allem Recht, wenn er
« die Grundfrage der Phänomenologie » als « die Frage nach dem Ursprung
der Welt » bestimmt57. Diese wesentliche Zweiseitigkeit der Husserlschen
Phänomenologie scheint nicht nur in der nachhusserlschen
Phänomenologie verloren gegangen zu sein, sondern auch heute noch wird
sie nur selten in der Husserl-Forschung hervorgehoben. Es fällt damit
unserer philosophischen Gegenwart zu, die Frage zu entscheiden, ob die
transzendentale Phänomenologie im strengen Husserlschen Sinn noch eine

55
E. Husserl, Hua XIV, S. 295, 357, 409; E. Husserl, Hua XV, S. 609, 666 usw.
56
E. Husserl, Hua XXXIV, S. 153f.
57
E. Fink, « Die Phänomenologie Edmund Husserls in der gegenwärtigen Kritik », S. 338.
Ip 55

Zukunft haben kann, und es liegt somit an uns, noch einmal zu erwägen, auf
welche Weise sie gegebenenfalls vertieft oder umgestaltet werden kann58.

58
Dieser Artikel entstammt der Masterarbeit, die der Autor im Sommer 2019 an der
Chinese University of Hong Kong abgeschlossen und unter dem Titel « World and
Genesis: An Investigation into Husserl’s Transcendental-Phenomenological Idealism »
verteidigt hat. Der Autor dankt Prof. Dr. Saulius Geniusas, seinem unermüdlichen
Betreuer, und Prof. Dr. Alexander Schnell für dessen großzügige und tiefgehende
Kommentare. Er dankt auch Charlotte Reinhardt für die sprachlichen Korrekturen dieses
Beitrags.
Husserlian Phenomenology of Meaning:
Across Language Boundaries?

VERONICA CIBOTARU

INTRODUCTION

The aim of this paper is to investigate whether Husserl’s theory of meaning


can be applied to all human, natural languages, and if so, whether it can be
considered as being universal. Husserl’s theory of meaning of linguistic
expressions is supposedly valid for all possible natural languages since it
aims to discover the “a priori laws which determine the possible forms of
meaning”, as Husserl argues at the beginning of the fourth chapter of the
Logical Investigations. I would like to examine whether Husserl’s analysis
and results, which he considers as being a priori, can be universalized to all
human languages and whether, contrary to what Husserl claims, they are
not indeed implicitly dependent on an empirical, a posteriori
presupposition, which is the presupposition of one certain type of language
that is characteristic of European languages.
My approach consists in juxtaposing Husserl’s theory of meaning with
an analysis of meaning modalities of languages that use ideograms, as for
instance Chinese or Japanese. For this purpose, I will draw mainly on the
Logical Investigations since we find in this work the groundings on his
theory of meaning. As I will show, the theory of meaning of Logical
Investigations is based on a distinction between meaningful expression and
expression considered as a pure sensitive phenomenon. Yet, this distinction
appears to be less obvious in languages that use ideograms. In the Logical
Investigations, the simplest meaning unity is considered to be a linguistic
expression (Ausdruck) that is not composed and cannot be divided in other
expressions, but only to “sounds and syllables”. Those sounds and syllables
are not signifying parts of the expression but “parts of the expression as
sensitive phenomenon”. This distinction between expression as meaning
unity and expression as a sensitive phenomenon is crucial since meaning
arises through what Husserl calls an “essential phenomenal modification”
(wesentliche phänomenale Modifikation) of a sensitive phenomenon.
However, when we consider linguistic expressions, i.e. words that are
formed with ideograms, we realize that the distinction between meaning
expression and sensitive phenomenon becomes less obvious since they are
mostly formed by means of several ideograms which are not simple sounds
Cibotaru 57

or letters. Thus, they are not mere sensitive phenomena, but possibilities of
meaning. Can we thus still describe the way those types of languages signify
through Husserl’s phenomenology of meaning? Or does it suggest that we
would need to search for a different type of phenomenology? In order to
answer this question, I will first show the main characteristics and principles
of Husserl’s theory of meaning. Then I will juxtapose Husserl’s theory with
the signifying modus of languages that are based on ideograms and show
why they cannot be described through the strict framework of Husserlian
phenomenology of meaning. Finally, I will suggest how we could describe
phenomenologically the way those languages signify, and examine if we
could, for this purpose, still take some elements of the Husserlian
phenomenology of meaning though in a reconsidered way.

THE
FUNDAMENTAL PRINCIPLES OF HUSSERL’S PHENOMENOLOGY OF
MEANING (BEDEUTUNG)

One of the most fundamental grounds of Husserl’s theory of meaning1


can be found in the ninth paragraph of the first part of Logical Investigations
called “The phenomenological distinctions between the phenomenon of
physical expression, the meaning-conferring and meaning-fulfilling acts2”.
Husserl makes a distinction between what he calls the “concrete
phenomenon of the meaningful expression”, i.e. the physical phenomenon,
which corresponds to the physical appearance of the linguistic expression
that he calls in German Word-sound (Wortlaut), and the acts that confers
him meaning3. Those acts confer meaning to the expression because they
create a relation to an object, which is the meant object, which has to be,
however, distinguished from the referred object. Meaning arises thus for

1
By talking in the context of this work of a Husserlian theory of meaning we do not refer
to meaning as such, which is, as Husserl shows it in the Prolegomena of the Logical
Investigations, an ideal entity independent of consciousness, but rather to the relationship
of consciousness to meaning, i.e., to the way words acquire meaning for consciousness.
2
Husserl uses in this work the German notion of Bedeutung for the concept of meaning.
However, starting from his lessons about the theory of meaning from 1908 and the Ideen I
(§124), he clearly distinguishes Bedeutung from Sinn (sense), maintaining however in its
fundamental lines the meaning of the concept of Bedeutung which he develops in the
Logical Investigations. For our present study it is the concept of Bedeutung which is of
interest since it allows us to understand how language conveys meaning, while the concept
of Sinn is situated already on an extra-linguistic ground since it allows us to understand
how meaning grounds every concrete act of perception.
3
E. Husserl, Logical Investigations, I, par. 9, version B. I will always use here the B
version.
58 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

consciousness through a relation to an object4. To mean is thus to mean


something, to mean an object, understood however as the object which is
inherent to the meaning act and not the referred object.
But, how does Husserl understand this meant object? He defines it in the
11th paragraph of the first part of Logical Investigation as an “ideal unity”
(ideale Einheit). The ideality of this unity, i.e. of this object has to be
understood, in my opinion, from three points of view. Firstly, the meant
object is ideal because it cannot be reduced to the real sensitive empirical
phenomenon, that is, the word or word group in which it appears. Secondly,
this meant object cannot be reduced to the real subjective act through which
the relation to this object arises. For this reason, it cannot be reduced to the
subjective, contingent and, hence, always different representation that is
associated by the same subject in different temporal moments or by
different subjects to the same meant object5. Thirdly, this object is ideal
because it cannot be merely identified with the real object that can
correspond to it. Indeed, this real object, which can be attested through
intuition is not essential for the possibility of meaning, and for this reason
should certainly not be confused with the meant object. The meant object is
what constitutes meaning as such6, the real object is what realizes the
meaning into the intuition, it is, so to speak, what gives “body” to this meant
object, but does not necessarily exist7. Consequently, the real object does
not constitute the meant object8. The meant object is thus autonomous from

4
And the opposite is true as well, as Husserl argues: “it is through the meaning that the
relation to the object constitutes itself.” (cf. Logical Investigations, I, par. 15, personal
translation).
5
Thus “Husserl can conciliate the contingency (of the empirical occurrence of the
meaningful expression as well as of the subjective representation which is associated with)
the universality of meaning”, as Jean-Christophe Devynck puts it in his book Logique du
phénomène, Sèvres, Presses Académiques Diakom, 2000, p.130 (personal translation). The
meaning of an expression is universal in the sense that it remains identical regardless of
those contingent elements.
As Mohanty puts it so well, “according to Husserl, we both create and grasp meanings”
(J. N. Mohanty, Edmund Husserl’s theory of meaning, Martinus Nijhoff, coll.
Phaenomenologica, The Hague, 1964, p. 4). We create meanings since they arise through
a subjective act, and at the same time we grasp them, because they cannot be reduced to a
mere subjective representation, but have an ideal, universal nature. However, Mohanty
does not take into account the Bolzanian influence on this point.
6
In his classes on the theory of meaning of 1908 (Appendix 13), Husserl even identifies
“meaning = objective relationship (gegenständilche Beziehung)” (Hua. XXVI, p. 177).
7
Thus, the donation of the real object fulfills the meaning, i.e. the relation to the meant
object, but does not constitute meaning.
8
As Mohanty draws our attention, this distinction between meant object and real object
can be drawn back to the distinction between symbolical thought and knowledge.
Knowledge is indeed the fulfilled meaning-intention, i.e. the apprehension of the real objet
Cibotaru 59

reality. It is this autonomy that constitutes, from this point of view, its
ideality9.
Thus, it is this relation to an object as an ideal unity that constitutes
meaning: through the meaning an ideal object is meant, or intended. As we
can see meaning in its possibility of being grasped by consciousness is
conceived by Husserl from the framework of intentionality, as intentionality
means the relation of the consciousness towards an object that is not
essentially a real object. At the same time, intentionality conceived as
“direct relation to the object” appears in Husserl’s work firstly through the
phenomenological analysis of the meaning10.
It becomes thus clear that meaning arises first for consciousness through
an intentional act. It is this intentional act that transforms a purely sensitive
phenomenon, like the simple sound or visual sight of words into meaningful
expressions. As Husserl puts it in his next paragraph, the physical
phenomenon of expression undergoes an “essential phenomenal
modification” through which the same sensitive phenomenon remains the
same and yet it is not the same anymore, since it acquires meaning for us.
Thus, we see that the concept of “essential phenomenal modification” is
a crucial concept for Husserl’s theory of meaning since it expresses the
paradoxical way through which meaning arises for consciousness. It is this
concept that allows us to understand the famous but not obviously clear
Husserlian distinction between meaningful expressions and indications
(Anzeige). Although indications also refer to an object, they do not refer to
it in a meaningful way, since they are associated with the indicated object
but do not undergo a phenomenal modification. The indication is still
perceived purely as a sensitive phenomenon, but is now associated with
another object, for example, a flag that is associated with the country it
represents. This process of association is thus possible precisely because the

which is given as the intuitive achievement of a meaning intention. (J. N. Mohanty, Op.
cit., p. 37-38)
9
I take this notion of “autonomy” from Jocelyn Benoist’s book Phénoménologie,
sémantique, ontologie, (Paris, PUF, 1997, p. 49). In his book, he introduces the concept of
an “autonomy of the meaning (autonomie du signifier)”. He conceives this autonomy as
“an own power (i.e. of the meaning) of producing objects”, that is, the power of producing
ideal and not real objects. (cf. Jocelyn Benoist, op.cit. p. 49, personal translation). That is
why he finally states that “if phenomenology has to teach us something, then it is its
unprecedented widening of the sense of object (personal translation)”. Indeed, for Husserl,
object does not mean simply real object, but first of all meant object. Thus, the field of
object becomes much larger. However, one should be careful to specify that the meant
object does not have being in the sense of the being of ideas in the Platonic sense, to which
Plato attributes ousia, i.e. reality. One could say that the meant object has an ideal being,
but of course the question remains open concerning the sense of this ideal being.
10
Cf. J. Benoist, Op. Cit., p. 46
60 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

indication does not undergo an essential phenomenal modification, but


remains a pure sensitive phenomenon.
As we see, the concept of essential phenomenal modification assumes a
radical distinction between the expression as a pure sensitive phenomenon
and the expression as a meaningful unity. This distinction is further
deepened from a mereological point of view in the fourth part of Logical
Investigation since he argues that the elements of the expression as physical
phenomenon do not compose the meaning unity. He thus states in the fifth
paragraph that expressions considered from a purely physical point of view
are not composed in the same way as expressions considered as meaningful
unities. The expression as a physical phenomenon is composed of syllables
and letters. The expression as meaning unity is composed, when it is
composed, of other simple expressions, which cannot be decomposed in
other parts. This is, for example, the case in a sentence or a part of a sentence
that is composed of simple words. Thus, the mereological framework of
Husserl’s theory of meaning is grounded on a fundamental presupposition,
which Husserl states clearly in the first paragraph of the fourth Logical
Investigation, namely that complex meaning is composed of “simple
elements” which are simple meaning unities. Husserl argues thus clearly for
an atomistic theory of meaning in the sense that it assumes that there are
elementary meaning unities which cannot be divided anymore in other
meaning unities which constitute by their combination all other composed
meaning unities11.
Hence we can see that those two distinctions, namely, on the one hand,
the distinction between expression as physical phenomenon and expression
as meaningful unity, and, on the other hand, the distinction between
composed and simple expression, are linked to each other, since the
presupposition that there are simple undivided expressions implies the fact
that an expression as a meaning unity cannot be divided in its sensitive parts,
i.e. its syllables and letters, since the physical phenomenon of the
expression is radically distinct from its meaning12.
These two linked distinctions, which are grounded on Husserl’s
conception of meaning as an intentional act, i.e. as a relation to an ideal

11
He gives as an example of such an elementary meaning unity the word “something”.
12
I gave here a brief account of Husserl’s theory of meaning especially as it appears in the
Logical Investigations, by describing how meaning arises for consciousness through the
subjective act. However, as Donn Welton insists on it, meaning for Husserl is also the
“result of sedimentation”, it is an intersubjective “heritage” which is delivered through
culture. (Donn Welton, The Origins of meaning, a critical study of the thresholds od
Husserlian phenomenology, The Hague, Martinus Nijhoff Publishers, 1983, p. 281-282).
Thus, we could say that the meaning-act as it is described in the Logical Investigations is
possible only on the ground of a linguistic heritage, although Husserl does not yet take into
account this heritage in this ground-breaking work.
Cibotaru 61

object that constitutes precisely the meaning unity are fundamental


elements of the theory of “the a priori laws (which determine) the possible
forms of meaning”13. The a priori laws that Husserl is pointing to here are
not those distinctions in themselves, but the combination laws that allow us
to build meaningful expressions by means of elementary meaning unities.
In other words, those laws are grammar a priori laws, according to the
project of a pure logical grammar that forms the purpose of the fourth
Logical Investigation. However, those distinctions are grounding for
Husserl’s a priori grammar since its a priori laws are operating on
elementary meaning unities, which are conceived as such from the point of
view of Husserl’s general theory on how meaning as such arises for
consciousness. So it is clear that by stating that those grammar laws are a
priori, Husserl implies that its grounding elements are a priori as well.
However, what does a priori mean here?
In order to understand the meaning of a priori in this context, this
fragment of the fourth Logical Investigation can shed light on our purpose:
Husserl states here that “language does not simply have physiological and
cultural-historical grounds, but also a priori grounds”14. The notion of a
priori here clearly means something that is opposed to the empirical
diversity of languages (due to cultural-historical grounds) as well as to its
psychological explanation15. Thus, it seems that a priori here means
something that is ideal since it is opposed to psychological, cultural, and
historical studies as empirical sciences. It also means a form of universality,
that is transcending cultural and historical boundaries. Moreover, ideality
and universality are bound together as we can see in this statement of the
fourth Logical Investigation: “Whatever is the importance of the real
content of historical languages […] every language is bound to this ideal
armature”16. So the ideal character of those grammar laws implies their
universal character, since they are valid for every language.
My aim now is not to assess this universal presupposition on the level of
the laws of Husserl’s pure grammar, but on a deeper level, i.e. on the level
of Husserl’s theory on how meaning as such arises for consciousness. The
question I would like to address is this: can Husserl’s crucial distinctions
between: expression as physical phenomenon and meaningful unity, and

13
E. Husserl, Logical Investigations, IV, Introduction.
14
Idem, § 14. Husserl even states that “no language is thinkable, which is not essentially
determined by this a priori.” He conceives this a priori as an “ideal armature” (ideales
Gerüst), which has different “empirical cover (Umkleidung)”.
15
Husserl emphasizes the same opposition between a pure grammar and a historical and
psychological explanation of language in his Classes on logic from 1917/ 1918. (cf. Hua.
XXX, p. 97).
16
E. Husserl, Logical Investigations, IV, § 14.
62 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

between composed and simple expression, and hence, the intentional theory
of meaning that underlies those distinctions be applied to all languages? In
particular, can it be applied to languages that use ideograms such as Chinese
or Japanese?

HOW DO LANGUAGES THAT USE IDEOGRAMS CONVEY MEANING?

Before starting to analyze if languages that use ideograms can be


described through the framework of Husserl’s phenomenology of meaning,
first of all, we should ask what is an ideogram. Although ideograms is the
commonly used word for characters, especially for Chinese characters that
gave birth for instance to Japanese and Sino-Vietnamese characters,
linguists insist on the necessity of calling those characters logograms
instead of ideograms17. Indeed, characters do not represent a mere abstract
idea, but a word, or several words, which are part of one or several
languages.
Further, one could say that a character is in the middle between a picture
and a symbol. Indeed, as Bloomfield puts it, it is a picture that has become
“rigidly conventionalized”18. Thus a character, even when it has a direct
relationship to reality (which is rarely the case), by representing a concrete
real entity (such as for example the character “horse”), is already estranged
from reality, since it is not a mere picture that represents reality, but is
already conventionalized. At the same time, a character is not a symbol,
since a symbol is a “mark or groups of marks that conventionally represent
some linguistic form”, i.e. a form that does not have a relationship to picture
but to language, and thus also to sound19.
How does language that uses characters convey meaning? First of all,
one must say that a character has mostly a double value, i.e. a meaning and
a phonetic value. It has a meaning value in the sense that it can represent a
word or a part of a word, and it has a phonetic value insofar as it can be used
for its phonetic value for forming new words. Despite this double value, a

17
See, for example, Leonard Bloomfield, Language, London, George & Allen Unwin Ltd,
1933, p. 285: “the characters represent not features of the practical word (“ideas”), but
features of the writers’ language; a better name, accordingly, would be word-writing or
logographic writing.” See also Viviane Alleton, Regards actuels sur l’écriture chinoise in
Paroles à dire Paroles à écrire, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales, 1997, p. 192. She states in this article that Chinese characters do not represent
directly ideas, but have a relationship to spoken words, and thus to sounds.
18
L. Bloomfield, Op. cit., p. 284.
19
Idem, p. 285 According to Bloomfield, the first symbols were mostly syllables (and not
letters!). He thus thinks about the cuneiform syllabic writing system of the ancient
Mesopotamians. (cf. Idem, p. 287).
Cibotaru 63

character is relatively independent from its phonetic value, since it can have
several phonetic values, according to the different languages it is used in
(such as for example Mandarin or Cantonese) or according even to the
different pronunciations it can acquire in one and the same language (that
is the case of Japanese for example20. As one may see, a character functions
as a base of meaning on which new words can be built, either by using its
meaning or by using its phonetic value21.
Let us see now how a character is built. In Chinese, the language that
gave birth to characters, most characters that have a certain level of
complexity contain two elements, which are actually two indicators: a
pronunciation indicator, and a meaning indicator. The latter is also called a
“radical” or a “key”, and can be an independent character whose meaning,
however, is not directly relevant for the new character. Thus, if we take for
example the Chinese character 煌 “huang” meaning “brilliant”, we see that
it is composed of the key 火 which indicates a meaning related to “fire” and
a pronunciation indicator 皇, which shows us that we should pronounce this
word as “huang”. The meaning indicator is very useful for mono-syllabical
languages like Chinese, that have a lot of homophonous words, to
distinguish words that sound alike but do not have the same meaning. For
instance, in our case the meaning indicator of “fire” allows us to distinguish
this character from another one 惶 that is pronounced in the same way as
“huang”, but that means “frightened”, having the meaning indicator 心
“heart”.22 Conversely, a meaning indicator creates a common meaning
horizon for an indefinite number of characters. That is why it is called
“notional category”. Thus the character “brilliant” 煌 and the character 燒
“to burn” (“shao”) have the same meaning character 火 i.e. “fire”23.
It happens as well that one character combines two semantic elements,
i.e. two independent characters, as for example this character 安 which

20
Japanese language distinguishes two main types of pronunciation for one and the same
character, i.e. the original Chinese (called the on pronunciation) and the Japanese
pronunciation (called the kun pronunciation).
21
A character, even when it has a phonetic value, remains different still from the letter of
an alphabet since it does not represent a phoneme as such nor even a sound. Rather, it
represents originally a meaning unity. The character lacks thus this immediate relationship
to the sound that is the essential feature of an alphabet letter (even if it has a relationship
to an abstract sound, i.e. a phoneme) as Havelock shows it. It remains thus a “thought
object” which the letter is precisely not according to Havelock, an alphabetical written
system being entirely thoughtless. (Eric A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite
en Occident, transl. E. E. Moreno. Paris, Maspero, 1981, p. 59).
22
The character 心 appears in a slightly different form than when it is written together with
another character, for reasons of space.
23
V. Alleton, op. cit., p. 194.
64 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

means “peace”. It is formed of two characters, of 宀 meaning “roof” and of


女 meaning “woman”24. In that case those characters are put together in
order to evoke metaphorically the notion of “peace”. This character is thus
the result of a meaning construction process that actually interprets the
meaning of peace (peace is when one has a roof and a woman). We may
thus talk in that case of an interpretative meaning. The exact way of
describing this meaning process is yet still to be found25.
Let’s move on now from the monosyllabic languages as Chinese to the
polysyllabic languages as Japanese. Apart from the meaning processes that
we have found already in Chinese we find a third process analogous to the
processes we have already analyzed, since it is also a combination process,
but this time it is applied for forming not one single character but a group
of characters that express at least one syllable of a single word26. When
characters are not used for their phonetic value, they are used for their first
meaning like, for example, the character 雨 “ame” meaning “rain” that can
be used as part of this word 雨雲 “amagumo” which means “raincloud” or
as part of the word 雨滴 “uteki” which means “raindrops”27. Further, a
character can also be used in its metaphorical sense like, for example, in the
case of the character 音 “on” meaning “sound”, which can be used as part
of the word 音楽 “ongaku” meaning literally “pleasant sound”, and which
actually means “music”. In that case, of course, the character “sound” is not
used in its first meaning since music is much more than just a pleasant
sound28. Eventually, a character can also be used as part of other words in
a variety of meanings that are all bound by a common horizon of meaning
as, for example, in the case of the character 説 “setsu”, which means

24
The character 宀 is not used independently, but only as a key.
25
It happens also that characters are used for a specific word because the visual aspect of
the character evokes the meaning of the word. This is for instance the case of the character
永 “yong” which means in Mandarin “eternity”. The visual aspect of the character is meant
to evoke a circular movement.
26
Japanese uses characters but also two syllabaries. Usually the syllabical writing system
is used for expressing grammatical meaning (plural, verb mods, prepositions…) or for
writing foreign words.
27
We see from this last example that one and the same character does not have necessarily
the same pronunciation in all words within which it occurs. It is not bound to one and the
same phonetic form.
28
Sometimes characters are also used in a word because they refer to a story. This is the
case for example of the character group 矛盾 “mujun” meaning literally “halberd shield”
which means actually “contradiction”. It refers to a Chinese story that shows a
contradiction: a seller is advertising for a halberd that beats every shield, and at the same
time for a shield that is resisting to every halberd. This of course cannot be true at the same
time.
Cibotaru 65

“opinion, theory”. It can be used for instance in the word 説く “toku” which
means “to explain, to persuade” or in the word 小説 “shousetsu” meaning
literally “small theory”, and which means actually “novel, story”. We see
thus that in those two words the character 説 is not used in its exact original
meaning but in two different meanings while it maintains a relationship to
its original meaning.
Hence, it becomes clear from this analysis that we cannot analyze those
complex Japanese expressions in terms of composed and simple
expressions, as Husserl does in the Logical Investigations. Indeed, the
characters that compose a Japanese word do not appear here as independent
meaning unities but participate to the meaning of the word in an organic
untieable way. At the same time, contrary to the Husserlian analysis of a
word as being built of sensitive elements, we cannot analyze those
characters as mere visual or auditive elements since they convey meaning
and not merely grammatical meaning. Thus we are confronted here with a
meaning phenomenon that escapes from the Husserlian double analysis of
a word as a physical phenomenon and meaningful unity, and at the same
time as composed and simple expression. Two elements of his analysis that
are bound together as we have seen. How can we, then, describe this
meaning phenomenon?

HOW CAN HUSSERLIAN PHENOMENOLOGY HELP US DESCRIBE THIS


SPECIFIC MEANING PHENOMENON?

First of all, we could analyze this phenomenon with the aid of a linguistic
instrument, i.e. the morpheme. In its general meaning, the morpheme
designates the smallest unity of meaning, as opposed to phoneme, i.e. the
smallest unity of sound.29 Apparently, this notion suits well with the
framework of Husserl’s phenomenology of meaning, since as we have seen,
he assumes the existence of simple unities of meaning which cannot be
divided anymore into other unities of meaning. They can be thus conceived
as the smallest unities of meaning. However, for Husserl those simple
unities of meaning are words. This appears clearly from the examples he
always gives in the Logical Investigations, and especially from the
definition of the meaningful expression as the “essential phenomenal
modification” of “the physical word phenomenon” (physische
Worterscheinung)30. Yet, the morpheme is an abstract unity of meaning,

29
J. Dubois, M. Giacomo, J.-B. Marcellesi, J.-P. Mével, Dictionnaire de linguistique et des
sciences du langage, Larousse, 1994, p. 310-311.
30
E. Husserl, Logical Investigations, I, § 10.
66 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

which can also be a grammatical meaning unity. The morpheme is isolated


through the segmentation of a word. For instance, the word “players” can
be divided into three morphemes” “play”, which gives the core meaning,
“er” that means “the action of doing something”, and “s” that means the
“plural”. Those morphemes are not in themselves a meaning unity in
Husserl’s sense, because they do not mean an object by themselves, it is
only as a whole that they mean something. Moreover, the last morphemes
cannot even form independent words. Apparently, there is a striking
resemblance between a morpheme and a character, insofar as a character,
when it is part of a word, does not, as we have seen, mean something by
itself, but conveys meaning to a word, which means something as such.
However, it is controversial in linguistics whether a word of the type
“French fries” can be analyzed in two morphemes, or should be conceived
as one morpheme since it is not the sum of the meaning “ingredients”:
“French” and “fries” which creates the meaning of this expression, but it is
the organic untieable bound between those two words which creates here
the meaning. This is why it is not clear whether a character, as far as it is an
element of a word, can be analyzed as a morpheme or not precisely because
as we have seen there is an untieable bound between characters when they
form one single word.
What actually characterizes this phenomenon is that each character,
when it is used as a part of a word for its semantic and not for its phonetic
value, has a corresponding core of possibilities of meaning, not simply
because it can have different meanings. In that case we could easily analyze
this phenomenon through the framework of Husserl’s phenomenology since
we could say that the same character can mean something different through
an intentional act that has a different intended object. The possibilities of
this meaning core, however, are realized through the combination with
other characters to form a different word each time. It does not thus contain
all those possibilities as an independent and always same word31.
In order to describe this meaning phenomenon, we can use a Husserlian
notion, i.e., the notion of core (Kern), which is characteristic of his
phenomenology of meaning. He uses this notion in the eleventh paragraph
of the fourth Logical Investigation to designate a semantic core that can
have different syntactical variations (such as substantive or adjective)32. For

31
Viviane Allenton writes thus that each character has a “constellation of meaning” (op.
cit. p. 200).
32
Husserl is distinguishing in this paragraph between syntactical form, which actually
represents the grammatical function of an expression in one sentence such as subject or
predicate and syntactical matter (syntaktischer Stoff), which is actually the grammatical
nature of an expression such as substantive or adjective, and which determines the
syntactical form that this matter could have (for example only substantives can play the
Cibotaru 67

instance, the expressions “green”, “is green” or “Green” are variations


around the same semantic core. However, the notion of core should be taken
for the purpose of our analysis in a larger meaning since we are confronted
in our case with a combination of different cores that have a concrete,
sensitive, and visual existence as a character, and can often function as an
independent word33. Thus new meaning arises not through the variation of
one and the same core, but through the combination of one and the same
core with other meaning cores. Thus the possibilities of meaning that arise
through this combination process are much wider than those that arise from
the variation process around one single core. We find this phenomenon in
Indo-European languages as well (for example in the word “rainbow”).
However, this phenomenon, although it can be brought to our attention
through the analysis of a phenomenon that is exterior to our linguistic
horizon, i.e. the phenomenon of characters, is rather marginal and does not
have the same flexibility and creativity that characterizes Japanese language
for instance34.
Indeed, Japanese has a considerable capacity of forming new words by
combining characters. It can also use this process for translating foreign
words. For example, philosophy is translated as 哲学 “tetsugaku”, a word
that is formed of the character 哲 meaning “wisdom” and 学 meaning
“study”35. We thus see that this process functions as an interpretation and at

function of the subject in one sentence). The variation of a meaning core yields various
syntactical matters.
33
While Husserl states explicitly that the meaning core as such is something abstract.
34
According to Havelock languages that do not use alphabet letters have a lesser creative
potential. (E. Havelock, Op. cit., p. 101). As I am arguing in this article, languages that use
characters have on the contrary a special kind of flexibility which gives them a great
creative potential. Havelock thinks, that written communication would be easier for
languages that use characters if they would replace them by letters (cf. Op. cit., p. 79) and
join thus the community of “alphabetical cultures” (cf. Op. cit. 61-62). However, such a
system exists already for Chinese (pinyin) and Japanese (romaji). Still it could not replace
characters: the question is whether because of social reasons, or because of their unique
way to convey meaning.
As we see, the case of characters raises the question of the relationship between writing
and meaning, a question which we can only evoke here. Is meaning thus entirely
independent from writing, the unique purpose of writing being only “to represent
language”, i.e. precisely meaning, following Saussure? (F. de Saussure, Cours de
linguistique générale, Paris, Payot, 1985, p. 45). Or does the writing system of a language
use determine the way it conveys and creates new meaning, what seems to be suggested
by our analysis of languages that use characters? If this is the case, then perhaps the
Derridian concept of archi-writing, which defines writing as being the original ground of
possibility of language as such, could be reevaluated in the light of a study of characters
and the intimate bound they suggest us between writing and meaning.
35
The word “tetsugaku” which means “philosophy” was created quite recently by the
philosopher Nishi Amane (1829-1897). One of his purposes was to introduce Western
68 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

the same time as a re-appropriation of the translated meaning. This


interpretation process characterizes as well, as we have seen, the
combination process of different characters into one word. It still has to be
described in adequate terms.
The advantage of this process is that it allows a certain meaning
transparency, since the new word is built by means of already existent
characters36. However, in reality, it allows us to capture the literal meaning
of the word but not necessarily its proper meaning. Here we touch a
fundamental problem that concerns all languages, i.e. the gap between
literal and proper meaning. We could analyze this gap with the help of
Husserl’s distinction between the intended object and the meaning as such,
i.e. the way an object is intended37. Thus one can perfectly understand the
meaning of the expression “the one who was defeated at Waterloo” without
knowing that it is Napoleon. In fact, we do not have in this case the same
type of gap because even if we remain on the mere level of how an object
is intended, we still understand what it means. We know what it is about.
This is not the case when we do not know the proper meaning of a word but
only the literal one. For example, if we take the word “brachycephaly”, we
may understand its literal meaning if we know Greek, i.e. “short head”, but
we do not necessarily know that it designates a short skull form that can
eventually result in a disease. The same applies to the Japanese word 電車
“densha” meaning literally “electric car”. This literal meaning is not
sufficient to know that it actually means “train”.

CONCLUSION

This analysis of the way in which characters mean when they are
combined into a word leaves us eventually with two general questions that

thought in Japan. That is why creating new Japanese concepts was from this point of view
essential.
36
Suzuki Takao is arguing in his article On the Twofold Phonetic Realization of Basic
Concepts (in Reflections on Japanese Language and Culture, Tokyo, The Institute of
Cultural and Linguistic Studies, Keio University, 1987) that Japanese language has more
semantic transparency as what concerns new formed words than European languages. His
argument is to state that Japanese words are formed by means of characters that are
pronounced with the Japanese (kun) pronunciation, thus being easily understandable, while
European new words are often formed by means of Greek or Latin words, which are not
always known by common people. This implies however that Japanese people know the
meaning of the characters that are used to form new words. So, this semantic transparency
is also (and perhaps first of all) related to the fact that Japanese uses characters and
eventually to the way it forms meaning by using characters.
37
E. Husserl, Logical Investigations, I, § 12.
Cibotaru 69

go beyond the boundaries of languages that use characters and that should
be treated in a phenomenological way, i.e. in a way that does not presuppose
any kind of starting theory (it may be linguistic or not). Firstly, how new
meaning is formed by means of meaning that is already existent? We have
tried in this analysis to explain this process as an interpretation process, but
this is merely an approximate and not a fully adequate notion. We could
also consider for the solution of this question the Husserlian concept of a
mereological “legality” (Gesetzlichkeit)38 which in our case rules the
combination possibilities of meaning parts into a meaning whole. This
would, however, require the introduction of a third operating concept
besides that of the part (Stück), which is independent from the whole in
which it participates, and that of moment (Moment) which is in its essence
dependent from the whole in which it can participate39. Indeed, as we have
shown, ideograms which create by their combination a new meaning unity
are neither totally dependent on this whole since they can subsist
independently as meaning unities, nor totally independent, since the whole
of the new meaning unity formed by them cannot be reduced to a simple
connection (Verknüpfung)40 of original disjunct meaning unities.
Secondly, the following question remains open as well: what allows us
to understand not only the literal but also the proper sense of a word?
Moreover, where is the boundary between proper and literal sense? For
instance, this limit and boundary are not clear for scientific concepts, such
as electron, the curved space, and so on, at least for non-scientific persons.
We thus see that our analysis of the way in which languages that use
characters signify challenges Husserl’s phenomenology of meaning, but it
also opens a horizon of questions that concern every language. Finally, it
opens the question of the relationship between a spoken language and its
written dimension. This study suggests us that the way in which language
means is determined by its written modalities. This point has been, of
course, already investigated, for example by Havelock, who argues that the
use of letters (contrary to that of syllables) stimulated considerably the
invention of abstract concepts, because conceiving the pure consonant is
already the result of abstract thinking. Indeed, we do not hear the consonant

38
E. Husserl, Logical Investigations, III, p. 7. Husserl talks here of a “pure legality” (reine
Gesetzlichkeit), i.e. a form of legality that we can know by operating a phenomenological
analysis of ideas and contents (Inhalte) of perception and not by empirical observation.
This analysis results eventually in the discovery of absolutely necessary, since grounded
in essence and thus indubitable mereological laws. The question remains however open if
this kind of analysis is possible in the field of linguistics and if it does not rather require at
least a partly empirical observation of various languages, which for this reason will never
result in the knowledge of pure, and thus absolutely indubitable laws.
39
E. Husserl, Logical Investigations, III, § 17
40
Ibid., III, § 1.
70 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

as such, but only the syllable formed by at least a consonant and a vowel.
Havelock remains, however, very critical towards the use of characters
since he argues that they limit the production of new concepts41. This study
suggests on the contrary that characters present a specific writing mode
which can offer different meaning possibilities to a spoken language. The
exact relationship between the meaning mode of a spoken language and its
use of characters remains, however, to be investigated.

41
E. A. Havelock, The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy from
Antiquity to the Present, New Haven, Yale University Press, 1986.
L’intentionnalité de champ

STÉPHANE FINETTI

INTRODUCTION

De même que le concept de déprésentation (Entgegenwärtigung)1, celui


d’intentionnalité de champ (Feldintentionalität) est un concept-clé de la
phénoménologie du temps élaborée par Eugen Fink au cours de sa
collaboration avec Edmund Husserl. De prime abord, il semble n’être que
l’explicitation d’une forme d’intentionnalité qui demeurait implicite dans la
phénoménologie husserlienne des champs sensibles : si, selon Husserl, tout
objet spatial apparaît originairement au sein du champ perceptif, il doit en
effet y avoir une conscience de champ et une intentionnalité de champ. On
ne saurait cependant réduire le concept finkien d’intentionnalité de champ
à une explicitation de la phénoménologie husserlienne des champs
sensibles. Sous le titre d’intentionnalité de champ, Fink ne cherche en effet
pas tant à approfondir le concept husserlien d’intentionnalité qu’à le
fonder : l’intentionnalité de champ n’est plus une intentionnalité au sens
propre du terme, mais plutôt une « extentionnalité » (Extentionalität) qui
précède l’intentionnalité d’objet et celle de l’affection. Contrairement à
Husserl2, Fink place en outre l’intentionnalité de champ au cœur de la
temporalisation originaire : l’extentionnalité est pour lui à la croisée de
l’évidement du temps (opéré par les déprésentations) et du remplissement
du temps3. Enfin, l’intentionnalité de champ a une dimension pathique :
c’est d’elle que relèvent les différentes formes de Stimmung. Nous
examinerons dans cet article ces trois volets du concept d’intentionnalité de
champ à travers les notes de recherche élaborées par Fink pendant sa
collaboration avec Husserl4 et, notamment, à travers celles où il ébauche la

1
Cf. à ce propos notre article « Le concept finkien de déprésentation », in Annales de
phénoménologie – Nouvelle série, n° 16 (2017), pp. 5-31.
2
Cf. par exemple E. Husserl, Erfahrung und Urteil, Hamburg, Claassen & Goverts, 1954,
pp. 74-79 ; tr. fr. de D. Souche-Dagues, Expérience et jugement, Paris, PUF, 1970, pp. 84-
89, où Husserl distingue de manière assez nette les synthèses passives de la conscience
intime du temps des synthèses passives qui produisent l’unité des champs sensibles.
3
Sur la double intentionnalité remplissante et évidante du processus originaire dans les
Manuscrits de Bernau et leur importance pour la compréhension de la phénoménologie
finkienne du temps, cf. A. Schnell, Temps et phénomène, Hildesheim, Olms, 2004, pp. 183-
247.
4
E. Fink, Phänomenologische Wertstatt, Teilband 1: Die Doktorarbeit und erste
Assistenzjahre bei Husserl, Freiburg, K. Alber, 2006 (abrégé dorénavant PW 1);
72 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

deuxième partie de Présentification et image. Ce parcours nous conduira à


poser la question de l’intentionnalité de champ de phantasía : bien qu’elle
demeure largement implicite chez Fink, l’extentionnalité de phantasía est
en effet un présupposé incontournable de sa phénoménologie du temps et
de sa métaphysique phénoménologique.

1. L’INTENTIONNALITÉ DE CHAMP EN TANT QU’EXTENTIONNALITÉ

Afin de cerner le concept finkien d’intentionnalité de champ, nous


prendrons comme fil conducteur le champ perceptif qu’elle constitue et les
champs sensibles dans lesquels il s’articule. Fink ne les analyse pas tous : il
ne mentionne pas à notre connaissance le champ olfactif ; quant au champ
gustatif, tout ce que nous pouvons en dire est qu’il relève pour lui du
« monde extérieur intracorporel »5. Lorsqu’il thématise les champs tactile,
visuel et auditif, Fink ne les analyse pas non plus avec la même minutie :
ses analyses du champ tactile sont sporadiques et à peine ébauchées ; ses
analyses du champ visuel sont plus fréquentes et étendues ; seules ses
analyses du champ auditif sont régulières et approfondies. Fink se concentre
ainsi sur le champ sensible que Husserl considérait comme une exception :
comme ce dernier le déclare dans De la synthèse passive, en effet,

ce qui vaut pour le champ visuel, <vaut> pour le champ tactile, pour tous les
champs propres qui, comme tels, sont des unités de localité. Mais cela ne
s’applique pas au champ auditif, qui n’est pas un champ au sens propre. Car ici
fait défaut toute possibilité d’ordonner le coexistant6.

Le champ visuel, le champ tactile et, en général, tous les « champs propres »
sont pour Husserl des systèmes de positions locales où peuvent être
ordonnés les contenus sensibles. Le champ auditif fait figure d’exception
dans la mesure où les contenus sonores ne peuvent y être localisés dans une
position déterminée. C’est ce trait distinctif que Fink reprend pour penser le
champ auditif. Au lieu de parvenir à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’un
champ au sens propre, Fink fait au contraire du champ auditif l’exemple
privilégié à partir duquel penser l’intentionnalité de champ.

Teilband 2: Die Bernauer Zeitmanuskripte, Cartesianische Meditationen und System der


phänomenologischen Philosophie, Freiburg, K. Alber, 2008 (abrégé dorénavant PW 2).
5
PW 2, p. 150 : « Le goût en tant que sens d’expérience qui est tourné vers le monde
extérieur intracorporel (métabolisme) » (Geschmack als Erfahrungssinn, der der
innerkörperlichen Auβenwelt [Stoffwechsel] zugewandt ist).
6
Hua XI, p. 137 ; tr. fr. p. 207.
Finetti 73

1.1 LE CHAMP AUDITIF

Le champ auditif est le fond (Hintergrund) duquel se détachent les sons.


Pour l’analyser, nous nous concentrerons d’abord sur les notes de recherche
de Fink qui concernent les sons. D’après la note Z-VII, IX/3a, intitulée De
l’essence du son, « le mode d’expérience du son est l’acte
d’entendre (Hören) »7. Toutefois, « il n’est pas essentiel au son d’être
entendu »8, mais seulement de pouvoir l’être : le son est en ce sens
« l’audible (das Hörbare)9 ». Avant d’être entendu, le son est un contenu
hylétique qui affecte l’auditeur sans que sa force affective soit suffisante à
motiver sa saisie perceptive. Que le son ait été objectivé ou qu’il demeure à
l’état d’affection, qu’il soit actuellement perçu ou simplement perceptible,
il renvoie toujours à sa source : nous n’entendons pas simplement un
grincement, un aboiement ou un roulement, mais « une porte grincer », « un
chien aboyer » ou « une moto rouler »10. En d’autres termes, avec un son
est toujours « co-entendue » (mitgehört)11 sa source (Lautquelle). Le
rapport entre l’acte d’entendre, le son entendu et sa source ne doit pas être
conçu de manière statique, mais de manière dynamique. En effet, « le son
est en lui-même kinesis »12 : un mouvement d’éloignement de sa source et
d’approche de l’auditeur. Ce trait le distingue de tout objet visible. Comme
Fink l’explique dans la note Z-VII, XIII/1a, « voir, c’est voir un objet, qui
est là au repos ou qui se meut. Entendre, c’est entendre un son, qui de là
vient vers moi »13. Alors que « la vue est un sens du lointain qui laisse
l’objet là où il est »14, l’ouïe consiste dans l’accueil (Aufnehmen) ou dans la
réception (Entgegennehmen) de ce qui arrive (Ankommendes)15. Ainsi, Fink
parvient à thématiser ce qui, selon Husserl, empêchait le champ auditif
d’être un système de positions locales :

Un son, en tant que son, ne reste pas où il est, mais se déplace de la source d’où
il vient. Pas au sens où il s’en va comme une chose qui se meut. / Un son peut

7
PW 2, p. 15. « […] die Erfahrungsart von ihm ist Hören ».
8
Ibid. « Für den Laut ist es nicht wesentlich, gehört zu werden ».
9
Ibid.
10
Ibid. « Wir hören […] eine Türe kreischen, einen Hund bellen, ein Motorrad fahren ».
11
Ibid.
12
Ibid. « […] Laut in sich selbst kinesis ist ».
13
PW 2, p. 20 : « Sehen ist : einen Gegenstand sehen, der dort ruht oder sich bewegt.
Hören ist Hören eines Lautes, der von dort zu mir kommt ».
14
PW 2, p. 20 : « Sehen ist ein Fernsinn, der den Gegenstand läβt, wo er ist ».
15
Cf. PW 2, p. 20.
74 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

être entendu en même temps en plusieurs lieux. Un objet visible peut être vu en
même temps en plusieurs lieux, mais seulement dans la disparité de ses faces16.

Dans la mesure où il est mouvement (kinesis), le son peut être entendu en


même temps en plusieurs lieux, sans que cette multiplicité corresponde
(comme pour les objets visibles) à différentes faces : il vient vers nous
depuis sa source, il est en même temps ici et là.
Nous pouvons à présent nous tourner vers les notes de recherche où Fink
thématise le fond (Hintergrund) duquel se détachent les sons. Comme
l’explique la note Z-IX, 28a, intitulée Sur la phénoménologie de
l’association originaire, « chaque détachement particulier » d’un son
« repose sur un fond qui fait contraste »17. Que signifie cependant « fond »
(Hintergrund) dans ce contexte et en quel sens fait-il contraste avec les sons
qui s’en détachent ? Selon Fink, on peut répondre à ces questions de deux
manières. En premier lieu, le fond peut être conçu comme l’ensemble des
bruits de fond inaperçus, mais à tout moment perceptibles, dont se détache
le son actuellement perçu. En ce sens, ce qui se détache du fond est constitué
par le premier plan des sons entendus, alors que le fond est un arrière-plan
affectif de « sons confus et inaperçus »18. Il y a contraste entre, d’une part,
une unité hylétique dont la force affective a été suffisante à motiver la saisie
perceptive de l’auditeur et, d’autre part, des unités hylétiques qui n’ont pas
eu la force de se détacher et sont ainsi restées à l’arrière-plan. C’est
pourquoi Fink qualifie le fond, dans cette première acception, comme
« unité associative de fond non-détachée, mais à tout moment
détachable »19. Dans la mesure où les unités hylétiques de l’arrière-plan
exercent aussi une force affective sur l’auditeur, il faut cependant qu’elles
se détachent à leur tour d’un fond plus originaire : comme le remarque
Husserl dans De la synthèse passive, en effet, il n’y a pas d’affection sans
détachement minimal d’une unité hylétique d’un fond et sans contraste
minimal avec ce dernier20. L’arrière-plan affectif présuppose ainsi à son
tour un fond duquel se détachent ses unités hylétiques : dans les termes de
Fink, un « champ » (Feld)21. Les bruits de fond à l’arrière-plan

16
PW 2, p. 20. « Ein Laut bleibt als Laut nicht, wo er ist, sondern er wandert von der
Lautquelle, von der er ausgeht. Aber nicht so, daβ er dort weggeht wie ein sich bewegendes
Ding / Ein Laut kann vielerorts zugleich gehört werden. Ein sichtbarer Gegenstand kann
zugleich vielerorts gesehen werden; aber nur in Seitenverschiedenheit ».
17
PW 2, p. 101. « Jede Einzelabhebung […] ruht auf einem kontrastierenden
Hintergrund ».
18
Ibid. « Hintergrund verworrener und nicht beachteter Töne ».
19
Ibid. « […] unabgehobene, aber jederzeit abhebbare hintergründige assoziative
Einheiten ».
20
Cf. Hua XI, p. 149sq. ; tr. fr. p. 217sq.
21
Ibid.
Finetti 75

présupposent le champ auditif : le « silence » (Stille)22 duquel se détachent


les bruits de fond inaperçus. Le contraste a lieu dans ce cas entre le champ
pré-affectif du silence et l’arrière-plan affectif des bruits de fond qui s’en
détachent. En tant que champ auditif, le silence est ainsi non seulement la
condition de possibilité des bruits de fond, mais aussi (indirectement) celle
des sons actuellement perçus. On peut le considérer en ce sens, selon Fink,
comme la « possibilisation essentielle (wesensmäβige Ermöglichung) »23
du son.
En tentant de fonder tout son (actuel ou potentiel) dans le silence, Fink
se heurte cependant à une objection : le silence n’est-il pas l’« absence de
son (Lautlosigkeit) » ? N’est-ce pas ce qui reste lorsque les voix se sont
tues ? N’est-il pas le résultat d’une diminution d’intensité du son ? Loin de
produire le silence, ces procédés conduisent au contraire, dans la
perspective finkienne, encore et toujours à des sons. Il peut s’agir, certes,
de sons de facto inaudibles pour l’être humain. Ces derniers restent
néanmoins encore audibles de jure. De même que l’arrière-plan affectif
d’un son perçu, ces bruits de fond (de facto imperceptibles mais perceptibles
de jure) se détachent par conséquent encore d’un fond pré-affectif : le
silence au sens originaire du terme, irréductible à l’absence de son. C’est
pourquoi Fink considère le silence (au sens originaire du terme) aussi bien
comme condition de possibilité du son que de son absence : « Le silence
<est> avant tout l’absence de son. Cependant, le silence originaire <est> la
condition de possibilité du son et de l’absence de son »24. De même que le
silence n’est pas l’absence de son, son mode de donation n’est pas non plus
celui du « cesser d’entendre » (Aufhören des Hörens). Certes, on ne peut
entendre le silence. Mais « ne-rien-entendre en tant que mode de donation
du silence n’est pas ne-rien-entendre au sens du cesser d’entendre »25. On
cesse d’entendre lorsqu’on devient sourd (taub). Ou, sans perdre l’ouïe, on
cesse d’entendre pendant le sommeil (Schlaf) : en s’endormant, on se ferme
au champ auditif, sans que ce dernier perde la possibilité d’être à nouveau
éveillé. Loin de consister à cesser d’entendre, l’ouverture au silence a au
contraire une tout autre forme que l’acte d’entendre (Hören) : elle consiste
dans l’écoute (Lauschen, Horchen). Comme l’explique Fink dans la note Z-
IV, 31a, dans l’ouverture au silence « j’écoute, mais je n’entends rien (ich
horche, aber höre nichts) »26. En tant qu’ouverture au silence, l’écoute est

22
Ibid.
23
PW 2, p. 14.
24
PW 1, p. 288. « Stille zunächst Lautlosigkeit. Die ursprüngliche Stille aber Bedingung
der Möglichkeit für Laut und Lautlosigkeit ».
25
PW 1, p. 224. « Nichtshören als die Gegebenheitsweise der Stille ist kein Nichtshören im
Sinne des Aufhörens des Hörens ».
26
Ibid.
76 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

la condition de possibilité de l’acte d’entendre des sons et de la conscience


d’arrière-plan des bruits de fond qui les accompagnent.
De même qu’il montre l’inconvertibilité du silence en sons actuels ou
potentiels, Fink soutient la thèse de l’inconvertibilité de l’écoute du silence
en actes d’audition et dans leurs potentialités. L’écoute du silence relève
d’une forme d’intentionnalité irréductible à l’intentionnalité d’acte
(Aktintentionalität) : l’intentionnalité de champ (Feldintentionalität). Dans
les termes de la note Z-VII, IX/5a-6a, « la conscience d’horizon n’est pas la
modification de la cogitatio, <et il en est> de même <pour> l’intentionnalité
temporelle et l’intentionnalité de champ »27. Ou encore, d’après la note Z-
VII, XVII/17a, « “l’intentionnalité de champ” n’est pas une conscience
constituante, si l’on entend par “constitution” seulement la “constitution
d’objet” »28. Non seulement l’intentionnalité de champ ne relève pas de
l’intentionnalité d’acte, mais elle n’est pas non plus – à l’instar de la
conscience d’arrière-plan affective – une simple potentialité d’actes
intentionnels29. Il ne s’agit même plus à proprement parler d’une forme
d’intentionnalité, mais plutôt d’une « extentionnalité » (Extentionalität) :
dans les termes de Fink, « l’intentionnalité d’acte de l’entendre se fonde
dans le se-tenir-au-dehors (Aushalten) du silence (c’est-à-dire dans
l’extentionnalité) »30. Ou encore, d’après la note Z-VII, IX/1b,

[…] en tant que condition de possibilité de l’intentionnalité d’acte,


l’intentionnalité de champ est un se-tenir-au-dehors (Aushalten) préalable du
détenu pour les “contenus” (Inhalte). Si les “contenus” se constituent dans
l’intentionnalité d’acte, on pourrait appeler la tenue-au-dehors extentionnalité ;
et dire ensuite : toute conscience intentionnelle (en tant qu’intentionnalité
d’acte) se fonde dans la conscience extentionnelle, qui est athématique31.

Pour comprendre cette explicitation de l’intentionnalité de champ, il faut se


concentrer sur son corrélat : le silence en tant qu’Aus-halt et son
inconvertibilité en In-halte. De même que les horizons de temps sont des

27
PW 2, p. 16. « Horizontbewuβtsein ist keine Abwandlung der cogitatio, ebenso die
Zeitintentionalitäten und die Feldintentionalität ».
28
PW 2, p. 35. « “Feldintentionalität“ ist kein konstituierendes Bewuβtsein, wenn man
unter “Konstitution“ nur die “Gegenstandkonstitution“ versteht ».
29
Cf. PW 2, p. 101.
30
PW 2, p. 16. « Die Aktintentionalität des Hörens gründet im Aushalten von Stille (d. h. in
der Extentionalität) ».
31
PW 2, p. 15. « Feldintentionalität als Bedingung der Möglichkeit für die
Aktintentionalität ist ein vorgängiges Aushalten des Enthalts für die „Inhalte“. „Inhalte“
konstituieren sich in der Aktintentionalität, die Aushaltung könnte man
Extentionalität nennen; und dann sagen: alles intentionale Bewuβtsein (als
aktintentionales) gründet im extentionalen Bewuβtsein, das unthematisch ist ».
Finetti 77

Ent-halte inconvertibles en contenus (Inhalte)32, les champs sensibles sont


des Aus-halte inconvertibles en contenus (Inhalte). En tant que champ
auditif, le silence est inconvertible en contenus sonores actuels ou
potentiels : il se tient (sich hält) en dehors (aus-) de tout contenu. En ce
sens, il n’est pas un son actuel ou potentiel, mais son « en-quoi (Worin)33 » :
l’espace dans lequel les sons ont lieu ou peuvent avoir lieu. Fink déclare
ainsi (en citant Rilke) : « le silence, dans lequel tels bruits ont… lieu, doit
être immense »34. Ou encore, d’après la note Z-VII, XVII/25a « le bruit a
lieu dans le silence »35. Dans la mesure où il y a une différence entre le
silence et le son (actuel ou potentiel) qui y prend place, l’Aus-halt et ce qui
y est contenu, l’écoute du silence prend la forme d’un se-tenir-au-dehors
(Aus-, ex-) de tout contenu intentionnel : une é-tendue (Aus-haltung) ou ex-
tention (ex-tentio).

1.2 LE CHAMP VISUEL ET LE CHAMP TACTILE

Fink élabore son concept de champ visuel en se confrontant avec le § 7 du


deuxième livre du De Anima (Peri Psyché) d’Aristote36, dont il propose une
interprétation phénoménologique. Aristote y aborde le rapport entre le
visible et la vue. L’objet de la vue n’est en effet pas simplement ce qui est
effectivement vu, mais aussi ce qui l’est en puissance. Aristote en distingue
deux formes : la couleur et les objets phosphorescents. Si on se limite à la
couleur, force est de constater selon Aristote qu’elle ne se transmet pas
directement aux organes de la vue, mais seulement à travers un medium : le
diaphane. Lorsqu’il est en acte, ce dernier est mis en mouvement par la
couleur et son mouvement est transmis aux organes de la vue. Le diaphane
en acte n’est autre que la lumière : « la couleur n’est pas visible sans lumière
et c’est seulement dans la lumière que l’on voit la couleur de chaque
objet »37. En tant que telle, la lumière est « incolore »38 : elle prend la
couleur de ce qu’elle contient et n’a qu’une couleur d’emprunt. Du diaphane
en acte, il faut distinguer le diaphane en puissance, qui n’est autre que
l’obscurité. Le passage de la puissance à l’acte étant assuré par exemple par
l’action du feu, Aristote déclare que « la lumière est en quelque sorte la

32
Cf. à ce propos notre article « Le concept finkien de déprésentation », in Annales de
phénoménologie – Nouvelle série n° 16 (2017), pp. 5- 31.
33
PW 2, p. 35.
34
PW 2, p. 35. « Die Stille muβ immens sein, in der solche Geräusche… Raum haben ».
35
PW 2, p. 46. « Geräusch hat Raum in der Stille ».
36
Aristote, De l’âme, Paris, Les belles lettres, 1966.
37
Ibid., pp. 47-48.
38
Ibid., p. 49.
78 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

couleur du diaphane »39, c’est-à-dire paradoxalement la couleur de


l’incolore. L’interprétation phénoménologique du § 7 du deuxième livre du
De anima, que Fink élabore dans ses notes de recherche, insiste précisément
sur cette distinction entre la lumière en tant que couleur du diaphane et les
couleurs qui apparaissent dans la lumière. Dans la note Z-XI, 47a-47b, par
exemple, Fink déclare : « la couleur est […] vue seulement dans la lumière.
La lumière est cependant la couleur du diaphane ou transparence »40. Peu
importe ici la forme que peut prendre le diaphane : le verre, l’eau, l’ambre,
l’air, etc. L’important pour Fink est qu’il permette de penser le champ
visuel : « Par définition, l’étendue de l’espace optique peut être déterminée
par les limites de l’opaque. Là où se trouve l’opaque finit l’espace visuel »41.
Plus précisément, « le rayon d’action du transparent kat’energeia, c’est-à-
dire du transparent illuminé »42 délimite le champ visuel. La note Z-XI, 37a
concerne la même définition du champ visuel : « La transparence en tant
qu’espace visuel. La limite de l’espace visuel est l’opaque »43. On peut ainsi
résumer la conception finkienne du champ visuel de la manière suivante :
le champ visuel s’étend aussi loin que s’étend la transparence et trouve ses
limites là où elle cesse. Si le champ visuel est le diaphane en acte, se pose
dès lors la question de savoir comment penser le diaphane en puissance :
l’obscurité, dans laquelle deviennent visibles les objets phosphorescents.
Dans la note Z-XI, 37a, Fink propose de la considérer comme couleur de
l’opaque44. Aussi bien dans le cas du diaphane en acte (la clarté) que dans
celui du diaphane en puissance (l’obscurité), Fink insiste sur la distinction
entre le champ visuel et ce qui apparaît en son sein : « À distinguer les
couleurs dans la lumière et la “couleur de la lumière” : clarté et
obscurité »45. Il y a une différence essentielle entre ce qui apparaît dans le
champ (das Binnenfeldliche) et le champ lui-même, de même qu’il y a une
différence essentielle entre les objets intramondains et l’horizon du monde :
« La clarté » (et – pourrait-on ajouter – l’obscurité) « n’est pas un moment

39
Ibid., p. 48.
40
PW 2, p. 155. « Farbe […] wird gesehen nur im Licht. Licht ist aber die Farbe des
Durchsichtigen ».
41
PW 2, p. 155. « Definitorisch kann die Weite des optischen Raums bestimmt werden
durch die Grenzen des Undurchsichtigen. Dort, wo das Undurchsichtige steht, endet der
optische Raum ».
42
PW 2, p. 156. « […] die Reichweite des kat’energeia Durchsichtigen, d.h. des erhellten
Durchsichtigen ».
43
PW 2, p. 151. « Durchsichtigkeit als Sehraum : / Grenze des Sehraumes ist das
Undurchsichtige ».
44
Cf. PW 2, p. 15.
45
PW 2, p. 160: « Zu unterscheiden Farben im Licht und „Farben“ des Lichtes: Helle und
Dunkel ».
Finetti 79

à l’intérieur du champ, mais une structure de champ, un moment du


champ »46.
En élaborant son concept de champ visuel, Fink laisse en suspens la
question de savoir comment penser sa constitution : certes, la vision d’une
couleur et sa conscience d’arrière-plan sont rendues possibles par
l’ouverture au diaphane, mais cette dernière n’est pas thématisée dans les
notes de recherche de Fink. On peut néanmoins dire qu’il s’agit d’une forme
d’extentionnalité, au sens où elle vise un champ qui contient les couleurs et,
en même temps, s’en excepte : elle est la condition de possibilité incolore
de l’apparition des couleurs. La question de savoir comment penser le
champ tactile et sa constitution demeure aussi en suspens, comme le montre
la note Z-VII, X/5b-6a :

« Espace optique » ne signifie donc rien d’autre que le mode de l’espace qui est
la libre offrande pour la survenue du visible ; l’espace acoustique le mode de
la libre offrande pour la survenue de l’audible. (Nous laissons tout d’abord de
côté <la question de savoir> si l’espace tactile est aussi un tel mode de la libre
offrande pour la survenue du tangible.) Nous appelons le mode respectif de la
libre offrande pour la survenue des objets sensibles l’« intentionnalité de
champ »47.

Fink revient brièvement sur le champ tactile dans la note Z-XI, 35a pour
l’associer à la sensation de chaleur (Wärmeempfindung) : non pas la chaleur
touchée (getastete Wärme), mais celle dont on fait expérience de manière
aérienne (luftmäβig erfahrene Wärme)48. Il suggère ainsi la possibilité de
penser le champ tactile comme champ de sensations thermiques.

2. L’EXTENTIONNALITÉ AU SEIN DE LA TEMPORALISATION ORIGINAIRE

Fink met ainsi au jour plusieurs champs sensibles (le silence, le diaphane,
etc.), qui impliquent des formes d’intentionnalité de champ correspondantes
(l’écoute, etc.). Mais comment parvient-il à penser leur unité ainsi que,
corrélativement, l’unité du champ perceptif ? À cette fin, il intègre
l’intentionnalité de champ au sein de la temporalisation originaire. Comme

46
PW 2, p. 160. « Helle ist kein binnenfeldliches Moment, sondern Feldstruktur,
Feldmoment ».
47
PW 2, p. 18. « „Optischer Raum“ heiβt also nichts anderes als die Weise des Raumes,
welche die Freibietung ist für das Sicheinstellen von Hörbarem (Ob der taktuelle Raum
auch eine solche Weise der Freibietung für das Sicheinstellen von Greifbarem ist, lassen
wir vorerst dahingestellt). Die jeweilige Weise der Freibietung für das Sicheinstellen von
sinnlichen Gegenständen nennen wir die „Feldintentionalität“ ».
48
PW 2, p. 150.
80 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

le montre la note Z-VII, IX/5a-6a, qui aborde « le problème temporel de


l’extentionnalité »49, cette dernière consiste en effet dans une forme
d’« oscillation » (Schwingung) du temps : elle s’élance (schwingt) au-delà
ou, mieux, en deçà de tout objet perçu (actuel ou potentiel) ; elle transcende
(transzendiert) tout objet présent en chair et en os. Contrairement aux
déprésentations, le « vers où » de cette forme de transcendance n’est pas
constitué par des horizons temporels : l’intentionnalité de champ transcende
tout objet présent en chair et en os vers des champs sensibles. À l’instar des
horizons du passé, du futur, de l’espace (co-présent) et du possible (non-
présent), les champs sensibles sont caractérisés par leur inconvertibilité : ils
ne peuvent jamais être entièrement convertis en objets perçus (actuels ou
potentiels), ils demeurent par principe inobjectivables. En outre, à l’instar
des horizons déprésentés, ils constituent une dimension temporelle : celle
du présent effectif50. Le champ auditif, le champ visuel, etc., s’articulent
dans un seul et même champ de présence. En ce sens, l’intentionnalité de
champ est l’ouverture à un champ de présence, articulé en champs sensibles.
Le concept d’éveil (Wachheit) permet à Fink de préciser ultérieurement son
statut : l’extentionnalité est l’éveil aux champs sensibles et, en général, au
champ de présence qui les comprend51. L’écoute, par exemple, est, d’après
la note Z-X, 12b, l’éveil au champ auditif qui rend possible la saisie auditive
de l’étant52. Ou encore, d’après la note Z-V, VI/4a, intitulée Sur
“Présentification et image II”, « l’éveil <doit être> illustré de façon
exemplaire par le concept transcendantal de l’“écoute” en tant que se-tenir-
au-dehors (Aushalten) d’un horizon de silence […] »53.
En tant qu’ouverture à un champ de présence, l’extentionnalité est
inséparable des déprésentations qui ouvrent aux autres dimensions
temporelles : les déprésentations des horizons du passé, du futur et de
l’espace (co-présent), qui ouvrent avec l’extentionnalité au temps effectif ;
les déprésentations de phantasía du possible (non-présent), qui ouvrent avec
les précédentes à l’unité totale du temps (effectif et non-effectif). Ainsi,
Fink explicite dans la note Z-VII, XVII/5a la « connexion »

49
PW 2, p. 16. « das temporale Problem der Extentionalität ».
50
PW 2, p. 16. « L’unité d’oscillation du présent et de l’extentionnalité en tant que “réalité
effective” au sens plus étroit » (Die Schwingungseinheit der Gegenwart-Extentionalität als
„Wirklichkeit“ im engeren Sinne).
51
PW 2, p. 16. « L’extentionnalité est éveil » [Extentionnalität ist Wachheit]. Cf. aussi
PW 2, pp. 15 et 17.
52
Cf. PW 2, p. 121.
53
PW 1, pp. 298-299. « Die Wachheit ist exemplarisch darzustellen am transzendentalen
Begriff des „Horchens“ als des Aushaltens eines Horizontes von Stille […] ». N.B. : bien
que stricto sensu le silence soit un champ, Fink peut le qualifier d’horizon dans la mesure
où – comme nous allons le montrer – il est toujours bordé par des horizons de
déprésentation, donc par l’horizon du monde.
Finetti 81

(Zusammenhang) entre l’intentionnalité de champ et les déprésentations


comme « l’unité originaire de la temporalité ou mieux de la
temporalisation »54. Non seulement l’extentionnalité est inséparable des
déprésentations et forme avec elles la temporalisation originaire, mais elle
en est pour ainsi dire le centre : les déprésentations du passé, du futur, de
l’espace et du possible s’ancrent dans l’extentionnalité, de même que les
horizons de temps du passé, du futur, de l’espace et du possible bordent le
champ de présence55. C’est pourquoi l’intentionnalité de champ n’est pas
simplement, pour Fink, l’ouverture à un champ de présence, mais plus
radicalement une ouverture au monde56. Ainsi, déclare-t-il dans la note Z-
IX, XVII/5b, intitulée Thèse dans Présentification et image II :

[…] le silence est l’espace du son, <le silence> est d’une importance
fondamentale pour l’attestation de l’éveil en tant qu’ouverture au monde du
moi, qui précède toute action et toute affection du pôle moi <et> rend seul
possible l’expérience57.

L’écoute du silence est un mode de l’éveil, une manière de s’ouvrir au


champ de présence et, plus radicalement, au monde.
L’extentionnalité relève par conséquent de ce que Fink appelle la
« constitution de circonstance » (Konstitution der Umstände)58. Dans la
note Z-IV, 31b, par exemple, Fink explique que le silence est une
« circonstance » (Umstand) et que, en tant que tel, s’annonce en lui « la
mondanéité du monde »59. Or, « comment est à déterminer le “silence“ en
tant que circonstance ? »60. Fink répond : « Manifestement pas en tant
qu’“événement objectif” de l’absence de son, puisqu’il est ce qui seul rend
possible quelque chose comme le son et l’absence de son »61. Le silence est
la circonstance du son et de l’absence de son : le fond inaudible duquel peut
émerger ou non un son. Et il ajoute : « L’analyse de la circonstance
mondaine “silence“ mène à la dimension de transcendance en tant

54
PW 2, p. 34. « die ursprüngliche Einheit der Zeitlichkeit oder besser Zeitigung ».
55
Cf. PW 1, p. 220.
56
Cf. PW 2, p. 152. « le présent <est> un concept de monde (la présence en tant que
présence de monde) » (Gegenwart ein Weltbegriff [Präsenz als Welt-Präsenz]).
57
Cf. PW 2, p. 98. « Stille ist der Raum des Lauts, ist von fundamentaler Wichtigkeit für
die Aufweisung der Wachheit als Weltoffenheit des Ich, die, vor jeder Aktion und Affektion
des Ichpols liegend, Erfahrung erst ermöglicht ».
58
PW 1, p. 271.
59
Cf. PW 1, pp. 224-225. Cf. aussi PW 1, p. 228.
60
PW 2, p. 118. « Wie ist „Stille“ als Umstand zu bestimmen? ».
61
Ibid. « Offenbar nicht als das „objektive Vorkommnis“ der Lautlosigkeit, da sie allererst
so etwas wie Laut und Lautlosigkeit ermöglicht ».
82 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qu’horizontalité de l’étant »62. La « circonstance » est ici le « ce-en-quoi »


(Worin)63, l’« espace » (Raum)64 de l’audible. Mais la « circonstance » d’un
objet sonore n’est pas à son tour un objet sonore : le ce-en-quoi d’un objet
n’est pas objectif ; ou encore, l’espace d’un objet n’est pas à son tour un
objet dans l’espace. Il y a une différence entre le champ et ce qui est dans
le champ, qui annonce la différence plus radicale entre le monde et
l’intramondain. Dans les termes de Fink, « dans les circonstances dans
lesquelles un objet se trouve, et, précisément se trouve essentiellement, […]
s’annonce le phénomène du monde »65.
En explicitant l’intentionnalité de champ comme éveil à un champ de
présence et en l’intégrant dans les déprésentations pour en faire un éveil au
monde, on se heurte cependant à une objection : est-il légitime d’accorder à
l’éveil une telle centralité si ce dernier n’occupe qu’une moitié de notre vie,
l’autre moitié étant occupée par le sommeil ? Dans ses notes de recherche,
Fink se trouve ainsi contraint d’aborder la question de l’opposition entre la
veille et le sommeil, ainsi que leur rapport au sujet. Dans la note Z-X, 11b,
il énonce cinq thèses à cet égard :

1. L’éveil n’est pas une propriété du sujet. 2. L’éveil n’est pas une manière
d’être du sujet. 3. Être-sujet ne signifie pas exister dans l’alternative de la veille
ou du sommeil. 4. L’éveil est la possibilisation de la subjectivité du sujet (non
seulement de la polarisation égologique, mais de la transcendance). Donc
5. l’éveil n’<est> pas un fait psychologique, par exemple un état de la vie
subjective66.

En tant qu’ouverture au monde, l’éveil n’est ni une propriété, ni un mode


d’être, ni un état du sujet, mais sa condition de possibilité : il est en deçà de
l’ego comme pôle des cogitationes et de l’ego comme pôle des affections
au sens où il les rend possibles ; il est l’ouverture au monde préalable à tout
rapport à soi, donc la condition de possibilité de la subjectivité du sujet. De
même qu’il n’est pas inhérent à un sujet pré-donné, l’éveil n’est pas non
plus alternatif au sommeil : il est pour Fink le « mode fondamental du

62
Ibid. « Die Analyse des Weltumstandes „Stille“ führt in die Dimension der Transzendenz
als Horizontalität des Seienden ».
63
PW 2, p. 35.
64
PW 2, p. 18.
65
PW 1, p. 423. « In den Umständen, in denen sich ein Gegenstand befindet, und zwar
wesensmäβig befindet, […], meldet sich das Phänomen der Welt ».
66
Cf. PW 2, p. 120. « 1. Wachheit ist keine Eigenschaft des Subjekts. 2. Wachheit ist keine
Weise, wie das Subjekt ist. 3. Subjektsein ist nicht Existieren im Entweder-Oder des
Wachen oder Schlafens. 4. Wachheit ist die Ermöglichung der Subjektivität des Subjekts.
(Nicht nur der Ichpoligkeit, sondern der Transzendenz). Also 5. Wachheit kein
psychologisches Faktum, etwa eine Zuständlichkeit des subjektiven Lebens ».
Finetti 83

temps » (Grundmodus der Zeit)67 dont le sommeil n’est qu’une


transformation. Fink l’explique, dans la note Z-V, III/8a, à partir de
l’exemple de l’éveil au champ auditif : « Le sommeil (considéré de façon
exemplaire à travers le champ auditif) est une cessation de l’écouter »68.
Nous pouvons nous endormir en entendant des sons, par exemple de la
musique. Ce qui cesse lorsque nous nous endormons n’est cependant pas
tellement l’acte d’entendre, mais plus fondamentalement l’écoute qui le
rend possible : nous cessons d’être à l’écoute. Nous nous fermons ainsi au
champ auditif : de même que nous fermons les yeux en nous endormant et
que nous nous fermons au champ visuel, nous nous fermons aussi au champ
auditif69. En ce sens, l’endormissement consiste dans une « extinction »
(Erlöschen) de l’intentionnalité de champ70 et, corrélativement, des champs
sensibles71. De même qu’il est une transformation de l’éveil en tant
qu’ouverture aux champs sensibles, le sommeil est aussi une transformation
de l’éveil en tant qu’ouverture au monde : dans les termes de la note Z-VI,
37a-37b, il s’agit d’un « avoir-perdu-le-monde » (Weltverlorenhaben), qui
présuppose un « avoir eu un monde » (eine Welt gehabt haben)72. Il n’y a
pas ici de sujet pré-donné qui se retrancherait du monde pour revenir à son
intériorité : comme nous l’avons vu, l’éveil aux champs sensibles et au
monde précède l’ego en tant que pôle des actes et des affections. S’il est un
« rentrer en soi », le sommeil est plutôt celui de l’intentionnalité de champ
elle-même : dans les termes de la note Z-VII, IX/5a, il est le « rentrer en soi
du se-tenir-au-dehors (Einziehen des Aushaltens) »73. Ou, encore, dans la
mesure où l’intentionnalité de champ est inséparable des déprésentations, il
est une « involution » (Involution)74 de la temporalisation originaire :
l’« être-en-soi-même » (Insichselbstsein)75 du temps, qui présuppose son
être-hors-de-soi (Auβersichsein), sa sortie ekstatique vers le monde.
Nous pouvons à présent revenir à la centralité de l’intentionnalité de
champ au sein de la temporalisation originaire pour compléter son analyse.
67
PW 2, p. 15.
68
PW 1, p. 289. « Schlafen (exemplarisch beim Gehörfeld betrachtet) ist ein Aufhören des
Horchens […] ».
69
Cf. PW 1, p. 224.
70
Cf. PW 1, p. 289. « S’endormir est une extinction de l’intentionnalité de champ »
(Einschlafen ist Erlöschen der Feldintentionalität).
71
Cf. PW 1, p. 351. « S’endormir en tant qu’extinction d’un champ sensible. Élucidation
de la fonction kinesthésique du fermer-les-yeux » (Einschlafen als Erlöschen eines
Sinnesfeldes. Aufklärung der kinästetischen Funktion des Augenzumachens). N.B. : Fink
se concentre ici sur le champ visuel, mais ce qu’il soutient s’applique à tous les champs
sensibles.
72
Ibid.
73
PW 2, p. 16.
74
PW 1, p. 287.
75
Ibid.
84 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

L’intentionnalité de champ n’est pas, en effet, simplement le lieu d’ancrage


des déprésentations du passé, du futur, de l’espace et du possible, c’est-à-
dire en dernière instance de la déprésentation du monde. Si c’était le cas,
elle ne relèverait avec celle-ci que du temps vide : comme Fink l’explique
dans la note Z-VII, IX/2a, « nous appelons l’unité de déprésentation et
d’intentionnalité de champ l’unité d’oscillation du temps ou temps vide »76.
Or, « le temps vide n’est pas un temps indépendant, mais un moment
structurel essentiel du temps concret »77 : il implique toujours un
« remplissement » (Füllung)78 de la quintuple unité d’oscillation du temps,
formée par l’intentionnalité de champ, ainsi que les déprésentations du
passé, du futur, de l’espace et du possible. L’intentionnalité de champ n’est
pas seulement le lieu d’ancrage des déprésentations qui (pour reprendre un
terme des Manuscrits de Bernau) « é-vident » (entleeren) le temps, mais
aussi celui du remplissement du temps : elle est à la croisée de l’« é-
videment » (Entleerung) et du remplissement du temps79. Dans les termes
de la note Z-VII, XVII/5a, « le problème […] de l’“intentionnalité de
champ” <se réfère> au “remplissement des oscillations de temps vides” par
l’ontique (capacité de rupture de l’oscillation du temps…) »80. Comme le
montre cette note de recherche, Fink pense le remplissement du temps vide
comme « rupture » (Bruch) et la quintuple unité d’oscillation du temps
comme « capacité de rupture » (Brüchigkeit). Dans les deux cas, l’exemple
à partir duquel il conçoit la rupture est constitué par le champ auditif et par
son écoute. Le remplissement du champ auditif et de l’horizon du monde
qui y est ancré n’est autre qu’une rupture du silence. Cette interruption, qui
est aussi l’irruption de quelque chose de nouveau, est ce qui rend possible
le son (en tant qu’objet) : comme le répète souvent Fink, « le son est silence
rompu »81. De même, l’interruption de l’écoute du silence et de la
déprésentation de monde qui y est ancrée est ce qui rend possible l’audition
d’un son. D’après la note Z-V, III/3a, on peut considérer cette dernière
comme une « stase de l’oscillation de temps »82.

76
PW 2, p. 15. « Die Einheit von Entgegenwärtigung und Feldintentionalität nennen wir
die Schwingungseinheit der Zeit oder die leere Zeit ».
77
Ibid. « Die leere Zeit ist keine selbstständige Zeit, sondern ein wesentliches
Strukturmoment der konkreten Zeit ».
78
Ibid.
79
La double intentionnalité remplissante-évidante de la temporalisation originaire avait été
mise au jour par E. Husserl dans les Manuscrits de Bernau. Fink, qui avait été chargé par
Husserl de leur remaniement, a été profondément marqué par leur lecture et par leur étude.
80
PW 2, p. 35: « Das Problem […] der “Feldintentionalität“ <bezieht sich> auf die
“Füllung“ der leeren Zeitschwingungen“ durch das Ontische (Bruchbarkeit der
Zeitschwingung […]) ».
81
PW 1, p. 225. « der Laut ist gebrochene Stille ». Cf. aussi PW 1, pp. 289, 290, 298.
82
PW 1, p. 286. « Stauung der Zeitschwingung ».
Finetti 85

3. EXTENTIONNALITÉ ET STIMMUNG

L’intentionnalité de champ ou, mieux, l’extentionnalité est aussi pour Fink


à la base des différentes formes de Stimmung :

[…] la problématique de l’être éveillé ne peut être épuisée par la possibilisation


de la perception (au sens le plus large). Il s’agit plus originairement de
reconduire l’étendue totale de l’existence à l’être éveillé en tant que fondement
de sa possibilité. L’être éveillé est aussi fondement de possibilité pour chaque
Stimmung83.

Après avoir énoncé cette thèse dans la note Z-X, 10a, Fink se demande dans
la note Z-X, 12b : « Dans quelle mesure les possibilités de toutes les
Stimmungen se fondent-elles dans l’éveil ? »84. Dans ce contexte, il ne
fournit pas de réponse à cette question. Les notes Z-X, 10a et 12b montrent
néanmoins que l’intentionnalité de champ ou, mieux, l’extentionnalité est
aussi une ouverture « pathique » aux champs sensibles et, plus
radicalement, au monde. Elles ébauchent aussi un projet d’étude des
différentes formes de Stimmung.
Les Stimmungen qui intéressent le plus Fink dans ses notes de recherche
sont généralement celles à même de nous ouvrir au monde d’une nouvelle
manière, susceptible de motiver l’accomplissement de la réduction
transcendantale85. Dans la note Z-VII, XXI/2a, intitulée L’effroi et l’éveil
(dans « Présentification et image II »), il s’agit par exemple de la Stimmung
de l’effroi (Grauen) :

[…] l’éveil en tant qu’intentionnalité de champ (pas en tant qu’intentionnalité


d’objet) se montre d’une manière déterminée et extrême dans la Stimmung de
l’effroi. Dans l’effroi se manifeste l’objectivité de l’objet : sa non-absorption
dans l’être objectif, <dans l’effroi> se dévoile seulement l’égarement au milieu
de l’étant, que je ne suis pas. L’étrangeté et la non-égoïté du Non-Moi, le fait
d’être-entouré, délimité et touché, palpé par lui ! Dans l’effroi, les
intentionnalités de champ sont davantage tendues vers ce qui est dans le champ
(das Innerfeldliche) que d’habitude86.

83
PW 2, p. 119. « […] die Problematik des Wachseins kann nicht in der Ermöglichung der
Wahrnehmung (im weitesten Sinne) erschöpft werden. Es gilt viel ursprünglicher die ganze
Weite der Existenz auf das Wachsein als den Grund seiner Möglichkeit zurückzuführen.
Wachsein ist ebenso Möglichkeitsgrund für jede und jede Stimmung ».
84
PW 2, p. 121. « Inwiefern gründen in der Wachheit die Möglichkeiten aller
Stimmungen? ».
85
Dans les termes du § 5 de la Sixième méditation cartésienne, elles sont des « pré-
connaissances » (Vor-erkenntnisse) transcendantales : cf. Hua-Dok II/1, p. 39 ; tr. fr. p. 89.
86
PW 2, p. 58. « […] Wachheit als Feldintentionalität (nicht Gegenstandintentionalität)
zeigt sich in einer bestimmten extremen Weise in der Stimmung des Grauens. Im Grauen
86 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Dans la Stimmung de l’effroi, les intentionnalités de champ sont tendues


vers l’être de ce qui est dans le champ : pas vers les objets, mais vers leur
objectivité. Autrement dit, en tant qu’ouverture pathique aux champs
sensibles et, en général, au champ perceptif, l’effroi rend manifeste l’être
de ce qui s’y présente : ce qui y apparaît s’avère être étranger, il s’y présente
comme un Non-Moi. L’effroi rend ainsi manifeste notre égarement au
milieu de l’étant qui apparaît dans le champ perceptif et, plus radicalement,
dans le monde. La même idée se trouve déjà dans la note Z-V, 3a-3b, avec
quelques précisions supplémentaires. De même que dans la note Z-VII,
XXI/2a, dans la « Stimmung rare » („seltene“ Stimmung)87 de l’effroi fait
ici irruption l’étrangeté de l’étant : « l’être-au-milieu de l’étant, le se-
trouver-pris-dans l’étant, l’être-captif de l’étant »88. La note Z-V, 3a-3b
précise en outre que « l’effroi est l’essence la plus profonde de l’éveil »89 :
il rend en effet manifeste notre capture dans le champ perceptif et, plus
radicalement, dans le monde, c’est-à-dire, pour Fink, l’attitude naturelle.
C’est pourquoi la même note présente l’effroi comme la Grundstimmung à
même d’ouvrir à la philosophie90 et considère le thaumazein grec ainsi que
l’angoisse comme ses modes91. Pour trouver une exemplification de
l’intentionnalité de champ qui est ici à l’œuvre, il faut revenir à la note Z-
IV, 31b, qui concerne l’écoute du silence : selon Fink, en effet, « dans le
silence se dévoile le caractère inquiétant (Unheimlichkeit) du monde »92. Ou
encore, « l’effrayante (furchtbar) voix du silence (Stimme der Stille) »93
rend manifeste notre égarement dans le monde, le fait que nous n’y soyons
pas chez nous.
Dans une série de notes de recherche plus tardives, Fink mentionne le
« sentiment de monde » (Weltgefühl). Fink y distingue déjà son concept de
monde (qu’il appelle « cosmologique », sans que ce terme ait déjà le sens

offenbart sich die Gegenständlichkeit der Gegenstände: ihr nicht Aufgehen im


Gegenstandsein, es enthüllt sich nur die Verlorenheit in die Mitte des Seienden, das ich
nicht bin. Die Fremdheit und Nichtichlichkeit des Nichtich, das Umstanden-, Begrenzt- und
Angerührt-, Betastetsein durch dieses! / Im Grauen sind die Feldintentionalitäten
gespannter auf das Innerfeldliche als sonst ».
87
PW 1, p. 292.
88
Ibid. « das Inmittensein, Hineingeratensein, Gefangensein unter dem Seienden ».
89
PW 1, p. 293. « Grauen ist das tiefste Wesen der Wachheit ».
90
Cf. PW 1, p. 293. « La philosophie repose sur le fondement de l’effroi » [Philosophie
ruht auf dem Grunde des Grauens].
91
Cf. PW 1, p. 293. « Thaumazein, la parole originaire des Grecs, est un mode de l’effroi
[…] L’angoisse et l’épouvante sont des modes fondamentaux de l’effroi » (Thaumazein
das Urwort der Griechen ist ein Modus des Grauens […] Angst und Entsetzen sind
Grundmodi des Grauens).
92
PW 1, p. 225: « In der Stille enthüllt sich die Unheimlichkeit der Welt ».
93
Ibid.
Finetti 87

qu’il prendra dans Welt und Endlichkeit) du concept existential de monde


de Sein und Zeit : « Ce n’est pas parce que le Dasein est “ekstatique”, en
tant que transcendance au-delà de tout étant, qu’il y a le monde, mais c’est
parce que le monde en tant que détenue cosmique (kosmischer Enthalt)
comprend aussi le Dasein que la structure ekstatique du Dasein est
possible »94. Le monde est l’horizon cosmique qui se forme dans les
déprésentations, c’est-à-dire dans les détentions (Enthaltungen). Le Dasein
humain est compris dans le monde, quoique de manière différente des autres
étants : sa manière d’être-au-monde (In-der-Welt-sein) diffère de celle des
autres étants. Le « sentiment de monde » (Weltgefühl) permet selon Fink de
penser ce qui lui est propre : « Plusieurs étants sont dans le monde, mais pas
en tant qu’êtres du monde. L’homme est le seul être du monde, parce que
dans son fondement a lieu le sentiment ekstatique du monde »95. Ou encore,
ce sentiment ekstatique est ce qui caractérise en propre l’« éveil humain »
(menschliche Wachheit). Fink l’évoquait déjà dans le texte n° 2 (1931) de
Mosaik II :

Ce sentiment « infini » (unendlich) est constamment là sur le fondement de


l’éveil. […] Le “sentiment de monde” n’est pas un se comporter-envers sur le
mode du recul, pas un se comporter envers un en-face, mais un se tenir au
dehors de tout étant dans l’étendue sans fin du monde, un se comporter envers
l’indéterminé, une intentionnalité divergente, un « sentiment océanique ». Le
« sentiment de monde » en tant que comportement fondamental de l’homme
qui est constant quoiqu’inexprimé. […] Le « sentiment de monde » en tant que
saisissement du philosophe, parce que, porté de la sorte devant le tout de l’étant,
il peut donner à sa question l’étendue de la question du monde96.

Le sentiment de monde, qui relève de l’éveil, est le sentiment de l’étendue


sans fin du monde, de son indéterminité. C’est lui qui saisit le philosophe et
le conduit à poser la question phénoménologique du monde, c’est-à-dire
pour Fink celle de l’origine du monde.

94
PW 2, p. 253. « Nicht weil das Dasein als Transzendenz über alles Seiende hinaus
“ekstatisch“ ist, gibt es die Welt, sondern weil die Welt als der kosmische Enthalt auch das
Dasein einbegreift, ist die ekstatische Struktur des Daseins erst möglich ».
95
PW 2, p. 253. « Vieles Seiende ist in der Welt, aber nicht als Weltwesen. Der Mensch ist
das einzige Weltwesen, weil auf seinem Grunde das Weltgefühl ekstatisch geschieht ».
96
PW 1, p. 417. « Dieses “unendliche“ Gefühl ist ständig auf dem Grunde der Wachheit
da. […] Das “Weltgefühl“ ist kein Verhalten-zu im Modus der Abständigkeit, kein
Verhalten zu einem Gegenüber, sondern ein sich Hinaushalten über alles Seiende in die
grenzlose Weite der Welt, ein Verhalten zum Unbestimmten, eine divergierende
Intentionalität, ein “ozeanisches Gefühl“. Das Weltgefühl als ständiges, wenn auch
unausdrückliches, Grundverhalten des Menschen […]. Das “Weltgefühl“ als Ergriffenheit
des Philosophen, weil er so vor das Ganze des Seienden gebracht seiner Frage die Weite
der Weltfrage geben kann ».
88 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Qu’il s’agisse de la Stimmung de l’effroi ou du sentiment océanique du


monde (qui s’apparente au sublime kantien), ce qui nous intéresse ici c’est
qu’ils produisent une nouvelle forme d’éveil : éveil philosophique, qui
reconnaît notre capture dans l’étant, le caractère non-ontique de l’horizon
du monde et motive ainsi à accomplir la réduction phénoménologique à son
origine méontique. D’après la note Z-VII, XVII/13a, en effet, « la réduction
phénoménologique est le réveil du sommeil du monde, qui est toute notre
vie et le devenir éveillé pour la profondeur cachée du monde »97.

4. EXTENTIONNALITÉ ET PHANTASÍA

Si la problématique de l’extentionnalité ne saurait être réduite à la question


des conditions de possibilité de la perception, ce n’est pas simplement parce
l’intentionnalité de champ a une dimension pathique. C’est aussi et surtout
parce qu’elle est une extentionnalité de phantasía. Nous étayerons cette
thèse, plutôt implicite chez Fink, en nous référant à sa phénoménologie des
présentifications, à sa phénoménologie du temps et à sa métaphysique
phénoménologique.
Les présentifications sont pour Fink une modification intentionnelle
d’actes de présentation et, notamment, de perceptions. Conformément à la
structure noético-noématique de ces dernières, cette modification est
double. D’une part, il s’agit d’une modification noématique (thématique),
qui transforme le noème perceptif en noème présentifié : l’objet visé y est
rendu présent sans être présent en chair et en os. D’autre part, il s’agit d’une
modification noétique (athématique) qui transforme le percevoir
effectivement accompli en percevoir quasiment accompli : les
présentifications sont « les quasi-accomplissements d’actes présentants »98.
Dans le § 8 de Présentification et image, Fink qualifie ce « percevoir »
quasiment accompli d’« imaginé » (imaginiert) :

[…] nous trouvons comme structure eidétique de la modification de


présentification considérée sur sa face noétique l’emboîtement spécifique d’un
double présent de vécu constituant : d’une part, la présentification présente,
d’autre part, le « percevoir » imaginé99.

97
PW 2, p. 38. « Die phänomenologische Reduktion ist die Weckung des Weltschlafes, der
unser aller Leben ist und das Wachwerden für die verborgene Tiefe der Welt ».
98
E. Fink, Vergegenwärtigung und Bild, dans Studien zur Phänomenologie 1930-1939,
Phaenomenologica, vol. 21 (abgrégé dorénavant : Phaen 21), M. Nijhoff, Den Haag, 1966,
p. 21 ; tr. fr. p. 35.
99
Phaen 21, p. 21; tr. fr. p. 36.
Finetti 89

Le présentifier présent renvoie intentionnellement à un


« “percevoir” imaginé », dont il est la modification intentionnelle. Les
présentifications sont en d’autres termes les modifications imaginatives de
perceptions : elles relèvent de l’« imagination » (Imagination) en tant que
« modification universelle de toute la vie de l’expérience »100. C’est
pourquoi Fink traduit le titre Présentification et image dans la note Z-VII,
XXI/1a comme Imaginatio et imago101. En fonction de quoi la modification
imaginative donne-t-elle lieu cependant à une présentification plutôt qu’à
une autre ? Fink précise que les « types fondamentaux de l’imagination »
(le re-souvenir, le pro-souvenir, le souvenir-de-présent et la
présentification-de-phantasía) s’articulent « selon la multiplicité des
horizons de temps dans lesquels se tient a priori la vie active
présentante »102 : le re-souvenir modifie intentionnellement une perception
passée, le pro-souvenir une perception future, le souvenir-de-présent une
perception co-présente, la présentification-de-phantasía une perception
non-présente (c’est-à-dire purement possible).
En attribuant aux présentifications un caractère imaginatif et en les
opposant ainsi aux perceptions, Fink leur attribue également une autre
forme de hylé sensible. Le remplissement intuitif des présentifications ne
peut consister en effet, contrairement aux présentations, dans des sensations
(Empfindungen). Si c’était le cas, les objets présentifiés ne se
distingueraient plus des objets présentés : ils seraient donnés comme ces
derniers en chair et en os, ce qui est impossible. Les présentifications
doivent donc avoir une forme spécifique de remplissement intuitif : les
phantasmata. Cette différence structurelle entre les présentifications et les
présentations demeure implicite dans Présentification et image (1929), mais
est explicitée par Fink dans le texte dont il est la réélaboration : la
Preisschrift de 1928. Dans son § 7, intitulé justement Apparition
imaginative et impressionnelle, sensation et phantasma, Fink explique en
effet :

Le matériau originaire à la base de l’apparence imaginative ce sont les


phantasmata […]. La distinction entre présentation et présentification concerne
donc tous les niveaux constitutifs, elle concerne le sens objectif et ses modes
d’apparition, les aspects subjectifs et le matériau originaire qui se trouve dans
les appréhensions, c’est-à-dire les data hylétiques103.

100
Ibid.
101
PW 2, p. 57.
102
Phaen 21, pp. 21-22; tr. fr. p. 36.
103
PW 1, p. 129. « Das der imaginativen Apparenz zugrunde liegende Urmaterial sind
Phantasmen […]. Also der Unterschied von Gegenwärtigung und Vergegenwärtigung
betrifft letzten Endes alle konstitutiven Schichten, sowohl den gegenständlichen Sinn, seine
90 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Les phantasmata sont les data hylétiques des présentifications, de même


que les sensations sont les data hylétiques des perceptions.
Cette thèse, qui relève de l’analyse statique des présentifications, est
riche d’implications pour l’analyse génétique des présentifications que Fink
aurait dû entreprendre dans la deuxième partie de Présentification et image
et qu’il ébauche dans certaines notes de recherche. Si l’on approfondit les
analyses finkiennes des présentifications dans une perspective génétique, si
l’on entreprend en d’autres termes une analyse temporelle des
présentifications, force est de constater qu’elles impliquent tout d’abord une
intentionnalité de champ de phantasía. En effet, le remplissement intuitif
des intentions présentifiantes par les phantasmata n’est pas la mise en forme
d’un matériau amorphe. Avant la formation de toute intention
présentifiante, les phantasmata sont déjà organisés en champs sensibles de
phantasía : par exemple, en champ visuel de phantasía, en champ auditif
de phantasía et en champ tactile de phantasía. Et ces derniers ne peuvent
se donner sans les intentionnalités de champ correspondantes : le champ
visuel de phantasía présuppose une ouverture au diaphane de phantasía, le
champ auditif de phantasía présuppose une écoute du silence de phantasía,
etc. Si l’on tient compte des analyses husserliennes de la phantasía dont
Fink pouvait disposer (par exemple, de Phantasía et conscience d’image),
ces premières considérations se heurtent cependant à une objection :
comment ces champs sensibles de phantasía peuvent-ils fusionner
ensemble pour former un champ de phantasía unitaire, s’ils sont eux-
mêmes non-présents104 ? La seule possibilité pour penser un champ de
phantasía est de le considérer (comme l’a montré M. Richir) comme un
champ de « présence sans présent »105 : les champs visuel, auditif, tactile,
etc. de phantasía s’articulent dans un seul et même champ de présence qui,
contrairement au champ perceptif, n’est pas la présence d’un présent
(objectif ou pré-objectif). Les phantasmata visuels, auditifs, tactiles, etc.
s’articulent dans un champ de présence où il n’y a rien
d’impressionnellement présent et a fortiori rien de perceptivement présent.
En ce sens, comme l’avait remarqué Husserl dans Phantasía et conscience
d’image, le champ de phantasía est entièrement séparé du champ

Erscheinungsweisen, die subjektiven Aspekte von, und das in Auffassungen stehende


Urmaterial, die hyletischen Daten ».
104
Cf. Hua XXIII, pp. 80-81; tr. fr. p. 113. « […] la sensation est présent primaire, actuel
[…] le phantasma […] se donne comme non présent, il résiste à la prétention d’être pris
pour présent […] ».
105
Cf. M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, 2000, pp. 91-92.
Finetti 91

perceptif 106: il est un champ de non-présent entièrement séparé du champ


du présent perceptif. L’intentionnalité de champ de phantasía est ainsi
l’ouverture à un champ de présence sans présent, en conflit total avec le
champ perceptif. À l’instar du champ perceptif, le champ de phantasía est
bordé par des horizons temporels de phantasía : un horizon de passé de
phantasía, un horizon de futur de phantasía, un horizon d’espace de
phantasía, bref un horizon de monde de phantasía. L’extentionnalité de
phantasía implique ainsi à son tour des déprésentations de phantasía des
horizons temporels, c’est-à-dire en dernière instance la déprésentation d’un
monde-de-phantasía (voire même de mondes-de-phantasía). Enfin,
l’extentionnalité de phantasía est à la croisée des déprésentations de
mondes-de-phantasía, où s’évanouissent les phantasmata, et du
surgissement inopiné de phantasmata. Dans la mesure où leur
remplissement intuitif est constitué par des phantasmata, les
présentifications présupposent en d’autres termes une temporalisation de
phantasía, qui est un incessant évanouissement et surgissement de phases
de présence sans présent. C’est cette temporalisation de phantasía qui se
décline de différentes manières dans la genèse du re-souvenir, du pro-
souvenir, du souvenir-de-présent et des présentifications-de-phantasía107.
Quel est le rapport entre la temporalisation-de-phantasía présupposée
par les différentes formes de présentifications et la temporalisation
effective ? La temporalisation-de-phantasía n’est-elle qu’une doublure de
la temporalisation effective ? Bien que de nombreuses notes de recherche
fassent état d’une double temporalisation impressionnelle et de phantasía,
la position de Fink ne semble pas entièrement réductible à cette perspective.
Considérons par exemple la note Z-I, 167b, où Fink attribue à « l’activité
projetante originaire de phantasía » (Urentwurfstätigkeit) un rôle constitutif
fondamental :

La pensée de Scheler selon laquelle l’expérience, la vie historique, est un


constant déclin de la phantasía a besoin d’être comprise de manière non
uniquement psychologique. Elle peut être comprise aussi au sens où la
phantasía en général est non-génétique : a priori avant toute genèse. L’enfant

106
Cf. Hua XXIII, p. 49 ; tr. fr. p. 87. « Le champ-de-phantasía est complètement séparé
du champ perceptif ».
107
N.B. : cette temporalisation-de-phantasía et l’imagination (Imagination) à l’œuvre dans
les présentifications appartiennent à deux niveaux constitutifs distincts : la première
appartient à la sphère pré-immanente, que Fink appelle aussi aprésentielle ou méontique,
la seconde appartient à la sphère immanente, que Fink appelle aussi présentielle et ontique.
Cette distinction de niveaux constitutifs intéresse aussi la phantasía : ce que Fink appelle
présentification-de-phantasía (qui relève de l’imagination) appartient à la sphère
immanente, alors que ce que Fink appelle déprésentation-de-phantasía appartient à la
sphère pré-immanente.
92 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

a pour ainsi dire seulement projeté la structure apriorique fondamentale de


phantasía du monde, de telle manière que la toute première expérience peut
commencer. La vie faisant expérience dans l’historicité de l’expérience est un
constant oubli de l’activité projetante originaire de phantasía. L’oubli
appartient à la concrétion d’une situation simplement humaine. Vouloir
élucider génétiquement la phantasía de telle manière à faire appel au préalable
d’une expérience impressionnelle est un contresens. Pourtant, il y a un
problème génétique de la phantasía. Connexion de phantasía et essence108.

Fink interprète dans cette note une pensée de M. Scheler de manière non
psychologique : l’idée que le cours de la vie, considérée dans son historicité,
soit un constant déclin de la phantasía ou, mieux, un oubli de l’activité
projetante originaire de phantasía. En tant que « projet » (Entwurf) de
phantasía, cette dernière transcende tout objet : elle s’élance au-delà (ou,
mieux, en deçà) de tout objet vers l’horizon du monde. Elle est en ce sens
une activité déprésentante de phantasía : les déprésentations des horizons
du passé, du futur et de l’espace consistent en effet pour Fink dans le
« projet horizontal » (Horizontalentwurf)109 d’un monde. Dans la mesure où
tout horizon de phantasía déprésenté borde un champ de présence de
phantasía, l’activité projetante originaire de phantasía dont il est question
doit prendre en outre la forme de l’extentionnalité de phantasía : le projet-
de-monde de phantasía est, en même temps, le projet d’un champ-de-
phantasía. Enfin, le caractère originaire de cette activité projetante de
phantasía, qui n’est autre qu’une temporalisation-de-phantasía, tient au fait
qu’elle précède toute genèse : elle est non-génétique au sens où elle rend
possible la genèse des différentes formes d’actes intentionnels. En ce sens,
elle ne peut être dérivée d’une temporalisation impressionnelle préalable,
mais en est plutôt la condition de possibilité. Bien qu’elle soit non-
génétique, l’activité projetante de phantasía soulève néanmoins des
problèmes génétiques : par exemple, celui de la genèse des essences.
Ce qui pousse Fink à attribuer à la temporalisation-de-phantasía un rôle
fondamental n’est pas uniquement sa phénoménologie du temps, mais aussi

108
PW 1, p. 105. « Schelers Gedanke, daβ die Erfahrung, das geschichtliche Leben ein
ständiges Abnehmen der Phantasie wäre, braucht nicht psychologisch allein verstanden
zu werden. Er kann auch damit intendieren, daβ Phantasie überhaupt ungenetisch ist: a
priori vor aller Genesis. Das Kind hat s.z.s. nur die phantasiemäβige-apriorische
Grundstruktur von Welt entworfenen, so daβ allererst Erfahrung beginnen kann.
Erfahrendes Leben in der Geschichtlichkeit der Erfahrung ist ständiges Vergessen der
Urentwurfstätigkeit der Phantasie. – Vergessenheit gehört zur Konkretion einer
menschlichen Situation schlechthin. Die Phantasie genetisch aufklären wollen, so daβ man
an eine Vorgängigkeit der impressionalen Erfahrung appelliert, ist widersinnig. Dennoch
gibt es ein genetisches Problem der Phantasie. Zusammenhang von Phantasie und
Wesen. » Cf. aussi PW 1, p. 92.
109
PW 1, p. 95.
Finetti 93

et surtout sa métaphysique phénoménologique. L’idéalisme


phénoménologique, que Fink explicite comme idéalisme méontique, est en
effet d’après la note Z-VII, XXI/10a « une tentative de tenir les promesses
faites par l’idéalisme allemand »110. Fink l’élabore par conséquent à travers
une confrontation avec la philosophie classique allemande et, en particulier,
avec l’idéalisme activiste de Fichte. Dans la note Z-XV, 120a, il déclare par
exemple :

Pour la problématique de la « mondanéisation », cf. les constructions


spéculatives traditionnelles de Fichte : le Moi pose le Non-Moi et se limite ainsi
lui-même. Cela ne signifie-t-il pas la même chose que le Moi infini pose le Moi
fini, dans la mesure où il pose le Non-Moi ?111

Fink pense ici la constitution du monde, c’est-à-dire avant tout la


temporalisation originaire, comme position absolue du Non-Moi par le Moi
transcendantal. De même, la mondanéisation par laquelle se constitue la
subjectivité humaine est pensée par Fink comme limitation du Moi
transcendantal par le Non-Moi. Au-delà du caractère inachevé de cette
interprétation des principes de la Wissenschaftslehre de 1794, ce qui nous
intéresse est qu’elle implique un rôle central du schématisme de
l’imagination transcendantale, c’est-à-dire en termes finkiens de la
temporalisation-de-phantasía. Dans ce contexte, cette dernière ne peut être
considérée comme une doublure de la temporalisation impressionnelle. Si
c’était le cas, en effet, le parallélisme que Fink établit entre les principes de
sa phénoménologie génétique et ceux de la Wissenschaftslehre de 1794 ne
pourrait être maintenu.
La question de la temporalisation de phantasía est ainsi au cœur de
nombreuses notes de recherche de Fink et, notamment, de celles où il
ébauche la deuxième partie de Présentification et image. Certaines d’entre
elles envisagent d’entreprendre une étude historique de l’imagination
[Einbildungskraft] productive, que Fink considère comme équivalente à la
déprésentation-de-phantasía112. La note Z-VI, 45a, intitulée Sur le
paragraphe conclusif de la Dissertation, par exemple, ébauche le projet
suivant :

110
PW 2, p. 61. « Die konstitutive Phänomenologie Husserls ist ein Ansatz, die
Versprechungen einzulösen, die der Deutsche Idealismus gegeben hat ».
111
PW 2, p. 313. « Vgl. für die Problematik der “Verendlichung“ die traditionellen
spekulativen Konstruktionen Fichtes: das Ich setzt das Nichtich und beschränkt sich selbst
damit. Heiβt das nicht so viel wie, das unendliche Ich setzt das endliche Ich, indem es das
Nichtich setzt? ».
112
Cf. PW 2, p. 128.
94 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

À la deuxième partie, que nous ne pouvons présenter ici davantage, appartient


avant tout une interprétation de l’« imagination » chez Kant et dans l’idéalisme
allemand […]113.

D’après cette note, la deuxième partie de Présentification et image aurait dû


entreprendre une interprétation phénoménologique de l’imagination
transcendantale chez Kant114 et dans l’idéalisme allemand.

CONCLUSION

Nous avons discuté dans cet article les notes de recherche les plus
significatives que Fink consacre à l’intentionnalité de champ. Cette dernière
est apparue d’abord comme « extentionnalité » : une ouverture aux champs
sensibles, rendant possible aussi bien l’intentionnalité d’objet que celle de
l’affection. En nous interrogeant sur l’unité de l’intentionnalité de champ,
nous avons en outre montré qu’elle est au cœur de la temporalisation
originaire : elle est l’ouverture à un champ de présence, à la croisée de l’é-
videment du temps (opéré par les déprésentations) et du remplissement du
temps. Enfin, nous avons mis au jour la dimension pathique de
l’intentionnalité de champ : l’extentionnalité en tant qu’ouverture pathique
(Stimmung, pathos) à un champ de présence et, en général, à l’horizon du
monde. Ce parcours nous a conduit à la question de l’intentionnalité de
champ de phantasía : une extentionnalité de phantasía, au cœur d’une
temporalisation-de-phantasía. Bien que son statut demeure largement
implicite dans les notes de Fink, nous avons soutenu qu’elle ne saurait être
considérée simplement comme une doublure de la temporalisation
impressionnelle. La note Z-I, 167b et, surtout, la métaphysique
phénoménologique que Fink cherchait à élaborer, impliquent en effet pour
elle un rôle constitutif bien plus fondamental : celui d’une base
phénoménologique pour l’institution des différentes formes de
présentification et, en général, pour l’institution des actes intentionnels.

113
PW 1, p. 128. « Zur dem zweiten Teil, den wir hier nicht mehr vorlegen können, gehört
vor allem eine Interpretation der “Einbildungskraft“ bei Kant und im Deutschen
Idealismus, ferner die Ausweisung des konstitutiven Sinnes der Realität […] ».
114
À ce propos, cf. aussi PW 1, p. 65. « Interprétation historique : “imagination” de Kant
et schématisme […] » (Historische Interpretation : Kants « Einbildungskraft » und
Schematismus […]).
Sur l’actualité phénoménologique d’Henry
Corbin. Un paradigme persan ?

ANTHONY MOREL

Dans la propriété de sa mère, à Chalcis, Aristote


vieillissant disait : Oubliez les livres que j’ai consacrés
à la politique. Quittez les villes !
Il répétait ce mot de Gorgias : On a beau froncer les
sourcils, les yeux ne distinguent pas les sons. On a beau
dresser les oreilles et les diriger vers les fleurs qui
s’ouvrent au printemps, l’ouïe peine à entendre les
couleurs sombres des anémones et le parfum que
dégage le velours frais des roses humides. On aura beau
hurler, celui qui parle n’érigera jamais dans l’air une
chose que sa main saisit.
P. Quignard, Une journée de bonheur.

Que la pensée d’Henry Corbin recèle et soit susceptible de fournir au travail


philosophique, du moins à qui s’en inquiète et cherche, nombre de thèmes
et concepts opératoires – entre autres et sans ordre : l’imaginal (étant bien
distingué de l’imaginaire), l’invention de la hiéro-histoire, la réhabilitation
de la notion de symbole (irréductible à une simple allégorie), la méditation
du nihilisme en quoi le monde toujours plus s’embourbe, se dévaste (et de
ses antidotes possibles), ou encore ceci, dont on n’a peut-être pas encore tiré
toutes les implications : que le discours philosophique, s’il veut avoir une
chance d’être effectif, de s’accomplir, doit se relever et comme culminer
dans une geste, un récital, que c’est donc au récit, au registre narratif que
revient la tâche essentielle de parachever un système métaphysique, voire
(pourquoi pas ?) une phénoménologie – preuve n’en est plus à faire.
Mais si l’actualité philosophique1 de l’œuvre de Corbin ne fait
aujourd’hui guère doute, si les philosophes savent bien, au fond, qu’ils
trouveront là une nourriture, voire de quoi faire libre usage, peut-être n’a-t-
on cependant pas assez aperçu l’actualité proprement phénoménologique
d’une telle œuvre. C’est sur cette lacune que les lignes qui suivent

1
Sur l’actualité philosophique de la pensée d’H. Corbin, on se reportera avant tout aux
travaux de C. Jambet et de J-L Vieillard-Baron, ainsi qu’à l’article de D. Shayegan,
« L’actualité de la pensée d’Henry Corbin », Les études philosophiques, Paris, PUF, n°1,
1980, pp. 61-72.
96 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

aimeraient – bien loin que de prétendre la résoudre – simplement attirer


l’attention.
On le sait, la découverte précoce de l’œuvre de Martin Heidegger2 fut,
pour Corbin, essentielle, de ce genre d’événements qui changent tout,
infléchissent la courbe même d’une existence – à moins, bien sûr, que ce ne
soit précisément cette courbe et ses inflexions, ce schème à chaque fois
singulier qui, a priori, enveloppe et vienne comme décider des rencontres
décisives qui seront celles de chacun3.
Toujours est-il que la rencontre fut décisive, et Corbin, dans un entretien
substantiel et tardif4 – il n’est par ailleurs peut-être pas inutile de remarquer
qu’il profite de l’occasion pour défaire les vaines polémiques et lever toute
méprise quant à l’unité et la cohérence de son propre parcours, lequel
parcours, schématiquement dit, balisé par Heidegger, trouvera finalement
son Ithaque, son Graal, d’abord en Sohravardî puis plus largement à
l’Orient des Lumières, Orient sans coordonnées assignables et dont aucun
atlas ni géographie positive ne sera jamais à même d’inscrire le site5 –
précise et s’en explique.
C’est que, dit-il, Sein und Zeit lui fournit une clef6 – et pas n’importe
laquelle : il s’agit de la clavis hermeneutica – celle-là même, précisément,
qui lui permettra d’ouvrir la serrure iranienne, de déchiffrer penseurs et
philosophes visionnaires ayant œuvré en terre shî’ite, ce continent
philosophique alors inconnu, grand blanc sur la carte des grandes pensées
et dont Corbin fut, le premier, l’arpenteur, ou mieux, le pèlerin passionné et
précis.
2
L’étude de S. Camilleri et D. Proulx, « Martin Heidegger – Henry Corbin. Lettres et
documents (1930-1941) », in Bulletin heideggérien (Organe international de recension et
de diffusion des recherches heideggériennes pour l’année 2013), IV, 2014, pp. 4-63, donne
une recension singulièrement riche, précise et rigoureuse de cette rencontre et échanges.
3
Sur ce point, qui touche à la « métaphysique » d’Henry Corbin, consulter notamment : H.
Corbin, « De l’Iran à Eranos », Schweizerische Monatsschrift, N°4, Avril 1955, p. 29, ainsi
que, du même auteur, Philosophie iranienne et philosophie comparée, Académie Impériale
Iranienne de Philosophie, Téhéran, 1977, Chap. III « Trois philosophes d’Azerbaïdjan »,
sect. 1, p. 85. Ajoutons que Freiburg, où il rencontra Heidegger, figure parmi les « cités
emblématiques », où, dit-il, le mena l’Esprit, aux côtés d’Ispahan et de Téhéran. (« De
Heidegger à Sohravardî. Entretien avec P. Némo », suivi de « Post-Scriptum biographique
à un Entretien philosophique. », Cahier de l’Herne : Henry Corbin, dirigé par C. Jambet,
Paris, l’Herne, 1981, p. 24).
4
« De Heidegger à Sohravardî. Entretien avec P. Némo » suivi de « Post-Scriptum
biographique à un Entretien philosophique. », Cahier de l’Herne : Henry Corbin », op. cit,
pp. 23-56.
5
Sur ces déterminations de l’Orient (et de l’Occident), voir notamment : H. Corbin, En
Islam Iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Tome 4, Paris, Gallimard, 1972, Coll.
Tel 2014, Livre VI, Chap. III, §4, pp. 291-292.
6
« Cette clef est, si l’on peut dire, l’outil principal équipant le laboratoire mental du
phénoménologue. » (ibid., p. 32).
Morel 97

De là, la question qui nous agite de savoir en quelle mesure la serrure


persane elle-même informa et modifia secrètement la clef germanique, s’il
n’y a pas là un impensé qui, même à l’œil de Corbin, échappe, et dont la
reconnaissance pourrait, sinon sortir de l’ornière quelques occidentaux
ayant le regard au paysage de la présence, à la manière dont les choses se
manifestent, à la teneur de l’apparaître – soit les phénoménologues – du
moins la localiser et faire sortir de son inapparence.
Tout l’enjeu est alors de retirer ladite clef de ladite serrure, c’est-à-dire,
pour le dire mieux, d’en isoler et constituer le paradigme7, ce afin d’être en
mesure de la faire jouer dans de nouveaux trous, d’ouvrir d’autres
perspectives, de poser d’inédits problèmes.
Une telle tâche, on le voit, relève donc de la philosophie comparée,
quand bien même c’est à un comparatisme strictement interne qu’elle
convoque, ayant à surligner et mettre en évidence, par contraste avec le
maître ouvrage de Heidegger, un certain schéma à l’œuvre chez Corbin. Et
c’est en outre une invite au voyage, voyage qui ne va pas, pour nous, sans
scrupules ni mauvaise conscience : car il est bien question, somme toute, de
rebrousser le chemin qu’a tracé Corbin – et cela ne va pas sans violence –,
de lui faire prendre, à rebours de son exode oriental, la route de l’exil, c’est-
à-dire de l’Occident (autant géographique que symbolique ou mystique), en
espérant certes qu’un peu de la lumière aurorale de Là-bas, comme
transportée, reste prise et finisse par irradier au cœur de ces glaces
crépusculaires qui font notre Ici.
Peut-être s’avérera-t-il alors, au final, que si actualité corbinienne il y a,
elle ne saurait être réduite, pour ce qui nous occupe, ni à un « proto-
tournant » théologique8 ni, sans plus de précisions, à un tournant
herméneutique de la phénoménologie française, bref que c’est quelque
chose d’on ne peut plus massif et inouï qui s’y joue, et dont on est
certainement loin d’avoir pris toute la mesure.

Reprenons. En quoi, selon Corbin, cette clavis hermeneutica


heideggérienne que nous disions consiste-t-elle ? Nous lisons :

[…] le lien auquel nous rend attentifs la phénoménologie, c’est le lien


indissoluble entre modi intelligendi et modi essendi, entre modes de
comprendre et modes d’être. Les modes de comprendre sont essentiellement en

7
Sur cette notion de paradigme et son usage en histoire de la philosophie, se reporter à V.
Goldschmidt, « Remarques sur la méthode structurale en histoire de la philosophie », in
Écrits. Tome 2 : Études de philosophie moderne, Paris, Vrin, 1984, II, §3, pp. 242-246.
8
Nous empruntons l’expression – tournant théologique – à l’essai polémique de D.
Janicaud (La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, folio, 2009). À notre
connaissance, aucune mention d’Henry Corbin n’y est faite.
98 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

fonction de modes d’être. Tout changement dans le mode de comprendre est


concomitant d’un changement dans le mode d’être. Les modes d’être sont les
conditions ontologiques, existentiales (je ne dis pas existentielles) du
« Comprendre », du Verstehen, c’est-à-dire de l’herméneutique.
L’herméneutique est la forme propre de la tâche du phénoménologue9.

Comment entendre cette déclaration ? Qu’en est-il de cette fondation,


qu’aurait mise au jour Sein und Zeit, du comprendre et de ses modalités
dans les modes d’être divers et variables de celui qui comprend, et qui en
sont le support – au point que toute modification de cet être aura pour
corollaire une modification réglée de son propre comprendre, celui-ci
s’originant dans celui-là –, bref, de cette idée selon quoi c’est l’être qui, à
la compréhension, donne le la (aussi bien d’ailleurs que son là), et prévaut ?
À quoi Corbin, dans Heidegger, fait-il référence et qu’a-t-il précisément en
vue ?
D’abord et certainement ceci, sans aller plus loin que les premiers
paragraphes de Sein und Zeit, que le Dasein – nous renoncerons ici à
traduire le terme10 – se présente bien comme cet étant insigne pour qui « il
y va en son être de cet être11 », ce qui le distingue des autres étants et en
tout cas le rend irréductible à une simple chose. Partant, seul en mesure de
se rapporter à son propre être et de le comprendre, c’est-à-dire de se
comprendre en son être, est-il par là même mis seul en mesure de se
rapporter, jusqu’à le comprendre, à l’être de ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire
à l’être des autres étants auxquels ce faisant il s’ouvre, loin de toute
claustration ou repli12.

9
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cité, p.26. Également : « Il s’agit bien entendu, dans
tous les cas, de considérer les niveaux herméneutiques (les modi intelligendi) en fonction
des différents modes d’être (modi essendi) qui en sont respectivement les supports. » (Ibid.,
p. 26). Voir aussi : En Islam iranien, Aspects spirituels et philosophiques. Tome 1 : Le
shî’isme duodécimain, Paris, Gallimard, 1971, coll. Tel, Chap. V, §3, p. 212 ; Histoire de
la philosophie islamique, Paris, Gallimard, folio essai, 1986, I, §1, pp. 21-22.
10
Sur la traduction, par Corbin, de Dasein par réalité-humaine, on se reportera aux
éclairantes remarques de C. Jambet : « Henry Corbin », in Aries, Vol.1, N°2, 1985, §I, pp.
5-10.
11
Être et temps, §4, p.12. Dans la suite, nous citons la traduction donnée par E. Martineau
(Édition numérique hors commerce) et indiquons la pagination de l’édition allemande (Sein
und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer, 1963). Nous tentons, autant que faire se peut, et
lorsqu’elle existe et a été publiée, de donner la parole à la traduction Corbin (notamment
des §46-53 et 72-76 de Sein und Zeit) : M. Heidegger, Qu’est-ce que la Métaphysique ?
suivi d’extraits sur L’être et le temps et d’une conférence sur Hölderlin avec un avant-
propos et des notes, trad.fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938.
12
Ces quelques lignes sont redevables à F. Dastur (Heidegger et la question du logos, Paris,
Vrin, 2007, chap. III, p. 86).
Morel 99

Et c’est dire, somme toute, que si le Dasein entretient bien une relation
privilégiée avec l’être, c’est pour la simple et précise raison que cette
compréhension de l’être est un trait de son être même13. En quoi est atteinte
une première détermination de cette fondation « ontologique » du Verstehen
(c’est-à-dire de l’enracinement de la compréhension dans l’être) qui, au tout
début des années trente, frappa tant Corbin14?
Soit, mais il faut aller plus loin. Car nous relevions, à la suite de Corbin,
que toute modification du comprendre s’origine dans une modification de
ce qui s’avère en être le support et la possibilité, à savoir l’être même du
Dasein. Qu’en est-il précisément de cette transformation des modes de la
compréhension telle qu’elle se règle sur les mutations de l’être même de
celui qui comprend, ne faisant jamais que leur répondre ?
Question difficile et ample. Bornons-nous trop rapidement à ceci : que
Heidegger fait le départ entre deux « modes d’être » du Dasein, c’est-à-dire
entre deux manières, pour lui, d’exister – authentiquement ou non15. Or,
cette chute dans l’inauthenticité en laquelle, certainement, toujours-déjà
nous sommes pris, ne va pas sans affecter la constitution même du Dasein,
plus précisément ces existentiaux que sont la compréhension et le discours,
et dont Heidegger, justement, explicitera les modalités déchéantes en

13
« La compréhension de l’être est elle-même une déterminité d’être du Dasein. »
(Souligné par l’auteur, §4, p. 12). Également, dans le recueil Corbin (§72, p. 168) : « Or,
cette compréhension [à savoir la compréhension de l’être] appartient à la réalité-humaine
[Dasein] comme constituant son être même. »
Ainsi également du possible et de l’histoire : ce n’est pas parce que l’homme possède la
catégorie du possible ou parce qu’il développe une connaissance historique, qu’il se trouve
par là-même ouvert au possible et à son être historique. Bien plutôt, c’est parce qu’il est un
être de possibilité qu’il peut épistémologiquement se rapporter à ce qui est alors catégorie,
et en vertu de son historialité qu’il est en mesure de connaissance historienne. Bref, le mode
de comprendre – qu’il s’agisse de la compréhension de l’être, de la connaissance
historique, ou de la saisie du possible – s’origine à chaque fois dans un certain mode d’être.
14
Il faudrait certainement ici distinguer entre compréhension originaire et modes dérivés
du comprendre, comme y invite le §31 d’Être et temps : « Si nous interprétons celui-ci [le
comprendre] comme un existential fondamental, cela signifie en même temps que ce
phénomène est conçu comme un mode fondamental de l’être du Dasein. Au contraire, le
comprendre pris au sens d’un mode cognitif possible parmi d’autres, et distingué par
exemple de “l’expliquer”, doit être tout comme celui-ci interprété comme un dérivé
existential du comprendre primaire tel qu’il co-constitue l’être du Là en général (p. 143). »
15
Sur la détermination de l’authenticité et de l’inauthenticité comme modes d’être, se
reporter notamment au §9 d’Être et temps : « Les deux modes d’être de l’authenticité et de
l’inauthenticité […] se fondent dans le fait que le Dasein est en général déterminé par la
mienneté (p.43) ». Voir également le §43 de « Kant et la métaphysique », in Qu’est-ce que
la métaphysique ?, op.cit., trad. fr. Corbin, § 43, p. 216 : « Ce mode d’être décisif de la
réalité-humaine (Dasein) – vu uniquement sous l’angle de l’ontologie fondamentale – est
ce que nous appelons banalité-quotidienne (Alltäglichkeit). »
100 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’espèce de la curiosité, de l’équivoque et du bavardage16. Aussi saisissons-


nous non seulement qu’à une altération de l’être, à l’inauthenticité d’une
existence réponde une modification concomitante de ses propres
possibilités de comprendre17, mais plus encore, que c’est la première qui
entraîne et motive la seconde18.
Cela étant retrouvé, nous pouvons revenir à Corbin. Et ce ne peut être
désormais sans surprise que nous lisons :

Or, tous [Ahl al-Kîtab : « les gens du livre », « les communautés ayant un
livre », soit les Musulmans, les Chrétiens et les Juifs] ont en commun un
problème qui leur est posé par le phénomène religieux fondamental qui leur est
commun : leur Livre saint qui est la règle de leur vie et de leur savoir en ce
monde et au-delà de ce monde. La tâche première et dernière est de comprendre
ce Livre. Mais qu’est-ce que comprendre et faire comprendre (cela même que
désigne le mot herméneutique, du grec hermeneia) ? Comprendre, sans même
qu’il soit besoin de le préciser, c’est toujours comprendre un sens, et il ne peut
s’agir que du sens vrai de ce Livre. Mais le mode de comprendre est conditionné
par le mode d’être de celui qui comprend. Avec le phénomène du « Livre saint
révélé » se trouve inauguré un problème qui ne concerne pas seulement tel ou
tel comportement particulier de l’homme ; c’est le mode d’être même de
l’homme qui est en question, autrement dit le concept même de l’anthropologie.
Car tout le comportement intérieur du croyant dérive de son comprendre ; la
situation vécue est essentiellement une situation herméneutique, c’est-à-dire la
situation où pour le croyant éclot le sens vrai, lequel du même coup rend son
existence vraie19.

Non sans surprise, annoncions-nous, car de Heidegger à ces quelques


lignes, tout paraît bel et bien retourné, et dans de grandes mesures. De fait,

16
Être et temps, chap. V, B., §35-37. « La question est donc maintenant celle-ci : quels
sont les caractères existentiaux de l’ouverture de l’être-au-monde pour autant que celui-ci
se tient, en tant que quotidien, dans le mode d’être du On ? Est-ce qu’une affection
spécifique, un comprendre, un parler, un expliciter particuliers appartiennent à celui-ci ?
(p.167) ».
17
Ainsi notamment de la compréhension de la mort : « Tentation, apaisement et aliénation
de soi, caractérisent le mode d’être de la dégradation. Comme être qui se dégrade, l’être
pour la mort dans la banalité quotidienne, est une perpétuelle fuite devant la mort. L’être
pour la fin prend comme mode-d’être celui d’une échappatoire devant cette fin : un voile
est jeté, la compréhension est inauthentique, le sens est renversé. » (trad. fr. H. Corbin, §51,
p. 147).
18
Autrement dit, ce n’est pas parce que l’homme bavarde qu’il est inauthentique, mais
plutôt, est-ce dans la mesure précise où il se comprend sur le mode des autres étants, où
son auto-compréhension originaire est grevée, qu’il déchoit, ce qui affecte ses modes de
comprendre (dérivés) et alors se disperse-t-il en bavardages.
19
H. Corbin, En Islam iranien, Aspects spirituels et philosophiques. Tome 1 : Le shî’isme
duodécimain, op. cit., Chap. IV, §1, p. 136.
Morel 101

si la leçon heideggérienne telle qu’entendue et ressaisie, appropriée par


Corbin, est presque littéralement reprise – le mode de comprendre est
conditionné par le mode d’être de celui qui comprend – c’est pour être
aussitôt renversée.
Faudrait-il en effet plutôt poser, si c’est bien, comme semble l’indiquer
la suite immédiate du texte, le comprendre et l’éclosion du sens vrai à
laquelle il œuvre qui rend l’existence même de celui qui comprend sinon
authentique du moins vraie, que le mode d’être de celui qui comprend est
conditionné, déterminé, et partant possiblement modifié par son mode de
comprendre – l’existence du croyant (en son être même) étant de part en
part, de fond en comble, toute entière, ontologiquement et non point
ontiquement, existentialement et non point existentiellement20, bouleversée

20
Ce bouleversement nous semble bel et bien être d’ordre ontologique et existential, dans
la mesure où il modifie la constitution même du Dasein (avant tout le Sein zum Tode, tel
qu’il est par lui changé en être pour au-delà-de-la-mort, en Sein zum Jenseits des Todes).
C’est dire, somme toute, si l’on en croit Corbin, qu’une parole, un discours (de registre
existentiel, ontique) est en mesure, a la puissance de modifier la constitution existentiale
du Dasein, et ce, quand bien même la Parole en question, celle-là même qui fait encontre
et bouleverse, ne saurait elle-même être considérée comme l’un des existentiaux
fondamentaux du Dasein – ce dont Corbin prend acte : « C’est l’événement de cette
prédication chrétienne qui justement ne peut être indiqué dans la constitution ontologique
de l’existence : “la christianité” ne peut être interprétée comme un “existential”, comme
mode originel de la compréhension de l’existence abandonnée à elle-même, et cela, même
si l’analyse ontologique montre quelque chose comme la possibilité d’une Parole qui
rencontre, qui veut être entendue, et qui suivant qu’elle est écoutée ou repoussée, qualifie
ontiquement l’existence. L’affirmation de la foi qu’en fait, seule une Parole ait cette
puissance, n’est pas discutable pour elle, mais l’affirmation que cette Parole soit la Parole
de Dieu est pour elle absurde, car elle ne connaît que l’existence et aucun au-delà
authentique. » (« La théologie dialectique et l’histoire », in Recherches philosophiques,
1933-1934, n° 3, p. 275).
D’où, plus tardivement (cf. supra, page 7 et suivantes du présent travail), la réduction par
Corbin de l’analyse existentiale heideggérienne au statut de simple weltanschauung et la
mise en œuvre d’une tout autre analytique. Sur les rapports de la philosophie
heideggérienne à la théologie, voir aussi, d’H. Corbin, « Transcendantal et existential », in
Travaux du IXe Congrès international de Philosophie, Paris, Hermann, 1937 : « On ne s’est
pas fait faute de proclamer la résonance théologique de la philosophie heideggérienne.
Pourtant elle n’entend ni remplacer, ni exclure la théologie comme science positive, de
l’ordre ontique et existentiel ; on omet trop souvent, sur ce point, l’intention et la limite du
propos existential » (VIII, p. 31).
À quoi nous ajouterons une question : si le logos s’avère bien puissance de modification
de la constitution ontologique de l’existence, la position du Dasein laissé à lui-même (c’est-
à-dire de l’existence abandonnée à elle-même) comme neutre, et son élection comme
étalon ou norme (permettant, à la manière d’un correctif, de mesurer les écarts ontiques
dont il est susceptible), ne se révèlent-t-elles pas arbitraires ? Ne faut-il pas alors refuser
tout départ, et radicalement faire place aux métamorphoses dont le discours, précisément,
est l’opérateur ? Si être, c’est être toujours-déjà modifié par une parole, quand bien même
102 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

et comme restaurée par la manière qu’il a de se rapporter au Livre, de le


reconnaître comme étant le Livre, de le saisir comme recelant la Vérité, de
le lire comme possédant un sens qui change tout, qui seul vaut, et qui est
donc à retrouver dans l’épaisseur de sa lettre, bref par la manière qu’il a de
le comprendre.
Pour le dire abruptement, les rapports de l’être et du discours semblent,
par Corbin, de manière plus ou moins inapparente, renversés, et y-a-t-il en
tout cas, qui insiste à l’intérieur de son propos, comme un jeu ou un écart.
Peut-être même – mais cela reste à étayer – est-ce précisément en ce
renversement que réside et consiste la modification, le dérèglement dont
pour commencer nous évoquions la possibilité, de la « clef herméneutique »
germanique par la serrure théosophique iranienne.
Car la parole (Sprache) ne semble pas, dans Sein und Zeit, posséder un
tel pouvoir. N’est-elle jamais en effet qu’un mode dérivé, une réalisation
parmi d’autres du discours (Rede), en lequel elle trouve sa possibilité
ontologico-existentiale21. Quant au pouvoir-être le plus haut, authentique,
du discours, il est, aux antipodes de tout bavardage, non point ébruitement
verbal, mais silence22. Enfin, ce n’est pas au Livre ni même à un livre, fût-
il Sein und Zeit, que revient la tâche d’une conversion, que l’on doit, à
l’extrême pointe, réveil et résolution : tout commence au contraire dans
l’ébranlement de l’angoisse23, laquelle, précisément, coupe la langue24.
Bref, pour Heidegger, c’est bien le seul texte de l’existence qui est à
expliciter – jusqu’à en révéler, de manière immanente, constitution et
structure – non pas la Parole de Dieu, et là est certainement toute la
différence.
Ce privilège accordé à la Parole par Corbin n’est du reste pas anodin :
perd-il toute étrangeté si l’on se rappelle ses jeunes années, marquées et
occupées entre autres, en sus de Heidegger, par la lecture de Luther25 et de

pensons-nous tirer celle-ci de notre propre fond, où placer, et comment reconnaître, attester
l’originaire ?
21
Être et temps, §34, p. 161, (trad.fr. Martineau légèrement modifiée) : « Le fondement
ontologico-existential de la parole est le discours (Rede) ».
22
Être et temps, §34, p. 165. « Pour pouvoir faire-silence, le Dasein doit avoir quelque
chose à dire, c’est-à-dire disposer d’une résolution authentique et riche de lui-même. C’est
alors que le silence manifeste et brise le “bavardage” ».
23
Être et temps, §40, p. 188. « L’angoisse place le Dasein devant son être-libre-pour
(propensio in…) l’authenticité de son être en tant que possibilité qu’il est toujours déjà. »
24
« L’angoisse nous coupe la parole. » (Qu’est-ce que la métaphysique ?, op.cit., trad.fr.
Corbin, p. 32).
25
Ainsi de la conférence (temporaire) donnée par Corbin, en tant que suppléant d’A. Koyré,
en 1938 à l’École Pratique des Hautes Études, « Recherches sur l’herméneutique
luthérienne ».
Morel 103

Hamann26, intéressées de très près par l’herméneutique protestante et son


renouveau d’alors27?
D’où par ailleurs l’ambiguïté qui entoure la référence et le rapport à
l’herméneutique heideggérienne, sur laquelle nous avons jusqu’ici trop peu
insisté : cette oscillation constante entre d’une part l’aveu, la reconnaissance
de novation totale, qu’il y a là une révolution philosophique sans précédent
à l’œuvre28 – dont Corbin, en France, fut l’un des premiers à prendre toute
la mesure, et qui, dit-il, lui aura permis de faire sauter tant de verrous de
l’Être – de l’autre, le rappel non moins récurrent de l’arrière-plan de la
pensée de Heidegger, de la généalogie et des racines proprement
théologiques du concept d’herméneutique, rappel qui ne saurait au fond que
relativiser, en le replaçant dans une perspective plus vaste, l’apport
proprement heideggérien29.
Ceci étant rappelé, une question se pose : comment, selon Corbin,
discours et être s’articulent-ils ? À quelle instance ou opération revient-il de
réaliser, d’accomplir cette modification effective, ce bouleversement en son
être même de l’existence par la Parole ?
Au Ta’wîl, qu’il convient désormais de déplier un peu, est attribué, nous
semble-t-il, cette fonction essentielle. On pourrait traduire le terme par
exégèse spirituelle intérieure, symbolique. Plus profondément, cette

26
En novembre 1937, à l’École Pratique des Hautes Études, Corbin consacra un cours à
« l’inspiration luthérienne chez Hamann ». Notons surtout, outre les traductions
(Aesthetica in Nuce, Métacritique sur le Purisme de la Raison pure, Les Mages d’Orient à
Bethléem), son essai substantiel (écrit semble-t-il à l’automne 1935) et publié à titre
posthume : Hamann. Philosophe du Luthérianisme, Paris, Berg International, 1985. Nous
lisons notamment ceci : « “Ce qui dans ta langue s’appelle l’être, écrit Hamann à Jacobi,
je préférerais l’appeler parole.” […] dans cette compréhension de l’être comme logos, un
passage s’accomplit de la Parole divine à la parole humaine, qui n’est point dû à une
déduction logique ni à l’idée de la participation. La Parole divine est à la fois créatrice et
création ; l’homme, en tant que créature, est lui-même une Parole, et c’est pourquoi sa
situation dans le monde est caractérisée par excellence comme une relation auditive. » (§I,
pp. 28-29).
27
À commencer par K. Barth, dont Corbin donna, en 1932, sous le titre (qui n’est pas de
Corbin lui-même, lequel proposait « La détresse de l’Église protestante », cf. « De
Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 43), « Misère et grandeur de l’Église Évangélique »
(Foi et Vie, 1932, Année 33, n°39, pp. 409-444), la traduction d’une conférence, Die Not
der evangelischen Kirche, prononcée à Berlin le 31 janvier 1931 et publiée dans la revue
Zwischen den Zeiten (N°2, 1931). Ajoutons que Corbin consacra un texte important à ce
renouveau de la théologie protestante sous le titre « La théologie dialectique et l’histoire »
(art.cit.)
28
« Le mérite immense de Heidegger restera d’avoir centré sur l’herméneutique l’acte
même du philosopher. » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit, p. 24).
29
« J’ai malheureusement l’impression que nos jeunes heideggériens ont un peu perdu de
vue ce lien de l’herméneutique avec la théologie » (ibid., p. 24, voir aussi p. 25 du même
entretien).
104 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

dernière consiste à « faire parvenir une chose à son origine », « un écrit à


son sens vrai et originel ». Surtout, elle est double : simultanément exégèse
du texte – qu’il soit « texte d’un livre ou texte cosmique » – et exégèse de
l’âme, étant entendu que « l’âme ne peut ramener, faire revenir le texte à sa
vérité, que si elle revient elle-même à sa vérité »30.
Tel mouvement par lequel l’âme, s’enquérant du texte, l’actualise,
l’exhausse au rang d’événement réel, tout autant que, ce faisant, elle se
reconduit elle-même à son être vrai, dessine donc comme un cercle : la
reconduction du texte à son sens vrai, du symbole à la situation qui l’a vu et
fait naître, est simultanément retour – non point exil mais exode – de l’âme,
celle-là même qui précisément mène l’exégèse, à sa propre vérité31. Les
deux gestes – Ta’wîl de l’âme, Ta’wîl du texte – sont conjoints : plus
radicalement, l’un suppose et engage toujours-déjà l’autre.
L’important, pour ce qui nous occupe ici, est que, par cette opération, le
texte, la doctrine devient vivante, c’est-à-dire événement intérieur, et que
cet événement est tout autant bouleversement de l’âme, c’est-à-dire,
ultimement, du paysage entier de la présence qui s’offre à elle, à son
« regard », de la manifestation même de ce qui se révèle, contre tout exil ou
arrachement, être son monde propre, natif, son lieu retrouvé, monde ou
Cosmos qui la situe autant qu’elle le situe.
De là, un retour à Heidegger tel que l’entend Corbin :

Da-sein : être-là, c’est entendu. Mais être-là, c’est essentiellement faire acte de
présence, acte de cette présence par laquelle et pour laquelle se dévoile le sens
au présent, cette présence sans laquelle un sens au présent ne serait jamais
dévoilé. La modalité de cette présence humaine est bien alors d’être révélante,
mais de telle sorte qu’en révélant le sens, c’est elle-même qui se révèle, elle-
même qui est révélée32.

