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Le Syndrome de Cotard

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LE SYNDROME DE COTARD

Jorge Cacho

Érès | « Journal français de psychiatrie »

2009/4 n° 35 | pages 10 à 14
ISSN 1260-5999
ISBN 9782749213088
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-4-page-10.htm
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Le syndrome de Cotard

Le syndrome de Cotard
Jorge Cacho*

Mon exposé sera centré sur ce qui se nom- Nous sommes déjà en face C’est justement à partir de ce
mait dans la clinique allemande la douleur morale, d’un phénomène clinique dont l’inté- deuxième phénomène qui, évidem-
question qui mérite notre attention et qui nous per- rêt consiste, pour ce qui concerne ment, n’était pas sans intérêt chez
mettra éventuellement de déplacer la problématique l’histoire du syndrome et l’histoire de quelqu’un qui, d’emblée, se présente
du Cotard. Une autre question sera celle posée par la classification dans la psychiatrie, en comme n’ayant pas de regard, mais
un cas que nous avions eu l’occasion et la chance ce qu’il commence par la négation. il avait vu la mort. Il l’avait vue à
d’écouter à Sainte-Anne à l’époque, sur le délire Par la négation de quoi ? La négation partir de quoi ? Il distinguait parfai-
d’immortalité. Je ne développerai pas nécessaire- d’un objet. Nous le savons par Lacan. tement ce double registre du voir et
ment le délire d’immortalité mais celui qui le précè- Chez ce patient, c’est la négation d’un du regard, sur lequel Lacan a telle-
de, qui est préliminaire, la mort du sujet. objet très particulier qui est le regard, ment insisté, et il m’amène directe-
Récemment, j’ai reçu un patient cotardien dont nous savons la fonction qu’il ment à un phénomène qui est rare
qui présentait un symptôme très particulier à l’inté- joue dans l’économie libidinale ordi- « Vous ne dans le Cotard, tel que celui-ci
rieur de sa cotardisation. C’est un patient dont la naire, normale, mais spécialement l’avait établi : c’est parce qu’il avait
première parole en me rencontrant était qu’il n’avait
pas de regard. Ce que je n’ai jamais rencontré dans
dans la paranoïa. Ce patient m’a
amené lui-même à faire une liaison pouvez pas vu la mort qu’il avait pu la dépasser
en disant qu’il était déjà mort, mais
toutes les observations qui fondent la conception pour moi inattendue, puisque, à un chez lui, avec une connotation direc-
cotardienne ni chez aucun des cliniciens qui s’y sont
intéressés. Intérêt de rencontrer quelqu’un qui com-
certain moment, il m’a dit, sans aucun
rapport apparent avec ce qui précé-
me comprendre tement paranoïaque, persécutive,
puisqu’il serait mort d’avoir vu la
mence l’entretien avec cet embarras dans lequel il dait : « Vous ne pouvez pas me com- mort que quelqu’un avait commis
met son interlocuteur puisqu’il dit d’emblée : « Je prendre. » Cette incompréhension parce que vous sur lui. C’était un meurtre.
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n’ai pas de regard. » Ce qui a amené l’entretien un fondamentale était bénéfique car, jus- Effectivement, on peut se
peu plus loin, malgré l’impossibilité de faire avec ce tement, elle m’a délivré de cette para- poser beaucoup de questions et j’au-
patient un dialogue qui est toujours impossible noïa propre à la structure de la n’avez pas vu rais aimé les lui poser, mais le
d’une certaine manière. Ici, la difficulté est redou- connaissance ; lui-même m’ayant patient ne s’y prêtait pas puisqu’il
blée du fait que le patient ne rentre pas dans la
modalité de l’entretien, c’est-à-dire qu’il n’avait pas
dédouané de cette obligation, je me
suis laissé guider par ce qui était en la mort. » était au-delà de la mort, donc pas
non plus dans la vie et dans cette
à rendre compte de quoi que ce soit. Mon impres- vérité incompréhensible et qui faisait possibilité d’échanges avec un sem-
sion était d’être témoin du déploiement délirant que l’objet de mon intérêt. Après que je lui blable. Je vous restitue de manière
présentaient, d’une manière désintriquée d’ailleurs, ai dit : « Je suis sûr que je ne peux pas travaillée l’entretien qui n’était pas
les problèmes particuliers de ce patient. La question vous comprendre, mais cela ne nous si logique. J’essaye de rétablir, à ma
qui m’intéressait chez lui était qu’il ait commencé empêche pas de parler », il a pu conti- manière et comme je peux, la
l’entretien par cette formule si curieuse : « Je n’ai nuer l’entretien qu’il menait lui- logique de l’organisation signifiante
pas de regard. » même, si l’on peut dire, mais de toute de l’entretien avec ce patient. Tout à
façon, il était mené par quelque chose coup, il revient sur cette incompré-
qu’il m’a dit : « Vous ne pouvez pas hension dans laquelle j’étais, par
me comprendre parce que vous nécessité, en me disant encore :
* Psychanalyste. n’avez pas vu la mort. » « Vous ne pouvez pas comprendre. »

