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FÉLIX HOUPHOUËT

ET LA CÔTE-D'IVOIRE
© KARTHALA, 1 984
ISBN : 2-86537-1 04-2
Marcel AMONDJI

FÉLIX HOUPHOUËT
ET LA CÔTE-D'IVOIRE
#

L'ENVERS D'UNE LEGENDE

Éditions KARTHALA
22-24, boulevard Arago, 75013 PARIS
AVERTISSEMENT

Ce livre ne prétend ni à l'objectivité ni à l'exhaustivité qu'on


est en droit d'attendre d'une étude historique stricto sensu.
C'est, avant tout, un essai de mi'se en ordre de ma propre
compréhension de ce régime à travers un certain nombre d'évé­
nements caractéristiques et de leurs dénominateurs communs que
sont, outre la personnalité de F. Houphouët et son destin excep­
tionne� le poids des interventions étrangères, les erreurs et les
échecs de l'oppositi'on nationale à l'orientation de la politique
houphouétiste, ainsi que la permanence têtue de « l'instinct ata­
vique d'indépendance » au centre de la vie politique ivoirienne.
En ce sens, c'est une prise de position dans le débat qui se déve­
loppe dans le pays autour des résultats du long règne de
F. Houphouët. C'est la raison pour laquelle, on le verra, je n'ai
pas cherché à di'ssimuler mon parti pris sous des airs de fausse
objecti'l1ité. Néanmoins, je me suis efforcé, sans peut-être y
réussir autant que je le voulais, d'éviter la vaine polémique. On
admettra que le sujet même y pousse. Pour éviter d'y tomber
trop souvent, j'ai pris, pour illustrer ma thèse, les matériaux
mêmes qui ont servi à forger la légende houphouétiste. Ma docu­
mentati'on principale, ce sont en effet les écrits des journalistes
et publicistes français qui se sont spécialisés dans le tressage des
lauriers dont s'orne le front du sage de l'Afrique.
Si, malgré cela, cet essai n'échappe pas suffisamment au
défaut dont j'ai parlé, il ne me reste plus qu'à le revendiquer et
à espérer que le lecteur m'accordera son indulgence.
Mais s'il fallait me justifier, j'invoquerais la surprise
6 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

pénible que je ressens toujours devant l'absence de passion qu'on


peut constater en lisant les ouvrages consacrés aux événements
de 1945-1950 par certains de nos jeunes historiens. Il semble
admis que l'orientation officielle de l'historiographie houphoué­
tiste, illustrée notamment par P.-H. Siriex, est au-dessus de
tout soupçon. Ou bien il y a une manière académique obligée
d'envisager cette question.
Cette manière, je ne l'ai pas apprise. J'ai atteint l'adoles­
cence et sa crise dans la période cruciale du « péchoutage » -
ainsi les gens de mon âge désignent-i7s entre eux k governorat
de Péchoux. C'est l'école dont je me réclamerais. Ce n'était pas
une école de conformisme, tant s'en faut ! Aussi serais-je plutôt
enclin à croire, avec cet universitaire ghanéen cité par Yves
Benot, que « Les passions politiques qui donnent forme à
l'Afrique contemporaine ne sont pas seulement un élément du
contexte dans lequel vit l'historien africain, elles doivent aussi
être un élément de sa propre nature, s'il veut être capable
d'écrire l'histoire de son peuple (1). »
Ce livre, je me le représente comme le terme d'un parcours
solitaire: il s'agit de l'exposé d'idées qui souffrent sans doute de
n'avoir pu s'enrichir en se frottant et limant contre d'autres
points de vue. Mais on sait qu'un véritable débat d'idées est ini­
maginable dans les conditions de ce régime.
Le point de départ de cette réflexion se situe à l'époque
même du retournement de F. Houphouët. Au début des années
cinquante, lorsqu'il nous a été possible de comprendre tout à
fait ce que signifiait et promettait le « repli tactique », j'ai res­
senti ce tournant comme une blessure.
Il ne faut pas avoir peur des mots. Pour un Ivoirien de ma
génération, il ny a pas de honte à dire qu'entre 1945 et 1950,
on a pris pour idole l'homme vers qui toutes les femmes et tous
les hommes de notre pays, et pas seulement eux, regardaient
alors.
Aussi loin qu'il soit possible de remonter dans le souvenir,
entre tous les Ivoiriens de mon âge que je côtoyais, il m'appa­
raît vraisemblable que ma dévotion état't l'une des plus fortes.
Je crois qu'elle était tout aussi désintéressée, puisqu'elle m'a
laissé libre et capable d'autres choix que celui vers lequel on
nous forçait dans un pays où il semble qu'on doive désespérer de

(1) La Pensée, n° 108, avril 1963.


AVERTISSEMENT 7

tout si on ne peut rien espérer de F. Houphouët. De cette cons­


tance, je ne tire aucune vanité, sachant bien tout ce que je dois
à l'exemple de la foi que des adultes, mes proches, professaient
non pour un homme particulier, mais pour la cause qu'il avait
été appelé à servir.
C'étaient des hommes et des femmes qui n'avaient pas, c'est
sûr, la même idée ni même une idée peut-être de la Côte­
d'lvoire et pour qui la patrie n'était peut-être qu'un village ou
un groupe de villages seulement. Mais la volonté d'être libre
dans son propre pays n'est pas à proportion de l'étendue de ce
qu'on considère comme sa patrie. Ce n'est pas non plus affaire
de culture politique.
Ces hommes et ces femmes simples, mais d'autant plus
magnifiques de dignité, patriotes sans le savoir, en tout cas sans
prosélytisme, sont la source primordiale de ce livre.
C'est à eux que j'en fais l'hommage, si peu digne qu'il soit
d'eux.
Marcel Amondji
Introduction

« Nous choisîmes le plus jeune et le plus


·

dynamique d'entre nous. »

Joseph Anoma

La figure de Félix Houphouët domine l'histoire de la


Côte-d'Ivoire depuis quarante ans.
Grâce à son intelligence extraordinaire des situations
politiques sinon du sens même de l'histoire, il fut le rassem­
bleur des patriotes et des démocrates ivoiriens au lendemain
de la guerre, quand ils engagèrent la lutte contre l'exploita­
tion et la domination coloniales. Premier député à siéger sur
les bancs de l'Assemblée nationale française, il n'a pas cessé,
depuis 1945, d'occuper la première place sur le devant de la
scène politique. Leader le plus prestigieux du Parti démo­
cratique de la Côte-d'Ivoire, section du RDA (PDCI-RDA),
entre 1 945 et 1950, à l'époque des luttes pour l'abolition
des privilèges coloniaux et des brimades racistes dont le
peuple ivoirien dans son ensemble était l'objet, il a su, après
la défaite du mouvement anticolonialiste, préserver sa propre
position tout en s'orientant dans une voie nouvelle qui
impliquait l'abandon des objectifs et des méthodes d'organi­
sation et d'intervention du PDCI. Installé aux commandes
du pays en mars 1959, il a eu l'honneur d'en proclamer
10 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'indépendance, lui qui, pendant si longtemps, refusa


d'admettre que la Côte-d'Ivoire pût un jour être séparée de
la France. Depuis plus de vingt ans, seul candidat possible,
il a été constamment réélu à la plus haute fonction de
l'État.
C'est, dans l'histoire des anciennes colonies françaises
d'Afrique noire, l'unique exemple d'une semblable longévité
politique. F. Houphouët est le seul élu africain à la première
constituante de 1945 qui ait connu une telle destinée. A cet
égard, seul Léopold Senghor pourrait lui être comparé.
Encore Senghor n'était-il, vers 1945, que le second de
Lamine Guèye. Un Sourou Migan Apithy, s'il accéda à la
dignité de président de la République du Dahomey, c'est
seulement après que Hubert Maga eût été renversé par un
coup d'État militaire. Quant à Sékou Touré, le plus ancien
chef d' État en Afrique au moment de sa mort, il n'était, au
milieu des années quarante, qu'un obscur militant syndica­
liste et son étoile n'est montée au firmament politique qu'en
1956.
*

* *

Les biographes de F. Houphouët expliquent ce destin


exceptionnel par une espèce de prédestination. Des ancêtres
valeureux et sans reproches, du moins pour certaines cons­
ciences françaises, une naissance quasi prodigieuse, une ·

enfance miraculée, une adolescence studieuse et une jeunesse


toute pleine de mérites aussi nombreux que variés auraient
contribué, selon eux, à forger cette personnalité sans
pareille.
Le doyen Marc Sankalé a atteint, dans le genre, une
espèce de sommet. Sous le titre « L'enfant du pays et la loi
du destin», il n'a pas craint d'écrire :

« Il est plaisant de voir que, depuis son enfance, il

veut s'intégrer dans la masse et s'assimiler à ses pairs,


tandis qu'un destin malicieux et tenace, ranimant son cha­
risme, le fait, tel un ludion, invariablement émerger (1 ). »

(1) Dans Hommage à Houphouët-Boigny, homme de la terre, ACCT, Prêsence


Africaine, 1982, p. 105.
INTRODUCTION 11

Dans leur émulation pour présenter au monde le meil­


leur profil de leur modèle, les hagiographes de l'homme
d'État ivoirien ont eu tendance à négliger ou à minimiser
beaucoup de faits et à en grossir exagérément d'autres. Cette
étrange méthode les a conduits à rendre tout à fait inintelli­
gibles des pans entiers de l'histoire de la Côte-d'Ivoire et de
celle de F. Houphouët lui-même.
C'est ainsi que, si la question des relations nouées en
1945 entre les futurs fondateurs du Rassemblement démo­
cratique africain et le Pani communiste français est généra­
lement privilégiée par tous, ils n'en traitent, toutefois, que
les à-côtés sensationnels en laissant dans l'ombre les raisons
réelles, les causes nécessaires qui ont fait que, au sein des
deux Constituantes puis de l'Assemblée nationale de Paris,
la plupan des élus africains et les élus du PCF et appa­
rentés ont mis leurs billes en commun, ainsi que les condi­
tions exactes dans lesquelles cela s'est fait. Ils ne disent pas
non plus les avantages que le député de la Côte-d'Ivoire à la
première Constituante a retiré personnellement de cette
alliance parlementaire, ni les succès qu'elle a valus à la
cause des peuples colonisés d'Afrique noire. A panir de là,
la rupture de 1950 est considérée comme une démarche
banale, presque sans aucun rappon avec les événements
dont le pays était le théâtre à la même époque.
De la même façon, s'ils exaltent la position dominante
de leur héros dans le RDA et dans le PDCI, ils éludent le
caractère conflictuel, pour ainsi dire permanent, des rappons
du président du comité de coordination du RDA et du pré­
sident d'honneur du PDCI aux autres dirigeants de ces
mouvements à propos et autour des orientations et des
méthodes qu'il avait adoptées après la crise de 1949-1950 et
qu'il voulait imposer. A ce propos, ils font volontiers réfé­
rence à la fameuse polémique de 1952. Cependant on dirait
que personne n'a sérieusement lu la «Deuxième lettre
ouvene à Félix Houphouët-Boigny» (2) dans laquelle son
destinataire est dépeint dans toute la complexité de sa per­
sonnalité alors qu'il était confronté à une situation excep-

(2) G. D'ARllOUSSIBR, Deuxième lettre ouverte à Félix Houphouët-Boigny, Dakar·


Paris, septembre 1952.
12 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

tionnelle, de celles qui révèlent un homme à lui-même et ùn


peu mieux encore aux autres.
De la même façon, ils font le silence sur l'activité propre
des masses ivoiriennes à chaque étape de l'histoire du pays,
alors même que leur présence constante, têtue et créative, a
marqué et continue d'en marquer le cours.
Enfin, ils escamotent toute la période des compromis en
chaîne qui a commencé en 195 1, peut-être avant, et au
cours de laquelle, pour l'essentiel, le régime actuel a pris
racine.
Quelles que soient leur attache et leurs intentions, il
semble qu'ils tiennent pour acquis que tous les actes de
F. Houphouët, de 1944 à ce jour, ses idées, ses alliances, ses
ruptures, ses méthodes, procèdent en droite ligne du même
grand, sage et insondable dessein inlassablement poursuivi
envers et contre tous avec un succès jamais démenti.
Même les auteurs qui se veulent des critiques lucides de
la mythologie houphouétiste n'ont pas su échapper à ce tra­
vers. Sous leur plume le chef de l'État ivoirien, s'il n'est
pas le génie politique que dépeignent les autres, demeure
néanmoins un puissant démiurge dont la volonté commande
toutes choses depuis le commencement.
Ainsi les critiques comme les thuriféraires réduisent-ils
l'histoire du pays entier à celui d'un seul homme.
*

* *

L'histoire de F. Houphouët ne résume certainement pas


l'histoire de la Côte-d'Ivoire tout entière, elle en est seule­
ment inséparable. On ne peut comprendre l'une si on ne
connaît pas l'autre.
L'activité de cet homme a incontestablement marqué l'his­
toire d'un pays qu'il dirige depuis longtemps, bien avant d'en
être devenu le président. En revanche, les événements qui
jalonnent l'histoire de la Côte-d'Ivoire depuis le début du
siècle jusqu'à ce jour n'ont pas pu ne pas influencer le déve­
loppement de sa personnalité. Un homme n'est jamais que le
produit de l'histoire du pays où il a grandi.
Cela n'est-il pas particulièrement vrai pour celui qui fut
à ses débuts, par tradition familiale et par intérêt personnel,
INTRODUCTION 13

un auxiliaire fidèle de l'administration coloniale, et dont les


circonstances indépendantes de sa volonté firent l'un des
chefs du plus formidable mouvement anticolonialiste en
Afrique noire jusqu'à ce que d'autres circonstances tout
aussi fortuites le transforment en ce qu'il est à présent ?

* *

Il n'y a pas longtemps que la Côte-d'Ivoire existe en tant


que pays. Moins de cent ans. Pourtant c'est un pays riche
d'histoire. F. Houphouët est le produit d'un moment parti­
culièrement fécond de cette histoire, moment qui a vu
l'émergence d'une pléiade d'hommes et de femmes doués de
grandes capacités. Il est l'un de ces hommes, non le seul.
Les autres ont vu leur destin brisé à un moment où à un
autre ; ou bien ils ont été éclipsés par lui. Mais leur biogra­
phie fait aussi partie de l'histoire du pays car il n'est pas
indifférent de savoir pourquoi et comment tant d'hommes
de valeur ont dû céder le pas à l'un d'entre eux.
L'histoire de ces hommes et de ces femmes, c'est l'his­
toire des années d'activité du PDCI, fer de lance du mouve­
ment anticolonialiste. Mais elle plonge ses racines dans le
passé des peuples qui sont devenus la nation ivoirienne à
travers un demi-siècle de péripéties et de drames souvent
sanglants. L'émergence, à partir de l'extraordinaire diversité
des peuples de la région, d'une société proprement ivoi­
rienne, embryon de l'entité nationale actuelle, s'est faite à
travers ces drames et ces péripéties. Ce qui fait que l'idée
nationale est née, pour ainsi dire, comme une réaction
contre le terrorisme colonial. On ne peut comprendre l'his­
toire du PDCI si on ne tient pas compte des événements
qui ont jalonné la mutation d'une poussière de traditions, de
communautés et de peuples aussi nombreux que différents,
en une nation moderne.
A l'autre bout, l'histoire de la Côte-d'Ivoire ne s'arrête
pas en 1950, même si, à partir de cette date, F. Houphouët
lui a imprimé la marque de sa personnalité. Cela ne s'est
d'ailleurs pas fait par hasard. F. Houphouët est parvenu à sa
position actuelle dans des circonstances dramatiques, à une
époque où, dans le pays, la volonté dominante n'était pas la
14 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

sienne mais celle du parti colonial acharné à préserver ses


privilèges. Les gouvernements français de l'époque, eux­
mêmes dominés par ce parti, ont joué un rôle décisif dans
son ascension. On ne peut pas comprendre la situation
actuelle de la Côte-d'Ivoire si on ne s'interroge pas, par
exemple, sur les circonstances de la rencontre de
F. Houphouët avec René Pleven en septembre 1950 et sur
les conséquences de l'accord qui en est résulté, tant pour la
carrière du député de la Côte-d'Ivoire que pour l'avenir du
pays.
Les cinq ou six années suivantes forment une période
obscure de l'histoire officielle du pays, comme si les histo­
riens n'osaient pas y regarder de trop près. Ce sont, en
quelque sorte, les « pudenda » de la biographie de
F. Houphouët.
Pendant ces années qui correspondent au début de l'acti­
vité du port d'Abidjan, le commerce a connu un essor
remarquable; de nouvelles classes sont parvenues à l'âge de
responsabilité; la société ivoirienne s'est difïerenciée peu ou
prou. Le fait le plus caractéristique de cette époque, c'est le
renversement des alliances de l'époque précédente: le
«désapparentement», mais aussi - et surtout - la réconci­
liation publique avec les tenants du parti colonial, qui n'alla
pas sans beaucoup de concessions. Les conditions nouvelles
ainsi constituées expliquent bien des événements futurs.
En 1959, lorsque F. Houphouët abandonna son ministère
de Paris pour remplacer Auguste Denise à la tête du gou­
vernement de la loi cadre, c'était dans les circonstances
d'une crise profonde, notamment au sein de la jeunesse ivoi­
rienne, qui mettait en cause non seulement le colonialisme
classique, essoufflé et condamné, mais, déjà, le néo-colonia­
lisme dont les bases se mettaient en place. Le régime qu'il
édifia dans de telles conditions se caractérisa tout de suite
par l'importance du rôle des «conseillers » français, en par­
ticulier dans l'entourage immédiat du Premier ministre.
L'avènement de l'indépendance, le 7 août 1960, ne
modifia pas cet état de chose, bien au contraire ! En effaçant
formellement les liens institutionnels avec la métropole,
l'indépendance donna au système des «conseillers» une
puissance accrue. Elle les libéra de la responsabilité interna­
tionale du gouvernement français, mais c'est pour les inté-
INTRODUCTION 15

grer plus ou moins ouvertement aux réseaux discrets et


entreprenants dirigés par Jacques Foccart depuis l'Élysée.
En sorte que, les accords de coopération aidant, l'indépen­
dance ne modifia pas la situation de dépendance de la Côte­
d'Ivoire par rapport aux intérêts de l'impérialisme français.
C'est ce régime qui gouverne le pays depuis un quart de
siècle. Il est impossible de rendre compte des particularités
de la politique ivoirienne si on en ignore ou si on en mini­
mise cette dimension essentielle.

* *

On aime à représenter le chef de l'État ivoirien sous les


traits d'un prophète inspiré guidant prudemment un peuple
docile, heureux et reconnaissant vers une espèce de paradis
terrestre. On ne peut certes pas nier, si on le compare à ses
voisins, que le régime ivoirien a connu une stabilité remar­
quable dans cette partie de l'Afrique, stabilité qu'illustrent
aussi bien la longévité politique de F. Houphouët que la
carrière exceptionnelle de deux hommes, Guy Nairay et
Alain Belkiri, respectivement directeur du cabinet du prési­
dent de la République et secrétaire général du gouverne­
ment, tous deux «prêtés» à la Côte-d'Ivoire par la France
dès avant l'indépendance. Le long règne de ce triumvirat
n'en a pas moins été jalonné d'événements qui démentent
cette image évangélique. Ce sont, pour ne citer que les plus
connus : la tragédie des années soixante qui causa au pays
plus de souffrances que cinquante ans de colonisation ; les
massacres en pays Sanwi et en pays Bété ; les déportations
périodiques d'étudiants et de lycéens, les charges brutales de
la force armée contre les travailleurs en grève, les atteintes
innombrables aux libertés collectives et individuelles, etc.
La «pacification » de la Côte-d'Ivoire indépendante par
F. Houphouët et ses «conseillers» fut menée de pair avec
une activité réellement frénétique des mêmes dans le cadre
de ce que l'on appelle pompeusement la politique africaine
de F. Houphouët-Boigny. Politique qui peut se résumer
ainsi : soutien financier, logistique et diplomatique aux
sécessionnistes du Katanga et du Biafra ; flirt indécent avec
les régimes racistes de l'Afrique australe ; participation
16 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

active et ouverte aux campagnes de déstabilisation du Ghana


et de la Guinée ; obstruction aux activités de !'Organisation
de l'Unité africaine, etc. On chercherait en vain les intérêts
nationaux que servit cette paranoïa. En revanche, on n'aper­
çoit que trop bien qui, derrière « l'homme de la paix et du
dialogue», pouvait en bénéficier.
Dans le même temps, d'ailleurs, les tenants du régime et
leurs protecteurs n'ont pas oublié leurs coffres-forts. La pre­
mière moitié des années soixante est, justement, celle où
Raphaël Saller, relayé plus tard par Mohammed Diawara et
Konan Bédié, peaufinait les instruments qui permirent un
pillage effréné des ressources naturelles et des finances du
pays.
C'est aussi à cette époque que, enfin libérée de la pesan­
teur des événements de 1949-1950, la légende de
F. Houphouët prit véritablement son essor, notamment dans
les médias occidentaux. Sa popularité dans ces milieux a
atteint son maximum au moment même où elle était à son
niveau le plus bas dans l'opinion des Ivoiriens. C'était exac­
tement l'inverse entre 1945 et 1950. Si la deuxième légende
de F. Houphouët est, dans une certaine mesure, issue de la
première, c'est par la voie d'une filiation assez surprenante,
un peu comme 1' oiseau Phénix renaissait de ses propres cen­
dres après sa mort.

* *

Le regime houphouétiste connaît aujourd'hui une crise


profonde et peut-être mortelle. C'est, en partie, l'effet de la
crise générale du capitalisme mondial ; mais c'est aussi, sans
aucun doute, une maladie qui a ses causes dans le pays
même. Causes qui tiennent toutes à l'origine, à la nature et
aux méthodes du régime.
Le prétendu « miracle ivoirien », fondé sur une sur­
chauffe artificielle des activités économiques à partir des
centres étrangers, a été la source de grandes illusions et, en
même temps, de graves déséquilibres devenus insupporta­
bles. Il en est résulté cette espèce de folie dont sont frappées
l'économie et la société ivoiriennes et devant laquelle le
régime se trouve visiblement désarmé. Telle est la consé-
INTRODUCTION 17

quen::e, d'ailleurs prévisible, d'une politique délibérée à


laquelle F. Houphouët a attaché son nom et sa responsabi­
lité.
La crise atteint le système dans son ensemble. Cela
entraîne pour conséquence qu'il n'est pas possible d'espérer,
par l'ablation d'une partie, sauver le reste comme en 1963.
En outre, l'obstination de F. Houphouët à vouloir rester aux
affaires porte le risque de compromettre la possibilité de
résoudre la crise à l'abri des influences de ce que, dans cer­
tains milieux, on appelle la rue.
Toute l'histoire de la Côte-d'Ivoire depuis 1950 est rem­
plie de la peur que le peuple ivoirien inspire à ses diri­
geants. C'est pourquoi il faut prêter une attention particu­
lière à deux événements récents: le sacrifice du secrétaire
général du PDCI sur l'autel de la démocratie et les résultats
des élections législatives et municipales de 1980.
La démocratisation visait, semble-t-il, à renouveler le
personnel yolitique de manière à conforter la position du
chef de l'Etat au sein du système par l'illusion d'un renou­
veau.
Les élections législatives et municipales n'ont pas
répondu aux souhaits du Palais. La précipitation d'un jour­
naliste en témoigne. Le Monde du 1 1 novembre 1980 a
publié cette nouvelle imaginaire signée Pierre Biarnès:

« Les 1voiriens se sont rendus aux urnes dimanche

9 novembre pour élire leurs députés, avec une liberté de


choix sans précédent. Le scrutin, auquel ont participé
massivement prês de 3 millions d'électeurs, soit la quasi­
totalité du corps électoral, s'est déroulé dans le calme le
plus parfait ! »

Ce «canard» révèle, d'une certaine mamere, ce qu'on


attendait de la fameuse «démocratisation» dans l'entourage
du président de la République ivoirienne. C'est donc un
échec cuisant et très significatif que les 70 %
d'abstentions (3) enregistrées dans la réalité, la déconfiture
de la plupart des anciens députés et, tout spécialement, celle
du secrétaire général de l'Union générale des travailleurs de

(3) Le Monde du 12 novembre 1980 a donné cette précision, reprise de !'AFP,


sans rien dire du papier fantaisiste de son envoyé spécial publié la veille.
18 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

la Côte-d'Ivoire (UGTCI), vieux routier du syndicalisme


jaune dont la carrière présente une certaine symétrie avec
celle de F. Houphouët.
La démocratisation, c'est-à-dire, en fait, le sabordage des
structures de base du parti unique, n'a pas créé les condi­
tions de l'exercice responsable des libertés constitutionnelles,
mais elle a eu pour résultat de jeter les masses ivoiriennes,
une fois de plus, dans l'incertitude et le désarroi. Les sous­
sections du PDCI étaient les seuls lieux d'exercice de l'acti­
vité civique. Leur fonctionnement était imparfait et criti­
quable, mais elles avaient l'avantage d'exister. Elles sont
aujourd'hui disloquées en autant de coteries qu'il y a de
prétendants aux fauteuils de maire et aux sièges de député.
Si on avait voulu recréer les conditions de 1950, quand
le peuple insurgé se trouva brutalement sans dirigeants et
sans directives, on ne s'y serait pas pris autrement.
Les Ivoiriens sont justement préoccupés par ce qu'ils
appellent «le vide constitutionnel », c'est-à-dire la vacance
de la vice-présidence à la suite d'une révision hâtive de la
Constitution. Cette anomalie a été créée de manière trop
artificielle pour ne pas être suspecte d'être un élément d'un
jeu subtil. En tout cas, cette vacance inexplicablement pro­
longée bloque, aujourd'hui, le fonctionnement normal des
institutions et elle pourrait permettre, demain, à ceux-là
mêmes qui les ont faites à leurs mesures de les renverser s'il
s'avère que c'est le seul moyen de sauver le système.
L'atmosphère un peu malsaine qui enveloppe la fin pré­
visible du long règne de F. Houphouët traduit l'impossibi­
lité 1'éelle de régler sa succession au seul niveau des cercles
dirigeants officiels ou occultes et sans tenir compte des mou­
vements de l'opinion populaire nationale, en particulier du
fait que les Ivoiriens n'attendent pas seulement une substitu­
tion d'hommes, mais une remise en cause radicale des bases
et de la structure mêmes du pouvoir. Même si le prestige de
l'homme de 1945 reste assez grand (ce qui ne fait qu'aug­
menter la difficulté), le régime, quant à lui, est tout à fait
déconsidéré, au point qu'une substitution d'hommes ne suf­
fira probablement pas à le sauver dans sa forme actuelle.
Ainsi, pas plus au plan des institutions politiques que
dans les domaines économique et social, le «père de la
nation» n'aura été à la hauteur de sa réputation. Tel est le
INTRODUCTION 19

constat qui s'impose après plus de vingt ans de c e pouvoir


sans limites.
Aujourd'hui, parmi les millions d'ivoiriens qui s'interro­
gent avec angoisse sur leur propre avenir et sur l'avenir de
leur pays, une majorité de jeunes ignorent tout des luttes
d'après-guerre, pour ne rien dire de la pacification, de l'indi­
génat et du travail forcé. Cette ignorance est le résultat d'un
travail acharné de dépossession et de démoralisation qui
s'accomplit sous couvert d'exalter la personnalité de
F. Houphouët.
Mais ce n'est que sur le papier qu'une nuée de journa­
listes et de soi-disant historiens ont réussi à expulser les
Ivoiriens du théâtre de leur propre vie. L'examen des faits,
une fois débarrassés de leur surcharge de racontars absurdes,
suffit à rétablir cette simple vérité : les véritables sujets de
l'histoire de la Côte-d'Ivoire, ce sont les masses ivoiriennes
et non quelques hommes distingués par la fortune ou l'ins­
truction, ni, à plus forte raison, un seul homme, si comblé
soit-il par la « Providence».
1

Aux origines de la Côte-d'Ivoire

Les premiers contacts entre l'actuelle Côte-d'Ivoire et la


France que l'histoire a privilégiés eurent lieu au XVIl0 siècle,
sous le règne du roi Louis XIV, lorsqu'un émissaire de ce
monarque noua des relations avec le royaume d'Assinie,
dans le sud-est du pays actuel. Aniaba, un prince du sang
selon les uns, un esclave substitué selon les autres,
s'embarqua pour la cour de France. Il y reçut le baptême
des mains de Bossuet et sous le parrainage du roi et de la
reine de France eux-mêmes. Il y fit ensuite une carrière
militaire avec une charge de capitaine de chevau-légers. Il
serait revenu en Assinie mais on ne sait rien de sa vie après
son retour.

De la traite des esclaves à la conquête

L'aventure d' Aniaba, pour merveilleuse que nos histo­


riens la décrivent (1), ne doit �as faire oublier qu'à la même

(1) H. DIABATÉ, Aniaba, un Assinien à la cour de Louis XIV, ABC, NEA,


CLE, 1975.
22 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

époque le commerce du «bois d'ébène» battait son plein


dans toute la région et que tous les embarquements ne con­
duisaient pas à Versailles, loin s'en faut ! Sous le règne du
roi Louis XIII (2), père du bienfaiteur du capitaine Aniaba,
le royaume de France s'était joint aux nations qui prati­
quaient « l'infüme trafic».
Pour mettre en valeur les immenses terres conquises
dans les Indes occidentales, les Espagnols avaient d'abord
réduits les naturels de ces contrées en esclavage. Mais les
conditions inhumaines qui furent imposées aux populations
amérindiennes vaincues les décimèrent à un tel point que de
bonnes âmes chrétiennes s'en émurent. C'est alors qu'on eut
recours à l'Afrique.

« •••Alors commença la terrible traite des Noirs (. ..)


L'attitude irréductiblement apathique des Indiens et la
nécessité d'obtenir des richesses des terres découvertes
produisirent ce paradoxe : envoyer des esclaves noirs afin
d'éviter la disparition des Indiens. Les races noires
étaient fortes et résistantes au travail et, malgré les très
mauvaises conditions dans lesquelles se pratiqua la traite,
les théologiens et les moralistes acceptèrent cette solution
comme un moindre mal (3). »
« ••• En 1510 commence la contrebande de chair
humaine. Les Noirs sont traqués et capturés comme des
animaux dans les forêts de l'Afrique ; on les arrache à
leur famille et ils sont, dans des conditions horribles,
transportés dans le Nouveau Monde. On les y vendait
comme du bétail, tant les colonisateurs avaient un besoin
insatiable du travail de leurs bras robustes (4). »...

Des dizaines de millions de femmes, d'hommes et


d'enfants furent transportés de la sorte en 350 ans environ.
Les régions qui forment aujourd'hui la Côte-d'Ivoire payè­
rent leur tribut à ce monstre vorace, comme les autres pays
du continent. Cependant, les populations de ces régions
furent· plus coriaces que d'autres comme en témoignent
d'anciennes relations:

(2) Charles DE LA RONCIÈRE, Nègres et négriers, Éd. des Portiques, 1933.


(3) Miguel QUINTANA, Hombres en venta. El drama de la esclavitud à través de
los tiempos, Éd. Bruguera, SA, 1976, pp. 231-232.
(4) Miguel QUINTANA, op. cit.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 23

« Si la nécessité y oblige quelqu'un, ou qu'on veuille


traiter avec eux, il faut bien prendre ses mesures et y
aller bien armé et en grand nombre : les funestes acci­
dents qui sont souvent arrivés à des Blancs dans leurs
terres en font avec justice appréhender l'approche (5). »

* *

Le trafic transatlantique vidait l'Afrique de ses hommes


les plus jeunes, les plus forts, les plus aptes au travail et à
la guerre. Le commerce basé sur ce trafic déchaînait les
guerres et les razzias. Pour chaque esclave qui arrivait
vivant en Amérique, six hQmmes, femmes et enfants mou­
raient, soit du fait des guerres pour se procurer du bétail
humain à vendre, soit du fait du mauvais traitement auquel
les malheureux qui avaient été capturés étaient livrés au
cours de leur acheminement au lieu d'embarquement ou au
cours de la traversée.
L'esclavagisme est à la source de tous les maux actuels
de l'Afrique, et de la Côte-d'Ivoire en particulier. Et cela de
deux manières. D'une part, c'est la cause principale du
retard économique du continent. Le trafic transocéanique
commença au moment même où les principaux pays
d'Europe occidentale connaissaient l'explosion des sciences
et des techniques qui bouleversa le monde à la charnière du
Moyen-Age et des temps modernes. La possibilité
d'atteindre toutes les parties du littoral africain par les voies
maritimes supprima, pour ainsi dire, l'obstacle saharien qui
avait entravé les contacts fécondants entre le monde déjà
connu et la plupart des peuples noirs.
Les peuples de l'Afrique n'étaient pas, alors, significati­
vement en retard sur les autres peuples de la terre. La ren­
contre, si elle avait tendu à procurer des avantages mutuels
aux uns et aux autres, aurait eu inévitablement pour consé­
quence de hisser les paysans et les artisans africains au
niveau d'habileté des paysans et des artisans européens de
l'époque. Malheureusement, la rapide spécialisation du con-

(5) G. LOYER, Relation du voyage en royaume d'lssigny, 1714, citê dans La


découverte de l'Afrique, coll. Archives », Julliard, 1965, p. 193.
«
24 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

tinent noir dans le rôle d'un vaste gisement de main­


d'œuvre servile maintint et, même, renforça son isolement.
De sorte que le retard relatif de l'Afrique par rapport aux
principaux pays de l'Europe occidentale ne pouvait que
s'approfondir au fil des années, dans les temps mêmes où le
travail intense et gratuit de ses habitants déportés en Amé­
rique devenait le principal facteur de l'augmentation du
bien-être et du progrès dans les États esclavagistes.
D'autre part, l'esclavage moderne est directement à l'ori­
gine du racisme. Montesquieu, s'étant mis par esprit de
méthode dans la peau d'un esclavagiste ordinaire, écrit : « Il
est impossible que nous supposions que ces gens-là soient
des hommes; parce que, si nous les supposions des
hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens (6). » L'édification de l'idéologie
raciste fut parallèle, à la fois, à l'intensification de la traite
et au développement de la lutte contre l'esclavagisme,
qu'elle fùt le fait des esclaves eux-mêmes ou celui des aboli­
tionnistes européens et américains. Ce n'est pas par hasard
si les préjugés raciaux et la discrimination raciale sont les
plus intenses dans les régions où la prospérité des possé­
dants reposait presque uniquement sur le travail de milliers
d'esclaves. L'idéologie raciste a d'abord servi de justification
à la pratique de l'esclavage; elle s'est développée à mesure
que se multipliaient les révoltes d'esclaves ou des formes
moins éclatantes, mais forcément plus communes, de
résistance; elle s'est exaspérée quand il a bien fallu recon­
naître aux anciens esclaves les droits élémentaires de
l'homme: celui de vivre librement, sans autre contrainte
que celle de la loi égale pour tous. C'est par ce processus
qu'au retard matériel des peuples africains, l'esclavagisme
ajouta un handicap moral indirect mais non moins détermi­
nant. Lorsque les esclavagistes ne purent plus se permettre
de capturer les Africains et de les transporter pour en faire
des esclaves en Amérique, ils n'en continuèrent pas moins à
les considérer comme des sous-hommes.
Née de l'esclavagisme, puis devenue une superstructure
autonome après l'abolition de l'esclavage, l'idéologie raciste
allait, à son tour, et à la faveur de nécessités économiques

(6) MONTESQUŒU, De l'esprit des lois.


AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 25

nouvelles, donner naissance à une nouvelle forme d'escla­


vage, la domination coloniale.
Vers le milieu du XIX• siècle, le développement des
industries de manufactures provoqua une crise du commerce
du «bois d'ébène». La jeune industrie européenne en pleine
expansion éprouvait un besoin sans cesse croissant de
matières premières et de débouchés. L'avènement d'un ordre
économique nouveau commandait de remplacer les
anciennes méthodes commerciales par de nouvelles plus
adaptées aux conditions de l'époque. Il ne s'agissait plus de
transférer les populations de l'Afrique dans les colonies de
l'Amérique où leur travail ne profitait qu'au négoce mais de
tirer le meilleur profit de leur travail libre en Afrique
même, en tant que fournisseurs de matières premières et en
tant qu'acheteurs de produits manufacturés.
Le trafic transocéanique des populations africaines
réduites en esclavage prit fin en même temps que commen­
çait la conquête des bases en vue d'une nouvelle manière de
tirer profit de l'Afrique. D'abord ce fut la «troque», pro­
cédé qui consistait à échanger des marchandises apportées
d'Europe contre les produits locaux: épices, huile de palme,
ivoire, or, etc. La «troque» se pratiqua d'abord à distance.
Puis la confiance entre les partenaires s'étant accrue, les
navires purent accoster là où c'était possible. Alors se posa
la question des garanties, notamment dans les régions où, en
l'absence d'une autorité centrale capable d'assurer la police,
les navires étaient exposés au pillage. On adopta, pour y
remédier, le système des otages comme moyen d'assurer la
bonne foi entre les partenaires. Plus tard les marchands
européens obtinrent des concessions de terrain et ils y fon­
dèrent des comptoirs permanents protégés par leur pavillon
national en vue de leurs transactions avec les populations
côtières.
La «troque» anima un vaste courant commercial qui,
partant du littoral, aboutissait aux confins du Soudan. Ainsi
désignait-on alors les vastes régions sous-sahariennes dont les
voyageurs arabes du Moyen Age, tels le fameux Ibn Battuta,
avaient donné une description merveilleuse et alléchante.
Après le Français René Caillé qui, déguisé en pèlerin arabe,
avait atteint Tombouctou, un explorateur allemand venait de
les parcourir et ses relations semblaient confirmer celles de
26 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

ses lointains prédécesseurs. Les mirages du Soudan furent à


l'origine d'un nouveau changement imponant dans le mode
de relation des puissances européennes avec l'Afrique noire.
A l'établissement de bases fonifiées pour y regrouper les
esclaves en attendant leur embarquement pour l'Amérique,
avait succédé celui de magasins où les commerçants entrepo­
saient les marchandises produites en Europe et celles qu'ils
recevaient en échange. Ce sont ces bases qui servirent de
point de dépan et de points d'appui pour les expéditions en
direction du Soudan.

L'un des grands arguments des premiers colonialistes et


de leurs descendants, c'est la fameuse «mission civilisatrice»
que les classes dirigeantes européennes s'inventèrent pour
justifier leur expansion outre-mer. «La race supérieure,
disait Jules Ferry, ne conquien pas pour le plaisir, dans le
dessein d'exploiter le faible, mais bien de le civiliser et de
l'élever jusqu'à elle (7). » Un demi-siècle plus tard on retrou­
vera cette prétention dans les discours des administrateurs
gaullistes à Brazzaville, et dans ceux des ultras de la coloni­
sation, pétainistes dans leur grande majorité, réunis à Douala
vers la même époque. En 1984 il n'est pas nécessaire de dis­
cuter longtemps pour établir le bilan de quatre siècles d'exer­
cice de cette noble mission, dont un pendant lequel les
«civilisateurs», après s'être rendus maîtres de toutes les par­
ties du continent, ont pu y légiférer à leur aise sans pour
autant chercher à tenir leurs belles promesses. «Les trois
premiers siècles des rappons entre l'Europe et l'Afrique se
soldent par une ponction directe ou indirecte de dizaines de
millions d'hommes enlevés au continent noir ; l'Afrique n'a
reçu en retour que de la pacotille, des cotonnades, des armes
de mauvaise qualité, du tabac et de l'alcool (8). »
Derrière les arguments humanitaires se dissimulaient à
peine les profits que les affairistes se promettaient de tirer
des colonies. On observe, en effet, que les mobiles vraiment
déterminants ont toujours été d'ordre économique, social ou
politique, toujours subordonnés aux intérêts des classes diri­
geantes européennes.

(7) Citê par C.-R. AGERON, France coloniale ou parti colonia� PUF, p. 66.
(8) J. ARNAULT, Du colonialisme au socialisme, Ed. Sociales, 1966, p. 83.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 27

« Lorsque les défenseurs de la politiq�e coloniale


• ••

dressent le bilan des conquêtes et des résultats acquis, ils


additionnent les millions du commerce extérieur et non
point les âmes civilisées (9). »

C'est pourquoi les différentes phases de l'histoire de la


colonisation marquent, non des progrès décisifs dans la vie
quotidienne des peuples colonisés, mais les changements
dans les méthodes d'exploitation.
L'esclavage fut remplacé par le commerce inégal, véri­
table pillage déguisé, mais nécessaire à la promotion des
industries de manufacture. Puis les conséquences de ce
commerce conduisirent à leur tour à la prise de possession,
lorsque les puissances industrielles concurrentes durent
rechercher hors du continent septentrional des annexes
réservées pour élargir leur marché intérieur.

« Il faut des colonies pour procurer à la France des


denrées qui sont devenues des objets de première néces­
sité et ne pas la rendre tributaire des étrangers. Il en
faut pour y importer les produits de notre sol et de notre
industrie car a�ec le système prohibitif qui s'introduit
dans tous les Etats de l'Europe, avec le progrès que
chacun d'eux fait dans les arts et les manufactures,
bientôt les différents peuples n'auront rien à se fournir
les uns aux autres (10). »

La résistance à la conquête

On a soutenu que les peuples colonisés l'ont été parce


qu'ils étaient « colonisables ». Cela ne veut rien dire. Tous
les peuples de la terre ont été dominés par d'autres peuples
à un moment ou à un autre de leur histoire. Mais, surtout,
cela est démenti par la résistance que, sous des formes et
avec des fortunes diverses, les populations des pays conquis
ont const amment opposée à la main-mise étrangère sur leurs
terres.

(9) Carl SIGER, cité par Ageron, op. cit., p. 68.


(10) CoTION, cité par Ageron, op. cit., p. 11.
28 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Les peuples de la Côte-d'Ivoire n'ont pas fait exception


à cette règle. A bien y regarder, l'histoire de la Côte-d'Ivoire
sous le régime colonial pourrait n'être que l'énumération des
actes de résistance individuelle ou collective des populations
qui ne pouvaient pas se résigner au fait colonial encore
longtemps après qu'il fût solidement établi, et quoiqu'elles
ne fussent pas de force à l'annuler.
La conquête de la Côte-d'Ivoire se fit en deux phases.
La première est connue sous le nom de « Pénétration» ; la
deuxième sous celui de « Pacification ».
Autant la première phase fut relativement pacifique,
autant la coexistence s'avéra difficile lorsque commença
l'organisation de la colonie en vue de son exploitation qu'on
appelait « la mise en valeur». Lorsque la Côte-d'Ivoire fut
constituée en colonie en 1893, le pays était loin d'être tota­
lement conquis, même là où les Français avaient un de leurs
représentants. Voici, selon le gouverneur Angoulvant, com­
ment se présentait la situation quinze ans plus tard, en
1908:

« Seuls sont occupés et tenus effectivement : au nord,


la savane; le littoral au sud; une mince bande de terri­
toire à l'est, d'Assinie à l'Indenié. Le Baoulé est occupé
à demi. Ailleurs, il n'y a que quelques postes isolés et
assiégés (11). »

En 191O, après la révolte des Abbeys, la presse du parti


colonial reconnaissait :

«L'histoire de notre pénétration à la Côte-d'Ivoire est


(... ) édifiante. Chaque année en est marquée par des évé­
nements tragiques (12). »

Le caractère pacifique de la pénétration ne devrait donc


pas être affirmée sans nuances.
Les premières tentatives de pénétration à l'intérieur des
terres à partir des bases côtières ne tardèrent pas à soulever
l'hostilité des populations, en particulier celle des royaumes

(11) G. ANGOULVANT, La pacification de la Côte-d'l'Doire, Émile Larose, 1916,


p.13.
(12) L'Afrique française, n° 2, fêvrier 1910.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 29

anciens ou en voie de formation. En Côte-d'Ivoire, la princi­


pale difficulté était constituée par l'Almany Samory Touré.
Les États de Samory s'étendaient sur toute la partie nord
du pays actuel, depuis le bassin du haut-Niger jusqu'aux
environs de Kong, alors capitale d'un royaume indépendant.
Leur extension continue, sous la pression des colonnes fran­
çaises opérant au Soudan, inquiétait les petits royaumes
agnis déjà très dépendants des Français. Ceux-ci surent
mettre à profit la peur suscitée par Samory pour affermir
leurs positions dans la région (13). Finalement, Samory fut
pris par trahison après avoir été refoulé vers la frontière
occidentale de l'actuelle Côte-d'Ivoire. La véritable conquête
put alors commencer.
Elle s'avéra longue et difficile, non pour des raisons pro­
prement militaires seulement, mais surtout à cause de la
configuration géographique de ces régions et, aussi, à cause
du type d'organisation sociale qui y dominait.
Bordées par une côte particulièrement difficile d'accès à
cause de la barre, occupées sur toute l'étendue de leur
moitié méridionale par une forêt très dense au climat dange­
reux pour les Européens, barrées du nord au sud par de
grands et larges cours d'eau turbulents, les régions qui
allaient devenir la Côte-d'Ivoire ont encore la particularité
d'être habitées par une poussière de peuples constitués en
communautés peu nombreuses, peu ou pas du tout hiérar­
chisées, et qui ignoraient à peu près le commerce.
Dans les régions soudaniennes où existaient de vastes
États dynastiques de tradition ancienne, et qui avaient
conservé peu ou prou de leur centralisation, il avait suffi de
. soumettre les dirigeants de ces États pour s'assurer de leurs
populations. Dès lors, la fidélité des chefs maintenus ou
nouvellement créés suffisait à garantir la conquête. Les
traités passés avec eux permettaient d'emblée de contrôler
d'immenses territoires où il suffisait ensuite d'établir quel­
ques forts avec leur garnison de mercenaires « sénégalais »
pour en être véritablement le maître.
Il en alla tout autrement dans les régions qui allaient
devenir la Côte-d'Ivoire. Le morcellement de la population,

(13) F.-J. CLOZEL, «Quatorze mois dans l'Indenié », in Journal des voyages,
tome 4 (deuxiême série), n° 97 à 101.
30 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'absence d'une organisation étatique chez la plupart des


peuples concernés et, encore plus peut-être, le mode très
particulier de la propriété de la terre, contribuèrent à
donner à la conquête, puis à l'exploitation de ces régions,
un caractère original qui allait persister jusqu'en 1945 et
influencer le cours des événements de cette époque.
Pour réunir ces régions en un tout et en faire la Côte­
d'Ivoire actuelle, il a fallu s'assurer, l'un après l'autre, des
territoires minuscules correspondant à la juridiction de com­
munautés qui, souvent, ne dépassaient pas les effectifs d'un
village.
Il n'y eut pas ici de véritables guerres de résistance com­
parables à celles que connurent le Sénégal, le Soudan ou le
Dahomey, si on excepte les guerres de Samory qui appar­
tiennent, du reste, autant à l'histoire de la Guinée et de
l'actuel Mali qu'à celle de la Côte-d'Ivoire. Les peuples qui
allaient devenir la Côte-d'Ivoire étaient trop morcelés pour
pouvoir opposer aux colonnes françaises une force militaire
de quelque importance. Néanmoins, l'établissement de la
domination étrangère sur ces peuples n'alla pas sans de lon­
gues difficultés, après une période de pénétration relative­
ment pacifique marquée seulement par des incidents loca­
lisés.
La venue des Français ne rencontra que peu de résis­
tance au début parce que chaque communauté, tant qu'elle
n'était pas directement concernée, ne s'inquiétait pas de ce
qu'il advenait aux autres. Et quand arrivait son tour d'avoir
affaire aux conquérants alors qu'elle était cernée de toutes
parts par des territoires déjà pénétrés, toute résistance deve­
nait vaine. Souvent aussi les populations ont cru que le
Blanc, comme il l'affirmait la main sur le cœur, ne venait
pas en maître, mais en ami. A ce titre, elles lui concédaient
« provisoirement » un bout de terre pour y planter son
camp, ou bien un simple droit de passage, en toute bonne
foi, quitte à se rebiffer lorsque cet hôte indiscret prétendait
brutalement à plus. Mais alors il était trop tard; le Blanc,
qui ne cherchait qu'à gagner du temps pour se renforcer,
avait suffisamment consolidé sa position pour qu'on pût l'en
déloger.
L'administrateur Marc Simon, l'un des agents de la paci­
fication de la Côte-d'Ivoire sous le commandement du gou-
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 31

vemeur Angoulvant, a laissé une relation intéressante de son


expérience de la résistance rencontrée partout où il a exercé.
Sous sa plume comme sous c�lle de son chef, les expressions
t e l le s q u e «e s p r i t d ' i n d é p e n d a n c e» , «me n t a l i t é
d'indépendance», «instinct atavique d'indépendance»,
reviennent comme un leitmotiv. Évoquant les difficultés
provoquées par l'application de la politique d'Angoulvant, il
écrit :

« Elles sont le fait d'un état d'esprit très particulier à


ces populations, à savoir le désir de chaque tribu de se
mesurer individuellement avec nous.
«... Une tribu qui reconnaîtrait notre force, sans
avoir tenté sa chance en combattant, perdrait sa qualité
de tribu libre et indépendante.
«C'est pourquoi, ni nos succès militaires, ni nos
démonstrations les plus amicales, ni nos largesses à leur
égard n'ont pu modifier leurs intentions guerrières.
«Cette manière de voir oblige chaque tribu à agir
seule et lui interdit de s'entendre avec des tribus voisines
pour accroître ses forces.
«C'est un grand avantage pour nous ; mais par
contre en se faisant un point d'honneur de leur rébel­
lion, ces populations entravent considérablement notre
œuvre de pacification (14). »

La première révolte qui fit date est celle de Zaranon en


1896. Dès lors, le conquérant n'eut plus de répit jusqu'à
l'aube des années 1920.

«De 1900 à 1906, écrit Jean Suret-Canale, révoltes et


colonnes répressives se succèdent sans résultats
apparents ; non seulement le Baoulé reste à deini
insoumis, non seulement la pénétration dans le bassin
supérieur du Cavally et de la Sassandra piétine, mais la
sécurité fait défaut dans la région des lagunes : des atta­
ques se produisent à 8 km de Bingerville, siège de
l'administration de la colonie (15). »

Les révoltes furent provoquées par les exigences de plus

(14) M. SIMON, Souvenirs de brousse 1905-1918, NEL, 1965.


(15) J. SURET·ÙNALE, Afrique noire. L'ère coloniale, Éditions Social1'.5, 1964.
32 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

en plus insupportables des occupants, leur duplicité, ou leur


prétention à imposer aux populations des chefs de leur
choix et à eux seuls dévoués.
Dès 1893, Tiassalé fut le théâtre d'un incident
caractéristique : la population de ce pays, après avoir
accueilli avec dignité une mission officielle de passage, lui
vend des bœufs. Les visiteurs, violant la parole donnée,
payent les bêtes la moitié du prix convenu. Les gens de
Tiassalé décident alors de ne plus tolérer les allées et venues
des Français à travers leur pays. Quelque temps plus tard,
d'autres Français se présentent. Leurs prétentions déchaî­
nent la colère des gens de Tiassalé ; ils sont massacrés. La
réaction de l'occupant est immédiate et violente : Tiassalé
est attaquée et incendiée.
En 1900, ce sont les demandes excessives de portage qui
soulèvent tout le pays baoulé pendant deux ans. Les forces
coloniales ne vinrent à bout de la guérilla dans cette région
que vers 1906. Mais !'irrédentisme baoulé ne s'éteignit pas
pour autant. Au moment où éclate l'affaire de l' Abbey,
M. Simon et ses adjoints ont encore fort à faire entre Dim­
bokro et Yamoussoukro.
Le 6 janvier 1910, tout le pays abbey s'embrasa. C'était
un soulèvement général préparé dans le plus grand secret,
exécuté avec une belle simultanéité et auquel tout un peuple
unanime participait dans une discipline et avec un héroïsme
admirables.
On ne peut citer tous les faits de résistance qui ont
jalonné l'histoire coloniale de la Côte-d'Ivoire. Les relations
de l'époque montrent qu'on a résisté partout, de manière
désespérément offensive.
Voici, à chaud pourrait-on dire, les impressions d'un
membre anonyme de la colonne Woelffel à laquelle parti­
-

cipait un certain lieutenant Mangin - qui tenta de s'infil­


trer dans la région du haut-Cavally à partir de Beyla en
Guinée, entre le 18 mars et le 15 octobre 1899 :

« 25 mars ( . ) Nous commençons à voir le vide se


..

faire devant nous. Nous sentons confusément l'hostilité


grandir (. .) Nous trouvons les villages déserts. Hommes,
.

femmes, enfants se sont dispersés et cachés, dans la


brousse ( .. ) 26 mars : le danger devient chaque jour plus
.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 33

évident. Aujourd'hui on nous évite, demain on nous atta­


quera. Aujourd'hui on gagne la brousse pour ne pas
nous fournir ce dont nous manquons, demain on nous
enverra des flèches et des balles ( ... ) 29 avril : Garde à
nous ! Le chemin nous est désormais fermé ! Il faudra
nous l'ouvrir par le fer et par le feu. L'ennemi est sorti
de son inaction et les premiers coups de feu ont été
tirés. Le lieutenant Mangin vient d'être attaqué vigou­
reusement près de Man, à l'entrée du village de Ninéné.
Nous avons cinq blessés dont trois grièvement (16). »

Ce récit se ressent sans doute de la tendance bien


connue des chasseurs de décorations militaires à exagérer
leurs faits d'armes. Il n'en permet pas moins de constater,
dans le même texte, les deux faces de la légende des casques
blancs : d'un côté, l'hypocrisie de la fameuse mission civili­
satrice qui n'est que la couverture d'une entreprise d'assassi­
nats en gros dirigée par des carriéristes sans honneur ; de
l'autre, la dignité, le courage et le sens du sacrifice de pay­
sans pratiquement sans défense que les tueurs massacraient
sans beaucoup de risques et surtout sans nécessité.
Exactement à la même époque, les fameux capitaines
Vou1et et Chanoine s'illustrèrent tristement entre le Niger et
le lac Tchad. La similitude des motivations et des méthodes
est frappante. S'il existe un journal de marche du capitaine
Lacheroy au temps de ses prouesses ivoiriennes en 1949-
1950, il ne doit pas être beaucoup différent de celui dont on
a tiré cet extrait. Il doit sans doute en être ainsi de ceux des
héros anonymes qui pacifièrent tout récemment le Sanwi et
Gagnoa.

Lorsque la résistance armée devint impossible, les plus


irréductibles d'entre les combattants de cette époque pour­
suivirent la lutte d'une autre façon.

« •••Toutes ces constatations n'empêchent que les


Noirs ont résisté à l'entreprise coloniale et que la pacifi­
cation a toujours été faite par les armes, qu'il y a eu
aussi rejet, actif ou silencieux, de l'autorité coloniale (.. ) .

Sans armes et divisés par l'occupant, ils ne pouvaient

( 16) Lectures pour tous, n° 5, fêvrier 1901, et n° 6 de mars 1901.


34 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

combattre de front; rêduits à la misère, abrutis par un


catêchisme qui leur niait l'humanitê, ils ont pourtant
trouvê d'autres moyens de lutte », êcrit Jacques Bureau.

Et il remarque fort justement que:

«(Les colonisateurs) ont dû compter avec les hommes


dont les interventions, aussi simples parfois que le syn­
crêtisme religieux, ont façonnê les sociêtês actuelles tout
autant que l'introduction de nos technologies ( 17). »

De nombreux Ivoiriens des générations d'avant 1940 ont


connu dans leur enfance de ces représentants discrets d'un
monde pour eux incompréhensible qui, retranchés orgueil­
leusement dans leur village et à l'abri de leurs coutumes,
ont volontairement méprisé les progrès apportés par les
Européens et qui n'ont jamais accepté la moindre compro­
mission avec le « village des Blancs » alors même qu'ils vivo­
taient misérablement à quelques kilomètres d'une ville opu­
lente dont les mirages attiraient chaque jours des milliers de
gens de toutes les parties du pays et même d'ailleurs. Ils
furent sans doute cette petite flamme vacillante, mais inex­
tinguible, qui devait permettre à leurs descendants d'allumer
le flambeau de 1945 (18).

On peut dire sans schématisme excessif que la domina­


tion française sur la région s'est établie d'une manière plus
indirecte que directe. Il s'en est suivi que les populations, si
elles furent bien forcées de se plier au fait accompli, n'y ont

(17) J. BUREAU, • Irréductible Afrique », in Esprit, n° 214, fév. 1980.


( 18) Il y eut aussi des traîtres et des collaborateurs comme dans toute histoire
de conquête. Il en est un dont le nom restera à jamais dans l'histoire de la Côte­
d'Ivoire, non pour lui-même, mais parce qu'il fut à l'origine de la fortune de
F. Houphouët, son neveu et son héritier.
Il n'y a aucune raison de relier la politique actuelle du président de la Répu­
blique de Côte-d'Ivoire à la conduite d'un homme du siècle dernier, fùt-il son
oncle ou même son père. Si le nom de Kouassi Ngo revient plusieurs fois dans
cette étude, c'est, pour une part, parce que F. Houpho:ui!t l'a voulu, comme on le
verra, en s'en réclamant inprudemment au moment même où il s'engageait dans
une voie diamétralement opposée à celle que ce personnage ouvrit en son temps.
Cependant Kouassi Ngo ne doit être jugé que pour lui-même et il doit en être de
même pour son neveu. S'il pouvait en aller autrement, alors ce livre serait inutile,
car il n'y aurait plus rien à démontrer. Il suffirait de dire : • C'est le neveu de
Kouassi Ngo, et tout serait clair ! »
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 35

jamais consenti et ont même gardé le sentiment qu'elles res­


taient, en un certain sens, maîtresses de leur destin.
Ce sentiment était d'autant plus fort qu'un régime fon­
cier très particulier a préservé entre leurs mains la propriété
de la terre.
Nulle part en Côte-d'Ivoire la domination de la France
n'a pu se fonder sur un droit véritable, même pas sur le
droit qui découle de la loi suprême de la victoire militaire.
Le seul droit qui agit en l'occurrence, et dont Samory fit les
frais en son temps, c'est l'entente conclue à Berlin en 1885
entre les puissances européennes pour se partager l'Afrique.
On peut tenir pour tout à fait négligeables les soi-disant
traités de protectorat passés avec quelques roitelets inconsis­
tants que les Français, d'ailleurs, ont toujours considérés
comme des chiffons sans valeur en droit, et dont ils ne se
sont servis que pour se couvrir vis-à-vis de leurs concurrents
avant la décision convenue à Berlin de les considérer pure­
ment et simplement comme des titres de propriété.
Ainsi, forcés de se rendre un à un à la loi d'un plus fort
qu'eux infiltré dans leurs rangs désordonnés, les peuples de
la région ont regardé se créer et se développer la colonie en
s'efforçant de préserver ce qu'ils pouvaient sauver de leur
propre système et sans jamais renoncer, en tout cas, à leurs
droits fondamentaux, le plus fondamental d'entre eux étant
la propriété de la terre. La terre qui n'appartient en propre
à aucun individu, qui est une propriété lignagère collective,
et que nul n'a le pouvoir d'aliéner en partie ou en totalité.

« La terre, en tant que domaine des ancêtres de la

tribu ou du lignage, participe de leur caractère sacré et


la vente à quelqu'un d'étranger à la tribu paraîtrait sacri­
lège à tous les défenseurs de la coutume (19). »

L'individu travaille la terre, mais c'est au nom de son


lignage.
L'adoption des cultures permanentes n'a pas modifié
cette mentalité et les tentatives d'appropriation individuelle,
si elles ont tendu à se multiplier depuis, n'en continuent pas

(19) J.-L. BOUTILLIER, Bongouanou-Côte-d'/voire, Berger-Levrault, 1960.


36 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

moins de susciter des conflits aigus, même à l'époque


actuelle.
C'est en grande partie au reg1me foncier tel qu'il était
qu'on a dû le fait que, vers 1944, les 9/lOe de la production
de café provenaient de plantations de « type indigène »,
caractérisées par leurs petites dimensions, l'utilisation d'une
main-d'œuvre essentiellement familiale et la médiocrité de
leur rendement.
Ainsi s'explique qu'en 1945 la question ivoirienne,
définie à l'époque comme essentiellement agraire, devint
rapidement et massivement la question du peuple tout
entier.
La relation très particulière des 1voiriens à la terre a
j oué un rôle souvent déterminant dans l'histoire
contemporaine ; autant, sans doute, que dans l'évolution des
peuples de la région avant la conquête française.
En 1948, lorsque les Ivoiriens eurent, par le truchement
de leurs élus locaux, un droit de regard sur la gestion de
leurs propres affaires, cette question vint tout naturellement
se placer au centre des débats du conseil général. Jean-Bap­
tiste Mockey y consacra un discours demeuré célèbre qui,
vraisemblablement, précipita la déclaration de guerre au
PDCI-RDA. On pourrait définir cette période autant comme
celle de la défense de la propriété coutumière que comme
celle de la revendication des libertés démocratiques
modernes.
Par contre, à partir de 1951, après la liquidation du
PDCI en tant que force politique active, c'est par les expro­
priations abusives et l'accaparement individuel autoritaire
des terres lignagères, notamment autour de l'agglomération
d'Abidjan, que débuta l'application de la nouvelle orienta­
tion politique de F. Houphouët.
Dix ans plus tard, le discours du 1 5 janvier 1962, véri­
table charte du néocolonialisme à l'ivoirienne, contient
l'annonce de l'abolition pure et simple de la propriété
coutumière ; décision d'autant plus symbolique qu'elle
s'appuyait ouvertement sur la négation du principe de non­
vacance défendu le 27 novembre 1948 par le porte-parole du
PDCI et que jusqu'alors l'administration coloniale elle-même
avait respecté.
Les Français ont donc soumis les hommes, mais, grâce
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 37

au régime foncier en vigueur avant leur venue, ils n'ont' pra­


tiquement pas eu de prise sur la terre. Ce n'est pas faute
d'avoir essayé. Mais, à défaut d'une résistance militaire fron­
tale et organisée, les peuples de la Côte-d'Ivoire ont opposé
aux conquérants, tout au long de la période coloniale, une
résistance morale dont l'efficacité devait éclater dans le
milieu des années 40, avec l'éclosion du mouvement natio­
naliste incarné par le Parti démocratique de la Côte-d'Ivoire
(PDCI).

Le rêve du gouverneur Angoulvant

On ne peut pas parler de la colonisation de la Côte­


d'Ivoire sans évoquer les méthodes du gouverneur Angoul­
vant.
Qui était ce fonctionnaire qui se prétendait chargé de la
mission de civiliser la Côte-d'Ivoire ? Marc Simon, par tou­
ches discrètes et éparses dans ses souvenirs, trace de lui un
portrait moral saisissant. On peut en déduire que celui qui
gouverna la colonie entre 1 908 et 1916 n'était, probable­
ment, qu'un aventurier cynique et sans scrupules qui fit sa
pelote en servant avec zèle les intérêts du commerce
colonial ; mais la violence de ses méthodes ne relevait pas
que de sa seule psychologie. La doctrine qu'il a mise en
forme était en parfait accord avec la mentalité qui régnait
alors dans la classe dirigeante française . On pourrait, en
mettant bout à bout quelques phrases fortes du livre qu'il a
consacré à la défense de son action sous le titre « La Pacifi­
cation de la Côte-d'Ivoire », établir le discours-type du colo­
nialisme ordinaire, dans lequel les jugements les plus som­
maires sur la mentalité et les capacités des peuples colonisés
servent à justifier les pires atrocités.
Bien entendu, les peuples colonisés n'étaient pas les
seuls à faire les frais de cette mentalité. Les partisans des
conquêtes coloniales sont les mêmes qui, dans leur propre
pays, s'engraissaient de la sueur et du sang de la masse de
leurs compatriotes ouvriers et paysans. Il n'est pas difficile
d'imaginer ce qu'eût fait un Angoulvant si, au lieu de lieu­
tenant-gouverneur de la Côte-d'Ivoire, il avait été préfet en
38 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

face · d'une grève dans le bassin minier du Nord ou bien


colonel d'un régiment mutiné pendant la Grande Guerre !
La violence d'Angoulvant peut, d'autre part, être consi­
dérée comme la mesure de la résistance de ses victimes à
son entreprise de dépossession et d'avilissement. A cet
égard, son propre témoignage est un magnifique hommage
indirectement rendu au courage et à la noblesse des popula­
tions quoique tel n'était pas le but de son livre, au
contraire !
La description qu'il a faite de l'état d'esprit des premiers
Ivoiriens mérite d'être méditée par leurs descendants en
quête d'identité.

« J'ai été frappé, écrit-il, par la fausse idée que les


indigènes se font de notre occupation. En bien des
points de la colonie, ils la considèrent encore comme
provisoire et n'hésitent pas à le dire. D'autre part,
lorsque j'ai pris contact avec certaines tribus, mon éton­
nement a été grand en voyant leurs chefs affecter à notre
égard une attitude assez peu déférente et une indépen­
dance de caractère qui les poussait jusqu'à vouloir dis­
cuter avec nous l'opportunité de nos mesures les plus
justes (20). »

Quelques pages plus haut, il constatait avec amertume :

« Les indigènes ( ..) n'en continuent pas moins de


.

nous considérer comme des intrus, estimant, dans leur


fort intérieur, qu'ils n'étaient point si misérables avant
notre venue (21). »

Ces remarques apportent la preuve que le prétendu com­


plexe d'infériorité des Noirs n'est qu'une notion forgée par
les colonialistes triomphants pour se donner bonne cons­
cience. Ceux qui entrèrent en contact avec les populations
indépendantes ne virent pas de preuves de ce complexe,
mais tout le contraire. C'est pourquoi Angoulvant s'était
donné pour tâche de détruire les structures traditionnelles et
leurs bases matérielles afm de ne laisser aux populations

(20) G. .ANGOULVANT, op. cit., p. 62.


(21) Ibidem, p. 32.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 39

aucun autre choix que celui de s'en remettre entièrement


aux occupants. Au sujet des peuples qui résistaient dans les
cercles des lagunes, du Nzi-Comoé et du Baoulé, il écrivait:

« C'était de leurs richesses accumulées qu'ils tiraient


leur insolence ; en les en privant, on les ramenait à une
attitude plus modeste et on les incitait au travail qui,
seul, moralise et éduque les races dont l'évolution est à
peine commencée (22). »

Les méthodes qu'il employa à cette fin, fondamentale­


ment raciste, étaient expéditives. On peut en juger par les
instructions qu'il adressait à ses subordonnés:

« Ce qu'il faut poser avant tout, c'est le principe


indiscutable de notre autorité. Il doit dominer toute
notre politique. Il se manifeste, de notre part, au moyen
d'une grande fermeté, qui ne saurait admettre que nos
ordres - puisqu'ils sont certainement toujours dictés par
les sentiments de justice, de bienveillance et d'intérêt -
soient acceptés avec réticence, observés avec arrière-pen­
sées, à plus forte raison méconnus. De la part des indi­
gènes, l'acceptation de principe doit se traduire par un
accueil déférent, un respect absolu de nos représentants
quels qu'ils soient, le paiement intégral de l'impôt au
taux uniforme de 2,50 F, un concours sérieux donné à la
construction des pistes et routes, l'acceptation du portage
rétribué, l'observation de nos conseils relatifs à la néces­
sité du travail, le recours à notre justice (23). »
« Les manifestations d'impatience ou d'irrespect à
l'égard de notre autorité, les manques voulus de bonne
volonté sont à réprimer sans délai ! ( .. ) Il est de toute
.

nécessité aussi que les mauvais esprits, en général seuls


fauteurs de désordre, soient isolés et éliminés (24). »

Angoulvant ordonna le désarmement des populations et


leur regroupement dans un nombre restreint de villages afin
de démanteler les bases de la résistance, mais sans grand
succès apparemment si on en juge d'après la remarque
suivante:

(22) Ibid., p. 215.


(23) Ibid., p. 57.
(24) Ibid., p. 64-65.
40 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

« Le regroupement fait, il faut, pendant des années


encore, rechercher et détruire les campements qui se
construisent à nouveau, pour des causes diverses : dis­
putes avec le chef, désaccord dans le village ou tout sim­
pl ement pe rsistance des instincts at aviques
d'indépendance (25). »

Les idées d' Angoulvant et les méthodes qu'il a appli­


quées à la « pacification » de la Côte-d'Ivoire donnèrent le
ton de ce que furent les rapports entre les populations et les
autorités coloniales pendant les trente années suivantes,
avant d'éclater en une espèce d'apothéose dans les
années 40, sous le régime pétainiste du gouverneur-général
Boisson, créant alors, à retardement, les conditions du soulè­
vement nationaliste.
D'une autre manière encore, l'efficace gouverneur des
années 10 a, sans le savoir, marqué le pays bien au-delà de
son règne. On trouve dans son livre une phrase qui prophé­
tise avec un certain bonheur la carrière de F. Houphouët et
de quelques autres :

« Il faudra de longues années avant que nous trou­


vions des individus à la fois pourvus d'une instruction
relative, énergiques, actifs, honnêtes, dévoués, prêts à
affronter les dangers qu'offre pour l'indigène l'exercice
du pouvoir dans son propre pays, suffisamment désinté­
ressés aussi pour nous servir d'auxiliaires administratifs,
fût-ce au prix d'un contrôle étroit et permanent (26). »

A l'aube des années 50, un ministre de la France


d'Outre-Mer jugera le moment venu et ce sera la fondation
du régime actuel.
Sans doute, et quoique Angoulvant ait bénéficié des ser­
vices de Kouassi Ngo, c'est par un détour dont la supposi­
tion lui eût parue incongrue qu'un descendant du dynaste
de Yamoussoukro s'est trouvé, un demi-siècle plus tard, en
position de lui succéder. Le cynique proconsul ne pouvait
pas imaginer que l'homme dont il rêvait serait d'abord porté
par un mouvement en tous points semblable à ceux qu'il

(25) Ibid., p. 246.


(26) Ibid., p. 65.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 41

s'évertua à noyer dans des fleuves de sang ! La chose n'en


est pas, pour autant, moins remarquable et cette prophétie
paraît bien avoir été le fin mot de toute la politique colo­
niale française en Côte-d'Ivoire. D' Angoulvant à Péchoux,
en passant par le sympathique André Latrille, chaque fois
que la colonie a été en crise, les responsables français ont
fait le rêve de cet oiseau rare, cet auxiliaire précieux, à la
fois influent auprès des populations et soumis corps et âme
au pouvoir colonial (27).

Colonisation et société

En dépit de sa résistance, la vieille société africaine était


frappée à mort par le fait même de l'intrusion des Français
dans la région. L'instauration d'un pouvoir central ayant les
moyens d'intervenir à tout moment, en dehors et par-dessus
la coutume et l'introduction de l'économie .monétaire sur
une grande échelle par le biais de l'impôt, de la rémunéra­
tion - même injuste - du travail et des activités commer­
ciales liées à la production du café et du cacao, ont amorcé
une désintégration irrésistible et irréversible des structures
traditionnelles et des mentalités.
Des peuples indépendants avai.ent été réunis sous la
même autorité et assujettis aux mêmes lois. Les formes
modernes de la richesse renversèrent l'ancien ordre
patriarcal. Les hommes connurent de nouveaux besoins qui
entraînèrent une révolution dans la finalité de leur travail.
Ce n'est pas une mutation brutale, instantanée ; encore
aujourd'hui elle n'est pas achevée, mais, telle la fission
nucléaire, elle s'est poursuivie inexorablement dès le
moment où elle avait commencé. Dès ce moment c'en était
fini de l'ancienne manière de vivre. Sans le savoir en cons­
cience, la Côte-d'Ivoire avait commencé de naître.
C'est cette dynamique qu'Yves Person exprime lorsqu'il
écrit :

« Ayant perdu le contrôle de leurs lignes d'évolution,

(27) Cf. chapitre 3, note 79.


42 FÉLIX HOUPHOlIBT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

les peuples africains ont été intégrés à un univers de


forces culturelles et économiques étranger à leurs
anciennes logiques, et c'est seulement en acceptant les
règles de ce nouveau monde qu'ils peuvent essayer de
ressaisir une certaine autonomie, et de définir activement
leur avenir, ce qu'ils ne peuvent faire qu'en
s'unissant (28). »

Mais cet auteur n'envisage, apparemment, comme fac­


teur déterminant de cette évolution que la nécessité de
s'accommoder de la situation nouvelle résultant de l'intru­
sion du fait colonial dans l'existence des peuples de la
région. En somme il s'agirait d'une adaptation instinctive à
cette forme de servitude. C'est là une vue des choses qui
fait bon marché de l'irréductibilité africaine.
En réalité, il y a continuité entre les résistances à la
pénétration, puis à la prise de possession et à l'établissement
du pouvoir colonial, et l'émergence des formes de solidarité
qui ont été à l'origine de la conscience nationale actuelle.
Les raisons qui fondaient la résistance des peuples à la
main-mise coloniale n'ont pas brusquement cessé d'agir
après le décret parisien instituant un gouverneur à Bassam.
C'est parce que l'asservissement colonial était inacceptable,
même lorsqu'il fut devenu impossible de l'éluder, que les
peuples de la région cherchèrent dans leur solidarité le
moyen de continuer à défendre contre lui ce qui se pouvait
préserver de leur ancienne identité.
Considérée sous cet angle, l'émergence des formes de
solidarité qui donnèrent naissance au nationalisme ivoirien
des années quarante ne traduit pas une espèce de résignation
au fait colonial, mais la volonté de s'y opposer. La commu­
nauté nouvelle, embryon de la société ivoirienne actuelle,
s'est, pour l'essentiel, constituée alors que le feu des incen­
dies de villages et le bruit des fusillades de la décennie anté­
rieure ne sont pas oubliés. Elle portait, nécessairement, les
stigmates des luttes passées. Par la suite, ces blessures ont
été sans cesse avivées par les dures réalités de l'esclavage
colonial auquel personne n'échappait.
Le propos d'Yves Person n'est pas loin de celui que

(28) Y. PERSON, • Colonisation et décolonisation en Côte-d'Ivoire •, in Le Mois


en Afrique, n"" 188-189, août-septembre 1981.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 43

tient l'auteur d'un livre récent (29) qui soutient en substance


que « la colonisation fut autant et même plus que des
Blancs, le fait des Noirs ». Thèse que son auteur fonde sur
la « relative facilité » et la longue durée de la colonisation
française.
Pour la longue durée, et en ce qui concerne la Côte­
d'Ivoire tout au moins, c'est à la fois juste et faux. Juste
parce que soixante ans de servitude sont une éternité pour
qui les subit. C'est faux parce que d'autres contrées du
monde, en d'autres temps, ont connu des périodes de servi­
tude plus longues. H. Brunschwig aurait-il oublié dans son
vieil âge combien de temps Rome régna sur la Gaule ? Ou
bien, de ces longs siècles, faut-il conclure que Vercingétorix,
ses compagnons et leurs descendants sont les véritables con­
quérants et colonisateurs de la Gaule ?
Pour la facilité, cela fait songer qu'en effet si les Afri­
cains avaient disposé d'un armement équivalent à celui des
guerres de Napoléon III ou à ceux des armées de 1 9 14-18,
et, naturellement, d'hommes capables de les servir, l'Afrique
eût été plus difficile à soumettre. Étant donné la dispropor­
tion des moyens de tous ordres, on · fait honneur aux com­
battants africains en parlant de facilité. D'autant plus qu'il
n'y a rien de plus faux.
Une allégation qui repose sur des bases aussi inconsis­
tantes n'a d'intérêt que parce qu'elle est l'image en miroir
de l'opinion qui veut que la décolonisation ait été un nou­
veau bienfait des métropoles aux peuples des anciennes colo­
nies. Ainsi l'œuvre de dépossession des Africains se pour­
suit-elle au-delà des indépendances. Et il faut bien recon­
naître que des personnages comme F. Houphouët y ont leur
part.
Pour autant, et quoique l'armée de la conquête fût cons­
tituée de troupes noires, l'encadrement était français et les
ordres de marche émanaient . des autorités françaises. Les
Africains n'étaient pas représentés à la conférence de Berlin
quand les diplomates et les militaires de différents pays
d'Europe y dépeçaient l'Afrique. Pendaq,t l'ère coloniale, les
auxiliaires africains de l'administration n'avaient aucune res-
·.