Et encore une fois, sinon le même renversement à l’œuvre, du moins


comme un glissement, une double entente, possibles : si, pour que le sens
ait chance de se révéler (modo intelligendi), faut-il certes bien faire acte de
30
H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Lagrasse, Verdier, 1999, Chap. I, §3, pp. 41-
50 pour les citations.
31
« Dans toute la mesure où chaque mode de comprendre est concomitant et solidaire d’un
certain mode d’être, l’exégèse ésotérique d’un texte reconduisant celui-ci à sa Vérité
Réelle, présuppose, pour réussir, la propre transmutation de l’âme, l’exode de l’âme
revenant elle-même à sa Vérité Réelle. » (H. Corbin, « Le Symbolisme dans les Récits
visionnaires d’Avicenne », in Synthèses. Revue Européenne, Bruxelles, Déc. 1955
(Hommage à Jung), §1, p. 465, c’est nous qui soulignons). Or, devons-nous ajouter, c’est
précisément l’exégèse du texte qui, seule, s’avère en mesure de reconduire l’âme à sa
propre vérité.
32
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 26. Sur ce point, consulter l’« Avant-propos
du Traducteur », que Corbin avait donné pour le recueil heideggérien de 1938, p. 15.
Morel 105

présence (modo essendi), c’est-à-dire se rapporter au livre dont on cherche


à faire éclore le sens, non point comme à une vieille chose périmée, mais
comme à un présent – fût-il mille ans en arrière – qui nous concerne, c’est
plus profondément et essentiellement à l’exégèse du texte (modo
intelligendi), à ce travail du sens lui-même que revient de modifier cette
existence (modo essendi), de hausser le Da de cette dernière au niveau
herméneutique qui seul convient à la bonne entente du texte, bref de
convertir son acte de présence, son être même, en le hissant au niveau d’être
adéquat que le texte implique – en quoi elle se trouve finalement restaurée,
« révélée » en sa vérité (et c’est alors, pour elle, une véritable naissance
spirituelle).
Non pas, donc : cet étant insigne qu’est le Da-sein, insigne car dévoilant
– en tant qu’ouverture où les étants viennent en présence, et projection d’un
horizon à cette venue – en révélant se révèle, en découvrant se découvre,
c’est-à-dire, somme toute, donne à lire, à déchiffrer le texte même de
l’ontologie fondamentale qu’il reviendra alors – et c’est une des tâches que
s’était à lui-même assigné Sein und Zeit en l’espèce d’une analytique
existentiale –, dans l’immanence et sans ne mobiliser d’autres ressources
que l’existence elle-même, justement d’expliciter.
C’est dire que la rencontre de la Parole ainsi que l’activité du comprendre
qu’elle implique recèlent la puissance de bouleverser l’existence, de libérer
et ouvrir son horizon, et ce à un tel point, dans une telle mesure, que Corbin
pourra renvoyer comme arbitraire et relative, comme n’allant nullement de
soi, – et même au statut de simple Weltanschauung33 –, l’analyse
existentiale menée par Heidegger, bien loin, donc, que de reconnaître
l’ancrage de cette dernière dans l’être même du Dasein qu’elle ne ferait
qu’expliciter34.

33
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., pp. 30-33.
34
La découverte de la significatio passiva chez Luther n’est certainement pas étrangère à
un tel renversement. Corbin, à de nombreuses reprises, insiste sur celle-ci : « Recherches
sur l’herméneutique luthérienne », École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses, Annuaire 1939-1940, 1938, pp. 99-102 ; L’imagination créatrice dans le
soufisme d’Ibn’Arabi, Paris, Flammarion, 1958, rééd., Paris, Entrelacs, 2012, note 24, p.
307 ; « De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 25. Dès son essai sur Hamann (op.cit., p.
18-19), il écrit : « Seul saisit l’esprit de l’Écriture, celui qui l’éprouve en soi-même ; or cela
suppose une métamorphose qui est l’œuvre, non de l’homme, mais de Dieu, et dont
l’instrument n’est à son tour rien d’autre que l’Écriture. […] Telle fut la reconnaissance
propre de Luther : “la connexion entre l’interprétation et l’expérience personnelle, le
conditionnement de la compréhension par une assimilation intérieure à la chose exprimée
dans la Parole”. » Partant, nous saisissons mieux, remises à leur filiation, certaines
déclarations plus tardives, en contexte persan : « Comprendre un sens, c’est l’impliquer en
soi-même, d’une façon ou d’une autre, dans son propre mode d’être. Quiconque ne
l’implique pas, c’est-à-dire ne le com-prend pas, serait difficilement à même de
l’expliquer. » (En Islam Iranien. Tome I, op.cit., Chap. IV, §1, p. 138) ; « On peut dire, je
106 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Le situs du Da, partant l’être même de celui qui cherche et s’enquiert,


est ainsi comme déterminé et bouleversé par la parole même dont
précisément il s’enquiert, et par cela-même qu’il en perce le sens, du moins
travaille, dans un entretien qui peut très bien s’avérer infini, à le percer. Et
Corbin lui-même rappelle à quel point la lecture de Sohravardî bouleversa
son propre situs, sa propre existence aussi bien que son rapport à
Heidegger :

Je dirai peut-être un jour comment ce Récit de l’exil occidental [de Sohravardî]


fut précisément le moment décisif où je rejetai le poids des finitudes qui pèsent
sous le ciel sombre de la liberté heideggérienne. Il fallait m’apercevoir que,
sous ce ciel sombre, le Da du Dasein était un îlot en perdition, précisément
l’îlot de « l’Exil occidental »35.

Or, et c’est là où nous voulions en venir, une telle situation – cette


manière dont être et parole se nouent – ne saurait à son tour que bouleverser
l’entente même de la phénoméno-logie dont Corbin se réclame.
Certainement, pour que cela ait une chance d’être aperçu, faudrait-il
d’abord commencer par restituer en son détail, ou ne serait-ce qu’à grands
traits, la cosmologie qu’implique et que sous-tend une telle pratique de
l’herméneutique, un tel périple de l’âme.
Espace et temps nécessaires à une telle tâche font malheureusement
défaut, et nous nous limiterons ici, avant de revenir à la détermination
corbinienne de la phénoménologie, à un trop rapide rappel du mundus
imaginalis – monde de l’âme, ‘âlam al-mithâl – pièce essentielle et centrale
du dispositif, de la hiérarchisation sur trois niveaux du cosmos :

Quant à la fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales, elle est


définie par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le
monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre
part elle « imaginalise » les Formes intelligibles auxquelles elle donne figure et

crois, que là-même est le triomphe de l’herméneutique comme Verstehen, à savoir que ce
que nous comprenons en vérité, ce n’est jamais que ce que nous éprouvons et subissons,
ce dont nous pâtissons dans notre être même. » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit.,
p. 25). Quelle différence, alors, avec la détermination heideggérienne du Verstehen (et de
l’Auslegung) ? Les deux penseurs ne sont-ils pas parfaitement raccords ? Non pas,
cependant, et se découvre, à l’œuvre, encore et toujours le même renversement : d’une part
(Heidegger), expliciter ce que l’on implique – et c’est dire que le comprendre ne fait jamais
que déplier l’être –, de l’autre (Corbin) intérioriser une Parole jusqu’à l’impliquer c’est-à-
dire jusqu’à être par elle modifié en son être même – et c’est dire que l’être est modifié par
le comprendre.
35
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 32.
Morel 107

dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles,
d’autre part avec les Formes intelligibles36.

Dès lors, se comprend un peu mieux, peut-être, que le travail exégétique


(qui relève du modo intelligendi) du texte vienne modifier l’âme (en son
modo essendi) qui s’y attèle, c’est-à-dire la hisse à un niveau de l’être – en
l’occurrence ce mundus imaginalis –, à un degré ou intensification de
présence tout autre : présence comme allégée et spiritualisée, lumineuse,
libérée de toute pesanteur37 (présence dont l’art de la Miniature cherche
précisément à donner une image38), par contraste avec la lourdeur opaque,
l’épaisseur du sensible.
En raccourcissant : l’herméneutique de la parole, l’exégèse du texte,
s’avère receler une puissance de modification du paysage même de la
présence, de sa teneur. Et Corbin peut-il déclarer, dans cette direction :

[…] il y a une herméneutique du Verbe, impartie aux religions du Livre, qui a


toujours eu et par essence la vertu de produire un exhaussement, une sortie, une
ek-stasis vers ces autres mondes invisibles qui donnent son sens vrai au nôtre,
à notre « phénomène du monde »39.

Phénoménologie, annoncions-nous, dont Corbin se réclame, à laquelle


nous pouvons désormais revenir, et qu’il convient d’expliciter.
Qu’il s’en réclame, cela ne fait guère de doute. Et voici comment lui-
même l’explicite :

Il nous faut donc rappeler très brièvement le sens du mot phénoménologie.


J’ai déjà eu l’occasion de le rappeler ailleurs. C’est aussi bien un sens
indépendant de toute école phénoménologique déterminée. N’essayons pas de
traduire ce mot en persan à coup de dictionnaire. Voyons plutôt la démarche
qu’accomplit l’enquête phénoménologique. Elle se rattache essentiellement à
la devise de la science grecque : sôzeïn ta phaïnomena, sauver les phénomènes
(les apparences). Qu’est-ce à dire ? Le phénomène, c’est ce qui se montre, ce
qui est apparent et qui dans son apparition montre quelque chose qui ne peut se
révéler en lui qu’en restant simultanément caché sous son apparence. Quelque

36
H. Corbin, Corps spirituel et terre céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris,
Buchet-Chastel, 2nde édition entièrement révisée, 1979, « Prélude à la deuxième édition.
Pour une charte de l’imaginal. », p. 10.
37
« C’est un monde où se retrouve toute la richesse et la variété du monde sensible, mais
à l’état subtil, un monde de Formes et Images subsistantes, autonomes, qui est le seuil du
Malakût. » (H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, folio, 1986,
Chap. VII, §3, p. 297).
38
Sur ce point, se reporter à Y. Ishaghpour, La miniature persane, Lagrasse, Verdier, 1999.
39
« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 36.
108 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

chose se montre dans le phénomène, et ne peut s’y montrer qu’en se cachant.


[…] Le phénomène, le phaïnomenon, c’est le zâhir, l’apparent, l’extérieur,
l’exotérique. Ce qui se montre dans ce zâhir, tout en s’y cachant, c’est le bâtin,
l’intérieur, l’ésotérique. La phénoménologie consiste à « sauver le
phénomène », sauver l’apparence, en dégageant ou dévoilant le caché qui se
montre sous cette apparence. Le Logos du phénomène, la phénoménologie,
c’est donc dire le caché, l’invisible présent sous le visible. C’est laisser se
montrer le phénomène tel qu’il se montre au sujet à qui il se montre. […]
Mais alors la recherche phénoménologique n’est-elle pas ce que nos vieux
traités mystiques désignent comme kashf al-mahjûb, le dévoilement de ce qui
est caché ? N’est-ce pas aussi ce que désigne le terme de ta’wîl, fondamental
en herméneutique spirituelle qôranique40?

Que l’entente corbinienne de la phénoménologie ait à s’avérer, in fine,


indépendante de toute école phénoménologique déterminée, cela nous
pouvons bien-sûr l’entendre : est-il justement question, dans ces quelques
pages, de montrer que le renversement plus ou moins inapparent de
l’entreprise phénoménologique qu’opère Corbin la dote d’un sens inédit.
Pour autant, ne saurait être négligée la forte résonance, ne se révélerait-
elle au final que toute formelle, de ces lignes avec Sein und zeit41 – en
l’occurrence avec son paragraphe 7 – soit l’allure heideggérienne de
l’explicitation que donne Corbin du mot même de phénoménologie. La
référence, pour demeurer implicite, est patente, le laisser se montrer le
phénomène tel qu’il se montre au sujet à qui il se montre renvoyant au faire
voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de
lui-même42 de Heidegger, la seule différence notable, s’il est vrai que le
Dasein n’est pas originairement ni d’abord sujet (non plus qu’âme) mais
ouverture, étant justement ce sujet à qui qu’introduit Corbin et qui peut-être
change tout.
Ainsi également de la détermination du phénomène – quelque chose se
montre dans le phénomène, et ne peut se montrer qu’en se cachant –
laquelle répète encore, à sa manière, une leçon du paragraphe 7, Heidegger
y écrivant : « Qu’est-ce donc que la phénoménologie doit “faire voir” ?

40
H. Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, op.cit., p. 22-23.
41
Nous laissons de côté ici la difficile question de l’eidétique corbinienne, telle qu’elle
tente de concilier Husserl et le néo-platonisme, et atteste en tout cas d’une veine
proprement husserlienne dans Corbin. Voir notamment, sur la Wesenschau : Ibid., pp. 22-
23. Se reporter également, sur la méthode phénoménologique de Corbin et son rapport à la
phénoménologie husserlienne, à la présentation de C. Jambet, in H. Corbin, Itinéraire d’un
enseignement, Institut Français de Recherche en Iran, Téhéran, 1993, notamment pp. 26-
28. Ne serait-il peut-être pas vain, en outre et pour instruire une telle question, de consulter :
A. Lowit, « Pourquoi Husserl n’est pas Platonicien ? », Les Études Philosophiques,
Nouvelle série, 9eAnnée, n°3, Juillet/Septembre 1954, pp. 324-336.
42
Être et temps, §7, C, p. 34.
Morel 109

Qu’est-ce qui doit, en un sens insigne, être appelé phénomène ? Qu’est-ce


qui, de par son essence, est nécessairement le thème d’une mise en lumière
expresse ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se
montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord
et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient
essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de
prime abord et le plus souvent »43.
Dira-t-on peut-être que ces lignes de Corbin, s’agissant de la
détermination même du phénomène, sont néanmoins marquées par une
rechute métaphysique, comme teintées d’ambiguïté, auquel cas une
différence irréductible avec Heidegger s’y ferait jour : symptôme en serait
l’usage du sous – sous le visible, sous cette apparence – là où un dans, un
à même le eût peut-être mieux convenu.
Mais ne nous y trompons pas, le phénomène que notre auteur a en vue
n’est pas kantien pour autant, c’est-à-dire apparition, Erscheinung. Car c’est
bien la chose même qui tout en se retirant se manifeste comme telle,
s’avance en son retrait même – bien loin que de tendre, de nous présenter
un masque qui ne serait pas elle-même en tant qu’elle-même mais voile,
l’en soi demeurant, dans cette perspective qui n’est pas celle de Corbin (pas
plus, d’ailleurs, que celle de Heidegger44), comme relégué dans une
transcendance inaccessible à la connaissance, gîtant quelque part au dos, de
l’autre côté, sur l’autre face du phénomène.
Et si toutefois elle se réserve, c’est que cette réserve, ce chiffrement ou
cryptage est précisément pour elle, non seulement une manière de
manifestation, mais la seule. Le phénoménologue ne s’en voit donc
nullement interdire l’accès, n’est-elle pas destinée, de façon indépassable, à
lui demeurer hors de portée, ce quand bien même elle ne se donne pas
immédiatement : faut-il au contraire, pour la retrouver, tout un travail, une
exégèse.
C’est dire en tout cas que la place pour une chose en soi, entendue
comme fondement inapparent (c’est-à-dire qui lui-même n’apparaît pas, ne
saurait apparaître) des phénomènes, fait radicalement défaut45 : et encore

43
Être et temps, §7, C, p. 35.
44
Être et temps, §7, A, pp. 29-32.
45
Dans cette direction, Christian Jambet peut-il déclarer : « Mais cette Imagination
[créatrice, active] n’est pas seulement l’union des phénomènes et du pouvoir d’un sujet
connaissant, elle est l’affaire des choses-mêmes, car elle dissout précisément l’opposition
critique de la chose en soi et du phénomène : il est indifférent, du point de vue de
l’Imaginal, de dire que tout est phénomène, unifié par l’activité du sujet transcendantal, ou
de dire que tout est chose, à la condition que toute chose soit renvoyée à sa nature
essentielle : le symbole. » (La logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des
Formes, Paris, Seuil, 1983, Chap. I « Mundus Imaginalis », §1, p. 41). Du même auteur, et
pour une lecture de la philosophie de Corbin comme « philosophie transcendantale qui
110 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

une fois, ni double fond ni face – qu’elle soit sous, au-delà, ou de l’autre
côté des phénomènes – cachée qui, par essence, ne pourrait jamais,
quoiqu’on fasse, que se dérober au pour nous que détermine notre
équipement soit, en définitive, l’intuition sensible. Bref, le bâtin n’est
nullement inconnaissable.
Certes, de Corbin à Heidegger, il serait vain de le cacher, la distance est
grande, plus d’un monde les sépare, et l’écart certainement
incommensurable, les phénomènes qu’a en tête le premier étant à mille
lieues du phénomène par excellence après quoi cherche, afin d’en poser une
bonne fois la question, le second, à savoir l’Être.
Inversement, le cosmos qui sous-tend la phénoménologie herméneutique
de Corbin, aux antipodes de Heidegger, se présente-t-il comme
verticalement disposé, organisé selon une multitude de degrés – allant du
sensible à l’intelligible en passant par l’imaginal – hiérarchisés et
symboliquement articulés, le couple zâhir/bâtin (apparent/caché) étant
structurant et constitutif d’un tel univers. Plus précisément, chaque niveau
de l’être symbolise avec ceux qui l’entourent immédiatement : ainsi du
mundus imaginalis qui se présente comme le bâtin, l’ésotérique du monde
sensible, monde sensible qui en est l’enveloppe, le zâhir46.
Qu’en est-il alors du logos ayant à recueillir ce secret mal gardé des
phénomènes ? S’il y a différence profonde, essentielle, entre Corbin et
Heidegger, plus profonde et essentielle que ce que l’on vient de rappeler et
qui les sépare, c’est précisément là, nous semble-t-il, qu’elle insiste.
De fait, et nous avons commencé de l’apercevoir, dans Corbin, un tel
logos ne saurait être strictement apophantique47, c’est-à-dire se limiter à
laisser voir, en le mettant en lumière, cela qui se montre de soi, à le
manifester tout en le recueillant : bref, il ne saurait être sans plus un discours

situe son questionnement, plus précisément, en fonction de la Critique de la Raison pure »


(et de l’Imaginal comme synthèse de l’Idée, suprasensible, et de la sensibilité pure) : la
présentation de Itinéraire d’un enseignement. Résumé des Conférences à l’École Pratique
des Hautes Études. (Section des sciences religieuses)1955-1979, op.cit., notamment p. 28-
30.
46
H. Corbin, En Islam Iranien. Tome I, op.cit., Chap. V, §2, p. 207. Voir également
l’extraordinaire §2 du chapitre IV du même volume.
47
« Λόγος en tant que discours signifie bien plutôt, autant que δηλοΰν, rendre manifeste ce
dont “il est parlé” (il est question) dans le discours. Cette fonction du parler, Aristote l’a
explicitée de manière plus aigüe comme άποφαίνεσϑαι. Le λόγος fait voir (φαίνεσϑαι)
quelque chose, à savoir ce sur quoi porte la parole, et certes pour celui qui parle (voix
moyenne), ou pour ceux qui parlent entre eux. Le parler “fait voir” άπό…à partir de cela
même dont il est parlé. Dans le parler (άπόφανσις) pour autant qu’il est authentique, ce qui
est dit doit être puisé dans ce dont il est parlé, de telle sorte que la communication parlante
rende manifeste, en son dit, ce dont elle parle, et ainsi le rende accessible à l’autre. […]
Toutefois ce mode de manifestation au sens d’un faire-voir qui met en lumière ne revient
pas à tout “discours” » (Être et temps, §7, B, p. 32).
Morel 111

qui rend manifeste, découvre cela même dont il discourt et qui, comme tel,
le précède.
Car le logos a cette vertu étrange, cette puissance, si l’on en croit Corbin,
de modifier (la texture de la présence de) ce dont il s’enquiert48, loin que de
simplement être chargé de la dire, de dire au plus près cela qui le précède et
ce faisant de le rendre manifeste. Non pas, bien-sûr, qu’un tel logos soit
créateur de l’étant – seul l’impératif divin a ce pouvoir – : est-il
« seulement », pourrait-on dire, à même d’en faire muter le sens d’être.
La charte apophantique – le άποφαίνεσϑαι τά φαινόμενα –, tel qu’elle lie
le dire et le voir, est-elle ainsi par Corbin comme rompue : le logos
s’émancipe et prend statut d’hégémonie. La parole cesse d’être au service
des phénomènes, et sont-ce bien plutôt ceux-ci qui s’avèrent fonction de
celle-là. Soit autrement : si l’on creuse le discours du phénoménologue,
n’est-ce plus sur des phénomènes que l’on débouche in fine, mais toujours,
et aussi loin que l’on creuse, sur du verbe, du verbe qui renvoie à du Verbe.
La phénoménologie est Ta’wîl.

Reste désormais à finir de dégager la clef herméneutique telle que


modifiée de la serrure iranienne, afin de n’en conserver que l’épure, soit
l’articulation de l’être et du dire qui en constitue l’essence. Pour ce faire,
nous procéderons par contraste et opposition, comparatisme.
Qu’advient-il précisément – et cette question cristallise à sa façon toute
la violence, celle que nous disions pour commencer, faite dans ces lignes à
Corbin, d’où : scrupules et mauvaise conscience – lorsque la Parole n’est
plus, ultimement et radicalement, Parole de Dieu, Parole comme telle
constitutive du monde créé, mais discours des hommes, parole humaine qui,
dans ce monde qu’elle n’a pas créé, résonne et, ce faisant, modifie la
manière dont les choses mêmes se donnent ? Bref, qu’en est-il si l’archive
métaphysique – corpus qui se déroule en histoire, marque des époques, et
48
Notons le témoignage de D. Shayegan, quant à la puissance modifiante du discours, de
la voix d’Henry Corbin : « Il [H. Corbin] avait, en outre, un grand don de communication :
l’acte herméneutique de dévoilement était presque naturel chez lui. Les choses qu’on voyait
avec lui transparaissaient dans une aura nouvelle ; il vous faisait découvrir les choses dans
leur dimension cachée, insoupçonnée. Nous avons beaucoup voyagé ensemble sur le
plateau iranien, et chaque fois c’était une surprise enrichissante que de revoir les lieux et
les bâtiments se transfigurer à travers le prisme de son regard, comme si en les décrivant il
leur faisait subir une transmutation. » (D. Shayegan, Sous les ciels du monde, Paris, Félin,
1992, p. 149). Ainsi que celui de Seyyed Hossein Nasr : « He [Corbin] was a kind of natural
visionary. Whenever he looked at things, he looked behind them, not only at them. He
always looked for the inner sense of things. That is what drew him to esoteric Shi’ism, and
Sufism, to all of the Persian sages and to spiritual hermeneutics, to the idea of ta’wîl, which
is at the heart of Corbin’s whole worldview. » (S.H. Nasr & R. Jahanbegloo, In Search of
the Sacred. A conversation with Seyyed Hossein Nasr on his life and thought, Santa
Barbara, California, Praeger, 2010, pp. 98-99).
112 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

en quoi se dépose, se consigne la pensée des hommes – vient à se substituer


au Texte de la Révélation, au Livre et à son exégèse, exégèse qui, certes,
jamais n’en a fini ? Et si, dans un même geste, contre toute hiérarchisation
et clivage métaphysiques, est élu comme seul et unique monde, le monde
sensible, bref si l’on se décide à demeurer dans les limites d’une
phénoménologie de la perception stricto sensu (à savoir de la perception
sensible), quitte à, de l’intérieur, la pousser plus avant jusqu’à la convertir
en ce qui s’avérerait ultimement49 mystique50 du sensible ?
Eh bien, semble-t-il, ce serait dire que les mutations du discours, et de la
langue en lequel il se pense, auraient à chaque fois pour effet une mutation
concomitante de l’être même, à tout le moins du sens d’être, des choses,
loin donc que le discours ne fasse jamais que répondre à l’Être, à son adresse
ou appel, ni ne se résume à en recueillir les mutations.
Apparaîtrait alors que la langue des hommes est hégémonie, dictée,
violence faite aux choses, que les deux ne sont point appropriées l’une à
l’autre : nulle familiarité donc, ni coappartenance, ni accord, mais une
extériorité radicale, l’étrangeté d’une langue fondant d’on ne sait où sur un
monde sans voix, qui n’a rien demandé, et ce, jusqu’à affecter la manière
même dont il se présente aux hommes.
Partant, la tâche même du phénoménologue ne pourra à son tour que se
trouver du tout au tout changée : loin que de ramener les discours, les textes
aux situations phénoménales qui les portent et les font parler comme ils
parlent51, il s’agira désormais de ramener les situations phénoménales, les
sites et constellations de présence, la teneur ou texture même des
phénomènes, aux discours et partant aux hégémonies « logiques » qui les
sous-tendent, les font se montrer tels qu’ils montrent, et ces discours eux-
mêmes aux voix vives qui les profèrent, les effectuent.
On a beau froncer les sourcils, les yeux ne distinguent pas les sons. D’où,
peut-être, l’oubli de cette puissance modifiante de la parole par ceux qui,
n’ayant d’yeux que pour le paysage de la présence – paysage dont les
mutations ne sauront alors qu’être remises à une instance autre que leur
propre langue : Être ou Conscience Constituante – finissent par faire la
sourde oreille transcendantale.

49
Allerdings nicht im Sinne Mauthners…
50
Par mystique, nous entendons ici, de manière très large et sous-déterminée « une
pénétration qui nous arrache à toutes les évidences sur lesquelles vit la conscience
commune [et même, qui nous arrache à la conscience tout court, ajouterions-nous] » (H.
Corbin, « Mystique et Humour », in Cahier de l’Herne Henry Corbin, op.cit., p.179). En
outre : mystique du sensible de même que, autre oxymoron, on a pu caractériser la
phénoménologie husserlienne d’idéalisme du sensible.
51
Pour une telle lecture, phénoménologique, de la phénoménologie, se reporter à : A.
Lowit, « D’où vient l’ambiguïté de la phénoménologie ? », in Bulletin de la Société
Française de Philosophie, Séance du 23 Janvier 1971, Paris, Armand Colin.
Morel 113

Arrivé là, est-il opportun, cependant, de préciser – préciser avant tout la


manière dont être et dire se nouent – car un malentendu guette. Effet de
langue, disions-nous en effet. Cela sonne sophistiquement et pose à tout le
moins une question : qu’en est-il du rapport de ces quelques lignes à la
logologie thématisée par Barbara Cassin ? S’agit-il ici de poser que l’être
n’est jamais qu’une production du discours ?
Non point tout à fait. Rappelons brièvement : d’abord qu’il est question,
si l’on suit B. Cassin, de réapprendre à compter trois là où la philosophie
nous aurait dressé à trancher la chose en deux, bref, de ménager – et plus
que de ménager : d’inventer, comme on invente un trésor ou un nouveau
continent – une troisième dimension au langage, dimension oubliée ou
comme recouverte : la performance52.
Faisant effraction dans le régime normal du sens (normal, c’est-à-dire
telle que la philosophie l’a elle-même institué et Aristote normé),
s’immisçant entre le parler de (apophantique) et le parler à, c’est-à-dire,
pour le dire vite, entre la philosophie et son autre approprié comme
rhétorique, la performance – somme toute : le sophiste – viendrait
« catastrophiquement » déranger tel partage (sur lequel on vit), brouiller
lesdites distinctions jusqu’à les annuler. C’est que tout discours se révèle
acte performé, ayant non seulement un effet sur autrui mais plus
radicalement, lequel intéresse directement notre propos, un effet-monde.
Puissance modifiante du discours, d’une parole qui, saisie comme acte,
est « capable de changer directement l’état du monde in saying »53, donc :
le tableau, on le voit, est-il du tout au tout changé. Plus précisément : « La
présence de l’Être, l’immédiateté de la Nature et l’évidence d’une parole
qui a en charge de les dire adéquatement, s’évanouissent ensemble : le
physique que la parole avère fait place au politique que le discours
performe »54.
Qu’en va-t-il alors du discours de l’ontologie ? On découvre que lui aussi
performe. Performe quoi ? L’Être en personne. Et c’est dire – là serait la
leçon du Traité de Gorgias Sur le non-étant ou sur la nature répondant au
Poème, Sur la nature ou sur l’étant, de Parménide – que l’Être qui occupe
l’ontologue, et dont c’est la grande affaire, exclusive, n’est jamais qu’une

52
Sur ce point : B. Cassin, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension
du langage », in Genèses de l’acte de parole dans le monde grec, romain et médiéval, sous
la direction de B. Cassin et C. Lévy, Paris, Brepols, pp.113-147, notamment p. 116.
53
Ibid., p. 143.
54
Ibid., p. 140 ; sur la dimension politique de la performance sophistique, voir l’étude sur
la CVR (Commission Vérité et Réconciliation) reprise dans : « De Gorgias à Desmond
Tutu », in « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la Société Française de
Philosophie. Séance du 25 Novembre 2006, Paris, Vrin, 2007, pp. 14-22.
114 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

production de son propre discours, un effet de son dire, de sa manière de


parler55.
La question, laquelle excède ces lignes aussi bien que notre tête, et qui
dans l’espace de ces lignes restera donc sans réponse, serait alors, nous
semble-t-il, de déterminer si ce faisant, logologiquement faisant, on échappe
effectivement à l’Être et à sa question, à la question de son sens. Après tout,
n’est-ce pas là, à quoi se résumerait la logologie, une énième thèse ou
position de l’être : qu’être, c’est être soutenu56, être le produit, l’effet réussi
d’une performance heureuse57 ? En quoi une telle tentative se révèlerait
encore relever de la Métaphysique et de son histoire, saisie comme Histoire
de l’Être, n’en serait-elle que le bout, dernier visage d’un oubli qui a
commencé avec la philosophie même, l’ultime rejeton ou avatar du principe
hégémonique de la conscience de soi des Modernes (ajouterait Reiner
Schürmann plutôt que Heidegger). Bref, n’échappe-t-on peut-être pas si
facilement à l’Être…58
Ceci étant tracé à grands traits, reprenons. Se découvre qu’avec Henry
Corbin, avec ce paradigme persan, et à condition de mettre de côté, ce qui
n’est pas peu de choses, le logos divin mis à l’impératif (ce dernier ayant le
privilège insigne de faire être), il ne s’agit pas tellement de faire de l’Être
un effet du dire que d’attester un effet du dire sur l’Être.
Soit autrement : ne serait-il nullement question de quitter l’ontologie
pour la politique, la phénoménologie pour une logologie généralisée, mais
plus modestement d’envisager un autre ajointement de phénoméno et de
logie, bref de renverser, de l’intérieur même de la phénoménologie, le
rapport du dire (dire qui ne saurait dès lors plus être déterminé comme
apophantique) et du voir, rapport qu’elle-même institue en s’instituant, et

55
« De deux choses l’une, brutalement tranché : ou bien il y a de l’être, esti, es gibt sein,
et la tâche de l’homme, berger de l’être, est de le dire fidèlement, dans la co-appartenance
de l’être, du penser et du dire : onto-logie, de Parménide à Heidegger ; ou bien l’être n’est
et n’est là que dans et par le poème, comme un effet de dire, une production discursive, ce
que je propose d’appeler une “performance” : “logologie”, pour reprendre un terme de
Novalis retrouvé par Dubuffet. » (B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif »,
op.cit., p. 8).
56
« Il n’y a pas d’autre consistance que celle d’être soutenu » (B. Cassin, « Que veut dire :
dire quelque chose ? », in Sémiotiques, n° 2, avril 1992, p. 78).
57
Ce qui a pour conséquence ceci : « Tout constatif, dans certaines circonstances que
l’exemple sophistique nous permettrait peut-être de mieux cerner, est un performatif
heureux qui est devenu vrai. » (« La performance avant le performatif ou la troisième
dimension du langage », in op.cit., p. 132.).
58
À ce propos, sur les rapports phénoménologie/logologie, et pour une lecture du §7 de
Sein und Zeit, ce qui permettrait d’instruire mieux une confrontation avec Heidegger, se
reporter à : B. Cassin, « Dire ce qu’on voit et faire voir ce qu’on dit. La rhétorique
d’Aristote et celle des sophistes. », in Cahiers de l’École des sciences philosophiques et
religieuses, n° 5 (« Des lieux du voir »), 1989, pp. 7-37.
Morel 115

ce en thématisant ce qui serait un effet ontologique ou transcendantal du


dire (là où son effet, en terre logologique, n’est jamais qu’ontique).
Non pas seulement, donc, que la parole a un effet dans le monde, modifie
son « contenu » – ce qui d’ailleurs ne se conteste aucunement –, mais bel et
bien un effet sur le monde (disons sur les phénomènes), c’est-à-dire sur la
manière dont celui-ci apparaît, se présente, quoi que ce soit par ailleurs qui
apparaisse ou se présente, bref un effet sur la manifestation en tant que telle
(ce qui, notons-le au passage, permettrait peut-être de mettre au jour un tout
autre sens, plus originaire, du politique).
Transformation, voire production, de l’étant contre modification de
l’être59ou de son sens (être que le logos ne crée pourtant pas et qui n’est pas
lui-même logos : On aura beau hurler, celui qui parle n’érigera jamais
dans l’air une chose que sa main saisit) : ainsi se dresse le dilemme, à moins
que l’on ne découvre que chacun des membres n’exclut au fond et de toute
façon nullement l’autre.
Somme toute : ce n’est pas le discours qui représente le dehors, c’est le
dehors qui devient révélateur du discours60, à quoi nous souscrivons, en un
sens qu’il faut cependant préciser. Nous entendons : en tant que modifié par
le discours, le dehors, le dehors en tant que dehors, seul s’avère en mesure
de révéler ce-dit discours en sa puissance modifiante, en ses effets.

Est-ce alors à dire qu’une telle tentative se laisse réduire à la simple


greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie, du dire sur le voir ? C’est
à Ricœur61, si l’on veut une réponse, qu’il convient désormais de laisser la
parole : et pas non plus, faudra-t-il justement répondre. Car, il n’est
nullement question ici de donner l’exclusive au sens.

59
Précisons en outre que Corbin ne paraît nullement méconnaître, et encore moins négliger,
la différence ontologique. L’a-t-il, semble-t-il, au contraire bien intégrée à sa propre
pensée, en témoignerait notamment une lettre datée du 9 février 1978 et adressée à David
Leroy Miller (publiée dans S. Toussaint, « Survivances du Polythéisme. Avec une lettre en
français de Henry Corbin », in Gott oder Götter ? God or Gods ?, Reihe Eranos,
Königshausen&Neumann, Würzburg, 2009, et consultable en outre sur le site internet de
l’Association des Amis de Henry et Stella Corbin) : « La catastrophe s’est produite (il y a
longtemps) du fait de la confusion entre l’Être (latin esse, arabe wojûd) et l’étant (latin ens,
arabe mawjûd). […] En confondant l’Être avec Ens supremum, en faisant de l’Esse un Ens
supremum, le monothéisme périt dans son triomphe : il refait une idole, simplement au-
dessus de celles qu’il dénonçait dans le polythéisme mal compris par lui. »
60
Gorgias cité par Sextus Empiricus cité et traduit par B. Cassin (« La performance avant
le performatif ou la troisième dimension du langage », in op.cit., p. 132).
61
Pour une confrontation des herméneutiques corbinienne et ricœurienne, se reporter à J-
L Vieillard-Baron, « Phénoménologie herméneutique et imagination chez Paul Ricœur et
Henry Corbin », in Introduction à la philosophie de la religion, F. Kaplan et J-L Vieillard-
Baron (éds.), Paris, Cerf, 1989, pp. 293-310.
116 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

De fait, l’épochè, telle que Ricœur l’interprète, n’a plus, comme elle l’a
chez le Husserl des Ideen I, pour envers une réduction à la conscience –
conscience qui, contre son propre oubli, se découvre alors, dans et par ce
geste, conscience constituante – mais, aux antipodes de l’Idéalisme
transcendantal, une réduction au sens : elle libère la possibilité, pour cet
empire du sens, d’advenir en tant que tel62.
Plus précisément, si le sens, dès l’attitude naturelle, met bien en jeu,
suppose une distanciation, une mise à distance – « le signe linguistique, en
effet, ne peut valoir pour quelque chose que s’il n’est pas la chose » et faut-
il donc qu’un écart se ménage pour qu’un signifier soit possible, tel écart
inaugurant « le jeu entier par lequel nous échangeons les signes contre les
choses, les signes contre d’autres signes, l’émission des signes contre leur
réception »63 – cette mise à distance n’y est pour ainsi dire que naïve,
effectuée implicitement, opératoire certes mais non thématisée.
Aussi l’épochè ricœurienne s’avèrera-t-elle n’avoir pour seule et unique
fonction que de « faire apparaître le sens comme sens », de convertir la
naïveté en geste philosophique, en effectuant, en répétant cet acte de mise à
distance (déjà accompli au naturel) pour lui-même et explicitement. Quant
à la conscience, elle sera finalement déboutée comme conscience
constituante (aussi bien d’ailleurs que comme donatrice de sens).
Mais alors, ce oui au sens n’a-t-il pas pour revers un non aux choses ?
N’est-ce pas refuser à ces dernières ne serait-ce que la possibilité de se
donner en chair et en os, soit les condamner au clivage ? Bref, libérer
l’empire du sens, cela ne revient-il pas, pour les choses, à perdre leur empire
de choses ?
Car l’idéalisme transcendantal husserlien que Ricœur rejette tient
précisément, au fond et tout entier, en deux thèses : que les choses sont là,
présentes en chair et en os dans la perception et que la présence des choses
est l’œuvre constitutive de la conscience (transcendantale et non pas
humaine), l’essentiel résidant dans la conjonction et, toute la difficulté étant
de tenir ensemble ces deux « thèses » c’est-à-dire de reconnaître que c’est
elle, la conscience, qui constitue et donne leur être aux choses64.

62
Sur ce point, P. Ricœur, « Phénoménologie et Herméneutique », in Phänomenologische
Forschungen, Felix Meiner Verlarg, Vol.1, 1975, p. 36. On consultera par ailleurs : A.L.
Kelkel, « L’herméneutique de Paul Ricoeur – une autre phénoménologie ? », in
Phänomenologische Forschungen, Felix Meiner Verlarg, Vol. 17, 1985, pp. 130-132.
63
P. Ricœur, « Phénoménologie et Herméneutique », art.cit., p. 55 (pour les deux
citations).
64
C’est là la position d’A. Lowit, défendue notamment dans « D’où vient l’ambiguïté de
la phénoménologie ? », op.cit., pp. 36-37. Dans la perspective ouverte par A. Lowit, il
faudrait cependant préciser que ce n’est pas tant la lecture, l’interprétation donnée par
Ricœur de la réduction husserlienne qui viendrait interdire aux choses de se présenter à lui
en chair et en os, mais plutôt leur refus de se donner à Ricœur en chair et en os qui
Morel 117

On comprend alors mieux, du moins le pressent-on, que cette


présentation en chair et en os ne puisse être, pour Ricœur rejetant
l’idéalisme transcendantal, que paradis perdu ou espérance nécessairement
déçue – en quoi il souscrirait certainement à la déclaration de Derrida : « Et
contrairement à ce que la phénoménologie – qui est toujours
phénoménologie de la perception – a tenté de nous faire croire,
contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas être tenté de croire, la
chose même se dérobe toujours. Contrairement à l’assurance que nous en
donne Husserl un peu plus loin, le “regard” ne peut pas “demeurer” »65.
D’où, par ailleurs et en droite ligne, la critique de l’intuition66 qu’il mène
(et le refus de ce qui est pourtant le principe des principes de la
phénoménologie), critique dont le principe s’énonce à son tour ainsi : « À
l’exigence husserlienne du retour à l’intuition s’oppose la nécessité pour
toute compréhension d’être médiatisée par une interprétation. »
Somme toute, c’est ce qui découvre finalement, pour Ricœur, tout voir
n’est-il jamais que douteux et déficient voir comme (et non pas un pur voir,
un simple et plein voir s’égalant tout en l’ouvrant à la chose qui se montre,
se laissant remplir, saturer par elle dans l’évidence de ce qu’elle est, de son
sens) – si bien que l’on ne sait jamais ce que l’on voit, que l’on n’est jamais
certain de bien voir – c’est-à-dire un voir lourd de présupposés, diminué et
comme voilé par la précompréhension qui en est le sous-bassement et qui
le déborde, le grève, un voir toujours-déjà, sinon enchâssé de dits, du moins
brouillé par le sens et ses équivoques, sens dissimulé et sous-jacent67 qu’il
reviendra justement d’expliciter, de déplier, de mettre au jour : pour Ricœur,

empêcherait celui-ci de comprendre radicalement la réduction et partant, de se convertir à


l’Idéalisme transcendantal. Encore une fois, il s’agit toujours et à chaque fois de ramener
les textes et leur compréhension aux situations phénoménales qui les portent.
65
J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, « Quadrige », 1967, 2009, p. 122 (c’est
nous qui soulignons).
66
P. Ricœur, « Phénoménologie et herméneutique », art. cit., p. 43 : « […] l’idéal d’une
fondation intuitive est celle d’une interprétation qui, à un certain moment, passerait dans
la vision. […] La phénoménologie idéaliste ne peut dès lors soutenir sa prétention à une
fondation ultime qu’en reprenant à son compte la revendication hégélienne du savoir
absolu sur un mode non plus spéculatif mais intuitif. Or l’hypothèse même de
l’herméneutique philosophique est que l’interprétation est un procès ouvert qu’aucune
vision ne conclut. »
67
En ce sens, Bruce Bégout écrit : « Ricœur soupçonne toujours derrière le donné, reçu
dans l’intuition immédiate du voir phénoménologique, une certaine élaboration préalable
du sens en fonction des contextes linguistiques, culturels, historiques dans lesquels il a
transité. » (« L’héritier hérétique. Ricoeur et la phénoménologie », in Esprit, N°323 (3/4),
Mars-avril 2006, p. 197).
118 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’intuition a à s’ouvrir et se chasser en une explicitation sans fin68, laquelle


explicitation s’étend de soi comme une nappe de brume.
Ayant perdu toute évidence, le regard n’est alors plus qu’une traversée
des sens, des comme multiples, lesquels prennent figure d’autant d’habits
ou de nuages – traversée sans fin et qui jamais n’atteindra la Chose,
désormais douteuse et comme séparée, décollée de son propre sens (sens
quant à lui devenu autonome et étranger, c’est-à-dire lui aussi douteux) : le
regard n’est-il jamais rempli, ne fait-il jamais le plein, est-il même destiné
à ne jamais se rejoindre ni se coïncider, un écart entre lui et lui-même
insistant à chaque fois et le creusant de l’intérieur.
Traversée et endurance des sens en lieu et place d’une présentation en
chair et en os qui viendrait, dans la lumière, un temps couper court aux
opacités et indécisions, au flou du discours, et ainsi combler le regard, voilà
ce qui se joue. Et c’est dire, somme toute, que, selon Ricœur, la
phénoménologie n’a pas pour vocation première d’être phénoménologie de
la perception.
Henry Corbin souscrirait-il à un tel tournant herméneutique de la
phénoménologie ? A tout le moins, son œuvre se laisse-t-elle réduire au
paradigme ricœurien ? Il ne nous semble pas. Tout au contraire, pareille
greffe, en climat persan, ne saurait prendre.
N’équivaudrait-elle jamais, pour Corbin, qu’à un ennuagement69 sans
précédent du paysage de la présence, à une expérience du voilement, des
voiles, le brouillard des sens multiples – sens qui indéfiniment se coupent
en quatre – venant s’interposer entre l’œil et la chose (tout autant qu’entre
moi et moi-même70), et le voir lui-même, dans cette perspective, embué par
une telle prolifération, ne sachant jamais se reconquérir in fine comme pure
et pleine intuition71.
Est-il plutôt question, avec Corbin, non pas de fonder (selon une
dimension verticale), d’asseoir le voir sur une précompréhension qui le
68
« Phénoménologie et herméneutique », art.cit., p. 75 : « Ce que Husserl a aperçu, sans
en tirer toutes les conséquences, c’est la coïncidence de l’intuition et de l’explicitation.
Toute la phénoménologie est une explicitation dans l’évidence et une évidence de
l’explicitation. Une évidence qui s’explicite, une explicitation qui déploie une évidence,
telle est l’expérience phénoménologique ».
69
Nous empruntons ce terme à H. Corbin : En Islam iranien. Tome III (« Les Fidèles
d’amour. Shî’isme et Soufisme »), Paris, Gallimard, 1972, 1991, coll. Tel, p. 30 (le titre du
chapitre III du Livre III étant « L’ennuagement du cœur et l’épreuve du Voile »).
70
Sur ce point, P. Ricœur, « Phénoménologie et herméneutique », art.cit., pp. 43-47 ; « De
l’interprétation », in P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil,
pp.28-29 ; ainsi que la « Préface » de Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
71
En ce sens, Bruce Bégout, encore une fois : « Il n’y a pas simplement une opacité du
cogito à lui-même, mais une opacité de toute donnée phénoménale qui prétend se donner
entièrement “en chair et en os” (leibhaft) dans une intuition originaire et originelle. »
(« L’héritier hérétique. Ricœur et la phénoménologie », art.cit., p. 198).
Morel 119

mine, mais de faire tenir ensemble (horizontalement et côte à côte) regard


et parole. Soit autrement : de penser un voir qui se laisse atteindre et
modifier par un dire sans pour autant cesser d’être un pur et plein voir, une
vision, une évidence. D’où la position du monde imaginal72.
Encore autrement : que le logos a un effet sur l’être, que d’une telle
modification, il peut y avoir intuition. En raccourcissant : admettre que
l’intuition puisse être affectée par le travail (herméneutique) du sens, et ce,
encore une fois, sans pour autant cesser d’être intuition. Qu’il y ait, non
seulement une expérience, mais une évidence des effets du discours sur
l’être. Que le sens soit en mesure de se faire vision. Bref, que les registres
– le dire et le voir, l’œil et l’oreille – s’harmonisent, se répondent, se fassent
l’un sur l’autre effet et s’entre-modifient, se tressent même ou s’entrelacent,
sans pour autant se confondre, ni y laisser leur différence.
Noces de la phénoménologie et de l’herméneutique, donc, et non point
greffe : voilà ce que donnerait à penser Corbin, le secret d’un tel mariage
résidant dans l’inapparent renversement des rapports de l’être et du
comprendre qui s’opère sous la plume de notre visionnaire – le comprendre
étant par lui doté de la puissance de modifier l’être, au lieu de se borner à le
déplier, à indéfiniment l’expliciter.

Deux remarques – lesquelles, simples pistes, n’ont pas encore atteint à la


dignité de problème, mais voudraient tout de même, pour finir, s’essayer à
questionner deux grandes phénoménologies de la vie (soit Michel Henry et
Renaud Barbaras), et ce pour indiquer un usage possible de ce paradigme
persan tant bien que mal constitué dans ces lignes – fourniront notre
conclusion.
Mais d’abord, pourquoi s’en remettre précisément, ne serait-ce que pour
les déranger, à des phénoménologies de la vie ?
C’est que de la parole et partant de la voix qui la porte, qui la profère ou
plus simplement qu’elle est – voix (qu’elle soit intérieure, endophasie, ou
non) qui n’est jamais que la vie, le mouvement même du sens – à la vie tout

72
Sur l’« usage illimité de la réduction phénoménologique » par Corbin, voir la
présentation donnée par C. Jambet à H. Corbin, Itinéraire d’un enseignement. Résumé des
Conférences à l’École Pratique des Hautes Études. (Section des sciences religieuses)1955-
1979, op.cit., pp. 26-28. Mention est faite par Corbin de la réduction phénoménologique
notamment dans Corps spirituel et terre céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, op.cit.,
p. 83.
120 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

court, précisément, n’y-a-t-il, nous semble-t-il, que quelques médiations73,


et une affinité certaine74.
Après tout et à condition, certes, de garder à l’esprit la différence des
registres (ontique et ontologique, empirique et transcendantal), la biologie
elle-même, à la bien prendre et quitte à la pousser un peu, ne plaide-t-elle
pas en cette faveur ?
Ainsi de G. Canguilhem : « Dire que l’hérédité biologique est une
communication d’information, c’est, en un certain sens, revenir à
l’aristotélisme, si c’est admettre qu’il y a dans le vivant un logos, inscrit,
conservé et transmis. La vie fait depuis toujours sans écriture, bien avant
l’écriture et sans rapport avec l’écriture, ce que l’humanité a recherché par
le dessin, la gravure, l’écriture et l’imprimerie, à savoir, la transmission de
messages. […] Pour comprendre la vie, il faut entreprendre, avant de la lire,
de décrypter le message de la vie. » 75
Ainsi de J. von Uexküll (et de sa postérité) qui fait de la Nature une
symphonie de significations – « C’est la signification qui est le fil directeur
sur lequel la biologie doit se guider, et non la misérable règle de causalité
[…] », quelques pages plus loin : « Les choses ne se disposent pas
seulement dans les deux dimensions de l’espace et du temps. Une troisième
dimension s’y ajoute, celle dans laquelle les objets se répètent selon des
formes toujours nouvelles. En nombre infini, les milieux fournissent, dans
cette troisième dimension, le clavier sur lequel la nature joue sa symphonie
de signification supra-temporelle et extra-spatiale »76 – et partant de la vie

73
N’est-ce pas là, en un certain sens qu’il conviendrait certes d’élucider, une des leçons de
la section « Langage » de l’ouvrage de R. Barbaras (Métaphysique du sentiment, Paris,
Cerf, 2016, pp. 140-159) : que le mouvement phonatoire, articulatoire, bref la vocalisation
(par quoi le son, le sens se sculpte) est la parole elle-même (comme telle inséparable de la
voix), c’est-à-dire sens ne faisant qu’un avec la matérialité du signe acoustique vocalisé,
mais que c’est là un mouvement absolument singulier en tant qu’il est comme séparé (sinon
la séparation elle-même) de l’archi-mouvement qu’est la vie du monde lui-même – le sens,
et partant la parole, et partant la voix qui profère et s’articule (c’est tout un), s’avérant ainsi,
dans cette perspective, mouvement c’est-à-dire vie (en l’occurrence vie en sécession de la
vie du monde) ? La voix serait ainsi le mouvement, c’est-à-dire la vie même, du sens – le
mouvement vivant de la séparation dont résultent ces vivants que nous sommes.
74
Concernant telle affinité en climat persan, se reporter notamment à l’exposé que donne
Corbin des Horoufis (« les adeptes et pratiquants de la “science des lettres” (‘ilm-e
horûf) »). Pour ces derniers, « l’être, en son fond le plus intime, est […] un Verbe, un
Logos ». D’où une certaine explicitation de la vie, et le développement d’une sorte
d’herméneutique du visage humain, soit une physiognomonie. (H. Corbin, En Islam
iranien. Tome III (« Les Fidèles d’amour. Shî’isme et Soufisme. »), op.cit., pp. 251-258)
75
G. Canguilhem, « Le concept et la vie », in Revue philosophique de Louvain, Troisième
série, tome 64, n° 82, 1966, pp. 220-221.
76
J. von Uexküll, Bedeutungslehre, trad.fr. P. Muller, Mondes animaux et mondes
humains, suivi de Théorie de la signification, Paris, Éditions Gonthier, 1965, p. 106 et 155
pour les citations.
Morel 121

(biologiquement objectivée) elle-même, une herméneutique, c’est-à-dire,


non pas seulement une communication ou un échange d’informations
(communication pouvant très bien être mécanique), mais une interprétation
de signes, laquelle met nécessairement en jeu – on ne voit pas comment il
pourrait en aller autrement –quelque chose de l’ordre d’un comprendre.
Devient alors pensable, outre ce qui serait une liberté de la vie – saisie
comme marge ou écart interprétatif –, que la vie elle-même soit, non pas
hors-sens, mais bien, et dès son niveau le plus humble – cellulaire voire
moléculaire – travail du sens et sens qui se travaille77, bref, interprétation
(pourquoi pas, d’ailleurs, également au sens musical du mot).
Soit autrement : le mouvement même du vivre se découvrirait, déjà et y
compris au biologiste, être d’ordre exégétique, avec les erreurs, les
indécisions, les doutes mêmes et les ambiguïtés qu’un tel ordre implique, et
non point, pourrait-on oser, littéraliste.
La vie telle qu’objectivée par la science s’avérerait donc écriture qui se
glose, et qu’est-ce qu’une écriture sinon une voix retombée et comme
sédimentée ?
Mais arrêtons-là ces spéculations. Revenons à la phénoménologie :

(1) Soit d’abord Michel Henry : refusant le primat, accordé depuis que
la philosophie est philosophie (c’est-à-dire depuis le coup d’envoi grec), à
l’extériorité, au dehors, bref, ce monisme ontologique qui voudrait qu’être,
ce soit exclusivement se montrer ou apparaître à distance dans le monde,
c’est-à-dire accéder à la visibilité, M. Henry peut tirer (il va de soi que, dans
cette perspective, la biologie n’est de nul secours, ne sachant que la
manquer78) la vie de son oubli. Même, toute son œuvre en sera comme le
droit de citer, inlassablement réaffirmé et repris.
Remémorer la nuit en quoi la vie est révélée à elle-même, s’éprouve
immédiatement dans une étreinte ou auto-affection sans distance, un pathos,

77
C’est là la version forte de la biosémiotique : « caractériser le vivant comme un système
intrinsèquement sémiotique, c’est-à-dire comme un système qui se constitue à travers
l’échange et l’interprétation des signes ». (D. Lestel, « De Jakob von Uexküll à la
biosémiotique », préface à J. von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, trad.fr. C.
Martin-Freville, Paris, Rivages, 2010, p. 10, nous soulignons). Sur la postérité de Uexküll
en l’espèce, justement, de la biosémiotique (notamment l’École de Tartu), on consultera
outre l’introduction donnée par D. Lestel à la nouvelle traduction du livre cité d’Uexküll,
deux textes : J. Hoffmeyer, « La liberté sémiotique : une force émergente ? », in Cygne
noir. Revue d’exploration sémiotique, n°4, 2016 ; ainsi que Towards a semiotic biology.
Life is the action of signs, C. Emmeche & K. Kull (eds.), London, Imperial College Press,
2011.
78
À quoi Henry Corbin souscrirait certainement. De fait, n’écrit-il pas : « Mais la vie
biologique dérive elle-même d’une autre vie qui en est la source et en est indépendante, et
qui est la Vie essentielle » (« De Heidegger à Sohravardî », entr. cit., p. 32).
122 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

penser l’invisible : là est la tâche que se fixe, et même la vocation que se


découvre, la pensée de M. Henry.
Partant, lui faudra-t-il tout repenser selon ce nouveau partage, ce
dualisme intérieur/extérieur, apparent/caché – lequel se laisserait au fond,
sans trop de violence ni forçage, traduire par le couple zâhir/bâtin79.
Et ce sera dire que tout phénomène – pas seulement notre propre corps :
s’agit-il en quelque sorte d’étendre cette « propriété extraordinaire » qui est
sienne au monde entier – peut, en droit, se manifester, être vécu sur un
double mode : intérieurement ou extérieurement80.
On ira même plus loin en posant que l’extériorité du monde n’est jamais
que l’objectivation81, la « visibilisation », l’apparence de cette vie invisible,
et plus loin encore, en faisant passer cette ligne, cette dualité, à l’intérieur
de la langue elle-même, laquelle ne saurait échapper à la règle du Deux : la
« parole de la vie » venant alors s’opposer et répondre au « langage du
monde »82, le redoubler tout en le fondant.

79
Sur ce couple, constitutif de l’âme iranienne, on consultera, outre les travaux d’Henry
Corbin, deux textes : D. de Smet, « Au-delà de l’apparent : les notions de Zâhir et Bâtin
dans l’ésotérisme musulman », in Orientalia Lovanensia Periodica, vol. 25 (1994), pp.
197-220 ; M-A Amir-Moezzi, « Du droit à la théologie : les niveaux de réalité dans le
Shi’isme duodécimain », in L’esprit et la Nature (Actes du colloque tenu à Paris les 11 et
12 mai 1996), Cahiers du Groupe d’Études Spirituelles Comparées, n°5, 1997, pp. 37-63.
Il n’est certainement pas anodin que ce partage n’ait rien de grec, M-A Amir-Moezzi, dans
cette perspective, note-t-il : « Cependant, reprenant une conception très présente dans toute
cette partie de l’Orient et dont l’origine se perd dans la nuit des temps, le shi’isme en
général, et le shi’isme duodécimain ou l’imamisme en particulier, perçoit la réalité, dans
tous ses aspects comme comportant plusieurs niveaux : un niveau apparent, obvie,
manifeste, appelé zâhir et un niveau caché, secret, à découvrir, appelé bâtin, pouvant
contenir, semble-t-il à son tour, plusieurs autres niveaux de plus en plus cachés (p.38) ».
80
« L’Être n’est donc pas une notion univoque. Deux dimensions le traversent et viennent
déchirer son unité primitive (pour autant qu’il en possède une) : celle du visible où dans la
lumière du monde les choses se donnent à nous et sont vécues par nous comme des
phénomènes extérieurs ; celle de l’invisible où, en l’absence de ce monde et de sa lumière,
avant même que surgisse cet horizon d’extériorité qui met toute chose à distance de nous-
même et nous la pro-pose à titre d’ob-jet (ob-jet veut dire : ce qui est posé devant), la vie
s’est déjà emparée de son être propre, s’étreignant elle-même dans cette épreuve intérieure
et immédiate de soi qui est son pathos, qui fait d’elle la vie. » (M. Henry, Voir l’invisible.
Sur Kandinsky, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, pp. 18-19)
81
« Livrons donc d’un mot notre thèse sur le “contenu” du monde. Ce contenu n’est que
l’objectivation de la vie, de telle façon que la “réalité” de ce contenu c’est la vie elle-même,
tandis que sa présentation mondaine n’est qu’une re-présentation, le “phénomène” de cette
vie au sens de ce qui ne contient pas sa réalité, laquelle ne réside jamais ailleurs que dans
son propre pathos ». (M. Henry, « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir », in Phénoménologie de la vie. Tome I : De la phénoménologie,
Paris, PUF, 2003, p. 119).
82
Sur ce point : M. Henry, « Philosophie et phénoménologie », in Phénoménologie de la
vie. Tome I : De la phénoménologie, op.cit., pp. 190-196 ; ainsi et surtout que
Morel 123

Cette parole de la vie a ceci de singulier que, contrairement au langage


de l’extériorité, du hors-de-soi, bref, du monde, elle ne vise rien, ne met en
jeu aucune intentionnalité (ni signification ni référence) et se donne ainsi
comme une expression strictement immanente.
Ainsi de la souffrance et de la joie, lesquelles sont parlantes, mais parlent
de soi, sans différence ni mise à distance : et c’est dire que la vie ne révèle
rien sinon elle-même.
Exemple stratégique d’une telle parole serait le cri de souffrance, lequel
se laisse entendre selon une double modalité : selon l’extérieur, certes, en
ce qu’il résonne dans le monde et frappe nos oreilles à la manière de
n’importe quel bruit ou son ; selon l’intérieur, en tant que parole pathique,
révélant la souffrance sans pour autant la signifier83.
Toute la difficulté, sur quoi peut-être Michel Henry achoppe, est alors de
comprendre, sinon pourquoi du moins comment, la vie en vient à
s’objectiver en dehors, bref de proposer une genèse de l’extériorité à partir
de la vie – à moins qu’une telle tâche n’excède la phénoménologie et ne
risque de la faire retomber en métaphysique.
Bien des pistes sont cependant évoquées par notre auteur : soit que la vie
se quitte et s’oublie dans le monde afin d’échapper à la souffrance en quoi
elle s’affecte et qui la révèle84, soit que la vie et le travail de la vie, ce travail
vivant, s’il veut se mesurer et partant s’échanger afin « de se poursuivre et
de s’accroître », doive s’inventer un substitut mesurable et quantifiable,
c’est-à-dire une objectité85.

« Phénoménologie matérielle et langage (ou pathos et langage) », in Phénoménologie de


la vie, Tome III « De l’art et du politique », Paris, PUF, pp. 325-348. Voir également : M.
Henry, « Notes inédites sur la langue et la méthode phénoménologique », présentées par
G. Jean et J. Leclercq, in Cahiers philosophiques, 2011/3, n°126, pp. 95-102.
83
« Le cri de la souffrance est une expression de la vie totalement différente d’une
proposition langagière telle que “j’ai mal”. La proposition est une irréalité noématique
étrangère à la réalité de la souffrance qu’elle signifie. Le cri, au contraire, appartient à
l’immanence de la vie comme l’une de ses modalités au même titre que la souffrance qu’il
porte en lui. […] [Le cri de la souffrance] parle en son propre pathos et par lui, sa parole
est la parole de la vie. » (M. Henry, « Phénoménologie matérielle et langage (ou pathos et
langage) », in Phénoménologie de la vie, Tome III « De l’art et du politique », op.cit., p.
341). Il faut néanmoins noter que la parole de la souffrance et partant ce cri dont elle l’est
l’origine, n’est pourtant, de même que la souffrance elle-même, nullement originaire. Faut-
il, selon Henry, remonter au Verbe de la Vie, à cette auto-donation qui donne à eux-mêmes
les vivants, soit à « l’Ipséité originelle du Premier Soi » (Ibid., p .342). On découvre alors
l’hyper-puissance d’un tel Verbe qui génère sa propre réalité en s’auto-révélant.
84
M. Henry, La barbarie, Paris, PUF, 2008, Chap. IV « La maladie de la vie », en
particulier pp. 127-130.
85
M. Henry, « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à
venir », in Phénoménologie de la vie. Tome I : De la phénoménologie, op.cit., p. 119.
124 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Mais dans un cas comme dans l’autre, on rend raison, non pas tellement
de la constitution de l’extériorité, mais de ce que la vie finisse par s’y perdre
ou s’y fuir, s’y oublier. Autrement dit, celle-ci est supposée plutôt
qu’authentiquement générée : le mouvement d’extériorisation en tant que
tel est manqué.
La leçon dernière serait peut-être celle d’une Archi-Gnose, soit le recours
à la théologie, formule d’un tel recours étant : lire la Genèse à la lumière du
Prologue de Jean.86 Voilà cependant qui nous excède.
Mais alors, la langue elle-même, telle qu’avérée ici, dans ces lignes, en
sa puissance de modification de la manifestation, ne permettrait-elle pas de
sortir de l’impasse, de laisser se déplier une bonne fois cette genèse qui à
M. Henry fait défaut ?
Soit : comment en et par son cri même, la « parole de la vie » déchire sa
propre nuit et s’oppose un dehors où retentir, se le constitue dans son
retentissement même, tel cri premier venant se moduler, s’articuler en
« langage du monde » qui oppose et met à distance, met hors de soi ce qui,
dans et par ce geste même, serait ainsi constitué comme phénomène.
Et ce serait dire que plus encore que puissance de modification des
phénomènes, la langue est actrice d’extériorisation et opératrice de
phénoménalisation.

(2) Soit ensuite Renaud Barbaras : refusant l’abîme qui, dans Husserl,
s’instaure entre la Conscience Constituante et l’homme (l’ego psycho-
physique), se décidant donc pour l’identification des deux et l’appartenance
du sujet au monde, ne peut-il que rencontrer la question, et même le
problème, de savoir comment ce qui est partie du monde peut tout à la fois
et dans le même temps, sinon le constituer, du moins le faire apparaître87.
Tout se passe alors comme si la phénoménologie, faisant sienne une
méthode par régression, avait ultimement à se dépasser, à s’accomplir en
86
Sur l’Archi-Gnose : M. Henry, « Phénoménologie de la vie », in Phénoménologie de la
Vie. Tome I « De la phénoménologie », op.cit., pp. 75-76. Quant à la création et au rapport
de la vie et de l’extériorité, quant à l’extériorisation : M. Henry, « Incarnation », in
Phénoménologie de la vie. Tome I, op.cit., pp. 178-179. Nous lisons notamment ceci : « La
venue de tout vivant en son ipséité charnelle appartient à la génération immanente de la
vie. L’incarnation entendue à partir de cette génération nous permet seule de comprendre
la création. De dissocier en celle-ci le procès d’extériorisation dans le monde et l’étreinte
pathétique de la Vie. C’est dans la lumière éblouissante du Prologue [de Jean] que s’éclaire
la Genèse » (p.178).
87
« En d’autres termes, plus immédiatement phénoménologiques, en dépit de sa différence
le sujet doit appartenir au monde qu’il fait apparaître et la difficulté est bien alors de
concilier ces deux dimensions. […] Le problème se précise donc : comment le sujet peut-
il, sous le même rapport, faire paraître le monde et lui appartenir ? Selon quel mode
d’existence peuvent bien se concilier l’inscription dans le monde et la puissance
phénoménalisante ? » (R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 17-18)
Morel 125

une cosmologie et de là, en une métaphysique – cosmologie et


métaphysique qui, ayant endurées l’épreuve de la phénoménologie, seront
par elle changées de fond en comble, et auront, en retour, à lui assurer son
fondement premier.
Contrairement à ce que pose M. Henry88, se découvre au
phénoménologue que la vie de ces vivants qu’avec les animaux nous
sommes, n’est pas auto-affection mais désir89, et que l’archi-vie, cette vie
du monde d’où proviennent et se tirent nos vies de vivants, n’est pas nuit
entière, mais précisément, et aussi loin que l’on régresse, sortie de la nuit,
du fond indifférencié, c’est-à-dire mouvement de (proto-
)phénoménalisation – ce mouvement primaire d’apparaître ayant ceci de
singulier qu’il est anonyme et ne s’adresse encore à personne90.
Reste alors à faire la genèse de l’apparaître à… (subjectif), de ce qui
s’avère ainsi phénoménalisation seconde, c’est-à-dire du sujet à qui
s’adresse (plus qu’il ne les constitue) les phénomènes, soit à comprendre
comment la vie du monde vient à se scinder, se séparer de soi jusqu’à se
donner un œil où se mirer, un autre auquel se manifester, un sujet à qui
apparaître – par quoi, en un enfin quelqu’un à qui se montrer, que tout cela
ne soit pas pour rien ni personne, est mis fin à la solitude de la manifestation
primaire91.
Se découvre finalement que seul un événement – l’archi-événement
d’une scission originaire92 –, venant frapper de l’extérieur, sans raison et
muettement (et c’est dire qu’au commencement était le silence d’un
déchirement), la surpuissance de l’archi-vie, est à même de la scinder, de la
limiter en des vivants particuliers. Elle-même, de son propre fond, ne le
saurait.

88
Pour une confrontation de R. Barbaras avec M. Henry, se reporter à : R. Barbaras, La vie
lacunaire, Paris, Vrin, 2011, « L’essence de la vie : pulsion ou désir ? Sur Michel Henry. »,
pp. 29-50 ; ainsi qu’à Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 195-202.
89
« Vivre, et ce quel que soit le vivant concerné, c’est désirer. » (R. Barbaras, Dynamique
de la manifestation, Paris, Vrin, 2013, p. 127).
90
Métaphysique du sentiment, op.cit., « Le procès du monde », pp. 23-31 ; R. Barbaras,
Dynamique de la manifestation, op.cit., Deuxième partie : Cosmologie, Chap. IV « Le
proto-mouvement de manifestation », pp. 207-237.
91
Dans cette perspective, la parenté ou l’air de famille de Renaud Barbaras avec Rûzbehân
Baqlî Shîrâzî nous est frappante, au point de pouvoir motiver un portrait du
phénoménologue en Soufi. Sur Rûzbehân, et d’Henry Corbin, on consultera le prologue à
sa traduction de l’ouvrage de Rûzbehân, Le jasmin des fidèles d’amour, (Lagrasse, Verdier,
1991) ainsi que le livre III du tome III (« Les Fidèles d’amour. Shî’isme et Soufisme. ») de
son En Islam iranien, op.cit.
92
Sur l’archi-événement : R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., pp. 75-99 ;
Dynamique de la manifestation, op.cit., Troisième partie : Métaphysique, Chap. I,
« L’archi-événement », pp. 241-268.
126 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Tel événement est en outre – cela intéresse directement notre propos – et


sans pour autant se confondre avec elles, condition de l’émergence et de la
percée de la parole, cette dernière venant comme consommer effectivement
ladite séparation – séparation, encore une fois, dont la parole n’est toutefois
pas l’artisane, mais seulement la retombée : une de ses conséquences ou de
ses effets93.
Arrivé là, les questions se pressent : si la langue, ne serait-ce qu’en sa
matérialité de signe verbal, est bien ce qui sépare effectivement le monde
d’avec lui-même, et si elle se présente comme la conséquence d’un
événement qui affecte le monde (ce monde originairement étranger au sens,
à tout langage) de l’extérieur, selon une extériorité radicale, ne risque-t-elle
pas de se trouver par là même radicalement séparée du monde, et le monde
séparé du sens – tout se passant au fond comme si, de l’extérieur, elle lui
« tombait » dessus – au point qu’il devienne tout à fait incompréhensible, si
l’on tire toutes les conséquences d’une telle étrangèreté, qu’elle parvienne
néanmoins à se rapporter à lui, à l’exprimer, à faire sens ?
L’expression ne suppose-t-elle une communauté plus ancienne entre
l’exprimant et l’exprimé, le signifiant et le signifié, sur fond de laquelle,
tout en la déchirant, s’élever et dire, un accord ou une intimité plus grande
et très vieille que chaque prise de parole vient pourtant rompre, non sans en
rappeler le souvenir ? Toute parole n’est-elle pas, en ce sens, et malgré elle,
sans même le savoir, nostalgique ?
N’est-ce pas, procéder ainsi, s’interdire alors de penser ce qui serait, et
non pas au sens de Michel Henry, un langage du monde, dont la parole à-
tue-tête, le brouhaha des hommes dériverait94 tout en la recouvrant, un tel
oubli de sa propre provenance faisant de ces paroles, de ces voix d’hommes,
autant de violences qui d’abord paraissent tomber d’on-ne-sait-où, de
misères faites à ce monde sans voix et qui n’a rien demandé, d’affections,
de modifications de sa présence, tout l’enjeu étant alors, à partir d’elles, en
remontant leur cours, de remémorer, de redonner la main à ce logos
originaire, nullement poétique, et qui n’est autre que l’espace (logique) –

93
« Dans notre perspective, au contraire [au contraire notamment de Lacan pour qui “le
signifiant” serait “l’opérateur même de la rupture”], c’est la perte archi-événementiale qui,
donnant naissance au désir chez tous les vivants, rend le langage possible chez l’homme » ;
le langage serait ainsi « le témoin de la rupture vis-à-vis de l’origine », quant au signe, en
sa matérialité verbale, il serait « opérateur de la séparation – ou plutôt sa matière propre
[serait] l’élément ou le corps de la séparation […] », et ce, sans pour autant que
l’événement du langage (de son advenue) ne se confonde ou s’identifie avec l’archi-
événement de la scission. (R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., respectivement
pp. 151-152, 158 et 157 pour les citations).
94
Sur cette préséance de la parole sur le parler humain, voir notamment (il s’agit d’une
confrontation critique avec Heidegger) : M. Henry, « Philosophie et phénoménologie », in
Phénoménologie de la vie. Tome I, op.cit., pp. 189-190.
Morel 127

l’archi-écriture silencieuse, substitut ni lieu-tenant d’aucune voix – en


lequel les phénomènes primairement se donnent, se différencient, se
manifestent pour rien ni personne ? Comme si le monde, originairement et
avant la constitution d’un vis-à-vis, s’écrivait la scène sur quoi
anonymement apparaître ? Jusqu’à ce que tout soit rompu par la voix des
hommes…
Régressant encore : cet événement lui-même, comment, même advenant
de l’extérieur, serait-il à même de scinder l’archi-vie de la manifestation, si
l’essence de cette dernière est bien la surpuissance ? Cette vie infiniment
riche et débordante ne débordera-t-elle pas toujours toute division ou
sécession, ne noiera-t-elle pas à chaque fois toute tentative de bifurcation –
à la manière d’une source si puissante qu’elle inonderait, remettrait dans
son lit, les chantiers, et ces derniers ne resteraient-ils jamais que ruines ou
chantiers engloutis pour avoir extérieurement cherché à modifier, canaliser
ou limiter son cours ?
Et si la surpuissance est l’essence de l’archi-vie95, n’est-il pas inscrit dans
son essence qu’elle ait à s’emporter, à se surpasser dans quelque chose qui
l’excède et la rompe, à s’enlever c’est-à-dire à se nier dans une relève qui
la conserve tout en la dépassant, bref dans ce qui serait son autre, un autre
nullement enveloppé dans sa propre essence, ni prévu ou anticipé dans ses
déterminations, sans quoi il ne serait justement pas autre ? Et cet autre de
la manifestation phénoménale en quoi la manifestation finirait librement par
se supprimer, que sera-t-il sinon expression ? Celle-ci n’est-elle pas, à sa
manière, meurtre des choses ?
Et ce serait dire qu’à son acmé, la vie de la manifestation se résume, se
concentre ou s’intensifie, se précipite et partant se perce en un cri, premier
cri du monde – et c’est le monde entier qui crie, se ramasse en ce cri – lequel
cri, dans le même temps et tout à la fois, déchire et sépare cette vie dont il
est issu, puis la détache d’elle-même : de là, par réflexion de l’écho, la
constitution d’un destinataire, d’abord en la figure d’un auditeur, d’une
oreille, puis d’un locuteur, ce cri s’articulant, s’appropriant en voix, et enfin
d’un voyeur – étant (op-)posé un vis-à-vis, peut alors s’ouvrir un œil, et
voilà que le champ du regard se déploie.
C’est que, paradoxalement, pour avoir quelque chose à voir, faut-il
d’abord avoir quelque chose à dire et surtout (mais peut-on ultimement
distinguer les deux ?) à écrire par ses actes dans (et contre) le monde, et que,

95
« Le propre de l’essence est qu’elle ne saurait comporter la raison de sa limitation ;
l’essence n’est jamais essence de sa propre négation. Ceci est d’autant plus vrai ici que
nous avons affaire à une surpuissance. En effet, le propre de celle-ci est de s’affirmer, de
se déployer, de sorte qu’elle ne peut comporter en elle le principe de sa limitation […]. »
(R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, op.cit., p. 75).
128 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

pour avoir quelque chose à dire, faut-il d’abord être à l’écoute, que quelque
chose soit donné à entendre.
Bref, la percée d’une voix signifiante, l’advenue de la parole humaine,
se découvrirait être l’événement même de la scission (non point sa cause96 :
les deux ne faisant qu’un et le même) – toute la question étant dès lors de
déterminer si penser ainsi, cela ne revient pas, comme malgré nous, à
réintroduire une secrète téléologie, un mauvais finalisme, et à se tenir
encore sous l’orbe de la différence métaphysique, soit à reconduire la
détermination de l’homme comme animal rationnel auquel la vie aurait, in
fine, afin de se penser et de se dire, de prendre conscience de soi, à aboutir.
Mais finissons-en ici.
Le langage découvert non seulement comme puissance transcendantale
de modification du paysage de la présence, de la texture de la manifestation,
de la chair même du monde – décidant de ses frissons, de ses pudeurs et de
nos hontes – mais plus radicalement encore comme opérateur de
phénoménalisation (au moins) seconde, et sa propre percée criante, saisie
comme l’événement même de la scission qui rend telle phénoménalisation
possible : voilà à quoi, cheminant à rebours de Corbin – penseur, et ce n’est
pas anodin, des médiations et des genèses –, on aboutit, qui s’annonce ou
se laisse pressentir.
Pareille tentative, certes à peine balbutiée ici, relèverait-elle encore de la
phénoménologie, et si oui, en quel sens ? Serait-ce là une
phonoménologie qui se lève ?

96
C’est avant tout à cette thèse – que la percée de la langue soit la cause ou la condition ou
ce sur quoi repose et qui la rend possible, la rupture – que R. Barbaras s’oppose,
essentiellement dans un dialogue avec la psychanalyse (sur ce point : R. Barbaras,
« L’origine du corps humain : la perte et le symbolique », in La vie lacunaire, Paris, Vrin,
2011, pp. 179-193. Nous lisons : « Ce n’est pas le langage qui commande la perte mais la
perte qui commande le langage et notre aptitude à parler ne signifie rien d’autre que
l’épreuve et la maîtrise de cette perte », p. 192 ; « Concluons que la perte dont procède
notre langage […] se prémédite dans la vie même, qu’elle est son œuvre propre et non celle
du symbolique. », p. 193). Or ici, il ne s’agit ni de poser que l’advenue du langage soit la
cause de la scission, non plus que sa conséquence, mais d’identifier les deux (à savoir :
l’(archi-)événement de la percée du langage et l’archi-événement de la scission).
L’EFFECTIF ET LE POTENTIEL :
VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU PRÉINDIVIDUEL
DANS LA PHILOSOPHIE DE G. SIMONDON

NICOLAS DITTMAR

INTRODUCTION

Comment penser la genèse de l’être et de l’individu, dans le procès de


l’individuation, et en quoi cette relation implique-t-elle une reformulation
de la lecture du statut du sujet comme ce qui se construit dans un rapport de
l’affectivité et de la perception, dans une genèse qui précède la constitution
noétique du sens et la rend effectivement possible, qui soit préindividuelle ?
D’emblée, Simondon établit une différence entre la notion d’individu et
celle de sujet, qui est décisive pour saisir le sens et la portée de la
problématique du préindividuel : « le problème de l’individu est celui des
mondes perceptifs, mais le problème du sujet est celui de l’hétérogénéité
des mondes perceptifs et affectifs, entre l’individu et le préindividuel ». Et,
ajoute-t-il, « le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l’affectivité et de
la perception ».
Ce serait donc la référence au psychisme, comme « poursuite de
l’individuation vitale » et comme « problématique », qui permettrait de
définir une nouvelle catégorie phénoménologique de sujet, distincte de celle
d’individu, puisque l’ontogénèse commande de saisir plus
fondamentalement le procès de l’Être qui, pour « résoudre sa propre
problématique, est obligé d’intervenir lui-même comme élément du
problème par son action, comme sujet »1, nous dit Simondon. Ce procès,
c’est l’individuation, qui marque et indique les dimensions et les conditions
selon lesquelles l’individu peut accéder, par voie transductive, au statut de
sujet et, au fond, de personne humaine, comme être compris et toujours lié
à un milieu, une situation, un contexte. Il s’agirait donc par-là d’envisager
les fondements d’une phénoménologie de l’individuation qui approfondisse
le sens de la subjectivité humaine et de la notion de l’individu à laquelle
celle-ci peut être associée, comme dyade pré-individuelle de l’individu et
du milieu, impliquant des dimensions de relation, d’affectivité et
d’intentionnalité, sous une condition énergétique. Une pensée du pré-
individuel implique en effet d’entendre cette subjectivité comme centre ou
1
G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 2007, p. 19 (IPC
dans la suite du texte).
130 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

foyer affectivo-émotif qui est au fondement de l’intentionnalité et permet


de saisir la dynamique propre de la perception et du rôle moteur du corps.
Si l’enjeu philosophique du préindividuel nous semble être de réhabiliter
ontologiquement la perception en portant à son terme la méthode de
l’épochè universelle, il s’agit pour nous de montrer comment une
reformulation génétique de l’intentionnalité peut permettre d’apercevoir le
lien constitutif qui unit la conscience à des contenus qui ne soient pas
seulement eidétiques, dérivant de l’emploi de la réduction
phénoménologique, mais plus fondamentalement préindividuels, c’est-à-
dire au point de nouage de l’affectivité et de la perception qui définit pour
Simondon l’essence de la subjectivité humaine. Cette articulation théorique
nous semble d’autant plus féconde qu’elle recoupe un aspect de la pensée
de Husserl autour de la question de la distinction entre le vivre (Erleben) et
le perçu (Leben, Wahrnehmen), distinction dont il convient de réévaluer le
sens et la probité pour saisir l’intérêt et la nécessité d’une pensée de type
génétique.
Nous tenterons donc de déceler certains motifs à l’origine du tournant
transcendantal de la phénoménologie de Husserl, afin de voir comment les
concepts et approches de la phénoménologie post-husserlienne, dans
laquelle s’inscrit à notre sens Simondon, permettent de dépasser l’écueil de
ce qu’il convient d’appeler le subjectivisme de Husserl, en nous appuyant
sur les analyses de Patočka et de M. Henry : l’enjeu, au fond, serait de
montrer comment peuvent émerger les fondements spécifiques d’une
phénoménologie de l’individuation, et de définir cette dernière comme
horizon même de la philosophie.

1. SUR UN SENS DU PRÉINDIVIDUEL COMME « VÉCU »

Suivant la distinction kantienne entre jugement déterminant et jugement


réfléchissant, le second permettant d’expliquer le jugement synthétique a
priori, on pourrait appliquer celui-ci dans le cadre d’une réflexion sur le
préindividuel, afin de situer ce concept de la philosophie de Simondon dans
un cadre postkantien et phénoménologique, comme relevant de la sphère
antéprédicative du logos : il est intéressant de noter la définition que Kant
donnait déjà à la faculté de juger :

La faculté de juger en général est la faculté de penser le particulier comme


compris sous l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné,
alors la faculté de juger qui subsume sous celui-ci le particulier est
Dittmar 131

déterminante ; […] si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit


trouver l’universel qui lui correspond, elle est simplement réfléchissante2.

Ainsi, le beau, notion fondamentale de l’esthétique, est défini comme ce


qui suscite un plaisir désintéressé, et la définition kantienne du beau, comme
« ce qui plaît universellement sans concept », implique que le beau suscite
un plaisir qui n’est pas seulement de l’ordre de la sensation agréable, mais
qui est un plaisir pour l’esprit sans toutefois pouvoir être déterminé de
manière conceptuelle : le principe des jugements réfléchissants est la
finalité par laquelle la nature est représentée « comme si un entendement
contenait le fondement de l’unité du divers de ses lois empiriques »3.
La finalité exprime l’exigence systématique que le mécanisme ne
satisfait pas. La faculté de juger téléologique s’articulerait ainsi sur une
forme esthétique de la pensée, sur une faculté de juger du beau ou du
sublime qui permet d’apprécier la finalité formelle ou subjective par le
sentiment de plaisir ou de peine : le jugement esthétique relève du
synthétique a priori, dans la continuité de la Critique de la raison pure, « de
l’idéal en général ». L’esthétique, qui porte sur le Beau comme « ce qui plaît
universellement sans concept »4, permet de caractériser le goût, qui est
selon la formule kantienne, « faculté de juger le beau » ou encore « faculté
de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par
une satisfaction ou une insatisfaction »5. Le goût est ainsi, grâce à ce
désintéressement, la faculté par laquelle on rend un sentiment
universellement communicable. Le préindividuel pourrait être associé à cet
aspect du jugement prénoétique et antéprédicatif, comme pouvoir de
synthèse a priori, ou plus précisément, a praesenti : il s’inscrirait comme
concept contemporain dans la continuité de la catégorie kantienne moderne
du jugement réfléchissant autorisant ou légitimant un mode de connaissance
sans concept, de type intuitif ou transductif, qui s’opère dans une réciprocité
de la genèse et de la structure, fondant une zone encore obscure d’une
légalité de la synthèse passive précédant le discours.
Dès lors, comment penser la genèse de l’être et de l’individu, dans le
procès de l’individuation, et en quoi cette relation implique-t-elle une
reformulation de la lecture du statut du sujet comme ce qui se construit dans
un rapport de l’affectivité et de la perception, dans une genèse qui précède
la constitution noétique du sens et la rend effectivement possible, qui soit
préindividuelle ?
D’emblée, Simondon établit une différence entre la notion d’individu et

2
E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1993, pp. 39-40.
3
Ibid., AK, V, p. 180.
4
Ibid., Section I, Livre I, §9, p. 62.
5
Ibid., Section I, Livre I, §5, p. 55.
132 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

celle de sujet, qui est décisive pour saisir le sens et la portée de la


problématique du préindividuel : « le problème de l’individu est celui des
mondes perceptifs, mais le problème du sujet est celui de l’hétérogénéité
des mondes perceptifs et affectifs, entre l’individu et le préindividuel »6. Et,
ajoute-t-il, « le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l’affectivité et de
la perception »7.
S’il revient à Patočka d’avoir le mieux développé cette question du
mouvement ontogénétique qui « réalise l’être dont il est le mouvement »8,
annonçant Simondon, Merleau-Ponty nous a légué une approche décisive du
sujet perceptif, qui se rapporte à l’esthésiologie, et qui met en jeu le
problème crucial de la recherche d’adéquation entre le perçu à travers le
vécu (Leben), et le ressenti ou l’éprouvé de l’expérience (Erleben),
problématique qui est au cœur de la théorie simondonienne de la
signification, dans l’économie de la recherche du principe d’individuation
en tant que fondé sur l’apeiron qui recouvre l’idée du préindividuel, ou de
la dyade indéfinie de l’individu et du milieu.
Cette problématique du perçu et de la distinction entre le contenu et
l’objet de la perception est centrale dans la définition de l’intentionnalité de
la conscience comme acte ou visée du sujet perceptif.
L’équivocité que Husserl attribue à la notion de phénomène physique et,
plus généralement, à la théorie de la perception de Brentano, présuppose au
point de départ le bien-fondé de cette distinction entre les contenus sensibles
des actes de perception et leurs objets. Husserl utilise à l’occasion l’exemple
d’un cube que l’on fait pivoter dans une main afin de mettre en évidence la
fonction des contenus sensoriels dans notre perception des objets. Ce cas
montre plus particulièrement que si à un seul et même objet peuvent
correspondre des contenus sensoriels changeants selon notre position
corporelle vis-à-vis de l’objet, alors le perçu, qui est toujours le même, doit
être autre chose que ces contenus sensoriels qui sont néanmoins essentiels
à la perception sensible. Husserl distingue ces « contenus vécus » des objets
« perçus » et soutient, contre Brentano, que tout acte intentionnel, et
notamment la perception externe, est dirigé en principe non sur des contenus
immanents, comme le pense Brentano, mais vers des objets transcendants à
l’expérience. Husserl distingue clairement ces objets perçus des contenus
sensoriels vécus auxquels revient une fonction bien précise dans la théorie
de la perception des Recherches logiques. À cette distinction entre les
contenus et les objets d’un acte de perception correspond celle entre deux

6
G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 253 (désormais cité ILFI).
7
Ibid., p. 254.
8
R. Barbaras, Le Désir et la distance. Introduction à une phénoménologie de la perception,
Paris, Vrin, 2006, p. 110-111.
Dittmar 133

modes de conscience distincts que l’on peut appeler provisoirement la


classe des vécus intentionnels et celle des vécus non intentionnels :

ceux qui sont des re-présentations ou qui ont pour soubassement des re-
présentations, qui donc acquièrent une relation intentionnelle à des objets ; cette
catégorie comprend par exemple l’affirmation, la négation, la supposition, le
doute, l’interrogation, l’amour, l’espoir, le courage, le désir, la volonté, etc. ; 2)
ceux pour lesquels ce n’est pas le cas, par exemple le plaisir ou le déplaisir
sensible (la « coloration sensorielle »). Ces derniers modes de conscience, les
plus bas pour ainsi dire, sont aussi génétiquement antérieurs et les plus
primitifs9.

Comme le remarque D. Fisette,

ce passage indique clairement la portée de cette distinction entre contenu


primaire et acte psychique sur trois aspects de la psychologie de Brentano : il
indique d’abord que le principe suivant lequel tout phénomène psychique est
ou bien une représentation, ou bien a une représentation pour base ne s’applique
qu’à la classe des vécus intentionnels ; à l’autre classe de vécus qui n’obéit pas
à ce principe appartiennent le plaisir et le déplaisir sensibles de mêmes que les
fameuses sensations affectives dont nous reparlerons plus loin ; ces modes de
conscience non intentionnels, que Husserl appelle parfois « conscience
primaire » ou encore intuition, interprétation, appréhension et aperception, et
qu’il associe étroitement aux contenus primaires, sont les plus primitifs et
occupent le niveau inférieur (soubassement) dans cette hiérarchie10.

Et, ajoute-t-il, « pour mettre en évidence cette distinction entre ces deux
modes de conscience, Husserl se sert de l’exemple de la perception
d’arabesques où un seul et même support sensible peut servir de base à une
intuition et à une Repräsentation »11. De l’effet purement esthétique
qu’exerce d’abord sur nous cet objet à notre perception des arabesques en
tant que symboles ou signes, une modification importante se produit d’un
mode de conscience à l’autre, et elle réside dans ce que Husserl appelle le
caractère d’acte. C’est ce dernier qui

anime pour ainsi dire la sensation et qui, selon son essence, fait en sorte que
nous percevons tel ou tel objet […]. Les sensations « tout comme les actes qui
les appréhendent », ou les « aperçoivent » sont en ce cas vécus, mais elles
n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, ni perçues
par un « sens » quelconque. Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus,

9
D. Fisette, « Brentano et Husserl sur la perception sensible », in Bulletin d’analyse
phénoménologique VII 1, 2011 (Actes 4), p. 51.
10
Ibid., p. 52.
11
Ibid.
134 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

mais ils ne sont pas vécus12.

Fisette explique cette équivocité de la manière suivante :

L’arabesque n’acquiert le sens de contenu et sa fonction de signe qu’à partir du


moment où il est appréhendé ou interprété en tant que signe. Dès lors, il n’est
plus perçu comme la tache d’encre qui était l’objet initial exerçant sur nous un
effet esthétique, mais il est vécu en tant que support sensible de la perception
du référent auquel renvoient les arabesques […]. Cette distinction entre deux
modes de conscience, entre Erleben ou Empfinden et Wahrnehmen est au cœur
de la critique que Husserl adresse à la théorie de la perception de Brentano.
L’équivocité que Husserl impute à la notion de phénomène physique entre les
contenus sensibles et les objets équivaut à celle, dans la perception externe,
entre Erleben et Wahrnehmen13.

Pour Patočka, c’est dans cet énoncé de Husserl que résiderait l’origine
du subjectivisme latent de la phénoménologie de Husserl, et de son
prolongement idéaliste de la conception de la conscience transcendantale
dans les Méditations cartésiennes, mais cela dépasse ici la portée de notre
analyse14.
Nous pouvons néanmoins dire que si l’esthétique consiste dans son sens
premier dans le fait et la manière dont les sens perçoivent les choses,
constituant l’expérience, alors il convient en effet de se demander sur le plan
de la méthode ce que signifie le concept « d’existence d’un contenu pour
moi ».
L’enjeu significatif de cette distinction du Leben et Erleben incombe à la
conception du monde comme une totalité qui ne se diviserait pas sans
changer de nature, selon une caractérisation dynamique de la perception que
le sujet en a ou de l’expérience qu’il en fait, en tant que tel. Simondon et
12
E. Husserl, Hua XIX/1, p. 399 (trad. fr., II/2, p. 188).
13
D. Fisette, « Brentano et Husserl sur la perception sensible », in Bulletin d’analyse
phénoménologique VII 1, 2011 (Actes 4), p. 52.
14
Nous indiquons au lecteur le passage où Patočka développe cette critique, in Qu’est-ce
que la phénoménologie ?, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, pp. 176-177. Dans sa critique
de Husserl et l’élaboration de sa phénoménologie asubjective, Patočka revient sur la
conception husserlienne de l’intentionnalité à partir de l’examen du concept « d’existence
d’un contenu pour moi ». Dans ce passage, il montre le subjectivisme latent de la
phénoménologie husserlienne qui tend à attribuer un caractère d’acte à l’appréhension,
c’est un caractère de vécu qui « constitue au premier chef l’existence de l’objet pour moi » :
c’est ici la « face subjective » des vécus qui est censée apporter les structures qui, « ne
pouvant s’appuyer sur une pré-donation intuitive, ont néanmoins besoin d’un appui, étant
dépourvues de signification objective au sens proprement réel ». Autrement dit, il
manquerait une axiomatique de la sphère du préindividuel comme dimension constituante
du vécu, et dont la structure est, comme nous le verrons, le monde en tant qu’a priori réel
de la subjectivité entendue comme corporéité et motricité.
Dittmar 135

Merleau-Ponty nous semblent donc partager ce postulat commun du


préindividuel, dans l’idée renouvelée de l’ego qui se présente sous les traits
de la dyade indéfinie (individu/milieu) dans laquelle le corps s’inscrit
comme centre vivant, comme être perceptif.
Le monde ne se réduit donc pas selon le paradigme cartésien à une
science de l’ordre et de la mesure, à une théorie géométrique des proportions
qui s’applique à rationaliser les rapports observables entre les figures et les
mouvements se produisant dans le réel, en termes de quantités, et le corps
n’est pas seulement une substance spatio-temporelle, une individualité
empirique, c’est aussi une matière sensible vivante qui s’articule à un milieu
; dans sa critique de l’associationnisme d’inspiration empiriste, Merleau-
Ponty montre d’ailleurs que les contiguïtés et les ressemblances de fait entre
les choses qui en permet l’association et la connaissance ne permettent pas
de comprendre le phénomène perceptif en tant que tel :

Si nous nous en tenons aux phénomènes, l’unité de la chose dans la perception


n’est pas construite par association, mais, condition de l’association […] au lieu
de décrire le phénomène perceptif comme première ouverture à l’objet, nous
supposons autour de lui un milieu où soient déjà inscrites toutes les
explicitations et tous les recoupements qu’obtiendra la perception analytique,
justifiées toutes les normes de la perception effective – un lieu de la vérité, un
monde15.

On peut ici, nous semble-t-il, fonder cette plénitude de la perception dans


la conception de l’« ego corporel » de Patočka, qui considère aussi que la
perception s’ancre dans le mouvement de l’existence du sujet, avant même
la pure cogitatio :

Le sum n’est pas une chose en ce sens qu’il ne peut jamais apparaître de manière
autonome, qu’il ne se manifeste qu’en liaison et en connexion avec des
comportements relatifs aux choses. Aussi apparaît-il toujours comme ego
corporel, aux impulsions duquel le corps propre apparaissant est à même
d’obéir. Le corps propre en tant qu’égologique répond à un appel phénoménal,
satisfait ou cherche à satisfaire à une exigence, posée par la chose apparaissante,
qui s’ouvre devant moi […]. Les possibilités d’action, les occasions, le matériel
qui s’offrent à moi, m’attirent ou me repoussent. L’attraction ou la répulsion,
se déroulant dans le champ phénoménal, requiert une réalisation accomplie par
mon corps […]. La réflexion de l’ego doit avoir un caractère tout autre,
essentiellement pratique, originant dans l’essence initialement pratique du
contexte de notre vie16.

15
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2005, p. 61.
16
J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, pp. 203-
205.
136 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

2. LA REFORMULATION GÉNÉTIQUE DE L’INTENTIONNALITÉ COMME ENJEU


D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’INDIVIDUATION : SUJET, INDIVIDU,
PERSONNALITÉ

« l’individu mûr, celui qui résout les mondes perceptifs en action, est aussi celui
qui participe au collectif et qui le crée… l’individu rencontre la vie en sa
maturité : l’entéléchie n’est ni seulement intérieure, ni seulement personnelle ;
elle est une individuation selon le collectif. »17

Penser l’individuation nous amène à nous interroger sur le statut de la


personne, de son unicité, ce qui fait qu’elle est distincte de toutes les autres.
Au fond le concept d’individuation renouvelle l’interrogation sur ce qu’est
l’individualité :

On peut se demander pourquoi un individu est ce qu’il est. On peut aussi se


demander pourquoi un individu est différent de tous les autres et ne peut être
confondu avec eux… Au premier sens, l’individuation est un ensemble de
caractères intrinsèques ; au second sens, un ensemble de caractères
extrinsèques, de relations. Mais comment peuvent se raccorder l’une à l’autre
ces deux séries de caractères ? En quel sens l’intrinsèque et l’extrinsèque
forment-ils une unité ?18

Simondon postule un mode d’existence plus profond, plus essentiel, qui


intègre les deux aspects de l’individuation. C’est dans la relation avec les
autres êtres que cette unité peut être découverte, à travers ce que Simondon
appelle le processus d’« individualisation » :

l’individualisation continue l’individuation… l’individualisation différencie


les êtres les uns par rapport aux autres, mais elle tisse aussi des relations entre
eux… L’être individué est le sujet transcendantal et l’être individualisé le sujet
empirique… Le concret humain n’est ni individuation pure ni individualisation
pure, mais mixte des deux […] en fait, la signification est donnée par la
cohérence de deux ordres de réalité, celui de l’individuation et celui de
l’individualisation19.

Cette corrélation étroite entre l’individuation et l’individualité permet de


comprendre l’apport des aspects extrinsèques à l’individu, qui se déploient
dans la sphère de l’existence sociale et dans les relations intersubjectives
courantes. Mais peut-on dire que l’être est par là même individué ? Il

17
G. Simondon, ILFI, Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 217.
18
G. Simondon, ILFI, pp. 60-61.
19
G. Simondon, ILFI, pp. 264-265 ainsi que p. 267.
Dittmar 137

semblerait que le terme « individué » par rapport à celui d’individualité


comporte une dimension plus profonde, renvoyant à la personnalité.

La personnalité apparaît comme plus que relation : elle est ce qui maintient la
cohérence de l’individuation et du processus permanent d’individualisation ;
l’individuation n’a lieu qu’une fois, l’individualisation est aussi permanente
que la perception et les conduites courantes ; la personnalité, par contre, est du
domaine du quantique, du critique20.

La personnalité serait du domaine de la « maturation », de


l’enrichissement du Soi, par découverte de l’unité entre le monde perceptif
et le monde affectif, unité qui est la condition nécessaire du sujet ; la
personnalité est ce par quoi le sujet entre dans le collectif, pour y trouver sa
signification : « le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l’affectivité
et de la perception ». Une critique du sujet pré-individuel repose en effet sur
le postulat selon lequel « c’est le préindividuel qui fonde le spirituel dans
collectif »21, ce qui permet de comprendre une théorie du sujet fondée sur
le collectif comme condition de signification : « c’est au niveau du
transindividuel que les significations spirituelles sont découvertes… L’être
individué porte avec lui un avenir de significations relationnelles à
découvrir »22, qui se situe au point de nouage du collectif et du spirituel.
Il s’agirait donc par-là d’envisager les fondements d’une
phénoménologie de l’individuation qui approfondisse le sens de la
subjectivité humaine et de la notion de l’individu à laquelle celle-ci peut
être associée, comme dyade pré-individuelle de l’individu et du milieu,
impliquant des dimensions de relation, d’affectivité et d’intentionnalité,
sous une condition énergétique. Une pensée du pré-individuel implique en
effet d’entendre cette subjectivité comme centre ou foyer affectivo-émotif
qui est au fondement de l’intentionnalité et permet de saisir la dynamique
propre de la perception et du rôle moteur du corps.
Ce serait en fait la référence au psychisme, comme « poursuite de
l’individuation vitale » et comme « problématique », qui permettrait de
définir une nouvelle catégorie phénoménologique de sujet, distincte de celle
d’individu, puisque l’ontogénèse commande de saisir plus
fondamentalement le procès de l’Être qui, pour « résoudre sa propre
problématique, est obligé d’intervenir lui-même comme élément du
problème par son action, comme sujet », nous dit Simondon. Ce procès,
c’est l’individuation, qui marque et indique les dimensions et les conditions
selon lesquelles l’individu peut accéder, par voie transductive, au statut de

20
Ibid., p.268.
21
Ibid., p. 305.
22
Ibid.
138 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

sujet et, au fond, de personne humaine, comme être compris et toujours lié
à un milieu, une situation, un contexte.

3. L’INTENTIONNALITÉ ET SA REFORMULATION GÉNÉTIQUE CHEZ


SIMONDON : AFFECTIVITÉ ET PERCEPTION

La sphère affectivo-émotive possède un sens profond chez Simondon,


elle est le retentissement du préindividuel en l’homme ou la forme
préindividuelle de l’expérience. Elle se donne dans le temps originel,
comme flux héraclitéen des vécus, elle est éminemment transductive :
« l’affectivité et l’émotivité seraient alors la forme transductive par
excellence du psychisme, intermédiaire entre la conscience claire et la
subconscience »23. En ce sens, l’affectivo-émotivité définit un stade
antérieur à toute pensée : elle serait le lieu des intentions originaires,
couples de sensation et de tropisme, orientation du vivant dans un milieu24.
En effet, l’intentionnalité définit la vie courante des individus, nos
sentiments, nos jugements, nos désirs pèsent sur la réalité, notre
personnalité s’exerce et se confronte aux autres dans la colère ou la joie, ce
que Merleau-Ponty appelle l’« attitude personnaliste » : nos intentions sont
animées par des appréhensions (Auffassung) qui nous amènent à nous
dépasser vers les choses et les personnes, dans une dynamique de
corrélation entre la conscience noétique et son champ noématique. En ce
sens, comme le souligne P. Ricœur,

l’intentionnalité peut être décrite avant et après la réduction


phénoménologique : avant, elle est une rencontre, après, elle est une
constitution. Elle reste le thème commun de la psychologie pré-
phénoménologique et de la phénoménologie transcendantale25.

Suivant cette définition, nous pouvons dire que la subconscience est donc
une condition de la conscience : « sans l’affectivité et l’émotivité, la
conscience paraît un épiphénomène et l’action une séquence discontinue de
conséquences sans prémisses »26.
Nous qualifierons ici cette condition comme pouvoir de synthèse

23
G. Simondon, ILFI, p. 246.
24
Simondon nous dit : « Au niveau de l’affectivité et de l’émotivité, la relation de causalité
et la relation de finalité ne s’opposent pas : tout mouvement affectivo-émotif est à la fois
jugement et action préformée […]. La polarisation affectivo-émotive […] est une résultante
ou comporte une intentionnalité », in ILFI, pp. 247-248.
25
P. Ricœur, « Introduction de Edmund Husserl », in Idées directrices pour une
phénoménologie, t. I, Paris, Gallimard, 1950, p. 20.
26
G. Simondon, ILFI, p. 248.
Dittmar 139

prénoétique : la subconscience affective et émotive serait cette forme


d’intentionnalité primitive qui prête déjà un sens au réel en tant qu’être situé
et polarisé par la sphère affectivo-émotive, qui est tendance ou tension vers
le dehors à partir du centre que définit l’individualité. Selon Patočka,
l’intentionnalité peut ainsi être comprise comme Désir, selon une
caractérisation dynamique du sujet qui se comprend alors comme
« mouvement », dans sa dimension perceptive et sensorielle.
Si la subconscience affectivo-émotive se conçoit chez Simondon comme
mouvement de l’être qui par là même est déjà dans une relation de sens au
sein du monde qu’il perçoit, elle permet d’approfondir le thème majeur de
la phénoménologie husserlienne, à savoir l’intentionnalité : avant la
réduction, il y a cette attitude naturelle qui contient une vérité irréfléchie, et
qui se réalise dans l’événement originaire d’une rencontre entre le sujet
charnel, animé par un Désir, et le monde des choses.
Ce n’est pas l’Esprit qui suit et décrit les phénomènes de corrélation pour
constituer le sens des phénomènes en tant qu’ils apparaissent à une
conscience. Cette noèse qui exerce et déplie les intentions impliquées dans
la subjectivité à partir de la perception des phénomènes n’est possible
qu’après la réduction phénoménologique, et est soumise à l’idéal
d’adéquation.
Pourtant, elle semble escamoter le fait originaire de la liaison sensible et
première de l’individu au monde, c’est-à-dire la relation antérieure à
l’énoncé logique du jugement sur la chose : cette réalité de la relation
antérieure au discours logique doit pouvoir être décrite comme objet d’une
phénoménologie de l’individuation, et « une théorie de l’être antérieure à la
logique devrait pouvoir être instituée »27.
L’examen du rapport entre l’intentionnalité et l’affectivité, fondé sur
l’analyse simondonienne de la sphère affectivo-émotive, permet donc de
dégager la dimension prénoétique du sens, et par là de reformuler le sens et
la portée du concept phénoménologique d’intentionnalité : c’est par
l’élargissement de la notion de vécu logique à l’idée de la constitution
préindividuelle du sens, ancrée dans l’affectivité humaine et le champ de
son vivre et de son expérience sensible (Erleben) que l’on peut comprendre
la véritable portée de la fondation du percevoir (Leben) sur le vivre, ou de
l’être identique réduit sur l’être en devenir, ce qui permet de surmonter
ultimement chez Husserl certaines difficultés liées à la voie cartésienne vers
la réduction phénoménologique. Mais ce qui importe ici n’est pas d’étudier
la phénoménologie transcendantale de Husserl et ce que l’on a pu nommer
son « tournant idéaliste », mais d’établir les bases d’une critique renouvelée

27
Ibid., p. 36.
140 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

de la subjectivité en tant qu’elle se rattache à une dimension préindividuelle


de l’expérience, du vivre, dans une recherche d’adéquation – de réciprocité
serait plus approprié dans le registre simondonien qui nous adoptons – entre
celui-ci et la sphère de la perception : comment peut-on penser la perception
comme voie d’accès privilégié au phénomène de l’expérience et, par là,
mieux saisir la portée d’une forme préindividuelle de l’expérience ? Ne
faut-il pas réhabiliter le sens ontologique de la perception et de la corporéité
comme des conditions de la signification ? Si la méthode de l’épochè
phénoménologique permet de dévoiler le sens ultime de l’expérience
subjective du monde, elle n’en reste pas moins adossée à un préjugé
subjectiviste qui subordonne la signification et la vérité de l’expérience au
contenu noétique de la conscience réduite. C’est cette limite de la réduction
phénoménologique que Patočka entend dénoncer, en reprenant la méthode
de l’épochè transcendantale pour l’universaliser, et faire apparaître le fond
de l’être préindividuel de la subjectivité individuelle.

4. ÉPOCHÈ ET INDIVIDUATION

Patočka récuse la thèse de l’immanence absolue des vécus subjectifs


dans la transparence du cogito, qui conduit à un subjectivisme
compromettant l’intentionnalité. Il y a bien une liberté fondamentale du
sujet vis-à-vis du donné naturel, qui s’affirme comme autotranscendance,
ou chôrismos, mais cette inspiration libérale doit se faire à la faveur du
monde, s’enracine en lui, selon un mouvement ontogénétique. Le
mouvement est un concept central chez Patočka, qui permet de penser la
genèse du sujet, en le rapportant à une totalité antérieure à la dualité sujet-
objet : « Concept de mouvement comme fondement – mouvement conçu,
non pas comme mouvement de l’objet, mais comme œuvre de la physis,
avant toute objectivation ou subjectivation – la physis comme essence qui
est événement, essence qui advient »28.
Si Merleau-Ponty critique l’idéalisme husserlien, au nom d’une « foi
perceptive » qui nous rattache déjà à l’être et qui représente le lieu de la
constitution du savoir, c’est Patočka qui radicalise cette critique et la mène
jusqu’à ses ultimes conséquences. Il convient de penser le sujet dans toute
sa concrétude, condition de la plénitude du sens visé par l’intentionnalité.
Ce sujet est corps, appartenance charnelle au monde. C’est donc dans l’ego
corporel qu’il faut chercher les sources de nos intentions, l’intentionnalité

28
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 269. C’est
sans doute à travers cette formulation que l’on peut rapprocher de façon pertinente, nous
semble-t-il, la philosophie de Patočka avec la thèse simondonienne du préindividuel, les
deux auteurs faisant prévaloir une condition de totalité génétique comme origine du savoir.
Dittmar 141

pouvant se caractériser chez Patočka, comme nous l’avons vu, comme


Désir.
Mais l’apport majeur de la phénoménologie de Patočka est qu’elle
conduit à une définition plus radicale de l’épochè phénoménologique :
suspension de toute thèse d’existence, elle est acte fondamental de liberté,
par où le sujet se délivre et s’émancipe des prétentions de la conscience
naturelle à peser sur la réalité – dogmatisme de la doxa – c’est-à-dire au
fond de ses jugements qui toujours présupposent l’existence du monde
comme donné, alors qu’il devrait être sujet d’étonnement et appréhendé
comme transcendant, cette absence d’interrogation définissant la naïveté de
l’attitude naturelle.
Le sujet en fait doit aussi renoncer à la thèse du cogito, du « je pense »
pour être dans le monde, sans le réduire, c’est-à-dire pour éviter toute forme
d’abstraction : il doit accomplir une réduction de la réduction, c’est-à-dire
mettre à son tour hors circuit la thèse du cogito comme conscience
constituante se voulant absolue.
Il s’agit par cette radicalisation de l’épochè universelle de reconsidérer
le couple individu-milieu (dyade préindividuelle chez Simondon), le monde
étant conçu comme totalité préalable, antérieure à l’individuation et à la
distinction du sujet et de l’objet opérée par la pensée :

le monde n’est pas somme, mais totalité préalable. On ne peut pas en sortir,
s’élever au-dessus de lui. Le monde est, par tout son être, milieu, à la différence
de ce dont il est le milieu. Pour cette raison, il n’est jamais objet. Pour cette
même raison, il est unique, indivisible. Toute division, toute individuation29 est
dans le monde, mais n’a pas de sens pour le monde30.

Simondon définit cette totalité dans les termes d’une philosophie première :

La véritable philosophie première n’est pas celle du sujet, ni celle de l’objet, ni


celle d’un Dieu ou d’une Nature recherchés selon un principe de transcendance
ou d’immanence, mais celle d’un réel antérieur à l’individuation31.

Autrement dit, il y a une relation génétique de l’individu au Tout du


monde, que nous révèle l’épochè et cette relation génétique doit être
comprise comme une condition d’individuation32, qui nous révèle un être

29
Le terme d’individuation est ici utilisé dans son acception traditionnelle de la division
en genres et en espèces qui caractérise la signification analytique de l’objet.
30
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, op. cit.
31
G. Simondon, IPC, p. 137.
32
Comme le remarque L. Perreau dans son analyse de la question de l’individuation chez
Husserl, « dès 1915, Husserl emploie ainsi le concept de genèse (Genesis) pour désigner le
processus de concrétisation et d’individuation de l’expérience en général. La
142 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

comme plus qu’unité et plus qu’identité, un a priori réel de la sensibilité :


« l’être possède une unité transductive, c’est-à-dire qu’il peut se déphaser
par rapport à lui-même, se déborder lui-même de part et d’autre de son
centre »33. C’est soutenir que l’être est déjà situé et inscrit, de façon pré-
individuelle, dans une totalité qui le dépasse et le prolonge en même temps, ce
par quoi le sujet sera dit transindividuel, c’est-à-dire traversé de potentiels
préindividuels qui impriment dans la conscience affective le mouvement
vivant se déployant depuis un terme qui le polarise dès l’origine.
Cet a priori de l’ego chez Patočka est le monde, comme structure pré-
individuelle, fondamentale et universelle, par laquelle le sujet rencontre les
choses et les individus qui le constituent. C’est pourquoi Patočka développe
une phénoménologie dite asubjective, mais toujours fidèle à
l’intentionnalité.
La donation de sens – Sinngebung – n’est pas seulement quelque noèse,
pôle subjectif des intentions d’un moi phénoménologiquement réduit, elle
est manifestation dans et par la rencontre, c’est-à-dire phénomène. C’est
soutenir que l’intentionnalité prend sa source, non plus dans un cogito, mais
dans un corps, qui est le lieu indéfait des moteurs profonds de la
personnalité, de ses motifs et exigences vitaux.

Il faut donc apprendre à penser, pour Patočka comme pour Simondon,


une théorie du sujet sensible, selon le devenir génétique, où le mouvement
est dévoilement de l’étant fini selon sa profondeur.
Renaud Barbaras a bien noté cet aspect ontogénétique à l’œuvre dans la
philosophie de Patočka, qui le rapproche de Simondon :

Dans cette perspective, c’est sans doute à Simondon qu’il revient d’avoir le mieux
formulé ce que J.-H. Barthélémy appelle la forme d’une « réduction au devenir » :
« il faut partir de l’individuation, de l’être saisi en son centre selon la spatialité
et le devenir, non d’un individu substantialisé devant un monde étranger à
lui »34.

phénoménologie génétique est aussi celle qui fait droit à la processualité de la constitution
de l’expérience. Dans le cadre de l’analyse statique, le sujet pouvait bien changer, mais
seulement en tant que corrélat subjectif de l’objet intentionnel. La corrélation du sujet et
de l’objet demeurait foncièrement statique dans sa structure interne et la phénoménologie
statique ne se donnait donc pas les moyens de rendre compte de la genèse de l’expérience.
Dans le cadre de la phénoménologie génétique en revanche, la corrélation sujet-objet est
appréhendée comme résultat d’un développement processuel qui mérite en lui-même
attention [l’individuation]. La recherche génétique est celle qui reconsidère l’activité
constitutive de la conscience en découvrant la genèse subjective qui l’anime ». L. Perrau,
« La question de l’individu et de l’individuation chez Husserl », in L’individu, sous la dir.
d’Olivier Tinland, Paris, Vrin, 2008.
33
Ibid., p. 23.
34
G. Simondon, IPC, p. 21.
Dittmar 143

Dans cette perspective, c’est sans doute à Simondon qu’il revient d’avoir
le mieux formulé ce que J.-H. Barthélémy appelle la forme d’une
« réduction au devenir » : « il faut partir de l’individuation, de l’être saisi
en son centre selon la spatialité et le devenir, non d’un individu
substantialisé devant un monde étranger à lui »35.
Cette réduction au devenir comme genèse ou γένεσις, au sens ionien, de
l’être du vécu à l’être en devenir, qui manifeste le caractère d’une genesis
es ousian dans le geste ultime de la phénoménologie à travers l’idée d’« ego
corporel » conçu comme mouvement36, ou comme corporéité motrice,
implique une conception dynamique de la réflexion sur soi, l’intentionnalité
prenant sa source dans la sphère propre du corps, c’est-à-dire dans
l’intensité perceptive de la personne qui pense son existence et tend à la
réaliser, à s’individuer :

La phénoménologie de la corporéité est rendue possible par la radicalisation


d’une double réduction. L’on réduit tout d’abord à la sphère purement
personnelle, excluant tout rapport aux autres comme tels. Cette réduction
permet de comprendre l’élaboration, la constitution du corps propre à la fois
dans sa différence d’avec la constitution de l’objet objectif et dans sa connexion
indissoluble avec celui-ci… La seconde étape de la réduction conduit alors au
présent vivant de l’ego originaire, délimitant, à l’intérieur de la sphère purement
personnelle, un domaine de la présence absolue à soi de l’ego et de sa liberté37.

Ici l’on pourrait rapprocher la phénoménologie henryenne de l’ontologie


du préindividuel de Simondon, l’enjeu étant au fond dans « l’élucidation
phénoménologique du sens de l’individuation »38. Comme le dit M. Henry,

La réalité de l’être dont il s’agit alors ne réside plus dans son individuation, ni
dans le milieu de toute individuation possible en général, mais dans la réalité

35
Ibid.
36
Merleau-Ponty confirme cette dimension fondamentale du mouvement en jeu dans
l’intentionnalité : « Toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait
inaugural que j’ai senti, que j’ai eu, avec cette couleur ou quel que soit le sensible en cause,
une existence singulière qui arrêtait d’un coup mon regard, et pourtant lui promettait une
série d’expériences indéfinie, concrétion de possibles d’ores et déjà réels dans les côtés
cachés de la chose, laps de durée donné en une fois. L’intentionnalité qui relie les moments
de mon exploration, les aspects de la chose, et les deux séries l’une à l’autre, ce n’est pas
l’activité de liaison du sujet spirituel, ni les pures connexions de l’ob-jet, c’est la transition
que j’effectue comme sujet charnel d’une phase du mouvement à l’autre ». M. Merleau-
Ponty, « Le philosophe et son ombre », in Éloge de la philosophie, pp. 212-213.
37
J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie, op.cit., p. 99.
38
O. Tinland, « Auto-affection et individuation selon Michel Henry », in L’individu, Vrin,
2008, p. 120.
144 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

de sa possibilité même, parce qu’un tel être est celui de la connaissance


ontologique39.

L’on retrouve ici, comme chez Patočka, l’idée d’une transcendance du


monde à partir duquel le sujet, la subjectivité originaire de l’expérience
interne transcendantale du corps subjectif comme étant liée à ce monde par
son mouvement, peuvent être décrits : le monde est le véritable corrélat du
mouvement, d’une intentionnalité motrice qui peut éclairer, ensuite, la
« déduction transcendantale des catégories »40. Ainsi, le corps permet de
décrire le principe d’une unité ou d’un fondement de la connaissance de
l’être transcendant, de l’apparaître en tant que tel. Ce fondement nous est
connu,

non pas, précisément comme un objet atteint par l’intentionnalité de la


connaissance théorique, mais comme ce qui se manifeste à nous bien avant que
nous nous avisions de le connaître de cette manière, comme ce qui, au contraire,
rendra possible la naissance d’une nouvelle intentionnalité, laquelle, parce que
l’être réel du monde lui sera déjà donné, pourra former le projet de le connaître
dans une connaissance thématique et intellectuelle d’un autre ordre41.

39
M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,
Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2014, p. 141. De même, chez Merleau-Ponty, l’idée de
préindividualité est pressentie à partir d’une condition génétique : « Pour reprendre contact
avec des faits indubitablement organiques, nous sommes revenus enfin à l’ontogenèse et
en particulier à l’embryologie, en montrant que les interprétations mécanistes (Speemann)
aussi bien que celle de Driesch, laissent échapper l’essentiel d’une nouvelle notion du
possible : le possible conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un
ingrédient du monde actuel lui-même, comme réalité générale », in M. Merleau-Ponty,
Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1968, p. 137.
40
Ibid., p. 102.
41
M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, op.cit., p. 100. Pour une analyse
plus approfondie de la phénoménologie de M. Henry, notamment de sa critique du
bisubstantialisme au profit d’une dualité problématique du sujet charnel, du corps biranien
comme « mouvement senti dans son accomplissement, le sentiment de l’effort », on pourra
lire son ouvrage majeur, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie
biranienne, Paris, PUF, « Épiméthée », 2014, notamment le chap. III, § 3, p. 142, qui
illustre bien la critique du principe d’individuation en s’appuyant sur l’idée d’une
individualité sensible qui ne se limite pas à de l’empirique comme terme premier, car « la
théorie ontologique du corps nous interdit, nous dit-il, de voir en lui un principe
d’individuation empirique » (p. 143). Il y aurait ici une critique implicite de
l’hylémorphisme d’après une reformulation ontologique du statut du corps comme plan de
l’individualité et de la « subjectivité absolue », qui conditionne l’individuation comme
sentir et pas seulement comme « sensation individuée dans le temps » (p. 144). Au fond,
pour M. Henry, il faut partir du centre de l’être qu’est le corps subjectif et son mouvement
qui le situe dans l’action, pour identifier l’individu et son milieu où se joue sa constitution,
condition d’une connaissance intérieure, d’une reconnaissance de soi tandis que ce
mouvement qui est le nôtre s’accomplit : « l’être du mouvement est une effectivité
Dittmar 145

L’expérience interne transcendantale de notre corps subjectif permet en


fait de décrire l’unité du corps interprétée comme celle d’un savoir, non pas
au sens où notre corps serait une connaissance, mais plutôt un pouvoir ou
un principe de connaissance, c’est-à-dire une authentique connaissance
ontologique dont dérivent nos connaissances intellectuelles et théoriques :
c’est à partir de cette connaissance originaire, où ce qui nous est
originairement donné est le corps, que peut être défini un nouveau mode
d’intentionnalité. Le mouvement est cette intentionnalité sui generis qui
atteint le terme transcendant, mais ce qui se manifeste à lui n’est pas
représenté au sens théorique, ce n’est pas un vécu qui serait informé par la
noèse, il s’agit bien du vécu qui est concomitant du mouvement du corps,
celui qui est senti, éprouvé par l’individu sensible. En ce sens,
l’intentionnalité que permet de décrire la notion de mouvement, est celle de
la manière dont l’élément transcendant (le pôle noématique) est vécu dans
le mode propre du mouvement que j’effectue en tant que sujet charnel, en
tant que corps subjectif, celui d’une intentionnalité plus profonde de la vie
de l’ego, « une intentionnalité qui se retrouve dans toutes les autres
déterminations de la subjectivité transcendantale »42.

phénoménologique, dont tout l’être est précisément de nous être donné, et de nous être
donné dans une expérience interne transcendantale…dont la vie n’est rien d’autre que la
vie même de la subjectivité transcendantale », (Chap. II, pp. 84-85). Ou enfin, nous dit-il,
« c’est ce problème du savoir primordial de notre corps » qui paraît définir le véritable plan
de l’individuation de soi, « puisque dans une ontologie phénoménologique, l’être est
uniquement déterminé par la manière dont il se donne à nous » (p. 79). Retenons ici que
plan d’immanence absolue du corps et plan d’individuation peuvent être synonymes,
donnant sens à la possibilité d’une phénoménologie de l’individuation, à la croisée des
philosophies henryenne et simondonienne, et que l’enjeu de ce dialogue possède une
dimension spirituelle, celle de la possibilité, aperçue originalement par Maine de Biran,
d’une connaissance fondé sur le corps, le mouvement et le sentir, triade ontologique qui
redéfinit en l’approfondissant, la découverte cartésienne du cogito (Cf. Chap. II, pp. 76-
77 ; Chap. I, pp. 59-63).
42
M. Henry Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,
Paris, PUF, Coll. « Épiméthée », 2014, pp. 99-100. L’on remarquera que cette élaboration
génétique de la phénoménologie matérielle chez M. Henry repose également, comme chez
Simondon, sur une critique préalable de l’hylémorphisme. Comme le remarque O. Tinland,
« Ainsi s’obtient l’accès à la matérialité originaire de la phénoménalité, qui a pour nom la
vie. La matière, ici, n’est autre que la hylé husserlienne énergiquement découplée de la
morphé inhérente à toute visée intentionnelle. Elle est « l’élément sensuel qui n’est en soi
rien d’intentionnel », couche d’expérience purement immanente du corps vivant par lui-
même, qui n’est pas un simple matériau de base pour l’édification des synthèses
intentionnelles (représentations), mais constitue une sphère absolument irréductible à toute
visibilité, rebelle au primat métaphysique (« grec ») de l’hylémorphisme », in « Auto-
affection et individuation selon M. Henry », L’individu, sous la direction d’Olivier Tinland,
op.cit.., p. 105. On notera de plus, la proximité de la critique du principe d’individuation -
associé à la théorie aristotélicienne de l’hylémorphisme, mais aussi plus largement
146 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

5. LE PROBLÈME PERCEPTIF : L’OUVERTURE DU PRÉINDIVIDUEL, LA


PERCEPTION, LE CORPS

La perception du corps propre semble impliquer cette refonte de la


philosophie classique et des « prétendues évidences du réalisme », qui
implique de procéder à une véritable réduction phénoménologique, celle qui
permet de reconsidérer le couple individu/milieu, cette zone opérationnelle
de l’être qui gît dans l’indéterminé :

Or la perception du corps propre et la perception extérieure, on vient de le voir,


nous offre l’exemple d’une conscience non-thétique, c’est-à-dire d’une
conscience qui ne possède pas une pleine détermination de ses objets, celle
d’une logique vécue qui ne rend pas compte d’elle-même, et celle d’une
signification immanente qui n’est pas claire pour soi et ne se connaît que par
l’expérience de certains signes naturels.43

Dans l’un de ses derniers cours au Collège de France, « Nature et logos :


le corps humain », Merleau-Ponty parle d’un symbolisme naturel du corps
humain, « tacite ou d’indivision », où c’est le corps qui apparaît comme
percevant la nature dont il est l’habitant. Si la vie n’est pas un simple objet
pour une conscience, il s’agit alors de décrire « l’animation du corps
humain, non comme descente en lui d’une conscience ou d’une réflexion
pure, mais comme métamorphose de la vie, et le corps comme corps de
l’esprit (Valéry) »44.
Revenir aux phénomènes, ce serait alors revenir à cette part de nature qui
fait de nous un être double, à ce corps qui est notre centre s’inscrivant tout
entier dans le présent de la vie, à cet « inaperçu vers lequel tous les objets
tournent leur face »45, à ce potentiel qui annonce le surgissement de
significations comme un perspectivisme de l’expérience. Pourtant, nous dit
Merleau-Ponty, cet « anonymat de notre corps est inséparablement liberté
et servitude »46, car notre corps est indissolublement inscrit dans la
temporalité, qui introduit dans l’être une dimension d’énergie, de

imputable à toute philosophie de la représentation encore présente, chez Husserl, sous la


forme de sa théorisation de la phénoménologie comme une « recherche générique » (Cf.
L’idée de la phénoménologie, trad. fr. A. Lowit, Paris, PUF, 1970, p. 80) substituant les
essences aux faits – chez M. Henry et G. Simondon : « c’est en-deçà de la représentation,
en deçà même de l’intentionnalité même que se joue l’individuation. Semblable décision
ontologique ne suppose pas seulement la mise à distance des métaphysiques idéalistes de
la subjectivité ; plus profondément, elle implique un rejet de principe de ce qui se donnait
classiquement pour le principium individuationis », ibid., p. 111.
43
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (PP), Gallimard, 2005, p. 24.
44
M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, op. cit., pp. 177-178.
45
Ibid.
46
Ibid.
Dittmar 147

déphasage, de motivation qui amène le corps actuel à se rallier aux


intentions pratiques du corps habituel, à se situer sur le plan des objets du
monde, de sa transcendance, ce qui fait pour l’auteur l’« ambiguïté du
savoir », l’« ambiguïté de l’être au monde ».
Mais ce que la phénoménologie de la perception permet de tenir pour
acquis et progrès dans la réflexion, tient dans le fait que le dualisme
cartésien et la physique mécaniste réduisant le vivant et les corps à des
propriétés physico-chimiques observées puis déduites selon des relations de
causalité extérieures à leur objet sont dépassées par une conception du
sujet percevant, où la conscience ne peut cesser d’être ce qu’elle est, c’est-
à-dire un fait, et ne peut en ce sens prendre possession entière de ses
opérations comme dans l’idéalisme transcendantal : dans la perception
pensée pour elle-même, le sujet retrouve le monde, lui appartient
corporellement par l’appréhension des qualités des choses et de leurs
grandeurs intensives qui en constituent le contexte perceptif.
Comme le remarque Merleau-Ponty,

Il n’y a pas là deux natures, l’une subordonnée à l’autre, il y a un être double…


le corps propre est un sensible et il est le sentant, il est vu et se voit, il est touché
et se touche et, sous le second rapport, il comporte un côté inaccessible aux
autres, accessible à son seul titulaire. Il enveloppe une philosophie de la chair
comme visibilité de l’invisible47.