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Le syndrome de Cotard

Il a répété le fait de « l’incompréhension parce que Ce délire des négations, ainsi des positions si différentes, tenait
vous n’avez pas vu la mort » et il a ajouté : « parce que Cotard l’a établi, a cette évolution cette position de la passion de l’en-
que je suis le créateur d’une religion qui n’est pas curieuse qui commence par la néga- tretien, c’est-à-dire d’apprendre ce
celle que vous connaissez ». tion qu’il appelle hypocondriaque et qui était inouï jusqu’alors. Cotard
Bref, ce n’était plus possible. Il y a eu des qui concerne ce trajet de l’oralité à repère un phénomène qu’il nomme
phénomènes très curieux liés chez lui, je ne sais l’analité, parcours de l’objet – en don- de la manière dont son maître l’avait
comment, dans les associations, puisque à un cer- nant des phénomènes très dangereux nommé : la perte de la vision menta-
tain moment, il est revenu sur la question de ne pas pour le patient lui-même – puisque le. Il va en faire un tableau et c’est
avoir de regard, mais en me disant qu’entre lui et effectivement, il n’y avait pas d’anus, cela qui est très intéressant chez ces
moi, il y avait quelqu’un d’autre. J’ai essayé de le etc. Il y avait un négativisme des cliniciens. Ils reprennent les ensei-
questionner là-dessus et cela avait sûrement à voir fonctions excrémentielles qui mettait gnements de leurs maîtres et ils en
avec un dédoublement, soit d’un côté, soit de en danger la vie du patient. De même font autre chose, ils approfondissent
l’autre. Dédoublement dont il n’a pas expliqué com- s’ils refusaient de manger ; c’étaient les questions. De la perte de la vision
ment je me dédoublais, mais il m’a expliqué com- des patients présentant des risques mentale, il donne un témoignage cli-
ment ça se passait chez lui, c’est-à-dire que, à majeurs dans la clinique de l’époque nique qui est le suivant : ce sont des
l’intérieur de sa cage thoracique, il y avait un per- qui ne disposait pas des moyens Cette perte, patients qui se plaignent de ce que
sonnage qui sortait et qui était un criminel. Les techniques de la clinique actuelle les objets les plus familiers, la ville
modalités constitutives du délire chez ce patient ne
correspondent pas à ce que Cotard avait connu à
pour éventuellement parvenir à les
résoudre.
cette anesthésie où ils vivaient, la maison où ils sont
nés, le visage de leurs parents,
l’époque, car ce délire des négations était un délire Il y a donc cette première l’amour de leurs enfants, etc., tout
propre à la mélancolie ; pour lui, les cotardiens
étaient des mélancoliques. Peut-être cela serait-il à
modalité du délire des négations qui
concerne le corps, disons-le comme
affective cela commence à se dissoudre. Ils
n’ont plus la possibilité de se souve-
débattre. Il est évident qu’à l’époque de Cotard, cela. Nous pouvons faire une nir des images attachées à ces liens.
dans la clinique française, la paranoïa n’existait pas. remarque encore : la négation porte est la source Cela commence ainsi. C’est pour-
Cela a été un tableau plus tardif qui est apparu sous sur des organes, organes que nous quoi on l’appelle la perte de la vision
la forme des délires systématiques de Magnan. On
considérait même les formes persécutives, puisque
devons entendre comment ? Devons-
nous l’entendre du point de vue des d’une douleur mentale. Ils ne disposent plus du
souvenir des images liées à des liens
la tonalité était triste, comme formes mélanco- organes matériels sur lesquels juste- familiers, des liens originaires.
liques ; le délire de persécution de Lassègue était
lui-même considéré comme un délire de la mélan-
ment porte cette négation, comme
j’essaierai de le proposer ? Sur le fait
dont le patient Ce manque de sentiment,
cette anesthésie affective comme on
colie car, quoi qu’il en soit, la tonalité affective était que le cotardien est quelqu’un chez l’appellera par la suite, notamment
la tristesse. Ce syndrome, tel que Cotard l’a établi,
se définissait par la forme de l’énoncé qui était
qui, comme dans toute forme de psy-
chose, la problématique du sujet et de
ne trouve Séglas, est la source – voilà le point
qui me semble crucial de ce syndro-
négatif : « Je n’ai pas de... », avec cette spécificité sa disparition s’avère de manière me et sur lequel j’essaierai de faire
qui marquait selon lui l’évolution délirante du éclatante ? ni la cause quelques réflexions – de ce désin-
patient mélancolique parce que la négation concer- Ces organes, de quelle façon vestissement de tout ce qui a été