(29) Henri BRUNSCHWIG, Noirs et Blancs dans l'Afrique noire française, Flamma­
rion, 1983.
44 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

ponsabilité dans les décisions qu'ils appliquaient puisqu'ils


ne jouissaient pas du moindre droit d'initiative. Quel que
soit le zèle dont certains furent capables, il n'est pas sérieux
de les rendre responsables de l'oppression coloniale.
L'Afrique ne s'est pas, en quelque sorte, suicidée, . mais
il est vrai qu'au moment où déferlait la vague colonisatrice,
elle contenait en elle-même sa propre incitation au change­
ment. L'apparition d'un Chaka, d'un El hadj Omar, d'un
Béhanzin, d'un Samory, d'un Rabah, pour ne citer que les
plus renommés, est comparable à celle des géants que, selon
le inot de Engels, le Quattrocento enfanta au moment où
l'Europe en eut besoin pour une nouvelle avancée. Malheu­
reusement, leur apparition favorisa aussi les entreprises des
colonisateurs, soit qu'ils s'affaiblirent les uns les autres,
leurs rivalités les empêchant de s'unir, soit que leurs petits
voisins, que leur puissance effrayait, crurent mieux défendre
leur indépendance en se jetant dans les bras d'autres con­
quérants venus par la mer et qu'ils croyaient plus inoffen­
sifs. C'est Ahmadou rejetant avec le mépris d'un sang bleu
pour un parvenu les propositions d'alliance de Samory ; ce
sont les Agnis de l'Indenié dupés par Clozel qui s'empara
de leur pays sous le prétexte de le protéger contre l'avance
de Samory. Mais on devrait réfléchir au fait que le décou­
page des pays actuels, pour. artificiel qu'il ait été, se ressent
de l'empreinte de ces géants.
Des communautés ou des individus se rallièrent aux
Français. Ils le firent pour une foule de raisons complexes,
mais certainement pas par une espèce de masochisme. A
preuve les révoltes de tirailleurs qui n'étaient que des merce­
naires comme on en a vu partout et à toutes les époques.
Tels étaient aussiles premiers agents indigènes de l'adminis­
tration coloniale, les premiers infirmiers, instituteurs, caté­
chistes, dont beaucoup devinrent très vite les animateurs des
mouvements politiques modernes. Quelles que soient les rai­
sons initiales qui les poussèrent à quitter leur village pour
rallier les quartiers indigènes des villes qui naissaient, on
peut croire qu'ils firent tous, à un moment ou à un autre, le
rêve de contribuer à lancer ce pays qui se créait et ses habi­
tants sur la route du progrès véritable. Cela suffit pour les
considérer comme les seuls véritables fondateurs de la com­
munauté nationale ivoirienne. Mais c'est tout autre chose
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 45

que de dire qu'ils en furent les conquérants et les opres­


seurs.

A peine née, la société ivoirienne a été soumise, tout au


long de son évolution ultérieure, à un régime de contraintes,
d'injustices et de mépris méticuleusement codifié, comme on
vient de le voir, par les prétendus civilisateurs.

A la suite d'un Angoulvant pour qui le seul but de la


colonisation est de tirer le maximum du pays et de ses habi­
tants naturels au seul profit du commerce et de l'industrie
des conquérants, la pratique constante des gouverneurs a été
de tenir à l'écart même les Africains ralliés, auxquels n'était
accordée qu'une place subalterne dans l'appareil colonial.

La colonie n'existe que pour la fraction blanche et mino­


ritaire de sa population. Les Blancs y possèdent tous les
droits et tous les avantages. Un Noir, même « évolué » ou
soumis, ne peut compter que sur les restes du banquet des
maîtres. Ni les loyaux services rendus sur place, ni la parti­
cipation aux guerres coloniales ou mondiales, ni l'instruc­
tion, ni la compétence professionnelle n'ont ouvert à aucun
Ivoirien les portes du paradis colonial où se prélassaient bon
nombre d'aventuriers incultes ou caractériels et de parasites
sociaux qui n'avaient pour eux que d'être des Blancs.

L'administration coloniale est au service des planteurs,


des exploitants forestiers et des commerçants blancs ; ceux
qui ont les moyens de faire ou défaire les carrières des fonc­
tionnaires coloniaux, d'enrichir un gouverneur compré­
hensif, de jeter sur la paille un administrateur qui ne fait
pas leur volonté. Ils sont les vrais et les seuls maîtres sur
place et ils ont à Paris de puissants agents qui font trembler
les ministères. Ils savent, le cas échéant, mettre Dieu lui­
même au service de leurs intérêts :

« A l'apogée de ce système, écrit J. Suret-Canale,


sous le régime de Vichy, alors que les prétentions théo­
cratiques de certains pères étaient assurées du soutien
officiel, on verra Mgr Thévenoud, vicaire apostolique de
Ouagadougou, céder contre argent comptant pour la
46 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

saison ses catéchumènes aux colons de la Basse Côte­


d'Ivoire en peine de main-d'œuvre (30) » ...

Le système Angoulvant est la mise en œuvre intégrale


d'une conception de la colonisation qui impliquait la
déchéance des anciennes autorités sans l'intention de leur
succéder dans leur rôle coutumier qui comprend, bien
entendu, la prise en charge de la régulation et de la promo­
tion de la société selon la dynamique de ses propres institu­
tions et de sa propre histoire. Aussi la perte de l'indépen­
dance entraîna-t-elle le blocage de toute possibilité de déve­
loppement harmonieux de la société africaine traditionnelle.
Quoi qu'on dise, la société précoloniale n'était pas figée.
La coutume paraît immuable ; en réalité, c'est un procès
continu, sans quoi la société mourrait. Les peuples qu'on dit
sans histoire en ont évidemment une, mais ils ne la décou­
pent pas en tranches chronologiques, voilà tout. Il y avait
un code que les générations se transmettaient ; mais chacune
était libre d'adapter sa conduite et sa pratique sociale aux
conditions de son temps.
Les occupants ont dépossédé les populations du pouvoir
d'organiser leur propre vie sans pour autant s'en charger à
leur place. Au fil des ans, un des effets de ce blocage fut la
déchéance progressive des anciennes structures et la sous­
administration des communautés villageoises qui en résulta
et qui, encore aujourd'hui, reste une caractéristique de la
Côte-d'Ivoire et constitue la cause très probable d'une part
non négligeable des difficultés actuelles de l'État et des
citoyens.
C'est que, en dépit des références à la fameuse mission
civilisatrice, il ne s'agissait pas tant de favoriser l'essor des
populations que de s'approprier le pays et de l'organiser en
vue de l'exploiter au moindre coût. Cela supposait, ou que
les habitants naturels fussent complètement soumis, ou
qu'ils fussent soigneusement tenus à l'écart des profits
escomptés.
On peut, sans anachronisme, comparer cette démarche à
celle des tenants du « développement séparé » ou

(30) Jean SURET-CANALE, Afrique noire. L'ère coloniale 1900-1945, Éd. Sociales,
1964, p. 453.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 47

« apartheid », quoique, aujourd'hui, les moyens dont dispose

l'autorité de fait étant plus considérables, le système a pu


être poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes. Mais,
l'essentiel, c'est qu'aujourd'hui comme hier sa finalité est la
préservation et l'augmentation des privilèges d'une minorité
dominante, ce qui n'est possible qu'à la condition que la
majorité soit réduite à l'état de sujets et qu'elle soit exclue
du bénéfice des progrès accomplis grâce à son travail. Les
chefferies sans pouvoir des colonies et l'indépendance des
bantoustans sans ressources et aux frontières captives ne
sont que les deux facettes d'une même réalité.
Développement séparé ne veut certes pas dire développe­
ment libre et sans contrainte ! S'il en était ainsi, si les popu­
lations restaient libres de décider ou bien si la colonie était
organisée de telle sorte que les indigènes puissent participer
réellement et directement à son développement; la colonisa­
tion cesserait du même coup de remplir son but.
On connaît l'évolution du Japon après que ce pays entra
en contact avec les puissances occidentales tout en préser­
vant son indépendance et ses droits nationaux. Toutes
choses égales, c'est ce qui aurait pu se passer si, au lieu de
devenir des étrangers et des marginaux dans leur propre
pays, les populations de la Côte-d'Ivoire avaient pu accéder
dès cette époque aux techniques inconnues d'elles. Or, c'est
justement ce qu'il ne fallait pas permettre. Dès lors, il ne
suffisait pas d'abandonner les populations à leur sort ; il fal­
lait encore, il fallait surtout veiller à ce qu'elles ne puissent
pas bénéficier des avantages qui auraient pu résulter de leur
entrée en contact avec les techniques européennes. C'est le
but de la ségrégation raciale partout où elle est en vigueur.
En Côte-d'Ivoire, la ségrégation raciale avait nom
« indigénat ». Le code de l'indigénat, nouvelle mouture des

textes qui réglementaient le statut des esclaves noirs dans les


colonies d'Amérique, fut un véritable système d'apartheid
avant la lettre.
En vertu de ce code les indigènes avaient des devoirs,
mais aucun droit. Tous les Blancs, les particuliers tout
comme les agents de l'administration, avaient le droit
d'appliquer, « sans avoir à se justifier devant aucune ins­
tance judiciaire », les sanctions encourues par l'indigène qui,
sciemment ou par inadvertance, transgressait les règles du
48 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

jeu colonial et les étroites limites de son statut d'être infé­


rieur. En revanche, ils étaient eux-mêmes au-dessus de la loi
et assurés de l'impunité pour les crimes commis contre la
population ; ce qui autorisait des crimes purement gratuits
tels celui que rapporte Denise Morvan :

« Un boy, en nettoyant le révolver de son officier,


faisait mine de s'en servir. » « Pas comme ça, dit l'offi­
cier, donne » ...
« Il chargea l'arme, visa le boy, tira. Puis : "Jetez ça
au fleuve" dit-il. Ce fut tout (3 1)... »

Cela s'est passé vers 1914, au Tchad. Mais en 1949,


dans sa prison de Bassam, Bernard Dadié ne pensait pas au
Tchad, ni à l'année 19 14, mais certainement à des faits
récents survenus en Côte-d'Ivoire même, quand il notait :

« Un Blanc tue un Nègre. C'est, si l'on peut dire, un


lapin qu'on a abattu (32). »

Les chefs, créés ou maintenus par l'occupant, avaient un


traitement plus favorable en théorie, mais la réalité était tout
autre. Voici comment Le Réveil, organe du RDA, décrivait
la condition ordinaire des chefs :

« Jusqu'à ces derniers temps, le chef africain était le


domestique du commandant de cercle. Ne pouvant com­
muniquer avec ce dernier que par l'intermédiaire du
garde-cercle, il subissait lui aussi l'autorité de l'impla­
cable chicote (33). . »
.

C'est que, pour les proconsuls coloniaux :

« (Le chef) n'est pas le continuateur de l'ancien roi­


telet indigène... Même lorsqu'il y a identité de personne,
il n'y a plus rien de commun entre l'état de choses
ancien et le nouveau. Le chef de canton, fût-il descen­
dant du roi avec lequel nous avons traité, ne détient
aucun pouvoir propre. Nommé par nous, après un choix

(31) Denise MORVAN, Tchad, pp. I l et 12.


(32) Bernard DADIÉ, Carnet de prison, CEDA, Abidjan, 1983.
(33) Le réveil, n° du 10 octobre 1949.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 49

en principe discrétionnaire, il est et il est seulement


notre auxiliaire... Il s'agit d'un échelon de commande­
ment que nous avons créé et que nous imposons, non
d'une institution coutumière maintenue par nous (34). »

Il faut noter qu'il n'est fait aucune exception qui aurait


pu, par exemple, permettre à F. Houphouët, quand il devint
chef de canton, en 1 938, d'échapper à cette définition. Il n'a
pu être au mieux qu'un auxiliaire soumis, sinon zélé, de
l'administration coloniale pendant l'une des phases les plus
honteuses de son histoire, celle du régime pétainiste du gou­
verneur général Boisson.
Ce système, on pourrait croire qu'il a eu tendance à
s'assouplir et à s'humaniser lorsque les progrès de la scolari­
sation ont fait surgir des Africains instruits, mais c'est le
contraire qui s'est produit. On a ajouté de nouveaux délits
et motifs de sanction à ceux qui existaient déjà, tels que la
confection et le colportage d'écrits séditieux, sous le prétexte
que :

« Le nombre des individus atteints par les idées per­

nicieuses de l'extérieur ne cesse de croître sous l'assaut


répété des propagandes subversives (35). »

L'enseignement conçu pour les indigènes ne visait d'ail­


leurs qu'à produire des agents dociles et respectueux qui
devaient exécuter en silence les tâches pour lesquelles on les
payait assez chichement.

« Instruire les indigènes, proclame Albert Sarraut,

est assurément notre devoir... Mais ce devoir fonda­


mental s'accorde par surcroît avec nos intérêts économi­
ques, administratifs, militaires et politiques les plus
évidents (36). »

(34) Jean Smurr-CANALE, op. cit., p. 407.


(35) Ibidem.
(36) Ibid., p. 475.
50 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Cela étant entendu, il faut néanmoins :

« Éviter que · l'enseignement des indigènes ne


devienne un instrument de perturbation sociale (37). »

Tout comme l'enseignement, le service de santé était


tourné vers les intérêts exclusifs de la colonisation :

« L'assistance médicale (...), c'est notre devoir (...),


mais c'est aussi, on pourrait dire surtout, notre intérêt le
plus immédiat et le plus terre à terre.
« Car toute l'œuvre de colonisation, toute la besogne
de création de richesse est dominée aux colonies par la
question de "main-d'œuvre" (38). »

Si on cherche tout de même l'amélioration de l'état sani­


taire des populations, c'est dans le but de « faire du nègre »,
selon le mot très révélateur du gouverneur Carde que
d'autres se sont empressés de reprendre à leur compte tant
il était conforme à la mentalité de ces singuliers civilisa­
teurs.

« Depuis plus de quinze ans que fonctionne en AOF


l'assistance médicale indigène, j'avais l'impression qu'elle
piétinait et que son action sur le développement des
races indigènes restait à peu près nulle (39). »

Or, surenchérissait le directeur de la CFAO (1926) :

« . . . Le développement de la production, que seul le


développement de la population rendra possible, enri­
chira la métropole comme elle enrichira la colonie. Et
chacun de nous, par l'extension des opérations commer­
ciales, par l'accroissement des matières premières, qui en
résulteront, y trouvera largement son profit.
« Nous devons donc à l'heure actuelle (...) pour
reprendre un mot déjà dit par d'autres, par Monsieur
Carde je crois, nous devons faire du Noir (40). »

(37) Ibid., p. 476.


(38) Ibid., p. 567. Alben Sarrault, à qui l'on doit cette profession de foi, à
dêfaut d'un vocabulaire três riche, avait au moins de la suite dans les idées.
(39) Ibid., p. 507.
(40) Ibid., p. 508.
AUX ORIGINES DE LA CÔTE-D'IVOIRE 51

Albert Sarraut, toujours dans le registre hyperréaliste,


écrivait pour sa part après la boucherie de 1 9 14-1918 :

« La participation militaire des indigènes a dépassé

les espérances les plus optimistes. Mais cela ne saurait


empêcher de regretter que la contribution coloniale ait
été insuffisamment organisée dès le temps de paix, le
rendement eût été beaucoup plus efficace si nos forces
d'outre-mer avaient été à l'avance bien préparées par
l'amélioration de la race et de l'individu (41). »

Ainsi contre les fragiles illusions de quelques illuminés


qui avaient pu prêter foi à la fable de la mission civilisatrice
de la France, la colonisation réaliste avait, sans difficultés
majeures, imposé sa logique implacable, qui était de fonder
en Côte-d'Ivoire une réserve d'esclaves au service des inté­
rêts commerciaux des négociants de Bordeaux et de Mar­
seille. Ne pouvant tout de même pas agir comme en Amé­
rique, quelques siècles plus tôt, où les populations amérin­
diennes furent réduites en esclavage sur leurs propres terres
spoliées, les Français ont appliqué ici un système qui a con­
sisté à faire travailler pour eux des planteurs et des cultiva­
teurs en principe libres et vivant sur des terres qui étaient
restées leur propriété.
C'est contre ce système qu'à partir de 1 945 le peuple
ivoirien s'est révolté. André Latrille, gouverneur de la Côte­
d'Ivoire à l'époque, écrivait dans un rapport au ministre de
la France d'outre-mer :

« •••C'est bien ce système de force et d'iniquités qui


a amené l'indigène au point de réaction où il en est
arrivé aujourd'hui (42). »

Pourtant c'est ce système qu'après 1950 toute la poli­


tique de F. Houphouët tendra à perpétuer, au mépris du
mandat qui lui avait été confié cinq ans plus tôt.

(41) Alben SARRAULT, La mise en valeur des colonies, citê par Ageron.
(42) G. CHAFFARD, Carnets secrets de la décolonisation, t. 1, p. 47.
2

La Côte-d'Ivoire et la crise
du colonialisme classique
1944- 1950

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dans laquelle


la participation des peuples coloniaux fut déterminante pour
assurer la victoire des Alliés sur les forces de l'Axe tant en
Europe même qu'en Afrique et en Asie, il apparut rapide­
ment évident que les politiques coloniales pratiquées jus­
qu'alors par les « métropoles » étaient condamnées, non seu­
lement par les peuples qui les subissaient, mais encore par
l'opinion progressiste mondiale, y compris celle des pays
colonisateurs.
La crise du colonialisme classique qui s'ouvrait ainsi fut
principalement la conséquence du ras-le-bol des peuples
colonisés eux-mêmes.
Dans toutes les parties du monde, la fin de la guerre
sonna le signal de la reprise des luttes de libération natio­
nale au moment même où de nombreux peuples d'Europe
venaient de faire, pour leur propre compte, l'expérience
d'une forme particulièrement odieuse de l'esclavage: l'occu­
pation militaire nazie et la dictature fasciste.
En Extrême-Orient, dans l'Insulinde, en Inde, au
54 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Proche-Orient, en Afrique, le mouvement de libération des


peuples dominés releva la tête. Et les vieux empires colo­
niaux craquèrent de toutes parts même s'ils ne devaient
céder, ici où là, qu'après une résistance acharnée.
Cette circonstance mit à l'ordi;e du jotir la question de
l'indépendance des peuples ou, à tout le moins, la question
de l'adaptation des régimes d'asservissement aux conditions
politiques et psychologiques nouvelles et compte tenu du
nouveau rapport de forces dans le monde.

Les puissances coloniales à la f"m de la guerre

En Europe occidentale, la révélation de l'horreur des


camps hitlériens de travail et d'exterminatio-n massive avait
frappé les imaginations. Le mouvement démocratique de
libération sociale s'était considérablement renforcé dans la
résistance armée aux forces d'occupatien nazies et à leurs
alliés de la «cinquième colonne » constitués en États fanto­
ches.
En France même, les communistes, qui avaient été, en
tant que parti, les seuls à mener le combat de la résistance,
étaient la force la plus puissante opérant à l'intérieur des
frontières nationales contre l'ennemi. L'armée des «Francs
tireurs et Partisans » (FTP) qu'ils avaient créée avait joué
un rôle déterminant dans la libération de régions entières et
de la capitale, Paris. Ces circonstances avaient considérable­
ment accru leur influence dans l'opinion populaire française,
ainsi que leur crédit auprès de la fraction patriote de la
bourgeoisie dont le leader était le général de Gaulle, chef de
la résistance extérieure. Après le débarquement allié en
Afrique. du Nord, c'est grâce à l'appui des communistes en
particulier que de Gaulle a pu s'imposer contre Giraud qui
avait la préférence des Américains. Les communistes avaient
donc acquis de très haute lutte leur place au sein des ins­
tances dirigeantes de la France libérée, ainsi que la possibi­
lité de mettre en pratique la politique anticolonialiste qu'ils
avaient toujours prônée.
Dès les premiers jours de son existence, pendant les
séances décisives du Congrès de Tours en 1920, leur parti
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 55

s'était affirmé comme un adversaire résolu de la colonisa­


tion.
Parmi les fondateurs de leur parti, les communistes fran­
çais citent avec fierté le nom de Nguyen Ai Quoc, le futur
Ho Chi Minh, qui allait, vingt ans plus tard, s'illustrer à la
tête des fondateurs de l' État libre du Viet Nam. Dans les
années vingt et trente, nombre d' Africains vivant en France
furent des militants de ce parti tout en étant, avant tout, des
patriotes africains. Bien avant la guerre, dans la suite de la
victoire du Front populaire en France, les communistes
français travaillant en Afrique noire contribuèrent à mettre
sur pied les seules organisations mixtes où les Blancs et les
Noirs se retrouvaient pour réfléchir à l'avenir des peuples
africains. Ainsi sont nés les Groupes d'études communistes
(GEC) qui servirent d'école politique à la plupart des futurs
dirigeants du mouvement anticolonialiste ivoirien.
G. Madjarian, dans un livre qui se veut pourtant une
condamnation péremptoire de l'action du PCF dans les colo­
nies, signale un opuscule publié en France avant la libéra­
tion par des communistes et contenant « une série de propo­
sitions qui visaient, écrit-il, à un changement radical de la
politique coloniale » . On pouvait y lire cette phrase qui en
résume le contenu :

« Le seul intérêt national, quand même les impératifs


de la démocratie et de la justice sociale ne s'y ajoute­
raient pas, exige que, chez nous, la responsabilité politique
des populations indigènes des territoires d'outre-mer soient
délibérément développée ; que ces populations deviennent
de sujettes associées ; que la notion même et le terme de
colonie disparaissent. »
« Le texte demandait, écrit encore G. Madjarian, de
mettre à l'étude l'extension des libertés individuelles, la
création d'organes démocratiques d'autonomie locale indi­
gène, la participation des populations d'outre-mer à des
institutions parlementaires (1). »

Les propositions contenues dans cette brochure sont pré-

(1) G. MADJARIAN, La question coloniale et la politique du PCF, F. Maspero,


1957, pp. 57-58. La brochure dont il s'agit porte pour titre « Au service de la
renaissance française • ; elle a êtê publiêe dans la clandestinitê aux Éd. du PCF.
56 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

cisément celles que les députés communistes et apparentés


défendront dans les deux constituantes.
La guerre avait eu pour autre conséquence d'accroître le
prestige de l'Union des Républiques socialistes soviétiques
(URSS), alliée naturelle des mouvements de libération natio­
nale et sociale des colonies et des métropoles. Les peuples
soviétiques avaient été les plus affectés par la guerre en
Europe dont ils avaient été presque les seuls à supponer le
poids pendant trois ans. Mais ils avaient aussi joué le rôle
principal dans l'écrasement de la barbarie hitlérienne. Le
prestige que lui valaient les grandes victoires de l' Armée
Rouge, en paniculier celle de Stalingrad, et les immenses
sacrifices des civils des deux côtés du front, donnaient à
l'URSS, pour la première fois, la possibilité d'intervenir
efficacement dans l'arène mondiale et d'y faire entendre sa
voix en prenant la défense des peuples opprimés.
L'anicle 73 de la Chane de l'ONU posant en principe
l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux est
dû à l'initiative de l'URSS. Nul n'ignore que cette déclara­
tion a donné une puissante impulsion au mouvement de
libération nationale dans le monde entier.
Le troisième facteur était la rivalité entre l'impérialisme
américain, d'une pan, et la France et l'Angleterre, d'autre
pan, en vue d'un nouveau panage des colonies.

« Parvenus tardivement dans l'arène mondiale, écrit


J. Arnault, les États-Unis n'avaient pu participer au par­
tage du monde. Ils ne pouvaient dês lors acquérir des
colonies qu'en s'emparant des colonies des autres (2). »

Profitant de la position dominante acquise à la faveur de


leur panicipation tardive et peu coûteuse à la guerre et de
l'affaiblissement de leurs alliés occidentaux possédant des
colonies, les États-Unis tentaient de mettre la main sur un
cenain nombre de territoires afin de les int:égrer à leur aire
d'influence.
Ils avançaient masqués, sous le couven de l'anticolonia­
lisme. Il est vrai que le colonialisme américain est différent
des colonialismes français et britannique, par ses méthodes

(2) J. ARNAULT, Du colonialisme au socialisme, Éd. Sociales, 1 966, p. 304.


LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 57

sinon par sa finalité. Porto Rico, les Philippines, Haïti,


Cuba et les Républiques bananières d'Amérique centrale en
étaient alors, et sont toujours pour certains, des exemples
édifiants. Les peuples qui ignoraient cette réalité pouvaient
être tentés de se rallier à ces « libérateurs » fringants qui
semblaient disposer à profusion de tout ce dont la guerre les
avait privés pendant six ans.
En Côte-d'Ivoire, les GI's avaient été accueillis avec
sympathie par la population. On pouvait voir sur certains
murs, à la périphérie du Plateau (3), des slogans proaméri­
cains et antifrançais tracés par des mains habiles. Ce
n'étaient peut-être pas des mains d'ivoiriens authentiques,
mais c'était un élément que les autorités françaises ne pou­
vaient pas négliger.

Les puissances coloniales n'étaient évidemment pas dis­


posées à se laisser faire, ni par leur allié d'outre-Atlantique,
ni par les peuples des pays colonisés ; pas plus qu'elles
n'avaient l'intention de se conformer aux souhaits des
Nations unies.
Pour la France, la Grande-Bretagne et la Hollande, la
question coloniale ne pouvait pas se régler par la négocia­
tion entre les colonisateurs et les peuples dominés, mais par
la force des armes. Les années qui ont suivi la fin de la
guerre ont été celles où se sont allumés les foyers des
guerres coloniales dont le fracas a rempli l'histoire des deux
décennies suivantes. Les puissances qui avaient fondé leur
prospérité sur l'exploitation des peuples dominés et le pil­
lage des ressources naturelles des pays arriérés d'Asie et
d'Afrique ne pouvaient pas renoncer tout bonnement à leurs
privilèges acquis par la force.
Les peuples dominés avaient appris cette leçon. Ils
savaient que rien ne leur serait accordé ou octroyé et qu'ils
devraient combattre pour imposer aux puissances coloniales
leurs droits les plus élémentaires.
L'état de préparation des peuples n'était pas le même
dans les différentes parties du monde. L'Afrique en particu­
lier accusait un important retard dans ce domaine.
L'absence d'organisations politiques propres aux peuples

(3) Le quartier europêen d'Abidjan.


58 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

dominés y rendait le terrain propice aux manœuvres déma­


gogiques dont l'objectif était de dépasser la « question
coloniale » telle qu'elle se posait à l'époque, en la contour­
nant et sans vraiment chercher à la résoudre.
La Conférence de Brazzaville fut une tentative de la
bourgeoisie française pour régler le problème colonial à son
avantage et aux moindres frais. Pour cela elle fit semblant
de prendre en considération une partie des aspirations des
populations et de se conformer aux exigences de l'opinion
démocratique et progressiste alors majoritaire en France. En
réalité, les promoteurs de Brazzaville songeaient bien plus à
contenir les visées hégémoniques de leurs alliés américains
qu'à promouvoir un changement qualitatif des conditions de
vie des peuples colonisés. Ils proclamaient :

« Les fms de l'œuvre de colonisation accomplie par la


France dans les colonies écartent toute idée d'autonomie,
toute possibilité d'évolution hors du bloc français de
l'Empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de
"self government" dans les colonies est à écarter (4). »

Contrairement à une légende tardive, mais tenace, qui


prétend transformer le général de Gaulle en décolonisateur,
la Conférence de Brazzaville ne visait pas à poser les fonde­
ments de la décolonisation. Quoique de Gaulle ait reconnu
et proclamé qu'après la guerre qui s'achevait rien ne pour­
rait plus continuer comme auparavant lorsqu'il proclamait
que « cette guerre a pour enjeu ni plus ni moins que la
condition de l'homme et (. .) sous l'action des forces psychi­
.

ques qu'elle a partout déclenchées, chaque population,


chaque individu, lève la tête, regarde au-delà du jour et
s'interroge sur son destin » (5), il n'envisageait nullement de
prendre en considération les aspirations des peuples africains
asservis par la France, encore moins de leur donner les
réponses qu'ils attendaient.
Les Africains n'avaient pas été conviés à Brazzaville. On
avait seulement demandé à quelques notables de rédiger des

(4) Conférence africaine française : Brazzaville, Alger ; commissariat aux Colo­


nies (1944). Déclaration de R. PLEVEN, commissaire aux Colonies.
(5) DE GAULLE « Discours à la séance d'ouverture de la Conférence de
Brazzaville. »
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 59

mémoires pour la conférence, mais on ne tint aucun compte


de leur travail. L'historien Laurent Gbagbo remarque avec
raison que pour de Gaulle et les gouverneurs assemblés à
Brazzaville, il s'agissait seulement « d'affirmer la volonté de
la France de rester seule maîtresse de son empire et d'inté­
grer le plus possible les colonies à l'univers français » (6).
Les conférenciers de Brazzaville ne cherchaient qu'à
semer de nouvelles illusions, suivant en cela une longue tra­
dition coloniale française, alors que les populations africaines
attendaient des actions concrètes. Cependant, dans les condi­
tions de l'époque, tant en Afrique et en France que dans le
reste du monde, leur réunion ne pouvait pas ne pas ouvrir
la porte aux changements, en dépit de la résistance dé ceux
qui espéraient qu'elle bloquerait efficacement les développe­
ments en cours. S'inspirant des recommandations ambiguës
de Brazzaville, le Comité français de libération nationale, où
dominait l'influence des courants avancés de l'opinion démo­
cratique française, prit une série de décisions dont la publi­
cation donna le coup d'envoi des premières initiatives pro­
fessionnelles, sociales et politiques des populations ivoi­
riennes.

La Côte-d'Ivoire en 1945. Économie et société

A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l'économie


de la Côte-d'Ivoire était entièrement dominée par les compa­
gnies de commerce basées en France et qui opéraient sur
place selon le régime de la traite, qui consistait « à ramasser
et rassembler vers les ports les matières premières qui sont
exportées à l'état brut et répartir en échange les produits
fabriqués importés » (7).
Un tel régime se caractérisait par la faiblesse des inves­
tissements productifs qu'il permettait dans la colonie et par
le niveau élevé des bénéfices réalisés par ses promoteurs au

(6) L. GBAGBO, La Côte-d'Ivoire. Économie et société à la veille de l'indépendance


(1940-1960), L'Hannattan, 1 982, p. 27.
(7) Huguette DURAND. Citée par Jean SURET-CANALE, Afrique noire. L'ère colo­
niale 1900-1945, p. 203.
60 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

détriment des producteurs ivoiriens. A titre d'exemple, le


budget de la colonie de 1 943 n'était alimenté que pour 17 o/o
par les Européens, tandis que la part des Ivoiriens s'élevait
à 83 o/o (8). En 1 946, dans une lettre à Gabriel d' Arboussier,
F. Houphouët s'en indignait en ces termes: « En Côte­
d'Ivoire, sur un budget de 359 millions de francs, les Blancs
versent 9 millions, les Nègres le reste (9). »
Les bénéficiaires des opérations de traite ne jouaient
qu'un rôle négligeable dans le développement du pays. En
revanche, le pillage éhonté auquel ils pouvaient se livrer
avec la bénédiction de l'administration coloniale aggravait le
retard technique et social des populations. L'exploitation des
richesses reconnues de leur pays n'apportait aucune incita­
tion de changement réel dans les conditions d'existence de la
majorité des producteurs ivoiriens ni dans l'évolution des
structures de la société.
La grande majorité de la population active était occupée
par l'agriculture traditionnelle, exploitant des petites par­
celles, soit en cultures vivrières pour l'autoconsommation,
soit en cultures d'exportation. Son existence était éminem­
ment précaire. Elle subisssait la colonisation, qui se tradui­
sait en impôt, en réquisitions pour le travail forcé ou pour
le service militaire, en prestations en nature, etc. ; mais elle
n'en recevait aucun des « bienfaits », en particulier les soins
de santé et l'instruction des enfants.
La masse des manœuvres occupés sur les plantations et
les chantiers forestiers ne se distinguaient pas des masses vil­
lageoises dont ils étaient issus, sauf par le fait qu'ils connais­
saient des conditions de vie encore plus dures.
L'introduction de la culture du cacao et du café a donné
naissance à un certain nombre de planteurs ivoiriens qui,
s'ils n'étaient pas aussi riches que les planteurs européens,
vivaient du moins dans l'aisance. Certains d'entre eux
étaient des chefs enrichis grâce aux prestations en travail
gratuit de leurs administrés et des manœuvres que l'adminis­
tration coloniale leur fournissait pour un salaire symbolique.
Félix Houphouët était leur prototype.
Ces quelques riches planteurs africains n'étaient, néan-

(8) L. GBAGBO, op. cit., p. 65.


(9) Lettre du 4 novembre 1946. Citêe par G. D'ARBouSSIER, op. cit., p. 20.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 61

moins, ni assez riches, ni assez entreprenants, ni surtout


assez nombreux pour constituer une force sociale indépen­
dante, à la fois par rapport à la masse des agriculteurs ivoi­
riens et par rapport au colonat européen. Au contraire de
ces derniers, ils ne possédaient pas leur propre organisation
corporative. Ils dépendaient des maisons de commerce pour
la vente de leurs produits et pour l'achat des matériels dont
ils avaient besoin. Et, par-dessus le marché, ils étaient
astreints, comme le reste de la population non urbaine, à
travailler sur les plantations des colons européens pour un
salaire dérisoire n'ayant aucune commune mesure avec les
revenus qu'ils tiraient de leurs propres plantations.
Félix Houphouët a brossé un tableau saisissant de la
condition du planteur en ces temps-là :

« Un planteur moyen, ( .. .) dont les revenus étaient


•••

de l'ordre de 25 000 F, était obligé de quitter sa planta·


tion pour aller travailler à Oumé, chez son collègue
métropolitain, à 600 F par an, et il était tenu de lui
fournir des vivres ( 10). »

Il n'existait pas de commerçants ou d'artisans ivoiriens


dignes de ces noms. La grande disponibilité relative des · pro­
duits industriels importés avait partout tué l'artisanat et le
commerce traditionnels. Les opérations d'import-export
étaient la chasse gardée des grandes maisons coloniales en
situation de monopole, telles la SCOA, la CFAO et CFCI.
Ces majors partageaient encore les opérations de vente au
détail avec les Syro-Libanais. Tout au bas de cette échelle,
se trouvaient les tout petits détaillants fixes ou ambulants,
presque tous d'origine étrangère.
Le travail salarié proprement dit occupait une infime
partie de la population confinée dans les zones urbaines. La
plupart étaient des fonctionnaires et des employés de
commerce répartis en une dizaine de catégories selon le
salaire auquel leur compétence et leur fonction leur don­
naient droit. Ils ne formaient des concentrations de quelque
importance qu'à Abidjan. La majorité d'entre eux étaient

(10) Déposition devant la Commission parlementaire sur les événements de


Côte-d'Ivoire. Cité par L. GBAGBO, La Côte-d'Ivoire , p. 20.
..•
62 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

dispersés dans les villes de l'intérieur. C'est à cette catégorie


que la terminologie coloniale a attribué l'appellation
d'« évolués »; Toutefois, leur rôle dans l'évolution du pays
lui-même est très marginal et, d'ailleurs, solidement encadré
par l'administration coloniale et le commerce dont ils sont
les agents à titre éminemment précaire.
Très proche des « évolués » et appelée à jouer un rôle
semblable dans les développements ultérieurs, la classe
ouvrière n'existait alors qu'à l'état d'un embryon inorganisé,
elle aussi fortement concentrée autour d'Abidjan et com­
posée, pour l'essentiel, des cheminots de la RAN et des tra­
vailleurs des warfs de Bassam et de Port-Bouët. Il n'existait,
pour ainsi dire, pas d'industries occupant des travailleurs
ivoiriens qualifiés.
A l'époque considérée, la différenciation des conditions
sociales au sein de la société ivoirienne était à peine
amorcée. Elle n'avait pas atteint un niveau suffisant pour y
faire apparaître au grand jour les antagonismes de classe
qui, néanmoins, et malgré tout ce qu'on peut prétendre ici
ou là, existaient déjà en filigrane et dessinaient, en pointillé,
les plans de clivage futurs. On trouve, dans un rapport
administratif de 1 939, des propos qui ne laissent aucun
doute à ce sujet :

« •••L'administration a insisté auprès des proprié­


taires indigènes pour qu'ils donnent une sorte de statut à
leurs manœuvres. A Yamoussoukro, Madame Savineau,
en mission, s'est étonnée de la remarque du chef et pro­
priétaire Houphouët : "L'administration a tort de payer
les travailleurs de la route 4,50. Nous ne trouverons
bientôt plus personne pour nos plantations ... " Elle a été
déçue, elle a parlé d'égoïsme de classe (1 1). »
!

Il y avait cela sans aucun doute ; cependant, et pour


l'essentiel, c'est après 1 950 seulement que la « bourgeoisie
ivoirienne » s'est constituée en tant ·que classe, avec les con­
séquences politiques que cela suppose.
Dans les conditions du colonialisme triomphant, la con­
tradiction principale ne se situait pas entre telles ou telles

(11) • Rappon sur la situation êconomique du Nzi-Comoê, 2• semestre 1939 •,


Archiv. nat. de la Côte-d'Ivoire, Série 1 Q 2, IV-15-129 (3 743).
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 63

catégories d'ivoiriens et telles autres, mais entre l'ensemble


de la société ivoirienne et le complexe colonat européen­
administration coloniale. C'est pourquoi les classes nais­
santes, toutes semblablement spoliées, exploitées, brimées et
méprisées, évoluèrent vers des formes de solidarité de plus
en plus actives que les changements provoqués par la vic­
toire des forces démocratiques dans la Deuxième Guerre
mondiale libérèrent brutalement en 1945.
Cela dit, il est nécessaire d'évoquer certains phénomènes
de nature et de signification complexes qui apparurent dès
ce moment dans la société ivoirienne et qui eurent une
influence certaine sur le cours des événements ultérieurs.
En 1 945, une partie très minoritaire des «évolués»
constituaient ce que la terminologie coloniale nommait les
«assimilés». C'étaient des Ivoiriens ayant acquis personnel­
lement ou par naissance la citoyenneté française et qui jouis­
saient, du moins en principe, des droits et prérogatives atta­
chés à cette qualité dans les colonies. Ils faisaient, par
exemple, le service militaire dans les mêmes conditions que
les «métropolitains ». Pendant la période des restrictions
dues à l'état de guerre, ils recevaient la même quantité de
tickets de ravitaillement que les Blancs. Au demeurant, ils
vivaient généralement la même vie que les autres Africains.
Leurs enfants fréquentaient les mêmes écoles que les autres
enfants africains et ils ne pouvaient espérer aller plus loin
que les grandes écoles fédérales du Sénégal ou du Soudan,
s'ils en avaient la capacité.
Les «assimilés» ne formaient pas une couche homogène.
Dans l'ensemble, ils réagirent très diversement à la situation
créée à la suite des décisions du CFLN. Auguste Denise et
Jean-Baptiste Mockey, qui furent parmi les dirigeants en
vue du Parti démocratique de la Côte-d'Ivoire (PDCI),
étaient des «assimilés». Mais tous les «assimilés» ne pri­
rent pas le même chemin qu'eux. Un certain nombre
d'entre eux s'étaient attribué une sorte de droit aristocra­
tique naturel à régenter le pays aux côtés des Blancs. Et
cette prétention les aveugla au point qu'ils furent, avec une
rare persévérance, des éléments de division du mouvement
anticolonialiste et qu'ils finirent par se ranger carrément aux
côtés du parti colonial peu après le Congrès de Bamako et,
surtout, après la journée du 6 février 1949.
64 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Il faut pourtant leur rendre cette justice : les


« assimilés » francophiles furent les seuls « évolués » dont le
choix politique fut, dès le début, dénué de toute ambiguïté.
Il était d'ailleurs inévitable, dans les conditions de 1945, et
alors que la grande question, pour l'ensemble des
« évolués », était d'accéder au statut de citoyen, que ceux
qui l'étaient déjà cherchent à se prémunir contre leur réduc­
tion au lot commun.
En revanche, la majorité des « évolués » n'avaient pas la
chance, si on peut dire, de pouvoir adopter une attitude sur
la base de motivations aussi claires. Cette ambiguïté ne rele­
vait pas principalement de causes subjectives comme sem­
blent le penser certains auteurs. Elle s'explique par la nou­
veauté même de la situation créée par les décrets du CFLN,
d'une part, et par certaines caractéristiques de la société
ivoirienne de l'époque, d'autre part.
En premier lieu, les décisions du CFLN ont surpris les
Ivoiriens dans un état d'impréparation politique totale.
Avant 1945, il n'existait aucune organisation politique, ni
aucune organisation sociale, propre aux Ivoiriens si on
excepte l'UFOCI (12) fondée vers 1928, et qui n'était d'ail­
leurs qu'un club élitiste et mondain, dont les adhérents,
convaincus d'être la crème de la société noire, s'évertuaient
à imiter le mode de vie et les loisirs des Européens.
Les libertés nouvelles répondaient donc aux souhaits de
la fraction moderne de la population qui caressait depuis
longtemps le rêve confus d'une assimilation juridique avec
les Européens de la colonie. Il n'est pas exagéré de dire,
avec Jacques Arnault, que « doutant de la capacité de leur
peuple, ils rêvaient, non d'égalité nationale, mais d'égalité
individuelle » (13).
Aussi n'est-il pas surprenant qu'il n'y eut personne,
alors, pour saisir la balle au bond et pour la lancer plus
loin, en direction des masses rurales et de la masse des cita­
dins non acculturés, tout au moins dans le registre politique
« stricto sensu ».
Le cas des fondateurs du SAA n'infirme pas ce point.
On connaît la remarque de F. Houphouët sur le salaire des

(12) Union fraternelle des originaires de la Côte-d'Ivoire.


(13) J. ARNAULT, op. cit.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 65

travailleurs de la route, mais, même sans elle, il est tout à


fait clair que si lui et ses six compagnons n'avaient pas
bénéficié des encouragements et de l'appui du gouverneur
Latrille, ils n'auraient même pas osé rêver de braver leurs
rivaux métropolitains. Leur initiative ne relevait pas d'un
« grand dessein » nationaliste, mais répondait seulement à
des intérêts corporatistes et immédiats. Il s'agissait de
résoudre à l'avantage de tous les planteurs, Blancs et Noirs,
le problème de la main-d'œuvre qui les préoccupait tous
également.
La suppression du travail forcé promettait aux planteurs
africains des avantages immédiats qui furent, aux dires de
témoins comme G. d'Arboussier, plus motivants pour
F. Houphouët que toute autre considération. La loi du
1 1 avril 1946 signifiait la fin du monopole des planteurs
européens sur la main-d'œuvre transportée du nord vers les
plantations du centre et du sud. Elle signifiait aussi la fin de
l'exode des Mossi vers la Gold Coast (actuel Ghana), donc
une plus grande disponibilité de cette main-d'œuvre.
En revanche, « la plupart des membres (du SAA),
.•.

écrit J.-N. Loucou, entendaient se cantonner à des revendi­


cations syndicales et ne pas "parler politique" » (14). On
verra que les fondateurs du SAA ne se tournèrent vers la
masse des agriculteurs qu'à partir du moment où ils compri­
rent que cet appui leur était indispensable pour triompher
de leurs adversaires. En définitive, leur démarche n'est pas
essentiellement différente de celle de la très grande majorité
des « évolués ». Elle permet de comprendre la complexité
des facteurs qui ont donné leur caractère si original au mou­
vement anticolonialiste ivoirien.
Les décrets de 1944 accordaient aux évolués un certain
nombre de libertés nouvelles, sauf la liberté d'initiative poli­
tique. Dans l'immédiat, cela eut pour effet d'accentuer une
autre particularité de la Côte-d'Ivoire coloniale à laquelle on
n'a pas prêté une attention suffisante, à savoir l'extranéité
des villes ivoiriennes par rapport aux populations sur le ter­
ritoire desquelles elles ont été implantées par les conqué­
rants.

(14) J.-N. Loucou, • Aux ongmes du Pani démocratique de la Côte·


d'ivoire •, Ann. Univ. Abidjan, série 1 (Histoire), tome V, 1977, p. 86.
66 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

En règle générale les villes n'ont pas attiré les popula­


tions environnantes. Les deux types de formation sociale ont
connu un développement séparé, ce qui ne signifie pas qu'il
n'y a pas eu d'influence de l'une sur l'autre, mais c'est une
influence médiatisée, pour ainsi dire, par le fait colonial et à
laquelle les Ivoiriens eux-mêmes n'ont eu de part, en cons­
cience, que tardivement. Cela saute aux yeux quand on con­
sidère le peuplement des trois capitales successives et de la
deuxième ville actuelle de la Côte-d'Ivoire.
Bassam est une ville à dominante Nzima. Or les Nzima
de la Côte-d'Ivoire sont originaires d'une région à cheval sur
la frontière de la Côte-d'Ivoire et de la Gold Coast (actuel
Ghana) et leur migration vers l'ouest est contemporaine de
la pénétration française. Ils furent en Côte-d'Ivoire les pre­
miers traitants des marchandises importées à partir des
comptoirs du littoral. Et c'est ainsi qu'ils ont fixé leur rési­
dence dans les régions qui ont été les premières bases de la
colonisation, telles Grand-Bassam et Grand-Lahou.
Bingerville, en plein cœur du pays ébrié, ne comptait
vers 1945 que deux ou trois familles de cette ethnie dont les
chefs étaient des fonctionnaires ayant dû leur présence dans
cette ville aux hasards des affectations ; aucun d'eux n'était
natif de cette région du pays ébrié.
Abidjan, bien que la métropole tentaculaire ait avalé
depuis longtemps les terres d'une bonne dizaine de leurs vil­
lages, est une ville où les Ébriés sont en minorité en tant
que groupe socialement influent. Enfin, Bouaké est la plus
grande ville apparue en pays baoulé et, cependant, c'est
depuis longtemps une ville « dioula ». On pourrait multi­
plier les exemples (1 5).
On doit sans doute cette particularité au fait que la ville
a commencé par être une enclave, doublement étrangère,
dans la région où elle a été implantée. D'une part, c'est
avant tout le « village des Blancs». Symbole de l'oppression,
elle a été une greffe sur un corps qui eut longtemps à son
égard une réaction de rejet plus ou moins violente. Elle
représente la source de tous les ennuis. Elle rappelle sans
cesse l'humiliation d'une condition qui n'a rien à envier à
l'esclavage tel qu'on le pratiquait ici, bien au contraire !

(15) Voir A. ZoLBERG, One pany gO'/Jernmenr in the l'Dory Coast, 1964, p. 42.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 67

D'autre part, les Africains qui peuplent les zones d'habitat


urbain réservées aux « indigènes » sont, à l'origine, soit des
serviteurs, soit des marchands, toujours venus d'ailleurs.
Les villes donnèrent naissance à une société nouvelle à
partir d'un véritable pot-pourri de traditions et de langues
qui évoluèrent vers une espèce d'intégration par l'adaptation
des uns et des autres aux conditions d'une vie nouvelle pour
tous. Mais cette intégration, loin de rapprocher les citadins
de leur environnement, les en éloignait au contraire davan­
tage en accentuant la différenciation des modes alimentaires
et vestimentaires, de l'habitat et des mœurs en général. Les
progrès de l'instruction jouaient leur rôle. Celui qui savait
lire et écrire n'était plus un Africain comme les autres ; à
plus forte raison s'il possédait l'un des diplômes de l'ensei­
gnement réservé aux indigènes et occupait une fonction
importante.
Dans les villes les parlers ivoiriens se modifiaient en se
généralisant. Du moins cela fut la règle pour les langues qui
se sont imposées comme langues de communication entre les
citadins, notamment sur les marchés : le baoulé et le
malinké. Les mariages entre les personnes d'ethnies diffé­
rentes se multiplièrent et donnèrent naissance à des indi­
vidus sans attaches ethniques définies.
La diffusion de l'Islam parmi les populations citadines
restées animistes peut être mise au compte de cette tendance
à l'intégration. A l'inverse, c'est dans les populations villa­
geoises que, dans certaines régions, la prophétie d'Harris et
celle de ses émules eurent une résonance considérable et
durable. Les deux phénomènes s'équivalant, par ailleurs, par
leur signification, comme formes spécifiques de la résistance
morale à la colonisation.
Dans ces conditions, il était inévitable que se développe
une espèce de particularisme citadin. Les « évolués », notam­
ment, avaient tendance à n'envisager l'avenir qu'à travers le
prisme de leurs rêves d'assimilation. Ils professaient le plus
grand mépris pour les masses villageoises qui avaient fait
irruption sur la scène politique. L'un des leurs, quoique
Soudanais, n'écrivait-il pas, à l'intention des conférenciers de
B razzaville :

« Ceux qui n'ont aucun passé ou qui balbutient leurs


68 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

premières leçons d'évolution, se jetèrent impétueusement


dans le flot sans crier gare. Ils sont aujourd'hui à l'avant,
du moins en apparence, car, au fond, la brute
sommeille (16). »

Cette tendance est repérable dans la proclamation du


candidat F. Houphouët en 1 945, tout comme dans les publi­
cations des prétendus progressistes. Tout le monde, ou
presque, admettait que « la tâche essentielle de la colonisa­
tion est d'aider à l'évolution du ou des groupements ethni­
ques dont elle a la charge devant l'histoire » (17).
On verra qu'à quelques nuances près, les ténors du parti
colonial réunis à Douala et qui se proclamaient les tuteurs
des indigènes disaient la même chose. La seule différence
c'est que les colons ne voulaient pas qu'on fit des distinc­
tions entre les indigènes, tandis que les « évolués » étaient
enclins à vouloir être distingués de la masse des indigènes.
Si le gouverneur Latrille avait pu conduire jusqu'à son
terme sa politique dont la finalité était d'associer les
« évolués » - et eux seuls - à la direction des affaires de la

colonie, il est probable que l'histoire n'aurait pas enregistré


le puissant mouvement anticolonialiste ivoirien qui naquit
en 1945, et qui ne pouvait naître que de la rencontre entre
le mouvement revendicatif des masses villageoises et celui
des masses citadines.
Cette rencontre n'a pas été organisée, ni même sou­
haitée, par les promoteurs du Syndicat agricole africain
(SAA), comme le prouvent les restrictions mises par
F. Houphouët à l' adhésion à la coopérative des
planteurs (18) et, a fortiori, l'apolitisme déclaré des fonda­
teurs du SAA. Si elle a quand même eu lieu, c'est parce
qu'à cette époque les facteurs décisifs ne résidaient pas dans
l'imaginaire des « évolués », mais dans la réalité incontour­
nable des luttes qui opposaient la population dans son
ensemble aux débris du régime vichyste dont les prétentions
ultra-réactionnaires empoisonnaient l'atmosphère sociale.

(16) Fily Dabo Sissoko, citê par L. GBAGBO, Réflexions sur la Conférence de
Brazzaville, Éd. Clê, Yaoundê, 1978, p. 27.
( 17) Ibidem.
(18) P.-H. SIRIEX, Félix Houphouët-Boigny, l'homme de la paix, Seghers-NEA,
1975, pp. 55-56.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 69

Entre la volonté de changement des masses et la res1s­


tance acharnée des colons, la politique du gouverneur
Latrille, qui jouait la carte des « évolués », représentait la
troisième voie chère à tous les réformistes. Cette politique
qui cherchait à faire l'économie d'un affrontement entre les
masses anticolonialistes et le parti colonial était vouée à
l'échec parce qu'elle ne prenait pas en compte l' élément
vraiment fondamental de la société ivoirienne : les masses
villageoises.

Les débuts du mouvement anticolonialiste


en Côte-d'Ivoire

Les élus africains et le Congrès constitutif du RDA

Avant d'aborder l'étude du mouvement anticolonialiste


ivoirien et le rôle de F. Houphouët, il est utile de réfléchir
sur la manière dont les choses se sont passées à la même
époque dans les pays voisins soumis, comme la Côte­
d'Ivoire, à la domination française.
Bien avant la fondation du Rassemblement démocratique
africain (RDA), les résultats des élections à la première
Constituante avaient donné une image fidèle de l'attitude
des populations, partout en Afrique occidentale française
(AOF), face aux partisans du maintien du régime colonial
dans sa forme ancienne.
A la grande déconvenue des colonialistes de tous bords,
les candidats de l'administration avaient été battus à plate
couture, même si, à l'exception du Sénégal et du Dahomey,
les manœuvres et les manipulations obligèrent les futurs élus
à affronter un deuxième tour. Toutefois, le vote des popula­
tions africaines n'avait pas eu la même portée dans tous les
territoires.
C'est ce que révèle l'attitude des grands leaders de
l'époque, autour ou pendant le Congrès constitutif du RDA
à Bamako. On peut en déduire que le RDA a été voulu par
ceux des élus africains dont l'avenir politique dépendait de
leur fidélité aux engagements pris envers les masses pendant
70 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

la campagne électorale. En revanche, ceux qui pouvaient


compter sur d'autres soutiens, ou bien ne sont pas allés à
Bamako, ou bien ont rapidement rompu avec les principes
et la discipline du RDA.
Du Sénégal, les organisateurs du congrès attendaient
Lamine Gueye et Léopold Senghor qui avaient signé ou
adhéré au Manifeste du RDA. Ils se dérobèrent tous les
deux. Officiellement cette dérobade prétendait être une prise
de position doctrinale contre l'inféodation alléguée de la
future organisation fédérale au Parti communiste français.
Marius Moutet, ministre de la France <l'outre-mer de
l'époque et dirigeant du Parti socialiste-SFIO, avait fait pres­
sion en ce sens sur les élus africains afin qu'ils s'abstiennent
d'aller à Bamako. Cependant, la vraie raison de la défection
des absents de Bamako réside ailleurs.
Léopold Senghor était un novice de la politique afri­
caine. Des problèmes de l'Afrique et des Africains, de leur
avenir, il ne connaissait vraisemblablement alors que ce
qu'on pouvait en dire à Paris, par exemple autour d'Emma­
nuel Mounier, ou dans le salon d'une Mademoiselle Nardal,
qu'il fréquentait vers 1932. Les râles des victimes de la bar­
barie coloniale ne lui parvenaient que très étouffés comme
on peut s'en rendre compte en lisant le poème que lui a ins­
piré la tuerie de Thiaroye qui eut une si grande influence
sur le développement de la conscience politique en
AOF ( 19).
Lamine Gueye était déjà un vieil acrobate du folklore
politique des « communes de plein exercice » où, avant lui,
un Blaise Diagne s'était illustré. Il était socialiste comme
Blaise Diagne était radical. Profitant habilement, à la fois,
de la tradition des « quatre communes » et des conditions
spécifiques de l'époque, caractérisées par l'orientation nette­
ment allticolonialiste des masses sénégalaises, il lança le
« Bloc africain » qui canalisa le vote des Africains à l'avan­

tage de son tandem. Mais, aussitôt le résultat acquis, le


« Bloc africain » tomba en sommeil.

C'est que ni Lamine Gueye ni son poulain n'avaient


besoin d'un parti vivant dont l'activité eût pu donner des
idées au peuple, mais d'un simple comité électoral pour se

(19) L.-S. SENGHOR, Hosties noires, Le Seuil, 1948.


LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 71

faire élire sans s'engager à rien ni à personne. D'ailleurs, le


projet fondateur du RDA pouvait-il intéresser un homme
qui avait publiquement démissionné du « Comité d'études
franco-africaines » (CEFA) en 1946, pour ne pas déplaire à
l'administration coloniale ?
Au Soudan (actuel Mali), F. Houphouët comptait beau­
coup sur Fily Dabo Sissoko. Ce dernier, « dès ce moment
complètement asservi à la rue Oudinot >�, aurait, sans doute,
préféré ne pas quitter Paris. Tout de même le Soudan était
son fief électoral. Il y vint, et, tout d'abord, il tenta d'empê­
cher la tenue du congrès ; mais, « contre son gré et sous la
pression des électeurs » comme il le dit un peu comique­
ment, il assista au congrès et, même, il en fut élu président.
Ancien instituteur et chef de canton au moment de son
élection, Fily Dabo Sissoko était un intellectuel de qualité,
un polygraphe fécond et apprécié par certains milieux fran­
çais où il était connu dès avant la guerre. A cette époque,
une telle notoriété était le comble de la réussite pour un
« évolué ».
Les écrits qu'il avait adressés à la Conférence de Brazza­
ville prouvent qu'il en était tout à fait conscient. C'est pour­
quoi, bien qu'il siégeât aux côtés des députés communistes
au Palais Bourbon, et bien qu'il fût vice-président de
« France-URSS », sa réussite personnelle dans les conditions
du colonialisme des années vingt et trente l'incitait à consi­
dérer l'avenir de 1'Afrique et des Africains en darwinien vul­
gaire plus qu'en marxiste.
Le député de la Guinée française, Yacine Diallo, était en
route pour Bamako lorsqu'il changea de destination à
l'escale de Dakar après un entretien avec le gouverneur
général.
Au moment des scrutins pour les deux Constituantes,
l'électorat guinéen s'était divisé entre plusieurs fractions
rivales de force égale qui traduisaient l'influence persistante
et dominante des féodalités et des particularismes ethniques
et régionaux. La division de l'électorat guinéen facilitait les
manipulations administratives. En carriériste avisé, Yacine
Diallo n'osa pas prendre le risque de déplaire à ceux qui
avaient, en Guinée, le pouvoir d'orienter à leur gré le suf­
frage universel.
Sourou Migan Apithy, lui, vint à Bamako et s'y fit
72 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

même remarquer par quelques phrases révolutionnaires.


Mais il fut l'un des premiers à trahir les résolutions du
congrès.
Le Dahomey (actuel Bénin) devait son appellation de
« Quartier latin de l' AOF » au fait que cette colonie connut

très tôt les agitations politiques. Cependant, dans les condi­


tions de l'époque, c'était surtout une pétaudière où de nom­
breux talents s'épuisaient en vaines rivalités et se neutrali­
saient à la grande joie d'une administration coloniale qui
n'en demandait pas tant. Pour un Apithy certainement plus
ambitieux qu'anticolonialiste, le projet du RDA présentait
l'avantage, s'il aboutissait, de pouvoir servir à consolider sa
position ; il y adhéra avec enthousiasme. Mais, à la suite des
changements dans le gouvernement de la France, c'est le
contraire qui devint le plus probable. Alors il s'enfuit aus­
sitôt chez les « Indépendants <l'outre-mer » qui avaient alors
le vent en poupe.

Les masses ivoiriennes et le Congrès de Bamako

La délégation de la Côte-d'Ivoire au Congrès constitutif


du RDA ne représentait pas seulement ceux qui avaient voté
pour F. Houphouët mais tous les courants de l'opinion ivoi­
rienne. Le parti progressiste de Kouamé Binzème, principal
rival du président du SAA, avait envoyé des délégués au
Congrès de Bamako et il fit partie de la section ivoirienne
du Rassemblement jusqu'au 9 mai 194 7.
Toute l'activité de F. Houphouët en faveur de l'unité
pendant la phase préparatoire du rassemblement de Bamako
et surtout dans les toutes dernières heures avant la séance
solennelle d' ouverture, comme la présence des
« progressistes » ivoiriens, s'explique par la qualité excep­
tionnelle de l'intervention des masses ivoiriennes dans la
politique. Les Ivoiriens n'étaient pas venus sur la scène poli­
tique pour voter et s'en aller ; ils y étaient restés. La princi­
pale caractéristique de la situation en Côte-d'Ivoire à la
veille du Congrès de Bamako, c'étaient les 55 000 adhérents
du Parti démocratique de la Côte-d'Ivoire (PDCI). De toutes
les délégations présentes à Bamako, seule celle de la Côte­
d'Ivoire, par son unité et par la puissance et la détermina-
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 73

tion de son courant dominant, reflétait en toute clarté le


niveau atteint par la lutte des masses africaines contre le
colonialisme.

La clarification de la situation politique en Côte-d'Ivoire

La clarification de la situation politique en Côte-d'Ivoire


avait commencé avec l'élection de la commune mixte
d'Abidjan. On avait vu à cette occasion F. Houphouët
affronter les collaborationnistes conduits par Léon Yapobi.
Mais il ne s'agissait encore que d'un combat de chefs. Il n'y
avait qu'un peu moins de 1 500 voix à se partager. Les scru­
tins suivants, plus vastes, avaient donné aux différents cou­
rants anticolonialistes l'occasion de faire leur jonction autour
de F. Houphouët et de réduire à leur véritable petitesse les
partis suscités ou soutenus par l'administration et le colonat.
L'aiguisement de la lutte politique et la résistance du parti
colonial, dont témoignait la tenue à Douala (Cameroun) des
premiers « états généraux de la colonisation » à l'initiative de
Jean Rose, chef de file des colons de la Côte-d'Ivoire, impo­
saient à tous le maintien et le renforcement continu de
l'alliance des gros planteurs, de la masse des agriculteurs et
de la grande majorité des citadins.
A l'heure du congrès de Bamako, cette alliance était le
seul moyen de défendre à la fois les intérêts des gros plan­
teurs ivoiriens contre leurs rivaux européens et les intérêts
des populations indigènes en général contre la menace d'un
retour aux pratiques coloniales à la Angoulvant . Nulle part
ailleurs qu'en Côte-d'Ivoire il n'existait un tel mouvement,
aussi vaste et dont les divers courants, nés d'aspirations peu
différenciées et d'ailleurs confrontés à un adversaire unique
et clairement identifiable, tendaient puissamment vers leur
unification.
L'unanimité de la Côte-d'Ivoire à Bamako était d'autant
plus remarquable que dès le début de la vie politique dans
la colonie un certain nombre de phénomènes sociaux et psy­
chologiques menacèrent sérieusement de diviser irrémédia­
blement le mouvement anticolonialiste ivoirien.
Un secteur important des « évolués », conduits par
l'avocat K. Binzème et le magistrat Alphonse Boni, avaient
74 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

fondé le « Parti progressiste de la Côte-d'Ivoire» (PPCI).


Dans les conditions de l'époque, le prestige attaché à leur
qualité d' « universitaires» attirait vers eux bon nombre
d'activistes parmi la jeunesse citadine politisée. Mais ce cou­
rant devait aussi beaucoup au « nationalisme» des fonda­
teurs de « l'Union des originaires de la Côte-d'Ivoire»
(UFOCI), teinté de xénophobie, voire de racisme, qui, en
1 928 et en 1938, avait provoqué des pogromes contre cer­
taines communautés africaines non ivoiriennes.
Dans l'Ouest du pays, un courant régionaliste était
apparu, animé par Étienne Djaument. Plus tard ces mêmes
régions devaient devenir la base d'un « Parti socialiste»
animé par Digna Bailly, adversaire irréductible du PDCI.
Dans le Nord, avant que la Haute-Volta ne fût reconsti­
tuée, l'administration, le colonat et les missions catholiques
se démenèrent pour susciter une opposition au PDCI. Ils
tentèrent d'opposer Ouezzin Coulibaly à F. Houphouët ;
puis ils se rabattirent sur la parenté du Moro Naha.
A la veille du scrutin pour la Constituante, l'administra­
tion coloniale tenait la défaite de F. Houphouët pour
acquise. Aussi son élection triomphale fut-elle une réelle sur­
prise pour les Européens de la colonie. La signification poli­
tique de cette élection ne leur échappa pas. On en trouve la
preuve jusque dans un obscur bulletin des missions cité par
J- Suret-Canale :

« Le premier événement qui provoqua une crise de


croissance (sic) fut l'élection des députés à la première
constituante. L'opération, aux dires des autorités, devait
se faire administrativement ; elle était classée d'avance et
devait réussir, comme tout avait réussi jusqu'à présent.
Or ce fut le contraire qui arriva ; l'élection du député
vraiment de leur choix prit l'allure d'un plébiscite contre
l'autorité locale. Les indigènes avaient-ils acquis, de
façon magique, une personnalité ? De mémoire d'admi­
nistrateur, on n'avait jamais vu cela ! Oui, quelque chose
avait changé, mais non subitement ; l'ancien régime,
miné depuis longtemps, attendait l'occasion pour
éclater. »

On aurait pu, certainement, écrire la même chose de la


situation psychologique des populations dans tous les terri-
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 75

toires de l'AOF et de l'AEF, mais c'est seulement en Côte­


d'Ivoire que cet état d'esprit eut, à ce moment-là, les consé­
quences politiques les plus profondes sur l'attitude des
élites, en particulier sur l'attitude de F. Houphouët.
A titre d'exemple, les conditions triomphales de l'élec­
tion de F. Houphouët obligèrent les partis et les organisa­
tions plus ou moins fantoches à reconnaître pendant un
temps la suprématie du PDCI. C'est ainsi qu'à l'appel de
F. Houphouët, les amis de K. Binzème rengainèrent, jus­
qu'au 9 mai 1 947, le poignard qu'ils brandissaient dans le
dos du mouvement anticolonialiste et que la Côte-d'Ivoire
put aller à Bamako sous une seule bannière.
Mais cela est vrai pour F. Houphouët lui-même. C'est à
cette occasion qu'il comprit l'intérêt de lier sa carrière au
mouvement populaire animé par les jeunes turcs venus des
Groupes d'études communistes (GEC).

La naissance du PDG! : les forces en action

Le PDCI commença sa fulgurante carrière comme un


simple comité électoral de soutien au candidat F. Houphouët
qui n'était encore que le champion des planteurs. Il ne
devint un parti politique qu'après la première élection de ce
dernier, et en vue de soutenir son action au Palais Bourbon.
Cette transformation s'accompagna de l'élargissement de la
base sociale et politique du mouvement qui avait porté
F. Houphouët sur le devant de la scène politique, grâce au
ralliement de ceux, écrit Laurent Gbagbo, « dans les cœurs
desquels la lutte du syndicat agricole avait fait naître un
grand espoir et qui étaient enfin heureux de pouvoir trouver
une structure politique pour exprimer tout ce qu'ils avaient
dû refouler jusque-là » (20).
Mais ce ralliement lui-même n'a été possible que parce
que les circonstances de la lutte l'exigeaient. Les conditions
qui avaient rendu cette évolution nécessaire et inévitable
furent de trois ordres.
En premier lieu, c'était la menace tout à fait réelle d'une

(20) Laurent GBAGBO, Côte-d'Ivoire. Économie et sociité à la veille de /'indépen·


dance (194().1960),
p. 37.
76 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

restauration du régime d' Angoulvant revu par les pétai­


nistes, que les colons, ainsi qu'une bonne partie de l'admi­
nistration mal épurée, appelaient de leurs vœux depuis la
prise de commandement du gouverneur Latrille.
En deuxième lieu, c'était le réveil, pendant l'intermède
pétainiste, des traditions de résistance des populations à la
domination étrangère, l' « instinct atavique d'indépendance »
dont parlait Angoulvant.
En troisième lieu, c'était l'émergence d'un courant anti­
colonialiste et démocratique, moderne et proprement poli­
tique, né dans les villes et enraciné dans les milieux urbains
et qui devait connaître son apogée pendant les deux années
terribles de 1 949 et 1950.

La réaction coloniale

Par sa force et par sa vitalité le mouvement anticolonia­


liste ivoirien fut, en son temps, un phénomène unique en
AOF et même dans toute l'Afrique noire.
La mobilisation formidable des masses ivoiriennes der­
rière le PDCI s'explique avant tout par la gravité et la clarté
de l'enjeu politique. Ici, plus qu'ailleurs, les peuples et les
dirigeants ne pouvaient pas se faire d'illusions sur les possi­
bilités d'une entente avec le parti colonial.
Les Ivoiriens ne luttaient pas seulement contre un sys­
tème impersonnel, un simple appareil légal et administratif.
Le parti colonial existait bel et bien, dominateur, intrigant,
sûr de lui. Jean Rose, le président du syndicat agricole euro­
péen de Côte-d'Ivoire, en était la personnification même. Il
avait la prétention de faire de son syndicat un second pou­
voir dans la colonie, plus puissant que le pouvoir officiel.
Sous le gouveneur Latrille, le gouvernement français
ayant promis une prime de 1 000 francs à l'hectare pour
aider les planteurs de café, Jean Rose décida que les plan­
teurs ivoiriens n'auraient que « 500 francs, parce que vous
n'avez pas de frais de rapatriement, vous n'allez pas en
France et vous ne mangez pas de pain » (2 1).
Pour régler la question de la main-d'œuvre, principale

(21) Ibidem.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 77

pomme de discorde entre les planteurs de la race supérieure


et les autres, en 1941, le futur sénateur Lagarosse, autre
paladin du pani colonial, n'avait rien trouvé de mieux à
suggérer que « la limitation des cultures indigènes (qui) per­
mettrait d'employer les hommes plus judicieusement ». Plus
tard, après la suppression du travail forcé, Jean Rose lui­
même proposera « le transfen de 500 000 Mossi dans la
zone forestière pour en faire une réserve permanente de
main-d'œuvre ».
Ce sont ces hommes et leurs pareils qui vont animer
l'opposition des colons européens aux changements tant
espérés par les Ivoiriens.
En 1945, à l'initiative de Jean Rose, les colons français
d'Afrique noire réunissaient à Douala les « états généraux de
la colonisation ». On y déclarait, après une critique acerbe
des recommandations de la conférence de Brazzaville :

« Nous ne voulons pas laisser le mal gagner en pro­


fondeur, car l'aboutissement fatal de cette politique sera
notre élimination brutale de l'Afrique au moment où les
progrès de la technique vont permettre de valoriser les
trésors qu'elle recèle (22). »

Au moment même où les populations ivomennes aspi­


raient si fonement à prendre leur propre existence en
charge, les colons réunis à Douala à l'appel de Jean Rose
déclaraient qu'ils étaient les tuteurs de l'indigène et qu'eux
seuls pouvaient lui assurer « les éléments du progrès qui lui
fait défaut à l'état naturel ».
Ils s'arrogeaient aussi les mérites de la colonisation :

« Nous, colons, nous mettons et nous voulons conti­


nuer à mettre à la portée des Noirs les moyens d'amé­
liorer leur santé et celle de leur famille. En développant
l'économie, en construisant de vraies routes ( ), en ...

décuplant l'activité générale, en mettant en circulation


des richesses naturelles après les avoir trouvées, extraites
et transportées, nous réalisons les conditions jugées indis­
pensables par les médecins pour améliorer la santé

(22) M. PASQUES, • Discours d'ouvenure des états généraux •, reproduit par B.


DADIÉ, op. cit., annexes, pp. 266-273.
78 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

publique. Et aussi la santé morale qui en a un sacré


besoin. Toutefois, pour obtenir ce résultat, il faut une
discipline sociale strictement appliquée (23). »

En d'autres termes, les colons exigeaient que rien ne


bouge ; et cela, au moment même où, déjà, tout était en
branle. Cette prétention n'était pas, alors, tellement absurde
quand on sait - et les colons le savaient bien - qu'à Paris
tous les parlementaires et tous les ministres n'étaient pas
favorables au changement.
Le 30 juillet 1946, après le référendum qui rejeta la
Constitution de mai, les colons revinrent à la charge, cette
fois à Paris même et sous la présidence effective de Jean
Rose. Par ces pressions, le parti colonial contribua beaucoup
à faire revenir les constituants sur les dispositions de la
Constitution de mai qui allaient dans le sens de l'émancipa­
tion véritable des peuples colonisés. Ce succès, auquel
viendra s'ajouter le rappel définitif du gouverneur Latrille et
son remplacement par Péchoux après le bref intérim
d'Orselli, devait les rendre encore plus intolérants et plus
hargneux à l'égard des patriotes et démocrates ivoiriens qui
s'organisaient derrière l'étendard du PDCI.
Pendant toute cette bataille, les colons européens, Jean
Rose en tête, refusèrent constamment de rechercher toute
forme de conciliation avec les « indigènes ». Au contraire, ils
n'envisageaient que la force, appuyant des lois injustes, pour
maintenir leur tyrannie.
Pour y parvenir ils multiplièrent les provocations.
F. Houphouët écrivait à ce propos :

« Partout les colonialistes aux abois multiplient les

sabotages, les provocations de toutes sortes pour tenter


de pousser à bout les populations d'outre-mer. Ils cher­
chent ainsi à créer les conditions propices à la répression
que suivrait inéluctablement le retrait des libertés démo­
cratiques récemment acquises (24). »

(23) Ibidem.
(24) Félix HOUPHOultr-BOIGNY député de Côte-d'Ivoire, président du RDA,
•Naissance et développement du RDA •. Reproduit par Bernard DADIÉ, op. cit.,
pp. 286-291.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 79

Dès la fin de 1945, en effet, les milieux colonialistes lan­


çaient des bruits alarmistes destinés à semer la panique et la
haine dans la population européenne et à justifier par
avance les provocations que certains préparaient activement
par ailleurs. Il semble même que les provocations ont connu
dès cette époque un début d'exécution et qu'elles n'ont
échoué que grâce à la vigilance du peuple d'Abidjan.
A la veille de Noël, pendant la messe de minuit en plein
air, au moment où le diacre Bernard Yago (25) lisait les
Écritures, des inconnus cachés dans l'ombre lancèrent des
pierres dans sa direction en criant des menaces et des
injures contre « ceux qui travaillent avec les Blancs ». Cet
incident, qui ne pouvait être que le fait de provocateurs,
était manifestement destiné à accréditer l'idée que les Ivoi­
riens voulaient chasser les Français de la colonie.
Pendant les années suivantes le même procédé fut utilisé
par les jusqu'auboutistes du parti colonial qui se sentaient
encouragés par les événements d'Algérie et de Madagascar.
Il n'était pas rare d'entendre proclamer, jusque dans les
salons du palais du gouverneur, que, « pour éclaircir la
situation, il faudrait dix mille morts » .
Les militaires n'étaient d'ailleurs pas en reste. Dans une
note rédigée par le colonel Boisseau à l'intention du gouver­
neur Latrille, celui-ci pouvait lire que :

« Les manifestations dirigées contre les Européens


pouvant avoir lieu durant la période du
24 décembre 1946 au 1er janvier 1947, il importait cepen­
dant, sans dramatiser outre mesure une situation que les
autorités civiles considèrent comme essentiellement
calme, d'attacher à ces renseignements l'importance
qu'ils méritent et de prendre, aux dates considérées, les
dispositions de sécurité qui s'imposent pour protéger les
militaires et leurs familles (26). »

Le Syndical agricole africain

La création du Syndicat agricole africain (SAA) fut la

(25) Aujourd'hui cardinal archevêque d'Abidjan.


(26) Cité par L. GBAGBO, Côte-d'Ivoire. p. 73.
.•,
80 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

conséquence du conflit d'intérêts qui opposait les principaux


planteurs ivoiriens, exploitant des propriétés individuelles de
type moderne, comme F. Houphouët, au colonat européen
soutenu par l'administration pétainiste et peu enclin à par­
tager ses privilèges et son pouvoir de fait, politique et éco­
nomique, avec les « indigènes » en dépit des effons du gou­
verneur Latrille pour faire respecter l'esprit et la lettre des
décrets du gouvernement issu de la Résistance.
Le SAA fut tout de suite perçu par l'ensemble de la
population des zones rurales, bien au-delà des planteurs pro­
prement dits, comme une organisation anticolonialiste. Créé
le 8 août 1944, il comptait déjà 4 000 adhérents au mois
d'octobre de cette année et 20 000 un an après sa création.
La propagation rapide de l'influence du SAA n'a pas été
le résultat d'une action déterminée de ses fondateurs. Bien
au contraire, ceux-ci, trop respectueux de l'autorité de fait,
avaient eu plutôt tendance à endiguer l'afflux des adhérents
en édictant des conditions de recrutement dont la stricte
application devait normalement exclure les planteurs qui
cultivaient, sans autre main-d'œuvre que les membres de
leur famille, des parcelles mal entretenues et de rentabilité
médiocre ou incenaine. Mais l'apparition d'un organisme
propre aux Africains et indépendant de l'administration - la
population ne pouvait pas connaître le rôle du gouverneur
Latrille et du secrétaire général Lamben - avait été res­
sentie comme la réalisation d'un rêve aussi ancien que
l'asservissement colonial. Enfin, les Ivoiriens allaient pou­
voir eux-mêmes gérer leurs propres affaires sans être obligés
de se plier aux exigences des colons. Il y avait là, sans
doute, un grave malentendu entre les gros planteurs tels que
F. Houphouët et la masse des agriculteurs ivoiriens qui
embarrassa un peu les premiers. Mais il n'était pas en leur
pouvoir d'empêcher les seconds de se ruer impétueusement
dans la brèche ainsi ouvene dans la foneresse colonialiste et
de les entraîner dans ce mouvement.