Cette compréhension renouvelée de la perception, amène à situer le


cogito dans un contexte vivant, qui procède par « mouvements
prospectifs », par « intentions motrices », comme pour sonder le sensible et
se faire chose parmi les choses grâce au corps :

Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est
donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est notre ancrage dans le
monde […] L’identité de la chose à travers l’expérience perceptive n’est qu’un
autre aspect de l’identité du corps propre au cours des mouvements
d’exploration48.

Pour Simondon, la perception est au cœur de la théorie de la


connaissance, elle est ce qui atteint les essences génétiques, à travers le
divers du sensible :

percevoir est bien prendre à travers; sans ce geste actif qui suppose que le sujet
fait partie du système dans lequel est posé le problème perceptif, la perception

47
Ibid.
48
M. Merleau-Ponty, PP, p. 169 ; p. 216.
148 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

ne saurait s’accomplir […] c’est en s’orientant dans cette situation que le sujet
peut ramener à l’unité les aspects de l’hétérogénéité qualitative et intensive,
opérer la synthèse du divers49.

Ainsi, la perception ne porte pas sur une forme, elle n’est pas la saisie d’une
forme, mais l’invention d’une forme qui modifie la relation du sujet et de
l’objet : l’eidos perçu n’est pas abstrait d’un vécu logique, ni même objet
d’une réduction phénoménologique, c’est une polarité, une intensité, une
prégnance. C’est donc par le corps que la perception se produit de manière
intensive, par le surgissement d’une forme qui est saisie d’une situation dans
ses propriétés expressives. Tel est le sens de la prégnance de la Bonne forme
perceptive chez Simondon :

il est difficile de découvrir le carré comme solution d’un problème perceptif.


[…] la figure humaine avec son expression amicale ou hostile, la forme d’un
animal avec ses caractères extérieurs typiques, sont aussi prégnants que le
cercle ou le carré. […] Percevoir un arbre, c’est voir en lui l’axe qui va des
racines à l’extrémité des branches50.

On peut donc dire que la prégnance définit la vraie forme, c’est-à-dire, pour
reprendre Simondon, l’information. Substituer la notion d’information à la
notion de forme est la clef du problème perceptif et, à plus forte raison, de la
science :

On doit considérer le sujet entier dans une situation concrète, avec les
tendances, les instincts, les passions […]. L’intensité d’information suppose un
sujet orienté par un dynamisme vital : l’information est alors ce qui permet au
sujet de se situer dans le monde. Tout signal reçu possède en ce sens un
coefficient d’intensité possible […]. Les formes géométriques prégnantes ne
nous permettent pas de nous orienter ; elles sont des schèmes innés de notre
perception, mais ces schèmes n’introduisent pas un sens préférentiel. C’est au
niveau des différents gradients, lumineux, coloré, sombre, olfactif, thermique,
que l’information prend un sens intensif, prédominant […]. L’objet est une
réalité exceptionnelle51.

La question de la perception nous met donc au cœur d’une philosophie


génétique, qui récuse la logique de la représentation : c’est du point de vue du
perçu, c’est-à-dire de l’apparaître comme tel que le sujet se constitue. La
perception est constitution du sens d’être. La constitution de la notion
d’objet ne peut se réaliser en escamotant le sujet sensible, qui est le lieu

49
G. Simondon, ILFI, p. 244. C’est nous qui soulignons.
50
Ibid., p. 236.
51
Ibid.
Dittmar 149

indéfait de sensations et d’impressions impliquées dans l’acte perceptif : la


perception a rang d’être, elle est au cœur du mouvement d’individuation.
Le monde ne se réduit donc pas selon le paradigme cartésien à une
science de l’ordre et de la mesure, à une théorie géométrique des proportions
qui s’applique à rationaliser les rapports observables entre les figures et les
mouvements se produisant dans le réel, en termes de quantités, et le corps
n’est pas seulement une substance spatio-temporelle, une individualité
empirique, c’est aussi une matière sensible vivante qui s’articule à un
milieu; dans sa critique de l’associationnisme d’inspiration empiriste,
Merleau-Ponty montre d’ailleurs que les contiguïtés et les ressemblances de
fait entre les choses qui en permet l’association et la connaissance ne
permettent pas de comprendre le phénomène perceptif en tant que tel.

CONCLUSION

Nous avons vu qu’il existe dans l’ontogénèse de Simondon, comme dans


la phénoménologie d’inspiration post-husserlienne de Patočka et de
Merleau-Ponty, mais aussi de M. Henry, une démarche épistémologique
commune, qui consiste à penser le sujet polarisé, orienté par une dynamique
du sensible et de la nature, et qui situe d’emblée l’individu dans une
problématique qui le dépasse, qui le rend premièrement relatif à d’autres
êtres, dont il se distingue en degrés, et non par nature, par des différences
intensives : c’est dans le mouvement ontogénétique du sujet que s’élabore
la connaissance et que se constitue la donation de sens, par le déploiement
de l’intentionnalité motrice et affective. Il y a genèse du savoir, et non plus
seulement extension déductive de la cogitatio. Les fondements
phénoménologiques d’une subjectivité authentique, inscrite dans le divers
du sensible et de l’apparaître des choses s’établissent ainsi comme le sens
et la mesure d’un lien constitutif entre le sujet et son individuation dont les
conditions de genèse précèdent la pensée, dans la forme a priori réelle du
préindividuel : l’idée de préindividuel comme ce qui précède en droit
l’expérience dans l’intuition, obtenue après la mise en œuvre de l’épochè
transcendantale, permet ainsi de redéfinir la place du sujet en l’articulant au
monde comme totalité préalable qui contient la réalité des possibles de son
être compris dans sa genèse. La possibilité d’envisager une épochè sans
faire abstraction de ce donné préindividuel qu’est l’être en tant qu’être qui
s’individue et se constitue selon un mouvement ontogénétique, fonde la
reprise du thème husserlien de l’épochè pour l’appliquer à la pensée elle-
même, et laisser au monde la possibilité d’apparaître comme tel. Exister
pour le phénomène de l’apparaître en tant que tel, pour ce qui se tient en
dehors de la pensée en s’individuant, c’est affirmer la liberté conjointe de
150 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’homme et du monde, l’individu n’étant plus, au fond, que l’otage de ce


dernier où il se situe d’emblée, par sa nature préindividuelle, par sa relativité
ontologique, comme vivant : le relativisme de la connaissance deviendrait
alors une condition positive de l’autonomie du sujet, compris comme être
relatif en ce sens positif permettant de dépasser l’aporie kantienne du
caractère contingent du noumène. L’individuation peut être présentée, en
tant que pensée à partir du postulat du préindividuel comme réalité du
possible comme une condition suffisante de l’expérience de la liberté
humaine, qui s’inscrirait dans « cet univers en voie de constitution que l’on
peut nommer esprit », où le sujet humain advient par sa nature et sa genèse
comme être toujours lié et inséparé du milieu où il vit et perçoit le monde,
comme être social dont l’identité individuelle fait de lui, au fond, une
personne comme tout autre, et toujours parmi les autres, comme être par
essence transindividuel : « à travers l’individu, compris comme ce
“transfert amplificateur de la Nature”, les sociétés sont fondées en raison,
comme monde qui est le véritable a priori de la conscience et du sujet.
Institution philosophique et institution mythique ;
quel régime de pensée pour l’aventure du sens ?

AURÉLIEN ALAVI

Si l’erreur originelle de la pensée phénoménologique, selon Jocelyn


Benoist, est d’avoir enfreint les règles de la grammaire de l’apparaître, en
refusant aussi bien la transcendance des normes eu égard au donné qui les
« remplit », que la priorité de l’être sur le « phénomène »1 – « fourvoiement
présomptueux » pour ainsi dire, qui affecta moins Husserl que ses lointains
disciples français de la seconde moitié du XXe siècle, eux qui se refusèrent
à prendre de la hauteur sur le champ de l’apparition2 – pour Marc Richir,
cette « transgression » procède également, et bien davantage encore, du
refus d’inféoder la description des multiples strates de notre expérience au
mode de réflexion institué par la tradition platonicienne. L’aventure de la
phénoménologie française aura beau se solder par un cortège d’illusions
transcendantales et de simulacres en tous genres, elle aura du moins
contribué à circonvenir ce régime de pensée3, en lui assignant certaines
bornes.

1
Principe auquel nous souscrivons, dans la mesure où nous nous refusons à faire de la
« manifestation », de la « donation », le fond de toute chose. Pour autant, le phénomène tel
que nous l’entendons avec Richir, n’est pas l’autre nom de l’apparition d’un étant
quelconque ; il est plutôt, du moins dans les couches les plus archaïques de notre vécu,
rien-que-phénomène, un tout labile de concrétudes – affections et aisthesis qui se
combinent dynamiquement pour former des phantasiai-affections pures, lesquelles
tapissent notre inconscient, « phénoménologique » avant d’être psychanalytique – qui
clignote entre l’apparition et la disparition.
2
Ce fourvoiement, analysé en ces termes par L. Binswanger, est le symptôme d’une
privation d’un certain domaine de l’expérience humaine (dans l’exemple de Binswanger,
celui de l’étendue ; pour nous, il s’agit du normatif dans sa transcendance), privation
découlant elle-même de l’exagération d’une dimension complémentaire de notre existence,
il est vrai structurante (mais pas exclusive). Ici, celle de la donation, prétendument délivrée
de toute mesure. Ce mirage de l’auto-donation, il nous semble que Richir le conjure par
cette formule : « il n’y a pas de “donation” hors de l’institution symbolique », M. Richir,
La Crise du sens et la phénoménologie – Autour de la Krisis de Husserl, Grenoble, Jérôme
Millon, coll. Krisis, 1990, p. 82.
3
Expression typiquement richirienne, mais qui n’est pas sans faire écho, selon nous, à la
« philosophie des formes symboliques » de Cassirer. On sait que celui-ci s’efforça
d’élucider le chiffre des différentes cultures (à l’instar, ce qui nous intéresse au premier
chef, de la culture mythique) en érigeant ce qui devait être des « lois » de l’esprit. De même,
nous interprétons ces régimes de pensées comme des « formes de vie », qui sans doute se
répercutent bien au-delà sur notre vie théorique. Ils constituent tous ensemble des
possibilités déterminées pour la réflexion, sinon pour l’existence en son intégralité.
152 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Entendons-nous bien : ce régime, que nous nommons « philosophique »,


ou « platonicien », n’est pas sans pertinence lorsqu’il s’agit de connaître ou
d’évaluer ce que l’on vise, par subsomption de la chose sous une Bedeutung.
Autrement dit, les concepts qu’il met à notre disposition sont parfaitement
aptes à saisir ce qui se joue au cœur d’une opération déterminante ; et les
développements proposés par Jocelyn Benoist dans le cadre de son réalisme
normatif le démontrent avec suffisance4. Seulement, il va de soi que cette
pratique ne renferme pas le tout de notre expérience ; serait-elle restreinte à
l’expérience du penser.
En effet, les modèles issus du platonisme – notamment la distinction
canonique entre « sens » et « référence » – peinent à rendre compte des
innombrables tours et détours qu’emprunte notre pensée, dès lors que celle-
ci se prend à œuvrer en dehors et « en deçà » de nos actes cognitifs, ou de
la simple communication d’états-de-chose. En dehors et en-deçà d’un
registre où la pensée autant que la parole, communes ou banales, tendent à
se réduire à l’état signalétique, ne procédant plus que par scansion de visées
de Bedeutungen. Or, de ces pensées fluctuantes et diversement rythmées,
qui se tissent et s’entre-tissent à revers de l’entreprise catégoriale, sans
jamais renoncer à une certaine forme de cohésion (pour ainsi dire a-
conceptuelle), il n’est de meilleur exemple, pour Richir, que celui du
« phénomène de langage » :

Par-là, nous entendons ces phénomènes, qu’ils relèvent ou non de l’expression


linguistique, où, selon certains enchaînements, du sens, qui s’est déjà entrouvert
à lui-même de façon fugace, cherche à se stabiliser ou à se posséder5.

Ce n’est qu’une fois établi, stabilisé justement, qu’un tel sens trouve une
place dans le modèle « frégéen » de la dénotation. Mais alors il se voit
transposé en ce qui n’était, dans le cours de son procès, que l’horizon de son
déploiement. Raison pour laquelle il paraîtrait impropre et saugrenu de
réaliser la rétrojection des termes d’une opération déterminante sur ce
phénomène : le travail du concept, fatalement coextensif d’une position ou
d’une thématisation, ne pourrait qu’interrompre le mouvement
d’élaboration d’un sens encore en gésine. Partant, il convient de reconnaître
que ce même modèle s’échoue au bord de l’exigence phénoménologique
que serait la description d’un phénomène de langage, aussi nommé sens se

4
Sur cette question, nous renvoyons surtout aux deux derniers chapitres de Logique du
phénomène, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », Paris, 2016. Chapitres qui de surcroît
ont le mérite d’exposer le rapport qu’entretient son réalisme avec l’approche
phénoménologique, eu égard au problème de la manifestation.
5
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Jérôme
Millon, 2006, p. 28 (Par suite noté FPTE).
Alavi 153

faisant ; description de « ce qui se passe » tandis que nous entreprenons de


parler (ou bien d’écrire) pour dire un sens que nous pressentons depuis
l’instant d’une « illumination »6, elle-même presque insituable dans le
temps.
La pensée alors, s’abandonne à son mouvement « réfléchissant », c’est-
à-dire à l’élan (en vérité oscillant, entre des horizons de futur et de passé7)
qui l’anime, dès lors qu’elle cherche un sens qui ne s’est pas encore
sédimenté, quoique toujours en imminence d’une implosion dans le
concept, sinon d’une condensation dans un sens intentionnel8. Et dans cet
effort tout réflexif d’un soi assistant l’ipséité en devenir du sens in fieri –
parti, pour ainsi dire, à la recherche de lui-même, de ce « lui-même » que
nous ne faisons que pressentir, encore – la pensée fait imploser le cadre trop
corseté qui était le sien. Elle ne fait plus jouer les mêmes ressorts que ceux
à l’œuvre dans un jugement déterminant. Bien plus : comme nous le
verrons, elle échappe au principe d’identité. Et nous ajouterions qu’il en va
ainsi de tout ce qui procède du langage, de l’expression dialogique aux
beaux-arts, en passant par le rêve9.
Le langage n’est rien d’autre que la dimension du sens se faisant, ce à

6
Façon triviale d’exprimer le passage du « moment » du sublime de l’état virtuel à
l’actualité. Cf. infra, p. 41-47.
7
« L’énigme du sens venant à poindre est précisément que, d’une certaine manière, je la
“possède”, déjà ou en suis déjà “habité”, alors que, d’une autre manière mais
corrélativement, elle m’échappe, est fuyante, au point que, en quelque sorte pour m’en
assurer, je me sens requis par son déploiement en une parole qui la dise et que je dois faire.
Cela signifie cette chose capitale que, même dans son état le plus inchoatif, le sens qui vient
à poindre est d’un seul coup promesse d’un sens qui ne se révélera que par son déploiement
et exigence du même sens qu’il s’agit précisément de déployer fidèlement par rapport à ce
qui s’est déjà révélé de lui. » Ibid., p. 30.
8
« Or le sens que la parole cherche à dire n’est pas, en général, déjà sens intentionnel en
son acception husserlienne, car c’est lui, dans son indétermination initiale, qui est relative,
que la parole vise, et non pas une signification (Bedeutung) », ibid., p. 29.
9
Selon Richir, et en un sens avec Freud, il y a bien quelque chose comme une « pensée »
du rêve, mais qui travaille à l’aveugle, tout entière livrée au jeu des synthèses passives, qui
rythment ainsi des concrétudes presque aussi nébuleuses que les phantasiai pures – en
raison d’une porosité toute particulière à ces dernières : « cette pensée est “inchoative”,
faiblement concentrée, hésitante, plus que toute autre à la recherche d’elle-même, c’est-à-
dire plus que toute autre exposée aux jeux phénoménologiques de la transpassibilité, aux
surgissements et aux éclipses inopinées des apparitions de phantasia – qui contribuent au
caractère obscur et biscornu du rêve… », in M. Richir, Phénoménologie en esquisses.
Nouvelles fondations, Jérôme Millon, Grenoble, 2000, p. 319 (noté PE infra). Phase de
temporalisation toujours plus ou moins avortée, peinant à franchir la barre de la virtualité
pour aussitôt retomber dans l’anonymat hors langage, et paraissant donc travailler en pure
perte. Il n’en va assurément pas de même dans l’exercice de la pensée vigile, où
précisément un soi vient prêter assistance au sens parti à la recherche de lui-même.
154 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

travers quoi tel ou tel sens cherche, non pas à « s’exprimer »10, mais à se
dire par l’accumulation de ses « lambeaux », véritables « signes
phénoménologiques » tenant lieu de relais pour le déploiement
temporalisant du sens, et qu’il nous faut impérativement distinguer de leurs
homologues linguistiques, lesquels en constituent la découpe stabilisée,
sédimentée et instituée, et toujours se réalisant en conformité à certaines
règles d’enchaînements. C’est que tout phénomène de langage temporalise
un sens qui se cherche précisément entre les signes d’une certaine langue,
qui pour ainsi dire s’invente, mais seulement au creux des opérations
linguistiques11 portées par tel ou tel système symbolique12. Pour Richir,
c’est bien cette recherche, cette aventure du sens au fil de lambeaux de lui-
même, qui constitue la pensée13. Il ne saurait être question cependant de
faire l’économie d’une langue qui, à défaut de constituer toute la Gehalt du
sens ici interrogé (Sinnbildung, et non Bedeutung), joue cependant le rôle

10
S’il y a expression, c’est toujours par l’entremise d’une langue ou de codes symboliques
– dont certes le sens ne saurait se passer.
11
Car le signe, linguistique, musical ou autre, et pour autant que sa matérialité se voit
« mise en suspens » dans le procès de l’énonciation, implique de manière non
intentionnelle une opération « conceptuelle » (de liaison, de modalisation, etc.), laquelle ne
devient effective qu’à s’appliquer au sens qui se file dans ce procès. Pour une théorie de
ces opérations, et des concepts pris comme « opérateurs analytiques » de sens en
mouvement, cf. Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble Jérôme Millon,
2008, p. 182-204 (noté FPL). Retenons simplement que l’opération dénotative (et le
concept qui la sous-tend, nommé « concept monstratif ») n’est à tout prendre, que l’une
des nombreuses modalités de découpage du sens (phénoménologique) en significations
(symboliques).
12
M. Richir, L’expérience du penser. Phénoménologie, philosophie, mythologie,
Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 39 (par suite noté EP) : « Les “signes”
phénoménologiques, ou plutôt les “êtres” (Wesen) de langage, jouent donc toujours, dans
la parole opérante qui se dit elle-même en langue, à revers de la langue, à distance d’elle,
même si cette distance est insituable, entre les lignes et les mots, comme l’entre-aperçu qui
est sous-entendu ». Si donc le phénomène de langage qui se déploie à mesure (d’un temps
qui lui est propre) exerce des effets sur la langue – dans la mesure où nous cherchons nos
mots, parfois au risque du néologisme, avec l’intention de fixer le sens que nous avons sur
le bout de la langue ; et c’est ainsi que les signes phénoménologiques « réaccordent selon
leur nécessité les possibles symboliques de la langue… », p. 41. Il n’exerce cette influence
que depuis une irréductible distance. C’est pourquoi il convient de parler d’effets
« virtuels », desquels toute langue serait transpassible, plutôt que simplement passible :
étant donné qu’ils tirent leur origine d’un ordre qui n’est en rien commensurable aux
possibilités de la langue, mais bien au contraire, bouleverse ces dernières. Notre langue vit
de ce sens in fieri qui la transit depuis pareil hiatus, un abîme que tant les lambeaux de sens
que les concepts de notre institution symbolique ne sauraient combler. Notons déjà que
tout phénomène de langage demeure quant à lui transpassible de ce que Richir la « masse
inchoative du langage ».
13
M. Richir, FPL, p. 35. « Toute pensée véritable » est une pensée « qui fait du sens et ne
se contente pas de communiquer des informations ».
Alavi 155

de médiation nécessaire, ne serait-ce que pour empêcher son évaporation,


qui serait sa dissolution dans le hors-langage14.
Le sens se fait en utilisant les ressources symboliques de telle ou telle
langue. Tout l’enjeu, sans doute, est de mettre ses signes dans les pas de la
Sinnbildung. Mais si dès lors « les mots me viennent »15 au rythme d’une
fluence dont je ne suis pas tout à fait maître, force est cependant de
reconnaître que ceux-ci sont tributaires d’une institution symbolique, et
plus largement d’un certain régime de pensée, dont rien ne nous autorise à
postuler la transparence aux phénomènes de langage. Bien au contraire, il
semblerait que chacun de ces ordres symboliques opère, en ces
phénomènes, de multiples découpages, les soumettent à leur quadrillage,
depuis le registre qui est le leur ; procédant ainsi à une déformation
cohérente de la teneur phénoménale à l’œuvre dans toute Sinnbildung.
Seulement, en raison même de la diversité des cultures, et des régimes
de pensée qu’elles expriment, cette déformation ou transposition se voit
démultipliée, pour ainsi ouvrir à une multiplicité de perspectives sur ce
même langage. De là à estimer qu’au sein de cette disparité de points de vue
structurants, tous ne lui sont pas aussi fidèles – fidèle à la contexture du
langage16, à sa remarquable fluence que rien ne saurait interrompre a priori,
aussi bien qu’à ce qu’il nous dit 17– il n’y a qu’un pas, qu’il nous paraît
légitime de franchir. Et la langue attachée à tel ou tel régime de pensée en
sera pour nous le marqueur, accusant, rendant saillante cette proximité, et
ce, à divers degrés suivant l’institution dont elle participe.
Déjà pressentons-nous que les signes, et plus justement les opérateurs
d’une langue donnée, sont parfois en mesure de nous entraîner dans des
directions tout autre que celles de la dénotation d’objets intuitionnés, en
perception ou en imagination. En outre, et toujours à l’aune du découpage
auquel procèdent certains ordres symboliques, il semblerait que nous
n’ayons pas toujours affaire à des entités « auto-coïncidentes » : c’est-à-dire
à des étants relativement stables, disponibles, à la mesure, dirait Richir, des
concepts que nous employons pour les désigner ; et dont l’être, ou plutôt la

14
« Dans cette situation, la langue, n’est plus le support du sens, car elle en est, en quelque
sorte, le dépôt sédimenté, le détour nécessaire à sa fixation. » M. Richir, EP, p. 41.
15
« c’est par rapport à ces lambeaux de sens eux-mêmes que […] les enchaînements de
langue se disposent – les « mots » me viennent au lieu que j’aille les chercher dans un
grenier, ce qui supposerait la liberté, ici une part d’arbitraire, de choix successifs. » M,
Richir, EP, p. 36.
16
Sertie de lambeaux de sens, mais aussi nous le verrons, de Wesen sauvages de langage
(à titre de concrétudes « virtuelles »), ainsi que de phantasíai perceptives ; sans que ces
trois genres de concrétudes soient réductibles les uns aux autres.
17
Ce n’est là bien sûr qu’une première ébauche de ce qu’il nous faut entendre,
concrètement, par cette fidélité au langage.
156 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

concrétude18, subsisterait d’elle-même, ne reposerait sur rien d’autre que sur


elle-même. C’est précisément là ce que nous entendons par « auto-
coïncidence », la leur, et celle de l’être ou de la réalité en son entier, qui
semble ainsi se tenir en sa glorieuse indépendance.
En vérité, l’identification et l’identité à soi procèdent d’un régime de
pensée qui s’avère presque inséparable de l’institution de la philosophie
occidentale, et renvoient donc fatalement à un découpage a priori du champ
phénoménologique, soit donc, ici, du langage ou de la pensée. Sans doute
la réflexion philosophique n’est-elle qu’un exemple parmi d’autres de ce
balisage19. La métastabilité, ou bien ce que Richir nomme la transitionnalité
(en référence à Winnicott) du phénomène de langage, rend possible une
diversité de codifications, de transpositions architectoniques d’un même
sens in fieri20 – plus ou moins transpassible à son aventure.
Partant, se dégager de la prégnance qu’exerce sur nous un régime de
pensée proprement philosophique, cela revient du même coup à s’ouvrir
aussi bien au langage qu’à d’autres institutions symboliques, et à celles-ci
en vue d’une meilleure compréhension de celui-là. Tel sera en effet le fil
conducteur de cet article : quelle langue, et plus généralement quel régime
de pensée se veut le plus fidèle au sens se faisant, à ce phénomène ondoyant
et vibratoire qui, fatalement, pour une part, toujours nous glissera entre les
doigts ? La plus fidèle, c’est-à-dire la plus apte à « trouver les mots justes »
en vue d’exprimer la Sinnbildung, et ce, tout en laissant « résonner », depuis
sa distance, le référent de ce dernier ? Question qui n’est véritablement
posée que par l’artiste, et le phénoménologue à sa suite.

EN GUISE DE PRÉAMBULE

Quelques précisions, cependant, à propos de ce que nous venons de


nommer « l’identité à soi » ou « l’auto-coïncidence » des étants. Ces
formules se contentent de désigner ce « caractère » des choses dont nous
faisons l’épreuve, hors de tout contexte épistémique – soit dans l’expérience

18
Parler d’« être », selon nous, c’est déjà opérer un certain découpage ; faisant signe vers
ce que Richir nomme l’institution symbolique de la philosophie, soit le régime de pensée
« inauguré » par la pensée platonicienne. Nous préférons donc maintenir le vocable de
« concrétude », ou de consistance phénoménologique.
19
M. Richir, EP, p. 468. « ce serait une naïveté – ou pire, une arrogance – de philosophe
de penser que le spectre (de ce qui se met en jeu quand du sens doit se faire) ne puisse être
“balisé” que par la seule philosophie ».
20
Ibid. « métastabilité du sens se faisant entre plusieurs codages symboliques des
aperceptions, lesquels correspondent à plusieurs opérations, entrecroisées dans la
temporalisation/spatialisation du sens se faisant. »
Alavi 157

que nous avons de leur facticité21 – simplement « d’être ce qu’elles sont »22.
Et, cependant, toujours identifiables en tant que telles ou telles, ce qui, a
minima, laisse préjuger de leur stabilité et de leur disponibilité. Ce sont là,
selon nous, les propriétés du Vorhandensein de l’intentionnalité perceptive,
sur laquelle se fonde tout acte de connaissance. Or, si l’objet de perception
n’est pas le dernier mot de la phénoménologie (tant s’en faut !), en ce que
lui-même procède d’une Stiftung symbolique, alors il nous faut apprendre,
au risque de multiples forçages, à conjurer le caractère obnubilant de ce
même Vorhandensein, dans la mesure où ses propriétés ne vont tout
simplement pas de soi.
De fait, au niveau du champ du non-positionnel, les phénomènes ne
« sont pas ce qu’ils sont » (mais sont plutôt pris à des « revirements », sinon
à des « clignotements » instantanés) et, partant, ne sont pas susceptibles de
faire l’objet d’une reconnaissance thématique. Dans une épreuve affective,
de même que dans une expérience de pensée, ou bien dans une rencontre
intersubjective (entre Leiben), rien, du point de vue phénoménologique, ne
saurait être considéré comme « identifiable », au sens de ce qui pourrait
remplir un acte dénotatif.
Dès lors, sera dite auto-coïncidente toute chose se voyant passible d’une
identification, dans un acte thématique. Terme que nous justifions par le fait
que cette simple potentialité23 suppose la déformation d’une non-
coïncidence que nous osons dire plus originaire, en ce qu’elle fait signe vers
des niveaux d’expériences plus archaïques, sur lesquels repose
l’intentionnalité24. En effet, les choses, plus précisément les phénomènes,
sertis de concrétudes, sont toujours, à de tels registres, traversés par des
écarts internes, ce que Richir nommait dès ses premiers textes des
« distorsions phénoménologiques ». Distorsion dont le vide intuitif n’est
qu’un écho lointain25, nous le concédons. Si celui-ci atteste de la

21
Facticité du réel qui s’atteste suprêmement, chez Benoist, dans la perception. De fait,
dans nos termes : l’expérience perceptive (doxique) est la base (architectonique) de cette
identification conceptuelle. C’est ainsi que nous retraduisons la célèbre Fundierung
husserlienne, du catégorial sur le sensible.
22
« Caractère » en effet : car il s’agit pour nous, en quelque façon, d’une détermination
primitive.
23
Dans la mesure où le signe est toujours coextensif d’un habitus kinesthésique. C’est sous
cette forme que le nom de l’objet peut « habiter » l’expérience perceptive, tel un implicite
logé dans la significativité sédimentée de l’objet.
24
Doxique puis discursive, dès lors que cette identification est réalisée.
25
Sur ce « halo de vide » comme trace du porte-à-faux inhérent au phénomène de langage :
cf. M. Richir, PE, p. 184-203. On arguera peut-être qu’il faudrait introduire une médiation
supplémentaire : la diastase (elle-même concrétisée par une « affection stabilisée ») et son
clignotement, tenant en respect et en tension cette même affection et le plus vieux/plus
jeune de la diastase. Cette première interruption du langage, encore pré-intentionnelle,
prépare l’institution de la doxa, tout en ouvrant à l’expérience affective (celle du Gefühl,
158 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

permanence d’une Gehalt phénoménale au cœur de l’expérience perceptive,


il est aussi et du même coup un indicateur de la « compromission » de cette
phénoménalité avec certaines déterminations symboliques26. Nous savons
en effet que la seule rencontre d’un substrat (persistant, disponible), d’une
chose qui « se contente », pour ainsi dire, « d’être ce qu’elle est » – quoique
cette simplicité ontologique soit elle-même le fruit d’une constitution, d’un
flux temporalisant sans lequel la chose perçue ne jouirait pas des attributs
d’un « objet qui dure » – par suite identifiable comme telle ou telle ; cette
rencontre présuppose, par contrecoup, une série de Stiftungen symboliques
qui encadrent la phénoménalisation inhérente au registre perceptif27.
N’est identifiable, au fond, qu’un phénomène dont l’écart interne (sur
lequel repose, selon nous, l’essentiel de sa teneur phénoménale28), à défaut
d’être tout à fait aboli, se voit du moins transposé dans le champ du
positionnel. Et si dès lors nous caractérisons ce phénomène-ci (et
finalement, tout phénomène doxique) comme auto-coïncident, c’est avant
tout pour signifier la transposition qui s’est opérée depuis le registre lui
tenant lieu de base phénoménologique – à savoir le phénomène de langage,
toujours transi d’un porte-à-faux. Cette auto-coïncidence procède donc d’un
contre-mouvement, ou plus exactement d’une interruption du rythme propre
au sens se faisant, rythme sans présent assignable, comme nous allons le

non des affections qui dynamisent les lambeaux de sens) et à l’imagination encore non-
doxique, rêveuse, à sauts et à gambades, pour ainsi dire. Expériences dont les « objets »
sont fatalement transitoires, bien que mûrissant et « vivant leur vie » au sein de ces
diastases, comme autant de phases de présent bientôt tombées dans l’oubli. Cependant, il
ne nous semble pas indispensable de les intégrer dans nos analyses. Par « présent », nous
entendrons donc ce temps étale et continu au sein duquel l’objet dure, du fait de la
sédimentation de sa significativité ; et non cette forme primitive, et encore relativement
proche de la temporalisation en langage, de « présent vivant ».
26
Ici les significativités intentionnelles, avant les concepts (en tant qu’opérateurs de
monstration).
27
Outre les éléments pour ainsi dire matriciels que Richir a su tirer de sa lecture de
Winnicott, et qui relèvent de la phénoménologie génétique stricto sensu ; il faut reconnaître
que l’identification présuppose toujours l’institution du présent (et partant, un autre rythme
temporel que celui du langage) et du sens intentionnel (condensant la polysémie intrinsèque
au sens de langage, dont il tire son origine). Comme nous le verrons, cette double institution
procède toujours, architectoniquement parlant, du court-circuit du sens in fieri, soit de
l’interruption de son écart interne, lequel rendait impossible son identification (ou a fortiori
celle de ses composants concrets). Cet écart étant résorbé, alors seulement pouvons-nous
avoir affaire à des étants stables munis de significativités relativement univoques ; qui sont
ce qu’ils sont.
28
Pourquoi dès lors s’obstiner à parler de « phénomène » ? C’est qu’il en subsiste au moins
une trace, ce que Richir nomme un « halo de vide ». Abîme non rempli sans lequel il n’y
aurait pas d’intentionnalité, et donc pas d’implications intentionnelles – ces concrétudes
implicites qui contribuent pourtant à la singularité, à la profondeur et à la persistance du
perçu.
Alavi 159

voir, où le sens se cherche sans jamais pouvoir adhérer à lui-même. Elle


n’est rien d’autre que le nom de cette déformation ; de ce recouvrement
d’une non-coïncidence dont il reste, il est vrai, quelques traces substantielles
dans le tout concret intentionnel.
Toutefois entendons-nous également assumer une thèse plus positive,
quant à la nature de ce qui est ainsi identifiable. L’auto-coïncidence
souligne alors le fait que la chose – et tout particulièrement l’objet perçu,
réel – jouisse, en raison d’un effet doxique29, d’un être qui lui est propre, de
sorte qu’elle ne ressort pas d’autre chose qu’elle-même pour être ce qu’elle
est. Sans doute est-ce là une définition possible du réel. Nous constaterons
bientôt que cette deuxième acception prend tout son sens au cœur du régime
de pensée philosophique, dès lors que l’être est ce qui tient lieu de référent
extérieur pour nos paroles et nos pensées : toujours assuré de sa subsistance,
indépendamment de ce que nous pourrions en énoncer. Et un être qu’il s’agit
de décrire, fidèlement, par de multiples médiations conceptuelles. Certes, il
nous faudra songer que cette seconde approche est en étroite corrélation
avec la première, puisque l’institution « génétique » de la réalité est
absolument coextensive de celle de la doxa perceptive, et par conséquent du
suspens déformateur des phénomènes de langage. La pensée
« philosophique » ne fait en un sens que prolonger cet effort
d’assainissement, balayant pour ainsi dire les dernières traces résiduelles de
non-coïncidence.
Aussi, les entités auto-coïncidentes dont nous allons traiter
subséquemment ne sont rien d’autre que des fragments de réalité eux-
mêmes identifiables ; dans la mesure où leur institution tire son origine
d’une transposition, depuis des registres qui, toujours déjà transis par des
écarts internes, sont réfractaires à toute entreprise d’identification ; et qu’un
tel étant, qu’il soit pris aux mailles d’une intentionnalité perceptive ou
conceptuelle, ne dépend pas de moi pour être ce qu’il est30.
Cette extériorité procède bien, elle aussi, du court-circuit du sens se
faisant. Il nous incombera d’en réveiller le porte-à-faux31, avant de pouvoir

29
C’est le propre de l’intentionnalité perceptive que d’instituer son objet en extériorité.
30
Identité à soi qui est assurément tout autre chose que « telle ou telle » identité. Il est bien
question ici de l’indépendance de l’être, et non point de la façon dont nous le normons.
31
La non-adhésion à soi du phénomène de langage peut être appréciée à l’aune de cet écart
interne qui le transit. Notons cependant que cette non-coïncidence peut encore être élucidée
depuis un autre plan, au moins tout aussi fécond : non plus celui de la phénoménalité
comme telle, mais celui des concrétudes qui en constituent l’épaisseur. C’est là tout l’objet
de l’analyse méréologique menée par Pablo Posada Varela, qui s’efforce de borner puis
d’ausculter les « concrescences » au sein desquelles les concrétudes ne sont que d’être en
rapport de dépendance avec d’autres concrétudes. Cf. Pablo Posada Varela,
« Irréductibilité et dépendance. De la réduction méréologique comme phénoménalisation
de l’altérité »,in Interpretationes. Acta Universitatis Carolinae. Vol. VI/ Nº. 1-2/ 2016. pp.
160 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

discerner le régime de pensée idoine pour le « dire en langue ».

LA LANGUE PHILOSOPHIQUE HANTÉE PAR LE SPECTRE DE PARMÉNIDE

Ainsi nous faut-il d’abord analyser les termes de l’institution de la


« pensée philosophique » d’inspiration platonicienne, celle-là même dont
Marc Richir nous exhorte d’accomplir le dépassement par l’entremise de la
phénoménologie, après tant de siècles placés sous son signe : « il faut
désormais nous résoudre à penser hors du régime de l’identité et de
l’identification32 ».

LE LOGICO-EIDÉTIQUE, OU LA « QUINTESSENCE » DU PENSER

Quelques mots d’abord, de cette institution symbolique, de ses codes


ainsi que de la réflexion qui s’y conforme. En elle paraît se réaliser l’Urdoxa
principielle de toute démarche discursive, hors de laquelle sans doute
connaissance et reconnaissance seraient frappées d’impossibilité : croyance
théorique en une « réalité » (ousia), « ce qui est vraiment », par-delà ou en
deçà de mes représentations, réalité qui se veut de jure indépendante de la
langue, et par conséquent, selon Richir, identique à elle-même. Si, en effet,
l’être, aussi bien que tous ses fragments que sont les étants, paraissent
intrinsèquement caractérisés par leur auto-coïncidence, c’est dans la mesure
où cet ensemble ayant pour nom « réalité », auquel obvient toujours déjà le
rôle de référent pour nos prises déterminantes, est posé a priori comme
demeurant, non pas étranger ou réfractaire, mais foncièrement extérieur à la
pensée33. Au commencement de la philosophie était « l’extériorité » de
l’être « s’identifiant à soi »34. Extériorité de ce qui est, sans jamais nous
avoir attendus pour être à partir de soi35.

13-28 ou bien « Phénoménalité pure et démultiplication de la concrescence. Le dessein de


la réduction méréologique », in Annales de Phénoménologie, nº 14, 2015. pp. 57-96.
32
M. Richir, Phénoménologie et Institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon,
Grenoble, 1988, p. 7.
33
Pensée qui se voit restreinte, à ce registre, aux représentations et aux visées d’une langue
apophantique. Ajoutons que cette extériorité témoigne d’une compréhension proprement
philosophique de la « référence ». Il apparaîtra cependant qu’au niveau du sens in fieri (et
des phantasiai perceptives qui lui sont associées), le référent de ce même phénomène de
langage, certes toujours en écart par rapport à la Sinnbildung, est cependant virtuellement
impliqué en ce dernier.
34
M. Richir, in « La mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux »,
Epokhé n° 5 : la démesure, Grenoble, Jérôme Millon, 1995.
35
M. Richir, « Sens et Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », in
Figures de la Rationalité, Études d’Anthropologie philosophique IV, Institut Supérieur de
Philosophie de Louvain-La-Neuve, 1991 : « Pour cela, il faut comprendre, tout d’abord,
Alavi 161

Nous retrouvons ainsi quelque chose de la définition de la réalité


proposée par Jocelyn Benoist. « Donné » premier, et non « enjeu de
constitution », celle-ci n’est pas redevable, en son être, de nos visées, qui
par ailleurs la déterminent, la spécifient contextuellement, mais seulement
quant à son sens (et plus précisément pour nous, sa signification
conceptuelle, Bedeutung). La réalité est ce qu’elle est, suivant une
« tautologie »36 qui est l’indice de son essentielle simplicité. Toute la
difficulté, au prisme de la phénoménologie que nous entendons défendre,
étant que la coïncidence avec soi est déjà, eut égard à notre expérience, une
certaine détermination.
Poursuivons cependant. Dans la mesure où la découverte grecque –
parménidienne avant d’être proprement platonicienne – est, sur les ruines
de l’ancien monde symbolique, « celle de l’immutabilité d’ordres
indépendants de nous et qu’il s’agit de scruter et de découvrir ».
L’identification de cette réalité auto-coïncidente, ainsi que des étants réels
qu’elle renferme, devient l’enjeu suprême de la pensée, en son institution
théorétique :

la philosophie classique, au moins depuis Parménide, s’institue, de l’intérieur


de la langue commune, en vue de l’identification, aussi univoque que possible,
des êtres qui lui sont censés être, dans le même mouvement, extérieurs37.

que la philosophie est elle-même, en Grèce, une institution symbolique, ou plutôt procède
de l’institution symbolique, en elle, de l’extériorité comme telle : extériorité de la physis
ou extériorité de ce qui est, de ce qui n’a jamais attendu les hommes et ne les attendra
jamais pour être, en quelque sorte à partir de soi […] ».
36
J. Benoist, Logique du phénomène, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2016,
p. 180 : « Dans la perception, tout simplement, je perçois ce que je perçois, c’est-à-dire par
exemple une maison. Il n’y a pas immédiatement de sens à retraduire cette tautologie en
disant qu’une maison “m’est donnée” là ». Il faut cependant distinguer cette « tautologie »
(attestant de « l’auto-coïncidence » des étants) de la tautologie symbolique (transparence
de l’être au concept), qui selon nous, introduit une nouvelle déformation cohérente. Dans
l’acte de dénotation du perçu, la significativité (et partant toutes ses implications) se plie
au règne du discursif.
37
M. Richir, « Sens et Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », in
Figures de la Rationalité, Études d’Anthropologie philosophique IV, Institut Supérieur de
Philosophie de Louvain-La-Neuve, 1991. Précisons que, dans la mesure où il n’y a pas
d’autre accès à la réalité que la langue elle-même, la philosophie instaure une division de
la langue par rapport à elle-même en langue commune et en langue philosophique, cette
dernière censée être identique, quant au sens, à la réalité (cf. M. Richir, EP, p. 58). Richir
baptise « langue logico-eidétique » ce discours au sein duquel certains êtres de langage,
« énoncés » ou « propositions logiques », sont susceptibles d’être vrais ou faux « selon
qu’ils proposent, ou non, dans cette sorte de métalangue épurée, les êtres (eidè) tels qu’ils
sont censés être, et pas autrement qu’ils sont censés être » (M. Richir, « Sens et Paroles :
pour une approche phénoménologique du langage »).
162 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Alors, il paraît légitime de s’interroger sur les ressources que la pensée


est amenée à déployer, afin de rejoindre cela qui lui est extérieur en le
désignant, et de quelle façon, ce faisant, cette extériorité devient accessible
« en tant que telle », telle qu’elle est censée être en elle-même. Les
difficultés s’estompent toutefois, à l’instant où nous comprenons que les
noèmes platoniciens, véritables identités conceptuelles, sont précisément
faits pour atteindre cette réalité38.
Il n’y a pas, tant s’en faut, de fossé épistémique entre les concepts
« vrais » (pensées ou propositions adéquates) et l’être dénoté.
Circonstanciellement, les premiers appréhendent la réalité en tant que
réalité. Sans pour autant coïncider avec son objet, le concept est « le signe
d’une aperception de langue en laquelle comparaît (ou est censée
comparaître) la chose elle-même »39. Du même coup, cela revient à dire que
le langage, en régime de pensée philosophique, est d’abord et avant tout
considéré en sa capacité à convoquer, désigner ou dévoiler ce dont il parle.
Le langage, soit l’origine phénoménologique de la langue, semble alors se
confondre in extenso avec l’exercice d’une pensée apophantique, dont
l’opération constitutive serait la nomination40. Or, il ne fait aucun doute que
la dénotation univoque, et pour ainsi dire transparente de l’être, suppose le
recours à une réflexivité abstractive, tout au délestage de la langue
« commune » pour n’en extraire que des identités non-contradictoires41.
Ainsi passée au crible d’un « logos harmonique », seule incombe à cette
pensée d’identifier des étants identiques à eux-mêmes, et des étants

38
Comme l’écrit Benoist, « à chaque fois, le descriptif donné, s’il est correct, les cerne bien
exactement pour ce qu’elles (les choses) sont. », Concepts, Paris, Les Éditions du Cerf,
2010, p. 117. Dès lors, cela revient à dire que « ce qui est déterminé comme ceci ou cela
par le concept ne diffère pas de la chose qui est ce qu’elle est », L’Adresse du réel, Paris,
Vrin, 2017, p. 277.
39
M. Richir, « La mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux », in
Epokhé n° 5 : la démesure, Grenoble, Jérôme Millon, Grenoble, 1995.
40
« Et en tant que, depuis Parménide, penser véritablement, c’est identifier, penser
véritablement est dès lors nommer. C’est depuis la nomination, depuis l’identité
symbolique, dans le nom, du signifiant et du signifié, que, dès lors, la langue se trouve
découpée en signes ; ou plutôt c’est depuis ce premier découpage que s’engrènent les autres
comme plus ou moins proches ou lointains du découpage en noms… », in « Sens et
Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », Figures de la Rationalité,
Études d’Anthropologie philosophique IV, Institut Supérieur de Philosophie de Louvain-
La-Neuve, 1991. Les signes ne le sont plus alors que d’un seul type d’opération (ou
d’« intention de signification », en termes husserliens) : la monstration. Cf. M. Richir,
FPL, p. 99.
41
Ce logos en effet est « filtré par l’identité et la non-contradiction » (M. Richir, EP, p. 62).
Identifier des êtres lisses et plats – ayant pour ainsi dire enseveli leurs distorsions – tel
pourrait être le chiffre du régime de pensée proprement philosophique. Retenons déjà le
constat qui suit immédiatement cet extrait : « Le contact avec le langage et avec ses
concrétudes paraît bien, en tout cas, avoir été perdu. ».
Alavi 163

reconnus en tant que tels ou tels42. Voyons plutôt :

Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est proprement la manière dont, en instituant


la « réalité » (ousia), et en particulier la « réalité » des parties de l’être, et plus
loin, des étants par la réflexion de l’« en tant que », la langue parvient à extraire
d’elle-même ces derniers qui, ne paraissant plus comme « êtres » de langage,
paraissent, à la fois comme êtres de langue (noms) et comme des êtres bruts et
par eux-mêmes muets. Sa langue extrait d’elle-même de tels êtres, c’est qu’elle
se travaille, dans son élaboration symbolique, en vue d’une certaine ab-
straction de ses codes […] sur le modèle de la nomination logique qui est
censée désigner, plus ou moins univoquement, par son signe, la « réalité » à
laquelle elle se réfère. Cette ab-straction va de pair avec l’élaboration
symbolique de la langue comme logique, car moyennant la prise en
considération de la proposition prédicative comme paradigme d’une langue qui
énonce, pour ainsi dire en transparence, ce qui est censé être sans elle, avant et
après elle (dans ce que Heidegger nommait le Vorhandensein), et moyennant la
reconstruction logique de la langue à partir de telles propositions43.

Cette proximité avec la langue logique ne fait que ressortir davantage la

42
Ibid., p. 58. « L’un des “motifs” architectoniques fondamentaux de l’institution de la
philosophie est l’institution de la “réalité” (ousia) comme de droit indépendante de la
langue, qui est toute dans la réflexivité abstractive du “en tant que”. ».
43
M. Richir, EP, p. 62-63. Ajoutons que ce logos logique semble reconduire l’illusion et
l’apparence à de simples dévoiements liés à l’exercice non-maîtrisé de notre
« grammaire ». Il s’agirait donc d’une pensée « dont les illusions ne procèderaient plus, à
sa limite, que de “fautes” de syntaxe (l’erreur est toute dans le jugement) – tant la
sémantique est supposée assurée à partir du parallélisme du logique et de l’onto-logique,
et même si cette assurance n’a finalement lieu que pour des cas triviaux… » (ibid.). Et c’est
ainsi sans doute, que J. Benoist interprète l’illusion de l’auto-manifestation dans les textes
de Jean-Luc Marion : comme résultant d’une erreur de grammaire. Or, Richir nous exhorte
de considérer l’illusion, le simulacre, comme une dimension essentielle de la
phénoménalisation. Par quoi cette « fausse pensée » en appelle encore à une analyse
phénoménologique (serait-elle exclusivement critique), là où l’erreur de jugement, ne
pouvant faire l’objet que d’une évaluation épistémique, nous éloigne de la considération
des phénomènes comme rien-que-phénomènes et de leurs concrétudes à la lisière du néant
(encore qu’il y ait, sans doute, une Sachlichkeit propre à l’acte du jugement ainsi qu’à ses
objets, notamment idéaux – et c’est tout l’enjeu de l’Institution de l’idéalité que de mettre
en exergue leur part concrète d’indétermination, et les schématismes dont ils procèdent) et
nous en éloigne au profit de celle, toute symbolique, de la prédication du vrai et du faux.
Sur l’irréductibilité des « fausses pensées » aux erreurs logiques, désignations inadéquates
et autres « pensées fausses », voir M. Richir, De la Négativité en phénoménologie,
Grenoble, Jérôme Millon, 2014, pp. 53-81 en particulier. Comme Richir le fait lui-même
(cf. Ibid., note 3, p. 57), nous empruntons cette distinction entre « pensées fausses » et
« fausses pensées » à Pablo Posada Varela, distinction développée par ce dernier dans,
entre autres travaux, « La idea de concrescencia hiperbólica. Una aproximación
intuitiva. », Eikasia, nº 47, 2013, pp. 117-166, et notamment dans le § 6 « Primera
comparecencia del Genio Maligno ».
164 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

teneur strictement théorétique de l’institution symbolique ici examinée.


C’est bien elle, en effet, qui rend possible nos prises de connaissance. En
elle que s’institue l’écart logique entre le sens (par ailleurs stabilisé dans un
concept) et sa référence, à laquelle il lui faut correspondre – nécessité
procédant de son caractère apophantique. D’une part, cet écart tient à la
« nature » de ce régime de pensée, dont la langue propre s’institue à distance
de son « référent », qui lui est extérieur. Et le caractère apophantique,
d’autre part, relève du pouvoir de nomination, pris comme modèle universel
de ce régime de pensée, dans la mesure où nommer, c’est, dans ce cadre,
identifier l’être en tant que tel – ou tel. Au risque de nous répéter : la
philosophie s’institue au lieu de la tautologie (symbolique, c’est-à-dire
quant au sens des deux termes en présence) entre penser et être44.
Mais ceci pour autant que rien n’en vienne à contester la coïncidence de
l’être avec soi – un trait qui va de pair avec sa permanence et son extériorité.
L’entreprise d’identification, en effet, suppose « l’identité à soi » de ce qui
est ainsi désigné.

LA PHÉNOMÉNOLOGIE À REBOURS DE L’IDENTITÉ ET DE SES AVATARS

C’est seulement maintenant que nous pouvons prendre la mesure des


implications de l’exigence richirienne citée supra. Nous ne saurions
déployer toute la diversité des opérateurs conceptuels (par-delà une
« fonction monstrative » pour le moins envoûtante), et parfois procédant
d’autres « langues » que celle proprement « philosophique », que si nous
réchappons de ce régime identitaire de la pensée, où des concepts45 sont
appelés à catégoriser des étants auto-coïncidents. Or, disons-le tout net : à
concevoir ainsi l’antéprédicatif au miroir (déformant) du jugement
épistémique, nous nous enferrons dans l’illusion d’un irrésistible trou noir
symbolique, qui attirerait à soi l’intégralité des phénomènes et des
concrétudes que ceux-ci brassent, comme si nos expériences se trouvaient
être toujours déjà réglées par une tautologie, posée et admise comme
originaire. Partant, il nous faudra bien dissocier ces deux plans, afin de les

44
« La foi symbolique de la philosophie réside dans la croyance que penser vraiment, c’est
penser l’être tel qu’il est en dehors de la pensée, et que l’être vrai, tel qu’il est hors de la
pensée, n’est accessible qu’à une pensée “vraie”, c’est-à-dire une pensée identique de
l’identique », M. Richir, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et
phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 272-273 – par la suite
notée MP. Ce pourquoi, chez Richir, il y a toujours un strict parallélisme entre les
eidétiques formelle et matérielle.
45
Eux-mêmes auto-coïncidents, mais cette fois en un sens beaucoup plus radical : ces
concepts étant des unités de sens sédimentées par auto-saturation (bien que celle-ci,
finalement, ne soit jamais qu’« illusion transcendantale »), cf. M. Richir, FPL, p.184.
Alavi 165

libérer l’un comme l’autre : la langue, de la prégnance en elle du modèle


dénotatif, et son référent, de sa conformité supposée au jugement, du fait de
sa permanence et de son extériorité au moins logique, eu égard à une pensée
qui ignore tout de sa Sachlichkeit. Car la pensée classiquement
« philosophique » arrive toujours trop tard, pour une expérience qu’elle ne
voit luire qu’après coup, autrement dit, après sa déformation cohérente.
Il revient cependant au phénoménologue de remettre en cause l’évidence
prétendue de cette coïncidence avec soi, tant pour les choses que pour les
individus. Elle ne serait, tout au plus, qu’un effet de structure, il est vrai
prégnant dans nos expériences les plus quotidiennes, mais cependant bel et
bien coextensive de la Stiftung symbolique de la philosophie. L’auto-
coïncidence ne saurait donc aller de soi. Or, dans ce refus de placer l’identité
à soi (et donc l’identification) au principe de l’expérience humaine, réside
selon nous l’origine du clivage – toujours voué à s’élargir, chemin faisant –
qui sépare la perspective résolument « phénoménologique » de Marc
Richir, du programme « réaliste » de toute philosophie d’inspiration un tant
soit peu platonicienne.
Pour Richir, le principe d’identité ne se borne pas à reconnaître un état
de fait soi-disant indépassable, dont nous ferions incessamment
l’expérience ; mais répète, ou plutôt transpose, sur le plan de la
connaissance, ce qui constitue un attribut essentiel de l’une de nos
Stiftungen parmi les plus primitives : la position d’un Was stable et
disponible, autrement dit l’interruption du sens se faisant, de la dianoia sur
une doxa quelconque, objet muni d’une significativité46, qui n’est cependant
pas encore évalué à l’aune de Bedeuntungen. Nous reconnaissons
perceptivement un objet, et ce, par la médiation de toute une série
d’implications intentionnelles47 qui n’opèrent pas, précisément, à la façon
des concepts. C’est que la reconnaissance n’est pas l’enjeu premier de notre
vie perceptive, dont le Sinn-sein est bien plutôt d’instituer, et de réinstituer
sans cesse, une stabilité temporelle. Pour autant, du fond de cette
temporalité surgissent des objets coextensifs de sens intentionnels, lesquels
ressuscitent une cohorte de motivations et de potentialités, toutes
significatives quant à l’historicité de ma relation avec cet objet – ou avec
d’autres semblables, et ainsi de proche en proche. Je n’ai, par conséquent,
nul besoin de recourir à un repérage conceptuel pour savoir48 qu’il s’agit de

46
Et donc visé intentionnellement, c’est-à-dire au présent d’un acte de conscience.
47
Principalement les sédimentations (statiques ou kinesthésiques) et les protentions vides.
48
D’un savoir doxique, en deçà du remplissement adéquat venant confirmer un acte
dénotatif. La doxa a précisément lieu quand l’intentionnalité, qu’elle soit perceptive ou
imaginative, sait ce qu’elle vise. Savoir implicite, mais bien réel, dans la mesure où il m’est
toujours possible de nommer ce que je vois (ou que j’imagine). Mais alors il est vrai, nous
nous détachons du champ de la doxa.
166 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

mon fauteuil, fauteuil dont le So-sein ne cesse de se modifier à mesure :


l’histoire de mon commerce avec lui demeure à jamais ouverte, et cela en
raison d’un vide intuitif entre telle Abschattung présentement perçue, et le
jeu des significativités qui palpitent au cœur de mon horizon intentionnel.
Ce vide intuitif est la trace résiduelle d’un écart plus originaire, la seule
forme de non-coïncidence qui subsiste à ce niveau. Et qui se voit tout
bonnement raturé, semble-t-il49, au niveau architectoniquement supérieur,
champ de la connaissance ou de l’identification thématique que la
philosophie semble avoir investi, et pour ainsi dire intronisé, comme son
territoire privilégié.
Or, la pensée philosophique, par le prisme d’une langue spécifique, ne
fait, selon notre phénoménologue, que réfléchir les effets divers de la
Stiftung de la perception (la stabilité, l’indépendance de l’objet perçu), en
les séparant, par abstraction, de la teneur phénoménale qui subsistait encore
en elle, ne serait-ce qu’à l’état de vestiges50. Ce faisant, elle thématise du
« déjà constitué », tout en plongeant « dans la nuit de ses angles morts » le
contexte phénoménologique de ce dernier, par cette superposition
symbolique (celle du concept sur la significativité, écrasée sous son poids)
qui semble vouée à ne rien laisser réchapper du règne de l’identité51.
Qu’est-ce à dire, sinon que les profondeurs du champ
phénoménologique, d’où affleurent les expériences les plus archaïques et
les plus indéterminées, et qui se trouvent être, selon notre phénoménologue,
transies d’écarts et de concrétudes elles-mêmes non-coïncidentes à soi –
demeureront tout à fait insondables, en régime de pensée classiquement
philosophique ? C’est ainsi que le langage lui-même semble fatalement
glisser entre les prises de la langue philosophique, dans la mesure où lui
aussi compose avec des concrétudes, non des noèmes52 auto-coïncidents ;

49
En vérité, une forme d’écart demeure dans le champ de la connaissance, ne cessant de
contester la toute-puissance (pour une part illusoire) du principe d’identité. Pour Richir, en
effet, rien ne coïncide jamais tout à fait avec soi.
50
Nous comprenons alors que la célèbre relation de Fundierung thématisée par Husserl
opère en vérité une déformation cohérente de la structure et des propriétés du registre
fondateur (la base phénoménologique) au sein du registre fondé.
51
M. Richir, MP, p. 273. « La philosophie, nous l’avons défendu ailleurs, s’institue dans
le mouvement de l’institution symbolique pour elle-même de l’identité. Et c’est en elle que
l’identité, dans le mouvement de l’identification à soi de l’illumination qui abstrait cette
dernière de son contexte phénoménologique, en la faisant se précéder et se suivre elle-
même dans son concept, se dédouble en identité de l’être et identité de la pensée, tenues
ensemble dans leur tautologie symbolique. ».
52
M. Richir, EP, p. 86. « Les pensées dont parle Platon, les noèmes, ne peuvent être que
des condensés unitaires centrés sur des significations plus ou moins univoques. Le gain en
précision (en “acribie”), qui est le fruit du travail symbolique d’élaboration symbolique de
la langue philosophique est du même coup une perte en langage (en “pensée”), parce que
la pensée s’est excédée dans sa concentration… ».
Alavi 167

et qu’il demeure transi par un irréductible porte-à-faux, comme tout ce qui


relève pleinement du champ phénoménologique.
Avec Richir, en effet, nous sommes appelés à penser un écart à soi plus
originaire que l’identité des choses et des êtres, fatalement imprépensable
pour des esprits demeurant tributaires de la tradition philosophique. Ce
clivage (Spaltung) archaïque correspond d’abord à ce fait, profondément
énigmatique, que nous n’adhérons jamais tout à fait à notre expérience, ni
aucun étant avec lui-même53, en son sein. Écart « comme rien d’espace et
de temps » qui investit et remue l’épaisseur, la Sachlichkeit de l’expérience,
où s’entremêlent indissolublement des phantasíai-affections. À l’inverse, la
réalité, au sens où nous l’avons entendu jusqu’alors54, est le fruit d’une
institution, tirant elle-même son origine du passage de la non-coïncidence
(de l’écart comme rien d’espace et de temps) à la coïncidence55. Et comme
le rappelle Richir lui-même, « la coïncidence avec soi correspond à la
stabilité d’une ousia, d’un étant (on), voire même, comme chez Platon et
Husserl, d’une doxa »56. Ainsi se voit fondée, dans les termes d’une
phénoménologie génétique, l’Urdoxa suivant laquelle les choses paraissent
toujours identifiables, car disponibles et persistantes à travers le temps57.
Non que toute trace de phénoménalité soit abolie au sein de la doxa
perceptive ; mais il est vrai que la réflexivité abstractive à laquelle procède
la thématisation conceptuelle fait clairement fi de cette teneur phénoménale.
Nous n’avons plus alors affaire qu’à un remplissement muet, et ne nous
embarrassons plus du sens intentionnel de l’objet (significativité qui brasse
toute l’histoire de mon commerce avec lui, demeurant à l’état sédimenté) ;
seule compte l’adéquation de cet objet à un concept, qui fait tomber dans
l’indifférence les kinesthèses et autres couches de sens dont son So-sein est
pourtant chargé, et par quoi celui-ci justement n’était pas, en perception, une
« chose muette, brute et aveugle »58. Et si l’auto-coïncidence n’était

53
« Ce qui définit fondamentalement l’humain, pour M. Richir, c’est une non-coïncidence
originaire, un écart originaire, comme “rien d’espace et de temps”, entre le “soi” et le “soi”,
ce qu’il appelle une “non-adhérence à notre vie et à notre expérience” », Alexander Schnell,
« La précarité du réel. Sur le statut de la “réalité” chez J.G. Fichte et Richir », in Annales
de phénoménologie, n° 11, 2012, pp. 93-111.
54
Assimilable à l’être, et non à la Sachlichkeit.
55
M. Richir, FPTE, p. 329. « Par suite, il faut chercher ailleurs la source de la position du
réel, et de l’extériorité du réel par rapport au champ des schématismes et des phantasiai…
Mais il en ressort que la définition du réel a quelque chose à voir avec la coïncidence à
soi ».
56
Ibid., p. 330.
57
Par l’effet de cette Urdoxa, la réalité semble nous donner en gage de se perpétuer de
manière prévisible : l’identité des choses se maintiendra, dans un temps linéaire que rien
ne semble pouvoir court-circuiter.
58
M. Richir, EP, p .61. Ce qu’il peut y avoir de langage en eux est devenu méconnaissable,
ce dont témoigne l’abstraction par laquelle, face aux idées comme noémata, il ne peut y
168 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

finalement que l’effet d’une foi présomptive, dans la mesure (comme une
réduction statique suffit à nous le révéler) où le sens de l’objet perçu n’est
jamais enfermé dans une identité conceptuelle, en tant qu’il évolue à
mesure ; dans le champ de la connaissance, voici que cette auto-coïncidence
est directement réfléchie, thématisée comme telle, si bien que l’identité de
l’objet avec lui-même semble aller de soi59.
Ainsi, la réflexion philosophique telle que nous l’entendons est bien une
« pensée en abstraction », paraissant vouée à déformer l’etwas qu’elle
thématise pour le modeler à la mesure d’un être, d’une identité à soi délestée
de toute forme résiduelle de langage60. Mais comment, dès lors, cette pensée
pourrait-elle s’aventurer sur les sentiers du langage, en lui-même et pour
lui-même ? Et partant, appréhender un phénomène où certes, il y va du sens,
mais non point du sens d’un objet, et moins encore celui d’un être
parfaitement auto-coïncident ?
C’est, nous l’avons indiqué, l’exemple même de la parole opérante :

De cette parole, particulièrement à l’œuvre dans la poésie, chacun sait qu’elle


ne se réduit pas à la transparence apophantique d’un logos logique censé
énoncer des états-de-choses (identitaires)61.

avoir que des choses brutes et aveugles, des noémata anoéta ». Étant donné en effet que le
sens intentionnel de l’objet est dissimulé sous le concept. Sa figuration dès lors, n’a plus
valeur que de remplissement vérificateur.
59
Ainsi la phénoménologie richirienne, à rebours des évidences auxquelles nous adhérons
lorsque rien ne vient suspendre l’attitude naturelle, postule que l’identité à soi des êtres et
des choses est déjà une espèce de détermination primitive, elle-même redevable de
l’interruption doxique et du colmatage de la non-coïncidence originaire, soit de l’institution
de la réalité – dont l’autre nom est l’auto-coïncidence. Seulement rehaussée pour être
thématisée dans le champ de la connaissance et de la langue philosophique, la doxa est
comme arrachée au jeu des implications implicites qui soutenaient tantôt la chose perçue,
dont elle-même assurait simplement le caractère positionnel. L’objet alors n’est plus
simplement posé doxiquement, mais reconnu en tant que tel. Et par le filtre du « en tant
que », voici qu’il perd sa réserve d’implicite, son halo de vide, qui d’une certaine façon, ne
cessait de rouvrir la brèche, et ainsi de repousser le risque d’un enfermement identitaire.
60
M. Richir, EP, p. 62. « la pensée philosophique […] est une pensée en abstraction : en
un sens, l’institution symbolique de la philosophie signifie institution du langage en langue
de l’être, comme si la langue avait complètement absorbé le langage et s’était refermée sur
elle-même, en concepts ou en êtres de langue (logico-grammaticale), ou comme si,
parallèlement, dans cette absorption du langage, la langue n’avait plus qu’à dire de l’être,
par surcroît codé (ou recodé) par l’identité et la non-contradiction ».
61
M. Richir, « Ereignis, Temps, Phénomènes », in Heidegger : Questions ouvertes, Paris,
ed. Osiris, coll. Collège International de Philosophie, 1988. « Tout est là, en effet : dans le
fait que, dès lors que nous cherchons à dire quelque chose d’un tant soit peu complexe,
nuancé ou subtil, qui n’est de l’ordre ni de l’état-de-choses ni de l’état-de-faits, notre parole
doit se frayer un chemin, se faire hésitante, doit s’anticiper et se corriger elle-même, se
mesurer à l’aune de ce qu’elle cherche à dire, entre les lignes et les mots. » La parole n’est
certes pas le seul lieu d’exercice du langage, mais l’un des exemples les plus commodes à
Alavi 169

Phénomène où s’élabore du sens à mesure, et Sinnbildung dont la


référence n’est point commensurable à un étant intuitivement figurable. Or,
que nous énoncions quelque chose d’inédit et de plus ou moins incertain,
que nous élaborions un récit, une symphonie, un poème62, ou que nous
soyons simplement réceptifs (pour ainsi dire transpassibles) à ces
engendrements de nature diverse et diversement rythmés, dont nous nous
efforcerions de suivre le fil, insensiblement – le long d’une
« temporalisation sans présent assignable » ; à chaque fois, le régime de
pensée spécifiquement philosophique semble être mis en défaut.
Imperméable à un langage qu’elle s’ingénie à purifier, la langue de l’être et
de son identification apophantique nous semble impropre à se laisser
conduire – et à nous entraîner par la même occasion – aux rythmes du sens
se faisant. Bien plutôt, elle le suspendrait en y découpant des identités,
étales, et successivement égrenées. Et c’est là sans doute, une conséquence
directe de l’érection des opérateurs de monstration en paradigmes,
procédant eux-mêmes d’un « logos harmonique » entièrement conditionné
par les principes d’identité et de non-contradiction.
Il est clair que le langage ne m’est pas donné comme un étant disponible :
nous ne faisons jamais que l’entre-apercevoir, dans les blancs des
aperceptions de langue. Sens in fieri, qui s’élabore en deçà des notes de la
portée musicale63, entre les lignes du roman, voire au creux du récit
mythique qui nous est conté. Sens in fieri vivant lui-même au gré d’un
invincible porte-à-faux, qu’une langue se voulant fidèle à la pensée ne
saurait colmater. C’est pourtant, selon nous, ce que fait l’expression
d’obédience « philosophique » en procédant à ses découpages catégoriques
et sans nuance – assurément pertinents quand il s’agit d’appréhender un
etwas, mais non pour ce qui échappe, par son rythme, sa polysémie et son
écart interne, au régime de l’auto-coïncidence.

décrire – puisque l’on peut laisser en sourdine la question des figurabilités (mais en vérité
agissantes, depuis leur virtualité).
62
Leur différence tient au fait que la conscience vigile (=l’énonciation), si elle emploie, à
l’instar de la pensée du poète ou du compositeur, une certaine langue, des codes
symboliques, fait cependant l’économie de ce que Richir nomme des figurabilités (à ne pas
confondre avec des figurations, Abschattungen ou Bildobjekte toujours temporalisés au
présent).
63
« Tout comme, pourrait-on dire, dans l’expression linguistique qui fait du sens […], les
signes dans leur “matérialité” étant mise hors circuit, dans l’expression musicale, je n’en
perçois pas les éléments un à un dans des présents successifs, mais me borne à suivre le fil
se déroulant de la musique elle-même », M. Richir, « De la “perception” musicale et de la
musique », in Filigrane n° 2: Traces d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
170 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

QUELQUESRAPPELS CONCERNANT LE PHÉNOMÈNE DE LANGAGE :


TEMPORALITÉ ET CONCRÉTUDES PHANTASTIQUES

Par conséquent, il importe, à une langue se refusant à perdre le contact


(certes, à travers une irréductible distance : contact « en et par écart comme
rien d’espace et de temps ») avec la Sachlichkeit du phénomène de langage
qui la sous-tend depuis sa virtualité64, de préserver ce caractère
foncièrement non identitaire de la pensée, dont nous allons brièvement
présenter les traits les plus saillants.

UNE TEMPORALISATION SANS ZEITPUNKT

La question du langage est, nous l’avons dit, en étroite corrélation avec celle
de la pensée, et de la pensée comme « élan » de la conscience, à l’aune
duquel le sens peut advenir à lui-même (en même temps que vers ce qu’il a
à dire, pour et par quelqu’un65).
Le langage comme phénomène est d’abord attesté par son rythme :
temporalisation en présence d’un sens se poursuivant au fil de ses lambeaux.
Il n’est donc rien d’autre que l’expérience temporelle de la Sinnbildung. Or,
c’est le sens lui-même qui se situe in extenso dans la recherche temporelle
que j’en fais66. Il réside tout à la fois dans le passé (rétention) de la
prémonition que j’ai eue de ce qu’il y avait à énoncer, à l’occasion d’une
« illumination » ayant amorcé mon « vouloir dire » ; et dans le futur
(protention) du projet de ce qu’il y reste encore (et toujours) à dire. Et le

64
C’est-à-dire depuis le registre architectoniquement inférieur, dont il procède. S’il n’y
avait pas cette distance irrécupérable entre les deux registres, l’expression en langue
épuiserait, tout simplement, le phénomène de langage pour lequel il s’agit bien plutôt de
trouver les mots justes. Ceux-là ne collent pas aux lambeaux du sens qu’ils cherchent à dire
– sauf à se placer sous le règne de l’énoncé logique, qui se veut immédiatement transparent
à ce qu’il y a à dire.
65
Ce qu’il nous faudra nommer la « réflexivité » du sens de langage s’appuie en fait sur
deux ipse : double jeu du soi du sens et de notre soi propre, se réfléchissant l’un par l’autre,
et se constituant l’un avec l’autre. « Il y a d’une part l’ipse du sens se faisant, mais aussi
ma propre ipséité par laquelle l’ipse du sens peut se réfléchir : je ne puis appréhender l’ipse
du sens qu’en apercevant du même coup mon propre ipse […]. Le phénomène de langage
advient lorsque quelqu’un vise et déploie un sens, de sorte que ces deux unités se
constituent l’une avec l’autre, et l’une par l’autre », Sacha Carlson, De la composition
phénoménologique. Essai sur le sens de la phénoménologie transcendantale chez Marc
Richir, pp. 387-402 (thèse non encore publiée à ce jour).
66
Nous n’avons pas affaire à un sens qui ne serait point intemporel en soi, mais voué, en
raison de notre finitude, à s’élaborer dans le temps. Le sens lui-même est temporel. Et c’est
pourquoi l’historicité sédimentée (par couches successives de sens) dans la significativité
de l’objet perçu, en est la trace, au registre intentionnel.
Alavi 171

sens se sature, on le comprend, dès lors que le passé de ce phénomène


coïncide pleinement avec son futur : j’estime avoir mis les mots sur ce que
je cherchais à énoncer, si bien que cette phase ne paraît plus rien avoir à
promettre qui n’ait déjà été formulé – ou pensé. Or, il importe que le
phénomène soit fissuré, distendu, entre ses deux horizons protentionnel et
rétentionnel67, sans quoi ce dernier ne serait plus une aventure, une pensée
partie en quête d’elle-même. Suspens d’une recherche qui serait l’indice,
soit d’une interruption, diastasique puis doxique (un lambeau de sens se fixe
et se sédimente en une significativité intentionnelle, le plus souvent remplie,
bien que toujours partiellement, par une adombration ou un Bildobjekt), soit
d’une implosion par saturation, dès lors que la pensée se laisse prendre au
faux-semblant d’une pleine possession d’elle-même, avant de se sédimenter
en concept, « répétable plus ou moins machinalement, dans ce qui est la
mort du sens »68. Dans un cas comme dans l’autre, le langage est court-
circuité, et s’oublie dans un dépôt qui n’en conservera au mieux que des
traces.
Il s’agit en effet de préserver cette phase de présence qui est le
« produit », nécessairement inachevé, du processus de temporalisation,
toujours à la recherche d’un sens à dire ou à penser. Son accomplissement
n’est jamais que factuel, sinon factice, dans la mesure où son référent, pour
être ce qu’il est, doit toujours demeurer au-delà ou en deçà de tout langage,
toujours en excès sur ses phases ; à s’épuiser en elles, les phénomènes hors
langage perdraient leur altérité architectonique, en ceci qu’ils seraient dès
l’abord commensurables, et potentiellement transparents, aux éléments du
registre où s’opère leur re-schématisation (en langage).
Temporalisation, mais spatialisation aussi bien. Si la Sinnbildung
s’éploie dans une phase relativement « continue »69, se stabilise, pour ainsi
dire, en une présence, ce ne peut être qu’en raison de son étirement entre
son passé et son futur70, ces pôles entre lesquels le sens clignote sans jamais
s’arrimer sur aucun centre. Mais c’est dire que les mouvements
« rétrogrédients » et « progrédients » ne peuvent pas se distribuer

67
Distensio entre un horizon de passé (ce que je sais déjà du sens) et de futur (projet du
sens, ce qui reste encore à dire) que Richir nomme le porte-à-faux du sens in fieri.
68
M. Richir, EP, p. 36.
69
Continuité qui n’est certes pas linéaire et plate, à l’instar de celle associée à la temporalité
des présents. Nous relèverons sous peu les soubresauts qui la traversent et la cadencent,
ainsi que sa composition multistratifiée. Toujours est-il que ces propriétés communiquent
avec son caractère acentré.
70
« Par-là, on comprend que le sens de langage n’est pas une pure “dissémination”, mais
qu’il est toujours partiellement stabilisé : il est reconnaissable, bien qu’il ne relève d’aucun
signe de la langue, donc d’aucun concept », Sacha Carlson, De la composition
phénoménologique, p. 388. Introduire un opérateur de monstration en vue de l’identifier
reviendrait justement à court-circuiter le processus.
172 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

symétriquement autour d’un moment temporel, tel celui de l’acte


intentionnel qui constitue son objet en faisant fond sur le temps des
présents : il n’y a plus ici de moment « assignable » (autrement dit situable
en un point déterminé du temps71) comme point de départ instantané pour
telle ou telle expérience doxique, et pôle du clignotement constitutif de la
temporalité du présent (l’autre pôle étant la diastase). L’instant72, au
contraire, est ce qui coupe la parole de la présence. Ainsi, pour ne prendre
que l’exemple du sens latent au cœur d’une composition musicale :

L’irruption du présent dans la présence du déroulement musical signifie


toujours l’interruption de celui-ci, et le passage inéluctable de l’écoute musicale
dans la distraction ou l’ennui73.

Et Richir refuse du même coup que le sens puisse s’élaborer le long d’un
écoulement temporel uniforme, dans le flux du présent74, en
« rebondissant » de signe en signe comme de Zeitpunkt à Zeitpunkt – tout
en enchaînant des figurations (et non des figurabilités) d’êtres, de choses ou
d’actions, qui s’égrèneraient de la même façon, tels les signifiés de
signifiants ; identités répondants à des concepts monstratifs, en somme. De
fait, eu égard à cette temporalisation en présence, ce présent ne saurait surgir
qu’avec l’incidence d’une interruption, soit dans l’ivresse (soi-disant)
finale75, soit dans un suspens figuratif. Dans les deux cas, la Sinnbildung,
arrachée à son rythme singulier, se compromet avec une certaine forme
identitaire, concept ou bien objet muni de significativité(s). C’est dire aussi

71
Par quoi tel phénomène sera dit « non positionnel » – la position d’un Was supposant
toujours celle d’un instant temporel, lui-même en clignotement avec les
rétentions/protentions de la diastase – ce qui va de pair avec son caractère phantastique,
sur lequel nous reviendrons infra.
72
Cartésien avant d’être proprement temporel (comme Zeitpunkt).
73
« Preuve encore, s’il en fallait, que le présent n’est pas musical et que la musique n’est
pas objet de perception », in « De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane
n° 2: Traces d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005. Richir traite ici de
l’interruption de la dianoia sur une figuration intuitive, déformant la « figurabilité » à
l’œuvre dans l’écoute (mais aussi dans la composition) musicale, et elle-même
indissociable de la Sinnbildung. Il s’agit d’une relâche pour ainsi dire « en cours de route »,
par fixation de mon écoute sur un son abstrait de cette temporalisation en langage.
74
Il est vrai éphémère, si nous mettons de côté le cas de la perception, car ne vivant que le
temps d’une phase (telle ou telle diastase) elle-même prise aux rets du schématisme de la
répétition se répétant.
75
« Les sens ne s’épuisent jamais, ne sont jamais saturés d’eux-mêmes, sinon dans
l’illusion qu’ils peuvent produire, en se faisant, de l’ivresse de les posséder. », M. Richir,
PE, p. 493. Le sens se sature, tout simplement parce que ce qu’il y avait à dire semble avoir
été dit. « Alors que ce n’est là qu’une illusion, celle de l’ivresse transcendantale du sens
qui paraît être pleinement possédé, alors même que rien, a priori, ne peut venir arrêter le
glissement en porte-à-faux du sens. » M. Richir, FPTE, p. 24.
Alavi 173

que le surgissement du présent est une composante essentielle à l’institution


de l’Être, et de la langue qui lui est dévolue.
Rien n’appelle a priori ce suspens de l’aventure de la Sinnbildung ; et
l’exemple du récit mythique (avec son cortège de versions s’enchaînant les
unes aux autres) suffira à montrer que le sens demeure toujours à reprendre.
Or, pareille aventure repose sur ce qu’il faut bien nommer le porte-à-faux
du sens avec lui-même.

NON-COÏNCIDENCE, RÉFLEXIVITÉ, SINGULARITÉ

Si le phénomène de langage peut ainsi déployer une temporalité pour


ainsi dire réfractaire au régime identitaire de l’expérience (et en
l’occurrence, de l’expérience du penser), c’est en effet dans la mesure où le
sens se déploie toujours par l’écart, en lui, d’un élancement vers le futur et
d’un retour vers le passé76. La vie du sens s’élaborant à travers ses lambeaux
est fondée sur cette non-adhérence à soi du sens dans le langage, par quoi
les « rétentions » et les « protentions » demeurent espacées par un
irréductible hiatus. Et c’est bien cet écart, porte-à-faux constitutif de la
temporalisation sans présent assignable, qui ouvre l’aire du sens comme lieu
d’une présence, au sein de laquelle le Sinn peut vivre son aventure77. Il se
singularise, dans la mesure où il se fait sans cesse, sans jamais se rapporter
à quelque condensé symbolique qui se verrait toujours déjà fixé en amont,
et ceci depuis le « présent » ponctuel (de l’acte) auquel demeurent
rattachées, dans la perception intentionnelle, les rétentions et protentions de
la diastase. L’ipséité du sens, elle, ne se nourrit que du revirement
réciproque de ces dernières, ou plutôt émerge, selon sa réflexivité propre,
entre des horizons de passé et de futur enchevêtrés, mais sans que l’on puisse
lui assigner un lieu déterminé comme celui d’un maintenant aristotélicien
(Zeitpunkt). Ainsi se constitue le rythme du phénomène de langage, rythme
proprement réflexif, composé de multiples élans (vers les protentions)
emboîtés dans de multiples retenues (c’est-à-dire dans les rétentions)78. Et

76
« Certes, il y a aussi, dans la présence […] des protentions et des rétentions, mais elles
sont, pour reprendre les termes de Husserl, “sans tête” dans un présent, car elles
s’échangent incessamment dans l’écart originaire (porte-à-faux) entre les promesses d’un
développement et les exigences d’une fidélité à “l’idée musicale” qui reste à développer »,
M. Richir, « De la “perception” musicale et de la musique », in Filigrane n° 2: Traces
d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
77
« Le sens ne vit que par cette sorte de porte-à-faux originaire de lui-même par rapport à
lui-même », M. Richir, EP, p. 36.
78
« le mouvement propre de cette temporalisation/spatialisation en présence est celui d’une
réflexivité, par où le sens ne s’élance vers ce qui n’est pas encore dit ou pensé (vers ses
protentions) que pour se reprendre (se réfléchir) toujours en mesurant ce qui a été dit (dans
174 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

réflexivité qui ne se soutient que d’une plaie ouverte79 : encore faut-il que
cette fissure ne se referme pas. À cette condition seulement, il peut y avoir
Sinnbildung. Soit donc, une véritable aventure, riche en digressions, faite
de tâtonnements et de reprises attisant un sens qui se déploie au fil de
l’enchaînement des signes phénoménologiques – enchaînement de ses
lambeaux en protentions et rétentions revirant les unes dans les autres, et
lambeaux qui attestent, dès lors, de la transformation du sens à mesure80.
Une vie enfin. Que l’on songe à la temporalisation faite musique, ou
encore, à celle-ci se déployant au gré d’une narration, dans un récit enlevé
et saturé d’intrigues elles-mêmes emboîtées (et il en va bien ainsi avec le
mythe) ; la temporalisation du sens est toujours transie de condensations et
de détentes, d’accumulations et de dispersions, se faisant écho les unes aux
autres, selon une variété de rythmes tous foncièrement hétérogènes à la
continuité husserlienne. Et en effet, sans ces modulations cadencées qui, en
dernière instance, renvoient au porte-à-faux constitutif de la Sinnbildung,
rien ne préserverait la temporalisation d’un sens, en présence sans
maintenant assignable, de son implosion identitaire81.

LA TRANSPASSIBILITÉ AU « TOUT » DU LANGAGE

Un mot simplement, sur la polysémie phénoménologique inhérente à chaque


phase de langage. Le sens, nous l’avons vu, ne voit s’ouvrir son milieu
propre qu’à la faveur d’un espacement, qui est l’étirement entre rétentions
et protentions. Mais c’est dire, du même coup, que toute phase est toujours,

ses rétentions) à l’aune de ce qu’il y a encore à dire. », Sacha Carlson, De la composition


phénoménologique, p. 352.
79
Ainsi la réflexibilité, en termes fichtéens, comme condition transcendantale de la
réflexivité du sens, semble à tout le moins inséparable du porte-à-faux. Et renvoie donc, de
loin en loin, à l’écart originaire, « comme rien d’espace et de temps ».
80
« Cet “en même temps”, est donc aussi celui des protentions et des rétentions dans leurs
enchevêtrements, si bien que, en quelque sorte, ce sont les mêmes protentions et rétentions
que celles qui sont là à l’origine, dans l’écart originaire, qui s’éploient les unes dans les
autres au fil du déploiement du sens. Les mêmes : cela ne veut pas dire qu’elles demeurent
identiques, mais qu’au contraire elles se métamorphosent, et que ce sont ces
métamorphoses qui constituent les “signes” phénoménologiques du sens », M. Richir,
FPTE, p. 25.
81
« Il n’y a donc pas de temporalisation/spatialisation en présence d’un sens sans rythmes
qui lui soient propres, c’est-à-dire sans condensations et dissipations, sans concentrations
et dissolutions qui découpent les protentions et les rétentions dans leurs métamorphoses.
Du point de vue archéo-téléologique classique, ces rythmes sont significativement
inessentiels au sens, de simples accidents de la finitude. Nous pensons au contraire avoir
montré que sans eux il n’y aurait pas de sens, mais seulement des “constellations” de
significativités identitaires », M. Richir, FPTE, p. 27.
Alavi 175

pour ainsi dire (du moins tant qu’elle échappe au spectre de son auto-
saturation) déphasée d’elle-même82. Or, si la présence est ainsi pénétrée de
non-coïncidence, cela implique que le sens ne peut jamais se réfléchir en sa
plénitude, si bien que toujours subsistent des « lacunes » ou des « blancs »
du sens dans le sens. Ces lacunes, qui certes « lézardent » le sens et font
parfois planer la menace de sa déperdition irrémédiable83, sont aussi cela
même qui rend possible la polysémie phénoménologique.
En effet, si ces lacunes ont pour effet de toujours menacer le sens, elles
fonctionnent aussi comme des « appels de sens » (comme on parle des
« appels d’air ») : les creux de sens à l’intérieur du sens « appellent » ou
attirent le sens, c’est-à-dire d’autres sens possibles84.
Partant, nous comprenons bien que cette non-coïncidence à soi du sens,
proprement impensable en régime de pensée identitaire, est ce qui le rend
transpassible aux autres sens, en leur plurivocité. Ces sens possibles, ou
plus exactement transpossibles, constituent en quelque façon l’épaisseur
virtuelle de tel ou tel phénomène de langage. Virtuelle, en effet : car s’ils
habitent la phase de présence, ce n’est pour ainsi dire qu’à la façon d’un
« bourdonnement » inconscient, depuis l’irréductible distance85 qui sépare
leur registre de celui dont procède le sens in fieri. C’est là tout le hiatus que
Richir s’efforce de penser, entre l’inconscient phénoménologique (ici, de
langage) et les phases de présences, conscientes d’elles-mêmes, et donc
s’élaborant au fil d’une double réflexivité (la leur, mais la nôtre aussi bien).
Ainsi donc, ces « sens » habitent la phase de présence (de conscience), mais
ne sont pas eux-mêmes conscients86. Au reste, plutôt que de sens, sans doute
vaudrait-il mieux parler de « Wesen sauvages de langage » ; pas même des
lambeaux, mais des amorces de sens, embryons de
temporalisations/spatialisations qui n’ont pas eu le temps de s’épanouir en
leur ipséité, par conséquent demeurée à l’état virtuel. Seulement ces
ébauches résonnent depuis leur absence, dans les plis et les creux de telle

82
« La phase, précisément, n’est jamais strictement “en phase” avec elle-même dans la
mesure où le sens qui s’y fait n’y est jamais complètement saturé de lui-même, toujours,
dans le porte-à-faux de la temporalisation/spatialisation, en excès, mais aussi en défaut par
rapport à lui-même, c’est-à-dire par rapport à ce qui, de lui, se réfléchit ou se reconnaît
dans son ipséité. », M. Richir, MP, p. 201.
83
MP, p.159.
84
Sacha Carlson, De la composition phénoménologique, p. 400.
85
Ce dont témoigne le « trans- » de « transpossible ».
86
« En eux, c’est quelque chose du “tout” indéterminé du langage, à savoir précisément
des autres sens comme trans-passibles, qui se sédimente et s’entretisse, de manière
sauvage, dans la phase de présence de langage : sauvagerie du langage qui joue en quelque
sorte à revers, dans l’inconscient phénoménologique, du sens qui se réfléchit en se
faisant », Ibid., p. 203.
176 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phase de présence87, ils constituent la base phénoménologique de l’ipse se


faisant, et contribuent, eux aussi, à neutraliser le risque d’une implosion
dans l’être, soit d’une fixation identitaire.
En vertu de la non-adhésion à soi du sens se faisant au fil de ses
lambeaux, ces derniers demeurent donc toujours transpassibles à d’autres
amorces de sens, au sein desquelles clignotent les prémonitions et
réminiscences d’autres trajectoires (trans)possibles :

clignotent encore des étincelles de sens, c’est-à-dire d’autres « possibilités » de


sens, seulement en instantané, et à cet égard transpossibles par rapport à la
possibilité du sens se faisant pour lui-même. C’est là ce qui fait ce que nous
nommons la « polysémie » phénoménologique du langage, ce qui fait aussi que
le sens à la recherche duquel nous sommes partis peut se perdre ou se dévoyer
[…]88.

Partant, il convient de parler d’une implication (il est vrai seulement


virtuelle ou architectonique) de la totalité inchoative du langage – ce que
Richir nomme la masse phénoménologique du langage – dans toute phase
de présence, agissant sur elle à distance, en faisant résonner, en ses plis,
d’autres sens possibles ; et aussi peut-être, au second degré, d’autres
mondes89… Hypothèse sans doute imprépensable, en régime de pensée
« classiquement » philosophique.

PHANTASÍAI PERCEPTIVES ET FIGURABILITÉS

Ainsi avons-nous dégagé les dimensions de la Gehalt phénoménale du sens


de langage. Reste à s’interroger plus avant sur la nature de sa Sachlichkeit,
de ces concrétudes dont le langage comme phénomène est serti90.

87
Or c’est seulement ainsi qu’ils trouvent à s’attester ; par voie indirecte, donc.
88
M. Richir, PE, p. 493 : « Les apparences qui chatoient eu eux ne le font pas seulement
par leurs revirements instantanés et réciproques de rétentions en protentions dont les
complexes sont entre-tissés en vue d’eux-mêmes, mais aussi parce que, dans ces
revirements instantanés, jouent, en transpassibilité, des étincelles d’autres sens, qui n’en
contribuent pas moins, mais à distance (celle de la transpassibilité), en la menaçant, mais
aussi en l’enrichissant, à la concrétude du langage se faisant. ». Dans le terme
d’« apparences », il faut entendre tout à la fois les lambeaux de sens et les phantasiai-
affections, sur lesquelles nous allons revenir.
89
Ces mondes que « sont » les rien-que-phénomènes, vis-à-vis d’eux-mêmes, en leurs
synthèses passives, et au gré des concrétudes qui en font la consistance et rendent possible
leur résonnance mutuelle.
90
Étant admis que le phénomène richirien est d’abord un processus de phénoménalisation,
disposant en rythme(s) ses concrétudes, et lui-même indissociable de résonnances
Alavi 177

Or, ces concrétudes, que nous ne pouvons libérer qu’en abdiquant la


langue de l’être et de la désignation apophantique, sont incommensurables
aux éléments qui paraissent composer notre Umwelt, a fortiori aux identités
que semble nous livrer une intentionnalité discursive :

Nous sommes certes au plus loin des faits, des êtres et des choses, mais aussi des
perceptions et des imaginations que nous rencontrons communément dans notre
expérience, ou tout au moins que nous croyons rencontrer immédiatement91.

Mais c’est que nous n’avons plus affaire à aucune visée de sens (doxique
ou épistémique), susceptible d’être remplie intuitivement. Il ne s’agit plus
en effet, du sens d’un objet (qui nous mettrait aux prises avec le phénomène
de quelque chose), mais d’un sens en lui-même infigurable92, c’est-à-dire
aussi bien inimaginable que réfractaire, contrairement à la significativité
intentionnelle, à toute entreprise de recouvrement conceptuel ; non
« exprimable » en une Bedeutung, comme le sont d’ailleurs également les
lambeaux qui le constituent, ou les « rétentions » et « protentions » au gré
desquels ils se lient93.
Langage infigurable certes – mais non pas dépourvu d’épaisseur
phénoménologique. De fait, le sens relève de ce que Husserl a mis en
évidence comme la phantasía94. Ou plutôt, il compose avec elle, dans la
mesure où ses lambeaux (en rétentions et protentions) doivent
nécessairement être relayés par ce que Richir nomme des apparitions de
phantasía, ou plus justement, des phantasíai « perceptives » – baptisées
ainsi pour cette raison qu’elles « donnent à voir », à tout le moins effleurent
et suggèrent, à travers leur jeu, quelque chose de la référence (pourtant
radicalement infigurable, étant composée de « phantasíai pures ») du sens
se faisant95. Celles-ci sont donc les relais phénoménologiques de la

virtuelles (depuis des registres transpossibles à celui du phénomène) et d’une


incompressible non-coïncidence.
91
M. Richir, FPTE, p. 28.
92
« Il est donc vrai que la musique n’exprime rien, mais il faut préciser : rien de figurable
en intuition. Car elle dit quelque chose, même si c’est quelque chose qui comporte une part
fantastique d’indétermination. », M. Richir, « De la “perception” musicale… », in
Filigrane n° 2 : Traces d’invisible, ed. Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
93
« Et le premier écueil à éviter est de se figurer les protentions et les rétentions du sens
car elles sont non seulement incorporelles, mais en elles-mêmes ultimement infigurables,
quoique rythmées et par là découpées, et protéiformes (en perpétuelles métamorphoses). »
M. Richir, FPTE, p. 28.
94
Notamment dans les manuscrits de recherche publiés dans Hua XXIII.
95
Il faut en effet distinguer, parmi ces apparitions phantastiques, les « phantasiai pures »,
lesquelles aux yeux de la pensée vigile ne sont guère que des « “ombres” (mais ombres de
rien), des “fantômes” (mais fantômes d’aucun être) ou des “feux follets” tout à fait
immatériels » (M. Richir, FPL, p. 4) – qui constituent donc les relais phénoménologiques
178 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Sinnbildung – et ceci d’autant plus qu’elles lui fournissent une partie de sa


mobilité96, de sa chair97, des aspects essentiels à sa concrétude. Mais c’est
assumer en même temps qu’elles partagent avec lui certains traits98 : entre
autres, son caractère protéiforme, non-présent, et finalement non-
positionnel99. C’est seulement lorsqu’elle s’arrête sur une figuration
quelconque (coupant court au mouvement de la parole, de la pensée) que la
phantasía perceptive se transpose architectoniquement, par Stiftung, en
imagination doxique de tel ou tel objet intentionnel visé au présent. Aussi
se veut-elle réfractaire, en elle-même, à toute position ; mais non point
foncièrement infigurable100. Et c’est notamment en ceci qu’elle se distingue
d’un lambeau de sens.
Il nous faut donc reconnaître que

toute pensée véritable, c’est-à-dire qui fait du sens et ne se contente pas de


communiquer des informations, comprend en elle-même, indissociablement, du
sens que, précisément, elle fait, et de l’anecdote qui pour sa part, s’offre à la
figurabilité, mais dont les figurations plus ou moins précises sont au moins
relativement indifférentes au sens101.

Nous songeons d’abord à la Sinnbildung qui se trouve « enchâssée » dans


une œuvre esthétique, se déroulant sous les yeux (ou pour les oreilles) du

des Wesen sauvages ; et d’autre part, les « phantasiai perceptives », qui désignent ce type
particulier de phantasiai en lesquelles « il y a “perception” de quelque chose qui est au-
delà, aussi bien du réel perçu en Wahrnehmung, que du fictif comme objet intentionnel de
l’imagination » (M. Richir, FPL, p. 8). Ce sont des « figurabilités » qui oscillent entre la
figuration intuitive, et la radicale infigurabilité des phantasiai pures.
96
C’est précisément là le rôle des affections, fluentes, volatiles et relativement dés-
individuées, qui habitent le langage. Par quoi ces aperceptions de phantasiai sont toujours
du même coup « phantasiai-affections » perceptives.
97
La phantasia relevant à la fois de la sensation (aisthesis) au sens platonicien et de
l’affectivité, c’est à l’enchaînement des phantasiai perceptives, coextensif de celui des
lambeaux de sens, que tient l’affectivité qui transit ma voix ou ma pensée. Nous allons y
revenir.
98
N’avons-nous pas dit que le sens se métamorphose, au fil de ses rétentions/protentions ?
À la mesure d’apparitions elles-mêmes protéiformes : « la phantasia surgit et disparaît par
éclairs (blitzhaft), de façon intermittente et discontinue, elle est protéiforme (proteusartig)
et surtout non-présente », M. Richir, « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman »,
Littérature n° 132, ed. Larousse, Paris, 2003.
99
Comme nous l’avons indiqué supra : « le sens se faisant est en lui-même non positionnel
de lui-même même si une conscience ou un moi peut toujours, par ailleurs, le poser, mais
du dehors de lui-même, précisément comme un sens identitairement implosé en
significativité. » M. Richir, FPTE, p. 29.
100
Une part seulement l’est : son versant affectif et kinesthésique.
101
M. Richir, FPTE, p. 35. Notons déjà que cette indifférence ne vaut plus dans le cadre
de la pensée mythique.
Alavi 179

public102. Les notes d’une symphonie, les personnages et les actions d’un
récit, autant de « figurabilités »103 de phantasíai perceptives, paraissent, dès
lors que chacune se voit considérée isolément, comme détachées du sens se
temporalisant à mesure. Mais c’est précisément parce que ces figurabilités
ne sauraient tenir lieu d’images ou de percepts – sauf à interrompre le
processus en cours, en le transposant alors en une succession d’anecdotes
qui se révèleront bientôt réfractaire au travail de la réflexivité. On ne saurait,
en effet, introduire des figurations qui correspondraient terme à terme, tels
des signifiants de signifiés, aux différents lambeaux du sens in fieri. Au
contraire, nous avons là affaire à un jeu de figurabilités en perpétuelles
métamorphoses, car se déployant au gré d’une temporalisation sans
maintenant assignable :

ce sont des figurations errantes et non-présentes, dépourvues de toute


intentionnalité (doxique), transitionnelles dans leurs revirements incessants,
inopinés et réciproques des protentions aux rétentions […]104.

Ainsi, parler d’une « figurabilité » des sons ou groupes de sons, c’est dire
qu’ils ne sont pas intuitionnés depuis le temps (diastasique puis doxique)
des présents, mais bien « perçus » en phantasía – quoique ces « figurations
ombreuses et non positionnelles » que sont ces figurabilités phantastiques
constituent la base phénoménologique des figurations intuitives. Ne se
confondant jamais avec ces dernières, sans pour autant sombrer dans
l’opacité absolue des phantasíai pures, les figurabilités accèdent, par ce
singulier « regard » en phantasía, à ce que Winnicott nommait une « aire
transitionnelle » ; au sein de laquelle elles clignotent105, pour ainsi dire,

102
Au sujet du sens simplement formé par une conscience éveillée (dans le silence d’une
pensée vigile), Richir indique que ses « phantasiai perceptives », jamais ne franchiront la
barre de la virtualité ; inaperçues comme telles, mais cependant toujours opérantes –
« fussent-elles virtuelles et donc en quelque sorte inaperçues du soi de la conscience de soi
archaïque… », M. Richir, FPTE, p. 29.
103
Lesquelles sont des virtualités de figurations (perçues ou imaginées), pouvant certes
être décrites, au risque du paradoxe, comme des figurations non-positionnelles. Nous allons
y revenir.
104
« […] donc en perpétuelles métamorphoses, toujours instables dans leur devenir
(genesis) et sans qu’elles ne puissent jamais puiser quelque chose comme leur “être” (ousia,
on) à quelque stabilité que ce soit, “étant”, si le mot a encore un sens, toujours en de
l’autre », M. Richir, FPL, p. 53. Les figurabilités ne sont pas présentes comme « objets »
de l’intentionnalité – ce qui absurdement, les arrêterait sur le suspens d’un présent en
écoulement.
105
« Finalement, il n’y a pas ici d’autre difficulté que celle de concevoir que l’apparition
n’est pas nécessairement celle d’une figuration en intuition ou celle d’un objet figuré, et
qu’elle peut même clignoter avec la disparition, hors de toute figurabilité […]. Si (elle)
n’était que la première, (elle) imploserait aussitôt (dans) l’identité d’une significativité. Et
180 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

entre la figuration et l’infigurable.


Curieuse intermédiation que celle-ci, qui nous invite à ne plus nous
maintenir sur un seul plan architectonique. En mutation constante, à la façon
des objets transitionnels, les parties figurables des phantasíai
« perceptives » 106 balancent entre le champ des phénomènes-de-mondes
hors langage (enveloppant des phantasíai-affections pures) et la Realität,
que nous savons symboliquement instituée. Ce revirement entre deux pôles
fluidifie la matérialité de leur support (ici les sons de la symphonie), tout en
ouvrant par échappées des perspectives sur leur base phénoménologique
(source de leur concrétude, et référence du sens à dire). C’est pourquoi il
convient de dire que « la phantasía perceptive est “perceptive” de son
support transitionnel et “aperceptive” de l’infigurable ainsi supporté »107.
Précisons quelque peu de quoi il retourne, avec cette fluidité ou cette
mobilité caractéristique des phantasíai en leurs figurabilités. Pour le dire
d’un mot, ce sont ces propriétés qui leur permettent de se déployer selon le
rythme même du sens se faisant. Il y a ainsi « revirements et métamorphoses
des figurabilités », où celles-ci, du fait de leur transitionnalité, ne suscitent
pas le moindre heurt108, mais demeurent labiles et ombreuses. Sur scène,

si (elle) n’était que la seconde, (elle) s’évanouirait aux phénomènes du monde hors langage.
Son clignotement phénoménologique fait qu’elle ne se “bloque” à aucun de ces deux
pôles », M. Richir, FPTE, p. 30.
106
« Pour ce qui concerne l’“objet” transitionnel dans le cas de la peinture, il s’agit du
Bildsujet imaginaire (éventuellement lui-même non figuratif), dans celui de la musique il
s’agit des sons et groupes de sons émis par les instrumentistes (qui sont eo ipso interprètes),
dans le roman, il s’agit des Bildsujets très imparfaitement figurés par les descriptions et les
situations, et dans le cas de la poésie, il s’agit des éléments plus ou moins figuratifs du
référent de la langue mis en jeu par les mots et les jeux de mots », M. Richir, FPL, p. 17.
107
M. Richir, FPL, p. 115. L’exemple paradigmatique (d’obédience husserlienne) de cette
transitionnalité est celui du théâtre. Si le comédien prend la peine de « s’effacer » dans le
personnage qu’il incarne, s’ouvre alors une aire transitionnelle antérieure,
architectoniquement parlant, à la distinction du réel et de l’imaginaire. Dans ce cas le
spectateur, pour autant qu’il ne cède pas au fantasme d’une identification narcissique ou à
toute autre forme de projection psychologique, percevra en phantasia le personnage
convoqué par un tel jeu. Ce « regard » phantastique le porte bien en deçà de la perception
(Wahrnehmung) du Körper qui se meut sur scène, quoique ce même corps soit
indispensable, à titre de support transitionnel, pour l’appréhension (non intentionnelle et
non positionnelle) de l’intériorité infigurable du personnage incarné. En somme, la
conscience du spectateur « perçoit » quelque objet transitionnel (la Körperlichkeit du
comédien qui ouvre, par ses gestes et ses paroles, un « espace » intermédiaire) et
« aperçoit » par là même des concrétudes foncièrement infigurables : les mouvements de
l’âme, constituant l’intimité propre au personnage. Nous annonçons déjà qu’il ne peut pas
(encore) en aller ainsi dans le mythe.
108
Cf. M. Richir, FPL, p. 108. « La figuration de ce qui y serait chaque fois celle d’un
“objet” possible glisse sans relâche dans la temporalisation en langage, demeure en arrière-
fond, comme virtuelle n’ayant d’effet dans la temporalisation que de ne pas se réaliser.
Alavi 181

nous n’avons d’abord affaire qu’à du non-figuré saisi dans sa mobilité, par
exemple les gestes, les mimiques du Leibkörper, ou les tons de la voix, tous
« éléments » qui relèvent de la présence109. Ils se coulent dans la
temporalisation en présence du langage, et contribuent ainsi à « dire » ou
suggérer le sens qui s’élabore. Et non certes, à la façon dont les signifiants
renvoient aux signifiés : nous y perdrions cette fluidité temporalisante.
Cet enchaînement de figurabilités est donc coextensif (mais non
identique) au déroulement des signes phénoménologiques, lui aussi en
temporalisation sans maintenant assignable. Ainsi le jeu de comédien fait
(du) sens, « dans le recroisement incessant entre le projet du sens qui reste
à dire et la rétention du sens qui a été dit »110. Ceci, donc, par le caractère
transitionnel de la vie scénique. Grâce auquel, de surcroît, nous ne sommes
plus simplement en rapport avec un comédien perçu en Wahrnehmung, avec
la suite séquentielle de ses mouvements et de ses paroles, mais bien avec le
personnage de Richard III, pour autant que le « charme » de l’intrigue, le
fil du sens en présence qui palpite en elle, avec ces phantasíai perceptives
pour relais, n’est pas interrompu.
Dès lors, cette transitionnalité est également ce qui ouvre à
l’infigurable111 qu’est le référent du sens in fieri, à savoir ici, l’intimité de
ce personnage que le comédien incarne112. Le sens cherche à dire au fil
d’une temporalisation de langage une Sachlichkeit infigurable. Autrement,
il ne serait que sens de lui-même, et nous ne saurions prévenir son implosion
identitaire, en une circularité dont rien de nouveau ne serait susceptible de
surgir. Aussi le sens doit-il toujours composer avec son autre. Dans la
musique, pour filer à nouveau l’exemple, il y a toujours quelque chose qui,
« au sein de ses phénomènes de langage », ne relève précisément pas du
langage. C’est ce qui

Cela, comme si dans la figuration des phantasiai perceptives n’avait en ce cas jamais “le
temps” (qui serait temps de présent) de s’accomplir ».
109
Et sont néanmoins, en quelque sorte, indicateurs de l’« espace » du dedans, révélateurs
des mouvements de l’âme, de ce que Richir nomme parfois leur musicalité.
110
S. Finetti, « La phantasia “perceptive” dans le champ esthétique », Eikasia. Revista de
Filosofía, Septembre, 2015.
111
Cf. M. Richir, FPL, p. 18 : « Le paradoxe central de la phantasia “perceptive” est donc
qu’à travers la figurabilité plus ou moins raffinée ou grossière de l’“objet” (transitionnel)
“perçu” en phantasia (il n’y a pas encore d’imagination parce qu’il n’y a pas encore de
Bildsujet…), par la médiation de cette figurabilité est aussi “perçu” quelque chose de
radicalement infigurable, dérobé à toute intuition perceptive ou imaginative. ».
112
M. Richir, Sur le sublime et le soi, Variations II, Association pour la Promotion de la
Phénoménologie, coll. Mémoires des Annales de Phénoménologie IX, Amiens, 2011,
p. 119 : « Ils constituent les parties indéfiniment figurables des phantasiai perceptives,
ouvrant, dans leurs dynamiques, à leurs parts infigurables. Eux aussi font “espace”, lui
donnent une forme évolutive qui révèle le dedans “spatial” mais non spatial, et qui constitue
un style ».
182 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

y constitue le « référent », et n’est rien d’autre que la « vie » extraordinairement


complexe et fugace de l’« âme », de la psyché en général, de celle-là même qui
constitue le compositeur, non pas tant comme X ou Y que comme humain, avec,
certes, l’énigme radicale de sa singularité, qui est le style inimitable
(spéculairement) d’un imprévisible qui lui appartient irréductiblement, et que
nous avons toujours à redécouvrir113.

Or, cet infigurable hors langage n’est pas placé, à l’instar de la référence
fixée par le régime philosophique, en situation d’extériorité absolue par
rapport à la Sinnbildung ; mais au contraire, est impliqué (certes
virtuellement) en lui, entre en résonnance avec lui, et ce, par la médiation
de ces phantasíai perceptives114. Infigurabilité de la référence impliquée
non intentionnellement dans une figurabilité toujours coextensive du sens
en mouvement : définitivement, nous sommes au plus loin du régime de
pensée identitaire.
En outre, il convient de souligner que ces phantasíai perceptives ne sont
pas absentes du sens se faisant au sein d’une conscience éveillée, bien que
sans médium esthétique – il ne s’agit plus, certes, de dire le sens à travers
des figurabilités qui seraient potentielles ou actuelles. D’une part, le versant
infigurable de ces mêmes phantasíai perceptives demeure opérant,
notamment les affections qu’elles enveloppent, relais nécessaires à
l’énonciation115. Et on ne saurait, d’autre part, faire entièrement l’économie
d’une implication toute virtuelle de ces figurabilités, dans la mesure où elles
ouvrent, nous l’avons vu, à la référence du sens se faisant. C’est bien de
cette façon qu’elles demeurent des « relais » nécessaires à la Sinnbildung,
par le fait qu’elles laissent (virtuellement donc) « transparaître »
l’infigurable que ce sens cherche à dire – et qui ce faisant élabore, comme
nous le verrons, une forme de « réponse ».
Dans tous les cas, il apparaît clairement que la pensée ne pense jamais
seulement en mots, mais en lambeaux de sens et en phantasíai perceptives.

113
M. Richir, « De la « perception » musicale… », Filigrane n° 2 : Traces d’invisible,
Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005.
114
« De la sorte, encore, ce “dehors” infigurable est ce en quoi pour ainsi dire “se reflètent”
les phantasiai primitives qui, pour leur part, ne sont pas a priori “au dehors’, extérieures
au langage, puisque ce sont elles que le langage reprend en les modifiant en phantasiai
perceptives dont la figurabilité est au moins virtuelle », M. Richir, FPL, p. 67.
115
« Considérons d’abord les modulations des affections dans le langage : outre qu’on peut
y voir les nuances affectives qui font rechercher « le mot » ou « l’expression juste », elles
constituent le « bougé » ou les mouvements « vibratoires » des phantasiai perceptives du
langage, qui, tout à la fois, les empêchent de se fixer sur un présent où il y aurait
intentionnalité doxique et éventuellement figuration intuitive reconnaissable, et les
attestent par cette mobilité même, alors qu’elles sont virtuellement figurables. », M. Richir,
FPL, p. 95.
Alavi 183

UNE LANGUE NON-IDENTITAIRE : LE MYTHE ?

À présent, nous pouvons reprendre le cours de notre réflexion portant sur


les insuffisances du régime de pensée « philosophique », en tant que pensée
de l’être comme « identité à soi », servie par une langue essentiellement
dénotative. Cette mise à jour du langage phénoménologique conduit, selon
nous, à relativiser la pensée philosophique en elle-même, à l’éveiller à une
instance critique au-dedans d’elle-même : instance propre à l’inquiéter, à
être plus prudent sur l’apparente évidence de son exercice, mais aussi à la
démultiplier116.
Il ne s’agit en effet que d’une langue, symboliquement instituée. Et plus
largement d’un régime de pensée possible, mais dont l’effectivité réside
bien moins dans l’expression ajustée du sens se façonnant à mesure, que
dans la prise de connaissance d’une extériorité (et l’ordonnancement
systématique de cette extériorité), voire plus simplement, la transmission de
ces connaissances sédimentées dans la communication d’un état-de-chose
ou d’un état-de-fait – soit donc, après l’implosion et la fixation de ce
langage. Il convient simplement de ne pas l’arracher au registre qui en fonde
la validité.
La pensée philosophique identifie des êtres. Or, le sens de langage, en
lui-même, est aussi infigurable que son référent117. Considéré comme tel, il
ne connaît pas l’interruption coextensive de l’institution d’un présent, il ne
se laisse pas prendre, du fait de sa polysémie et de ses métamorphoses, à un
travail de clarification univoque (le long d’un Logos harmonique), enfin il
demeure toujours travaillé par une sorte d’écart interne duquel se soutient,
précisément, son rythme et sa plurivocité. Tout en lui conteste l’auto-
coïncidence, comme en témoignent les difficultés auxquelles nous sommes
soumis dès lors que nous cherchons à énoncer en langue une pensée inédite
ou passablement complexe118. Nous ne saurions cependant nous passer de
l’usage d’une langue119, et du régime de pensée dont elle est l’emblème.

116
M. Richir, EP, p. 456.
117
Bien que se trouvant toujours relayé, serait-ce implicitement, par des figurabilités, c’est-
à-dire des figurations prises en phantasía, virtuelles (pensée « pure ») potentielles et
actuelles (phénomène de langage esthétique).
118
« Et il faut parfois beaucoup de torsions et de contorsions de la langue commune pour
y retrouver un équivalent passable, reconnaissable, d’une bizarrerie civilisée, disciplinée
ou apprivoisée par la langue […] », M. Richir, EP, p. 468.
119
« Or sans institution de langue, il n’est pas de mise en langage musical possible : il n’y
a plus que le silence, l’ennui, le bruit (la cacophonie), la dérision, ou l’arbitraire. Et s’il y a
encore, dans tout cela, quelque chose à dire, c’est le vide, la dévastation, la désertification
qui prend très souvent l’allure du cauchemar, ou du “bruissement de l’il y a” », M. Richir,
« De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane n° 2 : Traces d’invisible, ed.
Delatour, Le Vallier/Sampzon, 2005. Toujours je fais du sens en mettant en jeu le système
184 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Seulement, cette langue, dès lors qu’elle cherche à dire le sens qui se fait –
et c’est bien là ce qui est en jeu dans toute phase de présence, qu’elle relève
de l’esthétique ou de la « pensée pure » –, doit justement veiller à lui
demeurer fidèle chemin faisant. Et donc devenir fluide et labile, afin de ne
pas déclencher l’interruption du langage sur une position quelconque120.
Exigence, tant pour les figurabilités121 (au reste elles-mêmes toujours
colonisées par des codes symboliques) relayant le sens, que pour les
concepts qui « analysent »122 ce dernier, de se maintenir à l’état
transitionnel, par quoi en effet ils peuvent tous ensemble habiter,
virtuellement, le rythme du langage.
Il y a alors bel et bien loyauté de la langue à son « vouloir dire », dans la
mesure où nous mettons l’expression dans les pas du sens se faisant123. En

des signes, et plus profondément les opérateurs de ce même système ; j’utilise donc plus ou
moins bien les ressources de ma langue, avec les mots et les règles d’enchaînements
institués par le « bon » usage. Chaque régime de pensée, en effet, à sa façon propre
d’employer ses différents opératoires.
En parlant, j’enchaîne temporellement (dans un phénomène de langage) des intentions de
signification, qu’il s’agit de fluidifier à mesure, suivant le rythme du phénomène. Chez
Richir, cela implique l’harmonisation d’au moins deux processus schématiques
(schématisme de langage et schématisme de la répétition se répétant) ; nous n’entrerons pas
dans cette difficile question.
120
M. Richir, FPL, p. 195. « C’est donc aussi “se couler” dans la temporalisation en
présence qui s’amorce, comme s’il s’agissait tout à la fois de l’assister et d’y assister », et
sans l’interrompre. C’est à cette condition que le vouloir dire dira vraiment quelque chose
(le sens). ».
121
C’est une affaire de doigté. D’autant plus délicate pour l’artiste (et parfois son public),
qu’il ne s’agit pas seulement pour lui d’accorder ses concepts (ses codes), mais aussi des
figurabilités (certes codées elles-mêmes), de les couler tous ensemble dans les rythmes du
sens. L’artiste module ses figurations en objets transitionnels, tout comme la conscience
vigile ses concepts (les figurabilités sont en effet tenues en lisière). Je n’entends pas les
signes linguistiques, dans des perceptions qui se réaliseraient chaque fois au présent. Ceux-
ci, à l’instar des notes de musique, sont transitionnels, donc perçus en phantasia, et
fluidifiés au gré des rythmes de la présence. Même si les concepts se contentent de clignoter
entre le signe « saussurien » (propre à l’analyse structurale) et le signe phénoménologique,
là où les figurabilités elles, tout en suggérant le sens, ouvrent à son référent hors langage.
122
Car telle est en effet la fonction de nos concepts : analyser à mesure le sens se faisant,
soit les péripéties de notre pensée, d’un langage qui, répétons-le, ne saurait être reconduit
in extenso à l’opération de dénotation. Celle-ci est moins « linguistique » (au sens de ce
qui pourrait ressortir d’une énonciation se faisant) que discursive : « Et l’on comprend
qu’en eux-mêmes, les opérateurs de monstration ne sont proprement pas nécessairement
linguistiques, puisque, quand ils montrent des figurations intuitives, c’est par recouvrement
des significations de concept et des significativités doxiques intentionnelles. », M. Richir,
FPL, p. 79. Concernant cette analyse proprement dites (décomposition et recomposition du
sens par des opérateurs de langue), voir M. Richir, FPL, pp. 188-189.
123
M. Richir, FPL, p. 202. « Tout au contraire, trouver le concept dont l’opération donne
accès au sens, c’est trouver… le point d’entrée propre à la langue et susceptible de faire
vivre (se temporaliser en se schématisant) ce sens, d’accompagner, comme nous le disions,
Alavi 185

elle, nous cherchons nos mots, nos concepts opérateurs pour les accorder
aux lambeaux du sens qui s’enchaînent dans leurs creux, enchaînements que
nous tentons de suivre sans les marquer au pas, que nous reprenons sans les
fixer : nous épousons leur jeu à même celui de nos opérations successives.
L’un semble se faire dans le prolongement de l’autre. Par là seulement, il
peut dire fidèlement le sens qui glisse entre ses concepts.
Il est vrai que le premier risque à conjurer est celui d’une hypostase du
règne de l’identité. Dire le sens de langage, en effet, suppose l’usage d’une
langue plus labile, plus souple que celle de l’être, car les mots en tant
qu’opérateurs du sens124, doivent habiter ce même langage (à distance),
précautionneusement, en se gardant de le faire imploser en identité(s). Il
s’agira donc d’employer nos concepts de façon à prévenir tant la saturation,
qui signerait l’achèvement illusoire de la Sinnbildung, que le nivellement
de ce même sens à une seule portée, le privant de ses résonances avec
d’autres amorces de sens (Wesen de langage). Et de cette fidélité au sens,
n’en va-t-il pas au fond, de la pensée à l’œuvre dans l’élaboration poétique,
musicale, mais aussi purement théorique – jusqu’à inclure peut-être, le
« faire » propre à la création mathématique – et finalement, mythique ?
Toutefois, la prise en considération du mythe, ou plutôt du régime de
pensée des sociétés mythiques125, nous invite à redéfinir les implications de
cette fidélité au phénomène de langage. Nous constaterons bientôt que le
récit mythique, la pensée qui s’y déploie, met explicitement en œuvre le
refus du principe d’identité, en ce qu’elle reproduit symboliquement (c’est-
à-dire au cœur de son récit lui-même) la non-coïncidence à soi inhérente
aux phases de langage126.
Entendons-nous bien : la langue, ici, ne s’emploie pas simplement à
laisser le langage s’épancher sans déformation, à se rendre transitionnelle

le faire du sens qui n’est pas opération… La difficulté de l’expression linguistique juste,
pour qu’elle n’en vienne pas à parler “à vide”, est donc toujours de ne pas “perdre le
contact” avec le sens qui se fait et qui constitue ici la Sache selbst […] ».
124
« Directement » (ce qui ne doit pas préjuger du hiatus architectonique entre langue et
langage) dans la pensée « pure », conscience vigile où les figurabilités ne sont que
virtuelles ; sinon par la médiation de figurabilités esthétiques (potentielles et actuelles), qui
sont, dans l’œuvre d’art, les relais à travers lesquels le sens peut se dire, et qui dès lors,
constituent « l’objet » même de cette analyse ou de cette codification ; ainsi les sons, par
nos codes musicaux, les images, par les conventions poétiques, etc.
125
Et certes, que nous pouvons seulement reconstituer a posteriori. Le sens, à notre ère,
s’en est comme évaporé, n’offrant guère aux contemporains – sauf peut-être s’il s’agit de
philologues friands de reconstitutions historiques, rompus à leurs narrations – que des
codes symboliques inintelligibles et de l’anecdote résiduelle (figurations, et non
figurabilités).
126
Dans la mesure où la pensée codée en mythe « semble rouvrir l’accès », per se et à
même ses opérations conceptuelles (codant des figurabilités), « aux phénomènes de
langage comme temporalisation des sens en vue d’eux-mêmes », M. Richir, EP, p. 456.
186 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

pour donner à entre-apercevoir son rythme, ainsi que ses ressources


inconscientes que sont les Wesen sauvages. Nous avons plutôt affaire à une
remontée du langage au sein de la langue, appelée à réaliser leur
recouvrement architectonique. En effet il ne s’agit plus pour la seconde
d’être suffisamment labile et transpassible afin de pouvoir se « couler »
dans le rythme du sens ; mais bien de l’absorber en son sein, faisant d’elle
une langue empâtée de langage127.
Or, ce mimétisme, assimilant pour ainsi dire les propriétés du langage,
correspond selon nous à une véritable trahison de la Sinnbildung, en ce qu’il
a d’infigurable et de radicalement a-symbolique. C’est oublier en effet que
toujours le sens procède128, dans les termes de Richir, du « moment » du
sublime ; raison pour laquelle il ne se laissera jamais circonscrire ou
enfermé, tant par des énoncés en langue129 que par des figurabilités130. Ce
double hiatus, départageant à la fois les concrétudes d’un même registre, et
ce dernier de sa base phénoménologique, n’a tout simplement plus lieu
d’être en régime de pensée mythique131. Dans la mesure où le langage ne
s’y distingue plus tout à fait d’une certaine langue en action (qui en absorbe
grossièrement les propriétés saillantes), et que les lambeaux de sens y sont
inséparables de leurs figurabilités, pareil régime fait de la construction
d’une intrigue – soit l’agencement de figurabilités elles-mêmes
symboliquement codifiées – le lieu exclusif du déploiement du sens.
Impossible dans ces conditions de se confronter à cette dualité
d’infigurables que constituent la Sinnbildung et son référent hors langage.
Et c’est d’ailleurs ce rejet, ou du moins cette mise en sourdine de
l’insondable et du sublime comme tels, qui constitue selon nous la principale
faille de ce régime de pensée, au regard de l’exigence qui est la nôtre132 :

127
En effet, pour autant que la pensée mythique s’exprime de façon privilégiée dans les
récits : nous verrons que ceux-ci ne se contentent pas de faire jouer en métamorphoses – au
fil de leur récitation ou de leur élaboration – les figurabilités des phantasiai, mais qu’ils
exposent dans leur intrigue même les transformations des choses et des êtres. Sans parler
même de l’usage explicite qu’ils font de la polysémie renfermée par certains noms
(notamment les noms propres), tenant lieu de ressort pour de nouvelles péripéties.
128
C’est-à-dire du point de vue d’une phénoménologie génétique.
129
Nulle intrigue ne saurait l’épuiser – sans compter que les aperceptions de langue opèrent
toujours après coup, en décalage par rapport au temps de la présence sans présent
assignable.
130
Qui certes lui sont consubstantielles, mais en écart par rapport à ses lambeaux (sans
correspondance terme à terme en effet).
131
En vérité, cela n’adviendra qu’avec l’émergence des régimes de pensée ultérieurs.
132
Car il va sans dire que ce rejet ne traduit pas une défaillance qui grèverait l’économie
symbolique des pensées mythiques. Au contraire même : il s’agit là d’une stratégie
constitutive de cette pensée. Tant il est vrai que celle-ci ne saurait s’engager, à l’inverse de
notre pensée philosophique, dans une entreprise heuristique : à savoir le dévoilement de la
Sache selbst.
Alavi 187

celle d’une description fidèle de la pensée en sa dimension


phénoménologique.
Laisser apparaître le langage133, ce n’est donc pas condenser celui-ci en
une langue qui en pasticherait la contexture, mais s’ouvrir à lui par tous les
pores de nos ressources linguistiques. Et ceci depuis la distance irréductible,
l’écart comme rien d’espace et de temps, qui sépare une langue (quel que
soit le régime dont elle procède) de sa base. Cette distance est ce qui permet
à la conscience éveillée de se placer au plus près d’un sens qui dès lors
trans-paraît134, dans sa sublimité pour ainsi dire. De fait, nous ne saurions
récupérer sans reste, sur le plan linguistique, le faire du sens en tant que tel :
pareille entreprise ne déboucherait que sur un ensevelissement de
l’infigurable, tant en amont (la question initiatrice, le surgissement de
quelque chose qui ne va pas de soi, et à laquelle le sens fait référence) qu’en
aval (le phénomène de langage comme réponse, faisant suite au moment du
sublime). Enfouissement qui gauchit et mutile la Sinnbildung, en le privant
de la tension qui l’anime, comme nous le verrons135.
Ce dont souffre la pensée mythique, c’est de toujours recoder en ses
termes (symboliques) la non-coïncidence à soi, tant du sens que de sa
question. Une telle pensée ne saurait se mesurer à la « problématicité »
comme telle, comme ce qui brise l’évidence et ouvre à un tissu
d’interrogations inépuisables, celles-là mêmes qui inspirent des résolutions
toutes provisoires, qu’il nous faut incessamment reprendre ou corriger.
Nous lui préférerons donc, en dernière analyse, un régime de pensée136 plus

133
Il faut, dit Richir, « travailler poétiquement la langue pour qu’elle laisse apparaître le
paradoxe du langage, à savoir le transit du sens à travers l’enchaînement de phantasiai
perceptives ». M. Richir, FPL, p. 47. Il s’agit de laisser transparaître le langage ; en son
rythme, en sa polysémie, mais aussi, paradoxalement, en son infigurabilité – son excès par
rapport à toute expression en langue ou en figurabilité.
134
M. Richir, PE, p. 364 : « au fond, la mimèsis de la chaîne verbale à l’égard du sens se
faisant revient à faire, de la langue, de la distribution temporalisante de ses aperceptions,
un rythme susceptible d’être transpassible au rythme schématique du sens se faisant, à
l’écart ou “par derrière” le rythme de la chaîne verbale […] l’écart entre les aperceptions
de langue […] et les complexes de rétentions-protentions de sens se faisant “par-derrière
en langage”, est irréductible et infranchissable ».
135
Aussi la pensée mythique nous paraît-elle finalement plus proche de la masse inchoative
du langage, masse d’embryons qui peut-être échoueront à se fissurer en phénomènes de
langage. Or, décalquer le langage en tant que masse, ce n’est certainement pas libérer le
sens comme phénomène opérant, aventureux, tensionnel. C’est pourquoi Richir a souvent
rapproché l’élaboration si paradoxale du sens mythique, de la pensée du rêve – dont nous
avons dit quelques mots en ouverture. Sans l’épreuve du sublime, le langage peine à
s’élaborer en une phase véritable, et nous en restons donc, comme en rêve, à des
mouvements ingressifs voire à des avortons de sens.
136
Régime, en effet. Nous voyons bien que ce n’est pas seulement une affaire de langue ;
il est tout autant question de notre rapport au sublime – notion sur laquelle il nous faudra
bien sûr revenir.
188 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

apte à laisser transparaître le phénomène de langage en son débordement


(et avec lui, la « question » dont il procède), autrement dit depuis son écart
par rapport à n’importe quelle langue. Être fidèle au sens, c’est bien se
mettre à son école en se confrontant à une infigurabilité foncière ; plutôt que
de le capturer dans les figurabilités codifiées d’une intrigue, et ainsi de ruser
avec lui. Or, à ce titre, il nous semble que la pensée poétique – et déjà celle
des Tragiques grecs – fait bien montre de cette fidélité.
Mais commençons par le mythe.