nait d’abord des objets corporels ; c’est pourquoi il
l’appelait la négation hypocondriaque.
devons-nous les entendre ? Cette
négation témoigne-t-elle déjà de ce ni la constitutif d’un sujet, de ses liens
fondamentaux ; cette perte, cette
Il est intéressant – il ne le soulignait pas, qui s’annoncera d’une manière crue et anesthésie affective est la source
mais c’est après coup que nous pouvons rétablir cer-
tains aspects de la question – qu’à lire les observa-
dramatique dans ce qu’on appellera la
mort du sujet, à entendre comme
justification. d’une douleur dont le patient ne
trouve ni la cause ni la justification.
tions, non seulement de Cotard, mais des cliniciens Lacan nous le dit ? J’y reviendrai, Cette douleur est nommée par Grie-
de l’époque qui se sont beaucoup intéressés à ce
syndrome une fois qu’en a été établi le cadre cli-
mais je voudrais pour l’instant séparer
tout de suite dans notre écoute ce syn-
Cette douleur singer : douleur morale. Elle fait le
socle, le foyer, le terrain essentiel du
nique, les négations hypocondriaques, c’est-à-dire drome du fait qu’il s’exprime, selon syndrome tel que Cotard l’a établi
concernant le corps – mais ce corps cotardien, quel Cotard, dans un premier moment, est nommée dans la mélancolie anxieuse en
est son statut ? –, concernaient de toute façon les d’une manière hypocondriaque, c’est- phase chronique ; ç’en est l’élément
objets et d’abord le tractus digestif, qui va de la
bouche à l’anus.
à-dire sur le corps. Comment fonc-
tionne cette négation dans le délire ?
par fondamental. J’y reviendrai parce
qu’il me semble qu’on peut, à partir
En général, ce sont des patients qui disent : Nous pouvons dire qu’elle commence de cet élément fondamental, ouvrir
« Je n’ai pas de bouche, je n’ai pas d’anus, je n’ai pas
d’estomac. » Mais je n’ai jamais rencontré : « Je n’ai
à fonctionner sur ce qu’on appelle
organes. Organes de quoi ? Nous pou-
Griesinger : des pistes de travail.
Encore un autre élément de
pas de regard. » C’est comme ça que j’avais intitulé vons essayer d’aller un peu plus loin cette perte de la vision mentale relè-
une intervention que j’avais faite à l’époque ailleurs : et supposer que ce sont les organes de douleur ve d’un exemple que j’avais eu l’oc-
« Je n’ai pas d’oui(e) », laissant entendre que le déli- la langue. Que sont ces organes lin- casion de découvrir en examinant les
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re des négations c’est justement qu’il n’y a pas de
oui, il n’y a pas d’affirmation. Encore que Marcel
guistiques sur lesquels porterait la
négation ? Et quel type de négation ? morale. documents de cette époque : j’étais
tombé par hasard sur un article de
Czermak considère – c’est un débat intéressant – que Je voudrais examiner un Séglas qu’il avait intitulé le « mutis-
c’est un délire d’affirmation. C’est un point de débat deuxième point : le côté évolutif du me mélancolique ». Il raconte une
très important de la doctrine freudienne de la Beja- délire tel que Cotard le souligne et qui histoire inouïe, incompréhensible et
hung, de l’affirmation originaire. Je crois qu’il l’af- est un deuxième moment dans l’évo- sûrement impossible actuellement.
firme parce qu’il s’oriente dans ce délire qu’il lution délirante ; il l’appelle d’un Dans son service, il y avait une
articule à la problématique de l’objet. Effectivement, terme emprunté à son maître Charcot. vieille patiente mélancolique qui
il y a de l’objet. C’est cela le problème. De ce point Cotard avait d’abord fait des études était là depuis longtemps. Son symp-
de vue, on peut à juste titre parler de délire d’affir- très approfondies en neurologie. Il tôme principal était qu’elle ne parlait
mation, mais du point de vue de la position du sujet, avait quelque chose qui faisait partie plus depuis très longtemps. Cela
qui est le biais que je veux essayer de développer un de la profession médicale de l’époque, avait attiré son attention, mais aussi
peu plus, la question consiste à pouvoir analytique- une position éthique qui, maintenant, sa passion. Donc, il allait voir cette
ment repérer que chez ce « sujet », ce qui manque a été profondément modifiée par la patiente quatre ou cinq fois par jour
c’est l’affirmation, l’affirmation freudienne, et donc technique. Mais nous avons toute une parce qu’il voulait savoir pourquoi
la négation elle-même, telle que Freud l’articule dans série de médecins de l’époque, Falret, elle ne parlait pas. Cette sorte d’in-
son écrit sur Verneinung. Nous y reviendrons. Cotard, Seglas, Magnan, chacun, dans sistance, gênante même pour la