Le mouvement de résistance des masses villageoises

L'affüiation des luttes d'après guerre et des luttes de la


résistance à la pénétration coloniale était inévitable. En
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 81

1945, les hommes qui avaient quarante ans et plus avaient


été les témoins des événements dramatiques de l'époque des
Angoulvant et des Lapalud. Beaucoup de ces hommes en
avaient probablement conservé le souvenir dans leur propre
chair. Ou bien ils pouvaient se souvenir de l'exil, des souf­
frances ou de la mort d'un proche ; peut-être celle d'un père
ou d'un frère ; de l'incendie de leur village ; de leur patri­
moine livré au pillage des tirailleurs et des miliciens. Beau­
coup n'ont jamais accepté la condition d'esclavage innommé
qui leur avait échu et ils ont constamment cru que le jour
viendrait où tout cela finirait.
En 1949-1 950, certains incidents ont eu pour théâtre des
villages où la conquête française avait rencontré la plus forte
résistance. Dans sa chronique, B. Dadié rapporte plusieurs
faits qui confirment cette thèse.
Deux « notables RDA très influents et très populaires »,
Kassaoba Sylla et Bakary Sylla, arrêtés à Agboville en 1950,
sont nés en 1888 et 189 5 (27). Tré Bi Tao, un militant
RDA de Zuenoula, répondit à un chef de canton zélé qui
l'accusait et le frappait : « Je meurs pour la même cause,
celle pour laquelle mon père et mon grand frère sont
morts (28). »
Comment ces hommes auraient-ils pu douter que le jour
tant espéré était enfin venu de reprendre la lutte inter­
rompue trente ou vingt ans seulement plus tôt ?
Encore en 1956, on pouvait rencontrer, non loin
d'Abidjan, tel vieillard miséreux mais fier qui parlait avec
une calme conviction de duplicité et de vol pour évoquer la
manière dont les « Blancs », violant la parole donnée,
s'étaient emparés des terres de son village pour y bâtir leur
ville.
Plus significative encore était la manière dont cet éton­
nant vieillard disait son espérance déçue après le « repli
tactique » de F. Houphouët :

« Quand le Baoulé est venu, nous avons cru qu'il


nous ferait restituer nos droits, mais il n'en a rien été. »

(27) B. DADIÉ, Carnet de prison, p. 166.


(28) Ibidem, p. 148.
82 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Cette anecdote ramasse en quelques mots émouvants


l'état de conscience des masses ivoiriennes qui s'engagèrent
dans la lutte un peu désespérée conduite par le PDCI. Elle
montre d'où est sorti le mouvement et jusqu'où il aurait dû
aller pour s'épuiser vraiment.
Au plus fort de la bataille de 1 949, Bernard Dadié a
recueilli l'incantation d'un de ces hommes, venu à Bassam
manifester sa solidarité aux militants RDA emprisonnés par
Péchoux :

« Samedi 24 septembre 1949 - Nous avons reçu la

visite d'un vieux de Bonoua. Il nous a dit : "Ah ! ils


veulent vous faire mourir en prison, mais ils s'amusent
(.. .) Si vous devez mourir, vous y mourrez en héros, tout
le monde saura pourquoi et pour qui vous êtes morts.
Mais tranquillisez-vous. On ne prendra pas vos os pour
faire des colliers, des anneaux ou des olifants. Vous êtes
des hommes. Ils peuvent vous tuer, vos os nous reste­
ront. Et s'ils devaient les emporter, les assassins, ils sau­
raient qu'il y a encore des hommes sur cette terre, car
d'autres viendront qui leur réclameront vos os.
Nous, les vieux, nous avons été les premiers à
accueillir les Blancs. Nous sommes aussi les premiers
maintenant à les désapprouver. Continuez. C'est une
sainte lutte. Sur le point de s'en aller, il nous remet un
billet de 100 francs (... ) en nous disant : "Ce n'est pas
pour acheter des cigarettes ou des boissons, mais pour
vous faire comprendre pourquoi nous sommes dans la
situation actuelle et pourquoi vous êtes en prison. C'est
la faute des cadeaux. Les cadeaux donnés à nos vieux
pères et les cadeaux donnés à nos frères qui nous
vendent" (29). »

Peut-on exprimer de façon plus saisissante le lien de


continuité que les masses villageoises établissaient spontané­
ment entre les luttes en cours et celles de la période de la
« pacification » ?

Le réveil des traditions de résistance des masses villa­


geoises a été provoqué par l'aggravation de l'exploitation
coloniale consécutive aux changements survenus en France
après l'armistice de juin 1940.

(29) Bernard DADŒ, Carnet de prison, p. 90.


LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 83

L'AOF s'était maintenue dans la mouvance de Pétain.


Les administrateurs ralliés à la « France libre » avaient été
chassés de leur poste et remplacés par des pétainistes de
choc souvent transfuges de l'.Afrique équatoriale française
(AEF). Débarrassés de la censure de l'opinion libérale fran­
çaise qui parvenait quelquefois à dénoncer leurs abus et à
les faire reculer, les émules d'Angoulvant furent dès lors en
mesure de déployer tout leur savoir-faire en matière de
« colonisation réaliste ».

C'est ainsi que s'instaura le système que F. Houphouët


qualifia comme « un esclavage plus ou moins déguisé » lors
de son audition par la commission d'enquête sur les événe­
ments de 1 949-1 950. P.-H. Siriex, quoique ancien gouver­
neur, n'évoque pas cette dure époque sans une émotion
sincère :

« Tout était devenu obligation et contrainte. Obliga­


tion pour le paysan noir de fournir un quota d'huile de
palme et de gomme pour les industries de guerre ( ... ),
obligation de fournir des piments pour la fabrication des
bonbons allemands vitaminés ; obligation de livrer à
l'administration une proportion substantielle de produits
vivriers (...) pour la nourriture de la main-d'œuvre réqui­
sitionnée des colons européens ; obligation surtout d'aller
travailler chez le Blanc qui payait mal (.. .) ou qui ne
payait pas du tout (30). »

Les populations n'ont pas été longtemps sans réactions


devant ces pratiques d'une autre époque. Il s'agissait de
révoltes individuelles ou limitées (3 1), quoiqu'elles se produi­
sirent partout dans le pays.
Des villages refusaient de répondre aux oukases du
« commandant », ce qui entraînait des expéditions punitives

immédiates, selon les principes posés par Angoulvant. Des


gardes armés de mousquetons et de la fameuse « chicote » en
nerf de bœuf amenaient au chef-lieu des files de vieillards
encordés par le cou et les enfermaient, sur l'ordre de l'admi-

(30) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 39.


(31) A Bobo-Dioulasso, par exemple, eut lieu un vêritable massacre de la
colonie blanche attaquêe dans le club local.
84 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

nistrateur, dans des lieux inîames. Les victimes de ces traite­


ments barbares restaient inflexibles.
Les jeunes gens requis pour le travail forcé sur les plan­
tations des colons européens s'en évadaient en masse et par­
venaient, malgré mille difficultés, à se soustraire à cet escla­
vage. Ce n'était pas rien de traverser des kilomètres de
forêts où s'orienter est impossible, et, plus encore, de tra­
verser cent variétés de langues inconnues, au risque de se
trahir à chaque instant, au premier mot échappé. Ces vérita­
bles prouesses ont certainement été prises en compte par les
stratèges coloniaux. On peut en prendre pour preuve ces
paroles que Siriex prête à F. Houphouët :
« Oui, hélas ! c'eût été la guerre, et de la pire espèce,
celle de la guérilla dans ces régions d'épaisse forêt où les
combattants du Rassemblement auraient pu tenir
indéfiniment (32). .. »
L'exode des Abrons de Bondoukou avec leur roi vers la
Gold Coast en 1 942 est justement célèbre parce qu'il
montre à quelles extrémités les fanatiques héritiers
d'Angoulvant avaient poussé les populations de la Côte­
d'Ivoire à cette époque.
Vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'instaura­
tion d'un gouvernement issu de la Résistance à Alger puis à
Paris ne semblait pas devoir modifier l'état des choses
régnant en Côte-d'Ivoire. Quand le gouverneur André
Latrille vint prendre ses fonctions en 1943 :

« Le colonat français (. . .), écrit G. Chaffard, est


demeuré vichyste de cœur et d'esprit ; les missions catho­
liques aussi, tout le personnel du régiment Boisson, de
l'administrateur de brousse au secrétaire général, est
demeuré en place et reçoit le nouveau gouverneur
comme un intrus (. . .). Il se heurte aux éléments euro­
péens, comme gaulliste et comme administrateur
intègre (33). »

Le gouverneur Latrille est, en effet, tout le contraire


d'Angoulvant. Ses idées et les méthodes qu'il veut appliquer
sont exactement à l'antipode de celles que Angoulvant avait

(32) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 139.


(33) G. CHAFFARD, Les carnets secrets de la colonisation, tome 1, p. 196.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 85

érigées en un véritable système et que ses successeurs, à une


ou deux exceptions près, avaient fidèlement appliquées pen­
dant les décennies précédentes.
Dès son premier contact avec la Côte-d'Ivoire, A. La­
trille avait compris ce qui se préparait et il avait tenu à en
informer le ministre :

« Les populations ne veulent pas entendre parler de

recrutement forcé et sont arrivées à la limite de la


patience ( ) (34). »
...

Le courant politique moderne

Un contentieux politique de nature plus moderne existait


de longue date de manière latente, conséquence inévitable
du système de l'indigénat qui tendait à maintenir indéfini­
ment les Ivoiriens « évolués » dans une espèce de ghetto
juridique et social en leur niant tout droit. Les mensonges
pieux sur la prétendue mission civilisatrice de la France qui
remplissaient les manuels scolaires et les discours officiels ne
pouvaient pas tromper ceux qui vivaient concrètement la
dure réalité de la société coloniale : la ségrégation raciale, les
humiliations et l'injustice sociale, aggravées par l'exploita­
tion capitaliste.
Pendant la période pétainiste tout particulièrement, les
« évolués » avaient eu de nombreuses occasions de connaître
leur véritable place dans le système. Les Européens se réser­
vaient les denrées devenues rares du fait de l'interruption
des transports maritimes. Les Ivoiriens ne recevaient pas de
tickets de ravitaillement et ne pouvaient donc pas se pro­
curer la nourriture et les vêtements dont ils avaient besoin.
La viande et le poisson frais étaient distribués en priorité
aux Européens, et c'est le plus souvent en vain que les
mères de famille ivoiriennes attendaient de longues heures
devant l'étal du boucher ou du poissonnier tandis qu'on ser­
vait les boys.
On s'ingéniait par tous les moyens à humilier les Ivoi­
riens. En toute occasion, ils devaient montrer le degré de

(34) Ibidem, p. 48.


86 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

leur soumission à la loi du plus fort. Pendant ces années où


l'emblème tricolore marqué de la francisque pétainiste ne
personnifiait pour la plupart des Français eux-mêmes que la
trahison et le déshonneur, les Ivoiriens de toute condition
devaient, sous peine d'être fouettés en public, « saluer les
couleurs » si, par hasard, ils passaient à proximité d'un mât
à l'heure de hisser ou d'abaisser le drapeau.
La pénurie de tissus avait été le prétexte pour habiller,
si l'on peut dire, les troupes indigènes d'un simple cache­
sexe, une bande de tissu kaki passée dans l'entre-jambes et
maintenue par un ceinturon de cuir, et dont les bouts pen­
daient par-devant et par-derrière. Les tirailleurs portaient
tout de même un bonnet du même tissu, sans doute parce
que les règlements de l' Armée française n'admettent pas le
salut tête nue. Ils allaient les pieds nus, partout et par tous
les temps. Tous les soldats indigènes étaient soumis à ce
régime, y compris les anciens élèves des écoles supérieures,
qui avaient dû, pendant leur scolarité, porter l'uniforme
strict obligatoire de leur école.
C'était l'époque de l'autoritarisme, du racisme et du
mépris. Cela explique que les derniers événements de la
Deuxième Guerre mondiale furent suivis avec passion par
les Ivoiriens capables de lire l'unique quotidien de l'époque.
En même temps que les communiqués de victoire, le journal
apportait, bien involontairement, la notion de libertés nou­
velles. Les communautés ivoiriennes des villes connaissaient
dans ces circonstances une grande effervescence. Toutefois,
la diversité des situations, certaines formes de vanité et les
illusions de beaucoup d' « évolués », ne permirent pas tout
de suite que cette effervescence se cristallise en un véritable
mouvement de révolte.
Les différentes couches sociales en voie de formation et
les différentes générations ne réagissaient pas de la même
manière devant la situation nouvelle. Surtout, il régnait chez
la plupart à l'égard du système en vigueur une certaine
forme de loyalisme qui ne permettait pas aux uns et aux
autres d'aller jusqu'au bout des conséquences de leur révolte
contre le racisme et l'exploitation coloniale.
Il ne faut pas oublier que le pays n'a jamais existé en
tant que pays sinon sous la forme d'une colonie. En 1945,
la question de l'indépendance, au sens où on l'entend de
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 87

nos jours, ne fut pas posée par un nombre significatif


d'ivoiriens. Mais, à cette époque, la revendication de plus
de liberté et du droit de citoyenneté représentait autant,
sinon plus, que la revendication de l'indépendance.
La perspective était limitée. Cette limite ne favorisait pas
le développement autonome du mouvement patriotique
citadin sur le plan pratique, mais le rendait dépendant des
évolutions en cours dans la « métropole » et dans l'ensemble
de l' AOF, du fait, notamment, de l'activité des Français pro­
gressistes et des Africains de toutes origines gagnés aux
mêmes idéaux.
Il y eut, cependant, des mouvements spécifiques et très
significatifs, notamment parmi les élèves de l'école primaire
supérieure (EPS) de Bingerville, ou ceux de l'école normale
de Dabou, qui furent réprimés avec une extrême brutalité.
Il n'est peut-être pas sans intérêt, dans le cadre de cette
étude, de signaler que nombre de ces révoltés des années
quarante ont été, par la suite, à l'origine de la première
organisation d'étudiants du pays, créée à Paris en 1946 ;
qu'ils ont été aussi à l'origine des mouvements de contesta­
tion qui défrayèrent la chronique en 1958 et 1959 et qu'ils
se sont encore retrouvés, en 1963, parmi les victimes du tri­
bunal d'inquisition de Yamoussoukro.
A la fin de la guerre, il existait en Côte-d'Ivoire 47 syn­
dicats de base plus ou moins regroupés en trois centrales, et
plus de 12 047 syndiqués. Quoique le mouvement syndical
naissant fût divisé, dès ce moment, selon les lignes de cli­
vage caractéristiques de l'époque, la combativité des travail­
leurs ivoiriens occupés dans les secteurs modernes de l'éco­
nomie s'exprima dans la grève des cheminots de 1 947 qui
paralysa les transports ferroviaires et le trafic maritime pen­
dant de longues semaines.
Dans le registre politique proprement dit, on vit appa­
raître, à cette époque, une organisation qui annonçait, en un
certain sens, le RDA. C'est le « Comité d'études franco­
africaine » (CEFA), fondé à Dakar le 1er mars 1945. Le
CEFA était une émanation des GEC, mais ce n'était pas
une organisation communiste ou cryptocommuniste. Au
contraire, c'est parce que les adeptes des GEC avaient com­
pris qu'une organisation communiste stricto sensu ne répon­
dait ni aux conditions d'alors ni aux nécessités de la lutte
88 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

des masses qu'ils décidèrent dans ces conditions de favoriser


le rassemblement des patriotes et démocrates africains dans
une organisation qui leur serait propre, et sans exclusive
d'ordre idéologique. Avant la création du CEFA :

« Il y eut un débat au GEC de Dakar pour savoir s'il

fallait créer un mouvement ou un parti. Il y avait au


GEC plus de camarades Français que d'Africains ( .. ) On .

opta non pour un parti du travail qui avait été envisagé,


mais pour la ,�onstitution d'un front uni anti­
impérialiste (35). »

En Côte-d'Ivoire la base principale du CEFA semble


avoir été Bobo-Dioulasso, où sa section comptait en sep­
tembre 1945, indique J. Suret-Canale : « 1 3 375 membres
inscrits, et plus de 8 800 000 francs à son compte en
banque (36). »
Ces chiffres seuls montrent toute la force contenue dans
ces mouvements, car ce n'est là que la petite partie visible
d'un véritable iceberg de volontés et d'aptitudes qui com­
mençaient seulement de s'exprimer.
Les promoteurs du CEFA revendiquaient une « charte
démocratique » . Ils prenaient position en faveur de la consti­
tution de syndicats et de coopératives, contre l'accaparement
des terres appartenant aux collectivités et aux individus,
contre les trusts coloniaux et pour la liberté de commerce
pour les Africains.
On ne peut que constater les similitudes avec les préoc­
cupations qui seront constamment celles des porte-parole du
PDCI-RDA jusqu'en 1 950, et en particulier celles d'un
Jean-Baptiste Mockey dans son retentissant discours du
27 novembre 1948 au Conseil général de la Côte-d'Ivoire,
ou dans son émouvante déclaration devant les assises de
Bassam Inversement, il apparaît que la pratique de F. Hou­
.•

phouët depuis 1951, comparée aux revendications du CEFA,


a été constamment une violation de ses propres engage­
ments, à moins d'admettre, ce qui n'est d'ailleurs pas une

(35) Ousmane Ba, propos rapportés par J. ARNAULT, op. cit., p. 1 10.
(36) J. SURET-CANALE, De la colonisation aux indépendances 1945-1960, Éd.
Sociales, 1972, p. 22. Ce fait n'est pas sans rapport avec l'incident sanglant dont
cette ville fut le théâtre pendant la pêriode pétainiste.
LA CRISE DU COLONIALISME CLASSIQUE 89

hypothèse totalement absurde, qu'il n'y adhéra que du bout


des lèvres.
Le CEFA joua un rôle dans la désignation des candidats
à l'Assemblée constituante, puis il s'effaça après le Congrès
constitutif du RDA, dont la convocation fut une initiative
de ses membres (37). En revanche, après la création du
RDA, les GEC continuèrent leur propre existence, jouant
pour les militants du mouvement anticolonialiste un rôle
d'école de formation politique. F. Houphouët était membre
du GEC d'Abidjan.

La filiation entre le mouvement des années quarante et


les résistances à la colonisation est un fait qu'il est à peine
nécessaire de démontrer. Peut-être cela est-il seulement plus
évident aujourd'hui qu'en 1945 et en 1949-1950, quand le
présent contemporain posait aux masses et à leurs diri­
geants, en plus, ses propres exigences et ses propres
urgences. Il est vrai, en tout cas, que personne ne songea
alors à en faire un thème de propagande et d'agitation. Ce
qui conféra une apparence de vérité à cette réflexion un peu
méprisante et tout à fait erronée (pour s'en convaincre, il
suffit de penser à la France de l' An Deux !) du ministre de
la FOM d'alors : « Un nationalisme primaire, privé de tout
contexte historique, naissait et se développait, nourri de
déceptions et d'amertumes (38) .. » .

Est-ce que cela n'était pas perçu par les Ivoiriens comme
l'une des principales caractéristiques de la situation ? Ou
bien, est-ce qu'ils ont craint, en reconnaissant cette présence
du passé et en l'officialisant, de trop s'engager pour
l'avenir ? Quoi qu'il en soit, on peut tenir que la réalité de
cette filiation n'a pas pu échapper aux autorités coloniales et
que le choix du moyen qui a permis de briser le mouvement
des années quarante a été dicté aux stratèges de la rue
Oudinot par cette réalité.

(37) Ousmane Ba ; J. ARNAULT, op. cit., pp. 109- 1 10.


(38) F. MITTERRAND, op. cit., p. 174.
3

Masses et dirigeants
pendant la guerre contre le RDA
1949- 1950

« Ils se sont battus sous les ordres de Carlos


Manuel et ont donné à tous une leçon de
patriotisme. Je ne vais pas jusqu 'à dire qu'ils
savaient où ils allaient. Mais ils allaient. . . »

Esteban Montejo

La loi du 1 1 avril 1946 sur la suppression du travail


forcé provoqua une véritable levée de boucliers de la part
des colons, tandis qu'elle valait au futur président du RDA,
qui en fut l'infatigable défenseur au Palais-Bourbon, une
popularité extraordinaire parmi la population.
Le parti colonial prétendait que la suppression du travail
forcé devait ruiner la colonie. C'est alors qu'il développa les
tentatives de créer des difficultés artificielles et de provoquer
des mesures répressives pour dénouer la situation ivoirienne
de la même façon qu'en Algérie et à Madagascar. L'atmos­
phère, quoique chauffée à blanc par l'activité sournoise de
provocateurs, n'a pas explosé alors, à cause de la présence à
92 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

la tête de la colonie d'un homme de la qualité du gouver­


neur André Latrille et, aussi, à cause de la force tranquille
du mouvement anticolonialiste ivoirien.
En 1945, le lobby colonialiste avait presque obtenu le
rappel du gouverneur Latrille accusé de communisme et de
favoritisme à l'endroit du PDCI. L'élection triomphale de
F. Houphouët en novembre 1945, alors que Latrille était en
« congé » depuis plusieurs mois et qu'un intérimaire dévoué
au parti colonial sévissait à Abidjan, fut un démenti cuisant
infligé par les électeurs ivoiriens à ces allégations. André
Latrille put alors retrouver son poste grâce à l'intervention
conjointe des élus africains et des communistes français.
Mais, moins d'un an après son retour en Côte-d'Ivoire, et
quelques semaines seulement après le renvoi des ministres
communistes, il était rappelé de façon définitive après la
provocation d'Abengourou du 7 février 1947.

La mission de Péchoux

Le limogeage d'André Latrille marqua le commencement


de l'entreprise visant à déséquilibrer le rapport des forces
dans le pays au bénéfice du parti colonial. Il s'agissait de
préparer l'attaque contre le mouvement anticolonialiste ivoi­
rien, alors le plus puissant et le plus radical dans les colo­
nies françaises d'Afrique.
La guerre froide venait de commencer. Aussi trouva-t-on
habile, dans les milieux gouvernants français, d'accuser le
RDA de communisme et le PCF de vouloir l'utiliser à des
fins de politique intérieure française, voire de politique pla­
nétaire.
Voici, à ce propos, le témoignage d'un homme qui était
à la bonne place pour savoir de quoi il s'agissait en réalité :

« L'ordre (... ) avait été donné à Paris d'abattre le


RDA. On n'avait donc pas, disait-on, à en discuter le
bien-fondé, ni même l'opportunité. On n'avait pas à
s'embarrasser des nuances, pas plus qu'on n'avait à se
montrer difficile sur les moyens d'affaiblir et de diviser
LA GUERRE CONTRE LE RDA 93

un adversaire étiqueté une fois pour toutes


"antifrançais" ( 1 ). »

A la fin de 1948, Péchoux fut chargé de ce travail peu


reluisant.

* *

La guerre contre le RDA a été essentiellement une


guerre contre le PDCI. Ce n'est pas par hasard. La section
ivoirienne du Rassemblement était la plus puissante et la
plus combative, à proportion, d'ailleurs, de la puissance et
de la combativité du colonat local.
Depuis le vote de la loi sur la suppression du travail
forcé, les masses ivoiriennes soutenaient presque unanime­
ment le PDCI-RDA. Chaque village et chaque quartier des
grandes villes possédaient leur sous-section du RDA. Par­
tout, les masses intervenaient activement dans la vie poli­
tique du territoire.
Si on doit prendre avec réserve l'affrrmation de P.-
H. Siriex selon laquelle, « dans certaines régions au moins,
la population en était venue à penser que le nouveau pou­
voir était le RDA, et dans les villages, les secrétaires de
sous-sections », affirmation qui se nourrit trop complaisam­
ment des ragots colonialistes de l'époque, on doit cependant
reconnaître que, pour tendancieuse qu'elle soit, cette opi­
nion confirme l'adhésion générale et consciente des masses
au parti de leurs espérances.
Cet immense soutien de tout un peuple aux élus qui
défendaient sa cause dans les assemblées et sur le terrain
suffit à expliquer la haine que le parti colonial vouait alors
au PDCI-RDA.
La Côte-d'Ivoire fut encore choisie, sans doute, pour une
autre raison qui est liée, elle, à la coexistence au sein du
PDCI de nombreux germes de contradiction.
Le PDCI fut créé, écrit Laurent Gbagbo, par « les diffé­
rents groupes et individus qui avaient soutenu la candida­
ture de F. Houphouët, c'est-à-dire le SAA et des intellec-

(1) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 97.


94 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

tuels qui avaient été encadrés par des éléments communistes


au sein des groupes d'études communistes (GEC) (2). »
La composition du Comité directeur du PDCI au
moment de la provocation du 6 février 1949 révêle que ces
<< intellectuels », selon la terminologie adoptée par cet
auteur, y dominaient largement. Et cette domination reflétait
naturellement le niveau de conscience politique atteint par
les masses RDA. On était déjà loin, de ce fait, de la corpo­
ration des planteurs.
L'emploi du mot « intellectuel » paraît toutefois peu
approprié pour caractériser la deuxiême génération des diri­
geants du mouvement anticolonialiste. Des hommes comme
Bernard Dadié ou Germain Coffi Gadeau sont, incontesta­
blement, des intellectuels ; mais un J.-B. Mockey ne l'est
pas d'autre façon que F. Houphouët ou A. Denise. Il vaut
alors sans doute mieux prendre pour critêre la génération à
laquelle ils appartiennent et leur formation politique plus
théorique, acquise avant la guerre ou aprês le ralliement de
l'AOF à la France libre. Ce sont de jeunes diplômés des
grandes écoles fédérales qui, retenus au Sénégal par la
guerre aprês la fin de leurs études, s'y sont imprégnés
d'idées progressistes dans le véritable bouillon de culture
politique qu'était Dakar aprês le triomphe du Front popu­
laire, quand fut créé le GEC de « William-Ponty » en 1937,
et aprês la chute du pouvoir vichyste. Contrairement aux
promoteurs du SAA, ce ne sont pas des possédants, même si
l'un d'entre eux au moins est fils de planteur. Enfin, ils
n'avaient pas eu le temps d'acquérir les réflexes du « bon
indigêne », celui qui fait . le dos rond quand il croise un
représentant de la « race supérieure ».
S'agissait-il de communistes ? Il n'existait pas, à
l'époque, un parti des communistes ivoiriens déclaré,
quelque chose comme le Parti communiste algérien. On
peut, bien entendu, supposer qu'ils étaient membres d'une
organisation autonome fondée secrêtement sur le socialisme
scientifique et qui agissait pour son propre compte au sein
du RDA. On sait qu'ils étaient membres du GEC, mais le
GEC n'avait rien d'une franc-maçonnerie et, d_'ailleurs,
F. Houphouët en était aussi ! On peut encore supposer que,

(2) L. GBAGBO, op. cit., pp. 35 et 37.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 95

sans être organisés de cette manière, ils professaient néan­


moins les idées du socialisme scientifique et y conformaient
leur activité de militants du RDA.
Grâce aux notes prises par B. Dadié pendant son empri­
sonnement, on connaît un peu mieux ces jeunes hommes que
O. Coulibaly appelait les « héros des temps nouveaux ».
L'auteur de ces notes, par exemple, ne professe pas d'inimitié
pour les communistes, au contraire ! Il paraît même persuadé
qu'ils sont, partout, ses meilleurs alliés dans le combat en
cours contre la domination et l'exploitation coloniales. En
même temps, c'est un homme profondément croyant, jusque
dans ses notations ironiques sur l' Église officielle, par
exemple lorsqu'il évoque les préjugés ridicules de l'aumônier
de la prison, ou bien encore Pie XII allant ouvrir les cérémo­
nies de l'année sainte avec un marteau offert à cet effet par le
général Franco ! Mais, surtout, à l'instar de ses compagnons
d'infortune, c'est un patriote ivoirien animé d'une foi antico­
lonialiste ardente. En quoi certainement ils différaient de
ceux que leur position sociale ou leur fonction portait au
compromis. C'est ce qui leur avait permis d'accéder aux
postes de responsabilité à un moment où l'aiguisement de la
lutte exigea la présence de tels dirigeants à sa tête.
Réfutant les calomnies de ceux qui prétendaient, après
1950, que les communistes avaient noyauté le mouvement
anticolonialiste, G. d'Arboussier écrivait : « ... Les postes de
responsabilité confiés à nos camarades du GEC dans les
organismes du RDA ne résultent pas de leur qualité de
membres du GEC, mais de leur activité, de leur volonté de
lutte et d'action au service des masses africaines ; c'est
l'unique critère de qualification de nos cadres (3). » Et c'est
cette détermination qui était, aux yeux des colonialistes de
tous bords, le véritable « casus belli ». F. Houphouët l'a lui­
même reconnu : « Étions-nous liés aux communistes en 1945
pour que la réaction nous combatte ? Avec elle, il suffit de
parler des intérêts de la masse, de poser les problèmes sous
leur vrai jour pour subir ses assauts (4). »

(3) G. D'Aiu!OUSSŒR, Deuxième lettre ou'Derte à Félix Houphouët-Boigny, 1952.


(4) Ibidem, p. 15. M. EKRA, autre prisonnier de Bassam, déclarait le 9 juillet
1983 : Nos ennemis avaient rêussi à persuader tout le monde que nous étions
«

antifrançais et communistes, ce qui était un mensonge politique éhonté », Frater­


nité-Hebdo, n° 1264, 21 juillet 1983.
96 FÉLIX HOUPHOU ËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

En définitive, ces jeunes dirigeants se distinguaient de


leurs aînés seulement en cela qu'ils étaient, eux, les purs
produits de l'époque. Ils étaient plus aptes à reconnaître le
sens du mouvement qui se faisait, et ils pouvaient, mieux
que leurs aînés, en accepter les conséquences, car, à l'instar
de la masse des militants, ils n'avaient rien à y perdre et
tout à gagner.
Cependant, au moment où s'engage la bataille décisive,
leur position au sein du PDCI-RAD n'était rien moins que
solide. Peu nombreux, trop en avance et trop sûrs d'eux, ils
représentaient une espèce d'aristocratie de fait, ce dont ils
n'étaient pas tout à fait inconscients. Dans sa chronique,
B. Dadié use souvent de ce mot avec une évidente dilection
pour désigner ses amis et lui-même. En deuxième lieu, leur
formation n'était pas achevée et ils n'étaient pas vraiment à
la hauteur des nécessités théoriques et pratiques de la lutte
dans les conditions d'alors. Enfin, à ces handicaps s'en ajou­
tait un troisième, peut-être le plus grave. Malgré sa struc­
ture et son fonctionnement démocratiques, malgré la vigi­
lance et la capacité d'initiative de sa base, le PDCI-RDA
devait encore beaucoup de sa cohérence à l'image de
F. Houphouët dans la population, et plus encore à sa for­
tune personnelle et aux moyens financiers du SAA.

* *

La diversité de sa composmon avait fait la force du


PDCI-RDA tant qu'aucun antagonisme n'existait d'évidence
entre les intérêts et les objectifs de lutte des uns et des
autres. A partir de 194 7, la radicalisation progressive de la
lutte politique et sociale provoqua une première brèche dans
le front anticolonialiste. Les planteurs firent échouer la
grève des cheminots, révélant du même coup un objectif tac­
tique majeur au parti adverse, à savoir le point à partir
duquel les intérêts des planteurs entraient irréductiblement
en contradiction avec ceux de la base militante du PDCI­
RDA. Comme l'écrit L. Gbagbo : « Cette grève des chemi­
nots, si elle nuisait aux intérêts des colons, nuisait aussi aux
intérêts de la bourgeoisie agraire ivoirienne qui dirigeait le
PDCI-RDA, parce qu'elle empêchait la descente de la main-
LA GUERRE CONTRE LE RDA 97

d'œuvre agricole et l'évacuation des produits vers les mar­


chés mondiaux (5). » A l'époque même de ces événements,
Raymond Barbé avait parlé de la « liquidation prématurée
de la grêve des cheminots en Côte-d'Ivoire dans un territoire
où les intérêts des cheminots en grêve apparaissaient plus ou
moins en contradiction avec ceux des planteurs intéressés à
l'exportation de leurs produits » (6). L'adversaire savait
désormais qu'il était possible de briser la solidarité des diffé­
rentes composantes du mouvement, en créant de telles situa­
tions dans lesquelles les réactions des masses menaceraient
les intérêts des planteurs . .
C'est à quoi visera d'emblée toute l'activité du tandem
Béchard-Péchoux mis en place par le gouvernement français
à la fin de 1948. L'exemple le plus caractéristique de leur
stratégie sera, aprês le 6 février, l'interdicti9n des collectes
de fonds dans le territoire. Cette décision, en privant le
PDCI des cotisations et des souscriptions de la majorité de
ses adhérents, visait probablement à renforcer le poids du
SAA et de son riche président dans le mouvement (7).

Le 6 février 1949 : la provocation

L'affaire du 6 février 1949 n'est pas seulement ce mau­


vais western si souvent raconté, avec ses engueulades, ses
poursuites, ses bris de clôture, ses fusillades, ses lynchages
et ses incendies. Le véritable scénario de cette fameuse
journée demeurera sans doute à jamais inconnu. Cela n'est
pas d'ailleurs sans signification, quand on pense que depuis
maintenant plus de vingt ans les dirigeants du PDCI au
pouvoir ont eu plus de temps qu'il n'est nécessaire pour
faire toute la lumière sur cette journée (8).

(5) L. GBAGBO, op. cit., p. 90.


(6) R. BARBÉ, cité par L. GBAGBO, op. cit.
(7) Dans son étonnant discours-confession d'avril 1983, F. Houphouët a indi­
rectement confirmé cette hypothèse en fondant le droit régalien qu'il s'est aitribué
sur le pays sur le fait que le PDCI et le RDA ont été créés avec son argent et un
peu de celui de son ami A. Denise. Ainsi, à supposer que Péchoux, Béchard et
Coste-Floret n'y avaient pas pensé, supposition absurde, le résultat fut le même.
(8) Ce n'est pas de ce côté qu'on doit attendre la vérité. Quand les dignitaires
de ce régime évoquent ces faits, ils n'osent même plus désigner leurs adversaires
d'alors par leur nom. Cf. à ce propos, la confèrence de M. EKRA à Sikensi.
98 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Il faut accorder plus d'attention à certains événements


qui ont précédé cette journée et qui l'ont permise ou rendue
inévitable. Il s'agit, sans souci d'ordre chronologique, de la
rencontre de F. Houphouët et du haut-commissaire Béchard
à Dimbokro ; de l'élection d'une majorité RDA au Conseil
général de la Côte-d'Ivoire ; de la confirmation de l'alliance
parlementaire avec le PCF par le Comité de coordination de
Dakar et le deuxième congrès international du RDA à
Treichville ; du discours de J .B. Mockey au Conseil général
le 27 novembre 1948 ; et, aussi, de la rencontre entre
F. Houphouët et Georges Monnet et du discours provoca­
teur de ce dernier à l'Assemblée de l'Union française qui
s'en est suivi.
Juste avant la prise de commandement de Péchoux, le
haut-commissaire en AOF, Béchard, avait rencontré
F. Houphouët. Évoquant cette rencontre, ce dernier a
déclaré : « Il avait été convenu entre nous que nous aban­
donnerions l'apparentement communiste. »
Cette démarche, le député de la Côte-d'Ivoire et prési­
dent du Comité de coordination du RDA l'avait entreprise
seul, à l'insu des autres élus et dirigeants du mouvement
qui n'en ont été informés qu'après coup. C'est solitairement
qu'il s'était engagé vis-à-vis de Béchard. Ses camarades refu­
sèrent, bien entendu, de souscrire à un engagement pris
dans de telles conditions.
Quoiqu'il semble bien que dès cet instant F. Houphouët
avait résolu de changer de cap, il n'abandonna pas pour
autant ses fonctions à la tête du RDA. Bien au contraire, il
s'évertua plus que jamais à donner l'impression de se plier à
la discipline du Rassemblement et d'en défendre les prin­
cipes, y compris le principe de l'alliance parlementaire avec
les groupes d'élus progressistes français.
C'est ainsi qu'au Comité de coordination de Dakar, il
plaida avec éloquence et une apparente sincérité contre la
thèse défendue par S.M. Apithy qui se posait ouvertement
en faveur de la rupture de l'alliance. Il en alla de même au
congrès international de Treichville où F. Houphouët fut à
l'origine de la résolution dans laquelle le Rassemblement
réaffirmait son attachement aux alliances et amitiés tradition­
nelles, juste quelques semaines avant la provocation du
6 février 1949.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 99

C'était une époque où, en Côte-d'Ivoire au moins, le


prestige du RDA était à son comble. Les électeurs ivoiriens
venaient d'affirmer avec éclat leur soutien au programme du
RDA en envoyant une majorité écrasante d'élus du mouve­
ment siéger au Conseil général. Dans ces conditions, le com­
portement discipliné et démocratique du président du RDA
pouvait paraître sincère. En somme, pouvait-on croire, les
progrès rapides de l'influence du Rassemblement malgré les
manœuvres et les menaces des autorités coloniales et la capa­
cité de résistance des militants à tous les niveaux l'avaient
convaincu que le mouvement avançait sur une voie juste.
En tout cas, ni dans les manifestations publiques, ni dans sa
correspondance privée, il n'a laissé paraître le contraire. Si
bien que si on ne peut évidemment pas savoir à quel point
il était vraiment libre vis-à-vis de Béchard après l'engage­
ment que celui-ci lui avait arraché à Dimbokro, on ne peut
pas non plus affirmer qu'il n'était point sincère à Dakar ou
à Treichville, ou encore lorsqu'il écrivait son enthousiasme à
O. Coulibaly ou à G. d'Arboussier.
A l'occasion du remplacement des élus de la Haute-Volta
récemment reconstituée, les jeunes turcs du PDCI-RDA
entrèrent en masse au Conseil général. G. d'Arboussier lui­
même devint conseiller à cette occasion, ce qui confirme la
clarté du vote des Ivoiriens. C'est devant cette assemblée si
complètement dominée par les élus du Rassemblement que
J.B. Mockey prononça, le 27 novembre 1948, son fameux
discours sur la terre qui aurait fait plaisir aux victimes
d'Angoulvant et de Lapalud, s'ils avaient pu l'entendre :

« Il nous faut donc garder cette terre et faire en sorte

qu'il soit désormais impossible à toute personne ou à


toute société venue de l'extérieur de se voir attribuer à
tout jamais, définitivement, d'importants domaines.
J'insiste sur le mot définitivement (9). »

Fort du soutien de millions d'ivoiriens, J.B. Mockey


donnait ainsi à entendre, sans ambiguïté, que le Conseil
général à majorité PDCI-RDA voulait prendre en charge la

(9) J.-B. MOCKEY, • Rappon sur le rêgime foncier en AOF • - séance du


27 novembre 1 949 du Conseil gênêral. Reproduit par R. DEGNI-SEGUI, Thèse, Uni­
versitê d'Aix-Marseille, 1979, annexe V, p. 479.
100 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Côte-d'Ivoire en donnant la priorité aux intérêts de la majo­


rité de sa population.
L'importance de ce discours, et ce qui le rendit particu­
lièrement intolérable au parti colonial, tient au moment où il
fut prononcé. Dès 1947, les projets concernant l'établisse­
ment d'un port en eaux profondes à Abidjan, déjà très
avancés, avaient provoqué une véritable ruée des spéculateurs
sur les terrains en bordure de la lagune et autour d'Abidjan.
En son temps, le gouverneur Latrille s'était fermement
opposé à ce pillage, mais le gouverneur de Mauduit, pendant
son intérim, l'avait au contraire favorisé. Par conséquent le
discours de J.B. Mockey s'attaquait directement aux intérêts
coloniaux les plus précieux de l'époque, en même temps
qu'il affirmait l'indépendance de l'assemblée locale (10).
Dès ce moment, la personnalité de J.B. Mockey com­
mença de préoccuper les autorités coloniales. Ils tentèrent de
le circonvenir à l'amiable, en vain. Ne pouvant espérer cor­
rompre ce patriote honnête, ils commencèrent d'insinuer
que c'était un communiste sectaire qu'il fallait abattre.
Il n'existe, semble-t-il, aucune preuve matérielle qu'en
privé ou en public F. Houphouët a désapprouvé ou fait la
moindre réserve sur le sens ou les implications politiques du
rapport de J.B. Mockey. Dans les annexes de Carnet de
prison, B. Dadié, sous le titre « Assemblée territoriale de la
Côte-d'Ivoire », en publie le texte sans aucune note et sans
l'attribuer à J.B. Mockey, ni à personne. On peut croire que
l'auteur de Carnet de prison a voulu marquer de la sorte que
ce rapport était l'expression de l'ensemble du mouvement,
F. Houphouët compris (1 1).
C'est dans cette atmosphère que le parti colonial, en la
personne d'Antoine Filidori, « un des principaux chefs de
file des ressortissants français du territoire », fit appel à
G. Monnet pour organiser sa contre-offensive, étroitement
coordonnée avec celle que préparaient les représentants du
gouvernement français lui-même.

(10) Aprês avoir entendu Je rappon de J.B. Mockey, un des conseillers euro­
péens élus du premier collège tint à avertir l'assemblêe que, par la décision qu'�lle
s'apprêtait à adopter, elle allait manifester son indépendance à l'égard de l'Etat
français et que cela entraînerait de graves conséquences (d'après A. ZoLBERG, op.
cit., p. 124).
(l i) B. DADIÉ, Carnet de prison, pp. 329 à 332.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 101

Après s'être fait confirmer par F. Houphouët, et devant


témoin, le désaccord fondamental qui l'opposait, malgré
toutes les apparences, à la majorité du mouvement, tant à
Abidjan qu'à l'échelle fédérale, G. Monnet lança, du haut
de la tribune versaillaise, les fameuses calomnies concernant
un prétendu complot communiste-RDA qui devait servir de
prétexte à la déclaration de guerre contre le Rassemblement
et sa section ivoirienne (12).
Il y avait donc, d'un côté, le glissement solitaire et cons­
tant de F. Houphouët dans la conciliation avec le parti colo­
nial et, de l'autre, l'affirmation claire et nette, à travers le
vote massif en faveur des candidats du RDA au Conseil
général, de la nécessité de la lutte positive pour l'abolition
des privilèges coloniaux et pour la défense exclusive des
droits naturels des populations de la Côte-d'Ivoire.
Dès lors, on peut imaginer le calcul de ceux qui avaient
décidé d'abattre le RDA. A partir du moment où il était
devenu évident que les planteurs, et spécialement leur prési­
dent, n'avaient pas le même intérêt que la base militante du
PDCI à ce que le mouvement qu'ils avaient contribué à
fonder aille jusqu'au bout de son propre génie, il suffisait de
pousser à la roue dans le sens des militants les plus avancés,
d'amener de la sorte le mouvement à se radicaliser au
maximum de ses possibilités, pour que sa belle unité se
brise, les planteurs préférant, tout compte fait, un arrange­
ment quelconque avec leurs rivaux européens au risque
majeur d'être entraînés malgré eux dans leur propre ruine.
A bien y regarder, la provocation du 6 février 1949,
l'emprisonnement des sept membres du Comité directeur du
PDCI et de 300 autres militants du RDA, leur procès et le
harcèlement incessant, la traque livrée aux patriotes antico­
lonialistes à travers tout le territoire, toute cette activité,
tolérée et couverte par le gouvernement français de
l'époque, ne visaient que ce but. Et on peut dire que ce but
fut atteint presque tout de suite.

(12) Voir G. MONNET, • Hommage à Houphouët-Boigny •, in Hommage à


Houphouët-Boigny, homme de la terre, ACCT, Prêsence Africaine, pp. 132 à 150.
Et, aussi, G. CHAFFARD, Les carnets secrets, t. 1, p. 1 18. Cette activité de provoca­
teurs anti-RDA n'a pas empêché (ou a permis à) G. Monnet de devenir ministre,
puis conseiller de F. Houphoul!t.
1 02 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Les masses à l'initiative

Le succès du « Coup de Treichville » entraîna deux con­


séquences également graves. L'une fut immédiate et affecta
l'activité des masses. L'autre, apparemment plus tardive et
plus complexe, concerna l'évolution des dirigeants du mou­
vement eux-mêmes.
La conséquence immédiate fut la brusque radicalisation
de la base du PDCI-RDA. La répression eut pour effet
d'augmenter le rythme des adhésions - le PDCI-RDA
compta jusqu'à 800 000 adhérents à la fin de l'année 1949
- dont le nombre compensait largement les défections enre­
gistrées parmi les éléments que leur situation de salariés de
l'administration ou du gros commerce rendaient les plus
exposés et les plus sensibles aux pressions.
Les militants de la base, quoique privés de chefs et de
directives, multiplièrent les initiatives. Toutes les actions de
soutien et de solidarité aux militants et responsables empri­
sonnés sont parties de la base. Les délégations qui se
relayaient au parloir de la prison de Bassam pour manifester
la sympathie ou prodiguer les encouragements des villageois
et des citadins aux prisonniers ; les manifestations de
femmes, dont la plus célèbre fut la marche sur Bassam ; les
grèves d'achat et de vente ; les arrêts de travail ; etc.
L'action des femmes ivoiriennes mérite une mention spé­
ciale et on ne peut que se féliciter de ce qu'une jeune
femme d'aujourd'hui leur a consacré le plus pieux des
livres. On pourra encore disserter sur ce sujet qui mérite
bien qu'on y revienne sans cesse, mais on ne fera jamais un
livre plus attachant ni plus exactement digne de l'événement
que le sien ( 1 3).
C'est une femme, Anne-Marie Raggi, qui fit la proposi­
tion du boycottage du commerce européen au cours d'une
conférence des secrétaires généraux du PDCI-RDA à
laquelle assistait F. Houphouët, proposition aussitôt adoptée
par l'assistance et, bientôt, par le pays tout entier. L'engage­
ment des femmes, leur courage dans ces moments de grand
péril, furent tout à fait exemplaires :

(13) Henriette DIABATÉ, La marche des femmes sur Grand-Bassam, NEA, 1975.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 1 03

« Toutes firent preuve, écrit H. Diabaté, d'un cou­


rage et d'une foi dans l'action de masse dont cenains
hommes à l'époque auraient pu s'inspirer (14). »

Le fait est qu'elles surent mieux résister aux pressions


convergentes des autorités coloniales et du président d'hon­
neur du PDCI que bien des hommes apparemment plus
déterminés. H. Diabaté rapporte cet épisode significatif :

« Le service d'ordre, après avoir retiré les


40 gendarmes et les 20 garde-cercles, lança des grenades
lacrymogènes sur les femmes ( ... ) Une femme baoulé
nanafoué reçut du gaz dans les yeux : elle devait devenir
aveugle par la suite ; beaucoup de femmes eurent le
corps couven de cloques.
« Le président du pani arriva à ce moment venant de
Yamoussoukro. Il réussit à arrêter les gardes tandis qu'il
invitait les femmes au calme leur demandant de ne pas
insister. Il eut beaucoup de mal à les convaincre d'aban­
donner la lutte (souligné par nous, M.A.). Elles ne vou­
laient pas repanir sans les prisonniers ( 15) » .

Dans les belles pages qu'elle a consacrées à la journée


du 24 décembre 1 949, H. Diabaté a fait ressortir avec talent
la capacité d'initiative des femmes ivoiriennes qui ont su
ressusciter de vieilles traditions telles la danse « Adjanou »
pour les mettre au service du combat anticolonialiste ( 1 6).
Pendant ces mois décisifs, la majorité des Ivoiriens
étaient animés d'une volonté de lutte inébranlable qui s'est
exprimée dans l'action et par la parole, au mépris des ris­
ques enc�urus.
Marcel Willard, membre du collectif d'avocats pour la
défense des prisonniers RDA, écrit :

« La tension était si grave que tout était à craindre,


jusqu'au massacre des foules qui, franchissant la lagune
sur un pont bien gardé, afiluaient devant le palais de
justice ( 17). »

(14) Ibidem, p. 56.


(15) Ibidem, p. 51.
(16) Ibidem, pp. 25-26.
(17) M. WILLARD, La défense accuse, Éditions sociales, 1955.
104 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Malgré ce danger bien réel, malgré les démonstrations


belliqueuses des gendarmes de Péchoux, la volonté de lutte
des masses n'a jamais faibli. Si bien qu'il n'est certainement
pas possible d'imputer aux militants de la base le recul du
mouvement dans les semaines et les mois qui suivirent les
procès de Bassam.
Le jour même de la sentence, la pression des masses se
faisait encore sentir, et ce sont les colonialistes qui étaient
sur la défensive. Ce jour-là Bernard Dadié nota dans son
Carnet de prison :

« La foule est renvoyêe derrière la mairie. On ne la

laisse plus approcher. Le palais est gardê par une double


haie de gendarmes ( .. ) L'on prend des précautions avant
.

de nous condamner (18). . . »

Il est évident que le vaste mouvement de protestation et


de solidarité et la volonté de lutte des masses populaires ne
sont pas, alors, épuisés. En témoigne cette remarque de
M. Willard encore :

« Au cours de la toumêe que nous avons faite en

brousse, Douzon et moi, nous avons pu mesurer l'impul­


sion que (le) comportement (des condamnês du procès de
Bassam) avait imprimê au RDA, jusque dans les villages
les plus isolés et les plus frappés par la terreur (19). »

Rien de plus saisissant que la solidarité africaine, dont


l'élan, loin de ralentir, de s'essoufler ou de céder à l'intimi­
dation administrative, n'a cessé de se renforcer pendant tout
le procès, et de faire reculer la répression.

Divisions au sommet

En revanche, dès la fin de l'année 1949, il est évident


que la direction du mouvement n'était plus unanime sur la
ligne à suivre. La grève de la faim des « Huit » devait

(18) B. DADIÉ, Carnet de prison, op. cit.


(19) M. WILLARD, op. cit.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 105

encore approfondir la querelle entre les radicaux et les con­


ciliateurs.
Les premiers étaient de toute évidence favorables à ce
que le mouvement des masses aille jusqu'au bout de son
propre génie, qui pouvait, bien entendu, déboucher sur des
formes d'organisation et d'action encore plus efficaces.
Carnet de prison fourmille littéralement de notes enthou­
siastes et d'appréciations élogieuses de l'auteur lui-même,
mais aussi d'autres dirigeants, y compris F. Houphouët, sur
l'ampleur, l'efficacité et la force du mouvement des masses.
G. d'Arboussier, en tant que secrétaire général du RDA,
demandait sans cesse que l'on fasse plus confiance à l'initia­
tive créatrice des masses qui était, selon lui, le meilleur
moyen de faire reculer Péchoux et ceux qui, à Dakar et à
Paris, le couvraient. Il écrivait à propos des événements de
la Côte-d'Ivoire :

« Cette action de solidarité impose donc des responsa­

bilités à notre section dont je constate encore une cer­


taine sous-estimation de l'action de masse ( ) Pas plus...

tard qu'avant-hier le cas de Trémouille arrêté à Affery et


relâché à Agboville sous la pression de la masse doit
absolument nous faire rompre avec cette sous-estimation
néfaste de l'action des masses (20). »

Dans sa circulaire du 19 décembre 1 949 « A toutes les


sections du Rassemblement démocratique africain », il écri­
vait déjà :

« Il apparaît ainsi nettement que seule une action de

masse résolue peut faire aboutir tant sur le plan parle­


mentaire que sur le plan juridique notre cause.
Voilà pourquoi le mouvement qui vient de prendre
naissance en Côte-d'Ivoire revêt une importance considé­
rable. Il rompt avec une passivité qui n'a que trop
duré (21). »

En Côte-d'Ivoire même, trois membres du Comité direc­


teur du PDCI-RDA, agissant apparemment en francs-tireurs,

(20) Bernard DADIË, op. cit., pp. 158-159. • Lettre de G. d'Arboussier aux pri­
sonniers de Bassam •, janvier 1950.
(21) Reproduit par Bernard DADIÉ, op. cit., annexes, p. 333.
1 06 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Konan Kanga, Coffi Gadeau et Mory Kéita, lui font écho.


Dans leur lettre collective aux « Militants du RDA détenus
en la prison de Grand-Bassam » (22), ils écrivent
notamment :

« La masse du pays, réveillée plus que jamais par


l'écho de nos peines, freina ainsi par sa magnifique
action l'élan destructeur des fossoyeurs de ses droits
âprement acquis ! A la recherche de nouveaux généraux
pour conduire le combat, elle consolida les bases de
notre mouvement pour la transformation des comités qui
lui ont permis de déceler les meilleurs de ses enfants et
de blâmer les traîtres qui passent de l'autre côté de la
barrière uniquement avec leur triste personne et leur
félonie. »

Ne dirait-on pas une dénonciation prémonitoire du


« repli tactique » ?
Et surtout, il y a Ouezzin Coulibaly qui s'adressait lui
aussi aux « Huit » en ces termes dont le lyrisme, sans doute
involontaire, en dit long sur une certaine qualité de senti­
ment que les mots seuls ne parviendront jamais à traduire
tout à fait :

« Je suis malheureux à l'idée de ne pouvoir compter


dans cette troupe de choc ! Je vous remercie d'avoir régé­
néré en moi un espoir mourant.
Vous et nous saurons tout donner pour l'indépen­
dance.
Sachez qu'un militant n'a rien donné s'il n'a donné
de sa personne.
Vous ne serez jamais oubliés, heureuses victimes,
héros des temps nouveaux.
Votre exemple servira à la postérité, certainement
plus avide de liberté (23). »

Dans la tristesse poignante de ces propos sonne comme


la résonance d'un débat affiigeant qui opposa peut-être
Ouezzin à certain autre dirigeant du mouvement dont il eût
souhaité que la résolution fût autre.

(22) B. DADŒ, op. cit., p. 143.


(23) B. DADIÉ, op. cit., p. 132.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 107

D'autres dirigeants du mouvement préféraient, en effet,


sans toutefois le crier sur les toits, jouer le jeu de la légalité
formelle en vigueur que pourtant les Français eux-mêmes
violaient alors tous les jours. A tout le moins ils hésitaient,
ne sachant pas tout à fait quel parti était le meilleur. L'acti­
vité de F. Houphouët, par exemple, tout au long de cette
crise, fut fortement marquée au coin de l'ambivalence.
La division d'opinion se manifesta jusqu'au sein du
groupe des huit principaux détenus de Bassam. Elle s'y
révéla à la suite des pressions qui furent exercées sur eux, à
l'instigation de F. Houphouët, pour qu'ils cessent leur grève
de la faim. Ce qui se passa alors dans ce microcosme est
révélateur de la différence entre l'évolution des dirigeants du
mouvement et celle des masses dans les suites du 6 février.
Par un curieux caprice de l'histoire les « Huit » reçurent,
le même jour, et la lettre de Ouezzin et une résolution du
Comité directeur élargi à F . Houpho u ët et à
G. d' Arboussier. Cette résolution leur enjoignait « l'ordre de
cesser leur grève » de la faim commencée le 12 décembre et
dont la nouvelle avait été le signal d'un véritable soulève­
ment de la population ivoirienne. L'une des conséquences
de cette grève fut, en effet, le boycottage dont le succès
faillit mettre en péril l'unité du front colonialiste. Le
8 février 1950, B. Dadié nota la remarque suivante :

« La population européenne est divisée : le clan admi­


nistratif qui croit pouvoir battre le RDA et les commer­
çants qui soutiennent que, tout le pays étant RDA ( ... ),
le mieux serait de composer avec nous (24). »

Mais, comme on le sait, qui dit commerce, dit café et


cacao, et ce qui gêne le commerce gêne aussi les planteurs,
comme on le vit en 1 947.
Le 16 décembre déjà, les « Huit » avaient reçu par télé­
gramme un ordre semblable, mais ils n'avaient pas obtem­
péré. Cette désobéissance n'a pas dû aller sans débats. B.
Dadié n'en laisse rien paraître ce jour-là. Toutefois le
« Carnet » révèle ce que l'auteur ne dit pas. On peut y lire,
à la date du 1 7 décembre 1 949 :

(24) B. DADIÉ, op. cit., p. 168. Voir aussi, ci-après, note 58.
108 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

« Le procureur Delamotte se permet de dire à nos


femmes que nous bluffons avec notre histoire de grève
de la faim. Nous aimerions que les médecins viennent
nous contrôler. Au fond, ils sont satisfaits. Au moins ils
ne prendront plus aucune responsabilité si les choses
empirent. Nous les aurions beaucoup aidés, et leur
aurions rendu beaucoup de services par un suicide
délibéré (25). »

Cette note ambiguë semble indiquer qu'une brèche était


apparue dès le 16 décembre entre les « Huit », et que cette
brèche ne pouvait avoir été provoquée que par le télé­
gramme rédigé par Auguste Denise « avec l'accord du prési­
dent du mouvement ». Quoi qu'il en soit, la division d'opi­
nion sur l'opportunité de poursuivre la grève de la faim
éclata dix jours plus tard, dans le « Carnet » même, dès la
réception de la résolution du 26 décembre, soit deux jours
après les magnifiques démonstrations des femmes sur la
lagune de Bassam !
Les « héros des temps nouveaux » étaient alors séparés
en deux groupes, quatre dans la cellule 16, quatre à l'ambu­
lance. La cellule 16 se soumit tout de suite à l'ordre venu
d'en-haut. L'ambulance décida, dans un premier mouve­
ment, de désobéir en bloc et, même, d'aggraver la grève de
la faim par une grève de la soif. Puis elle céda aux trois­
quans aux arguments de la cellule 16.
Le même hasard a fait que le jour où les « Huit » ont
reçu la lettre de Ouezzin et la résolution du Comité direc­
teur, ils ont pu lire une modeste note transmise par un
obscur militant qui avait tenu à leur dire :

« Tout le monde a pris part à votre grève de la faim.


Les grèves se poursuivent partout : grève d'achat des
marchandises, grève des jardiniers, grèves d'utilisation
des chemins de fer, grève d'aller au cinéma ... et même
grève d'aller au bal. Enfin c'est tout un deuil qui frappe
toute la Côte-d'Ivoire (26). »

Or, on constate que cette note qui pose en termes naïfs,

(25) Ibidem, pp. 1 18-119.


(26) B. DADIÉ, op. cit., p. 132.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 109

et bien involontairement sans doute, le véritable enjeu du


débat qui eut lieu ce jour-là dans la prison de Bassam, cette
note ne joua pratiquement aucun rôle dans la décision finale
des « Huit ». Ce fait est d'autant plus frappant - et plus
significatif au sens freudien - que, par ailleurs, « Carnet de
prison » n'est, au fond, qu'un émouvant hommage rendu
par son auteur aux masses ivoiriennes en lutte. Telle est la
ruse de l'inconscient qu'il impose toujours sa loi !
Sans vouloir nier ou minimiser le patriotisme des
« Huit », on ne peut pas cependant éviter d'enregistrer cette
opinion de l'auteur de Carnet de prison, notée d'une plume
un peu légère, le 10 janvier 1950 :

« La grève (des achats) continue et s'étend toujours.


Il serait vraiment temps d'y mettre fin. Elle risque de
dégénérer (27). »

Décidément Péchoux avait visé juste. Le soulèvement


des masses à la suite de la provocation du 6 février 1949 a
donné à réfléchir aux planteurs et à leurs enfants. Ils ont eu
le même réflexe qu'en 1947 au moment de la grève des che­
minots. Dès lors l'unité du front anticolonialiste était irré­
médiablement rompue. Et c'est cela que traduira le désappa­
rentement.

A propos du désapparentement

L'histoire de la période immédiatement consécutive aux


événements de 1949-1950 souffre d'une parcellisation qui en
a déformé le sens véritable. C'était inévitable dès lors que la
parole a été monopolisée par un seul et détournée pour
mieux servir son image. C'est ainsi que les faits qui valori­
sent le rôle personnel de F. Houphouët, ou bien, à l'inverse,
ceux qui peuvent desservir les partisans des actions de
masse, ont été privilégiés, isolés de leur contexte historique,
travestis dans leurs causes et dans leurs conséquences. C'est

(27) Ibid., p. 152.


1 10 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

une histoire piégée qu'on ne doit aborder qu'avec la plus


grande circonspection.
Il existe, par exemple, un véritable parti pris de falsifica­
tion en ce qui concerne l'apparentement, puis le désapparen­
tement, c'est-à-dire l'alliance parlementaire entre les élus du
RDA et les élus du PCF, et la rupture unilatérale de cette
alliance par les élus du RDA.
Un premier procédé consiste à privilégier l'anecdote au
détriment d'une analyse objective des circonstances politi­
ques évidentes de cette alliance. Le deuxième procédé con­
siste à assimiler les élus et d'autres dirigeants du RDA à des
révolutionnaires qui seraient allés vers les communistes sous
l'effet d'une attraction doctrinale. A partir de ce postulat, ou
bien on condamne le désapparentement au nom d'on ne sait
quelle morale révolutionnaire ; ou bien, on s'en félicite
comme d'une victoire de la modération et de la sagesse sur
l'extrémisme.
Mais, de tous les côtés, on oublie le simple fait qu'au
moment où cette alliance fut adoptée par la majorité des
élus africains, il n'y avait pas pour eux d'autres moyens de
faire passer les décisions que les peuples africains atten­
daient. Les élus africains n'étaient pas assez nombreux pour
former un groupe parlementaire. S'ils avaient voulu rester
entre eux, ils se seraient condamnés à n'être qu'une repré­
sentation muette et paralytique. S'ils s'étaient intégrés aux
groupes non communistes, tous plus ou moins ouvertement
colonialistes, ils auraient abouti au même résultat. En
s'alliant au groupe communiste, ils ont choisi la seule solu­
tion qui leur permettait de se faire entendre et d'agir effica­
cement en tant qu'élus africains. F. Houphouët le reconnaît
lui-même :

« Dès avant la création du RDA, cette alliance avait

servi notre cause : en mars 1946, l'abolition du travail


obligatoire - qu'on a appelé la loi Houphouët-Boigny -
fut adoptée à l'unanimité, sans vote, grâce à notre
alliance tactique (28). »

Représentants des peuples opprimés, les élus du RDA

(28) Jeune Afrique, n° 1048 du 4-2-81. Interview de Fêlix Houphoul!t-Boigny.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 111

ne pouvaient pas s'allier avec des élus qui représentaient les


oppresseurs. En ce sens l'intérêt tactique de l'apparentement
avec les élus communistes se doublait d'une obligation de
principe. Non pas une obligation de fidélité d'un contractant
à l'autre, idée qui serait en l'occurrence une pure absurdité
puisque l'alliance parlementaire en question n'a jamais com­
porté aucune condition ou préalable de cette sorte. Mais
l'apparentement avec les représentants parlementaires du
seul parti anticolonialiste, d'ailleurs représenté dans le gou­
vernement, constituait en lui-même un engagement envers
des objectifs et des méthodes d'action déterminés. Juste­
ment, et en exagérant tout de même un peu, F. Houphouët
écrivait à cette époque :

« Désormais c'est une lutte à mort que je soutiendrai


contre le colonialisme. Il n'y a pas de compromis pos­
sible entre les colonialistes et leurs valets d'une part et
nous, opprimés et défenseurs des opprimés (29). »

Le rejet de la Constitution d'avril 1 946 avait montré que


la bataille pour imposer les changements espérés par les
peuples colonisés ne pouvait pas être gagnée seulement au
niveau des élus et que l'intervention active des masses elles­
mêmes était indispensable pour battre la réaction coloniale.
C'était précisément la question qui avait été placée au centre
du Congrès de Bamako, pendant lequel, rapporte
E. Milcent : « On entendit Monsieur Félix Houphouët
réclamer l'appartenance aux partis démocratiques et
ouvriers (30). »

L'honneur de la France en Côte-d'Ivoire

La plupart des Ivoiriens qui ont atteint l'âge adulte


après 1950 ignorent sans doute que des Français travaillant
en Côte-d'Ivoire, syndicalistes ou militants du PCF, partici-

(29) Félix HOUPHO�T-BOIGNY, « Lettre à G. D' Arboussier », in Deuxième


lettre ouverte à Félix Houphouët-Boigny, p. 23.
(30) E. Mn.CENT, L'AOF entre en scène, p. 38.
1 12 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

pèrent à la fondation du PDCI, le 9 avril 1946. Le mouve­


ment, devenu parti unique et obligatoire, est fort discret sur
cette dimension de son histoire. Parfois, à écouter certains
dignitaires ivoiriens et F. Houphouët lui-même, on dirait
qu'ils se la reprochent.
A l'époque même, un tel reproche était le fait de ceux
qui avaient le plus à craindre d'une organisation anticolonia­
liste puissante et aguerrie, bénéficiant d'un large appui
populaire et de la solidarité des forces démocratiques fran­
çaises et mondiales. Hors ce cadre, la légitimité ou l'utilité
de cette entraide ne pouvait pas être contestée de bonne foi.
C'est ce que F. Houphouët lui-même exprimait en 1947
dans une interview avec un journaliste du « Réveil » :

« Nous n'avons pas eu honte d'aller prendre des


leçons pour comprendre tous les problèmes qui peuvent
se poser pour nous, afin de pouvoir envisager pour
chacun d'eux la solution la plus propre ... (31). »

Il y a eu, depuis, la rupture et l'enlisement progressif de


F. Houphouët dans un anticommunisme outrancier ; et on a
assisté à cette chose extraordinaire : un fait historique archi­
connu s'est transformé en un mystère insondable, comme si
toute l'encre répandue à son propos n'avait fait que
l'embrouiller au fil des années.
On en est arrivé au point qu'il paraît impossible d'envi­
sager ce fait pour lui-même et dans la simple réalité de son
contexte événementiel, mais seulement à partir de données
idéologiques, voire affectives, posées a posteriori. On ne
cherche pas à faire l'histoire de la solidarité des commu­
nistes français et des patriotes anticolonialistes ivoiriens,
mais on la déclare, tout de go, contre nature.
Pourtant il s'agit là d'un fait historique tout à fait banal
si on le replace dans les conditions de l'époque. La solida­
rité qui s'est exprimée dans l'alliance parlementaire et sur le
terrain était historiquement nécessaire, d'une part en raison
de la position affirmée du PCF sur la question coloniale et
de la pratique des communistes et des progressistes français
exerçant leur profession dans la colonie ; d'autre part en

(31) Le réoei� n° 272, 29-12-1947. Cité par J.-N. Loucou.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 1 13

raison du caractère de l'enjeu politique qui se jouait dans la


Côte-d'Ivoire de cette époque.
La participation de militants européens au lancement du
PDCI s'inscrit dans l'activité des communistes français rési­
dant en Afrique depuis la victoire du Front populaire.
C'était la suite logique de la création du GEC de l' École
William-Ponty en 1937 et du CEFA de Dakar en 1945. Les
communistes furent en effet les seuls Européens à collaborer
avec des Africains dans des organisations sociales ou politi­
ques. Bien plus, leurs initiatives contribuèrent immensément
au dévefoppement du mouvement anticolonialiste. Les com­
munistes qui agissaient de concert avec les patriotes africains
le faisaient à visage découvert et sur la base d'un pro­
gramme clair. « Le parti communiste, écrit G. Chaffard, ne
contrôle pas le RDA, comme affectent de le croire ses
·

adversaires. » S'il y eut jamais des sous-marins dans le mou­


vement anticolonialiste, ce n'est pas de ce côté qu'il faut les
chercher, mais du côté de ceux qui, en mai 1948, s'entendi­
rent avec les autorités coloniales pour l'affaiblir.
Entre 1 945 et 1950 ce mouvement a dû sa capacité
mobilisatrice à l'adoption par ses responsables des méthodes
d'organisation et d'intervention apprises des communistes. Il
n'y avait là rien qui pût déplaire aux planteurs et à
F. Houphouët en particulier, bien au contraire !
Le PDCI n'a pas été créé pour neutraliser le SAA,
comme le suggère J. Baulin (32). C'est là une idée vulgaire
et absurde et qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un
auteur qui se prétend historien. Le SAA était représenté à la
réunion du 9 avril 1946 qui a donné naissance au PDCI. Si
l'absence de F. Houphouët à cette réunion était soit un
signe de réticence, soit la preuve que cette réunion n'était
qu'une manœuvre du PCF contre lui, on ne comprendrait
pas que les organisateurs de la réunion l'aient placé à la tête
du parti ni que lui-même ait accepté cette position. Il n'y a
pas, quoiqu'en veuille l'ancien directeur du CIDI, un
Machiavel en embuscade à chaque tournant de l'histoire. Le
caractère massif des processus qui marquèrent l'évolution de
la situation politique en Côte-d'Ivoire à partir de 1945
excluait toute possibilité de manipulation dans le sens sug-

(32) J. BAULIN, La politique intérieure d'Houphouët-Boigny, p. 45.


1 14 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

géré par cet auteur, à supposer qu'on puisse soupçonner les


communistes ivoiriens d'alors ou le PCF en général d'y
avoir songé.
La vérité, c'est que si le SAA, première organisation
anticolonialiste apparue en Côte-d'Ivoire, fut le signal du
puissant mouvement qui devait connaître son sommet en
1949-1950, il n'en était pas le moteur. Pour qu'il le fût, il
eût fallu que ses promoteurs acceptassent ce rôle ; mais ils
se voulaient apolitiques. C'est donc à ton que le SAA est
considéré comme l'origine du mouvement anticolonialiste
ivoirien. Il y a seulement coïncidence entre la fronde des
planteurs, la création, avec l'appui d'un gouverneur libéral,
de leur corporation, et le soulèvement des masses ivoiriennes
contre la domination et l'exploitation coloniales.
Il y avait un mouvement des masses qui se faisait dans
le même sens que celui des planteurs ivoiriens qui avaient
fondé le SAA. Mais, alors que les planteurs ne visaient que
le panage de cenains privilèges avec leurs collègues euro­
péens, ce mouvement, de l'aveu même des autorités, mettait
en cause le système colonial dans sa totalité.
Il y avait, d'autre pan, un mouvement politique,
moderne, essentiellement citadin, mais historiquement appa­
renté au précédent et dont la vocation normale était de
tendre à l'ordonner et à l'amplifier au-delà des buts corpora­
tistes auxquels les fondateurs du SAA s'étaient volontaire­
ment limités.
Ces mouvements se seraient faits même si le SAA n'avait
pas existé. En revanche, sans eux, le SAA n'aurait pas été
capable, tout seul, de faire face aux complications suscitées
par la réaction coloniale à panir de 1945. C'est ce que F.
Houphouët avait fon bien compris à ce moment-là !
La fusion des différents courants anticolonialistes dans
une force politique unitaire était inévitable tant les facteurs
favorables à leur convergence surpassaient les intérêts pani­
culiers qui auraient pu les séparer. Elle était non seulement
inévitable, mais, aussi, désirable par toutes les panies.
La prépondérance de F. Houphouët qui, soit dit en pas­
sant, n'avait alors rien d'hégémonique, a été voulue et orga­
nisée par tous.
Le choix du 9 avril n'est pas fonuit. Cependant il s'est
agi de toute évidence de choisir le jour le plus favorable
LA GUERRE CONTRE LE RDA 1 15

pour lancer un mouvement en profitant de l'écho considé­


rable de la loi de suppression du travail forcé et du prestige
qu'il valait au député F. Houphouët.
Il n'y a, en effet, aucun mystère dans l'absence de
F. Houphouët à Abidjan le 9 avril 1946. Il suffit de con­
sulter le calendrier. Le PDCI a été créé l'avant-veille de la
date de promulgation de la loi sur la suppression du travail
forcé, dite loi Houphouët-Boigny, non pas qu'il en fut
l'unique artisan, mais parce que ses camarades et ses alliés
lui en ont abandonné la gloire.
Ceux que J. Baulin accuse d'avoir cherché à neutraliser
le SAA et F. Houphouët sont, précisément, et au contraire
de ce qu'il prétend, ceux qui ont le plus fait pour le hisser
dans cette position. Ils savaient mieux que quiconque que la
lutte politique proprement dite, pour être vraiment positive
et efficace, devait être reliée aux luttes revendicatives des
larges masses exploitées et brimées, en particulier celles des
masses villageoises que l'apparition du SAA avait fait se
lever partout dans la colonie.
On s'est beaucoup intéressé aux rapports personnels de
F. Houphouët avec les idées du socialisme scientifique. Mais
la question de savoir si, en 1 946, il y adhérait ou non a-t­
elle plus de sens que celle de savoir si, aujourd'hui, il est
persuadé d'appartenir à la classe possédante française ou à
celle des États-Unis qui le soutiennent, ou encore à la
Suisse qui gère ses milliards ?
Certains auteurs semblent vouloir que, en 1946, ceux
que L. Gbagbo nomme, non sans anachronisme et d'ailleurs
très improprement, « les intellectuels de gauche » (33), ont
fait une faute en donnant leur confiance au président du
syndicat agricole africain, « ... un homme qui n'est pas des
leurs et qui pourrait demain devenir leur adversaire (34). »
De toute évidence, cette opinion ne repose que sur le
constat d'aujourd'hui. S'il en était autrement, sur quelle
base suppose-t-elle que F. Houphouët pouvait être jugé
indigne de confiance, lui qui était membre du GEC
d'Abidjan et qui avait contré avec succès les manœuvres des

(33) Cette expression n'a pas beaucoup de sens aujourd'hui ; mais, appliquêe à
la Côte-d'Ivoire de 1945, elle ne peut mener qu'à des contresens historiques.
(34) L. GBAGBO, Côte-d'Ivoire : économie et société à la veille de l'indépendance
(1940-1960), p. 38.
1 16 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

collaborationnistes conduits par L. Yapobi ? A suivre cette


opinion, ne faudrait-il pas aussi prendre en compte l'évolu­
tion ultérieure de la plupart des dirigeants du PDCI-RDA ?
Et on conclurait qu'en 1946 aucun d'eux n'était digne de la
confiance des masses ivoiriennes ? Ainsi, et de proche en
proche, on en arriverait à soutenir que le mouvement anti­
colonialiste ivoirien n'a jamais existé !
Or, c'est exactement le contraire qu'enseignent, par
exemple, la vie et la mort d'un J.B. Mockey dont le destin
personnel, si on en faisait un livre, pourrait s'intituler « La
Tragédie ivoirienne », tant les drames de sa vie ont coïncidé
avec les drames de l'histoire générale de la Côte-d'Ivoire.
Depuis 1948 jusqu'au jour où son cadavre brisé fut
retiré de la carcasse de sa voiture dans un carrefour de
Bassam, il fut sans cesse en butte à la haine implacable du
parti colonial toujours puissant dans le pays. On pourrait
écrire, sans beaucoup exagérer, qu'il n'y a pas eu un mau­
vais coup perpétré contre la Côte-d'Ivoire dont J.B. Mockey
ne fut pas l'une des victimes, d'une manière ou d'une
autre.
Cependant, on chercherait en vain, depuis la fin de sa
première prison en 1953, un acte public prouvant qu'il a
prétendu à ce rôle. Au contraire, son comportement public à
l'égard de ce système ne fut jamais différent de celui des
autres dirigeants du PDCI dont on pourrait croire qu'une
variété ivoirienne d'omerta les lie à F. Houphouët.
Au moment de sa mort, il était ministre d' État et mil­
lionnaire et il avait, dit-on, de sérieux espoirs de retrouver
dans le système auquel il paraissait définitivement rallié la
plénitude de sa position d'avant le 8 septembre 1959 (35).
Il est clair que la haine des colonialistes à l'encontre de
J.B. Mockey ne s'adressait pas au ministre d'un gouverne­
ment qu'ils tenaient à leur merci ; à travers ce qui restait du
militant intrépide et intègre, elle visait le mouvement natio­
naliste dei. années quarante dont le spectre continue de les
hanter.
Ce n'est pas le seul paradoxe dë cette vie exemplaire. Il
est vraisemblable que la plus célèbre des victimes de

(35) Voir chapitre suivant.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 1 17

Péchoux a représenté, jusqu'à sa mort tragique (36), une cer­


taine espérance nationale, et cela, malgré toutes ses atIJ.bi­
guïtés. Car l'acharnement de ses ennemis a toujours pour
pendant la constance du peuple ivoirien. Mais ce n'est évi­
demment pas au dignitaire d'un régime largement déconsi­
déré qu'allait cette sympathie, c'est au plus prestigieux des
héros de la grande époque du RDA.
Les paradoxes de J.B. Mockey prouvent que c'est à
partir de la réalité indiscutable du mouvement anticolonia­
liste et de la qualité de l'engagement des masses ivoiriennes
qu'il faut raisonner. A ne considérer l'histoire qu'à travers
les états d'âmes supposés des personnalités qu'elle a distin­
guées, on perd de vue l'essentiel : le mouvement anticolonia­
liste ivoirien est né à la fois de la révolte prévisible des
populations en butte à l'exploitation, à l'injustice et à la
tyrannie coloniales, et de la diffusion en Côte-d'Ivoire,
comme l'un des résultats de la Deuxième Guerre mondiale,
des notions contemporaines de liberté, de démocratie et de
justice sociale portées à travers le monde par le soufile de la
révolution russe d'octobre 19 17.
Cela dit, les Ivoiriens de ce temps ne luttaient pas pour
la défense et l'illustration de principes philosophiques qu'ils
ignoraient presque complètement, mais pour le droit à une
existence plus décente, ce qui impliquait évidemment l'abo­
lition du système colonial, mais ne nécessitait tout de même
pas l'instauration du socialisme.
Aussi, pour leurs dirigeants, la question vraiment
actuelle n'était-elle pas d'être ou ne pas être communistes ou
« de gauche >>, mais anticolonialistes de façon conséquente.