LA PENSÉE MYTHIQUE DANS SA RELATION AU LANGAGE, ENTRE MIMÈSIS


ET CLOISONNEMENT

LE SENS DU MYTHE : UN FIL HARMONIQUE

Le corpus mythique137 recouvre chez Richir un vaste ensemble de récits


fondateurs, énoncés au sein de ce que Pierre Clastres nommait des sociétés
contre l’État – encore « sauvages » ou « innocentes » pourrait-on dire (sans
doute trop conventionnellement), dans la mesure où aucune chefferie n’a
été investie pour disposer de la « violence légitime »138 –, et récits dont les

137
Des mythes, Richir distingue les récits « mythico-mythologiques ». Ils possèdent les
mêmes traits formels que les mythes, à ceci près qu’ils visent à élaborer la question globale
de l’institution du monde et de la société. Autrement dit, il y sera toujours question de
fonder symboliquement la légitimité d’un lignage royal, et par conséquent aussi du pouvoir
coercitif des rois (de l’Un) sur la société. Nous assistons en eux à la « sublimisation »
(positive et négative) de certains « êtres » des mythes au rang de dieux et de héros, les
seconds étant associés aux premiers par leur généalogie – à l’inverse du nivellement
ontologique dont procède le mythe, et sur lequel nous reviendrons sous peu. Sur la pensée
mythologique, voir M. Richir, La naissance des dieux, ed. Hachette, coll. Essais du XXe
siècle, Paris, 1995.
138
La pensée mythique est bien celle d’humains qui pensent contre l’« Un » ou l’« État » :
« l’Un (et le pouvoir coercitif) constituant pour eux le risque de l’imposition de l’institution
symbolique en le “trou noir” d’un chaos d’où l’on risque de ne plus jamais pouvoir revenir,
c’est contre ce risque que la pensée mythique ne cesse de se reprendre, en droit à l’infini,
en multipliant ses “expériences de pensée” où chaque fois, à l’occasion d’un problème
particulier, elle fait comme si l’institution symbolique se précédait elle-même pour se
réengendrer, en se recodant à l’intérieur d’elle-même », M. Richir, La naissance des dieux,
ed. Hachette, coll. Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 38. Si donc la pensée mythique, au
fil de son intrigue, justifie toujours la société, elle ne franchit jamais le point de non-retour,
qui serait la légitimation du joug exercé, sur cette société, par une autorité quelconque.
« L’idée d’un État ou d’un pouvoir coercitif est, dans l’institution symbolique de la pensée
mythique, aussi dangereuse et absurde que ce que consisterait pour nous, mutatis mutandis,
une société sans pouvoir et sans autorité, le plus souvent synonyme de l’horreur ou de
l’anarchie ». Sacha Carlson, « L’essence du phénomène. La pensée de Marc Richir face à
la tradition phénoménologique. », in Eikasia, septembre 2010. À cette hantise de la
Alavi 189

multiples péripéties, toutes riches en métamorphoses, tant celles des


personnages que des situations dans lesquelles ils se trouvent, paraissent
servir de prétexte à la « résolution » d’un problème symbolique local139. En
effet, le mythe s’efforce toujours de rendre compte de certaines
caractéristiques de l’institution (à laquelle il emprunte ses codes), de ses
éléments fondamentaux aussi bien que triviaux, en apparence. Il pourra
s’agir aussi bien de retracer l’origine du feu et de la pluie, que la succession
d’événements ayant permis la création d’un instrument quelconque.
Partant, il rend sens à ce qui en semblait dépourvu de prime abord ; à ce qui,
au sein de la Stiftung symbolique, en ce champ où tout paraît subsister dans
son évidence, suscitait notre perplexité, comme n’allant pas de soi –
souffrant pour l’heure de ne pas être ajusté harmonieusement aux cadres de
ladite institution140. Et tout l’enjeu pour la pensée (le langage) qui se déploie
au prisme du mythe, prise à ses concrétudes, mais également aux termes
d’une langue141 inhérente à ce régime de pensée, est de progresser à mesure
dans le récit (par métamorphoses ou revirements des lambeaux de sens ;
cependant associés, en contrepoint, aux métamorphoses et revirements des
figurabilités phantastiques, codifiées de manière à évoquer les êtres et les
péripéties mythiques de l’intrigue), et ainsi de « rouvrir, entre tout cela, dans

dislocation (le « trou noir ») la pensée mythique oppose, comme un fétiche protecteur, la
circularité de son auto-engendrement symbolique. D’une façon pour le moins paradoxale,
cette pensée prolixe et apparemment désordonnée ne cesse cependant de se reprendre contre
ce qui pourrait la disloquer – c’est-à-dire, aussi, contre le sublime, qui excède par définition
les termes de n’importe quelle Stiftung. Nous reviendrons sur cette question cruciale.
139
« Il s’agit d’un récit en lequel se cherche le sens, donc la légitimation symbolique d’un
problème symbolique local qui se pose à la société sans que, par-là, ce soit son ordre
symbolique global qui soit en cause. Le plus souvent, le mythe part d’une transgression de
ce genre, apparemment très éloignée du problème à résoudre, qui y introduit un discord
dont l’accord recherché doit amener, au fil des péripéties, des événements mythiques, à la
résolution du problème. », M. Richir, EP, p. 415.
140
Au moins provisoirement, avant d’être à son tour quadrillé symboliquement. Cependant,
de tels codes nous paraîtront le plus souvent opaques, et la solution qu’ils proposent, n’être
tout au plus un ersatz d’explication ; au fond, toujours plus ou moins irrationnelle, pour la
simple raison que nous ne vivons pas sous un tel régime de pensée.
141
Y a-t-il ici, comme nous l’avons soutenu pour les autres formes de phases de sens, un
hiatus entre le faire de la langue, et celui du langage sur lequel toute langue fait fond,
procédant à ses découpages ? Rappelons que la langue mythique tend à récupérer le langage
en son sein, en le pastichant par ses codes. Mais en outre, le langage est comme enlisé dans
cette langue, dans l’intrigue ainsi narrée. Il est vrai que la déperdition de cette dimension
du sens (de langage) ferait tomber le récit dans l’abîme d’une succession en images ; ses
revirements (rétentions/ protentions) font vivre, en présence, les transformations qui ont lieu
dans le récit, et qui n’en sont que les échos. Mais le sens ne déborde pas sur cette fonction
de fil conducteur du récit : il est lui-même enchaîné à l’enchaînement des figurabilités qui
procède de lui – et que les codes symboliques découpent et civilisent (sans qu’il y ait
fixation au présent).
190 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

leur concert pour nous paradoxal, quelque chose du sens qu’elle


cherche »142 ; pour finalement résoudre son discord initial, via l’ajustement
réciproque des termes du récit.
Le sens s’élabore à même le développement d’une intrigue. Il est ce fil
qui la transit et l’organise en récit, agence les figurabilités (toujours déjà
codées) des phantasíai perceptives, en les empêchant de sombrer pas à pas
dans l’anecdote, laquelle serait consécutive à leur fixation (sur un
maintenant). Et la Sinnbildung ne cesse de préciser sa teneur tout au long
de ce déploiement en présence. Les mythes, sur leur versant
phénoménologique, c’est-à-dire dans l’expérience, toujours processuelle,
que nous en faisons143, sont donc des phénomènes de langage. Ils
entretissent, en vue d’y faire poindre le sens qu’ils cherchent, toute une série
de figurabilités144, qui sont les figurations virtuelles des péripéties et des
êtres du récit ; lesquels à leur tour, sans se cristalliser au sein des
représentations imaginaires, affleurent bel et bien à même ces
« figurations » paradoxales que charrie tout le récit se faisant, et ce, pour
autant qu’ils sont suscités, de façon suggestive, par les codes symboliques
de la pensée mythique145. Or, ces éléments figurables (et non figurés) dans
le récit mythique apparaissent, nous le verrons, comme les « traces »
authentiques, ou encore les « échos » fidèles, au registre de la langue146, des
concrétudes à l’œuvre dans ce phénomène de langage, tant des signes
phénoménologiques que des phantasíai perceptives, dont ils reprennent en
effet certains traits. Ainsi, les figurabilités mythiques, en raison des codes
qui les cisellent et les civilisent, semblent au plus près du sens se faisant147.
Nous ne tarderons pas à constater que cette apparente proximité n’est
finalement qu’un leurre. Il nous faut cependant évoquer quelques

142
M. Richir, EP, p. 416.
143
Pour autant que la dimension expérientielle du mythe (qu’il soit écouté, raconté, ou
inventé) repose sur l’épaisseur concrète de son enchaînement, et sur le sens qui en sourd.
On ne saurait ainsi désigner une scansion d’images apparemment sans lien entre elles.
144
Actuelles et potentielles, contrairement aux relais de la pensée « pure » : « Toujours
articulé en récit, il enchaîne à tout le moins des figurabilités, figure, si l’on veut, une
“histoire” (mythos) », M. Richir, FPL, p. 242.
145
M. Richir, FPL, p. 245 : « tout mythe s’inscrit dans les cadres toujours déjà codés de
telle ou telle institution symbolique. ». Et c’est ainsi que les figurabilités sont « toujours
déjà plus ou moins déterminées (codées) et “suggèrent” tel ou tel être manifestement
fictif. »
146
C’est-à-dire au niveau de l’intrigue symbolique qui les met en scène.
147
Il faut reconnaître que, par leur mobilité et leur hybridation constante, les êtres et les
situations qui émergent dans le récit mythique ne sont pas sans évoquer le jeu revirant des
phantasiai perceptives et des lambeaux du sens se faisant comme tel, ainsi que la polysémie
dont tout signe phénoménologique est chargé. Dans le mythe, leurs figurabilités (passées à
l’actualité) sont codées façon à suggérer des êtres protéiformes, en transformation
constante, et finalement réfractaires au principe d’identité.
Alavi 191

considérations préalables :
– Soulignons d’abord que le récit (dimension symbolique) ne serait que
pure anecdote si le sens (dimension phénoménologique), la fluence propre
au sens se faisant, cette phase de présence au sein de laquelle les éléments
du récit peuvent eux-mêmes « fluer » en figurabilités, et qui s’élabore au
creux de son intrigue, cessait de l’animer148.
– Ajoutons que la pensée, en cette institution, est toujours « imagée ».
De la même façon qu’en poésie, le conteur doit faire passer à l’actualité des
figurabilités, toutes virtuelles au sein de la pensée pure, mais ici appelées à
dire le sens149 ; et ceci par le prisme de certains codes, à l’aune desquels,
sans rien sacrifier de leur transitionnalité, ces figurabilités peuvent être
distinguées à même la temporalisation ondoyante du récit que nous
élaborons/écoutons, comme figurabilités de certains êtres, suggérant ceux-
là mêmes, et non tels autres, par ailleurs des êtres mythiques, et non pas
romanesques ou poétiques, etc150.
– Du même coup, pour les hommes de cette Stiftung, la seule expression
en langue des phénomènes de langage est le mythos151. Et le mythe corsète,
pour ainsi dire, le sens de ces phénomènes, qui ne paraît pas pouvoir en
excéder la lettre, c’est-à-dire son intrigue, l’organisation narrative de
figurabilités qui, dès lors, ne sont plus à même d’ouvrir sur le champ des
phénomènes hors langage. Comme si l’intrigue devait être sans dehors,
privée de cette « référence » que constitue l’altérité infigurable du sens (lui-
même infigurable) à l’œuvre dans tel ou tel phénomène esthétique. Ainsi,
par exemple, de l’intimité insondable de notre vie affective, dans une
composition musicale un tant soit peu ambitieuse, mais aussi dans la poésie

148
M. Richir, FPL, p. 234. « Ce sens passerait en entier dans l’anecdote si toutes les
phantasiai de langage passaient de la virtualité à l’actualité et de là, se transposaient en
imaginations. On aurait alors affaire à une simple succession de présents intentionnels
d’imaginations, tout à fait contingents, dont le sens se serait évaporé, en vertu de ce qui
serait par là son incohérence. ». Voir aussi notre la note 141.
149
Dans tout phénomène de langage esthétique, nous pouvons attester de cette
transitionnalité ombreuse des figurabilités, qui permet tant aux notes de musique qu’aux
personnages de se couler dans la fluence du sens, mais pour ainsi l’exprimer par leur prisme
– et laisser du même coup transparaître l’infigurable.
150
Ainsi les figurabilités se voient différemment codées suivant le régime de pensée, soit
donc par l’institution symbolique qui les découpe et les polit (quoiqu’il faille aussi tenir
compte de l’aisthesis qui est la leur). Il y a ainsi bien des façons de dire le sens en
figurabilités.
151
Ce régime « n’a pas d’autre “moyen” que le récit pour “traduire” en langue les
phantasiai perceptives de son langage. » M. Richir, FPL, p. 246. Le sens de langage se
trouve ainsi enlisé dans l’intrigue, c’est-à-dire dans l’enchaînement des figurabilités
(toujours codifiées).
192 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

des Tragiques. Référence qui manque au récit mythique152.


Toujours est-il que nous avons bien affaire à un récit – dont le contenu
ne laisse pas de susciter certaines ambiguïtés.
Que raconte-t-il, au juste ? Des « événements imaginaires » pris, pour
parler comme Husserl, comme s’ils étaient des événements réels ? Voyons-
nous la phantasía s’y transposer en imagination, c’est-à-dire en Darstellung
visuelle de personnages et de situations ? Bien au contraire : la figurabilité
déterminée des phantasíai enchaînées au fil du récit n’est pas celle d’une
image claire et distincte, fixée dans un présent intentionnel153. Elle
comporte une part considérable d’obscurité (n’intégrant que le minimum de
figuration afin de rendre possible sa transposition en Bildobjekt154), et se
déploie de façon prodigieusement rapide et labile, précédant sur le plan
architectonique le travail de figuration proprement dit, autrement dit de
présentification155. Or,

le fait qu’il y ait, dans ces figurabilités indécises, comme des amorces avortées
d’imaginations, et pareillement, comme des amorces avortées (…) de présents
qui s’évanouissent aussitôt que surgis, est corrélatif du fait que ces figurabilités
sont emportées dans une fluidité fondamentale156.

152
« Les êtres, sans intériorité propre, n’ont de signification que symbolique, dans la
“logique” de leur enchaînement au fil d’une intrigue, et sont par conséquent dépourvus de
tout ce que nous nommons aujourd’hui psychologie, ce qui ne veut pas dire dépourvu de
tout désir et de toute passion… », M. Richir, La Naissance des dieux, ed. Hachette, coll.
Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 37. Or, c’est en raison de cette absence d’intimité
véritable, que tous les « êtres » (astres, plantes, fleuves, phénomènes météorologiques, etc.)
d’un tel récit, peuvent cohabiter, sans différence de statut, dans un même monde, comme
« agents » ou « patients » de la narration, et que des métamorphoses peuvent se produire
des uns aux autres.
153
M. Richir, FPL, p. 210 : « Parler du centaure ne signifie certes pas “le représenter en
image”, mais seulement suggérer sa figuration : c’est éveiller pour et dans la pensée une
figurabilité vague, qui a déjà un certain sens, mais où il n’y a pas, à l’origine, de Bildobjekt,
ni même apparence “perceptive” d’un Bildsujet, d’un objet précisément imaginé, et cela
explique sans doute en partie la tendance à le réduire à un “être” symbolique, à une sorte
de “quasi-signe” chez les structuralistes. ». Notons qu’il en va ici du mythe comme du récit
romanesque ou poétique. Il nous faudra donc spécifier plus avant la façon dont le récit
mythique code ses figurabilités.
154
M. Richir, FPL, p. 36.
155
On retrouve ici les propriétés saillantes de la phantasia : son caractère protéiforme,
blitzhaft et essentiellement fugace, nébuleux. Comme si, de la sorte, la figurabilité ne
laissait ni la place ni le temps pour la figuration : « Le mythe, en effet, se temporalise en
récit, c’est-à-dire en langage, sans que les épisodes racontés, et qui s’enchaînent en
présence, ne constituent quelque réalité présente, puisqu’ils consistent en figurabilités
instables et en métamorphoses de phantasiai perceptives de l’infigurable. », FPL, p.256.
156
M. Richir, FPL, p. 212. Et non seulement dans cette fluidité, mais aussi, nous le verrons,
« dans une plasticité fondamentale. »
Alavi 193

Nous ne saurions les dissocier de la coulée temporalisatrice dont ils


procèdent, et grâce à laquelle ces figurabilités n’ont pas le temps de
caillebotter en figurations intuitives. C’est dire, en termes plus concrets, que
le conteur de mythes, à l’instar de ses auditeurs, ne se représente pas ce qui
est raconté à mesure que le récit se déroule – le cas échéant, ils court-
circuiteraient le mouvement de sa temporalisation en présence, et perdraient
du même coup le fil de l’intrigue157.
De cette manière, donc, le récit en forme mythique temporalise bien un
sens en présence sans maintenant assignable, en le façonnant à travers les
multiples transformations de ses figurabilités158. Il y a donc bel et bien un fil
à suivre, et qui transpose les apparitions pures du champ le plus archaïque
de l’expérience humaine, en aperceptions mutuellement réglées de
phantasía, lesquelles ne sont pas encore des images, mais leur possibilité –
et possibilité ouverte par la fission d’une amorce de sens, et la Sinnbildung
qui en est le déploiement subséquent159. Au fil du sens se faisant, nous
sommes conviés à nous tenir dans le metaxu entre la positionnalité d’une
figuration anecdotique160, et la non-positionnalité radicale de la phantasía
en tant que telle – dimension infigurable, s’il en est. Le récit mythique,
comme toute pièce artistique, comme tout morceau de création considéré
dans son déploiement expérientiel, ouvre une aire transitionnelle161 qui n’est

157
« Tout comme dans l’écoute d’une pièce musicale, et les scènes imaginairement
transposées en images, donc en présents intentionnels successifs, deviendraient
incompréhensibles dans leurs enchaînements », M. Richir, « Narrativité, temporalité et
événements dans la pensée mythique », in Annales de phénoménologie, n° 1, 2002, p. 153-
169. Cette transposition ne s’opère que si nous décrochons, pour ainsi dire, de
l’enchaînement du récit, si nous en perdons le fil en cours de route, car c’est bien au sein
d’un tel mouvement que le sens se déploie, par et en creux de l’ourdissage de ses
figurabilités, qui en sont les relais expressifs.
158
M. Richir, FPL, p. 73. « Les phantasiai perceptives, virtuelles ou non, sont, dans le cas
où elles surgissent, aussitôt évanouies, ne réapparaissent en quelque sorte qu’en
métamorphoses et revirements (“péripéties”) les disposant comme protentions et rétentions
du sens se faisant […] ». Revirements des rétentions et protentions qui se trouvent donc
marqués, phénoménologiquement, dans les phantasiai perceptives. Toutefois, les
« transformations » dont nous parlons concernent aussi bien les êtres du récit qu’évoque la
partie figurable de ces phantasiai – et nous reviendrons bientôt sur leurs métamorphoses.
159
Cf. M. Richir, FPL, p. 19.
160
« Tout sens comporte en lui-même et du même coup – virtuellement, potentiellement
ou actuellement – de l’anecdote et du dire : cela irréductiblement et originairement. Un
dire sans anecdote est un dire qui ne dirait rien (de sensé) et une anecdote sans dire serait
purement contingente, c’est-à-dire factuelle et complètement dépourvue de sens… »,
M. Richir, FPL. Sans « dire », c’est-à-dire sans fil conducteur.
161
« Ainsi l’art […] n’est-il, à sa manière et un sens rien d’autre qu’une façon, en réalité
étonnante, de “stabiliser” la phantasia perceptive en une sorte de multiplicité d’entre-aide
de phantasiai perceptives, qui constitue l’aire transitionnelle pour l’“objet” transitionnel
en quoi consiste l’œuvre exécutée ou interprétée. » M. Richir, FPL, p. 24.
194 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

susceptible de s’évaporer que si le sens se fixe (avec l’achèvement du récit),


ou bien s’il échoue en cours d’élaboration et sombre dans l’Abgrund du hors
langage. Il s’agit donc, pour le récit mythique de même que pour tout
phénomène de langage, de conserver son porte-à-faux :

il n’y a pas de phantasía perceptive isolée qui serait contradictoirement au


présent parce qu’il n’y a que des phantasíai perceptives en présence, enchaînées
en langage, et en non-coïncidence avec soi162, tout comme le sens de langage
n’est jamais qu’en présence et en non-coïncidence avec soi, ce qu’il fait qu’il
puisse mûrir, croître se développer, passer toujours davantage de l’amorce (ou
des amorces) de sens au(x) sens en amorces, et en amorces indéfinies, épuisant
ses (leurs) possibilités, mais jamais totalement163.

La durée de vie d’un phénomène de langage dépend de « sa » capacité à


conjurer le risque de son implosion identitaire – il est vrai fatale – à
demeurer mobile, dans un constant mûrissement, et donc en porte-à-faux
par rapport à soi. Or, il semblerait que le mythe, comme œuvre collective et
incessamment retravaillée, semble profondément attaché à ce refus de
l’inertie et de l’auto-coïncidence :

En ce sens, le mythe est le récit d’une instabilité constitutive appelée à se


« résoudre », non pas en une stabilité finale et immuable, mais en une instabilité
harmonique qui ne peut perdurer que si l’harmonicité est en permanence
assurée par les actions humaines164.

C’est-à-dire, en premier lieu, par le remaniement de ces mêmes récits,


donc par de nouvelles Sinnbildungen. De fait, nous savons que le corpus
mythique, essentiellement oral, est soumis à d’infinies variations165, et que
les récits mythiques peuvent être, selon le récitant, « ornementés » de
nouveaux épisodes ou amputés de péripéties jugées inutiles166. Seulement,
Richir considère que ces refontes successives répondent toutes d’une
exigence symbolique, absolument intransigible pour les hommes de cette

162
Tout au contraire, « si, corrélativement, la phantasia coïncide avec soi, elle se réduit à
de l’imagination qui vise intentionnellement l’une ou l’autre significativité identifiable, que
l’objet visé du même coup soit figuré en intuition ou pas », M. Richir, FPTE, p. 330.
163
M. Richir, FPL, p. 31.
164
Ibid., p. 215.
165
« D’autant que, pour peu qu’il y ait suffisamment de vivacité d’esprit dans le groupe
pour la reprendre, la pensée mythique est interminable, instable, et dans cette mesure au
moins potentiellement intarissable : échappant à toute prise d’un soi visant à dire un sens,
elle est appelée à proliférer en elle-même, à constituer une sorte de bavardage du
langage… », M. Richir, FPL, p. 258. Et Richir de rappeler que Platon parlait déjà, dans le
Politique (269 b, 277 b-c), de la « masse monstrueuse des mythes ».
166
Cf. La Naissance des dieux, ed. Hachette, coll. Essais du XXe siècle, Paris, 1995, p. 25.
Alavi 195

Stiftung. Il s’agit là d’opérations constitutives du régime de pensée


mythique – et nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais ne discernerions-
nous pas d’emblée, en cette reprise jamais interrompue des mythes
fondamentaux, une forme transposée de la vie du sens ? De son glissement,
de jure infini, que rien, sinon l’illusion d’une ivresse saturante (ou bien un
accident « extérieur »), ne saurait interrompre ? Lequel glissement tire son
origine du porte-à-faux phénoménologique qui ne cesse de « pulser » au
cœur de leurs propres réélaborations ?
Nous devons toutefois nuancer cette hypothèse architectonique. Force
est de reconnaître en effet que ces corrections successives renvoient à une
nécessité impérieuse de (re)fondation, à une entreprise générale de
stabilisation, de boisage et de sédimentation, à un souci d’affermir les
piliers de l’institution symbolique, bien plus que de laisser éclore des
Sinnbildungen inédites.
Dans la mesure où le sens, placé sous le règne de ce régime de pensée,
est téléologiquement orienté vers la résolution des problèmes symboliques
qui ébranlent la société mythique, vers la suture de ses lacunes, par et dans
la mise en branle d’un sens in fieri167 ; et puisque le récit se trouve être le
seul recours pour l’expression de cette même Sinnbildung, récit dans lequel
se noue, à chaque fois, une intrigue symbolique ; il va de soi que le sens, au
sein de l’institution mythique, doit nécessairement tenir lieu de fil
conducteur pour cette même intrigue, qu’il s’emploie à construire, chemin
faisant168, depuis la mise en jeu d’un « problème symbolique », et de
manière telle qu’au gré de diverses transformations que le récit égrène l’une
après l’autre, le problème symbolique avance en lui-même jusqu’à ce qui
paraît comme sa « résolution » ; soit donc l’harmonisation de ses termes,
des figurabilités codifiées de l’intrigue, lesquelles trouvent toujours leurs
correspondants idoines au sein du monde ouvert par l’institution169.

167
« Dès lors, il faut dire aussi que la trame du récit en forme mythique est constituée par
les transformations symboliques de la mise en jeu initiale, qui, en travaillant les termes
codés (scil. des codifications des phantasiai perceptives) du problème amorcé, travaillent
du même coup à les accorder les uns aux autres de manière à “trouver” un accord qui
signifie la “résolution” du problème, c’est-à-dire sa mise en sens, sa Sinnbildung dans les
termes ainsi réélaborés de l’institution symbolique ». M. Richir, « Narrativité, temporalité
et événements dans la pensée mythique », in Annales de phénoménologie, n° 1, 2002,
p. 153-169.
168
On pourra ainsi définir le mythe comme le « récit d’une histoire (mythos) enchaînant
des figurabilités (des êtres et des actions possibles, mais non figurées pour autant en
imagination) au fil d’une intrigue ». M. Richir, FPL, p. 28. À condition d’admettre que
l’élaboration du sens est ce « fil » lui-même, ce qui sous-tend cet enchaînement.
169
« L’enchaînement du récit ne consiste pas en une succession simplement temporelle
d’“états” chaque fois présents, mais en un emboîtement, dans une seule phase de présence
sans présent assignable, d’états transitoires (et transitionnels) se précisant au fil de
l’intrigue jusqu’à atteindre l’état final – qui correspond généralement à une articulation
196 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Nous pressentons déjà les effets conservateurs, associés à un tel régime


de pensée. Effets aliénants mêmes, en ce que, nous le verrons, le sens n’y
excède jamais cette fonction de planificateur pour des figurabilités
auxquelles il semble pris d’une certaine manière, paraissant tout entier voué
à cet arrangement symbolique170. Dès lors, la prétendue fidélité de la langue,
et plus généralement du système de pensée mythique, aux phénomènes de
langage qu’il prétend exprimer, se trouve bien être sujette à caution :

Cela ne veut pas dire tout simplement que la langue y soit plus « proche » du
langage, qu’elle y soit en quelque sorte plus « phénoménologique ». Car le sens
du récit est toujours de réaccorder l’institution symbolique avec elle-même
depuis un discord initial (quelque chose qui « ne va pas de soi »), local dans le
cas du mythe […]. L’intrigue du récit est en ce sens une intrigue symbolique,
et les péripéties – métamorphoses, généalogies – n’ont de sens que par rapport
à elle171.

Non content de souligner l’attachement indissoluble du sens au récit qu’il


sous-tend, cette citation suggère également une forme de circularité – dans
l’impérieuse exigence de « réaccorder l’institution symbolique avec elle-
même » – louvoyant « dangereusement » du côté d’une pensée
« identitaire ». Seulement, l’ampleur cette menace ne saurait être évaluée à
sa juste valeur que depuis une perspective plus interne, sinon même
endogène à l’institution mythique. C’est pourquoi à présent, il nous faut
plonger dans les entrailles de ce régime de pensée, considéré en lui-même,
pour lui-même. Quitte à se laisser gagner, provisoirement, à l’illusion d’une
heureuse proximité avec les phases de langage.

« UNE LANGUE EMPÂTÉE DE LANGAGE » : DEUX ILLUSTRATIONS

Dans L’expérience du penser, Marc Richir s’est efforcé de subsumer


l’ensemble des pensées mythiques et mythologiques sous le terme de
« pensée en concrétion ». Il s’agissait pour lui de caractériser la teneur d’une
Stiftung dont le fonctionnement ne repose pas sur des « identités de
pensée », comme en philosophie, mais sur des concrétudes172 – ou plus

symbolique répondant d’un état réel du monde et de la société (les deux étant au reste
confondus dans ce type de pensée) », M. Richir, FPL, p. 215.
170
« [Cette institution] ne trouve pas à élaborer le sens autrement que par la mise en forme
de récit, qu’elle travaille avant tout avec des phantasiai perceptives. », M. Richir, FPL,
p. 228.
171
M. Richir, EP, p. 55sq.
172
« Plutôt donc que de parler d’“états” du “monde”, des “êtres” et des “choses”, voire
même des “êtres” et des “choses” eux-mêmes, tous concepts qui nous viennent de la
Alavi 197

justement leurs échos, depuis la langue mythique.


Entendons-nous bien : loin d’omettre ce faisant la provenance
symbolique de ses termes, Richir souhaitait simplement mettre en exergue
la spécificité d’un régime de pensée dont les codes paraissent être au plus
près de la contexture du langage. Au point que les êtres et les actions qu’il
découpe dans son opération (à savoir la construction d’une intrigue) tendent
à s’assimiler aux concrétudes même du sens se faisant, à ces Sachen prises
aux rythmes de leur phénoménalisation temporalisante – concrétudes et
phénoménalisation que les codes symboliques de la pensée mythique
auraient su reproduire et cristalliser comme telles.
C’est ainsi que nous découvririons, à même l’intrigue du récit173,
d’authentiques répliques du revirement des protentions/rétentions des
lambeaux de sens et de leurs relais phantastiques ; mais aussi de la
polysémie originaire dont chaque lambeau est chargé174. Au point qu’à
travers ces personnages chimériques, sans cesse engagés dans de nouvelles
métamorphoses, c’est comme si le langage lui-même se déployait dans sa
fluence175. La distorsion intrinsèque des signes du sens se faisant (et partant,
du sens tout entier, pour autant que nous persévérons dans sa recherche) se
voit, pour ainsi dire, fidèlement incarner par la non-identité à soi des êtres
du mythe176.
Il nous paraît judicieux d’indiquer en préambule les traits caractéristiques
des figurabilités mises en jeu dans ces récits :

Tout d’abord, tous les « êtres » impliqués non intentionnellement par les

philosophie, il vaut mieux parler de “concrétudes” qui, en tant qu’elles sont pensées et
pensables, mais aussi en tant qu’elles ne s’identifient pas purement aux signes de la langue,
“disent” ce que nous nommons des concrétudes ou des “êtres” (Wesen) de langage qui ne
sont pas des étants – mis en jeu et en mouvement dans les temporalisations/spatialisations
des sens en phases de présence ou en phénomènes de langage », M. Richir, EP, p. 54.
173
C’est-à-dire au sein de ce que suggèrent, du fait de leurs codifications, ses figurabilités
en leur mobilité.
174
Sans parler du porte-à-faux, ici « traduit » par l’inachèvement du mythe, comme nous
l’avons suggéré.
175
« C’est donc toujours comme si, dans la pensée en concrétion, la langue (et par là la
pensée) pensait son engendrement ou sa genèse à partir du langage, comme si les êtres
(Wesen) ou concrétude de langage étaient aussi propres à lui donner sa propre concrétion,
ses “points d’ancrage” concrets, à travers les métamorphoses des “êtres mythiques” dans
les récits mythiques », M. Richir, EP, p. 81.
176
Au demeurent, nous comprenons toute la distance qui sépare les pensées en concrétion
des pensées en abstraction. La philosophie classique, modèle de la pensée abstraite, postule
alternativement l’inexistence d’un langage « en deçà » de son institution en langue, et la
transparence de la seconde au premier. Tandis que les pensées en concrétion, c’est-à-dire
les phases de sens codées par le régime de pensée mythique, paraissent entrelacer l’une et
l’autre dans un même élan. Entrelacement, ou plutôt empâtement, pour reprendre le terme
de Richir.
198 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

figurabilités des mythes sont pour ainsi dire sur le même plan, et jouent, à ce
titre, ensemble : qu’il s’agisse d’éléments (air, feu, terre, eau), de fleuves,
d’astres, d’animaux, de plantes ou d’hommes, ils sont par surcroît d’une
extrême fluidité, laquelle rend possible leurs métamorphoses réciproques. Ils
peuvent même paraître composites et très changeants dans leurs hybridations
qui sont des sortes de « chimérisations177.

Nous retiendrons, pour l’heure, cette fluidité et cette plurivocité des


personnages du mythe. Reste à mettre ces déterminations à l’épreuve d’un
récit.
En guise d’illustration, nous reprendrons l’analyse de Richir portant sur
le « mythe de référence » que parcourt Lévi-Strauss dans les
Mythologiques. Il s’agit d’un récit bororo narrant une sorte d’Œdipe indien.
Un père oblige son fils à subir mille tourments, à titre de châtiment pour la
transgression (à l’initial du mythe) dont il s’est rendu coupable : le viol de
sa mère. Tout au long de ces épreuves, le fils est assisté par la grand-mère
qu’il retrouve après un exil particulièrement difficile. L’extrait ci-dessous
fait suite à son retour au village :

Cependant, le héros songe à se venger. Un jour qu’il se promène en forêt avec


son petit frère, il casse une branche de l’arbre api, ramifiée comme des
andouillers. Agissant sur les instructions de son frère aîné, l’enfant sollicite et
obtient de leur père qu’il ordonne une chasse collective ; transformé en petit
rongeur mea, il repère sans se faire voir l’endroit où son père s’est mis à l’affût.
Le héros arme alors son front des faux andouillers, se change en cerf, et charge
son père avec une telle impétuosité qu’il l’embroche. Toujours galopant, il se
dirige vers un lac où il précipite sa victime. Aussitôt, celle-ci est dévorée par
les esprits buigoé qui sont des poissons cannibales. Du macabre festin, il ne
reste au fond de l’eau que les ossements décharnés, et les poumons qui
surnagent, sous forme de plantes aquatiques dont les feuilles, dit-on,
ressemblent à des poumons.
Le héros déclara : « Je ne veux plus vivre avec les Orarimugu qui m’ont
maltraité, et pour me venger d’eux et de mon père, je leur enverrai le vent, le
froid et la pluie. ». Alors, il conduisit sa grand-mère dans un beau et lointain
pays (scil. dans le ciel, formant la constellation du corbeau), et revint punir les
Indiens de la façon qu’il avait dite178.

L’élément le plus saillant de cet extrait est pour nous le codage successif
en métamorphoses des figurabilités, qui insensiblement nous conduisent

177
M. Richir, FPL, p. 243. Notons déjà que de ces êtres, le mythe ne retient que la part
figurable, c’est-à-dire codifiée (car la langue ne peut guère analyser que le langage). Lui
échappe donc le versant infigurable de ces Wesen.
178
C. Lévi-Strauss, Mythologiques I : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 45. Cité dans
M. Richir, EP, pp. 416-417.
Alavi 199

vers la « résolution » du problème – à savoir l’origine du vent, du froid et


de la pluie, qui arrivent quand paraît dans le ciel la constellation du corbeau.
Métamorphose du frère cadet en petit rongeur, double métamorphose du
héros en cerf, et de là en constellation, métamorphose du père en plante
aquatique, métamorphose de la grand-mère en constellation, et
métamorphose des « esprits buigoé » en poissons cannibales179. Autant de
péripéties au rythme desquelles l’intrigue paraît avancer. Elles scandent les
« étapes » ou les jalons du fil narratif, du sens qui s’y déploie. Or, si le récit
a un sens, ces péripéties en sont également pourvues, même si le plus
souvent un tel sens échappe à notre entendement. Il suffit de considérer que
les métamorphoses correspondent, dans les entrailles phénoménologiques
du récit, aux revirements du sens se faisant, eux-mêmes marqués dans les
phantasíai perceptives180.
Au sein du mythe, les figurabilités de ces phantasíai ne sont plus
simplement virtuelles, bien qu’elles demeurent toujours fuligineuses et
transitionnelles – telle est en effet leur nature. En raison du caractère méta-
ou pseudomorphique que leur impriment les codes symboliques, les êtres
qu’elles suggèrent, hybrides et protéiformes, conservent quelque chose
encore des revirements clignotants de la base. Si bien que le récit qui les
convoque tend à récupérer en son sein cet indice de non-coïncidence qu’est
le balancement des rétentions et des protentions.
Et ainsi ce régime de pensée paraît-il énoncer explicitement, dans sa
langue, le porte-à-faux du phénomène de langage, et de ses concrétudes.

Au fond, tous les êtres et actions de ce champ ne relèvent même pas du principe
d’identité […] ils sont fluents et fluctuants, composites en leur figurabilité
même181.

Il n’y a donc aucune place pour des étants dans ce champ, où la question
de l’être – dont on voit qu’elle communique en profondeur avec la question
179
Ce qui en retour, empêche ce foisonnement de métamorphoses d’imploser dans
l’anarchie, « ce qui semble retenir les mythes de leur dispersion insensée, où ils seraient
chaque fois des cas singuliers, c’est… l’homogénéité remarquable qui fait être ensemble
sans différenciation en genres et espèces selon quelque critère en fait déjà ontologique, les
êtres et actions mis en jeu en eux. » (M. Richir, FPL, p. 218). Ce ne sont pas ici, les héros
et les dieux qui cohabitent, mais les héros et les êtres que nous recodons, pour notre part,
comme « naturels » (animaux, plantes, étoiles, phénomènes météorologiques), mais qui,
dans cette institution symbolique, n’ont pas un tel statut.
180
« Dans la mesure où “péripétie” veut à peu près dire “événement imprévu”, la péripétie
est, dans le récit, la trace de ce qui se joue, dans le phénomène de langage, comme
revirement entre protentions et rétentions, d’abord en phantasiai “perceptives”
(figurables), ensuite et par là même en les lambeaux de sens dont celles-ci sont les supports
phénoménologiques », M. Richir, FPL, p. 213.
181
M. Richir, FPL, p. 273. Nous soulignons.
200 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

de « l’en tant que » – ne se pose pas182.


Cependant, nous rencontrons ici le paradoxe d’un récit enchevêtrant
deux mouvements temporalisants. Récit d’événements « phantastiques », et
dès lors soutenus par une présence sans maintenant ; mais présence qui est
également « traversée par une successivité », à savoir « les instants (qui ne
sont pas de l’instantané) des métamorphoses »183. C’est là un témoignage
supplémentaire du fait que toute phase de langage entrecroise, en
permanence, dimensions « phénoménologique » et « symbolique »184.
Ainsi, les métamorphoses des personnages que dessinent fugitivement
les figurabilités du récit en leur procès balancent entre deux pôles : pour une
part enchaînée selon la logique du récit (la circularité de sa genèse, sur
laquelle nous reviendrons bientôt) et en congruence avec les codages
symboliques des êtres métamorphiques ici mis en scène – figurabilités qui
sont donc quadrillées par le récit185 ; mais pour une part brusques,
discontinues, trahissant leur origine phénoménologique, à savoir le champ
de la phantasía (pure)186. Sans l’un ou l’autre de ces deux pôles, nous
n’aurions affaire qu’à une scansion de figurations anecdotiques, ou bien au
balbutiement insensé de sens encore inchoatifs, tout au plus « en amorce ».
C’est dire que, si les « instants des métamorphoses » reposent, comme nous
182
Rappelons que « dans l’élaboration symbolique de la langue philosophique, toute
métamorphose ou engendrement mutuels des êtres (sont) interdits par l’identité et la non-
contradiction », M. Richir, EP, p. 63. En effet tel ou tel « être » mythique livré à des
métamorphoses successives évoque une concrétion de langage, bien plutôt qu’un étant
« détaché » ou « extérieur », en tant que réalité (ousia) dénoté par la langue. « Ce
détachement, qui est l’œuvre de la philosophie, leur fait perdre leur cohésion, fait donc
apparaître leur incohérence du point de vue du logos philosophique, et il n’y a donc, ni dans
les êtres mythiques ni dans les dieux, quelque sens d’être que ce soit… Leur prêter un sens
d’être, c’est précisément être victime, en quelque sorte, de l’illusion transcendantale propre
à la langue philosophique », Ibid., p. 79.
183
M. Richir, FPL, p. 213. « Instants » qu’il faudrait interpréter comme autant de phases
de présent, celles-là mêmes que scande et distribue le schématisme de la répétition se
répétant. Sur cette intrication schématique du présent et de la présence, nous ne pouvons
que renvoyer le lecteur à l’ensemble des Fragments phénoménologiques sur le langage.
184
Quoique la première, rappelons-le une dernière fois, toujours laisse de traces au creux
de la seconde. Mais ici, le symbolique paraît même chercher à reproduire, aussi
scrupuleusement que possible, la Gehalt des phénomènes de langage.
185
Nous aurons compris que le concept opératoire le plus massivement impliqué dans ce
régime était l’opérateur de transformation, ou de métamorphose. Précisons cependant que
ce champ symbolique « reste ouvert à l’invention et à l’élaboration symbolique (= sa
langue est indéfiniment en voie de constitution, jamais fixée dans une totalité de
“mythèmes” possibles qui serait close), quoique ce soit à l’intérieur de certaines limites,
dont la principale est la non-identité à soi des êtres et des actions, et par conséquent la non-
nécessité du principe de contradiction. », Ibid., p. 231.
186
Les « êtres » mis en jeu dans ces récits sont aussi « métastables » que les phantasiai, et
par conséquent, non proprement présents à la conscience elle-même comme conscience
qui, par un travail de présentification en image, viserait intentionnellement des objets.
Alavi 201

l’avons dit, sur la fluidité toute transitionnelle des phases de présence, ces
dernières en appellent à leur tour aux codes d’une langue (ici mythique), et
c’est en cette opération que réside l’essentiel de l’assistance que prête au
sens parti à l’aventure le soi du conteur, ou de l’auditeur s’inscrivant dans
son sillage.
Du même coup serions-nous tentés de postuler que les métamorphoses
dont ces êtres font l’objet, et la métastabilité qu’elles introduisent au cœur
de la langue187, renvoient également à la transpassibilité des signes
phénoménologiques d’une même phase à la masse du langage, au
« bourdonnement » de ses amorces. Nous savons que celle-ci se répercute
tout au long de l’aventure, pour en constituer la secrète ressource188. Et sans
doute, ce n’est qu’une telle réverbération architectonique

qui peut faire résonner, par en-dessous ou par derrière, des amorces de sens que
rien ne prédestinait, au départ, les unes aux autres, faisant ces êtres
composites… tellement caractéristiques de ce que l’on a nommé naïvement le
« merveilleux » mythique (tel personnage se transforme en crapaud, puis en
oiseau […])189.

Seulement, par quel procédé saurions-nous récupérer cette polysémie


phénoménologique au registre de la langue, c’est-à-dire depuis les
déterminations symboliques que le récit prescrit aux figurabilités tenant lieu
de relais pour ses lambeaux ?
S’il faut prévenir tout risque de confusion architectonique, en pointant
les registres respectifs des personnages (symboliques) et des concrétudes
(de langage), force est de constater cependant que les principaux
personnages du drame évoqué supra, le père et le fils, mais aussi la grand-
mère, sont des êtres composites, chargés de plusieurs directions de sens : le
lac où repose le père est aussi le séjour des morts ; le fils, qui subit les

187
Rendant ainsi particulièrement saillante son équivocité, sinon même sa plurivocité,
comme nous allons le voir.
188
Rappelons que « toutes les phantasiai “pures” à la lisière du langage ne sont pas
“reprises” en langage pour y être transformées en phantasiai perceptives ; […] par
conséquent, qu’il y a toujours, dans quelque phénomène de langage que ce soit, quelque
chose qui échappe au langage (des amorces de sens avortées ou des “strates” d’amorces de
sens qui avortent de ne pas avoir été “perçues” en phantasia) et qui cependant, comme
transpossible à tel ou tel phénomène de langage qui y reste secrètement transpassible,
contribue au sens de langage en jouant, de façon erratique par rapport à lui, à revers de sa
temporalisation en présence, c’est-à-dire en contribuant à sa polysémie en principe
indéfinie, en constituant les ressources toujours insoupçonnées de sa créativité »,
M. Richir, FPL, p. 26.
189
M. Richir, MP, p. 268. « Et c’est cela que, faute de l’avoir compris, on a mis sur le
compte de la “fantaisie” (de l’imagination, précisément débridée de la “rationalité” du
logos) », M. Richir, EP, p. 419.
202 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

tribulations de l’initiation, est aussi à la fois cerf et constellation, et la grand-


mère est l’une des étoiles de la constellation du corbeau. Tous se veulent
donc les échos des lambeaux du sens se faisant. En effet, les êtres convoqués
par ces figurabilités sont toujours déjà pris aux rets de multiples intrigues190,
de multiples sens, eux-mêmes condensés par leurs noms respectifs191. La
langue mythique, par l’intermédiaire de jeux de mots s’appuyant sur les
ressorts d’une polysémie (linguistique, et non phénoménologique), permet
de rendre, à son registre, quelque chose de la plurivocité, de la métastabilité
des concrétudes de langage192.
À titre d’exemple, toujours chez Richir :

Dans le premier chapitre de son beau petit ouvrage intitulé Langage et mythe,
Cassirer cite, pour illustrer la langue mythique, le mythe de Daphné : poursuivie
par Apollon, elle est sauvée par sa mère, la terre, en étant transformée en laurier.
Ce qui est caractéristique, souligne Cassirer, c’est que Daphné signifie à la fois
le rougeoiement de l’aurore et le laurier. C’est donc le fait que le mythe joue
sur la polysémie du mot pour mettre en parallèle la poursuite du rougeoiement
de l’aurore par le soleil levant (Phoebus) et la métamorphose de la jeune fille
en laurier, comme en une figuration réciproque. Comme si, à chaque lever du
jour, la jeune fille rougissait de la poursuite qui lui est infligée avant de
s’enfouir dans la terre, et comme si elle n’était accessible que comme fleur.
Entre rougeoiement et fleur, Apollon en est à chaque fois pour ses frais. C’est
là […] un bel exemple de pensée en concrétion, le mythe enchevêtrant à sa
manière le caractère éphémère du rougeoiement de l’aurore – véritable « état
du monde » (Wesen sauvage) – et une intrigue mettant en jeu le rapport de la
virilité à la féminité193.

Sans doute, ces codages paraîtront à nos yeux tout à fait arbitraires. Mais

190
« États du monde, des êtres et des choses, êtres et choses eux-mêmes s’y mêlent
inextricablement au fil d’un récit, ou plutôt de récits, sans qu’entre eux soient délimitées
des différences de statut. » M. Richir, EP, p. 56
191
« Pour le dire d’un mot, l’identité du nom n’est pas coextensive d’une identité de
“chose”, mais de l’ipséité d’un sens, ou plus généralement d’une ipséité rassemblant des
sens en faisceau, donc d’une ipséité comme condensé symbolique. Le nom ou l’aperception
d’un dieu est en ce sens un emblème non-identitaire de sens pluriels », M. Richir, « La
mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux », in Epokhé n° 5 : la
démesure, Grenoble J. Millon, 1995.
192
« Dans tout cela, il n’y a que la langue, en tant qu’elle est symboliquement instituée, qui
soit déterminée – et encore, pas absolument puisqu’il faut des jeux de mots et des jeux de
cratylisme pour dire le sens à travers les figurabilités du langage mythique, pour en rendre
la plasticité… » (M. Richir, FPL p. 224). Au reste, il nous faut indiquer que s’il y a, pour
Richir, une forme de cratylisme, « ce n’est pas par rapport à l’être (ousia) mais par rapport
au langage. Et ce cratylisme joue à plein dans la pensée en concrétion », M. Richir, EP,
p. 76.
193
M. Richir, EP, p. 53.
Alavi 203

il importe surtout d’être attentif à la plurivocité dont les mots ici font l’objet,
et à ce « cratylisme » de la langue, moins innocent qu’il n’y paraît, grâce
auquel plusieurs « lignes de sens » sont associées et condensées dans le nom
de la jeune fille ; comme si, à travers Daphné, ils étaient la même Sache194.
De même, Phoebus est-il simultanément astre solaire et divinité
intempérante195. Et c’est alors le langage qui semble affleurer en sa
polysémie phénoménologique d’origine.
Ainsi non content d’employer des opérateurs de métamorphoses, le récit,
c’est-à-dire l’expression en langue inhérente à un tel régime, laisse libre
cours à de véritables « fantaisies » linguistiques – « jeux de mots » ou
« divagations » qui ne sont certes pas dépourvus de profondeur, dans la
mesure où la langue s’efforce, par leur médiation, de se recoder à l’intérieur
d’elle-même pour retrouver, vaille que vaille, les « codages » souterrains
par lesquels les phases de langage s’élaborent196. Et c’est ainsi que le mythe
peut suggérer, à travers ses figurabilités (elles-mêmes expressives197 de son
sens) ces êtres labiles, protéiformes, en incessantes transformations – à
l’instar des concrétudes qui sertissent chaque phénomène de langage.
Dès lors, ne serions-nous pas au plus près du sens se faisant ? Ne
disposerions-nous pas, ici, des seules codifications aptes à exprimer le sens
in fieri sans le dévoyer (ou a fortiori l’interrompre), étant donné qu’ils en
épousent – ou plus justement, en imite – les revirements, la granularité, la

194
« Si les deux métamorphoses, la disparition de la rougeur dans la terre et le surgissement
du laurier, sont mises en écho, ce n’est pas, devons-nous penser, parce que l’esprit, se
plaisant au rapprochement, ou pris inconsciemment par une condensation, les “associerait”,
soit librement, au gré de la fantaisie, soi “inconsciemment”, au gré du processus primaire
– car l’association ne se conçoit que depuis une conception de la langue qui est la nôtre, où
les mots seraient originellement à l’écart de ce qu’ils signifient, et où les assonances ou
homonymies, dues à l’arbitraire du signe, seraient comme le matériau de la fantaisie ou du
processus primaire. » M. Richir, EP, p. 54.
195
« Sans qu’il s’agisse là de “figurations” rhétoriques qui ne sont concevables qu’à partir
du moment où a été fixé canoniquement, par l’identité de leur référence, le sens des mots.
Si Daphné a plusieurs sens, c’est là quelque chose d’originel dans la langue mythique. »
M. Richir, EP, p. 54.
196
« Jeux, on le sait, sur les “étymologies” et sur les “polysémies”, où la langue se recharge
de concrétudes, se met à distance de l’illusion de sa propre “saturation”, où elle en viendrait
à “marcher toute seule”. Se recharger de concrétudes, c’est précisément se rouvrir au champ
in-fini de transpassibilités mutuelles des êtres de langage, des sens, amorces de sens et sens
désamorcés », in « La mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux »,
Epokhé n° 5: la démesure, Grenoble, Jérôme Millon, 1995. C’est bien ainsi que Richir
entend reconsidérer le fameux « cratylisme » de la langue. Celui-ci « prend un sens tout
nouveau si, au lieu d’en situer l’ancrage dans une sorte de connaturalité de l’être et de la
langue, on en recherche l’origine dans les entrecroisements de la langue et du langage, dans
la manière dont la langue se charge de langage, c’est-à-dire de concrétudes […] ».
M. Richir, EP, p. 75.
197
Expressives en effet, puisqu’elles sont symboliquement codées.
204 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phénoménalisation enfin, en laquelle résonne le bourdonnement des


amorces de sens ? Ce serait dire aussi bien qu’il ne saurait y avoir de
meilleure expression, pour les Sinnbildungen, que le récit mythique.
Il est vrai que, dans l’espace ouvert par le mythe, on se prendrait à croire
que la langue adhère encore à son origine phénoménologique, comme si les
aperceptions de langue étaient sans distance par rapport au langage 198. Ce
n’est pas simplement que la langue demeure transpassible aux lambeaux du
sens se faisant, lui-même indissociable du fil de l’intrigue199 ; car il en va
bien ainsi pour chaque phénomène de langage s’incarnant dans une œuvre
narrative. La singularité réside dans le fait que les codes de la langue
mythique reproduisent, ou du moins s’efforcent de récupérer, dans la lettre
du récit, la contexture de ces lambeaux, avec la mobilité de leurs
revirements – bien loin de se contenter de dire le sens au moyen des
figurabilités qu’ils quadrillent et organisent en fonction de l’intrigue. Et
ainsi les codes du récit tendent à s’identifier, sans distance aucune, aux
concrétudes du langage dont ils seraient, a minima, les échos fidèles.
Les opérateurs de transformation, de même que les noms polysémiques
qui évoquent irrésistiblement le feuilletage des tracés du langage (tous ces
chemins transpossibles avec lesquels il lui faut toujours négocier)200, codent
des figurations virtuelles dès lors explicitement labiles et fluctuantes, en tant
que figurabilités d’êtres hybrides, protéiformes, se métamorphosant
incessamment au gré des péripéties (elles-mêmes figurables) du récit.
Toutefois, nous entendons défendre la thèse selon laquelle cette
codification des phantasíai perceptives, dans les termes du régime de pensée
mythique, trahirait, au regard de la perspective « loyaliste »201 qui est la
nôtre, la véritable nature du sens in fieri. Non qu’un tel découpage altère sa
foncière non-coïncidence. Il s’agit bien d’un régime de pensée non

198
Et cela nous semble être au fond tout le danger du cratylisme dont parle Richir :
récupérer la concrétude ainsi que la phénoménalité du langage dans le registre de la langue,
et partant abolir la relation de transpassibilité/transpossibilité qui jusqu’alors, faisant le lien
virtuel, ou le contact comme rien d’espace et de temps, entre deux niveaux architectoniques
en situation de résonnance – et seulement de résonance. Abolir cet écart, c’est d’une
certaine façon emprisonner le langage dans la langue du récit, et dès lors, dans les
figurabilités que ce dernier codifie. C’est du même coup révoquer l’infigurable.
199
Et ici confondu avec lui.
200
« Les résonances de diverses aperceptions de langue, par exemple à travers
l’homophonie ou la quasi-homophonie des signes, y paraissent, c’est l’essentiel, plus
originelles, comme si la langue y détenait ses secrets, que des simples rencontres
(phonétiques) de hasard – que nous jugeons telles depuis l’analyse linguistique […].
Autrement dit la pensée en concrétion rencontre, dans sa temporalisation, des nécessités
qu’il n’y a certes pas au plan purement linguistique, mais dont le sens paraît tel parce
qu’elles s’ancrent, plus profondément, dans le langage […] », M. Richir, EP, p. 77.
201
Car « phénoménologique », c’est-à-dire soucieuse du « contact » avec la Sache selbst
dont il est question, à chaque registre.
Alavi 205

identitaire, à la mesure du sens qu’il prétend imiter. Seulement, il s’enlise


dans ce qui nous semble être un mimétisme tronqué, fragmentaire, et ceci
parce qu’il néglige un caractère essentiel de son objet : le fait que le sens se
déploie en écart de nos énoncés linguistiques, et qu’il ne saurait donc se
trouver tout entier contenu dans une intrigue, comme embastillé dans ses
figurabilités flanquées de leurs codes symboliques. Car, ce faisant, non
seulement perdrions-nous la possibilité d’accueillir une multiplicité de
(re)lectures, de traductions possibles pour un même phénomène de
langage202 ; mais devrions-nous aussi renoncer, toujours déjà, à ce que le
sens cherche à dire ; à cette référence hors langage qui constitue sans doute
le point aveugle203 du régime de pensée mythique.

LE MYTHE ET L’EXPÉRIENCE MANQUÉE DU THAUMAZEIN

Rappelons que nous jouons, contre l’identité à soi des étants que nous
expérimentons, en tant qu’objets d’une visée intentionnelle, et candidats à
de possibles identifications par concepts ; la non-coïncidence du sens se
faisant, phénomène irréductible au « tout concret » intentionnel, dans la
mesure où lui met en échec les divers modes d’appréhension procédant de
la tautologie symbolique.
En effet, tous les indices de l’identité le dénaturent, en le court-
circuitant : aussi bien le présent vivant husserlien, sur fond duquel se
déploient nos visées doxiques et discursives, que l’univocité de ce qui serait
ainsi perçu ou désigné. Et sans doute il est vrai que la langue mythique
s’efforce de préserver ce double caractère, cette fluence et cette polysémie
inhérentes à tout phénomène de langage. Elle n’est donc pas aux prises avec
un référent de même nature qu’en régime identitaire : c’est une phase de
présence qu’elle s’efforcera d’exprimer. Il n’est pas sûr cependant qu’une
telle phase puisse, sans altération aucune, être ainsi récupérée en langue.
Rappelons également que les concrétudes et les rythmes du phénomène
de langage, n’échappent à leurs propres déformations204 stabilisatrices, que
dans la mesure où ce même phénomène persiste dans sa non-coïncidence
avec soi. Comme nous pensons l’avoir montré supra, c’est seulement en
raison de son porte-à-faux que le phénomène de langage peut demeurer

202
Une seule en refermerait le chiffre, et l’encapsulerait complètement. Or nul code selon
nous n’est apte à récupérer, dans ses énoncés (son « dit », au sens lévinassien), tout ce qui
fait la richesse des phénomènes de langage.
203
Il est tout à fait significatif que nous n’ayons rien pu révéler de l’infigurable auquel les
phantasiai seraient censées « ouvrir », du fait leur transitionnalité, et que le sens devrait
chercher à dire. Comme si la pensée mythique elle-même en interdisait l’accès.
204
Procédant d’une ou plusieurs transpositions architectoniques.
206 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

transpassible aux autres amorces de sens. Sa persistance est en outre le seul


gage de survie pour la temporalisation rythmée du sens se faisant, de sa vie
en ses condensations, ses dissipations et ses revirements.
Si rien, au plus intime et au plus archaïque de notre expérience ne
coïncide avec soi, il convient cependant de distinguer, par souci
architectonique, différents modes de non-coïncidence. Or, nous voilà ici
confrontés à une distorsion temporalisante, qui déploie à mesure
« l’espace » d’une présence où le sens se cherche – c’est-à-dire au sein de
laquelle s’élabore la phase, fluente, de son propre « dire » (au sens quasi
lévinassien du terme) – tout en se référant à quelque chose de radicalement
hétérogène à ce « dire » lui-même205.
Un tel « dire », il faut le souligner au risque de la redondance, ne relève
pas du champ enveloppé par l’institution symbolique. À ces registres,
doxiques ou discursifs, l’écart à soi du sens in fieri tend à se dissiper, du
moins à s’oublier, dans des complexes sédimentés de significativités
intentionnelles, ou dans la vacuité plus abstraite encore de nos concepts.
Transposé dans cette dernière forme, le sens fonctionne d’abord comme
opérateur d’identification, Bedeutung vouée à déterminer un
Vorhandensein. Et c’est là le signe que nous avons regagné206 le champ du
positionnel, au sein duquel notre expérience paraît invariablement attachée
à des identités, substrats ou concepts. Toute phase de sens finit toujours par
échouer sur les rivages du champ symbolique ; dont l’identité à soi est bien
l’emblème insigne, quoique peut-être seulement au cœur de nos régimes de
pensée. Dans les sociétés « mythiques » en effet, à l’issue de notre aventure,
nous n’achoppons pas sur une extériorité mondaine, stable et disponible, dès
lors passible d’une foule d’actes identificateurs : mais sur un ordre
symbolique privilégiant plutôt la cohésion de ses propres codes, une
véritable euphonie qu’il s’agit de préserver, ou plus justement, de refonder
incessamment.

CONTINGENCE, SCANDALE, RÉSOLUTION

C’est une heureuse « trouvaille » qui joue ici le rôle d’une implosion

205
M. Richir, FPL, p. 19. « Rappelons que tout phénomène de langage est schématisation
phénoménologique en présence d’un sens se faisant, et que ce sens, s’il est bien de langage,
est sens qui dit (à quelqu’un) quelque chose qui est autre que lui-même. ».
206
Champ qu’il nous faut reconquérir en effet, depuis une faille, et l’abîme de relative
indétermination auquel celle-ci a pu nous ouvrir. Faille ouverte à l’« instant » de notre
rencontre avec quelque chose de plus ou moins énigmatique (au regard de ce que
l’institution permet de penser – mais peut-être certaines énigmes sont-elles communes à
tous les régimes de pensée, se posent en chacun d’eux), une chose qui ne va pas de soi.
Alavi 207

identitaire : elle aussi se veut coextensive de l’achèvement du sens in fieri,


et par conséquent du récit. Elle est la « bonne » métamorphose, celle qui
« tombe juste » en ce qu’elle « résout » le problème posé au fil de
l’enchaînement des péripéties. Dans le mythe bororo, la transposition finale
ne paraît bonne que parce qu’elle amène un accord harmonique entre divers
codes qui étaient primitivement désaccordés207. Quoique ces codes nous
soient aujourd’hui parfaitement opaques, nous comprenons bien que cette
résolution du problème symbolique (l’initiation ne va pas de soi, ce « non-
aller-de-soi » étant codé par l’inceste initiale) ne paraissait « efficace » à ses
contemporains, que parce que l’encodage des termes du problème signifiait
leur accord harmonique208.
Alors seulement le sens paraît-il saturé de lui-même ; et, dès lors,
implose, en ce que nous avons pu nommer un « sens mort » ; dans la mesure
où le récit s’achève, et que l’ordre symbolique se voit rétabli, comme
expurgé de ce qui l’avait ébranlé. Richir soutient qu’il en va de même pour
toute institution symbolique « globale », sous tous les régimes de pensées.
Toujours, il s’agit pour elles de ne rien laisser dans l’incertitude, de ne rien
abandonner aux dissensions – du moins si celles-ci paraissent criantes, et
toucher aux fondements même de l’institution209 – quitte à raturer leur
origine210, afin que tout paraisse aller de soi.
Mais c’est dire, inversement, et sans se borner au régime mythique, que
le sens ne saurait naître à lui-même que si quelque chose comme une
dissonance surgit au cœur de l’institution symbolique :

Or ce qui l’a amorcé ne peut être qu’un thaumazein par telle ou telle chose ou
situation concrète et contingente, mais « frappante », « discordante »,
dérangeante, qui en tout cas, ne va pas de soi, qui, si elle n’était intégrée dans

207
« La transgression du code de l’initiation qui fait s’effectuer l’initiation autrement, et la
fait déboucher sur un code astronomico-météréologique : l’accord avec lui-même de cet
autre code de l’initiation résonne harmoniquement avec la mauvaise saison, ou celle-ci est
la contrepartie symbolique des cruautés de l’initiation », M. Richir, EP, p. 419.
208
Ici, la constellation du corbeau annonciatrice de la mauvaise saison apparaît comme la
contrepartie harmonique du rituel de l’initiation : à la cruauté du rituel répond la cruauté
de la mauvaise saison.
209
Questionnement qui est pourtant ce qui l’anime, ce qui la fait vivre, en l’empêchant de
revirer complètement en Gestell ; dégénérescence de l’institution qui devient machinale,
« pathologique, en ce qu’elle semble “penser” et “agir” à la place des hommes, se vider de
tout contenu vivant » (M. Richir, EP, p. 16) et par là, s’abandonner à ce qui semble à s’y
méprendre à une compulsion de répétition – ce qui est sans doute l’une des formes de ce
que Richir nomme « la barbarie dévastatrice du non-sens », Ibid.
210
Car il n’y a pas de Sinnstiftung sans Sinnbildung préalable (architectoniquement
parlant), et donc sans problématicité, comme nous allons le voir. La question du sens est
profondément liée à celle de la contingence, mais aussi peut-être, de façon moins locale,
mais aussi plus lancinante, aux grandes énigmes qui bercent toute civilisation.
208 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

un récit […] devrait laisser interdit, constituer une sorte de scandale


symbolique211.

Le champ des significativités instituées chavire alors, est du moins


ébranlé par la contingence d’une Sache qui, pour une raison quelconque,
nous interpelle : soit qu’elle ne trouve pas encore sa justification (locale)
dans l’ordre établi, soit qu’elle semble contrevenir à ce qui a déjà été
édifié212. Quoi qu’il en puisse être, nous voilà confrontés à une chose ou à
un état-de-fait perçus comme n’allant pas de soi, et ouvrant dès lors une
plaie béante à l’intérieur du champ symbolique, ce champ dont le caractère
constitutif est d’avoir, toujours déjà semble-t-il, fondé ou institué ce qu’il
enveloppe, en le déterminant en tant que tel ou tel. Si bien que tout semble
reposer dans son évidence. Seulement, la Sache, ainsi que la
phénoménologie s’est plu à le ressasser, ne se laisse jamais tout à fait
résorber dans les cadres d’une institution.
Ce scandale appelle, pour ainsi dire, à une élaboration de sens.
Comprenons d’abord qu’il la rend possible, et ceci dans la mesure où cette
épreuve de la contingence est précisément ce qui met à mal les « pensées
toutes faites » et déjà « disponibles », sédimentées sinon même canonisées,
du champ symbolique. Partant, elle exige bien plus qu’une répétition
savamment réglée, une formation singulière et même inédite – pour que de
cette contingence, il y ait pensée213. Ainsi s’ouvre, par ce discord, par cette
faille même, la possibilité d’un sens partant à la recherche de lui-même :
l’aventure du phénomène de langage. Et nous pouvons déjà noter que cette
ouverture est l’un des caractères constitutifs de ce que Richir nomme le
« moment »214 du sublime.

211
M. Richir, FPL, p. 250.
212
Tel est bien le sens de la contingence, à laquelle en vérité nous ne cessons d’être
confrontés, au cœur même de nos institutions (tout à la fois régime d’être, de praxis et de
pensée) : « Une des caractéristiques de la condition humaine est qu’elle ne va pas de soi,
que, jusque dans les détails les plus intimes et les plus infimes de la quotidienneté, elles
sont plus ou moins traversées, ou plutôt transies, de perplexités et d’interrogations »,
M. Richir, FPL, p. 247. Dans le régime mythique cependant, il s’agit en quelque façon
d’intégrer cette contingence, laquelle n’apparaît plus que comme une distorsion toute
provisoire.
213
« De la manière la plus générale et la plus dégagée qu’il est possible, par l’épochè
phénoménologique de présupposés, on peut dire qu’il y a pensée dès lors que quelque chose
ne va pas de soi, qu’il y a perplexité devant une question lancinante – depuis le plus
élémentaire dans le champ pratique jusqu’au plus complexe dans le champ “spéculatif” –
et mise en ordre de la question, mise en forme de problème à résoudre », M. Richir, « Vie
et Mort en phénoménologie », in Alter n° 2 : Temporalité et affection, Fontenay-aux-
Roses, 1994.
214
« Moment » en réalité instantané, comme l’exaiphnès platonicien. Et partant, hors
temps, foncièrement illocalisable : « Si le “moment” du sublime n’est pas un événement,
Alavi 209

La pensée aventureuse, les phases de sens, n’émergent que de cette faille


ouverte au cœur de l’institution ; et ne perdurent que si celle-ci demeure
béante, pour autant que quelque chose persiste à ne pas aller de soi.
Réciproquement, ce n’est que si le sens préserve sa non-coïncidence avec
lui-même que l’harmonie recherchée, en régime de pensée mythique, peut
demeurer un horizon régulateur, encore et toujours en attente de réalisation.
Si le sens implose, tout se résorbe dans la plénitude d’un champ symbolique
qui ne semble plus admettre de hiatus – à l’instant de cette résorption. Nous
comprenons alors que le « dire » du sens, ce dire qu’est le sens, n’a aucune
commune mesure avec les termes de l’institution symbolique. Il se déploie
au contraire dans ses brèches, dans ses creux, dans ses lacunes215 ; ne
procède pas du champ symbolique, comme ce qui tiendrait lieu d’une
impossible Archè ; et ne le vise pas non plus, comme ce qui vaudrait pour
son improbable Télos216. Le phénomène de langage en tant que tel ne répond
d’aucune tâche symbolique. Il n’est que son propre mouvement,
mouvement du sens vers lui-même217, toujours déjà parti à la recherche de
lui-même. Et c’est bien nous, hommes d’une institution dont nous ne
sommes pas tout à fait maîtres, qui lui prescrivons un horizon symbolique,
tel celui d’une eurythmie entre plusieurs codes. Nous qui lui fixons certaines
échéances218, ou un télos au contact duquel il lui faudra imploser.
Alors seulement, le sens se désintègre, où plus justement se fige, se
sédimente en langue – fusion ou effacement lui-même coextensif de la
résolution d’un discord, toujours local, dans un tel régime de pensée – et par
cette coagulation laisse échapper tout ce qui le caractérisait en propre. Mais
s’estompe du même coup la résonance virtuelle de la Sache219 que le sens

c’est qu’il est le commencement insituable de l’expérience, qui seule peut précisément le
“situer” après coup, dans un “avant” transcendantal », M. Richir, Variations sur le sublime
et le soi, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2010 – par suite noté VSS.
215
C’est pourquoi nous avons pu affirmer qu’il ne saurait être qu’« entre-aperçu ».
216
Ce n’est que sous sa forme implosée, transposée, qu’il participe du symbolique. De ipse,
il n’est rien d’autre que ce mouvement temporalisant de lui-même à lui-même, qui n’est
donc pas foncièrement a-téléologique (à l’instar du schématisme hors langage), mais qui
s’éploie au fil d’une téléologie sans concept. Nous verrons que la pensée mythique
contrevient à cette indépendance de principe.
217
Sans pour autant n’être que sens de lui-même, c’est là le paradoxe – au moins apparent
– qu’il nous faudra penser.
218
Au reste, que le sens puisse, en tant que tel, se prolonger indéfiniment, est doublement
révélateur : et de l’infinité (ou du moins l’indéfinité) de son référent, et de notre finitude
d’hommes, nous qui devons nécessairement en interrompre le procès. Quoique pareil sens
à l’état pur ne soit peut-être qu’une vue de l’esprit. Toujours, il lui faudra composer avec
les termes d’une institution symbolique – celle du mythe, de la poésie ou de la philosophie
– chacune ayant ses horizons, ainsi que ses propres échéances.
219
Et nous pressentons déjà que la « référence » du phénomène de langage ne coïncide pas
avec elle de la langue. Il ne s’agit ni d’un être ni d’un état-de-fait, suffisamment stables
210 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

cherche à dire, et qui relève encore d’un tout autre registre architectonique,
situé en amont, dirions-nous, des premières amorces de sens. C’est que la
plaie ouverte dans le champ symbolique est désormais suturée ; cette lacune,
depuis laquelle220 s’est vue tissée une phase de présence, sens de langage
fusant entre des mots (ou des figurabilités codées) qu’il fallait rendre eux-
mêmes coulants et subtils, et dont la référence n’était autre que cette Sache
prise en sa Sachlichkeit – cette lacune s’est pour ainsi dire refermée,
entraînant du même pas une (re)focalisation de notre pensée vers le seul
registre de l’institution symbolique. Nous voici donc emmurés dans le
présent d’une langue, qui se réfère essentiellement à des étants identiques à
eux-mêmes221 – sinon à des objets codifiés suivant les préceptes des sociétés
mythiques, tels que l’harmonie.
Dès lors, si l’organisation symbolique peut ainsi paraître rétablie (de
façon au moins provisoire), ce n’est qu’à la faveur d’un arasement de ces
différents registres, architectoniquement impliqués dans l’élaboration d’un
même sens : registre du hors-langage, registre des phénomènes de langage,
registre de la langue symboliquement instituée, tous trois entrelacés, sans
jamais se confondre pourtant222. Et la complexité de leur relation tient en
partie au fait que rien ne nous autorise à franchir les hiatus architectoniques
qui les séparent les uns des autres, « écarts comme rien d’espace et de
temps » qui tout à la fois préservent leur hétérogénéité, et garantissent
« l’implication virtuelle » de la strate la plus archaïque au sein du registre
directement issu de sa transposition.

LE « MOMENT » DU SUBLIME, CONDITION DE POSSIBILITÉ D’UN PHÉNOMÈNE


MULTIFACE

Qu’est-ce à dire, sinon que la pensée, prise à son déploiement singulier


« où » se temporalise un sens, doit nécessairement jouer sur plusieurs

pour être identifiables (il y faudrait, en effet, l’interruption de la temporalisation en


langage), et radicalement extérieurs au sens qui s’y rapporterait. Il y va au contraire, dans
le sens in fieri, d’une implication virtuelle de sa référence – laquelle est prise, selon Richir,
à des schématismes hors langage, encore plus instables que ceux du langage.
220
« Depuis » plutôt que « dans ». En effet, nous l’entendons plutôt comme un hiatus
vertical par rapport au registre de la langue, nous contraignant à reporter notre regard vers
la base phénoménologique de ce registre : le langage au sein duquel un sens s’élabore.
221
Et plus encore, ajouterions-nous : pensés comme identiques (quant à leur sens) aux
concepts qui les dénotent.
222
Richir parle à ce propos de « Spaltung dynamique » entre les différents registres de son
architectonique.
Alavi 211

portées à la fois223 ?
Nous ne pensons véritablement (c’est-à-dire en langage) que si nous
tenons ensemble ces trois registres, sans falsifier leur altérité réciproque.
Trop souvent en effet, nous voyons nos phases de présence se scléroser
prématurément dans des sens figés voire canoniques, et qui bientôt
s’enchaînent au rythme d’associations ne relevant déjà plus du phénomène
de langage224 ; ou bien sur l’autre versant, se perdre en cours de route pour
finalement sombrer dans le bruissement d’une « pensée » inchoative225.
Disons, en un mot, que le sens de langage ne se déploie sans réserve que si
ces deux autres dimensions demeurent opérantes, quoique toujours à
distance de ce dernier.
Il n’est aucunement certifié que la pensée mythique soit fidèle à ce
précepte. En elle, le risque est grand que la langue se substitue à ce qu’elle
prétend imiter, faisant fi de l’écart (comme rien d’espace et de temps) qui
devrait la tenir en respect du langage226. Comme si, loin de proposer une
autre conception de la référence que celle à l’œuvre dans l’institution
« platonicienne » (ou frégéenne), la pensée mythique cherchait à contourner
la difficulté en intériorisant les propriétés d’un langage – son registre basal
– que d’autres régimes chercheraient plutôt à exprimer depuis leur
différence ; comme si cette différence devait ici être abolie, la langue
mythique présumant être en état de récupérer le langage en son sein, et ainsi
de sceller en elle le chiffre du sens. Par là, nous pensons bien qu’elle réduit,
pour une large part, la complexité de la Sinnbildung qu’elle cherche à
énoncer, mais aussi qu’elle en refoule toute l’épaisseur virtuelle. Car c’est
la référence du langage227 qui se voit éconduite de surcroît, la concrétude
même de cette « contingence » qu’il s’agit de porter, tout à la fois en
présence (en langage) et en langue.
Pour ces cadres symboliques, dès lors, nous soutiendrons qu’il importe
de ne pas dévoyer la « téléologie sans concept » du sens in fieri, en saturant
223
Suivant la belle expression de Richir, reprise et explicitée par Pablo Posada Varela. Cf.
« Épochè hyperbolique et réduction architectonique », in Aux marges de la
phénoménologie. Lectures de Marc Richir, textes réunis et présentés par Sophie-Jan
Arrien, Jean-Sébastien Hardy et Jean-François Perrier, Paris, Hermann, coll. « Rue de La
Sorbonne », 2019, pp. 95-115. Et surtout : « Qu’est-ce que vivre sur plusieurs portées à la
fois ? Sens et pertinence d’une architectonique phénoménologique » in Divinatio nº47,
« Phenomenoly, Hermeneutics and Unfathomability », Spring-Summer 2019, pp. 75-101.
224
Rythme qui procède de l’inconscient symbolique (celui touché par Husserl), et non
phénoménologique – quoique ces associations puissent être considérées comme les traces,
au registre qui est le leur, de ce que Richir nomme les synthèses passives de second degré.
225
Dans laquelle bruissent justement des avortons de sens, désamorcés aussitôt qu’initiés.
226
Langage qu’elle est censée exprimer, et jouant donc le rôle d’un (il est vrai bien curieux)
référent, pour cette même langue.
227
Seulement elle n’occupe cette fonction de référent que pour autant que nous l’ayons
rencontrée comme telle, en tant que contingence.
212 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

celui-ci de leurs déterminations. Ce qui implique alors de lui laisser la


première place, la langue s’efforçant de s’accorder à son mouvement
aventureux, en veillant à ne pas l’oblitérer sous le poids de ses opérateurs,
tout en y faisant résonner sa référence. « Que tout tienne ensemble », tel
pourrait être le credo de celui qui s’efforce d’être fidèle au sens, un sens qui
perdrait sa substance à n’être considéré que sur un seul plan – comme cela
paraît être le cas depuis nos horizons symboliques. Là contre, en effet, il
faut prôner un désalignement228 des plus radicaux, dans la mesure où le sens
qui se fait, se fait d’autant plus « aventureux » qu’il se laisse virtuellement
« transir » – et cela au sein même de sa temporalisation sans présent
assignable – par les phénomènes et les concrétudes de registres qui lui sont
transpossibles229. Pluridimensionnalité faisant bien sûr toute l’originalité de
la phénoménologie richirienne. Le sens in fieri en fournit peut-être
l’illustration la plus probante.
Or, celui-ci ne se dégage dans sa plénitude de phénomène multistratifié
que par le court-circuit de l’omnipotence symbolique, seul susceptible de
faire apparaître le langage au premier plan230 ; et de là, les autres strates qui
s’y trouvent virtuellement impliquées.
Manière de dire qu’il y faut le « moment » du sublime, sous peine de
rester captif d’un alignement architectonique. Et c’est parce que ce
« moment », dans le récit mythique, est comme tenu en lisière, effacé
symboliquement, que les trois registres susmentionnés échouent à se
déployer de concert.
Tout ceci communique en effet avec la question du sublime, le sublime
comme « moment » déclencheur du sens se faisant231 : il est cet instantané,
coextensif de notre rencontre avec la contingence, qui « soulève la question

228
Sur cette question, nous prenons la liberté de renvoyer à un article de Pablo Posada
Varela : « L’excroissance des bords : désalignement transcendantal et phantasia »,
in Imagination et Affectivité. Perspectives phénoménologiques, István Fazakas & Karel
Novotny (éd.), Mémoire des Annales de Phénoménologie (à paraître).
229
Cf. M. Richir, FPTE, p. 97 : « Mais étant donné que le déploiement du sens est aussi,
par sa multistratification où opèrent des transpossibilités auxquelles le sens est
transpassible, une aventure […] ».
230
Seraient-ils seulement entraperçus, pour être aussitôt codifiés par quelque truchement
symbolique. Et nous verrons qu’il en va précisément ainsi dans le régime de pensée
mythique, ne faisant l’épreuve d’une telle rupture que pour aussitôt en conjurer les effets.
231
Toujours à l’œuvre dès lors que du sens s’amorce (et « virtuellement en fonction » tandis
qu’il s’élabore), il faut avant toute chose le dissocier de son interprétation « kantienne »,
qui tend à le confondre avec un « événement bouleversant ». C’est que la moindre
contingence peut suffire de jure à ouvrir une faille, dans ce qui jusqu’alors semblait
intégralement aller de soi – encore s’agit-il de lui demeurer « fidèle », tout au long du
parcours du sens, dont la Sache contingente constitue alors le « référent ».
Alavi 213

du sens »232. En tant que Leistung opérante au sein de notre collision avec
« ce qui ne va pas de soi », il accomplit, en vérité, une double tâche.
D’une part, il (plus exactement, l’événement dont ce « moment » est
coextensif) suspend, provisoirement, la plénitude du champ symbolique, en
y ouvrant des failles et en redirigeant notre regard vers ce que renferment
ces abîmes ; ce qui se joue et se déploie à l’écart du registre de la langue –
étant donné que nous cherchons à penser quelque chose qui ne se laisse pas
résorber immédiatement dans les évidences symboliques, comme il en irait
du remplissement d’un énoncé ad hoc. Partant, il nous met pour ainsi dire
en présence du phénoménologique qui ne cesse de battre « au creux » de
l’institué, nous reconduit au langage qui s’éploie « sous » la langue233.
Préposition et locution adverbiale que nous plaçons cependant entre
guillemets phénoménologiques, étant admis que les registres sont
systématiquement tenus en respect les uns des autres par des « écarts
comme rien d’espace et de temps »234.
Or, ce qui se présente à nous est bien le langage dans sa masse, et non le
champ des phénomènes hors langage. Car si le schématisme de langage
trouve ainsi à se déployer, c’est bien qu’il lui est permis de prendre appui
sur quelque amorce de sens. Dès lors, il convient de contester l’assimilation
pure et simple du sublime (ou de l’événement qu’il accompagne) à un
bouleversement destructeur235. Et cela suppose, du point de vue

232
Cf. M. Richir, VSS, p. 71. Mais précisons quelque peu. Le sublime n’est pas un vécu, à
proprement parler, et il n’advient pas non plus à un « moment » précis, puisqu’il est
préalable à toute temporalisation : « si le “moment” du sublime n’est pas un événement,
c’est qu’il est le commencement insituable de l’expérience, qui seule peut précisément le
“situer” après coup, dans un “avant” transcendantal » (VSS, p. 73). Autrement dit, le
« moment » du sublime est tout virtuel, quoique attestable dans le cours de l’expérience,
de façon indirecte ; dans la rencontre d’un événement, d’une contingence, d’une surprise,
et par suite dans l’attisement d’un sens nouveau, dont ces derniers peuvent constituer la
matrice.
233
« Le discord initial dont partent les récits communique bien, toujours, avec un moment
sublime, non pas certes au sens esthétique qu’en a retenu la philosophie, mais au sens
phénoménologique d’une épochè de langue. Le discord surgissant laisse toujours, un
“moment” (qui n’est pas un “instant” temporel, mais qui est en lui-même complexe), “sans
voix”, comme un problème qu’il est urgent de résoudre (au sens musical du mot, et qui
dépasse toujours le sens commun du groupe, et donc de sa langue : “moment” sublime où
la langue est suspendue et laisse proliférer le langage, dans la masse inchoative de ses
“êtres” qui se bousculent en foules […] ». M. Richir, EP, p. 72. Ces “êtres” sont des Wesen
de langage, soit des amorces de sens.
234
M. Richir, FPL, p. 11 : « On voit bien, ici, combien la langue est aux limites : toutes les
connotations spatiales de la langue, et même du langage, sont désormais à comprendre en
termes d’écarts non spatiaux et non temporels […] ».
235
Ainsi donc l’ouverture d’une faille, dans le « moment » du sublime, ne dissout pas le
symbolique dans un chaos muet et inintelligible. Ce « moment » appelle à une remise en
ordre du champ des phénomènes hors langage, soit à une re-schématisation, à une
214 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

architectonique, la transposition des Wesen sauvages hors langage en Wesen


de langage, par re-schématisation236.
Et si en aval telle rencontre inopinée, telle facticité pourtant irréductible
à tout ce qui a été préalablement découpé par la Stiftung symbolique,
cependant ne nous laisse pas complètement aphasique, c’est que, en amont,
le « moment » (en vérité instantané) qui les accompagne depuis sa virtualité,
a « préparé le terrain » en vue d’une aventure qui ne saurait attendre :

Si l’on prend en effet les choses depuis le plus originaire, on dira que les
phénomènes (scil. hors langage), comme le champ infini des sensibles tenus
dans leur sauvagerie hors du champ de la présence, en viennent soudain à
s’illuminer comme une infinité d’amorces de sens qui battent en éclipse. Et
c’est à partir de cette « illumination » – qui est comme le « moment », certes
encore non temporel, où le phénomène de langage s’« allume », comme l’écrit
parfois Richir – qu’il devient possible de « retenir » certaines de ces amorces,
pour les étaler dans une phase, et par là, faire du sens et du langage237.

Le sublime, en tant que ce « moment » qui nous met en demeure de


(re)faire du sens, procède donc d’une double interruption : tant celle de
l’institution symbolique (c’est son versant mondain, attestable) que celle du
schématisme hors langage, par quoi il lui est donné d’ouvrir une faille où
perce le langage comme masse (évidemment non instituée) d’amorces de
sens. Alors, seulement, le sens peut partir à la recherche de lui-même238.
Le difficile est de penser que ce dire, toujours en quête de son ipséité
(toujours se faisant), « dit » aussi, du même coup autre chose que lui-
même239 : précisément la Sache dont la contingence, à peine effleurée, a pu
inspirer la réorientation de notre regard sur un champ non-symbolique, pré-
intentionnel. Seulement cette Sache à laquelle la Sinnbildung se réfère,
chemin faisant, n’est déjà plus une chose ou un état-de-fait, perçu ou conçu

élaboration en sens des phantasiai-affections pures : « dans tout cela, il faut remettre de
l’ordre en retemporalisant le langage », M. Richir, EP, p. 72.
236
« Rien ne permettrait de distinguer schématisme hors langage et schématisme en
langage si ce dernier ne consistait, par la médiation d’une interruption schématique
(“moment” du sublime), en la réapplication du schématisme à lui-“même”, fissurant les
Wesen hors langage en concrétudes s’ouvrant en proto-protentions et proto-rétentions,
prêtes, en quelque sorte, à la temporalisation (en protentions et rétentions du sens se faisant)
en langage », M. Richir, FPL, p. 19.
237
Sacha Carlson, De la composition phénoménologique, p. 493.
238
« C’est ce que, d’une certaine manière encore incomplète nous avons soutenu en disant
que le schématisme de langage ne peut “naître” que d’une interruption du schématisme
hors langage […] », M. Richir, FPL, p. 28.
239
Par l’intermédiaire de ses relais phantastiques en effet, il donne à entre-apercevoir cette
Sachlichkeit qu’il cherche à dire, à porter en présence. Celle-ci clignote entre cette phase
même, et le champ proto-ontologique des mondes hors langage.
Alavi 215

dans les termes de nos Stiftungen240. La Sache dont il est ici question ne tient
lieu de référent que pour autant qu’elle est « perçue » phantastiquement241
en sa dimension infigurable, énigmatique et a fortiori inobjectivable, par et
depuis une phase de sens. Une Sache donc, mais en sa Sachlichkeit de
concrétude(s) elle(s)– même(s) prise(s) au rythme des schématismes hors
langage.
Selon Richir, en effet, le référent approprié au sens se faisant ne saurait
surgir d’ailleurs que d’un champ composé de phénomènes hors langage,
encore muets, anonymes, et privés de figurabilités242. Un champ plus
archaïque que le registre du langage. Cette ancestralité suffit à garantir
l’altérité de la référence eu égard à telle ou telle phase de sens, partie à la
recherche d’elle-même, et cherchant à « dire » cette Sache infigurable et
aphasique (mais certes bruissante) au fil de son procès, lequel s’engendre
depuis la transposition d’un Wesen hors langage (ou phantasía-affection
pure) en amorce de sens.
Nous pressentons que si cette phase est ajustée à un référent d’un certain
genre, le rapport qui les unit n’est pas comparable à celui qui trouve à se
nouer entre des énoncés apophantiques et des états-de-faits.
D’un côté, un sens brassant des concrétudes phantastiques (pour une part
figurables, pour une part infigurables), et qui se faisant, s’aventure à
déterminer – moyennant bien sûr l’assistance d’un soi – les opérateurs
idoines pour se dire en langue. De l’autre, en guise de référent, un champ
vibrant de phantasíai pures et d’affections clignotantes, où nous serions
bien en peine de trouver la moindre trace d’ipséité. Et en effet, la singularité
déjà réflexive d’un sens in fieri ne peut jaillir que de la transposition de ces
phantasíai-affections (pures), et de leurs mouvements inchoatifs, dans le jeu
tout en revirement des phantasíai perceptives.
Ainsi, dans le passage de ce qui tiendra lieu de référence (hors langage)
pour tel ou tel sens de langage, à ce sens lui-même qui procède
génétiquement d’un tel champ, s’opère bel et bien une déformation
architectonique, dans la mesure où il s’agit de reprendre en langage des
phénomènes muets (les « rien-que-phénomènes »), de temporaliser en
présence243 ce qui oscillait jusqu’alors, dans l’instantané d’un clignotement,

240
Quoique celle-ci contienne déjà sa part d’implicite, cette forme d’indétermination qui
suffit à motiver une réduction statique.
241
Cette Sache est donc « perçue » au prisme des phantasiai perceptives, lesquelles relaient
les lambeaux du sens in fieri.
242
« Référence muette et aveugle, radicalement infigurable du langage, et qui doit
s’interrompre pour qu’il y ait du langage », M. Richir, VSS, p. 28.
243
« De la sorte, le phénomène de langage est bien la temporalisation en présence des
phénomènes hors langage », M. Richir, FPL, p. 91. Et Richir prend soin de rappeler que
« ce qui ouvre cette temporalisation au sens, qui est irréductiblement sens de langage, est
bien le “moment” du sublime phénoménologique, celui-ci fût-il seulement “en fonction”.
216 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

entre les massifs de l’immémorial et de l’immature, de suggérer des


figurabilités pour ce qui est proprement insondable. Et ceci, afin de
dérouler, suivant un certain tracé auquel correspond l’élaboration même du
sens en son ipséité, ce qui demeure enroulé dans le champ des phénomènes
hors langage244. Nous comprenons toutefois que ce déroulement modifie en
profondeur la nature de ce qu’il emporte : nous n’avons plus affaire alors
aux phénomènes comme rien-que-phénomènes, absolument non
positionnels, fugaces et nébuleux, proliférants sans mesure apparente, dans
l’innocence de ce qui n’a pas, de ipse, à faire sens245.
Mais ce champ des phénomènes comme rien-que-phénomènes, nous est-
il seulement donné de le penser ? À dire vrai, il n’est pas nécessaire
d’accomplir ici le grand saut dans l’indéterminé, et de nous mesurer
« directement » à ce dernier. Seul importe son statut de base
phénoménologique pour nos phases de langage, lesquelles sont ainsi
appelées à temporaliser en présence des phénomènes par eux-mêmes
insensés, mais qui constituent comme tels, et réciproquement, une ressource
pour leur déploiement246. En effet, ils leur tiennent lieu de référence247, sont
ce qui empêche nos Sinnbildungen de se forclore dans le simulacre d’une
autosuffisance ; sens qui ne le seraient que d’eux-mêmes, ou bien qui
émergeraient ex nihilo248. Le sens compose toujours avec son autre, et une

244
C’est à lui qu’il revient « de dérouler, selon ce qu’il anti-cipe dans la “perception”, cela
même qui est encore enroulé et caché dans la concrétude. », M. Richir, FPL, p. 123.
245
« Autrement dit, la transcendance physico-cosmique, la proto-phase du monde… est
(elle)-même, à sa manière, le plus originairement constitué(e) de schématismes articulant
des phantasiai-affections ; cependant, celles-ci, que nous avons nommées “pures” ailleurs,
ne sont précisément pas eo ipso “perceptives”, mais, si l’expression est possible, aveugles
ou innocentes, relevant du vivre infini lui-même, et de schématismes hors langage »,
M. Richir, De la Négativité en phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis,
2014, p. 151 – par suite noté NP.
246
« […] c’est bien, en effet, pour dire que, selon une alchimie extrêmement subtile, le
compositeur ne crée authentiquement de la musique qu’en allant puiser dans les ressources
de son affectivité – sans quoi la musique tendrait, comme c’est trop souvent le cas
aujourd’hui, à n’être plus qu’une sorte de “mathématique musicale” », M. Richir, « De la
“perception” musicale… », in Filigrane n° 2 : Traces d’invisible, ed. Delatour, Le
Vallier/Sampzon, 2005.
247
« Cela implique que le schématisme de langage se rapporte à quelque chose d’autre que
lui-même, et que, au registre le plus archaïque du champ phénoménologique, ce quelque
chose ne peut être que ce qui se dégage inchoativement et de manière instable comme
concrétudes (Wesen) de phénomènes hors langage en schématisation hors langage », M.,
Richir, FPL, p. 19.
248
Les phantasiai-affections perceptives en effet, renvoient à un dehors « qu’elles n’ont pas
“créé” de toutes pièces, ex nihilo ». Cette question de la référence, toujours prégnante chez
Richir, trouve une dimension inédite dans ses derniers ouvrages, en tant qu’elle lui permet
de conjurer les sortilèges « créationnisme », et ainsi d’échapper au virage « marionien »
que risque toujours d’emprunter une phénoménologie radicale. Créationnisme dont le
Alavi 217

altérité dont il tire son origine, par transposition. Partant il ne s’agit pas pour
lui d’en être la copie fidèle, mais, depuis sa déformation même249, de
chercher à dire en langage quelque chose de cette innocence originaire.
Cette innocence qui est pour ainsi dire « perçue en phantasía », depuis
l’amorce d’un sens qui déjà appelle le soi à « assister » (dans les deux sens
du terme) son déploiement250.
Autrement dit, à porter en présence un infigurable que nous ne cessons
de pressentir (en phantasía), à revers des figurabilités qui accompagnent les
lambeaux du sens in fieri. L’archaïque, en effet, autrement dit les Sachen
qui « depuis » leur contingence, vécue et rencontrée251, ont mis en branle
toute la machinerie du sens se faisant, persiste à habiter virtuellement ce
même sens252. Et, de surcroît, comme une énigme qui le taraude. C’est là
toute la question, « infinie et complexe »253, du sens d’un infigurable qu’il
s’agit de prospecter, et d’un infigurable qui est tout à la fois la matrice de
cette recherche, sa ressource, et son instance critique, ce qui incessamment
la relance. Car le sens apparaît toujours en deçà de sa référence 254, ne la
« touche » que trop approximativement par ses figurabilités ou

« mirage » de l’auto-donation est l’un des avatars.


249
Rappelons qu’il y a déjà, au niveau physico-cosmique, certains rythmes, un certain
mode de phénoménalisation qui rend tout à fait légitime l’emploi du mot déformation, pour
désigner ce qui se joue dans le passage d’un registre à un autre.
250
Le problème peut être exprimé comme suit : « il s’agit seulement d’une amorce de sens
se retournant en sens en amorce, avec son exigence et sa promesse, c’est-à-dire avec les
horizons de sa présence, qui font déjà de l’écart comme rien d’espace et de temps en écart
en appel de temporalisation et de “spatialisation”. Et cet appel est en quelque sorte adressé,
du même coup, au soi dont le regard déjà éveillé s’est porté sur telle phantasia “pure”
transformée en phantasia perceptive. C’est à lui qu’il revient de dérouler, selon ce qu’il
anti-cipe dans la “perception”, cela même qui est encore enroulé et caché dans la
concrétude », M. Richir, FPL, p. 123. Et c’est en effet à ce registre que le soi peut laisser
libre cours à la perception en phantasia, pour ainsi porter au langage ce qui est enfoui
(enroulé, caché) dans le revers infigurable de ce qui constitue aussi une phantasia
perceptive. Jeux des regards, à la lisière duquel nous nous tiendrons.
251
Mais certes, comme l’écho d’un « moment » lui-même virtuel et insaisissable.
252
« Il y a toujours plus dans le langage que l’exigence du sens à faire et que la promesse
du sens accompli. Autre manière de dire, ici, que le sens n’est jamais seulement sens de lui-
même. Pour ainsi dire, il traîne à ses semelles l’archaïque qui contribue “par en dessous” à
sa vie propre, ce qui l’empêche depuis toujours et à jamais de se saturer. Sa temporalisation
schématique atteste indirectement, par transpassibilité, l’“existence”, virtuelle en lui, […]
du schématisme hors langage », M. Richir, VSS, p. 52.
253
« Au gré de ce passage donc, dans la mesure où les concrétudes de langage comportent,
de par leur structure, leur référence […] surgit la question du sens, et il n’y a pas de diastole
en train d’émerger de la virtualité qui ne soit coextensive de la question de son sens.
Question infinie et complexe puisque la référence est complexe, toujours changeante et
impossible à fixer par quelle détermination », M. Richir, NP, p. 157 (nous soulignons).
254
Et se sait tel, du fait de sa transpassibilité à ce qu’il cherche à dire, et qui n’est autre que
sa base phénoménologique.
218 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’enchaînement de ses lambeaux ; en deçà d’une énigme qui à jamais


excédera ce que lui pourra formuler, depuis son ipséité255.
Mais laissons la parole à Richir :

Le double fond constitutif des phantasíai-affections perceptives l’est donc, du


même coup, de la référence de celles-ci à un dehors qu’elles n’ont pas « créé »
de toutes pièces, ex nihilo. Et c’est pourquoi, « prises » dans les schématismes,
elles sont de langage, ouvrent sur un abîme propre à éveiller le thaumazein, sur
un fond sans fond, inconnu, mais pas radicalement inconnaissable, puisqu’il
court au fil des schématismes comme le ruisseau inépuisable de la question du
sens. Le sens, en effet, ne le serait pas s’il ne l’était que de lui-même. Il l’est
nécessairement de quelque chose d’autre que lui-même, et qui est à jamais
source de perplexité, d’interrogation sur ce qui est en train de se faire […]. Il
n’y a donc pour nous pas d’autre sens possible que le sens en tant que cette
référence, non pas, certes, à des choses, êtres, états de choses ou états-de-faits,
ou encore contextes déterminés, non pas, dès lors, à quoi que ce soit
d’objectivable, mais à cette extraordinaire subtilité non positive (et encore
moins positionnelle) de la transcendance physico-cosmique qu’il s’agit
précisément de chercher à dire ; cela, alors même qu’elle n’est en aucune
manière « cachée » (celée, recelée) quelque part, mais qu’elle se dérobe à toute
saisie sans cesser de relancer toutes les interrogations comme questions de son
énigme256.

Or, cette énigme ne semble jamais être un enjeu, pour le régime de


pensée mythique. Le phénomène de langage y paraît irrévocablement
détaché de sa référence, et entièrement dévolu aux entreprises de
refondation symbolique.

LOUVOIEMENTS DU MYTHE, DROITURE DE LA PENSÉE TRAGIQUE…

Champ des phénomènes hors langage, champ des phases de sens, champ
de la langue symboliquement instituée. Le temps nous manque pour exposer
toute la complexité de cette articulation. Tenons-nous en à cette
considération : sans l’épreuve du « moment » du sublime – et l’épreuve
continuée de cet instantané virtuellement « en fonction »257 tout au long de

255
« Le sens peut se mettre à se chercher puisqu’il se sait obscurément sans se connaître
puisque sa téléologie, sans concept, consiste dans la quête infinie de soi, mais de soi comme
“figuration” de l’infigurable immémorial et immature constitutif de la transcendance
physico-cosmique », M. Richir, NP, p. 158.
256
M. Richir, NP, p. 151.
257
« Le sens n’est rien d’autre que l’infigurable mis en mouvement, dans un mouvement
qui se cherche comme son ipséité, dès lors ipséité du sens qui émerge de l’infigurable, et
qui n’existe que dans ce mouvement même, en quelque sorte comme la « retombée » du
Alavi 219

la phase de sens en sa processualité –, cette même phase, comme telle


inséparable d’une pluridimensionalité de registres, manquerait à notre désir.
Si le mythe ne nous met en présence que d’un sens tronqué, sans
pleinement reconnaître ni le hiatus qui sépare le langage de la langue (aussi
ressemblante soit-elle), ni la cohésion en écart qui fait, pour ainsi dire, entrer
en résonance les schématismes hors langage et de langage ; si partant la
Sinnbildung est comme piégée dans l’intrigue, tout entier dévolu à sa
construction, et dès lors quasi indistinct de ses codes, et des figurabilités qui
en subissent le découpage258 ; et si donc l’infigurable, l’énigmatique,
l’insondable, la référence hors langage enfin, est toujours reléguée en
dehors du récit259 ; c’est parce que mythe se refuse à intégrer la
problématicité dont il procède en tant que phénomène de langage, la
rencontre du « ça ne va pas de soi », qui est aussi et du même coup l’élément
déclencheur de la Sinnbildung, ce sans quoi aucun sens ne trouverait à
s’amorcer260. Amorce à partir de laquelle, en effet, la langue est appelée à
se déployer, mais de façon conséquente, autrement dit sans interrompre la
fluence de ce qu’il y a à dire261. Amorce qui par ailleurs contient, dans les

mouvement du sublime toujours en fonction », M. Richir, FPL, p. 73.


258
Dans les mythes, la pensée « se prend » pour ainsi dire dans sa plasticité, « prisonnière
de la figurabilité des phantasiai perceptives – ce que l’on a entendu traditionnellement par
“sens imagé”. N’est-ce pas ainsi que le mythe garde ou recèle son sens, et va jusqu’à le
perdre quand nous nous trouvons dans une tout autre institution symbolique de culture ? »,
M. Richir, FPL, p. 242. Dès lors en effet, que ses « images » (transitionnelles) ne signifient
plus rien pour nous, pour cette raison que leurs codes symboliques nous sont devenus
opaques, le sens du mythe nous échappe complètement. C’est que le sens y est
exclusivement dévolu à l’ordonnancement en récit des phantasiai perceptives ; d’où
l’indivision (en dépit de leur différence concrète) des figurabilités et des lambeaux de sens.
259
Et donc proprement impensable, pour ce régime symbolique qui on le sait, vit
essentiellement de la narration de ces mythes.
260
Et contingence génératrice, qui est comme la trace d’un « moment » lui-même
imprépensable, car atemporel (sinon de l’ordre de cette proto-temporalité qui est celle du
hors langage) : « Ce qui atteste de la “vérité” de cette interprétation phénoménologique,
c’est ce que le poète ou le musicien “trouvent” dans le monde commun comme “événement”
poétique ou musical, qui suscite la poésie ou la musique, “inspire” l’artiste, et en ce sens,
cet événement qui frappe, qui met en branle l’esprit du poète ou du musicien, est déjà
poétique ou musical, est la matrice de ce que Valéry nommait “le premier vers”, ou de ce
que le musicien “entend” comme le premier accord, lesquels en appellent bien d’autres. Cet
événement est donc rupture de la “distraction” quotidienne, du prosaïsme, il est
discordance originaire qui demande à être accordée avec les moyens de l’art, et pour celui
qui a l’esprit en éveil, il peut surgir à tout moment de l’expérience, de manière
apparemment arbitraire, par surprise, celle-ci étant l’écho, chaque fois, du sublime “en
fonction”. Car le sublime est un “moment”, et non pas un événement », M. Richir, VSS,
p. 73.
261
Il est donc nécessaire que les « positivités de l’institution symbolique s’irréalisent »
(M. Richir, VSS, p. 27), pour ainsi permettre des renvois aussi « souples » et
220 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

tréfonds de sa virtualité, sa référence hors langage262. Et c’est ainsi que ces


trois registres, ces trois mondes, sont amenés à coexister – pour autant que
nous nous en tenons fidèlement à cette exigence qui est de dire la Sache en
sa Sachlichkeit, tout à la fois en langage et en langue – sans renoncer aux
hiatus qui tiennent en respect ces registres les uns des autres.
Dans l’élaboration mythique, cependant, il semblerait que tout soit mis
en œuvre pour refouler ce « moment » depuis lequel « l’énigme du sens a
surgi, avec la poussée irrésistible à y répondre, à la déchiffrer, malgré
l’infinité inhumaine de la tâche »263. Cette inhibition du sublime est
incontournable, pour un régime de pensée d’abord soucieux de refondation
symbolique. C’est bien plutôt au philosophe264, et plus particulièrement au
phénoménologue, qu’il revient de s’y mesurer ; la réduction
phénoménologique-hyperbolique265 étant toujours motivée par le
pressentiment, sinon la rencontre même de l’énigme ou de la question du
sens.
Quoiqu’il conviendrait aussi de faire place à d’autres modes de pensée.
Le mythe a bien un sens, recelé, venons-nous de dire, dans les
figurabilités enchaînées dans le récit comme celles d’autant de phantasíai
perceptives : il comporte donc bien, comme tout phénomène de langage, du
sublime « en fonction », il correspond à quelque chose d’infigurable qu’il
cherche à dire, mais ce qu’il nous faudra comprendre, c’est qu’il a une
manière bien à lui de cacher ce « moment » d’interruption qui le déclenche,
de biaiser ou de ruser avec lui en se donnant l’air d’en faire l’économie – ce
qui le rend proprement insaisissable dans le récit lui-même (dans notre
tradition), il y faudra les accentuations des poètes tragiques grecs266.

« modulables » que possible, des lambeaux de sens aux lambeaux phoniques (et vice-
versa), tout au long de cette aventure réflexive.
262
Et ceci parce qu’elle tire son origine de lui. L’amorce d’un phénomène langage est
toujours et du même coup l’amorce d’une re-schématisation de plusieurs rien-que-
phénomènes. Elle demeure donc transpassible à ces derniers, ainsi qu’à leur Sachen, qui
dès lors résonnent virtuellement en elle ; lui « collent aux semelles », disait Richir.
263
M. Richir, FPL, p. 65.
264
« Il apparaît en retour que l’énigme de la philosophie est bien qu’elle se soit instituée,
au moins depuis Platon, de poser des questions, certes pas intraitables, mais qui
n’impliquent pas d’avance et entièrement leurs réponses, qui ouvrent donc sur un dehors
qui n’est accessible que dans un sublime au moins “en fonction”, c’est-à-dire précisément
qui procède de ce qui pour nous est une interruption schématique […] », Ibid.
265
« Ce qui rapproche donc l’hyperbole phénoménologique du “moment” du sublime, c’est
la rencontre de l’énigme, irréductible sinon illusoirement réductible par une explication qui
la ramène à la trivialité. Cette rencontre, encore une fois inopinée, est interruption de
l’expérience dans le cours ordinaire de la vie – interruption du temps des présents. »,
M. Richir, NP, p. 40.
266
M. Richir, FPL, p. 243. Nous soulignons. Et nous tirons des deux derniers chapitres de
cet ouvrage l’essentiel de l’analyse infra.
Alavi 221

Nous pourrions dire, en effet, que la pensée mythique est toujours une
diversion, un subterfuge en vue de prévenir la « brutalité »267 de la question
dont elle traite, et qu’elle cherche à « résoudre ». Il y a en elle une véritable
stratégie d’évitement, par-devers tout qui serait susceptible de mettre sa
cohérence en péril. À commencer par le sens dans sa problématicité, comme
l’avait d’ailleurs remarqué Patočka en son temps268. Et Richir de souligner
que les questions « pourquoi ? » et « comment ? » ne se posent jamais
comme telles, dans ce régime de pensée. Car rien ne saurait lui être plus
intolérable que l’excès toujours possible du sens de ces questions, si elles
étaient posées, sur leurs réponses possibles. L’enjeu sera donc de conjurer
les risques charriés par le « moment » du sublime, en tant que « moment »
d’éveil au sens se faisant269.
Or, c’est ici la construction narrative inhérente au mythe qui se chargera
d’en désamorcer les effets potentiellement destructeurs. Si le « moment »
du sublime y est éclipsé, demeure enfouie dans une virtualité dont rien ne
sourd, c’est que la question posée270 est pour ainsi dire aussitôt déformée
par l’empressement de ses auteurs à y répondre. Cette question fait ainsi
l’objet d’une sorte de « ratiocination »271 immédiate (et collective), à la
recherche d’une « cause » elle-même symboliquement recodée – en tant
qu’elle apparaît comme la condition de possibilité de l’état-de-chose ou de
la situation faisant question. Ainsi, la genèse transcendantale du mythe doit-
elle être une manière de régresser de figurabilité en figurabilité, dans un
mouvement de rétrogradation faisant défiler les conditions de possibilités
les unes après les autres (de « cause » à « cause » de cette « cause », etc.) ;
et ceci, en ordre inverse de ce qui se présentera comme l’enchaînement des
épisodes du récit272. Par quoi nous comprenons que le récit mythique est

267
Brutale toujours, en ce que nulle réponse prétendant à l’exhaustivité ne saurait la
satisfaire. C’est également à ceci que tient l’excès profus de la référence (hors langage,
physico-cosmique) sur toute phase qui s’efforce de la dérouler en présence.
268
Cf. la contribution d’Henri Declève à l’ouvrage collectif Jan Patočka : philosophie,
phénoménologie, politique, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 1992. « À ce titre, le
mythe serait pour ainsi dire l’emblème de ces civilisations qui se ferment à tout risque, à
l’histoire, à la discussion du sens par raisons, c’est-à-dire pour lui-même », in « Le mythe
de l’Homme-Dieu », p. 153.
269
Plus précisément aux amorces de sens comme autant de trajets possibles, depuis
l’énigme dont il nous a fait prendre la (dé) mesure.
270
Et qui dans le mythe, rappelons-le, est toujours locale. Il s’agira le plus souvent de
s’enquérir de l’origine de tel ou tel élément, de tel ou tel état-de-fait.
271
Et plus ou moins irrationnelle rappelons-le, pour des esprits contemporains.
272
M. Richir, FPL, p. 237 : « Il s’agit donc d’une sorte de remontée à la source où l’amorce
de sens est elle-même transformée en congruence avec ce que la recherche a trouvé comme
épisodes constitutifs du récit. Par-là, le commencement du récit est la fin de l’élaboration,
et c’est le paradoxe de cette pensée de s’exposer à l’envers, comme si la fin de l’élaboration
222 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

toujours récit « après coup », au sens où il est tout à l’envers de sa genèse.


Mais, dès lors, la question posée par ce dernier, et qui a dû être à l’origine de
son élaboration, ne saurait survenir qu’à la fin du récit : sous forme de
réponse. Et c’est de cette façon que le récit offre l’apparence d’enfouir la
question dans une « explication » qui semble l’avoir toujours déjà
devancée273.
Dans le récit mythique, l’accueil de la contingence n’est donc au mieux
qu’une aimable apparence. Il s’agit bien plutôt de la rendre inoffensive ou
inopérante, « d’en conjurer les effets en aval, en la réduisant par le récit de
ce qui est censé l’avoir amenée en amont »274. Dès lors, le mythe est bien
régressif, au double sens du terme275. En raison de sa pré-maturation ou de
sa précipitation (à répondre) il semble s’interdire de rencontrer la

(cette origine) avait toujours déjà été là, dans ce champ “phantastique” qu’est le champ
mythique, et qui n’est ni un réel passé ni un passé projeté par l’imagination. ».
273
En effet quand il y a récit, la question est déjà réglée ; la situation semble à nouveau
aller de soi, ne reste plus qu’à en déployer l’évidence.
274
« Et si tant de gens pensent “expliquer” les choses et les êtres par des histoires
(ratiocinations idéologiques et psychologiques) peut-être est-ce, soit par défaillance
intellectuelle, soit par une sorte d’angoisse, afin de ne pas avoir à affronter les questions
qui se posent à la condition humaine, avec leurs multitudes d’amorces de sens, non
seulement potentielles, mais aussi virtuelles (transpossibles), c’est-à-dire avec leur excès
de sens », M. Richir, FPL, p. 239. Il apparaît ainsi que la pensée mythique, comme tant
d’autres formes de pensée, cède, soit par impuissance, soit par paresse – tant il est vrai que
l’insondabilité de la référence du langage nécessiterait des commentaires infinis – à ce que
Flaubert nommait si bien « la rage de conclure » : « Il s’agit donc, dans l’hyperbole
phénoménologique, de suspendre cette rage, de ne pas recouvrir ce qui ne va plus de soi par
une chaîne d’éléments qui, au moins paraissent aller de soi, et de ne pas chercher, dans
l’explication, quelque chose comme un remède pour se prémunir du retour toujours
possible, de manière inopinée, de ce qui ne va pas de soi, pour réassurer, donc, la tautologie
symbolique de l’“avant” et de l’“après” du surgissement, déjà hyperbolique, de ce qui ne
va pas de soi. Tout au contraire, la phénoménologie commence dans le suspens (épochè) de
toute explication, et dans l’élaboration du passage en hiatus, à travers l’écart déjà ouvert
entre “avant” et “après”, comme pur mouvement pro- et rétro-grédient où du sens part à la
recherche de lui-même. C’est-à-dire par l’élaboration en diastole du langage, des questions
posées par ce qui ne va pas de soi dans cela même qui paraît aller de soi », M. Richir, NP,
p. 39.
275
Ce qui nécessairement s’accompagne d’effets conservateurs : « rien ne s’y transmet
sinon l’ordre et la mise en ordre symboliques, comme si les mythes étaient pris par, et
renfermés dans la circularité irréductible de la question qui est censée s’y penser et de la
réponse qui est censée s’y proposer », M. Richir, FPL, p. 257. Le sens est d’une certaine
manière toujours déjà fait, comme en une sorte de « stratégie » inconscient contre la
nouveauté : « Tout ce qui est cependant neuf dans le réel, par exemple la naissance d’un
enfant, bouleverse l’ordre même des choses, et par là il faut immédiatement le recoder par
des rituels qui répètent en écho tels ou tels mythes d’origine. Cette pensée est aux antipodes
de la philosophie puisque nommer quelque chose comme tel peut s’avérer dangereux,
exposer aux déchaînements des forces obscures, et cela conduit à l’élision systématique du
“comme tel” […] », Ibid.
Alavi 223

contingence comme contingence, et partant de rencontrer un thaumazein


susceptible d’ouvrir à un infigurable, au champ énigmatique (car
profondément insensé) des phénomènes hors langage. Voilà, selon Richir,
la raison pour laquelle le mythe jamais ne s’aventure à mettre en œuvre autre
chose que des entités figurables. Parce qu’il dévoie ainsi le « moment » du
sublime (instantané coextensif de la rencontre d’une contingence), dans son
déploiement même, le récit mythique « échoue »276 donc à laisser
transparaître, en creux de ses phantasíai perceptives, quelque chose
comme un référent infigurable :

Quand il s’agit d’interroger sur le sens de l’expérience humaine en général,


c’est-à-dire à chaque fois qu’il s’agit de l’élaboration (ou de la réception) d’un
mythe […] la pensée rencontre un champ sans dehors, sans transcendance
(extériorité) radicale, donc sans ouverture à l’élément de l’intelligible comme
tel, et par suite aussi sans intimité (qui ferait la « subjectivité psychologique »
des personnages et leur individuation comme singularités)277.

Le champ de la pensée mythique est un champ absolument sans dehors,


ou tout autant, ce qui revient au même, un champ tout au dehors et sans
dedans, et c’est ce qui fait que toutes les actions et tous les êtres – fussent-
ils divins – s’y meuvent dans un milieu remarquablement homogène : tous
cohabitent avec tous. Ainsi n’avons-nous pas seulement affaire à des êtres
labiles et protéiformes. Ou plutôt, en raison même de leur caractère
phantastique, qui les porte incessamment à la métamorphose, nous ne
saurions rencontrer, à revers de leurs figurations transitionnelles, aucune
profondeur intime. Car cela, précisément – cet « espace » du dedans auquel
tient la singularité phénoménologique d’un « individu » –, ne se laisse
jamais intégralement codifier.
Là-contre, il apparaît que la tragédie, la poésie ou la musique278,
s’efforcent d’ériger la partie figurable des phantasíai perceptives en medium
transitionnel en vue de l’entre-aperception d’un infigurable – et pour autant,
bien sûr, que celles-ci relaient une Sinnbildung s’y référant. Qu’il soit
question des affections dans leur complexité (celles du compositeur,
idéalement en symbiose avec celles de ses interprètes), de la profondeur
psychologique d’un être (le personnage incarné sur scène par le jeu

276
Car il ne s’agit pas tant d’un échec que d’un rejet délibéré de tout ce qui serait susceptible
de menacer, par sa prodigalité ou son incommensurabilité, la cohésion interne de la société
symbolique.
277
M. Richir, FPL, p. 207.
278
Chacune ayant pu faire l’objet d’une étude par Richir lui-même ; respectivement dans
Fragments phénoménologiques sur le langage, Variations sur le sublime et le soi I et
Variations II.
224 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

mimétique), ou bien de la transcendance des dieux279 : autant de nébulosités


en excès sur tout sens in fieri, car en appelant toujours à la reprise de ce
dernier, autrement dit d’un sens qui s’épuisera à penser cet infigurable qui
passe toute mesure. Énigme des phénomènes hors langage et de leurs
Sachen insondables, qu’il s’agirait pourtant de laisser transparaître en leur
caractère énigmatique, tout en les portant (moyennant cette déformation qui
les temporalise) à la présence. La fidélité au sens consiste alors à dire, en
langue, mais aussi en langage, cet insondable dont il faut tout autant
reconnaître le caractère excédentaire ; de sorte qu’au creux du sens pulse
encore une énigme, un infigurable qui n’aura de cesse de demeurer tel ;
impossible à circonscrire, comme ce qui toujours reste à dire.
Alors que, dans le mythe, la réponse emmure la question dans
l’enchaînement des figurabilités (c’est-à-dire dans l’intrigue), donc que le
figurable, certes habité par l’infigurable, « précède » ce dernier en quelque
sorte pour ne pas le laisser s’échapper280 ; dans la poésie tragique des
Anciens, l’infigurable, avec sa question qui appelle un parcours en lui,
« précède » le figurable, qui est lui-même toujours relatif (ne servant que de
relais) au sens qui s’y déploie en présence. Et c’est cette inversion de la
« précédence » qui change le statut de la figurabilité :

Plus concrètement, la poésie ne paraît devoir surgir que si, dans le mythe, le
retour de la réponse (qu’il donne pour ainsi dire toujours prématurément) sur la
réponse ne paraît plus « négociable » en mythe(s), mais reste ouverte sur
l’infigurable où enfin la question devient frontale, se pose comme telle, et
appelle des réponses qui, pour comporter de la figurabilité, sont toujours
habitées et « précédées » par l’infigurable en lequel, par le parcours ébauché,
du sens doit désormais se chercher281.

279
« L’ouverture à un pur dehors, à une transcendance absolue, n’est rien d’autre, pour
nous, que le moment du sublime. Ce que nous venons de risquer à propos de la pensée
mythique reviendrait par là à dire qu’en elle, il n’y a pas de tel moment, et permettrait
d’autre part de comprendre que l’institution de la royauté est corrélative de la
“sublimisation” des mythes préexistants dans le partage du roi des dieux, des dieux et des
héros […] », M. Richir, FPL, p. 251.
280
C’est là le signe que l’infigurable y est maîtrisé, et dès lors enfoui dans les figurabilités
toujours déjà codifiées du récit.
281
M. Richir, FPL, p. 229. Et aussi : « La Darstellung théâtrale n’est pas chaîne de
Bildobjekte figurant des Bildsujets, donc que nous sommes toujours dans le champ de la
phantasia perceptive, mais avec cette inversion dont nous avons parlé par rapport au mythe,
et qui fait que les figurabilités sont là pour laisser jouer l’infigurable en elles, infigurable
toujours en excès (de sens) sur le figurable. C’est par là seulement que le récit paraît fictif ;
fictif intrinsèquement, et non primairement par rapport au réel (Reales), et recelant, en
l’infigurabilité qui le déborde, sa propre Sachlichkeit qui, elle, et elle seule, a son efficacité
symbolique […] ».
Alavi 225

L’infigurable, il est vrai, est alors moins la transcendance des dieux que
l’abyssale profondeur de notre intériorité. C’est bien là ce qu’illustre, selon
Richir, la trajectoire de la tragédie grecque d’Eschyle à Euripide, où le
corpus mythico-mythologique paraît progressivement se réduire à des récits
où se succèdent, dans un tohu-bohu apparemment inintelligible, des conflits
divins, dont le seul sens encore possible est celui de la vulnérabilité et de la
misère de notre condition, poétiquement mise en scène dans l’élaboration
tragique282.

… ET DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Et Richir de préciser que la philosophie platonicienne, la première ayant


pris conscience de la nécessité de tenir ensemble les deux pôles, si l’on peut
dire, de l’infigurabilité : la profondeur la plus intime et l’extériorité la plus
radicale, deux « abîmes non confondus »283 que notre phénoménologue
cherche lui-même à (re)penser à travers les concepts de chôrismos et de
chôra284. Comme s’il s’agissait pour lui de renouer avec ce que la
« tradition » philosophique285, dans sa réception du « platonisme », s’est
appliquée à occulter, à forclore, sinon du moins à déformer par le filtrage
d’une langue qui, déjà chez Platon (a fortiori chez ses descendants
spirituels, les « néo-platoniciens »), n’était peut-être qu’une épure de ce
qu’il s’agissait véritablement de penser.
Néanmoins, ce n’est pas là l’essentiel de l’héritage platonicien que Richir
s’efforce de préserver et de refondre dans les termes de sa phénoménologie.
Cet « essentiel » s’incarne sans doute moins dans un concept déterminé, que
dans un certain regard auquel nous espérons avoir été fidèles, tout au long
de cette analyse ; comme la pensée se doit d’être fidèle à la problématicité
de ce qu’elle n’a de cesse de rencontrer, dans toutes les strates de son vivre.

282
Cf. M. Richir, FPL, p. 232.
283
M. Richir, PE, p. 24.
284
Le premier sert le plus souvent à distinguer la transcendance « physico-cosmique »,
résidu phénoménologique de l’épochè hyperbolique, qui se tient de lui-même par le
schématisme hors langage, sans dépendre en son être de que ce soit d’autre (et surtout pas
d’un soi). Quant à la chôra, elle est pensée comme la matrice de la Leiblichkeit, soit de la
corporéité la plus intime du soi. Rappelons bien sûr que ces concepts ne sont que des
« topoï » architectoniques qui n’ont a priori rien de déterminé, ne sont ni positifs, ni
positionnels.
285
Mais non point tous les acteurs de cette tradition. Il semblerait d’ailleurs que la grandeur,
l’importance de ces derniers, à suivre Richir, soient intimement liées à cette capacité qui
fut la leur, à mettre en suspens la tautologie symbolique, au moins pour un temps, c’est-à-
dire pour certains pans de leur œuvre. Ainsi du schématisme et jugement esthétique
kantiens, de l’hyperbole et du passé transcendantal schellingiens, etc.
226 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Ou bien encore, à cette contingence, au moins partielle, qui la ressource et


lui offre de se renouveler. Pour autant donc, qu’elle consent à faire l’épreuve
de ce qui constitue le pathos philosophique par excellence :

La phénoménologie repose la question de la philosophie comme telle, dans son


impulsion initiale : ce que Platon, dans le Théétète, appelle le θαυμάζειν, le fait
que ce qui semblait aller de soi n’aille plus de soi. Ce qui distingue la
phénoménologie comme je la comprends de la philosophie classique, c’est
qu’elle ne cherche plus des stabilités, des choses à quoi se tenir fermement286.

Ajoutons qu’elle ne cherche pas non plus une quelconque forme de


simplicité ou d’unicité, et moins encore la coïncidence – de soi à soi ou des
choses à elles-mêmes. Telle est sans doute la principale vertu du concept
richirien de « phénomène », que d’introduire le soupçon au cœur de nos
expériences les plus familières, dans ce qui jusqu’alors paraissait assuré de
sa subsistance, saturé par ses déterminités ; et ceci, dans un renvoi
permanent287 à ce qui nous est le plus étranger, car inattestable sans
médiation. Soupçon salutaire, tant il est vrai que tout régime de pensée
meurt de se sédimenter « à l’abri des problèmes qui le font vivre », troquant
la problématicité pour l’évidence du « ça va de soi », et la vitalité spirituelle
pour la répétition scolastique, où la pensée, irrémédiablement tronquée, se
contente de réaffirmer et de rassembler rituellement des morceaux de
significativités résiduelles.
Il convient donc que la pensée soit toujours et à nouveau confrontée à
des énigmes – sinon à leurs traces – qui ne vivent qu’à l’ombre de nos
codifications symboliques, soit de leurs fixations sédimentaires, de leurs
implosions identitaires et de leurs réponses toujours trop précipitées. C’est
à cette condition qu’elle pourra prendre la mesure de sa précarité, mais aussi
de la tâche qui lui incombe, au sein et peut-être par-delà l’institution qui est
la sienne dans l’Histoire. Il y a en effet plusieurs façons de former, de mettre
en ordre et de « résoudre » une même question, et qui telle une plaie
lancinante, habite une multiplicité de sociétés symboliques apparemment
sans liens entre elles ; façons qui, aussi bien prises isolément que
considérées toutes ensembles, ne suffisent pas à l’épuiser.
Il en va bien ainsi des grandes questions métaphysiques, sans doute
communes à toutes les sociétés. Et ainsi traitées par elles dans le passé, par
des hommes n’ayant pu échapper à l’ivresse illusoire de leur résolution
définitive ; il revient au philosophe, et plus spécifiquement au
phénoménologue, de montrer que celles-ci sont loin d’avoir été épuisées par

286
F. Forestier, « Entretien avec Marc Richir (2) : Autour des Variations sur le sublime et
le soi », in Actu Philosophia.
287
Lui-même rendu possible par nos relais architectoniques.
Alavi 227

ces traitements ou ces « résolutions »288 ; jalons peut-être, dans notre


compréhension de ces questions, mais jalons toujours provisoires. C’est là
peut-être tout le sens de la fidélité du phénoménologue à la tradition qu’il
reçoit – et qu’il ne peut manquer de recevoir, serait-ce à son corps
défendant289.

288
« Autrement dit, si la transcendance absolue (scil. le sublime) soulève la question du
sens, le schématisme fait que cette question ne reste pas à jamais intraitable, mais que les
réponses qui peuvent en être données sont nécessairement infinies et plurielles », M. Richir,
VSS, p. 7.
289
Mes remerciements vont à Sacha Carlson, dont la lecture de la thèse a été salutaire pour
ma compréhension du phénomène de langage ; et à Pablo Posada Varela, pour les
documents et les nombreuses clefs de lecture qu’il a bien voulu me fournir, ainsi que pour
son chaleureux soutien.
La référence à la notion de virtuel quantique dans la
critique richirienne du relativisme post-moderne

JOËLLE MESNIL

INTRODUCTION

Je propose de montrer que le concept de virtuel, tel que Marc Richir le


reprend à la physique quantique, et qu’il articule au concept de transpossible
tel que Maldiney l’a conçu, permet de repenser les questions de références
des sciences humaines à leurs objets, et de faire l’hypothèse que même
quand ces objets sont dépourvus d’ontologie, ils s’ancrent néanmoins dans
une forme de « réel » produisant des effets dans la réalité empirique qu’il
s’agit d’étudier. C’est ce « réel » qui joue précisément un rôle d’instance
critique aux discours. Mais, quel est le sens de ces guillemets apposés au
terme de réel ? Il faut d’abord savoir que Marc Richir a longtemps employé
ce terme dans des contextes où il lui paraissait néanmoins problématique,
puisqu’il n’était pas, dans certains cas, question d’un réel empirique sans
qu’il s’agisse pour autant de réalisme transcendantal en un sens kantien. Le
philosophe recourait alors aux guillemets dès lors qualifiés de
phénoménologiques lorsqu’il avait en tête une « irréalité effective » (terme
qu’il a employé à la fin des années quatre-vingt en particulier à propos de
l’inconscient symbolique de la psychanalyse). C’est une telle irréalité
effective qu’il a fini par désigner du terme de virtuel.
En ce qui concerne le relativisme post-moderne, rappelons que Marc
Richir s’est à maintes reprises explicitement opposé à toute posture ultra-
relativiste, que ce soit dans le champ de la philosophie ou dans celui des
sciences humaines, mais aussi dans celui des interprétations de la physique
quantique. En particulier, s’il a adopté jusqu’à un certain point
l’interprétation dite de Copenhague, c’est néanmoins en mettant en garde
contre les dérives hyper-idéalistes auxquelles elle a parfois donné lieu. Je
rappelle l’idée essentielle de l’École de Copenhague apparue chez certains
fondateurs de la physique quantique, en premier lieu, Niels Bohr ou encore
Werner Heisenberg. Ce dernier, dans La nature dans la physique
contemporaine, écrivait que « [d]ans la théorie des quanta, les formules
mathématiques ne représenteraient plus la nature, mais la connaissance que
Mesnil 229

nous en possédons1 ». Or, on constate que de nombreux auteurs qui citent


ce propos ont tendance à ne pas accorder au « en » l’importance qu’il exige.
Il est bien malgré tout ici question de la connaissance que nous avons de la
nature. Il convient donc d’être attentif à l’idée que l’objet de la référence ne
fait que reculer d’un cran, mais qu’il est toujours là. Il ne s’agit donc pas de
ce que d’aucuns ont pu appeler un « effet de langage ».
Je mettrai ici l’accent sur l’idée que l’épistémologie phénoménologique,
que rend possible la pensée de Marc Richir, fournit des arguments qui
permettent de s’opposer à une tendance antiréaliste répandue dans le champ
des sciences humaines, sans pour autant revenir à un réalisme naïf, puisque
la phénoménologie du « réel » de Marc Richir inclut une part de
construction, mais il convient de le souligner, de construction non
spéculative.
Après un bref rappel de quelques références philosophiques
contemporaines déjà existantes aux textes de Marc Richir abordant les
questions épistémologiques et ontologiques que pose la physique quantique,
j’exposerai mon propre point de vue. Ensuite, je présenterai la position de
Marc Richir par rapport au relativisme et au post-moderne en faisant
apparaître le plus clairement possible ce que cette position doit à sa
réflexion sur la physique quantique.

CONTEMPORAINES À L’APPROCHE RICHIRIENNE DE LA


1. RÉFÉRENCES
PHYSIQUE QUANTIQUE

1.1 LECTURES DIVERSES

La question de la référence de Marc Richir à la physique quantique a déjà


été évoquée par plusieurs de ses lecteurs les plus attentifs. C’est ainsi que
Jacques Garelli, dans Rythmes et monde2, se réfère plus particulièrement au
chapitre 7 de La crise du sens, dans le contexte d’une réflexion où il s’agit
de mettre en évidence une forme de « réalisme » dépourvu d’ontologie. On
trouve aussi des références à cette question chez Albino Lanciani ou encore
chez Florian Forestier, qui dans sa thèse, établit un lien entre le kantisme
phénoménologique de Marc Richir et son rapport à la mécanique quantique,
et par là, à sa participation à « un mouvement de refonte du

1
W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, coll. Idées,
p. 30 (je souligne).
2
J. Garelli, Rythmes et mondes, au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, J. Millon,
1991.
230 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

transcendantalisme »3. Je mentionnerai encore un article qu’Istvan Fazakas


et Élisa Bellato, « Le virtuel et le transcendantal4 », ainsi que la thèse de
Robert Alexander5, qui n’aborde pas cette question spécifique du virtuel
quantique, mais se réfère néanmoins à une note particulièrement
significative des Méditations phénoménologiques où Marc Richir évoque,
je cite : « une parenté conceptuelle énigmatique, y compris pour nous, […] de
ce que l’on a classiquement nommé l’action à distance quantique, et de la
transpassibilité, pareillement à distance, de phénomène à phénomène6 ».
Précisons le sens de cette « action à distance » en physique quantique, d’autant
plus qu’elle n’est pas très bien nommée puisque cette action est justement
indépendante de quelque espace physique que ce soit. « Action à distance » veut
en effet dire que même en absence de toute causalité au sens strict, qui suppose
une temporalité et une spatialité classiques, on observe des corrélations
immédiates (actions) d’entités se situant à première vue dans des « espaces » sans
commune mesure.
J’évoquerai encore Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina, qui travaille sur
ces questions d’homologie entre physique quantique et phénoménologie, et
occupe quant à lui une place particulière parce que son travail va bien au-
delà d’un commentaire de Richir auquel il se réfère d’ailleurs assez peu, du
moins explicitement. Notons que Marc Richir quant à lui se réfère à son
article Le principe de correspondance7. Chez le philosophe espagnol, il n’est
plus question seulement de parenté conceptuelle, mais en quelque sorte
d’homologie se situant au niveau des choses mêmes. Sa pensée des rapports
entre phénoménologie et physique quantique n’est pas la même que celle
du dernier Marc Richir. En particulier, pour Ricardo Sanchez Ortiz de
Urbina, qui cite volontiers Feynman pour lequel « « It is not philosophy we
are after, but the behaviour of real things », « il y a une nouvelle réalité, un
niveau de réalité plus profond, que l’on peut explorer scientifiquement et
philosophiquement, et qu’inaugure la possibilité d’une nouvelle
épistémologie que l’on pourrait étendre, en principe, au reste des sciences
et des niveaux ». Une étude conjointe des points de vue de Marc Richir et

3
F. Forestier, Le réel et le transcendantal. Enquête sur les fondements spéculatifs de la
phénoménologie et sur le statut du phénoménologique, Grenoble, J. Millon, 2015, p. 200.
4
I. Fazakas & E. Bellato, « Le virtuel et le transcendantal », in Metodo, International
Studies in Phenomenology and Philosophy, vol. 2, n. 2, 2014.
5
R. Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme
Millon, 2013.
6
M. Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 167.
7
R. Sanchez Ortiz de Urbina, « Le principe de correspondance », in Annales de
Phénoménologie, 2013. On lira aussi, du même auteur, sur cette question : « Sur
l’intermédiation », in Annales de Phénoménologie, 2015, et « Esquisse d’une
épistémologie phénoménologique », in Annales de Phénoménologie – Nouvelle série,
2018.
Mesnil 231

de Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina reste à faire, qui se situe au delà des
limites imparties au présent article8.
Un autre auteur et lecteur, Sacha Carlson, mérite une attention
particulière, car il nous offre les dernières considérations de Marc Richir sur
la physique quantique telle qu’il les a exprimées lors d’entretiens. Il
convient en effet de noter que la position de Marc Richir sur les rapports de
la phénoménologie et de la physique quantique a évolué, entre un premier
moment où il semble voir une homologie entre les phénomènes de monde,
c’est-à-dire les choses mêmes de la phénoménologie, et ceux de la physique
quantique, et une période plus récente, notamment lors des entretiens avec
Sacha Carlson, où il en vient à dire qu’il n’y plus aucun rapport entre la
phénoménologie et la physique quantique.
Indépendamment des fluctuations de sa pensée des rapports entre
phénoménologie et physique quantique, gardons à l’esprit la définition que
nous donne le philosophe de la notion de virtuel quantique, qui elle, fort
heureusement, reste invariable.
Dans « Phénoménologie de l’élément poétique »9, Marc Richir écrit :
« Par virtuel, nous entendons, quasiment au sens de la mécanique quantique,
ce qui, sans être actuel ni être rattaché à l’actuel par le biais du potentiel,
n’en exerce pas moins des effets réels dans le champ phénoménologique ».
Le philosophe rapproche ensuite « virtuel », « transpossible » et « en
fonction » (fungierend dans le vocabulaire de Husserl).
Lisons maintenant attentivement la transcription que Sacha Carlson a
faite de ces entretiens qui se sont déroulés au dernier trimestre 2011 et au
premier trimestre 2012, car ils sont la dernière trace que nous ayons des
propos que Marc Richir a pu tenir sur la physique quantique.