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Le syndrome de Cotard

patiente, il n’en tenait pas compte ; avons affaire à des formes d’organi-
c’est un phénomène qui me semble sation sociale où le sujet est prati-
plein d’enseignement pour nous. Ce quement déjà mort. Et en plus, il
n’est pas cela qui était un obstacle n’en est pas mécontent, il demande
pour lui et ce n’était pas non plus de la que sa vie soit organisée comme s’il
violence. C’était une autre dimension. était déjà mort. Comme s’il n’y avait
La patiente, à un certain moment, a pas à rendre témoignage du fait qu’il
fait signe de sa gêne et il lui a dit : « Si était un sujet et qu’il soutenait son
vous ne voulez pas me parler – parce existence à partir de cette position
qu’il ne savait plus comment y parve- effectivement difficile qui est celle
nir –, écrivez. » Et effectivement, elle du sujet de l’inconscient, qu’il désire
a écrit : « Si je ne vous parle pas, c’est ce qu’il ne veut pas, qu’il dit des
parce que j’ai perdu le sens des choses complètement incohérentes
mots. » et que ce n’est pas ce qu’il aurait
Cela me semble un enseigne- souhaité. Quel est le type d’organisa-
ment. Un tel aveu si étrange et si tion de la vie, quel est le type de rela-
déroutant : elle avait perdu la signifi- tion au semblable qui prédomine
cation des mots, et qui me semble être dans notre culture ? Cotard peut
une affirmation tellement illustratrice nous inviter à réfléchir sur un point
de la psychose ; à nous de nous et à l’articuler autrement que comme
demander pourquoi elle l’avait perdue on le fait dans les journaux. Nous
et ce que nous pouvons dire, non plus pouvons essayer de déplacer la
de la perte de la vision mentale, mais manière dont les questions sont
de la signification des mots, puisque posées à partir des enseignements
nous pensons que nous connaissons la que ce tableau nous révèle.
signification des mots, mais pouvons- Nous pouvons dire sans
nous soutenir cette affirmation, et au exagérer que nous assistons dans ce
nom de quoi ? Nous avons le senti-
ment que nous connaissons la signifi-
« Si je syndrome à une progression enva-
hissante, nécessaire, de la force de
cation des mots mais, en vérité, la destruction, de l’annihilation, de
connaissons-nous ? ne vous l’annulation, qui commence par :
Je continue un peu sur un troi- « je n’ai pas de bouche, je n’ai pas
sième moment, selon Cotard – il éta-
blissait ainsi des moments successifs,
parle pas, d’estomac, je n’ai pas de cœur », et
qui envahit l’existence du sujet qui,
ordonnés, d’évolution –, un troisième dès ce moment, disparaît de la circu-
moment de l’évolution délirante, où la
négation ne porte plus sur les objets
c’est parce que lation tout entière puisque ce délire
des négations ne s’arrête pas ; c’est
organiques ni sur les représentations imparable et donc, à un certain
mentales des objets chers, ni non plus j’ai perdu moment, rien n’existe pour le sujet,
sur la signification des mots comme la ni le monde extérieur ni les autres.
malade de Séglas, mais sur le sujet
lui-même : c’est-à-dire que dans le sens C’est un processus qui suit sa
logique irréfutable.
l’évolution délirante, le patient affir- Je voudrais essayer d’évoquer
me qu’il est mort. Dans cette question
de la négation de la vie, de la vie du
des mots. » deux questions : d’abord, celle de la
douleur morale, que j’ai rappelée en
sujet, vous voyez que cette négation parlant de la perte de la vision men-
porte sur ce qui serait un sujet et en tale. Elle témoigne d’une sorte de
même temps il continue à vous parler. contradiction puisque, d’un côté, j’ai
C’est un mort vivant. isolé les éléments fondamentaux à
Cette expérience d’avoir affai- cette perte de la vision mentale – les
re à des morts vivants n’est pas seule- cliniciens soulignent qu’il y a une
ment cotardienne. Nous avons désaffectivité, l’anesthésie affective
souvent l’impression d’avoir affaire à comme ils l’appelaient –, mais, de
des morts vivants dans d’autres l’autre côté et en même temps, la
formes de clinique, et non seulement douleur morale. C’est la traduction
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dans la clinique individuelle des donnée au mot Schmerz de Griesin-
patients que nous recevons : ils sont ger. On a traduit par « douleur mora-
là, mais ils sont déjà morts. On peut le », c’est un mot très fort, quelque
les amener à savoir pourquoi ils font chose de très radical. C’est un désar-
comme s’ils étaient déjà morts et roi profond. J’avais essayé d’évo-
peut-être ont-ils des raisons très pré- quer ce thème à partir d’une autre
cises de se défendre contre la vie. perspective : ce concept de Schmerz
Le fait est que chez les cotar- me semble très important pour la cli-
diens, c’est déjà fait une fois pour nique actuelle de la soi-disant
toutes. Ce n’est pas qu’ils sont à moi- dépression. Griesinger, qui était psy-
tié morts. Ils ne sont pas dans des chiatre, avait une conception de la
compromis. Ils ne peuvent pas. Ce maladie mentale tout à fait orga-
n’est pas une question de volonté. nique et pourtant il choisit cette
Mais le fait que le sujet s’affirme notion pour nommer cette douleur
comme déjà mort est une question cli- incompréhensible et qui n’a rien à
nique qui me semble ne pas être spé- voir avec ce que nous pouvons
cifique à la clinique du Cotard. Nous éprouver de la douleur ; ce qui fait