(36) J.-B. Mockey est mon accidentellement en janvier 1981, au moment où il


pouvait apparaître à la plupan des Ivoiriens comme l'homme idoine pour rem­
placer Ph. Yacê qui venait de perdre ses droits à la succession automatique du prê­
sident de la Rêpublique. Dans ces circonstances, les bruits les plus invraisembla­
bles ont couru sur les ondes imaginatives de • Radio-Treichville » : le camion avec
lequel la voiture du ministre d'État est entrêe en collision lui appanenait et servait
à transponer la restauration des collêgiens de la ville ; l'accident eut lieu à quel­
ques centaines de mètres seulement de sa maison qu'il venait de quitter à la suite
d'un appel urgent « de la présidence », et alors que la vitesse de l'automobile, con­
duite par un chauffeur de confiance, expêrimentê et prudent - qui fut tuê lui
aussi - ne pouvait pas être très grande ; le prêsident de la Rêpublique ne voulut
pas croire à cette mon avant de s'être fait montrer le corps de son ministre à la
morgue où il avait tenu à se rendre en personne et où on le vit dêfaillir tant son
êmotion êtait grande.
1 18 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

En ce qui concerne F. Houphouët, ses plus proches


compagnons ne devaient pas ignorer qu'il n'avait pas, selon
ses propres termes (37), « une conscience de communiste » ;
il n'en était pas moins, aux yeux de millions de gens,
l'homme qui avait fait abolir le travail forcé. La faute, donc,
c'eût été de ne pas reconnaître ce mérite ou bien de le
rejeter parce qu'il n'était pas communiste ; c'eût été, en tout
cas, gravement méconnaître la nature du mouvement qui se
formait.
Le plus grave de la conduite du président du RDA après
1950, ce n'est pas la rupture de l'alliance avec les élus com­
munistes et progressistes français, mais l'abandon de la ligne
anticolonialiste conséquente. Aux yeux mêmes des amis avec
lesquels il rompait, la fidélité à la ligne anticolonialiste du
RDA paraissait plus importante que le maintien de
l'alliance :

« Malgré votre désapparentement, aurait averti Jac­


ques Duclos, les colonialistes ne désarmeront pas. Ce
qu ' i l s v e u l e n t , c ' e s t b r i s e r v o t r e v o l o n t é
d'émancipation (38). »

* *

Une autre thèse voudrait que du moment que F. Hou­


phouët, riche planteur et successeur d'un dynaste baoulé
protégé des premiers administrateurs, ne pouvait vraiment
pas adhérer en conscience aux idées du socialisme scienti­
fique, il avait nécessairement raison contre les éléments radi­
caux du RDA et du PDCI qui s'opposèrent à lui à partir de
1 950. Ce n'est là, d'ailleurs, qu'une simple image en miroir
de ce que soutient l'opinion déjà mentionnée. Celle-là veut
que le mouvement anticolonialiste ivoirien soit né tout armé
comme Athéna ; celle-ci attribue son surgissement à la
volonté d'un démiurge infaillible.
Le président du Syndicat agricole africain n'a évidem­
ment pas créé le PDCI et le RDA, même s'il fut pour beau-

(37) Voir chapitre 5.


(38) D'après G. CHAFFARD, op. cit., tome 1, p. 131.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 1 19

coup dans leur existence. Mais, quand cela serait, il n'en


serait pas plus juste de dire que tous les patriotes ivoiriens
avaient l'obligation d'épouser les préjugés sociaux du riche
planteur et prince baoulé. D'autant moins que, jusqu'en
1 950, lui-même ne disait rien en public ou en privé contre
les communistes et leurs idéaux, au contraire !
Tout prince et riche planteur qu'il était, il fut bel et
bien le porte-drapeau d'un mouvement anticolonialiste
radical dont la plupart des cadres, à tous les niveaux, et
qu'ils fussent croyants ou non croyants, regardaient les com­
munistes français, à travers des exemples concrets, comme
leurs meilleurs alliés dans le combat contre l'esclavage colo­
nial.
Alors, entre toutes les questions qu'on pourrait se poser,
est-ce qu'il n'est pas plus pertinent de s'interroger si, dans
ces conditions, F. Houphouët avait des chances de jouer un
rôle quelconque tant dans l'assemblée de Paris qu'en Côte­
d'Ivoire même s'il avait adopté, par rapport au Parti
communiste français et à ses sympathisants locaux, la même
attitude que, par exemple, Jean Rose et ses amis ?
Dans la préface de son anthologie des discours de
F. Houphouët (39), A. Assouan Usher affecte de ne pas
comprendre les raisons qui, en 1946, ont poussé son héros à
collaborer avec les communistes au Palais-Bourbon. N'est-ce
pas douter de l'intelligence du chef de l' État ivoirien que de
s'étonner ainsi de ce qu'il avait choisi alors la voie la plus
prometteuse pour lui ?
L'anticommunisme virulent qu'il professe aujourd'hui, et
dont il use habilement pour raviver la faveur des milieux
impérialistes, relève également de ce sens aigu de l'opportu­
nité. Cette passion n'est qu'un gourmand, au sens des bota­
nistes, de la politique du « repli tactique », dont la culture
un peu gratuite n'est d'ailleurs pas sans signification pour
comprendre la position de ce régime par rapport aux centres
impérialistes. En tout cas, elle n'a aucune base dans l'his­
toire de la Côte-d'Ivoire.
*

* *

(39) CEDA, 1978.


1 20 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

On ne se lance pas dans une bataille politique si on n'a


pas en vue la victoire, ce qui suppose une préparation et des
alliances adéquates.
En 1945 les Ivoiriens n'avaient aucune expérience des
luttes de masse, tandis que leurs adversaires, qui préparaient
une vraie guerre, disposaient sur place de moyens répressifs
dont les pires réactionnaires n'osaient même pas rêver en
France malgré les envies de massacres qu'ils pouvaient
avoir. Les patriotes ivoiriens avaient pour première obliga­
tion celle de porter leur capacité de lutte au niveau requis
par les objectifs visés et les conditions existantes. C'est
pourquoi ils se mirent à l'école des GEC et travaillèrent
avec des communistes à la formation des cadres aguerris
dont le PDCI avait un besoin pressant.
L'activité des militants communistes était parfaitement
légale dans le cadre de la législation alors en vigueur. Elle
était conforme aux statuts du PDCI-RDA, dont l'article 5
stipulait :

« Le parti démocratique a pour mission de grouper

les hommes et les femmes d'origine européenne et afri­


caine luttant pour l'union des autochtones de la Côte­
d'Ivoire avec le peuple français, pour le progrès poli­
tique, économique et social des populations de ce pays
suivant un p r ogramme de revendications
démocratiques (40). »

Il était normal que des Français vivant et travaillant en


Côte-d'Ivoire participent à la vie politique dans ce qui était
alors une partie de l'Union française comme ils l'auraient
fait en France même, c'est-à-dire selon leurs affinités et en
accord avec leur conscience (4 1 ). Pour des communistes cela
ne pouvait être, alors, que dans le cadre des organisations
du PDeI-RDA, au sein duquel les Ivoiriens opprimés et
exploités menaient pour leur compte le même combat que
les Français opprimés et exploités membres du PCF. Et il
était tout aussi normal que les patriotes ivoiriens les accueil­
lent et veuillent profiter de leur expérience de l'organisation

(40) J.-N. Loucou, Aux origines du PDCI, annexe Il.


(41) Les réactionnaires ne s'en privaient d'ailleurs pas. Il suffit de rappeler
qu'à l'époque les seuls journaux existants en Côte-d'Ivoire leur appartenaient.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 121

et de la conduite des luttes de masse afin de se rendre


mieux à même d'affronter la barbarie coloniale.
Henri Douzon n'était pas un militant du PDCI-RDA,
mais seulement membre du collectif des avocats qui défendi­
rent les patriotes emprisonnés après le coup du 6 février.
Voici ce qu'il écrivait, juste avant sa mort, à propos d'une
tout autre affaire, mais sans pouvoir s'abstraire de son expé­
rience de ces temps-là :

« J'ai appris, au retour de ceux dont les pyjamas

rayés ne dissimulaient pas la détresse physique, ni le


visage, l'épuisement moral, que, de toutes les consé­
quences de la volonté d'exercer la domination étrangère
- cet aspect de l'impérialisme -, la plus barbare, féroce
et meurtrière avait nom racisme.
Ce n'est pas en défendant les patriotes malgaches -
découverte qui me fit communiste -, ni les patriotes
africains, ni les combattants algériens de la libération
nationale, que cette conviction s'est émoussée (42). »

Pour ces communistes, le combat du peuple ivoirien


était une partie de leur propre combat. Les condamner
parce qu'ils y ont pris part, c'est condamner les patriotes
ivoiriens aussi. Ils étaient, en ces temps, l'honneur de la
France en Côte-d'Ivoire et aussi une part de l'honneur de la
Côte-d'Ivoire. Ce ne sont pas les Bernard Dadié, les Coffi
Gadeau, et tant d'hommes et de femmes dont l'histoire n'a
pas retenu le nom, qui diront le contraire (43) !
Jusqu'à ce que la nouvelle du désapparentement
devienne publique, les principaux responsables du PDCI­
RDA, en particulier les prisonnier'l de Bassam, n'ont pas vu
dans l'alliance qui venait d'être rompue la cause de leurs
malheurs. Bien entendu, on savait que l'amitié et la coopéra­
tion entre patriotes ivoiriens et démocrates français enrageait
les colonialistes, mais, loin d'en avoir honte, on s'en glori-

(42) Lettre parue dans L'Humanité du 8 octobre 1982.


(43) Aujourd'hui même, et dans l'organe officiel du parti unique obligatoire,
un journaliste peut s'exclamer, après avoir lu Carnet de prison : • Il y a une chose
qu'il faut souligner pour terminer : on voit, en lisant le carnet de B. Dadiê, l'êtroi·
tesse des liens qui unissaient le PCF et le RDA. Dommage qu'il n'y ait pas eu de
renseignements sur les raisons du dêsapparentement de 1951. • K.K. MANJUSU,
Fraternité-Matin, 08-12-1981. Beaucoup d'ivoiriens se sont sans doute posê la
même question.
1 22 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

fiait. Cela apparaît clairement à la lecture du Carnet de


prison. A la fin de ce livre, qui est la meilleure source à ce
jour pour connaître ce qui est advenu à la Côte-d'Ivoire de
ces années-là, la nouvelle du désapparentement, notée dans
un style de télégraphiste dont la sécheresse surprend chez ce
chroniqueur d'habitude lyrique, fait l'effet d'un couperet qui
s'abat sur la plume et la brise :

« Désapparentement du groupe parlementaire RDA


d'avec le groupe communiste.
« Le jugement du 22 mars est cassé (44). »

Bien des mois après la rupture, F. Houphouët lui-même


n'évoquait la période de sa coopération avec les élus du
PCF qu'avec le plus grand respect :

« ... Je mets mes collègues en garde contre ces atti­


tudes qui consistent à injurier ceux avec lesquels, à un
certain moment, dans l'intérêt exclusif de nos popula­
tions, on a cru devoir collaborer, comme c'est notre
cas (45). »

Cette attitude prouve au moins que ni les élus du RDA,


ni a fortiori les masses RDA, n'avaient aucun grief contre
les communistes qui fût de nature à justifier la rupture de
l'alliance alors, ou l'anticommuniste bêlant d'aujourd'hui.
Le 28 septembre 1963, entre la mise hors la loi d'un
parti communiste mythique et l'appel au meurtre des pri­
sonniers de Yamoussoukro, Philippe Yacé révéla qu'en 1951
beaucoup de dirigeants du PDCI n'ont pas « approuvé
l'orientation imprimée alors au parti par le président Félix
Houphouët-Boigny » (46). Quelques années plus tard, l'inté­
ressé lui-même confiait, dans une interview à Afrique
nouvelle :

« En ce qui concerne les militants de la Côte-d'Ivoire,


ils ont approuvé le désapparentement. Mais nous nous

(44) B. DADŒ, op. cit., p. 186. Voir aussi M. EKRA : « C'est ainsi qu'ils (les
prisonniers de B assam) désapprouvèrent d' emblée le projet de
désapparentement. . •, in Conférence de Sikensi, déjà cité.
.

(45) G. CHAFFARD, Carnets secrets de la colonisation, t. 1, p. 130.


(46) Bulletin AIP spécia� 28-9-1963.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 123

apercevons, un peu tard, que certains d'entre eux ne


l'ont fait que du bout des lèvres. »

Le désapparentement doit être analysé avant tout comme


l'abandon de la voie de la lutte de masse pour obliger le
pani colonial à respecter en Côte-d'Ivoire les lois votées par
les assemblées de la République française. Et c'est aussi, par
voie de conséquence, l'abandon même des objectifs du
PDCI-RDA qui ne pouvaient être réalisés que par ce
moyen.

cc Au service de la France »

Tout comme l'alliance parlementaire avec les commu­


nistes répondait à une nécessité politique concrète, la rup­
ture de l'alliance fut la conséquence d'un choix politique
fondé en réalité sur les intérêts de classe d'une fraction du
PDCI-RDA dont le président du SAA était le représentant
le plus typique.
S'il est un reproche qu'on ne peut pas faire à F. Hou­
phouët, c'est d'avoir été inconstant dans le choix de son
camp. Déjà quand il n'était que chef de canton et proprié­
taire terrien, il ne cachait pas son mépris pour ceux à qui il
devait sa richesse. Il se voulait plus colonialiste que l'admi­
nistration coloniale elle-même (47).
A l'aube de sa prodigieuse carrière, le 19 avril 1945, il
adressait une circulaire aux délégués régionaux de la coopé­
rative des planteurs dans laquelle on peut lire :

« Refusez comme adhérents tout Africain ne possé­


dant pas au moins deux hectares de caféiers, ou trois
hectares de cacaoyers en rapport.
« Faites comprendre aux camarades que liberté du
travail ne signifie pas liberté de paresse. Chacun d'eux
doit donner en fin d'année, par son apport à la coopéra­
tive de vente, la preuve de son rendement. Vous voudrez
bien me signaler les difficultés rencontrées afin que je

(47) Voir ci-dessus, chapitre 2, note 11.


124 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

puisse saisir le cas échéant Monsieur le chef de la


colonie (48). »

Cette circulaire révèle trois choses. En premier lieu on


observe que, sous la houlette de F. Houphouët, l'organisa­
tion des planteurs africains s'exprim� comme un rouage de
l'administration en place. En deuxième lieu, que cette orga­
nisation se considère comme une corporation élitiste et
fermée qui professe à l'endroit des petits planteurs le même
mépris que les colons. En troisième lieu, qu'elle ne cherche
pas, alors, à s'appuyer sur le vaste mouvement de protesta­
tion qui avait déjà éclos dans ces milieux comme en atteste
cet extrait d'un rapport officiel :

« La résistance au recrutement crée un mauvais état

d'esprit, une indiscipline grandissante dans les familles,


vis-à-vis des chefs maintenant notre autorité, car nous
avons perdu la confiance de la masse et même des chefs
( ) Les hommes les plus dociles, les plus raisonnables,
...

les plus soumis, sont devenus réceptifs à n'importe


quelle propagande subversive (49). »

Ce refus de prendre en compte le mouvement anticolo­


nialiste n'est pas la conséquence d'un aveuglement, mais
une position fondamentale puisque l'évolution des événe­
ments et, en particulier, l'hostilité grandissante des colons à
toutes formes de changement du système colonial ne la
modifiera pas de manière significative. Lorsque la perspec­
tive des premières élections dans le pays a donné aux masses
en mouvement un véritable pouvoir d'arbitrage dans la lutte
engagée entre les ultras du parti colonial, soutenus par les
soi-disants progressistes, et les planteurs réformistes dont il
était le champion, F. Houphouët sut profiter de cet avan­
tage en se plaçant du bon côté. Mais les appels incessants
qu'il adressait aux prétendus progressistes traduisaient aussi
une répugnance certaine à se lier de trop près à un mouve­
ment dont les tendances radicales s'affirmaient de jour en
jour. De même sa manie de se réclamer d'un Kouassi Ngo
qui fut assassiné sous Angoulvant par un patriote

(48) P.-H. SIRIEX, op. cit., pp. 55-56.


(49) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 55.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 125

baoulé (50) qui lui reprochait sa collaboration avec les con­


quérants.

Tout en recherchant le soutien des masses anticolonia­


listes, F. Houphouët n'oubliait pas de proclamer son allé­
geance à la France coloniale.
Dans la profession de foi du candidat à l'élection du
2 1 octobre 1945 on peut lire :

« Mon oncle est mon bravement au service de la

France. C'est le même sang utérin qui coule dans mes


veines. Bon sang ne peut mentir. Petit neveu de sangui­
naires roitelets nègres, j'appaniens à la race de ceux qui,
durant des siècles, avant l'arrivée des Français, ne con­
naissaient et n'admettaient d'autre loi que celle du plus
fon (51). »

Cet extraordinaire discours d'un ancien combattant par


hérédité utérine a dû faire se retourner dans leur tombe
ceux des vaillants défenseurs de l'indépendance du pays
baoulé qui, avant de tomber sous les balles des
« pacificateurs >>, avaient eu le loisir d'apprendre la langue

de Déroulède. Pour ce qui est des contemporains, on a su,


après sa mort, le mot acidulé de Jean-Baptiste Mockey le
jour de sa première rencontre avec le président du SAA.
Selon M. Ekra, J.-B. Mockey aurait déclaré tout de go à
F. Houphouët qu'avant de le rencontrer, il se méfiait de lui.
Cette révélation prend tout son intérêt quand on sait que les
relations entre les deux hommes n'ont été qu'un orage per­
pétuel entrecoupé de rares et brèves accalmies (52).
Cette déclaration d'allégeance tout à fait digne d'un chef
de canton zélé et content de l'être, mais aussi le style que
F. Houphouët avait donné à son activité de président du
Syndicat agricole africain, avait, certes, de quoi susciter la
méfiance des patriotes résolument anticolonialistes et politi­
quement motivés qui avaient rallié le PDCI-RDA. Mais ces
étranges paroles ne correspondaient pas plus à l'état d'esprit

(50) Ce hêros s'appelait Allangba.


(51) B. DADIÊ, Carnet de prison, annexes, p. 262.
(52) Mathieu EKRA, oraison funèbre de J.·B. Mockey.
1 26 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

qui régnait alors parmi les masses ivoiriennes en général,


état d'esprit qui constituait une véritable résurgence des sen­
timents qui, au temps d'Angoulvant, sous-tendaient l'irré­
dentisme des populations de la région. Même si on admet
que les conditions de l'époque - ne serait-ce que la néces­
sité de tenir compte de la position délicate du gouverneur
Latrille - obligeaient, d'une certaine manière, à cette suren­
chère loyaliste, on ne peut pas, cependant, ne pas constater
la disproportion entre les proclamations légalistes du can­
didat et ses réfèrences à la lutte des masses ivoiriennes qui
se déroulaient sous ses yeux.
F. Houphouët a eu le grand mérite, grâce à son sens
aigu des situations, de favoriser l'unification des deux prin­
cipaux courants anticolonialistes de l'époque, éclos spontané­
ment et indépendamment de son action personnelle, l'un
dans les villages, l'autre dans les villes. Cependant il paraît
vraisemblable que son adhésion aux implications politiques
du mouvement était tout aussi tactique que le repli qu'il
effectua cinq ans plus tard.
Devenu député, il gagna beaucoup de prestige en atta­
chant son nom à la loi sur la suppression du travail forcé. Il
avait dû de jouer ce rôle à l'alliance parlementaire de la plu­
part des élus africains avec les élus communistes, alors le
plus important groupe au Palais-Bourbon, alliance sans
laquelle la représentation africaine eût été réduite au silence
et à l'inaction. Ce fut sa période révolutionnaire, pendant
laquelle il ne fut point avare de déclarations à la louange
des communistes. Dans l'une d'elles, il disait :

« Le dévouement et le désintéressement avec lesquels

les élus communistes, les fonctionnaires communistes


accomplissent leur mission ou leur tâches quotidiennes
ont conquis le cœur des Africains. Les communistes, en
méprisant l'argent corrupteur, ont conquis la confiance
de cette masse africaine écrasée par les cupides et sangui­
naires serviteurs de l'argent (53). »

Mais à bien y regarder, cette période non plus ne


manqua pas d'ambiguïtés. Le comportement de F. Hou-

(53) B. DADIÉ, op. cit., p. 275.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 127

phouët à l'époque du congrès de Bamako est celui d'un


homme qui semble vouloir, coûte que coûte, éviter le tête-à­
tête avec l'aile radicale du mouvement anticolonialiste. C'est
la raison pour laquelle il tenta l'impossible pour embrigader
Fily Dabo Sissoko alors que ce dernier était notoirement
hostile au projet, et d'ailleurs complètement asservi au
ministre des colonies. Et c'est pour la même raison qu'avant
d'aller à Bamako il avait tenu à faire l'unité avec les pré­
tendus progressistes ivoiriens qui ne l'y suivirent que parce
qu'ils ne s'attendaient pas à ce que le congrès exprime une
résolution anticolonialiste aussi affirmée. Cependant, en bon
politique, il s'est bien gardé alors de se décrocher du mou­
vement populaire qui le portait.
C'est à la charnière des années 1948-1949 que le prési­
dent du RDA déploya tout son talent d'acrobate politique
de génie. Le Comité de coordination de Dakar et le
Deuxième congrès du Rassemblement ont implicitement
condamné le marchandage de Dimbokro. Rien n'indique que
F. Houphouët a beaucoup lutté pour y défendre son projet
de retournement d'alliance. Au contraire ! A Dakar et à
Treichville il fit plus que d'être d'accord avec la majorité, il
fit de la surenchère :

« Le Congrès de Bamako a défini les apparentements

et non les volte-faces ( ) Il est regrettable que des cama­


...

rades n'aient pas cru devoir étudier les moyens oppres­


sifs du capitalisme avec lequel on ne peut composer.
Étions-nous liés aux communistes en 1 945 pour que la
réaction nous combatte ? Avec elle, il suffit de parler des
intérêts de la masse, de poser les problèmes sous leur
vrai jour pour subir ses assauts. Apithy sait-il qu'on
assassine partout des hommes pour leur foi
démocratique ? Je veux croire qu'Apithy, parce que
coupé de la masse africaine, reconsidérera sa position, car
à l'heure actuelle les problèmes sont tels qu'il n'y a pas
de neutralité possible (54). »

Au congrès de Treichville, en janvier 1949, moins d'un

(54) PV de la réunion du CC, octobre 1948. Cité dans la Deuxième lettre


ouverte à Félix Houphouët-Boigny, p. 1 1 5.
128 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

mois avant le coup du 6 février, c'est sur sa proposition que


fut adopté le point de la résolution politique qui énonce :

« ( ) Le Congrès rêaffmne ( ) la position du RDA


... ...

qui, devant l'êvidence de la division du monde en deux


camps, marque le libre choix du camp dans lequel il se
range : le camp des dêmocrates et des hommes de pro­
grès qui porte en lui l'avenir de l'humanitê ( .) Il..

exprime sa foi dans l'alliance des peuples d'Afrique noire


et du grand peuple de France qui, avec à sa tête sa
classe ouvrière et son parti communiste, lutte avec cou­
rage et confiance pour son indêpendance nationale contre
l'impêrialisme amêricain (55). »

Auparavant, en septembre 1948, F. Houphouët mena


personnellement une campagne de discours en faveur de
l'apparentement à travers la Côte-d'Ivoire, « campagne clô­
turée par une réunion des secrétaires généraux des sous-sec­
tions tenue à Treichville fin septembre 1948 et au cours de
laquelle, sur (sa) proposition, le principe de l'apparentement
fut adopté à l'unanimité ».
La suite des événements a montré que le député de la
Côte-d'Ivoire n'avait pas, pour autant, renoncé à son projet
solitaire. Il est d'ailleurs douteux qu'il avait gardé, par rap­
port à Béchard, assez de liberté pour pouvoir se dédire.
Mais le président du RDA ne voulait probablement pas
affronter la majorité de son mouvement dans la position de
faiblesse où il s'était jeté.
Depuis la fondation du RDA qui l'avait porté à la prési­
dence de son Comité de coordination, organisme fédéral, le
député de la Côte-d'Ivoire ne tenait plus rien en Côte­
d'Ivoire même. Le PDCI, dirigé nominalement par son ami
A. Denise, était en réalité dominé par les jeunes turcs tels
que J.-B. Mockey. Cette situation était conforme au niveau
atteint alors par la lutte des masses et à l'orientation résolu­
ment révolutionnaire - et non plus réformiste - du mouve­
ment. F. Houphouët n'y pouvait rien, statutairement par­
lant. Il ne pouvait agir sur le PDCI qu'au travers du
Comité de coordination du RDA dans lequel il était mainte­
nant en minorité. Il ne pouvait rompre publiquement avec

(55) G. D'ARllOUSSIER, op. cit., p. 16.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 129

l'aile marchante du mouvement parce qu'il savait que les


masses, au point où en était l'engagement, ne l'auraient pas
suivi. C'était une situation bloquée. Et c'est pour la dénouer
à son avantage qu'il avait accepté le marché de Béchard,
tout en sachant probablement que cet accord revenait à
accepter la destruction du RDA.
Et ce fut l'opération du 6 février.

Double jeu ou incompétence ?

Pendant toute cette affaire, le comportement public du


député de la Côte-d'Ivoire fut littéralement au-dessous des
nécessités évidentes de la lutte des masses solidaires des
militants emprisonnés, sans parler de ce que son honneur de
héros légendaire exigeait. En outre, que ce soit double-jeu
ou incompétence, son comportement fut souvent irrespon­
sable dans la mesure où, en ne se décidant pas à prendre un
parti déterminé, et en laissant croire qu'il approuvait et sou­
tenait la ligne générale actuelle du mouvement, il aida aussi,
alors même qu'il ne le voulait pas, à le pousser en avant.
Tout au long de l'année 1 949, et même au début de
1950, au plus fort de l'épreuve de force entre les masses
quasi insurgées et les autorités françaises, quand des dizaines
d'ivoiriens privés de leurs chefs et de directives mouraient
courageusement sous les balles des colonialistes, F. Hou­
phouët ne tarissait pas d'éloges sur le courage et l'abnégation
des militants. Il se réjouissait de leurs effets sur le moral de
l'adversaire. Mais il le faisait uniquement, soit dans des let­
tres personnelles, soit dans des réunions en tout petit comité,
pour ainsi dire privées. De sorte que, si ses correspondants
ou ses rares auditeurs ont pu croire qu'il suivait avec passion
ou qu'il soutenait le mouvement, il n'en était en réalité, et
au mieux, qu'un observateur intéressé, un journaliste.
Voici, classées par ordre chronologique, quelques-unes
des appréciations que les luttes de l'époque lui inspirèrent :

5 mai 1949

« Beaucoup d'arrestations, certes, beaucoup de desti-


1 30 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

tutions ou suspensions de chefs RDA, mais la situation


politique plus qu'excellente. Nous n'avons plus de
canes. Nous éléverons une statue à Péchoux. Notre meil­
leur agent de propagande (56). »

11 septembre 1949

« Madame Ouezzin a fait du beau travail ici. Tu


seras fier comme nous le sommes tous ( ... ) L'immense
rassemblement spontané de toutes les femmes d'Abidjan,
l'importante manifestation devant le Palais de justice de
Bassam ( ... ) a eu une forte, heureuse, salutaire répercus­
sion sur les milieux colonialistes (57). »

4 novembre 1949

« Monsieur Péchoux n'a point la confiance de la


population tant européenne qu'africaine ; les Européens
étant eux-mêmes de plus en plus effrayés par cette vaine
et sauvage répression qui ne fait que semer des ferments
de haine dans le milieu africain ( ... ) Le RDA est plus
vivant que jamais ; dans ce pays assoiffé ou avide de jus­
tice, de liberté, de paix et de pain (58). »

Au cours de la conférence du 25 au 29 novembre 1949


qui adopta l'initiative d'Anne-Marie Raggi, F. Houphouët
déclara :
« On ne peut rien faire d'essentiel sans agir en bloc...
en cas d'arrestation des dirigeants du RDA, il faut pro­
tester en masse. On ne peut pas arrêter tout le
monde (59). »
Devant la première réunion du Comité féminin du
PDCI-RDA, il déclara :
« C'est grâce à votre action combative, à votre prise
de conscience, à votre exemple de femmes décidées, que
le pays a pu faire entendre sa voix (60). »

(56) Lettre à G. D'ARBOUSSIER. Citêe par le destinataire, op. cit., p. 23.


(57) Lettre à Ouezzin Coulibaly. Citée par H. DIABATÉ, op. cit., p. 31.
(58) G. D'ARBOUSSIER, op. cit., p. 24.
(59) H. DIABATÉ, op. cit., p. 33.
(60) H. DIABATÉ, op. cit., p. 31.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 131

Au cours d'une réunion à Bassam, le soir du 24


décembre 1949 :
« Il remercia les femmes pour leur action courageuse,

leur demanda d'accepter de retourner à Abidjan où la


lutte devait continuer (6 1). »

5 janvier 1950

« •••Notre organisation en profondeur, la volonté de


lutte de la masse galvanisée par la politique antidémocra­
tique de cet arriviste, nous permettent de dominer la
situation. Nous vaincrons (62) . » ..

En avril de cette année, quelques mois seulement avant


de se jeter dans la voie qui allait le mener à l'anticommu­
nisme d'aujourd'hui, il alla en personne présenter « le salut
fraternel des populations africaines en lutte contre le
colonialisme » au XIIe congrès du PCF (63).

* *

On fait grand bruit à propos d'une tentative d'arrestation


du député de la Côte-d'Ivoire après la tuerie de Bouaflé. Ce
mauvais vaudeville ne fut vraisemblablement qu'une diver­
sion pour couvrir l'assassinat du sénateur Biaka Boda ou
pour donner le change à ceux qui ignoraient que F. Hou­
phouët traitait secrètement avec le haut-commissaire
Béchard. Peut-être aussi s'agissait-il d'un coup monté par les
adversaires d'une solution négociée, ceux qui demandaient
« dix mille morts » et qui n'avaient pas encore leur compte,
pour bloquer cette issue. On sait que « la solution
Mitterrand », qui s'imposa quelques mois plus tard, ne plut
pas tout de suite à tout le monde parmi les acharnés du
parti colonial. Quoi qu'il en soit, cela ne change rien au fait
que, vivant et libre, le président du RDA fut plus utile aux

(61) H. DIABATÉ, op. cit., p. 51.


(62) G. o·AiœoussmR, op. cit., pp. 24-25.
(63) E. Mn.CENT, op. cit., p. 53.
132 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

colonialistes dans leur entreprise contre l'aile marchante du


mouvement que s'il était en prison ou mort.
On constate en effet que pendant cette période où les
Ivoiriens les plus obscurs et les moins influents étaient
repérés par les sbires de Péchoux jusqu'au fond de la
brousse pour peu qu'ils fussent mêlés aux activités du
PDCI-RDA, F. Houphouët lui-même n'est sérieusement
inquiété à aucun moment. L'immunité parlementaire
n'explique pas tout dans cette période où on pouvait massa­
crer impunément un parlementaire en mission !
Ce miracle lui permit de se dédier à un véritable travail
de démoralisation de ce qui était censé être ses troupes.
C'est à l'occasion de la grève de la faim des « Huit » qu'il se
dépensa le plus. Sans tenir aucun compte du fait que cette
action était un puissant stimulant de la lutte des masses, il
exigea et il obtint son interruption par une activité souter­
raine inlassable dans laquelle il parvint à entraîner des gens
qui y répugnaient manifestement, tels Coffi Gadeau. Les
« Huit » eux-mêmes, qui avaient décidé leur grève de la faim

sans consulter personne, tombèrent dans le piège du forma­


lisme « démocratique >>, après une courte résistance, au
moment où F. Houphouët sapait adroitement ce pilier du
mouvement anticolonialiste ivoirien.
L'absence d'un organe de presse propre au PDCI favori­
sait cette activité de sape. On trouve la note suivante dans
Carnet de prison, à la date du 2 février 1950 :

« Le Comité directeur décide la création d'un bulletin

quotidien d'information ( ) Dieu merci, on commence à


...

saisir l'importance de la presse dans un mouvement tel


que le nôtre ( ... ) Oui, il nous faut inonder le peuple de
nouvelles, d'informations. Il doit tout savoir ( . . ) Il faut
.

le tenir en haleine ; l'obliger à travailler, à s'informer, à


nous aider dans la chasse aux abus, aux scandales, à
laver les écuries et à flanquer dehors les mauvais che­
vaux...
« Le "Démocrate" est né (64). »

Les rédacteurs du Démocrate s'inscrivirent d'emblée dans


la ligne des partisans de la lutte de masse et de l'internatio-

(64) B. DADIÉ, op. cit., pp. 166-167.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 133

nalisme. Ce projet, l'accueil qui lui fut fait à la prison de


Bassam et l'orientation constante du journal, permettent de
penser que les adversaires de la ligne capitularde tentèrent
alors de porter le débat qui les opposait aux autres en dehors
du cercle étroit des instances dirigeantes du mouvement afin
de le faire arbitrer par les masses qui l'auraient certainement
tranché en leur faveur. En tout cas ce projet ne peut avoir été
conçu par F. Houphouët qui avait, tout au contraire, le plus
grand intérêt à ce que le débat ne devienne pas public.
N'est-ce pas ce souci qui lui commanda, le 30 janvier et
le 6 février 1949, d'empêcher Étienne Djaument de
« dévoiler, comme il le promettait, les dessous du RDA et
de ses dirigeants » ?
S'il n'est pas possible d'affirmer qu'il participa lui-même,
et en toute connaissance de cause, à la préparation ou à
l'enclanchement de la provocation, son engagement per­
sonnel le 30 janvier et le meeting qu'il tint à la suite de cette
journée y ont beaucoup contribué. Albert Paraiso, dans la
déclaration qu'il fit devant les Assises de Bassam rapporte :

« Pendant une réunion au pied-à-terre des parlemen·

taires le I•r février 1 949, ( ...) Monsieur Houphouët a


expliqué les raisons qui ont motivé le non-renouvelle­
ment du mandat de conseiller de la République du sieur
D et qui ont empêché le Comité directeur de rendre
...

publiques ces raisons. Puis il a été question de la confé­


rence du 30 janvier au cours de laquelle D . a injurié . .

nos dirigeants, nos parlementaires nommément désignés.


Et Houphouët de conclure en demandant si nous allions
continuer à admettre ainsi qu'on insulte nos dirigeants et
qu'on leur refuse le droit de réplique ? Unanimement
nous avions répondu : Non ! C'est alors, que d'un
commun accord, nous avions décidé :
1) Qu'à l'avenir, dans toutes réunions publiques si
un orateur injurie nos dirigeants, nous demanderons à
apporter la contradiction.
2) Qu'en cas de refus, nous ferons du chahut pour
empêcher cet orateur de continuer à proférer des injures.
Nous estimons que c'est notre droit le plus absolu
conforme à la loi" (65). »

(65) A. PARAISo, déclaration aux Assises de Bassam, mars 1950. B. DADIË, op.
cit., p. 198.
1 34 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

La question pathétique du président du RDA a été


perçue par les militants comme une directive sans ambiguïté
donnée en vue de troubler la prochaine réunion de son rival
prévue cinq jours plus tard. F. Houphouët avait-il une
raison particulièrement impérieuse d'empêcher E. Djaument
de parler ? On pourrait le croire quand on sait que dans
cette même période il y avait d'obscurs marchandages entre
les deux hommes et entre eux et les autorités coloniales.
B. Dadié déclara aux Assises :

« D . . . le 14 novembre n'avait pas été réélu conseiller

de la République. Tous ses rêves donc s'écroulaient.


Faut-il partir du RDA ? Faut-il rester au RDA ? Il
balance, calcule, hésite. .. Il rompt sans rompre, toute­
fois... Il veut rester au RDA mais demander à ce que
Monsieur Houphouët lui donne 600 000 francs pour se
payer un camion ( . .. ) Monsieur Houphouët promet ( . . . )
Mais D . . . est pressé ( .. .) Entre temps, son ami Péchoux
arrive ( .. .) Monsieur D .. . a une camionnette chevrolet et
le 24 janvier il donne sa démission. Nous apprenons
qu'il fera une conférence le 30 (66)... »

On est en droit de s'interroger si le leader du RDA n'a


pas lancé ses troupes à l'assaut des réunions d' Étienne Djau­
ment parce qu'il n'a pas pu acheter son silence, Péchoux
ayant fait monter les enchères de manière à empêcher les
deux hommes de mettre fin à leur rivalité.
Il existe au moins un indice que des tractations eurent
lieu entre Houphouët et le gouverneur Péchoux. Et cet
indice se trouve dans une lettre que le premier adressa à G.
d'Arboussier le 5 mai 1 948, c'est-à-dire le mois suivant
l'entrevue de Dimbokro. L'auteur de la lettre y exhale sa
rancœur contre la duplicité du gouverneur. C'est la plainte
d'un contractant floué :
« Péchoux est cynique. Je viens de découvrir son jeu dia­

bolique. C'est une vipère à ne pas épargner, un homme pire


qu'un de Mauduit ou un Toby. C'est la fourberie faite
homme. Mourgue lui-même ne lui arrive pas aux
chevilles (67). »

(66) B. DADIÉ, op. cit., p. 209.


(67) G. D'ARBOUSSIER, op. cit., p. 20.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 135

Quelqu'un a défini la provocation comme le fait de


mettre en présence une allumette et un baril de poudre, les
deux ignorant qu'ils sont un danger mortel l'un pour
l'autre. En se compromettant dans des marchandages lou­
ches avec Béchard et avec E. Djaument, puis en tentant
l'impossible pour ne pas être dévoilé, le président du Ras­
semblement n'a-t-il pas contribué, même sans le vouloir, au
succès de la provocation du 6 février 1949 ?

Lorsque le procès des militants RDA s'ouvrit en mars


1950, F. Houphouët n'avait pas encore gagné la partie. Les
principaux accusés organisèrent leur défense de telle sorte
que les débats dans l'enceinte du prétoire n'étaient que le
prolongement des manifestations de masse qui avaient lieu
dans les rues et sur la lagune de Bassam.
Mathieu Ekra, qui fut le premier à prendre la parole,
dit :

« Le colonialisme, cet avorton hideux de l'impéria­


lisme, ne vit et ne prospère que sur le fumier des cada­
vres humains. La liberté et l'abondance sont incompati­
bles avec les intérêts des banques et du gros
commerce (68). »

F. Houphouët refusa sa caution et son appui moral à


cette forme de défense qui exaltait la lutte de masse et la
solidarité des forces anticolonialistes dans l'Union française
et dans le monde. Le silence du député de la Côte-d'Ivoire
fut très remarqué, d'autant plus que les inculpés invo­
quaient sans cesse son nom avec l'affection des fils pour un
père. La signification de ce silence n'échappa pas aux
observateurs ; c'était le mutisme inexorable de César renver­
sant son pouce pour mettre fin aux cris suppliants du gla­
diateur terrassé. René Arthaud écrivit à ce propos :

« Ce témoignage capital qui pourrait être d'un


secours inestimable pour les accusés, Houphouët ne le
reproduit pas devant la cour d' Assises d'Abidjan. S'il
l'avait voulu, il lui aurait suffi de demander aux avocats
de la défense de le citer comme témoin pour produire à

(68) B. DADIÉ, op. cit., p. 192.


1 36 FÉLIX HOUPHOU�T ET LA CÔTE-D'IVOIRE

la barre de la cour d'Assises le récit qu'il fit devant la


commission parlementaire d'enquête ! Il ne l'a pas voulu,
il a préféré se taire et assister muet à la condamnation de
ses camarades (69). »

Ce silence, à bien y réfléchir, n'a rien d'étrange. Tout le


comportement de F. Houphouët depuis sa rencontre avec
Béchard l'explique. Et, à l'inverse, son silence éclaire bien
des points de son comportement ultérieur : jusqu'au dernier
moment, il laissa croire qu'il irait témoigner. « La défense
me cite au procès. Je vais préparer ma déposition au procès
de la répression colonialiste (70) » écrivait-il à G. d'Arbous­
sier le 22 janvier 1950. Mais le 22 mars il annonça à
Me Willard que son état de santé l'obligeait à quitter la
Côte-d'Ivoire pour se rendre à Paris.
Depuis le 6 février F. Houphouët n'a pris publiquement
aucune position qui pût le trahir aux yeux du peuple RDA
ou inquiéter ceux qui l'avaient circonvenu en secret. A
Bassam, il n'aurait pu adopter qu'une position sur deux pos­
sibles ou bien se découvrir comme un adversaire résolu de
la lutte positive et un ami du compromis ; ou bien dévoiler
le mécanisme de la provocation. Aucune des deux positions
ne pouvaient convenir aux colonialistes. Ils avaient donc suf­
fisamment de raisons pour escamoter ce témoin gênant en le
faisant voyager, car il était utile de le conserver et de le
ménager en vue CFautres opérations.

La rédemption de F. Houphouët

Le procès terminé et les trublions bel et bien bouclés, le


reste du programme put commencer. En septembre 1950,
F. Houphouët rencontra le président du conseil René Pleven
après un long conditionnement auquel avaient été préposés
le gouverneur Siriex et le ministre de la France <l'outre-mer,
François Mitterrand. Au moment où le président du RDA
pénètre dans le bureau du président du conseil, celui-ci pos-

(69) Cité par L. GBAGBO, Côte-d'Ivoire p. 100.


. • .,

(70) G. D'ARBOUSSIER, op. cit., pp. 25-26.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 137

sède une lettre transmise par le ministre. Georges Chaffard


a raconté la genèse de cette lettre :

« Houphouët soumet à Mitterrand le texte d'une


lettre dans laquelle le président du RDA déclare accepter
le cadre de l'Union française. Trois fois de suite, le
ministre lui demande de modifier le texte, pour le rendre
plus acceptable par la majorité gouvernementale. La qua­
trième mouture, celle que va signer Houphouët, porte
sur le brouillon des corrections de la main même de Mit­
terrand, qu'Houphouët a acceptées (71). "

Ensuite, rapporte Siriex lui même : « Les quelques trois


quarts d'heure de l'entretien furent remplis par l'exposé du
chef du RDA (72). » Après quoi Pleven relança le pauvre
solliciteur vers les échelons inférieurs pour terminer l'opéra­
tion. Ainsi commença la rédemption de F. Houphouët, mar­
quée par le désapparentement, la cassation du jugement du
22 mars 1950, et le retour en Côte-d'Ivoire dans le sillage,
sinon dans les bagages du ministre de la France d'outre-mer.
Les Ivoiriens furent surpris de voir débarquer leur
député en compagnie d'un membre du gouvernement fran­
çais dont les représentants sur place étaient ses ennemis
jurés. C'était sa première apparition en public depuis le
30 janvier 1 949. Ils furent plus étonnés encore quand ils le
virent à la tribune officielle aux côtés de Péchoux, ce gou­
verneur sanguinaire, abhorré par les populations.
On ne voit jamais de photographies de F. Houphouët
datant de cette époque, et pour cause ! Ceux qui lisaient les
journaux se souviennent d'un homme au maintien gauche et
au regard fuyant. La crise du RDA, devenue publique seule­
ment en 1 952, à la suite de la première lettre ouverte de
Gabriel d'Arboussier, n'était pas encore connue du grand
public. Le peuple RDA ne pouvait donc pas savoir ce que
signifiaient cette apparition et cette gêne.
Cependant les populations étaient toujours sous le coup
du « péchoutage ». Les militants RDA remplissaient toujours
les prisons. La menace d'une arrestation pesait sur nombre
de gens coupables d'être RDA. Toute activité politique était

(71) G. CHAFFARD, op. cit., p. 124.


(72) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 128.
138 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

interdite comme avant 1945, ce qui soulignait le caractère


paradoxal de cette apparition.
C'est, probablement, le seul exemple dans l'histoire où
le principal dirigeant d'un parti politique, présenté en outre
comme la véritable incarnation de ce parti, a reçu les hon­
neurs publics dans le temps et à l'endroit mêmes où
l'ensemble de son parti était persécuté.
Le peuple d'Abidjan réserva aux visiteurs la même
réception qu'à Péchoux, Béchard ou Marc Ruccart au plus
fort des événements de 1949- 1950.

« Chaque fois que le cortège officiel traversait Treich­

ville, ( . ) un silence écrasant se faisait, les passants ren­


..

traient dans les magasins et dans les maisons ; des


groupes de vieillards et de jeunes gens, assis en demi­
cercle devant les portes, tournaient ostensiblement le dos
à la rue (73). »

C'est ainsi que, tout en ignorant le fond des choses, le


peuple RDA marqua, pour la première fois, sa désapproba­
tion de la nouvelle orientation de F. Houphouët. A partir de
ce jour, la vie politique en Côte-d'Ivoire cessa d'être ce
qu'elle avait été entre 1945 et 1950.

* *

Jusqu'au retournement de F. Houphouët, le PDCI-RDA


était un parti profondément ancré dans les masses avec un
programme anticolonialiste avancé, des méthodes démocrati­
ques d'organisation et d'intervention et une direction collé­
giale.
Telles étaient les caractéristiques qui lui donnaient sa
force et qui le rendaient intolérable au parti colonial. Même
si, suivant en cela une opinion de A. Zolberg, on admet que
ces caractéristiques n'étaient pas encore achevées et ne pou­
vaient donc pas produire tous leurs effets, il n'en demeure
pas moins vrai que telles étaient les tendances affirmées du
mouvement, et qu'elles n'auraient pas manqué de se réaliser

(73) François Mrrn!R,RAND Présence française et abandon, Seuil, 1957, p. 197.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 139

si Péchoux n'avait pas été chargé de sa triste besogne ou si


F. Houphouët n'avait pas abandonné la lutte.
Un parti de ce type, même interdit et privé de sa direc­
tion, est capable de reproduire des cadres de remplacement
aptes à mener la lutte dans les conditions difficiles, à condi­
tion toutefois de continuer à fonctionner conformément à la
ligne générale de ses statuts et à ses objectifs. Dans le cas
du PDCl-RDA de ces années-là, le développement formi­
dable et tout à fait spontané de l'activité des femmes, dont
le rôle avait été minimisé jusqu'alors, en fut une preuve
éclatante (74).
A l'inverse, l'abandon du programme anticolonialiste, la
substitution du bon vouloir d'un seul à la direction collé­
giale et le renoncement aux actions de masse condamnaient
le PDCI-RDA à dépérir rapidement, laissant les populations
sans moyens de défense, et, par conséquent, le sort du pays ·

entre les mains du parti colonial.


Le président du RDA ne pouvait pas ignorer cette con­
séquence de sa démarche. Il agissait en toute connaissance
de cause en vue de sauvegarder les intérêts à court terme
des gros planteurs dont la prospérité est traditionnellement
liée au régime de la traite, donc au système colonial en
général. Les progrès de la lutte de masse et sa transforma­
tion progressive en une lutte révolutionnaire menaçaient les
intérêts des planteurs ivoiriens autant que ceux des colons
français. Bien après son « repli tactique >> , il devait
l'admettre.

« Aucun antagonisme profond ne sépare les colons

d'origine métropolitaine des Africains, sinon la barrière


de vains préjugés et de peurs insoupçonnées qu'il faut
combattre pour l'avenir commun (75). »

L. Gbagbo suggère que « l'orientation politique de la

(74) H. Diabatê écrit joliment à ce propos : • Ainsi, les incidents du 6 février,


qui ont eu pour conséquence l'emprisonnement des dirigeants du PDCI, favorisê­
rent l'organisation des femmes. La nécessité créa l'organe féminin du parti. » H.
DIABATÉ, op. cit., p. 31.
(75) Comité de coordination de Conakry, 1957. Il y aurait beaucoup à dire sur
cette notion, • les colons d'origine européenne qui donne à croire que, selon
•,

F. Houphouët, ils y en avaient d'une autre origine et qui, peut-être, n'êtaient


autres que ses amis et lui !
140 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Côte-d'Ivoire actuelle remonte aux choix faits par la bour­


geoisie agraire depuis les événements de 1949-1950 ». Cela
est malheureusement vrai. Mais il faut bien comprendre que
ces choix n'ont pas été « faits», mais qu'ils ont été imposés.
La seule initiative qui fut propre à F. Houphouët, c'est la
décision de décrocher du mouvement des masses insurgées.
On sait qu'il n'osa qu'après s'être mis à l'abri du parapluie
de Béchard. Ce qui s'en est suivi montre qu'il n'était plus,
dès ce moment, en position de choisir. A tel point que,
l'opération de retournement n'ayant pas suffi à calmer les
préventions du parti colonial à son égard, il a dû accepter
qu'on lui colle une doublure.
Voici comment Paul-Henri Siriex présente cette dernière
phase de l'opération, en s'efforçant, bien en vain, de la faire
paraître à l'avantage de son héros :

«Élu bien entendu président de l'Assemblée territo­


riale de Côte-d'Ivoire, il n'allait négliger aucun effort
pour assurer une collaboration aussi étroite que possible
avec les gouverneurs qui se succédèrent. Soucieux de res­
pecter scrupuleusement leur autorité sans jamais cher­
cher à empiéter sur elle, il avait commencé par
demander qu'un administrateur de la France d'autre-mer,
dûment désigné par le chef du territoire, fût détaché
auprès de lui pour assurer une liaison permanente et
efficace (76). »

En d'autres termes, on avait réduit F. Houphouët au


rôle et à la fonction d'un homme de paille au nom duquel
les gouverneurs successifs pouvaient agir directement à leur
guise. Assurément, il importe très peu de savoir si l'homme
de 1945 a lui-même demandé à être ainsi traité ou si, bien
plus vraisemblablement, cette condition lui fut imposée, car,
pour sa liberté d'homme politique, la conséquence est la
même.
C'est ce système, caractérisé par la mise sous tutelle de
F. Houphouët et son isolement des forces sociales qui agis­
saient dans le PDCI-RDA,, qui explique avant tout l'orienta­
tion et le fonctionnement du régime actuel, et non l'égoïsme
de classe de ce que L. Gbagbo appelle « la bourgeoisie

(76) SIRIEX, op. cit., p. 148.


LA GUERRE CONTRE LE RDA 141

agraire ». L'égoïsme de classe a certainement joué son rôle


dans l'abandon des traditions démocratiques du PDCI-RDA.
Mais on ne peut pas sérieusement soutenir que le rêve
d'hommes comme Joseph Anoma, Gabriel Dadié, Georges
Kassi, Lamine Touré, Djibril Diaby, Fulgence Brou, ni
même F. Houphouët à ses débuts, était, par exemple, de
créer Guy Nairay gouverneur à vie de la Côte-d'Ivoire !

L'idéal de Brazzaville

Le retournement de F. Houphouët réalisa d'une certaine


façon l'idéal de Brazzaville. Les recommandations de la con­
férence des administrateurs présidée par René Pleven, juste­
ment, ne visaient pas à libérer l'initiative des populations
africaines, toujours considérées comme de grands enfants ne
pouvant pas se passer d'un tuteur.

«•• • Pleven avait prévenu les délégués que "le pou­


voir politique (devait) être maintenu" : "Quelles que
puissent être les libertés locales ou les attributions d'une
institution fédérale, le gouvernement français se réserve
tant pour lui-même que pour ses représentants le droit
de choisir les hauts représentants de l'autorité ( ) Ainsi
...

l'initiative locale ou une institution représentative fédé­


rale ne mettront pas en danger ni ne diminueront
l'influence de la France sur son empire." (77) »

L'irruption des masses dans l'arène politique avait boule­


versé les règles du jeu colonial mis au point à cette occa­
sion. Cela était intolérable, mais c'était une réalité avec
laquelle il fallait compter.
On pouvait, soit briser à toute force armée le mouve­
ment anticolonialiste ivoirien comme en Algérie en 1945 et
à Madagascar en 1947, soit chercher à l'apprivoiser. Beau­
coup de coloniaux désiraient ardemment qu'on prît la pre­
mière voie, comme en témoignent les provocations et les
bruits alarmistes propagés dans les milieux européens. Cette

(77) Programme de la confêrence de Brazzaville. Rapport prêlêminaire. Citê


par AGERON, op. cit., p. 276.
142 FÉLIX HOUPHOuET ET LA CÔTE-D'IVOIRE

solution était, toutefois, pleine d'incertitudes de l'aveu même


du ministre de la France <l'outre-mer.
Les événements de 1949- 1950 ont révélé certaines parti­
cularités du mouvement anticolonialiste ivoirien qui faisaient
son originalité. Il ne s'agissait pas d'un soulèvement armé
ou d'un projet quelconque en ce sens, mais d'un mouve­
ment essentiellement pacifique, plus proche des campagnes
de désobéissance civique pratiquées avec succès dans les
colonies britanniques. Anne-Marie Raggi se référa à la Gold
Coast quand elle proposa le boycottage, et ce n'était pas for­
tuit.
Le mouvement de 1949- 1950 était un mouvement spon­
tané, né en dehors de toute tradition politique ou partisane
préexistante, mais il se rattachait néanmoins et par bien des
aspects aux mouvements de résistance à la pénétration colo­
niale.
C'était le mouvement de tout un peuple. « Toute la
Côte-d'Ivoire était RDA. »
Ce mouvement traduisait l'activité directe des masses et
se nourrissait de leurs initiatives. Les masses créaient leurs
directions et leurs mots d'ordre au fur et à mesure des
besoins et des nécessités de la lutte. Les tentatives faites en
1949 et en 1950 pour leur imposer une direction et des
mots d'ordre à la convenance du parti colonial, tentatives
auxquelles se sont prêtés Étienne Djaument, Digna Bailly et
Sékou Sanogo, ont échoué. L'arrestation de dizaines de diri­
geants nationaux et locaux n'avait pas amoindri la capacité
d'initiative ni la discipline des militants. La violence frontale
inaugurée par Péchoux n'avait pas été en mesure d'assurer
de manière durable les conditions de la rentabilité qu'on
pouvait espérer de la colonie après la mise en service du
nouveau port d'Abidjan.
Tout cela explique que la deuxième voie fut préférée en
définitive. Sans doute ce choix fut-il facilité par le fait qu'au
ministère de la France d'outre-mer siégeait alors un homme
qui avait sa carrière devant lui et qui ne voulait pas y entrer
avec des mains tachées de sang. L'habileté de F. Mitterrand
consista à miner le mouvement en se servant de ce qui le
cimentait, c'est-à-dire le prestige encore intact de son prin­
cipal dirigeant, tandis que le personnage lui-même avait été
LA GUERRE CONTRE LE RDA 143

préalablement réduit de la façon qui a été décrite par Siriex


et G. Chaffard.
Mais il fallait prévoir les réactions éventuelles de l'opi­
nion ivoirienne quand elle s'apercevrait de la chose. Voici
comment on s'y prit :

« Pour ne pas alimenter de vaines espérances, la poli­

tique de réformes et de progrès devait éviter d'être con­


fondue avec une réaction de faiblesse. C'est pourquoi je
crois sage d'indiquer à Monsieur Félix Houphouët­
Boigny que les moyens de la force mis à la disposition
des gouverneurs seraient de toute manière accrus, ce qui
permettrait de parer, le cas échéant, aux déviations que
susciteraient les adversaires de cette politique (78). »

Il s'agissait donc bien de neutraliser les forces sociales en


action dans le PDCI-RDA, tout en écartant les risques et les
incertitudes d'un affrontement de style indochinois.

« En procédant ainsi, on parviendrait sans doute à

isoler pour le réduire le noyau dur, idéologiquement irré­


cupérable, dont la présence rendrait vaine toute tentative
de conciliation. On épargnerait en revanche les authenti­
ques messagers de la libération africaine que l'assenti­
ment et la fidélité de leur peuple autant que l'amitié de
la France mèneraient aux plus hauts destins (79). »

La neutralisation du PDCI a été réalisée en plusieurs


années, entre 1951 et 1957, à la faveur du régime d'excep­
tion instauré par Péchoux. La paix conclue entre
F. Houphouët et le parti colonial n'avait pas mis fin aux
mesures individuelles et collectives qui frappaient les mili­
tants et les organisations du RDA à tous les niveaux. La
prise en main du mouvement par F. Houphouët ne visa pas
à réanimer les rouages existants (80), ce qui aurait dû nor­
malement entraîner la réhabilitation des anciens cadres. Au

(78) F. MrITERRAND, op. cit., p. 185.


(79) Ibidem, p. 183.
(80) Ruth Schachter-Morgenthau observe : • Le parti ne fut pas reconstitué (...)
mais dans la pratique le pouvoir devint progressivement concentré entre les mains
du président Houphouët. Il n'usa pas de son autorité pour arrêter cette évolution.
Au contraire ! R. SCHACHTER-MORGENTHAU, Political parties in French speaking

West Africa, 1970, p. 211.


144 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

contraire, il s'ingénia à créer une organisation parallèle, en


prenant l'habitude de nommer lui-même les cadres natio­
naux et locaux à sa convenance. Il écarta les militants qui
s'étaient signalés pendant les événements de 1949- 1950. Sa
réconciliation spectaculaire avec les principaux provocateurs
du 6 février compléta cet édifice.
Le retournement de F. Houphouët eut pour autre consé­
quence gravissime le renforcement du parti colonial, qui
devint, dès ce moment, la seule force politique vraiment
influente dans la colonie. Tandis que le PDCI-RDA était
méthodiquement miné, dévoyé et liquidé en tant que force
politique, les Jean Rose, les Filidori, les Lagarosse, restaient
semblables à eux-mêmes, et n'avaient pas perdu une once de
leur arrogance, ni leur volonté d'hégémonie. Tels les émi­
grés revenant de Coblence, ils n'avaient « rien appris ni rien
oublié ».
Pour l'essentiel, la nouvelle orientation de F. Houphouët
n'était qu'un alignement pur et simple sur leurs propres
positions telles qu'elles avaient été exprimées à Douala et à
Paris, et constamment défendues par la suite, par des
hommes comme Georges Monnet. Néanmoins ils firent
longtemps la fine bouche. Ils ne désarmèrent, pour ainsi
dire, qu'après que F. Houphouët eut été doublé, à sa
demande ou non, par un administrateur de la France
d'outre-mer dont la présence auprès de lui les garantissait
contre les surprises désagréables. Il n'est pas impossible
qu'ils aient beaucoup fait pour imposer ce « deuxième
consul ». En tout cas, on peut être assuré que les gouver­
neurs n'ont jamais nommé pour cette fonction un homme
qui aurait pu être tant soit peu suspect aux tenants du parti
colonial triomphant.
La marginalisation des forces sociales ivoiriennes et le
renforcement consécutif du parti colonial furent les princi­
pales caractéristiques de la situation politique en Côte­
d'lvoire à partir de 195 1 .
Cette période correspond au début de l'activité du port
d'Abidjan et des transformations sociales qu'entraîna la sti­
mulation des activités économiques et commerciales qui en
résulta. Pendant les années suivantes, les conditions psycho­
logiques s'en trouvèrent sensiblement changées.
A la faveur de la paix houphouétiste, !'irrédentisme
LA GUERRE CONTRE LE RDA 145

RDA céda bientôt la place à un affairisme que les pouvoirs


publics encouragèrent de leur mieux. Il ne faut pas, d'ail­
leurs, exagérer ce fait. Les Ivoiriens qui bénéficièrent réelle­
ment des retombées du bond économique de ces années-là
furent très peu nombreux. Leur rôle était très marginal,
ainsi que leurs profits. Comme producteurs et comme con­
sommateurs ils étaient toujours dépendants des monopoles
commerciaux domiciliés hors du pays. En dehors du petit
nombre qui pouvaient s'enrichir mais qui ne jouaient pas
pour autant un rôle politique quelconque, la majorité des
Ivoiriens végétaient dans la médiocrité dont ils avaient rêvé
si ardemment de s'évader quelques années auparavant.
Dans les villes, toute activité politique étant proscrite,
les employés et les ouvriers s'adonnaient au jeu de boules et
buvaient le « cogniper » (8 1), deux modes qui connurent
alors une vogue extraordinaire ; et ils avaient peut-être l'illu­
sion de se rapprocher ainsi de la condition des Blancs dans
leurs cercles réservés, qui restaient interdits aux « doudous ».
Les conséquences sociales de l'opération furent désas­
treuses. Pendant ces années, la dégradation des mœurs fut
ponée à un degré alors inimaginable. L'alcoolisme était
ouvenement encouragé afin de permettre aux bouilleurs de
crus de vendre leurs excédents d'alcool en les mélangeant au
vin. La prostitution s'affichait publiquement de jour comme
de nuit. C'étaient le règne des « Toutous » qui voyaient
s'aligner devant la pone de leur alcôve ouvene sur la rue et
défendue par un simple rideau des files d'hommes mûrs et
d'adolescents en quête de plaisir. Les débats indécents orga­
nisés entre ses lecteurs par le quotidien Abibjan-Matin au
sujet des « Toutous », alors que tant d'autres sujets étaient
bannis de ses colonnes, montrent qu'il existait une volonté
officielle d'éloigner les Ivoiriens de la politique.
Cela est si vrai que le gros commerce colonial n'hésitait
pas à lancer une véritable offre publique d'achat en direc­
tion des élus territoriaux. A. Zolberg écrit :

« Les commerçants invitaient les nouveaux élus en

1 957, et aussi en 1959, à acheter sans bourse délier. Ces

(81) Un mêlange de cognac et d'une eau gazeuse connue, d'où son nom.
146 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

dépenses, aux dires de certains de mes informateurs,


étaient inscrites comme frais généraux (82). »

Le 11 janvier 1965 au Boxing-Club

Avant d'aborder les chapitres suivants consacrés à l'évo­


lution de la Côte-d'Ivoire depuis l'indépendance, et marqués
par le parti pris de montrer que ce régime n'a rien à envier
à celui qu'il a remplacé, que le lecteur veuille bien adopter,
l'espace de quelques lignes, un point de vue tel que son
regard embrasse les deux pôles et l'équateur du temps où un
événement naît, se développe et produit ses conséquences,
de sorte qu'il soit en mesure d'observer un drame qui n'a
pas encore eu lieu, mais qui existe en germe dans ceux qui
viennent d'être évoqués.
C'est un stade d'Abidjan rempli d'une foule silencieuse
que le pouvoir a fait rassembler. Une estrade au centre du
stade, sur l'estrade un groupe d'hommes et une femme. On
a dit gue, convaincus d'avoir comploté contre la vie du chef
de l'Etat, ces prisonniers avaient accepté de s'humilier
publiquement en échange du pardon que, dans sa magnani­
mité, il leur avait accordé.
C'est aujourd'hui le 1 1 janvier 1965. Quinze ans ont
passé depuis les procès de Bassam. Ces nouveaux
« Bourgeois de Calais » ne sont pas les prisonniers du gou­

verneur Péchoux. D'ailleurs ils ont été amenés de Yamous­


soukro.
Cette scène est pourtant la scène finale des événements
de 1949-1950. Elle l'est, d'abord, parce que la femme au
milieu des prisonniers n'est autre qu'Anne-Marie Raggi, et
qu'elle est, aujourd'hui encore, aussi fière, aussi courageuse,
qu'en ce jour de 1 949 où elle disait à l'adresse de Péchoux :

« S'il veut me voir, qu'il vienne chez moi ou au


bureau du pani, nous ne nous cachons nullement. Nous
luttons en plein jour (83). »

(82) A. ZOLBERG, op. cit., p. 193, note 30.


(83) Citê par B. DADIÉ, op. cit., p. 58.
LA GUERRE CONTRE LE RDA 147

Elle l'est, encore, parce que les compagnons de chaînes


d'Anne-Marie se nomment Coffi Gadeau, Jérôme Alloh ...
Elle l'est, enfin, parce que dans la bastille de Yamoussoukro
il y a un condamné à mort qui fut prisonnier à Bassam,
celui qui disait à ses juges :

« Je suis convaincu que, sans le peuple, l'élite d'un


pays ne saurait avoir de justification à sa propre
existence (84). »

Entre Bassam et Yamoussoukro, il y a eu ces quinze


années qu'Anne-Marie porte sur son dos meurtri comme un
fardeau et que, soudain, devant la foule médusée, elle rejette
avec violence.
La foule consternée comprend-elle alors que le règne de
F. Houphouët est non seulement semblable à celui de
Péchoux dans sa finalité avouée, mais qu'il est plus rigou­
reux que lui et qu'il a les mêmes soutiens et les mêmes
adversaires, ces derniers symbolisés par l'admirable figure
d'Anne-Marie Raggi ?

(84) Extrait de la déclaration de J.-B. Mockey aux assises de Bassam, in B.


DADIË, op. cit., p. 231.
4

La Côte-d'Ivoire
de Félix Houphouët

L'une des principales caractéristiques du régime ivoirien,


c'est la très forte concentration du pouvoir entre les mains
du président de la République, chef du gouvernement et
chef de l' État. Les spécialistes qui se sont intéressés à ce
phénomène l'expliquent moins qu'ils ne cherchent à le justi­
fier en s'appuyant sur des arguments ésotériques. Les uns
invoquent des traditions africaines mystérieuses et vagues ;
les autres, la personnalité charismatique de l'homme d'État
ivoirien. Le recours à l'irrationnel ne va pas sans quelques
simplifications, comme chez G. Comte par exemple :

« Les responsables du RDA, écrit-il, nous empruntè­

rent bien certains rites pour prendre le pouvoir ; l'antico­


lonialisme leur imposait une logomachie purement euro­
péenne (...).
« En réalité, traditions et forces locales les portaient

vers des méthodes sans aucun rapport avec les idées de


1 789 ou de 1848. Après l'indépendance, il fallut brus­
quement concilier les justifications démocratiques héri­
tées des Blancs, avec les pratiques autoritaires des ancê­
tres. Si elle avait pu obéir à ses instincts profonds,
1 50 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'Afrique aurait certainement rejeté tous ses habits répu­


blicains, et transformé ses chefs politiques en rois (1). »

La faiblesse de ce système apparaît à l'évidence. Il


trouve sa limite dans l'embarras où serait son auteur s'il
devait répondre à cette simple question : Qui donc empêcha
l'Afrique d'obéir à son « instinct profond » ? Serait-ce le
général de Gaulle qui gouvernait alors la France à coups de
plébiscites et dont on a pu dire qu'il rêva de restaurer la
monarchie ?

Bonapartisme

Après la Révolution de 1 789, la France a supporté un


empereur et trois rois. Après celle de 1 848, elle a connu le
second empire. Après le 4 septembre 1870 et la Commune
de Paris, il s'en est fallu de peu qu'elle ne retrouvât un roi.
Un siècle plus tard, un président de la République française
considérait comme une gloire d'être issu des amours ancil­
laires d'un roi de France ! Pour autant il ne serait pas
sérieux de vouloir expliquer les accidents de l'histoire des
Français par des traditions ou des « instincts profonds ».
Mais ces accidents interdisent d'attribuer aux Blancs en
général les idées de 1 789 et de 1848 comme une sorte de
caractère génétique.
Le pur idéal républicain, nul ne sait s'il existe ; ce qui
est tout à fait sûr en revanche, c'est que chaque fois que la
France en a rêvé comme, par exemple, en 1871, cela s'est
terminé par des massacres de masse. Les mêmes causes pro­
duisant les mêmes effets, c'est par des massacres de masse
que la. bourgeoisie française répondait, en Côte-d'Ivoire, à
ceux qui y faisaient le même rêve. En . 1949 et en 1950, les
« pratiques autoritaires » n'étaient pas l'héritage des Ivoi­
riens, c'était le fait de Français qui faisaient peu de cas de
1 789 et de 1 848 et qui, dans l'ensemble, avaient approuvé la
barbarie nazie.
Dans la tradition des peuples de la Côte-d'Ivoire - car

(1) G. COMTE, Europe-Franœ Outre-Mer, n° 407, 1963.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 151

il ne peut s'agir, dans le cas de F. Houphouët, que d'un


héritage ivoirien et non africain en général - le pouvoir
était largement partagé, de telle sorte que la prépondérance
des rois et des chefs ne se manifestait pas au plan temporel
ou, pour mieux dire, dans la vie quotidienne de la commu­
nauté sur laquelle ils régnaient. Les rois régnaient, mais ce
qui gouvernait en réalité, et qui était vraiment tout puissant,
c'était la coutume devant laquelle les rois, les membres de
leur famille et l'ensemble de leurs sujets étaient absolument
égaux. La plupart des peuples de la Côte-d'Ivoire n'ont pas
créé d'État, au sens d'un système cohérent et personnalisé
traduisant l'hégémonie d'une famille ou d'un groupe social
déterminé sur un territoire plus ou moins étendu et sur les
habitants de ce territoire. Même chez les Akoués de
Yamoussoukro, on ne pourra pas trouver la moindre justifi­
cation de cette personnalisation du pouvoir (2).
Qu'en est-il de la thèse de « la personnalité
charismatique », que G. Comte a probablement aussi en vue
quand il écrit, parlant du rôle dévolu au chef de l' État :

« Vu par son peuple comme une sorte de père fonda­

teur, chargé malgré lui d'un symbolisme quasi religieux,


il fut mystiquement investi de l'autorité déniée aux
autres organes gouvernementaux, car l'Afrique ne croit
pas, elle, à la séparation des pouvoirs (3) ? »

On a donc oublié l'exclamation fameuse de J. Alloh


s'écriant : « Eh, bien ! Faites donc, puisque, après Dieu,
c'est lui ! » Il est vrai qu'à l'époque certains journalistes
n'ont pas hésité à en travestir le sens. C'était une séance de
l'Assemblée constituante, pendant l'examen des articles
fixant les prérogatives et les pouvoirs du président de la
République que F. Houphouët s'apprêtait à devenir. J.

(2) D'ailleurs, il semble que F. Houphouët en convienne lui-même aujourd'hui


puisqu'il laisse êcrire, dans le magazine dont il est le directeur politique, que :
• C'est bien à tort que l'on a prétendu à l'existence, en Afrique, de "petits des­
potes" et autres "roitelets sanguinaires". Les gouvernés, dans chacune des formes
de gouvernement traditionnel, étaient peu livrés à l'arbitraire, car ils avaient la pos­
sibilité de s'opposer à toute autorité politique dès lors qu'elle outrepassait les
limites établies ou acceptées par tous. » Fraternité-Hebdo, n° 1282, 24 octobre 1983
(article de L. Coulibaly).
(3) G. COMTE, op. cit.
1 52 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Alloh estimait qu'on lui donnait trop de pouvoirs. S'il fut le


seul qui osa proclamer son opinion, il était en réalité le
porte-parole de milliers d'ivoiriens sachant lire qui avaient,
eux aussi, perçu les dangers de cette constitution taillée à la
mesure d'un homme.
La Côte-d'Ivoire ne voulait pas de roi. Mais d'autres
avaient besoin d'un roi en Côte-d'Ivoire et ils avaient aussi
les moyens de l'imposer.
On ne peut pas comprendre la nature du régime ivoirien
si on ne prend pas en compte le fait que tous ses méca­
nismes de base ont été mis en place pendant les dernières
années de la souveraineté française sur la Côte-d'Ivoire, alors
que le représentant officiel de la République française déte­
nait, en dernière analyse, les véritables moyens du pouvoir.
La constitution de 1 960 ne faisait qu'officialiser un état de
fait qui existait depuis 1 959. Mais il est absolument faux de
prétendre que cela s'est fait sans résistance de la part des
Ivoiriens.
Il suffit d'un simple coup d'œil sur l'histoire de la Répu­
blique ivoirienne, ou sur celle du PDCI, pour s'apercevoir
que la relation de F. Houphouët à l'opinion ivoirienne, de
quelque façon qu'on la prenne, n'a jamais été cette idylle
qu'on a voulu faire croire. « L'histoire du PDCI après 1950,
écrit P.-H. Siriex, était loin d'avoir donné le spectacle de
l'unanimité à l'heure des grandes décisions. » Et de
G. Comte lui-même, ce constat lucide malgré un aveugle­
ment feint :

« Entre la dislocation de la communauté et la fermen­

tation de sa classe dirigeante, la Côte-d'Ivoire a jusqu'a­


lors vécu dangereusement. Exception faite d'une accalmie
en 1962, chaque année de son existence fut marquée par
une épreuve décisive ... »

On pourrait ajouter que les vingt dernières années de


l'histoire de la Côte-d'Ivoire sont, elles aussi, caractérisées
par cette incessante partie de bras de fer entre le pouvoir et
la société. Cette relation conflictuelle étant universellement
attestée, en quoi donc pourrait consister le charisme de
F. Houphouët ?
Il ne s'agit pas de décider si le concept de charisme est
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 1 53

pertinent ou non dans la discipline qui l'a créé, mais de


savoir seulement si certains auteurs n'en usent pas comme
d'une facilité pour s'éviter d'avoir à rendre compte des
déterminismes réels d'un fait politique donné. Quand ces
auteurs invoquaient le charisme pour expliquer l'organisa­
tion de l' État ivoirien et son fonctionnement, ils l'enten­
daient toujours comme une qualité personnelle de son déten­
teur, une grâce immanente en quelque sorte et qui doit, par
conséquent, prévaloir sur la volonté et les opinions con­
traires de ceux dont le suffrage l'a d'abord désigné avant et,
souvent même, contre ses thuriféraires actuels.
Or, écrit Régis Debray, « le charisme désigne une rela­
tion, non une propriété. Un entre-soi, non un moi
d'exception » (4). Si donc le charisme est une relation et non
une propriété, alors le type de relation qui a toujours pré­
valu entre F. Houphouët et le pays qu'il gouverne ne peut
pas s'appeler charismatique.
Mais on aperçoit le bénéfice que ces mots introduits
improprement dans leur vocabulaire procure aux hagiogra­
phes de l'homme d' État ivoirien. En le déclarant charisma­
tique, ils affirment par la bande ce qu'ils seraient bien en
peine de prouver, à savoir qu'il existe une parfaite harmonie
entre sa politique et les intérêts ou les aspirations des Ivoi­
riens, voire de tous les Africains. Ils écrivent « charisme »,
mais c'est avec l'espoir que le lecteur pressé ou inculte lira
« popularité » qu'ils n'osent tout de même pas écrire !
La personnalité charismatique, ainsi que d'autres qualités
extraordinaires, a été découverte et proclamée à une époque
où le prestige grandissant de Kwamé Nkrumah menaçait la
situation du vieux colonialisme sur le continent.
F. Houphouët devint alors, pour ainsi dire, l'antidote du
dirigeant ghanéen. Ses admirateurs, jaloux du rayonnement
incontestable de K. Nkrumah mais manquant d'imagination,
ont eu tendance à dépouiller l'apôtre du panafricanisme
pour habiller leur propre idole. C'est ainsi qu'à la fin de
son livre tout à fait précieux comme introduction à la con­
naissance « des origines, des caractéristiques actuelles et de
l'avenir » du régime ivoirien, A. Zolberg aussi s'évertue à le
classer parmi les dirigeants charismatiques sur la base de la

(4) Rêgis DEBRAY, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, p. 2 1 5.