1.2 CONVERSATIONS AVEC SACHA CARLSON

Dans la partie des entretiens intitulée « Les phénomènes et l’institution


de la physique 10», Marc Richir en vient à dire que « dans la mécanique
quantique, le réel a pratiquement disparu […]. On ne sait plus quel est ici le
statut de l’objectivité […]. La physique quantique est une tautologie
symbolique qui fait exister quelque chose dont on peut dire qu’autrement il

8
Une telle étude paraît d’autant plus nécessaire que Marc Richir se réfère semble-t-il
positivement à l’article du philosophe espagnol sur le principe de correspondance, au cours
d’entretiens avec Sacha Carlson alors qu’il semble aller à l’encontre de sa dernière position
plus qu’il ne la confirme.
9
M. Richir, « Phénoménologie de l’élément poétique », in Studia Phaenomenologica, vol.
VIII/2008, Humanitas, Bucarest, 2008, pp. 177-186.
10
Ibid., pp. 275-295.
232 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

n’existe pas […]. Il n’y a plus aucune référence possible de la théorie et de


l’expérience à quelque chose d’indépendant (la “nature”) d’elles, aussi
indéterminé fût-il », mais, remarque le philosophe, « si l’on renonce à cette
tautologie, on ne peut plus faire de physique ». Toutefois, observe-t-il :
« quand le réel se dérobe, un travail épistémologique phénoménologique est
encore possible à condition de partir du statut désormais paradoxal de
l’expérience, et de la théorie […]. Autrement dit, réinterpréter de fond en
comble le principe de correspondance de Bohr11, comme l’a très bien
ébauché Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina dans un article paru récemment
dans les Annales de phénoménologie. Je ne saurais faire mieux pour le
moment, sinon apporter quelques nuances d’interprétation. Mais ce n’est
pas ici le lieu12 ».
Du point de vue de Marc Richir, à ce moment-là de son parcours, la
physique (classique aussi bien que quantique) est sans phénomènes au sens
phénoménologique. Et s’il y a une « base phénoménologique » à la théorie
physique, « La base phénoménologique est plutôt dans la pensée » que dans
l’observation. Le philosophe donne alors l’exemple classique de la pensée
qui fait le lien entre la chute des corps et le mouvement des planètes. Et là,
il y a forcément de la phénoménalité, car ce rapprochement ne peut se faire
autrement que par le biais de l’imagination ; il s’agit donc d’un phénomène
de pensée et non d’un phénomène physique. Marc Richir va encore plus
loin quand il aborde le cas de la physique quantique où, dit-il : « Il n’y a
même plus – sauf ultra ponctuellement, et moyennant des espèces
d’artefacts monstrueux, tels que le fameux grand accélérateur13 – de
phainomena au sens classique (et non phénoménologique), où quelque
chose de censé être réel se manifeste, apparaît. Du coup, on ne sait plus très
bien où on en est… Et cela n’a en tout cas plus rien à voir avec la
phénoménologie ». Pourtant, comme Sacha Carlson le lui rappelle, il a dans
le passé (voir en particulier l’article « Mécanique quantique et philosophie
transcendantale ») formulé l’hypothèse que l’indétermination à l’œuvre en
physique « attesterait peut-être de la contingence propre au phénomène,

11
Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina, « Le principe de correspondance », in Annales de
phénoménologie, 2013. La notion de « principe de correspondance » apparaît en 1913 dans
un article de Niels Bohr. Selon ce principe, le comportement quantique d’un système peut
être équivalent à celui qu’on observe en physique classique dans certains cas limites
concernant en particulier la quantité d’action représentée par la constante de Planck qui
peut alors être négligée. Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina établit en outre une
correspondance entre le passage d’une physique classique à une physique quantique et le
passage d’une philosophie classique à une philosophie phénoménologique.
12
Conversations…, p. 287.
13
Il s’agit du grand accélérateur de particules du CERN (Conseil Européen pour la
Recherche Nucléaire).
Mesnil 233

auquel elle reste tout de même accrochée ». Marc Richir, qui donne
véritablement l’impression de contourner la question, mais finit par dire :

Ce qui est très fort, c’est de penser que quelque chose qui n’existe pas actu
puisse avoir de l’influence, non pas causale – puisqu’il n’est pas en acte –, mais
par sa virtualité sur ce qui est censé être en acte. […] on se trouve hors du champ
de la causalité ; et l’influence dont il est question n’est plus, dès lors, à
comprendre comme un effet. Il y a quelque chose qui ne se passe pas, mais qui
a néanmoins un statut (problématique), et qui peut avoir de l’influence sur ce
qui se passe »14.

Il est donc vrai que ce qui est virtuel peut très bien ne jamais se réaliser,
mais : « sans lui, rien de ce qui est réel (réellement observable) ne pourrait
jamais se produire : le virtuel contribue à l’occurrence du réel qui n’en est
qu’occasionnellement la réalisation (par tel ou tel dispositif
expérimental)15 ».
Pourtant, ce virtuel n’a-t-il vraiment « rien à voir », pour reprendre
l’expression du philosophe, avec le phénomène au sens phénoménologique
du terme ? On peut en douter. Car lorsque qu’on lit que le transcendantal
peut être lui-même virtuel, c’est-à-dire en fonction, et « influencer les
enchaînements phénoménologiques sans y être “reconnaissable” », on peut
en tant que lecteur averti de l’ensemble de l’œuvre de Marc Richir, être
tentés de voir là l’expression d’une idée que l’on trouve chez lui dans des
textes antérieurs, et selon laquelle le phénomène non manifesté de la
physique quantique aurait malgré tout un rapport avec le phénomène
comme rien-que-phénomène de la phénoménologie refondée. De même,
lorsque Marc Richir affirme qu’avec la physique quantique, on est loin de
la phénoménologie et que « la phénoménologie ne peut pas couvrir tout le
champ de l’expérience, on ne peut qu’être surpris parce que dans ses travaux
antérieurs, il a régulièrement montré, ce que lui rappelle fort à propos Sacha
Carlson, que « la phénoménologie peut, par son instance critique, montrer
quel est le statut, éventuellement non phénoménologique, des “objets”
qu’on manipule dans telle ou telle théorie ». Si Marc Richir acquiesce à cette
dernière remarque, c’est bien qu’en effet, il n’a pas toujours été aussi
catégorique quant à la question de savoir s’il y a une homologie entre les
phénomènes de la phénoménologie et ceux de la physique (quantique ou
non d’ailleurs, notons-le). Venons-en donc à un examen de ses positions
antérieures sur la question.

14
Conversations…, p. 290.
15
Ibid.
234 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

2. NOUVELLES CONSIDÉRATIONS SUR LES RÉFÉRENCES DE MARC RICHIR À


L’ESPRIT DE LA PHYSIQUE QUANTIQUE DANS L’ENSEMBLE DE SON ŒUVRE

2.1 L’ESPRIT DE LA PHYSIQUE QUANTIQUE

Les références de Marc Richir à la physique en général, et à la physique


quantique en particulier, sont présentes dans un grand nombre de ses
textes, mais on constate que même en l’absence de référence explicite,
l’esprit de la physique quantique y est souvent présent, notamment lorsqu’il
est question d’influence (d’un registre architectonique sur un autre) et
d’action à distance. Ainsi, dans Phénoménologie et institution symbolique,
on ne trouve encore rien d’explicite sur la physique quantique, et pourtant
lorsque le philosophe nous dit de diverses façons que quelque chose qui
n’existe pas en acte a de l’influence sur la réalité observable, il est difficile
de ne pas faire le rapprochement entre cette « influence » et l’influence
quantique. Plus précisément, il semble bien que l’on soit autorisé à établir
une homologie entre le mode de constitution du symbolique sous ses formes
« saines » (apparition d’une nouvelle institution symbolique) aussi bien que
pathologiques (constitution d’un symptôme) et un mode d’« être » virtuel.
Dans cet ouvrage, le philosophe aborde la question de l’inconscient
(symbolique dans ses termes) en termes de « non-né », qui produit des
« effets » dans la vie réelle des humains. Il nous dit alors, en citant
positivement le texte de Lacan « Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse », que « La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire
pré-ontologique. […] Ce n’est ni être ni non-être, c’est du non-réalisé »16.
Le philosophe précise encore à propos de la causalité psychique qu’il ne
s’agit pas « d’une cause positive, puisque […] l’action de cette cause réside
dans sa non-effectuation dans le champ phénoménologique »17. Donc,
l’inconscient ne relève pas d’une ontologie, mais il produit des « effets ». Il
n’est donc pas rien ! Cela ne correspond-il pas à ce qu’on appelle virtuel en
physique quantique ? Soyons attentifs aux mots qu’utilise Marc Richir,
mais ne le prenons pas au mot. Lorsqu’il écrit que « C’est parce que quelque
chose ne s’est pas accompli que ce non-accomplissement induit des
effets18 ». Ou encore que : « L’institution symbolique en général est à

16
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire 11, 1964,
Seuil, 1973, où le psychanalyste soutenait que « l’inconscient, d’abord, se manifeste à nous
comme quelque chose qui se tient en attente, dans l’aire, dirais-je, du non-né […]. C’est le
rapport aux limbes de la faiseuse d’anges » (p. 25). Lacan précise : « Cette dimension est
assurément à évoquer dans un registre qui n’est rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-
réalisé », ibid., pp. 31-32.
17
M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, J. Millon, 1988, p. 40.
18
Ibid., p. 34.
Mesnil 235

comprendre comme découlant de sortes d’“effets” de langage, qui ne se


manifestent que par des lacunes ou des trous dans la phénoménalité des
phénomènes-de-langage »19. Que signifie ici l’expression « effet de
langage » ? Il n’est en tout cas pas question ici des effets de langage tels que
le structuralisme les a conçus ; ceux-ci étaient des productions qui
s’opéraient exclusivement au registre du langage symbolique dans
l’acception de ce terme retenue par Richir, seul langage pris en
considération par les structuralistes. Alors que les lacunes et les trous dont
parle ici Richir sont des conséquences d’un défaut réel de temporalisation
et de spatialisation en langage, c’est-à-dire de défaut de mise en langage
phénoménologique et non pas symbolique. À tel point que dans la
conception qui est la sienne, c’est le symbolique sous ses formes « saines »
ou « pathologiques » qui est un effet symbolique de l’échec de la mise en
forme d’un langage qui, quant à lui, est phénoménologique. Le langage
n’est donc pas dans ce cas un point de départ donné comme dans le
structuralisme, mais un point d’arrivée au terme d’un processus qui prend
du temps pour s’accomplir. Alors que, pour les structuralistes, le langage
crée la réalité, pour Marc Richir, une irréalité phénoménologique est source
d’institution symbolique. La « cause » qui correspond à cette conséquence
n’est pas positive et ce point est crucial (d’où la nécessité de guillemets
phénoménologiques au terme de cause). Un processus ne s’effectue pas et
cette non effectuation, marquée par une essentielle négativité, a des effets
dans la réalité, cette fois bel et bien empirique. On voit bien là encore que
les irréalités dont parle alors Marc Richir ne sont pas rien. C’est en ce sens
qu’il est légitime selon lui de parler d’« irréalité effective20 » à propos de
l’inconscient. Quelque chose qui n’existe pas positivement agit pourtant sur
la réalité empirique. C’est bien ce qui se passe aussi en physique quantique
en sorte que l’irréalité effective invoquée ici par Richir a tous les traits du
virtuel quantique !
Notons encore que, dans Phénoménologie et institution symbolique, la
notion d’« action à distance » entre deux registres hétérogènes, mais
indissociables, apparaît à de nombreuses reprises. Or, la notion d’action « à
distance » est indissociable de celle de virtualité. L’action à distance en
physique quantique est une action instantanée d’une entité sur une autre qui
est corrélée avec elle, de telle sorte que cette action ne prend aucun temps
et qu’elle opère indépendamment des distances, y compris macro-
physiques, qui peuvent séparer ces entités. On ne peut donc se représenter
cette action dite « à distance » comme la transmission d’une information qui
elle, demanderait un temps proportionnel à la distance à parcourir de

19
Ibid., p. 31 (c’est Marc Richir qui souligne).
20
Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 135.
236 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’entité 1 à l’entité 2, et qui ne saurait en aucun cas se déplacer à une vitesse


supérieure à celle de la lumière. Or, cette action à distance étudiée par la
physique quantique, et qui est corollaire de la notion « d’influence » dans
les textes de Richir, c’est dans Phénoménologie et institution symbolique,
mais aussi dans les Méditations phénoménologiques, qu’elle est le plus
souvent invoquée. On la trouve aussi très ponctuellement dans nombre de
ses textes des années 80 et 90, c’est alors, notons-le, à propos des processus
à l’œuvre dans le champ phénoménologique21, la référence à la physique
quantique ne demeurant le plus souvent, excepté dans La crise du sens,
qu’implicite.

21
Dans Phénoménologie et institution symbolique, abordant la question du marquage
symbolique des Wesen et du déphasage, Marc Richir observe : « Dans le marquage, qui est
à distance, ou par différence des Wesen et des essences formelles désincarnées, il y a
précisément “action à distance” ou “par différence”, c’est-à-dire, en fait, si nous y
réfléchissons bien, double “capture” réciproque des uns et des autres, même si elle n’est
jamais que provisoire. Entre les Wesen et les essences formelles désincarnées, il n’y a ni
extériorité ni intériorité pures et simple mais précisément déphasage, qui est habitation
réciproque (Ineinander) ou un type particulier de chiasme (entre existentialité
phénoménologique et existentialité symbolique » (p.160). Dans les Méditations
phénoménologiques, le philosophe évoque « une passivité encore plus originaire que celle
des synthèses passives de second degré, parce qu’elles sont plus radicalement inaccessibles
aux phénomènes de langage eux-mêmes, dans leurs transpassibilités mutuelles : elles se
disposent au sein de ce que nous nous risquerons à nommer une transpassibilité de second
degré. Celle-ci est très énigmatique puisqu’elle consiste – il suffit de penser aux paradoxes
de l’intersubjectivité transcendantale husserlienne pour l’entrevoir – en une sorte d’“action
à distance”, mais sans aucun acteur, de monde à monde, ou de “résonance” universelle de
phénomène-de-monde à phénomène-de-monde, du sein de ces synthèses “transpassives”
[mais encore “passives”] de troisième degré (p. 129) ». Plus loin dans le même ouvrage,
on peut lire : « […] dans le sublime phénoménologique, cette sorte d’entre-aperception
fugace et transpassible ouvre en fait la pensée à sa transpassibilité comme à celle de faire
comme si elle s’arrêtait de penser pour s’accompagner de sa réapparition comme pensée.
“Action” toute virtuelle – presque au sens même où l’on parle de “particules virtuelles” en
mécanique quantique – que cette sorte d’action à distance de la pensée sur elle-même
depuis l’entre-aperception de son extinction, qui est paraître en imminence de cette dernière
(p. 160) ». Marc Richir évoque encore (comme le notait Robert Alexander) « une parenté
conceptuelle énigmatique, y compris pour nous, entre l’“effet tunnel” quantique et la
transpassibilité : c’est celle de ce que l’on a classiquement nommé “l’action à distance”
quantique, et de la transpassibilité, pareillement à distance, de phénomène à phénomène
(pp. 166-167). On trouve encore une référence à l’action à distance aux pages 224, 225 et
129. D’autres allusions sont également présentes dans de nombreux articles de Marc Richir
qu’il serait trop long de citer dans leur totalité. Retenons toutefois encore un article paru
en 1994, « L’espace lui-même », où Marc Richir évoque cette « “action à distance” des
amorces [possibles] de sens non déployés en présence sur le déploiement en présence de
tel sens ». Dans les Fragments sur le langage, il est encore question de l’« action à distance
de cette psychose de la sorte transcendantale, transpossible, ou virtuelle au sens que nous
donnons à présent à ce mot (p. 168) ».
Mesnil 237

Il est en outre remarquable que cette anticipation au travers de la notion


d’action à distance de la notion de virtuel quantique alors qu’il n’en est pas
encore explicitement question dans les textes du philosophe, s’observe
également dans l’histoire même de la physique quantique. À la fin des
années 1920 et au début des années 1930, W. Heisenberg ne parle pas de
virtuel, et pourtant, pour nous qui lisons par exemple aujourd’hui La partie
et le tout22, il est évident que le virtuel dont il sera question dans la seconde
physique quantique est déjà là en germe dans le principe d’indétermination
qui fera d’ailleurs ultérieurement l’objet de nouvelles interprétations dans
la physique des champs. Ce qui est remarquable, c’est que les physiciens
rencontrent le même type de difficulté à nommer leur « objet » que le
phénoménologue. Dans les deux cas, le problème provient de la difficulté
de nommer une « chose » qui n’est pas pensable selon une logique
ensembliste identitaire. Pas plus qu’en phénoménologie richirienne, on
n’observe en physique quantique un objet déterminé pensable selon une
logique identitaire. Le seul observable (il conviendrait d’ailleurs plutôt de
dire « la seule ») réside dans les effets de la rencontre de l’appareillage
expérimental avec un système physique. Loin de créer de nouvelles entités
qui seraient de purs effets de langage selon une sorte d’hyper-
nominalisme23, les physiciens quantiques ont eu et ont encore à affronter
l’immense difficulté d’avoir à exprimer en langue naturelle des réalités qui
ne sont abordables qu’en langage mathématique. Cette tension entre la
volonté de dire quelque chose et l’impossibilité de le faire, faute d’un
langage qui conviendrait à cette chose, est particulièrement perceptible dans
le cours des discussions qui ont eu lieu notamment entre 1930 et 1932, que

22
W. Heisenberg, La partie et le tout, Paris, Flammarion, coll. « Champs », nouvelle
édition, 2016.
23
Nominalisme, ou plutôt néo-nominalisme, tel qu’on le rencontre par exemple chez les
psychanalystes tels que S. Viderman lorsqu’il croit se référer à l’interprétation de
Copenhague de la physique quantique, mais qu’il commet un grave contresens qui invalide
son propos. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article paru dans les Annales de
Phénoménologie, N° 14, 2015 : J. Mesnil, « Constructions spéculatives et “constructions”
phénoménologiques dans l’espace de la psychothérapie : Pour une critique de la notion de
“construction” en analyse à partir de l’exemple de Serge Viderman ». En résumé, j’y
montre que les psychanalystes qui ont cru trouver dans l’interprétation de Copenhague une
caution à leur position anti-réaliste concernant l’ontologie de l’inconscient, se sont situés
dans un cadre exclusivement déterminant qui ne pouvait que compromettre leur volonté de
créer une nouvelle épistémologie de la psychanalyse, opposée à celle de Freud d’une part,
et à celle de Lacan d’autre part. Ils se sont heurtés au réalisme de leurs contradicteurs, mais
des deux côtés, il aurait fallu que les uns et les autres articulent déterminant et réfléchissant,
c’est à dire que les réalistes renoncent à l’ontologie et que les anti-réalistes parviennent à
concevoir des constructions qui ne soit pas purement spéculatives. Seule la notion
d’inconscient virtuel répond à ces deux exigences.
238 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Heisenberg relate dans La partie et le tout. On comprend que si les


physiciens et les philosophes néo-kantiens (dont Greta Herman), qui se
demandent alors si les particules quantiques pourraient être des
noumènes, ne parviennent pas à dire ce que sont les particules quantiques,
c’est parce que le langage et l’ontologie sur lesquels ils s’appuient ne
conviennent pas à la chose qu’ils étudient et qui n’est pas au sens strict un
objet (il n’a pas une identité fixe et ne peut être posé là devant). C’est
justement tout l’intérêt du travail de Richir de montrer clairement que le
cadre dans lequel on peut parler d’ontologie et de choses en soi ne convient
ni à la physique quantique ni à la phénoménologie. Il faudrait pour aborder
certaines « régions » du monde concevoir un langage qui ne soit pas la
langue instituée, la langue naturelle qui nous est familière. Il faudrait
concevoir dans la ligne de pensée de Marc Richir un nouveau langage
corollaire d’un nouveau réel impensable en termes d’ontologie et de
propriété absolues. Le problème est qu’un tel langage est à strictement
parler inconcevable ; on en sera donc réduit à inventer une pratique du
langage existant qui permette de transgresser ses limites provenant du fait
qu’il est forcément institué. Ce langage n’est-il pas celui de la poésie ? Mais
alors se présente un nouvel écueil, car il ne s’agit pas, ni en physique ni en
phénoménologie, d’écrire des poèmes. L’usage de la métaphore, presque
inévitable dans ces deux approches, doit être circonspect. On est à vrai dire
pris entre deux écueils puisque l’usage du langage courant est tout aussi
problématique. Il est vrai que les physiciens eux-mêmes se sont exprimés
dans les termes du langage courant qui ont favorisé bien des contresens.
Ainsi, quand ils recourent à des expressions comme celles d’« objet
perturbé », et d’« appareil perturbant », pour dire ce qui se passe dans une
expérience, mais aussi à celle de « noumène », ils ouvrent la voie à des
malentendus, puisqu’ils continuent à recourir à des expressions classiques
pour parler de choses qui ne le sont plus. En physique quantique, la notion
même d’objet devient hautement problématique, tout comme celle de
noumène, puisqu’on n’est plus dans un cadre symbolique où la notion
d’étant est encore valide.
Certes, d’autres que Richir ont mentionné cette inadéquation langagière
et conceptuelle, mais ils l’ont fait hors d’une perspective
phénoménologique ; évoquons entre autres Étienne Klein et Michel Bitbol,
tous deux physiciens et philosophes. Bitbol dénonce l’usage d’« un langage
de propriétés absolues (celles de l’objet, perturbées, et celles de l’appareil,
perturbantes) pour justifier la mise à l’écart des répondants algébriques des
concepts de propriété et d’événement absolus dans la théorie physique ». En
sorte qu’il demande : « N’a-t-on pas là affaire à l’une de ces tentatives
Mesnil 239

vaines d’énoncer les limites de validité d’un langage dans les termes mêmes
de ce langage? 24 »
L’intérêt de la phénoménologie « non symbolique » de Marc Richir,
c’est qu’elle permet d’étendre l’épistémologie de la physique quantique au-
delà même du domaine de cette physique, en réinterrogeant la nature du
langage qui soit à même de renvoyer à des entités sans identité fixe et
pourtant bel et bien existantes, puisqu’elles produisent des « effets » dans la
réalité empirique. La phénoménologie du langage de Marc Richir offre ainsi
un véritable outil à même de penser et de nommer la réalité de ce qui n’est
ni déjà objectivé, ni précisément situé. Examinons pour nous en rendre
compte quelques textes particulièrement significatifs.

2.2 ARTICLES ET OUVRAGES DE MARC RICHIR SE RÉFÉRANT


EXPLICITEMENT À LA PHYSIQUE QUANTIQUE

2.2.1 LES ARTICLES

Marc Richir a consacré trois articles à la physique quantique.


Dans le premier, « Mécanique quantique et philosophie
transcendantale »25, le philosophe livre une lecture philosophique
approfondie de l’article qu’Einstein, Podolsky et Rosen ont publié en 1935,
et où ils mettent en cause le caractère « incomplet » de l’interprétation de
Copenhague de la mécanique quantique, plus précisément celle que Niels
Bohr a soutenue. Renvoyons le lecteur à ce texte d’une richesse
exceptionnelle et retenons la conclusion du philosophe : « la conséquence
philosophique à nos yeux la plus importante de la mécanique quantique est
qu’en elle la théorie mathématique se dissocie de l’ontologie ». Et, « pour
nous, le statut de la théorie quantique requiert de la philosophie une réforme
profonde » 26.
Deux ans plus tard, dans « Sens et non-sens de la nature »27, Richir nous
dit que la mécanique quantique se désontologise dans la mesure où,
d’entrée, elle se vise comme une théorie des observables ; or une
caractéristique fondamentale des observables de la physique quantique est

24
M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Paris, Champ
Flammarion, 1996, p. 31.
25
« Mécanique quantique et philosophie transcendantale », in La liberté de l’Esprit,
n° 9/10, Krisis, 1985, Hachette, pp. 167-212.
26
Ibid., p. 199.
27
« Sens et non-sens de la nature », in Modélisation et fondements métaphysiques en
sciences, Actes du colloque de philosophie de l’U.L.B. des 20 et 21 mars, Cercle de
philosophie de Bruxelles, déc. 1987, pp. 53-71.
240 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qu’ils n’ont pas un soubassement ontologique bien qu’ils ne soient pas


purement idéaux. Cette notion d’observables telle que la conçoit la physique
quantique fait aujourd’hui encore, on l’a dit, l’objet de malentendus lourds
de conséquences fâcheuses sur le plan non seulement épistémologique, mais
encore « ontologique » chez les littéraires qui la ramène trop facilement à
des schèmes connus sans comprendre ce qui fait sa spécificité. Bref,
répétons-le, un observable ou plutôt une observable en physique quantique
n’est pas simplement, comme il apparaîtra plus loin, un objet qu’on pourrait
observer !
Enfin, dans un troisième article paru en 1998, « Potentiel et virtuel »28,
apparaît l’équivalence entre les notions de virtuel, de transpossible et de
transcendantal. Richir conclut son article par ces mots : « Maldiney d’abord,
nous-même ensuite, sommes arrivé, par de tout autres moyens, à parler de
transpossibilité ». Il ajoute alors qu’il convient de ne pas mettre dans cette
notion de transpossibilité n’importe quelle référence plus ou moins vague et
c’est pourquoi il essaye dans cet article de situer le niveau propre et défini où
la mécanique quantique en vient précisément à parler de virtuel et de vide.
Contre certaines interprétations hyper-idéalistes de la physique quantique, il
souligne : « De la première mécanique quantique, celle des fondateurs, à la
théorie quantique des champs, la mécanique quantique demeure une
physique, c’est-à-dire une théorie mathématique, paradoxale et complexe,
des faits observés ». Et de préciser : « Ce qui, dans le cadre de la théorie, est
réel ou actuel est ce qui est observé dans un appareil de mesure. L’actualité
(l’état du système à l’instant de la mesure) résulte de son interaction quantique
avec le dispositif expérimental de préparation et de mesure ». Il importe en
outre ici de ne pas confondre potentiel et virtuel. Pour Marc Richir, les
observables sont donc du potentiel pouvant devenir actuel sous l’influence
d’un virtuel dont le statut « ontologique » demeure difficile à concevoir
puisqu’il n’est plus ici question d’ontologie traditionnelle et que pourtant
« quelque chose » agit. En tout cas, il faut bien comprendre que ce n’est
jamais, en physique quantique, un virtuel qui passe à l’état de réel, seul le
potentiel peut faire cela. Mais le virtuel, répétons-le, n’est pourtant pas rien :

Ce serait un réalisme, somme toute assez naïf, de la théorie que de croire que les états
virtuels ou les particules virtuelles existent « en soi ». Mais il serait tout aussi faux de
dire qu’un tel vide n’est, avec ses états virtuels et ses particules virtuelles, qu’une pure
et simple « création » de la théorie, car ce serait un idéalisme – sorte d’idéalisme
absolu – non moins naïf de la théorie qui croirait que les états virtuels ou particules
virtuelles seraient des créations de l’esprit qui auraient des effets indirectement

28
M. Richir, « Potentiel et virtuel », in Revue de l’Université de Bruxelles 1997/1-2 : Le
vide, Editions Complexe, Bruxelles, oct. 1998, pp. 60-69.
Mesnil 241

observables, par une sorte de « télépathie » dont, hélas, on a parlé, de la Théorie sur
l’expérience 29.

Or, c’est un fait que bien des non-scientifiques sont arrivés à cette conclusion
ou à une autre tout aussi idéaliste en un sens péjoratif du terme.
Établissons un bilan provisoire. Ce qui ressort de ces trois articles publiés
entre 1985 et 1998, c’est que la physique quantique reste bien une physique
même si elle est à strictement parler dépourvue d’ontologie, et que pour le
comprendre une réforme de la philosophie est en effet requise. Cette réforme
est corollaire d’une mise en équivalence des notions de virtuel, de
transpossible et de transcendantal. Penchons-nous à présent sur les ouvrages
de M. Richir.

2.2.2. LES OUVRAGES

En réalité, dans l’œuvre de Marc Richir, si la notion d’action à distance


était plus particulièrement présente, on l’a vu, dans Phénoménologie et
institution symbolique et dans les Méditations phénoménologiques, c’est
dans l’ouvrage publié en 1990 chez Jérôme Millon, La crise du sens et la
phénoménologie, qu’une approche phénoménologique plus globale de la
physique quantique est la plus développée, même en dehors des chapitres
ou paragraphes qui sont plus directement et spécifiquement consacrés à
cette physique. L’essentiel se cristallise sur la polarité
réfléchissant/déterminant, et sur la notion de tautologie symbolique,
tautologie qui précisément requiert la différence entre réfléchissant et
déterminant, à défaut de quoi elle s’effondre en tautologie logique.
C’est dans ce texte que Richir définit le plus clairement une notion qui a
fait l’objet de multiples contresens, celle d’observable quantique. Ce qui est
observable c’est « ce qui d’un système expérimental mis en place, interagit
de manière significative (observable et mesurable) avec le système
physique étudié »30. Il y a une « indissociabilité de l’observable et du
procédé expérimental destiné à le rendre tel » 31, mais il n’est pas pour autant

29
Cet « idéalisme » a été dénoncé par d’autres philosophes, notamment par J.
Bouveresse qui se demande « pourquoi les littéraires et les philosophes sont généralement
si peu attirés par une position réaliste comme celle d’Einstein et trouvent au contraire autant
d’intérêt et d’avantages à celle de ses adversaires idéalistes. », in J. Bouveresse, Prodiges
et vertiges de l’analogie, Ed. Raisons d’agir, 1999, p. 102.
30
M. Richir, La crise du sens, Grenoble, J. Millon, 1990, p. 256.
31
Ibid., p. 261.
242 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

question ici de relation sujet-objet. C’est bien pourquoi Marc Richir met
fortement en garde son lecteur contre des interprétations qui relèvent d’un
« idéalisme absolu » incompatible avec une démarche scientifique. Lisons-
le :

Qu’en est-il en mécanique quantique, de la « relation sujet-objet », qui a prêté


à tant de malentendus ? Il ne s’agit pas tant de la relation sujet-objet que de la
relation, irréductible en mécanique quantique, entre d’une part le dispositif
expérimental de préparation (d’un « système » en vue de la mesure) et de
mesure, et d’autre part ce qui est caractérisé comme système physique,
l’observé et le mesuré.32

Remarquons ici la distinction entre la préparation du système en vue de la


mesure, et la mesure elle-même, car elle est souvent occultée. Il n’est en
aucun cas question ici d’un sujet qui créerait de toute pièce un objet et le
physicien n’est pas Dieu. En d’autres termes, il n’est pas un instituant
symbolique, même si la physique est dans les termes de Marc Richir, une
institution symbolique.

L’objectivité, qui ne disparaît pas en mécanique quantique... mais […] subsiste


comme celle de l’objet transcendantal=x dont nous ne savons rien et ne pouvons
rien savoir, est celle d’une extériorité irreprésentable, et dans cette mesure
seulement interprétable en termes de dimension ou d’horizon de monde qu’il
est absurde de « réifier » en étants, individués dans l’espace-temps33.

Richir précise bien qu’« il s’agit en mécanique quantique, d’une autre


institution symbolique du “réel”, mais cette institution symbolique ne crée
pas ses “objets” à partir de rien ». Et de véritables découvertes irréductibles
à des inventions sont bien régulièrement faites en physique quantique. Il est
vrai que certaines entités sont postulées avant d’être découvertes, mais
quand elles sont découvertes c’est grâce à un perfectionnement
expérimental, le plus souvent rendu nécessaire par le constat d’une anomalie
observée lors d’une expérience précédente. Rien à voir donc avec un simple
« effet de langage » ! Comme le souligne fortement Richir, la préparation
du dispositif expérimental n’implique pas que le système quantique ne
puisse réagir autrement aux appareils de mesure que ce qui a été prévu par
la théorie. « S’il n’y avait que cela, il faudrait aussitôt reconnaître qu’il n’y
aurait jamais eu de découverte physique en mécanique quantique34. » En ce
sens, « il ne s’agit [donc] pas, comme on l’a dit stupidement, de prendre en

32
Ibid., p. 256.
33
Ibid., p. 261.
34
Ibid., p. 267.
Mesnil 243

compte la “conscience” de l’observateur, comme si celle-ci “créait” les


systèmes qu’il étudie »35. Parce que : « Les conditions de possibilité de son
apparition, inscrite dans la matérialité des appareils de l’expérience
contestent que la particule quantique soit une pure idéalité » 36. Marc Richir
n’est donc pas réaliste au sens d’Einstein37, mais cela ne l’empêche pas
d’être critique par rapport à certaines interprétations ultra-idéalistes qui sont
des dérives regrettables, de son point de vue, de l’interprétation de
Copenhague. Elles sont si fréquentes qu’il importe de les dénoncer. D’une
façon plus générale, dans La crise du sens, Richir exprime sa crainte que
certaines tendances épistémologiques contemporaines n’aboutissent à une
« science entièrement nominaliste dans la mesure où elle ne ferait que
s’énoncer elle-même »38. Cette dernière remarque nous amène à la critique
richirienne du relativisme et du post-modernisme favorisant des
constructions spéculatives dénuées d’instance critique auxquelles les
constructions phénoménologiques sont irréductibles.

CRITIQUE RICHIRIENNE DU RELATIVISME POST-MODERNE. DE QUOI PARLE-


T-ON ?

La réflexion de Marc Richir sur la notion de virtuel en physique


quantique, comme en dehors, nous donne des arguments pour contrer un
constructivisme hyper-spéculatif sans pour autant revenir à un
« naturalisme » qui est le plus souvent le seul vis-à-vis de ce
« constructivisme » ; c’est en effet faute d’une troisième voie (ni réalisme
ontique, ni pur idéalisme) que bien des débats s’enlisent. Il convient en outre
de noter que la critique que Richir nous livre du constructivisme et du
relativisme post-moderne passe par une critique d’un nominalisme qui n’est
plus du tout le nominalisme médiéval, puisqu’au lieu d’être économe, il
multiplie les entités ; sauf que cela ne revient pas à un réalisme parce que
dans ce néo-nominalisme, c’est désormais le langage qui crée toute la réalité
(et pas seulement les universaux)39.
Voici quelques exemples de cette critique du post-modernisme par Marc
Richir, par ordre chronologique :
35
Ibid.
36
Ibid.
37
Le réalisme que défendait Einstein quand il s’exclamait « Dieu ne joue pas aux dés »,
était un réalisme ordinaire, c’est-à-dire indissociable d’une ontologie ensembliste-
identitaire.
38
Ibid., p. 144.
39
Pour une approche plus approfondie de cette question d’un hyper-nominalisme
contemporain, on peut se reporter à mon article : J. Mesnil, « Un néo-nominalisme
exubérant », in Eikasia 47, 2013, pp. 417-436.
244 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

1) Dans Phénoménologie et institution symbolique, la critique vise alors


essentiellement le structuralisme et sa tendance à l’autotélisme. Retenons
un passage particulièrement significatif qui distingue clairement
relativisation du symbolique et relativisme :

L’envers de notre démarche est bien une « relativisation » du symbolique, une


ouverture à son historicité, qui est l’une des dimensions dominantes de notre
temps. Mais alors que celle-ci aboutit le plus souvent, aujourd’hui, à une sorte
de « déperdition » symbolique, à un « relativisme » et à une indifférenciation
générale, il s’agit, par un retour réfléchi à ce qui se joue au sein même du
« moment » instituant de l’institution en train de se faire ou de se décider,
d’ouvrir le champ à des « créations » ou des « institutions » de sens qui nous
protègent des dangers, [...] de l’animalité symbolique et de ses captures.40

2) Dans Du sublime en politique, au sein d’une partie du texte où il


retrace une sorte d’histoire du « nihilisme contemporain », Marc Richir
écrit à propos de la fin des années soixante : « Les “sciences” humaines […]
découvraient la diversité et la relativité des cultures, […]. C’est selon une
profonde nécessité que l’immanentisation tendancielle de l’homme et de la
société devait conduire, parallèlement, à leur relativisation, et de là, au
relativisme – à l’indifférence des cultures et des hommes à l’égard de toute
“fondamentalité” aussitôt suspectée »41. Le refus de la fondamentalité et
celui de toute transcendance sont en effet un regret constant et font l’objet
d’une dénonciation récurrente chez Marc Richir.
3) Dans les Méditations phénoménologiques, le philosophe s’oppose
encore à « un exercice “quasi nominaliste” du langage » 42 où le sens n’est
plus sens que de lui-même.
4) Dans l’avant-propos de Phénoménologie en esquisses, en 2000, le
philosophe prend encore position contre le « déconstructionnisme
d’inspiration sémiotique », le « post-moderne […] où sous couvert
d’“herméneutique”, de “relativisme” ou de “perspectivisme” en lequel
toutes les interprétations se vaudraient, à peu près tout paraît pouvoir être
légitimement dit à propos de n’importe quoi » 43. Il réitère sa critique d’un
certain néo-nominalisme : « Comme si les mots suffisaient à créer la
chose »44.
C’est à ces tendances que Marc Richir oppose un « hyper-criticisme »,
la nécessité d’une « instance critique » quand on se livre à quelque
interprétation que ce soit et dans quelque domaine que ce soit. Loin d’être
40
M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, pp. 374-375.
41
M. Richir, Du sublime en politique, Payot, 1991, p. 438.
42
M. Richir, Méditations phénoménologiques, p. 124.
43
M. Richir, Phénoménologie en esquisses, p. 5.
44
Ibid., p. 10.
Mesnil 245

partisan de la post-vérité, il exprime tout au long de son parcours un « souci


de vérité »45 et il nous engage à « ne pas céder à l’inflation verbale ». La
question qu’on doit toujours poser, plus encore si on fait de la
phénoménologie, c’est – il le répétera maintes fois notamment lors de ses
séminaires – de quoi parle-t-on ?
En retraçant dans l’avant-propos de cet ouvrage son propre parcours, il
met en évidence diverses occurrences de cette référence à la forme de
réalisme dépourvu d’ontologie dont il est question ici. Il rappelle ainsi que
dans Phénomènes, Temps et êtres, il interroge des « êtres » qui ne sont pas
des « étants », que dans les Méditations phénoménologiques, il présente
l’architectonique « comme mise en forme systématique, non pas des êtres
et des niveaux d’êtres, mais des “problèmes et des questions” de la
phénoménologie », que dans L’expérience du penser, il invoque « un
“fonds” phénoménologique commun à toute institution symbolique ». Cette
notion de « fonds phénoménologique » est cruciale. S’il n’y avait pas un tel
fonds phénoménologique commun à toute institution symbolique, il serait
impossible de faire la différence entre une construction purement
spéculative et une construction phénoménologique ancrée dans une forme
de « réalité », celle précisément de ce « fonds » qui joue le rôle d’instance
critique en bridant les constructions ne reposant que sur des jeux de langage.
Notons ici que sans un tel fonds, toute communication entre des cultures
serait radicalement impossible.
On peut aussi rappeler que, dans Phénoménologie et institution
symbolique, même s’il ne le mentionne pas dans ce récapitulatif de ses
propres travaux, il met clairement en évidence l’inséparabilité concrète de
l’institution symbolique et du registre phénoménologique ainsi que leur
articulation, et souligne à plusieurs reprises l’importance de « l’instance
critique que nous fournit la distinction plus rigoureuse entre un champ
intrinsèquement phénoménologique et l’ordre de l’instituant
symbolique »46.
5) Enfin, en 2002, dans l’éditorial du premier numéro des Annales de
phénoménologie, il dresse une sorte de bilan pessimiste de la situation
philosophique de son temps, dénonçant plus particulièrement son excès de
pensée spéculative et il conclut :

C’est ainsi qu’on entre […], dans le champ du non attestable et du non
effectuable. Alors que le discours phénoménologique ne peut avoir de sens
précis que s’il donne très précisément à entendre de quoi (de quel problème ou
question), chaque fois, il parle, et que c’est ce « quoi » (la Sache selbst, la
« chose même ») qui doit par-là être attestable (directement ou indirectement)

45
Ibid., p. 6.
46
M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, p. 139.
246 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

dans l’effectuation (au sens mathématique) de l’opération qui permet d’y


accéder. Alors, « n’importe quoi peut y être à peu près dit de n’importe quoi, à
condition que la « construction » spéculative ait plus ou moins bien l’air de
tenir, souvent (mais pas toujours) dans les enchaînements de pseudo-concepts
(ineffectuables) relevant plus du bricolage ou de l’idéologie que de la
« logique » méthodiquement déployée d’une élaboration qui se donne ses
règles et ses angles d’attaque des problèmes47.

Marc Richir dit encore que « la question du phénomène en son sens
husserlien […] n’a que très secondairement et très localement à voir avec la
question de l’être »48, mais qu’il ne faut pas en conclure que le langage
n’aurait plus de référent contraignant. Ce référent phénoménologique c’est
la chose-même, la Sache, cette chose qu’il en vient à qualifier de virtuelle
en référence à la physique quantique et en lien d’homologie avec le
transpossible de Maldiney.
Il est toutefois indéniable que la question récurrente, chez Marc Richir,
« de quoi parle-t-on ? », se présente de façon délicate et problématique
quand on sort de l’ontologie, de l’identité, de l’actuel, du positif, donc du
positionnel et qu’elle pose un problème particulier quant à la question de
l’attestation. Comme il le demande justement dans « La refonte de la
phénoménologie »49 : « Comment faire encore de la phénoménologie et
garantir l’attestation quand elle ne peut plus consister en “effectuation” “ou
réeffectuation” (Nachvollzug) des actes analysés ? Comment éviter alors la
pure spéculation ou la pure construction, […] le risque de prendre les mots
pour les choses ? » Comment, encore, s’abstenir de « faire fonctionner
subrepticement l’argument ontologique 50» ? Que reste-t-il alors au
phénoménologue qui lui permette de ne pas succomber à la pure
spéculation ?
Ce qui reste dans une telle situation, c’est une double exigence
architectonique : d’une part quant à la méthode (situer correctement le
problème à traiter) et, d’autre part, quant au contact nécessaire avec la chose
même ; cette chose « le plus souvent virtuelle » précise Marc Richir, non
positionnelle, irréductible à une chose en soi ou à un étant, exerce pourtant
« des effets sur l’actualité de par sa virtualité même »51. Mais il est vrai
qu’elle n’est attestable qu’indirectement ; la correspondance entre
l’architectonique comme méthode et la tectonique de la chose-même devient
évidemment délicate à penser puisqu’il n’y a pas ici de critère objectif de

47
Annales de phénoménologie, N° 1, 2002, p. 8.
48
Ibid., p. 8.
49
M. Richir, « La refonte de la phénoménologie », in Annales de phénoménologie, 2008.
50
Ibid., p. 206.
51
Ibid., p. 208.
Mesnil 247

vérification, mais seulement le « flair » phénoménologique de la « faculté


de juger réfléchissante », elle-même forcément phénoménologique. Il est
donc possible de concevoir une instance critique alors même qu’on se
trouve dans une situation où il n’y a plus de preuve objective possible, mais
cette instance critique devient elle-même difficile à cerner dans une
situation instable qui est justement celle à laquelle nous confronte, par-delà
ce qui les distingue, tant le virtuel phénoménologique des phénomènes de
monde que le virtuel quantique des particules élémentaires.

CONCLUSION

On a vu que, tardivement, Marc Richir avait adopté une position fort


différente de celle qu’il avait défendue dans des textes plus anciens quant à
une possible homologie entre physique quantique et phénoménologie.
Pourtant, une relecture minutieuse de textes datant le plus souvent des
années 80 et 90 semble bien nous autoriser à soutenir l’idée d’une véritable
homologie des « objets » de référence de la physique quantique et de ceux
de la phénoménologie refondée. Homologie eu égard non à la nature de
chose possédant une identité définie, puisque dans les deux domaines pris
en considération on ne dispose justement pas d’une telle identité, mais à
l’existence de registres architectoniques hétérogènes et en interaction. Dans
les deux cas, une instance critique limite ce qu’on peut dire de tel ou tel
« objet », physique ou culturel. Toutes les interprétations ne sont pas
acceptables. Toute science humaine, toute philosophie, mais aussi toute
science, de quelque nature qu’elle soit, dès lors qu’elle ne trouve plus face
à elle des entités pensables dans une logique ensembliste-identitaire,
devrait compter avec une base phénoménologique ou « naturelle »
virtuelles, si elle veut ne pas se réduire à une construction purement
spéculative. Et il semble bien que Marc Richir a, à partir de la possibilité
d’une homologie entre virtuel phénoménologique et virtuel quantique,
ouvert un nouveau champ de réflexion encore peu exploré. L’étude d’un tel
champ engage une conceptualité et une architectonique spécifiques qui
obéissent à un certain nombre d’exigences imposées tant par la
méthode que par l’« objet » d’étude : nécessité d’un cadre déterminant et
d’une base indéterminée de phénomènes avec laquelle on n’entre en contact
que par la mise en œuvre de processus réfléchissants. Ce serait tant cette
base phénoménologique ou « naturelle » en tant qu’« irréalité effective »
que l’hétérogénéité de deux registres architectoniques, jouant
réciproquement l’un par rapport à l’autre le rôle d’instance critique
contenant l’inflation verbale, qu’ont manqué aussi bien les structuralistes,
248 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

les post-modernes que ceux des réalistes pour lesquels le réel ne peut être
qu’ontologique.
« Entre la vie et la mort » :
À propos de l’approche richirienne de la psychose

TETSUO SAWADA

INTRODUCTION

On peut distinguer au moins trois types d’études lorsqu’on aborde la


phénoménologie de Marc Richir : tout d’abord, sa tentative de refondation
(« refonte », cf. Richir 2008) de la « phénoménologie » husserlienne ;
ensuite, la limite qu’il établit entre la « phénoménologie » au sens propre et
ce qui n’en est pas, à savoir entre le « phénoménologique » et le
« symbolique » (l’« extra-phénoménologique » ou l’« institution
1
symbolique », Richir 1988, 123) ; enfin, son approche des phénomènes
psychopathologiques dans lesquels s’estompe la limite entre le
phénoménologique et le symbolique. Tout en ayant les deux premiers en
toile de fond, notre discussion se concentra sur le troisième.
Dans ses travaux, depuis les années 1980, Richir n’a cessé de discuter
plusieurs types de cas psychopathologiques, observés et traités dans le
domaine de la psychopathologie ou de la psychanalyse. En effet, il admet,
dans ses conversations avec Sacha Carlson, que les phénomènes
psychopathologiques ont pour effet de « révéler » (Richir et Carlson, p. 39)
le fonctionnement virtuel des moments phénoménologiques – le sublime, la
phantasía animée par l’affection et son caractère transpassible et
transpossible, etc. – dans la vie du soi soi-disant normal ; en somme,
l’analyse phénoménologique sur les phénomènes psychopathologiques a
pour effet d’attester indirectement la vérité de ces moments
phénoménologiques, comme étant le « révélateur photographique » (ibid.)
qui nous permet d’affirmer, en épreuve négative, les paysages, les
personnages ou les événements que nous avons vus et vécus dans la réalité.
La question s’impose alors de savoir si, dans la pensée
phénoménologique de Richir, les phénomènes psychopathologiques
demeurent juste des éléments négatifs ou encore une version morbide des
moments phénoménologiques ; restent-ils toujours pathologiques dans la
distinction classique entre le normal et l’anormal ? ; n’y a-t-il pas de
caractères phénoménologiquement spécifiques et singuliers dans les
phénomènes psychopathologiques et leur approche richirienne ? Pour
essayer de répondre à ces questions, nous examinerons tout d’abord le statut

1
Pour l’appréhension de cette distinction, l’ouvrage de Joëlle Mesnil, auquel nous devons
beaucoup, est indispensable. Cf. Mesnil 2018, en particulier pp. 52-53.
250 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

des phénomènes psychopathologiques dans la pensée phénoménologique.


Ensuite, nous le détaillerons en discutant son approche de la psychose, en
nous appuyant particulièrement sur les phénomènes schizophréniques
observés par Ludwig Binswanger et, par ailleurs, éprouvés de manière
épouvantable par Antonin Artaud.

1. ENTRE LA VIE ET LA MORT

1.1. LE SUBLIME ET LE PSEUDO-SUBLIME

Dans l’article intitulé « Sublime et pseudo-sublime » (Richir 2010), Richir


définit les phénomènes psychopathologiques comme relevant du « pseudo-
sublime ». Le « sublime », tel qu’il est présenté par Kant dans sa troisième
critique, constitue le moment le plus essentiel pour le projet richirien de la
refondation de la phénoménologie. En faisant face à une scène « absolument
grande (schlechthin groß) » (Ak. V, p. 248/123) ou infigurable (« sans
forme [formlos]) » (cf. Ak. V, p. 244/118) qui provoque sans réserve
l’impuissance de la force humaine, l’ego se met à prendre conscience de son
soi pour protéger sa propre humanité et sa dignité ; et corrélativement,
l’« imagination (Einbildungskraft) » (ibid., § 35) se met en jeu, dans la vie
de ce soi, pour appréhender cette chose « absolument grande » et « sans
forme », alors qu’elle n’arrivera jamais à schématiser ce moment
transcendant dans des concepts déterminés. Pour expliquer ce sublime
kantien, en suivant la terminologie richirienne, l’esprit (Gemüt) du soi est
fortement affecté par ce moment transcendant (« transcendance absolue »,
cf. Richir 2011, p. 81) ; et corrélativement à tout cela, cette « affection »
(Richir 2010, p. 10), bouleversant l’esprit du soi, met en mouvement les
phantasíai cachées au fond de sa conscience.
En revanche, dans le cas du « pseudo-sublime », la scène grandiose et
transcendante (l’« absolument grand » et l’« informe ») ne provoque plus
que des « angoisses » (« affection d’angoisse », cf. Richir 2010, p. 16)
paralysant le regard de l’ego ; le soi de l’ego ainsi angoissé se trouve alors
fixé dans le traumatisme, puisque le moment du sublime n’est plus pour lui
qu’un moment répulsif et angoissant. L’expérience du sublime est ainsi
entièrement modifiée en « trauma » (Richir 2010, p. 14) ; la vivacité
(Leibhaftigkeit) de ses expériences se trouvant alors « en sécession »
(ibid.) ; et, au lieu de la libre mise en jeu des phantasíai, le soi, fortement
traumatisé et terrifié, s’efforce de se figurer des images délirantes pour sortir
de ce moment répulsif. Richir trouve ainsi le processus de constitution des
symptômes psychopathologiques au cours de la transformation du moment
Sawada 251

du sublime phénoménologique en trauma, à savoir un moment « pseudo-


sublime »2.

1.2. LA VIE DU SOI AU BORD DE L’EFFONDREMENT

Si nous prêtions attention exclusivement à cette transformation morbide, on


pourrait hâtivement conclure que, dans la phénoménologie richirienne, les
phénomènes psychopathologiques sont juste une version morbide ou un
échec des moments proprement phénoménologiques (le sublime,
l’affection, la phantasía, etc.). Mais, en examinant de plus près ses travaux
portant sur les phénomènes psychopathologiques, nous nous apercevons
que le phénoménologue ne manque pas de décrire et d’élucider la manière
d’être du soi phénoménologiquement bien spécifique au moment
psychopathologique. Cela apparaît lorsque, dans Phantasía, imagination,
affectivité, Richir discute les délires schizophréniques d’Antonin Artaud, et
notamment ses textes surréalistes (« Correspondance de la momie », cf. OC.
I-2, pp. 57-58) et de ses lettres à George Soulié de Mourant (ibid., pp. 179-
196). Dans ce contexte, Richir décrit la manière d’être spécifique du soi
schizophrénique sous le terme d’« entre la vie et la mort » :

Paradoxe, donc, d’une vie incomplète, quasi-biologique, et d’une « mort » qui


n’est pas « absolument avortée », mais qui n’est pas non plus proprement vécue
(pour tout cela, cf. OC, 241 [OC., I-2, p. 57]). Entre la vie et la mort, c’est-à-
dire dans la Spaltung du pseudo-primordial et du Phantomleib (Richir 2004,
p. 417, souligné par l’auteur).

Puis, en clôturant le chapitre portant sur le cas Artaud, l’auteur conclut :

« Vivante momie », entre la vie du vécu proche de l’extinction et la mort pure


et simple [nous soulignons], entre une vie irréelle (nicht reell) (« momie ») et
son risque d’évanouissement (Richir 2004, p. 420).

Ces analyses nous permettent d’observer la manière d’être « paradoxale »


du soi au moment psychotique. Dans son paroxysme (l’agitation
douloureuse sur les moelles [OC., I-2, p. 52]), la « profonde obnubilation
de la conscience » décomposant la faculté représentative (ibid., p. 182),
l’absence de la persistance de la pensée (ibid., p. 185), la fuite des idées
(ibid., p. 186-187) et l’extrême « lucidité » (ibid., p. 57) de l’intelligence au
sein de ces symptômes, l’esprit d’Artaud n’est pas encore mort (« pas

2
C’est pour cela que Richir considère le sublime phénoménologique, et son choc, comme
« non traumatique » (Richir 2010, p. 10).
252 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

absolument avorté ») en même temps qu’il n’est plus vivant (« vie proche
de l’extinction »).
Pour expliquer cette ambiguïté du sujet schizophrénique, nous pouvons
dire, en reprenant la terminologie richirienne, qu’Artaud n’est pas encore
mort parce que « la Leiblichkeit est subtile, toujours susceptible de se
rallumer en phénoménalisations, de se ranimer » (Richir 2004, pp. 418-
419). Cela veut dire que le sujet peut encore ressentir, dans une certaine
vivacité, ses propres expériences sensibles sur son corps vivant (Leib).
Mais, en même temps, il n’est plus vivant puisque les comportements
(Leibkörper) ainsi figurés sur son corps vivant ne sont que des douleurs (la
« profonde obnubilation ») dont il ne comprend pas l’origine et qui
provoquent des idées délirantes (l’« absence de la persistance » de la
pensée). Ainsi, d’un côté, son corps vivant (Leib) fonctionne encore et
l’amène à saisir ses propres vécus ; de l’autre, ce fonctionnement est destiné
à échouer sans pouvoir figurer les comportements propres à son existence.
Cela signifie que, étant situé entre le fonctionnement vide du corps vivant
(Phantomleib) et sa conséquence morbide (douleurs somatiques et délires
psychiques), Artaud ne peut plus vivre ni mourir. C’est pour cela que
l’écrivain témoigne de cette situation paradoxale en écrivant : « ni ma vie
n’est complète, ni ma mort n’est absolument avortée » (OC., I-2, p. 57). Son
esprit, devenu « momie », se trouve ainsi suspendu « entre la vie et la
mort »3.
On peut dès lors affirmer que, s’approchant des phénomènes
psychopathologiques, Richir tente d’en dégager la manière d’être
phénoménologiquement bien spécifique du soi au moment psychotique,
sans les considérer hâtivement comme des échecs ou des lacunes des
moments phénoménologiques. Ainsi, dans Phantasía, imagination,
affectivité, il écrit à plusieurs reprises que la vérité de l’analyse des
phénomènes psychopathologiques consiste à éclaircir ce qui se passe « au
bord de l’effondrement » (Richir 2004, p. 420 [souligné par nous], aussi
pp. 325-335, 355 [« au bord de l’abîme »], p. 380, p. 388 [« au bord de la
mort »], et passim) de la vie humaine et sa structure phénoménologiquement
spécifique. Il s’agit pour Richir de décrire les phénomènes « au bord de
l’effondrement », et non ceux qui se sont déjà décomposés dans
l’effondrement.

3
L’expression « entre la vie et la mort » est aussi utilisée par Richir pour d’autres types de
maladie mentale. En discutant par exemple le cas névrotique analysé par Binswanger,
Richir écrit : « L’essentiel est ici le glissement de la vie de la patiente dans une vie “entre
vie et mort” » (Richir, 2004, p. 354, souligné par l’auteur) ; et il y ajoute : « la malade [une
patiente névrotique de Binswanger] n’est pas complètement effondrée, “phénoménalement
morte” : elle est entre la vie et la mort » (Richir 2004, p. 388, nous soulignons).
Sawada 253

2. PHÉNOMÈNES AU BORD DE L’EFFONDREMENT : L’APPROCHE


RICHIRIENNE DES DÉLIRES SCHIZOPHRÉNIQUES

2.1. LA VERSTIEGENHEIT AU MOMENT DU DÉLIRE

Si Richir tente ainsi de décrire la structure spécifique du soi au bord de


l’effondrement, ou entre « la vie et la mort », cette tentative est tout aussi
manifeste dans son analyse des délires schizophréniques que dans celle du
cas Artaud. Parmi les divers types de délires schizophréniques, Richir porte
attention notamment au phénomène de « présomption (Verstiegenheit) ».
Ce phénomène est observé par Ludwig Binswanger dans ses travaux (cf.
Drei., 1-8/23-31, Schizo.) traitant des délires schizophréniques. Selon
l’analyse binswangerienne de cinq cas schizophréniques dans
Schizophrénie, tous les patients éprouvent, au moment du délire, la
« formation de l’idéal présomptueux (verstiegene Idealbildung) » (Schizo.,
16) : l’esprit purement « martyr » (Schizo., p. 21) conduit Ilse (la patiente
du premier cas) à mettre sa propre main au feu ; la « mort comme le seul
bonheur » (Schizo., p. 14) oblige Ellen West à s’éloigner des nourritures,
de leur digestion et excrétion ; Jürg Zünd aspire (Sehnsucht, ibid.), au
moment du délire, au « nirvâna » (ibid.) ; l’idéal d’« être toute seule »
(Schizo., p. 309/42) que se figure Lola Voss au moment du délire la conduit
au « jeu » (Schizo., p. 23) monogrammiste des mots ; finalement, Suzanne
Urban est obligée, dans le paroxysme de ses délires, d’administrer des
« soins exclusifs » (Schizo., p. 386/39) à son époux souffrant et de faire de
sa mère l’objet de l’idolâtrie (abgöttisch), (cf. Schizo., p. 25).
Tous ces patients se figurent, chacun à leur manière, l’idéal
« présomptueux », ainsi que l’esprit martyr (Ilse), la béatitude excluant
l’animal impur, la nourriture et la digestion (Ellen West), l’idéal solipsiste
(Lola Voss), l’au-delà (le « nirvâna ») du monde sensible (Jürg Zünd) et
l’amour excessif des prochains (Suzanne Urban). Cet « idéal » pousse
finalement ces patients à la figuration de comportements étrangers aux
réalités de leur vie ; autrement dit, ils tentent de s’approcher, au moment du
délire et de la Verstiegenheit qui s’ensuit, des objets qui n’apparaissent
jamais dans le champ de leur propre expérience.

2.2. L’ILLUSION TRANSCENDANTALE DANS LA VERSTIEGENHEIT

En analysant cette « formation de l’idéal présomptueux » au moment du


délire schizophrénique, Binswanger souligne les « moments défaillants
(versagende Momente) » (Schizo., p. 12) de la structure existentiale du
254 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Dasein. Par ailleurs, le psychiatre Eugène Minkowski généralise, dans le


même contexte, le délire schizophrénique sous la conception d’une « perte
de contact avec la réalité » (Minkowski 1933, p. 68).
Si ces approches psychiatriques se focalisent sur les aspects négatifs et
lacunaires (la « défaillance » ou la « perte ») des phénomènes
pathologiques, Richir ne partage pas ce point de vue4. Il tente plutôt
d’expliquer la Verstiegenheit schizophrénique à partir de l’« illusion
transcendantale » au sens kantien de la première critique. Ainsi, dans son
article intitulé « Pour une phénoménologie des racines archaïques de
l’affectivité » (Richir 2004), contemporain à son ouvrage Phantasía,
imagination, affectivité, l’auteur explique :

Il y a dans la Spaltung quelque chose comme l’illusion (transcendantale


phénoménologique) donc comme le simulacre que l’aspiration infinie puisse
trouver son terme, et c’est là peut-être ce que Binswanger désignait, pour la
schizophrénie, par Verstiegenheit (Richir 2004a, p. 166).

Richir tente ici de rapprocher le phénomène de Verstiegenheit de l’« illusion


transcendantale ». Celle-ci est, comme on le sait, présentée par Kant dans la
« dialectique transcendantale » de sa première critique. Selon lui, la raison
humaine a pour nature de poser infiniment des questions sur l’origine des
phénomènes. Il arrive alors que ce mouvement infini conduise la faculté
cognitive de l’homme à appréhender, d’une façon subreptice (« subreption
transcendantale », cf. A/B, pp. 509/537, 481), les choses qui ne sont pas en
principe l’objet de ses expériences dans la réalité, ainsi que le souverain
bien, l’immortalité de l’âme ou encore l’existence de Dieu. En voulant
s’élever (überschreiten) plus haut en raison du mouvement régressif et
infini de la raison inhérente à la connaissance humaine, celle-ci devient
alors illusionnée, et puis se comporte comme si elle était capable
d’appréhender les choses qui n’apparaissent jamais dans le champ de ses
expériences sensibles. Enfin, elle tombe en « antinomie »5 et même en
« délire (Wahn) » (A/B, pp. 497/525, 474) selon la description kantienne.

4
L’explication « déficitaire », selon laquelle les phénomènes perceptifs seraient traités
comme « normaux » ou même comme « norme » par rapport aux phénomènes soi-disant
pathologiques ou délirants, est remise en cause par Richir dès les années 1990. Cf. Richir
1992, pp. 81-85.
5
En effet, Monique David-Ménard analyse, du point de vue psychanalytique, la structure
des phénomènes psychopathologiques, notamment de la « paranoïa », à partir de la
problématique de la dialectique transcendantale kantienne (l’illusion transcendantale, les
deux premières antinomies et le délire (Wahn) de la faculté cognitive qui s’ensuit, [cf. D-
M. 1990, pp. 138-139]). Si notre discussion met en rapport les phénomènes
psychopathologiques (l’idéal et la Verstiegenheit) avec la problématique de la dialectique
transcendantale kantienne, nous devons beaucoup d’idées à son analyse perspicace.
Sawada 255

Si Richir assimile la Verstiegenheit schizophrénique à l’illusion


transcendantale kantienne, c’est parce que les deux cas laissent voir une
saisie subreptice des choses au-delà des expériences sensibles. Dans la
citation ci-dessus, Richir décrit comme « aspiration » l’acte propre au soi
au moment du sublime. Suivant le moment du sublime et la mise en jeu des
phantasíai, le soi « aspire » le mouvement infini, inépuisable et protéïforme
(« apeiron », cf. Richir 2010, p. 8, p. 15) des phénomènes. Cela veut dire
qu’il y a, au cours de cette « aspiration », une certaine distance entre le soi
en tant qu’être fini et le caractère infini des phénomènes se phénoménalisant
au moment du sublime ; le soi aspire à distance la phénoménalité des
phénomènes en respectant sa propre finitude6.
En revanche, les patients observés par Binswanger se comportent comme
si chacun de leur « idéal » était accessible à travers leurs pratiques
délirantes, alors que celles-ci contribuent, malgré leur intention et leur
volonté, à la constitution des symptômes. Pour expliquer cela en suivant la
phénoménologie richirienne, le soi des schizophrènes, au lieu d’« aspirer »
à distance les phénomènes dans leur caractère infini et protéïforme,
transforme ces phénomènes infinis en idéaux délirants et les traite comme
s’ils étaient à la disposition de leur pouvoir et de leur volonté. Tout cela
revient à dire que son « aspiration » est interrompue, comme si elle arrivait
à son « terme ». Le caractère infini des phénomènes au moment du
sublime est ainsi réduit au « simulacre », avec lequel le sujet se figure les
idéaux présomptueux et y éprouve des délires de manière épouvantable.
Cette appréhension sans distance est appelée par Richir « illusion de la
maîtrise du langage par le “soi” » (Richir 2004, p. 171).
Richir considère ainsi l’appréhension subreptice (l’« illusion
transcendantale » et le « simulacre ») des étants supra-sensibles par le soi
comme une structure phénoménologique des délires schizophréniques. Tout
cela signifie que, derrière les aspects visibles et observables (les cas et les
symptômes) des maladies mentales, il y a une manière d’être du soi « au
bord de l’effondrement » : à savoir, du point de vue phénoménologique, une
figuration subreptice, ou de force, de l’idéal au-delà de l’expérience ; et du
point de vue philosophique, un glissement du moment transcendant du
sublime à la dialectique transcendantale7.

6
Cela veut dire aussi que, en étant ainsi poussé à l’infini et à son extériorité, le soi n’adhère
jamais à son immanence et à son ipséité. C’est ainsi que Richir décrit la modalité d’être de
ce soi comme soi « toujours en écart » (Richir 2008, p. 208) avec lui-même.
7
Le rapport des étants supra-sensibles, relevant de la dialectique transcendantale kantienne,
aux délires psychotiques, a déjà été étudié dans le domaine psychopathologique. Les
travaux psychiatriques de Maurice Dide (Dide 1913) et de Will Boven (Boven 1919)
observent ainsi, dans les délires des schizophrènes, l’ébauche d’un extrême idéalisme qui
s’érigent jusqu’en une religion.
256 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

3. SENS D’ÊTRE DU SUJET AU BORD DE L’EFFONDREMENT

3.1 EN QUÊTE DE LA GUÉRISON : LE SENS D’ÊTRE ENTRE LA VIE ET LA MORT

L’entre-deux « entre la vie et la mort », le fait d’être « au bord de


l’effondrement » et leur structure phénoménologique (l’« illusion
transcendantale » et le « simulacre ») que nous avons envisagés dans les
paragraphes précédents, constituent eux-mêmes, dans l’analyse richirienne
de la schizophrénie, le sens des phénomènes psychopathologiques. Comme
nous le verrons, le sens qui y est en jeu n’est rien d’autre que la recherche
de la cure pratiquée par les sujets psychotiques, chacun à leur manière. Pour
préciser tout cela, Richir se réfère aux textes d’Artaud, « Position de la
chair » (OC. I-2, pp. 50-51) et « Manifeste en langage clair » (OC. I-2, pp.
52-54), relevant tous deux des « Textes surréalistes ».
La particularité du cas Artaud consiste en ceci que, au sein des délires et
des douleurs somatiques provenant des moelles, il aspire, avec une certaine
« lucidité » (ibid., p. 55), le moment du rétablissement de son existence : les
cris au moment des délires sont, dit Artaud, des « cris intellectuels » (ibid.,
p. 50) ou une « chair » (ibid.) en laquelle s’incarne son « esprit prompt
comme la foudre » (ibid., p. 51) ou sa « déraison lucide » (ibid., p. 53). Cela
veut dire que, malgré la décomposition de sa pensée et la fuite de ses idées
au moment de ses délires, il cherche à trouver, avec sa propre « chair »
souffrante et délirante, le « nouveau Sens » (ibid., p. 53) de ses expériences.
C’est cette recherche de sens qui le conduit au « bruit de création » (OC. I-
2, p. 52) et, finalement, aux inspirations littéraires (la littérature, la poésie
et le théâtre). Il va sans dire que, dans Phantasía, imagination, affectivité,
Richir mentionne cette « chair » artaldienne, sa lucidité et la « recherche de
la guérison » (Richir 2004, p. 415) qui y est en jeu. Il précise tout cela de la
manière suivante :

C’est en ce sens qu’effectivement, il faut comprendre, selon nous, l’« esprit


prompt comme la foudre » qu’il y a dans la chair (la Leiblichkeit), et son
« ébranlement » qui est déjà « spirituel ». C’est du champ même ouvert dans et
par la Leiblichkeit que jaillit la phénoménalisation en langage, et c’est là que le
moi l’appréhende et en pressent le mouvement en y prenant son élan (ibid.).

La pensée et l’esprit, au moment des délires, s’incarnent dans le corps


d’Artaud, alors que la première (pensée) est déjà décomposée et que le
mouvement du second (esprit) est « prompt comme la foudre ». Selon la
remarque ci-dessus de Richir, cette incarnation momentanée atteste
phénoménologiquement une certaine genèse de la Leiblichkeit. C’est en se
Sawada 257

basant sur celle-ci qu’Artaud arrive à trouver le « nouveau Sens » ou le


« bruit de création » au sein de ses délires, et arrive à s’en libérer8.
Suivant la constitution momentanée de la corporéité vivante
(Leiblichkeit), l’agitation des douleurs sur son corps physique (moelles) ne
lui provoque plus de spasmes ni de catatonies au sens schizophrénique, mais
bien des ébranlements « spirituels » qui lui donnent une certaine vivacité
(« élan »). Et cette vivacité momentanée, à son tour, l’amène à appréhender
le « nouveau Sens » de sa propre existence. Richir définit délibérément ce
processus artaldien d’approche du « sens » comme une
« phénoménalisation en langage », à savoir comme une genèse du sens qui
pousse l’écrivain à l’expression de ses idées littéraires.
Néanmoins, étant donné que l’« esprit » trop lucide d’Artaud n’est ni
permanent ni stable, mais juste « prompt comme la foudre », cette quête de
guérison ne dure pas longtemps. En effet, le sens, dès qu’il est découvert,
est aussitôt « avorté » (Richir 2004, p. 420) à cause du surgissement de
nouveaux délires. Ainsi, si la constitution momentanée de la Leiblichkeit est
une tentative de la part d’Artaud de chercher la « guérison », cette tentative
se trouve entièrement suspendue entre la vie et la mort : à savoir entre la
« phénoménalisation en langage » (le « nouveau Sens » selon Artaud) et sa
conséquence morbide (délires), suivant le resurgissement des délires et des
douleurs. On peut dès lors affirmer que la « recherche de la guérison », tel
que Richir la trouve dans l’esprit lucide et prompt d’Artaud, se fait
foncièrement dans la manière d’être du sujet suspendu lui-même entre la vie
et la mort, et non dans un rétablissement individuel ou social.

3.2. EN QUÊTE DE LA VOIE SÛRE : LE SENS AU BORD DE L’EFFONDREMENT

Dans Phantasía, imagination, affectivité, Richir affirme l’existence d’une


« recherche de la guérison » aussi bien dans les cas schizophréniques
analysés par Binswanger que dans le cas Artaud. Il discute en particulier le
cas Lola Voss, le quatrième étudié dans la Schizophrénie de Binswanger. À
mesure que l’idéal que se figure cette patiente d’« être toute seule » s’élève
jusqu’à la présomption (Verstiegenheit) et qu’il devient incompréhensible
pour son entourage, elle commence à se plonger dans le jeu de mots ou, plus

8
En ce sens, Jacob Rogozinski a raison lorsque, en critiquant l’interprétation deleuzienne
(l’« éloge de la folie », dit-il, cf. Rogozinski 2011, p. 14), il considère l’écriture artaldienne
et son caractère schizophrénique, comme une tentative de « se réapproprier son moi, son
nom, son corps » (ibid., p. 15). De plus, il y ajoute à juste titre : « Pour lui [Artaud], il ne
s’agit pas de s’échapper à ce Fond opaque qui l’a englouti, mais plutôt d’y reprendre la
parole […] » (ibid., p. 18).
258 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

précisément, dans les monogrammes. Richir explique ce jeu de mots de la


manière suivante :

Le seul sens de l’existence (de la vie intersubjective du moi dans le cas normal)
qui subsiste est celui de la croyance tenace en la superstition des mots, de leurs
décompositions/recompositions et traductions, en un système où, pour ainsi
dire, l’« affect » (« impressionnel ») et l’imagination, déjà divisés (gespalten),
se voient triturés en tous sens pour être décomposés/recomposés selon la
structure du fantasme, c’est-à-dire en « éléments » en quelque sorte « plus
petits », moins angoissants et donc plus inoffensifs, comme si, selon une
transposition de la méthode cartésienne, il s’agissait, dans ce système, de
« diviser la difficulté » pour trouver « la voie sûre » pour la préservation de ce
qui subsiste malgré tout du « soi » (Richir 2004, p. 380).

Lola Voss se perd dans le jeu de mots, lorsque l’entourage ne comprend pas
son idéal « d’être toute seule » et, à cause de cela, devient terrifiée et
angoissée. L’angoisse amène cette patiente à l’élaboration des choses dans
le « fantasme ». Il en résulte son jeu de mots. Considérons par exemple
celui-ci : elle témoigne de l’existence d’un « monsieur » qu’elle a vu dans
une rue. Ce monsieur avec une « canne » a paru tellement angoissant pour
Lola qu’elle a été obligée de se plonger dans le jeu de mots : elle tire d’abord
du mot « canne » (« bastón » en espagnol9) la syllabe « on » et inverse celle-
ci en « no » ; puis, elle tire la syllabe « go » du mot caoutchouc (« goma »
en espagnol) attaché à la pointe de la canne ; finalement, le message négatif
« no go » est élaboré dans le fantasme, il terrifie Lola et l’oblige à réitérer
le même type de jeu de mots (Schizo., pp. 297-298/24-25). Binswanger
décrit ce jeu monogrammiste dans le fantasme comme un « oracle » (ibid.,
p. 315/51) ou comme une « loi superstitieuse » (ibid., p. 319/56).
Dans le passage cité plus haut, Richir considère ce « rituel » de Lola
comme un « système ». C’est en se trouvant dans ce « système »
fantasmagorique qu’elle tente d’éviter l’angoisse. Cela signifie que ce
« système », pour fantasmagorique qu’il soit, a pour effet de lui donner asile
et de la sauver symboliquement de l’afflux des angoisses10. En ce sens, le
jeu de mots est, selon Richir, un moyen qu’a Lola de « décomposer » les
angoisses en des angoisses « plus petites » et de les disperser, alors que cette
activité monogrammiste ne paraît être pour son entourage qu’une
superstition ou un rituel, eux-mêmes incompréhensibles et délirants. Selon
l’explication quelque peu cartésienne de Richir, la tentative de Lola,

9
La mère de Lola Voss étant d’origine latino-américaine, Lola est polyglotte.
10
En se référant à Phénoménologie et institution symbolique, Philippe Veysset, le
traducteur français du cas Lola Voss, nomme à juste titre ce sens symbolique « langage-
refuge » (Veysset 2012, p. 15).
Sawada 259

quoiqu’elle soit désespérée, fonctionne elle-même comme une morale


provisoire (la « voie sûre ») pour son existence.
Le « fantasme » fonctionne ainsi, pour l’existence de Lola Voss, comme
un certain « sens » qui lui permet de « diviser la difficulté », bien qu’il ne
s’agisse en conséquence que d’un monogramme. On peut affirmer dès lors
qu’en abordant les cas de Lola Voss et d’Artaud, Richir tente de préciser le
sens des phénomènes pathologiques dont le sujet s’approche au bord de
l’effondrement de son existence, à savoir la quête de guérison, et non tel ou
tel processus de modifications morbides.

CONCLUSION

La vérité de l’analyse richirienne des phénomènes psychopathologiques, et


des délires schizophréniques en particulier, consiste ainsi à décrire la
manière d’être spécifique du soi au moment critique, soit psychotique, soit
schizophrénique : il s’agit pour lui de décrire l’effort que font des sujets
psychotiques, de survivre « entre la vie et la mort » ou « au bord de
l’effondrement », sans réduire ces phénomènes aux phénomènes
déficitaires ou lacunaires (la « défaillance » au sens de Binswanger ou la
« perte » au sens de Minkowski ).
Or, il est significatif que, en analysant phénoménologiquement les
délires schizophréniques, Richir y découvre des problématiques de la
« dialectique transcendantale kantienne », telles que l’« illusion
transcendantale », la « subreption » ou encore le « simulacre ». Comme on
le sait, ces problématiques jouent un rôle très important dans la
phénoménologie richirienne depuis ses Recherches phénoménologiques, et
notamment dans sa première Recherche (Richir 1981), alors qu’elle était
peu traitée dans la tradition et l’histoire du mouvement de la
phénoménologie11. La tâche qui s’impose pour nos prochaines recherches
est dès lors d’éclaircir le statut de l’« illusion transcendantale » dans la

11
À ce propos, on peut se référer à la remarque d’Alexis Philonenko. Il précise à juste titre
que l’abandon de la dialectique transcendantale à l’époque post-kantienne rend
précisément possible pour la phénoménologie transcendantale de Husserl d’annoncer l’idée
du retour aux choses elles-mêmes : « Le choc avec Hegel est ainsi devenu inévitable. C’est
que Hegel a précisément opéré la contre-révolution copernicienne en rendant aux choses
un primat sur la méthode. Un interprète éminent de Hegel [à savoir, Alexandre Kojève]
peut ainsi nous assurer que Hegel “a pu le premier abandonner sciemment la Dialectique
conçue comme méthode philosophique”. Abandon de la méthode – donc critique de la
réflexion, retour aux choses elles-mêmes – la contre-révolution s’est poursuivie chez
Husserl et les phénoménologues aux cent avis et aux cent visages » (Philonenko 1975-1,
p. 282).
260 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phénoménologie richirienne, en détaillant la différence entre une situation


normale et anormale, ainsi que le passage de la première à la seconde.

BIBLIOGRAPHIE

[Richir 1981] : Richir (Marc), Recherches phénoménologiques (I, II, III).


Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia,
1981.
[Richir 1988] : Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes,
temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1988.
[Richir 1992] : « Phénoménologie et psychiatrie : D’une division interne à
la Stimmung », Études phénoménologiques, n° 15 : Phénoménologie et
pathologies mentales, Louvain-la-Neuve, Ousia, 1992, pp. 81-117.
[Richir 2004] : Phantasía, imagination, affectivité. Phénoménologie et
anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Millon, coll.
« Krisis », 2004.
[Richir 2004a] : « Pour une phénoménologie des racines archaïques de
l’affectivité », Annales de phénoménologie, n° 3, Beauvais, Association
pour la promotion de la phénoménologie, 2004, pp. 155-200.
[Richir 2008] : « La refonte de la phénoménologie », Annales de
phénoménologie n° 7, Amiens, Association pour la promotion de la
phénoménologie, 2008, pp. 199-212.
[Richir 2010] : « Sublime et pseudo-sublime. Pourquoi y a-t-il
phénoménologie plutôt que rien ? », Annales de phénoménologie n° 9,
Amiens, Association pour la promotion de la phénoménologie, 2010, pp. 7-
31.
[Richir 2011] : Sur le sublime et le soi. Variations II, Amiens, Association
pour la promotion de la phénoménologie, Mémoires des Annales de
phénoménologie, vol. XI, 2011.
[Richir et Carlson] : L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson,
Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2015.

Autres textes consultés et leurs abréviations

[OC. I-2] : ARTAUD (Antonin), Œuvres complètes I-2, Textes


surréalistes, Lettres, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard,
1976.
[Drei] : BINSWANGER (Ludwig), Drei Formen missglückten Daseins.
Verstiegenheit Verschrobenheit Manieriertheit, Tübingen, Max Niemeyer,
1956 (trad. fra. par J.-M. Froissart, Trois formes manquées de la présence
Sawada 261

humaine. La présomption, la distorsion, le maniérisme, Paris, Le Cercle


Herméneutique, 2002).
[Schizo] : Schizophrenie, Pfullingen, Neske, 1957 (trad. fra. par J.
Verdeaux, Le cas Suzanne Urban. Étude sur la schizophrénie (1957), Saint
Pierre de Salerne, Gérard Monfort, 2004 ; trad. fra. par L. Hebborn et P.
Jonckheere, « Le délire comme phénomène de l’histoire de vie et comme
maladie mentale. Le cas Ilse », in Passage à l’acte, De Boeck Université,
1998 ; trad. fra. par Ph. Veysset, Le cas Lola Voss. Schizophrénie.
Quatrième étude, Paris, PUF, 2012).
[Boven 1919] : BOVEN (Will), « Religiosité et épilepsie », Schweizer
Archiv für Neurologie und Psychiatrie, Zürich, Orell Füssli, 1919, pp. 153-
169.
[D-M 1990] : DAVID-MÉNARD (Monique), La folie dans la raison pure.
Kant lecteur de Swedenborg, Paris, J. Vrin, coll. « Bibliothèque de l’histoire
de la philosophie », 1990.
[Dide 1913] : DIDE (Maurice), Idéalistes passionnés, Paris, Félix Alcan,
1913.
KANT (Immanuel) : Critique de la raison pure est citée et abrégée avec la
pagination de la version originale (A/B) et de la traduction française
(Critique de la raison pure ; trad. fra. par A. Renaut, Paris, GF-Flammarion,
2006) ; Critique de la faculté de juger avec la pagination de la version de
l’académie de Berlin (Ak.) et de sa traduction française (Critique de la
faculté de juger ; trad. fra. par A. Philonenko, Paris, J. Vrin, 1993).
[Mesnil 2018] : MESNIL (Joëlle), L’être sauvage et le signifiant. Marc
Richir et la psychanalyse, Paris, MJW Fédition, coll. « Psychopathologie
fondamentale », 2018.
[Minkowski 1933] : MINKOWSKI (Eugène), Le temps vécu. Études
phénoménologiques et psychiatriques, Paris, J. L. L. D’Artrey, coll. « De
l’évolution psychiatrique », 1933.
[Philonenko 1975-1] : PHILONENKO (Alexis), L’Œuvre de Kant. La
philosophie critique, t. 1 : La philosophie pré-critique et La Critique de la
raison pure, 2e édition, Paris, J. Vrin, 1975.
[Rogozinski 2011] : ROGOZINSKI (Jacob), Guérir la vie. La passion
d’Antonin Artaud, Paris, Les éditions du Cerf, coll. « Passages », 2011
[Veysset 2012] : VEYSSET (Philippe), « Introduction », in Le cas Lola
Voss, op. cit., pp. 1-16.
D’une phénoménologie du mâle-soldat –
Theweleit avec Richir ou le problème des « pas-encore-
complètement-nés »1

PHILIP FLOCK

INTRODUCTION

Y a-t-il une relation entre la psychose et le fascisme ? À une question posée


dans une généralité aussi vague, pouvoir trouver une réponse ne va point de
soi. Le simple geste de prendre en vue d’autres horizons de questionnement
peut avoir un effet éclairant. Tout d’abord, cette question établit un lien
entre des phénomènes sociopolitiques et psychopathologiques. De telles
tentatives – qui, dans le passé, ont été menées de bien des façons et pas
seulement par les freudomarxistes – ne sont pas, on le sait, incontestées : la
psychologisation voire la pathologisation du politique est tout aussi
problématique que l’est, inversement, la politisation du pathologique. La
définition du « sujet fasciste » (qui ne peut être bien sûr atteint que par
abstraction) comme sujet « originairement » aliéné d’une manière
pathologique risque toujours de se transformer en une relativisation de la
responsabilité. Et supposer que les mécanismes psychotiques du
déplacement de la réalité (Realitätsverschiebung) ont « originairement »
une tendance fascistoïde revient à surcharger ce destin pathologique de
responsabilité politique.
Quoi qu’il en soit, établir d’emblée que la relation entre psychose et
fascisme soit problématique implique pour sa part que nous sachions déjà
comment ces concepts doivent être compris et comment ils fonctionnent
comme éléments de cette relation. Les « contaminations » qui se profilent
entre les domaines sociopolitique et psychopathologique renvoient à une
idée de « transparence » qui n’est produite que par les pratiques et les idéaux
de discours des différentes disciplines.
Mais que se passerait-il si nous pensions leurs « logiques » (psycho-logie
et idéo-logie) tout d’abord à partir de cette relation ? Si nous décrivions
l’enchevêtrement des deux champs comme un processus logologique qui
nous rende accessible d’une nouvelle manière l’impensé de la relation ? Une

1
Ce texte est la traduction par I. Fazakas et M. Bois d’une version modifiée d’un essai
rédigé en allemand par l’auteur, publié sous le titre « Leib und Faschismus.
Psychoanalytische und phänomenologische Annäherungen », dans Leib – Körper – Politik.
Untersuchungen zur Leiblichkeit des Politischen, Thomas Bedorf et Tobias Nikolaus Klass
(éd.), Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2015, pp. 233–247.
Flock 263

telle approche nous semble être possible si l’on garde les termes
« fasciste/militaire » et « psychose/psychotique » flottants et si l’on les
déplie à partir de zones de différenciation et de phénoménalisation
« originaires » : zones de transition des phénomènes de monde et de
langage, du Leib et du Körper, de la psyché et du soma, de l’ego symbolique
et de l’interfacticité, entre écriture et violence. Cette possibilité doit
maintenant être mise à l’épreuve en partant de deux lectures différentes qui
ont d’abord ceci en commun qu’elles développent la relation entre psychose
et fascisme d’une manière créative, sans faire de présupposés a priori. En
reflétant l’une dans l’autre les deux lectures, des transpositions de réflexions
qui n’étaient qu’implicites dans l’une ou l’autre deviennent tangibles. Quels
sont ces textes ?

À propos de l’arrière-plan historique

D’une part, nous nous référerons aux compositions littéraires théoriques


présentées par Klaus Theweleit et plus récemment par Jonathan Littell (à la
suite de Theweleit). Il s’agit essentiellement d’une lecture de la littérature
fasciste au moyen de certains instruments d’interprétation qui s’appuient sur
la psychanalyse et la psychologie du développement, et qui vise à rendre
tangible la « réalité » du « mâle-soldat » en tant que manière (désintégrée)
d’un être-au-monde charnel-affectif-sexuel (leiblich-affektiv-sexuelles In-
der-Welt-Sein) – un « être » qui ne peut réussir que par des transformations
(violentes) énormes.
D’autre part, nous ferons usage des textes de Marc Richir effectuant une
analyse phénoménologique du psychotique.2 Outre de nombreux articles,
deux monographies majeures sont ici d’une importance capitale :
Méditations phénoménologiques (1991) et Phantasía, Imagination,
Affectivité (2004). Bien que, dans ce dernier, le lecteur trouve une théorie
encore plus différenciée de la chair, nous nous concentrerons ici néanmoins
sur les Méditations, car la relation entre le corps et les phénomènes de
langage est plus centrale pour l’analyse de la littérature fasciste. En outre,
un article datant de 1995 intitulé « La mesure de la démesure : de la nature
et de l’origine des dieux » nous fournit des indications importantes sur la
relation entre la Stimmung et la Verstimmung.3

2
Soulignons déjà que nous préférons parler du « psychotique » – comme on parle par
exemple du politique – plutôt que de la « psychose ». Richir lui-même décrit un domaine
avec des transitions continues vers des formations de sens « saines ». Il s’intéresse
particulièrement à ces transitions et rarement aux psychoses aiguës.
3
Marc Richir : Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du
langage. Jérôme Millon, Grenoble, 1992 ; Phantasia, imagination, affectivité.
Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, J. Millon, Grenoble, 2004 ; « La
264 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Commençons par Theweleit et Littell. Alors que ce dernier est devenu


célèbre dans le monde francophone en tant que romancier, Klaus Theweleit
est resté largement inconnu jusqu’à récemment. Männerphantasien, son
œuvre majeure en deux tomes datant de 1977 – récemment traduite en
français sous le titre Fantasmâlgories4 – se décrit le mieux à partir de sa
motivation socio-historique.
Les révoltes étudiantes mondiales de 1968 peuvent être caractérisées par
certains traits fondamentaux, dont le geste anti-autoritaire est probablement
l’un des plus essentiels. Cet anti-autoritarisme a à son tour connu des
manifestations nationales très différentes. Alors qu’en Amérique il
s’agissait de la question raciale et en France du gaullisme, en Allemagne,
les tendances anti-autoritaires étaient dirigées contre la génération des
parents et la responsabilité non assumée par rapport au Troisième Reich.
Les horreurs de leur propre histoire se dissipaient dans le silence comme un
mauvais rêve, alors qu’en même temps, on espérait trouver la nouvelle
« identité allemande » dans ledit « miracle économique ». Au niveau
politique, ce refoulement s’est manifesté dans la « dénazification » lente,
insuffisante voire inexistante des institutions étatiques et que de nombreux
« vieux nazis » continuaient à travailler dans les tribunaux, les bureaux, les
écoles et les universités. La jeunesse étudiante s’est révoltée contre ce
silence et ce manque de transparence. Les universités sont devenues avant
tout des lieux où l’on s’engageait dans la lutte contre les institutions et où
l’on exigeait la justice. Dans les années qui suivirent, le pouvoir de la révolte
étudiante diminua et se scinda, d’un côté, en désillusion face aux utopies de
formes possibles de coexistence sociale et de l’autre, en radicalisation et, si
l’on veut, en ré-autoritarisation d’une gauche militante. Malgré les progrès
réalisés par le mouvement étudiant dans le traitement critique du passé, un
aspect essentiel de la question anti-autoritaire initiale restait sans réponse.
Même si la plupart des « vieux nazis » ont été expulsés de leur poste, ils
étaient toujours assis à la même table familiale.
On peut lire les Fantasmalgôries de Theweleit comme un « manuel »
pour cette discussion émergente. Une discussion au sein des familles
exigeait des « instruments » complètement différents que la lutte politique
contre les institutions. Il fallait d’abord déconstruire l’autorité des pères
comme produit d’un corps susceptible de faire à tout moment « irruption »
(d’un corps qui se déchire les oreilles, rugit, s’enrage), d’un corps d’un
« mâle-soldat ». Le livre de Theweleit traite de cette dimension charnelle-
corporelle (leibkörperlich) du politique et aboutit à la thèse selon laquelle

mesure de la démesure : De la nature et de l’origine des dieux », Epokhé n° 5 : La démesure,


Jérôme Millon, Grenoble, 1995, pp. 137-173.
4
Klaus Theweleit, Fantasmâlgories. Édition établie et traduite de l’allemand par
Christophe Lucchese, Éditions de L’Arche, 2016.
Flock 265

cette dimension n’est pas à la libre disposition (dans le sens d’une raison
instrumentale) du sujet militaire en tant que tel, mais que l’autoritarisme est
l’expression d’une production de réalité qui renvoie (et l’emploi de ce
terme, comme celui d’autres, s’inspire d’une lecture de l’Anti-Œdipe de
Deleuze et Guattari) à une schématisation conflictuelle de l’intérieur et de
l’extérieur du corps.
Cependant, nous voudrions encore analyser un autre texte plus récent qui
devrait être bénéfique pour la perspective phénoménologique que nous
proposons ici. S’appuyant sur le « bricolage » deleuzien de Theweleit,
Jonathan Littell révèle les sources historiques de son œuvre littéraire sous
la forme d’une étude phénoménologique hautement intéressante. Tandis que
Theweleit situe son analyse du mâle-soldat dans la littérature de l’entre-
deux-guerres – surtout dans les témoignages du corps franc (Freicorps) –
Littell renvoie aux écrits du fasciste belge Léon Degrelle, dont la lecture a
permis à Littell de jeter un coup d’œil dans l’abîme qui l’a inspiré dans
l’écriture des Bienveillantes, ce roman primé dans lequel il risque un regard
bouleversant dans le projet de monde (Weltentwurf) d’un soldat SS.

À propos de l’objet de l’étude : le mâle-soldat

La question centrale de ces recherches est celle du fascisme, non pas comme
« idéologie » politique, mais comme moyen de production violente de la
« réalité », un rapport spécifique au monde qui se fonde à travers une
corporéité (Leiblichkeit) spécifique. L’extrême mobilité et la diversité des
rapports affectifs au monde sont vécues comme existentiellement
menaçantes et sont combattues par un « Gestell » corporel (körperlich) qui
« discipline » les perceptions et les sentiments et par là porte tout d’abord
un « monde » à l’apparence : le monde du mâle « soldat » « fasciste ».5
C’est cette production militaire de la réalité qui libère les énergies politiques
censées rééquilibrer un monde qui a déraillé. D’une part, cette productivité
lutte contre la désintégration imminente de la corporéité : elle « construit »,
« structure », « trace des frontières », « anéantit » et « détruit » ; d’autre
part, le caractère fragmentaire insiste sous la forme d’une sémantique
expressionniste déterminée par les emblèmes de la corporéité : les menaces
sont toujours de nature charnelle (leiblich) : il s’agit de « de la guerre entre
différents états du corps, qui – et cela avec une violence (presque)
irrépressible – cherchent leurs formes d’expression politique et discursive »
(Theweleit 2000, p. 487). Pour saisir théoriquement cette constitution
particulière du mâle-soldat, Theweleit mobilise, comme nous le verrons
5
« Le mot ‘fasciste’ est ici entre guillemets, car la production de réalité décrite ne se limite
pas au camp politique ‘fasciste’. J’ai donc préféré le terme ‘mâle-soldat’ pour décrire le
fasciste. » (Theweleit 2000, p. 486)
266 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

bientôt, la terminologie de la théorie de la relation d’objet de Margaret


Mahler. La notion d’une genèse problématique de la chair, acquise de la
sorte sur le plan théorique, sera liée à une lecture des textes fascistes qui
rendent visible un champ métaphorique de la « menace », présentant une
cohérence sémiotique particulière. Le « menaçant » consiste
essentiellement dans le « liquide », le « métamorphique » ou l’« informe »,
contre quoi un langage de « dureté », de « rigidité » et de « sécheresse » est
censé ériger constamment un mur protecteur symbolique. L’« événement »
à prévenir à tout prix est celui d’une « transgression », d’un
« décloisonnement » ou d’une « dé-limitation (Ent-grenzung) », d’une
« rupture de barrage », d’une « inondation » et d’un « mélange ». Nous
verrons encore dans quelle mesure le sens de telles institutions symboliques
est fondé charnellement (leiblich).

PARTIE I : LA MASSE ET LE VISQUEUX : LA GUERRE DE LA/COMME


MAINTENANCE DU MOI

Afin d’interpréter la structure universelle du corps soldat dans le cadre de


la psychanalyse, Theweleit invente l’expression « pas-encore-
complètement-né » (Theweleit 1978, p. 211)6. Le Moi n’a pas achevé la fin
de sa naissance sous forme d’individuation par rapport à la symbiose mère-
enfant, ou ne l’a fait que de façon fragmentaire, et c’est pourquoi il tente
d’« accoucher après-coup » (nachgebären) de lui-même, principalement
dans des institutions comme l’État ou l’armée qui, à leur tour, fournissent
des fonctions symbiotiques au pas-encore-complètement-né. À partir de la
structure fondamentale pathologique de sa constitution de la réalité ou (pour
parler comme Heidegger) à partir de sa Verstimmung, ce Moi fragmenté
doit être situé sur le spectre pathologique. Chez le « symbiotique
(Symbiotiker) » (Theweleit, 2016, p. 390), nous avons affaire à un manque
plutôt qu’à un conflit névrotique. Selon la théorie des objets de Margaret
Mahler, le Moi émergerait comme « la démarcation des représentations du
moi corporel à l’intérieur de la matrice symbiotique » (Mahler 1998, p. 16) :
« Le moi devient le sentiment de son propre corps en train de se séparer de
celui de la mère » (Theweleit 2016, p. 393). Dans la première année de sa
vie, le nourrisson, par l’absence progressive de sa mère, constituerait
d’abord cette dernière comme un objet auquel il se rapporterait ensuite se
trouvant lui-même face à face avec elle. Ce processus est médiatisé par la
constitution du Leibkörper, dans lequel l’enfant gagne d’abord par

6
Theweleit rejette explicitement le possible malentendu selon lequel ce terme désignerait
un état final de santé physique et mentale (Theweleit 2000, p. 486).
Flock 267

différentiation sa périphérie charnelle en tant que limite du corps, avec son


intérieur et son extérieur. Mais le nourrisson ne peut développer un
sentiment de sécurité pour ces régions que si elles sont investies de joie et
sans crainte, c’est-à-dire par une affection maternelle aimante. Si ces soins
manquent, par exemple sous forme de violence, d’absence froide, de dégoût
ou de distance (ou même sous forme d’une émotivité « dévorante ») venant
de la part du premier soignant, ces limites corporelles deviennent floues.
Cela s’exprime dans « le principal échec du moi fragmenté [qui] concerne
l’ensemble des mécanismes d’intégration et de synthèse des stimuli internes
et externes » (Mahler 1998, p. 114). Il en résulte une surexcitation, puisque
ni les périphéries ne sont libidinalement investies, ni les possibilités
d’expulser des influences négatives destructrices ne sont données, de sorte
que « le Moi fragmenté est incapable d’affronter les changements et les
complexités » (Mahler 1998, p. 76). Le symptôme n’est donc pas le résultat
du refoulement d’un conflit, mais une production de réalité fondée sur la
chair, entretenue par différents mécanismes de maintenance7 ; leur but est
la « dédifférenciation et la perte de la dimension animée de la réalité (en
anglais : deanimation) interne et externe » (Mahler 1998, p. 230), qui se
produit soit dans l’acte de destruction (qui transforme les vivants en morts),
soit est médiatisé dans la perception (où tout apparaît « mort »). Theweleit
applique maintenant cette théorie de la psychologie du développement du
« symbiotique » au fasciste, à sa corporéité, à son langage, à son projet de
monde et enfin à son désir de réaliser et d’agir : ce qui ressort de cela, c’est

l’incapacité de l’homme soldat d’écrire sur quelque chose d’inconnu, ne serait-


ce que de le percevoir comme un objet doué de vie […] le considérant comme
déjà mort ou méritant la mort. Et donc la dédifférenciation et la dévitalisation
totale du vivant dans l’acte même de tuer… (Theweleit 2016, p. 397).

Ces mécanismes de maintenance du fasciste qui sont à la base de la


structure de son Moi, Theweleit les appelle la « cuirasse-moi (Ich-Panzer) »
(Theweleit 2016, p. 410, que Littell traduit par « Moi-carapace » [Littell,
2008, p. 26]). Essayons de rassembler quelques-uns des résultats les plus
importants pour notre intention à partir des riches analyses de Theweleit et
Littell.

7
À ce stade, il convient de mentionner que nous n’avons pas l’intention de relancer le
concept de « mère schizophrénogène », dont l’histoire a montré les effets culturels négatifs.
Il ne s’agit pas ici d’un lien causal – et encore moins monocausal – entre le comportement
maternel et la manifestation d’une psychose, mais d’une constitution charnelle qui produit
un état pathologique selon la configuration décrite ici.
268 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

(I) La masse

Dans la littérature fasciste, la diffusion des frontières corporelles et la


surexcitation permanente de l’ego fragmenté qui en découle trouvent leur
expression dans la « lutte » pour et contre le phénomène de masse.
L’attitude ambivalente du fasciste face à ce phénomène se dissout quand on
se rend compte qu’il y a en fait pour lui deux « masses » : la masse formée,
jubilatoire, orientée militairement, c’est-à-dire la bonne masse ; et la
mauvaise masse, la masse critique, démocratique et civile. La première, il
veut la mobiliser, la seconde, il la méprise et veut l’abolir. Il n’est pas
difficile de reconnaître dans cette dernière la surexcitation comme telle. Ce
qui fait paraître si dangereuses ces masses rebelles, ce n’est pas la violence
qui pourrait en émaner, mais leur caractère sauvage et concret, qui n’évoque
rien d’autre que « la représentation de peur devant la multiplicité des
visages et des formes » (Theweleit 1978, p. 41) en général. Selon Theweleit,
ces affects trouvent leur origine « dans le rapport qu’a sa propre chair à la
‘masse’ ». Pour le Moi fragmenté dans sa cuirasse-moi, « l’apparition
publique des masses révolutionnaires […] est une conséquence des ruptures
des barrages » (Theweleit 1978, p. 8, nous soulignons ; passage non inclus
dans l’édition française) contre lesquelles – pour ne pas être lui-même
inondé – il faut renforcer ses propres « barrages ».
Nous trouvons un cas paradigmatique des mécanismes de maintenance
du Moi utilisés à cette fin dans la production de réalité que Theweleit
appelle « la place vide » (Theweleit 2016, p. 279). Pour l’illustrer, citons un
passage d’un roman d’Edwin Dwinger sur le corps franc et les émeutes de
l’année fatidique 1920 où il décrit la dissolution violente d’un soulèvement
par un coup de feu dans les masses :

Un cri crève vers le ciel, comme jamais personne n’en entendit de pareil – la
masse va-t-elle se déverser sur eux en une déferlante qui ensevelit tout sur son
passage ?
Mais quelque chose d’autre se produit, l’impensable : la place se vide en
l’espace d’un instant ! […] [L]es flots mugissants d’Êtres furieux sont
repoussés presque comme par magie (Dwinger 1939, p. 257sq. ; Theweleit
2016, p. 279).

Dwinger cherche d’abord la proximité de la terreur, il veut regarder la peur


en face afin de « l’effacer » par un « coup de magie » au moment de la
menace extrême. Ce mécanisme est paradigmatique parce qu’il est capable
de restituer d’un coup le Moi qui se fragmente : là où, il y a quelques
secondes, la complexité d’une masse diffuse menaçait de dévorer le fasciste,
il ne trouve plus qu’une image indifférenciée et désertée : la place vide. Ces
productions de réalité se caractérisent par une certaine immédiateté, c’est
Flock 269

pourquoi Theweleit les appelle des « identités perceptuelles » et, par là, il
attribue à ces mécanismes de maintenance une structure liée au processus
primaire freudien.
Jonathan Littell trouve les mêmes fonctions à l’œuvre dans le langage de
Léon Degrelle8. Dans la description que Degrelle fait de la campagne russe,
c’est surtout la colonisation de l’Est qui crée « la place vide ». L’arrière-
pays, la « steppe » informe mise en ordre par le fasciste. Une infrastructure
de routes, de voies ferrées et de canaux (dans le meilleur des cas en ligne
droite) constitue la base topographique de ce « chantier fabuleux »
(Degrelle 1949, p. 166) de l’industrie allemande qui découpe le monde selon
la structure de la cuirasse-moi. Au point le plus haut se trouve le rêve d’une
culture européenne qui trouve chez Degrelle une expression
architectonique : il décrit des bâtiments verticaux, imposants, « érigés », se
détachant comme des phares et enterrant la foule en dessous d’eux :
« J’aimais la vie de soldat, droite comme un i, dégagée des contingences
mondaines, des ambitions et de l’intérêt. […] Le grouillement vipérin des
rivalités, des susceptibilités et des malhonnêtetés des arènes politiciennes
me donnait des nausées » (Degrelle 1949, p. 79).

(II) Le visqueux

Face au politique Degrelle ressent du dégoût. Les revendications de la part


d’autrui représentent une inondation qui aboutit à une dés-incarnation (Ent-
leiblichung) du langage, de sorte que le « bourbier officiel » (Littell, 2008,
p. 40) devient, en fin du compte, le « bourbier » du vivant lui-même.
Derrière cette image se cachent les signifiants autour desquels la littérature
fasciste organise la peur du morcellement corporel. « Bourbier »,
« marais », « marécage », « glaire » ou « excréments » ne sont que
quelques-unes parmi les substitutions que Littell fixe dans le terme de
« l’humide », comme Theweleit dans celui de « la saleté »9.

8
De la postface de Theweleit : « Littell retrouve aussi chez Degrelle – bien que ce dernier
soit de vingt à trente ans plus jeune que les miliciens des Freikorps et appartienne à une
autre culture – presque exactement les mêmes comportements et champs lexicaux,
ordonnés autour de la peur panique de la ‘dissolution des limites corporelles’. La fange, la
boue, le marécage, le visqueux, la bouillie qui désignent l’ennemi, le ‘communisme’ en
tant que ‘marée rouge’, la peur de tout ce qui liquéfie les corps, de la femme érotique, de
la Flintenweib (‘femme-soldat’) à laquelle le mâle-soldat oppose l’Infirmière blanche,
virginale, la verticalité de sa propre présence au monde, sa carapace corporelle endurcie,
indissoluble – tout cela se retrouve de façon analogue dans la langue degrellienne » (Littell
2008, p. 119.)
9
En ce qui concerne l’origine de la perturbation fondamentale que Theweleit lie
culturellement et historiquement à la terreur de l’éducation wilhelmienne de la pureté, le
270 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Cette surexcitation charnelle se transpose par le visqueux (si l’on tente


de ramener ces deux métaphores à un concept) dans une surexcitation du
langage. Les lignes suivantes de La Campagne de Russie, texte
apologétique de Degrelle, en témoignent :

Hitler avait broyé des millions de soldats soviétiques, annihilé leur aviation,
leur artillerie et leurs chars, mais il ne put rien contre ces abats qui tombaient
du ciel, contre cette gigantesque éponge huileuse qui happait les pieds de ses
soldats, les roues de ses camions-citernes, les chenilles de ses panzers. La plus
grande et la plus rapide victoire militaire de tous les temps fut stoppée, au stade
final, par de la boue, rien que par de la boue, la boue élémentaire, vieille comme
le monde, impassible, plus puissante que les stratèges, que l’or, que le cerveau
et que l’orgueil des hommes (Degrelle 1949, p. 27).

La violence originaire de la boue est indicible. Elle ne peut être saisie ni par
des catégories humaines ni par des catégories du temps du monde (Weltzeit).
La boue semble se glisser dans les mécanismes de maintenance du Moi et
arrêter définitivement toute production de réalité. Et puisque la tentative de
fixer cette menace dans une totalité échoue, Degrelle doit pénétrer dans la
boue en l’entourant et en la limitant avec une masse de signifiants afin de
« dessécher » cet informe de l’intérieur. La boue et l’écriture sont – pour
parler comme Derrida – prises dans le mouvement de la différance, elles
s’excèdent et s’effacent mutuellement : la boue se transforme en
« caoutchouc fondu », en « cloaque », en « coulée de lave » ; elle devient
« dure », « huileuse », « collante », « pourrie », « noire comme la poix » ;
elle devient « énorme » et « horrible »10 – c’est-à-dire sublime (négatif).
Bien sûr, le « déluge rouge » du communisme se mêle aussi à la boue : les
soldats de l’est deviennent des « monstres du marécage », des « créatures
de boue et de nuit » qui glissent entre les doigts des fascistes « comme des
serpents ». Comme Littell le voit clairement, Degrelle utilise ici le langage
comme une « éponge ». Chaque mot doit absorber quelque chose de ce qui
remonte vers le haut ou s’égoutte sur lui, et ainsi « drainer » le fasciste. Mais
l’inondation sans fin des signes prouve qu’aucun de ces derniers n’est

concept de « saleté » est bien fondé. Cependant – en anticipation de la deuxième partie –


je propose ici l’emploi du concept de « viscosité », dans le sens où ce dernier constitue le
domaine pré-objectif de la perception dans la Phénoménologie de la perception de
Merleau-Ponty. Il s’agit d’un polymorphisme qui va jusqu’à l’indétermination et qui résiste
aux formations de totalité : « C’est tantôt l’adhérence du perçu à son contexte et comme sa
viscosité, tantôt la présence en lui d’un indéterminé positif qui empêche les ensembles
spatiaux, temporels et numériques de s’articuler en termes maniables, distincts et
identifiables. Et c’est ce domaine préobjectif que nous avons à explorer en nous-mêmes si
nous voulons comprendre le sentir » (nous soulignons) (Merleau-Ponty 1945, p. 19).
10
Pour une liste complète, cf. Littell 2008, p. 48sq.
Flock 271

capable de nettoyer la cuirasse du Moi de la boue11. Les manifestations


protéïformes du visqueux révèlent un manque de concept, d’histoire et de
forme qui, par ses possibles transformations, dévore tout ce qui peut porter
des traces. Il n’y a guère de plus grand contraste avec le « Reich millénaire »
que le cadavre du fasciste qui s’enfonce dans la boue sans laisser de trace.
Mais le fasciste ne s’enlise pas dans la boue seulement sur le front de
guerre, le visqueux ne l’approche pas seulement du front, mais aussi par le
haut, lorsque la presse détestée verse son « seau plein de crotte » (Theweleit,
1977, p. 712) sur lui. Et surtout, cela vient de l’intérieur. Pendant la guerre,
le fasciste a dû se rendre compte que même le corps n’est qu’un « sac plein
de liquide » (Littell 2008, p. 57) qui peut échapper aux cadavres des
camarades et des ennemis.
Dans le cas le plus extrême, il y a une catastrophe : elle arrive lorsque les
institutions de la maintenance du Moi sont elles-mêmes inondées, lorsque,
comme l’écrit Degrelle, les troupes « fondent » (Degrelle 1949, p. 160).
Puis, lorsque les « post-nés » institutionnels sont laissés à eux-mêmes dans
la catastrophe de la désintégration, les frontières entre le combattant et
l’ennemi s’estompent. À l’automne 1942, l’avancée allemande est bloquée
dans le Caucase, et Degrelle décrit l’horreur que les soldats entourés par des
cadavres russes ressentent :

Nous étions alors pris de désespoir, ne sachant comment nous purifier de cette
affreuse fange humaine qui nous collait à la peau et nous écœurait à vomir.
Nous étions à bout. À bout ! À bout de forces physiques. À bout de ressort
moral. Nous ne résistions plus que parce que notre honneur de soldat était en
jeu (Degrelle 1949, p. 163).

La « boue originaire » indicible est la « boue d’humain ». Autrui, vis-à-


vis duquel la cuirasse du Moi ne peut plus se délimiter, signifie une sur-
excitation totale, déclenche la « nausée », car l’autre mort – bien que déjà
indifférencié et dés-animé – « colle » au Moi : c’est la fin, la catastrophe.
La dernière chose à laquelle il peut s’accrocher maintenant est son soi-disant
honneur de soldat : la pure idée du mécanisme de la maintenance du Moi.
Or, malgré tout ce qui dans l’expérience d’une telle catastrophe a pu
rester désintégré, Degrelle réinstitue le cuirasse-moi à travers le langage.
Elle fonctionne maintenant comme un « bistouri » avec lequel il décompose
l’excès phénoménal qui apparaît à la vue des corps détruits en un nombre
infini de détails physiques (ce qui ne veut précisément pas dire des

11
« Bien plus qu’un testament politique, une entreprise d’autojustification ou un brûlot
destiné à remettre sa carrière d’après-guerre sur les rails, La campagne de Russie est avant
tout une vaste opération de sauvetage du Moi degrellien, naufragé ballotté par les flots »
(Littell 2008, p. 113).
272 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

concrétudes charnelles) ; il dissèque jusqu’à ce qu’il découvre des


« identités perceptuelles » contrôlables – et Littell de remarquer :
« Décrivant sa propre mort, le langage du fasciste découpe, décortique,
dissèque, et donc classifie, catégorise, quadrille l’horreur qui le rattrape. Il
épingle sa mort comme on épingle un papillon, pour éviter que cette mort
fuie, s’écoule, et l’engloutisse » (Littell 2008, p. 64).
Résumons : la phénoménalité du corps fasciste est caractérisée par une
perturbation fondamentale qui rend impossible l’intégration, l’incarnation
ou la synthèse des stimuli internes et externes. L’expérience des limites du
corps vivant ayant échouée, ces limites se transforment en une sorte de
périphérie infinie qui fonctionne comme « point aveugle » de la corporéité
(Leiblichkeit) propre, et par conséquent les stimuli semblent émaner
continuellement de ce lieu obscur, ils apparaissent diffus et donc menaçants.
Selon une telle Verstimmung de l’être-au-monde charnel (leibliches In-der-
Welt-Sein), la perception et la langue fonctionnent comme une « production
de réalité » dont le but est la maintenance du Moi fragmenté par une
« cuirasse », un Phantomleib acquis par la pratique et la dureté. Ainsi,
lorsque le soldat entre dans les hiérarchies et les ordres rigides des troupes,
lorsqu’il fait allégeance et exécute les ordres, lorsqu’il porte des uniformes,
lorsqu’il réalise sa politique de violence, le fasciste atteint charnellement
« son repos ». Même lorsqu’il écrit, il le fait avec sa chair, dans le sens où
son langage, comme le dit bien Littell, « épouse les courbes de sa pression
artérielle, de son rythme cardiaque » (Littell 2008, p. 42). La peur de la
dissolution et de la désintégration de sa chair se manifeste dans le
phénomène de langage qui, sous cette menace, est symptomatiquement
entraîné dans l’attraction d’un certain champ sémantique : celui de la
« viscosité ».

PARTIE II : LECTURE
PHÉNOMÉNOLOGIQUE : LA TRANSPASSIBILITÉ, LE
SUBLIME PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LA DÉSINCARNATION DU LANGAGE DANS
LE VIVRE PSYCHOTIQUE

Écart et transpassibilité

Degrelle ne refoule pas. Dans son langage, il n’y a pas de résistance au


contact avec le visqueux. C’est plutôt la tâche de l’institution symbolique
d’écarter l’expérience – son caractère concret charnel – par forclusion. C’est
en tout cas ainsi que Theweleit interprète le processus de production de
réalité par lequel l’expérience se transforme en une institution symbolique :
« Une expérience possible s’échange contre une signification, contre un
terme ‘objectivant’ […] et c’est précisément en ceci que l’on perçoit la
Flock 273

fonction de la clarté excessive du langage symbolique fasciste : elle met les


écrivains aussi bien que les lecteurs à l’abri face à des expériences qu’ils
redoutent » (Theweleit 1978, p. 10, passage non inclus dans l’édition
française). Comme on le sait, selon Marc Richir, le danger des institutions
symboliques est de succomber à l’illusion de se posséder soi-même,
d’imploser en une identité :

[L]’institution symbolique est indissociable de son concept, qui l’ouvre à sa


propre élaboration – la culture –, qui est élaboration symbolique, et une
institution symbolique qui croit se posséder dans son identité à soi est une
institution symbolique qui dégénère en Gestell symbolique, en « système » ou
« dispositif » de « formules » en réalité devenues vides, désincarnées, mais non
pour autant […] désincorporées, tout au contraire (Richir 1992, p. 263).

L’identité absolue de l’institution symbolique n’est donc efficace qu’en tant


qu’illusion, car en fait, aucune institution ne peut se déraciner de telle sorte
qu’elle soit complètement à l’abri, d’une part, de l’attraction vers de
nouvelles amorces de sens et, d’autre part, de la dérive irréductible du
symbolique dans son historicité. Car ces deux figures ne relèvent pourtant
pas d’un domaine de possibilités intentionnelles, mais surgissent au-delà de
nos attentes, sont (pour citer Schelling) imprépensables ou (pour citer
Henry Maldiney) transpossibles. Marc Richir désigne cette réceptivité du
langage en fonction (fungierend) (de nouveau avec Maldiney) comme
transpassibilité.
La perméabilité à l’inattendu, « l’écho à la profusion » (Richir 1994,
p. 8) est pour le « pas-encore-complètement-né » précisément cet abîme, ce
champ catastrophique de non-appartenance diffuse des apparences contre
lesquelles il fait appel au pouvoir dé-différenciateur et dés-animateur des
institutions symboliques. Le mouvement du transpossible ne trouve pas le
chemin du rythme qui permettrait de schématiser la phénoménalisation.
Plutôt, les amorces de sens qui pénètrent indéfiniment et de façon
incontrôlable dans les ouvertures transpassibles de la signification menacent
la formation vivante du sens. Ces amorces deviennent alors des emblèmes
de l’inondation, une menace mortelle non seulement pour le sens, mais aussi
pour le soi. L’explication basée sur la théorie d’objets (d’après Mahler et
Winnicott) peut être à son tour expliquée phénoménologiquement de la
manière suivante : si le double mouvement du sens – qui d’une part cherche
à s’ouvrir aux transpossibilités, tout comme il cherche, d’autre part, à
résister à ces amorces dans le but de former une identité ou une « ipséité »
réfléchissante du sens – ne peut être mis à l’épreuve d’une manière ludique
– donc sans concept, sans a priori, « logologique », sans conséquence (sans
telos), c’est-à-dire accompagné et porté par un sentiment de sécurité –, si
donc l’environnement (mère, père, première nourrice) ne peut fournir cet
274 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

espace de réflexivité sans concept, parce qu’il a toujours déjà été traversé,
aliéné, dépouillé de chair, transformé en fantôme par les revendications de
l’institution symbolique (idées culturelles, familiales, religieuses, etc.),
alors l’écart entre le déroulement de l’ouverture et l’enroulement en
réflexivité, indispensable à la mobilité du double mouvement, ne peut se
former et, par conséquent, l’attraction de l’amorce de sens sauvage se vit à
distance, comme un état de confusion extrême, comme une crise aiguë.
Cette forme de traumatisme est archaïque non seulement parce qu’elle est
génétiquement antérieure au traumatisme sexuel de Freud, mais aussi parce
qu’elle concerne la spatialisation originaire.

Écart et sublime

La question de la transpassibilité du sens est donc corrélative de la question


de savoir quel type de phénoménalité est celle qui est habitée par cet écart,
et dont la phénoménalisation est synonyme de la spatialisation (et de la
temporalisation) « originaire » du sens. Avoir reconnu la valeur
phénoménologique-méthodologique du sublime phénoménologique pour la
clarification de ces problèmes est probablement l’une des contributions les
plus importantes de Richir à la phénoménologie contemporaine. Le passage
suivant, que nous nous permettons de citer in extenso, explique l’idée de
base. De plus – et nous y reviendrons dans les sections suivantes – Richir
nous donne ici des indications importantes concernant le problème du corps
psychotique.

Toute la différence que nous tentons de cerner ici tient dans la différence entre
le sublime phénoménologique et le choc unilatéral de l’horrible, de l’im-monde
et de l’effrayant. […] [N]ous devons rappeler […] qu’il n’y a précisément pas
d’épreuve phénoménologique du sublime sans la distance, précisément, qui met
à distance le menaçant, l’horrible ou l’effrayant. Distance qui est celle d’une
proto-spatialisation (coextensive, irréductiblement, d’une proto-
temporalisation), et à partir de laquelle ou en laquelle, seulement, peut
s’amorcer quelque chose comme la temporalisation/spatialisation en langage.
Le sublime phénoménologique – c’est-à-dire la rencontre phénoménologique,
dans et par une facticité coextensive d’autres facticités, de l’apeiron ou de
l’illimité phénoménologiques – serait ainsi, comme nous le pensons, le point
nodal de toute articulation phénoménologique, très proche, mais distinct de la
psychose en ce que cette dernière relèverait d’un excès de passivité à son égard.
La « peur » ou le « refoulement » du sublime serait aussi en un sens, mais en
un sens seulement, « peur » ou « refoulement » de la folie – dans la fatale
confusion architectonique de celle-ci avec le sublime (Richir 1992, p. 58).
Flock 275

Laissons pour l’instant de côté les références pathologiques. La différence


entre le sublime phénoménologique et l’effondrement phénoménologique
consisterait précisément dans le fait que le premier maintient le second à
distance. Cette prise de distance a déjà été décrite par Kant dans l’analyse
du sublime d’une manière proprement phénoménologique. Le sentiment du
sublime est donc complexe en soi : il consiste à s’élever au-dessus (à
s’éloigner) d’un échec, à savoir de l’échec de la schématisation face à une
phénoménalité sans mesure ou sauvage. Chez Kant, le sublime est marqué
par l’éveil d’une faculté « d’une tout autre sorte »12 en nous. Il s’agit de la
raison que l’on peut ressentir ici dans la réflexion esthétique comme une
sublimité au-dessus (erhaben sein über) de l’entendement. Chez Richir, le
champ esthétique de Kant se transforme en champ phénoménologique.
L’indétermination illimitée de ce champ, pensée au sens d’un apeiron
phénoménologique, devient maintenant aussi « perceptible » comme un
échec de la phénoménalisation qui se manifeste dans l’effondrement de
toutes les institutions symboliques avec leur stabilité. Dans ce moment
négatif du sublime, l’ego symboliquement institué subit sa « mort »
symbolique. La reconquête des points d’appui symboliques – la transition
vers le moment positif du sublime – se produit maintenant, selon Richir,
non pas grâce à l’instance de la raison, mais par la chair et par l’affectivité.
Les indéterminations sauvages immaîtrisables du champ
phénoménologique consistent en ces facticités qui ne sont pas les miennes,
en ces « présences » et aperceptions de monde qui ne sont pas les miennes,
bref : en la vie d’autres qui sont radicalement en retrait par rapport à moi et
jouent pourtant un rôle essentiel dans la phénoménalisation des phénomènes
de monde et de langage. Aussi s’agit-il de rencontrer cet apeiron (après une
mort symbolique) non pas avec la peur (paranoïa), ni avec la forclusion –
dans le contexte de la psychose, nous continuerons de parler de forclusion
plutôt que de refoulement –, mais d’en activer, pour ainsi dire, les
« réserves » relevant de la chair et de l’affectivité, ou en d’autres termes, de
m’engager par transpassibilité avec l’imprépensable, de m’approcher de
manière ludique de la différenciation de l’intérieur et de l’extérieur (du
double mouvement de l’enrouler-dérouler) afin de réaliser une prise de
distance dans l’approche qui ouvre le « Moi » à l’épreuve et à l’institution
créative d’un soi : « l’énigmatique auto-aperception du soi comme un soi
qui, ayant traversé cette mort, se retrouve dans l’énigme de son
incarnation » (Richir 1992, p. 81).

12
« […] eine Selbsterhaltung (auto-conservation) von ganz anderer Art », I. Kant,
KU A104.
276 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Malencontre symbolique

Nous sommes maintenant en mesure de thématiser l’horizon pathologique


du passage que nous venons de citer. L’apeiron phénoménologique, par les
amorces de sens surgissant ad infinitum dans l’anonymat, devient menaçant
et se révèle, dans le moment négatif du sublime, dans « le choc unilatéral
de l’horrible, de l’im-monde et de l’effrayant » (Richir 1992, p. 58) comme
une transgression absolue. Dans la psychose, le soi se fige par l’angoisse
devant le moment négatif du sublime, il ne peut pas établir de distance
nécessaire pour que puisse avoir lieu la rencontre avec le sens se faisant,
mais, dans une sorte de « malencontre symbolique » (Richir 1992, p. 63), il
reçoit passivement et sans distance les institutions symboliques implosées
en identité13.

Si l’implosion était « générale », elle serait coextensive d’une sorte […] de


psychose, en laquelle on peut voir la « folie » des origines. Une crispation
extrême du sens sur soi l’amène à imploser, et de là, à engloutir le champ
phénoménologique. Le sens phénoménologique de l’illumination implose dans
l’identité qui elle-même ne fait plus sens […] : c’est par là qu’elle se désancre
du champ phénoménologique, se désincarne, perd sa concrétude
phénoménologique de langage, c’est-à-dire aussi le jeu, en elle, des Wesen
sauvages de langage […] (nous soulignons) (Richir 1992, p. 275).

L’absorption du champ se produit à travers le « champ de gravitation »


d’une identité qui polarise le champ du sens en vue de lui-même et, à la
suite de l’implosion, donne lieu à une explosion de la langue qui, pourtant,
ne fait que répéter l’écho de cette identité comme une sorte de pseudo-
langage :

[E]lle prolifère dans la langue, et va dans la psychose, jusqu’à en perturber,


voire en déformer complètement l’usage […] (Richir 1992, p. 307).

Par conséquent, le sens 1.) se déracine du champ phénoménologique, et par


là il dérive dans l’opacité même malgré son apparente translucidité, car ses
itérations proliférantes le rendent incompréhensible ; et 2.) il se désincarne
parce qu’il renonce aux concrétudes de la parole ayant leur temps et leur
temporalisation propres pour remplacer désormais le jeu rythmique des
amorces de sens par l’« alphabet » d’un Gestell symbolique.

13
Ce qui les fait fonctionner comme le signifiant chez Lacan. Cf. Richir : « Merleau-Ponty :
un tout nouveau rapport à la psychanalyse », Les cahiers de philosophie, n° 7 : Actualités
de Merleau-Ponty, Lille III, 1989, pp. 155-187.
Flock 277

Cette dimension charnelle du phénomène de langage est ici d’une


importance capitale. Dans ses travaux sur l’intersubjectivité, Husserl a déjà
attiré l’attention sur cette dimension. En mettant l’accent sur la distinction
entre la chair intérieure et le corps extérieur, entre l’Innenleiblichkeit et
l’Außenleiblichkeit, il s’affronte à l’objection de la psychose, dans laquelle
les voix des autres seraient entendues de façon immanente, c’est-à-dire
« originairement », ce qui contredirait le principe de la fondation charnelle
d’autrui chez Husserl (Husserl 1973, p. 366). De même que ma chair
apprésentée se constitue comme étant entrelacée avec un Außenleib, de
même une voix immatérielle est apprésentée avec un Innenleib qui y est
entrelacé. En d’autres termes : derrière les signes abstraits de la parole se
révèle un événement d’expression, l’Innenleiblichkeit d’une vie égoïque –
l’incarnation du langage14. Merleau-Ponty, lui aussi, parle dans ses
dernières notes de travail de « la force d’incarnation du langage » (Merleau-
Ponty 1964, p. 289), par laquelle les Wesen sensibles communiquent de
façon ludique avec les Wesen langagiers. Comme chez Richir, nous
trouvons déjà chez Merleau-Ponty l’idée d’une sorte de structuration
musicale de l’enchevêtrement de la Leibhaftigkeit du sensible et du langage
incarné. Cette idée est ici d’une importance particulière parce que le
psychotique semble précisément être « dés-accordé (ver-stimmt) » par
rapport au langage15.

Stimmung et Verstimmung

La question de la Stimmung est décisive pour une phénoménologie de la


psychose. Elle seule nous donne des indices sur l’être-au-monde
psychotique. Comme on le sait, Heidegger a déjà décrit cette dimension
pathique-passive de l’existence dans Être et Temps. Le Dasein trouve non
seulement ses possibilités d’existence, mais il se trouve aussi toujours dans
une tonalité affective et dans une couleur d’atmosphère – dans une
Befindlichkeit face au monde. Le fait que le sujet se trouve ici toujours aussi
dans la position d’un complément d’objet indirect – comme celui pour qui
le monde semble être accordé de telle ou telle manière – fait référence à
l’après-coup (Nachträglichkeit) constitutif de la conscience de ces
Stimmungen. Le « toujours déjà » de la Stimmung est l’expression de son

14
Cf. Richir 1992, p. 36sq.
15
Il s’agit d’un état de fait que la psychopathologie connaît par le terme de « parathymie ».
Avec la différence essentielle, cependant, qu’elle y caractérise une relation intrapsychique,
alors que la Stimmung (à partir de Heidegger jusqu’à Binswanger et Maldiney) décrit un
rapport au monde – ou encore chez Richir, la « charnière » entre les Wesen de monde et les
Wesen de langage.
278 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

passé transcendantal – d’un passé qui n’a jamais été présent – et


corrélativement d’un futur transcendantal qui ne sera jamais présent. Le
problème que Richir révèle dans la conception heideggérienne est la
structure fondationnelle hiérarchisante que Heidegger introduit ici : la
subdivision des Stimmungen en Grundstimmungen et Stimmungen de la vie
quotidienne. La « distinction » ontologique existentielle des Stimmungen
comme la peur et l’ennui magnétise le champ des Stimmungen vers un
centre qui est censé permettre un accès privilégié, c’est-à-dire « réel » à
l’être du Dasein. Mais selon Richir, cette finitisation ou cette clôture des
possibilités du Dasein conduit à travers l’être-pour-la-mort, conçu par
Heidegger comme relevant de l’ontologie fondamentale, précisément –
c’est ce que la psychopathologie nous enseigne – à la psychose. La
Daseinsanalyse de Heidegger peut donc, selon Richir, être comprise comme
une psychose transcendantale – « transcendantale » parce qu’elle reste au
niveau de l’hypothéticité de l’investigation philosophique. Nous retrouvons
au cœur de ce problème le court-circuit de la spatialisation/temporalisation
du sens que nous avons déjà décrit. La spatialisation originaire avait comme
fonction de garder l’écart ouvert. Dans ce cas, il s’agit de l’écart entre la
résolution (Entschlossenheit) (active) et l’être accordé (Gestimmtheit)
(passif). Si maintenant les deux s’identifient l’un à l’autre, si le transpossible
implose en possible, se ferme ou devient fini, alors cela ne signifie rien
d’autre qu’un court-circuit (absence de distance) du passé et du futur
transcendantal. Le Dasein perd sa transpassibilité, il devient insensible au
temps au-delà de sa possibilité, au temps de la non-présence. Et quel est ce
temps de cette non-présence ? Rien d’autre que le temps et par conséquent
la possibilité de l’autre. La fermeture de la Stimmung conduit donc, selon
Richir, à un solipsisme existential. Existential signifie ici : le Dasein est
ouvert à l’autre, qui par conséquent existe pour lui « réellement », mais il y
est passible seulement à partir de la résolution de ces propres possibilités
qui demeurent à chaque fois en deçà du passé et du futur transcendantaux.
Sans la réceptivité « du dedans » de la Stimmung des mots, il n’y a pas
de chair intersubjective. Et les conséquences peuvent être fatales : « S’il y
a ‘rencontre’, c’est bien plutôt dans ce qui n’a jamais cessé de frapper les
hommes, à savoir dans l’impossibilité d’exister du sujet malade » (Richir
1992, p. 367). Rien n’arrête alors le processus de désincarnation du langage.
La production de réalité d’un système linguistique sans frontières et sans
résistance, de « l’opérativité quasiment magique des signes, » fait de ce
langage « la barbarie dévastatrice de la psychose » (Richir 1992, p. 369).
Flock 279

La chair de langage psychotique et le mâle-soldat

Si nous appliquons maintenant cela à notre question de départ, nous


retrouvons cette structure dans ce que nous avons appelé « la place vide ».
L’infini polymorphisme dans le visage de la masse rebelle qui s’élève
comme intersubjectivité (que Richir appelle « interfacticité » afin de rendre
compte de l’indétermination concrète de la rencontre) du « marécage de la
vie publique » – emblème de l’apeiron phénoménologique, de son
indétermination et de son caractère immaîtrisable – est dispersé par un coup
de feu dans la foule, transpossibilité et transpassibilité étant séparées de
force et le sens implosant dans l’identité de l’idée fixe du mécanisme de la
maintenance du Moi. Si le « fasciste » crée cette identité perceptuelle
(Richir et Theweleit parlent ici également d’une sorte de « court-circuit »)
et force la « réalité » dans le fondement déraciné et désincarné de son
cuirasse-moi, la seule possibilité d’existence de son soi se réalise comme
une totalité, le solipsisme existentiel est achevé (« Degrelle n’est rien, si ce
n’est cohérent ») (Littell 2008, p. 72). Ce court-circuit caractérise aussi son
rapport à la politique par le court-circuit d’une « filiation directe » sans
histoire (et surtout sans père) : c’est la filiation du pouvoir qui l’emporte sur
tous les pouvoirs sociaux. Elle accouche d’un grand Moi, si grand qu’il peut
devenir identique aux limites du monde (Theweleit 2016, p. 409). La
politique est donc investie sans distance, « directement, sans détours […],
sans codification par des conventions, des institutions ou des conditions
historiques » (ibid.). Et nous pouvons ajouter avec Richir : cela se passe au
prix qu’il n’y a plus de rencontre dans ce « politique » car tout sens est déjà
polarisé par le trou noir de ce court-circuit.
Mais le fasciste ne réussit pas toujours à s’« instituer » après coup lui-
même dans l’isolement solipsiste au-delà de toute transpassibilité : la
« boue » est l’emblème d’être de cette capitulation. La boue, par son
caractère informe et protéïque, est le signe phénoménologique de l’apeiron
phénoménologique lui-même qui dans le moment négatif du sublime
évoque la « kata-strophe » (littéralement : le bouleversement complet du
Moi) ; l’apeiron se trouve souillé de la boue, submergé et envahi par elle.
On s’en souvient : le fait même que la menace se joue « sur la peau du
fasciste » est dû au fait que ses limites corporelles diffuses échouent
d’intégrer les sensations charnelles et c’est pourquoi tout sentir équivaut à
une sur-excitation et est donc vécu comme « être à la merci de ». À propos
de cela, nous pouvons encore une fois citer Richir :

[C]ela montre qu’il y a, entre la mise à jour de l’épreuve propre de la


transpassibilité comme d’un schématisme inlassable et d’un apeiron unheimlich
– en un sens toujours inhabité et à jamais inhabitable –, et l’expérience de la
280 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

psychose une sorte d’étrange proximité, presque infinie, dans une distance non
moins infinie qui tient toute en une subtile nuance – celle qu’il y a entre une
passibilité de chair, avec sa distance, donc sa proto-spatialisation (indissociable
de sa proto-temporalisation), et une passivité qui, poursuivie jusqu’à
l’impression d’une empreinte sur la cire, incorpore plutôt qu’elle n’incarne
(Richir 1992, p. 58).