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Le syndrome de Cotard

d’ailleurs notre perplexité. En même destin est de devenir angoisse. C’est


temps, il y a l’anesthésie et la douleur pourquoi Lacan, même s’il ne cite
morale. Si bien que je suis convain- pas Freud là-dessus, affirme, et d’une
cu, pour ma part, que Griesinger a manière tout à fait freudienne, qu’il
attrapé ce concept de la théologie n’y a qu’un seul affect véritable, l’an-
luthérienne parce que, si vous aimez goisse. Dans quel sens ? Il ne le dit
la musique de Bach, la Passion, vous pas ainsi ; il dit que l’angoisse est le
savez combien la Schmerz, dans seul affect qui ne trompe pas. Il ne dit
toute la liturgie luthérienne, est un pas qu’il dit la vérité, je l’ai fait d’une
signifiant permanent pour exprimer
la position de la créature à l’égard de
Cela nous fait manière excessive. Il est beaucoup
plus discret, pas dans le sens de dis-
son créateur, l’humiliation d’être crétion, mais dans le sens de particu-
créature, la souillure qu’elle repré-
sente, les malheurs dont elle est frap-
complètement lier. « L’angoisse est le seul affect qui
ne trompe pas. » Est-ce que, parce
pée et la justification de son qu’il ne trompe pas, il dit la vérité ?
existence, du fait qu’elle s’est trou- nous séparer de C’est encore une question.
vée à l’écart de son créateur de par sa Je l’ai dit comme cela parce
position fautive, d’emblée et définiti-
vement. Donc ce concept qui a des
la conception que cette douleur morale, chez le
cotardien, va toujours avec une
connotations religieuses si radicales angoisse, mais avec une angoisse très
et qui spécifie la position du sujet
luthérien, je crois que ce n’est pas un
de la particulière qui est une angoisse que
nous ne pouvons pas connaître. Cette
hasard que Griesinger l’ait employé. angoisse dont les cliniciens postfreu-
Pourquoi cette question de la mélancolie diens ont beaucoup parlé et spéciale-
douleur morale m’intéresse-t-elle ? ment Melanie Klein. Elle avait
Parce que cela nous fait complète-
ment nous séparer de la conception comme trouble beaucoup insisté sur cette angoisse
d’anéantissement, de morcellement.
de la mélancolie comme trouble de Ce que nous appelons angoisse chez
l’humeur. Cela n’a rien à voir avec la
tristesse. C’est de la douleur morale,
de l’humeur. les psychotiques, nous l’appelons
comme cela, mais à quoi cela corres-
qui est tout autre chose. C’est autre pond-il ?
chose dans la mesure où c’est l’ab-
sence de tout sentiment qui est la
Cela n’a rien Je crois que c’est ce mot de
douleur morale qui rend compte de la
source de cette douleur. Il est évident complexité de la situation de celui qui
que pour nous, le signifiant douleur, à voir avec est déjà en train de disparaître de la
nous l’entendons comme les névro- circulation. Nous pourrions entendre
sés l’entendent, nous ne pouvons pas