1 54 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

définition de D.-E. Apter dans son essai sur le destin de


K. Nkrumah :

« Le véritable dirigeant charismatique accepte sa


propre mystique, la conscience de son rôle dans l'his­
toire, de sorte que la majorité ou un sous-groupe signi­
fiant, l'autorise à lier ses desseins politiques personnels
avec une vision morale plus vaste et, par là même, qu'il
affecte l'action publique (5). »

Selon A. Zolberg, cela s'applique aussi bien à


F. Houphouët qu'à K. Nkrumah. Mais cette opinion néglige
un élément essentiel de la définition d' Apter, à savoir la
conscience du rôle et son acceptation.
Chez K. Nkrumah, cela est tout à fait évident, encore
que ce n'est pas par là qu'il a mérité sa gloire. A l'inverse,
F. Houphouët aime à dire que ce sont des volontés étran­
gères à la sienne propre qui l'ont poussé dans la position
qu'il occupe : « Dans ma carrière politique assez longue, je
n'ai jamais été candidat à aucun poste ... (6). »
K. Nkrumah avait revêtu le pagne pour la cérémonie de
l'indépendance du Ghana, par quoi il affirmait sa dévotion à
l'Afrique profonde. A l'inverse, F. Houphouët présida à
celle de la Côte-d'Ivoire dans une tenue empruntée au fol­
klore politique européen d'avant 1 940.
K. Nkrumah a laissé plusieurs livres qui sont comme sa
déposition devant le tribunal de l'histoire et dans lesquels,
de toute façon, les futures générations d'Africains puiseront
des leçons importantes à défaut de recettes infaillibles qui
n'existent d'ailleurs pas en politique. A l'inverse,
F. Houphouët n'a jamais systématisé sa pensée de manière à
la rendre seulement connaissable à ses propres disciples.
Même ceux qui ne demandent pas à sa philosophie d'être
en harmonie avec les aspirations du peuple ivoirien sont
incapables de la définir en termes positifs. Ainsi, tout ce que
sait un Djédjé Mady, la nouvelle étoile montante de ce
régime, « c'est que l'Houphouétisme est à nous ce que le
marxisme est aux communistes... » (7).

(5) Citê par A. ZoLBERG, op. cit.


(6) Discours du V• congrès du PDCI, 1970.
(7) Interview à Fraternité-Hebdo du 8-12-1983.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 155

Le discours de F. Houphouët, qu'il soit quotidien ou


solennel, est toujours construit de telle sorte que c'est une
véritable prouesse de pouvoir en citer une idée que son
auteur ne puisse pas récuser formellement. C'est un pro­
phète impersonnel et insaisissable ; non pas Moïse ou
Mahomet avec leur Décalogue ou leur Coran, mais Calchas.
A différentes étapes de son activité publique correspon­
dent un certain nombre de clichés stéréotypés qui, d'une
époque à l'autre, se contredisent sans qu'il paraisse s'en sou­
cier. Tous ces clichés ont en commun, il est vrai, leur
absence totale d'originalité par rapport à l'idéologie domi­
nante des courants politiques où il s'est tour à tour inséré.
En 1 946 et 1 947, le député de la Côte-d'Ivoire fut
outrancièrement pro-communiste, anticolonialiste et anti­
impérialiste, à proportion de l'appui que lui prodiguait l'opi­
nion démocratique mondiale et, en particulier, les forces
progressistes françaises, au Palais Bourbon et en Côte­
d'lvoire. A cette époque il n'hésitait pas à écrire, par
exemple :

« L'opinion des nêgres d'Afrique sur la grande démo­


cratie américaine, sur la démocratie des dollars est faite.
Rien ne saura la modifier même pas le mirage du Plan
Marschall, même pas l'épouvantail de la bombe
atomique (8). »

Après 1950, ses idées, telles qu'elles apparaissent dans


ses déclarations publiques, ne sont pas différentes de celles
qui avaient été exposées quatre ou cinq ans plus tôt par les
représentants du parti colonial dans leurs « états généraux » .
Vint ensuite l'époque du refus de l'indépendance au cours
de laquelle il a fidèlement répété les arguments favoris des
colonialistes impénitents tout en prêtant la main à diverses
tentatives d'aménagement du système colonial de l'impéria­
lisme français en vue de le pérenniser. Son thème favori
d'alors, « la mystique de la fraternité >>, antithèse selon lui
de la « mystique de l'indépendance », en dit long sur sa
capacité de conceptualisation personnelle. Cette époque fut

(8) Lettre datée de Yamoussoukro le 25 mars 1949. Citée par G. n•Aiuious­


SIER, op. cit., p. 21.
1 56 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

particulièrement riche en déclamations pompeuses dont


l'énoncé se suffisait à lui-même.
C'était sa période prophétique. Mais ce rôle de prophète,
personne ne peut le tenir s'il n'existe pas un terrain déjà
préparé. Les vaticinations du député de la Côte-d'Ivoire
allaient à contre-courant des tendances affirmées des popula­
tions, en Afrique et en Côte-d'Ivoire même. Il était facile de
comprendre que, face aux nécessités politiques et sociales de
l'époque, il n'avait strictement rien d'original à proposer, _à
l'inverse de Gamal Abdel Nasser, de K. Nkrumah, de
S. Touré et des insurgés algériens, marocains ou tunisiens.
On proposa alors une nouvelle image du sage de
l'Afrique, construite autour du thème du « pragmatisme ».
Désormais, solidement retranché derrière la légion compacte
de ses « conseillers » français, il agissait pour tous et même
au nom de tous, et il n'exposait ses « grandes idées » qu'en
cas d'absolue nécessité- Cette époque correspond à celle pen­
dant laquelle l'impérialisme rencontrait les plus grandes dif­
ficultés en Afrique pour endiguer le mouvement de libéra­
tion nationale. De 1 956 à 197 1, à travers les affaires
d'Algérie, du Congo, du Biafra et des rapports de l'Afrique
indépendante avec les régimes racistes et coloniaux
d'Afrique australe, le pragmatisme de F. Houphouët consista
à soutenir plus ou moins ouvertement les positions et les
intérêts de l'impérialisme français. Son discours d'alors était
l'écho fidèle de la voix de De Gaulle et des autres paladins
du néocolonialisme. L'abandon des proférations messiani­
ques et le repli dans le « pragmatisme », imposés par les
conditions du moment, permettaient néanmoins de continuer
à rouler à contre-courant tout en donnant l'illusion d'une
parfaite bonne conscience.
Le chef de l' État ivoirien n'a pas élaboré une doctrine
politique, au sens d'un système cohérent de références pour
guider l'action. On pourrait rassembler, classées par ordre
chronologique et replacées dans leur contexte événementiel,
les « pensées du jour » qui ornent quotidiennement la
« une » de Fraternité-Matin. On constaterait leur indigence
théorique et on verrait que leur fonction est purement décla­
matoire et nullement normative en dépit de leur ton morali­
sateur. En effet, F. Houphouët est toujours plus soucieux de
se justifier que d'éduquer.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 1 57

Ce pragmatique n'aura rien fait non plus pour doter le


pays d'une véritable structure administrative offrant à tous
les citoyens des possibilités égales de participation à la vie
politique locale et régionale. Sous son règne, la Côte­
d'Ivoire souffre de la même sous-administration qu'à
l'époque coloniale, quand l'autorité de fait ne se manifestait
en brousse que pour recueillir l'impôt de capitation ou pour
raffier des serfs pour le travail forcé. Le souci tardif de
démocratie n'est pas allé jusqu'à envisager de moderniser les
formes de gestion des communautés villageoises en pleine
crise à la suite de nombreux bouleversements économiques
et sociaux. Réduites à elles-mêmes, leurs initiatives nova­
trices en vue d'harmoniser leurs conditions d'existence avec
les exigences de l'époque restent sans écho en haut lieu,
quand elles ne sont pas étouffées. Ce régime qui se dit au
service des « paysans » exclut pratiquement les masses villa­
geoises de la vie civique et municipale grâce à un découpage
des circonscriptions électorales, notamment à Abidjan, qui
favorise l'élément citadin au détriment des villageois.
Ainsi, à cet égard aussi, ce régime ne semble vouloir être
que l'exact gestionnaire du passé colonial, encore qu'on
pourrait trouver plus d'ambition et, même, plus d'initiatives
fondatrices chez un Clozel et chez un Delafosse que chez
celui que ses griots honorent du titre de « père de la
nation », quoique lui-même ait toujours nié l'existence d'une
nation ivoirienne. « La nation ivoirienne, déclarait-il encore
en 1982, sera une œuvre de longue haleine. Elle est à
créer (9). »
Sur un tout autre plan, ce régime qui prône la concorde
et l'amitié avec l'ancien colonisateur n'aura pas su créer des
conditions minimum pour faciliter la coexistence des Ivoi­
riens avec les nombreux étrangers, en particulier les Euro­
péens, qui ont été attirés dans le pays après l'indépendance.
Les rapports entre les Blancs et les Noirs sont restés prati­
quement ce qu'ils étaient au temps de l'indigénat.
La discrimination raciale existe en Côte-d'Ivoire. Si elle
n'est pas légale, elle est tolérée, voire encouragée par le pou­
voir. Un journaliste a pu voir, à la porte d'un établissement

(9) Déclaration faite à l'issue du sêminaire pour la réconciliation tenu à


Yamoussoukro du 3 au 6 mai 1982. Cf. Fraternité-Hebdo, n° 1202, 14 mai 1982.
158 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

du centre d'Abidjan, une affichette ainsi rédigée : « L'accès


des salles de jeu est interdit aux personnes de nationalité
ivoirienne (10). »
Ce chroniqueur croit devoir informer ses lecteurs que
« le président lui-même, dans son infinie sagesse, serait, dit­
on, à l'origine de cette interdiction significative. Certains ne
risquent-ils pas, précise-t-il, de mordre aux appâts qui ne
leur sont pas destinés ? » . Le prétexte moralisateur ne peut
tromper personne. Si on ne voulait pas que « les chers
compatriotes » sombrent dans cette forme de débauche, il
fallait en interdire l'exemple. Mais, cette affichette qui ne
s'adressait apparemment qu'aux Ivoiriens, on imagine
qu'aucun Noir ne pourrait la transgresser. En fait, elle
avertit qu'aucun Ivoirien, et, à plus forte raison, aucun Noir
non Ivoirien, ne serait dans son droit s'il était refoulé à la
porte de cet établissement et ne verrait recevoir aucune
plainte en suspicion de discrimination raciale. A l'extrême
sud du continent cela se nomme l'apartheid. Il n'est tout de
même pas pensable que F. Houphouët en ait pris l'initiative.
Mais il l'a couverte, et c'est justement là que le bât
blesse ( 1 1 ).
Enfin, l'histoire de ce régime apparaît bien comme une
succession de crises mettant régulièrement en cause la per­
sonnalité même de F. Houphouët autant que les consé­
quences de sa politique dans tous les domaines. A chaque
étape de cette évolution cahotique, on retrouve le même
parallélisme entre les mouvements hostiles de l'opinion anti­
colonialiste et les actes publics ou camouflés qui ont conti­
nuellement aggravé le caractère despotique du pouvoir.
La concentration du pouvoir entre les mains d'un seul, par
quoi se définit la dictature, n'est pas plus un luxe en Côte­
d'Ivoire qu'ailleurs. On ne comprendrait pas l'évolution du
régime depuis 1950 s'il avait été possible d'utiliser le PDCI­
RDA tel qu'il était, c'est-à-dire un mouvement de larges
masses responsables jouissant de l'entière liberté d'initiative,
ou si le parti colonial pouvait accepter de courir ce risque.

(10) J. DE LA GUÉRIVIÈRE, « Lettre d'Abidjan : les grands sorciers de


l'urbanisme ., Le Monde, 18-19 oct. 1970.
(1 1) Douze ans après la révélation du reporter du Monde, en 1982, deux jour­
nalistes du magazine Ivoire-Dimanche (n° 586 du 1 1-07-1982) ont rapporté un cas
de discrimination raciale dans un restaurant d'Abidjan tenu par des Blancs.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 1 59

* *

Pierre Fougeyrollas compare les reg1mes africains post­


coloniaux au bonapartisme qu'il définit comme « un régime
de crise dans lequel la bourgeoisie délègue de fait le pouvoir
politique à un appareil militaro-bureaucratique afin de con­
server son pouvoir économique et social de classe
dominante ( 1 2). »
En 1 960, la question n'était pas qu'une bourgeoisie ivoi­
rienne inexistante délègue ses pouvoirs à un appareil mili­
taro-bureaucratique ivoirien inexistant. La bourgeoisie qui
détenait le pouvoir de fait et l'appareil militaro-bureaucra­
tique qui le servait docilement étaient étrangers. En recevant
les pouvoirs qui lui furent conférés dans ces conditions,
celui que l'histoire avait placé à la tête du mouvement anti­
colonialiste devenait le Napoléon III du colonat et du gros
commerce français en Côte-d'Ivoire.

Les deux légendes de F. Houphouët

Le chef de l' État ivoirien est, aujourd'hui, certainement


plus populaire à l'extérieur des frontières nationales, plus
précisément dans les centres impérialistes, que parmi les
Ivoiriens eux-mêmes. C'était exactement l'inverse au début
de sa carrière.
Il n'y a pas de filiation directe entre la légende de
l'homme de 1945 et celle de l'homme de 195 1 . Tout au
plus peut-on parler d'une greffe. La première est inséparable
de l'assaut donné par les Ivoiriens au bastion colonialiste,
tandis que la deuxième repose principalement sur la puis­
sance de la propagande impérialiste et sur l'adhésion des
secteurs de la population ivoirienne qui, entre 1945 et 1950,
avaient été hésitants, voire franchement hostiles face au
mouvement anticolonialiste.
Le déplacement de l'estime est l'une des conséquences

(12) P. FouGEYROLLAS, • La question des classes dans les sociétés africaines •,


Connaissance du Tiers monde, Cahiers Jussieu, 4-10-1 978, n° 1 199, p. 323.
160 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

du « repli tactique ». La première légende s'est constituée à


une époque où la presse réactionnaire française vilipendait le
porte-drapeau du mouvement anticolonialiste.
Dès 1945 et la campagne électorale pour la première
Constituante, le peuple inventait des récits merveilleux et
naïfs en y mêlant son nom mais aussi, c'est important, celui
d'autres dirigeants tels qu'Auguste Denise. Ces récits qui,
aujourd'hui, feraient rire plus d'un Ivoirien se transmet­
taient de la bouche à l'oreille à travers tout le pays. On les
rapportait avec sérieux et à mi-voix à des gens qui ne pou­
vaient pas les ignorer et qui, malgré cela, se sentaient tout
pénétrés d'émotion à les écouter pour la nième fois. Les
femmes en tiraient des chants de travail et de veillée.
Peu de gens encore connaissaient leur héros autrement
que de nom. Presque tous ignoraient le son de sa voix. Mais
la cause qu'il avait été appelé à défendre à l'assemblée de
Paris, assurément, personne ne l'ignorait. Il est à peine exa­
géré de dire qu'en ces temps-là il n'était pas difficile de
trouver en Côte-d'Ivoire plusieurs centaines de milliers
d'hommes et de femmes sachant parfaitement les deux ou
trois choses pour lesquelles tout un peuple était prêt à
affronter les plus grands périls.
Aussi la légende qui naissait avait-elle une signification
très particulière. Le moment semblait venu d'un combat
décisif pour en finir avec l'asservissement colonial. L'his­
toire avait désigné F. Houphouët pour conduire ce combat,
et le peuple, malgré les obstacles suscités par l'administra­
tion coloniale, avait ratifié ce choix avant même le jour du
vote. Mais, en choisissant ce candidat il ne s'est pas agi de
désigner un champion qui, au nom des siens, mais à ses
propres risques et périls, allait combattre et risquer ses biens
et sa vie au milieu de l'arène.
A l'appui de cette aff111lal tion on peut invoquer une tra­
dition immémoriale de certaines communautés ivoiriennes.
Les sociétés dites acéphales ou anarchiques parce qu'elles
n'ont pas créé une organisation étatique centralisée et spécia­
lisée de type aristocratique ont développé néanmoins des for­
mations permanentes à vocation civique et militaire, structu­
rées par tranches d'âge autour d'un ou deux personnages­
symboles qui n'en sont pas, pour autant, les chefs et les
champions. A côté d'eux, d'autres exercent réellement les
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 161

fonctions de commandement, d'animation et de représenta­


tion, en temps de guerre comme en temps de paix.
Ces symboles sont désignés une fois pour toutes et ils ne
sont jamais remplacés en cas de disparition. Ils ont la pré­
séance dans les cérémonies mais ils ne peuvent y agir ni
prendre la parole de leur propre initiative. En ces circons­
tances ils sont au contraire tenus à une obligation de réserve
proprement paralysante. S'ils sont constamment entourés
d'une affection et d'attentions particulières par leurs asso­
ciés, notamment par les femmes qui sont ou qui feignent
d'être littéralement à leurs pieds, ils sont aussi, à proportion
et en toutes occasions, les esclaves d'un protocole étouffant.
S'il peut être utile de chercher une comparaison dans
une tradition plus familière au lecteur peu ou pas informé
des traditions ivoiriennes, c'est à l'institution monarchique
britannique dans son état actuel que, mutatis mutandis, ce
« leadership » s'apparenterait le plus. Ces hommes sont, en
quelque sorte, la personnification du groupe dont ils éma­
nent et qui les a distingués en raison d'un ensemble de qua­
lités répondant aux canons de la société tout entière. L'enga­
gement des membres de la « file d'âge » à leur égard est en
réalité un engagement envers le groupe, et envers la société
tout entière qui, d'ailleurs, ignore toute forme d'allégeance
de type féodal.
Si on songe à l'importance relative des sociétés
« acéphales » en Côte-d'Ivoire, et que la plupart ont déve­
loppé ce type d'organisation, on peut admettre qu'en 1945
l'idée de créer un chef et de lui déléguer des pouvoirs n'a
pas pu effleurer beaucoup d'ivoiriens. En outre, le pro­
cessus qui allait propulser F. Houphouët sur le devant de la
scène politique s'est déroulé le plus loyalement du monde
et, jusqu'au bout, dans le cadre institutionnel existant : la
colonie française de Côte-d'Ivoire. Il ne s'agissait pas de
contester ce cadre, même si la question centrale était bel et
bien de le transformer de manière à le rendre vivable pour
la majorité noire comme pour la minorité blanche.
La première légende de F. Houphouët avait, de ce fait,
un caractère tout à fait particulier. Les récits merveilleux et
les chansons, si on y mêlait obligatoirement son nom, ne
fonctionnaient pas pour autant comme des hymnes à la
gloire d'un homme providentiel, mais comme le « credo » de
162 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

millions de gens confessant leurs aspirations et leur volonté


de lutter pour les réaliser. C'était l'hymne du mouvement
anticolonialiste en plein essor. On prendra à l'appui de cette
affirmation la réponse en forme de boutade d'un militant
RDA à qui le commissaire de police demandait, en 1949,
s'il était « avec Houphouët, avec le RDA ou avec les
autres » ? A Khorogo, dit-il, dans mon village, tous, même
les poulets et les animaux, sont pour le RDA (13). » Ou
bien encore cette autre anecdote, empruntée elle aussi à
B. Dadié. Au juge qui lui disait : « Ton député qui ne peut
rien a fui », l'une des victimes de la rafile du 6 février
répondit : « Si mon député a fui, moi, je n'ai pas fui. Je n'ai
cassé aucune maison. Je n'ai reçu d'ordre de personne. Le
député peut fuir ( ...) c'est moi qui vous intéresse, je suis là,
devant vous ( .. ) je n'ai pas fui (14). »
.

Il y a, on le voit, une différence considérable avec la


situation actuelle où la mode est à l'exaltation du rôle per­
sonnel de F. Houphouët.
La transfiguration commença avec l'officialisation du
patronyme « Houphouët-Boigny » que F. Houphouët avait
adopté dès 1945, mais dont il fut pendant longtemps le seul
à user. « Boigny » veut dire bélier. A la fin des années qua­
rante ce mot avait pris tout son sens en accord avec la tâche
historique du moment. Devant l'arrogance du parti colonial
soutenu par le gouverneur, les Ivoiriens s'étaient persuadés
que leurs libertés aussi se trouvaient enfermées au fond
d'une bastille. Et ils marchèrent sur cette bastille, serrés
autour de leur bélier, le portant, le soutenant, pour s'en
servir. Le nouveau patronyme officiel du président du RDA
est apparu dans la presse réactionnaire comme un désir
d'exorciser le démon de l'anticolonialisme. En intégrant le
mot fétiche, « Boigny », dans un nom composé à la réso­
nance vieille bourgeoisie française, les porte-plume du parti
colonial ont voulu, semble-t-il, à l'instar des guerriers de
Chaka, manger le cœur de leur ancien ennemi ; l'enlever de
la sorte et symboliquement aux siens ; le couper de ses
racines ; l'assimiler.

(13) B. DADIÉ, op. cit., p. 46.


(14) Ibidem, p. 47.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 163

A l'époque de la conquête coloniale on avait institué la


guillotine sèche pour se débarrasser des chefs africains
vaincus. Béhanzin, Ranavalona, Samory et tant d'autres ont
été tués à petit feu dans un exil lointain. Dans les années
cinquante de ce siècle, il y eut progrès : on se contenta,
pour F. Houphouët, d'allonger son patronyme. Le person­
nage ainsi nanti d'un nom à dormir tranquille, il restait
encore à lui forger une image à l'avenant. C'est à quoi
s'employèrent avec un zèle indécent une foule de journa­
listes, de politiciens et même d'universitaires. Ce qui fait
que le charisme de F. Houphouët repose plus sur la puis­
sance de la propagande des centres impérialistes que sur la
ferveur des Ivoiriens. Il serait instructif de comparer la série
des épithètes infamantes copieusement déversées sur celui
qu'on appelait « l'apprenti dictateur Houphouët » dans une
certaine presse jusqu'au début des années cinquante, avec la
lithanie obséquieuse qu'appelait encore récemment, et
comme inévitablement, le nom de Houphouët-Boigny dans
les colonnes des mêmes journaux.
Une autre différence importante, c'est que F. Houphouët
joua, après le « repli tactique », un rôle personnel important
dans la construction de sa nouvelle légende. Il prit ce fai­
sant, sciemment ou non, le risque d'être amené tôt ou tard à
se substituer à la direction collégiale du PDCI-RDA, puis
au peuple ivoirien dont la grande majorité soutenait toujours
les anciens objectifs de ce mouvement.

Prophète et messager

A partir de 1951, F. Houphouët est totalement et soi­


gneusement isolé des forces sociales ivoiriennes et régionales
qui avaient fourni les troupes au PDCI et au RDA au
moment des batailles décisives de la charnière des années
quarante et cinquante. Dans la presse colonialiste il est
cependant présenté comme étant plus que jamais l'incarna­
tion de ces forces.
Pour le parti colonial alors triomphant il n'importait pas
seulement que le député de la Côte-d'Ivoire fût à sa discré­
tion, il fallait aussi, et même surtout, qu'il fit participer, ne
164 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

serait-ce qu'en apparence, le RDA à la politique nouvelle.


Comme il s'avérait un peu difficile de préserver l'unité du
mouvement autour d'une orientation si contraire à ses prin­
cipes fondateurs et aux aspirations de la quasi-totalité de ses
adhérents, comme, partout, sous la pression de leurs man­
dants, les « lieutenants » du président du RDA ruaient dans
les brancards · de telle sorte qu'il était difficile et, à la
longue, dangereux de vouloir à tout prix maintenir une
organisation formelle où les tendances radicales s'affirmaient
de jour en jour, on inventa, avec l'aide empressée de cer­
tains journalistes heureusement moins crédules aujourd'hui,
une prétendue « mystique du RDA », équivalent du dogme
de l'infaillibilité du pape.
On ne parlait plus des principes, ni des statuts, ni du
programme du RDA. Ces notions évoquent nécessairement
l'obligation de leur respect et de leur application par tous,
sans dérogation. En revanche la mystique, c'est le fait du
prophète marqué du sceau de l'irrationnel. La pensée et les
conduites qui en émanent ne souffrent pas d'être discutées.
F. Houphouët n'est plus le président du Comité de coordi­
nation du RDA ; il est devenu le « père du RDA ». L'his­
toire du Congrès de 1946 est corrigée pour s'harmoniser
avec cet avatar de celui qui, à Bamako, n'était, en somme,
que le premier des barons du royaume et à qui, pour
prendre à rebours un dialogue fameux de l'histoire de la
France, tous les autres auraient pu demander : « Qui t'a fait
roi ? » sans qu'il pût leur retourner le compliment. Le RDA
n'était plus que la création d'un seul homme (15). Et les
sentences de F. Houphouët remplacèrent les résolutions
démocratiquement élaborées et adoptées. Sa faveur créa des
« compagnons » et des « disciples » là où le suffrage à bulle­
tins secrets désignait des vice-présidents et des secrétaires
responsables. Bref, la machine à fabriquer les vedettes trans­
forma F. Houphouët en grand pontife d'une religion
nouvelle : la mystique houphouétiste.
Tout en restant fondamentalement anticolonialiste et, à
cause de cela même, aisément induit en erreur par une pro-

(15) Le président ivoirien a fini par s'en persuader lui-même. L'une de ses
fienês, confia-t-il à A. Conte, c'est • d'avoir fondê le RDA, (.. ), quasiment seul, à
.

Bamako un beau jour de 1946, y compris contre la plupan des leaders noirs, nos
frères de l'êpoque •. A. CONTE, La Côte-d'Ivoire ou les racines de la sagesse, p. 137.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 165

pagande adroite et par le silence imposé aux militants les


plus irréductibles, le peuple RDA continuait à faire con­
fiance à l'homme de 1 945. C'est ce qui importait le plus à
ceux qui comptaient bien, sous son couvert, poursuivre les
mêmes activités que pendant la période du colonialisme clas­
sique. On va donc, à partir de 1956, assister à une véritable
adoration de F. Houphouët par ceux-là mêmes qui l'inju­
riaient cinq ans plus tôt. Et le couronnement de ce pro­
cessus, ce sera son entrée dans le gouvernement formé par
le SFIO Guy Mollet en 1956 !

* *

Après la défaite de Dien Bien Phu et le début de l'insur­


rection algérienne, l'impérialisme français se trouva brutale­
ment confronté avec une crise généralisée de son système
colonial.
Tandis que l'Afrique du Nord échappait déjà au contrôle
des Français, des évolutions menaçantes se dessinaient dans
maintes régions de l'Afrique noire elle-même. Partout, y
compris en Côte-d'Ivoire, la question de l'indépendance
s'insinuait au premier plan des préoccupations des peuples
dominés et de certains de leurs dirigeants. Les actions de
guérilla en Afrique du Nord ; la lutte pour une application
effective et loyale des statuts internationalement fixés du
Cameroun et du Togo ; l'exigence que les structures fédé­
rales de l'AOF et de l' AEF fussent maintenues et renforcées
par la création d'exécutifs responsables ; tous ces processus
posaient en fait la question de l'indépendance, venue alors à
maturité.
En revanche, les colonialistes s'opposaient de toutes
leurs forces à cette éventualité. Et c'est F. Houphouët qui
se faisait leur porte-parole en déclarant : « Une mystique
d'indépendance parcourt et secoue notre monde contempo­
rain, vous le savez. A cette mystique d'indépendance qui
n'est pas toujours constructive, nous préférons la mystique
de la fraternité (16). »
Ce qui, traduit dans un langage plus terre à terre par

(16) F. HOUPHOUËT-BOJGNY, Discours et allocutions. (avril-mai 1956).


..
166 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

A. Denise, voulait dire : « La Côte-d'Ivoire a renoncé volon­


tairement aux rêveries illusoires de l'indépendance (17). »
Ce faisant, le député de la Côte-d'Ivoire ne pouvait pas
ignorer qu'il marchait à contre-courant des aspirations du
peuple qui l'avait élu, comme on peut s'en convaincre en
constatant ce qui se passait parmi les élites ivoiriennes de
cette époque et que L. Gbagbo rapporte en ces termes :

« Avant la mise en application des réformes prévues


par la loi n° 56-6 19 du 23 juin 1956, le PDCI mandata
une délégation ( ) pour discuter avec les intellectuels
...

ivoiriens et avoir leur point de vue. Il ,ressort de ces dis­


cussions ( ) que la plupart des intellectuels présents à
...

cette réunion attendaient un débat sur l'indépendance ;


chacun était venu entendre parler de l'indépendance
comme but proche pour certains, lointain pour
d'autres (18). »

Toutefois, la construction du mythe houphouétiste


répondait non pas aux aspirations du peuple ivoirien, mais
aux impératifs de la politique impériale française alors sur la
défensive et qui cherchait à s'appuyer sur des personnalités
autochtones pour contrebalancer l'influence grandissante des
courants indépendantistes.
L'exaltation du mythe du « sage de l'Afrique » avait
pour l'impérialisme français des avantages évidents. On
envoyait F. Houphouët à l'ONU pour y défendre la position
française dans la question algérienne. On se servait de lui
comme une caution pour forger de nouveaux cadres destinés
à conjurer les démons de l'indépendance. n prenait une part
décisive dans l'opération de démantèlement de l'AOF, voulu
par la France dans le but d'affaiblir le courant indépendan­
tiste en le divisar.t et en attisant en son sein les micronatio­
nalismes.
Ceux que la « balkanisation » de l'AOF, dont F. Hou­
phouët fut la cheville ouvrière, réjouit le plus en 1957, ce
furent les Massièyes et les Desclers, ténors de la Chambre
de commerce et de la Chambre d'agriculture, et, naguère,
ennemis jurés du président du RDA. Cela servait leurs inté-

(17) A. DENISE, in Économie, supplément n° 645 ; cité par L. GBAGBO.


( 18) L. GBAGBO, op. cit., p. 151.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 167

rêts, comme le « péchoutage » en 1949-1950. En 1957


F. Houphouët était ouvertement avec eux et contre la majo­
rité du RDA.
L'opinion ivoirienne, obnubilée par l'illusion qu'en se
séparant des autres territoires de la fédération la Côte­
d'lvoire allait pouvoir consacrer ses ressources connues et
potentielles à son propre développement en vue d'augmenter
le bien-être de sa population, soutint aussi, d'une certaine
façon, cette politique.
L'Association des étudiants de Côte-d'Ivoire (AECI)
était, à cette époque, le seul lieu où des Ivoiriens s'expri­
maient encore en toute indépendance sur les grandes ques­
tions brûlantes. En toute indépendance, cela veut dire que
l'AECI en tant que telle n'était pas, en principe, directe­
ment ou indirectement inspirée par le député de la Côte­
d'Ivoire même si cela n'est pas vrai peut-être pour certains
de ses membres ou dirigeants considérés individuellement.
Ceux-là étaient cependant noyés dans l'ensemble et, s'ils
exprimaient des vues proches de celles de F. Houphouët, ils
n'étaient pas en conscience ses porte-parole au sein de la
communauté étudiante.
Or on constate, à lire une délibération d'une assemblée
générale de l'AECI de cette époque, que la sensibilité natio­
naliste imprègne les propos de nombre des intervenants.
Sans qu'il soit possible d'en conclure que l'AECI était à
l'unisson avec F. Houphouët, il apparaît cependant à l'évi­
dence que les étudiants nationalistes et l'association dans son
ensemble ne soupçonnaient pas les véritables objectifs de la
campagne antifédéraliste, ni ses conséquences vraiment iné­
vitables. Les étudiants, en cela très représentatifs de l'opi­
nion ivoirienne d'alors, ne supposaient que des avantages à
cette opération, tandis que les véritables maîtres du jeu
avaient d'autres idées en tête. Par la suite, les plus fédéra­
listes ne sont pas devenus, loin s'en faut, des ennemis de
F. Houphouët. En revanche, nombre des autres ont eu à
connaître les rigueurs de la bastille de Yamoussoukro. On
peut y voir la preuve qu'il s'agissait d'une équivoque dont
seuls les colonialistes et F. Houphouët profitèrent.
De telles équivoques et les illusions qu'elles permirent
ont contribué autant que la propagande impérialiste à pro-
168 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

mouvoir le houphouétisme comme forme spécifique du néo­


colonialisme en Côte-d'Ivoire.
En termes politiques, le houphouétisme peut se définir
comme le renoncement à la lutte positive pour en finir avec
la domination et l'exploitation coloniales et l'adhésion à
l'idéologie de la collaboration entre les élites ivoiriennes et
le parti colonial qui s'était vu considérablement renforcé par
l'impitoyable répression du mouvement anticolonialiste.
Un tel choix passait nécessairement par l'abandon de
l'instrument forgé dans la lutte par les masses ivoiriennes, le
PDCI-RDA.

Le cc repli tactique ,, et l'opinion ivoirienne

Par leurs luttes de 1945 à 1950, les masses ivoiriennes


avaient forgé un instrument politique irremplaçable. En
renonçant à cet instrument, F. Houphouët ramenait le pays
à la situation dans laquelle il se trouvait en 1944, quand le
peuple était désarmé face aux prétentions et à l'arrogance du
parti colonial. Cette régression ne put être réalisée que parce
que les patriotes les plus radicaux étaient alors privés de
liberté, ou parce que, ayant été réduits à la misère par
l'administration coloniale, ils dépendaient de F. Houphouët
pour l'entretien de leur famille. Pour autant, l'entreprise
n'alla pas sans difficultés.
L'opposition à la nouvelle orientation se manifesta
d'abord au sein de la direction nationale du PDCI ; puis elle
gagna la périphérie du mouvement ; enfin elle déborda en
dehors du PDCI et s'étendit à tout le corps de la nation.
Lorsque, en vue des élections territoriales de 1952 :

« Houphouët investit comme candidats du PDCI ( . ) ..

des gens qui avaient été tièdes, ou qui avaient trahi, ainsi
que des Européens, cela déplut à beaucoup de militants
et aux "martyrs". A la conférence de 1952 il y eut de
vives protestations contre la façon dont les récentes déci­
sions du parti avaient été prises ( .. ) Ce ne furent que
.

séances houleuses et interminables, qui commençaient et


s'achevaient par les appels de Houphouët à l'unité. A la
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 169

fin, la seule décision fut que le parti devait être


réorganisé {19). . . »

Le pani ne fut pas réorganisé et le processus de person­


nalisation suivit son cours.
Le changement des méthodes d'organisation et de direc­
tion du PDCI répondait à un but précis : parachever la
liquidation ou la marginalisation des forces anticolonialistes
commencée en 1 949, en éliminant les patriotes que Péchoux
n'avait pas réussi à faire plier.
C'est ainsi que J.-B. Mockey, Coffi Gadeau, M. Ekra,
Jacob Williams, B. Dadié, A. Paraiso, etc., durent subir une
sone de quarantaine d'environ dix ans après l'affaire du
6 février 1949. Selon A. Zolberg (20), cette pénitence leur
fut imposée pour complaire au pani colonial victorieux et
désormais allié privilégié du président du RDA. Pour la
même raison, Le Démocrate, l'organe du PDCI fondé dans le
feu de l'insurrection populaire, fut sabordé. Enfin, F. Hou­
phouët fit la paix avec les dirigeants des panis fantoches
anti-RDA financés par les colonialistes. Et, sunout, il appela
les Ivoiriens à abandonner la voie de la lutte positive pour
soutenir leurs justes revendications :

« J'ai promis au ministre des Territoires d'outre-mer,


en tant que président du RDA, de faire tout ce qui est
humainement possible pour obtenir le calme et la con­
cordre fraternelle. L'engagement que j'ai pris vous
engage {21). »

En vue des élections de 1957, il en usa comme en 1952.


Cette fois il rencontra un autre genre de problème, comme
en témoigne l'attitude du corps électoral dans son ensemble
et, sunout, l'initiative des gens de Grand-Lahou.
Dans cet ancien pon situé à l'ouest d'Abidjan, la popula­
tion, quoique favorable au PDCI, contesta le candidat qu'il
avait choisi. Ce candidat n'était autre qu'Alphonse Assamoi,

(19) R. ScHACHTER-MORGENTAU, op. cit., p. 210. Selon M. EKRA (Sikensi,


1983) : • Les prisonniers acquiescêrent sans broncher à la désignation de leurs
anciens accusateurs pour des postes politiques imponants, alors qu'eux-mêmes
étaient encore tenus à l'écart, afin de ne pas effaroucher les nouveaux arrivants. •
(20) A. ZoLBERG, op. cit., pp. 1 54-155.
(21) Ibidem.
170 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

alors secrétaire de la sous-section locale du RDA. Il passa


outre. Alors la population forma une liste concurrente der­
rière le nom d'un jeune juriste alors inconnu, Arsène
Assouan Usher. C'est cette liste qui l'emporta de très loin,
avec 56 % des suffrages, dans le cercle de Grand-Labou (22).
L'affaire de Grand-Labou prend toute sa signification
quand on sait que les élections de 1957 se sont déroulées
dans l'indifférence générale partout où la seule liste PDCI
en compétition était celle que patronnait F. Houphouët sous
le signe « UDECI » et que la participation ne fut que de
46 % dans l'ensemble du pays malgré les mesures exception­
nelles prises par l'administration coloniale en faveur des
listes officielles. Le taux d'abstention fut particulièrement
élevé dans les villes. Les trois communes de plein exercice
connurent un taux de participation inférieur à 30 %.
La signification de ces phénomènes n'a pas échappé aux
nouveaux amis du député de la Côte-d'Ivoire. Selon leur
organe, Marchés Tropicaux, « cette abstention massive indi­
quait l'existence d'une opposition silencieuse à la ligne poli­
tique de Houphouët (23). » Les résultats des élections terri­
toriales de 1957 peuvent être considérés comme la première
manifestation consciente et massive d'opposition aux
méthodes que Gabriel d' Arboussier dénonçait dans sa lettre
ouverte.

Les électeurs de Grand-Labou, dont l'action demeurera


le symbole de cette fronde, ne songeaient certainement pas à
créer une opposition au sein de l'Assemblée territoriale,
mais leur attitude eut le mérite de rappeler à F. Houphouët
l'exigence générale de liberté et de respect qui avait soutenu
les luttes de 1945 à 1950. On pouvait donc s'attendre à ce
que Assouan Usher, que le hasard avait désigné pour ce
rôle, tînt à l'honneur d'en marquer la leçon. Mais, aussitôt
élu, il alla lui faire sa soumission. Même si on admet que
les conditions de l'époque n'étaient rien moins que favora­
bles à un éventuel cavalier seul, on peut lui reprocher de
s'être rendu un peu vite.

(22) A. ZoLBERG, op. cit., p. 2 10, note 73.


(23) Marchis Tropicaux.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 171

A sa décharge, il faut pourtant dire qu'il n'était pas le


seul dans ce cas. A. Zolberg note à ce propos :

<c Aucun dirigeant du PDCI ne désapprouva publi­

quement la nouvelle ligne du parti ( ) Un membre de la


...

direction du parti expliqua plus tard, dans un entretien,


que, quoique certains n'étaient pas d'accord avec la nou­
velle orientation de Houphouët-Boigny, ils étaient à sa
merci parce qu'ils avaient été libérés à la suite d'une
action administrative et non d'une procédure légale, dans
le cadre d'un marchandage entre Houphouët-Boigny et le
gouvernement français (24). »

Quoi qu'il en soit, cette péripétie marque le début de


l'ère houphouétiste de l'histoire de la Côte-d'Ivoire, car on y
trouve réunis les trois ingrédients de base de la vie politique
ivoirienne depuis cette époque : l'autoritarisme méprisant du
patron à qui tout doit obéir ; la réticence, voire les défis,
d'un peuple fondamentalement libre, franc et loyal ; et,
entre les deux, la danse dégoûtante de ceux qui, sans cesse,
hésitent entre deux allégeances.
Un exemple typique de ces nouveaux comportements
politiques, c'est la manière dont fut résolue la crise syndi­
cale de 1956 provoquée par la présence de certains
employeurs européens notoirement réactionnaires et racistes
sur la liste que F. Houphouët conduisait aux élections
municipales à Abidjan. La grève fut sauvagement réprimée.
Mais, ce qui contribua sans doute le plus à son échec, c'est
que les principaux dirigeants de cette action se soumirent à
F. Houphouët dès lors qu'il leur promit un ministère à
Camille Gris, et des mandats de conseillers territoriaux à
Gaston Fiankan et Lambert Amon Tanoh (25).
A partir de cette période, les rapports de F. Houphouët
avec les diverses composantes de l'opinion empirèrent sans
cesse. Sur un fond de sourde contestation, des crises éclatè­
rent sporadiquement, chaque fois plus graves dans leurs
conséquences politiques et dans leurs conséquences psycho­
logiques, tant en ce qui concerne l'opinion publique ivoi­
rienne qu'en ce qui concerne F. Houphouët lui-même.

(24) A. ZoLBERG, op. cit., p. 1 54, note 19.


(25) Ibidem, p. 206.
172 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Pour bien comprendre ce mouvement, il faut se rappeler


quelle est, à ce moment-là, la position du député de la Côte­
d'Ivoire par rapport aux deux forces principales qui s'affron­
tèrent entre 1945 et 1950 et que leur antagonisme n'est pas
éteint, parce que les causes en sont encore visibles et parce
qu'il a été ravivé par la grave crise de 1949-1950.
F. Houphouët n'est pas un arbitre impartial. Mais s'il ne
peut rien faire qui nuise aux intérêts du parti colonial, il ne
peut le servir qu'en évitant de heurter l'opinion dominante.
Un facteur le favorisa : c'est la vénalité du personnel poli­
tique qui l'entourait, de fort loin à la vérité, et qui le reliait
aux masses citadines et villageoises.
La résistance qu'il rencontra à l'occasion des élections
municipales de 1956 et territoriales de 1957, en particulier
pour imposer les candidats du colonat, ne pouvait que com­
pliquer sa position dans la nouvelle alliance. Le constat de
Marchés Tropicaux n'est pas autre chose qu'une pression de
ceux qui n'avaient pas désarmé et qui jugeaient la « deuxième
pacification » de la Côte-d'Ivoire trop lente à leur gré.
D'autre part, le « repli tactique » pouvait s'entendre de
diverses façons. Parmi les Ivoiriens, beaucoup l'entendaient
dans son sens littéral d'une pause pour réorganiser ses forces
et préparer de nouvelles offensives. F. Houphouët entrete­
nait volontiers ses interlocuteurs ivoiriens, notamment les
étudiants, dans cette illusion. Il était obligé de composer
avec l'opinion dominante qui en était encore à l'anticolonia­
lisme des années quarante. Cela entrait du reste dans le rôle
qu'il jouait dans le dispositif mis en place en 1950. Mais ce
jeu ne pouvait pas durer éternellement, à moins de pouvoir
contenir ou contrôler le mouvement de l'histoire, chose qui
n'est à la portée d'aucun homme.
Chaque secousse rendait le double jeu toujours plus dif­
ficile. C'est ainsi que la situation évolua, d'abord insensible­
ment, puis plus brutalement à la fin de 1958, vers le pou­
voir concentré tel qu'il existe aujourd'hui.

Les événements d'octobre 1958 •••

En octobre 1958, à peine un mois après le référendum


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUÏT 173

par lequel la Côte-d'Ivoire avait rejeté l'indépendance par


un « Oui massif », éclatèrent les événements connus comme
« l' Affaire Daho-Togo » ou « l' Affaire de la LOCI >>, et qui

furent la première manifestation générale de la contradiction


irréductible entre les aspirations véritables des masses ivoi­
riennes et l'orientation de la politique de F. Houphouët
depuis 195 1. Comme tous les faits marquants de l'histoire
contemporaine de la Côte-d'Ivoire, cette affaire est un
iceberg ; ce qui en est visible ne représente qu'une parcelle
de la réalité, mais cette parcelle est tout de même instruc­
tive.
La création de la « Ligue des originaires de la Côte­
d'lvoire » (LOCI) fut le point d'orgue d'un vaste mouve­
ment convergent apparu simultanément et spontanément
dans toutes les régions du pays à la fin des années cin­
quante. L'article 2 des statuts de cette organisation assignait
les buts suivants à ses membres : « Lutter contre le chômage
des originaires de la Côte-d'Ivoire ; développer l'esprit de
solidarité et de fraternité entre les divers groupes ethniques
du territoire ; créer des cours de formation professionnelle. »
La réaction des autorités de la loi-cadre à l'apparition de
la LOCI illustre le degré d'incompréhension où en était le
pays. Non seulement l'association ne fut pas reconnue, mais
on arrêta son bureau de 36 membres lorsque, à l'invitation
du ministre de l'intérieur, il se présenta au complet à son
audience. En somme c'était la répétition générale du guet­
apens de Yamoussoukro.
Alors ministre d'État à Paris, F. Houphouët était absent
d'Abidjan. C'est pourtant lui qui jouait le rôle principal
dans les tentatives maladroites pour briser le mouvement.
Son unique argument semble avoir été : « Votre mouvement
doit cesser parce qu'il fait peur aux colons (26). » En effet il
ne pouvait échapper à personne que cette affaire était une
manifestation de l'opposition des masses ivoiriennes au néo­
colonialisme qui s'installait dans le pays sous le masque de
la loi-cadre et de l'autodétermination. En revanche, même
s'il est impossible de le prouver avec certitude, on peut
tenir que les atteintes aux biens et à la personne des Daho-

(26) Propos rapponés par un dirigeant de la LOCI à l'enquêteur de l'UGECI.


Archives de /'UGECI, 1959.
174 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

méens et des Togolais de la Côte-d'Ivoire furent l'œuvre de


provocateurs qui avaient reçu la consigne de dévoyer le
mouvement.

L'affaire de la LOCI eut une influence considérable sur


le cours ultérieur de l'histoire politique de la Côte-d'Ivoire.
En premier lieu elle dévoila le caractère dépendant du gou­
vernement de la loi-cadre. La population ivoirienne dans son
ensemble, mais tout particulièrement la jeunesse, avaient
épousé la cause de la LOCI. On vit même des magistrats se
mettre en grève pour protester contre la sanction infligée à
un juge qui avait relaxé la moitié des membres du bureau
de la LOCI le jour même de leur arrestation, manifestant de
la sorte sa conviction que rien ne justifiait cette arrestation.
Mais la conséquence la plus marquante fut l'obligation où
l'impopularité et la faiblesse d' Auguste Denise mirent
F. Houphouët de quitter le gouvernement français pour
prendre ouvertement en mains la direction de la Côte­
d'Ivoire. Jusqu'alors il avait agi au travers de différents
prête-noms tels que Mamadou Coulibaly et Auguste Denise.
Le voilà désormais aux prises avec la véritable responsabi­
lité.
La signification politique de la crise d'octobre 1958 est
donc manifeste dans sa conséquence la plus importante.
Mais ses causes ne sont pas moins clairement politiques. Le
mouvement de la LOCI fut l'une des conséquences de la
politique qui visait, depuis 1 949, à neutraliser les forces
sociales ivoiriennes et à laisser le champ libre aux colonia­
listes.
Un élément central de cette politique était la volonté
d'écarter les Ivoiriens du marché du travail en y injectant
massivement de forts contingents d'immigrés, en particulier
des Dahoméens et des Togolais qui, n'ayant pas de racines
dans le pays, ne représentaient pas un risque potentiel de
réédition des mouvements de 1949-1950. Toujours dans le
même but on avait ouvert très largement les portes de la
Côte-d'Ivoire aux Français qui afiluaient des autres parties
de l'Empire à la suite des événements d'Indochine et
d'Afrique du Nord. En effet, tandis que de vastes portions
du domaine colonial devenaient inhospitalières aux Français,
la Côte-d'Ivoire, qui connaissait une forte activité écono-
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 175

mique depuis l'ouverture du canal de Vridi et l'introduction


de nouvelles cultures industrielles, devenait un paradis pour
les amateurs de fortunes vite amassées. La revendication
centrale de la LOCI était - déjà - l'ivoirisation des
emplois qui pouvaient l'être. Si cette revendication,
aujourd'hui banale, eut alors un relent politique, c'est parce
qu'il existait une tendance à l'européanisation des emplois,
voire même de la société ivoirienne, si on en croit un
propos prêté à G. Monnet (27) sur un projet de
« départementalisation » que certains auraient caressé vers
1 958, et que cette tendance relevait d'une intention poli­
tique qui n'avait pas échappé aux Ivoiriens.

. . . et leurs suites

L'année 1958 fut encore marquée par la tentative de


Camille Assi Adam de s'imposer comme le leader d'une
opposition légale au houphouétisme en lançant la section
ivoirienne du PRA (28).
Les ambitions de cet avocat se fondaient sur le désarroi
des Ivoiriens pendant ces années où ils avaient l'impression,
d'ailleurs justifiée, que l'orientation de F. Houphouët ten­
dait à favoriser le pillage des ressources du pays. Il fut
expulsé de la Côte-d'Ivoire au lendemain du référendum
pour lequel il avait appelé à voter « Non ». C'était, là aussi,
une première, et qui en dit long sur l'évolution du régime
sous la pression d'événements de plus en plus difficiles à
contrôler. Il est probable que les activités déployées par
l'êxilé depuis la Guinée indépendante ont influencé l'atti­
tude du gouvernement Denise et celle de F. Houphouët
devant le mouvement de la LOCI, dans la mesure où cette
association pouvait apparaître comme un prolongement de la
campagne pour le « Non » au référendum qui avait mobilisé
la grande majorité de la jeunesse citadine derrière l'avocat
maintenant exilé.

(27) Cet ancien adversaire du RDA êtait alors ministre de l'Agriculture dans le
gouverneinent ivoirien.
(28) Parti du Regroupement africain.
176 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

A partir d'octobre 1958, tous les événements qui ont


marqué l'histoire politique et sociale du pays ont été, pour
ainsi dire, directement influencés par ces journées.
C'est en vue d'exorciser le spectre de la LOCI que
F. Houphouët, rentré exprès de Paris, laissa enfin créer offi­
ciellement la JRDACI, le 14 mars 1959. Jusqu'alors l'exis­
tence de cette organisation n'était que provisoire. Il est pro­
bable que si la LOCI n'était pas apparue, on aurait laissé le
temps et l'incertitude tuer la JRDACI dans son œuf.
L'une des missions officiellement assignées à la JRDACI
était de noyer les démons de la contestation en intégrant
quelques dirigeants de la LOCI dans une organisation créée,
à l'origine, par et pour les diplômés de l'Enseignement
supérieur dont la première vague importante venait de ren­
trer au pays (29). D'une manière un peu confuse, l'opinion
ivoirienne fondait de grands espoirs sur cette nouvelle sorte
de citoyens, nantis de diplômes que peu d'Européens sur
place pouvaient se vanter de posséder. C'était la « relève »
tant espérée depuis 1946, quand le premier contingent de
futurs lycéens fut embarqué à bord de la frégate
« L'Aventure » à destination de Dakar où ils furent trans­
bordés dans un paquebot voguant vers Marseille. F. Hou­
phouët ne pouvait pas ignorer que l'amalgame de ces nou­
veaux venus avec la jeunesse piaffante de Treichville et
d'Adjamé ne représentait aucun danger pour l'immédiat et
que, bien au contraire, il ferait un excellent contre-feu aux
tendances extrémistes de la LOCI. Mais, prudent, il ne fit
vraiment rien pour que la JRDACI puisse élargir son assise
dans le pays (30).
Sous la pression des mêmes événements, il dut accepter
que soit convoqué le IIIe Congrès du PDCI, onze ans après
le ne ! Le Congrès s'ouvrit le 19 mars 1959, cinq jours
après celui de la JRDACI. Cette précipitation est un signe.
Il s'agissait de noyer au plus vite les courants contestataires
dans le formalisme du PDCI ressuscité. La manœuvre ne
réussit qu'à moitié, car la fronde de la jeunesse se manifesta
à ce congrès et en marqua profondément les travaux, libé­
rant du coup, chez beaucoup d'anciens militants, un

(29) A. ZoLBERG, op. cit., p. 307.


(30) Ibidem, p. 307.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOlTPHOUËT 177

immense torrent de critiques longtemps contenues. En dépit


de l'opposition de F. Houphouët, J.-B. Mockey fut porté au
secrétariat-général du parti en remplacement d' Auguste
Denise.
Le fait remarquable de cette époque, c'est l'incapacité
totale de F. Houphouët d'imposer les solutions de son choix
malgré tous ses efforts pour utiliser le formalisme du PDCI
à cette fin. Il n'a pas encore acquis la force nécessaire et on
n'a pas encore vraiment de raison de le craindre, tandis
qu'on le respecte de moins en moins. Cependant son adresse
manœuvrière, s'appuyant sur ceux qu'on avait corrompus et
sur l'administration coloniale toujours en place, et mettant à
profit l'incohérence des oppositions, lui permettait de gagner
quelques mois de répit. Presque aussitôt, la crise se rallu­
mait sous une autre forme et en mettant en jeu des forces à
peine différentes.

* *

A peine croyait-on le spectre de la LOCI exorcisé que le


pouvoir dut faire face à la plus sérieuse secousse sociale de
l'histoire de la Côte-d'Ivoire depuis la grève de 1947.
La grève générale des agents de la fonction publique fut
décidée en signe de solidarité avec Blaise Yao Ngo, secré­
taire-général de la branche ivoirienne de l'Union générale
des travailleurs d'Afrique noire (UGTAN) et de l'Intersyn­
dicat de la fonction publique, que le gouvernement avait fait
arrêter et, illico, expulser à la frontière guinéenne. Le succès
de cette grève donna l'exacte mesure du niveau où était
tombée la popularité de celui qui fut l'idole des Ivoiriens de
1 945 à 1 950. La férocité avec laquelle elle fut réprimée
donne, quant à elle, la mesure de la peur que le mouvement
inspira au pouvoir.

L'année 1 959 fut celle de la mise en place du pouvoir


personnel tel qu'il est aujourd'hui. Cela commença avec la
remise en cause de l'un des résultats du IIIe Congrès : J.­
B. Mockey fut évincé du secrétariat. Alors, note A. Zolberg,
il devint « évident qu'un acte du congrès du parti pouvait
être annulé par une décision personnelle de Félix
178 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Houphouët » (3 1). J.-B. Mockey perdit aussi le ministère de


l'intérieur que F. Houphouët prit pour lui après y avoir
nommé pas moins de treize directeurs centraux français. En
réalité, écrit A. Zolberg, « l'importante responsabilité du
ministre de l'intérieur fut remise entre les mains d'un
Français (32) qui fut nommé secrétaire général pour
l'intérieur » (33).
La disgrâce de J.-B. Mockey était officiellement justifiée
par la découverte d'un attentat à la vie du Premier ministre,
attentat dont l'originalité était d'utiliser la magie. C'est un
genre qui devait faire fortune, puisque cette sorte d'accusa­
tion sera portée encore à deux reprises contre des adver­
saires politiques, soit pour les discréditer, soit pour les
abattre, soit pour salir leur mémoire.
En 1959 il s'agissait d'instiller dans la population le sen­
timent que F. Houphouët faisait de son mieux, mais que
son entourage ne songeait qu'à le trahir. On voulait faire
admettre qu'il ne pouvait pas, dans ces conditions, partager
le pouvoir avec des gens sur lesquels on ne pouvait pas
compter. Aucune divergeance politique entre F. Houphouët
et J.-B. Mockey ne fut rendue publique quoiqu'il fût évi­
dent pour tout le monde que ce dernier payait pour les
résultats du IIIe Congrès. Plus tard, F. Houphouët dira que
« les travaux de ce congrès s'étaient déroulés dans la précipi­
tation ( ...) laissant libre cours aux intrigues, à la corruption
et aux menées subversives » (34).
On faisait dire officiellement que J.-B. Mockey avait
demandé à être libéré de ses fonctions. En même temps des
insinuations odieuses, qui ne pouvaient pas être démenties,
inondèrent la presse et les ondes, et elles firent l'impression
voulue sur l'opinion.
On n'oublia pas cependant d'étayer le trône par une
série de lois répressives (35) dont la cible débordait loin au­
delà du petit cercle des « magiciens-comploteurs ». Le condi-

(31) A. ZoLBERG, op. cii., p. 317.


(32) Il s'agit d'un cenain Buisson qui êtait dêjà • conseiller du prêsident •.
(33) A. ZOLBERG, op. cit., p. 317, note 84.
(34) Fêlix HoUPHOuitr-BOIGNY, IV• Congrês du PDCI, 1965.
(35) Notamment la loi n° 59-1 18 du 27-8-1959 ponant renforcement de la pro­
tection de l'ordre public (J0-1959-780) et la loi n° 59-231 du 7-1 1-1959 sur l'êtat
d'urgence (J0-1959-1072).
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 179

tionnement de l'opinion par les mensonges les plus gros­


siers, le perfectionnement de l'appareil répressif et, sans
doute aussi, la stupeur des forces sociales devant l'exemple
de cette mauvaise foi, provoquèrent un recul des agitations.
Cette accalmie, qui dura environ deux ans, n'était cepen­
dant qu'apparente. La fermentation n'était pas arrêtée et elle
affectait la société dans son ensemble.
L'année 1957 avait vu la Gold Coast voisine accéder à
l'indépendance sous le nom de Ghana. L'année 1958 fut
celle du défi guinéen. En Côte-d'Ivoire, le prestige de
Kwame N'Krumah et de Sékou Touré était grand, en parti­
culier parmi les fractions de la jeunesse qui, à travers la
LOCI et la JRDACI, aspiraient à jouer un rôle politique.
La question de l'indépendance était plus que jamais à
l'ordre du jour.
L'Union générale des étudiants de la Côte-d'Ivoire
(UGECI) qui avait adopté le mot d'ordre d'indépendance à
son congrès de 1 958 paya cette insolence par l'arrestation de
son président d'alors, Harris Mémel Fotê, l'interdiction du
Congrès de 1 959, l'arrestation d'autres dirigeants qui
n'avaient pas tenu compte de cette interdiction et, enfin, par
la négation pure et simple de son existence en janvier 1 960.
Tous les efforts pour soumettre l'UGECI demeurèrent
vains. Mais ils firent la démonstration de l'impasse où
F. Houphouët s'était jeté en affirmant son hostilité à l'indé­
pendance alors même qu'elle apparaissait inéluctable.

cc Un valet de l'influence française »

Dans ces conditions, les observateurs ne furent pas sur­


pris par la déclaration ampoulée du 3 juin 1 960, quoique ·

son auteur fût jusqu'alors un adversaire résolu de l'idée


même d'indépendance.
L'évolution de F. Houphouët par rapport à la question
de l'indépendance est un bon révélateur de sa double dépen­
dance. Dépendance à l'égard du parti colonial, mais aussi
dépendance à l'égard de l'opinion ivoirienne. Celui qui, jus­
qu'au 3 juin 1960, avait bâti toute une politique sur le refus
180 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

de toute « évolution constitutionnelle qualitative » (36), c'est­


à-dire, en clair, le refus de l'indépendance, se convertit brus­
quement en « lutteur infatigable de l'indépendance » pour
éviter d'être complètement isolé. Mais il concevait cette
brusque conversion comme une manœuvre de pure forme,
un simple repli tactique, vrai pour une fois.
Dans une confidence à son biographe Siriex, il déclare :

« Le 2 1 mai 1959 j'allais annoncer à Michel Debré


notre décision en ce qui concernait la Côte-d'Ivoire. Puis
j'allais voir le Général de Gaulle. On me présente
comme un valet de l'influence française, lui dis-je en
substance. On dit partout que je suis à la remorque du
gouvernement français (37). On m'a acculé à la révolte.
Aussi, mon général, je suis obligé de vous annoncer que
les pays de l'Entente ont décidé de demander leur
indépendance (38). »

On ne sait pourquoi cette résolution ne se concrétisa que


douze mois seulement plus tard. Quoi qu'il en soit, le
3 juin, il s'agissait donc moins de l'indépendance de la Côte­
d'Ivoire que de la réputation de F. Houphouët, de sa crédi­
bilité. Il s'agissait de restaurer, dans l'opinion ivoirienne
notamment, son image passablement compromise par sa
position antérieure sur la question de l'indépendance.
L'enthousiasme soulevé dans le pays par la proclamation du
3 juin prouve qu'il y avait urgence ! Même des hommes
comme Mamadou Coulibaly et Joachim Boni, qui, depuis
longtemps, mangeaient dans sa main, ne purent retenir leur
bonheur de pouvoir acclamer tout haut ce que, sans doute,
ils appelaient secrètement de leurs vœux (39).
Le coup de théâtre du 3 juin 1 960 procura à son auteur
un état de grâce qui, malheureusement, ne dura guère à
cause de la gourmandise du parti colonial qui était resté
maître de la place. En apparence, la première année de
l'indépendance fut une année sans histoire, exceptée l'arres-

(36) J. BAULIN, op. cit., p. 76.


(37) Propos d'autant plus savoureux que F. Houphouët était encore, deux mois
à peine auparavant, membre de ce même gouvernement en qualité de ministre
d'Etat !
(38) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 180.
(39) Fraternité, VI-VII, 1960.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 181

tation, en France, suivie d'extradition, d'une quinzaine de


dirigeants de l'UGECI que le président de la République
ivoirienne reçut en cadeau lors de sa première visite offi­
cielle. A ce sujet, on a dit que l'un de ses propres fils, alors
étudiant lui-même, pour avoir désapprouvé à haute voix
cette forfaiture paternelle, dut éprouver les rigueurs de la
détention... dans un appartement du palais familial de
Yamoussoukro. Par quoi il aurait donc mérité l'honneur
sans perdre le bonheur.

L'épreuve de force de 1963

Les choses se gâtèrent, semble-t-il, avec la préparation


du « Plan de dix ans », dont l'adoption par l'Assemblée
nationale fut précédée par une présentation solennelle de
F. Houphouët lui-même, le 1 5 janvier 1 962.
Le discours qu'il prononça à cette occasion peut se
résumer en deux mots : libéralités et privations. Les libéra­
lités découlent de la liberté illimitée pour les affairistes
étrangers de piller le pays à leur aise. Les privations étaient
pour les Ivoiriens, afin que les coûts salariaux et les charges
sociales ne limitent pas la masse des bénéfices des premiers
ni celle des revenus exportés.
Le discours du 1 5 janvier 1 962 était encore remarquable
par le ton de l'orateur. Il y paraît si sûr de lui qu'il en est
provoquant. Alors qu'il est évident que les députés, tous
membres ou dirigeants du PDCI, et le président de l'Assem­
blée lui-même, tout secrétaire général du parti qu'il est,
entendent ces paroles pour la première fois, le chef de
l' État, par ses références incessantes à « notre parti », semble
vouloir marquer que lorsqu'il a décidé une chose, c'est le
parti, voire le pays tout entier, qui en a décidé. Il ne paraît,
à aucun moment, douter que le pays le suivrait.
Or, il semble bien que c'est ce discours et ce qu'il
annonçait qui ont labouré le sillon où germèrent les fameux
« complots » de l'année suivante ; « complots » dont, par un

curieux hasard de l'histoire, l'annonce sera ébauchée un


autre 1 5 janvier.
Plusieurs indices concourent à confirmer cette hypo-
182 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

thèse. Le premier se trouve dans le corps même du dis­


cours, sous la forme de menaces transparentes à ceux qui,
probablement, avaient marqué leur désapprobation des
mesures annoncées sans pouvoir toutefois s'opposer à leur
adoption définitive.

« Nous sommes en Côte-d'Ivoire condamnés à l'unité,


disait l'orateur ( ) Tout ce qui peut nuire à cette unité
...

ou la contrarier doit être évité, voire même combattu


sans faiblesse (. ) Que les jeunes comprennent donc les
..

sacrifices consentis en leur faveur par leurs aînés ! ( )...

Qu'ils préservent donc cette unité sans laquelle (.. ) leur


.

action sera sans valeur parce qu'au lieu de s'exercer dans


un cadre de paix sociale, elle se déroulera de façon
désordonnée et dans des luttes fratricides que le pays,
lui, a définitivement condamnées (. . .) Ceux des jeunes
qui par intérêt, inconscience ou légèreté, se font les
agents d'idéologies extérieures et nocives contre l'indis­
pensable unité du pays, seront mis dans l'impossibilité
de nuire. Il est souhaitable que tout le monde prenne
conscience de cette détermination du gouvernement et du
parti de ne souffrir aucune atteinte à cette unité sous
quelques formes que ce soit. Et cela pour éviter à la
Côte-d'Ivoire qui veut demeurer le pays de la démocratie
et de la vraie fraternité de compter des détenus politi­
ques sur son sol (40). »

Un autre indice réside dans le fait que, pendant toute


l'année 1962, la JRDACI est pratiquement interdite d'acti­
vité publique. Toute liberté d'initiative politique lui est
retirée. Son sigle même n'est plus mentionné dans aucun
communiqué, ni dans la presse, ni à la radio. L'autonomie
relative du mouvement des jeunes avait en fait été réduite
sinon supprimée dès 1960, quand lui fut retiré le droit
d'éditer -ses propres cartes d'adhérent (41).
Surtout, le chef de l' État renforce sans cesse le caractère
autoritaire du régime. Le 5 avril 1962, il demande aux
députés de voter une loi qui aurait autorisé le gouvernement
à prendre des mesures d'intememerit et d'assignation à rési­
dence, voire d'obligation de travail, contre toute personne

(40) Fraternité, n° spécial du 15-1-1962.


(41) A. ZOLBERG, op. cit., p. 3 1 1 .
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUÏT 183

qui pourrait être suspectée de s'opposer au pouvoir. C'est


cette loi qui, on le verra, sera votée sous la terreur le
17 janvier 1963 et qui servira à couvrir « a posteriori » les
auteurs du guet-apens de Yamoussoukro.

Le <1 Plan de dix ans » présenté le 1 5 janvier 1962 avait


de quoi inquiéter les Ivoiriens. De 1960 à 1962 aucun des
problèmes qui avaient passionné l'opinion ivoirienne n'avait
été résolu. La France, puissance colonisatrice, occupait dans
le pays, dans tous les domaines, la même position domi­
nante qu'avant l'indépendance. Le pillage des ressources
naturelles et des fmances du pays se poursuivait allègre­
ment, et même connaissait une intensité accrue. Les cou­
peurs de bois dont, à l'époque d'Angoulvant déjà, les abus
avaient été à l'origine de révoltes sauvagement réprimées,
écumaient la forêt ivoirienne jusqu'à la dépeupler de toute
essence de valeur. Le déficit de la balance des paiements
atteignait des proportions alarmantes.
Dans ces conditions, les dirigeants de la JRDACI, qui
étaient entrés au gouvernement après le Ille Congrès, com­
prirent sans doute qu'ils n'y étaient que des figurants, voire
des otages, tant leur influence y était insignifiante. Elle était
en tout cas moins déterminante que celle de leurs directeurs
de cabinet qui étaient tous des Français, évidemment. Ce
n'est pas l'effet du hasard si « les jeunes du RDA, dans un
communiqué qui fit quelque bruit, demandent (alors) que
les directeurs de service soient pris dorénavant parmi les
Africains » (42).
Il est probable qu'ils songèrent à mettre à profit leur
appartenance à la direction du PDCI pour, dans ce cadre,
influer plus efficacement sur la politique générale du gou­
vernement et pour en infléchir l'orientation dans un sens
moins défavorable aux intérêts du pays. Seul un congrès
pouvait en fournir l'occasion.
Dans le courant de l'année 1962 au début de laquelle le
Plan de dix ans fut présenté, la tenue d'un congrès fut

(42) A. BLANCHET, « Félix Houphoul!t et la Côte-d'Ivoire à l'heure de


l'indépendance » (1960), in Hommage à Houphouët-Boigny, homme de la terre,
ACCT-Présence Africaine, p. 25.
184 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

annoncée à la suite de plusieurs réunions communes des ins­


tances du pani et de la JRDACI.
Ce congrès ne devait jamais se réunir. D'ajournement en
ajournement, arriva le jour du guet-apens de Yamoussoukro.

« Dans les derniers jours de 1 962, rapporte A. Zol­

berg, le président Houphouët-Boigny convoqua les diri­


geants du parti, les élus et les hauts fonctionnaires à une
réunion prévue pour le 3 janvier 1 963 dans sa ville
natale de Yamoussoukro ; mais la réunion fut ajournée à
plusieurs reprises et n'eut lieu finalement que le 14 jan­
vier. Entre temps le bruit avait couru que de nombreuses
personnes avaient été arrêtées (43) . »
. .

Le 14 janvier 1963, un tiers des membres du bureau


politique issu du IIIe Congrès du PDCI furent arrêtés et
jetés en prison alors qu'ils s'étaient, selon la thèse officielle,
rendus à Yamoussoukro pour une réunion d'information à
l'invitation de F. Houphouët. Avec eux, des milliers de sim­
ples citoyens raillés dans toutes les régions de la Côte­
d'lvoire et appanenant à toutes les catégories sociales et à
toutes les professions. Le petit nombre d'ivoiriens diplômés
de l'enseignement supérieur paya proponionnellement le
plus lourd tribut. A de très rares exceptions près, tous les
licenciés, tous les ingénieurs et tous les docteurs en méde­
cine récemment rentrés au pays après la fin de leurs études
furent arrêtés en janvier 1 963.
Alors commença pour la Côte-d'Ivoire une crise cenaine­
ment aussi grave que celle de 1949-1950. Dans les condi­
tions de l'indépendance, ces arrestations et les souffrances
qui s'en suivirent créèrent une situation des plus difficiles à
surmonter, tant pour l'opinion ivoirienne traumatisée que
pour F. Houphouët lui-même qui se trouvait brutalement
acculé au fond d'une impasse pour n'avoir pas su prévoir
les conséquences de sa politique d'abandon ; ou, s'il les avait
prévues, de n'avoir rien fait pour éviter l'irréparable.
Aussi bien, une telle crise ne pouvait pas connaître une
issue logique. Les nombreuses condamnations, si elles
avaient été exécutées, signifiaient une mutilation irréparable

(43) A. ZOLBERG, op. cit., p. 345.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 185

pour le pays. L'année même de ces événements dramati­


ques, l'éditorialiste du journal clandestin Le Flambeau
signait un article dans lequel on pouvait lire :

« Le double but de ce complot est tout à fait clair : il

s'agit, d'une part, de faire le vide autour de Houphouët


en éliminant par tous les moyens tous ceux, médecins,
intellectuels, politiques, qui sont en mesure de voir clair
dans le jeu des néo-colonialistes et de faire éviter à Hou­
phouët des erreurs préjudiciables à notre peuple. Pour
atteindre ce but, les colons fabriquent de toute pièce des
complots dont on n'a pas de peine à accuser les intellec­
tuels, puisque de toutes façons il n'y aura pas de procès
véritable pour prouver leur culpabilité. C'est cette pre­
mière phase qui a abouti à l'emprisonnement et à la neu­
tralisation de nos ingénieurs, économistes, médecins, etc.,
l'élément vital de notre jeune pays ( .. ) La Côte-d'Ivoire,
.

désencadrée, privée de ses meilleurs fils par la grâce de


Houphouët, ne peut plus espérer recevoir de cadres et de
techniciens que de ceux qui ont obligé Houphouët à
étouffer notre élite ( ... ) En définitive, notre pauvre Côte­
d'Ivoire sera la propriété d'un consortium américano­
franco-germano-israélien, géré par Houphouët (44) .. » .

La répression avait pris de telles proportions qu'aucun


citoyen ne pouvait se sentir en sécurité. De nombreux déla­
teurs grassement rétribués étaient à l'œuvre partout. Les
autorités de police arrêtaient les gens sur de simples dénon­
ciations, car elles pouvaient craindre, si elles cherchaient à
les vérifier, d'être accusées de complicité avec les
« comploteurs » ou de tiédeur à l'égard du régime. Selon le

mot d'un professeur à la Faculté de médecine d'Abidjan,


c'était le temps où « on n'osait pas se confier à sa propre
femme sur l'oreiller ».
La répression était, en outre, tellement disproportionnée,
les dispositifs répressifs tellement puissants et variés qu'il
était impossible de ne pas comprendre qu'il ne s'agissait pas
seulement d'endiguer la turbulence de quelques dizaines de
personnes déjà arrêtées et enfermées à Yamoussoukro, mais
de conjurer une crise générale qui affectait la société dans

(44) Ahmed BABA, Le Flambeau, organe central du PPCI, « au service de la


Justice, de la Démocratie et de la Libenê n° 1 (non datê).
»,
186 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

son ensemble. S'il n'est pas tout à fait faux de dire que « ...
les difficultés ne sont pas venues de la brousse ni de la rue.
Elles ont surgi à l'intérieur même du régime, au sein de
l'équipe dirigeante (45) », il convient aussi de noter que la
ventilation sociale de la première charette de Yamoussoukro,
celle de janvier, fait apparaître que les victimes sont de tous
les milieux, de toutes les ethnies, de toutes les professions.
Mais cette liste même ne reflète que très partiellement la
véritable ampleur de cette chasse aux sorcières. De très
nombreuses arrestations sont restées secrètes. C'est le cas
notamment d'une cinquantaine d'officiers et sous-officiers
des Forces armées nationales de la Côte-d'Ivoire (FANCI),
mais aussi de plusieurs civils bien connus dans le mouve­
ment syndical ou dans le mouvement étudiant. La répres­
sion dans l'Armée fut démentie par Philippe Yacé quoi­
qu'elle ait parue vraisemblable à tous les observateurs après
que lui-même eût indu le désarmement des militaires parmi
les mesures prises pour combattre la subversion.
Le projet de loi déposé sur le bureau de l'Assemblée
nationale le 5 avril 1962, et qu'alors les députés avaient
repoussé avec horreur, fut réintroduit le 17 janvier
1 963 (46), et, cette fois, « les parlementaires, terrorisés par le
danger imminent d'arrestation (47). . . », le votèrent.

« En vertu de ce texte, tout Ivoirien (...) peut être


requis pour l'accomplissement de certaines tâches
d'intêrêt national, ( ... ) les rêquisitions dont la durêe ne
peut excêder deux ans, mais qui sont renouvelables, sont
prises soit par ordre individuel, soit par ordre collectif.
Toute personne dont l'action s'avère prêjudiciable à la
promotion êconomique ou sociale de la nation peut être
assignêe à rêsidence par dêcret (48). »

Une telle loi ne s'appliquait évidemment pas à ceux qui


étaient déjà arrêtés. Elle était donc destinée à tenir en res­
pect ceux qui murmuraient. Chacun s'en rendait compte.
« Malgré le calme des villages tant de précautions montrent

(45) G. COMTE, Europe-France Outre-Mer, n° 407, 1963.


(46) Loi n° 63-4 du 17 janvier 1963 relative à l'utilisation des personnes en
vue d'assurer la promotion êconomique et sociale de la nation (J0-1963-45).
(47) J. BAULIN, op. cit., p. 132.
(48) Afrique Nouvelle, n° 807, 25-31 janvier 1963.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 187

bien que l'agitation n'est pas aussi vaine qu'on veut bien le
dire (49). » Il suffisait, pour s'en convaincre, d'écouter
Ph. Yacé : « Le parti a décidé de procéder à une épuration
dans tous les secteurs de la nation (50). »

Les journalistes qui informèrent le monde de cette


affaire ne feignirent qu'après coup de croire à la thèse offi­
cielle. D'abord, leur intime conviction, fondée sur une
bonne connaissance du terrain, leur dicta des conclusions
toutes différentes :

« Les informations officielles sur le complot ne sont


nullement convaincantes. La liste des inculpés (.. ) donne
.

l'impression d'un amalgame policier. Le seul trait


commun à ces condamnés est en général leur
jeunesse (5 1). »
« Quant à la signification profonde de cette efferves­
cence persistante, on en est réduit aux suppositions. On
ne peut évidemment pas exclure à priori l'hypothèse
d'une épreuve de force entre le parti et son
président (52). »
« •••(Les) explications (de Monsieur P. Yacé) n'ont
pas tellement satisfait ceux qui se demandent dans quelle
mesure l'affaire n'a pas été « montée » et grossie pour les
besoins du gouvernement (53). »

L'arrestation, en septembre 1963, de plusieurs autres


ministres et de dirigeants du PDCI vint confirmer l'intui­
tion de Philippe Decraene, d'autant plus que « certaines
rumeurs laissent croire que ces personnes mises en cause,
projetaient entre autres de libérer les prisonniers de
Yamoussoukro (54). » Parmi ces personnes il y avait J.­
B. Mockey qui avait présidé la Cour de sûreté de l'État et
qui savait donc à quoi s'en tenir sur la culpabilité du doc­
teur Amadou Koné et de ses malheureux compagnons.
Dans une tentative désespérée d'isoler les opposants

(49) E.-R. BRAUNDI, France Observateur, 18-4-1963.