Dans la psychose selon Richir, le point où la réceptivité aux amorces de


sens se transforme en un « être à la merci de » est, comme nous l’avons vu,
conditionné charnellement comme le revirement nuancé de l’incarnation en
incorporation – une relation d’expression dans laquelle un « moi-de-chair
(Leib-Ich) » intérieur s’entremêle avec un Außenleib (qui n’est pas un corps
sans esprit) ou atteint le point d’un recouvrement (Deckung) avec celui-ci.
L’intériorité n’est donc constituée que lorsque je peux malgré tout inscrire
la distance de la proto-spatialisation dans cette correspondance. Par le court-
circuit de la surexcitation, le fasciste ne peut pas développer cette relation
d’expression, mais reçoit les « stimuli » dans une passivité sans distance. Sa
relation à l’Innenleiblichkeit et à l’Außenleiblichkeit est donc désincarnée.
Si Richir plaide ailleurs pour retrouver l’expression vivante en allant à la
« frange d’indéterminité et d’indétermination originaires » (Richir 1992,
p. 294) de chaque cadre symbolique, il faut souligner au terme de ce que
nous venons de voir que cette « revitalisation » de la transpassibilité
suppose que cette « frange » – ou plutôt la topologie qui l’ouvre – est déjà
avant tout instituée. Sur la base des analyses de Theweleit et Littell à propos
du corps fasciste, on peut comprendre pourquoi les institutions de sens
doivent être laborieusement et successivement écartées de la « frange »
charnellement indéterminée dans le développement de la petite enfance
pour que le Moi toujours menacé par la fragmentation puisse se retrouver
dans les amorces infinies de sens de la chair. Si la transpassibilité s’est
atrophiée, cette « métempsychose » (Richir 1992, p. 297) du soi échoue et
des « réalités » telles que celles du mâle-soldat ou celle de la maintenance
existentielle-solipsiste du Moi doivent être produites. Leur seule fonction
est de fixer la dimension protéiforme de l’(inter-)facticité dans des identités
sans vie qui à leur tour commencent à proliférer dans cette « production »
infinie elle-même16; Cela explique peut-être aussi pourquoi la « passion »
et l’expressivité excessives du fasciste agissent d’une manière si spectrale.

16
« ...que la langue, par la stabilité de son institution, ‘nous aide’ à penser tout comme il
nous protège contre la prolifération des possibles du penser (une protection qui se brise
chez certains psychotiques et les plonge dans la ‘folie’) », Richir 2000, p. 107sq.
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BIBLIOGRAPHIE

Degrelle, Léon (1949) : La campagne de Russie, 1941-1945, Paris.


Dwinger, Edwin E. (1939) : Auf halbem Wege, Jena.
Flock, Philip (2015): « Leib und Faschismus. Psychoanalytische und
phänomenologische Annäherungen ». In: Leib – Körper – Politik.
Untersuchungen zur Leiblichkeit des Politischen, Thomas Bedorf et Tobias
Nikolaus Klass (éd.), Weilerswist, 2015, pp. 233-247.
Husserl, Edmund (1973) : Zur Phänomenologie der Intersubjektivität;
Zweiter Teil: 1921-1928, in Husserliana, vol. XIV, I. Kern (éd.), Den Haag,
1973.
Littell, Jonathan (2008) : Le sec et l’humide, Paris.
Littell, Jonathan (2008) : Die Wohlgesinnten, trad. par Hainer Kober,
Berlin ; Les Bienveillantes, Paris.
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im frühen Kindesalter, trad. par Hildegard Weller, Stuttgart.
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Merleau-Ponty, Maurice (1964) : Le visible et l’invisible, Paris.
Richir, Marc (1992) : Méditations phénoménologique, Grenoble.
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l’origine des dieux », Epokhé n° 5 : La démesure, Grenoble, 1995, pp. 137-
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Richir, Marc (2000) : Das Abenteuer der Sinnbildung, trad. par Jürgen
Trinks, Wien.
Richir, Marc (2004) : Phantasía, imagination, affectivité.
Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble.
Theweleit, Klaus (1977) : Männerphantasien 1: Frauen, Fluten,
Geschichte, Frankfurt a.M., 1977.
Theweleit, Klaus (1978) : Männerphantasien 2: Männerkörper – zur
Psychoanalyse des weißen Terrors, Frankfurt a.M., 1978
Theweleit, Klaus (2000) : „Nachwort zur Taschenbuchausgabe“, dans
Männerphantasien 1 und 2, München, Zürich, 2000.
Theweleit, Klaus (2016) : Fantasmâlgories, trad. par Christophe
Lucchese, Paris.
Le rythme du regard en peinture

MATHILDE BOIS & ISTVÁN FAZAKAS

Dans cette contribution, nous proposons de dégager la dimension charnelle


du regard éveillé par les images de l’art. Nous comprenons le regard comme
un parcours phénoménalisant qui, plutôt que de s’épuiser dans ce qu’il
phénoménalise, se sent dans et par ses battements, est incarné dans une
chair. Certes, la vision paraît le plus souvent désincarnée par son apparente
immédiateté ou encore par son institution comme le sens par excellence,
d’une façon analogue à celle de la pensée pour se penser – comme si penser
ne revenait qu’à voir dans un espace immatériel des idées ou des essences
indifférentes à leur incarnation. En outre, l’art de la peinture peut être conçu,
et l’a déjà été, comme celui d’ouvrir une fenêtre sur un monde purement
idéal, dépourvu de toute matérialité1. En prenant le contre-pied de telles
considérations, nous soutiendrons que le regard vivant s’éveillant dans la
rencontre avec une œuvre d’art a une dimension charnelle qui lui confère
une épaisseur, et que cet éveil révèle des couches d’expérience plus
archaïques que le clivage entre un réel perceptif et un imaginaire purement
fictif. Les images ne sont pas que des simples reproductions d’une réalité
plus originaire : elles mettent parfois en jeu des dimensions de notre chair
pointant vers une incarnation primordiale presque synesthésique des sens,
avant même leur distribution dans les différents « lieux » du corps. Pour
mettre en évidence cette dimension, nous montrerons qu’il y a vie non
seulement devant ou dans l’image, mais que notre regard peut parfois
devenir lourd, se condenser ou se dissiper, courir, ralentir ou s’envoler,
comme si l’élément de la peinture était un milieu lui-même ayant une
pesanteur.
Pour explorer cette dimension charnelle du regard, nous partirons des
analyses husserliennes des kinesthèses pour ensuite nous concentrer sur les
kinesthèses imageantes et imaginaires que l’on peut avoir devant et dans
l’image. L’enjeu sera de déterminer en quel sens la chair constitue un point
d’ancrage pour les kinesthèses d’un moi vivant dans le monde de l’image.
En nous inspirant de quelques remarques de Husserl sur l’intensité, les
moments de force et le tempo des kinesthèses, nous proposerons de décrire

1
On peut rappeler la définition célèbre de la peinture par Alberti : la peinture « s’efforce
de représenter les choses visibles », elle « est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on
puisse regarder l’histoire ». Leon Battista Alberti, La peinture, trad. T. Golsenne et B.
Prévost, Paris, Seuil, 2004, p. 83.
Bois & Fazakas 283

la dimension charnelle du regard qui contemple une image en termes de


rythme. En effet, si le regard a un rythme, ce dernier doit être le rythme de
la chair même. Il doit être pensé comme le mouvement d’un élément dont
les condensations et dissipations sont vécues comme sa spatialisation
primordiale ; où les temps forts et les temps faibles scandent la vie avant la
fixation de la temporalisation dans une succession uniforme de maintenants.
Nous approcherons cette dimension rythmique du regard en nous appuyant
sur les travaux de Richir sur la phantasía pour montrer que s’il y a
mouvements avec des battements dans la phénoménalisation d’une œuvre
d’art, ces derniers relèvent originairement de l’affectivité. C’est ultimement
dans la rencontre de la matérialité d’une œuvre, dans le regard se déployant
en phantasía « perceptive » et dans les affections qui mettent en mouvement
cette dernière que se révèle la dimension rythmique du vécu de l’image.

1. LES KINESTHÈSES EN IMAGE

Nous savons depuis les leçons de Husserl sur la spatialité que la constitution
de l’espace est strictement liée aux mouvements du corps. C’est en effet le
mouvement de la chair, et plus précisément les sensations de mouvements
qui sont ancrées dans celle-ci, qui déplie l’espace des choses, présentées
pour nous à travers les sensations exposantes2. Ainsi, les kinesthèses
« mettent en perspective »3 les sensations exposantes, pour en faire des
apparitions d’objets localisés dans l’espace de mon corps et dotés d’une
certaine volumétrie. D’où l’idée d’un pouvoir constituant de la chair : ma
chair fait varier les apparences perceptives et c’est dans le caractère réglé
de cette variation que le monde d’objets s’esquisse. La chair est, en effet, le
lieu « vécu » des synthèses qui, sans devenir thématiques, sont toujours en
fonction (fungierend) pour unifier le divers des sensations, des aspects, des
adombrations en des unités de sens de façon à constituer un phénomène en
connexion avec d’autres et son horizon.
L’image, en revanche, a tout l’apparence d’être un objet insensible au
déplacement de ma chair. Certes, quand je circule dans l’espace du musée,
cet objet composé de pigments, de toile, susceptible de recevoir les reflets
de lumière, se transforme en corrélation avec le déplacement de ma chair.
Mais cet objet coloré n’est pas encore, à proprement parler, une image.

2
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures. Tome 2 – Recherches phénoménologiques pour la constitution,
trad. E. Escoubas. Paris, Presses universitaires de France, 1982, pp. 93sq.
3
E. Husserl, « Notes pour la constitution de l’espace », in La terre ne se meut pas,
Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature,
trad. D. Franck, D. Pradelle et J.-F. Lavigne, Paris, Éditions de Minuit, 1989, pp. 54-55.
284 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

L’image, au moins si on l’entend dans un sens phénoménologique, ne se


réduit pas à son support physique, mais est constituée par un acte de mise
en image, qui consiste en un dédoublement de l’intentionnalité : viser
quelque chose à travers quelque chose. L’objet constitué par là – l’objet-
image – n’est pas l’une des esquisses de la chose-image. En effet, la petite
figurine brunâtre représentant le paysan labourant son champ dans La chute
d’Icare n’est pas un aspect de l’objet couvert de pigments, mais une
apparence flottante dans mon environnement, rompant l’unité de mon
champ de vision pour présenter un monde appartenant à un autre espace et
un autre temps :

Partons de l’image, avec ses figures, paysages, etc. qui figurent et sont figurés.
Ce monde idéel est un monde pour soi. Mais pourquoi ? Grâce à quoi est-il
phénoménologiquement caractérisé comme tel ? Or notre champ visuel s’étend
plus loin que le champ d’image, et ce qui y survient a aussi son rapport à
l’image. Là est le cadre. Il encadre le paysage, la scène mythologique, etc. À
travers le cadre quasiment comme à travers une fenêtre, nous jetons le regard à
l’intérieur de l’espace d’image, dans la réalité effective de l’image4.

Le cadre signale ainsi les frontières de cet espace qui ne sont pas corrélées
à mon corps empirique, que je ne peux toucher, dont je ne peux
m’approcher. Les apparitions en dehors du cadre, le signe que le gardien
fait par exemple pour montrer que le musée fermera dans dix minutes,
continuent à faire partie de mon espace empirique. Le monde représenté en
image a une autre réalité, il est un monde pour soi qui n’a pas d’effets directs
sur les choses et les événements qui persistent ou surviennent dans l’espace
de la perception. Et inversement, c’est comme si je n’avais pas de pouvoir
sur lui : par mes déplacements dans l’espace, je ne fais qu’atteindre ce lieu
depuis lequel l’image se donne « correctement5 » – sans reflets, sans
déformation du cadre. Mais, comme l’explique Husserl, ces modifications
de la chose-image ne concernent en rien l’objet-image, qui se situe au-delà,
intouché par les transformations que ma chair fait subir au champ visuel :
« […] toutes les déformations précisément ne sont pas apparitions de
l’objet-image […], la figurine en image qui se modifie n’est pas l’objet-

4
E. Husserl, Phantasía, conscience d’image, souvenir, trad. R. Kassis et J.-F. Pestureau,
Grenoble, J. Millon, 2002, p. 85.
5
Cf. ibid., p. 468. Rien n’en témoigne mieux, paradoxalement, que les anamorphoses qui
cachent, pour ainsi dire, deux images dans un objet physique. Ces deux images ne peuvent
cependant pas être appréhendées en tant que telles en même temps, car elles prescrivent
deux positions différentes à ma chair perceptive. Le déplacement de ma chair dans l’espace
ne les constitue pourtant pas progressivement comme images, mais tout ce que je peux
faire c’est de me placer à l’endroit où je vois l’une ou l’autre image. Bref, il y a deux objets-
image, mais non pas deux choses-image.
Bois & Fazakas 285

image pour lequel la photographie est substrat »6. Est-ce à dire que dans
l’image le pouvoir constituant de ma chair est entièrement suspendu ? Est-
ce que le monde qui s’offre au spectateur de tableaux est un monde qui n’est
pas perçu par un regard incarné ?
Si c’est le cas, l’image serait une sorte d’apparence déchue, une copie
sans vie du visible, qu’il faudrait rapporter à un objet à l’extérieur d’elle
pour en faire du sens (cette étendue de bleu émeraude tirant sur le bleu
ressemble à une mer). La force des analyses husserliennes de l’image tient
notamment à ce qu’elles rendent compte du fait que toute image porte en
elle, bien que non figuré, quelque chose comme un regard, que toute
figuration d’un monde imaginaire inclut intentionnellement celui qui le
(quasi-)perçoit. Certes, ces objets qu’on reconnaît habituellement comme
images relèvent d’un type de réalité bien différente de celle dans laquelle
nous vivons dans une attitude pratique. Il n’en demeure pas moins que cette
différence ne se constitue paradoxalement pas par une dissemblance totale,
mais plutôt par un excès de ressemblance avec le monde de la perception,
par une parenté dans la façon dont les objets ont de se donner au regard :

Toute donnée sensorielle a pourtant un rapport à ma chair. Les enchaînements


kinesthésiques peuvent être appréhendés comme des mouvements oculaires, les
données visuelles sont appréhendées comme des apparences perceptives
(perzeptive Apparenzen). Les pures données s’ordonnent dans le champ
sensoriel visuel qui a son existence propre en rapport avec la chair, et tout
particulièrement en rapport avec les yeux. Dans l’apparition perceptive
s’expose néanmoins quelque chose d’autre, un semblable, il s’y figure
(verbildlicht sich) quelque chose de semblable, et dans l’enchaînement des
mouvements kinesthésiques se figure (verbildlicht sich), d’une certaine
manière, l’enchaînement de mouvement qui appartient à ce qui est exposé
(Dargestellte) et à sa constitution7.

À suivre Husserl, il y aurait des kinesthèses imageantes dans lesquelles se


figurerait l’enchaînement des mouvements corrélés aux apparitions quasi-
perceptives du monde figuré. Ce n’est donc pas seulement les apparences

6
Ibid., p. 468.
7
Nous traduisons. « Alle Empfindungsdata haben aber Beziehung zu meinem Leib. Die
kinästhetischen Reihen sind auffassbar als Augenbewegungen, die visuellen Data sind
aufgefasst als perzeptive Apparenzen. Die blossen Data ordnen sich dem visuellen
Empfindungsfeld ein, das sein eigenes Sein hat in Beziehung auf den Leib, speziell in
Beziehung auf das Auge. In der perzeptiven Erscheinung aber stellt sich dar ein anderes,
Ähnliches, verbildlicht sich darin ein Ähnliches, und in der Reihe der kinästhetischen
Bewegungen verbildlicht sich in gewisser Weise die zu dem Dargestellten und seiner
Konstitution gehörige Bewegungsreihe », E. Husserl, Zur Phänomenologie der
Intersubjektivität, Texte aus dem Nachlass, Erster Teil (1905-1920), Den Haag, Martinus
Nijhoff, 1973, p. 292.
286 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

perceptives qui sont dédoublées de façon à en faire une figuration, mais


aussi mes kinesthèses face à l’image, qui, dans le champ imaginaire,
semblent entrer en jeu dans la constitution des objets figurés. La question,
ou les questions demeurent entières : de quel type de constitution s’agit-il
exactement (à savoir, à quelle région d’être donne-t-elle accès8) et à quoi
ces kinesthèses correspondent-elles (à savoir, qu’est-ce qui les éveille, ou
motive) ?
Pour rendre compte de la présence de kinesthèses constitutives – même
minimales – pour la constitution du monde figuré, Husserl reprend les
exemples, certes obliques, du paysage qui s’offre par une fenêtre ou du
panorama depuis le sommet d’une montagne. L’immobilité du corps face à
l’image rappelle en effet celle que l’on peut éprouver dans certaines
expériences perceptives où les objets sont hors de portée de ma chair :

L’« image » est une « vue » (Ansicht) d’un paysage. Il ne s’agit pas d’une seule
apparition, mais d’une unité d’apparitions, qui se constitue dans le parcours des
apparitions diverses tout comme l’est la vue (Aussicht) que l’on a sur le sommet
d’une montagne ou devant une fenêtre. Je regarde çà et là avec mes yeux, dans
une certaine diversité de points de vue (Blickstellungen) et je gagne ainsi
l’aspect de ce que je peux embrasser d’un coup d’œil depuis une position
déterminée9.

L’image, le paysage sur lequel s’ouvre une fenêtre ou la vue depuis un


sommet montagneux ont ceci en commun que, dans ces expériences, le
visible est détaché de l’espace immédiat du corps empirique, et
corrélativement – dans une articulation que l’on pourrait sans doute analyser
plus finement – perd en partie ou en totalité son investissement par la foi
perceptive. De la sorte, la scène n’apparaît que comme une « vue » toujours
et déjà constituée « ailleurs », sans la participation d’un moi qui la vivrait
comme son monde environnant, dans lequel il est agissant. Cependant, cette
vue qui semble s’offrir à nous impassiblement, voire, dans le sublime, nous
écraser, d’un seul coup, comme si nous n’y étions « pour rien », est toujours
déjà le résultat d’une synthèse, celle d’une multiplicité d’apparitions
perceptives acquises par le déplacement de mes yeux. L’unité du paysage,
son apparence harmonieuse, semble nous être prescrite de l’extérieur – en
nous prescrivant même le lieu pour la saisir – alors que c’est la multiplicité
de positions de regard qui en constitue, une fois les apparitions assemblées,
le caractère de « vue » unifiée, d’image perceptive. Ainsi, de manière
similaire aux objets de la perception dont la teneur matérielle se constitue

8
Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad P. Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950, p. 35.
9
E. Husserl, Phantasía, conscience d’image, souvenir, op.cit., p. 291.
Bois & Fazakas 287

par le déplacement de ma chair, la possibilité pour l’image d’apparaître


repose sur les micro-mouvements de mon regard et leur synthèse réglée sur
le rapport entre les points de vue – en tant qu’ils sont divers points dans un
espace unifié par ma chair – et ce qui est vu, autrement dit, sur le rapport
entre les kinesthèses et les sensations exposantes. La seule différence
notable entre l’espace de l’image et celui de la perception empirique est que
la staticité de l’image (ou de la vue du paysage) impose à mon corps de
conserver une position relativement déterminée devant l’image physique
(ou la fenêtre), de telle sorte que les kinesthèses entrant en jeu dans la
constitution sont seulement des kinesthèses oculaires. Je ne peux
m’approcher du figuré, ni le contourner, mais je peux (et dois) le parcourir.
Ainsi, de manière analogue à la corrélation du si… alors… qui caractérise
la constitution du monde d’objets empiriques, devant La chute d’Icare, je
sais que si je regarde vers la droite, je verrai les voiles du navire sur l’eau,
si je regarde vers la gauche, je verrai les flancs rocheux, et c’est dans ce
parcours que se constitue l’image.
La césure entre l’espace de mon corps et celui de l’image soulève
l’exigence de déterminer si les kinesthèses correspondant à ces mouvements
sont des kinesthèses « imaginaires » ou des kinesthèses ancrées dans mon
corps empirique. Cette ambiguïté est redevable au caractère figurant des
kinesthèses empiriques devant l’image :

Je suis le moi effectif et j’ai devant moi un tableau sur le mur que je contemple.
J’accomplis l’imagination (die fingierenden Akte), je contemple le paysage
idéal plutôt que la chose sur le mur ; et là, je bouge mes yeux et rends explicite
(vollziehe Explikationen), mais je suis en même temps dans la phantasía, et
dans le paysage idéal, je me déplace comme si j’en étais les yeux « idéaux »,
j’accomplis une contemplation idealiter, etc. […] Je bouge effectivement mes
yeux (comme je peux le dire par la réflexion et dans l’appréhension de la
perception de ma chair), mais quand je vis dans la conscience d’image, je bouge
certes mes yeux, mais dans ce mouvement se figure un mouvement oculaire en
phantasía. […] Vivre une apparition comme une image exige de tout vivre de
façon modifiée, incluant les sensations kinesthésiques10.

10
Nous traduisons. « Ich bin das wirkliche Ich und habe mir gegenüber das Gemälde an
der Wand, das ich betrachte. Ich vollziehe dabei die fingierenden Akte, ich betrachte die
ideale Landschaft und nicht das Ding an der Wand hier; dabei bewege ich meine Augen
und vollziehe Explikationen; aber ich bin dabei gleichsam in der Phantasie, und in der
ideaIen Landschaft bewege ich, als wäre ich in ihr, die “idealen” Augen, vollziehe idealiter
Betrachtungen etc. […] Ich bewege wirklich die Augen (so sage ich in der Reflexion und
in der Auffassung der Leibeswahrnehmung), aber wenn ich im Abbildungsbewusstsein
lebe, so bewege ich zwar die Augen, aber darin verbildlicht sich ein Phantasie-
Augenbewegen. […] Eine Erscheinung als Bild erleben, das fordert, all das modifiziert
haben, also auch die kinasthetische Empfindungen. » E. Husserl, Zur Phänomenologie der
Intersubjektivität, op. cit., pp. 292-293.
288 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

La constitution du sens du monde de l’image ne dépend pas entièrement du


moi de la conscience d’image (autonomisé, réglé par l’image seule, etc.),
mais de l’activité de la chair du moi empirique (Leibkörper), le spectateur,
devant l’image. C’est bien moi (c’est-à-dire, le sujet institué dans et avec
ses histoires, dans et avec son corps) qui accomplis les actes imageants et
ce n’est qu’en les accomplissant que j’initie le parcours de la surface
picturale à la fois comme un parcours accompagné par des kinesthèses
empiriques et comme un parcours imageant dans lequel se figurent les
mouvements « idéaux ». Il y a donc deux séries de mouvements : celle des
mouvements empiriques de mes yeux et celle des mouvements du regard en
phantasía. Le rapport entre ces deux séries, Husserl le saisit en termes de
« modification », que l’on peut décrire comme transposition du perceptif en
régime d’imagination. Ainsi, si l’image doit apparaître comme une image,
c’est parce que les déplacements de mes yeux figurent ceux qu’effectuerait
un spectateur appartenant au monde de l’image. Le monde figuré doit être
constitué comme doit l’être le monde de la perception, et cela est possible
par la transposition de mes kinesthèses en imagination, et la synthèse des
sensations exposantes que cette transposition permet.
Si l’introduction par Husserl du moi-de-phantasía paraissait déjà
inventive, accorder à ce moi-de-phantasía des kinesthèses, dotées d’un rôle
quasi-constituant, et corrélativement une véritable chair (Phantasieleib),
est, même au regard de la phénoménologie contemporaine, particulièrement
original et riche de conséquences. Cela permet notamment, d’un point de
vue exégétique, de constater le primat de la perception chez Husserl : car
s’il y a bel et bien une chair de phantasía, celle-ci n’est conçue que comme
la modification du Leibkörper ; la quasi-constitution mise en œuvre par les
kinesthèses imaginaires sont à l’image de celle opérées par des kinesthèses
empiriques dans le monde de la perception. Sans doute cette description
rend compte d’une certaine façon de « s’orienter » dans l’espace de l’image,
et du sens que peut prendre notre parcours de certains tableaux (et plus
particulièrement des paysages classiques construits sur le modèle de la
perception empirique, notamment par l’emploi de la perspective).
Cependant, si l’on tient compte du fait que, pour Husserl, les modifications
le sont d’une donation originaire et, par là même, n’ont pas la même
originarité, une telle description du regard sur l’image impliquerait que
l’expérience du monde figuré soit toujours une version appauvrie de notre
expérience du monde empirique.
En va-t-il cependant ainsi ? Lorsque, par exemple, devant Vue de
Collioure de Derain, je sens, dans les interstices blancs, l’air qui fait
ondoyer les herbes folles au premier plan, pour ensuite parcourir par sauts
la mosaïque des toits brûlants sous la lumière du soleil, m’arrêter sur la
Bois & Fazakas 289

petite figure immobile près de l’église, pour finalement me perdre dans la


profondeur du bleu de la mer, ce ne sont pas que des kinesthèses oculaires
qui sont en jeu. Je sens des mouvements de chutes, des accélérations, des
tensions, comme si parfois je me penchais sur un objet avec sollicitude, en
éprouvais la charge, ou m’engouffrais dans un espace vide comme sous le
pouvoir d’un appel d’air, etc.
L’idée de kinesthèses imageantes, telle que la présente Husserl, suppose
une analogie entre mon corps empirique et le corps de phantasía, au sens
où c’est la transposition de ma position dans l’espace et de l’ancrage de mes
kinesthèses oculaires à un point précis de la figure spatiale de mon corps
(i. e. de mon schéma corporel11) qui permet à mon regard de spatialiser le
monde imaginaire en le parcourant. C’est comme si le Phantasieleib n’était
qu’une modification de mon Leibkörper empirique, avec une Gestalt
modifiée certes plus « protéïforme » que mon schéma corporel, mais qui en
relèverait quand même comme sa transposition. Or, parler d’une Gestalt du
Phantasieleib ne va pas du tout de soi : en suivant le parcours d’une forme,
je peux avoir l’impression, en glissant sur son contour, de la caresser, le
contraste entre deux couleurs peut s’éprouver comme un effet de balancier,
l’hésitation du regard à la pointe d’une ligne comme un équilibre précaire,
et je peux sentir le poids de deux masses picturales en tentant de me frayer
un passage à travers elles, comme si je devais pour ce faire les séparer l’une
de l’autre. Les kinesthèses éveillées par le déplacement de mon regard sur
la surface peinte ne sont pas clairement distribuées selon un schéma
corporel qui orienterait chacun des différents « membres » ou « organes »
par rapport au corps du moi-de-phantasía, ni même, dans différents sens
(tactile ou visuel).
Ultimement, c’est le bien-fondé de ce clivage entre réel et imaginaire que
nous pousse à questionner cette absence de schéma corporel : la série de
tensions, relâchements, contractions que subit mon regard sur l’image
relève d’une dimension des kinesthèses qui est vécue de l’intérieur, en

11
Ainsi, non seulement le corps a une position dans l’espace, mais aussi une spatialité dans
laquelle sont distribués les champs kinesthésique et sensoriel : « Tout corps, et plus
précisément tout schème sensible de la peine corporéité est une corporéité spatiale (une
figure spatiale), “sur laquelle” ou “dans laquelle” des qualités sensibles s’étendent. Tout
schème sensible de ce genre a une déterminité “place” variable, de telle sorte qu’avec
l’identité du schème un système clos de places (orientations) est idéalement possible. »
E. Husserl, Chose et espace : leçons de 1907, trad. J.-F. Lavigne, Paris, Presses
universitaires de France, 2001 p. 348. Ceci correspond au sens le plus général de schéma
corporel chez Merleau-Ponty : « De la même manière mon corps tout entier n’est pas pour
moi un assemblage d’organes juxtaposés dans l’espace. Je le tiens dans une possession
indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils
sont tous enveloppés. » M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, in Œuvres,
Paris, Gallimard, 2010, p. 777.
290 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

présence, plutôt que d’être modifiée, et elles ne peuvent pour autant se


réduire au parcours de mes yeux empiriques sur l’image apparaissant dans
le champ perceptif. L’expérience incarnée devant l’image nous semble
avoir pour fond une dimension des kinesthèses qui ne relève pas du
mouvement de membres déterminés de mon corps dans l’espace, et échappe
à la scission entre l’espace réel de mon corps empirique, et l’espace
imaginaire du moi-de-phantasía.
Dans un manuscrit datant probablement de 1931, Husserl approfondit sa
conception des kinesthèses en général en reconnaissant une part que l’on
pourrait désigner d’une manière très générale comme affective dans chaque
kinesthèse. Husserl lui-même parle à ce propos de tensions de forces. Ainsi,
chaque kinesthèse en fonction dans un parcours phénoménalisant comporte
deux dimensions : d’une part, une dimension liée à sa position dans le
système des kinesthèses, qui est aussi une dimension spatialisante à la fois
de l’espace des choses et de l’extension de ma chair en un corps et, d’autre
part, une dimension de force qui est responsable du caractère d’intensité des
sensations de mouvement12. Ce caractère d’intensité ne concerne cependant
pas seulement la sensation du mouvement tel qu’elle est rapportée à un ego
transcendantal habitant sa chair, mais entre en outre dans la constitution
même des phénomènes en modifiant la manière dont les sensations
exposantes exposent le divers. En parlant du caractère d’intensité des
kinesthèses, Husserl remarque en effet que « [l]e divers peut être parcouru
tantôt dans telles, tantôt dans telles autres “lignes”, singulières et multiples,
dans des tempos très différents. Et toujours selon le tempo, la tension de
force est aussi différente »13. Les deux moments kinesthésiques (situation et
intensité) ne sont donc pas séparés, mais il y a un enchevêtrement, au niveau
kinesthésique même, donc en deçà de toute exposition (Darstellung), de la
spatialisation et de la temporalisation par le caractère de force et de tension.
Le tempo d’un parcours phénoménalisant implique des tensions de forces
différentes et vice versa14. Un regard agité parcourt un paysage plus

12
« 1) Jede aktiv fungierende Kinästhese hat in jedem immanent zeitlichen Moment ein
Moment, eben das, was in der Konstitution des Systems zur kinästhetischen Lage wird,
und 2) ein Moment der Kraft. Das erstere hat seine Abwandlungsmöglichkeiten in Form
einer Mannigfaltigkeit (von Lagen); das andere Moment hat intensitätsartigen Charakter,
und zwar ein Null und ein Extrem. » E. Husserl, Die Lebenswelt, Auslegungen der
vorgegebenen Welt und ihrer Konstitution, Texte aus dem Nachlass (1916-1937), New
York, Springer, 2008, p. 397.
13
Nous traduisons. « Die Mannigfaltigkeit kann bald in diesen, bald in jenen ‘Linien’,
einzelnen und mehreren, durchlaufen werden, und zwar in sehr verschiedenem Tempo
durchlaufen werden. Und je nach dem Tempo ist die Kraftanspannung eine verschiedne »,
ibid., p. 398.
14
R. Rojczewicz suggère dans son Introduction à la traduction anglaise de Chose et espace
que la notion husserlienne de kinesthèse est gagnée par une application rigoureuse de la
Bois & Fazakas 291

rapidement et avec plus de revirements qu’un regard calme et contemplatif,


et ces différents rythmes ne concernent pas seulement les déplacements
dans l’espace de ma nuque ou de mes yeux : les différents efforts de la
focalisation oculaires modifient aussi les apparitions visuelles elles-mêmes.

2. RYTHMES ET TENSIONS DU REGARD

Considérer à la fois la distribution d’unités dans leur écoulement temporel


et leurs intensités revient à envisager la dimension rythmique des
phénomènes. Le rythme n’est pas simplement ce qui mesure le temps, mais
l’expression de la manière particulière qu’il a de s’écouler. C’est une telle
distinction entre la cadence – et sa façon de diviser mécaniquement et
uniformément le temps – et le rythme – comme l’expression de ce qu’il y a
d’imprévisible, de spontané dans le mouvement – qui a mené Benveniste à
parler du concept originaire de rythme comme renvoyant à la « la forme
dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide15 ».
À rebours des définitions platoniciennes et aristotéliciennes du rythme, qui
en font un arrangement, une disposition ordonnée de parties temporelles16,
il s’agit d’insister sur le fait que le rythme est toujours « en train » de se
faire, ce qui en fait quelque chose qui ne peut être objectifié, mais doit plutôt
être envisagé comme le mouvement dans le cours de son déploiement, avant
que l’on puisse en abstraire, le procès terminé, un ordre. C’est en ce sens
que Maldiney associe le rythme à la Gestaltung – la forme en train se faire
– plutôt qu’à la Gestalt17 – et soutient qu’il ne peut être séparé de la forme
dont il épouse le mouvement, de façon à être posé comme un objet : « Un
rythme n’est pas objectivable. Nul ne peut l’avoir devant soi18. » Une telle

méthode de la réduction phénoménologique aux phénomènes que la psychologie empirique


a décrits comme le sens musculaire, censé nous renseigner sur l’état de nos organes moteurs
et les contractions et relâchements qui s’y situent. (E. Husserl, Thing and Space: Lectures
of 1907, trans. R. Rojcewizc, Dordrecht, Springer, 2010, p. XIV.) Or, si cette réduction
peut en effet mettre hors circuit les présuppositions empiriques et biologistes, elle laisse
intacte le donné phénoménologique des tensions de force et des relâchements. Celui-ci,
loin d’être perdu, se trouve, par une telle réduction, purifié. Les sensations de mouvement
comprises par le regard phénoménologique ne sont pas des sensations de purs mouvements
désincarnés, mais dans la mesure où elles sont ancrées dans la chair, elles participent aussi
de la Leibhaftigkeit de cette dernière, qui est caractérisée par des condensations et
décharges affectives, comme si le Leib phénoménologique lui-même avait des « muscles ».
Nous y reviendrons.
15
E. Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », in Problèmes
de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 333.
16
Ibid., p. 334.
17
H. Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, pp. 211-212.
18
H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Chambéry, Comp’Act, 2003, p. 247.
292 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

objectivation, qui le pose comme un étant, revient, comme le souligne


Garelli, à le détruire19.
Aller jusqu’au bout de l’idée selon laquelle le rythme ne peut jamais être
visé par une intentionnalité objectivante comme quelque chose qui se
trouverait en face de nous nous mène à l’envisager comme indissociable
d’un vécu, comme le remarque Maldiney20, et ce, même s’il s’agit du
rythme d’un objet à l’extérieur de moi : le rythme de la démarche d’un
passant est perçu par sa manière de rythmer mon regard sur lui, le rythme
d’une musique modifie l’écoulement même de mes pensées. Cela implique
que le rythme n’est pas seulement la forme du mouvement dans le temps,
une forme qui serait à même d’exprimer ses revirements, ses latences, ses
fulgurances. Dans la mesure où ce procès est vécu, l’arrangement du temps
en temps forts, temps lents, temps faibles, n’est pas purement formel : le
rythme n’exprime pas seulement les discontinuités du temps en ce que ces
discontinuités elles-mêmes correspondent à des moments de contractions,
de relâchements, de tension, qui relèvent sans doute davantage de la
spatialisation opérée par le rythme que de la temporalisation. Ces tensions
sont relatives à l’intensité du rythme, au-delà de sa capacité à exprimer la
manière qu’a le temps de s’écouler, et c’est celle-ci qui nous permet
d’envisager le rythme comme ayant partie liée à son inscription dans un
vécu, et ultimement, à l’affectivité.
Richir insiste sur le fait que les condensations et dissipations
enchevêtrées avec les jeux d’intensités des temps forts et des temps faibles
ne peuvent l’être que d’une chair primordiale, qu’il désigne, en reprenant ce
concept à Platon, comme la chôra21. Ce qui nous importe ici dans cette idée
richirienne, qui se déploie d’ailleurs dans un contexte extrêmement
compliqué, tient à ce que le rythme comporte toujours une part affective.
En effet, si la force des temps forts et des temps faibles, ainsi que les
condensations et dissipations corrélatives, sont des changements d’intensité
vécus de l’intérieur – fût-ce d’une manière inconsciente, non-thématique ou
même virtuelle – il faut que ces changements d’intensité surviennent dans
cet élément même de la vie qui est la chair conçue dans sa primordialité
comme nourrice et réceptacle amorphe du devenir22. Il s’agit donc de la

19
J. Garelli, Rythmes et mondes, Au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, Millon,
1991, p. 423.
20
H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 274.
21
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon,
2006, pp. 360, 375, 391.
22
Soulignons encore que nous pouvons reconnaître dans la notion richirienne de la chôra
une nouvelle détermination du concept merleau-pontien de « chair du monde ». La chôra
n’est pas seulement l’élément qui explique la connivence entre ma chair et le monde, mais
elle est également ce qui rend possible la temporalisation et la spatialisation du
schématisme en général, donc ses condensations et dissipations qui habitent tout sens se
Bois & Fazakas 293

chair avant même sa différenciation en parties du corps, comme nous


l’avons déjà vu, de la chair en tant qu’elle est pourvue d’une dimension
affective par laquelle elle sent ses propres condensations et dissipations, ses
propres tensions et relâchements, ses propres moments de forces et de
faiblesses. Ces condensations et dissipations sont donc à la fois affectives
et charnelles, leibhaftig et leiblich, et elles entrent par là dans non seulement
dans la constitution de toute figuration, mais aussi, et plus originairement,
dans toute phase de phénoménalisation habitée par de l’infigurable, dans
toute ouverture du monde et même dans les Stimmungen, les tonalités
affectives qui y sont liées.
Le paradoxe de l’affectivité du rythme est qu’il ne peut être compris
comme un moment réel du vécu – comme le sont les sensations – dans la
mesure où le rythme se déploie dans un temps qui est une phase de présence.
En tant qu’il exprime le rapport, la succession de moments d’intensité, on
ne peut pas segmenter les affections qu’il met en jeu en des maintenants
ponctuels, isolables l’un de l’autre. C’est ici que l’on peut revenir à l’idée
richirienne selon laquelle l’affectivité est toujours liée à des entre-
aperceptions clignotantes en deçà de toute figuration que Richir appelle des
phantasíai. Ces dernières sont des Wesen sauvages mis en mouvement par
l’affectivité et s’inscrivant à chaque fois dans un parcours phénoménalisant
inchoatif, protéiforme et intermittent comme un tout concret de phantasía-
affection23. Ce parcours phénoménalisant est lui-même accompagné par des
kinesthèses tout aussi inchoatives, les kinesthèses faisant partie aussi du tout
concret de la phantasía-affection. Sur ce point nous retrouvons, d’une
manière radicalisée, l’idée husserlienne selon laquelle les kinesthèses sont

faisant de l’intérieur. En outre, il s’agit également de rendre compte de la Leibhaftigkeit de


la chair, donc de la dimension affective primordiale que la chair a dans sa facticité
irréductible et qui se distingue d’une pure « sensibilité » comme « souche de la
connaissance » par le fait qu’elle est le site architectonique des Stimmungen, des tonalités
affectives ouvrant le monde. (A. Schnell, « Leib et Leiblichkeit chez Merleau-Ponty et
Marc Richir », in Annales de phénoménologie, 2009, pp. 154-155 ; Le sens se faisant,
Bruxelles, Ousia, 2011, pp. 170-171.)
23
Richir formule cette idée peut-être le plus clairement et le plus explicitement dans une
réponse à Sacha Carlson : « D’ailleurs, pour moi, la découverte de la phantasía a justement
été de m’apercevoir aussi que les Wesen sauvages comme tels […] sont des ombres et n’ont
pas de consistance en soi. Ce qui leur donne un statut phénoménologique traitable, c’est
leur mobilité, qui leur est donnée par l’affectivité. Ainsi, un Wesen sauvage animé, mise
en mouvement par l’affectivité, c’est une phantasía : c’est-à-dire une ombre mobile, qui
joue, qui peut modifier quelque chose, qui n’est pas statique d’apparence. […] Ce peut être
la couleur, la terre comme donnant sur l’horizon, ou même la Gestalt, la forme arbre, la
forme herbe ; bref tout cela mais en tant que non plus structuré par la langue : il n’y a plus
de langue pour les désigner, cela se distingue de soi-même, la langue étant hors circuit. »
(M. Richir, L’écart et le rien – Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Millon, 2015,
p. 165.)
294 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

dotées de deux dimensions : le moment de spatialisation-temporalisation lié


aux phantasíai et l’intensité liée aux affections qui les mettent en
mouvement, avec la différence capitale que les phantasíai ne sont pas liées
à des sensations exposantes, elles-mêmes n’exposent rien, elles se situent
en deçà de toute Darstellung, et que les affections relèvent d’une affectivité
primordiale et même archaïque de la chair comme élément du rythme.
Autrement dit, le regard (phantasía), dans la mesure où il entre aperçoit plus
que ce qui est tout simplement présenté en figuration, est toujours déjà
rythmé par un sentir qui fait précisément qu’il n’implose pas en pure
perception objectivante, mais qu’il « vit » ou « vibre » dans un clignotement
entre le visible et l’invisible, le figurable et l’infigurable. L’on pourrait donc
dire que le rythme relève précisément du fait que les phantasíai ne sont
jamais déconnectées des affections qui les mettent en mouvement.
Ce qui fait donc que mon regard peut devenir lourd devant un tableau,
qu’il peut phénoménaliser l’image par sauts, par revirements ou envols,
c’est que son parcours est rythmé, et que ce rythme affecte la chair qui voit.
Par là, le regard ne perçoit pas qu’un ensemble d’objets – même spatialisé
dans un quasi-espace tridimensionnel qui serait celui du moi-de-phantasía
– mais il « perçoit » aussi, dans le paysage, quelque chose qui relève des
affections ou des Stimmungen : la pesanteur de la chaleur, le caractère
d’horizon de la mer, la solitude de la figure, etc. En termes richiriens, ce par
quoi il peut y avoir phantasía « perceptive » devant un tableau, et pas
simplement perception (ou quasi-perception d’un moi-de-phantasía), ce
sont les affections qui mettent en mouvement le regard et qui permettent de
voir au-delà des images une part affective, animant les formes et les objets
comme leur fond infigurable24.
Nous voyons par là également que le regard échappe à la distinction entre
le réel et l’imaginaire précisément par la part rythmique qui l’habite et qui
le rend vivant. En effet, autant le réel perceptif que l’image qui n’est saisie
que comme simple image-copie relèvent d’une figuration liée à une
intentionnalité objectivante ou quasi-objectivante, qui pose le statut
ontologique de ce qu’elle vise. La perception nous présente des objets à

24
C’est en effet la thèse de Richir dans De l’infigurable en peinture : « les phantasíai
[constituent] le fond infigurable de la “vie” de ce qui n’est déjà plus tout à fait sujet,
conscience au sens classique. Car, non intentionnelle, la phantasía n’a pas d’objet figuré,
qu’il soit “réel” (real) ou imaginé. Il n’y a pas, en elle, de perception (Wahrnehmung) sous
la forme de quasi-perception. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est en rapport qu’avec le
néant – dire cela serait y mettre subrepticement la structure de l’intentionnalité. Il peut y
avoir en elle de la “perception” (Husserl : Perzeption), mais en un tout autre sens, celui que
Husserl a dégagé avec ce qu’il appelle phantasía “perceptive” (perzeptive Phantasie), où
ce qui est “perçu” est précisément l’infigurable, l’affection » M. Richir, « De l’infigurable
en peinture », in Sur le sublime et le soi – Variations II, Amiens, Mémoires des Annales
de Phénoménologie, 2011, p. 135.
Bois & Fazakas 295

travers des adombrations et l’image présentifie des objets à travers l’objet-


image. Animé par un rythme, le regard lui-même en tant que phantasía
« perceptive » n’est pas intentionnel dans le sens traditionnel du terme, il ne
vise rien comme son thème, ni ne figure rien, mais permet précisément, s’il
se greffe sur du réel ou de l’imaginaire, de laisser chatoyer l’infigurable
derrière toute figuration. Dans la mesure où la mise en suspens de l’adhésion
de la figuration à un visé intentionnel (réel ou imaginaire) est liée à l’éveil
de la dimension rythmique du parcours phénoménalisant, il devient aussi
clair que nous ne pouvons pas distribuer les vécus charnels liés au rythme
entre un corps qui serait purement celui de la perception et une chair qui
serait en fonction dans le monde de l’image. Le rythme est en ce sens en
deçà du clivage entre le réel et l’imaginaire et le regard devant le tableau
n’est ni celui de ma chair empirique ni celui d’une chair de phantasía qui
serait une transposition de la première. Le rythme relève d’une dimension
où l’affectivité fait partie du tout concret de la phénoménalisation des
phénomènes en tant que rien que phénomènes.
L’affectivité de la chair au niveau primordial où nous nous situons n’est
pas localisée en des membres précis, elle relève du simple fait de sentir des
contractions, des relâchements, des silences, des mouvements en amorces,
etc. On ressent ces rythmes certes dans le parcours du tableau par analogie
avec des mouvements déterminés – celui de traverser un espace, de caresser,
de tomber, de perdre l’équilibre, de sentir la pression d’une masse entraver
un mouvement. Mais l’idée d’analogie ou de comme si n’implique pas l’idée
de la modification, elle renvoie plutôt au fait que si l’affectivité circule dans
le corps, c’est par une structure d’échos, d’associations entre des rythmes
analogues25 et que ces renvois à des expériences charnelles précises
appartenant à notre histoire nous permettent de préciser, en les figurant
comme les mouvements d’un corps, les mouvements qui animent le
parcours des phantasíai. Il en découle que l’incarnation du regard comme
phantasía « perceptive » est tout à fait indéterminée eu égard à une chair
spatialisée en un schéma corporel, les rythmes qui affectent la chair dans la
mise en mouvement du regard éveillent des expériences charnelles
antérieures qui peuvent éventuellement déterminer ou modifier la suite du
parcours phénoménalisant.
Comme l’exemple de la phantasía « perceptive » le laisse apercevoir, les
phantasíai mues par l’affectivité ne jouent pas seulement dans une strate
archaïque de la vie de ce qu’on ne peut pas encore appeler une conscience,
mais également à des niveaux ultérieurs, qui mettent en jeu des régimes
intentionnels institués. Le rythme dans le regard est ce qui permet qu’il y ait
25
Pour le rapport entre rythme et association, ou synthèses passives : cf. M. Richir,
Phénoménologie en esquisses, Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000,
pp. 215sq.
296 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phénoménalisation, plutôt que saturation de l’intentionnalité, ce qui permet


de faire chatoyer une part infigurable derrière les apparitions d’objets via
les sensations exposantes. C’est comme si le rythme, par ses condensations
et dissipations, par ses temps forts et faibles, introduisait des écarts dans la
temporalisation de présents, pour l’ouvrir à une présence sans aucun
présent assignable26. Il n’en demeure pas moins que la dimension
rythmique du regard n’est de prime abord et le plus souvent pas
thématiquement vécue, que le temps semble le plus souvent s’écouler de
façon régulière et cadencée, sans ces fulgurances, ces condensations et ces
dissipations propres à la temporalisation des phantasíai-affections.
Dans ses analyses des Synthèses passives reprises par Richir, Husserl
explique que le propre de la temporalité de l’intentionnalité perceptive est
l’ajointement constant des rétentions et des protentions27. Si, contrairement
à la libre phantasía, chaque apparition nous apparaît comme une apparition
du même objet, c’est parce que les apparitions tout juste passées permettent
de préparer, préfigurer les autres à venir selon des règles, ces « règles » étant
génétiquement formées à travers l’acquisition d’habitus quant à la
modification des apparitions par le changement des circonstances
kinesthésiques et environnementales (comme l’éclairage). Chaque nouveau
maintenant porte avec lui une charge de nouveauté, mais, par cet ajustement
continu des protentions et des rétentions, cette nouveauté est toujours
intégrée sans heurts apparent dans le flux temporel, de façon à ce que
l’écoulement du temps signifie l’enrichissement progressif du sens
intentionnel de l’objet visé. Ainsi, la stabilité et la persistance du monde
d’objets, constituées par l’intentionnalité perceptive, ont pour condition une
temporalisation uniforme du flux des apparitions.
Si les images de l’art nous donnent l’occasion de revenir à cette part
rythmique et affective du regard – et ce ne sont pas les seuls objets à le faire,
nous y reviendrons – c’est parce qu’elles déstabilisent tout à fois la
temporalisation de l’intentionnalité de la perception et le caractère
objectivant des vécus perceptifs. D’une part, l’image échappe à cette
structure d’évidement et de remplissement progressif, où chaque apparition
prépare la suivante. Certes, mon regard sur l’image peut durer, et chaque
nouvelle apparition s’ajointera aux précédentes selon l’horizon interne de
l’objet (c’est notamment ce qu’on a vu avec l’idée que l’image est une
« unité d’apparitions »). Mais l’image elle-même ne s’écoule pas dans le
temps, il y a un hiatus entre le cours de mon regard et la fixité de l’image,

26
Cf. M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, 2000, pp. 91-92.
27
E. Husserl, De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions originaires,
trad. B. Bégout et J. Kessler. Millon, Grenoble, 1998, pp. 70, 74, 96. Aussi : E. Husserl,
Chose et espace, op. cit., p. 338. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, op. cit.,
p. 186sq.
Bois & Fazakas 297

comme si chaque nouveau « maintenant » perceptif n’était pas indicateur de


l’existence stable et continue dans l’objet dans le temps du monde. En effet,
comme l’indique Husserl, l’image ne « dure pas28 », ce qu’il faut
comprendre comme renvoyant au fait que l’objet-image est une apparition
fixe, qui ne se transforme pas dans le temps, mais qui existe dans un espace
dépourvu de temporalité (d’où l’idée de l’« immortalité » des œuvres d’art),
qui s’approche de l’idéalité29.
Mais au-delà de l’(a)temporalité de l’image, c’est surtout à la structure
intentionnelle propre à la conscience d’image qu’il faut attribuer cette façon
qu’elle a de faire remonter, dans les strates instituées, les rythmes inchoatifs
comme enchevêtrements des phantasíai et des affections. Si dans la
perception, les objets s’imposent à la vision, l’image nous mettrait plutôt en
présence d’objets « flottants », à la fois présents et absents, apparaissant à
même l’image, mais sans s’y confondre tout à fait. L’expérience de l’image
n’est que rarement rivée sur les objets qu’elle figure ; des apparitions ne
contribuant pas à préciser ou confirmer le sens intentionnel des objets
imaginaires participent de la conscience d’image. L’image avec support
physique est en effet un objet intentionnel tripartite, et si c’est par
l’enchevêtrement des objets qui la compose qu’il y a bien conscience
d’image – et non illusion, phantasía ou simple perception –, il n’en demeure
pas moins que ces trois objets possèdent l’un vis-à-vis de l’autre une
certaine autonomie. Il est en effet possible de viser l’assemblage de formes
et de couleurs qui compose l’objet-image, en mettant au second plan leur
caractère figuratif, tout comme on peut, par exemple en s’approchant du
tableau, plonger notre regard dans la matière picturale, de façon à suspendre
l’apparition de l’objet-image30.
En ce sens, le temps de contemplation de l’image n’a pas pour sens la
détermination progressive du sens intentionnel de l’objet visé, dans une
temporalité uniforme où chaque nouvelle apparition l’est du même objet :
28
« La même “image”. Cette “image” est un objet idéal (pas un réal durant dans le temps),
la montagne offre cette image en durant, mais l’image même n’est pas quelque chose qui
dure », E. Husserl, Phantasía, conscience d’image, souvenir, op. cit., p. 508.
29
Husserl caractérise à quelques reprises l’image d’objet-idéal, notamment dans le cadre
de textes où l’image est envisagée comme un objet culturel. Notamment : « Une objectivité
fictive, en tant que fictum, une image, en tant qu’image, ont pour résultat un genre
d’objectivité, idéelle, noématique : ce que le moi a, par jeu, confirmé de la sorte se laisse
identifier dans la répétition du jeu et sous condition de maintien du sens constitué dans le
jeu […] », E. Husserl, De la synthèse active, trad. M. Richir et J.-F. Pestureau. Grenoble,
Millon, 2004, p. 25.
30
La phénoménologie de la conscience d’image, au sens de l’opération de description de
ce phénomène, peut être comprise chez Husserl comme un jeu de l’attention, qui consiste
à modifier l’orientation normale de cette dernière face à une image de façon à faire voir ce
qui n’était pas vu dans le phénomène. Par exemple : E. Husserl, Phantasía, conscience
d’image, souvenir, op. cit., p. 83.
298 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

certaines apparitions défigurent les objets imaginaires, d’autres y sont tout


simplement indifférentes. L’image nous donnerait ainsi la possibilité de
vivre le temps autrement que comme celui de l’écoulement d’un objet dans
le temps du monde, d’initier des parcours qui n’aient pas pour fil conducteur
les objets visés. La matière picturale, notamment, en tant qu’elle est mue
par des forces, porte l’empreinte de gestes, ou se défait atmosphériquement
dans les formes, est un lieu où le regard peut circuler dans une série de
tensions, relâchements et accélérations détachés de toute saisie objectivante.
Cette « libération » de la matière par rapport aux objets – une traînée de pâte
ne représente rien, un lavis laissant transparaître la trame de la toile non plus
– suspend également la phénoménalisation de la chose-image comme une
fraction mesurable de l’espace physique : quand le regard y entre, la matière
devient un flux, une masse en mouvement qui n’est pas en face de moi, mais
le milieu où se meut mon regard.
C’est comme si le mouvement se détachait de celui de mes yeux
empiriques dans l’espace tridimensionnel pour se ramener à un processus
de spatialisation-temporalisation hors de l’espace géométrique et du temps
objectif, dont le rythme est vécu par une chair qui se détermine seulement
fugacement, par les échos affectifs à des expériences corporelles passées.
Le rythme en ce sens n’est pas un mouvement dans un espace ni la forme
de ce dernier, mais il est mouvement de l’élément même qui par là se fait
temps et espace. Cette autonomie de la matière par rapport aux objets pointe
vers un des caractères propres à l’image. Les objets de la nature objective
deviennent des objets en contenant, dissimulant, la matière dont ils sont
faits : si une montagne peut s’éventrer de façon à ce qu’on en voie le roc, le
roc reste ce qui fait la montagne, et par l’érosion redeviendra dissimulé en
elle. De même, une blessure peut nous montrer la matérialité élémentale de
notre chair, mais ce sera toujours comme la matérialité de tel muscle ou tel
organe, et il ne restera de cette exposition que des traces une fois la plaie
cicatrisée. La matérialité de l’image échappe à une telle dynamique
d’ouverture et de fermeture : elle ne forme pas l’objet en se retirant en lui,
dans la mesure où l’objet flotte simplement « sur » elle sans qu’il y ait
coïncidence.
Les moments heureux devant les œuvres d’art relèvent souvent de cette
ondulation du regard entre les différentes strates objectives de l’œuvre.
Dans le parcours du regard sur le tableau, les pigments deviennent couleur,
l’éclat se perd dans les reflets s’accrochant sur les empâtements, les formes
deviennent figuratives, ou les figures se défont dans un assemblage de
lignes et de masses. Dans ce jeu, le sujet – qui est quasi-perçu selon son sens
intentionnel – n’est cependant pas inessentiel dans la mesure où par lui des
affections animant le parcours peuvent être instituées en affects et émotions.
Le sujet peut redoubler l’affectivité qui anime le tableau, de façon à en fixer
Bois & Fazakas 299

le sens pour qu’il soit saisissable (ce qui correspond grossièrement à ce


qu’on appelle traditionnellement la cohérence entre la forme et le contenu),
ou au contraire créer un contre-rythme qui fasse du tableau un événement
dramatique (pensons par exemple aux Fleurs du désastre de Fautrier, ou à
l’inverse, au Christ jaune de Gauguin).
Ainsi, la fixité de l’image, qui la place « hors du temps », et le caractère
flottant des objets donnent au regard une liberté qu’il n’a pas dans la
perception d’objets empiriques, où le rythme du regard se régularise pour
faire des objets perçus des objets persistants dans un temps uniforme et
continu. Mais on comprend aussi que cette liberté n’est pas une indifférence
face à la singularité de chaque œuvre : si les parcours se détachent des objets
figurés, ils ne sont pas aléatoires pour autant : ce sont les harmonies
chromatiques, les rapports entre les masses, la dramatique des lignes, ou
encore, les traces des gestes du peintre dans la matière, les effets de
transparences, d’empâtements qui motivent l’animation du regard. Si l’on
ne peut prétendre saisir alors adéquatement l’affectivité du peintre au
moment de l’exécution de l’œuvre – nous y reviendrons – il n’en demeure
pas moins que l’affectivité qui rend mon regard mobile appartient quand
même au tableau lui-même, à sa matière, à sa composition, à son
chromatisme.
C’est ce rapport particulier entre liberté et rapport à l’objet qui permet de
distinguer l’image d’autres phénomènes qui, eux aussi, permettent de faire
resurgir, dans la temporalité uniforme en présents, la part rythmique propre
à la phénoménalisation. C’est notamment le cas de la rencontre d’autrui :
l’échange des regards est un moment où, au-delà de la prunelle, je sens les
rythmes du regard d’autrui, et où survient ultimement un croisement entre
l’affectivité qui porte le sien et le mien31. Ce croisement se fait par des
phantasíai-affections mutuellement « perceptives » par lesquelles la chair
d’autrui, loin de se réduire à une simple effigie, devient la part visible de
son intériorité invisible, qui chatoie dans chacun de ses gestes et de ses
mouvements, et qui éveille en moi des kinesthèses de mouvements
proprement infigurables. Par Einfühlung, je sens les rythmes qui traversent
la chair d’autrui de l’intérieur dans une polyrythmie où les temps forts et les
temps faibles coïncident parfois pour ensuite s’écarter de nouveau selon la

31
« Par exemple dans l’Einfühlung, il y a une phantasía “perceptive”. La vivacité du regard
est perzipiert. Si cela était simplement wahrgenommen dans la réalité, je verrais un œil
avec son iris et sa pupille ; mais le regard, ce n’est pas cela. C’est ce qu’il y a derrière, c’est
une ombre qui va et qui vient, qui vit de manière plus ou moins vivace, et surtout qui ne
peut se fixer […] » (M. Richir, L’écart et le rien, Conversation avec Sacha Carlson, op.
cit., p. 116.) Nous avons vu que ce qui fait vivre cette ombre du regard c’est précisément
la part affective qui habite toute phantasía-affection et en ce sens, dans l’échange des
regards, c’est deux affectivités qui se touchent.
300 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

singularité de leur déploiement. Il y a donc un mouvement de


rapprochement et d’éloignement lui-même rythmique entre les différents
rythmes rendant possible l’ipséité de la rencontre même, rencontre qui n’est
ni tout simplement la mienne, ni celle d’autrui. C’est par exemple cette
« circulation rythmique » qui est au cœur de ces discussions où je peux
poursuivre les pensées de l’autre ou sentir des affects que je sens partagés,
clarifiés et enrichis par le regard d’autrui.
Comme autrui, l’œuvre d’art comprendrait une part invisible qui serait
exprimée par une part visible : l’expressivité du corps d’autrui est ce par
quoi j’entre-aperçois, en phantasía « perceptive », quelque chose qui relève
de son « âme », de la même façon que le tableau, par ses formes, ses
couleurs, sa matière, serait ce par quoi j’accède au regard de l’artiste, regard
qui a initié la création de l’œuvre et que celle-ci devrait rendre visible,
partageable intersubjectivement. Il faut alors accepter que le corps du
tableau est un corps « pathologique », traversé par une multitude d’affects
contradictoires, que l’artiste, autrement dit, ne s’exprime pas
immédiatement à travers le corps du tableau. La matière avec laquelle il
travaille ou la connotation des sujets sont des éléments qui portent eux-
mêmes une charge affective qui échappe à l’artiste et qui ne sont pas pour
autant des moments inessentiels de l’œuvre : le regard de l’artiste n’est
qu’une des sources de l’infigurable en peinture, et c’est une conception
impressionniste de l’art, qui fait de la peinture la condensation instantanée,
en une image, d’une rencontre entre une sensibilité et le monde qui nous
mène à oublier que le processus de peindre est lui-même l’occasion d’une
démultiplication des regards de l’artiste, que la technique elle-même
(pensons aux icônes) ou la matière picturale génèrent des effets de sens
indépendamment de l’affectivité de l’artiste, et que cette affectivité fait
souvent l’épreuve de l’impossibilité de se traduire complètement en forme
et en couleurs32. Cela a notamment pour conséquence que deux parcours
phénoménalisants contradictoires peuvent aussi bien l’un que l’autre faire
voir quelque chose d’un tableau, sans que l’un soit plus juste que l’autre :
parcourir La Mort de Sardanapale, même le sujet mis à l’écart, peut être
fait dans une certaine violence, dans un regard qui est animé par les
désaccords entre les formes, les contrastes chromatiques violents, ou au
contraire, dans une forme de délectation sensible, en s’enroulant, s’attardant
sur l’accumulation baroque d’objets, le faste du jeu entre le blanc de la peau
et le velours rouge du lit, etc. Faire l’expérience de cette multiplicité de

32
Ainsi, le différend entre Merleau-Ponty et Richir quant à savoir si c’est le regard du
monde (ou les objets) ou celui de l’artiste qui joue dans l’œuvre ne doit pas être tranché :
les deux alternatives disent quelque chose de juste quant à la façon que l’œuvre a de mettre
en mouvement de la phantasía « perceptive ». Sur la critique richirienne de Merleau-
Ponty : M. Richir, L’écart et le rien, Conversation avec Sacha Carlson, op. cit., p. 243.
Bois & Fazakas 301

rythmes dans l’œuvre, pressentir la possibilité de passer de l’un à l’autre


sans qu’entre en jeu, contrairement à la rencontre d’autrui, l’exigence
d’adéquation avec les affects qui le traversent est précisément ce qui fait le
bonheur de l’expérience esthétique, la liberté dont elle nous donne
l’occasion33.
Au-delà de la présence de l’artiste dans le tableau, c’est peut-être la
portée de cette analogie entre autrui et l’œuvre autour le modèle du Leib
(invisible) et du Körper (visible) qu’il faut limiter34. Si l’image participe bel
et bien de trois registres architectoniques (perception, imagination,
phantasía), cela implique, très simplement, que sa part visible est elle-
même stratifiée, comme si (sans minimiser les limites d’une telle
métaphore) on voyait toujours les convulsions des entrailles d’autrui en
même temps que l’on comprenait l’expressivité de ses gestes ou que l’on
voyait ses pensées. D’autre part et surtout, animer la surface d’un tableau
en phantasía « perceptive » ne signifie pas « croiser » son regard, ni par
ailleurs le regard du peintre35. Ce dernier peut certainement jouer dans mon

33
On se référera avec profit aux réflexions de Marc Richir à ce propos : « Il n’y a peinture,
pour le spectateur, que quand le regard flottant de celui-ci se met à danser entre plusieurs
manières d’entrer dans l’espace du tableau, c’est-à-dire, entre plusieurs possibilités de se
temporaliser de manière stable qui, pourtant, tout en se contrecarrant, ou plutôt tout en se
contrepointant, se répondent harmoniquement les unes aux autres. Alors, la peinture
apparaît pour ce qu’elle est proprement en tant que telle : l’art de faire coexister ensemble,
dans le même espace, différents rythmes de temporalisation du regard […] ». M. Richir,
« Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible ? », in Ratures et repentirs, éd.
Bertrand Rougé, Pau, Publications de l’Université de Pau, 1996, p. 83. On peut cependant
se demander si les rythmes entrent nécessairement dans un rapport harmonique les uns
avec les autres.
34
« Car l’œuvre est à sa façon, très paradoxale, une sorte de Leibkörper, Leib par sa vivacité
infigurable, Körper par sa représentation figurée, dont l’apparente saturation de sa
figurabilité induit de son côté une sorte non moins paradoxale d’“espace” (entre guillemets
phénoménologiques) du dedans – celui que l’on a voulu thématiser par ce qu’on appelle la
profondeur, et qui n’est pas originairement la troisième dimension de l’espace. On
comprend par là que la peinture constitue, non pas un espace fictif opposé à l’espace réel
– ce qui ne serait le cas que si la peinture se réduisait sans reste à la représentation –, mais
un autre monde qui, de son “dedans”, est transcendant à ce monde-ci, celui que nous
rencontrons dans l’expérience quotidienne », M. Richir, « De l’infigurable en peinture »,
op. cit., p. 140.
35
Voir par exemple chez Marion : « Puis, laissant percer un regard autre, l’icône demande
de lui rendre un regard – l’aumône d’un regard – qui l’envisage comme elle envisage. »
(Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Presses universitaires de France, 1996,
p. 152) Mais aussi chez d’autres auteurs de la tradition phénoménologique, dont
exemplairement Richir : « C’est dire que si nous définissons le Beau comme l’échange
actuel, selon la voix silencieuse du langage, du regard du peintre et du regard du spectateur,
ce “moment” ne peut avoir lieu si le “moment” du sublime n’a pas été traversé un instant
– l’instant qui clignote phénoménologiquement avec l’instantané – pour se retirer
immédiatement dans la virtualité qui ne cesse d’avoir des effets dans l’échange – en termes
302 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

regard sur l’œuvre, mais il ne me regarde pas. Ce n’est pas la multiplicité


d’affects que porte de façon virtuelle l’œuvre que l’on doit rappeler pour
comprendre en quoi celle-ci, contrairement à autrui, ne peut me regarder.
En effet, autrui aussi est parcouru de rythmes plus lents et plus rapides, qui
ne sont pas nécessairement conciliables36. Mais ces différents rythmes sont
« tenus » ensemble par le fait qu’ils sont tous vécus de l’intérieur, qu’ils ont
une dimension ipséique qui manque aux affects perçus en phantasía
« perceptive » dans le parcours du tableau. Le tableau lui-même ne sent rien,
ne vit pas les rythmes que l’on voit en lui : on doit plutôt former un regard
dans le tableau, le regard ne peut être entièrement prescrit, et c’est là la
fragilité de l’expérience esthétique. Sans que rien ne nous réponde, la vie
du tableau répond de nous : nous sommes dans l’expérience esthétique
responsables de quelque chose qui ne nous appelle pas37.

CONCLUSION

Il peut arriver, au musée, ou dans une galerie, que notre regard glisse sur les
œuvres sans que ce parcours perturbe l’immobilité de l’image. Le regard
erre d’un objet à l’autre, et, tout en pouvant les reconnaître (ceci est un
paysan, ceci est un bateau, ceci est un soleil), c’est comme si le sens des

husserliens : en ne cessant pas d’être “en fonction” –, en poussant pour ainsi dire le
schématisme, celui de la création des voies d’accès à son regard chez l’artiste » (M. Richir,
« De l’infigurable en peinture », p. 141). Parler ici d’un « échange » de regards est pour le
moins ambigu, car, l’on peut certes dire que « le peintre a laissé quelque chose de son
regard dans le peint, dans l’infigurable du tableau peint », mais la trace du regard du peintre
ne peut qu’éveiller en moi un parcours phénoménalisant non spéculaire (par mimèsis
active), mais il ne peut pas se retourner pas vers moi, il regardera toujours vers cet au-delà
d’un monde autre que celui de la perception. (Cf. ibid., pp. 139-141.)
36
« Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du
vieillard […] ; notre “vivre” plonge toujours, de manière extrêmement subtile car
différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de
l’absence […], et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de
temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents, et les autres très rapides. »
M. Richir, « Vie et mort en phénoménologie », Alter, n° 2, 1994, p. 346.
37
L’œuvre ne nous ordonne pas de ne pas la tuer, mais apparaît seulement comme une
possibilité, à prendre ou non, de la regarder. En ce sens, les questions de nature éthique
n’entrent pas en jeu dans la question de l’art, ou sinon, pas immédiatement (il faudrait pour
envisager le croisement entre éthique et esthétique envisager l’œuvre en ce qu’elle
s’adresse à une communauté de spectateurs, qui ont des rapports entre eux). On peut
s’interroger en ce sens sur ce que serait une malencontre avec une œuvre d’art, sur le sens
qu’a l’impossibilité, fréquente, d’en faire l’expérience en phantasía « perceptive ». Ce qui
nous apparaît certain est que cette impossibilité n’est pas une véritable malencontre qui
serait liée à un échange de fantasmes spéculaires, qui soit source de traumatismes – et
certainement pas pour le « Leib » de l’œuvre.
Bois & Fazakas 303

objets figurés nous était indifférent, qu’ils flottaient sous nos yeux, oscillant
dans un non-lieu entre leur statut de représentant pour quelque chose d’autre
(une figuration d’homme) et leur existence sur le tableau (une petite figure
sans profondeur). Rien ne nous est dérobé au regard, tout est visible, trop
visible peut-être, et ce qui fait défaut, c’est quelque chose pour arrêter notre
égarement sur la surface du tableau, mettre en mouvement notre regard de
façon à ce qu’il ait plus à percevoir que ce qui s’offre sans réserve à la
vision. Le regard se laisse alors gagner par une torpeur, s’absorbe
impassiblement dans ce non-lieu qu’est la planéité de l’image, un peu
comme lorsque, dans la lune, nous perdons la conscience de l’écoulement
du temps.
En s’inspirant des § 36-39 des Idées II, Richir évoque ce qu’il appelle,
par opposition au regard, le voir :

le voir ne se voit pas voyant pas plus que l’intentionnalité ne s’intentionne


intentionnant: le voir, tout comme l’imagination, est totalement invisible à lui-
même, c’est-à-dire pour Husserl totalement illocalisé en lui-même par rapport
au Leib. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’Empfindnis pour le voir38.

Le voir est ainsi un regard complètement indifférent à son incarnation. S’il


est totalement illocalisé par rapport au Leib, c’est par l’absence d’ancrage
kinesthésique dans une chair différenciée selon un schéma corporel et, a
fortiori, par manque d’ancrage dans une chair primordiale qui pourrait lui
conférer son épaisseur :

le voir n’a pas d’épaisseur et […] c’est en ce sens que, comme tel, il ne peut
jamais se voir en train de voir – se réfléchir en lui-même à dis-tance ou à l’écart
de ce qu’il voit39.

Ainsi, c’est tout comme si ce que nous avons nommé tour à tour le moment
d’intensité des kinesthèses, le caractère vécu du rythme, ou l’affectivité qui
meut les phantasíai manquait au voir ; que celui-ci n’avait pas de dimension
charnelle par laquelle il pourrait se sentir voyant. C’est en cela que consiste
précisément la différence entre le regard et le voir : tandis que le regard est
toujours rythmé par le contact des phantasíai-affections, le voir, dans son
apparence d’être désaffecté, s’épuise dans la temporalité uniforme de l’objet
qu’il voit.
Si le voir n’est pas ancré dans une chair, c’est parce que le parcours
« phénoménalisant » (si on peut encore parler de phénomènes ici) n’est pas
vécu par des moments de condensations, de tensions, de relâchements –

38
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 283.
39
Ibid., p. 284.
304 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

comme si le temps s’écoulait sans rythme, ou du moins, avec un rythme


sans intensités susceptibles d’être senties. Dans un article qui précède de
deux décennies la distinction terminologique entre voir et regarder, Richir
avait déjà insisté sur les différents rythmes des sensations, en reconnaissant
la tendance qu’a la vision de se délivrer, en apparence, de toute
temporalisation :

Ce qui différencie cependant les sensations, c’est moins leur situation par
rapport à leurs organes respectifs que leurs rythmes propres de temporalisation :
si la vision est d’une rapidité telle qu’elle en paraît instantanée, le toucher ou la
gustation sont plus lents, requièrent leur temps. Il y a donc aussi, dans la masse
des sensations qui s’effectuent toujours ensemble, une différenciation
corrélative de leur caractère éphémère. Et paradoxalement, ce sont les
sensations aux rythmes les plus rapides, donc, à l’extrême, la vision, qui
paraissent les moins éphémères, les plus stables, comme si la plus grande
vitesse de leur temporalisation, qui les fait paraître instantanées, les en délivrait
au point de les faire paraître hors-temps, susceptibles d’être répétées dans leur
identité40.

Avant leur distribution dans le schéma corporel, les sensations se


différencient par la part rythmique qui les habite et les fait vibrer dans leur
primordialité phénoménologique comme des manières du déploiement du
schématisme. La vision mettrait en jeu un rythme tellement rapide que les
événements qui le composent se fonderaient en une longue fréquence, qu’on
ne pourrait dire « durer » tellement son uniformité échapperait à toute
possibilité de fixer des points dans l’écoulement qui rendent possible
quelque chose comme une mesure, un découpage du temps. On comprend
que le voir a la possibilité de s’écouler avec un rythme trop rapide pour être
vécu, la possibilité, si on veut, de s’écouler sans nous, en notre l’absence,
dans une temporalité qui n’est pas celle de notre chair. La notion de « voir »
développée dans les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace
peut ainsi être comprise comme celle de la vision qui se trouve elle-même
captée dans son apparence d’être sans rythme. Ce manque – au moins
apparent – de rythme qui serait intrinsèque au voir relève de ce que Richir
désigne comme l’apparente immatérialité du voir :

le noème du vu (de l’imaginé) ne contient que de l’incorporel, voire même de


l’immatériel, et que sa hylè phénoménologique, pour « sensible » (empfindbar)
qu’elle soit potentiel-lement, n’est pas de l’ordre de ce que l’on entend par
matière (sensation actuelle), mais est au contraire partie abstraite du tout

40
M. Richir, « Vie et mort en phénoménologie », art. cit., p. 349.
Bois & Fazakas 305

noématique concret, lui-même immatériel, dont l’autre partie abstraite est la


morphè intentionnelle41.

C’est comme si, pour reprendre un motif platonicien, il y avait deux soleils :
celui, immatériel, du voir et celui, plus « obscur », du regard, dans lequel se
déploie un élément d’épaisseur par lequel pouvait danser, sous les
apparences lumineuses, une part infigurable. Et s’il faut bien de la lumière
pour voir, quand la vision devient pure lumière, quand cette lumière se
détache de la masse d’une chair pour devenir transparence, alors il n’y plus
personne pour voir, ni, a fortiori, quelque chose à voir42.
Richir identifie clairement le voir avec ce qu’il appelle imagination et le
regard avec la phantasía43, et si la perception ne se défait pas en un pur voir
bien qu’elle soit la transposition architectonique de l’imagination44, c’est
parce que la dimension d’absence propre à la phantasía joue encore en
elle45. Avec la différence entre voir et regarder, il s’agirait donc aussi d’une
distinction entre deux versions de l’imaginaire : un imaginaire qui nous
capte et qui paraît se détacher de toute matérialité et un imaginaire
protéiforme, transi par des rythmes qui le rendent vivant. Insister sur la part
rythmique de l’expérience du regard en peinture est pour nous un moyen de
comprendre ces deux possibilités que portent toutes les images, celle
d’élargir notre expérience, de nous faire vivre thématiquement des couches
de phénoménalisation plus archaïques, ou encore d’absorber notre regard,
qui se trouve paradoxalement captivé par un objet parce que celui-ci lui est
indifférent, ne le touche pas. D’un côté, le rythme est ce par quoi je peux
sentir l’activité de mon regard, de l’autre, il est aussi, comme le décrit
magnifiquement Levinas, une puissance qui peut « emporter » le sujet, faire

41
M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 283.
42
« C’est ainsi que la transposition de l’élément fondamental en élément imaginaire est en
quelque sorte contournée et que, s’il y a transposition elle l’est de l’élément fondamental
dans l’élément de l’intelligible, qui est en fait, phénoménologiquement, tout d’abord
l’élément ou le medium du pur voir sans vu. Pour reprendre des formulations
platoniciennes, ce voir sans vu ne voit qu’un “océan immense” (polu pelagos : Banquet,
210 d), un océan de lumière où rien, proprement, ne peut être fixé. Il s’agit pour ainsi dire
d’un sommeil éveillé sans rêve, d’un regard halluciné sans hallucination, d’une hypnose
par rien de perçu mais par de l’invisible infiguré et infigurable qui n’est pas réceptacle ou
nourrice (chôra) de quoi que ce soit, mais qui est bien un transposé architectonique de
l’élément fondamental par enjambement et effacement de la chôra », M. Richir, Fragments
phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit. p. 384.
43
Cf. par exemple M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op.
cit., p. 318 ; M. Richir, Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Millon,
2008, p. 21 ; M. Richir, L’écart et le rien, op. cit., 216.
44
Richir parle à cet égard d’une « dégénérescence de l’intentionnalité imaginative ».
M. Richir, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Millon, 2010, p. 228.
45
M. Richir, Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 190.
306 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

passer le soi dans un anonymat où il n’y a plus rien qui puisse sentir46. Si
l’imaginaire est ce par quoi on peut se libérer de la stabilité et de
l’uniformité de la perception, il est aussi ce qui peut supprimer ce qui fait la
vie du regard, en aplanissant la phénoménalité en une série d’images.
Ainsi, bien que l’image soit en apparence désincarnée par rapport à notre
commerce corporel avec les objets du monde, elle pointe en fait vers une
dimension plus fondamentale de notre existence charnelle : celle du rythme
de la chair, de la temporalisation-spatialisation originaire dont elle est
l’élément. Les deux versants de l’imaginaire polarisent la phénoménalité
propre à notre expérience quotidienne du monde, en laquelle jouent toujours
en effet à la fois quelque chose qui relève de la vie du regard et de la
fascination dans le voir. Comme le remarque Levinas : « La désincarnation
de la réalité par l’image n’équivaut pas à une simple diminution de degré.
Elle ressort d’une dimension ontologique qui ne s’étend pas entre nous et
une réalité à saisir mais là où le commerce avec la réalité est un rythme 47. »
Ce rythme peut certainement être envoûtant ou anonyme quand il est celui,
plus perceptible, car apparemment désaffecté, du pur voir, mais – et c’est ce
que nous voulions montrer – il peut aussi être celui du regard, habité par des
affections qui ne se déploient pas dans l’aveuglement d’une lumière
immatérielle, mais qui se sentent à même le monde.

46
« Le rythme représente la situation unique où l’on ne puisse parler de consentement,
d’assomption, d’initiative, de liberté – parce que le sujet en est saisi et emporté. Il fait partie
de sa propre représentation. Pas même malgré lui, car dans le rythme il n’y a plus de soi,
mais comme un passage de soi à l’anonymat. » E. Levinas, « La réalité et son ombre », in
Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 111.
47
Ibid., p. 114.
Structure matricielle de l’architectonique

RICARDO SÁNCHEZ ORTIZ DE URBINA

La tectonique du champ intentionnel est organisée dans un cadre de lignes


et de colonnes qui sont en rapport mutuel et qui donnent lieu à une étrange
matrice. C’est Husserl qui a étudié en profondeur la ligne inférieure de la
matrice, l’intentionnalité objective : des opérations d’un sujet (évidemment
opératoire), des sensations, des significations et des synthèses d’objet avec
identité. Quelques années plus tard, c’est aussi Husserl (Hua. XXIII) qui a
découvert la ligne « intentionnelle » supérieure, la phantasía : des
transopérations d’une subjectivité non égoïque (évidemment sans identité),
des sensations, des chemins diastoliques de sens (virtuels), et des synthèses
schématiques sans identité.
Il y a aussi deux colonnes aux extrêmes qui se croisent avec ces deux
lignes matricielles : à gauche, la colonne des (trans)opérations ; et, à droite,
la colonne des synthèses (avec et sans identité). Il y reste, au milieu, une
colonne de sensations, apparemment identiques, et une autre colonne de
significativités, qui vont du simple sens à la signification.
Si le transpossible correspond horizontalement au virtuel (synthèses
schématiques sans identité) sur la ligne d’en haut, et, si le possible
correspond, aussi horizontalement, à l’ontologique (synthèses d’identité),
sur la ligne d’en bas, il y a alors « homologie » entre les deux lignes
intentionnelles opposées, dont les extrêmes sont, à leurs tours,
« homogènes » ; les transopérations sont homogènes aux synthèses
schématiques, et les opérations sont homogènes aux synthèses d’identité
objective.
Husserl a découvert et établi cette structure homologique des deux lignes
extrêmes de la matrice intentionnelle. Dans les deux cas, la synthèse se
produit d’une façon directe, immédiate, à la seule différence que ce qui a
lieu dans la ligne d’en haut est le non présent, tandis que ce qui a lieu dans
la ligne d’en bas est le présent. Ce qui implique qu’il y a un conflit, étant
donné qu’il s’agit de deux intentionnalités séparées.
Tout ce qu’on vient d’exposer jusqu’ici peut avoir l’air d’une
« symétrie » bilatérale, qui impliquerait la thèse suivante : le transpossible
équivaut au virtuel.
Par exemple, Marc Richir, dans son dernier livre, Propositions
buissonnières, finit le chapitre XXIX en parlant de la « réalité » de la ligne
supérieure de la matrice. Il écrit : « Par rapport au temps ordinaire des
présents… la phase de présents de langage est “irréelle” ou “fictive”, alors
308 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

même que, du point de vue transcendantal, elle est plus “réelle” que le “réel”
quotidien de l’attitude naturelle […]. C’est le transpossible, à savoir, le
virtuel, dont l’effet est toujours inattendu »1.
Peut-on alors affirmer que le transpossible équivaut au virtuel ? À mon
avis, si l’on répond affirmativement à cette question, on brouille la matrice
proposée, parce que :

1. Le transpossible se donne du côté « actif » des transopérations, tandis


que le virtuel se donne du côté « passif » des synthèses (voir fig. 2).
2. Le transpossible est plus large que le virtuel, de sorte qu’il peut y avoir
des lignes intentionnelles transpossibles qui ne sont pas virtuelles, mais
qui ont de l’identité.
3. Effectivement, de telles lignes supposées transpossibles, et avec
identité, ont été découvertes par Husserl dans les œuvres d’art, et il les a
appelées des fantaisies perceptives.

Si l’on maintient l’équivalence entre le transpossible et le virtuel, la


matrice perd sa structure et on ne trouve que deux blocs opposés : le
phénoménologique versus le symbolique, avec un étrange hiatus de
séparation (voir fig. 1). Joëlle Mesnil l’expose très nettement :
« l’inconscient, avec ses existentiaux symboliques d’un côté, et ses
existentiaux phénoménologiques de l’autre, relève lui-même de ce
transcendantal/virtuel qu’il qualifiera également de transpossible en
reprenant ce concept à Maldiney »2.
C’est ainsi que la confusion dans les lignes de la matrice entraîne la
confusion dans les colonnes de la matrice architectonique.
C’est donc Husserl qui a découvert les lignes extérieures, objectives et
de phantasía, et celui qui a aussi découvert ce niveau d’intermédiation dont
la composante opératoire (côté subjective) est transopératoire (c’est-à-dire,
transpossible), et dont la composante synthétique (côté objective) a de
l’identité. Et il a découvert ce niveau dans l’art.
Une œuvre d’art est un constructum de fantaisies perceptives qui n’ont
pas d’identité objective (elles ne sont pas des objets intentionnels), mais
elles sont capables de doter le transpossible d’identité.

1
M. Richir, Propositions buissonières, Grenoble, J. Millon, 2016, p. 109. Texte cité par
Joëlle Mesnil dans : L’être sauvage et le signifiant, Paris, M. J. W. Fédition, 2018, p. 61 et
p. 241. Dans ce même livre (p. 21) on peut lire : « Le virtuel est un concept que M. Richir
reprend à la seconde physique quantique et qui équivaut au transpossible des précédents
ouvrages lorsqu’il se réfère à H. Maldiney : “Le transpossible est-ce que j’appelle
aujourd’hui le virtuel” ».
2
Op. cit., p. 250.
Sánchez Ortiz de Urbina 309

Il y a donc trois éléments : le transpossible (transopérable), l’identité


(ontologique), et le caractère fermé (dominant) du constructum artistique.
Il est évident que les fantaisies perceptives trouvées par Husserl réalisent
l’identité du transpossible. Elles ne se réduisent pas à l’art, mais sa
manifestation la plus claire se trouve dans les œuvres d’art, et c’est à cause
de ceci qu’elles ont été découvertes dans ce domaine.
Husserl égraine, avec un style insistant, comme un méandre de pensée,
dans les numéros 18 au 20 de Hua. XXIII (Phantasie, Bildbewusstsein,
Erinnerung, de 1980, édité par Marbach), les trois idées philosophiques
citées plus haut : identité, fantaisie transpossible et clôture, qui définissent
les fantaisies perceptives, lesquelles, ainsi découvertes dans l’art,
deviennent des composants de la structure de la ligne d’intermédiation de
la matrice.
Les fantaisies perceptives (fantaisies transpossibles aperçues) sont
douées d’identité.
Il s’agit d’une thèse largement confirmée par Husserl. Voici quelques
citations :

Nous accomplissons des actes qui visent toujours « le même », qui y sont l’un
avec l’autre en coïncidence de concordance et qui sont dominés par la tendance
intentionnelle au remplissement3.

Je peux donc dans la phantasía aussi dire que tel et tel individu-de-phantasía
sont la même chose […]. L’identité est une identité vraie : tous les concepts de
réalité effective reçoivent cet exposant modifiant au sein du domaine de la
phantasía4.

Comme nous pouvons, en restant dans l’attitude de la phantasía,


« phantasmer » plusieurs fois la même chose, et avoir aussi identifié comme le
même le « phantasmé » de phantasíai séparées5.

Dans la même conscience, deux phantasíai peuvent entrer en scène dans un


l’un après l’autre sans avoir aucun rapport l’une avec l’autre, et cependant être
d’un contenu pleinement identique6.

Dans la phantasía, j’identifie, je pose le quasi donné comme le même7.

3
Hua. XXIII, p. 527 (p. 497 de la traduction française de 2002).
4
Ibid., p. 528 (trad. française p. 498).
5
Ibid., p. 530 (trad. française p. 499).
6
Ibid., p. 532 (trad. française p. 502).
7
Ibid., p. 543 (trad. française p. 512).
310 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Mais en tant que sujets actuels, nous avons une « phantasía » au sens ontique,
comme un individuellement identifiable, comme un même susceptible de
répétition8.

L’œuvre d’art est formation-de phantasía, et est un « phantasmé » du même


type d’apparition que ce qui est posé comme demeurant dans une validité fixe
[…]. L’identifié peut aussi être posé intersubjectivement de manière objectale :
le fictum idéalement identique comme objet est alors un objet intersubjectif9.

Je peux reproduire la première phantasía… Je réassume ainsi comme la même


la possibilité antérieure et le cas échéant je la détermine plus précisément
comme je l’entends dans n’importe quelle formation de sens concordante au
sein de l’identité10.

Les fantaisies perceptives qui forment l’œuvre d’art ne sont pas que quelque
chose d’identique, elles continuent à être du transpossible, bien qu’elles ne
soient plus du virtuel.
Voici, à cet égard, trois citations de Husserl :

Puis-je aussi me placer sur le sol de la phantasía sans me placer sur celui de
l’expérience ? […] Je me figure la maison et le monde entier « bleus » comme
à travers un verre bleu […]. J’abandonne le sol de la réalité effective, et vis
entièrement dans l’intuition du monde bleu et laisse celui-ci me convenir11.

Mais les mondes de la phantasía sont des mondes libres de part en part, et toute
chose « phantasmée » pose dans le quasi un monde-de-phantasía : or leur
horizon d’indéterminité n’est pas explicable par une analyse déterminée en
expérience […]. Est un « phantasmer au-dedans » librement et à neuf, mais
seulement un « phantasmer » dans le style de la concordance12.

L’intérêt esthétique porte sur l’objet figuré dans le comment de son être-figuré,
sans intérêt pour son existence même ni pour sa quasi existence13.

Finalement, les fantaisies perceptives dans l’art, en plus d’avoir une identité
et d’être transpossibles, sont closes.
Cette idée peut être encore soutenue par des citations de Husserl lui-
même :

8
Ibid., p. 544 (trad. française p. 513).
9
Ibid., p. 545 (trad. française p. 514).
10
Ibid., p. 549 (trad. française p. 517).
11
Ibid., p. 534 (trad. française p. 503).
12
Ibid., p. 535 (trad. française p. 504).
13
Ibid., p. 586 (trad. française p. 547).
Sánchez Ortiz de Urbina 311

Le « phantasmé » se donne dans le style de la concordance […] mais dans la


progression de l’expérience, dans la quasi perception qui s’appelle ici phantasía
[…], il y a une prescription par des quasi-expériences avec contenu fixe et
thèses fixes14.

La phantasía n’est pas assujettie, elle est libre et n’est assujettie que pour autant
qu’elle doit correspondre au style de sens d’un horizon de monde, c’est-à-dire
justement qu’elle doit se retrouver en concordance et constituer l’unité chosale
et les enchainements unitaires de telles unités15.

Le moi qui « fantasme » prend la « réalité effective » de phantasía comme si


c’était une réalité effective et, l’admettant, il choisit, il s’assujettit librement, à
discrétion, à l’horizon appartenant au « sens » de cette réalité effective16.

Ainsi donc, dans l’expérience artistique, la phantasía n’est pas libre ; le


récepteur reste assujetti, reste soumis à ce qui est exposé, en tant que ceci
est une « unité close d’apparitions ». Le récepteur n’est pas libre, il ne peut
pas inventer, en s’écartant de la composition fermée de l’artiste.
En résumé, les phantasíai perceptives qui composent l’œuvre d’art
possèdent : une identité non objective, une transpossibilité non virtuelle, et
elles sont closes d’une façon concordante.
Husserl l’a bien expliqué, et ce, catégoriquement, avec des variations
subtiles, comme en témoigne l’abondance des citations précédentes.
Une œuvre d’art se situe au carrefour de deux constrictions qui en font
presque un oxymore. Dans la dimension verticale, l’œuvre d’art s’en tient à
la dimension strictement intentionnelle du réel, sans participer ni de
l’eidétique ni du devenir naturel ; même si sa liberté illimitée lui permet
d’utiliser, en tant que matériel, n’importe quel contenu, y compris
l’eidétique. Et, dans la dimension horizontale, l’œuvre d’art est enchâssée
entre le niveau intentionnel des objets et le niveau purement
phénoménologique ; ce dernier étant le niveau de l’expérience esthétique,
et non pas celui de l’expérience artistique.
L’œuvre d’art s’origine alors, par désobjectivation, en ce qui se rapporte
à sa production (anabasis intentionnelle) et se déploie dans sa réception
(catabasis intentionnelle).
L’artiste opère techniquement en construisant un « pseudo-objet » qui ne
l’est que lorsque l’artiste lui-même en devient le premier récepteur ; les
autres récepteurs de l’œuvre la reconnaissent en tant qu’art lorsqu’ils sont
capables d’une aperception du transpossible.

14
Ibid., p. 535 (trad. française p. 504).
15
Ibid., p. 536 (trad. française p. 505).
16
Ibid., p. 562 (trad. française p. 527).
312 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Quand cela se produit, le processus habituel d’aperception objective se


renverse. Tandis qu’un objet s’offre de façon identique à tous ses récepteurs
et à tout moment (avec de légères nuances), l’œuvre d’art apparaît toujours
de façons diverses puisqu’elle n’a pas de signification. Dans le processus
d’objectivation, les Abschattungen convergent en un « point fixe » ; tandis
que, dans l’expérience artistique, la réception est dispersée. Dans la
réception d’un objet, la signification force l’interprétation en un point ; dans
la réception d’une œuvre d’art, l’absence absolue de signification multiplie
son interprétation.
L’identité objective concentre, tandis que l’identité transpossible répand,
sans tomber dans l’arbitraire. La tension close des fantaisies perceptives de
l’œuvre, qui a l’air d’un objet sans l’être, rend impossible l’objectivité sans
toutefois arriver à l’aléatoire.
Dans la réception de l’œuvre d’art a lieu quelque chose de semblable à
ce qui se produit dans la théorie du chaos, lorsqu’un régime strictement
périodique nuit, paradoxalement, à sa stabilité. Un rythme strictement
périodique ne peut pas faire face aux perturbations du milieu et finit par être
pathologique. De la même manière, la liberté des fantaisies perceptives
artistiques stabilise le pseudo-objet fermé, en innovant et en s’ouvrant à
l’expérience esthétique au niveau intentionnel supérieur originaire.
Ce qui, au niveau de la phantasía, le niveau proprement
phénoménologique, a une structure linéaire (puisque la pluralité de chemins
diastoliques est une pluralité de chemins linéaires de sens), perd sa linéarité
dans sa transposition au niveau intentionnel suivant (niveau
d’intermédiation). Et cette non-linéarité fait la structure chaotique. Mais les
fantaisies perceptives qui donnent forme à l’identité du transpossible
freinent le caractère aléatoire de ce qui serait un pur chaos sans aucune
détermination.
Les fantaisies perceptives closes qui constituent l’œuvre d’art sont le
meilleur exemple de ce qui, dans le domaine physique correspondant,
s’appelle le chaos déterministe. C’est l’identité qui fixe la transpossibilité
et freine le glissement vers l’aléatoire. C’est alors que les aperceptions de
fantaisie, les synthèses d’identité du transpossible, variées dans la réception,
configurent, en s’approchant et en divergeant, un espace qui reste clos.
D’après la théorie du chaos, cet espace délimité de la réception variée
(variée même au long du temps), reçoit le nom d’attracteur, et on a
l’habitude de qualifier cet attracteur d’« étrange », parce qu’il ne correspond
à aucune figure géométrique connue. C’est précisément l’étrange
configuration qu’on observe dans ce que nous connaissons comme section
de Poincaré, lorsqu’on sectionne perpendiculairement des orbites qui ne se
ferment jamais exactement, parce qu’elles ne coïncident jamais, mais qui
Sánchez Ortiz de Urbina 313

ne s’échappent pas non plus parce que l’espace clos de l’attracteur les en
empêche.
Évidemment, l’espace configuré par l’attracteur peut différer en taille.
Dans la théorie du chaos, cette diversité de tailles de l’attracteur est codifiée
par ce qu’on appelle l’exposant de Liapunov. Dans l’évaluation de l’art, il
y a un exposant analogue, par lequel l’attracteur qui définit l’espace de
réception le rend plus grand ou plus petit.
En tout cas, c’est le constructum clos de l’œuvre d’art, qui n’est pas un
objet, qui fait qu’il n’y a pas de synthèse univoque forcée par la
signification, parce que l’œuvre d’art manque de signification. La seule
chose qui force l’œuvre d’art est le changement de l’expérience esthétique
au niveau originaire phénoménologique : la réélaboration du sens.
Mais, tout comme dans la physique, l’attracteur étrange du chaos
déterministe ne peut pas être acquis par des procédés purement
« statistiques ». On procède statistiquement lorsque les données avec
lesquelles on travaille sont objectives et immenses. Mais celui-ci n’est pas
le chemin à suivre pour explorer le résultat des synthèses obtenues par
l’identité du transpossible. Au fil du temps, l’attracteur peut changer, les
interprétations qu’il circonscrit peuvent fluctuer, mais sans jamais arriver à
une situation d’équilibre, puisqu’elle deviendrait alors une situation
objective ; et sans arriver non plus à une dispersion sans contrôle, purement
aléatoire.
La non-linéarité du niveau intermédiaire, qui noue ce qu’on aurait dit
impossible à assembler en une identité, la fantaisie, le transpossible, exclut
l’équilibre, qu’il s’agisse d’un équilibre objectif donné dans un point fixe,
ou d’un équilibre dans un cycle limite.
Tout ce qu’on vient de dire, résumé de façon très serrée, exprime la
raison pour laquelle Husserl a découvert les fantaisies perceptives dans les
œuvres d’art. C’est seulement dans les œuvres d’art, dans le théâtre, par
exemple, qu’il y a une étrange stabilité non objective, qui oscille entre la
linéarité phénoménologique et la linéarité objective. C’est seulement dans
les œuvres d’art qu’il y a des « structures sous-jacentes » qui fournissent la
stabilité qui permet l’innovation et la résistance au milieu, sans le faire à
partir de positions définitivement objectivées et, par conséquent, répétitives
et manquantes de vie.
C’est cet ordre caché, cette stabilité non objective, qui fournit la
centralité du niveau d’intermédiation dans le champ intentionnel. Ce qui,
d’un point de vue classique, serait une faiblesse, est du point de vue
temporel de l’évolution d’un système dynamique, c’est la seule façon
d’assurer une stabilité flexible, sans les rigidités apparemment exigibles,
mais irrémédiablement fatiguées ou pathologiques.
314 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Et tout ce qui arrive aux fantaisies perceptives dans l’œuvre d’art, arrive,
en général, à toutes les fantaisies perceptives douées d’identité.
Tous les éléments nécessaires pour établir la structure matricielle de
l’Architectonique Intentionnelle sont ainsi donnés :

1. D’abord apparaissent les colonnes extérieures de la matrice, puisque


le possible se trouve sur le côté « actif » (opérations), dans la colonne
extérieure gauche ; et le virtuel se trouve sur le côté « passif » (synthèses
schématiques sans identité), dans la colonne extérieure droite. Les colonnes
intermédiaires expriment les sensations et les significativités.
2. Si l’on soutenait la thèse de l’égalisation du transpossible et du virtuel,
il n’y aurait pas de fantaisies perceptives ; il n’y aurait que deux régions :
celle du phénoménologique, et celle du symbolique ; confrontées et
séparées par un hiatus énigmatique. Dans ce cas-là, les lignes de la matrice
perdraient leur consistance.
3. C’est alors que les fantaisies perceptives, avec identité, analysées par
Husserl, relient le transpossible à l’identité synthétique et elles articulent
ainsi le niveau intermédiaire de la matrice, qui consolide les deux niveaux
extérieurs : le niveau d’en bas, des opérations avec des synthèses objectives
d’identité, et le niveau d’en haut, phénoménologique et virtuel, avec des
transopérations et des synthèses schématiques sans identité.En même
temps, on confirme que de telles fantaisies perceptives ont de l’identité
(identité du transpossible).
4. On instaure ainsi, dans la matrice architectonique, une nouvelle
symétrie qui prône la centralité. La centralité d’un niveau d’intermédiation
qui établit l’identité du transpossible et la centralité d’un ego
transopératoire responsable des fantaisies perceptives (des « signes
linguistiques » du monologue silencieux intérieur de la pensée, par
exemple), et artisan ultime de la réflexion phénoménologique (ego
phénoménologisant).

La symétrie bilatérale qui confrontait le phénoménologique et le


symbolique, le positif et le négatif, est maintenant une symétrie doublement
centrée, qui implique, en plus, un double degré de symbolisation.
On peut examiner, pour finir, la structure des trois niveaux de la matrice
ainsi décrite.
Au niveau d’en haut, originaire, niveau où le progressus ontique finit
après la suspension (épokhê) du naturalisme, niveau qui constitue ce qu’on
appelle « humanité », on trouve la virtualité. Marc Richir a avoué avoir pris
cette idée de virtualité de la seconde formulation de la physique quantique
Sánchez Ortiz de Urbina 315

élaborée par R. Feynman avec son intégrale de chemins17. En réalité, il


s’agit d’un aveu très modeste ; ce que Marc Richir a fait, en réalité, a été de
confirmer, moyennant un principe élargi de correspondance, que la
structure de ces chemins diastoliques de sens était équivalente à la structure
des chemins sans trajectoire de Feynman.
C’est justement cette pluralité des chemins, pluralité équivalente en
physique et en phénoménologie, qui les rend virtuels. La virtualité est
associée à une temporalité « pas encore irréversible ». Lorsque le sens se
fait, lorsque le temps se fait, les chemins virtuels font partie de processus
réels, non pas potentiels, et qui ne peuvent pas être observés.
Feynman a remplacé la fonction d’onde verticale hamiltonienne de
Schrödinger, qui suppose un temps préalablement donné, par des chemins
horizontaux, parallèles et pluriels, qui ne sont pas des trajectoires, mais des
amplitudes de probabilité, et qui, sans avoir de potence, ont de l’influence
sur ce qu’on actualise.
Puisqu’il n’y a pas de temps préalable supposé, le temps est se faisant
quand les chemins virtuels s’intègrent, chacun d’eux fournissant son propre
poids. La mathématique verticale d’une équation différentielle qui
progresse point par point est ainsi remplacée par l’addition horizontale de
chemins entiers définis en termes d’action.
En phénoménologie, ceci a un « prix », que Richir appelle l’inconscient
phénoménologique, à un autre niveau que celui de l’inconscient symbolique
freudien. L’inconscient phénoménologique devient ainsi le « gardien » de
la virtualité. Étant donné qu’à ce niveau transpossible, il n’y a pas d’identité,
la subjectivité ne peut pas être égoïque et les synthèses ne peuvent être que
schématiques.
La virtualité est donc un effet de la pluralité de chemins parallèles. Il
s’agit du principe d’incertitude, formulé par Heisenberg, qui confirme alors
la virtualité. Non seulement est impossible le contrôle simultané de la
position et du moment, mais aussi le contrôle simultané de l’énergie et du
temps.
Il n’y a pas de temps donné, le temps est remplacé par l’action (énergie
par temps, les mêmes dimensions d’h, la constante de Planck). On trouve
ainsi l’amplitude de probabilité du chemin, un numéro complexe qui
représente mathématiquement la superposition d’états, quantiques ou
phénoménologiques.
On appelle cohérence cette situation particulière des chemins qui
semblent être dans un monde étranger à notre monde habituel, un monde de
phantasía. Cette cohérence maintient ces chemins hors de tout contact avec
17
M. Richir. L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Millon, 2015,
p. 289 : « J’ajouterais cependant que, dans la seconde mécanique quantique il y a une
invention magnifique que j’ai reprise sans vergogne ».
316 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

le milieu ; c’est cette cohérence qui fait que les chemins sont préalables à
toute significativité possible, à toute logique intentionnelle.
Pourtant, bien qu’ils n’aient pas d’identité, ces chemins diastoliques de
sens se distinguent les uns des autres, et tous fournissent leur plus ou moins
grande (même infime) contribution lorsque, par transposition (ou par
mesure), le niveau intentionnel phénoménologique change vers un autre
niveau, déjà symbolique (première instance de symbolisation), et le
transpossible n’est alors plus virtuel.
Les particules virtuelles (les photons, par exemple, en électrodynamique
quantique) deviennent plurielles et virtuelles, tout comme les chemins
diastoliques à la recherche du sens, parce qu’ils sont le résultat d’une
interaction directe entre les électrons. Ce qui veut dire que, de la même
façon, qu’à ce niveau-ci, il n’y a pas de temps préalable, il n’y a pas non
plus de champ intentionnel préalable et donné. Ce champ se fait dans cette
interaction directe qui suscite la virtualité, et le temps se fait aussi parce que
la virtualité est en soi même réversible.
Lorsque les chemins diastoliques pluriels et virtuels s’additionnent,
l’identité s’approche et l’irréversibilité s’ébauche ; par la suite, la virtualité
s’évanouit et le sens apparaît. C’est alors que la décohérence se produit, le
niveau quantique-phénoménologique se transpose, et le champ intentionnel
se déploie avec toute sa puissance.
La question qu’on peut poser, lorsque le classique remplace le
quantique/phénoménologique, est la suivante : est-ce qu’on peut attribuer la
responsabilité d’un tel processus à la symbolisation comme un tout ?
Si le transpossible coïncide exactement avec le virtuel, alors le
phénoménologique affronte le symbolique par négation, sans médiation. Il
s’agit de savoir si l’identité qui s’oppose au virtuel reste scindée en une
identité intentionnelle objective et une identité intentionnelle non objective
(l’identité du transpossible des fantaisies perceptives). Dans ce cas-là, le
symbolique se dédouble en deux phases de symbolisation qui correspondent
aux signes linguistiques du monologue intérieur et aux significations de
l’aperception objective.
Si le transpossible s’identifie au le virtuel, alors le symbolique s’identifie
à l’ontologique, en s’opposant au phénoménologique comme son négatif.
Et, dans ce cas, le possible est ce qui seul possède une structure d’identité.
À mon avis, comme on vient de dire plus haut, c’est l’irruption des
fantaisies perceptives qui impliquent l’identité du transpossible et excluent
que l’identité ait le monopole du possible, qui empêche cette polarisation
du symbolique versus le phénoménologique en tant qu’axe organisateur de
toute anthropologie, de toute « science de l’homme »18.

18
Voir op. cit., Joëlle Mesnil, p. 194.
Sánchez Ortiz de Urbina 317

Le quantique-phénoménologique ne s’effondre pas et se fait classique


grâce à l’intervention des symboles. Il se trouve que, avec la consolidation
du centre (irréversibilité temporelle), se produit la décohérence, sans que
les significations objectives n’entrent en jeu.
Il faudra donc admettre deux phases de symbolisation : une première
phase au niveau d’intermédiation des fantaisies perceptives, et une
deuxième phase de symbolisation propre au niveau objectif du possible.
L’anthropologie ne sera pas fondée sur l’antagonisme du
phénoménologique et du symbolique, mais sur la centralité des synthèses
d’identité non objectives effectuées par un ego transopératoire. Ce qui veut
dire que l’Architectonique a une structure matricielle, quod erat
demostrandum.
Dans la colonne à gauche de la matrice, le transpossible se dédouble en
un transpossible virtuel et un transpossible avec identité ; et, dans la colonne
à droite de la matrice, l’ontologique se dédouble en un ontologique avec
identité objective et un ontologique avec identité non objective. Et ce qui
relie les deux colonnes, dans la ligne intermédiaire, est l’identité du
transpossible, identité non objective, propre des fantaisies perceptives sensu
stricto.
L’identité, comme le disaient les scolastiques, de l’être, peut se dire de
plusieurs façons. Il y a une identité eidétique et une identité intentionnelle
(logique mathématique versus logique intentionnelle) ; et il y a aussi une
identité intentionnelle objective (le possible) versus une identité
intentionnelle non objective (synthèse des fantaisies perceptives).
Au niveau quantique-phénoménologique, l’identité s’est évanouie
(virtualité), même si la distinction des chemins diastoliques de sens persiste.
La centralité de la matrice est la responsabilité des fantaisies perceptives
sensu stricto, elles ne peuvent donc pas être dépossédées d’identité ; si on
le faisait, elles seraient reléguées au rang de simples chemins diastoliques
de sens.
318 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

FIGURE 1

PHÉNOMÉNOLOGIQUE

SYMBOLIQUE

Situation de l’Architectonique où la confrontation entre le


Phénoménologique et le Symbolique brouille la consistance des colonnes
de la matrice.
Sánchez Ortiz de Urbina 319

FIGURE 2

VIRTUALITÉ
(Synthèse
schématique)

TRANSPOSSIBLE
(Transopératoire)

IDENTITÉ
(Synthèse d’identité)

POSSIBLE
(Opératoire)

Matrice Architectonique où les fantaisies perceptives, au niveau


intermédiaire, configurent l’identité du transpossible.
Autrement qu’à la surface des choses :
la cosmologie de Renaud Barbaras

MANFREDI MORENO

Nous voudrions examiner, dans cette étude, l’interprétation cosmologique


de la phénoménologie proposée par Renaud Barbaras, notamment dans son
ouvrage de 2016, intitulé Métaphysique du sentiment, et cela à partir d’une
réhabilitation du sensible comme mode originaire de présentation de l’être
relative au principe autant d’être, autant d’apparaître, pour ensuite rendre
compte de la critique cosmologique de la phénoménologie qui implique,
d’un côté, une théorie de l’appartenance ontologique et, de l’autre côté, une
théorie de la différence phénoménologique, pour finalement légitimer la
démarche cosmologique relevant d’une véritable reformulation du sens de
la phénoménalisation et nous acheminer, à la fin, vers un ici
phénoménologique du monde qui est un ailleurs cosmologique séjournant
au cœur de chaque phénomène.

1. LA VÉRITÉ ONTOLOGIQUE DU SENSIBLE

Bien que la tentative de Métaphysique du sentiment s’inscrive dans la


volonté de conférer à la poésie sa portée métaphysique maximale, il nous
semble que l’enjeu de cet ouvrage, en particulier, et de l’œuvre de Renaud
Barbaras, en général, tente de dire davantage : il y est question de conférer
au sensible sa portée métaphysique et au phénomène sa teneur
cosmologique. En ce sens, le sensible est poétique, il enveloppe une
dimension poétique qui le porte fondamentalement à quelque chose d’autre
que lui-même, puisque le sensible est toujours plus que lui-même, il est au
service d’une transcendance que le terme de poétique résume sans reste :
c’est un mode d’exister qui « possède une dimension révélante : son mode
d’être signifie une ouverture à un autre que lui »1. Voilà donc le mode
d’existence singulier du poétique, qui est une existence touchée par un
versant ontologique, de sorte qu’il est ce qui donne accès à une dimension,
au sein du langage, mais bien au-delà de lui, qui s’avère être constitutive du
monde, cette dimension n’étant rien d’autre que le sensible comme tel. En
conséquence, la portée ontologique du poétique nous délivre le monde dont

1
R. Barbaras, Métaphysique du sentiment, Paris, Cerf, 2016, p. 9. Noté désormais MS suivi
de la page.
Moreno 321

le contenu ainsi rendu accessible est le sensible comme tel, le sensible


comme emblème du monde phénoménologique. L’accès au sensible est ce
qui, par définition, ne va pas du tout de soi, ne serait-ce que parce que, en
vérité, la thématique même de l’accès en phénoménologie est l’envers de la
thématisation de ce qui ne va pas de soi. Pour le dire autrement, c’est
seulement parce que la tentative de rendre explicite ce qui est par essence
implicite définit la démarche phénoménologique en tant que telle, que le
poétique, à son tour, en tant qu’accès, nous ouvre la possibilité de thématiser
ce qui par définition n’est pas explicite et ne le sera donc jamais. Cependant,
cela ne va pas, d’autre part, sans la conquête de certains acquis que nous
allons tenter par la suite de décrire, révélant les couches non-thématiques et
non-positives propres à la dynamique cosmogénétique de Renaud Barbaras.
Le poétique est donc ce qui nous donne accès au sensible, celui-ci étant
la dimension constitutive du monde. Encore nous faut-il démontrer quelle
est au juste la portée de cette accessibilité. Le sensible qui est visé par le
dire poétique, mais aussi par le dire phénoménologique, est porté par une
expérience qui s’habille d’une impuissance foncière et véhicule l’échec du
dire tout court. En effet, le sensible comme tel demeure inaccessible, il
demeure à l’horizon et à distance, de sorte que poètes et phénoménologues
ne peuvent nullement s’approprier le sensible comme tel. L’épreuve
poétique est de l’ordre du pressenti plutôt que de la possession, comme si
ce qui est en jeu suscitait une autre logique que celle de l’adéquation
intuitive ou de l’appréhension conceptuelle : c’est en quoi il est vrai que
« l’épreuve du poétique est celle d’une séparation fondamentale,
précisément vis-à-vis du monde » (MS, p.10). Tout cela est parfaitement
cohérent et nous engage à la fois vers une réforme phénoménologique de
l’entendement comme vers une reformulation dynamique de la
phénoménologie transcendantale. Dans une telle perspective, le poétique
relance une méthode qui a pour objet de mettre en place tous les concepts
de la phénoménologie d’une manière différente, comme si le poétique était
la tentative de dépasser un certain cadre phénoménologique. Plus
précisément, le dire poétique invite de façon unique à rendre compte de la
séparation ontologique tout en étant une tentative de la dépasser, ce qui nous
fait reconnaître la place particulière de la poésie comme étant beaucoup plus
que la phénoménologie à proprement parler. Mais pour ce qui est du cadre
de notre analyse, nous souhaitons plutôt recourir au poétique pour éclairer
et contribuer à rendre explicites les apories inhérentes au langage et au
langage phénoménologique en particulier. En restant donc dans un cadre
strictement phénoménologique, le recours au poétique est sobrement
méthodologique pour mettre à jour l’exil ontologique dont nous faisons
l’épreuve. Telle est la raison pour laquelle l’entreprise de Renaud Barbaras
nous semble porter en son sein une grandeur et une profondeur poétiques,
322 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

sans reste, à la même hauteur que Merleau-Ponty, Sartre, Levinas, Patočka,


Henry, Garelli et Richir.
En citant Bonnefoy, « le langage est notre chute »1, ou bien notre perte,
Renaud Barbaras décrit l’épreuve poétique comme ce qui nous manifeste la
radicalité d’une séparation et, ce qui est important pour la suite, comme ce
qui est en même temps le recours contre celle-ci, c’est-à-dire la tentative de
la dépasser : le langage est donc manifestation et recours contre une
séparation pourtant constitutive. En ce sens, la poésie accomplit l’essence
privilégiée du langage dans la mesure où sa singularité renvoie à une
réconciliation avec le sensible au sein même du langage, mais où celui-ci à
son tour est ce qui atteste, le premier, la séparation comme telle. En somme,
le poétique manifeste la tentative de surmonter la séparation du sujet et du
monde afin de constituer une sorte d’appartenance native au sensible, c’est-
à-dire une certaine épreuve qui ne soit plus exil au cœur du sensible lui-
même, mais au contraire une certaine appartenance et une communauté
inscrites en lui. À ce titre, le poétique tente de dire, ou bien de chanter, une
appartenance native au sensible comme épreuve d’une séparation
originaire, ou bien plutôt l’annonce d’une épreuve originaire de ce dont
nous sommes radicalement séparés. Le dire poétique nous porte au-delà des
étants mondains, car il met en évidence notre rapport constitutif et effectif
à ce dont nous sommes séparés et qui pourtant constitue essentiellement
notre être. Ainsi, si l’on reste attentif au dire poétique, nous aurons accès à
une dimension unique, celle du sensible qui nous délivre la possibilité de
faire l’expérience de ce dont nous sommes séparés, ou plutôt de nous
dévoiler le fait de notre existence comme séparation fondamentale, et cet
accès-ci retrace une expérience qui excède par définition le plan des étants,
en découvrant une autre forme d’habiter les choses, bref une ouverture
ontologique au cœur du poétique que Renaud Barbaras appellera sentiment,
qui est « le versant proprement affectif du poétique » (MS, p. 11).
On ne saurait entrer dans le cœur du débat si l’on ne saisit pas le versant
ontologique du poétique afin d’éclairer ce que peut une phénoménologie
cosmologique. Dès lors, ce qu’il importe de comprendre, c’est que l’être de
tout ce qui est consiste à apparaître, c’est dire que la mesure de l’être est
l’apparaître, et le principe sous-jacent de toute phénoménologie sera ainsi
autant d’apparaître, autant d’être. Bien plus, la question est au fond celle
de savoir en quel sens l’affaire même de la phénoménologie revient à celui
de l’apparaître, et comment l’apparaissant apparaît dans son apparition, de
sorte qu’il deviendra possible de comprendre la raison pour laquelle en
parlant du poétique nous parlons finalement du rapport fondamental du

1 Y. Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990, p. 312 (cité dans
MS, p. 10).
Moreno 323

monde et du sensible. En effet, c’est parce que le monde est ce qui nous
apparaît sur le mode sensible que le poétique constitue un accès à
l’originaire et, par-là, à la phénoménalité même. Notons que si nous avons
adopté le poétique comme principe méthodique autant que comme concept
opératoire, c’est parce que l’être se délivre dans l’apparaître, c’est parce que
l’être est ce qui apparaît et que l’être est essentiellement sensible. Il faut
bien considérer de près les conséquences d’une telle perspective. En effet,
si l’être est apparaître et si cet être apparaît – alors l’être est sensible, c’est-
à-dire qu’il est capable d’être appréhendé comme sensible et ainsi d’être
délivré à une sensibilité. Le mode d’apparaître propre de l’être est
d’apparaître, son mode propre est donc d’être un être-sensible, de sorte que
ce n’est pas parce que la réalité est sentie par une certaine sensibilité (celle
du sujet) que l’être est sensible, mais à l’inverse, c’est parce que l’être est
intrinsèquement sensible qu’il peut être senti. Cette description
phénoménologique de l’être-sensible de l’être implique à son tour que le
sujet n’est plus la source de l’apparaître, l’être-sensible n’a nul besoin d’un
être pour être senti, car par principe l’être implique sa manifestation et son
apparaître sensible. Ainsi, la définition de l’être comme sensible permet de
saisir un sens nouveau du sentir, qui n’est plus de l’ordre d’une réceptivité
et d’une passivité au sein de sensations et de perceptions qui nous ouvrent
accès à des choses, mais au contraire il s’agit plutôt d’un certain accueillir
qui soit à même de correspondre et de répondre à cet apparaître sensible.
Par conséquent, la quête du sens d’être de cet être-sensible sera dispensée
par le mouvement et non pas par la réceptivité, ou bien il s’agit d’une
reformulation de la passivité en termes de mouvement pour ainsi dépasser
le cadre d’une activité reformée par une synthèse passive. Autrement dit, la
synthèse passive, dans la perspective dynamique de Renaud Barbaras,
correspond à l’interprétation de la passivité comme mouvement en raison
de l’être-sensible comme tel.
Cependant, il n’est pas question de réduire l’être au sensible, comme si
l’être-sensible n’était que la moitié de la vérité. Mieux : il n’est pas question
de confondre l’être et le sensible, de réduire l’être à l’apparaître. En vertu
de quoi il est légitime d’établir, à partir de l’identité de l’être et de
l’apparaître, une certaine différence au cœur de leur relation, parce que bien
que le sens d’être de l’être soit d’apparaître, cela revient en même temps à
dire qu’il existe une différence entre cela même qui apparaît et ses
apparitions, puisque dans le cas contraire, l’être ne pourrait pas même
apparaître, c’est-à-dire venir et advenir au paraître. Afin donc d’être son
apparaître, l’être doit se distinguer de ce qui apparaît au sein de cet
apparaître, ne pas être ce qui apparaît. Et voici l’autre loi de l’apparaître,
fortement liée à la première, qui commande l’être en termes d’apparaître, et
324 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qui affirme que l’être se retire derrière ses apparitions afin de précisément
apparaître en elles.
Nous pouvons désormais établir deux lois phénoménologiques au cœur
de la perspective dynamique de Renaud Barbaras : d’un côté, l’être est
apparaître, et d’un autre côté, l’être se retire et s’absente de ce qui apparaît.
Tout se passe donc comme si l’être annonçait, en son cœur, une double
dynamique qui implique : a) être ce qui apparaît et ce qui est, et b) n’être
pas pleinement ce qui apparaît et ce qui est ; l’être est donc ce qui est et ce
qui n’est pas, l’être est à la fois ce qu’y paraît et ce qui n’y paraît pas. Il suit
de là, et en vertu de l’apparition et du retrait constitutif de l’être, que l’être
est un être-sensible qui se retire de ce qui le présente, mais ce retrait de l’être
est ce qui permet qu’il reste précisément transcendant, que l’être demeure
la source et le fondement de toute chose. C’est pourquoi la démarche
phénoménologique, à notre sens, est entièrement une démarche
ontologique, car il s’agit de l’être et de son mode de présentation : la
phénoménologie est ce qui nous permet de saisir la dynamique aporétique
de sa propre manifestation. En ce sens, nous pouvons déduire en toute
légitimité que, dans ce contexte foncièrement phénoménologico-
ontologique, le sensible est le domaine privilégié pour nos recherches et
pour le sens entier de la phénoménologie. Il en résulte que le sensible est
l’apparaître de l’être et « ce qui préserve la transcendance ou la profondeur
de l’être en sa manifestation » (MS, p. 13). Ce n’est rien d’autre que la
conséquence de nos deux lois du phénoménal : le sensible est ce qui
préserve l’absence dans toute présence, dans ce que nous pourrions nommer
la réserve phénoménale de l’être (comme si l’ontologique venait remplir en
creux le phénoménologique), et conserve donc « un coefficient d’obscurité
au sein même de la clarté » (MS, p. 13). L’être-sensible que nous
découvrions à l’instar de la dynamique phénoménologique ici dévoilée, peut
sans doute mettre mal à l’aise un certain mode de penser de certaines
phénoménologies – ce qu’il importe de saisir, cependant, c’est que le
sensible, à partir de sa propre constitution aporétique, comporte une
ambiguïté fondamentale qui rend possible une description
phénoménologique de l’être, parce que, encore une fois, le sensible est ce
qui conserve une obscurité dans la clarté, une profondeur dans la
superficialité, bref le sensible comme mode de présentation et de
description rend possible l’être dans sa propre imprésentabilité, il rend
explicite ce qui reste foncièrement implicite, et enfin, il est l’outil
phénoménologique rigoureux capable de rendre compte de la profondeur
irréductible de l’ontologique.
Il est donc nécessaire de saisir l’ambiguïté fondamentale du sensible, qui
est en même temps l’ambiguïté première de toute démarche
phénoménologique. Ainsi, le sensible entraîne une ambiguïté première qui
Moreno 325

le qualifie et qui nous permettra donc d’analyser et de déterminer la


spécificité ontologique du sensible. En effet, c’est parce que le sensible est
l’originaire que l’on étudiera le poétique, et non parce que le poétique est
premier que l’on établira ensuite le sensible comme domaine privilégié pour
l’analyse. D’un côté, le rouge n’est que du rouge, il est ce qu’il est sans
comporter en lui rien d’autre que la rougeur ; et de l’autre, le rouge n’est
pas que du rouge, il incite à aller plus loin en opposant au regard une
résistance, la résistance du sensible comme témoin de la réserve de tout
phénomène. Le rouge, donc, est de part en part ce qu’il est, raison pour
laquelle il n’y a rien à y chercher d’autre – de sorte que nous ne devons pas
quitter le sensible ; mais aussi et davantage nous retrouvons à sa surface une
profondeur qui rend l’affaire compliquée, la résistance à même la surface
du sensible ouvre le quelque chose perceptif comme un je ne sais quoi
inépuisable. Ce qui revient à affirmer que la démarche concrète de la
phénoménologie retrouve, au cœur des phénomènes, le sensible compris
comme inépuisable et cette inépuisabilité n’est rien d’autre que la
profondeur de l’être même. C’est pourquoi, d’ailleurs, le sensible est la
modalité même de présentation de l’être, puisque, comme le démontre
l’analyse de Renaud Barbaras, étant donné que l’être est relatif à
l’apparaître, le sensible est la modalité de cet apparaître, et cela parce que,
tout simplement, c’est lui qui préserve sa profondeur au sein de la
manifestation et que, corrélativement, c’est en lui « qu’il peut excéder ou
déborder la présence sans être situé pour autant ailleurs » (MS, p. 14) : le
sensible est le lointain non-ailleurs, l’ici qui est ailleurs, le ceci saisi par une
réalité transphénoménale, le ceci transi par une puissance, par un
maintenant et par une profondeur qui font du phénomène le lieu de
l’apparaître de l’être ; ou bien, le sensible est ce qui permet à la
phénoménologie de concevoir un exister autrement qu’à la surface des
choses1 afin de retrouver le rythme mondial et la pulsation ontologique de
toute chose portée à l’extrême de son évidence phénoménologique.
Il en résulte une légalité de l’apparaître qui, notamment sensible, atteste
une co-appartenance de l’être et de sa manifestation, de la présence et de la
profondeur qui se réalise comme le sensible lui-même. Voici qu’on peut
nommer l’essence de l’apparaître comme la réalisation phénoménologique
de la présence et de l’apparence, de l’être et du phénomène, et du
phénomène comme être. Il existe donc impérativement une réalisation, que
l’on peut appeler aussi phénoménalisation ou bien surgissement, naissance
ou individuation, tous ces termes renvoyant les uns aux autres dans ce qui
peut être pensé en termes de genèse du monde en phénoménologie, de ce