l’entendre autrement, c’est-à-dire la tristesse. la douleur morale du pré-cotardien,
c’est-à-dire celui qui est en train de
comme une affectation, comme une passer de l’autre côté de la barrière
souffrance, comme un affect, alors
que c’est justement le témoignage
C’est autre tout en étant vivant d’une certaine
manière, comme la douleur morale
que, de tout affect, le sujet en a été qui, en même temps qu’elle prépare
privé, qu’il ne peut plus être affecté.
Cette non-affectation du sujet, il nous
chose dans le pas logique préliminaire à la mort
du sujet, va de pair avec cette expé-
faut l’entendre de manière cohérente rience – et cela les cliniciens le souli-
avec l’ensemble du tableau, c’est-à- la mesure où gnent de ce qu’ils appellent comme
dire quelqu’un qui n’est pas affecté nous angoisse, mais une angoisse tout
par le signifiant et c’est le fond de sa
maladie. C’est justement parce que
c’est l’absence à fait particulière. Cette expérience
de la douleur morale qui est accom-
ce n’est pas un sujet du signifiant que pagnée de cette inquiétude, de cette
cette douleur est le témoignage de
cette carence de la frappe signifiante
de tout angoisse, appelons-la comme nous
pouvons, n’est-elle pas le moment de
qui constitue le sujet. franchissement de ce seuil où le sujet
Pour terminer sur cette ques- sentiment quitte le monde des vivants ?
tion de la douleur morale comme Je terminerai par la question de
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témoignage de ce que le sujet est déjà
mort, n’est plus affecté par le signi- qui est la mort du sujet, qui me semble l’in-
térêt majeur de ce syndrome, puis-
fiant. Vous savez combien Lacan a qu’il témoigne d’une manière si
été accusé, entre autres choses, de ne
pas avoir été sensible aux affects, de
la source de magistrale, à qui se laisse enseigner,
du fait que le sujet est déjà mort, mais
ne pas s’y être intéressé. Or si quel- de quelle mort et de quel sujet s’agit-
qu’un s’y est intéressé, c’est bien lui,
mais en donnant à cette clinique sa
cette douleur. il ? Je voudrais seulement rappeler
que ce terme de mort du sujet est un
dimension inconsciente et sans rédui- énoncé de Lacan. Il ne l’a utilisé
re les affects à cette sorte de senti- qu’une fois, mais il a toujours consi-
ment intime ou moins intime du déré ce phénomène de la mort du
sujet. C’est surtout dans le Séminaire sujet – qu’il a ensuite appelé autre-
sur L’angoisse 1 qu’il nous dit que ment, mais peu importe – comme un
s’il y a un affect, c’est l’angoisse, et phénomène fondamental de la psy-
que tout affect – et c’est l’enseigne- 1. J. Lacan, Le Séminaire, chose. En tant qu’analystes, nous ne
ment de Freud dans son écrit sur l’in- Livre X, L’angoisse, Paris, sommes pas tenus d’attendre que
conscient et le refoulement –, son Le Seuil, 2004. quelqu’un délire pour savoir qu’il est