(50) P. YACË, cité par Afrique Nouvelle, n ° 804.
(51) E.-R. BRAUNDI, France Observateur, 18-4-1963.
(52) P. DECRAENE, Le Monde, 20-21 janvier 1963.
(53) H.B., La Tribune des Nations.
(54) Afrique Nouvelle, 21-27 novembre 1963.
188 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

emprisonnés, on fit venir à Abidjan une foule nombreuse de


villageois « afin qu'ils fassent la démonstration de leur fidé­
lité au guide de la Nation ». Un témoin de cette journée a
esquissé cette miniature du guide au moment où il s'adres­
sait à la foule :

« Un homme qui se noie, telle est l'impression que


nous avons eue en l'écoutant le 28 septembre : obligé de
se raccrocher à tout, il promet tout à tous... »

Le discours du 28 septembre 1963 peut, en effet, appa­


raître comme un véritable désaveu de celui du 1 5 janvier
1962. Le ton lui-même est changé ; d'arrogant et cynique, il
est devenu patelin et humble. L'orateur y promet, pêle­
mêle, aux fonctionnaires, le relèvement de leur salaire et des
logements ; aux planteurs, que le café leur sera acheté plus
cher ; etc. (55).
Malgré la répression, malgré les mesures d'intimidation,
les arrestations continuèrent, donc aussi la crise du régime.
C'est ainsi qu'Ernest Boka fut arrêté, selon la version offi­
cielle, le 2 avril 1964, avec une bonne centaine d'autres
« conjurés ». Le 6 avril, la nouvelle que Boka était mort
dans sa cellule de la bastille de Yamoussoukro fut reçue
comme un choc par l'opinion ivoirienne attérée. F. Hou­
phouët dut s'en expliquer publiquement dans des conditions
qui ne contribuèrent guère à redorer son image, bien au
contraire !
La prestation de F. Houphouët le 13 avril 1964 s'appa­
rente par bien des côtés à son discours du 15 janvier 1962.
C'est un défi à l'opinion et au bon sens, une provocation
choquante dont la nécessité même est douteuse. Il y a,
cependant, une différence qui, peut-être, explique bien des
choses.
En 1962, F. Houphouët avait voulu se présenter en
homme d' État moderne et efficace, résolument tourné vers
l'avenir et le progrès, sans complexes. En 1964, le voilà
comme résigné à n'être que le chef de l'« État sauvage ».
Dans le livre de Georges Conchon, il s'agit d'un pays,
ancienne colonie française, d'autant plus fictif que les Fran-

(55) Bulletin de I'Agence ivoirienne de presse (AIP), spécial, 28-9-63.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 189

çais n'y jouent plus de rôle important après l'indépendance,


ni dans l'armée, ni dans la police, ni dans le saint des saints
du cabinet présidentiel où se décide la politique du pays.
Tel n'est pas le cas de la Côte-d'Ivoire en ce jour d'avril
1964. Si, après les purges de 1 963, le pays vidé de ses meil­
leurs cerveaux ressemblait sans doute un peu à celui du
roman, il était en revanche pourvu de nombreux cadres
« expatriés » et même il recevait du rabiot.

L' État sauvage, c'est celui où des satrapes incultes aban­


donnés à eux-mêmes naviguent à l'estime, prompts à trans­
former la moindre histoire de fesse en une affaire d' État,
mais vraiment sans le faire exprès ! Les pauvres types
campés par G. Conchon ne faisaient pas aussi peu de cas de
leur dignité que F. Houphouët couvrant lui-même et - le pays
de honte.

Quand on sait par qui, pourquoi, et dans quelles condi­


tions Sylvanus Olympio avait été tué ; que son meurtre a été
annoncé dans le temps même où, on dirait, F. Houphouët
et P. Yacé hésitaient à se lancer dans une aventure
dangereuse ; que l'annonce de ce meurtre semble avoir pré­
cipité le coup de Yamoussoukro ; il n'est plus tout à fait sûr
que, dans cette affaire, F. Houphouët ait joué un jeu auto­
nome et en toute liberté. Rien n'interdit l'hypothèse selon
laquelle il a été poussé à agir ; poussé par la peur d'autre
chose. Non pas d'un soulèvement du peuple qui, s'il avait
été imminent, n'aurait pas manqué de se produire, mais
d'un coup contre lui-même, par ses propres amis d'alors,
dont l'état major était à l'Élysée.
Il est maintenant avéré que l'assassinat de S. Olympio a
été commandité par les services spéciaux français. Le prési­
dent du Togo n'a-t-il été que le Biaka Boda des années
soixante ? C'est vraisemblable. Même s'ils n'ont pas été
sacrifiés spécialement pour terroriser F. Houphouët, leur
meurtre a eu cette conséquence : en 1950 comme en 1963,
ce dernier s'est tiré du guêpier en abandonnant les meilleurs
fils de la Côte-d'Ivoire à la voracité du dragon qui le
domine.
Le complot de 1 963-1964 était un complot à plusieurs
tiroirs, et F. Houphouët lui-même était dans un de ces
tiroirs, même si, pour la vraisemblance, « on » lui faisait
1 90 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

tenir la clé des autres tiroirs. Sans vouloir nier ou atténuer


la responsabilité personnelle du chef de l' État ivoirien et
d'autres personnages de moindre importance qui découle du
rôle accepté en 1950, on peut tenir que les condamnés de
Yamoussoukro n'étaient pas, principalement, ses victimes,
mais celles des intérêts impérialistes dominants.

Cet épisode dramatique de la crise du houphouétisme


s'est terminé par la « grande réconciliation ». Pour quelles
secrètes raisons F. Houphouët a-t-il ajouté cette fin tragi­
comique au drame des années soixante ? On a dit que cer­
tains partenaires économiques de la Côte-d'Ivoire avaient
fini par s'inquiéter des risques que faisait planer sur l'avenir
de leurs affaires une atmosphère politique surchargée de ran­
cunes et -d'incertitudes pour la majorité des cadres ivoiriens.
Cette hypothèse paraît plausible quand on lit, sous la plume
de G. Comte, qu'« un dénouement harmonieux de la crise
ivoirienne fournirait un modèle de solution aux problèmes
des pays voisins » (56). Écrite en 1 963, et dans l'organe
même des monopoles coloniaux, il s'agit bien d'un souhait,
voire d'une injonction.
Il est possible aussi que cette palinodie soit liée à ce
qu'on appella l'affaire Yacé, alors en gestation. Le repêchage
des anciens de Yamoussoukro rendait en effet leur pleine
liberté à plusieurs hommes qui pouvaient, aussi légitime­
ment que l'ancien secrétaire-général du PDCI, prétendre à
la succession de F. Houphouët.

* *

Quelle que soit l'habileté avec laquelle F. Houphouët


sait rameuter ses ouailles, cela ne suffit pas à justifier la
réputation qu'on lui fait de dominer la scène politique ivoi­
rienne comme Auguste dominait l'univers. Le néocolonia­
lisme ivoirien est fondé sur le mythe du dirigeant charisma­
tique. A l'origine, et une fois franchi le cap de l'instauration
du pouvoir personnel, on prévoyait sans doute que cela suf­
firait à conserver à ce mythe une pureté telle que la Côte-

(56) G. COMTE, op. cit.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 191

d'ivoire pourrait être véritablement un modèle du genre,


caractérisé notamment par la stabilité politique et une « paix
sociale » à toute épreuve. Mais il n'a pas été possible
d'obtenir le consentement des Ivoiriens à cette duperie.
L'affaire de 1963 a enrayé la belle mécanique qu'on croyait
définitivement au point au début de l'année 1962, et la
situation est revenue à son état d'avant 1960, quand le
spectre de la LOCI hantait le pays.
Le régime peut se vanter de sa stabilité. On peut d'ail­
leurs se demander si ce mot a un sens, appliqué à la Côte­
d'Ivoire où un seul est à la fois l'État, le gouveniement et le
législateur par la grâce de baïonnettes étrangères. En
revanche, la paix sociale, voire la paix tout court, n'a jamais
régné en Côte-d'Ivoire. Selon l'observation d'une extrême
pertinence de l'ethnographe Niangoran Bouah que rapporte
V. Meité dans sa thèse : « La pression en faveur d'un chan­
gement social s'exerce de manière continue depuis la créa­
tion du Syndicat agricole africain en 1944 et jusqu'à ce jour.
Elle entraîne des tensions plus ou moins vives dans la
sphère politique elle-même aussi bien que dans le système
socioéconomique (57). »

Ce régime dont la raison d'être est l'organisation du con­


sensus nécessaire à la rentabilité optimale d'une économie
néocolonialiste n'a jamais réussi à endormir la vigilance des
travailleurs. Plus qu'une statistique des conflits socio-profes­
sionnels, d'ailleurs difficile à réaliser à cause de leur carac­
tère généralement « sauvage » ou illégal, c'est l'évolution des
rapports entre la masse des travailleurs, y compris les tra­
vailleurs syndiqués, et l'Union générale des travailleurs de la
Côte-d'Ivoire (UGTCI) qui traduit le mieux cette réalité. En
Côte-d'Ivoire, les mouvements sociaux et professionnels se
font autant contre le patronat et le pouvoir que contre la
direction officielle de la centrale syndicale unique. On y est
accoutumé à voir dans une manifestation du Premier Mai
les travailleurs brandir des pancartes et des banderoles con­
testatrices au milieu de celles, respectueuses, dûment estam­
pillées par les syndicats officiels. Il est arrivé que les travail­
leurs syndiqués créent une direction « sauvage » de crise et

(57) V. MEITÉ, op. cit., p. 82.


1 92 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

que cette direction illégale s'impose comme interlocuteur du


pouvoir contre la direction officielle (58). En 1965, c'est par­
dessus la tête des dirigeants officiels de l'UGTCI que les
travailleurs imposèrent à F. Houphouët le retrait précipité
de son projet de double nationalité. Les déboires électoraux
de J. Coffie, secrétaire général de l'UGTCI depuis sa créa­
tion, dans la circonscription prolétarienne d'Abobo-Gare tra­
duisent la désaffection de longue date des travailleurs à
l'égard du syndicalisme officiel. L'inamovible secrétaire
général de l'UGTCI a subi le même sort, en un certain
sens, que Ph. Yacé ; tout comme ce dernier, il a payé par
l'impopularité sa longue soumission au système dont il
n'était qu'un rouage sulbalterne depuis que, suivant sa pente
naturelle, il s'y est rallié en 1960 ou 1961.

L'histoire du mouvement étudiant ivoirien dans ses rap­


ports avec le régime est semblable à celle des travailleurs
salariés. Il est arrivé qu'ils se rencontrent et coopèrent
malgré la vigilance du pouvoir à entraver le développement
de leur solidarité.
Les frondes estudiantines sont bien connues. La presse
internationale en informe plus librement que des mouve­
ments prolétariens. Grâce à quoi on peut constater que tout
au long de l'existence de ce régime, il n'est pas passé un an
sans que l'université d'Abidjan connaisse des troubles.
V. Meité écrit : « Les manifestations d'étudiants en Côte­
d'Ivoire entraînent généralement des transferts massifs de
fonds de la Côte-d'Ivoire vers l'Europe (59) . . » .

C'est la preuve indirecte de l'importance du mouvement


contestataire des étudiants ivoiriens qui est d'ailleurs con-

(58) « En aoilt (1968), l'État a décidé, en partie pour combler l'écart entre le
coût de la vie et le pouvoir d'achat, en partie pour prévenir d'éventuelles agita­
tions, d'augmenter les salaires de l 0 %. Ces IO % ont été jugés insuffisants par
une fraction de syndicalistes qui demandaient le double ; aussi existait-il des ris­
ques sérieux d'affrontement entre les travailleurs et d'éclatement au sein de
l'UGTCI.
• Pour éviter cela, ces syndicalistes appelés les "dissidents" ont été reçus avec
le comité exécutif de l'UGTCI par le chef de l'État ... •, « Le syndicalisme de par­
ticipation à l'épreuve •, article de Ismaïl TOURÉ dans Revue ivoirienne d'Anthropo­
logie et de Sociologie, n° 2, oct.-nov.-déc. 1982 et janv. 1983, p. 77.
(59) V. MEITÉ, op. cit., p. 45, note l.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 193

firmée par la brutalité et la sauvagerie des formes de répres­


sion qui sont employées pour le combattre.
L'histoire troublée des rapports entre les étudiants ivoi­
riens et F. Houphouët est le reflet exact des rapports du
chef de l' État à l'opinion ivoirienne en général. C'est ce qui
explique la panique des affairistes étrangers et du pouvoir
chaque fois que l'université bouge.

Certains militaires ivoiriens se sont tristement illustrés


dans la répression du mouvement étudiant ou dans celui des
conflits sociaux. Cependant l'armée elle-même n'a pas été
épargnée par la paranoïa houphouétiste. En 1963 on a
signalé l'arrestation de plusieurs dizaines d'officiers et de
sous-officiers dans le cadre des fameux complots. En 1973,
le « complot » dans lequel onze officiers étaient impliqués ne
concernait apparemment que les seuls milieux militaires. Il
s'agissait de jeunes officiers ou d'officiers subalternes, c'est­
à-dire de catégories assez proches et des étudiants et des tra­
vailleurs salariés par leurs préoccupations sociales. Par con­
séquent ce phénomène peut être analysé de la même
manière que les autres formes de contestation du régime.

En décembre 1969, le pays apprit avec surprise, à l'occa­


sion d'un démenti, que la région Sanwi était le théâtre
d'opérations militaires secrètes pour écraser le mouvement
sécessionniste, opérations au cours desquelles l'armée se
serait livrée à des exécutions à titre de représailles pour
venger ses propres pertes.
L'affaire qui ressurgissait ainsi à la faveur d'un discours
imprudent de Nanlo Bamba, alors ministre de l'intérieur,
avait commencé avant l'indépendance, en 1959. En dépit de
ses aspects diplomatiques et élitaires qu'on a tendance à exa­
gérer, elle connaît probablement des causes politiques et
sociales complexes dont certaines remontent peut-être à
l'époque des affrontements entre les partisans du RDA et les
soi-disants progressistes de K. Binzène. Quoi qu'il en soit
cette affaire ne tenait pas seulement à l'ambition d'un roi­
telet et de quelques personnes de son entourage. La preuve
en est cette résurgence, dix ans après son début et malgré
les répressions déjà féroces des premières années soixante.
194 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Encore aujourd'hui, il n'est pas sûr que cette affaire soit


complètement éteinte.
Si, au flanc oriental de la Côte-d'Ivoire, la plaie du
Sanwi ne se referme pas, n'est-ce pas avant tout parce que
les procédures pacifiques ont été toujours rejetées au profit
des vaines démonstrations de force ici comme ailleurs ?

En 1970, la région de Gagnoa connut un drame qui


serait resté secret si une dépêche de Reuter ne l'avait fait
connaître au monde. A ce propos le Dai/y Telegraph du 1 3
novembre 1970 écrivait : « Les rebelles accusent le président
Houphouët-Boigny de népotisme et de discrimination contre
l'ethnie bété. Ils prétendent en outre que la Côte-d'Ivoire
n'est qu'une colonie française déguisée. » Peu après l'écrase­
ment du mouvement dirigé par Gnabe Opadjile, J. Foccart
fit un séjour remarqué à Abidjan. La raison officielle en
était la préparation du voyage de Georges Pompidou en
Côte-d'Ivoire ; mais tous les observateurs notèrent que, pen­
dant son séjour, « les événements de Gagnoa ont été les
préoccupations essentielles de l'envoyé de Paris à Abidjan ».
Même si elle était fortement teintée de régionalisme et
prêtait ainsi le flanc aux accusations de tribalisme proférées
contre son principal dirigeant, la révolte des gens de Gagnoa
n'en avait pas moins des causes sociales évidentes, et que
l'incurie du pouvoir et la gabegie de ses agents avaient
aggravées (60). Il est donc juste d'y voir l'une des manifesta­
tions de l'opposition jamais démentie des populations aux
pratiques et aux méthodes de ce régime.
Ainsi cette affaire, sans cesser d'être particulière à la
région de Gagnoa, n'en fut pas moins un événement de
signification nationale, une expression particulière du ras-le­
bol des Ivoiriens. Le soin qu'on mit à isoler le foyer
d'insurrection et pour en cacher la nouvelle montre qu'en
haut lieu on savait qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce que
les Ivoiriens approuvent les représailles sanglantes du régime
faisant donner les troupes d'élite françaises contre des pay­
sans désarmés.

(60) L'une des consêquences de l'affaire de Gagnoa a êtê la reprise immêdiate


par les propriêtaires coutumiers des terres cêdêes à des allochtones dans toute la
rêgion du Centre-Ouest.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 195

L'insurrection de Gagnoa et sa répression par des élé­


ments de l'armée française n'ont été connus qu'à cause de la
rivalité qui régnait alors entre la France et la Grande-Bre­
tagne à propos du Nigeria et de l'Afrique du Sud. Elle sur­
vint, en effet, peu après la liquidation de la rébellion
d'Ojukwu soutenue par la France et quelque cinq mois seu­
lement avant la conférence de presse du 28 avril 1971 au
cours de laquelle F. Houphouët annonça son intention de
dialoguer avec les tenants de l'apartheid et décocha au pas­
sage quelques flèches à la perfide Albion. Tous les événe­
ments de cette nature qui ont pu se produire en Côte­
d'Ivoire n'ont pas bénéficié d'un tel concours de circons­
tances. Il est vraisemblable que de nombreux drames san­
glants de l'histoire actuelle du pays resteront à jamais for­
mellement inconnus. Mais comme il arrive parfois que les
plus grands secrets transpirent, « Radio-Treichville » s'est
faite l'écho d'incidents sanglants dans la région diamantifère
du nord-ouest et, plus récemment, dans le secteur de San
Pédro où avaient été transportés les habitants du périmètre
inondable de Kossou.

On chercherait en vain dans toute la reg1on et même


dans le monde un autre régime dont le principal dirigeant
jouit d'une si grande réputation de mansuétude et dans
lequel la violence joue un rôle si constant dans la régulation
des rapports entre le pouvoir et les gouvernés. La propa­
gande de ce régime est tout entière axée sur l'image d'un
sage débonnaire qui sait, le cas échéant, montrer sa force,
mais que sa nature et sa culture inclinent irrésistiblement au
pardon. Il n'y a rien de plus faux que cette image, les Ivoi­
riens le savent bien ! mais elle est révélatrice. Le régime de
F. Houphouët est, certes, un régime de force, une dictature ;
mais c'est une dictature qui ne peut s'avouer.

Les deux pôles du système

F. Houphouët doit sa position dominante actuelle à son


rôle à la tête du mouvement anticolonialiste entre 1945 et
1950, mais aussi à sa capture, dès 1 948, par le parti colo-
196 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

nial. Depuis 1951, il joue, difficilement certes, mais avec


succès tout de même, un rôle à deux facettes. Au regard des
masses ivoiriennes « avides de liberté » il est le symbole de
la lutte contre la domination coloniale. En même temps il
est celui qui a lancé, à partir de 1951, la politique de coopé­
ration amicale avec les adversaires irréductibles et jamais
réduits du mouvement de libération nationale. Dans ce
deuxième rôle · il n'est irremplaçable que pour autant qu'il
est capable de jouer le premier à la perfection. C'est pour­
quoi, tout en conduisant une politique contraire aux aspira­
tions que les masses exprimaient en 1 949 et en 1 950, mais
conforme à sa nouvelle alliance, il ne peut pas se passer du
consensus le plus large ou, au moins, de son illusion. Son
talent a toujours consisté à obtenir ce consensus en faisant
l'économie d'un véritable débat démocratique, quand bien
même ce serait au prix d'une forfaiture, comme en 1 959 et
1963.
On ne peut pas éviter de comparer le régime ivomen
aux autres formes du bonapartisme contemporain tels qu'ils
sont ou ont été représentés par les régimes des Duvalier, des
Somoza et des Pahlevi, mais on ne doit pas l'assimiler à ces
derniers. Il n'en est pas essentiellement différent, ne serait­
ce que parce que, comme eux, il est fondamentalement voué
et inféodé à de puissants intérêts étrangers et anonymes.
Seulement il ne peut pas fonctionner de la même manière.
La principale raison en est que, à la différence de ses
homologues d'Iran et du Nicaragua de naguère et d'Haïti, le
chef de l'État ivoirien ne s'appuie pas sur une oligarchie
autochtone, même dépendante, parce qu'une telle formation
sociale ne peut pas exister en tant que telle en Côte-d'Ivoire.
Si ce pays n'échappe pas plus que les autres à la règle selon
laquelle, depuis la disparition de la commune primitive, tout
État est l'instrument de la domination d'une classe, dont
elle exprime les intérêts, sur les autres classes, il faut, néan­
moins, se garder d'un contre-sens : l' État houphouétiste
n'est pas, principalement, l'expression des intérêts d'une
partie de la société ivoirienne, mais il est, principalement,
l'instrument de la domination d'intérêts étrangers sur toute
la société ivoirienne. Qu'une partie, d'ailleurs infime, de la
société ivoirienne y trouve son compte, c'est l'évidence ;
mais elle n'en est pas moins, elle-même, dominée, bridée
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 1 97

dans son développement et pillée en même temps que le


reste des Ivoiriens.
Dire qu'il existe en Côte-d'Ivoire une « bourgeoisie de
planteurs » qui soutient le pouvoir parce qu'il sert ses inté­
rêts et une « bourgeoisie d'affaires » qui lui serait hostile
parce que l'orientation économique s'oppose à son essor,
dire que ces deux bourgeoisies sont maintenant engagées
dans une lutte pour la domination de l'État est artificiel et,
à la limite, un non-sens.
Quoique les principaux dirigeants du régime soient eux­
mêmes de gros propriétaires terriens :

« Il paraît exagéré, remarque A. Zolberg, de parler


•• •

de classes rurales en Côte-d'Ivoire. Pour l'ensemble du


pays on a estimé que, parmi les exploitants des grosses
propriétés, 74 % possédent moins de 5 ha, et seulement
10 % plus de 10 ha. (.. ) On ne constate pas de transmis­
.

sion de grosses propriétés en l'état d'une génération à


l'autre, excepté dans de très rares cas, quand la propriété
avait été enregistrée sous le Code civil français ( .. ) Sur­
.

tout, il n'y a pas de prolétariat agricole proprement dit .


A Bongouanou où 35 % des planteurs ont employé de la
main-d'œuvre extra-familiale, sur 100 manœuvres, 18 seu­
lement étaient des Ivoiriens ( . .) En définitive, dans la
.

mesure où la terre continue d'appartenir au lignage, les


salariés non agricoles ne sont pas pour autant coupés des
revenus agricoles (61). »

Quant à la prétendue « bourgeoisie d'affaires » ivoi­


rienne, on peut juger de son autonomie en examinant le
décompte des électeurs des chambres consulaires par caté­
gorie d'entreprises.
En 1964, pour les élections de la chambre de
Commerce, il y a un seul 1voirien sur 68 représentants
d'entreprises réalisant plus de 500 millions FCFA de chiffres
d'affaire ; 1 1 Ivoiriens sur 1 79 représentant celles réalisant
de 100 à 500 millions FCFA ; la catégorie des entreprises
réalisant 12 à 99 millions FCFA se distinguait par la pré­
sence de 518 Ivoiriens à côté de 33 Français et de 9 1 divers.
En 1965, pour les élections à la chambre d'industrie, un

(61) A. ZoLBERG, op. cit., p. 26.


198 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

seul 1voirien siégeait dans le premier groupe avec


24 Français ; un seul aussi dans le second groupe avec
79 Français et un divers ; enfin, dans le troisième groupe, il
y avait seulement 18 Ivoiriens avec 124 Français et
7 divers (62).
Dans la logique du modèle économique houphouétiste
qui, de l'aveu même du chef de l' État (63), tend à retarder
le moment où des Ivoiriens pourront véritablement entrer
dans la compétition avec les étrangers en tant que dirigeants
d'entreprises commerciales ou industrielles, ces chiffres et
ces proportions n'ont pas pu être sensiblement modifiés
depuis lors, quoiqu'une tendance récente favorise la coopta­
tion d'administrateurs ivoiriens dans les entreprises étran­
gères. Mais cette conséquence de l'exigence d'ivoirisation
connaît des limites difficilement franchissables. En effet,
selon le président de la commission d'ivoirisation, « la plu­
part des chefs d'entreprise expatriés qui sont ici sont des
salariés qui ont besoin de protéger leur place, de chercher à
toujours faire plaisir aux propriétaires de capitaux qui, eux,
sont établis à l'extérieur ... Ils y en a qui sont venus pour ne
pas rester mais qui font tout pour durer... Au niveau de
l'entreprise, ils font tout pour créer un besoin en empêchant
par tous les moyens à des cadres ivoiriens de comprendre
parfaitement le système de fonctionnement de
l'entreprise . » (64).
..

En outre, et si on tient absolument à cette terminologie,


il n'y a guère de gros planteurs qui ne soient tn même
temps des hommes d'affaires, voire des industriels, ni
d'hommes d'affaires qui ne tiennent au café, au cacao et à
l'ananas par de multiples liens du sang ou du mariage.
Mais surtout, ce qui infirme cette thèse, c'est qu'il existe
depuis toujours un pôle beaucoup plus puissant et autre­
ment déterminant, qui est la position dominante des étran­
gers dans l'économie et dans la haute administration de
l'État.
En Côte-d'Ivoire, contrairement à ce qui se passe dans

(62) D'après J. BAULIN, La politique intérieure d'Houphouët-Boigny, op. cit.,


pp. 158-159.
(63) Fraternité-Matin, 12 nov. 1965 ; citê par J. BAULIN.
(64) Interview de C. DONWAHI, Fraternité-Matin du 4-12-1981, et aussi Y.
BENOT, Indépendances africaines. Idéologies et réalités, Maspero, 1975, p. 70.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 199

les autres régimes semblables, non seulement les intérêts qui


dominent la société sont étrangers, mais la véritable classe
dominante l'est aussi.

« La société ivoirienne, écrit Samir Amin, n'a pas


d'autonomie propre, elle ne se comprend pas sans la
société européenne qui la domine : si le prolétariat est
africain, la bourgeoisie véritable est absente, domiciliée
dans l'Éurope qui fournit capitaux et cadres (65). »

Cette remarque déjà vieille de vingt ans est toujours


actuelle.
L'objectif de créer de toutes pièces une classe de possé­
dants ivoiriens vassale pour asseoir sur elle la domination
néocoloniale a échoué, à cause de l'égoïsme des partenaires
étrangers, mais aussi à cause des pesanteurs du nationalisme
ivoirien.
C'est la raison qui commande l'organisation et le fonc­
tionnement du pouvoir houphouétiste. Le président de la
République ivoirienne doit sans cesse naviguer entre deux
écueils également périlleux : la domination sourcilleuse des
intérêts étrangers et la susceptibilité du sentiment national
des Ivoiriens.
Tels sont, en effet, les véritables pôles entre lesquels le
jeu politique s'organise. Cette réalité est masquée, il est
vrai, à l'opinion. Elle est dissimulée tout à la fois par
l'absentéisme de « la bourgeoisie véritable », c'est-à-dire les
capitalistes étrangers dont l'argent « travaille » en Côte­
d'Ivoire, et par la présence ostentatoire d'une classe poli­
tique autochtone dépendante, par quoi on entend tous les
individus (et non des groupes cohérents que le pouvoir n'a
jamais été enclin à supporter, du moins quand il s'agissait
de nationaux), quel que soit leur état de fortune, qui tien­
nent ou qui aspirent à tenir un rôle quelconque dans le sys­
tème envisagé par eux comme l'antichambre de la caverne
d' Ali Baba. Cette réalité, on peut seulement la deviner par
le mélange d'autoritarisme et de démagogie qui caractérise le
régime. L'exercice du pouvoir absolu, indispensable pour

(65) S. AMIN, Le développement du capitalisme en Côte-d'Ivoire, Éd. de Minuit,


1967.
200 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

assurer le rendement maximum des capitaux étrangers,


s'accompagne d'une dévotion pharisienne aux principes et
aux rites du mouvement anticolonialiste des années qua­
rante.
Cependant, si la soum1ss1on aux intérêts étrangers se
manifeste quotidiennement dans les grandes comme dans les
petites choses, on ne se souvient des héros du PDCI-RDA
qu'à l'occasion de leurs funérailles. F. Houphouët ne leur a
même pas donné la parole pendant le « Grand dialogue ».
Cette pratique a longtemps permis de maintenir les équi­
libres essentiels à la bonne marche du système, notamment
en entretenant la classe politique dans une expectative pru­
dente, mais optimiste. Les prétendants devenant toujours
plus nombreux, tandis que la conjoncture économique a
tempéré le courant du Pactole, la lutte tend, aujourd'hui, à
se faire plus serrée aux abords de la caverne. Mais ce n'est
pas une lutte de nature à produire par elle-même une
avancée historique, car elle n'oppose pas des catégories
sociales antagonistes, mais des individus ou des coteries de
clientèle que ne divise aucun intérêt essentiel.
Les auteurs qui dissertent finement sur le prétendu anta­
gonisme des deux bourgeoisies le savent d'ailleurs sans
aucun doute. Mais ils ne pouvaient pas échapper à l'erreur
de leur attribuer les premiers rôles dans leur gentil petit
théâtre, dès lors qu'ils en ont escamoté les véritables acteurs
de la pièce qui s'y joue depuis des années et qui sont, d'une
part, les intérêts étrangers dominants qui n'ont pas, pour le
moment, grand-chose à craindre de quelque bourgeoisie que
ce soit ; d'autre part, les masses ivoiriennes surexploitées qui
sont intéressées à ce que les choses changent vraiment un
jour.

La cour du dauphin

La perte par Philippe Yacé de sa position de successeur


constitutionnel de l'actuel chef de l'État a fait couler beau­
coup d'encre. A juste titre d'ailleurs, car il s'agit bien d'un
temps très fort de la crise actuelle de ce régime. Mais, à ne
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 201

considérer que la partie immédiatement visible de l'événe­


ment, on risque de ne pas en saisir toute la signification.
Ce qu'on a appelé « l'affaire Yacé » ne concernait pas
uniquement le destin de cet excellent homme à qui l'histoire
a donné, à partir de 1 959, des habits trop grands pour lui.
La question de la succession de F. Houphouët est insépa­
rable de celle de savoir ce que deviendront les membres de
son cabinet et ses conseillers lorsqu'il ne sera plus le chef de
l'État. En d'autres termes, la véritable question est : va-t-on
en finir avec ces Français qui, depuis si longtemps logés en
son sein même, dominent l' État ivoirien sans avoir de
comptes à rendre à la nation ivoirienne ?
Depuis plus de vingt ans le directeur du cabinet du pré­
sident de la République est un ancien administrateur des
colonies à qui on donne encore le titre de gouverneur, Guy
Nairay, un Français d'origine antillaise qui exerÇait, dit-on,
à Gagnoa à l'époque du « péchoutage ». Gagnoa où le PDCI
n'a jamais pu s'implanter en ces temps-là et où les socia­
listes de Dignan Bailly, bons amis de l'administration, domi­
naient sans partage. Aux élections législatives de 1951, la
circonscription de Gagnoa donna moins de 20 % de voix au
candidat du PDCI, ce qui, même compte tenu de l'accord
secret entre F. Houphouët et les autorités françaises pour
diminuer l'importance apparente de l'électorat PDCI, traduit
un zèle excessif.
Guy Nairay aurait été donné à F. Houphouët après son
retournement. Est-ce lui cet « administrateur de la France
<l'outre-mer dûment désigné par le chef du territoire » (66)
dont Siriex parle sans le nommer ? On ne sait, car la biogra­
phie du dernier gouverneur de la Côte-d'Ivoire est aussi
secrète que la date de naissance d'une coquette. Ce qui est
sûr en revanche, c'est que c'est lui qui a rempli cette fonc­
tion tout au long des années décisives de la mise en place
des mécanismes du pouvoir personnel.
A la fin des années soixante, pendant le « Grand
dialogue >>, un citoyen téméraire fit une suggestion
remarquée : puisqu'il est question d'ivoirisation, dit-il en
substance, pourquoi le chef de l' État n'en donnerait-il pas
l'exemple en ivoirisant son propre entourage ? Toute la

(66) P.-H. SIRIEX, op. cit., p. 148.


202 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Côte-d'Ivoire comprit qu'il visait Guy Nairay. La question


n'eut pas de réponse ni de conséquences connues. Le gou­
verneur est toujours là. Sa position est apparemment si
solide que les ivoirisateurs officiels se gardent bien mainte­
nant d'inclure son poste et sa fonction parmi leurs objectifs.
Ce n'est pas que l'opinion se désintéresse de cette ques­
tion, bien au contraire ! Plus que jamais l'ivoirisation est à
l'ordre du jour. Et pour tous elle n'est ni aussi rapide, ni
aussi authentique, ni aussi étendue qu'on le souhaite :

« (. . . ) Nous avons fait le constat qu'il y avait des res­


ponsables ivoiriens qui n'avaient aucun pouvoir. (.. .) »
« Nous sommes obligés de reconnaître qu'au niveau
de l'administration on ne suit pas l'ivoirisation. Dans pas
mal de ministères, il y a une régression dans ce domaine.
Il y a dix ans, certains ministères étaient entièrement
ivoirisés. Aujourd'hui force est de constater l'afilux
d'expatriés dans de nombreux ministères (67) (. . .) »

Il n'est pas possible de nier que la question de l'ivoirisa­


tion et les tabous qui l'entourent sont des facteurs impor­
tants dans les évolutions politiques en cours.

* *

Lorsque Ph. Yacé apparut comme le successeur le plus


probable de F. Houphouët, on vit une espèce de coterie se
former rapidement autour de sa personne (68).
Le président avait son entourage d'étrangers. Les Ivoi­
riens se pressèrent autour du dauphin. C'est un spectacle
commun à toutes les fins de règne. Dans la Côte-d'Ivoire
des années soixante-dix, à peine relevée de la grande crise de
la décennie précédente, et compte tenu du mythe d'un

(67) Charles DONWAHI. Interview à Fraternité-Matin, 4-12-198 1 .


(68) La personnalitê de Konan Bédié a donnê lieu à un phénomène semblable
à en juger pat un écho de l'éphémère Demain l'Afrique : • A son initiative, quel­
ques-uns de ses amis politiques avaient crêé pour favoriser son ascension une sorte
de comité politique fantôme... Lors d'une escale à l'aêroport de Port-Bouët, Mon­
sieur Bédiê avait attirê une telle foule de pattisans politiques que l'on se dett1ande
si cet homme ne va pas bientôt réussir un "come back" inattendu. • Noël EBONY,
Qui sera premier ministre ?, Demain l'Afrique, n° 38, 22-9-1979.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 203

F. Houphouët gouvernant son pays comme un patriarche


infaillible au milieu d'une tribu bien apprivoisée et toute à
lui dévouée, ce phénomène prend un intérêt considérable.
On a cherché à accréditer l'idée que la déshérence de
Ph. Yacé fut la conséquence, soit de son allégeance à cer­
tains intérêts français hostiles à F. Houphouët, soit de son
impopularité manifeste. Que ce soit ceci ou cela, le malheu­
reux a récolté la tempête, mais ce n'est pas lui qui avait
semé le vent.
S'il est vrai que Valéry Giscard d'Estaing a voulu se
débarrasser de F. Houphouët en lui substituant Ph. Yacé,
c'est, d'une part, parce que les Français ont si longtemps
décidé pour la Côte-d'Ivoire qu'ils ne savaient plus s'arrêter
et, d'autre part, pour des raisons qui échappaient à la com­
pétence reconnue à l'un et à l'autre, à l'époque, dans cer­
tains bureaux de l'Élysée.

« Du caractère fondamentalement économiste de la

politique giscardienne résulte une polarisation sur quel­


ques États africains, francophones (Gabon, Cameroun,
Zaïre) ou non (Nigeria, Afrique du Sud), susceptible de
remettre en question les solidarités anciennes, comme en
témoigne la brouille avec la Côte-d'Ivoire en 1979-
1980 (69). ))

Cela dit, il est vraisemblable que Ph. Yacé, qui était


depuis longtemps le « deuxième personnage de l' État »,
n'était probablement pas sans avoir, à l'étranger, des gens
prêts à le soutenir en vue de s'en servir le moment venu.
Probablement aussi, cet enfant du sérail, bien placé pour
connaître les vrais secrets de la stabilité et de la prospérité
du règne, n'a pas négligé de rechercher des appuis solides
en France ou ailleurs pour étayer sa position dans un pays
plein d'incertitudes. Il n'y a là rien que de normal. Il ferait
beau voir qu'on choisisse le successeur de F. Houphouët
parmi les Ivoiriens qui n'ont aucune attache avec l'étranger !
Quant aux mésaventures de l'ancien secrétaire général du
PDCI à l'occasion des élections, n'importe qui à sa place

(69) D. BACH, • Dynamique et contradiction dans la politique africaine de la


France. Les rapports avec le Nigeria 1960-1981 Politique Africaine, n° 5, 1982,
•,

pp. 47 à 75.
204 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

eût rencontré les mêmes déboires. Ce n'est pas Ph. Yacé


seulement que l'opinion a rejeté à cette époque, ce sont
aussi, et surtout devrait-on dire, les méthodes autoritaires du
PDCI tel qu'il fonctionnait depuis 195 1 . Or ces méthodes
furent imposées par F. Houphouët parce qu'ainsi le PDCI
servait mieux sa politique. La preuve en est que la mise à
l'écart de Ph. Yacé n'a pas empêché les électeurs de bouder
massivement les urnes en 1980.
En définitive, la véritable raison de la disgrâce de
Ph. Yacé, c'est que, lorsqu'il devint le successeur probable,
l'espoir que son accession au pouvoir suprême, perçue par
beaucoup comme imminente, pourrait être l'occasion d'ivoi­
riser le cabinet présidentiel et tout le reste avait fait de cet
homme, dont chacun se gaussait auparavant, un pôle
d'attraction autour duquel se cristallisa un courant qu'on
pourrait qualifier de néo-nationaliste ou, pour être tout à fait
clair, de pseudo-nationaliste. Il s'agissait bien entendu d'un
courant inorganisé et informel. C'était plutôt une aura, une
atmosphère. Il était légaliste, et même loyaliste.
C'était un mouvement ambigu et son ambiguïté tenait
d'abord au rôle respectif de l'homme et de beaucoup de ses
nouveaux clients pendant la crise des années soixante.
Ph. Yacé fut en effet le procureur des procès de Yamous­
soukro. G. Comte écrivit à son sujet :

« Par son réquisitoire contre les "traîtres", par son

allusion à des "châtiments exemplaires", le président de


l'Assemblée nationale s'est défini comme l'un des princi­
paux protagonistes de la répression (70). »

En effet, certains de ses courtisans avaient été con­


damnés à de lourdes peines requises par lui. Il avait été si
zélé qu'avant même l'ouverture des procès il avait, parlant
en sa qualité de secrétaire général du PDCI, demandé la tête
des coupables, encore que d'une manière tortueuse et lâche :

« Je suis persuadé que si pour trahison, les


•• •

17 ministres du précédent gouvernement, les 70 députés


de notre assemblée, les 25 membres de notre conseil éco-

(70) G. CoMTE, op. cit.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 205

nomique et social avaient été arrêtés, la masse qui est là,


fidèle à l'idéal du PDCI-RDA et attachée à son chef, le
président Houphouët, eh bien ! cette masse n'aurait
qu'applaudi et réclamé des châtiments, sinon la tête des
traîtres (71 ). »

Il est aisé d'imaginer ce qu'il a fallu surmonter de ran­


cunes à certaines de ses anciennes victimes pour, non seule­
ment l'accepter, mais encore, lui tendre l'escabeau grâce
auquel il allait se hisser au faîte du pouvoir.
Une deuxième ambiguïté tenait à la position de l'un et
des autres vis-à-vis de F. Houphouët. Ph. Yacé, à la fois son
dauphin et son rival en somme. Les autres, naguère bénéfi­
ciaires de sa clémence et redevenus ses serviteurs souvent
zélés, toujours respectueux et craintifs.
Ce n'était pas un mouvement oppositionnel à propre­
ment parler, mais une pré-structure d'attente dans le cadre
d'un système dont on n'entendait pas forcer le génie. On
attendait que Ph. Yacé succède et, en attendant, on marquait
une place à côté de lui, à tout hasard. On ne sait trop pour­
quoi Ph. Yacé a la réputation de ne pas aimer les Blancs.
« Parce qu'on le dit nationaliste, constate un journaliste, il
recueille l'adhésion de la fraction de la petite bourgeoisie
qu'exaspère la présence étrangère (72). »
Est-ce simple manière de marquer que lui, au moins, ne
s'entourait pas d'anciens administrateurs ? Toujours est-il
que cette curieuse réputation a bien pu faire croire que son
avènement mettrait nécessairement fin à l'omniprésence des
étrangers dans les rouages de l'État. En attendant la réalisa­
tion de ce rêve, il fallait surtout se garder d'apparaître
comme un contre-pouvoir. Tous étaient au moins d'accord
pour jouer le jeu du formalisme PDCI dont Ph. Yacé était
le grand prêtre. Tant il est vrai que « dans ce système
monolithique, toute activité politique en dehors du parti est
considérée comme un délit : dès lors, les luttes personnelles
pour le pouvoir, généralement discrètes, se déroulent à
l'ombre de l'appareil. Ce qui, en un sens, contribue à conso­
lider la stabilité du système (73). »

(71) Ph. YACÉ, 28-9-1963, Bulletin spécial de l'AIP.


(72) Noël ÉBONY, Demain l'Afrique, n ° 38, 22-9-1979.
(73) B. KABUÉ, Demain l'Afrique, n ° 1, septembre 1977.
206 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

C'était la stratégie d'avant 1963, ce qui prouve que la


leçon a été vite oubliée !

« Bien naïf est le nageur, dit un dicton ivoirien, qui croit

que ceux qui sont sur la berge ne voient pas son dos. »
Beaucoup de politiciens ivoiriens sont de ces nageurs écer­
velés. Ils n'ont pas encore compris qu'un élément impor­
tant, pour ne pas dire l'élément décisif du jeu politique en
Côte-d'Ivoire, c'est la possibilité que les milieux impéria­
listes français se sont ménagée, dès 1959, d'intervenir à tous
moments pour en influencer le cours :

« Par le jeu des mots, une politique du verbe


• ••

garantit l'indépendance, pendant qu'un faisceau d'accords


de coopération, mis en œuvre par des réseaux de toute
nature, assure la présence culturelle, politique, écono­
mique, financière, de la France. De cette façon, les États
africains francophones ne peuvent se déterminer que par
référence à l'ancienne métropole, ce qui est la définition
même d'une situation de dépendance (74). »

Plus grave encore, ces gens qui croient que leur position
privilégiée au sein de la société leur a conféré un droit
naturel et définitif à gouverner le peuple agirent en l'occur­
rence comme si la Côte-d'Ivoire était un étrange pays qui
aurait des ministres et des députés mais point de peuple.
Une telle attitude ne peut s'expliquer que par leur désir de
voir le jeu politique demeurer dans les limites du forma­
lisme désincarné du PDCI, parti auquel tous les Ivoiriens
sont obligatoirement affiliés. Ceux qui s'intitulent les
« cadres de la nation » ne doutent pas, semble-t-il, que la
masse, comme ils nomment le reste des Ivoiriens, est éter­
nellement disponible et comme à la merci des féodalités de
l'argent, du savoir et du pouvoir administratif, auxquels eux­
mêmes participent à des degrés divers. Il n'est pas étonnant
qu'ils paraissent moins soucieux de réformer le système que
de s'y caser.
Le ballet des ambitions pseudo-nationalistes autour du
demi-trône de Ph. Yacé n'a pas pu échapper aux premiers

(74) D. B. et M.-C. S., Politique Africaine, n° 5, février 1982.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 207

intéressés, c'est-à-dire aux indispensables, inamovibles et


puissants conseillers du président.

Vide constitutionnel ?

Le processus qui aboutit à la déshérence de Ph. Yacé a


reçu le nom de « démocratisation », mais il a la même signi­
fication politique que le coup de Yamoussoukro en 1963.
On a visé le même but : étouffer dans l'œuf le courant
pseudo-nationaliste qui prenait forme au sein même de
l'appareil du PDCI et qui portait le risque d'une remise en
cause des bases même du régime.
Les conditions de l'époque et les leçons du passé ont
imposé un procédé plus respectueux du droit des gens au
moins en apparence. Il n'est pas possible, au début des
années quatre-vingt, de terroriser l'opinion des Ivoiriens
comme vingt ou dix ans auparavant. Toutefois, on peut
encore manipuler les prétendus « cadres de la nation », les
faire s'agiter et se quereller devant le peuple afin de les
déconsidérer. Ce qui fait que plus on parle de l'après-Hou­
phouët, plus F. Houphouët apparaît irremplaçable.
Et c'est le deuxième objectif poursuivi par le pouvoir :
en finir définitivement avec toute forme d'organisation au
moment où la succession naturelle des générations a fait
venir trop d'acteurs nouveaux sur la scène politique et dans
les coulisses et alors que les cadres conçus pour l'application
de la politique néocolonialiste menacent d'éclater sous leur
pression.
Rendre l'avenir encore plus incertain en morcelant le
corps de la nation grâce à de multiples rivalités nationales,
régionales, sous-régionales et locales ; reculer le plus long­
temps possible et compliquer encore plus le travail de ras­
semblement national qui accompagne nécessairement toute
situation de crise, tel paraît être le but recherché.
*

* *

La « démocratisation » n'est pas un moyen de relancer la


208 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

vie politique sur d'autres bases plus conformes aux exi­


gences réelles de l'époque et aux aspirations du peuple dans
sa diversité, mais un contre-feu destiné à empêcher que la
crise sociale actuelle ne se propage au domaine politique
proprement dit. La conséquence, prévue sans aucun doute,
ce sont les querelles et les rancunes qui empoisonnent
aujourd'hui la société tout entière et que F. Houphouët feint
de vouloir apaiser par des palabres incessants. Cependant,
les batailles de clan se poursuivent, envenimées, exacerbées
par la carence d'un pouvoir déconsidéré et l'absence de pers­
pectives claires. L'affaire de la vacance de la vice-présidence
prévue par la constitution récemment modifiée, et dont tout
le peuple attend anxieusement la solution, illustre cette
situation.
Il n'existe pas actuellement un moyen constitutionnel de
remplacer F. Houphouët à la présidence de la République
s'il venait à disparaître brutalement ou bien à se retirer pour
une raison quelconque. Le vice-président, élu en même
temps que le président et qui succède automatiquement,
n'existe pas. La modification de la constitution qui créa
cette fonction et formula la modalité de son attribution n'a
été votée qu'une fois F. Houphouët réélu pour son mandat
en cours. Normalement, un vice-président ne pourra être élu
qu'après l'accomplissement de ce mandat. A moins que
F. Houphouët ne s'autorise à nommer celui qui lui succé­
dera. Mais il est douteux que ce mode de désignation puisse
faire jamais un vice-président en Côte-d'Ivoire.
On invoque le Sénégal. Mais Abdou Diouf n'était pas
vice-président, c'est-à-dire une espèce de doublure qui atten­
dait dans un coin que L. Senghor s'en aille pour le rem­
placer. Premier ministre pendant une bonne dizaine
d'années, il était le seul candidat possible de son parti à la
succession de L. Senghor. Quant aux monopoles qui domi­
nent le Sénégal comme ils dominent la Côte-d'Ivoire, ils ont
eu tout le temps nécessaire pour savoir qu'ils n'avaient rien
à craindre du président Diouf. Pour toutes ces raisons,
l'exemple sénégalais ne vaut rien pour juger de ce qui se
fera en Côte-d'Ivoire. Il en est de même de l'exemple came­
rounais plus récent.
Cela ne fait d'ailleurs pas de ces exemples des modèles
d'honnêteté politique. La substitution de A. Diouf a été
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHO�T 209

apprec1ee comme un coup de force par l'opinion démocra­


tique sénégalaise. Au Cameroun soigneusement isolé du
monde extérieur, le départ furtif et immotivé de A. Ahidjo
n'est probablement que le résultat d'une autre révolution de
palais. Dans chaque cas la fin du règne précédent a été
brusquée pour prévenir les surprises que les dirigeants pou­
vaient justement craindre d'une application loyale des règles
établies par eux-mêmes et afin de préserver la position
dominante des intérêts étrangers qui est la seule justification
de leur existence ; et il en est ainsi parce que de tels
régimes, y compris celui de la Côte-d'Ivoire, sont incapables
de trouver les ressources nécessaires à leur survie dans leur
propre légalité.

* *

F. Houphouët lui-même s'est prévalu du récent prece­


dent américain (75). Mais la tradition américaine, c'est aussi
l'indépendance théorique des pouvoirs législatif, détenu par
le Sénat, et exécutif, détenu par le président régnant. Le
présidentalisme ivoirien n'est pas le présidentalisme améri­
cain. De toute façon, plutôt que de s'inspirer d'une tradition
étrangère, ne vaut-il pas mieux songer à forger une solide
tradition ivoirienne ? On peut s'étonner qu'un homme qui,
depuis vingt ans, appelle les Ivoiriens à rejeter les modèles
étrangers éprouve lui-même le désir d'aller en Amérique
pour se trouver un successeur !
La référence aux États-Unis est révélatrice de l'embarras
du chef de l' État ivoirien. S'il décide de choisir lui-même
son successeur sans attendre les prochaines élections prési­
dentielles, cela ne sera pas plus légal parce que F�rd a suc­
cédé à Nixon sans avoir été élu pour cela, mais parce que
l'état politique de la Côte-d'Ivoire l'aura permis. Ce qu'il a
voulu dire au député Camille Assi Adam, c'est qu'il ne se
sent pas lié par la constitution pourtant faite à sa mesure.

(75) En réalitê, l'interprêtation qu'il en fait est abusive : « A tout moment,


•••

le prêsident peut dêsigner un vice-prêsident, même si la constitution lui fait obliga·


tion de le faire êlire. (...) Mais je dois tenir compte de l'opinion. • Fraternité·
Hebdo, 26 novembre 1981.
210 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Sinon il aurait eu à cœur d'y chercher les moyens de


résoudre la situation.
Par exemple il pouvait démissionner et se présenter à
nouveau devant les électeurs avec le candidat vice-président
de son choix. Cette solution, sans mettre à mal la constitu­
tion, aurait permis de donner une assiette plus sûre au futur
chef de l'État. Élu sur le même ticket que F. Houphouët, le
vice-président posséderait la même légitimité que lui. En
revanche, une désignation ou une élec spéciale risqueraient,
l'une et l'autre, d'ouvrir la porte à des situations dange­
reuses.
Dans le premier cas le succès de l'opération dépendrait
de l'attitude de la classe politique, en particulier celle des
coteries qui se sont formées en vue de cette origue.
Ou bien le choix de F. Houphouët est un choix discré­
tionnaire. Cette procédure est sans doute celle dont auraient
pu rêver les faiseurs de rois de l' Élysée sous de Gaulle,
Pompidou ou Giscard. Il est douteux qu'on puisse y songer
sérieusement aujourd'hui. Ce serait vouloir prolonger
F. Houphouët après l'avoir amputé du prestige qu'il s'est
acquis au milieu des années quarante. Un vice-président
désigné de la sorte serait totalement dépendant des forces
extérieures dont il aurait nécessairement besoin pour
s'imposer à ses rivaux et au pays.
Ou bien il fait couvrir son choix par un conseil national
ou par toute autre instance de son parti. A supposer que
cela suffise à créer une légitimité, il s'agira d'une légitimité
tout. à fait différente de celle dont procède le pouvoir de
l'actuel chef de l' État. Celui qui deviendra président de la
République de cette façon ne pourra être, au mieux, que
« primus inter pares ». Il devra, pour se maintenir, soit
reconnaître que le régime est changé, soit changer la base de
sa légitimité. Ce serait la porte ouverte à l'aventure.
Da1as le deuxième cas, le résultat de l'élection, quel qu'il
soit, ferait problème. Si le vice-président fait un piètre score,
il ne sera pas crédible. Quelle sorte de président de la Répu­
blique ferait un vice-président aussi mal élu que la plupart
des députés de l'actuelle législature ? En revanche, s'il fait
un bon score, son élection aura créé, non un vice-président,
mais un deuxième président de plein droit. Non un héritier,
mais un prétendant possédant sa propre légitimité opposable
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 211

à tout instant et en toute légalité à celle de F. Houphouët,


puisque que procédant de même source à des moments dif­
férents. Les deux éventualités seraient également insupporta­
bles et également dangereuses pour la tranquillité du pays.
En définitive, la solution suggérée par C. Assi Adam est
la meilleure possible dans les conditions actuelles de la Côte­
d'Ivoire. Pourquoi F. Houphouët ne s'y décide-t-il pas ?
Poser la question, c'est se demander si la situation actuelle,
baptisée « vide constitutionnel », n'a pas été, en réalité, et
dès le début, voulue.
Est-ce par hasard qu'on a fait prendre cette décision par
une Assemblée qui avait achevé son mandat dans la honte
d'un désaveu quasi général du corps électoral, et trois jours
après l'élection définitive du nouveau parlement (76) ? Est-ce
par hasard si au bout de cette précipitation et de ce coup
d'État apparemment inutile, F. Houphouët paraît très bien
s'accommoder de cette vacance qu'il a lui-même créée ?
On croirait retrouver « l'État sauvage ». Il ne faut pas s'y
tromper. L' État ivoirien n'est pas livré au hasard. Il possède
tout ce qu'il faut pour contrôler n'importe quelle situation.
Sinon, il y a longtemps qu'il aurait succombé sous cette
forme. Pour s'en convaincre, il n'est que de compter com­
bien il subsiste de régimes civils dans la région. Si, pour
diverses raisons, il s'avère impossible d'opter pour l'une des
cinq procédures qui viennent d'être discutées, et qui n'ont
été retenues que parce qu'elles sont les plus propres, ou les
moins sales, les faiseurs de rois pourront encore user de leur
botte secrète.
Un vice-président créé, en cas d'urgence absolue, dans la
précipitation et l'incertitude générales sera d'autant plus
convenable qu'il n'aura pas eu le temps d'attirer à lui la
foule des candidats à la succession de Guy Nairay et con­
sorts, qui apparaîtront dès lors aussi irremplaçables que
F. Houphouët lui-même.

(76) L'êlection de la nouvelle assemblêe (2• tour) a eu lieu le 23-1 1-1980 ; la


modification constitutionnelle, le 25-11-1980, par l'ancienne assemblêe. La procê­
dure utilisêe est d'ailleurs lêgale si on s'en tient au formalisme constitutionel. Le
problème est dans le fait que l'ancienne assemblêe avait êtê dêsavouêe. Le simple
respect du corps électoral et du pouvoir lêgislatif aurait dû retenir F. HOUPHOUËT
de faire prendre une dêcision aussi grave que la modification de la constitution par
une chambre dont 80 % des membres venaient d'être renvoyês par leurs êlecteurs.
212 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

cc En adoration ,,

Personne ne doute plus aujourd'hui que ce regune ne


doit sa longue survie qu'à l'appui motivé, constant, massif
et vigilant des milieux impérialistes français auxquels se sont
joints, après l'in<Jépendance, leurs complices occidentaux, en
particulier les Etats-Unis, la République fédérale d' Alle­
magne (RFA), Israël, et même la République Sud-Africaine.
Pourtant ce serait s'aveugler que de ne pas prendre en
compte tout ce que F. Houphouët doit à la complaisance,
pour ne pas dire plus, de certains Ivoiriens, en particulier
les membres de la direction du PDCI qui connaissaient ses
tendances profondes, mais qui les ont minimisées quand il
était possible de l'arrêter. Lorsqu'ils s'avisèrent de lui
résister, il avait acquis une telle puissance, grâce au soutien
calculé des autorités coloniales, qu'ils durent se soumettre
un à un à sa volonté.
Ce n'est pas, pourtant, la lucidité qui leur manqua. Dès
1947, Ouezzin Coulibaly écrivait : « Il faut que Félix soit
plus démocrate et qu'il se plie à la majorité au lieu de croire
que la majorité continuera à être en adoration (77). »
Malheureusement, Ouezzin lui-même n'est pas allé jus­
qu'au bout de sa belle lucidité. En 1950, il avait, de toute
évidence, abandonné la partie lorsque, dans sa lettre aux pri­
sonniers de Bassam, il s'en remettait tristement à la posté­
rité. On se souvient aussi de la reddition sans gloire de
A. Assouan Usher en 1957. Le comportement de Ouezzin
n'est que l'archétype de celui de beaucoup d'autres, tout au
long de ces années où se préparait l'avènement de la monar­
chie.
Le .silence des dirigeants du PDCI-RDA et, souvent,
leurs actes, ont fait peut-être autant que les tueries de
Péchoux ou l'habileté de F. Mitterrand pour préparer la
mainmise de F. Houphouët sur le mouvement et sur le pays
tout entier.
Certains, aveuglés par leur orgueil d'appartenir à une
élite précieuse, se sont tus parce qu'ils croyaient que le
peuple n'était pas suffisamment mûr pour qu'on l'informe

(77) « Lettre à G. d'Arboussier •. Citée dans Deuxième lettre ouverte


. . •, p. 37.
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 213

de ces affaires que seul un petit groupe d'initiés devaient


traiter entre eux. Ce sont eux que G. d' Arboussier visait
lorsqu'il mettait le mouvement en garde contre la tendance à
sous-estimer les masses. D'autres se sont tus parce qu'ils se
croyaient redevables à F. Houphouët. Tel fut le cas des
anciens de Bassam qui avaient dû leur libération ou leur
absolution au « désapparentement ». Deux ou trois d'entre
eux, qui se trouvaient sans ressources après leur sortie de
prison, avaient reçu des sinécures lucratives dans les
bureaux de la rue de Lille. Cependant il ne pouvait
échapper à aucun d'entre eux qu'en acceptant ces
« bienfaits », ou en ne voulant laver leur linge sale qu'en
famille, ils apportaient leur caution à l'opération de retour­
nement qui consacra la victoire du parti colonial sur le mou­
vement anticolonialiste dont ils étaient les vivants et presti­
gieux héros. D'autant moins que, dans les profondeurs du
PDCI, tout le monde était loin d'admettre la nouvelle orien­
tation et la nouvelle alliance proclamée le 6 octobre 195 1 au
stade Géo-André.
Tout au long des années cinquante, en effet, les réu­
nions du PDCI furent inévitablement l'occasion d'affronte­
ments sévères entre les exigences démocratiques toujours
vivantes et la ligne autoritaire de F. Houphouët. En 1959, le
rapport de Coffi Gadeau au IIIe Congrès n'est qu'un écho
de cette querelle : « Le comité directeur a failli à sa tâche de
maintenir la liaison avec les masses afin d'organiser leur par­
ticipation à la vie du parti (78). »
Les observateurs perçurent nettement que le renvoi
d'Auguste Denise du secrétariat général du PDCI et son
remplacement par J.-B. Mockey traduisait la condamnation
de l'orientation houphouétiste par la majorité du congrès.
Cette majorité, qui n'était pas constituée que par les nou­
veaux venus, s'est exprimée avec suffisamment de force
pour intimider F. Houphouët et pour le faire reculer un
temps, juqu'à ce qu'il fût en mesure de prendre sa revanche
en organisant la « démission » de J.-B. Mockey.

(78) A. ZOLBERG, op. cit., p. 314.


214 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Une tradition des politiciens ivoiriens

Autant la lutte était active au sein même de la direction


du PDCI, autant, vue du dehors, l'harmonie la plus parfaite
semblait y régner. Ainsi se créa une véritable tradition des
politiciens ivoiriens que même la JRDACI adopta.
Les conséquences de cette tradition furent très bénéfi­
ques au régime. Elles atteignirent inévitablement ceux qui
croyaient échapper à la fatalité en acceptant de jouer avec
les cartes biseautées de F. Houphouët. Car ce sont leurs
cachotteries mêmes qui perdirent ou faillir perdre les
c1 conjurés » de janvier 1963. S'ils avaient osé dénoncer
publiquement le plan de Saller et Beyrard ; s'ils avaient
porté, d'une manière ou d'une autre, le débat au sein du
peuple et dans ses vrais termes, personne n'eût pu les
accuser de complot. En se taisant, non seulement ils
livraient l'opinion à ses manipulateurs, mais ils affaiblis­
saient leurs propres certitudes.
On raconte, mais peut-être n'est-ce qu'une invention,
que le 14 janvier 1963, quand F. Houphouët annonça la
découverte d'un complot, plus d'un présent lança à ses voi­
sins un regard soupçonneux et réprobateur avant
d'apprendre que c'était lui-même qu'on accusait. L'impossi­
bilité où les victimes de la machination étaient de douter des
« complots » était la même que celle du reste de la popula­

tion. C'est à ce propos qu'on pourrait dire : « Il fallait avoir


comploté pour ne pas y croire ! » A vouloir se cacher du
peuple, on s'isole et rien ne vous soutient quand on tré­
buche.
J.-B. Mockey, J. Alloh, Coffi Gadeau, et d'autres, avant
d'aller grossir le troupeau de Yamoussoukro, se sont
trouvés, à un titre ou à un autre, parmi les bourreaux
d'avril 1963. Ils ont fait plus que de se taire.
La démission d'E. Boka et la véhémente protestation
d'Anne-Marie Raggi lors de l'humiliante exhibition du
Boxing-Club furent alors les seules tentatives publiques de
dénoncer les manigances du pouvoii'. Ernest Boka a payé de
sa vie son attitude courageuse qui est un exemple unique
dans l'histoire de la Côte-d'Ivoire depuis 195 1, du moins à
ce niveau de responsabilité. C'est à cause de l'exemplarité
LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 215

de son attitude, que sa mort tragique accentuait encore, que


F. Houphouët s'acharna à salir sa mémoire le 1 3 avril 1964
et pendant les années suivantes à l'aide de documents forgés
et de photographies truquées qu'il distribuait complaisam­
ment aux journalistes qui le rencontraient.
Malheureusement, E. Boka et A.-M. Raggi n'ont pas fait
école. Aussi le 9 mai 1 971, F. Houphouët pouvait-il s'offrir
la comédie de la « grande réconciliation » :

« Certains irréductibles (sic) posaient des conditions

draconiennes à toute nouvelle expérience. Avant


d'accepter une nouvelle collaboration au sein du PDCI,
ils exigeaient des instances suprêmes du pays une série
de concessions, dont l'absolution pure et simple des
anciens condamnés n'était pas la moindre. Après les trac­
tations, il semble qu'on soit parvenu à un compromis,
sans que personne ait à en perdre la face (79). »

La cérémonie, aux dires d'un témoin, fut tout à fait dans


la tradition politique ivoirienne. A peine ses anciennes vic­
times installées devant lui, F. Houphouët prit la parole,
chargea le pauvre Goba, appela à l'oubli et au pardon. A
peine avait-il achevé son discours qu'un « baron », qui sans
doute avait appris son rôle, enchaîna en invitant les assis­
tants, un peu interloqués tout de même, à une prière œcu­
ménique destinée à sceller l'unité et l'harmonie nationales
retrouvées.
S'il y eut parmi l'assistance des curieux qui auraient
aimé en savoir plus, on ne le saura peut-être jamais. Mais,
de toute façon, le seul qui aurait eu vraiment quelque chose
à dire gisait depuis huit ans, squelette brisé, dans une fosse
de Grand-Morié, près d' Agboville.
Après la petite cérémonie, certains anciens condamnés
s'inquiétèrent tout de même d'obtenir des garanties juridi­
ques. Le ministre de la Justice les aurait rassurés sans
grande peine en leur disant qu'il n'y aurait ni loi d'amnistie,
ni révision des procès, ni réhabilitation, puisqu'il n'y avait
pas eu de complot. Le fait est que, Ernest Boka excepté, les
plus importants d'entre les embastillés avaient depuis long-

(79) Jeune Afrique, n° 5 1 5, 17-1 1-1970.


216 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

temps recouvré et leurs richesses et leur place dans le sys­


tème et même dans l'appareil du PDCI.
Tout le monde y gagna, mais F. Houphouët gagna plus
que tout autre. S'il fit semblant de céder aux exigences des
« irréductibles », c'est parce que cette affaire « avait diminué
plus qu'accru (son) prestige, aussi bien à l'intérieur qu'à
l'extérieur » (80).

La complaisance de la classe politique a littéralement


empoisonné la vie politique ivoirienne. C'est grâce à elle
que celui qui refusait obstinément l'indépendance, affirmant
qu'elle n'était qu'une utopie dangereuse, devint le seul
homme capable de gouverner la Côte-d'Ivoire indépendante ;
que celui qui, par excès de crédulité, pour ne pas dire
incompétence, faillit liquider des milliers d'Ivoiriens en 1963
et 1964 est crédité de magnanimité quand, obligé de recon­
naître son erreur, il libère les innocents qu'il détenait dans
sa prison privée ; que celui dont la « doctrine politique et
économique », proclamée avec arrogance le 1 5 janvier 1 962,
est la cause de toutes les difficultés actuelles de la société
ivoirienne, est cependant reconnu comme le seul homme
capable de trouver les meilleures solutions à ces difficultés ;
que celui dont le régime a poussé, dès le commencement,
sur le fumier de la corruption des hauts personnels de
l'État, on trouve normal que ce soit lui qui fustige la cor­
ruption.
Les drames des années 1 963-1 964 n'ont pas fait, à ce
jour, l'objet d'une seule relation publique de la part de ceux
qui furent condamnés sans raisons ni preuves. Cela
s'explique par une attitude quasi religieuse des membres de
la classe politique devant le mythe houphouétiste. Cepen­
dant on aurait tort de prendre le mot « religieuse » à la
lettre, cal' cette attitude n'est rien moins que désintéressée.
La plupart, après quelques velléités de résistauce, admettent
le rôle de Houphouët tout en n'ignorant pas en quoi il
consiste : rôle de répartiteur des reliefs du banquet néocolo­
nialiste. C'est pourquoi le chef de i' État ivoirien n'a prati­
quement jamais trouvé en face de lui une force d'opposition
résolue à ne s'appuyer que sur ses propres capacités d'orga-

(80) Jeu1Ui Afrique, n° 5 1 5, 17- 1 1-1970.


LA CÔTE-D'IVOIRE DE F. HOUPHOUËT 217

nisation et d'action compte tenu des nécessités nationales


réelles. Les opposants, s'ils ont parfois recherché une assise
de masse, soit nationale, soit régionale, ne songeaient qu'à
s'en servir dans une négociation avec F. Houphouët dont la
position se trouvait ainsi confortée par ceux-là mêmes qui se
posaient en ses rivaux.
5

Le néocolonialisme à l'ivoirienne

Le contrôle étranger sur l' État ivomen est une réalité


quotidienne, permanente et absolue. En Côte-d'Ivoire, tout
le monde sait que pas un seul Ivoirien ne joue un rôle
important dans l'entourage du chef de l' État où se trouve
concentrée la réalité du pouvoir.

Le gouverneur Guy Nairay, déjà évoqué, directeur ina­


movible du cabinet du président de la République, est le
véritable chef de l'administration ivoirienne. Alain Belkiri,
un Français d'origine algérienne, est le secrétaire général du
gouvernement depuis 1957. Personne ne songe sérieusement
à nier qu'ils ont une grande influence sur la politique de
F. Houphouët dans tous les domaines car il serait alors
impossible d'expliquer leur présence et leur ancienneté à ces
postes ; mais il est révélateur qu'on n'évoque pas cette
influence sans certaines précautions oratoires.

« Parce qu'ils sont discrets, écrit V. Meité, on ne


•• •

peut obtenir de ces deux hauts fonctionnaires des révéla­


tions sur leur participation, réelle ou supposée, à la prise
de décision en matière de politique africaine. On ne
peut, connaissant leurs qualités, non plus penser que ces
220 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

deux hommes n'exercent aucune influence sur le pro­


cessus décisionnel du chef de l'État (1). »

On est même allé jusqu'à reconstruire la biographie pour


que cette situation paraisse banale :

« Guy Nairay, Noir d'origine antillaise, avait été


nommé administrateur du cercle de Gagnoa ; brillant
juriste, il aida toujours discrètement Félix Houphouët­
Boigny à déjouer les manœuvres du lobby des
colons (2). »
...

Ou encore :

« ... Il s'est lié d'amitié avec le président Houphouët­


Boigny à une époque où celui-ci était pourchassé par
l'administration coloniale (3). »

Cette façon de vouloir forger une espèce de légitimité au


personnage montre bien que sa présence à ce poste n'est pas
aussi banale qu'on le donne à croire.

Des conseillers discrets

G. Nairay et A. Belkiri sont les plus considérables, du


moins par la qualité de leurs fonctions officielles. Mais il y
en a beaucoup d'autres, plus discrets encore et si nombreux
qu'il n'y a pas une seule place pour des citoyens ivoiriens
dans l'entourage immédiat de F. Houphouët, que ce soit
dans son cabinet civil ou dans son cabinet militaire.
Le seul homme à qui il soit donné de porter le titre
prestigieux de « conseiller-représentant personnel du prési­
dent Houphouët-Boigny » est un certain Berrah, qui ne peut
être qu'un Ivoirien d'adoption récente, s'il l'est.

(1) V. MEITÉ, op. cit., pp. 6 et 7.


(2) D. AMARA CISSÉ et Y. FASSASSI, • Houphouët-Boigny, homme de la terre :
une approche êconomique • in Hommage à Houphouët-Boigny, homme de la terre,
op. cit.
(3) V. MEITÉ, op. cit., p. 6.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 22 1

Dans un autre genre, c'est aussi un étranger, le pseudo


Jacques Baulin, qui, en tant que directeur du « Centre
d'informations et de documentations ivoiriennes » (CIDI),
curieusement basé à Paris, orchestrait la politique africaine
de la Côte-d'Ivoire au temps où cela consistait à soutenir les
sécessionnistes du Katanga et du Biafra et les régimes
racistes d'Afrique Australe ; à organiser la subversion en
Guinée et au Ghana ; et à recruter des étudiants corrupti­
bles pour les congrès du MEOCAM.
L'occupation massive des organes les plus élevés de
l'État se prolonge dans les échelons inférieurs, si bien
qu'une bonne part du domaine de souveraineté nationale
échappe aux fonctionnaires ivoiriens et même aux ministres.
Depuis le retournement de F. Houphouët, il s'est
« discrètement » constitué un vaste domaine réservé englo­

bant toutes les activités politiques et économiques à l'inté­


rieur et à l'extérieur du pays. Les ministres, qui n'exercent
qu'une délégation de pouvoirs (4), sont sans cesse sous la
surveillance d'un bataillon de conseillers « expatriés » sur
lesquels ils n'ont aucune autorité et qui, d'ailleurs, leur sont
imposés par la présidence, qu'ils en aient l'emploi ou non.
Il n'existe aucune statistique du nombre et de la ventila­
tion de ces expatriés, mais on sait au moins que loin de se
raréfier avec le temps, ils tendent au contraire à se multi­
plier. Ce qui est d'autant plus surprenant que le pays con­
naît depuis plusieurs années le chômage des diplômés de
l'enseignement supérieur.
A l'origine de cette situation, il y a le maintien, après
l'indépendance, de tous les fonctionnaires d'autorité du
régime colonial, civils et militaires. Officiellement, il s'agis­
sait d'éviter une chute de l'efficience de l'administration. Le
slogan était : « Pas d'ivoirisation au rabais. » On aurait pu
croire que le pouvoir ferait en sorte de promouvoir des
cadres ivoiriens compétents en nombre suffisant en vue
d'assurer systématiquement la relève des assistants techni­
ques français. Il n'en fut rien, puisque, plus de vingt ans
après l'indépendance, le problème de l'ivoirisation se pose
dans les mêmes termes qu'en 1958, et cela malgré la multi­
plication des diplômés nationaux formés dans le pays ou à

(4) V. MEITÉ, op. cit., p. 7.


222 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'étranger. Serait-ce que les diplômés ivoiriens sont moins


compétents ou moins efficaces que les agents étrangers payés
à prix d'or et dont l'entretien pèse lourdement sur la
balance des transfens de capitaux ? Mais la qualité de la for­
mation des cadres dont le pays a besoin n'est-elle pas aussi
la responsabilité du pouvoir ?
En réalité la préférence ainsi donnée aux agents français
est liée, en premier lieu, à la nécessité de garantir la conti­
nuité du régime en vigueur depuis 1951, au moment où
l'indépendance devenait inéluctable (5). En deuxième lieu,
c'est l'une des conséquences de la crise de 1963-1964 quand
« les Ivoiriens les plus intelligents » étaient enfermés à
Yamoussoukro et qu'il a bien fallu les remplacer. En troi­
sième lieu, c'est un effet de la « foccardisation » de la Côte­
d'Ivoire qui, à ce moment-là, consista en une prise en main
totale du pays par l'éminence grise du général de Gaulle.

Les cc réseaux Foccart »

Une cenaine forme de vanité nationale a persuadé de


nombreux Ivoiriens que leur président est un homme telle­
ment puissant qu'il dicta à de Gaulle même nombre de ses
positions dans les questions africaines. Selon cette croyance,
le soutien français aux sécessionnistes du Biafra ou le sou­
tien à Kasavubu et à Tschombe contre Patrice Lumumba
n'auraient été que des conséquences de l'influence de
F. Houphouët sur de Gaulle et sur d'autres dirigeants de
son régime. De même, la « punition » infligée par de Gaulle
à la République de Guinée aurait été dictée par l'homme
politique ivoirien. De là à affirmer que la prolongation pen­
dant quatre ans, sous la Ve République, de la guerre
d'Algérie, le bombardement de Sakiet Sidi Youcef et l'affaire
de Bizene ont été son fait, il n'y a qu'un pas et on frémit à
l'idée que, inconscients des conséquences diplomatiques, des

(5) En 1964, devant l'Assemblée naùonale, G. Pompidou en fit l'aveu en ces


termes : • En fin de compte, et tout au moins pour l'essenùel, la politique de coo­
pération est la suite de la poliùque d'expansion de l'Europe du XIX• siècle, qui
s'est marquêe par la crêaùon ou l'expansion de vastes empires coloniaux (citê
»

dans Économie et Politique, n° 214, mai 1972).


LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 223

1voiriens encore plus vaniteux que les autres pourraient le


franchir.
Le coup d' État pro-gaulliste de mai-juin 1 958 sonna le
glas de la JVe République. Pour les colonies françaises et
pour la Côte-d'Ivoire en particulier, ce fut l'amorce d'un
nouveau type de relations avec la métropole. Un homme
symbolise ce changement, c'est J. Foccart.
Comme Raymond Cartier qui donna son nom au
« cartiérisme », de Gaulle, vers l'époque de son retour aux

affaires, pensait que les colonies dans leur forme ancienne


coûtaient plus cher à la métropole qu'elles ne lui rappor­
taient. Pour autant, il n'alla pas jusqu'à douter de la néces­
sité pour la France de dominer d'autres peuples. Il s'agissait
seulement de changer la méthode en vue d'alléger les
charges sans diminuer les prérogatives, privilèges et avan­
tages du dominateur (6). C'est cette tâche qu'il confia à
J. Foccart. C'est désormais un fait public estampillé par une
commission d'enquête parlementaire :

« Chargê, de manière continue, d'appliquer la poli­


tique africaine de De Gaulle, êlêment essentiel de sa
politique êtrangère, M. Foccart a eu un pouvoir très
important. Les moyens qu'il aurait employés ont souvent
été critiqués, notamment en ce qui concerne l'utilisation
de fonds secrets et l'intervention de services spéciaux et
de sociétés (. . .) M. Foccart, homme de confiance du
génêral de Gaulle, avait une double tâche : en premier
lieu préserver les « intérêts français » dans l'Afrique fran­
cophone en voie de décolonisation, en second lieu con­
trôler les services spéciaux et plus particulièrement le
SDECE (7). »

(6) On pourrait dire des idêes de De Gaulle en la matière la même chose que
Michel Habart de Napoléon III : « Assez lucide pour reconnaitre que l'Algérie
bouchait notre avenir, il déplorait qu'elle fût "un boulet attaché au pied de la
France" ( ... ) qui prenait le plus pur de son or et de son sang. Cependant, le car­
nage continuait d"'aller grand train". C'est qu'en réalité ce modèle de libéralisme,
qui parlait de déterminer l'autonomie de l'Algérie arabe en proclamant qu'il était
"aussi bien l'empereur des Arabes que l'empereur des Français'', ne pensait qu'en
termes de "pacification" à seule fin que "la conquête devînt un accroissement de
force et non une cause d'affaiblissement • (M. liABART, Histoire d'un parjure, Les
Ed. de Minuit, 1960).
(7) Rapport de la « Commission d'enquête parlementaire sur le service d'action
civique (SAC) •, L'Humanité, du 25-6-82.
224 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Les premières entreprises contre la Guinée indépendante


eurent lieu, sur la frontière ivoiro-guinéenne, dès le mois de
janvier 1 959 (8). F. Houphouët était alors, pour quelques
mois encore, membre du gouvernement français. Ce n'est
qu'en tant que ministre français qu'à la rigueur on pourrait
lui en faire porter la responsabilité.
Il est peu probable que les autorités ivoiriennes de
l'époque, en particulier le Premier ministre A. Denise et le
ministre de l'intérieur J.-B. Mockey, aient été dûment infor­
mées de ces actions avant leur accomplissement. En
revanche, on ne peut pas douter que quelques-uns de leurs
« proches collaborateurs » et « conseillers », voire des admi­
nistrateurs de la France d'outre-mer toujours en place à
l'époque dans l'ensemble du pays, ne les ignoraient pas et
même y mettaient la patte à l'insu de leur ministre. Si on
en croit G. Chaffard, pendant le haut-commissariat de Yves
Guéna, le principal organisateur des opérations antigui­
néennes était un membre de son cabinet, par ailleurs lié
avec le célèbre bandit Jo Attia qui possédait une boîte
chaude à Abidjan, possible couverture pour d'autres activités
encore moins innocentes.
Jusqu'au lendemain du 7 août 1 960, date de l'indépen­
dance, le gouvernement ivoirien n'avait aucun moyen légal
d'empêcher de telles activités sur son territoire ou à partir
de ses frontières. Les agents provocateurs français basés à
Koumassi (9) pouvaient réellement et en toute quiétude
transporter à travers la frontière occidentale du pays, selon
P. Chairoff, « entre décembre 1959 et mars 1 960, ( .) ..