1
Nous empruntons cette expression à Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard,
1992, p. 12.
326 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qui est en jeu dans la phénoménalisation des phénomènes, cette dynamique


qui met en évidence la co-appartenance inscrite au cœur du sensible, –
comme si l’épiphanie du transcendantal était de se manifester à travers les
phénomènes, au cours de leur propre flux, de leur propre réalisation. Et
pourtant, on doit reconnaître que le sensible comme modalité et légalité de
l’apparaître de l’être est précisément le carrefour, aussi ontologique que
phénoménologique, de la naissance et du surgissement des choses, de la
manifestation de ce qui est et de ce qui n’est pas, d’une rougeur à la fois
rouge et non-rouge, et qui atteste enfin la réalisation d’une présence et la
réalisation d’une dimension, véritable présentation d’un imprésentable, ou
bien possibilité d’une impossibilité, bref de l’apparaître de l’être comme
sensible : l’essence de l’apparaître « impose une co-appartenance de la
présence et de la profondeur qui ne peut se réaliser que dans ou comme le
sensible même » (MS, p. 14).
En quoi peut bien consister, enfin, l’essence de l’apparaître, sinon en ce
à quoi Merleau-Ponty songeait lorsqu’il délimitait le sensible comme ce qui
permet à l’être de se manifester sans devenir positivité, sans qu’il ait à être
posé, comme si l’apparence silencieuse et sensible du sensible permettait à
l’être d’apparaître tout en restant ambigu et transcendant ? De même,
Renaud Barbaras délimite-t-il le sensible comme ce qui permet de poser
l’être dans un cadre non-positiviste afin de dévoiler une sorte de halo non-
thématique au cœur de toute thématisation, comme si le monde sensible
était la trame de la manifestation de l’être, de sorte que le sensible n’est rien
d’autre, à partir de sa propre ambiguïté fondamentale, que l’attestation de
la profondeur de l’être qui va mettre en évidence le véritable statut
ontologique du sensible.
Il est vrai que la démarche dynamique de la phénoménologie reprend la
question du sujet et de la corrélation à partir d’une conception de l’être du
sujet en tant que mouvement. Par ce biais, la conception dynamique du sujet
implique une critique de l’intuitionnisme sous-jacente à tout subjectivisme
consentant à une autre version de la corrélation et de la phénoménalité. Or,
si l’on pose le mouvement comme fondement du sujet, nous avons d’une
part la critique de la notion de vécu qui repose sur une identification entre
adéquation et apodicticité, fondant ainsi toute phénoménalité et toute
certitude de mon existence sur une connaissance adéquate, en équilibrant la
corrélation entre une donation intuitive du moi et de la chose, tous deux
structurés sur le préjugé rationaliste de l’être qui consiste à penser que l’être
est ce qu’il est et que la connaissance en acquiert positivement et
adéquatement le dessein. En ce sens, la réflexion établit une intuition
immanente qui vient remplir le regard en donnant l’objet, la chose et le sujet
concertés en une validité et apodicticité sans faille. La phénoménologie
cosmologique de Renaud Barbaras critique ce présupposé, non pas pour
Moreno 327

abandonner la figure du sujet et de sa certitude – au contraire nous sommes


certains que nous sommes, mais elle en infléchit le sens, le sujet étant certain
de son existence, mais jamais de manière apodictique et adéquate, nous
sommes certains que nous sommes sans jamais pouvoir l’être
exhaustivement. Il y a une impossibilité de principe qui contraint le sujet à
être présent à lui-même, comme si l’évidence de l’existence contrariait une
donation adéquate, comme si le sujet se trouvait retenu en lui-même au prix
de sa propre certitude. Cela ne paralyse pas l’analyse parce que,
précisément, c’est le mouvement qui permet de comprendre non-
intuitivement, non-positivement le sujet, lui donnant une sorte de certitude
en négatif, une apodicticité en retrait et en creux, et cela pour des raisons
essentielles. C’est donc le mouvement qui nous permet de ressaisir
autrement l’être du sujet, car le mouvement est « la seule manière de ne pas
être soi-même » (MS, p. 16), et en fin de compte l’outil phénoménologique
qui ouvre la pensée d’une identité sans altérité, mais qui reste cependant
autre que lui-même, au sens où le mode d’être du sujet est un ne-pas-être
présent à lui-même, un carrefour de présence et d’absence à soi, un mode
d’existence comme abandon de toute stabilité renforcé par la négation de
toute identité ferme. Dans une telle perspective, il est question de saisir
l’être du sujet à partir du mouvement qui n’est rien d’autre que « la négation
concrète de toute identité » (ibid.), qui est la constatation d’un mode de
manifestation en harmonie avec la présentation silencieuse et sensible de
l’être, qui doit par conséquent demeurer en retrait de toute positivité et de
toute position.
Il n’en est pas moins vrai, de nouveau, que le sensible est le mode de
présentation du monde, de sorte que l’apparaître sensible est
constitutivement apparition d’un monde, de même que l’apparence sensible
de cette présentation préserve ainsi la réserve et la profondeur propres du
monde phénoménologique. Nous quittons le monde objectif pour faire place
au monde phénoménologique, acquis fondamental des phénoménologies de
Merleau-Ponty et de Patočka. Autant dire que l’existence dynamique des
phénomènes établit sans réserve que le monde ne peut être une réalité
positive, et nous verrons que c’est, a contrario, le monde qui constitue la
seule véritable réalité non-positive, parce qu’il est une forme de distance et
d’excès inhérents au sensible et inscrits au cœur de tout sensible. C’est dire
aussi que la déhiscence de tout phénomène co-implique donc l’inhérence de
la totalité non-positive du monde comme moment constitutif de cette
déhiscence même et, en définitive, cette co-implication, qui est aussi une
co-appartenance et une co-originarité, justifie résolument que la
présentation sensible du monde se donne sur le mode de l’absence, que, en
un mot, toute présence devienne présentification d’une absence, ou que
l’absence soit le tissu en filigrane de toute présence – c’est pourquoi
328 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

d’ailleurs la phénoménologie est loin de rester confinée à une métaphysique


de la présence. Tout se passe comme si l’absence venait remplir en creux
toute présence, parce qu’en réalité ce sensible phénoménologique comme
mode de légitimation revient au fond à reconnaître que le monde, comme
fond et réalité originaires, est ce qui ne peut être qu’en tant que pur excès
sur soi et par là comme la non-identité à soi du sensible, une identité qui ne
fait pas alternative avec une forme d’altérité, de mêmeté-dans-l’autre dira
Fink dans la Sixième Méditation Cartésienne, situation inédite qui énonce
autrement la question de l’être du sujet en harmonie avec l’excès et la
distance propres à la présentation phénoménologique du monde. Nous
savons bien depuis Merleau-Ponty que l’être du sujet communique avec
l’être du monde et, si le sensible en vient à caractériser l’être du monde et
la présentation de l’être, alors ce médium apparent et silencieux qu’est le
sensible en vient à spécifier aussi l’être du sujet au nom d’une non-positivité
et d’une non-identité à soi.
Mais bien plus, l’apparition du monde est corrélative d’un apparaître
sensible, et les contours phénoménologiques du sensible sont soulevés par
l’atmosphère ontologique du monde – car le sensible est tout simplement la
péripétie métaphysique de l’être et de l’homme. En fait, la présentation du
monde est supportée par l’apparaître sensible, mais celui-ci n’est pas ce que
l’on entend couramment comme sensible, comme ce qui est en face de nous
et autour de nous, mais un sensible proprement phénoménologique, voire
ontologique. À dire vrai, le sensible dont il est question constitue la modalité
propre de présentation du monde et donc le domaine privilégié de toute
phénoménologie, puisqu’il est ce qui préserve la transcendance du monde,
ou si l’on peut dire, l’invisibilité du monde.
Comme on l’a vu, le sensible préserve la profondeur du monde, la
phénoménologie étant au service de l’ontologie, ce qui permet donc la
manifestation de la réalité non-positive du monde dans ce fond d’absence
qu’est le monde, au cœur du sensible, en permettant de rendre compte de
l’excès mondial en tant que non-identité à soi du sensible. Le principe
d’individuation de ce monde, qui reste en excès et non-positif, prend la
forme d’un fond qui transforme la positivité du sensible en une négativité
du sensible, ce que l’on interprète en termes unitaires entre la négativité
ontologique du monde et la positivité phénoménologique du sensible, toutes
les deux fortement enlacées dans une identité de différences, une unité de
multiples, qui font appel à une autre logique, qui est celle de la
phénoménologie cosmologique, pour rendre compte de ce fait originaire
qu’est la présentation du monde, laquelle requiert, en toute rigueur, tous les
efforts de la connaissance afin d’accéder définitivement à ce qui excède
toute intuition et tout concept. Finalement, ce n’est pas seulement une
affaire de style, de refus interne de la cosmologie phénoménologique vis-à-
Moreno 329

vis d’une certaine phénoménologie, mais il s’impose à l’analyse une sorte


de phénoménologie de la phénoménologie, une réforme du cadre
phénoménologique en termes d’une cosmologie qui vient à refondre de fond
en comble la relation du sujet et du monde en vertu d’une relation préalable,
qui est celle de la communauté et de l’appartenance du sujet et du monde
qui commande en définitive leur relation même. En un mot, la relation
d’appartenance ontologique du monde et du sujet est déjà l’acquis préalable
à la relation phénoménologique du sujet et du monde puisque, en effet, « il
n’y a pas de relation véritable sans une certaine communauté ontologique »
(MS, p. 17).
Dès lors, dans la mesure où il existe une relation entre l’ontologique et
le phénoménologique, c’est-à-dire entre le monde qui se présente en
s’absentant et le sensible qui l’accueille, nous pouvons caractériser la
texture et la dimensionnalité même du sensible, en ce qu’il est, par
définition, ce qui reste indéterminable, indéfini – et c’est ainsi qu’il est
toujours plus que lui-même. L’intuition, et toute philosophie qui en résulte,
comportera, de ce point de vue, un degré de déception, toute intuition sera
le signe d’une impasse et d’un échec, en ne pouvant se donner dans un voir.
Alors, quel sujet est à la mesure d’un tel excès constitutif du sensible, quel
est le mode d’être du sentir d’un sujet qui est pure non-identité à soi et
toujours en mouvement, sans position ni positivité ? Le sujet d’un tel sentir,
synonyme du sensible comme manifestation du monde, est invariablement
l’effectuation d’un dépassement interne, celui de l’accueil du monde au sein
du sensible, et puisque le monde n’est rien de positif, il suit de là que ce
sujet est une ouverture sans contenu qui reçoit le monde dans sa
transcendance : « seul un sujet qui existe sur le mode de l’excès sur soi est
à la mesure de cet excès interne au sensible <et> […] peut accueillir cet
incessant retrait au cœur du sensible qu’est le monde » (ibid.). Il suit de là
que, d’un côté, l’a priori de la corrélation implique un abîme de sens entre
le sujet et le monde, cela qui renvoie à une différence radicale entre deux
pôles, le subjectif et le transcendant, de sorte que le premier demeure la
condition de possibilité du second, mais, d’un autre côté, une identité et une
unité s’imposent entre les deux pôles puisqu’il n’y a pas de relation sans
une communauté ontologique, puisqu’il n’y a pas de rapport de
connaissance sans un rapport d’être préalable. En ce sens, la différence du
sujet ne va pas sans l’exigence d’appartenance au monde pour qu’il le fasse
paraître, au risque qu’il n’y ait nulle relation possible. C’est pourquoi la
spécificité du sujet est maintenue au sein d’une pensée de l’appartenance du
sujet et du monde, et l’entreprise de Renaud Barbaras est celle de concilier
ces deux dimensions en dépit de la différence, ou bien précisément afin de
la neutraliser en un tissu cosmologique. Tout se passe comme si la dualité
entre appartenance et différence était projetée au cœur du sujet au lieu d’être
330 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

surmontée, intégrée au lieu d’être dépassée. En somme, on s’enfonce et on


approfondit l’écart entre le sujet et le monde afin de mettre en évidence leur
profonde communauté.
De ce point de vue, le mode d’être du sujet coïncide avec une négativité
concrète, comme une sorte de mouvement qui est à la fois négation de toute
identité et substantialité, comme si le sujet attestait un mode d’existence en
tant que négation effective, c’est-à-dire un ne-pas-être authentique qui se
préserve de ne pas être ce que l’on est, ce qui revient à penser enfin une
certaine existence effective qui ne subsiste pas, mais qui cependant se
phénoménalise, tout en étant inscrite dans un processus d’individuation, de
singularisation et de phénoménalisation : « la différence du sujet ne peut
correspondre qu’à une négativité concrète, qui n’est autre que celle du
mouvement » (MS, p. 18), ou en d’autres termes, à celle d’une négation
effective de l’identité qui relève une phénoménalité de ce qui n’est pas, de
ce qui ne subsiste pas. C’est la raison pour laquelle le mouvement
caractérise en propre l’être du sujet, car le mouvement est négation effective
de l’identité et de la substantialité, il est ce qui permet de penser une intimité
phénoménologique entre l’identité du sujet et la différence que son être
implique, entre l’appartenance et la différenciation que l’être de la
phénoménalité porte en son sein. Bref, le mouvement comme négation
effective et concrète est « la seule manière concrète de ne pas être ce que
l’on est » (ibid.), et pour nous le mouvement est en fin de compte une
réponse à l’a priori impliqué par la corrélation phénoménologique qui devra
être renouvelée à partir d’une véritable théorie de l’appartenance
phénoménologique.
Avant cela, il faut insister sur l’être de ce sujet, lequel doit différer de
l’être des étants et, en vérité, c’est parce que le sujet existe comme
mouvement qu’il peut effectivement différer des autres étants, il en diffère
en effectuant la différence, comme dans un mouvement existentiel qui sera
celle de l’éternité de la vie. Expliquons-nous. Le mouvement permet au
sujet de ne pas être chose, il peut ainsi se dépasser soi-même en dévoilant
un être non-chose, une dimension proprement non-objectale et non-positive
qui correspond à un être non-substantiel. Cependant, le mouvement du sujet
ne le conduit pas vers un néant phénoménologique, un anéantissement de
toute propriété et de toute positivité, parce qu’« il n’y a pas de mouvement
sans un sol sur lequel il se déploie » (ibid.). Autant dire que le mouvement,
comme mode d’être du sujet, qui le découvre comme un mouvement de
dépassement incessant et comme un procès de non-identité à soi, enfin qui
lui permet de s’accomplir sous le mode phénoménologique de la négativité,
requiert en même temps l’affirmation d’un certain sol et lieu où le sujet, en
tant que négation concrète, puisse venir à l’apparaître. En un mot, la
négativité qu’est le sujet fait appel à la positivité d’un sol qui recouvre cette
Moreno 331

différence au sein d’une identité, et tout se passe comme si la différence du


sujet vis-à-vis du monde n’avait lieu que sur le sol du monde, comme si la
différence du sujet avait lieu au sein d’une identité préalable avec le monde.
La négativité du sujet, qui ouvre son intimité en termes d’une radicale
négation de soi-même, est en même temps, dans une simultanéité
phénoménologique et cosmologique, la découverte de la positivité
d’appartenance au monde comme sol de phénoménalisation. Il faut
remarquer que la condition de la différence implique donc celle d’une
identité originaire entre ce qui reste pourtant radicalement différent. Et c’est
grâce au mouvement que l’être du sujet peut à la fois, sous le même coup,
appartenir au monde et différer de lui : parce que tout simplement il n’y a
pas de relation sans une relation préalable d’appartenance. Nous découvrons
alors la théorie de l’appartenance de Renaud Barbaras comme la condition
pour penser la dualité ontologique d’un sujet, qui, sous le même rapport,
appartient et diffère du monde, ce qui, par la suite, rend possible de penser
une véritable unité et profondeur du sujet et du monde, ce qui revient à dire
aussi que la dualité phénoménologique du sujet et du monde se résout, et
peut-être se dissout, au cœur de l’unité ontologique sujet-monde, au sein de
l’appartenance originaire d’un sujet voué au monde.
En définitive, c’est sous le même rapport, celui du mouvement, que le
sujet appartient au monde et en diffère, de sorte que « la condition de la
différence est ipso facto celle de l’identité : dans le mouvement, la dualité
de l’appartenance et de la différence ontologique du sujet se résout en
unité » (MS, p. 19). À y regarder de plus près, on remarque que le
mouvement ne découvre pas seulement notre différence, qui est notre
identité et le sens plus authentique de notre intimité phénoménologique,
mais encore découvre la possibilité du ne pas être ce qu’on est comme la
délimitation rigoureuse de la vérité phénoménologique de notre
appartenance à un même sol, le fait de notre inscription comme l’affaire de
la phénoménologie, et donc de notre communauté ontologique et
phénoménologique avec le monde. Alors que le mouvement est solidaire de
la subjectivité en lui permettant de se réaliser comme sujet, et précisément
parce que le sujet n’est pas un étant intramondain comme les autres,
puisqu’il est cet étant auquel les étants apparaissent, l’essence du sujet
comme mouvement consiste à faire paraître, et son activité doit donc être
confondue avec une activité de phénoménalisation. Bien sûr, ce mouvement
n’est pas un simple déplacement, ce qui correspond plutôt au mouvement
objectif, mais c’est un accomplissement, une réalisation, qui fait paraître ce
vers quoi il s’avance et qui éclaire son chemin en le parcourant (MS, p. 20),
d’où l’accent mis par Renaud Barbaras dans ce mouvement, qui, comme
essence de la subjectivité, est ce qui saisit la loi phénoménologique du
mouvement comme dynamique de phénoménalisation. En d’autres termes,
332 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

le mouvement comme essence de la subjectivité annonce l’identité d’un voir


et d’un faire encore plus profond que le partage du théorique et du pratique,
comme identité qui correspond à celle du vivre. C’est en ce sens que la vie
va devenir le sens d’être originaire du sujet, comme si être en vie signifiait
tout simplement se mouvoir. L’on entend le se-mouvoir comme sens le plus
originaire de la phénoménalisation, comme processus génératif et
génétique, qui ouvre le fait primitif de faire l’expérience de quelque chose
comme le sens originaire d’un vivre plus profond et originaire que le partage
entre le vivre intransitif (leben) et le vivre transitif (erleben), c’est-à-dire
entre le fait d’être en vie et le fait d’avoir des expériences, entre
l’ontologique et le phénoménologique comme reformulation du
transcendantal comme sens originaire du vivre. Ainsi, il n’y a pas un
mouvement qui soit seulement déplacement, mais précisément parce que ce
vivre et ce mouvement nous mettent en rapport avec des choses et nous font
avoir des expériences que ce mouvement motive un rapport ontologique, un
faire paraître à l’instar d’une phénoménalisation originaire de la vie comme
œuvre du sujet. Non pas que le sujet soit le centre de ce processus, mais au
cœur de la vie se fait jour le procès de phénoménalisation d’une vie, raison
pour laquelle, en un certain sens, tous les vivants sont des sujets, sont
inscrits dans ce procès originaire que l’on peut appeler vie, une vie qui est
un faire paraître le monde, l’ouverture et le dévoilement de la profondeur
du monde en chaque être vivant. Cela dit, ce mouvement, qui est un faire
paraître, doit parvenir à une description phénoménologique, celle-ci
montrant que ce mouvement est une donation d’objet sans différer du
mouvement qui porte vers lui, la vie comme processus de
phénoménalisation étant celle d’un dévoilement, d’une donation à même
son advenir propre à l’apparaître. Ce mouvement dévoilant et
phénoménalisant, mouvement qui est simultanément une tension vers et un
faire paraître, Renaud Barbaras le nomme désir, un mouvement subjectif
originaire, qui est celui du vivant, en tant que mouvement vivant,
phénoménalisant. Il distingue ainsi deux sortes de désirs, celui du sujet
même qui se rapporte à un autre, bref un désir empirique, qui nous conduit
vers ce désir qui est désir transcendantal, qui est relatif au rapport du sujet
au monde.
En effet, le désir ne s’apaise pas avec l’obtention de son objet, mais au
contraire il se relance, comme si la corrélation phénoménologique du sujet
et du monde, loin de se remplir avec une possession intellectuelle de l’objet
par une visée intentionnelle, venait à se déposséder par le désir, celui-ci
révélant une antilogique au cœur de ce qui est désiré, puisque lorsqu’on
l’approche, loin de le satisfaire et le combler, il le creuse pour ainsi dire,
comme si la corrélation était de l’ordre, non pas de la possession
conceptuelle ou intentionnelle, mais d’une dépossession originaire ; c’est
Moreno 333

dire qu’il ouvre un rapport plus originaire qui fait écho à l’appartenance et
à la communauté de principe du sujet et du monde. Autant dire que le désir
prend le relais de la corrélation et de l’intuitionnisme, afin de dévoiler un
autre rapport phénoménologique du sujet et du monde, celui-ci montrant le
désir comme la véritable intentionnalité de la subjectivité, et qui établit au
cœur de tout rapport à l’objet une insatisfaction principielle, dans toute
perception, une dimension non-perçue qui ravive et n’éteint pas le
mouvement de l’intentionnalité, bref une relation à l’objet qui vient creuser
au lieu de combler l’intimité transcendantale du sujet, de sorte que, ce qui
est le plus propre d’une telle intimité, c’est de constituer le lieu d’un excès
en creux capable d’être à même la profondeur et la transcendance pure du
monde. Et le désir est ce qui permet au sujet de recevoir une telle
transcendance, en étant moins qu’une intuition et plus qu’un pur
déplacement. Une fois le désir distingué du manque, car il ne manque de
rien au sens où il n’existe pas quelque chose de déterminé qui viendrait
l’apaiser, rien ne lui fait défaut, ce qui l’affecte est précisément de l’ordre
du rien, de ce qui n’est rien d’étant. Le désir est ici ce qui ne manque de
rien car tout lui fait défaut, et l’expérience qui nous délivre ainsi le désir est
l’épreuve de quelque chose qui n’est pas déterminé, qui n’est rien d’étant.
Ce qui découvre le désir est son être en tant que défaut, son être comme son
propre défaut, et tout se passe comme si le véritable objet du désir n’était
que l’épreuve de sa propre négation, de son inaccessibilité, de
l’impossibilité d’avoir un contenu déterminé. Bref, le désir ouvre un excès
indéterminé vis-à-vis de ce qui est fini et de ce qui est éprouvé. Si la
perception est une sorte de finitisation de l’absolu, le désir est une
infinitisation de l’expérience en l’ouvrant à ce qui nous dépasse sans jamais
se présenter exhaustivement, positivement.
En ce qui concerne la corrélation ainsi ouverte, le pôle véritable du désir
correspond exactement à la transcendance du monde, c’est le versant
subjectif repris par la profondeur et la transcendance du monde, de sorte que
toute corrélation se trouve renversée par l’insatiabilité du désir, un excès à
l’intérieur de l’étant et de ce qui est éprouvé, et qui l’arrache de soi-même,
comme si ce qui était visé, à savoir le monde, venait vider le désir à une
simple présence, en devenant en réalité un mode d’être subjectif
d’arrachement et de dépossession purs, d’où il s’ensuit que le contenu
phénoménologique de la visée du désir est relatif à un excès interne qui
ouvre un mode d’existence propre du sujet en tant qu’arrachement,
écartement. Par ailleurs, l’insatiabilité du désir permet au sujet d’accueillir
la transcendance pure du monde et de différer de lui tout en n’étant rien de
déterminé ni de positif. Somme toute, le désir nous permet d’approfondir le
mode d’être du sujet, pour retourner à la présentation proprement sensible
du monde qui se fait jour et qui dynamise son mode d’être. Il s’impose à
334 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’analyse de penser ce sujet caractérisé par son appartenance au monde, et


par-là, de saisir l’a priori de la corrélation au cœur de ce même mouvement
d’approfondissement. Il n’y a donc pas de relation sans une parenté
ontologique, pas de relation du sujet et du monde sans un être en commun
et préalable à la mise en corrélation, et par conséquent, la différence du sujet
et du monde est prélevée sur fond d’une identité ontologique dont le concept
d’appartenance est en mesure de rendre compte. Autrement dit, il n’y a pas
la moindre différence sans un sol d’appartenance, il n’existe aucun
phénomène sans une articulation entre notre mouvement existentiel et le
monde comme sol et socle de celui-là, d’où la négativité du sujet qui n’est
rien d’autre que l’identité et l’unité d’une communauté ontologique qui
s’installe au cœur de la phénoménalité, c’est-à-dire au sein de la corrélation.
Il est donc vrai de dire que la corrélation phénoménologique se trouve
subsumée par une relation ontologique, celle de l’appartenance
phénoménale, communauté ontologique et parenté métaphysique du sujet
et du monde.
En vertu de la communauté ontologique, lorsqu’on affirme qu’un sujet
vise le monde, on arrive trop tard, puisque la visée intentionnelle du sujet
est précédée par un rapport ontologique, comme si je ne pouvais viser qu’à
partir d’où nous sommes, nous y voyons car nous y sommes, mais plus
fondamentalement car nous en sommes. La visée intentionnelle est précédée
par notre appartenance au monde, de sorte que le sujet est fait de la même
étoffe que le monde, et par là il ne pourra rien viser sans y appartenir au
préalable. En d’autres termes, le sujet se découvre non seulement comme
en étant au monde et dans le monde, mais encore et plus originairement
comme un être du monde. En ce sens, la théorie de l’appartenance, véritable
noyau théorique barbarassien, révèle un sens d’être du sujet qui annonce la
vérité ontologique de toute inscription phénoménologique, de l’inscription
phénoménologique comme fait primordial qui avance un troisième degré
d’appartenance du sujet, qui passe de l’être au et dans le monde, inscription
au sens empirique, à un mode d’être du sujet en tant qu’être du monde, ce
qui fonde le véritable sens phénoménologique de l’inscription comme fait
originaire. C’est dire tout simplement que si le sujet, et chaque étant, est
inscrit dans l’étoffe du monde, cette inscription dans le monde devient une
provenance ontologique, l’inscription phénoménologique faisant appel à
une provenance ontologique et, encore une fois, le phénoménologique étant
pris par l’ontologique se doit de rendre compte de la vérité philosophique
de l’inscription.
S’il y a effectivement une communauté ontologique, alors l’être du
monde existe aussi sur le mode dynamique et processuel, bref l’être du
monde est pareillement un certain mouvement. Nous avons donc dans un
premier temps l’impératif ontologique de l’appartenance et ensuite une
Moreno 335

détermination phénoménologique du sujet en tant que mouvement, ce qui


aboutit à la compréhension dynamique du monde en termes d’une physis,
de sorte que « la phénoménologie renvoie à une cosmologie puisque c’est
dans le mouvement du monde, dans le mouvement qu’est le monde, que
réside la clé de celui du sujet » (MS, p. 25), et c’est en vertu de la
reconnaissance de la communauté ontologique que l’on est à même de saisir
une homogénéité ontologique du sujet et du monde, qui nous permettra en
fin de compte de saisir le sens de la corrélation phénoménologique comme
une relation ontologique, ce que nous nommons le remplissement en creux
du phénoménologique par l’ontologique, qui renvoie à l’idée d’une
phénoménologie cosmologique, parce que, comme nous le signale Renaud
Barbaras : « à la lumière de l’impératif ontologique d’appartenance et de la
détermination phénoménologique du sujet comme mouvement, nous
sommes conduits à une conception dynamique du monde, qui l’apparente à
une physis. En ce sens, la phénoménologie renvoie à une cosmologie » (MS,
pp. 24-25).
Si l’être du sujet est soulevé par une dynamique et l’être du monde par
une processualité, si leur être relève du mouvement, alors il faut reconnaître
que ces deux mouvements sont des mouvements phénoménalisants, c’est-
à-dire qu’il y a une inscription essentielle de la phénoménalisation entendue
comme procès au cœur du mouvement. Mais si le mouvement est
phénoménalisant, il l’est en tant que mouvement et non pas en tant que
subjectif. Ce n’est pas parce que le sujet produit une sorte de mouvement
qu’il y a phénoménalisation mais, au contraire, c’est parce que le
mouvement produit la dynamique de rencontre entre un sujet et un monde
qu’il y a phénoménalisation. D’un côté, l’être du sujet et du monde renvoie
à un mouvement comme dynamique génétique de leur être, et d’un autre
côté, il y a une inscription nécessaire de la phénoménalisation au cœur du
mouvement, comme si tout mouvement se présentait comme la source
générative des phénomènes et des processus de phénoménalisation. Bref, il
faut constater deux modalités dynamiques de phénoménalisation tributaires
d’une appartenance ontologique qui met ainsi en œuvre le passage d’une
phénoménologie dynamique vers une dynamique phénoménologique, c’est-
à-dire d’une phénoménologie dynamique qui découvre l’être du sujet
comme mouvement vers une dynamique phénoménologique qui comprend
tout mouvement comme phénoménalisant, y compris ceux du sujet et du
monde.
En vérité, le passage d’une phénoménologie à une dynamique franchit
un pas vers la disjonction de la phénoménalisation vis-à-vis de toute
subjectivation, elle permet en quelque sorte de libérer la phénoménalisation
des phénomènes de l’emprise d’une subjectivité productrice de sens,
comme si le monde comme procès et comme mouvement était par principe
336 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phénoménalisant alors même qu’aucune subjectivité n’y soit présente, ce


qui revient à reconnaître qu’il existe une phénoménalisation intrinsèque de
l’apparaître, d’un apparaître qui, même s’il n’est apparaître à personne,
réussit finalement à établir la loi phénoménologique selon laquelle le sens
d’être de l’être consiste à apparaître, parce que, au fond, tant le sujet que le
monde ne sont que deux modalités d’une dynamique phénoménologique de
la manifestation anonyme du monde et de l’apparaître originaire de l’être
qui vient au paraître. C’est en quoi tout notre examen converge vers la
nécessité de disjoindre la phénoménalisation et la subjectivation – ce qui est
garanti par le passage d’une phénoménologie dynamique à une dynamique
phénoménologique.
Étant donné que l’intimité du sujet communique avec celle du monde,
nous pouvons dire que l’être du sujet nous conduit vers l’être du monde, car
il en provient, mais c’est dire aussi que le mouvement du sujet nous amène
au mouvement du monde. Il faut revenir à ce mouvement qu’est le monde
afin de comprendre la teneur propre du projet cosmologique. Ce
mouvement du monde n’est pas un mouvement qui vient affecter un monde
qui est déjà-là. À proprement parler, le mouvement du monde atteste une
autonomie de principe, le mouvement du monde est son propre mouvement,
il est un mouvement de mondification par lequel le monde se fait monde de
façon dynamique. Il s’agit de comprendre, et c’est important pour la suite,
comment un tel mouvement, qui est celui du devenir-monde du monde, peut
nous éclairer à propos de ce qu’est, non seulement le sujet, mais aussi ce
qui fonde la phénoménalisation des choses et le surgissement des étants. À
dire vrai, le monde est un toujours déjà-là, qui est en même temps un
mouvement, c’est-à-dire négation effective de ce qui est là, de sorte qu’il
n’est rien d’autre que le surgissement d’un toujours-déjà-là suscité par un
mouvement qui est pure négativité de ce qui est là. Or, un tel monde est
soumis à un mouvement qui fait de lui le lieu d’une contradiction
essentielle : d’un côté, la naissance du monde n’est pas un mouvement de
création, il ne vient pas de ce qui n’est pas lui parce que le monde est
toujours déjà là, et tout se passe comme s’il était, non seulement le telos,
mais aussi la source de son propre procès ; et, d’un autre côté, ce
mouvement est par définition phénoménalisant, c’est-à-dire qu’en tant que
mouvement, quelque chose advient en son sein, c’est dire que le monde
advient au cœur de son propre mouvement. Voici le paradoxe du devenir-
monde du monde comme mouvement qui n’est pas une création, mais qui
demeure un procès de phénoménalisation – quelque chose advient en son
sein : rien de moins que le monde.
Ainsi, il faut penser le monde à partir d’un procès de mondification, qui
est l’attestation du mouvement qui va d’un non-monde vers le monde, d’un
non-monde qui demeure le monde lui-même, comme une sorte de zéro de
Moreno 337

monde qui ne peut être une réalité étrangère, parce que, il faut le rappeler,
pour penser le sensible il ne faut guère quitter le sensible, en raison du
principe phénoménologique autant d’apparaître, autant d’être. C’est ici
que l’on aperçoit le caractère inachevé et indéterminé du monde qui
s’atteste dans son propre advenir au paraître, ce qui revient à dire qu’il n’y
a pas de monde sans une dimension de non-monde, qu’il ne peut donc pas
se présenter de façon exhaustive et qu’il doit en conséquence garder un zéro
de manifestation, une négativité de phénoménalisation afin de se manifester
en tant que procès, c’est-à-dire de façon dynamique. Le monde ainsi dévoilé
consiste en un cosmos phénoménologique impliquant une multiplicité
interne de différences dont il est, en définitive, le tout. Ce retrait du monde,
que l’on qualifie de zéro de monde ou de non-monde, moment nécessaire
dans le procès de toute phénoménalisation, est éloigné de l’idée du néant,
bien au contraire, il est un certain fond indifférencié qui donne lieu donc au
procès de mondification. En un mot, il faut penser le monde comme fond,
afin de rendre compte du processus de phénoménalisation, et c’est ainsi que
le devenir-monde s’annonce dans le surgissement d’une multiplicité
d’étants qui est un mouvement de différenciation du fond, c’est-à-dire qu’il
n’y a de naissance du monde qu’à partir d’un processus de différenciation
vis-à-vis du fond qui est une différenciation au sein du fond. Encore faut-il
comprendre que la multiplicité d’étants renvoie à leur différenciation, et non
pas l’inverse, c’est-à-dire qu’elle relève d’une différenciation d’un fond qui
implique donc une certaine identité vis-à-vis de l’indivisibilité du fond dont
ils proviennent. Cette multiplicité comme procès de différenciation vis-à-
vis du fond ne va jamais jusqu’à nier l’identité avec lui, car elle demeure
relative, comme procès de négation et de différenciation du fond, à ce fond
lui-même dont il se différencie. Autrement dit, la sortie hors du fond n’est
jamais sa négation parce qu’il est inscrit dans chaque étant ainsi individué.
À ce titre, la sortie hors du fond, qui serait en quelque sorte l’autre nom de
la phénoménalisation, n’est pas une véritable sortie, de sorte qu’il est
emporté par chaque phénoménalisation, il demeure co-présent dans chaque
étant, et tout se passe comme si l’identité d’une chose était relative, en
premier lieu, à une sortie hors du fond, à un surgir et à un paraître hors de
l’indifférenciation du fond, mais aussi, en deuxième lieu, comme si cette
différenciation du fond n’aboutissait cependant jamais à l’intimité avec ce
fond, comme si la différence n’allait jamais jusqu’à la négation de l’identité
vis-à-vis de ce fond. Nous sommes séparés de ce fond, et en cela consiste
notre nature phénoménologique d’être une apparition, une manifestation,
bref une phénoménalisation et un surgissement, ou bien tout simplement la
naissance d’un monde. Mais en même temps nous en provenons, et donc
notre propre être en tant que différenciation est tributaire de l’identité et de
l’indivisibilité de notre être vis-à-vis de ce fond, ce qui revient à dire enfin
338 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

que nous ne quittons jamais celui-ci, mais au contraire, nous sommes


éternellement inscrits sur ce fond en tant que différenciation et
phénoménalisation de lui-même.
À proprement parler, cela revient à affirmer que la négativité propre du
mouvement ne revient pas à contester la moindre identité, mais qu’elle rend
de nouveau possible une identité autre, une identité proprement
phénoménologique que nous voudrions caractériser, dans le cadre de cette
phénoménologie cosmologique, comme intimité cosmologique. Cela
revient à dire encore une fois que la théorie de l’appartenance ne va pas sans
l’affirmation phénoménologique d’une certaine ipséité qui se fait jour au
cœur du procès de mondification et au sein de notre appartenance au monde,
comme si le mouvement de mondification était relatif à un processus
d’ipséisation, bref que l’appartenance est aussi une ipséisation.
Il faut tout de suite reconnaître une double dimension de ce procès du
monde qu’implique d’abord un procès d’individuation, de sortie hors du
fond et de différenciation, mais aussi un processus de contre-individuation
qui est mis en place par la présence de l’indétermination du fond au cœur
de toute détermination, c’est-à-dire d’une charge de pré-individualité au
sein de toute individualité, celle de la présence du fond dans la multiplicité
des étants. De là s’impose la conclusion qu’un étant n’est jamais
entièrement individué, que l’identité n’est jamais enfermée sur soi-même,
et que, en toute rigueur, l’individualité n’est guère complètement
individuée, ce qui revient à dire que le phénomène est par essence
indéterminé sans jamais être en adéquation avec lui-même. D’où l’idée que
le mouvement, comme élément critique d’une dynamique
phénoménologique, nous permet de saisir le sens de la présence du monde
comme fond au cœur de chaque étant individué et qui fait de celui-ci
quelque chose d’autre que lui-même, comme si l’individu et le phénomène
en leur singularité étaient toujours plus qu’eux-mêmes, comme si la
quiddité de son insularité enveloppée et rayonnée était toujours plus que ce
que l’on croyait être son identité claire et distincte. C’est pourquoi la
cosmologie de Renaud Barbaras représente à nos yeux la tentative de
dévoiler un être autrement qu’à la surface des choses.
En particulier, cet excès non-intuitif de la phénoménalité est ce qui peut
être thématisé comme ce qui reste in-thématisable au cœur de toute
détermination et de toute individuation, qui n’est rien d’autre que le procès
du monde comme charge pré-individuelle, déjouant donc les principes
d’identité et d’individualité. Il suit de là que l’on peut distinguer trois sens
du monde : le monde comme fond, comme multiplicité différenciée et
comme totalité. Primo, le monde est le sujet du procès mondain, il est la
source de ce qui est en tant que fond ; secundo, le monde se manifeste
comme sortie hors du fond en tant que multiplicité différenciée, donnant lieu
Moreno 339

au cosmos comme tel ; et, tertio, le monde, en donnant lieu au multiple,


reste toujours lui-même en tant que totalité qui se figure dans chaque
manifestation, ce qui revient à affirmer que ce fond s’éternise dans ce qui le
dissocie dans une sorte de disjonction conjonctive (cf. MS, p. 29). Bref, le
monde est le fond indifférencié qui donne naissance à une multiplicité
indifférenciée, les étants intramondains, ceux-ci en conservant l’éternité du
fond indifférencié au cœur de la blessure qui prolonge ce fond lui-même en
tant que surgissement des phénomènes. Cela nous met enfin sur la voie de
compréhension d’un phénomène qui est toujours plus que lui-même, un
phénomène qui s’individualise dans un procès de mondification qui inscrit
en son cœur une pré-individualité, et tout se passe comme si l’intériorité du
sujet communiquait avec la transcendance du monde dans une nouvelle
intimité cosmologique qui met en cause les rapports du phénoménologique
et de l’ontologique, où l’un vient vider l’autre, ou bien le remplir en creux
dans une sorte de contre-intentionnalité ouverte au monde, une contre-
méthode qui pense le phénomène dans son unité en porte-à-faux d’un sujet
et d’un monde liés dans une conjonction-disjonctive, une présentation
imprésentable qui figure la phénoménalité en prenant l’allure d’un
croisement entre le mondain et le mondial, entre le phénoménal et le
cosmique, tout simplement parce que le fond perdure en ce qui se donne,
parce que le monde est ce fond indifférencié qui n’enlève pas, mais au
contraire donne sa profondeur à ce qui se manifeste, parce que la réalisation
du phénoménal est la mise en place d’une ambiguïté fondamentale d’un être
sensible qui s’absente dans ce qui le présente, étant à la fois la plaie et le
couteau, la victime et le bourreau, comme dit Baudelaire1.
Dire en effet que le monde comme fond perdure au sein de ce qu’il rend
possible, c’est dire que dans le sédiment de toute individualité nous
retrouvons la trace de l’indivisibilité du monde, celle-ci renvoyant à l’être
indivis co-présent qui fait forcément de la phénoménologie, encore une fois,
une entreprise ontologique. L’indivisibilité, et si nous osons dire l’éternité
du procès mondain au sens de ce qui ne se ternit guère, éternité prenant le
visage de la phénoménalisation comme véritable visage de l’apparaître, est
l’élément qui commande la conjonction des étants dans leur propre
disjonction, ce qui dicte le procès de différenciation et de production du
multiple, en un mot la phénoménalisation, au cœur de ce qui constitue leur
fond d’indifférenciation dont ils procèdent. Cela ne peut que s’accorder
avec la pensée ontologique qui réalise un être doublé, à nos yeux, par un y-
être entrelacé avec un en-être, et où l’y-être renvoie au procès de
phénoménalisation qui est celui d’une différenciation et d’une mise à

1 Cf. C. Baudelaire, « L’héautontimorouménos », in Les Fleurs du mal, Poulet-Malassis et


de Broise, 1857, pp. 123-124.
340 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

distance, et où l’en-être renvoie à la dimension d’appartenance de tout être,


de communauté et de communication entre l’intériorité du sujet et la
transcendance du monde, c’est-à-dire qui fait de tout être un en-être, de tout
être une modalité de l’appartenance de tout être au monde dont il provient.
Et tout se passe comme si le retour aux choses était commandé par un détour
de leur immédiateté afin de retrouver, en parcourant la totalité du monde, la
totalité qui est le monde, la vérité du sujet et du monde et de leur corrélation,
bref comme s’il fallait parcourir la totalité du monde pour retrouver ce
qu’est une chose, un sujet et une polarité disjonctive sujet-monde – polarité
disjonctive dissoute et comprise par la conjonction mondiale de
l’appartenance.
La conclusion s’impose : à partir de l’indivisibilité du fond dans le
multiple, l’idée de fond s’avance vers l’idée de puissance ; et ce qui
constitue le passage du fond vers la puissance est en écho avec le passage
de la phénoménologie dynamique vers une dynamique phénoménologique
dans le cadre, bien sûr, d’une reformulation cosmologique de la
phénoménologie. En vertu de quoi il est légitime de dire que la notion de
puissance est l’identité profonde des trois sens du monde et tout se passe
comme si la réalité du fond correspondait à celle d’une puissance, puissance
de phénoménalisation, ce qui revient à affirmer que le monde en tant que
sortie hors du fond est la puissance de ce sortir en tant que surgissement des
phénoménalisations, de sorte que le fond se confond avec sa propre sortie,
il est une puissance de production de différences au cœur de
l’indifférenciation du fond, il est puissance d’un faire qui réalise une
différence comme détermination au cœur de ce fond qui reste pourtant
indéterminé dans ses déterminations. Cela est important pour le cadre
général de cette phénoménologie cosmologique, puisque le monde est un
fond comme puissance qui se détermine, en tant que sortie hors du fond,
comme production de différences, de phénoménalisations, mais chaque
individuation ainsi produite demeure tributaire et insérée dans
l’indivisibilité du fond, toute différenciation phénoménologique reste
relative à l’indifférenciation ontologique vis-à-vis du fond, parce que l’être
est à la fois y-être et en-être. Il n’y a donc pas de différence sans identité
radicale, de relation sans appartenance, et du phénoménologique sans de
l’ontologique.
Le fond, qui est le monde phénoménologique, est donc une puissance de
produire des différences, des déterminations au cœur d’une indéterminité
originaire. Il faut ajouter que la générativité de ce fond n’est épuisée par
aucune détermination, que le fond en tant qu’indétermination n’est pas
dépassé ni comblé, et s’il est vrai que l’indifférenciation relie toute
différenciation dans un tissu commun, celui de son appartenance
ontologique, il est vrai aussi de dire que le fond perdure au sein de ce qu’il
Moreno 341

donne lieu, comme si toute apparition était fondamentalement co-apparition


de monde dans une homogénéisation cosmologique de la relation sujet-
monde. En ce sens, le procès mondain, ou bien le processus mondial (la
mondification du devenir-monde du monde est toujours plus et moins que
ce qui est strictement mondain, c’est pourquoi nous préférons le terme
mondial à mondain), est une dynamique éternelle, qui se renouvelle sans
cesse et reste inépuisable, parce que l’indétermination du monde ne peut
être réduite et reconduite à aucune détermination. Force est alors d’affirmer
que le procès mondial est éternel en même temps que le monde est à la fois
inépuisable et infini, l’inépuisabilité commandant son infinité au cœur de sa
manifestation pourtant finie. En un mot, le procès mondial est le procès de
finitisation de l’absolu qui dévoile un sens radical de la finitude et de la
contingence, car c’est à partir de son apparaître que l’être devient
compréhensible, car c’est en tant que différenciation que le fond sort de son
indifférenciation originaire, car, enfin, c’est le surgissement de la
phénoménalisation qui nous permet de saisir l’apparaître d’un être qui est
un être-sensible, un être qui se présente à la fois comme inscription et
appartenance, phénoménalisation et provenance, comme y-être qui est aussi
en-être, sachant que la vérité de l’y-être se trouve au cœur de la provenance,
de l’en-être, qui est notre appartenance originaire au monde, de ce monde
éternel qui est présent dans toute réalisation et dans toute
phénoménalisation, monde inépuisable, mais pourtant toujours-déjà-là qui
fait de la phénoménologie une description de l’apparaître sensible de l’être,
la seule conforme à cette dynamique processuelle et mondiale ici mise au
jour.
Notons ensuite que le monde comme fond et puissance est ce qui renaît
à partir de ce qu’il fait, il se relance de ses œuvres, ou bien ses œuvres ne
cessent de le relancer – c’est le rapport de réversibilité entre les étants
intramondains qui sont l’emblème de la puissance mondiale, comme ce qui
reste en même temps inépuisable, dans chaque étant intramondain. De sorte
que ce qui paraît le diminuer vient au contraire l’augmenter, comme si
l’excès de l’être et sa mise à distance constitutive au sein du sensible avait
pour envers la production du multiple comme relance éternelle de la
puissance, d’une puissance qui devient ainsi réalisation, réalisation
inépuisable et toujours à la fois déjà-là et relancée. D’où il faut admettre
que cette puissance est en fait une véritable surpuissance, réalisation que
rien n’épuise, aucune réalisation ne venant l’achever, processus mondial
donc toujours impérissable et indéterminé, inachevé autant que toujours en
excès sur lui-même, comme si le monde comme fond prenait la figure d’un
excès du monde vis-à-vis de ce qui se manifeste en son sein. Le monde
donne lieu à des différences, qui constituent la trame sensible de l’apparaître
de l’être, et celles-ci sont le lieu, l’inscription et la phénoménalisation de ce
342 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qui ne peut, par essence, avoir lieu. À ce titre, on remarque finalement que
le monde ne peut exister comme tel qu’en tant que totalité excédant la
pluralité à laquelle il donne lieu, qu’en étant toujours plus que la pluralité
des étants, bref comme s’il donnait lieu à ce en quoi tout a lieu et dont il est
le lieu, étant donc à la fois la trame, la scène et le théâtre de cette œuvre
qu’est le monde.
À y regarder de plus près, les résultats descriptifs de la démarche
dynamique menée jusqu’ici nous permettent de saisir le sens cosmologique
de l’apparaître sensible à partir du procès, celui d’un processus mondial,
qu’il accueille et rend possible. La vérité de l’être-sensible, qui est en même
temps la réalité du procès du monde, de ce devenir-monde du monde (qui
est l’approche dynamique d’une phénoménologie du monde, d’une genèse
phénoménologique du monde), nous ouvre la compréhension de la
transcendance du monde comme ce qui se fait jour en chaque sensible,
celui-ci étant la mesure incommensurable du monde comme puissance, du
processus mondial qui prend la forme de la profondeur sans mesure d’une
surpuissance, celle-ci se manifestant à son tour comme une réserve intime
de chaque sensible, de chaque étant intramondain, de sorte que toute
intramondanéité doit être saisie au cœur d’une mondialité. Topologie
phénoménologique de chaque sensible comme manifestation de l’être qui
n’est rien d’autre qu’apparaître, une mondialité qui est le véritable sens
d’une théorie phénoménologique de l’appartenance qui nous autorise, sur le
plan dynamique et cosmologique, à saisir la vérité du sensible en sa teneur
phénoménologico-ontologique : « l’être sensible est un être produit, produit
par un monde qui se produit en lui. La réalité du monde, dont la
transcendance se fait jour en chaque sensible et qui ne se donne que sous la
forme d’une profondeur sans mesure, est celle d’un procès » (MS, p. 31).
D’autre part et corrélativement, la positivité du processus mondial est
celle d’une réserve de puissance en chaque sensible, et ici la positivité
comme réserve d’une surpuissance revient à affirmer que c’est une
positivité en creux, c’est-à-dire non-entièrement positive en raison de ce
fond processuel qu’elle vient accueillir – une négativité phénoménologique.
Dès lors, ce procès mondial, qui implique une réserve de puissance et se
donne à partir d’une négativité qui est la positivité du fond mondial,
légitime en ce sens la possibilité d’une transcendance sans altérité qui est
celle d’un sensible comme profondeur intérieure et débordement intime
d’une immanence toujours à l’état d’extase. C’est dire que l’instance de
toute chose devient l’instance extatique en vertu du procès mondial de la
puissance résidant en tout sensible. La profondeur propre du sensible
renvoie finalement à la surpuissance, celle du monde, qui s’étale en lui et
nulle part ailleurs – d’où l’idée que celui-ci fait de chaque instance un
ailleurs phénoménologique corrélatif de la réserve mondiale et de l’excès
Moreno 343

propre à toute phénoménalisation, ou bien un ici phénoménologique qui est


profondément un ailleurs cosmologique. Ainsi, la transcendance du monde,
c’est l’incarnation de l’excès de la puissance sur ses œuvres et c’est dans un
même mouvement que celle-ci se dessine en ses réalisations afin de s’y
renouveler et que celle-là se dessine en ses manifestations pour s’y
conserver. C’est dire aussi que le monde se phénoménalise et consiste dans
cette phénoménalisation, en s’y dessinant en creux afin de se préserver à
titre de profondeur. Et c’est donc pourquoi, en raison de la
phénoménalisation originaire du monde, les sensibles s’exposent, en leur
propre singularité et insularité, à une communication transversale et
horizontale les uns avec les autres, de sorte que leur apparente disjonction
relève d’une profonde conjonction, leur différence d’une identité
primordiale. Dire en effet que l’insularité du sensible communique avec la
profondeur du monde revient à dire que « le sensible est figuration du
monde lui-même » et ainsi celui-là ne se circonscrit à aucun prix sur la
chose, ce qui revient à reconnaître, encore une fois, que le vivre après la
réduction phénoménologique n’est nullement un habiter auprès des choses,
mais plutôt un exister autrement qu’à la surface des choses, comme ce qui
constitue à notre avis le destin propre de la phénoménologie. Pour ainsi dire,
si, d’un côté, le sensible ne se renferme pas sur lui-même et, d’un autre côté,
s’il communique avec tous les autres, nous devons conclure que chaque
sensible est pourvu d’un style commun, d’un rythme général (d’une
généralité générative en écho à la puissance qui reste phénoménalisante).
À bien y penser, on reconnaît qu’à l’occasion de ce procès de
différenciation, le monde se donne suite à lui-même, se constitue comme un
mouvement de persistance et de résistance demeurant tout à la fois et par
principe inachevé. Ce qui le détermine c’est ce qui le relance vers une
nouvelle configuration, qui est l’élan éternel de figuration mondiale en
sensible, doublé par une dynamique proprement phénoménologique de
disjonction et de conjonction. Reste à remarquer que si le sensible
communique avec le monde, cette communication, puisque demeurant
inachevée et indéterminée, ne communique véritablement rien, un rien
phénoménologique qui est le surgissement sensible de la
phénoménalisation, ce qui veut dire que le dire phénoménologique ne
communique rien de positif, rien de déterminé et de refermé en soi. Le
procès de différenciation demeure traversé donc par un principe inachevé
qui transit chaque étant produit, chaque sensible advenu, comme une
dimensionnalité jamais détachée du fond indifférencié dont elle provient.
Pourquoi donc le dire phénoménologique ne dit en vérité rien ? Tout
simplement parce que le procès de différenciation, qu’est le devenir-monde
du monde, est une mise en différence au sein de l’indifférenciation en tant
que fond mondial, ce qui revient à dire que la différence n’est pas une telle,
344 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

mais plutôt une modalité différentielle d’une indifférence de fond, du fond


comme indifférence ontologique, qui fait, en résumé, que toute différence
soit transie par une identité première, une indifférence ontologique, une
tautologie phénoménologique synonyme et emblème de l’appartenance et
de la communauté du sujet et du monde. Autrement dit, la communication
tautologique de cette indifférence ontologique du monde avec ses rayons de
différenciation est donc ce qui affirme la dimension pré-individuelle du
monde dans l’insularité de chaque sensible. Mais la question est justement
là, c’est bien le monde qui vient colorer chaque sensible, d’une couleur
teintée par l’absence de l’être, une non-couleur qui colore avec son
imprésentabilité imputable à son indéterminité de principe. De là l’idée que
les sensibles sont des ouvertures, colorées par le fond indéterminé du
monde, qui mesurent donc l’indéterminité ontologique en termes d’une
détermination phénoménologique, puissance qui est mesure précisément de
son excès comme réalisation, comme si la couleur de l’absence de l’être
donnait naissance au divers, ce qui implique que chaque phénoménalisation
en sa couleur et teneur sensible propre est la figuration de l’infigurabilité,
de l’absence de couleur relative au fond indifférencié qui colore le devenir
et la phénoménalisation comme procès de manifestation.
Se pose alors la question de savoir comment saisir l’unité de ce fond
indifférencié qui s’atteste dans l’excès de la puissance vis-à-vis de ses
réalisations. En effet, la réalisation de ce fond implique l’unité
fondamentale, non seulement annoncée dans ce divers, mais encore rendue
possible par le multiple, de sorte qu’il faut constater, au cœur de la pluralité,
l’unité originaire d’un horizon, d’un style et d’un tissu commun manifestés
en tant que sensibles, ceux-ci étant la figuration du monde toujours et déjà-
là et en excès, comme une blessure que les sensibles viennent recoudre tout
en la déchirant, comme si l’universel venait à la fois combler et vider le
particulier, le monde remplir et creuser le sensible ou, enfin, l’être couvrir
et frustrer l’apparaître – comme si d’ailleurs toute perception était aussi une
déception, toute visée intentionnelle en même temps un dessein en creux ;
ou bien, toute donation hantée par un déshéritage, tout désir altéré par une
frustration, toute possession desservie par une dépossession, et, enfin, toute
intention vidée par une motivation non-causale.
À l’encontre d’une certaine phénoménologie, l’unité fondamentale du
procès du monde témoigne d’une dimension d’harmonie, de communauté,
de cohésion et de conformité sans quoi il n’y aurait tout simplement ni
monde ni choses et encore moins des sujets. Nous sommes donc en mesure
de comprendre ce qu’est le monde au cœur de la perspective processuelle
de Renaud Barbaras, celui-ci n’étant que l’unité entre une disjonction et une
conjonction, dynamique processuelle du monde, que nous interprétons
comme l’unité entre la phénoménalisation et l’appartenance, entre une
Moreno 345

disjonction phénoménologique qui donne naissance aux sensibles et aux


phénomènes, et une conjonction ontologique entre l’unité du monde
confirmée par le multiple des sensibles mondains. Le monde n’est autre que
la parenté entre les parties et le tout, entre l’unité du monde et la pluralité
des étants, qui vient exposer une disjonction conjonctive, une origine
dédoublée entre un tissu phénoménologique et un horizon ontologique du
monde, une clôture qui est ouverture, une singularité qui est généralité et
une insularité qui est générativité : « le monde n’est autre que ce tissu
conjonctif qui est en même temps disjonctif, cette étoffe qui est pour ainsi
dire sa propre déchirure » (MS, p. 33). En ce sens, la perspective dynamique
développée par Renaud Barbaras est profondément phénoménologique
puisqu’il s’agit de comprendre en quoi le procès de mondification est
strictement un procès de phénoménalisation, de sorte qu’il y est bien
question de retrouver le sens cosmologique et cosmophanique de la
phénoménalité sans pourtant quitter le phénoménal, sans abandonner le
sensible ou le sujet, mais en en découvrant la nature véritable, au sens d’une
relation d’appartenance opposée au cadre d’une corrélation
phénoménologique. Il faut donc comprendre en quoi la différenciation
propre à la puissance du monde est en même temps la réalisation d’un
mouvement phénoménalisant, c’est-à-dire d’un apparaître qui est
l’apparaître sensible de l’être, d’un être qui est relatif et dévoilé par son
paraître. Celui-ci est recouvert par le principe de sa phénoménalisation en
un processus et disjonctif et conjonctif, d’un procès de mondification qui
saisit le sens d’être de l’être en une manifestation sensible, dans une sortie
hors de soi qu’est la phénoménalisation, qu’est l’apparaître sensible, et en
conséquence nous devrons concevoir l’apparaître en tant que sortie de
l’occultation, en tant que surgissement du fond vers sa phénoménalisation.
En ce sens, Renaud Barbaras distingue deux sens possibles de
l’occultation qui vont définir finalement le statut de l’apparaître : il y a
occultation comme recouvrement, voilement et comme indifférenciation.
Considérons de plus près la différence entre ces deux régimes d’être
occultés, ce qui sera important pour la suite. D’abord, l’être occulté comme
recouvrement signifie l’interposition d’une couche ou d’un voile que l’on
devrait enlever afin de découvrir ce qui reste ainsi caché, masqué et voilé.
Ici, l’apparaître consistera dans le retrait de ce voile et de cette couche, et
donc apparaître signifiera dé-voilement. En ce sens, nous devrons agir sur
ce qui nous fait obstacle, c’est-à-dire que le sujet devra mettre en acte un
agir qui mettra fin à ce qui demeurait à l’instant voilé et masqué afin
précisément de le rejoindre – comme si ce dont il est question se mettait à
distance, s’était éloigné de nous et comme si l’agir du sujet pouvait ainsi
mettre fin à cette séparation. Cependant, nous avons un autre sens d’être
occulté, un sens plus radical, qui est celui de l’occultation par
346 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

indifférenciation avec l’entourage, de sorte que ce qui reste occulté n’est


pas masqué ni voilé, mais a toujours été là sans que l’on puisse en faire la
distinction, c’est une dissimulation plutôt qu’un voilement, celle-ci étant
une absence de frontière. Tout cela revient à affirmer que la chose est
toujours déjà là, sans reste, et ce qui fait obstacle à sa présentation est
précisément qu’il n’y a pas d’obstacle, que rien ne nous sépare d’elle mis à
part cette indistinction même. Ce sens plus discret, et
phénoménologiquement plus difficile à saisir, nous conduit vers un sens
originaire de l’être occulté et de l’apparaître. Si rien ne fait obstacle à son
apparition, cela veut dire que la chose est pure indistinction avec ce qui n’est
pas elle, et dès lors, l’occultation ne signifie pas qu’elle n’apparaît pas, mais
plutôt qu’elle n’apparaît pas elle-même en tant que telle, – mais davantage
qu’elle apparaît intégralement dans ce qui la dissimule (cf. MS, pp. 34-35).
Par conséquent, l’apparaître devient une séparation de ce qui n’est pas lui,
un détachement d’un milieu qui est en même temps le fond de son
apparaître, bref, l’apparaître se réalise comme délimitation d’un étant qui
est déjà là sans pourtant être visible, comme une définition inaccessible
comme telle, puisqu’indivisible et inhérente à ce fond, de sorte que la
spécificité de l’apparaître appelle un certain sens de la finitude qui reste à
déterminer. Sans doute, ce sens de l’apparaître renvoie à la finitude comme
sens d’être de cet apparaître, car il est question de la délimitation et de la
définition de ce fond indifférencié dont nous faisons partie et dont notre être
consiste à s’en séparer et s’en détacher. La question de la délimitation de ce
fond, comme sens d’être de l’apparaître, revient donc à penser la finitisation
de l’être comme sens de l’apparaître. Il s’ensuit que ce sens d’être de
l’apparaître est intimement lié au sens d’être de l’apparaissant, la finitude
de l’être à la finitude du sujet et des choses, et on ne risque pas grand-chose
si l’on affirme que l’apparaître est ce qui arrive à cela qui apparaît, de sorte
qu’il ne s’agit pas d’une relation entre un étant qui est déjà là et un sujet qui
s’y rapporte, mais d’une relation qui affecte l’être de cet étant ; ce n’est pas
une relation avec un être voilé, dont la nature du sujet n’est pas atteinte,
qu’il sera question de dévoiler et de rejoindre avec le vocabulaire de
l’intellect, mais il s’agit d’un rapport qui devient mutation, parce que ce qui
est mis en rapport fait partie de notre étoffe même dans une sorte
d’indifférence ontologique, et l’apparaître sera donc une mutation affectant
l’être de l’étant. En effet, cette mutation, qui est corrélative de la sortie hors
du fond et par-là du surgissement de la phénoménalisation, est en
concordance avec le procès de mondification dont nous parlions au
préalable. Si le sens d’être de l’apparaître est une délimitation et une
définition de ce fond, bref, s’il est une finitisation de l’être traçant une
apparition qui est l’image d’une finitisation venant affecter l’être de cet
étant, alors le sens d’être de l’être est d’apparaître. Ce qui revient à dire que
Moreno 347

le sens d’être de cet être se confond avec ce processus de délimitation et de


définition, avec ce procès de finitisation qu’est le procès de mondification,
en tant que celui-ci a pour but de différencier l’étant sensible de ce qui n’est
pas lui, afin précisément que cela qui advient puisse devenir et apparaître.
En un mot, le sens le plus profond de l’apparaître est d’être une définition,
une délimitation, un n’être-pas les autres étants, et comme le précise
Renaud Barbaras : « ce n’est pas parce que l’étant est ce qu’il est qu’il se
distingue des autres étants ; c’est au contraire dans la mesure où il se
distingue des autres étants qu’il est ce qu’il est et en vérité, son être se
confond avec cette distinction même, il consiste en un n’être-pas (tous les
autres) » (MS, p. 36).
Dire en effet que le sens de l’apparaître réside dans une délimitation, cela
revient à penser une sorte de pré-individualité et d’identité préalable plus
originaire qui est celle de son inscription dans un fond indifférencié, raison
pour laquelle l’identité de tout apparaissant renvoie non pas à une identité,
mais à un mouvement de différenciation, à une délimitation vis-à-vis du
fond, de sorte que l’être n’est ce qu’il est qu’en vertu de cette définition, de
cette finitude originaire qui relève d’un n’être-pas plutôt que d’un être ce
qu’il est. En un mot, notre identité provient d’une délimitation de ce fond,
ce qui implique qu’elle se retrouve prélevée sur un fond d’appartenance pré-
individuel, et tout se passe comme si l’individualité de l’étant était
secondaire vis-à-vis de ce fond pré-individuel qui commande la légitimité
de tout apparaître. Si être est apparaître, il faut dire aussi qu’apparaître
renvoie à un procès de finitisation de l’être, qui est le procès de
mondification et de phénoménalisation. Dans ce contexte, il devient
légitime d’affirmer que si l’apparaître consiste dans une délimitation, il est
ce qu’il est en vertu d’une séparation du fond et de ce qui n’est pas lui, et
par-là qu’il est ce qu’il est en vertu de la puissance du monde qui produit un
étant qui paraît. Dès lors, ce procès de mondification est corrélativement un
procès de phénoménalisation, et toute sortie hors du fond comporte le
surgissement d’un apparaissant ; par conséquent, il est un mouvement de
différenciation qui relativise sa propre différence, qui est celle de son
identité à la parenté native avec le fond indifférencié, et donc il n’est une
identité que dans la mesure où il est mis en rapport avec ce qui la précède
et fonde.
De même, il s’agit d’un apparaître qui n’est pas l’œuvre d’un sujet, parce
que précisément celui-ci provient de celui-là, d’une affectation, d’une
mutation et d’une délimitation et, par conséquent, il est plutôt l’œuvre du
monde lui-même, de ce fond indifférencié qui prévaut et emporte sa
généralité et sa générativité au cœur de toute individualité et de toute
insularité. Voilà donc la singularité propre de ce procès de mondification
qui fait apparaître tout en faisant être, tel que son mouvement de production
348 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

est un mouvement de phénoménalisation et d’apparition, que son faire être


est essentiellement un faire apparaître, de sorte que nous pouvons retrouver
une harmonie théorique entre la phénoménologie et l’ontologie,
précisément parce que la singularité du monde implique que tout
mouvement de production est mouvement de phénoménalisation, que le
faire être est ipso facto faire apparaître, bref que le sens d’être de l’être
consiste à apparaître. C’est pourquoi alors l’apparaître est la mise en
évidence de notre finitude, qui n’est pas la nôtre, mais celle de l’être, de
sorte que notre finitude est redevable d’une finitude plus profonde, la
finitude de l’être qui se dévoile dans une finitisation phénoménologique du
procès de mondification, procès qui est en même temps un procès de
phénoménalisation. Cependant, il faut tout de suite ajouter que ce procès de
différenciation est à la lettre inachevé, ce qui veut dire qu’il est inachevable,
c’est-à-dire qu’aucun étant n’épuise la phénoménalisation dont il est transi,
qu’aucun étant ne se détache totalement et que, par voie de conséquence,
aucun étant n’apparaît complètement en tant que pris dans le procès de
mondification, celui-ci lui permettant d’être et d’apparaître, et alors, force
est de préciser qu’« une part d’occultation continue d’habiter leur
apparition » : « dire qu’ils apparaissent et que cet apparaître est une
délimitation, un être produit par le monde, c’est dire qu’ils n’apparaissent
jamais pleinement, qu’ils sont en cours ou en voie d’apparition » (MS,
pp. 36-37).

2. RENVERSEMENT DE LA CORRÉLATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE, VERS UNE


THÉORIE DE L’APPARTENANCE

Dès lors, ce qu’il importe de comprendre c’est que la relation


phénoménologique sujet-monde fonde et donne suite à une détermination
ontologique du sensible comme produit par le monde. Il ne peut s’agir de
rien d’autre que de l’interprétation phénoménologique du sensible comme
modalité d’apparaître et d’être de l’être, dans la mesure où l’apparaître
comporte un retrait et une réserve issus de cette dynamique processuelle
que nous thématisons. L’être est apparaître à supposer qu’il comprenne le
retrait comme seule modalité d’apparition. Notons que cette perspective
dynamique établit, d’un côté, la relation phénoménologique d’un sujet
ouvert au sensible dont il est le destinataire plutôt que le créateur et, d’un
autre côté, la détermination ontologique du sensible comme produit du
monde. Ainsi, le sensible, qui est la modalité d’être de l’être en tant
qu’apparaître, comporte donc une détermination ontologique exprimant au
fond que tout être est un être produit par le monde, une véritable production
cosmologique bien définie (celle d’une finitisation de l’indéterminabilité de
Moreno 349

principe de tout phénomène) relative à un processus de différenciation


comme sortie hors du fond d’un monde se différenciant de lui-même tout
en produisant des différences au sein de lui-même. Tout se passe comme si
la détermination ontologique, issue de la relation phénoménologique du
sujet et du monde, revenait à affirmer une ostension du monde par le
sensible, celui-ci étant originairement compris comme production
cosmophanique. En conséquence, on aperçoit que la relation
phénoménologique est tributaire d’une détermination ontologique du
sensible par le monde, de sorte que cette relation devient non plus une
corrélation entre le sujet et le monde, mais plutôt une dimension
d’appartenance du sujet et du monde au cœur de la déhiscence du sensible,
qui vient finalement brouiller les différences dans la relation d’ostension du
monde par le sensible qui est précisément une production du sensible par le
monde en tant que procès de mondification (qui est aussi un procès de
phénoménalisation), corrélative finalement d’une auto-différenciation du
monde qui provoque et produit des différences en tant que sensibles, en tant
que phénomènes.
Il faut s’entendre sur cette démarche régressive de la perspective
dynamique de la cosmologie de Renaud Barbaras. En effet, elle nous
permet, dans un premier temps, de passer d’une constitution du sensible par
le sujet vers l’ostension du monde par le sensible, pour ensuite dégager de
cette ostension la vérité ontologique qui la porte, celle du versant
cosmologique de la phénoménologie. À dire vrai, la vérité cosmologique de
l’ostension du monde par le sensible renvoie irrémédiablement à un
renversement radical de la version husserlienne de la corrélation : « le
sensible n’est pas constitué par le sujet, mais par le monde, ce qui signifie
que cette constitution n’est pas une donation de sens, mais une production,
la production d’une surpuissance » (MS, p. 42). À ce titre, c’est bien le
monde qui constitue le sensible, de sorte que la vérité du sensible est relative
à la puissance mondifiante sans pour autant être rattachée au sujet, mais en
même temps, comment ne pas noter que le sujet du sensible provient
précisément de la même puissance, d’où il faut conclure que le monde est
la seule positivité constitutive d’un tel sujet. Il résulte de là, l’analyse nous
le montrera aisément, que, après avoir renversé l’ordre de la corrélation et
la corrélation comme ordre, l’économie de la phénoménalité doit également
être renversée. En ce sens, Renaud Barbaras établit le véritable chemin de
la phénoménalité découverte par la cosmologie phénoménologique : « le
chemin de la phénoménalité ne va pas du sentir vers le senti et de celui-ci
vers le monde (version classique) ; il va du monde vers le sensible et de
celui-ci vers le sentir » (ibid.).
Il importe de bien saisir les moments de la phénoménalisation impliquant
une gradation, ou bien une certaine nuance, partant du monde, venant au
350 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

sensible et enfin ouvrant vers un sentant. Cette nuance cosmologique,


propre à la démarche régressive en question, nous permet non seulement de
saisir le véritable visage du sensible, mais encore elle constitue une véritable
forme d’épochè phénoménologique, puisque, en effet, la phénoménalité
ainsi mise en évidence témoigne d’une neutralisation vis-à-vis du sujet, et
davantage de toute forme de positivité, de sorte que l’existence subjective
se trouve mise à l’intérieur de la parenthèse de l’épochè afin de dévoiler le
visage sensible de la phénoménalité et de l’apparaître. La conclusion
s’impose : si l’être de l’apparaître est un apparaître d’un monde et non pas
un apparaître à, alors la téléologie de l’apparaître n’est pas commandée par
une existence subjective, mais au contraire par l’apparaître du monde, d’où
il faut conclure, comme résultat de la mise entre parenthèses de l’épochè
cosmologique, que l’ouverture ontologique commande toute ouverture
intentionnelle, c’est-à-dire que l’ouverture du monde par le sensible est
préalable à l’ouverture intentionnelle du monde (et du sensible) par un sujet,
bref qu’un rapport d’être précède et provoque tout rapport de connaître –
nécessité strictement phénoménologique imposée par l’appartenance
cosmologique et la parenté ontologique du sujet et du monde qui renversent
le chemin de la phénoménalité et découvrent une forme radicale d’épochè.
En ce qui concerne la radicale épochè barbarassienne, elle ne fait pas
appel à une réalité extramondaine ni à un mouvement d’anéantissement
mondain, elle ne constitue pas une négation ni une exclusion de ce qui est
mis entre parenthèses par l’épochè, mais au contraire la mise hors circuit du
monde fait l’objet d’une reformulation cosmologique où il sera plutôt
question de mettre en circuit le monde, de mettre en circulation le monde
phénoménologique comme vérité de toute corrélation, comme si la
communauté ontologique du sujet et du monde signifiait la mise en place
d’une appartenance, parfois appelée hyper-appartenance chez Renaud
Barbaras, qui est finalement une mise en circuit phénoménologique du
monde en son sens véritable. Ainsi, le monde n’est plus le résidu, mais le
telos de la réduction, sachant qu’il s’agit d’un telos cosmophanique qui
rétablit l’aspect provisoire et inachevé de toute synthèse et de toute
réduction. C’est pourquoi d’ailleurs, l’épochè, non pas comme définitive,
mais infinie, revient à penser le sens authentique de l’épochè, lequel, tout
en étant provisoire, prétend à son tour récupérer ce qui a été écarté par la
réduction, de sorte que l’épochè se présente comme la tentative de regagner
ce qui a été suspendu, et donc le retour au phénoménal se dessine comme la
reprise de ce qui est suspendu, mais dans son sens véritable, comme s’il
fallait mettre en suspens la phénoménologie afin de la retrouver et de la
relancer en sa portée ontologique et cosmologique.
Sans doute, dans un premier temps, l’épochè nous a dévoilé la véritable
nature du sujet et du sensible, l’un et l’autre étant produits par le monde, à
Moreno 351

partir d’où nous avons pu déterminer le véritable sens de la phénoménalité


et ce qui constitue la modalité d’être propre à un sujet qui ne produit plus
rien sauf son inhérence à la phénoménalisation primaire qui est celle de la
production des sensibles par l’auto-différenciation du monde. Nous avons
compris le mode d’être du sujet et du sensible donc à partir de leur
homogénéité ontologique vis-à-vis du monde qui se présente alors à partir
d’une certaine hétéronomie mondaine au rebours de l’autonomie classique
attribuée à un sujet donateur de sens. Ce passage de l’autonomie vers
l’hétéronomie, révélant l’hyper-appartenance du sujet et du monde, fait
partie de ce que Renaud Barbaras appellera phénoménalisation secondaire,
qui n’est rien d’autre que la découverte de l’être du sujet comme produit
mondain, son être comme être-produit par le monde. Maintenant, nous
devons justifier le chemin inverse, c’est-à-dire justifier comment est
possible une démarche progressive, comment nous pouvons passer, après
une neutralisation des vécus, à l’ostension du monde, bref comment est
pensable le détour d’une phénoménologie dynamique à une dynamique
phénoménologique, détour qui passe du sujet sentant vers l’être sensible du
monde, afin de montrer la remontée de ce monde processuel vers le sujet
dynamique et ainsi délimiter dans sa vérité l’être sentant du sujet comme
étant tributaire d’une sensibilité qui n’est plus la sienne, mais plutôt celle
du monde.
La seule réponse possible est celle d’un abandon de ce qu’est le sujet
pour retrouver sa légitimation dans son homogénéité ontologique avec le
monde, de sorte que son mode d’être sera soumis à la relation
d’appartenance avec le monde ; qui plus est, en raison de leur être en
commun, nous pourrons éclairer le mode d’être du sujet : la nature du sujet
est celle d’être inscrite et d’appartenir à un sol ontologique qui révèle la
figure d’un monde qui n’est plus produite par le sujet, et qui finalement nous
montre un monde qui se phénoménalise comme sensible, autrement dit,
nous révèle le sensible comme figuration du monde. En conséquence, les
deux pôles de la corrélation sont transis par la phénoménalisation du monde
comme sensible, de sorte que « la relation n’est plus ici de corrélation, mais
d’appartenance » (MS, p. 45), et la vérité de la genèse du sujet est l’envers
d’une relation fondamentale d’appartenance qui, à notre avis, porte toute
relation phénoménologique à sa limite ontologique, qui est sa vérité
cosmologique, en vertu de ladite appartenance comme fondement de toute
relation – si appartenance il y a, alors toute polarisation et toute relation
seront secondaires, dérivées vis-à-vis de la relation d’appartenance
ontologique. L’être de l’appartenance remet en question la position, la
relation et la positivité de tout être étranger à un tel régime d’appartenance.
De ce point de vue, l’appartenance ontologique motive une différence
phénoménologique qui vient à renouveler la question de la genèse de la
352 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

phénoménalité : comment rendre compte du surgissement des phénomènes


en partant d’un cadre éloigné de toute conscience constituante se rapportant
à des objets afin précisément de saisir la vérité ontologique de la
phénoménalité ? La différence phénoménologique met en avance donc une
phénoménalité ressaisie dans sa vérité ontologique d’une réalité sensible
profondément liée à une modalité d’être qui dégage la genèse infinie d’une
présence mondiale au cœur de chaque sensible, comme si l’envers de
chaque phénomène renvoyait à une infinité cosmogénétique, à une
phénoménalité en creux relevant de l’appartenance comme source
génétique de la phénoménalisation : voici donc la vérité phénoménologique
du sensible reprise non plus par le point de vue du sujet, mais par celui du
monde comme réalité transphénoménale transperçant la phénoménalité
même dans un processus de cosmogénèse tributaire de la vérité ontologique,
dont la cosmologie est la seule à rendre compte. Il faut tout de suite
comprendre que la genèse cosmologique est une cosmophanie, c’est-à-dire
un mouvement du devenir-monde du monde qui est un mouvement de
phénoménalisation, une modalité d’être qu’enveloppe son apparaître à titre
de phénoménalité radicale et abyssale.
En réalité, ce n’est pas un abandon du sujet, mais une reprise
phénoménologique de ce qui se donne lorsqu’on parle d’un sujet. Si nous
avons affaire à une conscience en face des objets c’est parce que la réalité
sensible même se donne d’une telle façon, de sorte que la perspective
dynamique doit être en mesure de faire le compte rendu de cette
phénoménalisation de fait, ou bien, autrement dit, notre analyse du sensible
doit permettre de révéler la vérité phénoménologique de l’expérience naïve
et reconnaître en fin de compte la partie de vérité de tout subjectivisme. En
effet, la perspective du subjectivisme qui consiste à penser un sujet devant
des choses n’est pas dénuée de sens, cependant, on devra seulement restituer
la vérité phénoménologique de cette croyance non-phénoménologique,
c’est-à-dire révéler la vie transcendantale qui habite l’attitude naturelle afin
de saisir le sensible au-delà du partage entre l’empirique et le
transcendantal, et rendre compte aussi de la manière dont le transcendantal
est privé de toute sa vérité au sein de l’attitude naturelle. En ce sens, la vérité
du sensible est en mesure de rendre compte de l’avoir lieu du sujet, comme
aussi la vérité de la phénoménologie de la non-phénoménologie qui
l’habite : « une phénoménologie conséquente doit pouvoir rendre compte
phénoménologiquement, non seulement d’elle-même comme
phénoménologie, mais aussi de la non-phénoménologie qui doit également
avoir une vérité phénoménologique » (MS, p. 47). Il faut néanmoins
préciser davantage la nature du sensible en sa légitimité, ne serait-ce que
pour dissoudre le sujet dans l’anonymat du monde. Un tel sensible, dans sa
vérité phénoménologique, est au service de l’apparaître anonyme du
Moreno 353

monde et constitue le mode de donation spécifique de la transcendance de


celui-ci. D’où il s’ensuit que le sensible comme tel n’est pas à l’image d’un
sentir, c’est-à-dire relatif à une forme d’être senti, encore moins d’une
sensation, et pourtant il ouvre à la transcendance du monde. Il est vrai donc
que ce sensible comme manifestation de la transcendance du monde est un
apparaître pur, un apparaître qui n’apparaît à personne dans la mesure où il
a le monde pour sujet et n’est nullement relatif à ce dernier. De même, c’est
parce qu’il accueille la profondeur du monde et ouvre à sa transcendance
qu’il ne peut introniser aucun sujet à la figuration de ce monde, et nous
devons en toute rigueur dire que cet apparaître est anonyme, qu’il n’est pour
personne, ouverture non-positive du monde qui met en échec les pouvoirs
de la réduction, comme s’il fallait reconduire le chemin de la réduction
phénoménologique pour faire place à la transcendance du monde, ce qui
équivaut également à dévoiler un apparaître pur, sans personne, anonyme et
non-réductible, à la base de toute phénoménalisation.
Une question se pose désormais : quelle est la teneur propre de notre
expérience du monde ? Quelle expérience de la phénoménalité de la
transcendance du monde avons-nous ? Est-il possible de faire l’expérience
de ce qui par définition nous échappe et nous excède, c’est-à-dire le monde
comme origine phénoménologique de notre expérience ? Nous devons
répondre provisoirement par la négative. Sous le régime autant
d’apparaître, autant d’être, qui commande notre analyse processuelle, ce
qui se donne dans notre expérience n’est pas un monde présenté sous une
forme sensible, car non seulement il est de l’ordre d’un apparaître anonyme,
mais encore, ce que nous rencontrons, ce sont des choses, des aspects
sensibles que l’on décompose par la suite en des qualités objectales qui nous
font face. Notre expérience perceptive, ce qui nous est donné de prime
abord, est une décomposition de l’expérience originaire du monde en des
qualités sensibles, véritable visage de notre expérience perceptive, et qui se
résume dans l’objet perçu qui nous affecte et constitue notre rapport effectif
au monde. En ce sens, la réalité est assimilée comme un ceci ou un cela,
bref en tant que réalité perçue, faute de pouvoir être reçue en sa
transcendance pure. C’est pourquoi, au niveau originaire de l’expérience
perceptive, « la transcendance pure du monde fait place à la transcendance
relative de l’objet » (MS, p. 48), de sorte que ce sensible, tel quel, comme
modalité d’être de l’être, ne fait pas l’objet de l’expérience que nous en
faisons pour la simple raison qu’il est un sensible anonyme, le devenir-
monde du monde et l’être-sensible de l’être relevant donc d’un anonymat
généralisé relatif à la transcendance pure du monde. En conséquence,
l’expérience de la transcendance relative du monde, au détriment de sa
transcendance pure, est synonyme du surgissement du sujet et de la
perception des choses ; corrélativement, l’existence d’un tel sujet est
354 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

assimilable à l’expérience intentionnelle du mouvement du sujet qui s’arrête


au niveau des objets, qui se donne un objet et se heurte à la surface des
choses faute d’être dépossédé par le monde. Enfin, l’expérience perceptive
est équivalente à une proximité objectale, à défaut de l’intimité impossible
avec la transcendance mondiale, comme si la seule proximité et intimité de
celle-ci était un pur excès et une pure distance, et tout se passe comme si le
retour aux choses semblait rencontrer par définition une impossibilité de
principe – celle de l’imprésentabilité native de la transcendance du monde,
impossibilité ontologique dont l’autre nom est celui d’une possibilité
phénoménologique du monde, celle de sa phénoménalisation.
Si l’on comprend la phénoménalisation comme la figuration de
l’impossibilité ontologique d’une présentation du monde, alors l’existence
du sujet est un retour du sensible à un monde qui perd sa dimension de
transcendance et d’ouverture, de sorte que le sujet existe comme sujet dans
la mesure où il se détache et s’éloigne du sensible comme modalité d’être
du monde ; c’est dire que ce sujet vient à exister comme un tel détachement,
comme une séparation vis-à-vis du monde, ce qui donne naissance à
l’appréhension de l’objet en tant que, d’abord, perte de l’élément sensible
dont il procède et, ensuite, comme un ensemble de qualités d’un objet
donné. La véritable nature du sujet est donc celle d’une scission et d’une
séparation, et l’expérience d’un tel sujet est de l’ordre d’une affection de
l’apparaître originaire, comme une sorte de rupture de l’intentionnalité
première de la réalité primitive du sensible. Bref, le sujet apparaît comme
surgissement de ce qui fait face, comme la phénoménalisation d’une
scission vis-à-vis de l’intentionnalité originaire du monde. Il s’ensuit que
l’apparition du sujet est tributaire de la scission de l’apparaître originaire, et
donc : « cet événement en est l’avènement : l’événement de la scission au
sein de l’apparaître est avènement du sujet de cet apparaître. C’est du même
mouvement qu’un sujet surgit au sein du monde et que le sensible se détache
du monde et reflue vers sa surface pour se faire objet de ce sujet, c’est-à-
dire perçu » (MS, p. 50).
Notons tout de suite que le surgissement du sujet est relatif à une scission
originaire, ou bien à une scission de l’originaire, que l’on peut saisir comme
le passage de l’apparaître originaire du monde à la donation du sujet et des
objets. En effet, la présentation originaire du monde dans le sensible fait
place ici à l’appréhension de l’objet par le sujet, c’est-à-dire l’être du monde
devient être-perçu en tant que ceci, ce qui constitue la phénoménalisation
secondaire ou subjective qui rend compte de l’écart entre le sensible et la
perception, celui-là étant l’élément propre qui préserve la transcendance de
l’être et dont l’être-perçu se manifeste comme la dimension d’absence de
cette transcendance même, et de là la distinction entre le sensible lui-même
et le senti : le sensible provient de la manifestation propre de l’être du
Moreno 355

monde et le senti est ce qui procède du sujet en tant que privé justement de
sa profondeur – le sensible est relatif au monde et le senti découle du sujet.
En ce sens, la phénoménalisation secondaire est bel et bien l’arrachement
du sensible à son inscription mondaine, elle est ce que devient le sensible
en soi, en quittant l’anonymat de sa présentation, pour en constituer le
sensible pour soi, c’est-à-dire le sensible même sans sa dimension ostensive
de la transcendance pure du monde, ou bien, le sensible en soi qui devient
pour soi est le passage du sentir qui se fait senti, ce qui revient à dire que
l’être-sensible du monde devient l’être-perçu du senti. Encore une fois, il
faut consigner que le sentir prend sa source du sensible même, de sorte que
l’être-perçu, ou bien la transcendance relative de la présence objectale est
fondée sur la puissance ostensive de la transcendance pure du sensible
comme emblème du monde. À proprement parler, c’est le sensible comme
ouverture et préservation de la transcendance du monde qui rend possible
la perception à distance de l’être-perçu, celui-ci provenant d’un arrachement
de l’être sensible qui devient après coup un senti avec une valeur
intentionnelle : c’est pourquoi nous devons distinguer une
phénoménalisation primaire, qui est celle de l’ouverture du monde par le
sensible, d’une phénoménalisation secondaire, qui est celle du senti qui
détache le sensible de sa connivence avec le monde et en fait un objet.
À ce titre, l’intentionnalité du sujet détache le sensible du monde et le
maintient à une certaine distance, au lieu d’intérioriser la profondeur intime
de l’intentionnalité originaire à l’être, qui est celle de l’ouverture du monde
par le sensible, et fait de lui un objet, en le percevant. C’est pourquoi donc
la phénoménalisation secondaire constitue une perte du sensible, une perte
qui a pour contrepartie l’apparition de l’être-perçu, substitution
intentionnelle du sensible par ce qui est perçu et, par-là, « l’avènement du
sujet implique une perte du sensible comme tel, une séparation avec lui ; on
pourrait même définir le sujet ainsi, à savoir comme perte du sensible »
(MS, p. 51). D’une part, l’être se fait sensible, n’est lui-même qu’en étant
manifestation et en passant dans un élément sensible qui préserve ainsi sa
transcendance ; d’autre part, l’élément sensible est relatif à la manifestation
primaire de l’être qui se dévoile au cœur d’un sensible en soi qui n’est pour
personne. En ce sens, le surgissement du sujet est synonyme de la perte de
l’originarité de la manifestation originaire qui devient en toute rigueur
perception. Autant le surgissement du sujet que le jaillissement des objets
perçus signifie la perte de la manifestation primaire d’un être qui est
apparaître. Cela revient à dire que le visage de l’apparaître primaire est
radicalement étranger à la catégorie de l’objet, même s’il est difficile de
penser un apparaître anonyme qui est un apparaître qui n’apparaît à
personne, mais cela est nécessaire si l’on soutient que la transcendance du
monde est irréductible à la positivité d’un étant apparaissant, et s’il s’agit
356 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

au fond de quitter l’attitude naturelle engagée dans un rapport naïf avec des
choses immédiatement présentes. Il nous faut donc trancher la question et,
à ce titre, il nous semble que l’anonymat de l’apparaître primaire renverse
d’un côté la positivité de l’étant et d’un autre coté permet de penser un excès
interne au cœur de chaque sensible, afin précisément de dévoiler le fond
infini de toute chose qui fait de chacune d’elles plus que ce qu’elles
annoncent. Cependant, une chose est certaine, nous devons restituer la
distinction précise de ce qui appartient à la transcendance pure du monde
vis-à-vis de la transcendance relative des objets, et en extrapoler les
conséquences au sens strictement phénoménologique.
À nos yeux, la démarche cosmologique de Renaud Barbaras consiste à
dévoiler un sens phénoménologique d’un exister autrement qu’à la surface
des choses, bien loin de toute positivité et de toute détermination, en
dépliant la rythmique d’une préindividualité de toute individualité,
l’instance d’éternité de toute chose, la couche mondiale de tout étant
mondain, le fond indifférencié qui se continue dans la figure, au lieu de
rester à la surface des choses, de la perception et du langage, qui nous
éloignent de la transcendance pure et, en quelque sorte, discrète du monde
– ce qui nous fait penser à l’indicibilité foncière de ce fond indifférencié
qu’est le monde et, en conséquence, à une « allergie à la parole » (MS,
p. 52) du monde phénoménologique équivalente à l’indéterminité et à
l’infigurabilité de principe de tout phénomène en sa vérité cosmologique.
En vertu de quoi il est légitime de dire que l’économie générale de la
phénoménalité s’organise à deux niveaux distincts, qui nous amène vers la
distinction de deux sens de la finitude : la finitude de l’être ou du monde et
la finitude du sujet ou la finitude phénoménologique, celle-ci étant relative
à la première. Bien que l’être enveloppe son apparaître, il est vrai en même
temps que l’essence de la manifestation implique par définition un retrait
dans ce qui se présente, un rayon d’absence dans toute présence, de sorte
que, afin précisément de venir à la manifestation, l’être doit se retirer de sa
manifestation pour se manifester, et la finitisation de la transcendance du
monde se doit de thématiser ce noyau métaphysique de non-présentation de
toute présentation, de non-phénoménalisation de tout surgissement. Bref, le
cadre cosmologique de la phénoménologie de Renaud Barbaras renvoie à
un fond qui se mondanéise en se différenciant, manifestation qui est l’envers
d’une finitisation transcendantale qui est la finitude ontologique du monde,
sachant qu’elle comporte une limitation fondamentale. En d’autres termes,
il nous semble que la finitude du monde, relative à l’apparaître primaire, se
donne en filigrane dans un sensible qui préserve sa profondeur comme
retrait et distance, tout en produisant des réalités finies, ce qui revient donc
à reconnaître que l’être en tant qu’apparaître dévoile une dynamique de
manifestation qui concentre l’absence comme modalité d’être en tant
Moreno 357

qu’envers exact de l’infinité dont elle procède, finitude de l’apparaître


comme retrait qui ne peut nullement être surmontée, le point capital étant
celui de penser une phénoménalisation sur-menée par l’impératif de
l’apparaître et par la facticité d’une insurmontabilité de principe, distance
en retrait qui constitue le tissu même de la manifestation sensible de l’être.
Il est pourtant vrai qu’il ne faut pas quitter le sensible afin de penser l’être
dans sa manifestation, parce que tout simplement l’être n’est pas distinct de
ses apparitions, il n’est donc pas ailleurs sans y être présent exhaustivement,
le monde étant relatif à ses apparitions sans pour autant être épuisé par de
telles apparitions – la finitude du monde est le procès de finitisation de
l’absolue transcendance de l’être qui en se finitisant conserve son infinité ;
en se déterminant et en se phénoménalisant, elle reste en même temps en
retrait de ce qui le présente, raison pour laquelle nous avons affaire à une
structure d’infinité de la donation, relevant d’un remplissement non-intuitif
du monde comme possibilité du surgissement de l’être-sensible. Le sensible
comme modalité de présentation du monde relève donc d’un infini comme
procès de mondification inachevé de l’apparaître primaire qui donne ici sens
à la finitude du monde comme premier sens de l’apparaître primaire et
anonyme. Il est vrai qu’ici nous sommes loin de la conception classique du
sensible comme étant le corollaire de notre finitude, et donc notre position
consiste à penser au contraire la finitude anthropologique comme la
conséquence de la finitude ontologique. Ce n’est donc pas parce que nous
sommes des êtres sensibles que l’être devient capable d’être senti, tant s’en
faut, mais « c’est parce que l’être est intrinsèquement sensible que nous
sommes des êtres sensibles » (MS, p. 54), de telle sorte que la finitude
subjective est le résultat, et comme le contrecoup, de la finitude ontologique
du monde. Dans ce contexte, Renaud Barbaras nous rappelle que de cette
première finitude il nous faudra déduire une seconde, celle d’une finitude
phénoménologique ou subjective, où la chose se donne en tant que
détermination plutôt qu’en son être, c’est-à-dire en tant qu’étant individué
portant des qualités suscitant un être-perçu à l’image d’une manifestation
subjective conforme « à une forme de détachement à la seconde puissance,
par lequel cela qui apparaît non seulement se délimite et donc se différencie
de l’entourage (apparaître primaire), mais s’en détache, s’en sépare, laissant
derrière soi l’être dont c’est l’apparition » (MS, p. 55). Mais, ce n’est pas
tout, parce que si la chose se donne comme ce qu’elle est dans un certain
contexte phénoménologique, alors cela présume que le monde ne s’y donne
guère au point qu’il n’apparaît qu’à la faveur d’un déracinement de ce dont
il donne naissance, se retirant radicalement de toute apparition ? Par là, la
conclusion s’impose : « alors que la finitude primaire impliquait un retrait
du monde, cette finitude subjective implique une perte du monde » (ibid.).
Ici, le devenir-monde du monde correspond à une différenciation secondaire
358 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

où la délimitation vis-à-vis du fond devient séparation, de façon que


l’apparaître secondaire, strictement subjectif, se manifeste comme donation
de sens, et la saisie de la chose selon son sens est la contrepartie de l’absence
de ce dont le sens est le sens, et par suite, la perte du monde n’est que la
condition de la donation du sens témoignant d’une certaine non-identité de
la chose et de son sens avec le monde, ce qui donne naissance à la perception
à même la surface objectale des choses dont la perspective cosmologique
représente un dépassement.
Dès lors, nous avons affaire à un second sens de la finitude, celui qui
correspond à l’apparaître subjectif impliquant une séparation originaire de
ce dont il est l’apparaître et en conséquence relatif à une perte du monde. Il
va de soi que la finitude du sujet est une conséquence de la finitude du
monde, séparation donc tributaire de l’appartenance ontologique ;
cependant, la relation d’ostension qui caractérise l’apparaître primaire se
trouve brisée, ce qui revient à dire qu’il est impossible de concevoir une
simple manifestation de l’être, mais aussi que l’étant est donné tel qu’il est,
de sorte qu’il existe une contrainte de phénoménalisation inscrite au cœur
de la finitisation à la seconde puissance de l’apparaître primaire qui fait non
seulement que l’être se retire de sa manifestation, mais davantage encore
qu’il en disparaît (MS, p. 58). Cette phénoménalisation secondaire relative
à la finitude subjective est conforme à son tour à un sensible à la seconde
puissance, contrepartie nécessaire de la perte de l’être, et donc d’un autre
sens du sensible, non plus comme l’élément garant de la profondeur du
monde, mais au contraire comme cela qui nous atteint et que nous
transformons en objet – le faire-être du procès mondain se métamorphose
en un contre-faire qui fait paraître, l’apparition du paraître étant encore une
fois la contrepartie exacte d’une disparition du monde.
En conséquence, il paraît manifeste que la finitude secondaire est
synonyme de l’épreuve d’une séparation qui rend possible le champ
phénoménal, non pas comme étant relatif à un retrait de l’être en sa
manifestation sensible, mais comme ce qui ouvre un rapport du sujet aux
apparitions sensibles sous l’horizon d’une perte de l’être. En ce sens, nous
ne pouvons pas dire que le sujet serait l’artisan d’une telle finitude parce
qu’il est plutôt affecté par elle, l’épreuve de la séparation étant ce qui rend
possible la subjectivité, de sorte que la finitude de l’apparaître n’est pas la
conséquence de notre existence, mais bien au contraire c’est notre existence
qui est le retentissement de cette finitude, d’où nous concluons dans le
registre cosmologique propre à la phénoménologie barbarassienne : « ce
n’est pas parce que nous sommes des sujets que nous sommes séparés, mais
au contraire parce que nous sommes séparés, ou plutôt que le monde
s’absente, que nous sommes des sujets » (MS, p. 59). Ce qui renvoie à un
sens supérieur de la contingence qui consolide la position selon laquelle la
Moreno 359

finitude de l’apparaître n’est plus redevable de notre existence contingente,


mais celle-ci est l’épreuve et la conséquence de la finitisation de l’apparaître
originaire, autrement dit, si la finitude ne s’épuise pas dans notre existence,
il faut bien comprendre que notre finitude provient d’une autre finitude plus
radicale, d’une contingence supérieure, celle de l’être-sensible du monde.
Cette contingence n’est donc plus de l’ordre des causes et des effets sur le
plan subjectif de l’apparaître, mais elle relève d’une finitisation de la
surpuissance du monde qui reste sans cause ni raison, au moins elle n’est
pas déchiffrable à partir de notre existence.
Cependant, la contingence propre à la finitude de l’apparaître primaire
comporte en même temps une univocité, car il ne faut pas quitter le sensible
afin de penser la transcendance du monde, de telle sorte qu’en dépit de la
différence propre à la finitude subjective, nous devons penser une finitude
propre à l’apparaître de l’être, à laquelle la phénoménalisation secondaire
de la subjectivation n’est pas étrangère. Bien que la finitude dite subjective
révèle le sens d’une finitude affectant l’être et signifiant tout simplement sa
perte, il n’empêche que celle-ci ne peut se situer ailleurs que dans le cadre
strict de la finitisation de la transcendance du monde ; c’est pourquoi la
finitude de second degré se trouve située dans la même lignée que la finitude
ontologique, pour autant qu’elle manifeste sa perte, et le problème qui se
pose est de savoir comment une existence, qui est l’envers d’une disparition
de l’être, se trouve néanmoins inscrite au sein de la contingence et de la
finitude de l’être. Puisque l’être n’est qu’apparaître, il n’y a pas de place
pour une réalité reposant en elle-même, et il s’ensuit que cet être, tout en
étant relatif à sa manifestation, comporte la nécessité de référer tout être à
ce qui se donne dans cet apparaître, sans le référer à autre chose qu’à lui-
même, autonomie phénoménologique et tautologie ontologique d’un être
processuel qui s’adonne dans chacune de ses effectuations sans pourtant y
être exhaustivement présent. La dynamique extatique et la logique de
l’excédence mettent entre parenthèses toute référence à un sujet positif, et
en un mot, à toute positivité qui pense que l’être est tout simplement ce qu’il
est, raison pour laquelle nous avons affaire au langage de l’apparaître afin
de rendre compte de la péripétie de l’être au cœur d’une finitisation de la
transcendance du monde doublée par l’exigence d’un apparaître de l’être et
par la disparition de ce dernier ; c’est dire que la contingence
phénoménologique de l’être implique, d’un côté, une finitude de l’être en
tant qu’apparaître et, d’un autre côté, une finitude de second degré
concernant l’apparition du sujet et des étants mondains. Finalement, Renaud
Barbaras nous donne à entendre la finitude anthropologique et la naissance
des choses à partir de l’être lui-même, à partir d’une dynamique
phénoménologique d’un apparaître sensible non pas anthropogénique, mais
cosmogénique, de sorte que « ce n’est plus l’homme qui donne lieu à la
360 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

modalité sensible de l’apparaître (et donc de l’être) ; c’est au contraire ce


qui advient à l’être, en son apparaître, qui donne lieu à l’homme » (MS,
p. 60).
S’il est vrai que le projet cosmologique refuse de faire reposer
l’apparaître sur le subjectivisme, il est pourtant juste de préciser que
l’apparaître primaire se propose à l’apparaître secondaire sous la forme d’un
destinataire : la finitude secondaire accueille un apparaître, dont le sujet
n’est pas l’artisan, mais qui l’appelle à titre de destinataire puisque c’est
bien à lui que l’apparaître primaire se propose sous la forme non-originaire
de ce dont nous faisons l’expérience. C’est en ce sens que l’ostension du
monde dans l’apparaître originaire fait place à une distension de celui-ci
dans l’apparaître secondaire, ou bien la délimitation phénoménologique de
la finitude ontologique se transforme en séparation de la processualité du
monde. Néanmoins, bien que la séparation caractérise l’être du sujet, il faut
reconnaître simultanément une parenté ontologique entre lui et le monde,
de sorte que tout autant que l’appartenance, il y a la différence de ce sujet
vis-à-vis du monde, et tout tient à ce qu’il faut saisir l’unité entre
l’appartenance et la différence du sujet et du monde à l’aune de la manière
dont la disparition du monde est la trace phénoménale des apparitions de la
puissance phénoménalisante de ce même monde. Car nier toute consistance
à l’apparition secondaire et scissionnaire du sujet reviendrait tout
simplement à ne pas reconnaître ses droits à la puissance mondifiante. En
ce sens, la puissance mondifiante ne se distingue donc pas de ses
effectuations, sans se réduire à aucune d’elles, elle est phénoménalisation
d’une puissance qui préserve son excès, c’est-à-dire l’infinité de ce procès
mondain, comme si la forme du monde n’existait pas autrement que dans la
figuration phénoménale des étants intramondains, comme si le mouvement
des étants préfigurait l’archi-mouvement du monde, et tout revient à penser
le mouvement de l’étant repris dans l’archi-mouvement de ce monde qui se
renouvelle sans cesse dans ses œuvres.

3. L’ÉVÉNEMENTIALITÉ DE L’APPARAÎTRE COMME THÉORIE DE LA


DIFFÉRENCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Il s’agit de refaire en sens inverse la démarche régressive pour déterminer


en quoi le mouvement du sujet est différent de l’archi-mouvement du
monde, alors que nous reconnaissons que, en même temps, la mobilité
propre de ce sujet repose entièrement sur celle du monde. La perspective
processuelle et dynamique de la cosmologie se doit donc de thématiser la
transcendance du monde en tant qu’archi-mouvement comme source de
toute mobilité et de toute phénoménalisation. Alors, nous avons déterminé
Moreno 361

l’être du sujet à partir de l’être processuel du monde, en vertu de leur


appartenance, ce qui constituait la démarche régressive propre à la
cosmologie, mais il est temps maintenant de continuer notre interrogation
afin de montrer, dans une démarche progressive, comment il est possible de
remonter du monde au sujet, c’est-à-dire comment la puissance mondifiante
de cet archi-mouvement qu’est le monde se phénoménalise sous la forme
de l’infinité des étants. Ici, la démarche phénoménologique scelle une
impossibilité de principe, se heurte à une difficulté insurmontable. Puisque
le sujet appartient ontologiquement au monde, il ne peut lui faire opposition
sous aucune forme de positivité ni de déterminité, au risque de ne plus
appartenir au monde, c’est pourquoi alors il sera question, dans cette
démarche progressive, de penser « une différence excluant toute forme
d’altérité » (MS, p. 64). Toute la démarche barbarassienne peut même être
déterminée comme la tentative de penser le sujet, en sa différence même, à
partir du monde (ibid.). En vérité, la différence du sujet, étant par définition
une pure appartenance au monde, appartient sans la moindre positivité
hétérogène au procès de mondification ; il n’en reste pas moins, cependant,
que le sujet est à proprement parler une certaine négativité au sein de l’archi-
mouvement du monde, dès lors que la différence propre qu’est le sujet n’est
pensable qu’à partir d’un mouvement de négation de l’archi-mouvement du
monde, négation (car le sujet n’est pas le monde, mais au contraire le monde
est son propre sujet) en tant que limitation et privation, puisque, en effet, ce
qui distingue l’être du sujet est d’affecter la puissance du monde, et par là
l’archi-mouvement est à même de différer en et de lui-même. Voilà donc le
paradoxe de l’apparaître d’un archi-mouvement qui est surpuissance et par
là tout ce qu’il peut être, mais qui en même temps se trouve privé de sa
surpuissance, se limite et s’éprouve comme étant moins que lui-même dans
ce qui correspond à la manifestation secondaire du mouvement subjectif qui
vient l’affecter, le différer et le contrarier. Étant toujours la puissance de son
propre être, et ne pouvant être que ce qu’il est, ni plus ni moins, il reste
toutefois privé et limité en son sein, en étant moins que ce qu’il est, moins
et pourtant plus que lui, car en se perdant lui-même, il se porte vers une
différence, non pas étrangère, mais intérieure à lui, une sorte de différence
sans altérité. Le monde, en tant que mouvement de tous les mouvements,
diffère de lui-même en se perdant et se limitant, quoique cette différence ne
doive pas différer en vertu du fait qu’il est tout ce qu’il peut être, ne peut
pas être plus, car il est la surpuissance et l’archi-mouvement de tout
mouvement.
Ainsi, le mouvement du sujet est une mobilité affectant la surpuissance
d’une archi-mobilité, et se constitue comme privation subordonnée à la
mobilité du monde, de sorte que ce n’est pas une simple privation, la
puissance du monde devant commander le mouvement du sujet, raison pour
362 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

laquelle notre mouvement est réalisation, non de la surpuissance du monde,


mais d’une puissance finie de second degré, dans une sorte de finitisation
de la puissance. À ce titre, la puissance finie du sujet est une sorte de
finitisation de la puissance, ce qui renvoie précisément à une certaine
puissance de l’impuissance qui est à la source du faire paraître de la
manifestation secondaire qu’est le sujet. Par conséquent, la privation finie
et subjective de la puissance infinie du monde n’en est pas une, faute de
quoi nous ne pourrions pas nous mouvoir ni être. De la même façon que la
préindividualité du monde perdure au sein de l’individualité de l’étant, il
faut dire qu’en notre mouvement la surpuissance du monde se conserve, et
pour ainsi dire, la privation est plutôt une limitation. Il en résulte que la
limitation de la surpuissance du monde est ce qui définit l’existence des
vivants dans leur impuissance propre, comme si l’être vivant était celui qui
est privé de la vie (archi-vie du monde nous dira plus tard Renaud Barbaras).
Mais l’avantage est que cette impuissance relève d’une puissance de
phénoménalisation, une puissance relative donc à la surpuissance du
monde, laquelle ne peut qu’être une puissance productrice, car le monde est
ce qui se constitue en tant qu’infinité d’étants, comme si la surpuissance du
monde était finalement une puissance de faire-être, tandis que l’être vivant
que nous sommes se caractérise par la perte de cette puissance de produire,
et par là, puisque la puissance de faire-être nous fait défaut, nous sommes
au contraire une puissance d’exister. Il ne s’agit certes pas d’une existence
qui produit, cependant cette existence consiste dans un faire puisque nous
sommes bien mouvement, et donc notre vie est un faire qui néanmoins ne
produit rien, d’où vient que notre impuissance devient une puissance de
phénoménalisation, de sorte que notre impuissance ontologique prend la
forme d’une puissance de phénoménalisation – celle-ci étant un faire qui ne
produit rien, un contre-faire phénoménologique comme limitation du faire-
être du monde.
Toutefois, notre puissance phénoménalisante est un faire inscrit dans
l’économie de la phénoménalité comme une finitisation de la surpuissance
et l’on pourrait affirmer que notre existence se caractérise par le fait d’être
vouée à finir, à l’opposé de la surpuissance du monde qui renaît dans ses
œuvres dans une certaine éternité. Nous sommes l’affectation de cette
surpuissance, une certaine défection qui découvre notre vie comme
redevable d’un procès de finitisation, véritable sens de notre finitude. D’un
côté, nous avons la puissance du monde qui est un renouvellement incessant
de sa productivité, de son faire-être, et que nous caractérisons par l’éternité
de la vie propre au monde, un sens d’une vie éternelle qui correspond à
l’archi-mouvement du monde et que Renaud Barbaras caractérise comme
archi-vie (MS, p. 67) ; d’un autre côté, notre individualité est ce qui est
précisément séparé de cette archi-vie, c’est-à-dire de l’archi-mouvement du
Moreno 363

monde, et par là notre mouvement et notre modalité d’être est voué à finir,
nous sommes donc une finitude comprise comme mortalité – et tout se passe
comme si l’être vivant était celui qui est précisément privé de la vie. En ce
sens, notre mortalité n’est pas étrangère à l’appartenance ontologique, toute
individuation n’étant jamais pleinement séparée, bien qu’elle consiste dans
une telle séparation, du mouvement du monde, de notre appartenance et de
notre communauté avec lui ; nous avons ainsi deux sortes d’individuations,
celle accomplie par la puissance mondifiante qui s’auto-différencie en
produisant des étants comme délimitation ou définition, ce qui correspond
au sens originaire de l’apparaître qui coïncide avec un processus d’auto-
différenciation du fond ; et celle de notre individuation subjective qui est à
comprendre comme limitation de la surpuissance du monde, c’est-à-dire
comme un devenir-autre (dans le même) de la surpuissance du monde qui
se trouve ainsi affectée, limitation qui devient autre sous la forme d’une
séparation et d’une différence, altérité produite au sein de la surpuissance
du monde qui est un écart non pas spatial, mais ontologique (MS, p. 69),
écart ontologique tributaire d’une appartenance cosmologique, et donc un
écart comme modalité d’être de la communauté ontologique du sujet et du
monde : « nous sommes profondément inscrits dans le monde, mais, en
vertu de la limitation de sa surpuissance, nous nous trouvons séparés de lui-
même en lui-même, au cœur de lui-même » (ibid.). En un mot, la séparation
qui constitue notre sens d’être est une séparation qui ne peut avoir lieu qu’au
sein du monde, et notre individuation est tributaire de cette séparation, qui
n’est plus de l’ordre d’une différenciation de la phénoménalité originaire,
mais d’une séparation comme régime d’individuation qui correspond à la
phénoménalité secondaire de l’apparaître dit subjectif, caractérisée
d’ailleurs par une perte du monde, celle-ci étant un degré et une
modalisation de notre appartenance au monde, qui nous distingue des autres
étants intramondains, et qui nous situe « plus près et plus loin du monde »
(MS, p. 70) : bien loin du monde, car détaché de sa surpuissance, bien près
de lui, car notre y-être procède de notre en-être, bref parce que nous en
procédons et que nous en sommes le mouvement, de sorte que notre être ne
se distingue pas d’une certaine appartenance ontologique.
Il nous semble que si notre être consiste dans une puissance de
phénoménalisation, nous sommes en même temps attachés à et détachés de
la surpuissance du monde, comme si la théorie de l’appartenance
ontologique comportait une théorie de la différence phénoménologique, et
il suit de là que notre proximité phénoménologique est synonyme d’une
distance ontologique, car précisément nous sommes le résultat d’une
séparation d’avec le monde, mais nous ne sommes nullement étrangers à la
surpuissance de ce monde, comme si ce corps plus petit qui est en face des
choses faisait cause commune avec ce corps immense qui va jusqu’aux
364 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

étoiles, dualité non dialectique d’un mode d’être qui concerne


l’appartenance et la phénoménalisation au même titre que la communauté
et la différence, la parenté et la distance, comme une disjonction
conjonctive, disjonction qui se trouve jointe à la fois au cœur du monde et
à distance de lui, une sorte d’individuation qui signifie séparation, mais qui
se produit au sein du monde lui-même, et donc sur un fond d’identité
supérieure : l’appartenance au monde commande notre différence vis-à-vis
du monde, tout simplement parce que notre impuissance existentielle est
relative à la puissance mondiale et que notre différence phénoménologique
est conforme à une proximité ontologique (promesse ontologique à jamais
réalisable en fait, comme si nous avions la certitude du monde en général
sans en avoir aucune en particulier, comme le rappelait Merleau-Ponty). De
là l’idée que notre modalité d’individuation est relative à une modalisation
de degré de l’appartenance ; en effet, et sans vouloir nous engager sur la
voie d’une interprétation concernant la différence entre l’être humain et les
êtres vivants, qui semblent tous appartenir à cette appartenance sans reste,
notre analyse confirme cependant une différence suscitée par notre degré
d’individuation, c’est-à-dire de séparation, qui n’est pas équivalente à celle
des étants mondains. Tout étant intramondain est une production de la
puissance mondaine et par là ils sont aussi déterminés que délimités par la
puissance du monde, comme si celle-ci persistait au sein de toute
détermination, comme fond préalable et indéterminé, et transissait
l’individualité de chaque étant par une charge de préindividualité. Dès lors,
les êtres vivants procèdent au contraire d’une séparation et d’une faille dans
la puissance du monde, de sorte qu’ils ne sont pas le produit de sa
surpuissance et ne sont donc pas aussi déterminés que les étants mondains,
raison qui nous pousse à penser que les vivants sont indéterminés par
principe – différence qui est celle, à notre avis, de la différence entre des
étants mondains et mondiaux, où le degré de participation à l’appartenance
est ce qui révèle le degré de phénoménalisation toujours près et loin du
monde, présence mondiale qui est à la fois présente et absente, qui apparaît
et disparaît dans la modalité unique d’être de l’être processuel et dynamique
du monde.
Cependant, bien que l’appartenance comme véritable modalité d’être de
l’être implique une participation et une différenciation, il faut indiquer que
l’effectivité de l’appartenance connote non seulement la parenté
ontologique du sujet et du monde, mais encore que cette parenté se présente
sous la forme d’une réconciliation impossible, une identité dans la
différence, une blessure qui ne guérit guère en se renouvelant sans cesse, la
lumière de l’appartenance rayonnant et ne rassemblant que des ombres –
c’est pourquoi la phénoménalité originaire comporte une séparation à la fois
irrémédiable et constitutive, ce qui vient confirmer l’idée d’un certain exil
Moreno 365

ontologique comme condition de toute appartenance en général, comme si


la vérité de l’être portait en même temps un y-être et un n’y-être pas sous
l’horizon d’un en-être comme théorie de la provenance cosmologique de
tout étant – comme si l’acte qui rassemblait éloignait (de même que je ne
me touchais qu’en me fuyant selon Merleau-Ponty). À l’instar d’une visée
qui est univoque, mais aussi impossible à réaliser, notre rapport à l’être est
tant ontologiquement nécessaire qu’effectivement impossible, nécessité
ontologique d’une facticité phénoménologique qui est au fond
impossibilité, en vertu de la communauté ontologique d’un monde qui se
manifeste comme séparation phénoménologique. Il faut donc distinguer
entre la nécessité de la communauté renvoyant à l’essence ontologique du
sujet et du monde, et la facticité de la séparation, qui est un pur fait, d’un
sujet qui se détache du monde et ne possède aucun caractère nécessaire,
comme ce qui vient affecter sans cause ni raison la puissance du monde,
mais c’est une non-raison qui porte en son cœur plein de réalité, celle de la
phénoménalisation de l’impossible possibilité de la manifestation de la
transcendance pure du monde.
C’est du centre de cette tension que procède le sujet, la naissance du sujet
étant de l’ordre d’une scission au sein de l’archi-mouvement du monde, un
contre-mouvement qui vient donc affecter le mouvement du monde et en
limiter sa surpuissance. La question est donc de penser le sujet comme le
résidu d’une telle séparation revenant à restituer l’impuissance propre de la
puissance du sujet pour perpétrer un mouvement scissionnaire. Le cadre
cosmologique pose ainsi la question de la provenance de cette scission,
redevable à son tour de celle de la genèse de la phénoménalité, en tant que
la limitation qui affecte la puissance du monde ne peut nullement en
procéder, de sorte que la question de la genèse du sujet et de la
phénoménalité est une question de la provenance impossible de ce geste de
séparation vis-à-vis de la puissance mondiale. À ce titre, l’on pourrait
affirmer que la genèse du sujet renvoie à une non-genèse de celui-ci au sein
de la profondeur du monde, parce que tout simplement la limitation de la
surpuissance ne peut pas procéder de celle-ci et que la genèse est du coup
une non-genèse qui a pourtant lieu. Le propre de l’être est d’en-être, c’est-
à-dire d’appartenir, ce qui renvoie à l’idée d’une genèse cosmophanique
signifiant que nous en procédons et nous sommes profondément inscrits au
cœur du monde. Et pourtant, le propre de l’essence de notre être est d’être
séparé du monde, comme si la participation à l’appartenance comme telle
impliquait une phénoménalisation synonyme d’une séparation, comme une
sorte de non-appartenance de l’appartenance, ce qui rappelle une certaine
non-genèse propre à l’être du sujet en tant que négation. En ce sens, la
genèse cosmophanique atteste une figure de l’appartenance comme
participation, mais en même temps la manifestation de cette cosmogenèse,
366 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qui est pour nous la finitisation du transcendantal, une épiphanie de la


simplicité, dans la phénoménalité, parce que l’être implique son apparaître,
et dans cette épiphanie du simple, du simple phénomène qui apparaît, nous
trouvons la manifestation singulière de la limitation de la surpuissance du
monde qui se donne comme phénoménalisation, comme surgissement des
phénomènes, c’est-à-dire l’épiphanie phénoménale qui reste pourtant une
énigme, puisque celle-ci vient affecter une surpuissance dont l’essence ne
peut comporter par définition aucune limitation, l’essence de celle-ci étant
celle d’être tout ce qu’elle peut être, n’étant jamais capable d’être la
puissance de sa propre limitation, de sorte que la cosmophanie comporte
une épiphanie phénoménale comme finitisation cosmogénétique.
Comment est-il possible que l’apparaître primaire soit un apparaître
anonyme au sens où il n’apparaît à personne ? Pourquoi la défaillance de la
surpuissance ne peut être le fait de celle-ci tout en étant la source de tout
mouvement ? Nous découvrons un sujet qui est le résultat d’une faiblesse
originaire de la puissance, un sujet qui concerne la puissance, mais qui n’en
procède pas, comme si son être consistait à advenir au sein de la puissance
du monde sans pourtant advenir par elle, de sorte qu’il est ce qui arrive et
advient à la puissance sans que celle-ci en soit la cause. En effet, rien ne
l’annonçait, rien ne contenait sa possibilité, comme si son avoir lieu était
sans localisation précise, ce qui revient à dire que « cette limitation est de
l’ordre de l’événement et elle doit donc être définie comme un archi-
événement, pour autant qu’il vient altérer un archi-mouvement » (MS,
p. 76). La limitation et l’altération est quelque chose qui arrive au
mouvement du monde, en infléchissant son cours, mais puisque le monde
en tant que mouvement est tout le mouvement, ce qui vient altérer son être
ne peut être mouvement, mais est plutôt de l’ordre de l’événement, un
mouvement dans le mouvement qui vient altérer la surpuissance du monde,
mais qui n’en procède pas et qui doit donc correspondre à un événement qui
désigne quelque chose qui affecte le monde, tout en étant autre chose que
lui afin de l’altérer. L’événement comme description de la phénoménalité
ne saurait être pensé qu’à partir de la catégorie proposée par Renaud
Barbaras de « ce qui se passe » qui est l’unité d’un mouvement et d’un
événement, d’un « ce qui se passe » transitif et intransitif, c’est-à-dire qu’il
y a ce qui se passe ou se déroule en tant que mouvement, mais aussi ce qui
se passe ou survient en tant qu’événement. Nous avons affaire donc à une
détermination événementiale de la phénoménalité, une sorte de clinamen
phénoménologique, qui vient affecter la libre chute des phénomènes, pour
ainsi dire, sans procéder pourtant de ceux-ci. Pour cette raison, l’événement
est ce qui vient limiter la surpuissance, sans procéder d’elle, et qui serait le
pur surgissement de la phénoménalité, un mouvement de
phénoménalisation sans cause ni raison qui vient limiter la puissance du
Moreno 367

monde et qui donnera naissance au sujet, de sorte que l’archi-événement est


ce qui rend compte, comme un clinamen métaphysique, du surgissement des
phénomènes sans qu’on puisse en donner l’ordre des raisons, et « tout ce
que l’on peut en dire, c’est qu’il a eu lieu, car rien ne l’annonce » (MS,
p. 77). À vrai dire, la théorie de l’événement, supplémentaire à la théorie de
l’appartenance, nous permet de rendre compte de l’indéterminé comme
phénomène positif au sens où toute déterminité est un pur surgissement qui
vient transformer en profondeur, mais qui cependant ne peut être rapportée
à des causes, puisqu’elle est redevable d’une altération au sein de la
puissance du monde sans qu’elle soit une conséquence de celle-ci, de sorte
que la phénoménalisation est ce qui survient au cœur de la puissance sans
en procéder. Comment concilier une altération, inhérente et intrinsèque à la
puissance du monde, si l’on sait qu’elle ne peut comporter aucune faille en
tant que surpuissance ?
Finalement, il résulte de là que rien de ce qui a effectivement lieu ne
compte pour l’événement. Mais ce qui importe encore c’est simplement que
cela a lieu et non pas ce qui a lieu dans l’avoir-lieu, puisque rien de ce qui
se passe de fait ne peut être assimilé à l’événement. Tout se passe donc
comme si l’événement ne produisait rien, tout en étant un rien
phénoménologique qui réalise néanmoins la phénoménalité, et ce qui se
passe, étant de l’ordre du rien (de positif), tout ce qu’on peut en dire c’est
qu’il a eu lieu, d’où il faudrait caractériser l’événement comme un rien qui
a lieu : d’un côté, il n’est rien et, de l’autre côté, il a lieu, il est ce qui se
passe, la trace effective révélant son passage en creux dans la
phénoménalité, ce que l’on peut caractériser comme l’advenir en creux de
l’événementialité de l’apparaître. Encore une fois, l’événement est ce qui a
lieu sans être réduit à ce qui a lieu, il y est sans y-être, comme une
localisation imprécise et toujours incertaine, qui pourtant, en ne produisant
rien (de déterminé), fait advenir son avoir-lieu indésignable et toujours à
l’écart, une sorte de différence sans détermination qui nous amène vers le
corrélat de l’événement de la phénoménalité en tant qu’elle ne peut être
circonscrite à rien de déterminé, au rebours du recours à des causes et à ses
effets, puisqu’il ne produit rien et que rien de positif n’a lieu dans son avoir-
lieu. Cependant, quelque chose advient, quelque chose se passe, même si
l’on ne saurait circonscrire ses effets en rien de déterminé ni de positif. C’est
pourquoi d’ailleurs, bien que le propre de la causalité soit de déterminer la
légalité de ses effets dans un cadre déterministe et bien circonscrit, pour ce
qui est de la transformation propre à l’événement, il faut avouer qu’elle
affecte la totalité de la réalité : « tout change, mais il est impossible de dire
ce qui a changé ou en quoi cela a changé, de sorte que, d’un autre côté, tout
semble demeurer identique » (MS, p. 84). La question est justement là :
comment caractériser cet avoir-lieu qui n’a pas vraiment lieu, ce
368 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

changement qui n’affecte pas ce en quoi il a lieu ? En vérité, l’événement


est un avoir-lieu total dans la mesure où il est précisément indéterminé, tout
change avec son passage sans pourtant que rien en particulier ne change
effectivement, et puisque son essence ne porte rien de positif, il devient
impossible de le saisir et de le déterminer positivement. C’est pourquoi
« rien en particulier n’a changé, parce que rien de particulier n’a changé »
(MS, p. 85), parce que, encore une fois, rien de particulier et de positif n’est
susceptible de changer du fait que ce qui importe c’est que cela a lieu en
détriment de ce qui a lieu. Cependant, tout change avec l’événement, c’est
pourquoi il est un événement, de sorte que c’est parce qu’il est impossible
de dire en quoi tout change que tout peut changer, d’où il s’ensuit que la
vérité de l’événement nous permet de décrire la transcendance pure du
monde sans masque ontique, son avoir-lieu comme phénoménalisation
originaire irréductible à la positivité de l’étant et à l’objectivité de la chose.
Car, s’il est vrai que quelque chose a lieu, puisque rien n’est plus comme
avant avec l’advenir de l’événement, nous ne pouvons pourtant pas préciser
en quoi tout cela n’est plus comme avant. La nature du changement de
l’événement est de l’ordre d’une nouveauté inidentifiable et d’un
surgissement insaisissable, ce qui rend compte finalement de son caractère
irréductible qui est une véritable réduction phénoménologique comme
transformation événementiale qui vient rompre notre familiarité avec les
choses, pour nous rendre ainsi le véritable visage du sensible. À proprement
parler, la transformation relative à l’événement est à la fois totale et
indéterminée, puisqu’elle nous donne accès à ce qui n’est rien de déterminé,
c'est-à-dire à une indétermination de principe qui est pourtant source de
phénoménalisation, de sorte que la transformation événementiale ne saurait
être de l'ordre de rien de déterminée, ce qui revient au moins à reconnaître
que si le véritable enseignement de l’événement est qu’il est impossible,
même s'il est de l’ordre du rien de fixe et par là échappant à toute figuration
appréhensive, toute la question est pourtant là : bien qu’il ne soit pas relatif
à une certaine phénoménalité déterministe, il a précisément lieu même si
rien n’a vraiment lieu – sauf son avoir-lieu indéterminé.
Il est vrai, dans une telle perspective, que la phénoménalité est un pur
surgissement, une épiphanie transcendantale non pas de l’ordre d’une
causalité, mais d’un clinamen qui vient affecter et produire des différences
au sein de la profondeur mondiale sans la transformer entièrement, car tout
est compris dans le mouvement du monde, et à ce titre la perspective
dynamique est contraire à la précession du possible dans le réel puisque ce
qui arrive n’arrive véritablement, et par-là en transformant et en
phénoménalisant la transcendance pure du monde, qu’en n’étant pas
tributaire de cette puissance afin de l’altérer, ce qui fait qu’il faut penser le
surgissement de toute nouveauté à rebours d’une précession possible, c’est-
Moreno 369

à-dire une altération qui ne fasse pas alternative avec une précession réelle,
une sorte de nouveauté phénoménale qui exige en fin de compte un
processus de maturation dont une théorie de l’événement permet de rendre
compte à la lettre : un événement « est d’autant plus neuf qu’il a été mûri,
fait d’autant plus rupture qu’il s’inscrit dans une continuité » (MS, p. 78).
Ainsi, le surgissement de la phénoménalisation est relatif à l’ancestralité du
monde comme ce qui ouvre la possibilité d’une nouveauté qui se préfigure
au cœur d’une continuité préalable, celle de la préindividualité du monde.
En d’autres termes, faute d’une hétérogénéité phénoménologique soulevant
un abîme entre le sujet et le monde, la théorie de l’appartenance remplace
le schéma du possible et du réel par celui d’un virtuel et de ses
actualisations, celui-ci étant réellement ses actualisations, c’est-à-dire un
monde processuel qui est à part entière ses effectuations, ce qui revient à
dire que la réalisation du phénoménal n’est pas possible avant d’arriver.
Cela n’implique pas pour autant un pur surgissement ex nihilo, mais au
contraire relève de sa propre réalisation dans ses effectuations, celles-ci
n’en constituant pas la cause ni l’origine, mais en étant la condition ou la
motivation, le point d’aboutissement d’un devenir-monde du monde, un
surgissement que rien n’annonçait, mais qui ne pouvait qu’arriver tel quel
dans ce qui le porte au paraître. Bref, l’événementialité du phénoménal est
une continuité préalable et productrice sans que rien qui le précède ne puisse
l’annoncer et en constituer la cause, mais qui pourtant surgit
nécessairement, dans une nécessité phénoménologique et non causale, dans
tout ce qui le précède.
Dire en effet que la phénoménalité est un événement revient à
comprendre celle-ci comme une réalisation phénoménologique qui n’est ni
une réalisation du possible ni une actualisation du virtuel : l’événement,
comme véritable archi-événement, est un bouleversement affectant le
monde et qui ne peut être soumis à aucune cause. En fait, l’événement vient
affecter la réalité entière, tout en étant d’une autre nature précisément pour
pouvoir l’affecter en son cœur, et par là la notion d’archi-événement est le
désaveu du principe de raison suffisante, en ce qu’il est un surgissement, un
véritable coup de phénoménalisation, qui est sans raison ni cause. Ainsi, la
réalité même du monde est affectée par une défaillance dont la raison reste
un mystère, source d’une mésentente qui cependant est profondément la
sienne : la scission est, d’une part, la sienne, car elle l’atteint en son cœur
en l’affectant et produisant des étants, et, d’autre part, il ne saurait être la
sienne, car elle n’en est nullement la cause. En tant que porteuse de la
phénoménalisation, la séparation et la scission dont procèdent tant le sujet
que la phénoménalité, sont également des sources sans cause ni raison, « de
sorte que le sujet lui-même, considéré jusqu’alors comme le lieu, la source
et l’élément de toute raison, doit être compris comme le sans raison par
370 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

excellence » (MS, p. 80), ce qui demeure dans la ligne d’une forme radicale
d’épochè phénoménologique. Et puisque l’événement ne comporte aucune
positivité en son sein, il faudrait dire aussi qu’il n’est strictement rien, car
s’il en était ainsi, la recherche de ses causes deviendrait légitime ; mais en
vérité, l’événement ne comporte aucune consistance, il n’est rien de positif,
et en ce sens il nous semble correspondre à l’indéterminité de principe de
tout phénomène. Bref, faute d’être quelque chose, il est à l’encontre de toute
substance et de toute essence, comme si la véritable rencontre de
l’événement devait prendre le visage de l’indéterminité principielle du
phénomène, mais aussi la transcendance pure du monde comme celle de
l’apparaître primaire dont il nous faut préciser la teneur événementielle : il
est un rien (d’étant) qui produit des surgissements, des nouveautés, c’est-à-
dire des phénoménalisations, dont le trait essentiel est celui de l’avoir-lieu,
d’être ce-qui-se-passe, non pas d’être un néant phénoménologique, mais un
avoir lieu qui découvre le véritable sens de la négativité phénoménologique,
bien loin de toute néantisation puisque, au contraire, il s’agit de la naissance
de la phénoménalité et du surgissement de la phénoménalisation – car, en
effet, il n’est pas question d’abandonner la phénoménologie, mais
davantage de retrouver le véritable sens de la phénoménalité, celui d’une
cosmogénèse événementielle qui a lieu sans pourtant que quelque chose de
positif s’y présente, et s’y porte comme étant sa cause.
À ce titre, si nous avons, d’un côté, la surpuissance du monde comme
source de l’apparaître primaire, elle est identifiée à une sorte de positivité
véritable qui reste le sol à partir duquel les étants intramondains se
phénoménalisent, mais encore en tant que puissance mondifiante, elle est
tout ce qu’elle peut être, productivité infinie et éternitaire d’un mouvement
du monde qui est une positivité profonde ; d’un autre côté, nous avons une
affectation de cette surpuissance, ce qui donne précisément lieu à l’avoir-
lieu de la phénoménalité, qui, en quelque sorte, vient affecter et limiter cette
puissance, de sorte que, à l’opposé de l’éternité de la puissance mondaine,
nous avons affaire à un certain tarissement et affaiblissement de celle-ci à
titre du devenir de la puissance totale, d’un devenir qui infléchit le cours du
devenir, clinamen métaphysique d’un tarissement de l’éternité du monde,
qui dévoile en fin de compte une véritable négativité – le tarissement
phénoménologique inscrit dans l’éternité du monde étant ce qui est à la
source de l’événementialité négative qui vient affecter la plénitude du
monde. En réalité, l’événement n’est rien et demeure par principe étranger
à la surpuissance du monde, il est strictement un ne-pas-être en tant
qu’infléchissement et affaiblissement de la puissance du monde, une
certaine faille qui vient creuser la positivité de la puissance du monde. C’est
pourquoi l’événement ne peut être rien de ce qui est, échappant à la logique
du prédicat, il est ce qui délimite et limite, ternissement du caractère
Moreno 371

éternitaire du monde, qui s’oppose à la plénitude de la surpuissance, en


dévoilant précisément la puissance de l’impuissance de la
phénoménalisation. Encore faut-il insister sur l’idée que cette négativité
radicale propre à l’événement n’est pas un néant phénoménologique. Bien
loin d’un procès de néantisation, l’événement est bien de l’ordre d’un ne-
pas-être (rien de positif) qui cependant produit des effets, dans un cadre de
création qui met en amont une réalisation phénoménologique qui ne produit
rien sauf des processus de différenciation au sein de l’in-différenciation
mondiale dont nous avons traité lors de la première partie de notre étude.
Ainsi, l’événement est justement ce qui advient dans le devenir, un véritable
devenir du devenir, qui n’est rien de positif sans être un pur néant ; situation
inédite d’un événement avec lequel quelque chose se passe, il est un ce-qui-
se-passe insaisissable qui advient dans ce qui vient au paraître, sa propre
réalité étant celle d’infléchir et d’altérer cela qu’il affecte, raison pour
laquelle il ne peut être saisi qu’après-coup. En ne se donnant qu’à travers
ses effectuations, nous n’avons pas accès à son être, car il n’est rien de
positif et nous ne pouvons en saisir que les effets, le fait qu’il a eu lieu et
rien de plus ni de moins. Renaud Barbaras nous permet de saisir la non-
positivité foncière du phénomène en donnant à l’événement la
caractéristique de n’être saisi qu’après-coup ; nous n’arrivons jamais que
trop tard, de sorte que l’événement ne peut pas se donner comme tel
lorsqu’il advient, mais ce n’est justement qu’après-coup que l’on constate
le phénomène se donnant « à la lumière des transformations qui ont eu (ou
pas) lieu » (MS, p. 82). En toute rigueur, l’après-coup de l’événement est
l’envers de son caractère insaisissable, comme si, en vertu du fait qu’il n’est
rien et qu’il est une non-positivité originaire, il s’éternise sans visage, sans
localisation, dessin en creux de l’événementialité insaisissable d’un avoir
eu lieu inaccessible.
Or, la métamorphose propre de l’événement est de l’ordre d’une
différence, différence sans contrepartie positive et différence des identiques
d’une identité sans altérité, l’événement est ce qui diffère de lui-même sans
que rien ne diffère véritablement (comme un mouvement sur place)
puisque, en vérité, ce qui se donne demeure le même sans être le même, et
ce clinamen comme rien phénoménologique est le nom de l’événement
comme ce qui nous donne accès à la phénoménalité et à ce qui constitue la
légalité propre de l’apparaître : « en effet, avec l’apparaître nous avons
affaire à une transformation qui affecte la totalité de ce qui est, mais
demeure pourtant étrangère à la nature de ce qui est » (MS, p. 87). Par
conséquent, l’événementialité nous découvre une phénoménalité telle que
l’apparaître se rend capable d’accueillir la transcendance pure de l’être sans
en transformer son essence relative, et par là d’une manifestation comme
transformation événementiale, comme phénoménalisation de second degré,
372 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

en tant que différence pure des identiques, en tant que figuration


phénoménale de notre appartenance phénoménalisante. Ainsi, l’apparaître
et son langage nous autorisent à parler d’une transformation radicale qui ne
change rien, phénoménalisation de la totalité qui ne phénoménalise rien en
particulier, comme si l’apparaître permettait que l’être se manifeste sans
devenir positivité en conservant toute son ambiguïté et son indéterminité de
principe. L’être-sensible rendu possible par l’apparaître ouvre la
phénoménalité (trans-phénoménale) d’un être qui se perpétue en un
processus de différenciation au sein d’une identité ontologique du sujet et
du monde, c’est-à-dire une phénoménalisation radicale propre à une
appartenance ontologique qui s’affirme dans ses effectuations. Il est vrai
donc de dire que l’être ramené à l’apparaître comporte la modalité originaire
pour lui de différer radicalement sans cesser d’être ce qu’il est, et cet
apparaître est celui d’un événement qui vient affecter la surpuissance du
monde. Alors que l’être est tout ce qu’il peut être, l’événement est ce qui
vient l’affecter d’une défaillance suscitant la naissance de la phénoménalité,
de ce qui relève finalement d’une puissance de second degré, puissance de
phénoménalisation des mouvements privés de la surpuissance, et donc des
mouvements impuissants. Dans une telle perspective, ces mouvements
impuissants, cette puissance de phénoménalisation, comme on l’a
remarqué, ne peut procéder de la surpuissance de l’être et du monde, de
sorte que cette puissance de second degré est ce qui vient affecter la
surpuissance sans en procéder et donc cela ne peut « relever que d’un archi-
événement affectant l’archi-mouvement du monde » (ibid.). Encore faut-il
insister sur la nature d’un tel infléchissement qui est de l’ordre de
l’événement originaire de la scission de la puissance du monde mise au jour
par l’événementialité de l’apparaître ; pour autant que la scission originaire
affecte l’être, celle-ci est ce qui arrive à lui sans être ce qui arrive par lui,
puisque l’événementialité se trouve loin de toute subjectivation, ce qui
renvoie à l’idée que l’apparaître ne trouve sa source ni dans le sujet, ni et
encore moins dans l’être lui-même. Dans ce contexte, l’événement de la
scission donne naissance à un procès de phénoménalisation qui est sans
cause ni raison, mais aussi et surtout sans sujet, et en outre, il est ce qui rend
possible après-coup toute corrélation possible, comme si la théorie de
l’événementialité de la scission, source de la phénoménalité, était le cadre
nécessaire pour penser le surgissement de la corrélation phénoménologique,
lequel devra à son tour être repris dans le cadre d’une théorie de
l’appartenance qui révélera la différence des identiques afférents à l’archi-
mouvement qui vient affecter tout archi-événement. Enfin, l’événement de
la scission rend possible la différence minimale sans laquelle toute
corrélation devient impensable, et permet par la suite de saisir la nécessité
d’un destinataire dans un cadre radicalement anti-subjectiviste en invoquant
Moreno 373

une distinction du sujet et de l’objet bornée à la scission originaire de


l’archi-événement. Il s’ensuit que l’être ne peut apparaître qu’à la condition
de s’effondrer par la médiation de l’archi-événement – « tel est le véritable
versant cosmologique de l’événement de la phénoménalité » (MS, p. 88). Il
faudrait dire, en toute rigueur, et pour conclure, que le surgissement de
l’étant est donc l’effondrement constitué par le passage de l’être à son
apparaître, ce que rend possible le surgissement d’un étant synonyme du
recul de l’être au profit de sa manifestation et de sa détermination, de sorte
que nous avons affaire à un avènement de la phénoménalité comme corrélat
de l’événement de la scission, dont celui-ci commande celui-là.