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psychotique, avec toutes les conséquences que le Lacan dit que cette mort du La question de la mort du sujet
repérage, que Lacan nous invite à considérer, a pour sujet est le vrai ressort qui permet le chez le psychotique, est-ce que nous
la conduite de la cure, pour des gens qui viennent renversement d’une position à une pouvons dire que si nous tirons
nous voir qui ne sont pas encore délirants – et peut- autre. Comment se produit cette mort quelques enseignements de la maniè-
être ne le seront-ils jamais – mais qui sont déjà dans du sujet chez Schreber ? Lacan écrit : re dont elle se présente chez le cotar-
la psychose. Cela a un intérêt majeur du point de « C’est du moins l’événement que les dien, c’est que cette mort du sujet
vue de la théorie de la psychose, mais aussi pour la voix, toujours renseignées aux bonnes apparaît sous la forme de la
manière de mener les cures. C’est un travail, comme sources et toujours égales à elles- négation ? En quoi le cotardien
dit Lacan : « préliminaire à tout traitement possible mêmes dans leur service d’informa- mélancolique est-il diffèrent du para-
de la psychose ». Que pouvons-nous faire avec
quelqu’un qui est à un tel carrefour ? C’est la ques-
tion – je me demande si ce service
d’information des voix qui s’inspirent
On a dit oui noïaque, où la mort du sujet est aussi
annoncée ? J’ai essayé d’indiquer
tion de la mort du sujet. Nous savons que Lacan a toujours des bonnes sources et qui certaines modifications parce que
employé ce terme dans la « Question
préliminaire 2 », dans un moment tout à fait singu-
sont toujours égales à elles-mêmes,
ces voix qui répètent toujours la
à la vie, après c’est une lecture d’une écriture, ce
n’est pas du tout le cas du cotardien
lier, quand il examine l’expérience dans laquelle même chose, nous ne les trouvons pas mélancolique, mais ce qui me semble
Schreber apprend dans un journal qu’il était déjà dans l’organisation sociale –, lui firent on dira une question que nous pouvons nous
mort. Vous savez combien Schreber s’était opposé connaître, après coup, avec sa date et poser concernant cette expérience de
dans un rejet définitif à l’idée « qu’il serait beau
d’être une femme en train de subir l’accouple-
le nom du journal dans lequel il était
passé à la rubrique nécrologique. »
non, non, non la mort du sujet comme phénomène
élémentaire de la psychose, c’est que
C’est très intéressant la manière dont de toute façon chez lui ça se manifes-
Lacan articule ce phénomène, puisque
c’est un phénomène d’écriture, que le
mais enfin te par la négation, mais quel type de
négation ? Puisque ce que nous
sujet va lire et il va lire non pas qu’il savons de la négation, à partir de l’en-
est mort, mais qu’il est passé sous une on a dit oui, seignement freudien, c’est que la
autre rubrique qui est nécrologique. négation est justement la marque de
C’est-à-dire que nous sommes entre
deux rubriques. On pourrait aussi on a été la suspension du refoulement. Le
refoulement ne disparaît pas, comme
l’entendre comme cela. Je me suis nous le dit Freud, mais il y a une sus-
dit : est-ce que Lacan, dans cette écri-
ture qui est la sienne, si précise et si
d’accord pour pension, c’est-à-dire la possibilité de
reconnaître qu’il y a du refoulé, sans
suggestive, ne nous apprend pas que pour autant pouvoir dire : « c’est ça »,
le sujet, c’est une écriture, seulement
c’est une écriture de quelle rubrique ?
que cela existe c’est-à-dire il n’y a aucune autre
possibilité de reconnaissance des
Je viens à un point que je ne formations de l’inconscient que par
voudrais pas ne pas évoquer. Lacan ne alors que, dans la négation. Le sujet, le moi ne peut
parle qu’une seule fois de la mort du pas dire oui au je ; le moi ne peut
sujet, dans ce texte de la « Question
préliminaire » au moment où il écrit le la psychose, dire que non au je. Il y aurait égale-
ment cette manière d’articuler la
sujet S sans barre ; mais dès le chose entre cette dialectique opposi-
moment où il va écrire le sujet barré $,
il ne parlera plus de la mort du sujet.
c’est parce tionnelle entre le moi et ce que nous
appelons dans la doctrine freudien-
Pourquoi ? Est-ce parce qu’il est déjà ne et lacanienne surtout, parce que
mort du fait de la barre ? L’expression
« mort du sujet », comme telle, d’un
qu’il n’y a pas c’est Lacan qui a établi cette diffé-
rence fondamentale entre moi et je,
point de vue de la théorie lacanienne le moi ne peut dire que non à l’in-
disparaît de la circulation, mais cette eu cette conscient. C’est aussi une manière,
écriture du sujet va subir une transfor- et je ne pense pas exagérer là-dessus