500 mitraillettes Thompson, 500 mitraillettes F.V. Mark 4,


200 Colt 45, 5 000 grenades, 50 fusils mitrailleurs Bren,
10 M G 34, 50 bazookas, une vingtaine de mortiers, une
tonne de TNT et plusieurs centaines de milliers de cartou­
ches de différents calibres ... » (10).
La balade des arsenaux de la subversion n'a pas cessé
comme par enchantement au lendemain du 7 août. Il faut
donc supposer, ou bien que l' État ivoirien maintenant sou­
verain a laissé des étrangers poursuivre sur son territoire des

(8) P. CHAIROFF, op. cit., p. 75.


(9) Quartier d'Abidjan.
(10) P. CHAIROFF, op. cit., p. 75.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 225

activités contraires à ses intérêts diplomatiques, ou bien


qu'il a pris ses activités à son compte. La deuxième hypo­
thèse implique qu'il possédait les moyens nécessaires pour
ce genre d'activités. C'est absurde. Nous sommes en 1960.
Or le 1 5 janvier 1 962, F. Houphouët déclare : « Nos
moyens étant nettement insuffisants pour doter la Côte­
d'Ivoire d'une défense efficace, nous nous sommes adressés
d'abord à la France qui a accepté de nous prêter son
concours (1 1).. ».

En réalité, si les activités provocatrices antiguinéennes à


partir de la Côte-d'Ivoire se sont poursuivies notoirement
jusqu'en 1970, on sait aussi que ces activités furent souvent
une pomme de discorde entre les dirigeants ivoiriens et leurs
bons amis français, non pas pour des raisons de principe
d'ailleurs, mais parce qu'elles étaient mal supportées par
l'opinion publique ivoirienne qui en était régulièrement
informée par les émissions vengeresses de Radio-Conakry.
La Côte-d'Ivoire n'y avait pas d'intérêt, mais elle n'y
pouvait rien. « A la suite du "Non" au référendum du
28 septembre 1958, écrit E. Jouve, Abidjan prêta la main à
une mise en quarantaine de Conakry ( 12). »
Quarantaine est évidemment un euphémisme. Mais
l'essentiel est que la Côte-d'Ivoire n'était qu'un auxiliaire.
Que ces activités se soient malgré tout poursuivies, pose
donc la question de l'indépendance de l' État houphouétiste
par rapport à ce qu'on nommait alors « certains milieux
parisiens particulièrement influents », autrement dit J. Foc­
cart. Pour éclaircir ce point, il est nécessaire de se reporter
à la période de quarante jours environ, entre le 3 juin et le
14 juillet 1960.
Après avoir créé la « surprise » du 3 juin 1960, F. Hou­
phouët, qui venait, dans des conditions d'impréparation
totale - et c'est encore peu dire - de jeter l'opinion ivoi­
rienne dans un espoir fou, s'en alla en Suisse et y demeura
jusqu'au 1 2 ou 1 3 juillet. Cette éclipse figea littéralement le
pays dans l'immobilisme au moment où il eût fallu toute sa
liberté de mouvement pour se préparer à l'indépendance
totale qui venait de lui être promise. On sait que telle est la

(11) Fraternité-Matin, 15-1-1962.


(12) • Un alliê vigilant de l'Occident •, Le Monde, 17-5-1982.
226 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

concentration du pouvoir houphouétiste, déjà à cette


époque, qu'en son absence, aucune décision ne peut être
prise par aucun membre du gouvernement. Par contre, entre
le 3 juin et le 14 juillet 1960, « les milieux parisiens parti­
culièrement influents » et les Français exerçant des fonctions
importantes en Côte-d'Ivoire, y compris les membres des
réseaux secrets, conservaient leur prérogatives et leurs
moyens d'action. Les Ivoiriens avaient les mains liées par
l'absence de F. Houphouët, mais en rien ne gênaient les
Français, au contraire ! Telle fut la principale conséquence
de la retraite helvétique du héros du 3 juin, qu'il l'ait
voulue ainsi ou non, pendant l'été 1960.
Pour de nombreux Ivoiriens, et pas seulement ceux qui
avaient constamment milité pour l'indépendance totale du
pays, le 3 juin a été le jour à partir duquel « tout était
possible ». Il n'était que de lire les éditoriaux de Fraternité,
signés par Mamadou Coulibaly ou Joachim Bony, pour s'en
convaincre. La dérobade de F. Houphouët désorienta ses
troupes abandonnées à elles-mêmes, et, finalement, aucune
tempête ne succéda au coup de tonnerre du 3 juin.
Le lendemain du 7 août 1960, le pays se réveilla comme
il était l'avant-veille. Mais si rien n'était vraiment changé
pour les Ivoiriens, il en allait tout autrement pour les
« conseillers » français et leurs prolongements occultes, à
Koumassi ou ailleurs. L'indépendance de la Côte-d'Ivoire les
soustrayait ipso facto à la responsabilité internationale de
leur pays d'origine sans pour autant leur interdire de servir
ses intérêts généraux et particuliers. Ce qui n'était alors
qu'un état de fait fut légalisé quelques mois plus tard par
les accords de coopération dont on a pu dire qu'ils ont
permis de maintenir en l'état les rapports de dépendance de
la Côte-d'Ivoire par rapport à la France : « La politique de
coopération, remarque P. Quantin, est conçue comme la
reconversion d'une politique coloniale insoutenable (13). »
En réalité ils ont fait plus que cela : la domination colo­
niale avait ses limites, quoique imparfaites, dans les pouvoirs
du parlement français. C'est la raison pour laquelle le parti

(13) P. QUANTIN, « La vision gaullienne de l'Afrique noire. Permanence et


adaptation Politique africaine, n° 5, fêvrier 1982.
•,
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 227

colonial a toujours voulu limiter ces pouvoirs en ce qui con­


cerne les colonies :

« Il faut admettre une fois pour toutes, écrivait un de

ses porte-plume, que la Chambre et le Sénat de Paris ne


sont à proprement parler que les assemblées locales de la
métropole et subsidiairement les assemblées de tutelle
des assemblées locales des territoires d'outre-mer jusqu'à
ce que celles-ci, devenues majeures, aient à décider seules
de leurs intérêts propres dans la plénitude incondition­
nelle de leurs droits (14). »

Même dans les conditions du gaullisme triomphant, le


fait que la France était internationalement responsable de ce
qui se passait dans le pays limitait la liberté d'action des
personnes physiques et morales françaises en Côte-d'Ivoire.
Ces limites sont tombées après l'indépendance et l'État ivoi­
rien, tout entier dominé par les « conseillers » et les intérêts
financiers étrangers, était bien incapable de fonctionner
autrement que comme un appendice de l'État français.
Dans ces conditions, il faudrait créditer J. Foccart de
beaucoup de délicatesse pour imaginer qu'il ne continua pas
de faire faire en Côte-d'Ivoire, après le 7 août, ce qu'il y fai­
sait la veille. Cet homme, qui jouissait en France même
d'une puissance sans limites, tenait la haute main sur la
politique africaine de la France et utilisait à ses fins, non
seulement les moyens diplomatiques, mais aussi des struc­
tures parallèles qui n'obéissaient qu'à lui, aurait tout bonne­
ment remis son sabre à F. Houphouët après le 7 août 1 960 !
Compte tenu de l'inégalité des moyens de tous ordres de
l'État ivoirien et de l' État français, il n'est guère possible de
douter qu'entre 1959 et 1974, J. Foccart fut plus puissant que
F. Houphouët en Côte-d'Ivoire, en Afrique et en France.

Les deux secrets du système

Le régime existant au moment de l'indépendance a été

(14) Renê MOREUX, directeur du journal Marchés tropicaux, citê par C.-
R. AGERON, France coloniale ou parti co/onia� PUF, 1978, p. 290.
228 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

mis en place à partir de 1 959, au moment même où J. Foc­


cart tissait les réseaux destinés à permettre l'intervention de
la France dans une région où se développaient des processus
menaçants pour ses intérêts. Par sa position géographique
formant un coin profondément enfoncé au cœur de la
région, la Côte-d'Ivoire était la base idéale pour les attaques
sournoises cohtre la souveraineté et la stabilité intérieure des
États voisins dont l'orientation politique déplaisait aux impé­
rialistes. A l'avantage de la position géographique s'ajoutait
celui constitué par l'entière disponibilité du régime hou­
phouétiste. Quoiqu'on en veuille, cette disponibilité ne
résultait pas des convictions philosophiques de F. Hou­
phouët ni d'un « grand dessein » politique qui lui serait
propre, mais de l'infiltration de tout l'appareil de son État
par des gens qui n'avaient rien à refuser au secrétaire
général de l' Élysée pour les affaires africaines et malgaches.
Il est notoire que le départ de J. Foccart de l'Élysée n'a
pas changé les méthodes et les moyens d'intervention de la
France dans les affaires africaines et en particulier dans les
affaires des anciennes colonies françaises. L'affaire d'Auriol,
dans la régiori de Marseille, qui amena la justice à s'inté­
resser à un certain Debizet, a permis de constater que les
hommes liés au « système Foccart » sont restés en place et
poursuivent leur travail ici ou là. Debizet, chef du SAC par
la grâce de J. Foccart, était aussi l'un des « conseillers » de
Omar Bongo. De tels hommes ont siégé autour de F. Hou­
phouët et cela n'était pas public alors. Ce n'est pas parce
qu'on ne parle pas d'eux qu'il faut croire qu'ils n'y sont pas
toujours.
Tout en affirmant que c'est F. Houphouët qui induisait
de Gaulle et la France à s'ingérer dans la guerre civile nigé­
riane, J. Baulin écrit :

« A pan ses propres sources d'information, il


(F. Houphouët) sera secondé dans cette tâche (sic), à
partir de mai 1963, par le lieutenant-colonel Bichelot,
détaché au cabinet présidentiel par le SDECE de Paris,
avec le titre anodin de chef du "Bureau de liaison".
Quant à Monsieur Mauricheau-Beaupré, il était le repré­
sentant personnel du secrétaire général de la présidence
dë la République française pour_ les Affaires africaines et
malgaches auprès du chef de l'Etat ivoirien où il jouera
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 229

notamment un rôle de tout premier plan lors de la tenta­


tive de sécession biafraise (15). »

A l'époque où Bichelot et Mauricheau secondaient le


chef de l' État ivoirien dans sa tâche (mai 1963), on était
assez loin de la guerre civile nigériane (1967-1970). En
revanche, une intense activité répressive régnait depuis cinq
mois (janvier 1963) sur la Côte-d'Ivoire elle-même à la suite
de la découverte des prétendus complots. Selon une infor­
mation parue dans la presse, des agents du SDECE, agissant
en tant que tels en plein Abidjan, procédaient à l'arrestation
de citoyens ivoiriens, notamment des officiers des FANCI,
dans le cadre de cette affaire ( 1 6).
Cette même année, à peu près à la même époque,
J. Baulin s'est embauché chez le président ivoirien. Il s'agit,
bien entendu, d'une coïncidence banale comme on peut s'en
convaincre en le lisant :

« Début 1963, je cherchais un moyen d'assister à la

conférence de fondation de l'OUA sans bourse délier.


J'écrivais à Diffre, devenu entre temps chef de cabinet
du président Houphouët-Boigny (. . . ) Moins d'une
semaine plus tard, mon nom figurait sur la liste des
membres de la délégation ivoirienne à Addis-Abéba. Il
m'obtenait de plus un passeport diplomatique : il porte
la date du 26 avril 1963 (17). »

La bonne foi de l'heureux bénéficiaire de cette rapide


promotion n'est pas en cause ; mais, Dieu, qu'il était facile,
en ces temps-là, de parvenir aux plus hautes fonctions de
l' État ivoirien pourvu qu'on ne fût pas un indigène de ce
pays !

* *

La dépendance de l' État ivoirien n'est pas une simple


inféodation qu'une partie de la société ivoirienne aurait

(15) J. BAULIN, La politique africaine d'Houphouët·Boigny, pp. 89·90.


(16) Le Monde.
(17) J. BAULIN, La politique intérieure d'Houphouët-Boigny, p. 1 1 .
230 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

acceptée, et qu'elle cultiverait, parce que cette vassalisation


sert ses intérêts en même temps que ceux des monopoles. Il
s'agit, en réalité, d'une substitution complète des étrangers
aux 1voiriens dans tous les domaines où les décisions les
plus importantes pour le pays, son présent et son avenir
sont prises.
Derrière le masque de F. Houphouët, des agents de
l'impérialisme gouvernent directement, et jusque dans les
moindres détails. L'aventure vécue par trois étudiants ivoi­
riens à Abidjan pendant l'été 1 959 est instructive à cet
égard. Elle est rapportée ici dans la relation qu'en a laissée
l'un d'eux.

« 1 2 août - Dans le bureau du Patron à 1 1 h.


Mockey devait nous y trouver, apportant la copie d'une
circulaire de l'AECIF (Association des étudiants de la
Côte-d'Ivoire en France) ( . .) Le congrès est interdit,
.

ainsi que toutes les réunions de plus de 20 personnes.


(Tiens ! mais au fait, que devient alors le congrès du
RDA ?) Lorsque A... saura cela, il pleurera...
« A part cela F. H.-B. a encore fait la bouche (18) sur
K. Nkrumah, S. Touré, le Liberia et l'Union soviétique.
Tout ça pour démontrer peut-être que la "sagesse" est la
meilleure science politique.
« Dans le feu de l'action, il a reconnu qu'une réussite
de la Guinée ou du Ghana ("les abcès de fixation") ren­
drait service à la Côte-d'Ivoire. Or nous prétendons que
les 2 G sont sur la voie de la réussite.
« Décidément c'est un parieur : "Je parie qu'à votre
sortie, vous changerez d'idées" dit-il s'adressant à moi.
« Houphouët avoue que le succès de sa politique
dépend de la confiance que les capitalistes privés mettent
en lui. C'est aussi une chose que nous savions déjà... J.­
B. Mockey nous apporte une preuve que cette confiance
ne règne pas précisément : aucun médecin français n'a
voulu des conditions de recrutement proposées par le
ministre de la santé, A. Koné.
( ... )
« 2 octobre - Depuis le 24, nous sommes, ( . .) assi­ .

gnés à résidence à Abidjan. Chaque matin, 9 h, nous


devons aller signer une feuille de présence à la Sûreté où

(18) Expression typiquement ivoirienne qui signifie : parler de quelqu'un avec


malveillance ou dêfi en sachant qu'on ne risque rien à le faire.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 23 1

nous avons été fichés le 24 septembre. L'histoire mérite


d'être contée.
« Introduits chez F. Houphouët par J. Bony, nous
écou1ons d'abord une engeulade du patron qui nous dit
que nous ne pourrons plus continuer à saper son autorité
aux frais du Trésor public. "Apprenez à souffrir comme
nous !" Et aussi : "Je n'emprisonnerai ni ne poursuivrai
plus personne, mais dans trois mois il n'y aura plus ce
double jeu ni de fantaisistes dans mon État." Comme
nous ne disions rien pour notre défense, J. Bony croit
devoir nous suggérer de nous désolidariser des positions
de principe de l'UGECI. A quoi nous répondons que
seule l'Union peut décider de sa propre conduite et que
nous n'avons pas qualité pour faire cela à sa place. Sur
ce, nous prenons congé et · sortons du bureau, puis de la
cour d'entrée ...
« Mais à peine sommes-nous dans la rue qu'on nous
rappelle. Brève attente dans le couloir qui mène au
bureau du Premier ministre. Puis J. Bony apparaît par la
porte _du bureau du directeur de cabinet, Guy Nairay, et
nous y fait entrer.
« Guy Nairay est assis à son bureau. Debout il y a
Wilt, du cabinet ; le chef de la Sûreté, un autre Français,
en complet rose lilas ; le Premier ministre lui-même et J.
Bony.
« Un peu figé et ne regardant personne en particu­
lier, le Premier ministre nous confie sèchement aux bons
soins du chef de la Sûreté, avec ordre de faire procéder
immédiatement à notre identification et de prendre
toutes mesures pour nous maintenir à Abidjan.
« Nous apprendrons plus tard que c'est notre attitude
devant lui qui l'a rendu si versatile soudain ; il ne lui en
faut pas plus ! (19)... »

L'auteur du journal d'où sont extraits ces récits n'en tire


pas d'autres conclusions. Évidemment la résolution tardive
et inattendue de F. Houphouët n'est pas imputable à l'esprit
de l'escalier comme le narrateur l'a cru peut-être. Cette péri­
pétie montre simplement qu'il existait en Côte-d'Ivoire, et
dans l'entourage même du chef du gouvernement, une auto­
rité capable de le faire changer d'avis en quelques minutes
et de le faire se déjuger publiquement, fût-ce devant un

(19) Archives de l'UGECI, manuscrit.


232 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

public restreint comme c'était le cas. Et F. Houphouët,


qu'on croyait déjà si puissant, ne pouvait pas s'empêcher de
jouer ce rôle, malgré qu'il en eût.
Cette autorité pouvait-elle n'être que celle d'un conseil­
ler, quel qu'il fût ? Peut-être un conseiller sachant son rôle
aurait-il observé que la première résolution avait été une
maladresse et un dangereux exemple de mansuétude ; mais il
aurait suggéré de s'en tenir à elle pour ne pas risquer de
perdre la face tout en tâchant, adroitement et secrètement,
de la corriger. Tel aurait été, sans aucun doute, l'avis d'un
conseiller respectant son patron. Ce qui s'est passé devant
les représentants des étudiants le 24 septembre 1959 montre
qu'il en allait autrement entre F. Houphouët et ses conseil­
lers. Comment douter alors qu'ils sont plus que des
conseillers ?
Parmi les huit protagonistes de cette scène, mis à part
les trois étudiants en cause, deux seulement étaient des Ivoi­
riens. Et F. Houphouët était le seul Ivoirien de son propre
cabinet. Plus de vingt ans sont écoulés. La composition du
cabinet du président de la République de Côte-d'Ivoire est
identique, à très peu de chose près, à ce qu'elle était en
1959. Le pays qui a vu naître un homme d'État qu'on
donne en exemple à l'Afrique entière n'a pas encore produit
un seul homme digne de le seconder ! Mais le plus surpre­
nant c'est qu'il s'est trouvé dès le début une escouade
d'étrangers tellement dignes de ce rôle qu'ils sont toujours
en place.
Ainsi, ce qu'il faut bien appeler la reddition de F. Hou­
phouët au :parti colonial a eu ce résultat : la confiscation du
pouvoir d'Etat par une équipe de « conseillers » étrangers
qui n'ont de compte à rendre à p�rsonne. C'est le premier
secret.
*

* *

Le retournement de la situation en Côte-d'Ivoire a


d'abord concerné F. Houphouët seul. Ce fait constituait en
lui-même un succès important, mais ce succès risquait de
n'être qu'une victoire à la Pyrrhus, car il ne s'agissait que
du désengagement d'un homme, et qui plus est, d'un
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 233

homme contesté. Les vainqueurs ont vite compris qu'il était


imprudent de s'endormir sur ce succès.
Il eût été dangereux, par exemple, de ne pas tenir
compte de ce que signifiait réellement le mouvement RDA
en Côte-d'Ivoire ; de sa vitalité et de sa capacité d'initiative
démontrées en 1 949 et 1950, mais aussi après le retourne­
ment de F. Houphouët. La capture et l'isolement du diri­
geant, s'ils avaient permis la reprise en main du territoire
après la chaude alerte de 1950, risquaient, à terme, de
conduire à un échec si on ne savait pas préserver sa position
de chef historique du courant patriotique contre les contesta­
tions possibles.
La solution consista à exalter son image afin d'étendre
son prestige au-delà de ses limites naturelles, l'homme lui­
même étant étroitement maintenu sous contrôle. Les particu­
larités de l'histoire du pays ne laissaient pas d'autres. choix.
F. Houphouët était le seul homme à pouvoir jouer ce rôle.
Mais il restait encore à le faire accepter dans son nouveau
rôle, par ceux qui pouvaient ou qui voulaient se poser en
ses rivaux au sein du courant patriotique. On y parvint par
un processus complexe dont le cours ne dépendit pas seule­
ment des stratèges de l' Élysée ou d'ailleurs. En réalité ce fut
une véritable course d'obstacles et la structure et le fonction­
nement du régime ont été fortement marqués par la nature
des difficultés qu'il a fallu affronter tout au long de son his­
toire, mais aussi par la façon dont elles ont été résolues.
D'abord il a fallu s'emparer du PDCI et de ses annexes
après le congrès de 1959 dont les résultats avaient été une
mise en cause maladroite de l'hégémonie de F. Houphouët
et de l'arrangement de 1950. Ce fut la première « affaire
Mockey » ou le complot des fétiches.
La maladresse avait consisté, de la part de ses adver­
saires, à vouloir s'enfermer dans le cadre piégé du forma­
lisme PDCI-RDA et à ne pas critiquer suffisamment toute
la période antérieure. Tant qu'on n'avait pas dévoilé l'asser­
vissement irréversible de l'ancien président du RDA au parti
colonial et à « certains milieux parisiens », tant que, par
conséquent, il continuait à jouir d'un prestige à peu près
intact auprès des masses désinformées, aucun dirigeant du
mouvement ne pouvait sérieusement rivaliser avec lui. Dans
ces conditions, l'opposition, qui voulait s'appuyer sur le
234 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

congrès et sur la démocratie formelle du PDCI-RDA, tra­


vaillait en réalité à renforcer la position de F. Houphouët.
Les « forces obscures et redoutables » (20) qui se tenaient
déjà derrière lui surent tirer le meilleur parti de cette mala­
dresse. Mais il faut bien comprendre que leur affaire n'était
pas de renforcer son pouvoir, ce qui eût conduit nécessaire­
ment à perdre un peu de celui qu'elles avaient sur lui. Dans
ce système il ne doit jamais être trop fort à l'intérieur, ni
vraiment populaire, ce qui ne serait possible, du reste, qu'à
la condition de se situer sincèrement dans le courant domi­
nant, le courant patriotique ; mais on courrait alors le risque
de le voir entraîné vers ses origines. L'intérêt était, au
contraire, qu'il fùt sans cesse obligé de marcher sur une
corde raide. Il fallait le maintenir à contre-courant.
La procédure qui aboutit à la chute de J.-B. Mockey en
1 959 isola encore plus F. Houphouët et renforça sa dépen­
dance à l'égard de ses nouveaux alliés plus ou moins
occultes. Le même effet suivit toutes les crises ultérieures ;
chaque fois il se retrouva plus isolé et donc plus dépendant.
On peut penser que ces évolutions qui ont donné sa
forme actuelle au régime n'allèrent pas, vraisemblablement,
sans que quelque diversionniste plus ou moins adroit y mît
la main, soit en amont, soit en aval de l'événement consi­
déré. Une première série de provocations mettaient en
marche le mécanisme de la zizanie au sommet du parti. Le
poison s'insinuait, se propageait sur le réseau de « Radio­
Treichville », comme à l'insu des principaux intéressés.
Quand l'opinion était suffisamment imprégnée de cette
rumeur encore incertaine, l'affaire se nouait brutalement à
l'occasion d'explications fumeuses prêtées à F. Houphouët.
Et on est alors bien incapable de discerner s'il s'agit de salir
ceux qu'on accuse ou bien s'il s'agit de discréditer celui qui
accuse.
Ainsi, dans la première affaire Mockey, il peut sembler
que ce qu'on voulait prouver, c'est que les hommes d' État
ivoiriens, y compris le premier d'entre eux, étaient d'indé­
crottables barbares, et tout à fait naïfs de surcroît. F. Hou­
phouët en tira profit puisque cette fable lui permit d'écarter
un dangereux rival. Mais la boue qu'il dut répandre pour

(20) Le mot est de AssOUAN USHER.


LE �OCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 235

obtenir ce succès ne pouvait pas ne pas éclabousser sa


propre image. Or il ne paraît pas certain qu'il était absolu­
ment indispensable, pour écarter J.-B. Mockey, de dévoiler
le recours qu'il fit- s'il le fit
- aux entrailles d'un poulet
sacrifié nuitamment dans un cimetière.
L'affaire du « suicide de Boka » en fournit un deuxième
exemple. Outre la réédition du sabbat des féticheurs, la con­
férence de presse que F. Houphouët dut consacrer à ce sujet
ne fut qu'un tissu d'inventions si peu crédibles et si parfai­
tement gratuites, dès lors que la plupart des assistants ne
pouvaient pas douter que E. Boka avait été tué par d'autres
mains que les siennes, que c'en était insupportable. On
raconte qu'après cette conférence un haut dignitaire du
régime se lamenta de ce que l� mensonge en personne s'était
hissé ce jour-là à la tête de l'Etat. Si toute la lie déversée ne
permit à personne d'en savoir plus sur le mystère de la mort
de l'ancien président de la Cour suprême, F. Houphouët,
lui, y gagna une réputation peu reluisante . Or s'il s'agissait
seulement de prouver que Boka s'était donné la mort, il
aurait suffi de publier un rapport d'autopsie. En tout cas, la
raison d'État, qui commandait peut-être de couvrir publi­
quement des meurtriers, n'obligeait pas le chef de l' État à se
traîner dans la fange quand l'histoire des nations offre en
cette matière tant d'exemples de solutions plus élégantes les
unes que les autres. On ne peut s'empêcher de penser
qu'une main désobligeante fut ce jour-là à l'origine du choix
que fit le médecin F. Houphouët de se présenter au monde
entier sous les traits du chef de l' État sauvage.
L'indigence de l'argumentaire présenté par F. Hou­
phouët pour justifier son projet de reconnaissance du régime
de l'apartheid en fournit un autre exemple. On ne peut cer­
tainement pas accuser le chef de l'État ivoirien d'ignorer ses
limites ou d'être sans pudeur. Il n'est donc pas pensable
qu'il ait résolu seul de se lancer dans une opération d'où sa
crédibilité et sa dignité ne pouvaient sortir qu'amoindries.
Au cours de cette conférence de presse, il étala avec aplomb
une ignorance de l'histoire et des réalités du monde contem­
porain, en particulier de la situation raciale aux États-Unis,
proprement incroyable. Tout ce qui est exagéré est sans
importance, disait Talleyrand. L'enflure même des argu­
ments prooccidentaux présentés ce jour-là suffirait à établir
236 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

qu'il s'agissait moins de dédouaner l'Afrique du Sud que


d'abaisser F. Houphouët.
On dirait qu'il est nécessaire de « retravailler » le person­
nage pour conserver son efficacité. En tout cas, toutes ces
manipulations ont permis de prévenir une rechute de
l'homme d' État ivoirien dans une forme quelconque de
popularité et d'empêcher l'émergence d'un courant politique
national, un véritable consensus, autour de sa personne ou
de ses idées. Ainsi, son isolement, sur lequel le système a
été fondé, a été sans cesse perfectionné. Car, au contraire de
ce qu'affirme J. Baulin, cet isolement n'est pas l'effet d'une
mégalomanie sénile, il a été réalisé au début des années cin­
quante.
La toute-puissance attribuée au président de la Côte­
d'Ivoire ne s'exerce pas sur ses « conseillers ». La finalité du
système le veut ainsi. Pour autant il serait faux de croire
que le chef de l'État ivoirien n'a pas sa propre part de res­
ponsabilité dans les décisions qui engagent le pays. Certes,
il est vraisemblable qu'il n'a jamais eu la liberté de choisir
ceux qui le conseillent parfois si mal ; mais sa dépendance à
l'égard de ceux qui avaient le pouvoir de les lui imposer ne
serait pas si avantageuse si elle était trop étroite pour lui
laisser la moindre liberté d'initiative. Cette liberté relative a
servi bien des fois à sauver la mise à ses amis quand ils se
sont aventurés dans des opérations hasardeuses pour lui et
pour eux. Sans doute convient-il d'observer que cette liberté
ne s'exerce pas en général dans le cadre de la légalité nor­
male, mais en marge, à « l'africaine » comme on le prétend
pour faire admettre ces violations incessantes d'une légalité
déjà peu démocratique en son état normal.
C'est ainsi que la crise de 1963-1965 fut entièrement
traitée à Yamoussoukro et qu'à cette occasion cette ville se
vit furtivement conférer, en dehors du cadre légal en
vigueur, la qualité d'une véritable capitale juridique, un peu
comme si de Gaulle avait fait juger les généraux de l'OAS à
Colombey-les-Deux-Églises. En enfermant les prisonniers
dans son fief familial, F. Houphouët les a soustraits à la
logique implacable du système des conseillers ; mais il s'en
est lui-même affranchi dans une certaine mesure, puisque
cela lui a permis de contrôler le déroulement de cette crise
et d'en limiter les effets psychologiques et politiques.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 237

Sans une certaine autonomie ou, pour mieux dire, une


certaine capacité d'affranchissement, qu'il ne faut d'ailleurs
pas exagérer puisqu'elle implique le recours à l'illégalité, le
cours de la crise de 1963-1965, pour ne prendre que cet
exemple, aurait été différent. Les conséquences de la répres­
sion auraient été plus terribles. Les petits machiavels mas­
qués qui opéraient depuis les dépendances de l' É lysée
n'auraient pas été mécontents de faire « casser du nègre »,
peut-être de sacrifier A. Koné et J.-B. Mockey sur l'autel du
veau d'or. Ce serait leur faire trop d'honneur que de sup­
poser qu'ils étaient si avisés qu'ils pouvaient prévoir à
quelles extrémités ils auraient poussé les masses ivoiriennes.
F. Houphouët seul pouvait le prévoir. Quand la machine
lancée par ses amis et protecteurs s'emballa dangereusement
en 1 962, il fit en sorte d'éviter le pire pour lui-même et
pour eux.
On peut tenir que si la répression de toutes les opposi­
tions confondues dans un amalgame absurde avait été
poussée jusqu'à son point extrême, le « sage de
Yamoussoukro » se serait trouvé totalement déconsidéré dans
l'opinion du pays et, par la suite, il eût été impossible de
reconstituer autour de lui les conditions du néocolonialisme
à l'ivoirienne dont un certain nombre de ses anciens prison­
niers sont aussi les serviteurs, même quand ils n'en ont pas
une conscience aussi claire que lui-même. En effet, l'illusion
du consensus, obtenue par les cérémonies périodiques de
pardon et de réconciliation et par une savante redistribution
des ministères et autres prébendes, est une des conditions de
la réussite du néocolonialisme à l'ivoirienne. Il y eut de
nombreuses victimes anonymes à Yamoussoukro. Cependant,
hormis Ernest Boka, dont le meurtre fut vraisemblablement
une « bavure », et quoique ce risque ne pesât pas sur lui
seulement, tous ceux qui pouvaient être utiles au système en
sont sortis vivants et ils ont retrouvé leur place. Ce n'est
pas mépriser leurs souffrances que d'écrire, aussi paradoxal
que cela soit dans ces pages, qu'ils ont dû leur survie à
F. Houphouët. Et ce n'est pas, non plus, chercher des
excuses à ce dernier.
Les anciens prisonniers de Yamoussoukro affirment :
n'étaient les Français chargés de la surveillance des prison­
niers, tous eussent été massacrés. On peut l'admettre. C'est
238 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

que les Français qui se trouvaient à cette place, anciens


fonctionnaires coloniaux devenus coopérants ou honnêtes
professionnels affectés là par hasard, n'étaient pas nécessaire­
ment du même accabit que ceux qui grouillaient à la même
époque dans certaines officines chères à J. Foccart. Mais les
exécuteurs des basses œuvres pouvaient être des 1voiriens,
comme Goba, sans réellement dépendre de l'autorité de
F. Houphouët. Ce dernier n'a-t-il pas implicitement reconnu
qu'on s'est servi de Goba pour le manipuler dans l'affaire
de 1963 ?
La responsabilité de F. Houphouët, c'est que, secrète­
ment dès 1948, et ouvertement depuis 1951, il s'est volon­
tairement prêté à ces sortes de manipulations.

Le deuxième secret de ce système, c'est qu'il ne permet


pas seulement de manipuler un homme, mais toute la classe
politique ivoirienne par le truchement d'un seul. Cela est
possible parce que cet instrument est l'homme qui symboli­
sait le mouvement patriotique et anticolonialiste ivoirien à
ses débuts. Ainsi, à certaines époques de la colonisation éga­
lement, « on fit appel, non plus à des autorités subalternes
nommées arbitrairement, mais à celles qui avaient aupara­
vant fait l'objet d'un certain "consensus" » (21).
Dans le courant des années soixante-dix, quand la ques­
tion de la succession de F. Houphouët fut évoquée pour la
première fois, il était intéressant d'écouter ces messieurs de
la famille lorsque la conversation se portait sur ce thème.
L'un disait : « Les deux ou trois successeurs possibles sont
connus. Donc ce n'est pas un problème. » L'autre disait :
« De deux choses l'une. Ou bien il désigne lui-même son
successeur ou bien il laisse le pays se débrouiller. Dans la
première hypothèse, le successeur sera sans doute obligé de
frapper quelques coups afin de s'imposer tout à fait. Mais il
s'imposera, c'est l'essentiel. Dans la dernière hypothèse en
revanche, ce sera probablement le commencement d'une
lutte sans fin entre tous les candidats connus et
inconnus (22). »

(21) G. LECLERC, Anthropologie et colonialisme, Fayard, 1972, p. 49.


(22) Propos recueillis par l'auteur au cours d'entretiens informels avec des
hauts dignitaires du rêgime.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 239

Ni l'un ni l'autre ne faisaient référence à la réaction


éventuelle de la masse des Ivoiriens. Pour l'un comme pour
l'autre, cela devait se passer en haut, et ils ne doutaient pas,
apparemment, que cela suffirait à donner un digne succes­
seur à F. Houphouët. L'un d'eux affirmait même que les
Français infiltrés dans tous les rouages de l'État ne joueront
aucun rôle dans ce combat de chefs !
Les termes compliqués dans lesquels la question se pose
aujourd'hui infirment ces points de vue. Il est douteux,
cependant, que ceux qui partageaient ces rêves auront tiré
toutes les leçons des derniers événements. C'est ainsi que
certains sont allés au Sénégal pour y chercher le précédent
qui permettra, selon eux, de dénouer le nœud gordien que
F. Houphouët et des députés battus ont noué autour de la
constitution. Personne, en revanche, ne paraît s'intéresser à
la question de savoir pour quelles raisons le fonctionnement
d'une constitution pourtant taillée sur mesure a été bloqué
précisément à ce moment.
F. Houphouët est irremplaçable dans le rôle qu'il joue
dans l'histoire de la Côte-d'Ivoire depuis plus de trente ans.
Mais ce serait un instrument bien inutile s'il n'y avait pas
tous ces ministrables, ces prébendiers, ces « cadres de la
nation », dont on peut, en entretenant continuellement leurs
agitations et leurs débats stériles, faire un écran de fumée ou
un tampon entre les masses ivoiriennes et leurs exploiteurs
étrangers ! Ils en sont le complément indispensable.

Une interprétation erronée de cette relation paradoxale


du chef de l'État ivoirien tant à ses « conseillers » qu'à la
classe politique conduit beaucoup d'ivoiriens mêmes à lui
attribuer un pouvoir que rien ne limiterait. Cette erreur se
rencontre chez des gens d'orientations différentes, voire
opposées. Il y a ceux qui adoptent purement et simplement
les légendes contradictoires qui traînent depuis longtemps
dans les médias occidentaux, soit par vanité, soit par excès
de crédulité. Mais il y a aussi ceux qui rient de ces contes-là
et qui, néanmoins, s'en forgent un autre selon lequel
F. Houphouët, pour assouvir son ambition de gouverner la
Côte-d'Ivoire en monarque, aurait, par exemple, plié des
hommes comme de Gaulle à son service.
Il faut se poser la question : de quelle sorte de pouvoir
240 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

peut-on créditer le chef d'un État aussi totalement dominé


par des puissances étrangères ? Dans sa longue histoire
F. Houphouët aura exercé le pouvoir de deux manières.
Avant d'être le chef de l' État ivoirien il a été chef de
canton. On peut l'imaginer dans cette fonction et dans ses
relations avec ses administrés d'alors. Sans doute devait-il
paraître très puissant à leurs yeux, et pour cause : il repré­
sentait l'administration coloniale dont le gouverneur Guy
Nairay assure aujourd'hui, en quelque sone, la continuité.
La présence de ce fossile de l'ère coloniale dans la plus
haute sphère de l' État indépendant est un symbole. Le titre
de gouverneur officiellement accolé au nom du directeur du
cabinet du président de la République n'est même pas un
titre ivoirien ; sa conservation n'était donc pas indispensable,
sauf si on a voulu, de la sone, affirmer une autre continuité,
ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait invraisemblable quand
on sait que les rues d'Abidjan s'ornent encore de plaques
perpétuant le souvenir d'un Angoulvant ou d'un Lapalud !
Or s'il en est ainsi, il faut bien admettre que F. Hou­
phouët se trouve en réalité, par rappon à l'ensemble des
Ivoiriens, dans la position qu'il occupa par rappon aux
habitants du canton de Yamoussoukro. L'hégémonie qu'il
exerce sur la classe politique ivoirienne n'est pas tant une
preuve de sa propre puissance que le corollaire de la sou­
mission de cette classe aux intérêts étrangers qui dominent
le pays.
De la même façon, l'ascendant qlJ'il exerça longtemps
sur un cenain nombre d'hommes d'Etat des pays voisins
n'est pas une preuve de sa propre puissance. A cet égard,
l'histoire du Conseil de l'Entente et sunout son fonctionne­
ment sont sans doute les meilleurs révélateurs de la super­
cherie du houphouétisme.
Après avoir servi à couler le projet de la Fédération du
Mali, le Conseil de l'Entente est devenu un instrument de
la domination économique de l'impérialisme français sur un
cenain nombre de pays francophones de la région. Son
secrétariat administratif, confié formellement à un ancien
ministre de Fulben Youlou et entièrement constitué
d' « expatriés », échappe complètement aux organes de souve­
raineté des pays membres, la Côte-d'Ivoire comprise. Si la
Côte-d'Ivoire paraît y jouer un cenain rôle, c'est parce
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 24 1

qu'elle est plus « riche » que ses partenaires. Quand on sait


ce que cette richesse signifie pour l'indépendance du pays
et, en particulier, pour l'indépendance de F. Houphouët, il
est facile de deviner qu'à travers la prépondérance de la
Côte-d'Ivoire, c'est, en réalité, la domination des intérêts
français basés à Abidjan qui s'exerce sur la Haute-Volta, le
Niger, le Bénin et le Togo.
On pourrait définir le Conseil de !'Entente comme une
réduction, à l'échelle sous-régionale, du champ de la diplo­
matie néo-colonialiste en Afrique. Le rôle qu'y tient le diri­
geant ivoirien n'est qu'un rôle intermédiaire. Et telle est
bien sa position sur l'échiquier africain. En matière de rela­
tions interafricaines, en effet, la Côte-d'Ivoire de F. Hou­
phouët n'a jamais fait sa propre politique, mais elle a tou­
jours fait la politique de la France et de ses alliés.

cc Si tu ne veux pas chuter... ))

L'un des tout premiers actes internationaux du gouver­


nement ivoirien en 1960, ce fut d'accueillir sur son territoire
les Belges fuyant le Congo et d'appeler la population à col­
lecter de l'argent pour ces sinistrés d'une espèce très parti­
culière, puisque chacun d'eux avait probablement assez de
fortune pour nourrir, vêtir et loger plusieurs familles d'ivoi­
riens à la fois.
Tandis que Patrice Lumumba tentait désespérément de
sauver le Congo déchiré par les ambitions impérialistes, ses
ennemis venaient dîner chez F. Houphouët. On raconte qu'à
l'occasion d'un de ces dîners après la mort de Lumumba, il
fit apprécier la sagesse de sa mère : « Ma pauvre mère,
avant de mourir, m'avait dit : Mon fils, si tu ne veux pas
chuter, reste couché. » C'était l'écho inversé des paroles
qu'on entendit vers cette même époque à Tunis, Accra et
Conakry (23). Le sang de Kouassi Ngo ne coule pas dans

(23) Il est préfêrable de mourir debout que de vivre à genoux •, H. BOUR­



GUIBA. Nous préfèrons l'indépendance dans le danger à la servitude dans la
«

tranquillité K. NKRUMAH. • Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la


•,

richesse dans l'esclavage •, S. TOURÉ.


242 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

toutes les veines ! Aussi, lorsque le peuple d'Abidjan, juste­


ment afiligé et révolté, pour son honneur, par l'assassinat de
Patrice Lumumba, voulut manifester cette affliction et cette
révolte comme d'autres à Bruxelles et à Paris, à Londres et
à Moscou, à Washington et à Delhi, le gouvernement ivoi­
rien s'y opposa avec fermeté (24).

<< Un problème humain... ,,

On ne peut pas non plus attribuer à une initiative spon­


tanée de F. Houphouët la décision coûteuse de soutenir le
Biafra, non seulement contre la fédération du Nigeria, mais
aussi contre !'Organisation de l'unité africaine qui, presque
unanimement, condamna l'entreprise du colonel Ojukwu. Le
seul intérêt de la Côte-d'Ivoire dans l'affaire, de l'aveu
même du chef de l' État, était d'ordre moral : « Le problème
du Biafra est un problème humain plutôt que
politique (25) » déclara-t-il à la presse parisienne le 15 avril
1 968. Le devoir moral du président de la République de
Côte-d'Ivoire à l'égard des Ibos était-il si impérieux et sur­
passait-il tellement celui qui le liait avec le peuple ivoirien
que, pour le remplir, il fût nécessaire de risquer les intérêts
diplomatiques et les ressources du pays contre son avis
même ?
A la veille du conseil national à l'issue duquel il publia
sa décision de reconnaître le Biafra, Assouan Usher réunit
les cadres de son ministère afin de recueillir leur opinion
sur cette question. « La plupart, écrit J. Baulin, (. . . ) ont
gardé un silence prudent, quelques-uns ont fait part de leur
opposition à la reconnaissance du Biafra ; mais aucun ne s'y
montra favorable (26). »
On ne peut pas douter que l'attitude des diplomates était
le reflet de l'opinion ivoirienne tout entière au sujet de cette

(24) y. MEITË écrit : « Le gouvernement ivoirien ne. s'est pas, à l'instar de


maints Etats africains de l'UAM, associé à ce que M. Eric Rouleau appelait le
"chœur des lamentations" qui s'éleva en de nombreux points du monde à
l'annonce de la mon de Lumumba. • V. MËÏTÉ, op. cit., p. 232.
(25) J. BAULIN, La politique africaine d'Houphouët-Boigny, op. cit.
(26) Ibidem, p. 182.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 243

affaire. Le ministre des Affaires étrangères lui-même


n'approuva pas tout de suite cette perspective, car, opinait­
il, « ce serait trop dangereux pour tous les pays
africains » (27).
De toutes les façons, la Côte-d'Ivoire n'avait pas les
moyens de cette politique et il a bien fallu les trouver ail­
leurs. Quel pays a alors accepté de l'aider à remplir un
devoir moral si coûteux en lui procurant des armements, des
médicaments, du ravitaillement, des mercenaires, et des
avions pour les transponer ? C'est en France qu'Ojukwu
achetait ses armes et recrutait ses mercenaires et aucun des
Ivoiriens parmi ceux que F. Houphouët avait « consultés »
avant de publier sa décision ne panicipait à ces transactions.
En revanche cenains Français y prirent une pan très impor­
tante, qui depuis les bureaux de la présidence à Abidjan,
qui depuis Paris, mais tous sous les ordres du même
patron :

« Durant la guerre du Biafra, écrit P. Chairoff, ( . )


..

les réseaux Foccart apportent une aide massive en


hommes et en armes aux sécessionnistes du général
Ojukwu. En France métropolitaine, les hommes du SAC
font une campagne de recrutement de mercenaires
comme on n'en avait pas vue depuis la fin de la guerre
d'Algérie (28). »

« Après l'échec de la sécession biafraise, selon le


même auteur, les réseaux Foccart veulent à tout prix
récupérer certains documents détenus par le général
Ojukwu et prouvant l'aide capitale apportée par la
France au Biafra (29). »

On pourrait objecter que la France ne faisait que


répondre au désir de F. Houphouët. Mais elle aida aussi le
Gabon à aider le Biafra. Or il ne viendra à l'idée de per­
sonne que Omar Bongo, cinq mois seulement après son
accession au pouvoir dans les conditions que l'on sait, com-

(27) J. BAULIN, op. cit., p. 104.


(28) P. CHAIROFF, op. cit., p. 79.
(29) Ibidem, p. 80.
244 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

mandait à de Gaulle ou même à J. Foccart ! La vérité, c'est


que, comme l'écrit Daniel Bach :

« Dans la guerre civile nigériane ( . ) la définition de


.

la politique française a été le fait de l'Elysée, c'est-à-dire


du général de Gaulle, mais aussi du secrétariat général à
la présidence pour les affaires africaines et malgaches que
dirige Jacques Foccart (30). »

Lorsque, après sa défaite, le général Ojukwu dut s'enfuir


du Nigeria, il trouva refuge en Côte-d'Ivoire. Pour
demeurer dans la fiction du « problème humain » qu'il res­
sortira plus tard pour recueillir Bokassa à l'injonction de
V. Giscard d'Estaing, F. Houphouët l'établit à Yamous­
soukro, non pas en réfugié, mais en hôte fraternel. Et quand
cet aventurier trahit sa parole de ne rien entreprendre contre
son pays à partir de la Côte-d'Ivoire, on annonça publique­
ment son expulsion pour manquement aux règles de l'asile.
Cependant, plusieurs années plus tard, en 1982, c'est depuis
la Côte-d'Ivoire, qu'il n'a donc jamais quittée, que le
général félon, repenti et pardonné, annonça son intention de
retourner dans son pays (3 1 ) .

Les difficultés que le soutien à Ojukwu suscita ont


montré qu'il n'était pas aisé de cultiver l'irrationnel dans un
continent qui entre en trombe dans la modernité perçue
comme un havre de délivrance. Au seuil des années
soixante, les impérialistes croyaient détenir pour longtemps,
sinon à jamais, les moyens de contrôler l'évolution de
l'Afrique. Dans les conditions d'alors, les événements vrai­
ment aléatoires étaient rares parce que les choses se pas­
saient comme en superficie et que peu d'individus y partici­
paient en conscience. Il s'agissait aussi, pour la plupart, de
générations conditionnées dans et par les années de servi­
tude. Imperceptiblement, cependant, l'accumulation des faits
dans cet ordre ancien a provoqué la naissance d'un ordre
nouveau.
Il était impossible de refaire au Nigeria ce qu'on fit au

(30) D. BACH, • Dynamique et contradictions de la politique africaine de la


France : les rapports avec le Nigeria (1960-1981) •, Politique Africaine, n° 5, février
1982.
(31) Le Monde, 20-5-1982.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 245

Congo quand on y poussa les unes contre les autres ces


forces à peu près aveugles qui s'entredéchirèrent et qui
dépecèrent leur pays pour le compte des monopoles
d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord. On appelait
cela une guerre tribale.
On essaya bien de faire croire que la guerre civile nigé­
riane n'était qu'une guerre tribale de plus : « Au Nigeria,
pontifiait F. Houphouët, faute d'organisation · pmitique cou­
vrant toute la fédération, les oppositions n'étaient point
d'ordre idéologique, mais essentiellement d'ordre
tribal (32). » Cette tentative de diversion fit long feu, parce
que, précisément, les temps avaient changé.
Dans l'affaire du Biafra on a vu, pour la première fois,
un État africain refuser cette sorte de fatalité à laquelle on
voulait faire croire que l'Afrique était vouée ; rassembler
méthodiquement des moyens militaires et diplomatiques ;
affronter avec résolution une opération de diversion impéria­
liste et, finalement, forcer l'adversaire à jeter le masque.
On a pu voir alors quels profils, et quels profits
escomptés, se dissimulaient derrière la grande conscience du
chef de l'État ivoirien. Il avait joué sa partition jusqu'au
bout, c'est-à-dire au-delà du point où sa respectabilité poli­
tique pouvait être préservée. Pour la première fois, on osa,
même à Niamey et à Ouagadougou, dire tout haut qu'il
avait joué pour d'autres et contre les intérêts les plus évi­
dents de l'Afrique : « Les dirigeants d'États francophones
traditionnellement proches de la France, tel Diori Hamani
ou Sangoulé Lamizana, remarquait un journaliste, dénoncent
en termes à peine voilés "le comportement de certains pays
qui arment avec outrance le Biafra" (33). »
Ainsi de Gaulle et ses compères perdirent une guerre et
ils perdirent également F. Houphouët dans tous les sens du
mot.

(32) Félix HOUPHOufil-BOIGNY citê par Le Journal de Genève, supplément au


n° 25, 31-1·1969.
(33) Afrique Nouvelle, 21-11· 1968.
246 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

« Un problème intérieur de lAfrique du Sud ,,

L'échec de la tentative de briser l'isolement de l'État


raciste d'Afrique du Sud illustre aussi la faillite du hou­
phouétisme au plan continental.
Ceux qui, une fois encore, se tenaient derrière cette opé­
ration ne pouvaient pas croire sérieusement qu'elle abouti­
rait à faire accepter le régime raciste dans le concert des
nations africaines. Mais l'opération visait plusieurs cibles.
En premier lieu, il s'agissait d'influencer le cours des
événements à l'intérieur même de l'Afrique du Sud. Qui sait
si les populations noires ne seraient pas tentées par un com­
promis quelconque pour peu qu'on les persuade que leur
misère séculaire en serait allégée ? Comme F. Houphouët ne
disait rien de leurs propres luttes qui connaissaient alors un
regain certain, ses auditeurs ivoiriens pouvaient aisément
l'admettre. Une telle éventualité aurait eu pour les diri­
geants du régime d'apartheid plusieurs avantages dont le
moindre n'aurait pas été la reconnaissance par les Noirs
d'Afrique du Sud eux-mêmes de la légitimité de la domina­
tion des Blancs ..
« L'apartheid, disait F. Houphouët, est un problème
intérieur de l'Afrique du Sud (34). »
Curieusement il ne semblait pas vouloir admettre que
s'il en est vraiment ainsi, alors les Noirs comme les Blancs
ont le droit d'en débattre à l'intérieur de leur pays. Il recon­
naît l'existence dans ce pays d'une situation coloniale encore
plus épouvantable et désespérante que celle qui régnait en
Côte-d'Ivoire au milieu des années quarante. Mais, reniant
du coup le passé dont il se glorifie, il ne reconnaît pas aux
Noirs d'Afrique du Sud le droit d'avoir leur propre opinion
sur la J:!leilleure manière d'en finir avec l'apartheid.
Dans sa longue conférence de presse du 28 avril 1971, il
ignore superbement la longue lutte des peuples noirs
d'Afrique du Sud contre le système injuste qui les traite
comme de simples machines à produire les richesses dont
une minorité de Blancs ont l'entière jouissance. Il ne fait
aucune référence au nom d'Albert Luthuli, prix Nobel ; ni à

(34) Fraternité-Matin, 28-4-1970.


LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 247

celui de Nelson Mandela qui déclarait face à ses juges :


« Nous estimons que la révolte du peuple africain a été
rendue inévitable par la politique du gouvernement qui lui
avait ôté toute possibilité de lutte légale » (35) ; ni à celui de
tant d'autres, morts ou vivants à qui les dirigeants de l'apar­
theid ont toujours refusé la parole. Il ne tient aucun
compte, non plus, des milliers de démocrates sud-africains :
Métis, Indiens et Blancs qui combattent l'apartheid. Lors­
qu'il évoque les militants de l' African National Congress
(ANC) en exil, c'est avec un mépris à peine dissimulé :

« Les victimes pour lesquelles, avec beaucoup de


générosité, l'ONU se propose d'octroyer des secours, qui
sont-elles au fait ? Est-ce ceux de nos malheureux frères
qui ont pu, parfois au risque de leur vie, s'échapper de
l'Afrique du Sud et qui sont, depuis lors, dans nos
hôtels en pays libre, dans nos restaurants, nos trains, nos
bus, nos taxis, cotoyant les Blancs qui vivent dans nos
pays, ou est-ce ceux qui, hélas, sont encore en Afrique
du Sud et de loin les plus nombreux, et qui vivent quo­
tidien n em en t les conséquences révoltantes de
l'apartheid ? (36). »

L'intention est claire. Ce plaidoyer vise à faire admettre


que l'initiative doit rester aux mains des bénéficiaires de
l'apartheid. Toute évolution de la situation des populations
noires, toute solution du problême racial ne saurait être,
selon F. Houphouët, qu'une conséquence de l'évolution de
la mentalité des Blancs au contact de diplomates noirs.

« Comment ces hommes qui aujourd'hui déclarent


qu'ils peuvent accepter chez eux des Noirs étrangers à
leur pays dans la cité blanche de Prétoria, et non dans la
banlieue noire, converser avec eux, les entourer de préve­
nances et de considération ; qui déclarent que certains
d'entre eux sont disposés à se rendre dans nos pays pour
découvrir d'autres Noirs égaux des autres hommes ( ) ...

Comment voulez-vous, si ces contacts se poursuivent, si


ces prévenances, ces considérations se maintiennent,
comment voulez-vous que certains Blancs d'Afrique du

(35) Année Africaim 1964, Éd. Pedone, 1966.


(36) Fraternité-Matin, 28 avril 1970.
248 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Sud ne fassent le raisonnement suivant : "Quand les


Noirs des autres pays africains viennent chez nous, nous
les considérons comme nos égaux, nous ne pouvons donc
continuer à mépriser les Noirs qui sont avec nous." Je
crois que progressivement, car il ne se produira pas de
miracle dans ce domaine, leur mentalité peut, grâce à
notre présence, se modifier pour une meilleure compré­
hension avec leurs frères Noirs (37). »

La médiocrité de l'argumentaire présenté par F. Hou­


phouët le 28 avril 197 1, devant des journalistes qu'on avait
fait venir à grands frais de pays proches et lointains, prouve
qu'on ne s'est pas beaucoup soucié de dissimuler les choses.
L'essentiel était, semble-t-il, de créer un événement,
n'importe lequel pourvu qu'il permette de distraire l'atten­
tion de l'Afrique et de relâcher les pressions de toutes sortes
qui s'exerçaient sur le régime de l'apartheid.
En 197 1, la situation intérieure de l'Afrique du Sud se
caractérisait par deux faits que F. Houphouët ne pouvait
pas ignorer. Le premier, d'ordre essentiellement politique,
c'est le renforcement de l'ANC et la décision des patriotes
noirs sud-africains de passer à des formes offensives de lutte
combinant l'action militaire et le travail de mobilisation et
d'organisation des masses populaires.
Deux ans exactement avant la diversion du 28 avril
1971, la conférence de Morogoro (Tanzanie), à laquelle
l'OUA fut officiellement représentée, avait décidé de réorga­
niser le mouvement de libération nationale sud-africain en
vue de le rendre apte à conduire une guerre populaire. En
1 967 la branche armée de l'ANC avait participé à des
actions de guérilla aux côtés des combattants de la ZAPU
en Rhodésie raciste.
La perspective de devoir affronter un soulèvement armé
sur son -propre sol préoccupait le régime raciste qui com­
mença de s'y préparer dès l'époque de la guerre
d'Algérie (38).
Le deuxième fait concernait la conjoncture économique
en Afrique du Sud. L'économie de ce pays, en expansion

(37) Ibidem.
(38) A short history. Publication de l'ANC, p. 19, et Congrès national africain
(Afrique du Sud), L 'Apartheid et la France 1958-1973, p. 18.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 249

rapide grâce à l'injection continue de capitaux occidentaux


et au travail servile des Noirs, éprouvait alors un besoin
urgènt de débouchés : « Si l'influx net de capital étranger se
poursuit au cours des prochaines années la République sud­
africaine se trouvera à la tête de réserves en devises crois­
santes qui la mettront en mesure de placer de plus en plus
de fonds à l'extérieur. Cela pourra même devenir une néces­
sité si l'on veut éviter les liquidités excessives. Si cela arri­
vait où donc enverra-t-on les capitaux excédentaires et sous
quelle forme seront-ils investis ? Le bon sens voudrait que
l'argent à long terme fût dirigé vers les pays d'Afrique cen­
trale qui manquent de capitaux (39)... »
Un reporter du Figaro parle plus net : « ... L'Afrique du
Sud (... ) doit de plus en plus, sous peine de stagnation, se
tourner vers son premier client en puissance :
l'Afrique (40). »
Beaucoup plus tard F. Houphouët lui-même livra le fin
mot de son opération de 1971 dans une confidence à Arthur
Conte : « C'est une folie pour l'Afrique et les hommes libres
de laisser geler un tel capital économique, qui pourrait être
si prec1eux pour nous tous dans une époque s1
pathétique (41 ). . . »
On ne sait pas si parmi les « hommes libres » il comptait
les millions de victimes de l'apartheid.
Si le dialogue avait été noué, l'ANC se serait trouvé
isolé, du moins au-dehors, et les dirigeants de l'apartheid
auraient réalisé tous leurs rêves. J. Vorster anticipait, non
sans cynisme, le bénéfice de l'opération : « Si les signes
positifs de coopération avec le reste de l'Afrique sont inter­
prétés correctement, l'Afrique du Sud pourrait devenir l' État
leader de ce continent (42). »
Ce que F. Houphouët ne pouvait pas ignorer aussi, c'est
que, pour J. Vorster : « Le développement séparé (apartheid)
est la politique qui non seulement assure une place au soleil
aux peuples de différentes couleurs vivant ensemble en

(39) Anthony DAVENPORT (1966). Citê par .B. DAVIDSON, Le Monde Diploma­
tique, juin 1971.
(40) P. BOIS, Le Figaro, 15 juin 1971.
(41) A. CoNTE, La Côte-d'Ivoire ou les racines de la sagesse, Éd. Jeune Afrique,
1982, p. 125.
(42) J. VosTER. Citê par Ph. DECRAENE, Le Monde, 21-5-1971.
250 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Afrique du Sud, mais qui permettra aussi à la République


sud-africaine d'acquérir la prépondérance en Afrique (43). »
Avec raison, les dirigeants de l'ANC déclarèrent que le
chef de l' État ivoirien avait sciemment pris part à un
« complot visant à faciliter l'expansion économique de
l'Afrique du Sud et à perpétuer son oppression coloniale à
l'intérieur de ses frontières ». En condamnant sans appel la
manœuvre de F. Houphouët, 1' ANC rappelait un principe
fondamental : « Toute tentative pour résoudre le conflit en
Afrique du Sud, que ce soit par le dialogue ou par la lutte
armée, implique le nécessaire concours de sa population de
couleur. La proposition du dialogue avancée par certains
États africains implique qu'ils négligent - pour ne pas dire
qu'ils méprisent - les choix politiques des Noirs sud­
africains (44). »

cc Des Arabes, venus d'Arabie... ,,

La diversion du 28 avril 1971 visait, en deuxième lieu,


l'efficacité et l'unité de l'OUA. On en prendra pour preuve
l'attaque sournoise et tout à fait gratuite que le conférencier
proféra contre les États arabes d'Afrique dans son incroyable
tentative de les assimiler purement et simplement à l'État
raciste d'Afrique du Sud :

« Les Arabes, venus d'Arabie, se sont installés dans le

Nord où ils ont établi leurs foyers, et sont des Africains


au même titre que ceux qui sont au Sud du Sahara (. . .)
Des Blancs sont venus d'Angleterre et de Hollande, ils
ont établi en Afrique australe leurs foyers, ils y ont
enterré des grands-parents. Eux aussi sont devenus Afri­
cains au même titre que ceux qui se sont installés en
Afrique du Nord (45). »

(43) J. VOSTER, 17-5-1967. Cité par Basil DAVIDSON, Le Monde Diplomatique,


juin 1971.
(44) SOBIZANA, pone-parole de l'ANC. Cité par Ph. DECRAENE, Le Monde du
21-5-1971 .
(45) F. HOUPHOUiIT-BOIGNY, 28-4-1971.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 25 1

Comme il n'est tout de même pas possible d'admettre


que F. Houphouët ignore à tel point l'histoire et la géogra­
phie humaine de l'Afrique du Nord, force est de convenir
que cette brochette d'erreurs relève bel et bien d'une provo­
cation délibérée.
Le peuplement blanc de l'Afrique du Nord le long du
littoral de la Méditerranée et jusqu'à très profond dans les
zones continentales voisines est immémorial. Au plan
« racial » l'Afrique du Nord fait partie du même complexe

que l'Europe méridionale et l'Asie Mineure. Des peuples


blancs y vivaient bien avant les invasions arabes qui com­
mencèrent à la fin du VII• siècle de l'ère chrétienne.
On admet que le flux arabe proprement dit ne fut jamais
assez important pour avoir provoqué une extinction ou un
refoulement des populations conquises. Ces dernières ont été
seulement assimilées, ce qui est une première différence
avec l'Afrique du Sud où, dès 1836, les colons européens
adoptèrent le « Great Trek Manifesto » qui devait servir de
base à la politique d'apartheid d'aujourd'hui. L'assimilation
a donné naissance à des communautés linguistiques, cultu­
relles et religieuses, non à une race. Sous la domination
incontestable de l'élément culturel arabe ou arabo­
musulman, il subsiste de nombreuses zones de spécificité
qui sont autant de traces des civilisations nord-africaines
préislamiques. L'islam a renversé et remplacé les anciennes
religions mais l'islam nord-africain ne s'en distingue pas
moins par la persistance remarquable de fonds de croyances
anciennes. Enfin, les mœurs des populations de l'Afrique du
Nord diffèrent par bien des aspects de celles des Arabes
orientaux.
La conscience d'être des Arabes, qui suffit d'ailleurs à
fonder l' « arabité » des habitants de l'Afrique du Nord, n'est
pas seulement propre aux Blancs, elle l'est aussi aux Noirs
de ces pays. Ce qui prouve bien qu'il n'y a rien de compa­
rable entre le peuplement blanc de 1'Afrique du Nord et
celui de l'Afrique du Sud, qui est un phénomène récent de
colonisation suivi du refoulement et de l'expropriation des
populations originelles et de leur réduction dans une forme
d'esclavage.
Bien qu'on y constate encore trop souvent certains phé­
nomènes désolants devant lesquels l'étranger noir de passage
252 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

ne peut pas s'empêcher de concevoir de la tristesse, ces phé­


nomènes ne revêtent jamais un caractère de masse. Ce sont
des débris du passé. Pour une part ils ont leur origine dans
la condition servile qui fut d'abord celle de la plupart des
Noirs vivant dans ces pays ; pour une autre part, ces Noirs
subissent l'effet retardé des idées racistes semées dans ces
pays par plusieurs décennies de colonisation massive et de
racisme officiel.
On peut regretter que ces phénomènes ne soient pas suf­
fisamment critiqués par ceux qui en ont le pouvoir. Mais
c'est un fait indéniable qu'il n'existe pas de racisme d'État
dans les pays arabes d'Afrique.
Dans la longue histoire de ces pays depuis la conquête
musulmane, il est arrivé bien des fois que des Noirs dirigent
l'État ou une administration centrale ou une province. Ce
fut le cas en Égypte au VIII• siècle de notre ère. L'Émir
Abdelkader, fondateur du premier État algérien moderne,
choisit un Noir pour diriger les finances de son État.
C'était, certes, un esclave affranchi, mais F. Houphouët
n'était-il pas tout glorieux d'avoir été fait ministre par Guy
Mollet ? Dans la Jamahiria libyenne, les autorités ont eu
constamment le souci de donner des chances égales aux
deux éléments de cette nation. C'est ce qui saute aux yeux
du voyageur qui débarque à Tripoli. Au Maroc, enfin, il
n'est pas besoin de remonter très loin dans l'histoire pour
trouver de nombreux Noirs dans les hautes charges de l' État
et jusqu'au sein de la famille régnante.
Il y a donc eu, de la part de F. Houphouët, au prix
d'une reconstitution fantaisiste de l'histoire, une tentative
d'opposer les Blancs et les Noirs au sein de l'OUA. Cette
manœuvre échoua. Tous les peuples d'Afrique, y compris
ceux d'Afrique du Nord, ont connu le racisme
institutionnalisé ; aucun d'eux ne voulait se compromettre
dans une entreprise visant à perpétuer le racisme en Afrique
du Sud.
Réuni à Addis Abéba du 1 5 au 19 juin 1971, le Conseil
des ministres de l'OUA a « rejeté à l'unanimité l'idée d'un
dialogue quelconque avec le régime minoritaire raciste
d'Afrique du Sud qui n'aurait pas pour but unique
d'obtenir pour le peuple opprimé d'Afrique du Sud la
reconnaissance de ses droits légitimes et imprescriptibles et
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 253

l'élimination de l'apartheid, conformément au manifeste de


Lusaka (46). »

La dernière tentative pour exploiter les vertus de la mys­


tique houphouétiste a également échoué. C'était à propos de
la question sahraouie.
Le coup venait de loin. On se souvient que la Côte­
d'Ivoire a été engagée, dès le début de cette affaire, dans ses
à-côtés juridiques et diplomatiques au plan international.
C'est un Ivoirien, ancien ministre, et alors président de la
Cour suprême, qui alla à La Haye défendre les prétentions
du royaume du Maroc à la souveraineté sur l'ancien Sahara
espagnol. Un peu plus tard c'est le représentant permanent
de la Côte-d'Ivoire à l'ONU, futur ministre, qui conduisit
une commission internationale d'enquête au Maroc, en
Algérie et dans la zone Polisario. On peut dire que, hormis
le président Boumedienne et le ro! Hassan II, le président
Houphouët était alors l'homme d'Etat africain qui connais­
sait le mieux le dossier de cette affaire. Grâce à ces coïnci­
dences il se trouva être, à un moment donné, le seul arbitre
possible si toutes les parties avaient voulu. Mais il est tout
de même significatif que sa candidature a été posée par
Valéry Giscard d'Estaing qui n'était, à l'époque, ni maro­
cain, ni algérien, ni sahraoui, ni même mauritanien, mais à
qui il fut justement reproché de s'intéresser d'un peu trop
près à cette affaire.

L'OUA : une voie de garage

On peut définir l'OUA comme la seule organisation con­


tinentale à la création de laquelle F. Houphouët a participé,
mais dont il ne fut jamais le président.
Il n'y a jamais eu un sommet de l'OUA en Côte­
d'Ivoire. Certes, l'OUA n'a jamais tenu de sommet dans
plusieurs autres pays, mais la raison en est facile à deviner.
Ou bien il s'agit de pays trop pauvres pour pouvoir faire

(46) CM/Pleinière/Dêclaration (XVII). Reproduite par La vie internationale,


n° 10, octobre 1971.
254 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

face aux dépenses qu'entraîne forcément l'entretien d'une


quarantaine de chefs d' État et de leur suite. Ou bien des
questions d'ordre politique ont entraîné la mise en quaran­
taine d'un pays. La Côte-d'Ivoire ne se situe dans aucun de
ces deux cas. Le paradoxe n'est pourtant qu'apparent. La
vérité c'est que l'homme d' État ivoirien n'a jamais désiré
cette OUA qui, au temps de Kwamé Nkrumah et de Gama!
Abdel Nasser, se voulait, dans le sillage de Bandoeng, un
moyen d'affermir les premiers pas de l'Afrique vers sa libé­
ration totale.
Au lendemain de la première vague des indépendances
dont le sommet se situe en 1960, la marche de l'Afrique
vers une forme d'unité politique rencontra une opposition
ferme de la part des colonialistes et de leurs amis africains,
au premier rang desquels se tenait toujours F. Houphouët.
Aux premières initiatives des anticolonialistes radicaux du
futur Groupe de Casablanca, répondit la création du Groupe
de Brazzaville, instrument des milieux hostiles à une véri­
table unité politique des pays indépendants d'Afrique.
F. Houphouët en était inévitablement la cheville ouvrière.
Mais les peuples d'Afrique exigeaient l'unité avec de
plus en plus de force. Il n'y avait pas en 1963 un seul chef
d' État qui aurait osé bouder la réunion d' Addis Abeba.
Comme en 1946 pour l'abolition du travail forcé, il fallait
pouvoir dire : « Je suis l'un des pères de l'unité africaine. »
C'est ainsi que F. Houphouët en fut. Mais « pour lui, rap­
porte J. Baulin, l'OUA devait être une voie de garage pour
les rêveurs de l'unité africaine » (47).
C'est, semble-t-il, à son corps défendant qu'il alla à
Addis Abeba au milieu de cette année 1963 tout entière
remplie de bruits de complots dans le pays qu'il assurait
être le plus harmonieusement gouverné en Afrique. Pas seu­
lement parce qu'il s'imposa, à l'aller comme au retour, un
long voyage par mer pour ne pas prendre l'avion dans
lequel, pourtant, il ne risquait guère d'être surpris par un
opposant ivoirien ! On relève, dans l'enregistrement d'une

(47) J. BAULIN, La politique africaine d'Houphouët-Boigny


• . ., p. 17.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 255

séance qu'il présida, un lapsus qui fit rire ses collègues, et


qui trahit l'ennui, cause de distraction (48).
La création de l'OUA et la mise en place de ses struc­
tures administratives correspondent à la période où la Côte­
d'lvoire, livrée à la chasse aux sorcières pendant trois lon­
gues années, ne disposait pas d'un seul cadre administratif,
technique ou politique de formation moderne qui fût en
liberté et donc qui pût, par exemple, postuler au secrétariat
administratif de l'organisation africaine. Ainsi les Ivoiriens
se trouvaient-ils, normalement si on peut dire, écartés de
toute participation aux activités de l'OUA, sauf leur prési­
dent et ses « conseillers », cela va sans dire. C'est justement
à cette époque qu'il rencontra J. Baulin dont il devait faire
le directeur du CIDI ; ce dont l'intéressé ne devrait pas être
si fier. Il n'était, à tout prendre, qu'une sorte de produit de
substitution (« ersatz »).
L'habitude, dit-on, est une seconde nature. Sevrée de
collaborateurs ivoiriens de haut niveau dès sa naissance,
l'OUA semble avoir appris à s'en passer. La Côte-d'Ivoire
est le seul pays important du continent où personne n'est
tenté par une carrière dans le secrétariat de l'OUA. Or si
F. Houphouët le voulait vraiment, il trouverait plus d'un
candidat sérieux pour ne serait-ce qu'une place de secrétaire
général adjoint. Il serait étonnant que le pays qui possède, à
en croire certains journalistes, « l'un des rares diplomates du
Tiers monde qui ait une autorité réelle aux Nations
unies » (49) ne puisse trouver en son sein un secrétaire
général adjoint de l'OUA.
Le faible niveau de la participation de la Côte-d'Ivoire
dans les structures administratives de l'OUA et, surtout,
l'absentéisme de son président aux sommets de l'organisa­
tion (il n'a assisté qu'à trois de ces réunions, en 1963, 1973
et 1977) font un grand contraste avec l'influence dont il y
est crédité. De deux choses l'une : ou bien il se désintéresse
des activités de l'OUA ; ou bien il y participe d'une certaine
manière, depuis sa résidence, entouré de ses « conseillers ».
On sait qu'il mène en personne une activité débordante dans

(48) S'adressant au souverain d'Éthiopie, il l'appela Monsieur le Prêsident au


lieude Votre Majesté.
(49) Il s'agit d'Usher AssoUAN, Combat, 9 octobre 1968.
256 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

les organisations régionales ou sous-régionales qu'il a contri­


bué à créer, souvent à contre-courant des orientations géné­
rales des Africains, avant et après l'indépendance.
Le Conseil de l'Entente, par exemple, créé le 29 mai
1959 « en présence du haut commissaire de France en Côte­
d'Ivoire » (50), est l'organisation la plus affectionnée par
F. Houphouët. Même la quinzaine de coups d' État mili­
taires qui ont affecté tous les partenaires de la Côte-d'Ivoire
dans cette organisation n'ont pas entamé cette affection.
Même pas l'orientation radicale et ouvertement marxisante
de la République populaire du Bénin depuis 1972, malgré
l'allergie bien connue de F. Houphouët pour ce genre de
régime. Est-ce parce que « la force dominante du Conseil de
l'Entente (est) la Côte-d'Ivoire » (5 1) ? Ou bien, plus vrai­
semblablement, parce que « le secrétariat administratif du
Conseil de l'Entente (n'est) constitué que par des
"expatriés" ? » (52). Les autres organisations régionales aux­
quelles la Côte-d'Ivoire est activement partie ont toujours
eu, quoique créées après les indépendances, un intérêt évi­
dent et déclaré pour la France et on imagine que ce pays y
a placé ses hommes de toute façon.
Doit-on déduire de tout cela que la Côte-d'Ivoire n'est si
froide à l'égard de l'OUA que parce qu'il n'est pas possible
d'imaginer que des non-Ivoiriens, même dûment mandatés
par F. Houphouët, y seraient facilement admis ?
Ce que l'affaire du Biafra a mis en évidence se vérifie
quand on analyse les rapports de F. Houphouët avec
l'OUA. Il ne pouvait pas désirer cette organisation parce
qu'à l' Élysée personne n'en voulait, au contraire.
La bataille pour l'unité africaine a cbmmencé, et ce n'est
pas un hasard, comme une bataille pour l'Algérie en lutte
contre la France colonialiste. Faute d'avoir pu, d'accord avec
ses alliés britanniques et israéliens, terrasser le
« nassérisme » à Suez en 1956, l'impérialisme français ten­

tera d'empêcher que, sous son égide, un bloc anticolonialiste


ne se constitue contre lui. Il n'est, pour s'en convaincre,
que de se rappeler que, pour conjurer cette fatalité, un gou-

(50) V. MEITÉ, op. cit., p. 331 .


(51) Ibidem.
(52) Ibidem., p. 393.
LE NÉvCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 257

vernement français alla jusqu'à couvrir un acte de piraterie


aérienne ! (53).
Entre 1958 et 1962, la position du chef de l'État ivoirien
sur la question de l'unité africaine passa néanmoins de l'hos­
tilité déclarée au zèle missionnaire. Il est intéressant de
suivre les variations de ce thème à travers ses discours et
déclarations publiques de cette époque.