CONCLUSION : PLUS QU’UNE CHOSE ET MOINS QUE MONDE

En tout rigueur, ce qui se phénoménalise est plus qu’une chose et moins


qu’un monde, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un procès d’auto-différenciation
comme mouvement qui, tout à la fois, appartient et diffère du monde, et qui
se manifeste en tant que phénoménalisation et surgissement des
phénomènes. C’est pourquoi il n’y a rien à voir dans le sujet, comme si son
intimité était à la fois négation de toute intimité et affirmation de toute
extériorité, c’est-à-dire que lorsque nous nous avançons vers l’intimité du
sujet, nous nous retrouvons projetés dans le monde plutôt qu’insérés dans
une intériorité subjective, de sorte que, au cœur de nous-mêmes, nous
retrouvons la profondeur du monde, comme également, au sein de tout
phénomène, nous retrouvons la profondeur de l’être, ce qui revient à
reconnaître une intimité cosmologique, contraire à l’intériorité subjective et
psychologique, qui relève de notre rencontre avec la profondeur du monde
et que la phénoménologie doit thématiser comme un autrement qu’à la
surface des choses.
En effet, comme nous avons essayé de le montrer, l’apparaître est la
négation d’une occultation qui n’est pas dévoilement, mais différenciation.
Ainsi, il est une délimitation au sein d’une appartenance plus profonde, la
phénoménologie étant tributaire d’une communauté à la lumière d’une
intimité cosmologique qui renoue le lien entre une phénoménologie et une
ontologie en termes d’une phénoménalité qui témoigne d’un processus
d’ipséisation phénoménalisante d’un monde originaire processuel. C’est en
ce sens que la pensée barbarassienne réalise un mouvement de refonte des
frontières, sans pour autant abandonner, mais en les approfondissant, les
contours mêmes de la phénoménologie, précisément au titre d’une
cosmologie phénoménologique, comme si, pour faire de la
phénoménologie, il fallait ne plus faire de la phénoménologie, ou bien
comme si la phénoménologie de la phénoménologie devait penser
374 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’originarité du monde à la lisière de la légalité de l’apparaître entretenue


par une cosmologie bifrons dynamisée comme appartenance et différence,
comme communauté et événement. Encore une fois, tout se passe donc
comme si la cosmologie était l’indistinction même du phénoménologique
et de l’ontologique. Le détachement de la phénoménalisation est une
délimitation et une définition, véritable finitisation événementielle de la
puissance du monde, qui est en même temps la découverte des frontières et
des contours cosmologiques de ce qui constitue le noyau de toute
phénoménologie comme science de l’apparaître. Autant d’apparaître, autant
d’être est exactement la consigne de la dynamique phénoménologique de
Renaud Barbaras au sens où l’être se détermine et constitue comme une
délimitation et une définition de la puissance mondiale, dont la
phénoménalisation est l’autre nom, c’est-à-dire autant de
phénoménalisation, autant d’appartenance, ou bien, autant de
différenciation, autant de communauté ; et surtout, autant de
phénoménologie, autant d’ontologie au sein d’une cosmologie générale de
l’apparaître.
Notons enfin qu’il y a une sorte de fusion ontologique impliquée par une
théorie de l’appartenance préservée (ou éternisée comme vie du monde
inscrite au cœur du phénomène) comme fission phénoménologique
soulevée, à son tour, par une théorie de l’événement comportant le cadre
minimal de la phénoménologie cosmologique dont l’œuvre est la
différenciation des étants comme destin d’un apparaître fondamentalement
phénoménologisant. Finalement, la cosmologie est le destin de la
phénoménologie puisque tout procès de mondification est un procès de
phénoménalisation, étant donc l’œuvre même de la puissance mondiale,
précisément la thématisation de cet apparaître comme surgissement
phénoménal des différenciations des étants – voilà donc le cadre d’une
déhiscence cosmologique du sensible comme véritable défi de la
phénoménologie.
Qu’est-ce que comprendre ?

ALEXANDER SCHNELL

Lorsqu’on1 dit que Husserl et Heidegger sont les « pères fondateurs » de la


phénoménologie2, qu’ils ont donné des impulsions décisives pour
l’élaboration de la méthode phénoménologique3, il faut également prendre
en considération quelles différences et divergences il y a entre Husserl,
l’analyticien intentionnel, et Heidegger, l’analyticien du Dasein, le penseur
de l’être et de l’histoire de l’être. La question majeure étant de savoir dans
quelle mesure l’ébauche de Husserl, qui relève d’une phénoménologie
transcendantale et qui comprend la phénoménologie comme une « science
rigoureuse » dans le but d’une légitimation radicale de la connaissance, peut
être conciliée avec l’approche herméneutique de Heidegger, qui subordonne
quant à lui la question de la connaissance à celle de l’être. Or, le point de
vue de Husserl eu égard au statut de la « connaissance » et de la
« compréhension » dans son dernier ouvrage majeur (la Krisis) s’approche
bien davantage de Heidegger que cela n’est le cas de ses premières œuvres,
et que cela a une grande portée pour la phénoménologie transcendantale.
Pour pouvoir préciser ce point, la méthode phénoménologique doit ainsi
être complétée par le concept du comprendre. Que signifie alors ce terme ?
Dans la mise en rapport du « comprendre » et du « s’entendre » (sur
quelque chose) s’annonce d’emblée une tension spécifique – celle entre
« moi », « moi-même », d’un côté, et un autre, qui est en même temps
quelqu’un et quelque chose qui se tient4 face à moi, de l’autre – où le
« comprendre » ne peut pas être considéré comme un événement privé qui
a lieu individuellement « dans nos têtes », mais qui concerne le « soi » et
l’« autre ». Il s’agira de rendre compte du caractère bien-fondé de cette mise
en rapport qui ne vise point un approfondissement du rapport entre « Moi »

1
Ce texte est la traduction française de mon Antrittsvorlesung (conférence inaugurale) que
j’ai prononcé le 10 mai 2017 à la Bergische Universität Wuppertal.
2
D’après le témoignage de Gadamer, Husserl affirmait au début des années 1920 : « La
phénoménologie – c’est moi et Heidegger », H.-G. Gadamer, « Martin Heidegger 75 Jahre
(1964) », dans Neuere Philosophie I. Hegel ∙ Husserl ∙ Heidegger, Gesammelte Werke, vol.
3, Tübingen, Mohr Siebeck, 1987, p. 188.
3
Si c’est certes pleinement justifié, cela n’amoindrit pas moins le rôle par exemple d’un
Max Scheler dans le développement de la phénoménologie au début du vingtième siècle.
4
Dans la langue allemande s’entend d’ailleurs très bien le rapport entre « verstehen
(comprendre) » et « stehen (se tenir debout) ».
376 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

et « Toi », mais donne lieu à une figure originale de l’« altérité » et révèle
son rôle au sein du processus de la compréhension.
Mais cette tension n’est pas la seule. En partant d’une citation de Husserl
(tirée de la Krisis), selon laquelle « toutes les évidences naturelles, celles de
toutes les sciences objectives (y compris la logique formelle et les
mathématiques), […] [appartiennent] à l’empire de “ce qui va de soi”
(Selbstverständlichkeiten), qui, en vérité, a un arrière-fond
d’incompréhensibilité (Unverständlichkeit)5 », on peut encore mettre en
évidence une seconde tension ouvrant peut-être à un rapport de
conditionnement dans le concept de compréhension – celle entre ce qui
« va » ou « se comprend de soi » et quelque chose d’incompréhensible qui
introduit une forme de négativité. On le voit : ici encore il est question d’un
« soi » (même si c’est en un sens un peu différent).
Pour au moins deux raisons, un tel traitement de la problématique du
comprendre fait toujours sens – malgré les discussions qu’il y a déjà eu
depuis plusieurs décennies dans les cercles herméneutiques. D’une part, on
ne saurait nier que, surtout dans les sciences humaines, il y a une déficience
de légitimation dans leurs prétentions à la connaissance, leur propre
compréhension manquant à cet égard de translucidité. Ce défaut est grave,
car il traduit d’emblée un problème fondamental : si, dans les sciences
humaines, on pose de façon assertorique quelque chose qui ne s’entend pas
comme une simple affirmation gratuite, mais qui est censé étendre d’une
façon ou d’une autre nos connaissances, alors il faut que ce qui est posé de
la sorte (et qui prétend à une forme de « vérité ») se distingue de quelque
chose de non attestable, voire de « faux ». Et alors, on ne saurait se contenter
du fait que, malgré les acquis indéniables de certaines approches
« poststructuralistes », « post-modernes », etc., la prétention à la totalité de
la connaissance (et la compréhension qui y est liée) ne peut plus être
satisfaite – car même de tels acquis font valoir une prétention à la
connaissance (par exemple vis-à-vis des « grands récits » métaphysiques
[critiqués par Lyotard]). La phénoménologie met ainsi les sciences
humaines au défi de poser à nouveaux frais la question du sens et de la
possibilité de la connaissance et de la compréhension en général – et ce, tout
simplement parce qu’il est nécessaire de ne pas perdre l’orientation dans la
cacophonie des discours et de s’assurer d’un horizon qui rend d’abord
possible toute attitude critique.
Mais la justification évoquée est requise également pour la philosophie
elle-même – car les réserves sont trop fortes vis-à-vis de l’idée d’une
perspective « transcendantale », c’est-à-dire celle qui questionne de

5
E. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale
Phänomenologie, Husserliana VI, p. 192.
Schnell 377

nouveau les conditions de possibilité de la connaissance. Il en est ainsi parce


que l’on admet communément qu’une telle question ne puisse trouver de
réponse que dans le cadre des formes classiques de la philosophie
transcendantale – à savoir moyennant un « sujet » transcendantal qui
prétend livrer une fondation ultime et qui est ainsi soumis à certains
paradigmes du pouvoir, aveugle et sourd à l’égard des acquis plus récents
de la psychologie, sociologie, anthropologie, etc., qui ont rejeté une telle
prétention à toute fondation depuis belle lurette. Or, « comprendre » ne
signifie pas (« encore ») « connaître ». Et c’est pourquoi la question est ici,
à l’inverse, de savoir si les conditions de la connaissance, pour peu qu’elles
ne coïncident pas avec les conditions de possibilité des sciences de la nature
(et en particulier de sciences mathématisées), ne s’inscrivent pas dans un
horizon de la compréhension qui permet d’éclairer le statut de la
connaissance proprement philosophique.
Encore une fois : que signifie donc « comprendre » ? Ce concept a une
signification essentielle pour une discipline qui avait certes existé avant la
phénoménologie, mais qui a été inspirée par elle une fois que celle-ci a été
bien établie – à savoir l’« herméneutique ». Hans-Georg Gadamer, son
représentant le plus important au vingtième siècle, avait suggéré, on le sait,
que le comprendre n’était soumis à aucune méthode particulière. Dans la
tentative suivante, il s’agira de mettre en avant la signification proprement
phénoménologique du concept du comprendre – et ce, afin de souligner
qu’il y a bel et bien une dimension méthodologique de ce concept. À ce
dessein, deux écueils se doivent d’être évités : le comprendre ne se réduit
pas à la face simplement subjective et psychologique de la médaille (dont
l’autre face, objective et scientifique, serait la connaissance) ; et le
comprendre ne doit pas non plus être appréhendé comme une espèce
d’« adéquation » à un étant déjà préexistant ou présupposé. Ainsi, on tentera
d’esquisser une conception du comprendre qui, dans un premier temps,
s’appuiera sur les acquis d’autres tentatives antérieures avant de signaler,
dans un second temps, deux autres aspects qui ne sont pas absolument
inconnus, mais qui n’ont pas souvent été considérés ensemble. Quant à ces
essais antérieurs, les deux théories ou conceptions du comprendre les plus
intéressantes dans l’histoire de la philosophie, depuis environ deux siècles,
sont celles de Fichte et de Heidegger. Pour des raisons tenant au contenu de
ces dernières, nous présenterons de façon plus détaillée ces deux
conceptions dans l’ordre chronologique inversé.
Rappelons d’abord la compréhension heideggérienne du comprendre,
qui s’oriente par rapport à la compréhension du texte (cela a souvent été
souligné), sans toutefois s’y réduire.
Lorsque je comprends quelque chose, cela ne signifie pas que ce qui est
à comprendre affecterait pour ainsi dire « de l’extérieur » mon esprit, ce qui
378 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

me mettrait dans une position purement passive ; le « comprendre » met


plutôt en jeu une activité relevant de la conscience, ce qui rend nécessaire
pour ainsi dire un se-tenir actif vis-à-vis de ce qui est à comprendre. Cela
peut se produire de manière « inconsciente », puisque la plupart du temps,
je m’absorbe dans ce que j’essaie de comprendre et que, ce faisant, je ne
prête pas attention à cette activité. Nous verrons tout de suite de quelle
nature est l’opération de la conscience accomplie de la sorte.
En quoi consiste plus précisément ce « se-tenir » plus ou moins « actif »
vis-à-vis de ce qui est à comprendre ? Prenons comme exemple une pensée
exprimée oralement ou par écrit qui s’articule en plusieurs moments. Sur la
base de ce qui est entendu ou déchiffré, le comprendre « se projette » sur ce
qu’il cherche à saisir. Pour Heidegger, ce « projeter » est un « se-projeter
en vue du sens ». Chaque mot importe ici et appelle à être détaillé.
Quand on lit un texte ou quand on écoute une parole, la question se pose
d’abord de savoir ce qui est exactement compris – et comment s’effectue
cette compréhension. La difficulté réside en ceci que l’on n’a pas de pierre
de touche sensible qui serve ici de référence. Quand on comprend quelque
chose, on ne « comprend » pas simplement telle lettre ou tel son, mais cela
même auquel elle (ou il) renvoie en signifiant. C’est ici qu’entre en jeu le
projet du sens – une faculté hautement significative qui remplit le signifiant
sensible de « sens ». Or, c’est doublement remarquable : car, d’un côté, il
est déjà surprenant qu’il soit possible de relier un tel signifiant avec un
signifié ; mais, d’un autre côté, il est encore plus frappant qu’il puisse y
avoir un sens déterminé qui le délimite vis-à-vis d’autres sens ou d’autres
significations.
Nous insistons : la question est dès lors de savoir comment tout cela se
produit exactement. D’après Heidegger, celui qui comprend est conduit ou
motivé, sur la base d’une appréhension sensible, à projeter une hypothèse
de compréhension – et ce, dans un « champ » invisible que l’on pourrait
désigner comme « champ de compréhension ». Celui-ci a deux
caractéristiques fondamentales : d’une part, c’est un champ du sens ou de
la signification hypothétique, c’est-à-dire : l’adéquation de l’hypothèse de
compréhension n’est pas assurée d’emblée, mais elle doit d’abord faire ses
preuves ; et, d’autre part, tout projet de sens est à chaque fois un projet de
soi, de telle sorte que le champ de compréhension ne consiste pas dans une
signification « purement » objective de ce qui est à comprendre, mais
quelque chose de celui qui comprend l’affecte profondément. Détaillons ces
deux points.
On pourrait penser que « comprendre » signifie saisir la signification
« juste » ou « correcte ». Selon la thèse de Heidegger, une telle signification
« juste » ou « correcte » n’existe pas. « Comprendre » n’a rien à voir avec
la résolution d’un problème mathématique, par exemple – même si
Schnell 379

différentes voies sont envisageables, il n’y a jamais, en mathématiques,


qu’une seule solution du problème. Ce qui est à comprendre n’est accessible
que dans le projet, et il reste confiné dans ce dernier (cela reste certes
souvent dissimulé et ne parvient pas à la conscience). Prenons un exemple
pour illustrer cette idée. Que signifie comprendre la Métaphysique
d’Aristote ? Sans évoquer dans un premier temps les difficultés que pose la
traduction du texte grec, « comprendre » peut seulement vouloir dire que,
dans toute tentative de lecture, les « hypothèses de compréhension »
susmentionnées doivent être établies et ensuite ajustées dans chaque
nouvelle lecture et dans chaque tentative de saisir une cohérence
d’ensemble des pensées qui s’y trouvent. Or, ce faisant, nous nous mouvons
dans un cercle d’hypothèses de compréhension à vérifier et sans cesse à
projeter à nouveaux frais – un cercle dont nous ne pouvons guère sortir
parce qu’il n’y a pas d’accès possible à la « signification » en soi, et ce, pour
la simple raison qu’elle n’existe pas ! On pourrait peut-être objecter qu’elle
doit bel et bien exister, car Aristote a sans doute eu quelque chose à l’esprit
lorsqu’il a composé les notes dont ce texte est constitué. Mais « avoir
quelque chose à l’esprit » et défendre l’idée qu’il y a une signification
objective qui pourrait être partagée par tout le monde n’est nullement la
même chose ! La question fondamentale, qui se pose ici, est la suivante : de
quelle nature est ce qui est à comprendre si, d’un côté, il n’est rien de fixe
(objectivement parlant), mais quelque chose qui est toujours projeté ; et si,
d’un autre côté, le projet n’est pas entièrement libre ni arbitraire, mais doit
correspondre à, ou du moins rendre raison de, la signifiance de ce qui est
perçu.
Mais il y a encore des difficultés à un niveau plus profond. En effet, si
l’on présente les choses comme on vient de le faire, on pourrait avoir
l’impression que tout se joue ici sur le plan de la signification (dont le mode
d’existence serait certes d’abord à clarifier) et, en particulier, que l’accès à
cette dernière serait déjà clarifié. Mais cela n’est nullement le cas. On est en
présence ici du célèbre « cercle herméneutique », introduit par Heidegger et
approfondi ensuite par son disciple Gadamer. Ce cercle circonscrit le
problème suivant. La Métaphysique d’Aristote est rédigée en grec ancien.
À supposer que quelqu’un maîtrise parfaitement cette langue morte, il ne
pourrait affirmer que le sens du texte entier fût facilement accessible. Cela
vaut en particulier pour la majorité des lecteurs qui peinent à déchiffrer le
texte original. Lorsque ceux-ci se trouvent devant une phrase du texte grec,
ils ne sont en mesure d’en saisir le sens que s’ils la traduisent dans une
langue dans laquelle le sens est accessible de façon immédiate (ou du moins
de façon plus immédiate – nous y reviendrons). Mais, et c’est là le point
essentiel, pour pouvoir la traduire de façon correcte (c’est-à-dire non point
mécaniquement, comme le ferait un logiciel de traduction), il faut déjà
380 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

l’avoir comprise. Mais comment peut-on la comprendre avant de l’avoir


traduite ? Le « cercle herméneutique » porte son nom à juste titre : nous
nous mouvons ici dans un cercle. Et le point fondamental ici est que ce
même problème n’existe pas seulement dans la compréhension d’un texte
écrit en langue étrangère, mais d’une manière générale – à moins que l’on
fixe d’emblée, comme en mathématiques, ce qui détermine une fois pour
toutes et sans équivoque le « champ de compréhension » (moyennant des
axiomes, des définitions, etc.). Mais une telle axiomatisation n’est
précisément pas possible dans la compréhension de la vie de l’esprit et du
monde quotidien, et ce, pour des raisons fondamentales, que précisément
aucun artifice (essayant de saisir et de fixer cette vie) ne saurait remettre en
cause.
Le projet du sens est par ailleurs un se-projeter en vue du sens – et nous
en venons à présent (comme annoncé antérieurement) au statut des
opérations conscientielles au sein du projet de compréhension. Dans toute
compréhension, telle est la thèse de Heidegger, se produit en quelque sorte
une auto-explicitation du soi. Prenons deux exemples pour illustrer cette
idée. D’abord, celui de l’appréhension de l’âge d’une personne. À seize ans
une personne de 35 ans paraît assez âgée, tandis qu’à 80 ans, elle paraît toute
jeune. Ensuite, la perception d’une durée longue. Pour une (très) jeune
personne, cinq ans paraissent être une période autrement plus courte que
pour une personne âgée. Dans le projet du sens, des moments similaires se
font voir (qui ne se réduisent certes pas à des observations purement
psychologiques). Considérons par exemple nos préférences gnoséologiques
ou politiques. Dans une phrase souvent citée, Fichte dit que la philosophie
que l’on choisit dépend de l’homme que l’on est. Cela ne concerne pas le
« caractère » de l’individu, mais (sur un plan « ontologique ») son
positionnement fondamental à l’égard du monde. Quelque chose de
semblable peut être dit de nos convictions politiques. Deleuze a mis en
rapport, à ce propos, l’horizon de toute compréhension et le soi. Pour lui, la
question de la conviction politique est celle du « point de vue » – donc celle
de savoir comment le « soi » considère le « monde » et se tient vis-à-vis de
lui. Le « conservateur » (de « droite ») regarde d’abord soi-même afin d’en
venir, de façon concentrique, à la famille, la communauté, l’État, etc., tandis
que le « progressiste » (de « gauche ») part à l’inverse de la communauté et
ne pense qu’à la fin à son propre intérêt. Cela peut paraître caricatural, et le
bien-fondé d’une telle description ne doit pas ici être disputé – il s’agit
simplement d’attirer l’attention sur le fait que, dans les deux cas, ce que
Heidegger n’appelle plus la constitution conscientielle, mais la constitution
ontologique du Dasein humain et de ses projets de monde, « touche » ou
« colore » de façon décisive notre projet de compréhension. Ce qui est
original, dans cette conception, c’est que Heidegger dévoile ici une
Schnell 381

dimension de la compréhension humaine qui ne se situe pas simplement au


niveau psychologique et qui ne concerne pas l’objet, mais qui doit être
cherchée en quelque sorte en deçà du niveau à la fois gnoséologique et
ontologique. Et la question de savoir comment cela peut être rendu
accessible relève proprement du champ de travail de la phénoménologie –
nous y reviendrons dans un instant.

L’acception fichtéenne de la compréhension est d’une autre nature, mais


elle se rapporte aussi d’une certaine manière à ce qui vient d’être développé.
Pour lui, le comprendre relève d’un voir intellectuel, d’une « vue
intellective » (Einsicht). Ce concept a plusieurs traits caractéristiques
exprimés par le terme allemand « Einsicht ». Cette vue intellective est un
comprendre intériorisant (le « ein- » renvoie à « in- »). Mais c’est aussi un
comprendre visant une unité (Einheit). Le trait le plus important concerne
le voir qui est dans un rapport spécifique au penser. C’est ici qu’entre en jeu
la théorie fichtéenne de l’image.
La théorie fichtéenne de la compréhension est contenue dans sa célèbre
doctrine de l’image. Selon cette dernière, différents types d’images ou de
schèmes interviennent de manière décisive dans le processus de la
connaissance. Ce qui est significatif dans le présent contexte, c’est que dans
toute compréhension, nous devons d’abord former une image de ce qui est
à comprendre. Et ce type d’image a la propriété, aux yeux de Fichte, de
rendre possible le fait que nous puissions avoir un concept (ou une image,
précisément) de ce qu’il s’agit de comprendre. Or, « concevoir » signifie :
concevoir quelque chose à travers quelque chose. Je ne conçois pas quelque
chose directement ou de manière immédiate – seules les intuitions sensibles
sont de nature immédiate. Le concept implique une médiation, ce que Fichte
appelle l’« un-à-travers-l’autre » (et vice versa). Et à partir d’un certain
point, cette image qui est indispensable à la compréhension s’avère ne pas
coïncider avec ce qui est à comprendre précisément parce qu’elle n’est
« qu’ » une image. Mais pour pouvoir « comprendre », donc pour pouvoir
coïncider en quelque sorte avec ce qui est à comprendre, l’image ou le
concept doit être anéanti(e) en tant qu’image ou concept. Pour Fichte,
« comprendre » implique à chaque fois l’anéantissement du concept de
quelque chose en tant que concept – sachant que cela ne doit pas être
compris comme la simple négation ou le retrait de quelque chose qui a
d’abord été posé (ce qui ne nous avancerait à rien), mais que cet
anéantissement produit littéralement une lumière (autrement dit, la « vue
intellective » s’accomplit). Insistons : l’anéantissement du concept ne
signifie point que je me représente quelque chose et que je laisse ensuite
tomber cette représentation, mais que je parviens à la compréhension du fait
qu’il y a non-coïncidence entre le concept et ce qui est à concevoir. Il
382 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

importe de souligner le caractère proprement négatif du comprendre (ce que


l’on ne souligne probablement pas assez) : Fichte suggère (de façon tout au
plus implicite) que le comprendre n’a pas de détermination positive. Cela
paraît d’abord tout à fait plausible, étant donné qu’à chaque fois que je
comprends quelque chose, le comprendre lui-même, l’accomplissement
même de la compréhension, est en quelque sorte le même, tandis que le
contenu (donc ce qui est censé être compris) est toujours un autre. À un
niveau plus profond, en revanche, les choses se compliquent : Fichte met en
effet en évidence la dimension proprement négative de la compréhension, à
savoir l’idée que quelque chose qui est compris comme étant x est rendu
possible par la compréhension antérieure qu’il n’est pas y. Donc, dans le
voir intellectif quelque chose apparaît et ce, de telle manière qu’en même
temps quelque chose s’effondre.
Tandis que Heidegger souligne le caractère de projet (qui est
irréductible) de la compréhension, il s’agit pour Fichte de mettre au premier
plan l’anéantissement inhérent à cette dernière. Malgré cette différence, ces
deux conceptions se recoupent au moins à deux égards. Elles insistent l’une
et l’autre sur la dimension de médiation à la base de toute compréhension :
cette dimension est pour Heidegger le projet en vue du sens et pour Fichte
l’élaboration d’un concept de ce qui est à comprendre. Et même si chez
Heidegger l’on ne parvient jamais à une compréhension définitive, mais que
les projets de compréhension peuvent (ou doivent) être renouvelés ad
infinitum, alors que pour Fichte la compréhension est caractérisée par un
anéantissement du concept en vertu duquel le voir intellectif est bel et bien
possible, les deux ébauches se rencontrent dans la mesure où elles sont
caractérisées par une négativité spécifique sur laquelle nous reviendrons.
Voilà ce qu’il faut dire à propos du premier point qui s’est focalisé sur le
double aspect d’un projeter et d’un anéantir. Mais la « compréhension » a
encore une seconde signification fondamentale qui a d’abord été vue par les
protagonistes de la philosophie allemande classique, et en premier lieu de
nouveau par Fichte, mais aussi par Hegel. Selon cette autre acception, le
« comprendre » (Verstehen) exprime une arrestation, au sens de l’arrêt d’un
mouvement (Zum-Stehen-Bringen) ; l’idée fondamentale étant que cela
même qui est à comprendre – le sens – est mobile, fuyant, insaisissable et
exige de ce fait une fixation spécifique, assurée par l’entendement (Ver-
stand)6. Un problème se pose cependant : dans cette mise en arrêt, la
fixation évoquée prive le sens de sa mobilité essentielle et le modifie (Richir
parle à ce propos d’une « transposition ») de telle sorte qu’il n’est

6
« L’entendement n’est entendement que dans la mesure où quelque chose est fixé en lui ;
et tout ce qui est fixé, n’est fixé que dans l’entendement (Der Verstand ist Verstand, bloß
insofern etwas in ihm fixiert ist; und alles, was fixiert ist, ist bloß im Verstande fixiert) »,
J.G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, GA I, 2, p. 374 (SW, I, p. 233).
Schnell 383

précisément pas appréhendé par l’entendement tel qu’il est « proprement ».


Cela met-il radicalement en cause la possibilité de la compréhension du
sens ? Ou bien cette transformation modifiante peut-elle être conçue
autrement que simplement de façon négative ?
Certes, quelqu’un comme Hegel, par exemple, avait toujours vanté la
nécessité et les vertus de l’entendement – fût-ce pour exiger d’autant plus
(et réaliser) le dépassement de la logique d’entendement dans et par la
spéculation rationnelle. Le chemin ici préconisé en est un autre. Il consistera
à ne pas voir dans la modification du sens telle qu’elle est effectuée par
l’entendement une faiblesse, mais plutôt une force. C’est qu’une
transformation a lieu ici qui, en tant qu’altération, fait apparaître une
dimension de l’altérité qui donne lieu à une toute nouvelle forme
d’« écart », qu’il faut distinguer radicalement de la scission de la conscience
du Moi considérée usuellement dans la philosophie réflexive. En effet, dans
les théories classiques de la conscience (de soi), c’est l’écart du Moi vis-à-
vis de lui-même qui est au premier plan. Il semblerait que, dans ce cadre-là,
il soit impossible d’échapper à la perspective égologique, ce qui a valu à des
penseurs tels que Fichte ou Husserl le reproche – d’ailleurs injustifié – du
« subjectivisme », de l’« idéalisme de production », du « solipsisme », etc.
Ici, en revanche, l’accent est mis sur l’écart produit par le fait que le Moi
qui comprend (verstehendes Ich) se rapporte à ce qui est à comprendre en
procédant à une mise en arrêt (« ver-stehend ») – de façon analogue à la
mécanique quantique où la mesure provoque également une perturbation au
niveau de ce qui est à mesurer – avec la différence, toutefois, qu’en elle,
rien ne s’arrête, alors qu’ici, c’est précisément le cas. Par là se produit une
« altération » productrice de sens qui n’est ni tout à fait propre à ce qui est
à comprendre (car elle est provoquée par celui qui comprend) ni ne doit être
attribuée à cela seul qui est à comprendre (car il y va de ce qui est à
comprendre). Sans approfondir davantage ce point, il s’agissait simplement
d’insister sur le fait que le comprendre n’a pas pour condition une
« altération », mais produit bel et bien cette dernière, c’est-à-dire qu’il
donne lieu à une déhiscence d’altérité ouvrant la compréhension et
engendrant du sens – et ce, de telle façon que, ce qui est mis en arrêt par là,
provoque justement (et paradoxalement) à chaque fois de nouveaux projets
de compréhension.

À partir de là, on peut passer au troisième aspect principal de cette


esquisse d’une théorie phénoménologique de la compréhension. Celui-ci
concerne le rapport entre ce qui est compréhensible (ou « qui va de soi ») et
ce qui ne va pas de soi. Dans la citation inaugurale, Husserl avait attiré
l’attention sur ce rapport. Avant de l’élucider davantage, il faut prendre
l’expression « ce qui ne va pas de soi » à la lettre : dans le contexte de ce
384 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

qui vient d’être développé, elle désigne ce qui ne s’arrête pas par lui-même
– donc cette dimension du sens qui exige en quelque sorte une fixation et
qui provoque par là, nous l’avons vu, une « altération ». Or, d’après Husserl,
le « comprendre » doit, du moins d’un point de vue phénoménologique, être
mis en rapport avec l’« incompréhensible », donc avec « ce qui ne va pas
de soi » – il affirmait en effet que ce qui va de soi a un « arrière-fond »
d’incompréhensibilité. Il ne veut pas dire par là que la phénoménologie
s’abandonnerait complètement à l’incompréhensible, mais plutôt qu’il y va
de « ce qui ne va pas de soi dans ce qui va de soi ». Et nous comprenons un
peu mieux, dès lors, comment ce qui est de la sorte « incompréhensible »
devrait être appréhendé : non pas comme quelque chose qui se soustrairait
complètement à la compréhension, mais comme cet arrière-fond de ce qui
est à comprendre qui – grâce à la mise en arrêt indispensable – rend possible
qu’il puisse être compris. Et ici Husserl ne se contente pas d’une simple
exposition de l’« altération », mais il ouvre une dimension de la non-
manifesteté qui étend le processus de compréhension en mettant en rapport
justement ce qui va de soi et ce qui ne va pas (encore) de soi. Il faudrait
ajouter – et en cela consiste la nécessité de penser encore plus loin l’ébauche
de Husserl – que ce qui de la sorte « ne va pas de soi » (et est
incompréhensible) doit à son tour venir à paraître, qu’il doit être
« phénoménalisé », pour que tout cela ne reste pas vœu pieux. Et ce type de
phénoménalisation ne saurait être simplement descriptive, car autrement,
tout ce renvoi à l’incompréhensible, à ce qui ne va pas de soi, etc., n’aurait
aucun sens. Il ne s’agit pas là d’un projeter extérieur qui doit être anéanti,
mais d’un projeter intérieur ou d’un comprendre qui s’auto-projette. Il y va
de l’ouverture d’une extension de la compréhension qui projette le soi dans
et à travers l’« altération » suscitée non exclusivement par l’expérience. En
termes à la fois husserliens et kantiens, le « comprendre » signifie dès lors
une ouverture d’horizon de la synthéticité a priori. La phénoménologie
comprise comme idéalisme transcendantal va au-delà de la description
d’« associations », dans la mesure où elle rend possible, a priori, une
extension de la connaissance qui n’est pas accessible dans un cadre
hypothético-déductif. Pour y voir clair, il convient de faire appel au concept
de « construction phénoménologique », puisque celui-ci cherche en
particulier à rendre compte d’une forme spécifique de « positivité » de ce
qui se rapporte à cette « incompréhensibilité », à cette « inapparence », au
sein de ce qui n’est pas manifeste, mais de ce qui n’en détermine pas moins
l’apparaissant. Construire phénoménologiquement veut dire « génétiser »,
c’est-à-dire projeter quelque chose en vue d’un sens dans le projet duquel
(ou dans la construction duquel) se manifestent certes, et c’est tout à fait
essentiel, de façon réflexive, des régularités (c’est en cela que consiste la
différence d’avec le projet de compréhension tel que le conçoit
Schnell 385

l’herméneutique), et où ce projet (ou cette construction) est aussi à chaque


fois exposé(e) à l’« altération », ce qui lui ouvre inévitablement des
perspectives nouvelles et inépuisables. Cela donne l’occasion, dans une
dernière étape, sur la base de ces réflexions sur le « comprendre », de
revenir à la méthode de la phénoménologie.

Si la phénoménologie est définie comme une « méthode » qui tient


compte de la manière dont les phénomènes et les opérations constitutives
correspondantes de la « conscience intentionnelle » sont décrit(e)s dans une
donation intuitive, on s’arrête effectivement à mi-chemin. En
phénoménologie, il en va fondamentalement de rendre compréhensible
toute forme de sens de l’apparaissant. Dans ce but de « rendre
compréhensible », c’est l’accomplissement propre du comprendre, l’auto-
accomplissement, qui est à l’avant-plan et qui doit être réalisé. Ce qui n’est
pas présupposé, mais littéralement découvert, c’est le fait que ce rendre-
compréhensible à accomplir révèle des « couches de sens » qui ne sont pas
nécessairement accessibles de façon immédiate. La question est dès lors de
savoir comment répondre à cette difficulté. La réponse des pères fondateurs
de la phénoménologie consistait dans le fait de renvoyer à différents types
de « retour », de « réduction », de « reconduction » (c’est-à-dire à ce que
Husserl a appelé la « réduction phénoménologique »). Tout se passe ici
comme si nous étions en retard (malgré tout accomplissement éveillé,
performatif) et comme si nous avions à accomplir après coup ce qui s’est
déroulé « avant » nous. D’où le célèbre mot d’ordre d’un « retour aux
choses mêmes », qui ne vise pas simplement à se distancier d’autres formes
du philosopher, mais qui prétend effectuer la genèse de la « teneur réelle
(Sachlichkeit ou Sachhaftigkeit) » des phénomènes en général. Or, on
pourrait aussi formuler un autre mot d’ordre – non pas d’un « retour » aux
choses, mais au dehors ! Au dehors dans l’ouvert. Au dehors dans l’horizon
de ce qui fait d’abord apparaître la « réalité ». Au dehors : non pas dans ce
qui est perceptible grâce aux sens (et qui est toujours déjà présupposé), mais
dans ce qui ouvre à l’Ouvert (Rilke), mieux : à l’Ouvrant, ce qui exige pour
sa part l’imagination et la phantasía. Au dehors – selon un mouvement
« endo-exo-génétisant » (c’est-à-dire selon un mouvement qui tient compte
du sens se faisant intérieurement et extérieurement) – dans ou vers le
transcendant qui dépasse l’intériorité (et où cette « transcendance » ne se
réfère pas à une divinité, mais à ce qui est imprésaisissable, imprépensable,
ce qui constitue un défi démesuré pour le comprendre). Au dehors, enfin,
non pas dans ce qui est positivement donné, mais dans ce qui est à
comprendre en tant que celui-ci est caractérisé par la négativité. Et ce qui
386 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

s’y révèle, c’est que – malgré l’insistance sur cette négativité – l’on se
heurte, dans ce flottement vers un dehors, à de l’irréductible7.

Récapitulons brièvement l’argumentation des réflexions précédentes. Le


comprendre n’est pas l’affaire de la seule herméneutique, mais il doit
également être conçu comme un concept fondamental de la
phénoménologie. Dans ce contexte, il s’agissait d’ébaucher un concept du
comprendre qui est au centre d’une considération relative aux fondements
spéculatifs de la phénoménologie. Trois aspects se sont avérés
déterminants. Le comprendre requiert un projet du sens de même qu’un
anéantissement incessant de toute hypothèse de compréhension, car le
comprendre est tout autant un voir intellectif qu’un projeter relevant de
l’entendement. Par ailleurs, le comprendre n’est point un simple être-
auprès-de-soi de celui qui voit intellectivement en comprenant ou qui
comprend en voyant intellectivement, mais il est exposé à une « altération »
permanente qui soumet ce qui est à comprendre à des « transpositions » qui
le rendent immaîtrisable, mais qui instituent aussi sans cesse du sens
nouveau. Pour que cette tension patente n’aboutisse pas à une contradiction
insurmontable (en s’y effondrant), le comprendre s’avère en dernière
instance être un projeter intérieur ou un comprendre s’auto-projetant qui –
grâce à l’élucidation de ce qui ne va pas de soi dans ce qui va de soi et à
l’ouverture d’horizon de la synthéticité a priori – est censé rendre raison de
ces deux aspects.
On peut formuler la même chose encore d’une autre manière et l’élever
à un niveau plus abstrait. La première façon de voir consiste dans une
ouverture et un anéantissement – dans un projeter mettant-en-mouvement
et un voir intellectif s’arrêtant. La seconde procède à l’envers :
l’« altération » rend possible une prise de vue ouvrant là où l’arrêt du
mouvement du comprendre interrompt ce même mouvement. Cependant, il
ne s’agit pas là d’une symétrie purement rhétorique, mais de la différence
entre un projeter et voir intellectif orienté vers l’unité et un comprendre
fixant (dans un écart) qui se focalise sur l’altérité. L’acte de la construction
phénoménologique, de l’auto-projection intérieure, se tient enfin en tant
qu’extension horizontale a priori dans la tension entre une genèse
engendrante-projetante et un irréductible donné. Mais qu’est-ce qui
constitue ici précisément l’« être-donné » ?
Cette question renvoie – pas simplement de façon implicite – à la
« positivité » de l’irréductible qui flotte entre la négativité et la manifesteté.

7
Voir sur ce point, et de manière exemplaire, P. Loraux, « Pour n’en pas finir », Annales
de Phénoménologie, n° 15/2016, p. 13sq. et L’irréductible, Épokhè, n° 3, Robert Legros
(éd.), Grenoble, J. Millon, 1993.
Schnell 387

Il en va en effet de la question du statut de ce que veut dire « être donné »


phénoménologiquement. Que signifie alors « être-donné » ?
Le concept d’« être-donné » ou de « donation » a été critiqué à de
nombreuses reprises (et souvent à juste titre). Ce n’est pas le lieu ici de s’y
consacrer davantage, simplement une brève remarque à ce propos : si l’on
appréhende le donné comme ce qui est simplement présent et nous affecte
de l’extérieur, alors il ne peut être considéré comme étant universellement
valide. Cela veut dire que le donné ainsi compris est intriqué dans
d’innombrables contradictions possibles – que ce soit dans une
contradiction intérieure qui concerne le contenu (comme c’est le cas dans
la philosophie empiriste) ou dans une contradiction plutôt extérieure qui
résulte des différentes conjectures fondamentales (et inévitables) des sujets
de la connaissance (et cette liste n’est point exhaustive). Cela ne signifie pas
qu’il faudrait rejeter ce concept de l’« être-donné » – la position
phénoménologique résiste résolument à toute tentative de vouloir réduire la
philosophie à des stratégies d’argumentation ou à des analyses purement
conceptuelles. L’« être-donné » est un concept qui repose au fondement des
trois aspects de la compréhension. Dans l’anéantissement du projet de
compréhension, nous ne sommes pas face à un « néant », mais face à ce qui
se donne par là. Si l’« altération » a un sens bien-fondé, c’est parce que la
fixation du sens mobile et volatile « donne » à son tour quelque chose. Et
dans la projection intérieure du comprendre qui ouvre et étend la
compréhension, on a de nouveau à faire à une donation – précisément avec
une donation génétisée (« construite » phénoménologiquement), non point
avec quelque chose de préexistant ou de présupposé. Le point
d’aboutissement des présentes réflexions est donc effectivement
l’assomption d’un « irréductible » – de celui-là même que la construction
du projet du comprendre génétise, c’est-à-dire engendre et dirige en même
temps. « Engendre » – cela renvoie à un moment antiréaliste (tout
présupposé est radicalement remis en cause) ; « dirige » – cela constitue un
moment anti-idéaliste, car s’il n’y avait pas de tel fil conducteur, la
construction serait purement arbitraire. Ce qui est tout à fait remarquable,
c’est que la loi de la construction ne se révèle que dans la construction elle-
même. En d’autres termes, le comprendre a sa « vérité » en lui-même, il est
« signe de lui-même ». Cela distingue la compréhension
8
(phénoménologique) de la connaissance (scientifique), laquelle ne trouve
l’attestation de sa propre vérité que dans un étant présupposé et préexistant.

8
Fink parle à ce propos du « comprendre constitutif », cf. Eugen Fink, VI. Cartesianische
Meditation, vol. I, H. Ebeling, J. Holl, G. van Kerckhoven (éds.),
Dordrecht/Boston/London, Kluwer, 1988, p. 4.
Introduction à une estimative :
Qu’est-ce que les valeurs ? (1923)

JOSÉ ORTEGA Y GASSET

AVANT-PROPOS DE LA TRADUCTRICE

Que signifie parler des valeurs, lorsque l’on fait de la philosophie ? Que
signifie réfléchir sur les valeurs, à plus forte raison, lorsque l’on fait de la
phénoménologie ? La question des valeurs, nous dit le philosophe
madrilène Ortega y Gasset (1883-1955), a déjà été abordée au XIXe siècle,
par des penseurs tels que Johann Friedrich Herbart ou encore Friedrich
Beneke. Le philosophe espagnol, toujours sensible à l’air du temps, et au
mouvement de l’histoire se faisant, fait ici part d’une insatisfaction quant à
la manière dont le problème a été abordé. Il prend alors pour point de
départ une salve de mots ayant trait aux valeurs, termes en vogue et
symptômes, sinon d’une époque, du moins d’un changement de regard sur
ce qui fait notre subjectivité. Cette conversion du regard, aussi perceptible
soit-elle, dans les paroles les plus anecdotiques, mais aussi les plus
répandues, peut passer inaperçue : à être trop manifeste, une tendance peut
paradoxalement s’avérer invisible. Ne nous méprenons pas, cependant :
non qu’Ortega cherche à déceler, sous le signe, la présence latente d’un
quelconque signal, d’un trait d’époque ; si elle est ancrée dans son siècle,
la pensée d’Ortega, comme il le rappelle lui-même au début du présent
texte, est tout sauf sociologique, et encore moins psychologique.
Traversant le siècle, et bien au fait de cette philosophie radicalement
novatrice que l’on nomme la phénoménologie, Ortega se propose, dans les
pages qui suivent, de tracer patiemment des lignes de partage, pour
dégager la spécificité d’un regard proprement phénoménologique.
Autrement dit, le présent texte, par-delà son éminent intérêt pour une
question épineuse, manifeste la réception singulière qu’a Ortega de la
pensée husserlienne. Cet itinéraire raisonné invite le lecteur à prendre la
mesure de la force d’une démarche inaugurée par Husserl au tout début du
vingtième siècle. Les deux hommes se sont connus, et ont eu de féconds
échanges. Ortega, dont la formation philosophique initiale, effectuée en
Allemagne (notamment auprès des néokantiens de Marbourg, à savoir
Hermann Cohen et Paul Natorp), a été marquée par toute une tradition
néokantienne, tradition dont il a par la suite cherché à s’affranchir, a senti
qu’il y avait là cependant un formalisme dont les rigoureuses combinaisons,
Ortega y Gasset 389

pour habiles qu’elles soient, finissaient par ne plus toucher aux choses
mêmes. Il voit ainsi dans la phénoménologie une manière d’intégrer dans
la philosophie une certaine tradition espagnole ; chose qui, dans le cadre
de l’objectivisme néokantien qu’il a bien connu, ne lui était évidemment
guère possible. Ce faisant, et avec une constante rigueur, il évite les écueils
d’un vitalisme irrationaliste qui était le fait de sa toute première
philosophie, mais sans non plus tomber dans la tendance inverse, dont la
conséquence serait un dessèchement de la vie, comme c’est le cas dans
l’objectivisme néokantien.
Le philosophe espagnol a été, il convient de le souligner, l’un des
premiers introducteurs de la phénoménologie dans le monde hispanique.
En effet, c’est en espagnol qu’ont été traduits les premiers textes
husserliens, et ce, avant toute traduction en français. Ideen I et les
Recherches Logiques en sont des exemples remarquables. C’est, rappelons-
le, sous l’impulsion d’Ortega que certains de ses disciples (comme José
Gaos et Manuel García Morente) ont traduit les ouvrages mentionnés ci-
dessus. Le texte que l’on propose ici au lecteur francophone en est un
magnifique témoignage. En effet, que manquait-il précisément au
néokantisme, et quel regard apporte donc la phénoménologie à la question
de l’être et de la valeur ? C’est de cela qu’il s’agit ; outre le fait que la
phénoménologie produise une ouverture thématique absolument
incommensurable, elle permet de déplacer, ou de revitaliser, plus
exactement, des questions que les néokantiens traitaient d’une manière
certes intéressante, mais non fidèle aux choses elles-mêmes. Dirigeant son
attention sur le vécu et sur ce qui s’y manifeste, la phénoménologie offre la
possibilité de parler de l’expérience, de notre expérience humaine, en des
termes qui nous éloignent à la fois d’un objectivisme somme toute inerte,
mais aussi d’un subjectivisme effréné, menant, à terme, au plus parfait et
au plus nonchalant relativisme. Le vécu recèle une consistance qui nie
l’arbitraire et donne accès à des idéaux, à des rapports d’essence ;
toutefois, c’est seulement à travers l’expérience que ces derniers sont
accessibles : pour la phénoménologie, dont l’élan remarquable a été, pour
un temps du moins, comme interrompu par les deux conflits mondiaux, tout
objet est objet d’une expérience, et la façon dont il nous apparaît n’est pas
n’importe laquelle. Il se plie en effet à des lois eidétiques déterminées. On
ne saurait considérer les choses et l’expérience que nous faisons d’elles
comme étant deux pans distincts, comme deux entités différentes, et c’est
cela précisément qui nous éloigne à la fois d’un réalisme naïf et d’un
subjectivisme relativiste, ou d’un irrationalisme vitaliste. La réception toute
personnelle qu’a ici Ortega de la phénoménologie husserlienne peut donc
se lire comme la matrice véritable de sa philosophie.
390 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Ortega y Gasset fait paraître son texte dans la Revista de Occidente,


important organe de diffusion de cette philosophie avant-gardiste qu’est, à
cette époque troublée, la toute jeune phénoménologie. Cet essai offre à
notre réflexion une ouverture méthodique élaborée contenant les prémices
de ce qu’il appelle, dès 1914, dans ses Méditations du Quichotte, le
« perspectivisme ». Le texte que l’on découvrira ici est, on l’a dit, un
témoignage de cette lecture originale que fait Ortega de la
phénoménologie. Le « perspectivisme » est certes vitaliste, mais non pas
relativiste ; il n’a d’autre visée que de parler depuis la vie, mais non de
n’importe quelle manière. C’est en effet depuis la subjectivité que nous
accédons aux choses mêmes, mais ce sont ces dernières qui nous dictent
leur être. Le subjectivisme d’Ortega est donc subjectivement décentré, et
ce, dans la mesure où ce sont les choses mêmes qui nous décentrent.
En outre, il est ici donné au lecteur francophone une éminente leçon de
refondation philosophique, témoignage d’autant plus précieux que rares
sont encore les traductions en français des textes ortéguiens proprement
phénoménologiques, sans lesquels il est impossible de comprendre en
profondeur ses théories fondamentales, telles que le « perspectivisme »,
« la raison vitale » et la « raison historique ». Le texte d’Ortega sur les
valeurs constitue donc un apport éminemment nécessaire à ce chaînon
manquant de la réception française du philosophe espagnol.
Il est, enfin, un bel exemple d’une démonstration philosophique aussi
passionnée qu’irrévocable dans ses conséquences. La lucidité d’Ortega fait
voir à quel point on ne peut faire ce que l’on veut des valeurs, quand bien
même on s’en attribuerait la paternité, quand bien même on aurait le
sentiment qu’elles sont nôtres. Et elles le sont, mais dans un sens bien
différent de ce que l’on pourrait croire. Elles sont nôtres, et objectives,
parce qu’elles s’imposent à nous. S’extrayant courageusement, dans le
sillage de Husserl, d’une aporie consistant à choisir entre le rapport au
vécu et l’objectivité, Ortega décrit l’expérience des valeurs (et donc, leur
apparaître objectif à un vécu pourtant nécessairement subjectif) dans toute
leur diversité ; il en souligne la solide consistance, leur absence
d’arbitraire. Elles imposent à la subjectivité leurs dynamiques propres,
seules accessibles au sentiment (organe d’accès au valoir, tout comme la
perception l’est pour les choses du monde réel). Leur mouvement même
répond à des dynamiques essentielles, et non à des émanations éthérées,
labiles, de nos choix ou décisions. Les valeurs ont une épaisseur, une
stabilité, qu’il appartient au phénoménologue de découvrir, de décrire, en
se hissant à leurs ordres idéaux, dans leurs nécessaires rapports avec la
subjectivité, avec le vécu. C’est ce vécu, cette vivencia, terme proprement
ortéguien, qui est au cœur du présent exposé, et qui manifeste à quel point
est grande la complexité de ce qui tisse notre expérience. Elle rend
Ortega y Gasset 391

également toute sa pertinence à l’expression de « Raison vitale », apparent


oxymore. La clef en est ainsi dans la réception, à la fois rigoureuse et
singulière, qu’a Ortega de la phénoménologie, réception dont témoigne
avec force le texte que voici1.

***

Cela fait un certain temps que, dans les études philosophiques, dans les
œuvres littéraires, et même dans la conversation des personnes éduquées,
apparaissent avec beaucoup d’insistance les vocables de « valeurs »,
« évaluation », « évaluer ». Les gens dont l’esprit est aigri, et qui sont
incapables de s’offrir à eux-mêmes le luxe de comprendre les choses, diront
qu’il s’agit d’une mode. Néanmoins, la préoccupation théorique et pratique
autour des valeurs est l’un des faits les plus profondément réels du temps
nouveau. Quiconque ignore le sens et l’importance de cette préoccupation
est à mille lieues de soupçonner ce qui est en train de se produire à présent
dans les tréfonds de la réalité contemporaine, et ils sont encore plus loin
d’entrevoir ce demain qui avance rapidement à notre rencontre.
L’on parle de l’une des conquêtes les plus fertiles que le XXe siècle a
faites, et en même temps, de l’un des traits physionomiques qui définissent
le mieux le profil de l’époque actuelle.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’existait d’études sur la valeur que
celles portant sur la valeur économique2.
On employait souvent le terme de « valeur » en éthique et en esthétique,
en sociologie et en psychologie, sans que personne ne tentât de soumettre
sa signification à une enquête spécifique. Dans les livres éthiques de Kant,
et surtout dans ses Fondements [532] de la métaphysique des mœurs, on

1
Le présent travail a bénéficié des précieux conseils philosophiques et philologiques de
Pablo Posada Varela. Mes remerciements vont également à Patrick Lang, maître de
conférences en philosophie et directeur du département de philosophie de l’Université de
Nantes. Sa connaissance extrêmement précise de la philosophie allemande, entre autres, et
de la phénoménologie des valeurs, m’a aidée à choisir, du mieux que je le pouvais, les
formules et les termes les plus adéquats. Ses remarques stimulantes ont été d’une grande
aide. Que tous deux soient donc encore une fois remerciés pour leur lecture attentive et
rigoureuse.
2
Ce sont les Anglais qui eurent avant tout le monde un aperçu, bien que vague, des thèmes
qui nous intéressent tant à présent. Dans les œuvres de Hutcheson, Shaftesbury et même
d’Adam Smith, on respire l’atmosphère qui, si elle avait été clarifiée, constitue aujourd’hui
la théorie des valeurs. Cependant, les premiers penseurs qui découvrirent dans la Valeur
un problème scientifique bien à part furent Herbart (1776-1841), Beneke (1798-1854) et
Lotze (1817-1881). Il convient bien sûr de s’aviser que ce que l’on appelle « philosophie
des valeurs » (Windelband, Rickert, Münsterberg) n’a que très peu à voir avec la « théorie
des valeurs » qui maintenant nous occupe.
392 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

parle, à chaque page, et à plusieurs reprises, de « valeur », et ce, non de


façon extrinsèque, ni fortuite, mais de la façon la plus formelle. Les
questions décisives, dans le système moral kantien, sont posées ou sont
résolues dans des formules où intervient le mot « valeur ». Ici et là, nous
pouvons lire des expressions telles que « valeur absolue », « valeur
relative », « valeur propre ou intime de la personne », « valeur morale », et
cetera, sans que Kant nous offre, pour fixer ce à quoi réfèrent les graves
allusions de ces vocables, une définition, même par accident, et ne serait-ce
que nominale, de la valeur ; et nous ne parlons même pas d’une enquête
préméditée sur le problème objectif que recèle ce terme.
La discussion sur les « valeurs esthétiques », les « valeurs vitales », les
« valeurs politiques », les « valeurs culturelles » n’est pas moins habituelle.
C’est toute une génération qui s’est embrasée à la chaleur qu’irradiait le mot
d’ordre de Nietzsche : Transmutation des valeurs. L’on peut signaler, bien
entendu, que l’on a recours au mot « valeur » précisément lorsque pour
comprendre certains phénomènes, tous les autres concepts semblent
inopérants. Ce qui équivaut à reconnaître que là où l’on parle de « valeur »,
il existe quelque chose d’irréductible à toutes les autres catégories, quelque
chose de neuf et de distinct des régions restantes de l’être. N’y aurait-il donc
pas, à plus forte raison, nécessité de préciser un peu en quoi consiste ce que
nous appelons « valeur » ?
Tel est le propos des pages qui suivront : je souhaiterais, par le chemin
le plus court, conduire le lecteur à une notion claire et rigoureuse de ce que
sont les valeurs. Notre problème n’est donc pas une classe particulière de
valeurs ; non pas ce qu’est la valeur morale, ou la valeur économique, ou
esthétique, mais ce qu’est la valeur en général : voilà qui va servir de but à
notre recherche.
Il est tout à fait étrange qu’un problème aussi vaste et essentiel apparaisse
devant nous comme une terra incognita. Nous nous retrouvons, en effet,
avec cette circonstance paradoxale : alors que depuis son commencement,
la philosophie médite sur le problème de l’être, son équivalent en extension
et en dignité, à savoir, le problème de la valeur, semble non pas pauvrement
traité, mais tout simplement ignoré par les philosophes.
Il est évident que les choses ne se sont pas passées rigoureusement ainsi.
Un thème aussi radical ne permet pas qu’on le survole. Le penseur
individuel pourra ne pas l’apercevoir, et les époques pourront défiler devant
lui sans souligner, de manière formelle, sa physionomie ; néanmoins, ce
thème se manifestera d’une façon ou d’une autre dans le corps de la science.
Tantôt, il se fondra, indiscernable, dans d’autres problèmes ; tantôt, au
contraire, il viendra s’insinuer sous le masque de l’une de ses formes
particulières ; d’autres fois, enfin, c’est en une agressive absence que
Ortega y Gasset 393

consistera sa présence, comme la pièce perdue d’une mosaïque atteste son


éloignement en laissant voir la coupe de son creux.
Ainsi donc, la version dans laquelle la Valeur a le plus souvent préféré
se dissimuler, c’est l’idée du Bien. Des siècles durant, l’idée du bon a été
celle que [533] la pensée a le plus rapprochée de l’idée de « ce qui a une
valeur » [lo valioso]. Mais, comme nous le verrons bientôt, le Bien n’est
rien que le substrat de la valeur, ou bien une classe de valeurs, une espèce
du genre valeur. Et il arrive que, lorsque l’on ne possède pas la véritable
idée générique, l’espèce devienne un faux genre, dont nous ne connaissons
que la note spécifique. Un exemple servira d’éclairage à ce que je dis : pour
les antiques penseurs d’Ionie, il n’existait d’objets que corporels ou
physiques. Aucune autre classe d’objets n’avait encore fait son entrée dans
le champ de leur intellection. Par conséquent, il n’existait pas pour eux la
distinction, si évidente pour nous, entre l’être et l’être physique ou corporel.
Ils ne connaissaient que ce dernier, et, partant, le corps et l’être sont
équivalents en tant que synonymes, dans leur répertoire d’idées. C’est la
corporéité qui définit l’être, et sa philosophie est physiologie. Mais voilà
que Pythagore, qui errait en Italie, fait la dramatique découverte de certains
objets qui sont incorporels et qui, cependant, opposent à notre intellect la
même résistance que celle que les objets corporels opposent à notre main :
il s’agit des nombres et des rapports géométriques. Au vu de cela, il ne nous
sera pas possible, en parlant de l’être, d’entendre par là la seule corporéité.
À côté de cette dernière, comme une autre espèce de l’être, on trouve
l’idéalité des objets mathématiques. Une telle duplication des êtres nous fait
prendre conscience de notre ignorance sur ce qu’était l’être. Nous
connaissions le spécifique de la corporéité, mais non pas ce qu’il y a en elle
d’être en général.
De façon analogue, donc, en parlant du Bien, nous ne parviendrons à ne
connaître qu’une forme spécifique de la valeur, sans que nous en venions à
soupçonner derrière elle le genre « valeur ». Et j’en veux pour preuve
immédiate que c’est quelque chose de très différent que nous avons dans le
simple fait de considérer que le Bien et le Mal s’excluent, qu’ils sont l’un
de l’autre le contraire et que, néanmoins, ils sont tous deux de la valeur : le
Bien, une valeur positive ; le Mal, une valeur négative. Qu’est-ce donc que
ce substantif « valeur », commun aux deux, et qui se spécifie de telle façon
en des caractères contraires ?
La conscience de la valeur est aussi générale et primitive que la
conscience d’objet. C’est chose difficile que de se limiter, face à une chose
quelconque, à la simple appréhension de sa constitution réelle, à ses qualités
entitatives, à ses causes, à ses effets. À côté de tout cela, à côté de ce qu’une
chose est ou n’est pas, de ce qu’elle fut ou de ce qu’elle peut être, c’est un
caractère étrange et subtil que nous trouvons en elle, un caractère au vu
394 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

duquel elle nous paraît avoir de la valeur [nos parece ser valiosa] ou être
sans valeur [despreciable]. Le cercle des choses qui sont pour nous
indifférentes est bien plus réduit et étonnant que ce qu’il semble à première
vue. Et ce que nous appelons indifférence appréciative est, bien souvent,
une intensité atténuée de notre intérêt, positif ou négatif, intensité que nous
considérons, en comparaison avec de plus vifs intérêts, comme
pratiquement nulle.
Nous percevons les objets, nous les comparons et les analysons, nous les
additionnons, les ordonnons et les classifions. En recherchant leur
conditionnement commun, nous les agençons selon des séries de causes et
d’effets, séries qui s’articulent réciproquement à leur tour en formant la
structure de l’univers, illimité dans l’espace et [534] dans un flux perpétuel,
dans l’écoulement du lit du temps [cauce del tiempo]. Mais voilà que ces
mêmes objets, organisés en un monde, selon ce qu’ils sont ou ne sont pas,
sans abandonner leur poste et la condition qu’ils y occupent, nous les
découvrons organisés selon une autre structure universelle, au regard de
laquelle ce qui est décisif, ce n’est pas que chaque chose soit, ou ne soit
pas ; c’est qu’elle vaille [valga] ou ne vaille pas, c’est qu’elle vaille plus,
ou qu’elle vaille moins. Nous ne nous limitons donc pas à percevoir, à
analyser, à ordonner et à expliquer les choses en fonction de leur être, mais
nous les estimons [estimamos] ou les mésestimons [desestimamos], nous
leur accordons notre préférence, ou nous les mettons de côté ; en somme,
nous les évaluons [valoramos]. Et si, en tant qu’objets elles nous
apparaissent ordonnées selon des séries spatio-temporelles de causes et
d’effets, en tant que choses évaluées [valoradas], elles apparaissent
disposées selon une très vaste hiérarchie constituée par une perspective de
rangs valoratifs.
Si nous entendons par monde l’ordonnancement unitaire des objets, nous
avons deux mondes, deux ordonnancements différents, mais cependant
entremêlés : le monde de l’être, et le monde du valoir [valer]. La
constitution de l’un n’est point de mise dans l’autre ; d’aventure, ce qui est
nous semble ne rien valoir, et, au contraire, ce qui n’est pas s’impose à nous
avec une valeur maximale. Par exemple : la justice parfaite, jamais atteinte,
et toujours recherchée.
Il est, dans le vocabulaire courant, des mots dont la signification fait
spécialement et exclusivement allusion au monde des valeurs : bon et
mauvais, mieux et pire, ayant de la valeur [valioso] et faible, précieux et
insignifiant, estimable, préférable, etc. Bien que cette langue évaluative
[valorativa] soit assez riche, c’est à peine si elle forme un coin
imperceptible des significations estimatives [estimativas]. Pour des raisons
profondes, dont il n’est pas possible de discuter dans cet essai, il existe dans
le langage la tendance, économique, à exprimer des phénomènes de valeur
Ortega y Gasset 395

au moyen d’un halo de signification complémentaire qui auréole la


signification primaire, réaliste, du mot. Ainsi, le mot « noble », dans des
complexions telles qu’« action noble », « caractère noble », signifie
premièrement une certaine constitution réelle de quelques mouvements
externes ou internes chez une personne, ou bien, une certaine prédisposition
constante que possède réellement l’âme d’un individu. Cette signification
primaire, donc, se réfère à des choses ou à des qualités réelles, tout comme
le terme « rouge » se réfère à cette qualité chromatique qui apparaît
maintenant à mes yeux. Mais il serait faux d’affirmer qu’avec cela, nous
aurions pleinement satisfait la signification de « noble ». Lorsque je dis
« rouge », je me réfère exclusivement à la couleur de ce nom ; mais lorsque
je dis « action noble », je ne me contente pas de nommer une certaine classe
d’actes réels, mais je donne à entendre, au passage, ou de façon
complémentaire, que cette classe d’actes a une valeur positive face à la
valeur négative qu’a une autre classe d’actes réels, ceux que nous appelons
« abjects ». Et si, dans notre analyse, nous insistions sur ce que nous
signifions par le vocable « noble » dans l’estimatif [lo estimativo], nous
remarquerions que nous ne déclarons pas seulement qu’à de tels actes se
rattache une valeur positive en général. En qualifiant, donc, une action
d’« utile », nous lui [535] attribuons également une valeur positive, mais
bien différente de la valeur « noblesse ». Par « noble », nous entendons par
conséquent une certaine valeur positive.
De la même façon, les vocables « généreux », « élégant », « adroit »,
« fort », « distingué » – ou bien « sordide », « inélégant », « maladroit »,
« faible », « vulgaire » –, signifient à la fois des réalités et des valeurs. Bien
plus : si l’on entreprenait une exploration du dictionnaire, avec pour
ambition de rassembler tous les termes de sens complètement estimatif
[estimativo], l’afflux extraordinaire de caractères et de nuances de valeurs
[matices valorales] qui résident dans la langue courante ne laisserait pas de
nous ébahir.
Demandons-nous alors sans plus attendre, et avec une certaine rigueur :
qu’est-ce donc que ces valeurs ? Il est sûr qu’à une telle question se
présentent, à l’esprit du lecteur, certaines réponses, et il n’est pas
improbable que l’ordre dans lequel elles apparaissent soit le même que celui
dans lequel ces réponses ont surgi dans le processus scientifique. Il en est
deux d’entre elles qui résument toutes les autres et qui sont comme les
stations du chemin dialectique que suit tout esprit pour parvenir à une notion
plus pure, plus exacte et plus claire de la Valeur.
396 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

1. LES VALEURS NE SONT PAS LES CHOSES AGRÉABLES

Avant toute chose, il nous arrive de penser ceci : une chose est précieuse
[valiosa], a de la valeur, lorsqu’elle nous fait plaisir [agrada] et dans la
mesure où elle nous fait plaisir. Elle possède une valeur négative lorsqu’elle
nous déplaît [desagrada] et dans la mesure où elle nous déplaît.
Ce fut Meinong qui, le premier, a posé de manière stricte et formelle le
problème général de la valeur, et a mis à l’épreuve sa théorie dans ses
Investigations psychologiques pour une théorie de la Valeur3, publiées en
18944. [536]
Qui ne trouvera pas plausible l’idée de Meinong ? Moi, je donne de la
valeur à une chose, et tel en donnera à une autre ; moi, je préfère ce qu’un
tel écarte, et vice-versa. Ce qui me fait plaisir est évalué [valorado]
positivement ; ce qui m’irrite [me enoja], l’est négativement.
Et voilà que se remet en jeu, à l’occasion de la valeur, exactement le
même raisonnement qui, là-bas en Grèce, servit de fondement au
scepticisme. Chacun a son opinion et juge que c’est elle, la vérité ; ces
opinions, prétendument vraies, produisent la plus atroce des dissonances.
Tel est le véritable « trope » ou argument d’Agrippa l’académicien, le
« trope » fondé sur la diversité dysharmonique des opinions – τὸν ἀπὸ τῆς
διαφωνίας τῶν δοξῶν.
Mais tout comme dans le cas de la vérité, dans celui de la valeur, le
« trope » d’Agrippa, dont l’effet émotionnel est grand, passe à côté du

3
Investigaciones psicológicas para una teoría del valor. [N. d. T.]
4
Alexius Meinong, professeur de Philosophie à Prague : Psychologisch-ethische
Untersuchungen zur Werth-theorie, 1894. Cf. sa polémique avec Ehrenfels, à laquelle je
fais référence par la suite : « Über Werthaltung und Wert » (De l’évaluation et de la valeur),
dans l’Archiv für systematische Philosophie, 1895, tome 1, et son article « Über Urteilsgefühle ;
was sie sind und was sie nicht sind » (Sur les sentiments de jugement : ce qu’ils sont et ce qu’ils
ne sont pas), en l’Archiv für die gesamte Psychologie, tome VI, 1905. Dans son ouvrage Über
Annahmen (Sur les hypothèses), seconde édition, 1910, il consacre le chapitre IX à cette question.
À cette époque, le point de vue de Meinong se trouve largement développé par Urban dans le
livre Valuation, its nature and laws, 1909, consultable par ceux qui ne liraient pas l’allemand.
Cependant, tous les travaux de Meinong, qui ont occupé et préoccupé, des années durant, les
axiologues ou valoristes, ont aujourd’hui peu d’intérêt véritable. L’auteur a dû retirer l’essentiel
de ses idées et accepter la simple vérité que son maître, Franz Brentano, avait déjà découverte en
1889, et qui, quoique ayant trait au problème du Bien, ne dégageait pas suffisamment l’idée de
valeur. Le livret, génial, de Brentano, dans lequel on trouve pour la première fois, face à Kant, la
formulation de ce que, pour ma part, j’estime être un principe essentiel de la nouvelle Éthique,
s’intitule Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (traduction espagnole de la Revista de Occidente).
Les idées de Brentano sur la psychologie et sur l’éthique ne parvinrent pas à s’imposer, au XIXe
siècle, alors qu’elles ont, en revanche, dans la forme que leur ont donnée ses disciples – Husserl,
Meinong, Marty, etc. – rapidement triomphé, au cours du peu d’années qui se sont déjà
écoulées, en ce début de XXe siècle. C’est dire à quel point les siècles, comme les climats,
sont favorables ou hostiles à certaines semences idéologiques !
Ortega y Gasset 397

problème sans le heurter, comme une flèche qui aurait dévié. Les
vicissitudes du suffrage universel sont indifférentes à l’essence de la vérité.
La convergence de tous les hommes sur une même opinion ne donnerait pas
à cette dernière une once supplémentaire de vérité ; elle ne nous offre
qu’une plus grande tranquillité et confiance subjectives, parce qu’au fond,
nous les hommes, nous sommes humbles et faibles, et cela nous effraie
d’avoir notre critère pour seul recours.
Néanmoins, l’idée de Meinong nous semble claire : c’est la première qui
nous vient. Pas un d’entre nous qui n’ait répondu, à la question « qu’est-ce
donc que la valeur ? » : la valeur, c’est l’aspect que projettent sur l’objet les
sentiments de plaisir [agrado] et de désagrément [desagrado] du sujet. Les
choses n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Toute valeur trouve son origine
dans une évaluation préalable, et cette dernière consiste dans le fait pour le
sujet de donner aux choses une dignité, un rang, selon le plaisir ou
l’irritation qu’elles lui causent.
Ce n’est point un hasard si cette idée, où l’on commence par nier le
caractère objectif de la valeur, pour la faire émaner du sujet, soit la première
qui nous vienne à l’esprit. On parle ici d’une prédisposition native par
laquelle, dans tout ordre de réalité, se caractérise l’homme moderne, et
surtout l’homme contemporain, et qui le distingue radicalement de l’homme
antique. Pour ce dernier, la première pensée, spontanée, est que les objets –
choses, vérités ou normes – sont indépendants du sujet, qu’ils sont
transsubjectifs. Ce n’est qu’en vertu d’un grand effort mental, dont seuls
furent capables certains individus géniaux, que l’antique humanité parvient
à subodorer que tout ce monde d’objets et de relations objectives n’est peut-
être bien qu’une simple illusion, et qu’il se réduit à une émanation du sujet.
Chez l’homme moderne, qui trouve son commencement à la Renaissance et
touche, au XIXe siècle, à ses ultimes conséquences, ce soupçon est normal,
et spontané ; il n’a pas besoin, pour l’atteindre, de raisons particulières : il
le trouve originairement formé dans la couche la plus profonde de son esprit.
Nous sommes, en effet, des subjectivistes nés5. Il est étrange de remarquer
la facilité avec laquelle l’homme moyen de notre temps accepte toute thèse
dans laquelle ce [537] qui semble être quelque chose d’objectif se trouve
expliqué comme étant une simple projection subjective. Par exemple, l’idée
de Stuart Mill, et de tout le positivisme, qui fait des choses environnantes –
cet encrier, cette table – un conglomérat de sensations, et rien de plus, ne
semble un paradoxe pour personne. Étant donné que, en dépit de ces
théories, l’encrier et la table continueront inévitablement de nous apparaître
comme des entités distinctes de nous-mêmes, indépendantes de nos états

5
Le subjectivisme étant la réalité grossière qui se cache derrière le joli nom d’« idéalisme
philosophique ».
398 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

subjectifs, cela veut donc dire que cette façon de penser implique que l’on
reconnaisse que nous sommes condamnés à un inexorable mirage, et à un
perpétuel quid pro quo.
Pour ce qui est des valeurs, la situation est semblable. Elle manifeste
peut-être plus clairement l’erreur du positivisme, lequel, malgré son titre et
l’aspiration qui est la sienne – celle d’être une philosophie des faits purs,
des phénomènes – commence toujours par négliger le phénomène même
qu’il désirerait expliquer. Parce que c’est un fait, positivement avéré, qu’au
moment d’évaluer quelque chose comme étant bon, nous ne voyons pas la
bonté projetée sur l’objet par notre sentiment de plaisir, mais, bien au
contraire, nous la voyons comme venant, comme s’imposant à nous depuis
l’objet. Face à un acte juste, c’est lui qui nous apparaît et que nous
considérons comme bon, tout comme le vert de la feuille nous apparaît sur
la feuille, et qu’il en est une propriété. De sorte que ce qui se produit dans
notre conscience, c’est qu’un homme, loin de nous apparaître comme bon
parce qu’il nous fait plaisir, nous fait plaisir parce qu’il nous semble bon,
parce que nous trouvons en lui ce caractère de valeur qu’a la bonté. Ce parce
que n’est pas une parole en l’air. Notre plaisir ne naît pas simplement après
que nous nous sommes aperçus de la bonté de cet homme ; il ne s’agit pas
d’une simple succession, c’est au contraire le plaisir qui se manifeste
comme étant uni par un lien conscient avec cette bonté, de la même manière
que la conclusion n’est pas ce qui fait simplement suite aux prémisses, mais
qu’elle repose sur elles, ou qu’elle en émerge.
La complaisance [complacencia] est très certainement un état subjectif,
mais elle ne trouve pas sa naissance dans le sujet ; c’est plutôt qu’elle est
suscitée et alimentée par un certain objet. Tout contentement est un trouver
plaisir à quelque chose. Son origine ne peut être elle-même ; ou bien, pour
le dire d’une façon grotesque, le plaisant ne l’est pas parce qu’il fait plaisir,
mais, au contraire, c’est par sa grâce ou sa vertu objective6 qu’il fait plaisir.
Ainsi, la valeur de l’objet doit se trouver devant notre conscience,
préalablement au surgissement de notre plaisir. Ce n’est donc point notre
sentiment de complaisance qui donne ou confère la valeur à la chose ; bien
plutôt, pour ainsi dire, il est ce qui reçoit la valeur, et c’est avec elle ou en
elle qu’il se régale. [538]

6
Il n’est qu’une classe particulière de valeurs pour laquelle le fondement du plaisir
[agrado] soit, effectivement, le simple plaisir : celle des délices physiques. Le plaisir
physique procure du plaisir, c’est-à-dire qu’il plaît [complace]. Ici cependant, le terme
« plaisir » s’emploie en deux sens distincts. Le plaisir physique est – nul ne saurait l’ignorer
– non pas un sentiment de complaisance, mais une sensation comme celle de la couleur ou
du son. Tout comme l’acte juste porte, annexée à lui, une valeur, ainsi tout plaisir physique
est, par lui-même, outre notre complaisance pour lui, une réalité ayant de la valeur.
Ortega y Gasset 399

2. LES VALEURS NE SONT PAS LES CHOSES DÉSIRÉES OU DÉSIRABLES

Si, comme Meinong le prétend dans sa théorie initiale, la valeur d’une


chose n’était que le résultat du plaisir qu’elle suscite en nous, il n’y aurait
que les objets existants qui auraient de la valeur. Or, ce que nous évaluons
principalement, c’est tout ce qui n’est pas existant, la richesse que nous ne
possédons point, la santé qui nous fait défaut. Les grandes valeurs sont les
valeurs idéales, autrement dit, ce qui ne s’est pas encore réalisé.
C’est ce constat qui a conduit Ehrenfels, compagnon de l’école
philosophique de Meinong, à faire l’essai d’une réponse nouvelle à notre
question sur ce qu’est la valeur7. Elle est aussi une idée claire qui nous est
venue, à tous, parfois. Par là, elle n’est pas moins subjectiviste que la
précédente, et elle est induite par un désir analogue de répondre à la
disparité des évaluations humaines. Du point de vue d’Ehrenfels, ont de la
valeur les choses dont nous avons le désir. Le fait, pour nous, de les désirer,
est la seule réalité qu’il y ait dans leur valeur. Du sentiment comme créateur
des valeurs, nous passons à l’appétit, à l’inclination, à l’intérêt, à ce que
nous appelons communément désir. Cependant, on en est toujours à
chercher la valeur des objets dans l’intimité des sujets.
La thèse d’Ehrenfels donna lieu à une polémique retentissante, faite de
répliques et de contre-répliques échangées entre lui et Meinong. Cette
polémique, libérée de tout ce qui relève de l’accidentel, peut se résumer en
un dialogue imaginaire dans lequel chaque position et rectification
représente une avancée dans le progrès dialectique qui élève et affine
progressivement notre idée de la valeur.
Meinong : La valeur d’une chose peut être assimilée au fait d’être désirée
ou d’être objet d’appétence. Désirer, ce n’est pas évaluer. Parce que l’on ne
désire que ce que l’on ne possède pas ; donc, l’inexistant (ou bien des
situations objectives inexistantes). Or, on ne saurait nier que nous
reconnaissons de la valeur à maintes choses existantes que nous possédons
et dont nous avons la jouissance. L’évaluation commence véritablement
avec l’existence de l’objet, et avec elle, c’est l’appétit qui cesse.
Ehrenfels : c’est une erreur d’affirmer que nous ne reconnaissons pas de
valeur à l’inexistant ; la richesse dont nous manquons, le talent que nous ne
possédons pas ont de la valeur, et ils en ont parce que nous recherchons de
telles choses. Étant donné que Meinong recherche l’origine de la valeur
dans le plaisir que donne au sujet l’actualité présente de l’objet, il ne voit
pas ce fait premier, à savoir, que nous évaluons l’inexistant, terme de notre
appétit.

7
C. von Ehrenfels: System der Werttheorie, 1898.
400 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Meinong : j’admets que je me suis trompé sur un point : le lointain,


l’absent ou l’inexistant ont eux aussi de la valeur pour le sujet. Cependant,
le sens de cette évaluation correspond [539] à la conscience du fait que si
cet objet se mettait à exister et à se rendre présent pour moi, il me procurerait
du plaisir. Je distinguerai donc une « valeur d’actualité » (celle tenue par
l’objet présent qui me fait plaisir), et une « valeur de potentialité », celle
qu’a, par exemple, ce même objet lorsqu’il est absent. Utilisée ainsi, la
théorie de l’évaluation comme d’un phénomène sentimental gagne en force.
En revanche, Ehrenfels, partant de l’appétit pour l’inexistant, laisse de côté
les valeurs de l’actuel.
Ehrenfels : il y a lieu, également, d’élargir mon concept. L’existant
n’excite pas notre appétit, mais, à chaque instant, nous nous formons l’idée
que si nous ne possédions point certaines choses que nous possédons, si
elles étaient inexistantes, nous les désirerions. Nous dirons donc : la valeur,
c’est le fait d’être désiré ou désirable.
C’est ainsi que prend fin la joute dialectique entre les deux penseurs
autrichiens. En en suivant le déroulement, nul doute que nous ayons affiné
notre capacité à cibler et que nous ayons écarté des positions insuffisantes.
Soulignons une note commune à ces deux théories en litige. Pour l’une
et l’autre, la valeur n’est rien de positif dans l’objet, mais elle est une simple
émanation du sentiment ou de l’appétit subjectifs. Ces derniers sont des
états psychiques possédant une plus ou moins grande intensité. Les valeurs
auront à être fonction d’eux, et auront par conséquent à augmenter ou à
diminuer, en allant de pair avec cette intensité-là. Plus grand est l’appétit ou
le plaisir, plus grande est la valeur.
Il suffirait de cela pour suggérer l’erreur radicale dont pâtissent ces deux
théories psychologistes, subjectivistes.
Au sentiment de déplaisir ne vient pas correspondre une valeur négative
qui lui serait proportionnelle, parce que celui qui souffre d’une blessure
pour sauver un proche souffre une peine, et cependant, il évalue
positivement le fait qui l’a produite, le fait d’avoir sauvé quelqu’un. Il est
absolument faux que les rangs des valeurs et même leur caractère positif ou
négatif soient fonction du plaisir ou de la peine, du désir ou de la répulsion.
L’appétit que ressent un homme lorsqu’il passe deux jours sans manger est
indubitablement plus intense que celui que lui ou n’importe quel autre
homme ressent pour L’Iliade et la Justice qui ont, ou peuvent avoir, bien
plus de valeur que tel ou tel aliment, et même que tout aliment qui soit. Pour
manger, il vendra L’Iliade, et même, d’aventure, la Justice ; mais tout en
prenant les trente sous, forcé par la violence mécanique de son appétit, il ne
cessera pas d’évaluer d’autant plus positivement ces deux sublimes objets.
La faim et la soif de justice, c’est-à-dire, la conscience de cette valeur –
comme de toutes les autres – ne comportent pas un plus ou un moins dans
Ortega y Gasset 401

leur intensité, et elles appartiennent à cette classe de phénomènes


psychiques auxquels fait défaut cette variabilité dynamique. Ainsi, on ne
peut pas penser avec une plus ou moins grande force que deux et deux font
quatre. Ou bien on le pense, ou bien on ne le pense pas, c’est-à-dire, ou bien
on « voit » avec une authentique évidence la vérité de cette proposition, ou
bien on ne la « voit » pas. Dans ce voir, il y a lieu de penser un plus ou un
moins de clarté dans le vu, mais non pas une plus ou moins grande intensité
dans le « voir ».
[540] Toutes ces mises en garde nous poussent à séparer peu à peu la
valeur des actes sentimentaux et appétitifs, lesquels, en effet, se meuvent
toujours dans nos âmes, non loin de l’évaluation, et se trouvent motivés ou
réveillés, excités ou réprimés par elle, mais sans être elle.
Néanmoins, si la valeur d’une chose ne consiste pas en ce que la chose
plairait ou irriterait, ni en ce qu’elle serait désirée, ou, du moins, désirable,
en quoi peut-elle donc consister ?
C’est presque toutes les fois où la science parvient à un point où elle nous
semble avoir vainement épuisé tous les concepts en une série de tentatives
stériles que nous nous approchons d’une solution satisfaisante. Ces
tentatives, apparemment inutiles, auront été les efforts que requiert une mise
au point8 plus aboutie de l’intelligence.

3. LES VALEURS SONT QUELQUE CHOSE D’OBJECTIF ET NON DE SUBJECTIF

« Désirable » est un terme équivoque. Il possède tout du moins deux sens


distincts qui font référence à deux phénomènes complètement différents.
En premier lieu, « désirable » signifie ce que dit Ehrenfels : la possibilité
d’être désiré. Être désiré équivaut à ce que quelque chose tolère, permette,
offre le prétexte ou l’occasion pour que nous le désirions, pour que nous
effectuions en sa direction un acte d’inclination, d’intérêt ou d’appétit. En
ce sens, la qualité « être désirable » que nous pouvons attribuer à un objet
ne nous dit rien de particulier sur la valeur, c’est une qualité vide, négative.
Parce qu’il n’y a rien qui ne puisse pas exciter notre désir. Tout ce qui est,
et n’est pas, peut être désiré. Avec la définition d’Ehrenfels, donc – et
hormis toutes les erreurs de sa théorie –, nous n’obtenons aucune
différenciation entre l’être et la valeur, entre un quelconque objet et ce
même objet, lorsqu’en plus de ses propriétés réelles, il s’avère qu’il a cette
autre propriété que nous dénommons Valeur.
Mais, en second lieu, « désirable » signifie non pas le fait d’être désiré,
ni celui de pouvoir l’être demain, ou en l’un ou l’autre instant, par

8
En français dans le texte. (N.d.T.)
402 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

quelqu’un, mais le mériter d’être désiré, l’en-être-digne, quand bien même


de fait personne ne le désirerait jamais, ni même, en un sens, ne pourrait le
désirer. Le « mériter », l’« être digne de quelque chose » est, en ce sens, une
qualité des choses qui est indifférente aux actes réels de plaisir ou de désir
qu’exerce le sujet vis-à-vis d’elles. Il s’agit, au contraire, d’une exigence
que nous pose adresse l’objet. Tout comme la jaunéité [amarillez] le jaune
du citron exige que nous jugions de lui « qu’il est jaune et non pas bleu »,
ainsi la bonté d’une action, la beauté d’un tableau nous apparaissent comme
des impératifs qui descendent de ces objets sur nous, impératifs en vertu
desquels nos désirs et nos sentiments acquièrent un certain caractère virtuel
d’être adéquats ou inadéquats, d’être droits ou erronés. C’est exactement
pour les mêmes raisons que [541] nous tenons pour une fausseté le fait
d’attribuer la qualité de noir à un objet blanc ; de la même façon, lorsque
quelque chose nous paraît bon, nous considérons comme une erreur le fait
que quelqu’un ou nous-mêmes puissions avoir face à cela une réaction
d’antipathie ou une répulsion.
Dans cette acception du « désirable » comme étant ce qui mérite d’être
désiré, de même que par une fente, c’est toute une physionomie du problème
des valeurs que nous entrevoyons, physionomie dans laquelle ces dernières
présentent un caractère objectif. Nous pouvons à présent remarquer que
l’« agréable », lui aussi, contient cette signification transcendante selon
laquelle est agréable non ce qui, de fait, plaît ou peut plaire, mais ce qui
mérite et exige notre plaisir. Et nous pouvons en dire autant de l’aimable,
de ce qui est digne d’être aimé, même si, peut-être, nous ne l’aimons point
de façon effective9. Ce n’est donc ni notre désir, ni notre plaisir, ni notre
amour ; ce n’est pas un certain acte du sujet qui donne la valeur à la chose.
Il n’est pas possible de parvenir à une notion suffisante de la Valeur, tant
qu’on la cherche avec l’hypothèse selon laquelle il est essentiel pour les
valeurs de constituer les cibles de nos intérêts ou appétits. La stratégie de
Napoléon a selon moi une grande valeur, sans que je ne me surprenne jamais
en flagrant appétit d’elle, étant comme je suis, homme de toge et non d’épée.
Bien sûr que toutes les complaisances et irritations, que tous les désirs et
répulsions sont motivés par les valeurs, mais ils n’ont pas de valeur parce
qu’ils nous font plaisir ou que nous les désirons ; au contraire, ils nous font
plaisir et nous les désirons parce qu’il nous semble qu’ils ont de la valeur.
Par conséquent, les valeurs tiennent leur validité indépendamment et avant

9
Malebranche emploie dans ce sens, par exemple, le terme « aimable » : « Dieu ne pouvant
pas vouloir que les volontés qu’il a créées aiment davantage un moindre bien qu’un plus
grand bien, c’est-à-dire, qu’elles aiment davantage ce qui est moins aimable que ce qui est
plus aimable. » (Recherche de la vérité, livre IV, chapitre 7). Comme on peut le voir, pour
Malebranche, les valeurs (« bien », « mal ») sont à tel point objectives qu’il en vient à
exclure chez Dieu lui-même la possibilité de modifier la loi ou norme de nos estimations.
Ortega y Gasset 403

qu’elles ne fonctionnent comme cibles de notre intérêt et de notre sentiment.


Nombre d’entre elles sont reconnues par nous sans qu’il nous arrive de les
désirer ou d’en tirer une jouissance10.
Shakespeare n’ignorait rien de tout cela. En faisant débattre Hector et
Troïlus sur le cas d’Hélène, le poète partage entre eux ces deux théories de
la valeur : la théorie subjectiviste et la théorie objectiviste.
– Mon frère, dit Hector, elle ne vaut pas ce qu’il nous en coûte pour la
conserver.
Et Troïlus de répliquer :
– Quelle valeur peut donc bien avoir une chose, si ce n’est celle que nous
lui donnons ?
Ce à quoi Hector répond par ces paroles inspirées, essentielles :
– Non, la valeur ne dépend point de l’attachement individuel ; elle a sa
propre estimation, et sa propre dignité, qui ne relève pas plus de
l’appréciation de l’homme que d’elle-même.
Voici donc que la valeur nous est présentée comme étant un caractère
objectif, consistant en une dignité positive ou négative que nous
reconnaissons dans l’acte d’évaluation [valoración]. Évaluer, ce n’est pas
donner de la valeur à ce qui, de lui-même, n’en avait point ; c’est reconnaître
une valeur résidant dans l’objet. Ce n’est pas une quaestio facti, mais une
quaestio juris. Ce n’est pas la prise de conscience d’un fait, mais bien d’un
droit. La question de la valeur est la question de droit par excellence. Et
notre droit au sens strict ne représente qu’une classe spécifique de valeur :
la valeur de justice.

10
Par conséquent, c’est une erreur encore plus dense que de définir les valeurs comme le
fait Schwartz dans sa Psychologie de la volonté (1901, p. 34), lorsqu’il dit : « Nous
appelons valeur tous les termes médiats ou immédiats de la volonté ». Tous ceux qui se
posent le problème de la valeur exclusivement à l’intérieur de l’Éthique ont tendance à
tomber dans cette équivoque. L’Éthique essaye de trouver les principes et les normes de
l’action volontaire. L’action volontaire consiste à se proposer des finalités. Ces finalités
sont bonnes ou mauvaises, c’est-à-dire qu’elles sont des valeurs positives ou négatives (par
elles-mêmes, comme le pense saint Thomas ; par l’intention, autrement dit, par la prévision
de leurs conséquences, comme le soutiennent les utilitaristes ; par le caractère de la
conscience en laquelle elles se décident, comme le prétend Kant). De cela, qui par ailleurs
est vrai, il n’y a qu’un pas à faire pour inverser la proposition : nos finalités sont des valeurs,
par conséquent, les valeurs sont nos finalités. Toujours l’espèce qui essaye d’absorber le
genre !
En résumé : le fait de susciter en nous des sentiments, de servir de cible à notre désir et
d’être la finalité de la volonté est extrinsèque à la valeur. Scheler dit des choses très justes
à ce propos, dans Der Formalismus in der Ethik, 1913.
404 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

4. LES VALEURS SONT DES QUALITÉS IRRÉELLES RÉSIDANT DANS LES


CHOSES

Les valeurs ne sont donc pas un don que notre subjectivité fait aux choses,
mais bien une étrange, une subtile caste d’objectivités que notre conscience
trouve en dehors de soi, comme elle trouve les arbres et les hommes.
Il y a cependant une différence radicale entre la manière dont nous
voyons les choses et la manière dont nous percevons les valeurs. Il convient
d’abord de faire la distinction entre les valeurs et les choses qui ont de la
valeur. Les choses ont, ou n’ont pas de la valeur, elles ont des valeurs
positives ou négatives, supérieures ou inférieures, de telle ou telle classe.
La valeur n’est donc jamais une chose, mais elle est détenue par la chose.
La beauté n’est pas le tableau, mais c’est le tableau qui est beau, qui contient
ou possède la valeur beauté. De la même façon, le costume élégant est une
chose de valeur, autrement dit, une réalité dans laquelle réside une valeur
précise : l’élégance11. Les valeurs se présentent comme qualités des choses.
C’est dans le costume élégant que nous cherchons des yeux cette
élégance qui est la sienne. En vain. Nous verrons sa couleur et sa forme, qui
sont des ingrédients réels du costume. Son élégance est invisible – c’est une
qualité irréelle qui ne fait point partie [543] des composantes physiques de
l’objet. On nous dira qu’un costume invisible, comme celui du roi du conte,
ne saurait être élégant, que l’élégance est un attribut adossé à une certaine
forme et à une certaine couleur qu’a un costume. Certes, l’élégance est la
valeur invisible qui réside dans les lignes et le coloris visibles du costume,
elle est la dignité toute particulière qui appartient à ces formes réelles. Mais
la « dignité » en elle-même esquive toute vision physique.
Les valeurs ne seraient-elles donc pas certaines natures mystiques et
mystérieuses qui, à l’instar des idées platoniciennes, échappent à notre
vision sublunaire et habitent dans un lieu supra-céleste ? Il n’en est rien. Les
valeurs ne sont pas des choses, elles ne sont pas des réalités, mais le monde
des objets – même à exclure toute pseudo-réalité mystique – ne se compose
pas uniquement de choses. Un nombre n’est pas une chose, mais c’est
indubitablement un objet, tellement clair, plus clair que toute chose.
Une simple classification des qualités qu’ont les choses nous met sur la
bonne voie pour comprendre à quelle lignée d’objets appartiennent les
valeurs. Les choses ont certaines qualités propres, c’est-à-dire, des qualités
qu’elles possèdent par elles-mêmes, indépendamment de leurs relations à
d’autres choses. Ainsi, la couleur et la forme de l’orange sont des qualités

11
C’est à Husserl, suivi de Max Scheler (dans son œuvre Der Formalismus in der Ethik,
1913, un de ces formidables livres que le XXe siècle aura déjà engendrés) que l’on doit
principalement cette distinction, décisive quant à la théorie de la Valeur.
Ortega y Gasset 405

qu’a cette dernière, quand bien même elle serait la seule orange sur terre 12.
Mais si l’orange est identique [igual] à une autre, cette égalité [igualdad]
est une nouvelle qualité, qui lui appartient autant que la couleur ou la forme.
À ceci près que l’orange n’a pas la qualité d’égalité lorsqu’elle est seule,
mais elle l’a lorsqu’elle est comparée à une autre, mise en relation avec une
autre. C’est donc, non une qualité propre, mais une qualité relative.
L’identité, la ressemblance, l’être plus grand ou plus petit, et cetera, et
cetera, sont des qualités du même type. Or, il est caractéristique de ces
qualités relatives de n’être pas visibles pour nos yeux physiques. Lorsque
nous voyons deux oranges identiques, ce sont deux oranges que nous
voyons, mais non leur égalité. L’égalité suppose une comparaison, et la
comparaison n’est pas une opération des yeux, mais de l’intellect.
Toutefois, après la comparaison, l’égalité devient pour nous patente, avec
une évidence pareille à l’évidence visuelle. Nous pouvons dire que nous
« voyons » l’égalité avec un voir non oculaire, mais intellectuel. Cette
intellection, ce comprendre est une perception du même genre que la
perception visuelle, mais elle est d’une autre espèce. Sans elle, nous ne
pourrions pas dire que 2 et 2 font 4.
Le positivisme trouve son impulsion dans la saine tendance consistant à
n’admettre comme vraie d’autre connaissance que celle fondée, en dernière
instance, sur la perception immédiate des objets. En effet, tout ce qui revient
à parler de quelque chose sans le voir, tout ce qui revient au fait d’attribuer
à quelque chose ce qui n’y a pas été vu, est pour le moins problématique, et
toujours plus ou moins capricieux. L’erreur du positivisme fut de
commencer par être infidèle à son inspiration originelle et par supposer, de
façon dogmatique, qu’il n’est de phénomènes que sensibles, et qu’il n’est
donc de [544] perception immédiate que celle de type sensoriel. C’est pour
cette raison que le positivisme n’a jamais pu s’établir en tant que système
de l’univers, qui se suffise. Le fait, tout simple, de l’existence des nombres
est une occasion inéluctable de naufrage pour le positiviste. Parce qu’on ne
voit pas le nombre, on le comprend, et ce comprendre n’est pas une
perception moins immédiate que la visuelle.
Par conséquent, il est nécessaire d’inclure le positivisme dans une
attitude moins dogmatique, avec moins de préjugés. C’est parce que nous
avons quelque contact avec l’une ou l’autre chose que nous en parlons de
façon sensée. Ce contact ou perception immédiate doit être d’un caractère
différent, selon la contexture de l’objet. La couleur, c’est l’œil qui la voit,
mais l’ouïe ne l’entend point. On ne voit ni n’entend le nombre mais on le
comprend, et c’est aussi le cas pour l’égalité, la ressemblance, et cetera. Il

12
En dehors, s’entend, d’un sujet conscient qui la perçoit. Ce n’est pas le lieu d’examiner
ici en quel sens les couleurs sont indépendantes ou non de la subjectivité.
406 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

existe une perception de l’irréel qui n’est ni plus ni moins mystique que la
perception sensuelle.
Les valeurs sont un lignage particulier d’objets irréels qui résident dans
les objets réels ou choses, comme qualités sui generis. On ne les voit pas
avec les yeux, comme les couleurs, pas plus qu’on ne les comprend, comme
les nombres ou les concepts. La beauté d’une statue, la justice d’un acte, la
grâce d’un profil féminin ne sont pas des choses qu’il y ait lieu de
comprendre ou de ne pas comprendre. Il suffit de « les sentir » et, mieux,
de les estimer ou de les mésestimer [desestimar].
L’estimer est une fonction psychique réelle – comme le voir, comme le
comprendre – dans laquelle les valeurs se manifestent à nous. Et vice-versa,
les valeurs n’existent que pour des sujets dotés de la faculté estimative, de
la même façon que l’égalité et la différence n’existent que pour des êtres
capables de comparer. En ce sens, et en ce sens uniquement, il est possible
de parler d’une certaine subjectivité dans la valeur.

5. LA CONNAISSANCE DES VALEURS EST ABSOLUE ET PRESQUE


MATHÉMATIQUE

C’est un minimum de propreté de langage qui contribuera à éclaircir la


question. J’ai dit qu’il était nécessaire de faire la distinction entre les choses
– qui sont des réalités – et les valeurs – qui sont des virtualités. Eh bien, une
chose que nous prenons avec ses propriétés matérielles et, en outre, avec ses
valeurs, est ce qu’il convient d’appeler un « bien » si les valeurs sont
positives, et un « mal », si elles sont négatives. La toile de Vélasquez, avec
ses lignes et ses couleurs, n’est qu’une chose ; si, de surcroît, nous y
percevons la sobre grâce de son chromatisme, la noble assise des figures,
l’émouvant battement de son atmosphère – c’est un « bien ». On pourrait
donc dire que chaque chose possède, outre le répertoire de qualités qui font
d’elle tel être, comme un halo de qualités de valeurs qui définissent son
profil estimatif.
Et voilà que survient un avertissement de la plus haute importance. La
perception de la chose en tant que telle, et la perception de ses valeurs, se
produisent tout à fait indépendamment l’une de l’autre. Je veux dire qu’il
nous arrive de très bien voir [545] une chose, et néanmoins, de ne pas en
voir les valeurs. Par exemple : on aura regardé les tableaux du Greco
pendant trois siècles, sans y découvrir ses qualités esthétiques spécifiques.
En d’autres occasions, à l’inverse, nous avons une conscience claire de
certaines valeurs, sans qu’il soit nécessaire de les « voir » réalisées dans une
quelconque chose. Dans la création artistique, cette préséance de la valeur
est le cas le plus courant. L’artiste part souvent de l’intuition de certaines
Ortega y Gasset 407

valeurs que doit avoir un tableau, ou la poésie, et ce n’est qu’après qu’il


trouvera les caractères réels – formes, images, rythmes – dans lesquels elles
s’incorporent. Lorsque l’on demandait à Raphaël ce qu’il copiait dans ses
tableaux, il répondait : Una certa idea che mi vien in mente. Cette idée
préalable était, au premier chef, un pur organisme fait de valeurs : grazia de
lignes, architecture équilibrée, doux polissement de formes, et cetera.
Il convient de bien fixer les termes auxquels conduit cette recherche.
Toute valeur, du fait d’avoir un caractère de qualité, postule l’être rapporté
à une quelconque chose concrète. La blancheur sera toujours blancheur de
quelque chose. La bonté, bonté de quelqu’un. Mais il arrive parfois que nous
voyions la qualité sans bien connaître son substrat, la chose qui la possède
et la personne à qui elle appartient. Nous apercevons peut-être, dans
l’inquiétante plaine marine, une blancheur dont nous ignorons si elle
appartient à une voile, à un rocher, ou à la lointaine écume. Dans le cas des
valeurs, cette indépendance est encore supérieure. Nous « sentons » avec
une parfaite clarté la justice parfaite, sans que nous sachions jusqu’à présent
quelle serait la situation réelle qui pourrait la réaliser sans reste.
Dès lors, l’expérience des valeurs est indépendante de l’expérience des
choses. Mais elle s’avère, en outre, d’une tout autre nature. Les choses, les
réalités sont par nature opaques à notre perception. On ne saurait en aucun
cas voir le tout d’une pomme : nous devons la retourner, l’ouvrir, la diviser,
et jamais nous ne parviendrons à la voir en entier. L’expérience que nous
en ferons sera à chaque fois plus précise, mais elle ne sera jamais parfaite.
En revanche, l’irréel – un nombre, un triangle, un concept, une valeur – sont
des natures transparentes. Nous les voyons d’un coup dans leur intégralité.
Des méditations successives nous fourniront d’elles des notions plus
exactes, mais c’est dès la première vision qu’elles nous auront offert leur
structure entière. Toute notre tâche mentale postérieure se fait sur la base de
cette première vision, ou d’une autre, qui ne fait que réitérer la première.
Notre expérience du nombre, du corps géométrique, de la valeur, est donc
absolue. Eh bien, l’Estimative ou science des valeurs sera également un
système de vérités évidentes et invariables, de même type que la
mathématique13. [546]
Cela sonnera sans doute étrange à de nombreuses oreilles, mais il est à
espérer qu’une réflexion plus poussée les accoutume à reconnaître une
pensée aussi indispensable. La sentence de gustibus non disputandum est
une erreur manifeste. Elle suppose que dans le domaine des « goûts », c’est-

13
Notons que je ne parle que de la connaissance de valeurs. La question de savoir si une
chose réelle possède ou non la valeur que nous lui attribuons et que nous lui supposons
n’offre que des solutions empiriques et approximatives. De même, notre connaissance du
triangle est absolue, mais non le fait qu’un corps réel soit ou non rigoureusement
triangulaire.
408 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

à-dire, des évaluations [valoraciones] il n’existe que des objectivités


évidentes auxquelles on pourrait, en dernière instance, rapporter nos
disputes. C’est le contraire qui est vrai : tout « goût » [gusto] qui nous
appartient goûte [gusta] une valeur (les pures choses n’offrant aucune
chance au prendre goût et au se dégoûter), et toute valeur est un objet
indépendant de nos caprices.

6. DIMENSIONS DE LA VALEUR

C’est lorsque l’on observe leurs propriétés qu’apparaît avec davantage de


clarté la nature authentique des valeurs. En effet, une valeur est toujours soit
positive, soit négative. A contrario, les réalités ne sont jamais négatives
stricto sensu. Il n’y a rien dans le monde de l’être qui soit négatif au sens
plein où le sont la laideur, l’injustice, ou la maladresse.
Outre cette qualité-là – positive ou négative – il est essentiel à toute
valeur d’être supérieure, inférieure ou équivalente à une autre. Autrement
dit, toute valeur possède un rang et se présente dans une perspective de
dignités, au sein d’une hiérarchie. L’élégance est une valeur positive – face
à l’inélégance, valeur négative –, mais en même temps, elle est inférieure à
la bonté morale et à la beauté. La certitude de cette subordination ne jouit
pas d’une moindre fermeté que celle susceptible d’être sentie lorsque nous
affirmons que quatre est inférieur à cinq, et elle est, en dernier lieu, du même
genre. En dernière instance, la vérité mathématique nous porte à l’intuition
ou à l’intellection des nombres. Il suffit de bien comprendre ce qu’est cinq
et ce qu’est quatre pour que soit évidente pour nous l’infériorité de quatre à
l’égard de cinq. De même, il suffit de bien « voir » ce qu’est l’« élégance »
et ce qu’est la «bonté » pour que la première apparaisse objectivement
comme étant inférieure à la seconde.
Qualité et rang sont des propriétés de chaque valeur, que cette dernière
possède du fait de sa matière, ultime contexture estimative, irréductible à
toute autre détermination. Ce qu’est, en soi, l’élégance, à la différence de la
justice, de la beauté, de l’utilité, de la dextérité, et cetera, ne saurait être
défini, de même que l’on ne peut définir la couleur rouge, ou tel son. Notre
prise de conscience de tout cela ne peut consister qu’en une perception
directe, immédiate14.
Si nous résumons, la valeur a trois dimensions : sa qualité, son rang et sa
matière.

14
Que les valeurs possèdent leur « matière » différentielle et ne soient pas seulement
formelles, voilà [qui fut] la grande découverte de Scheler dans son Der Formalismus in der
Ethik. Il n’est pour le moment ni intéressant ni urgent d’émettre certaines réserves quant
aux idées de Scheler à ce propos.
Ortega y Gasset 409

La définition des valeurs ne peut être élaborée – c’est aussi le cas de celle
des couleurs – que par des voies indirectes. La couleur orange peut être
indirectement définie en disant qu’il s’agit de la couleur située entre le rouge
et le jaune sur le spectre chromatique. Pareillement, il est possible de réduire
les valeurs au concept en déterminant le répertoire d’objets dans lesquels
elles résident, et le type de réactions subjectives qui leur sont appropriées.
Quelle classe d’objets peut donc servir de substrat ou de support à la
valeur « bonté morale » ? Bien évidemment, nous ne saurions dire au sens
formel qu’une pierre ou une plante est bonne. Seul un être capable d’actions,
c’est-à-dire, qui soit sujet et cause de ses actes, peut être moralement bon.
C’est cela que nous nommons « personne ». Demeurent donc exclus,
comme substrats de cette valeur, tous les objets physiques et tous les sujets
animés exempts de volonté. Néanmoins, une personne imaginaire – un
personnage de roman – n’est pas non plus bon à proprement parler, si ce
n’est dans le seul cadre de la fiction.
En revanche, les paysages, les rochers, les plantes, les animaux peuvent
être « beaux ». Et ils peuvent l’être au sens plein du terme, quand bien même
ils seraient fantastiques. Le paysage peint peut être beau, non seulement en
tant que peinture réelle, mais aussi en tant que paysage imaginaire comme
tel. La valeur « beauté » – qui est, à proprement parler, la désignation
générique d’innombrables valeurs – n’est donc point conditionnée par
l’existence de son objet, comme il arrive avec les valeurs morales, ou avec
celles de l’utilité.
Si nous considérons à présent quelles réactions sentimentales sont
appropriées à ces valeurs, et lesquelles ne le sont pas, voici ce que nous
découvrirons : à la beauté correspondent le plaisir et l’enthousiasme, mais
non le respect. Le tableau des Ménines n’est pas respectable, pas plus qu’il
n’est, en toute rigueur, admirable. L’admiration est un sentiment qui, plus
qu’à l’œuvre, correspond à la création. Vélasquez est l’auteur admirable de
cette œuvre délicieuse. Au contraire, l’action bonne ne saurait être
directement objet de complaisance, mais bien de respect. Le respect est
l’émotion qui se trouve en congruence avec la vertu. L’utilité, quant à elle,
est un genre de valeurs face auquel ne sont appropriés ni un sentiment de
respect, ni un sentiment de plaisir.
La finalité atteinte par l’utile peut plaire, mais l’utile en tant que tel ne
suscite qu’une émotion particulière de satisfaction, sentiment sans chaleur,
à proportion du caractère rationnel, froid, de la valeur même d’« utilité ».
De là vient que les époques où prédomine l’utilitarisme se caractérisent par
une grande tiédeur psychique.
410 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

7. CLASSES DE VALEURS

[548] Le propos de ces pages se limitait à obtenir une notion claire de ce


qu’est la valeur. Le problème de la classification des valeurs requerrait des
développements éminemment complexes. Puisse cette question demeurer
intacte, pour une occasion plus favorable. Avec pour seule fin d’aider le
lecteur dans sa propre méditation sur une matière aussi subtile, j’indiquerai
les grandes classes qui, selon leur domaine, forment les valeurs :

Valeurs positives ou négatives

Capable – Incapable
Utiles…………………………… Cher – Bon marché
Abondant –Rare, et cetera

Sain – Malade
Distingué – Commun
Vitales………………………… Énergique – Inerte
Fort – Faible, et cetera

Connaissance – Erreur
Intellectuelles… Exact – Approximatif
Évident – Probable, et cetera

Spirituelles…… Bon – Mauvais


Bienveillant –Malveillant
Morales Juste – Injuste
Scrupuleux – Nonchalant
Loyal – Déloyal, et cetera

… …. Beau – Laid
Esthétiques Gracieux – Rustre
Élégant – Inélégant
Harmonieux – Non harmonieux

……………… Saint ou sacré – Profane


Religieuses Divin – Démoniaque
Suprême – Dérivé
Miraculeux – Mécanique, et cetera15

15
Il est à noter qu’il est indifférent, pour l’existence de la valeur, qu’il existe de facto des
choses dans lesquelles s’incorporeraient les valeurs. Dieu n’existe pas pour l’athée, mais
la valeur « sainteté » ou « divinité » existe bel et bien.
Ortega y Gasset 411

[549] Il faut que nous nous accoutumions à reconnaître que la faune et la


flore de l’estimation ne sont pas moins riches que celles de la nature. Les
qualités de valeurs sont aussi innombrables que les physiques, et l’homme
gagne d’elles peu à peu la même chose que pour ces dernières, une
expérience croissante tout au long de l’histoire. L’une des recherches les
plus suggestives que peut inspirer cette nouvelle théorie est la
reconstruction de l’histoire comme processus de découverte des valeurs.
Chaque race, chaque époque semble avoir eu une sensibilité particulière
pour certaines valeurs, et à l’inverse, elles ont souffert d’une étrange cécité
pour d’autres. Voilà qui invite à établir le profil estimatif des peuples et des
grandes périodes de l’histoire. Chacun se distinguerait par un système
typique d’évaluations, ultime secret de leur caractère, et dont les
événements seraient la simple émanation et la conséquence.
De la même façon, il serait extrêmement intéressant d’étudier de ce point
de vue-là les grandes figures dont l’œuvre aura principalement consisté à
inventer, de façon géniale, de nouvelles valeurs – ainsi de Bouddha, du
Christ, de saint François d’Assise, de Machiavel, de Napoléon. Pour
terminer, on peut aussi songer à tous ces autres esprits souverains qui ont
eu ce caractère spécifique d’hommes « pratiques », à savoir, de religieux,
de moralistes, de politiques, mais qui auront découvert dans l’univers des
valeurs qui étaient auparavant latentes : Michel-Ange, Cervantès, Goya,
Dostoïevski, Stendhal.
Tout cela, ainsi que mille autres questions passionnantes que nous
suggère l’incroyable fécondité de ce grand thème qu’est la « Valeur »,
viendrait à composer le pendant16 historique à l’Estimative ou science a
priori de la valeur, dont les lois sont d’une parfaite évidence, à l’instar de
celles de la géométrie. Voilà que l’homme s’apprête à tenir sous un régime
de rigueur la région des goûts et des sentiments, région qui, au cours des
derniers siècles, était vouée au caprice. Et c’est là que l’Éthique,
l’Esthétique, les normes juridiques entrent dans une nouvelle phase de leur
histoire. Lorsque l’Européen semblait se consumer dans l’ultime extrémité
du subjectivisme et du relativisme, c’est la possibilité de restaurer les
normes transcendantes de l’émotionnel qui soudainement jaillit, et se
rapproche alors le moment de satisfaire au postulat exigé par Comte pour
donner à la vie des hommes un cadre nouveau : une systématisation des
sentiments.

TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR JULIE COTTIER

16
En français dans le texte (N.d.T.)
412 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

GLOSSAIRE

Agradar : faire plaisir


Agrado : le plaisir
Complacencia : la complaisance17
Complacer: plaire
Despreciable : sans valeur
Desagradar : déplaire
Desagrado : le désagrément
Desestimar : mésestimer
Enojar : irriter
Estimar : estimer
La estimativa : l’estimative, science permettant l’évaluation des valeurs,
pour Ortega y Gasset
Lo estimativo: l’estimatif
Valoración: évaluation
Valorar: évaluer
Valorativo: évaluatif
Valer: valoir
Lo valioso : ce qui a une valeur

17
Le choix du terme « complaisance » est en adéquation avec l’une de ses acceptions
d’origine, en tant que contentement ou délectation.
Précisions complémentaires
sur l’importance du thème de la valeur
dans la philosophie d’Ortega y Gasset

JULIE COTTIER

La fonction d’ « estimer » et de
« mésestimer » est l’état le plus profond et le
plus radical de la conscience – individuelle et
collective –, tout le reste – sentiment, appétit
et intellection – dépendant de celle-là. Un
homme est, d’abord et plus profondément
que quoi que ce soit d’autre, un régime
d’estimations et de mésestimations
[desestimaciones] : le reste de ses activités
se modèle et se meut à l’intérieur du cadre de
son caractère estimatif.1

Chaque homme, chaque peuple, chaque


époque s’avère, avant tout, un certain
système de préférences, au service duquel
elle met tout le reste de son être2.

José Ortega y Gasset

Les lignes qui suivent vont permettre de mettre en perspective la question


de la valeur dans la philosophie ortéguienne, et de souligner à quel point
elle revêt une importance capitale dans la totalité de son œuvre. Ce
problème philosophique apparaît non seulement déjà explicitement dans des
travaux antérieurs à 1923, mais se voit développé et approfondi dans des
textes ultérieurs, et ce, jusque dans les toutes dernières productions de
l’écrivain. Il convient de faire remarquer tout d’abord qu’Ortega avait
effectué un premier travail dans les années 1915-1916, pour un cours
portant sur le Système de la psychologie3 :

1
Ibid., p. 731.
2
J. Ortega y Gasset, Obras completas [O. C.], Fondation José Ortega y Gasset, 10 vol.
[Madrid : Taurus, 2004-2010], tome IX, p. 901. Nous traduisons.
3
Ce cours, exposé précoce de certains points des Recherches Logiques et de Ideen I, et
témoignant de la prompte réception que ladite « École de Madrid » (dont les chefs de file
414 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

Dernier élargissement des classes d’objets : les « valeurs ». Valeurs simples et


structurelles. Estimation et mésestime [desestimación]. Estimation simple : le
« bon ». Estimation synthétique : le « mieux » et le préférer. L’« utile » et le
« tirer parti [aprovechar] ou utiliser ». […] Annonce d’une Éthique en tant
qu’axiologie ou estimative libre de la régulation logique4.

On voit que dès ici, le terme d’« estimative » a été choisi par Ortega,
pour désigner une science des valeurs en tant qu’objectités. Le terme, créé
à partir du verbe espagnol « estimar », peut apparaître comme inattendu,
pour des oreilles francophones ; il est cependant tout aussi inhabituel en
espagnol. Mais on ne saurait nier qu’il échoit à la langue philosophique de
travailler le langage en profondeur, pour exprimer, de la façon la plus juste,
ce qui, dans le langage courant, se trouve comme écrasé, aplati, dans un
souci de commodité, dans le meilleur des cas, ou par cécité, le plus souvent.
Dans ce cours, Ortega établit des distinctions entre différents types
d’objectités, fondées, et non-fondées. L’un des exemples auxquels il se
réfère étant, précisément, celui des valeurs, qui sont fondées.
Par ailleurs, en 1916, apparaît pour la première fois le projet d’une
Estimative entièrement développée. Ce dernier prend place dans un cycle
de neuf conférences, données cette même année à Buenos Aires, et
rassemblées sous le titre « Introduction aux problèmes actuels de la
philosophie »5 . À la fin de l’une de ces conférences, Ortega énonce ce qui
suit :

C’est au-delà des objets que commence le monde des valeurs ; au-delà du
monde de ce qui est et de ce qui n’est pas, du monde de ce qui vaut [vale] et de
ce qui ne vaut pas, du monde de l’éthique et du monde de l’esthétique. Tout
cela, rassemblé en une science particulière, différente de toutes les autres,
serait-ce que pour ma part je me propose d’appeler science estimative6.

Par la suite, en 1918, ce sera dans le Discours à l’Académie Royale de


Sciences Morales et Politiques, demeuré inédit jusqu’à récemment7,
qu’Ortega fera ce que l’on pourrait appeler une ébauche, quoique moins
condensée que des textes ultérieurs, des fondements de cette science

étaient Ortega, García Morente et Zubiri) fit de la phénoménologie de Husserl, constituera


le texte principal d’une traduction que Pablo Posada Varela et moi-même sommes en train
de réaliser. Il prendra place dans un projet de publication de textes phénoménologiques
d’Ortega y Gasset.
4
Ibid., page 469.
5
Le lecteur pourra s’il le souhaite se reporter à J. Ortega y Gasset, O. C., op.cit., tome VII,
pp. 557-668.
6
Ibid., p. 663.
7
Ibid., pp. 703-738.
Cottier 415

nouvelle. Ce texte, dans lequel le matériau historique revêt une importance


non négligeable, se verra repris dans une perspective sensiblement autre,
dans l’article intitulé « Nouveaux faits, nouvelles idées. Qu’est-ce que les
valeurs ? Initiation à l’Estimative8 ». Il est à noter que des allusions à ces
sujets (à savoir, les valeurs, l’axiologie, et l’Estimative) se trouvent déjà
dans des cours de 19179. Ainsi, dès cette année-là, Ortega souligne avec
force que :

Dans mon cours de 1917-1918, j’ai consacré une partie de mes leçons
universitaires à une enquête sur le concept de valeur, là où apparemment, on ne
le trouve guère. Pour ce faire, j’ai commencé à faire l’anatomie de l’Éthique
classique, de la Scholastique, par exemple, et de l’Éthique kantienne, en
montrant comment elle part toujours de façon tacite de l’idée de valeur, en la
donnant comme étant présupposée. C’est ainsi que Kant, pour ne parler que de
l’extrême, prétend réduire le « bien » à des caractères purement intellectuels :
le bon « en soi » est la « bonne volonté », et la « bonne volonté » est celle qui
se subsume dans l’impératif catégorique, principe rationnel de la modernité. Or,
le contenu de ce principe, ce qui règne en lui, est que nous ayons des volitions
contradictoires. Le monde moral, dès lors, en vient à se dissoudre dans le
principe logique de non contradiction. Mais, évidemment, dans l’ordre
intellectuel, on n’a pas ce principe de physionomie impérative : A n’est pas
non-A, dit-il, sans faire aucune allusion à ce qu’un sujet doive ou ne doive point
être régi par lui et lui soumettre ses actes non éthiques, dont deux sont, depuis
fort longtemps, connus (voir, par exemple, la dispute entre Leibniz et Bayle à
ce sujet, dans les Essais de Théodicée, Discours préliminaire, paragraphes 23,
60, 63 et suivants). Tout au plus convient-il de faire dériver du principe logique
originaire A n’est pas non-A, principe dans lequel se trouve exprimée une
qualité fondamentale de l’être, et rien de plus, une règle normative pour le
penser dans le sens d’un art du penser, d’une technique intellectuelle. C’est
alors que nous pourrons dire : si tu veux penser avec vérité, ne pense jamais A
comme identique à non-A. Cela serait un impératif catégorique que Kant
nomme « hypothétique ou règle technique », et que, bien naturellement, il
exclut de l’éthique où il ne s’agit point de trouver des règles de moyens pour
réaliser des fins données, mais où, au contraire, il s’agit de trouver des principes
selon lesquels décider des fins. En ce sens catégorique, inconditionnel de
l’impératif, cette demande impérieuse ou exigence absolue que nous pensons
lorsque nous pensons le « bien moral », est le problème en éthique. Et ce sens

8
Voir Revista de Occidente, IV, octobre 1923, pp. 39-70. Ce texte a été repris par la suite
sous le titre « Introduction à une Estimative. Qu’est-ce que les valeurs ? », in J. Ortega y
Gasset, O. C., op.cit., tome III, pp. 531-549. C’est ce dernier qui fait l’objet de la présente
traduction.
9
Ces cours ne sont pas inclus dans les O. C., mais on peut lire quelques « Notes de
travaux » (dont la traduction française par nos soins est en cours), in J. Ortega y Gasset,
« Notas de trabajo sobre Estimativa. Tercera parte », Revista de Estudios Orteguianos,
n°35, pp. 7-36, éd. Javier Echeverría et Dolores Sánchez, 2017.
416 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

ne peut advenir au principe logique de contradiction en vertu de quelque


considération intellectuelle que ce soit. C’est en vain que Kant s’y efforce,
quoique les derniers mots de ses Fondements pour une métaphysique des
mœurs déclarent l’impossibilité qu’il y a à résoudre la moralité en rationalité,
si la rationalité s’avère, comme chez Kant, et comme chez tout un chacun, une
fonction purement intellectuelle. « De sorte, – conclut-il – que nous ne
comprenons point la nécessité inconditionnée, pratique, de l’impératif moral,
mais nous comprenons son incompréhensibilité ; et c’est tout ce que l’on peut
avec justesse exiger d’une philosophie aspirant à atteindre les limites de la
raison humaine, gouvernée par des principes ». Je crois pour ma part qu’au
contraire, l’incompréhensible, c’est-à-dire, l’irrationnel, a trois significations
différentes : l’irrationnel = le contraire de la raison en tant qu’absurdité,
l’irrationnel = le supra-rationnel, ce qu’une certaine capacité de raison ne
comprend pas, mais qui peut être compris par une raison supérieure (où il n’est
pas, pour le moment, question de savoir si cette supra-raison existe ou non) ;
enfin, l’irrationnel au sens de ce qui par sa nature exclut l’être objet d’actes de
raison. Ainsi, une couleur est visible, mais elle est irrationnelle, non seulement
pour l’homme, comme le dirait Kant, mais y compris pour la supra-raison la
plus illimitée. C’est ce dernier sens qu’a le « bien » irrationnel ou, ce qui revient
au même, ce n’est pas un objet originairement intellectuel. Nous soutiendrons,
contre Kant, donc, que s’il est une « raison pratique », cette dernière ne sera pas
une raison intellectuelle, mais une…raison du cœur [en français dans le texte],
ainsi que le supposait vaguement Pascal. Dans son Formalismus in der Ethik,
Scheler y fait déjà allusion. Et, en effet, ce que pour ma part j’entends par
Estimative serait un système de la « raison » cordiale. Après la sortie
métaphysique de Pascal, peut-être est-ce le premier à parler, formellement et
rigoureusement, d’une « wertempfindende Vernunft ». Sur l’éthique de Kant,
on ira voir l’ouvrage admirable de García Morente10.

Cette thèse selon laquelle l’Estimative est, dans la philosophie d’Ortega,


un pôle absolument central, a été magistralement développée par Noé
Expósito Ropero dans l’article précédemment mentionné11, lequel se trouve
complété par une autre contribution en cours de publication12. Soulignons
en outre que, pour cette question d’une genèse de l’Estimative, et
contrairement à ce que l’on a longtemps pu dire, l’influence de Scheler ne
prédomine nullement. En dépit de leur connivence intellectuelle avérée, et

10
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, pp. 708-709. Nous traduisons. Tout ce texte,
ainsi que le Discours de 1918, est en cours de traduction par nos soins.
11
N., Expósito Ropero, “Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los
valores y su Estimativa”, art. cit., pp. 57-102.
12
C’était le cas à l’heure où nous rédigeons ces lignes. Cet article, qui donc complète celui
auquel nous faisons référence ci-dessus, a pour références : N. Expósito Ropero, « La
Estimativa de Ortega : de sus circunstancias a sus bases fenomenológicas », qui devrait
être publié dans la Revista de Estudios Orteguianos.
Cottier 417

malgré l’admiration profonde que lui vouait Ortega13, ce dernier fait une
allusion à Theodor Lessing14, lequel a été directement influencé par la
pensée de Husserl. En effet, le philosophe espagnol avait eu connaissance
d’un texte de Lessing, intitulé « Système d’axiomatique de la valeur »
[Studien zur Wertaxiomatik], et duquel il parle dans son Discours de 191815.
Si la note écrite par Ortega ne mène pas à de plus amples développements
de sa part, il n’en demeure pas moins que le contact avec la pensée de
Lessing, et, à travers ce dernier, avec la philosophie husserlienne, s’avère
de la plus haute importance. Ajoutons que, pour Ortega, la valeur ne se joue
absolument pas que dans l’action d’un instant. Elle n’en est cependant pas
moins objective. Cette idée, Ortega l’aura suivie de façon extrêmement
rigoureuse dans l’un de ses derniers très beaux textes, portant sur
Vélasquez :

Chaque homme, chaque peuple, chaque époque s’avère, avant tout, un certain
système de préférences, au service duquel elle met tout le reste de son être. La
vie, c’est toujours cela : jouer son va-tout avec les cartes de valeurs
déterminées, et pour cette raison, toute vie a un style – bon ou mauvais,
personnel ou commun, créé de façon originale, ou bien reçu du pourtour
[contorno].16

Si l’on a pu constater que l’Estimative en tant que telle semblait


disparaître des contributions suivantes du philosophe espagnol, et ce, à
partir des années 1920, force est de reconnaître qu’à partir de ce qu’Ortega
appelait sa « deuxième navigation » (la Raison vitale) et sa « troisième
navigation » (la Raison historique), cette nouvelle science se trouve, en
réalité, approfondie, sa nature de concept opératoire se voyant confirmée à
travers l’usage d’autres concepts, tels que celui de la « préférence »17, du
« préféré », ou encore de la « vocation ». Datant de l’année 1947, le texte
ci-dessus, traitant du « problème de la sensibilité a priori des valeurs »18,

13
J. Ortega y Gasset, « Max Scheler. Un enivré d’essences (1874-1928) », trad. Julie
Cottier et Pablo Posada Varela, in Annales de Phénoménologie, 17/2018, pp. 27-31, et plus
particulièrement la note 39, p. 27.
14
Nous devons cette information au bel article, très fourni, de Noé Expósito Ropero,
“Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los valores y su Estimativa” in
Acta Mexicana de Fenomenología. Revista de Investigación filosófica y científica, No. 4,
2019, pp. 62-63.
15
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, page 733, note 1.
16
J. Ortega y Gasset, O. C. op. cit., tome IX, p. 901. Nous traduisons.
17
Ou encore « système de préférences » [sistema de preferencias] et « ordre estimatif »
[orden estimativo], termes que l’on trouve disséminés dans toute l’œuvre ortéguienne,
comme le rappelle judicieusement Noé Expósito Ropero, in « Lecturas de Ortega. A
propósito de su fenomenología de los valores y su Estimativa », art. cit., p. 77.
18
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome IX, p. 901.
418 ANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE 18/2019

propose en effet au lecteur une nuance, tout autant qu’un examen plus
poussé, de la notion de valeur. Il ne faudrait pas croire, cependant, que les
réflexions du premier Ortega se voient simplement intensifiées, comme si
elles n’étaient que les prémices d’une pensée tardive nécessairement plus
exhaustive, ou plus précise. En effet, le Discours de 1918 fait place, très
explicitement, à ce qui, notamment dans ledit texte de 1947, est mentionné
de façon plus allusive, ou « tacite », comme il l’affirme dans les lignes qui
suivent :

Cependant ces dernières [les valeurs] ne sont que de simples images : la


véritable explication se doit de rester tacite, parce qu’à force d’être très précise,
elle devient difficile, abstruse et longue à énoncer. Je dirai seulement – et
parlerai pour un instant en des termes techniques –, à l’adresse de ceux qui sont
allés plus loin dans ces problèmes – qu’il s’agit de voir comment la conscience
des valeurs peut se donner à l’esprit humain, et ce avant la conscience des
choses en lesquelles ces valeurs résident ou vont résider ; il s’agit dès lors du
problème de la sensibilité a priori des valeurs, qui reste l’une des puissances
les plus surprenantes de l’homme, la puissance créatrice par excellence19.

La terminologie ortéguienne, dont le noyau est l’Estimative, est riche et


complexe, mais elle n’occulte et ne nie en rien la valeur au sens ortéguien
du terme ; bien au contraire, elle ne vise pas autre chose qu’à renforcer
l’idée selon laquelle la valeur est et demeure une objectité. La
« préférence » est bel et bien une autre manière de définir la valeur comme
étant originellement objective : les individus, tout autant que les
générations, y font face ; c’est dire à quel point cette notion se décline, parce
qu’elle ne cesse de se vivre sur plusieurs plans tout à la fois, individuel et
collectif, biographique et historique. Ce caractère absolument objectif de la
valeur est affirmé ailleurs : « La conscience de valeur est tout aussi générale
et primitive que la conscience d’objet »20. La conscience des valeurs, tout
en étant objective, fonctionne comme le substrat, comme le socle de la
conscience d’objets :

La fonction d’« estimer » et de « mésestimer » [mesestimar] est l’état le plus


profond et le plus radical de la conscience – individuelle et collective –, tout le
reste – sentiment, appétit et intellection – dépendant de celle-là. Un homme est,
d’abord et plus profondément que quoi que ce soit d’autre, un régime
d’estimations et de mésestimations [desestimaciones] : le reste de ses activités
se modèle et se meut à l’intérieur du cadre de son caractère estimatif.21

19
Ibid.
20
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VII, p. 710.
21
Ibid., p. 731.
Cottier 419

Et c’est bien Husserl qui apparaît ici comme un maître pour le penseur
espagnol22. La phénoménologie est toujours restée pour lui un point
d’ancrage, tout autant qu’un horizon, auquel il aura conféré une tonalité,
une couleur spécifique. Ainsi, dans un cours23 intitulé « L’homme et les
gens »24, et qu’il avait donné à Buenos Aires en 1939-1940 (et donc,
tardivement, si l’on peut dire), et donnant lieu à l’ouvrage de Ortega du
même titre25, c’est bien d’un maître [« mi maestro »] qu’il parle avec
respect, en évoquant Husserl26.
Pour Ortega, la « vocation » met en jeu, à tout moment, des valeurs. Dans
le texte qui suit, datant de l’année 1928, et provenant d’une conférence
donnée à Buenos Aires, il rattache la question des valeurs non seulement à
la tradition philosophique grecque, en suivant le sillage aristotélicien, mais
il en fait également une pierre de touche qui nourrira, non de biais, mais de
façon centrale, toute sa réflexion éthique au fil des décennies.

Parce que l’éthique, depuis le début, depuis la première grande œuvre qui créa
jusqu’à son nom, le fameux ouvrage d’Aristote, ne fut pas autre chose que ceci :
la mise en contact [el ponernos en contacto] de nous-mêmes avec le grand
répertoire de valeurs possibles de l’humanité. Et le vieux maître grec
d’employer, dans les premières phrases de son livre, une merveilleuse formule
pour définir l’éthique : si un archer est en quête d’une cible pour sa flèche,
comment, à notre tour, ne la chercherions-nous pas pour notre propre vie ?27

La question des valeurs est donc sans conteste décisive pour Ortega, dans
la mesure où elle ne cessera d’irriguer sa pensée phénoménologique :

22
À propos de la filiation entre la phénoménologie husserlienne et la pensée ortéguienne,
nous invitons le lecteur à prendre connaissance du bel ouvrage de Javier San Martín, La
fenomenología de Ortega y Gasset. Madrid : Biblioteca nueva/Fundación José Ortega y
Gasset-Gregorio Marañón, 2012.
23
Rappelons ici les mots de Manuel Granell, disciple direct d’Ortega à l’Université de
Madrid : « Ce n’est pas sans risque que l’on pouvait accentuer l’estimer, en galvanisant les
valeurs. Mais le souffle le plus intense, c’est dans ses cours qu’Ortega le trouvait. », in M.
Granell, Ethología y existencia. Funamentaciones ethológicas. Madrid : Fundación
Manuel Granell, 2008, p. 16. Nous traduisons et remercions l’article de Noé Expósito
Ropero, « Lecturas de Ortega. A propósito de su fenomenología de los valores y su
Estimativa », op. cit., pp. 75-76, d’avoir attiré notre attention sur cette remarque tout à fait
à propos.
24
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome IX, p. 325.
25
Ouvrage paru à titre posthume en 1957, et dont la genèse s’étale sur plus de vingt ans
(1934-1955). Il existe une traduction française de cet ouvrage : L’homme et les gens, trad.
fr. F. Géal, Éditions E.N.S. Rue d’Ulm, Paris, 2008.
26
Ibidem. Dans ce même cours, Ortega ajoutera que Husserl est pour lui la « figure
philosophique la plus haute en ce siècle » [la figura más alta en lo que va de siglo]. Nous
traduisons.
27
J. Ortega y Gasset, O. C., op. cit., tome VIII, p. 114. Nous traduisons.
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s’emparant de ce problème en faisant des valeurs des objectités, le penseur


espagnol aura déployé, avec une patience non exempte de découvertes
inspirées, l’arc des valeurs, tant sur le plan historique (ladite « Raison
historique », dont le sujet concret sont les « générations ») qu’au niveau
biographique (où se joue la « Raison vitale », dont le sujet est toujours une
vie individuelle, une conscience incarnée).

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