ment ». C’est le moment de bascule qui va opérer la


mation, il va être frappé par la barre,
autrement dit, ce que nous pouvons
Bejahung en rappelant comment, pour Lacan,
le moi était paranoïaque.
transition entre le rejet, le refus de la position à traduire en suivant l’enseignement de C’est donc un type de néga-
laquelle il était invité, non par Dieu, comme il le
croyait, mais par sa structure, c’est-à-dire à la fémi-
Lacan, c’est qu’un sujet est représenté
par un signifiant auprès d’un autre
originaire que tion qui n’est pas du tout celle dont
parle Freud. C’est une négation et je
nisation. C’est là, dit Lacan, « le vrai ressort du ren- signifiant, c’est-à-dire que finalement ne fais que commenter quelque
versement de la position d’indignation » à un sujet, c’est cet espace entre S1 et la négation chose dont Charles Melman nous
l’acceptation de cette position, à condition que ce S2, où il témoigne de temps en temps, avait parlé, dans ce syndrome, ce
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soit un compromis raisonnable, comme l’appellera
Freud, c’est-à-dire que c’est loin d’être un compro-
parfois, de son existence, par quoi ?
Par ce que Lacan nous a appris à la apparaît dans que nous pouvons dire sans trop
nous écarter de ce qui serait de
mis fou, il est tout à fait raisonnable, puisque ça l’a suite de Freud, par les formations de l’ordre du vrai, c’est que c’est une
calmé, et puisque cette position qu’il considérait
comme étant une position de laissé-pour-compte,
l’inconscient. Autrement dit, par des
écritures. Des lettres qui se présentent
son statut réel. négation qui ne suppose aucune
affirmation. Ce n’est donc pas la
d’objet méprisable, d’un homme devenu femme, d’une manière complètement incom- négation de la Verneinung freudien-
c’était quand même d’être la femme de Dieu. Mais préhensible, insensée, absurde, ne, qui suppose le oui fondamental
en plus, une manière de rattraper la paternité, car, à contradictoire. Ne pouvons-nous pas sans quoi il n’y a pas d’existence.
partir de là, il deviendrait le point de départ d’une dire alors que cette question de la On a dit oui à la vie, après on dira
nouvelle humanité, chose qu’il a faite d’ailleurs. mort du sujet qui apparaît d’une non, non, non mais enfin on a dit
Parce que le génie de Schreber, c’est non seulement manière si radicale – et sur laquelle je oui, on a été d’accord pour que cela
d’avoir écrit, articulé et travaillé, et comment ! Il dirai un mot, parce que la mort du existe alors que, dans la psychose,
n’arrêtait pas de travailler, il ne dormait même pas. sujet ordinaire c’est comme cela que 2. J. Lacan (1957), c’est parce qu’il n’y a pas eu cette
C’était un vrai travail, d’un courage extraordinaire, nous pouvons aussi lire $ –, c’est une « D’une question préliminaire Bejahung originaire que la négation
il a passé des années à réfléchir et à articuler ces opération de la structure elle-même ? à tout traitement possible apparaît dans son statut réel. C’est-
morceaux épars et disparates qui nous servent tout Le sujet frappé par le signifiant, on de la psychose », dans Écrits, à-dire comme réel, comme ce qui
le temps. l’invite à la boucler. Paris, Le Seuil, 1966, p. 567. dit non. ■

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