1958 (7/XI) - « Je me refuse à croire à la possibilité de


faire une unité qu'aucun peuple n'a pu réaliser au
niveau d'un continent donné ».
1958 (XI) - « L'unité africaine ne se réalisera jamais. »

1961 (Monrovia) - « L'unité de l'Afrique n'est pas


pour aujourd'hui. »

1961 (14/X ; Daloa) - « L'unité politique, telle que cer­


tains la conçoivent, est quelque peu prématurée. »
1962 (VII) - « Le bonheur de l'Afrique naîtra de
l'union et la coopération confiante et fraternelle entre
tous les Africains (54). »
1962 (30NIII) - « L'unité africaine ( . .)
. est un objectif
fondamental et un facteur de paix dans ce continent. »

- « Les conditions de l'unité sont meilleures en


Afrique que partout ailleurs : ( . ) notre volonté
..

commune de demeurer libres, notre vocation naturelle à


la fraternité (55) . . . »

On voit que c'est en 1962 que, brutalement, F. Hou­


phouët trouva son chemin de Damas.
C'est l'année où, avec l'indépendance de l'Algérie pro­
clamée le 5 juillet, s'ouvrit une ère vraiment nouvelle dans
l'évolution de l'Afrique. La victoire si chèrement payée des
Algériens, et qui mettait fin à une domination de 132 ans,
affaiblit considérablement les positions politiques de la
France en Afrique et renforça en même temps le camp de
ceux qui étaient depuis longtemps favorables à l'unité afri­
caine.
Tant que les adversaires de l'unité africaine purent
croire qu'il était possible de l'empêcher de prendre forme,

(53) L'enlèvement de Ben Bella et d'autres dirigeants du FLN le 23 octobre


1956.
(54) Cité par G. COMTE in Europe France Outre-Mer, n° 384, juillet 1962.
(55) Doc. Min. de l'information, Abidjan ; cités par V. MEITÉ, op. cit.
258 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

ils s'y opposèrent résolument. Leurs instruments étaient


quelques hommes politiques africains entraînés par F. Hou­
phouët. Leurs moyens, la diversion politique ou militaire.
Mais l'exigence des peuples, qu'ils fussent libres ou encore
sous le joug, était telle qu'il fut impossible de ne pas la
satisfaire d'une manière ou d'une autre. Alors, au risque de
se découvrir, èeux qui se disaient convaincus que l'unité ne
se réalisera jamais se convertirent en chauds partisans de
cette impossibilité. L'intérêt du partenaire vraiment privi­
légié, l'impérialisme français, étant que cette unité ne puisse
jamais menacer ses positions en Afrique, l'adhésion ne fut,
cependant, qu'une adhésion verbale, tandis qu' « in petto »
F. Houphouët restait incurablement hostile à l'organisation
qu'il contribua malgré lui à porter sur les fonts baptismaux.
Ainsi se confirma l'ambiguïté fondamentale des compor­
tements politiques de F. Houphouët dont la première mani­
festation date du début de sa vie publique. Mais, surtout,
son attitude vis-à-vis de l'OUA confirme sa dépendance
totale et absolue à l'égard des intérêts de l'impérialisme en
Afrique.

Le dernier bastion de la guerre froide

Si, pour ce qu'on appelle sa politique africaine, F. Hou­


phouët fut souvent obligé de biaiser, en revanche, il n'a
jamais pris de précautions embarrassantes en ce qui con­
cerne sa position déclarée sur les questions mondiales. Pru­
dent en Côte-d'Ivoire même, audacieux seulement en
Afrique, il est franchement téméraire quand il s'agit de mar­
quer sa place sur l'échiquier mondial. On eût attendu
l'inverse. Mais la simplicité même de la politique étrangère
de la Côte-d'Ivoire au plan mondial éclaire nombre des posi­
tions de son principal dirigeant dans les questions inté­
rieures et africaines.
Sa doctrine en la matière peut être résumée d'un mot :
anticommunisme. C'est un thème qu'il met véritablement à
toutes les sauces. Ainsi, la conférence de presse du 28 avril
1971 où il fut si peu question des Noirs d'Afrique du Sud
semble n'avoir été pour lui qu'un prétexte à étaler .sa haine
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 259

du communisme. On y relève par exemple cette affirmation


vraiment extraordinaire :

« L'Afrique du Sud a affrrmé sa posltlon contre le


communisme. Dans l'éventualité d'un conflit croyez-vous
que ses alliés naturels, ceux qui ne sont pas commu­
nistes, vont sacrifier leurs frères non communistes à des
Africains, si, par malheur, ces Africains se laissent
entraîner dans le camp communiste ? (56) »

Ici il ne s'agit plus d'un anticommunisme sui generis.


C'est une véritable offre de service à ces Occidentaux qui
ont, semble-t-il, une espèce de droit discrétionnaire à
régenter l'Afrique.
La Côte-d'Ivoire est le seul pays au monde où un « parti
communiste » a été mis hors la loi avant même que son
existence ne fût enregistrée au ministère de l'Intérieur et
connue dans le monde. En janvier 1963, tandis que les
rumeurs de complot envahissaient les avenues d'Abidjan,
Ph. Yacé déclara :

« Les élus et responsables politiques de Côte-d'Ivoire,


aprês avoir analysé la situation politique viciée par des
menées subversives perpétrées à travers le pays, réaffrr­
ment avec force la mise hors la loi du parti communiste
en Côte-d'Ivoire (57). »

Cette annonce saugrenue fit écrire à un journaliste :

« Ce n'est pas sans surprise que l'on apprend l'exis­


tence d'un parti communiste ivoirien ( . ) La formation
..

incriminée ne s'étant pas encore, à notre connaissance,


manifestée jusqu'à ce jour (58). »

Certains spécialistes affirment que la politique africaine


ou étrangère de la Côte-d'Ivoire est tout entière une mani­
festation de l'anticommunisme de son président. Pour n'en
citer qu'un seul, parce qu'il est Ivoirien et probablement
trop jeune pour avoir vécu les événements de 1945 à 1950,

(56) Fraternité-Matin, 28-4-1971.


(57) Le Monde, 15-1- 1963.
(58) Ibidem.
260 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

voici quelques opinions de V. Meité, auteur d'une thèse sur


« La politique africaine de la Côte-d'Ivoire » :

« . ; L'OCAM était considérée comme une organisa­


.

tion à caractère essentiellement politique, destinée à


regrouper les États africains modérés, notamment
�posés au militantisme et à l'activisme politique des
Etats révolutionnaires. De ce point de vue, l'OCAM
était un instrument de lutte anticommuniste (59). »
« . La politique de dialogue avec l'Afrique du Sud
..

s'inscrit dans la perspective d'un barrage à la pénétration


du communisme en Afrique (60). »
« C'est par anticommunisme que F. Houphouët sou­
tient Kasavubu et Tshombe (6 1 ) ! »

Au plan diplomatique, cet anticommunisme, qu'on croi­


rait viscéral, s'est manifesté avec éclat le 30 mai 1969, jour
où les relations nouées avec l'Union soviétique seulement
six ans après l'indépendance (62) furent rompues unilatérale­
ment par Abidjan. Il avait suffi, pour cela, d'un faux mani­
festement provocateur comme il s'en produit souvent en
Afrique depuis les indépendances. L'apparition d'un de ces
libelles orduriers, celui-là « portant l'en-tête de l'agence
APN, mais avec une adresse à Dakar, laquelle n'était plus
celle de l' APN depuis novembre 1967 » (63), a servi de pré­
texte pour chasser la mission diplomatique soviétique en fai­
sant en sorte de rendre son retour impossible, du moins
sous ce règne.
De toute évidence il s'est agi de se saisir du premier
incident imaginaire pour empêcher la Côte-d'Ivoire de mar­
cher avec son temps en nouant des relations mutuellement
avantageuses et pacifiques avec des nations dont elle n'a
jamais eu à se plaindre. Ainsi la Côte-d'Ivoire est devenue le
dernier bastion de la guerre froide, alors même que son pré-

(59) V. MÉÏTË, op. cit., p. 143.


(60) Ibidem.
(61) Ibidem.
(62) Cette décision fut prise à l'occasion du Congrès du 24 septembre l 965. Il
est intêressant de noter que ce même congrès condamna, dans la même résolution,
« la pratique honteuse de l'apartheid ». AFP-Bulletin d'Afrique, 26-9-1971,
n° 5 791.
(63) Jeurre Afrique, 4-7-1969.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 26 1

sident a sans cesse les mots paix, négociation et dialogue à


la bouche.

F. Houphouët n'était pas communiste en 1945 ni en


1947. Mais qu'on puisse seulement parler de son anticom­
munisme, d'ailleurs indéniable, comme d'une chose qui va
de soi ; qu'on trouve normal et même honorable que, par
anticommunisme, il prête son concours diplomatique - on
ne peut tout de même pas écrire moral ! - aux colonialistes
et racistes d'Afrique du Sud, cela montre le point d'aliéna­
tion de sa liberté d'homme politique où il est rendu.
Il n'aura même pas su préserver le plus pur de son
passé. Ces moments d'intense création de soi-même, au seuil
de la plus belle carrière qui soit : celle de conducteur d'un
peuple en révolte contre ses oppresseurs, où on ne peut pas
douter qu'il était sincère quand il écrivait à G. d'Arboussier
et que personne ne l'y obligeait ni rien : « Je regrette de
n'être pas communiste, je regrette de n'avoir pas une cons­
cience de communiste. L'Afrique eût gagné beaucoup (64). »
Répondant à cette lettre bien plus tard, dans le cadre de
leur polémique, G. d' Arboussier écrivait avec bonheur : « Ni
l'Afrique, ni le RDA ne vous demandent, Houphouët, d'être
communiste, mais anticolonialiste (65). »
Hélas ! D'autres ont voulu et ont obtenu que
F. Houphouët, non seulement devienne anticommuniste,
mais aussi qu'il cesse d'être anticolonialiste.

Le rendez-vous manqué d'Assouan Usher

L'anticolonialisme ne remplace pas une politique étran­


gère. L'activité de la Côte-d'Ivoire sur la scène internatio­
nale se caractérise surtout, soit par des dérobades ou des
abstentions de vote, soit par un suivisme servile à la
remorque des puissances impérialistes, en particulier la
France. C'est pour camoufler cette réalité qu'on a fait
publier une statistique des votes de la Côte-d'Ivoire à

(64) G. d'ARBOUSSIER, op. cit., p. 17.


(65) G. d'ARBoussIER, op. cit.
262 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'ONU. Mais il ne suffit pas de dire qu'on a voté tant de


fois avec celui-ci et tant de fois avec celui-là. L'important
c'est ce qui est en cause au moment de chaque vote. Le fait
même de présenter son activité sous la forme de cette com­
paraison confirme que F. Houphouët n'a pas de politique
étrangère propre ; il suit seulement la pente la plus forte du
moment.
On chercherait en vain dans l'histoire diplomatique de
ce régime une seule initiative qui ne puisse s'interpréter,
d'abord et principalement, comme un élément constitutif de
la stratégie globale des centres impérialistes en Afrique.
Depuis la création du Conseil de !'Entente jusqu'au
19e sommet de l'OUA, en passant par Brazzaville,
Monrovia, l'OCAM et le projet de dialogue avec l'Afrique
du Sud, toute la diplomatie de F. Houphouët a consisté à
tirer les marrons du feu pour nourrir les appétits impéria­
listes.
Mirlande Hippolyte a montré que, pendant les débats à
l'ONU sur la question algérienne, la diplomatie ivoirienne
a constamment soutenu la position de la France contre
celle du GPRA (66). De même, dans l'affaire congolaise et
le conflit qui opposa P. Lumumba à Kasavubu, le groupe
dit de Brazzaville dont la Côte-d'Ivoire faisait partie
s'ingénia par des artifices de procédure à sauver la mise de
la coalition belgo-franco-américaine dont Kasavubu était le
préféré.
A cette époque, le régime n'hésitait pas à prendre partie
pour Israël contre les Arabes ; pour Taïwan contre la Répu­
blique populaire de Chine ; pour le régime fantoche de
Saigon contre les patriotes vietnamiens qui défendaient
l'indépendance et l'unité de leur patrie. Il ne s'agissait pas
seulement de sentiments platoniques. Sous l'effet de cette
politique le pays avait été réellement transformé en une
rampe de lancement pour les expériences de néocolonialisme
collectif. La particularité de ces expériences c'est qu'elles
donnaient en apparence le rôle principal à des pays qui, à la
fois, n'avaient pas de passé colonial et pouvaient se prévaloir
de résultats économiques remarquables, acquis grâce à la

(66) M. HIPPOLYTE, Les États du groupe de Brazzaville aux Nations unies, Fon·
dation nationale des Sciences politiques, 1970.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 263

voie capitaliste, à partir de rien ou presque, et qui n'étaient


pas l'un des grands ténors du chœur occidental. Ces pays
étaient donnés en exemples de ce que pourrait réaliser la
Côte-d'Ivoire si elle savait profiter de leur savoir-faire. Israël
en était le prototype.
Ce pays jouait en Côte-d'Ivoire un rôle considérable et
un peu trouble quand éclatèrent l'affaire de janvier, puis
celle de septembre 1963. Il n'est pas impossible que ces
affaires n'aient été, en réalité, que la partie visible d'une
lutte d'influence entre l'impérialisme français et un autre
impérialisme agissant par Israël interposé.
L'avantage de cette forme de pénétration, c'est qu'elle
permettait aux monopoles coloniaux d'apparaître sous une
forme diversifiée et « nouvelle » pour les populations. Il
s'agissait, en outre, de pays où se déroulaient des processus
dangereux pour la paix et l'équilibre mondial. Israël,
Taïwan, le régime de Saigon, qui devaient leur existence ou
leur survie au soutien massif et multiforme des États-Unis,
ne pouvaient être, en Côte-d'Ivoire, que les sous-marins du
chef de file des impérialistes. Le caractère ostentatoire et la
chaleur de ces relations signifiaient que le régime voulait
prendre le contre-pied du « neutralisme positif » ou « non­
alignement », qui est, quoi qu'on en dise, résistance au néo­
colonialisme et à l'impérialisme.
Jusqu'à son adhésion précipitée au mouvement des non­
alignés juste avant la conférence d'Alger, F. Houphouët n'a
pas manqué une occasion d'affirmer son hostilité à ce mou­
vement en invoquant divers prétextes. Au cours de la confé­
rence de presse du 28 avril 1971, avant de prôner la
curieuse « neutralité véritable » consistant à admettre le
régime de l'apartheid dans le concert des nations africaines,
il condamna le non-alignement en ces termes :

« .. Nous estimons dangereuse, car viciée dans sa


.

conception, la politique dite de "non-alignement''. ..


Si nous laissions faire cette politique, si, par passivité
nous nous taisions, il est à craindre que notre continent
ne connaisse le même clivage qui est à la base des
guerres interminables et douloureusement dévastatrices
que connaît l'Asie (67). »

(67) F. Houphouët-Boigny, 28-04-1971.


264 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

On constate que pour F. Houphouët la responsabilité de


ces guerres incombe, non à l'impérialisme américain, mais à
ses victimes.
La diplomatie du régime se distinguait alors par son
caractère offensif, sa pugnacité et sa panialité sans nuances
en faveur du camp impérialiste et, aussi, par une ambition
hégémonique qui, non seulement dépassait de très loin les
possibilités du pays en moyens de tous ordres, mais encore
ne correspondait à aucun intérêt national évident, sauf si on
considère que cet engagement était l'une des conditions
pour que les capitaux étrangers affiuent à Abidjan. Mais on
sait que le bien des Ivoiriens fut toujours le cadet des soucis
des investisseurs.
Cette politique se distinguait encore par le fait que, le
chef de l'État excepté, aucun Ivoirien n'y jouait un rôle
significatif. Les emprisonnements massifs de 1963 et 1964
ayant refait le vide autour de F. Houphouët, la haute admi­
nistration du pays était, plus que jamais, livrée aux conseil­
lers du président et aux assistants techniques français parmi
lesquels se retrouvaient plusieurs agents, officiels ou non,
des « réseaux Foccan » .
Dans ces conditions il est évidemment impropre de
parler d'une politique de la Côte-d'Ivoire. Mais parler d'une
politique de Houphouët-Boigny n'est pas moins impropre.
F. Houphouët adhérait à cette politique ou en tout cas il s'y
prêtait avec tant de zèle que la question de savoir s'il y
adhérait est inutile. Cependant l'origine des moyens de cette
politique, en argent, en matériels et en personnels montre
assez vers où allaient les avantages qu'elle pouvait procurer.
C'est donc là qu'il faut en chercher les stratèges.
Le projet d'accorder la double nationalité aux Africains
résidant en Côte-d'Ivoire date de cette époque. S'il avait pu
être réalisé, il aurait eu pour le régime les mêmes avantages
que le système des conseillers, plus celui d'être, à la longue,
moins voyant.
L'échec de ce projet a été compensé par la manière de
compromis très avantageux pour le régime que fut, à panir
de 196 7, la libération des prisonniers de Yamoussoukro et
l'intégration des principaux d'entre eux dans les instances
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 265

dirigeantes du parti -unique. Ces gens qui n'étaient, en


quelque sorte, qu'en liberté conditionnelle ne pouvaient évi­
demment exercer aucune influence. Aussi leur retour n'a-t-il
pas modifié l'orientation générale de cette politique.
Comme en témoigne la reconnaissance du Biafra, le
projet de dialogue avec l'Afrique du Sud et les engagements
de la Côte-d'Ivoire au Shaba aux côtés de la France et du
Maroc, cette politique n'a jamais cherché à prendre vrai­
ment en considération l'opinion des Ivoiriens.
Dans un de ses livres J. Baulin dévoile certaines circons­
tances relatives à la genèse de la décision de reconnaître le
Biafra ! Un ministre de Diori Hamani vient de déclarer,
assez drôlement, au nom de son chef : « Si le président
Houphouët, après Nyéréré, reconnaît le Biafra, on risque
d'avoir une nouvelle division de l'Afrique, cette fois entre
musulmans et chrétiens. »

« Le lendemain matin à 7 h, écrit J. Baulin, je suis à


l'aéroport du Bourget pour y rencontrer M. Usher
Assouan, le ministre des Affaires étrangères. Il arrive
d'Abidjan, convoqué par le président Houphouët-Boigny.
Je lui fais part de la déclaration de la veille au soir du
président nigérien ( ...) M. Usher Assouan, lui aussi,
semble ignorer le dessein du chef de l' État ivoirien. Il ne
croit pas, me dit-il, que le président Houphouët-Boigny
ira jusqu'à la reconnaissance, car "ce serait trop dange­
reux" pour tous les pays africains. »
« Deux jours plus tard le ministre ivoirien rentrera à

Abidjan sans avoir rencontré le président Houphouët. Et


le 2 mai, il sera amenê à changer d'attitude et à prendre
publiquement position ( ...) en faveur du Biafra.
« Rentré de Suisse à Paris le 3 mai, le président

Houphouët-Boigny me reçoit le lendemain à sa villa de


Marnes-la-Coquette... M. Houphouët-Boigny est pressé.
Il me dit : "Je dois recevoir Foccart à 1 1 h à Georges­
Mandel" (68) . . »
.

Il y a deux mystères dans cette péripétie. Pourquoi


Assouan Usher, venu spécialement à Paris à l'appel de
F. Houphouët, a-t-il dû repartir sans avoir pu le rencontrer ?

(68) J. BAULIN, La politique africaine de Houphouët-Boigny, p. 104.


266 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis sur l'affaire de la recon­


naissance du Biafra aussitôt rentré à Abidjan ? Aussi appétis­
sants qu'ils soient, ces mystères ne doivent pas nous cacher
la leçon essentielle de ce récit, tout à fait évidente quant à
elle : avant de prendre la grave �décision de s'engager contre
l'unité du Nigeria, le chef de l'Etat ivoirien n'a pas consulté
son ministre des Affaires étrangères, mais J. Baulin et
J. Foccan.
Peu après l'engagement au Shaba, la Côte-d'Ivoire
connut une pénurie de riz et un renchérissement brutal de
cette denrée, aujourd'hui base essentielle de l'alimentation
des Ivoiriens. Aussitôt la rumeur publique propagea que les
stocks de riz ivoiriens avaient été envoyés au Zaïre pour
nourrir la troupe marocaine dépêchée dans ce pays pour
soutenir Mobutu.
Vraie ou fausse, et même sunout si elle était fausse,
cette rumeur montra l'impopularité de cette politique. Il
s'en suivit une des plus graves crises que ce régime ait
connues (69).
C'est, d'ailleurs, à panir de cette époque qu'on observe
une tendance de la Côte-d'Ivoire à se replier sur elle-même.
Devant les risques de crise intérieure que faisaient courir au
régime ses engagements coûteux au service d'intérêts étran­
gers, la diplomatie ivoirienne est devenue l'une des moins
actives en Afrique au moment même où les causes pour les­
quelles F. Houphouët s'est tant dévopé pendant les quinze
premières années de l'existence de l'Etat indépendant deve­
naient plus graves que jamais. La guerre qu'il prédisait en
1971 avec les accents de Cassandre ne bat-elle pas son plein
en Afrique australe ? Le silence de l' « homme de la paix par
le dialogue » ne signifie pas que l'orientation de sa politique
est changée. On a pu se convaincre du contraire à Tripoli
où la çlélégation ivoirienne a joué un cenain rôle dans
l'échec du sommet de l'OUA. Cependant, le style actuel est
bien loin de l'interventionnisme et de l'agressivité arrogante
de naguère.
Ce repli s'explique parce que l� rappon des forces dans

(69) Crise de juillet 1977. A cette occasion, le ministre de l'Économie fut rem·
placé, et F. Houphoueët lui-même annonça publiquement qu'il renonçait à la pos·
session de ses plantations de café dans la région de Yamoussoukro. Toutes ces
mesures sont connues sous le nom d'• Esprit de Juillet •.
LE NÉOCOLONIALISME A L'IVOIRIENNE 267

le monde et en Afrique - et en Côte-d'Ivoire même - n'est


plus ce qu'il était il y a dix ou vingt ans. Les forces rétro­
grades du continent sont partout sur la défensive tandis que
les impérialistes eux-mêmes sont obligés de compter avec
des hommes d'État d'un type nouveau qui placent l'indé­
pendance de leur pays au premier rang de leurs préoccupa­
tions et qui cherchent d'abord à s'appuyer sur leur peuple.
Il n'est pas difficile d'imaginer l'effet que ferait aujourd'hui
un appel à capituler devant une Afrique du Sud en guerre
ouverte contre l'Angola et le Mozambique, ou bien un sou­
tien public à l'entreprise d'un Jonas Savimbi !
6

Houphouétisme,
économie et société

« • • . Ils ont compté pour beaucoup les pro­

fits des négociants ou des propriétaires, la vie


des hommes à peu près pour rien. Et
pourquoi ? C'étaient les grands, les ministres,
les riches qui écrivaient, qui gouvernaient ; si
c'eût été le peuple, il est probable que ce sys­
tème aurait reçu quelques modifications. »

M. Robespierre
Discours du 2 décembre 1 792

L'un des thèmes favoris de la propagande de ce régime


c'est l'affirmation qu'une prétendue antinomie opposerait la
politique et l'économie ; autrement dit : la lutte positive
pour le progrès social et la réalisation effective du progrès
social.
Dès 1947 et la grève des cheminots, la question princi­
pale a tendu à être réduite à ce dilemme : ou bien les
libertés politiques et syndicales, ou bien le développement
économique. Du moins en était-il ainsi dans l'esprit du
colonat et des principaux planteurs ivoiriens, car il n'est pas
270 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

douteux que les masses ivoiriennes, en particulier les cen­


taines de milliers de militants du PDCI-RDA, ne séparaient
pas les deux choses.
En novembre 1948 Péchoux proclamait :

« Je ne reconnais plus ce pays que j'ai quitté il y a


quelques mois. On y fait trop de politique. Je vais y
mettre bon ordre, car je suis venu pour faire une poli­
tique économique (1). »

Dans son célèbre discours du 6 octobre 1951 qui marqua


le commencement de sa nouvelle carrière, F. Houphouët
reprendra cette idée à sa façon :

« Unis, Européens et Africains pourraient faire beau­


coup pour promouvoir les intérêts de la Côte-d'Ivoire. Si
l'ordre est restauré, alors l'administration pourrait de
nouveau consacrer ses énergies à l'accomplissement de sa
véritable m i s s i o n , celle de guide et de
développement (2) . » ..

Le chef de l' État ivoirien s'est fait, depuis lors, une spé­
cialité de mépriser la politique et de tout miser sur l'éco­
nomie. C'est donc ici, dira-t-on, qu'il faut le juger et non
ailleurs. S'il a tenu ce qu'il a promis dans ce domaine, d'ail­
leurs essentiel, peut-on sérieusement lui contester les
moyens par lesquels il y est parvenu ?

Pour qui ?

Pendant les années de l'explosion économique, entre


tous ceux que les mirages d'un nouveau Pérou avaient
attirés à Abidjan, la plupart des 1voiriens ne voyaient
d'abord que les Ghanéens, les Maliens et les Guinéens qui,
disaient-ils, avaient fui leur « enfer socialiste » respectif pour
le paradis ivoirien. C'est dire qu'au moins ils ont eu, à ce
moment-là, l'illusion du bonheur. Cette illusion reposait sur

(1) Cité par B. DADIÉ, op. cit., p. 231.


(2) Cité par A. ZoLBERG, op. cit., p. 150.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 27 1

un certain nombre de réalités. Le système créa de la


richesse, cela n'est pas contestable. Et la richesse est dési­
rable, dans ce sens que son spectacle crée le désir de la pos­
séder. Ainsi dans tous les systèmes de ce type, beaucoup de
ceux dont le labeur contribue à créer la richesse mais qui
n'ont aucune chance sérieuse de la posséder un jour finis­
sent, à force de désirer, par croire qu'ils y participent. On
peut être de ceux qu'on ne prendra jamais au jeu du bonne­
teau et admettre que l'absurde, ce ne serait pas que tant de
gens s'y laissent prendre mais qu'on l'autorise.
Quoi qu'on en pense, il ne serait pas sérieux de nier les
résultats acquis .. par la Côte-d'Ivoire, même si « la
conjoncture » est venue jeter son ombre inquiétante sur
l'avenir. Avec un produit intérieur brut (PIB) de 7 030 mil­
lions de dollars en 1980, contre 570 millions de dollars en
1960 et un revenu par habitant de 1 1 50 dollars, la Côte­
d'Ivoire se situe loin en avant de la plupart des pays de la
région et même du continent. Elle possède plus de
619 entreprises industrielles réalisant un chiffre d'affaires de
650 milliards de francs CFA, employant 67 443 travailleurs
et distribuant 75,2 milliards de francs CFA de salaires (3).
La rentabilité exceptionnelle et garantie des capitaux investis
exerce une attirance certaine sur les capitalistes soucieux de
bien placer leur argent. La vitalité économique est attestée
par les luxueuses constructions du plateau d'Abidjan et de
Cocody et, aussi, inséparablement, par la multiplication des
bidonvilles à la périphérie de la capitale. La Côte-d'Ivoire et
Abidjan sont devenus des pôles d'attraction pour les femmes
et les hommes des pays voisins, proches ou lointains.
Pour tous ceux qui ont adhéré d'enthousiasme aux choix
politiques et économiques qui sont à la base de cette activité
et qui acceptèrent leurs inconvénients sociaux comme une
rançon nécessaire, la mesure du succès, c'étaient les applau­
dissements des milieux d'affaires occidentaux et l'ampleur
des migrations vers la Côte-d'Ivoire.
Pourtant, tout au long de ces années, les Ivoiriens,
toutes catégories mêlées, ont démontré une hostilité cons­
tante à l'orientation du modèle houphouétiste ; et cela n'a
pas échappé aux observateurs les plus favorables au régime.

(3) La Côte-d'Ivoire en chiffres, éd. 1980-1981.


272 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Sauf à supposer que les Ivoiriens sont des êtres pervers qui
combattent leurs propres intérêts et refusent le bien qu'on
leur fait, ou bien qu'ils se sont mépris sur les véritables
intentions de F. Houphouët, on doit admettre qu'ils furent,
dès le début, assez lucides, en général, pour reconnaître la
similitude de la marchandise qu'on essayait de leur vendre
sous un emballage hâtivement renouvelé avec le vieux colo­
nialisme abhorré ! Dès lors il se peut que la question vrai­
ment pertinente ne soit pas de savoir si F. Houphouët roule
bien ou mal, mais : pour qui il roule ?

La Cendrillon de l'Empire

La Côte-d'Ivoire a été longtemps délaissée par les


colonisateurs ; c'est ce qui lui a valu le surnom de
« Cendrillon de l'Empire ». Elle était vouée à la culture du
café et du cacao et à l'exploitation forestière qui alimen­
taient le commerce et justifiaient la présence des grandes
compagnies coloniales. Cette activité où dominait le
commerce (la traite si bien nommée) ne nécessitait pas des
infrastructures modernes, en dehors des routes pour l'ache­
minement des produits et des entrepôts. Ce qu'on appelle
« la mise en valeur » était limitée au strict nécessaire. Dès le
début de son histoire la Côte-d'Ivoire était réputée pour être
une colonie modèle qui se suffisait à elle-même et dont le
budget n'avait pas besoin des subventions de l' État français.
Son principal atout était déjà la facilité de communication
entre les régions alors exploitées.

« C'est en majeure partie grâce à ses lagunes que la


colonie doit non seulement de payer toutes ses dépenses
sans demander un sou à la France, mais encore quelques
excédents budgétaires qui, sagement employés, lui per­
mettraient de compléter son outillage et d'assurer l'œuvre
de pénétration progressive vers le Soudan et le
Niger (4). »

(4) F.-J. CLOZEL, • Quatorze mois dans l'lndénié •, Journal de voyages, n° 101,
6-1 1-1898, p. 362.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 273

La Côte-d'Ivoire ne coûtait pas beaucoup à la France,


mais elle remplissait avec honneur son rôle de colonie, grâce
aux revenus de ses trois ressources principales. Les compa­
gnies coloniales en tiraient de substantiels profits et les pro­
ducteurs ivoiriens de café et de cacao - l'exploitation fores­
tière étant un domaine réservé aux Européens - y
gagnaient assez pour être de bons acheteurs des produits
importés et vendus par les mêmes compagnies. De toutes les
façons, le travail des 1voiriens enrichissait les actionnaires
des monopoles coloniaux.
Cet état de chose n'est que l'état élémentaire de l'éco­
nomie capitaliste, dans sa version coloniale. Dans le même
temps, fondamentalement, les choses ne se passaient pas
autrement en France même. Les rapports respectifs des pro­
ducteurs et des maîtres de l'argent aux bénéfices du travail
sont de la même nature ici et là-bas. La différence est à un
autre niveau. Dans la métropole le peuple en général, par le
moyen du suffrage universel, et les producteurs, par le tru­
chement de leurs organisations politiques et syndicales,
interviennent dans la prise des décisions qui concernent
l'organisation de la vie nationale, non sans mal et sans souf­
frances, il est vrai. Dans la colonie, les maîtres de l'argent
détenaient un pouvoir vraiment absolu et les producteurs
n'avaient leur mot à dire sur rien. Toujours les maîtres de
l'argent ont rêvé de tenir les producteurs dans l'état d'escla­
vage. En France ils ne peuvent que rêver. En Côte-d'Ivoire,
le rêve était devenu la seule réalité depuis la « pacification » .

La Côte-d'Ivoire, colonie riche était la plus maltraitée :

« Malgré sa richesse et tout ce qu'on en tire, c'est


dans ce pays que l'assistance médicale et l'instruction
publique ont été les plus négligées. Malgré tout son
dévouement, c'est le pays où l'indigène est le plus
maltraité (5). »

Tel est le point de départ.


Après la guerre, la tendance était au changement. Mais,

(5) Fêlix Houphoui!t-Boigny, « Adresse à l'Assemblêe nationale », 1-2-1946, in


B. DADIË, Carnet tle prison, annexes, p. 280.
274 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

aussi bien, il ne pouvait pas s'agir de n'importe quel chan­


gement. Quand la richesse des uns augmente, il n'est pas dit
que la misère des autres diminue. En Côte-d'Ivoire, la
richesse appartenait à une minorité de colons français qui
détenaient aussi le pouvoir réel. Les autres, c'était
l'ensemble des producteurs, quelle que fût leur place dans
l'économie : gros planteurs, petits planteurs, manœuvres,
ouvriers, employés. C'était l'ensemble de la société africaine
de la colonie hormis une minorité insignifiante ; encore cette
minorité elle-même subissait-elle, à beaucoup d'égards, la loi
générale.
F. Houphouët était le plus riche des planteurs, donc
l'ivoirien le plus riche: Il avait été médecin, la plus haute
profession à laquelle un Africain pouvait alors prétendre. Il
était chef de canton, c'est-à-dire qu'il occupait le rang le
plus élevé dans la hiérarchie coloniale en ce qui concerne les
Africains. Pourtant ce n'est pas par fantaisie qu'il s'est
trouvé parmi les huit fondateurs du Syndicat agricole afri­
cain.
L'augmentation générale de l'activité économique dans
l'immédiat après-guerre et, surtout, après l'ouverture du
canal de Vridi ne pouvait pas, à elle seule, automatique­
ment, changer la loi générale. Même les réformes parlemen­
taires ne le pouvaient pas tant que le principe colonial était
maintenu. C'est pourquoi entre 1945-1950 le peuple ne
demandait pas un quelconque réaménagement des rapports
des maîtres et des esclaves consenti par les premiers, mais
l'abolition pure et simple du régime colonial, de la dictature
des colons, et son remplacement par un régime dans lequel
les Ivoiriens eux-mêmes auraient eu le pouvoir d'utiliser
leurs ressources et le produit de leur travail pour construire
un avenir de bien-être et de progrès social.
C'était donc, déjà à cette époque, créer un faux pro­
blème que d'opposer politique et économie.
Il faut donner un sens à chaque mot surtout lorsque,
comme ces deux-là, leur signification est liée à des processus
historiques spéficiques déterminés et datés.
Ce qui caractérise la situation coloniale c'est que la pros­
périté d'une minorité d'origine étrangère y repose sur
l'exploitation . des indigènes maintenus dans un état d'infério­
rité civique par la police et l'armée du colonisateur. Il n'y a
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 27 5

pas de différence entre l'exploitation coloniale et l'oppres­


sion coloniale, sinon celle qui existe entre la fin et le
moyen. Cela est vrai pour la conscience du colonisateur
comme pour celle du colonisé. On pourrait même dire que
cela est vrai pour le colonisateur avant d'être évident au
colonisé quand on sait que la réaction coloniale se déchaîna
en Côte-d'Ivoire contre les timides recommandations de la
Conférence de Brazzaville avant même qu'elles aient produit
leurs premiers effets vraiment importants. Partant, la lutte
contre l'exploitation coloniale et la lutte contre l'oppression
coloniale ne sont pas seulement inséparables, elles se confon­
dent.

La distinction qu'on a voulu faire a d'autant moins de


sens qu'en 1945, et même en 1949-1950, personne n'a parlé
de l'indépendance, sauf dans la lettre ambiguë de O. Couli­
baly. Pour significative qu'elle soit, cette lettre ne change
rien à l'affaire. Si on raisonne dans les conditions générales
de cette époque, le mot « indépendance » n'a pas de signifi­
cation et c'est pourquoi il est inconnu. En revanche la lutte
pour plus de démocratie et pour la liberté de construire son
propre bien-être dans un pays membre de l'Union française
est, dans les conditions de l'époque considérée, la même
chose qu'à notre époque la lutte nécessaire pour une véri­
table indépendance, politique et économique.

L'absence de référence à l'indépendance ne diminue


d'ailleurs en rien le caractère patriotique du mouvement qui
se faisait à cette époque ni la sincérité des hommes et des
femmes qui le composaient. Vouloir transporter la notion
d'indépendance nationale, avec sa charge historico-affective
actuelle, dans les condttions de 1945 ou même celles de
1949-1950, pour en faii'e la mesure du véritable patriotisme
de cette époque est aussi absurde que d'aller réclamer l'indé­
pendance d'Hawaï ou de l'Ouzbekistan, anciennes colonies
aujourd'hui pleinement rattachées, et en toute égalité, à leur
ancienne métropole respective. Même après le rejet de la
Constitution de mai 1946 il n'y avait aucune raison de ne
pas croire à la possibilité d'une évolution harmonieuse du
pays dans le cadre de l'Union française, du moment qu'on
pouvait compter pour cela sur le puissant mouvement popu-
276 FÉLIX HOUPHOL'ËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

laire qui se faisait tant en France qu'en Afrique en faveur


de cette évolution. Ce n'était pas alors une erreur de rêver
pour la Côte-d'Ivoire du sort des anciennes colonies tsaristes
depuis l'instauration du régime soviétique. Mais c'en était
certainement une, après 1950, de briguer le même statut
que la Martinique ou la Réunion, comme le fit
F. Houphouët (6), parce que, quarante ans après la libéra­
tion de la France du joug nazi, il y a toujours à la Marti­
nique et à la Réunion, pour la majorité de leur peuple, la
même injustice qui y régnait en 1939. Quand il s'agit
d'accorder aux peuples dominés les libertés dont jouissent,
au moins nominalement, tous les Français, les pires colonia­
listes se transforment soudain en cartiéristes : « La France,
clament-ils, ne veut pas devenir la colonie de ses
colonies (7). » Et elle a d'ailleurs raison, car ce n'est pas un
sort enviable !
L'indépendance n'est rien que la liberté pour un peuple
de faire ses propres lois en fonction de ses propres besoins.
Il n'y a pas d'indépendance là où un peuple, même nomina­
lement libre, c'est-à-dire possédant son propre hymne et son
propre drapeau et représenté à l'ONU, fait des lois en fonc­
tion des intérêts étrangers ou, en tout cas, contraires aux
intérêts de ses propres citoyens.
F. Houphouët a d'abord obstinément refusé que la Côte­
d'Ivoire devienne un pays indépendant. Ensuite il a fait de
son mieux afin de maintenir le pays dans le rôle d'un satel­
lite docile de l'impérialisme français. Le refus de l'indépen­
dance nominale et la satellisation du pays après l'indépen­
dance sont deux faits équivalents. D'une manière ou d'une
autre, c'est le maintien de la Côte-d'Ivoire dans une situa­
tion perpétuelle de dépendance qu'on visait.
De 1 963 à 1 965, c'est-à-dire pendant les années décisives
de l'application du modèle houphouétiste, des milliers
d'ivoiriens furent maintenus en prison et, parmi eux, la
quasi-totalité des cadres politiques, administratifs, techniques
et intellectuels que la Côte-d'Ivoire avait produit au cours

(6) • Dès 1951, il (F. Houphouët) choisit la voie de coopêration avec la France.
Il êtait même partisan d'une vêritable fêdêration. Pierre CHAULEUR, Marchés Tro­
»

picaux, n° 918, 15-6-63.


(7) E. . HERRIOT, citê par Les documents de la Revue des Deux-Mondes, n° 26,
août 1963, p. 22.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 277

des vingt années précédentes. En outre, à cette époque, les


étudiants qui achevaient leurs études en France préféraient y
prolonger leur séjour ou s'exilaient volontairement dans
d'autres pays africains plus hospitaliers. Le vide ainsi réalisé
était comblé par un recrutement massif de « conseillers
techniques » français. Pendant cette période les 1voiriens
subissaient la politique conduite en leur nom, mais ils n'y
avaient, en général, aucune responsabilité, tout comme sous
le régime colonial proprement dit.
Pendant ce temps le pays se tranformait rapidement en
une base d'appui financier pour les partis alors au pouvoir à
Paris, si bien qu'encore aujourd'hui de nombreux réseaux
parallèles et officines plus ou moins liés à des milieux politi­
ques français de droite y contrôlent des affaires importantes
et juteuses. Ces milieux où, justement, se recrutent les con­
seillers du président et de ses ministres.
Entre ces deux ordres de faits la relation est évidente.
Cette relation est inscrite noir sur blanc dans les journaux
de l'époque avec un tel ensemble qu'on pourrait dire que
c'était un fait exprès.
Ce que F. Houphouët présenta le 1 5 janvier 1 962
comme « la doctrine politique et économique » de son gou­
vernement n'était qu'une redéfinition de ce qu'on nommait
la « vocation » de la Côte-d'Ivoire sous le régime colonial,
pour mieux l'adapter aux conditions de l'époque actuelle.

La présentation du Plan de dix ans (15-1-1962)

« Le pays est maintenant entièrement conscient de cette


réalité ; son indépendance acquise est reconnue universelle­
ment. Mais il s'interroge sur l'avenir de la Côte-d'Ivoire
indépendante, sur la situation que chacun de nous occupera
à l'intérieur de ce cadre de liberté, sur la somme de bien­
être à laquelle chacun de nous pourra prétendre (8). »
Ainsi commençait le discours dans lequel F. Houphouët
exposa les axes cardinaux de sa « doctrine politique et
économique » devant l'assemblée nationale et en présence du

(8) Fraternité, numêro spêcial du 15·1·1962.


278 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

corps diplomatique. L'objectif principal en est, disait-il, de


« permettre, par l'élévation générale du niveau de vie des
populations, d'atténuer d'abord, de supprimer ensuite les
inégalités sociales ».
« ... N'avons-nous pas en effet, à nourrir, vêtir, éduquer,
loger, soigner à la fois, car notre ambition est, et demeure,
de faire du citoyen ivoirien l'égal des citoyens des pays les
plus évolués (9). »
Remarquant fort justement « qu'il dépend en tout pre­
mier lieu de nous-mêmes de rattraper sur le chemin du pro­
grès les pays les mieux pourvus », il ajoutait : « Chacun (... )
a le devoir d'apporter sa pierre, si petite soit-elle, à l'édifica­
tion harmonieuse de ce pays. » ( ) « ... C'est sur le peuple
•••

ivoirien que nous comptons le plus (10). »


Dans le corps de son discours, il prononça une phrase
qui, dans son contexte, paraît dérisoire aujourd'hui :
« L'on doit comprendre que la politique du gouverne­
ment n'est pas d'offrir une vie aisée à une catégorie de la
population si intéressante soit-elle, mais de penser à assurer
un mieux-être à l'ensemble des citoyens du pays (1 1). »
Avec une habileté certaine, après avoir fait admirer la
rose, il n'en fit sentir les épines qu'à la fin de son discours.
Le bien-être promis ne devait pas survenir comme la manne
céleste, sans efforts et sans sacrifices. Avec un admirable
sang-froid, le chef de l' État ivoirien proféra cette phrase
étonnante, qui ne fut pas la moindre surprise de ce
discours : « Il nous arrivera dans certains cas de retarder la
construction d'écoles pour accroître la production. Mais le
faisant, nous sommes conscients que nous pourrons, par la
suite, non seulement construire davantage d'écoles, mais
encore procurer plus d'emplois à ceux qui sortiront de ces
écoles (12). » On peut ainsi situer exactement l'origine de la
crise actuelle du système éducatif ivoirien.
Encore ne s'agissait-il là que d'une hypothèse de travail,
pour ainsi dire. Plus concrètement, la réalisation du plan de
dix ans et du plan intérimaire pour 1 962-63, présentés con­
jointement ce jour-là, était subordonnée à ce qu'il faut bien

(9) Ibidem.
(IO) Ibidem.
(I l)Ibidem.
(12) Ibidem.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 279

nommer un retour préalable à la situation d'avant le


1 1 avril 1946 : « Le travail sera libre, mais il n'y aura pas de
place pour les oisifs ni pour les parasites en Côte-d'Ivoire.
Des mesures énergiques sont prises au niveau de chaque
village, de chaque quartier, de chaque centre urbain, afin
que nul ne puisse se soustraire aux obligations
nationales (13). »
Dans la bouche de celui qui a dû sa notoriété à la loi
sur la suppression du travail forcé, ces propos ne sont-ils
pas vraiment extraordinaires ? Mais il ne s'en tint pas là.
Balayant avec superbe le fétichisme du PDCI-RDA des
années quarante envers la question de la terre, il ajouta :
« La définition et la réglementation du domaine national
qui, désormais dégagé de toutes les servitudes du droit cou­
tumier et de tous les privilèges privés, comprend l'ensemble
des richesses du sol et du sous-sol non encore appropriées,
et qui, de ce fait pourront être mis en valeur au bénéfice de
la nation et des exploitants (14). »
Non appropriées ! On ne peut éviter de rapprocher ces
deux mots anodins des paroles de J.-B. Mockey : « ... Dans
la majeure partie de l'AOF, aucun mètre carré de terrain ne
peut être considéré comme sans maître ( 15). »
Ce qui est dit à ce sujet ce 1 5 janvier, même l'État colo­
nial ne l'avait pas osé.
Les sacrifices et charges nouvelles imposés aux catégories
modernes de la population étaient encore plus précis : blo­
cage des salaires et des traitements accompagné d'un
prélèvement ; suppression des logements aux fonctionnaires ;
« une contribution nationale faisant appel à tous » et, en
tout cas, obligatoire pour les salariés, était instituée pour ali­
menter un « fonds d'investissement » ; toujours pour ali­
menter ce fonds « certains impôts et taxes seront majorés ».
« Le mot d'ordre, concluait l'orateur, est donc de produire
et tout doit être sacrifié à cet impératif (16). »

Au moment où F. Houphouët prononçait ce discours, il


était, depuis trente-deux mois, le chef du gouvernement de

(13) Ibidem.

(14) Ibidem.

(15) Voir note 9, chapitre 3.


(16) Fraternité, n° spêcial du 15 janvier 1962.
280 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

la Côte-d'Ivoire, plus puissant qu'aucun gouverneur n'avait


pu l'être. Auparavant, il avait représenté la colonie à
l'assemblée du Palais-Bourbon pendant dix-sept années con­
sécutives. L'accent de nouveauté qu'il voulait donner à sa
doctrine n'en est que plus surprenant. On eût dit un
homme qui venait de s'emparer du pouvoir. Aurait-il gou­
verné trente-deux mois durant sans avoir eu une · véritable
doctrine politique et économique ? A qui faut-il attribuer
l'initiative de la loi du 3 septembre 1959 définissant les
entreprises prioritaires ? Pourquoi n'a-t-il pas envisagé, dès
1959, un plan aussi méthodique en vue d'assurer le dévelop­
pement accéléré du pays ? De telles questions n'ont évidem­
ment aucun sens vingt ans après ; mais il eût été intéressant
d'en connaître les réponses en 1962.
La Côte-d'Ivoire est présentée dans ce discours comme
un pays sans passé ni séquelles coloniaux. L'orateur n'y fait
aucune allusion à l'organisation de l'économie coloniale, ni à
son orientation générale, ni à sa finalité dernière ; on n'y
trouve aucune analyse sérieuse des conditions spécifiques de
la Côte-d'Ivoire d'alors. Aussi bien, une des phrases-joyaux
de ce discours indique assez clairement qu'il s'agit moins de
corriger l'état des choses ancien que de le continuer en
l'intensifiant : « Ni dans le domaine agricole, ni dans le
domaine commercial, industriel ou social, la révolution ne
répond à nos réalités ( 17). »
Cela explique-t-il certains oublis ? Si l'orateur souhaite
ou prévoit l'intervention de capitaux étrangers, on dirait
qu'il ne pourrait pas s'agir d'intérêts déjà présents dans le
pays sous des formes diverses. A une époque où tous les
pôles d'activité économique vraiment importants étaient con­
trôlés depuis l'étranger par les monopoles coloniaux,
F. Houphouët les ignore, comme si le travail accru et les
sacrifices financiers qu'il imposait aux Ivoiriens ne devaient
aucunement leur bénéficier. Bien plus, il les rassurait :
« Nous respecterons l'esprit et la lettre de notre code des
investissements (18). »
Il leur promettait même, indirectement, la jouissance
perpétuelle de ces avantages et privilèges : « Nous n'avons

( 17) Ibidem.
(18) Ibidem.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 28 1

pas d'usines à nationaliser, mais à créer ; de commerce à


étatiser, mais à mieux organiser ; de terres à distribuer, mais
à mettre en valeur (19). »

Ainsi, telle qu'elle était présentée, la « doctrine politique


et économique » se caractérisait par une amnésie totale du
passé colonial ainsi que de sa persistance, d'une part ; par le
renoncement au contrôle national - qui n'est pas seulement
le contrôle de l' État - sur le processus économique se
déroulant dans le pays, d'autre part.
Le discours du 1 5 janvier 1962 n'est, du reste, qu'une
conséquence inévitable de la loi du 3 septembre 1959. Par
cette loi, l'État ivoirien renonçait à son droit souverain de
contrôle sur les opérations financières se déroulant sur son
territoire. Le mouvement des capitaux, leur destination et
leur utilisation lui échappaient, ainsi que le flux des mar­
chandises. Cela revenait à conforter singulièrement la posi­
tion dominante des intérêts étrangers, en particulier français,
dans l'économie du pays et à bloquer par voie -légale toute
possibilité d'évolution normale vers plus d'indépendance
économique.
Les mesures d'austérité et de coercition annoncées dans
le discours du 1 5 janvier 1 962 et les menaces proférées à
l'adresse des opposants participaient de la même politique.
Les unes visaient à obliger les Ivoiriens à travailler plus tout
en bloquant d'avance leur part du revenu national ; les
autres visaient à tenir l'opinion en respect.
Par le choix d'un libéralisme sans rivages, l' État ivoirien
renonçait donc à sa fonction de régulation du développe­
ment économique qui, dans les conditions de la Côte­
d'Ivoire d'alors, aurait dû consister à réorganiser l'agricul­
ture afin qu'elle ne reste pas le fournisseur inerte du
commerce et de l'industrie, et afin qu'elle puisse être tirée
en avant par ces deux secteurs modernes qu'elle nourrissait
déjà à sens unique. Le « plan de dix ans » visait à traire
l'agriculture ivoirienne pour engraisser les étrangers, maîtres
du commerce et de l'industrie.
Ainsi, les résultats économiques produits par le « miracle
ivoirien » l'ont été dans les conditions les meilleures possi-

(19) Ibidem.
282 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

bles pour ceux qui ont imaginé le « plan de dix ans », con­
ditions dont les plus libéraux des économistes et hommes
d' État occidentaux ne peuvent que rêver dans leur propre
pays.

Le modèle et la presse coloniale

Moins de deux ans après la présentation solennelle du


Plan de dix ans, les revues coloniales Marchés tropicaux et
France-Outre-Mer consacrèrent des numéros spéciaux à la
Côte-d'Ivoire. C'étaient de véritables campagnes promotion­
nelles en faveur de l'offre publique de vente lancée par le
chef de l'État ivoirien en janvier 1962 et réitérée, un an
plus tard, par l'arrestation de la plupart des Ivoiriens qui
étaient en mesure ou avaient la volonté de l'en empêcher. A
la lecture de ces textes il apparaît clairement que pour les
monopoles coloniaux il s'agissait là d'une affaire juteuse à
saisir au plus vite.

« Avec beaucoup d'éloquence, écrivait G. Comte, nos


relations avec Abidjan prouvent que certains sacrifices ne
vont pas sans contre-parties importantes. Car enfin, les
chiffres s'imposent ! Entre 1955 et 1960, la part de la
France dans les importations ivoiriennes a augmenté de
65, 7 à 70,5 %. Cette progression prend tout son sens si
l'on sait qu'en 1961, pendant la négociation des accords
contractuels avec Paris, nos partenaires prirent l'engage­
ment de maintenir leurs achats de marchandises à un
niveau au moins égal à celui de l'année précédente. (. . ) .

L'essor de l'économie de la Côte-d'Ivoire profite large­


ment aux producteurs français dans des domaines aussi
différents que les biens de consommation et les biens
d'équipement (20). »

Pour appâter les capitaux privés, on n'hésite pas à écrire


en paraphrasant d'ailleurs F. Houphouët lui-même (2 1) :

(20) France-Outre-Mer, n° 407 (1963), pp. 30 et 31.


(21) « Nous n'ignorons pas que, ce faisant, nous permettons à d'autres de tirer
profit de nos ressources nationales • (Discours prononcé lors de l'inauguration de
!'Hôtel Ivoire).
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 283

« La Côte-d'Ivoire ne leur demande pas d'entre­


prendre de bonnes actions, mais d'écouter leur logique et
de réaliser de bonnes affaires. Son code des investisse­
ments contient à cet égard suffisamment de garanties et
de dispositions pour tranquilliser les plus réfractaires.
(. . .) L'agrément d'une société comme « entreprise
prioritaire » lui garantit d'importantes mesures d'exonéra­
tion et d'allègement fiscaux et, dans certains cas, un
régime fiscal de longue durée capable d'assurer pendant
vingt-cinq ans la stabilité de ses charges (22). »

Dans Marché tropicaux, Pierre Chauleur écrivait :

« M. Houphouët-Boigny a fait appel aux capitaux


étrangers, établi un code des investissements pour les
attirer, fixé les règles de leur emploi ; il a offert aux
industriels des facilités d'installation. (. . . ) Peu à peu, un
circuit de confiance, que s'est attaché à développer le
ministre du Plan, M. Raphaël Saller, s'est établi entre les
pays investisseurs et la Côte-d'Ivoire.
« La Côte-d'Ivoire ainsi s'est équipée et continue à
bénéficier de l'assistance technique et financière du gou­
vernement français.
« Elle respire, dans l'ensemble, dans un climat de
prospérité ( . .. ) Sans doute de jeunes mécontents, cepen­
dant comblés par le président Houphouët-Boigny, ont
essayé de s'emparer du pouvoir, mais ce complot n'a pu
qu'avorter. (. . . ) Il faut souhaiter que le président Hou­
phouët-Boigny, sur qui repose la lourde tâche d'organiser
une Côte-d'Ivoire élément moteur de l'Afrique centrale,
puisse encore longtemps diriger les destinées de son
pays (23). »

Ceux qui formulent ce souhait ne croient pas, pour


autant, que le plan de R. Saller permettra à la Côte-d'Ivoire
de « rattraper sur le chemin du progrès les peuples les
mieux pourvus ». Au contraire, ils sont convaincus que :

« La structure moderne des équipements, l 'impor­


tance des capitaux, le jeu des applications de la science,

(22) G. COMTE, op. cit., p. 33.


(23) P. CHAULEUR, « La Côte-d'Ivoire : un témoignage de volonté lucide », in
Marchés Tropicaux, n° 918, 15 juin 1963, pp. 1323.
284 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

qui déterminent la situation des pays évolués produisent


des effets cumulatifs qui font que la différence entre
pays développés et pays attardés (si l'on s'en tient à
l'évolution normale des choses) tend non pas à s'atté­
nuer, mais à s'élargir avec le temps (24). »

Il faut bien lire tout le cynisme de cette parenthèse.


« L'évolution normale des choses » c'est, évidemment, celle
que les monopoles approuvent ou qu'ils imposent parce
qu'elle ne contrarie pas leurs intérêts. Ils ne nient pas qu'il
peut exister d'autres manières de faire, mais cela ne les inté­
resse pas, donc ce n'est pas normal !

Le modèle jugé par les économistes

Dans les années soixante-dix, alors que le « miracle


ivoirien » brillait de tous ses feux et que la Côte-d'Ivoire
était citée en exemple par tous les spécialistes des questions
du développement, ceux qui, tels Samir Amin en 1965 et en
1971, osaient quelques critiques après une étude appro­
fondie du phénomène, étaient taxés de pessimisme, voire de
malveillance.
Il est important de relire S. Amin. Dans son immense
travail en vue de sa thèse, résumé ensuite pour être mis à la
portée du plus large public, il ne contestait pas que le
modèle adopté par les dirigeants ivoiriens avait permis
d'accroître très substantiellement les revenus produits, sinon
disponibles, dans le pays. Mais il constatait que cette crois­
sance reposait presque entièrement sur des bases artificielles
ou archaïques et qu'elle ne correspondait pas à un dévelop­
pement réel des potentialités ivoiriennes, qui auraient
permis de l'entretenir et de la maintenir dans un mouve­
ment ascendant. En particulier, il montrait comment la très
forte proportion de facteurs d'origine extérieure concourant
à cette croissance créait nécessairement des vices et des obs­
tacles dont les effets cumulés conduisaient à toujours plus
de dépendance à l'égard de l'étranger. A cet égard, il faut

(24) Ibid., p. 1322.


HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 285

relever cette remarque si pertinente, pour sa signification


économique, mais aussi pour ses implications politiques
régionales évidentes :
« Dans la mesure où le "miracle ivoirien" s'appuie sur
le travail des Mossi immigrés, on doit considérer l'espace
intégré · Côte-d'ivoire-Haute-Volta comme un tout, où la
Haute-Volta constitue à la fois un réservoir de main-d'œuvre
et un débouché pour les produits. Or la Haute-Volta ne con­
naît aucun développement depuis 1950 (25). »
L'agriculture d'exportation est le seul lieu où la Côte­
d'Ivoire participait elle-même à cette croissance. Mais l'agri­
culture était arriérée et semblait vouée à le rester dans la
logique du modèle.
La part de l'agriculture dans la formation du produit
intérieur brut (PIB) diminuait sans cesse depuis 1960. Elle
est passée de près de la moitié du PIB dans la période 1950-
1960 à environ 1/3 dans la période 1960-1965. L'augmenta­
tion de la production de cacao et de café, qui vaut à la
Côte-d'Ivoire de se situer désormais au premier rang des
pays producteurs, a été obtenue, non par une modernisation
des méthodes culturales, mais par l'extension des superficies
cultivées. Or, observe S. Amin, « l'économie de plantation
extensive, dont les résultats ont été obtenus sans investisse­
ments directs dans l'agriculture - mais seulement dans
l'infrastructure des transports - grâce à la mise au travail
d'une main-d'œuvre salariée étrangère, a façonné une struc­
ture sociale régressive (26). »
Le modèle traite l'agriculture comme un gisement inerte
de matières premières non renouvelables. Pour les proprié­
taires comme pour les utilisateurs, cela crée une mentalité
particulière, comme on peut le constater dans certains pays
du golfe Persique, où des satrapes accroupis sur de fabuleux
champs de pétrole égrennent leur chapelet sans guère se
soucier de l'avenir. Pourvu que le café mûrisse, les ramas­
seurs des compagnies viendront. Ils paieront le prix qu'ils
voudront bien payer. Il y aura toujours assez d'argent pour

(25) S. AMIN, L'Afrique de l'Ouest bloquée, Éd. de Minuit, 1971, p. 80.


(26) Ibidem, p. 80. Voir, aussi, B. HoLAS, Changements sociaux en Côte-d!lvoire
PUF, 1961.
286 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

permettre de faire bonne figure lors des prochaines funé­


railles ...
S. Amin avertissait : « Le type même de cette exploita­
tion extensive et à un degré encore plus élevé le type
d'exploitation forestière qui a permis à la Côte-d'Ivoire de se
placer parmi les grands producteurs africains de bois hypo­
thèque dangereusement l'avenir (27). »
Pendant la période du « miracle ivoirien », l'exploitation
forestière qui est traditionnellement un domaine réservé des
entreprises étrangères, « connaît un progrès vertigi­
neux » (28). Cette époque fut la plus meurtrière pour la
forêt ivoirienne. « De 400 000 mètres-cubes en moyenne au
cours de la période 1 950-1960, nous passons à une moyenne
de 2 354 000 m3 au cours de la période 1 960-1 970, avec un
apogée de 4 277 000 m3 en 1 963 (29). » La superficie de la
forêt ivoirienne qui était de 9 800 000 ha en 1956 n'est plus
que de 6 300 000 ha en 1 970, ce qui représente 250 000 ha
(et jusqu'à 285 à 290 000) perdus par an. Perte irréparable
quand on sait qu'il n'est possible de replanter que 2 800 à
3 000 ha par an, avec des essences de valeur infiniment
moindre.
Tandis que les ressources naturelles sont, soit négligées,
soit bradées, les planificateurs houphouétistes n'ont pas
prévu l'édification d'industries de base en vue de rendre à
terme le pays moins dépendant des monocultures d'exporta­
tion et de l'aide étrangère, en favorisant l'accumulation pri­
maire, les transferts de technologies modernes et une qualifi­
cation accrue des opérateurs ivoiriens : ouvriers, agents
d'encadrement et de conception.

(27) Ibidem, p. 81. Cette sombre prêdiction s'est malheureusement rêalisêe, si


on en juge par le paysage êconomique actuel de la Côte-d'Ivoire brossê rêcemment
par une journaliste : « ... En 1982, environ 75 % des investissements venaient des
sources êtrangères. (.. ) La rêcession en Occident a fait chuter les prix du cacao et
.

du caf!. (...) En trois ans, les revenus provenant des exponations sont tombês de
4 milliards à 1 milliard de dollars. (. . ) La réduction des rentrées de devises a limité
.

l'imponation de biens d'équipement et de machines-outils pour les entreprises


industrielles et le bâtiment. (... ) Plus de la moitié des entreprises ont fermé, et
beaucoup de celles qui fonctionnent encore ne tournent pas à plein. Plus de 45 %
d'ouvriers et d'employês ont été licenciês. Les transnationales o�t aussitôt tiré
profit de ces difficultês économiques en rachetant les entreprises d'Etat en faillite.
Plus de 70 % de ces entreprises sont ainsi passées sous leur contrôle. •
(A. MALYCHEVA : « Un miracle manqué •, in Temps nouveaux n° 14/83).
(28) Marchés Tropicaux, n° 1355, 30 octobre 1971 (p. 3181).
(29) Ibidem, p. 3157.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 287

S. Amin constatait déjà les effets déplorables de ce


modèle de croissance sur l'évolution de la société
ivoirienne : « Sur le plan social, et partant politique, il faut
savoir qu'un type de développement de ce genre, fondé sur
l'industrie légère étrangère, crée une société locale totale­
ment disharmonieuse, dépendante, n'exerçant aucune res­
ponsabilité économique et ne bénéficiant que marginalement
des effets du développement (30). »
Il concluait son étude par ces mots qui devaient allumer
une polémique durable, mais que personne ne discute plus
aujourd'hui :

« L'expérience de l'évolution de la Côte-d'Ivoire au


cours des quinze demiêres années (.. ) peut être caracté­
.

risée d'une expression "croissance sans développement",


c'est-à-dire croissance engendrée et entretenue de l'exté­
rieur, sans que les structures socioéconomiques mises en
place permettent d'envisager un passage automatique à
l'étape ultérieure, celle d'un dynamisme auto-centré et
auto-entretenu (3 1). »

Dans la dernière période, un groupe de chercheurs ont


ausculté l'économie ivoirienne à travers les activités des
filiales locales de trois firmes multinationales : la Société
ivoirienne d'oxygène et d'acétylène (SIVOA), filiale d'Air
liquide, la Société ivoirienne d'emballages métalliques
(SIEM), filiale de Carnaud SA, et la Compagnie africaine de
préparation alimentaire et diététique (CAPRAL), filiale de
Nestlé SA, choisies pour leur représentativité de l'ensemble
des entreprises industrielles implantées ou développées en
Côte-d'Ivoire depuis l'indépendance.
Les auteurs se sont proposé d'évaluer l'apport des trois
filiales à l'accumulation du capital, à la création d'emplois et
à la distribution des revenus, aux transferts de technologies.
Le grand intérêt de cette étude c'est qu'elle a pris pour
objet l'activité d'entreprises « prioritaires » par excellence, de
celles sur lesquelles F. Houphouët comptait tant pour le
développement accéléré de la Côte-d'Ivoire qu'il leur offrit
un véritable pont d'or pour les attirer. CAPRAL se situait

(30) S. AMIN, Le développement du capitalisme en Côte-d'Ivoire, p. 192.


(31) Ibidem, p. 281.
288 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

au 9e rang des industries ayant réalisé le meilleur chiffre


d'affaires à l'exportation (plus de 1 milliard de F CFA) en
1 978-1979, et au 1 8e rang de celles ayant réalisé au total
plus de 5 milliards de chiffre d'affaires, dans la même
période où SIEM se situait au 3 1 e rang (32).
Or, il apparaît que de telles entreprises ne sont que des
parasites qui se nourrissent des ressources du pays et du tra­
vail des Ivoiriens sans contre-parties véritables. Elles ne
favorisent pas l'accumulation, mais la fuite des capitaux.
Elles ne créent guère d'emplois et leur part dans l'augmen­
tation de la masse salariale est faible. Elles ne jouent aucun
rôle dans la diffusion des progrès des techniques en Côte­
d'Ivoire. En définitive, l'activité de ces entreprises ne traduit
pas un véritable développement du pays. Mais, concluent
ces auteurs, ce n'est pas de leur faute : « Ce ne sont pas les
firmes qui, par leur comportement, provoquent des distor­
sions dans le modèle, mais le modèle lui-même qui ne
permet pas d'échapper à ces distorsions. Les firmes agissent
en concordance avec la rationalité du système dans lequel
elles sont insérées. (... ) Par conséquent, les incohérences ou
les inadaptations signalées proviennent des données structu­
relles de l'économie d'accueil qui ne s'accordent pas aux
besoins fondamentaux d'un développement intégré de la
Côte-d'Ivoire (33). »
Généralisant leurs constatations à l'ensemble de la poli­
tique économique, ils observent : « Il existe une contradic­
tion assez importante (...) entre les objectifs de la politique
économique et . les mécanismes réels d'accumulation du
capital, de l'appropriation des excédents et de l'utilisation de
ces excédents (34). »
Ce n'est sans doute pas l'affaire de chercheurs en éco­
nomie de s'interroger sur les raisons pour lesquelles un
modèle si évidemment inadapté a été imposé à la Côte­
d'Ivoire par la direction houphouétiste. Il ne leur a pas
échappé, cependant, que « le pouvoir est très concentré au
niveau de l'exécutif et particulièrement dans les mains du
président qui intervient souvent dans les négociations écono-

(32) La Côte-d'Ivoire en chiffres, édition 80-81.


(33) J. MAslNI, M. IKONICOFF, c. JEDLICKI, M. LANzARorn, Les multinatio­
nales et le développement. Trois entreprises et la Côte-d'ivoire, PUF, 1979, p. 188.
(34) J. MAslNI et col., op. cit., p. 202.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 289

miques de la Côte-d'Ivoire, en particulier celles qui condui­


sent à l'installation de nouvelles unités industrielles (35). »
Comme il est impossible que F. Houphouët, même si on
lui accorde les plus grandes compétences et une capacité de
travail peu commune, s'occupe de tout lui-même, il faut
croire que son entourage de « conseillers » français joue un
rôle assez important dans la conduite de la politique écono­
mique de la Côte-d'Ivoire. Parler, dans ces conditions,
d'incohérences et d'inadaptations, c'est user d'euphémismes
ou s'aveugler. Il s'agit, plus vraisemblablement, d'une poli­
tique voulue et conduite de la manière la mieux adaptée et
la plus cohérente possible, eu égard aux objectifs visés. Les
auteurs remarquent, du reste, que le code des investisse­
ments ne suffit pas à expliquer la préférence des investis­
seurs étrangers pour la Côte-d'Ivoire, parce que la plupart
des autres pays africains ont un code semblable (36). Aussi
bien, l'avantage de la Côte-d'Ivoire est d'ordre politique.
C'est, selon ces auteurs, « l'identification absolue de l'État à
la personnalité du président Houphouët-Boigny (37) ». Mais
cette identification (ce n'est pas eux qui le disent) n'est si
déterminante qu'en raison de la véritable substitution de
volonté politique qui eut lieu, en septembre 1950, dans le
bureau de René Pleven.

Un miracle peut en cacher un autre

Un rapide coup d'œil sur l'évolution de la structure de


la distribution du revenu national en Côte-d'Ivoire depuis
1956 permet des constatations intéressantes.
Vers 1956, l'ensemble des Européens résidant en Côte­
d'Ivoire (colonisation privée et fonctionnaires civils et mili­
taires), qui représentaient environ 0,5 % de la population
globale, recevaient 17 % du revenu national qui s'élevait à
99 640 millions de F CFA. En ces temps-là, les Ivoiriens

(35) Ibidem p. 16. Voir aussi Les doc. de la Revue des Deux Mondes n° 26, aoil.t
63.
(36) Ibidem pp. 39 et 40.
,

(37) J. MASINI et col., op. cit., p. 16.


290 FÉLIX HOUPHOuET ET LA CÔTE-D'IVOIRE

jouissaient d'un véritable privilège quand on sait que, dans


les autres colonies françaises d'Afrique noire, les Européens,
guère plus nombreux, prélevaient de 10 à 20 % des revenus
du pays et de 25 à 60 % des revenus monétaires. Cette
situation privilégiée, la Côte-d'Ivoire la devait au fait que les
ressources principales du pays, le cacao et le café, qui assu­
raient d'importants revenus à leurs producteurs, provenaient
pour la plus grande part d'exploitations appartenant à des
autochtones (38).
Le vrai « miracle ivoirien », c'est précisément l'inversion
de cet état de choses. La priorité donnée à l'industrie par les
officines houphouétistes provoqua immédiatement une aug­
mentation de la part du revenu national appropriée par les
entrepreneurs français basés en Côte-d'Ivoire. C'est ce que
traduit la part de plus en plus importante des secteurs
secondaire et tertiaire dans la formation du produit intérieur
brut (PIB), tandis que la part du secteur primaire y décroît
sans cesse à partir de 1 96 1, sauf en ce qui concerne l'exploi­
tation forestière (39). La décision primordiale de la nouvelle
orientation fut prise, on le sait, sous le régime colonial :
c'est la loi du 3 septembre 1959 définissant les entreprises
prioritaires et les avantages qui leur sont concédés. A
l'époque, étant donné que F. Houphouët s'obstinait à
refuser l'indépendance, le code des investissements privés ne
pouvait s'adresser qu'aux Français, et d'abord a _ ceux qui
étaient déjà maîtres de la place.
Les avantages fiscaux et les privilèges douaniers de
toutes sortes leur assuraient d'emblée et, pour ainsi dire,
sans coup férir, une part substantielle du revenu national.
Monopolisant le conditionnement, la transformation, le
transport et la commercialisation des produits de l'agricul­
ture d'exportation, ils s'assuraient encore une autre part
substantielle. Maîtres des importations et du crédit, ils récu­
péraient par ces biais une bonne part de leurs capitaux
engagés. Les salariés non africains ou « expatriés », dont le
nombre s'était considérablement accru pendant ce temps,
recevaient pour leur part 38,6 % de la masse salariale distri-

(38) D'après R. BARBÉ, « Les classes sociales en Afrique noire •, Économie et


politique, 1964.
(39) Marchés Tropicaux, n° 1355, p. 3125.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 29 1

buée en Côte-d'Ivoire et en transféraient la majeure partie


hors du pays (40).
L'économie de la Côte-d'Ivoire continuait de reposer sur
l'activité des agriculteurs ivoiriens, mais, grâce à ce nouveau
dispositif, les planificateurs houphouétistes avaient changé la
structure de la distribution des revenus à l'avantage des
investisseurs étrangers. C'est ainsi qu'en 1973, la part des
étrangers s'élevait à 60 % du revenu national, pour une
population d'à peine 4 % de la population globale (41). Un
miracle peut en cacher un autre.
Dès ce moment, l'économie de la Côte-d'Ivoire est
devenue comme une noria magique qui, recueillant à un
bout le produit du travail des Ivoiriens, le restituerait à
l'autre bout sous forme de dividendes, les heureux bénéfi­
ciaires de cette libéralité étant les investisseurs étrangers
« qui contrôlent plus de 60 % du capital des entreprises en

Côte-d'Ivoire » (42). On trouve dans un rapport confidentiel


de la Banque mondiale cette observation éloquente :
« L'industrie, dans son ensemble, est subventionnée, et la

forêt et l'agriculture fournissent les moyens pour ce


faire (43). »
Il entre en Côte-d'Ivoire moins de capitaux qu'il n'en
sort de revenus sous des formes diverses : profits des
entreprises ; salaires des expatriés ; remboursement de la
dette extérieure ; financement de la consommation de luxe
d'une partie de la population ; placement à l'étranger d'une
partie de la fortune personnelle de certains Ivoiriens, dont
F. Houphouët lui-même et plusieurs membres de sa famille.
En 1 965, le flux négatif des ressources qui échappait
ainsi à l'accumulation atteignait 25,2 milliards de F CFA de
l ' é p o que, pour un flux positif de seulement
1 5,4 milliards (44). Le déficit de la balance de paiement,
déjà disproportionné, est allé en s'aggravant au fil des
années, passant, par exemple, de 37 millions de dollars en
1970 à 1 742 millions de dollars en 1980.
L'un des principaux facteurs de cette hémorragie de res-

(40) flnt!em, p. 3213.


(41) L 'Economiste du Tiers Monde, n° 19, juillet-aoftt 1974.
(42) Le Monde diplomatique, suppl. Côte-d'Ivoire, février 1978.
(43) Cité par J. BAULIN, La politique intérieure de Houphouët-Boigny, p. 166.
(44) D'aprês S. AMIN, L'Afrique de l'Ouest bloquée, p. 79.
292 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

sources c'est la « détérioration des termes de l'échange » que


F. Houphouët dénonce maintenant, accentuée encore, dans
la derniêre période, par la pression que les États-Unis excer­
cent sur leurs partenaires par l'intermédiaire du dollar :
« Nous sommes les victimes de la détérioration des termes
de l'échange, mais nous sommes aussi les victimes des fluc­
tuations monétaires qui tendent à se multiplier. Dans l'un
ou l'autre cas, nous ne pouvons strictement rien. Tout se
décide en dehors de nous, et souvent contre nous (45). »
Cette expression un peu mystérieuse et, en tout cas,
intraduisible en baoulé ou en toute autre langue des peuples
de la Côte-d'Ivoire signifie que les prix à l'exportation des
produits traditionnels ne cessent de baisser, tandis que les
importations coûtent toujours plus cher. En valeur absolue,
les pertes subies du fait de la dépréciation de la valeur des
exportations traditionnelles représentent, pour la période de
1961 à 1 964 seulement, une somme de 280 millions de
dollars (46). Autant de perdu pour les investissements néces­
saires à la Côte-d'Ivoire, mais non pour les « investisseurs».
F. Houphouët, lorsqu'il disait miser sur l'affiux des capi­
taux étrangers pour le développement accéléré du pays, ne
se doutait-il pas qu'il se jetait dans un engrenage qui allait
rapidement transformer la Côte-d'Ivoire en vache à lait des
capitalistes étrangers, propriétaires ou non d'entreprises
prioritaires ?

Aujourd'hui la Côte-d'Ivoire est moins célêbre pour son


miracle que pour son endettement. Les exportations tradi­
tionnelles ne suffisant plus pour subventionner l'industrie
étrangêre domiciliée en terre ivoirienne ni à financer les
dépenses somptuaires des « expatriés » et d'une poignée
d'ivoiriens, le pays doit emprunter à l'extérieur afin que
soient maintenues l'illusion de la prospérité et la stabilité
politique et sociale.
La dette ivoirienne dépasse aujourd'hui 4 265 millions de
dollars, -somme atteinte en 1980, contre 256 en 1970, soit
41,9 % du PIB, contre 18,3 %. Le service de la dette exté-

(45) F.H.-B., • Message aux sec. gên. des so�s-sections du PDCI 20-10-1971.
•,

(46) D'aprês V. CHTCHETININE, L'Afrique dans la politique et l'économie mon­


diales, Éd. du Progrês, 1971.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 293

rieure, c'est-à-dire la part des exportations qui sert à rem­


bourser le principal et les intérêts de la dette, a atteint
23,9 % en 1 980, contre 6,8 % en 1970.
En 197 1, Konan Bédié professait, euphorique : « Le
principe de l'équilibre budgétaire s'est traduit (...) par un
endettement raisonnable proportionné à nos possibilités de
remboursement (47). » On en est maintenant à s'endetter
jusqu'à des taux de 21 % pour rembourser la dette, parce
que les fétichistes du libéralisme à tout prix, les virtuoses du
laisser-faire, sont pris à leur propre piège. Le 1 5 janvier
1962, F. Houphouët disait : « Autant nous sommes décidés à
reconnaître à ceux qui nous font confiance en investissant
dans le pays le droit normal de réaliser des bénéfices, autant
nous leur demandons de ne pas tuer le caractère libéral de
notre politique économique en privant l' État de la part de
leurs bénéfices qui légitimement doit lui revenir (48). »
Un beau sujet de fable pour un émule d' Ésope : le pro­
priétaire d'une bergerie, n'ayant pas de chiens, convie un
loup à garder ses moutons, rassuré par sa bonne mine et
confiant dans ses belles promesses. Au fond de lui-même,
cependant, il a gardé une petite méfiance ; mais cette restric­
tion mentale ne suffit pas à transformer le carnassier en un
véritable chien de garde. F. Houphouët demandait poliment
au loup de ne pas tuer son libéralisme. Chez lui, le souci de
sauvegarder le libéralisme fut toujours plus fort que celui de
construire une Côte-d'Ivoire indépendante :
« M. Houphouët-Boigny hésite à tirer vraiment la consé­
quence des renseignements dont il dispose, par peur d'avoir
à remettre en cause les principes mêmes, les grandes orien­
tations économiques imposées depuis 1 967 à son ministre
des Finances (49). »

Y ont-ils jamais cru ?

Les avertissements des spécialistes honnêtes furent

(47) Marchés Tropicaux, n° 1355, 30-10-1971, p. 31 15.


(48) Fraternité, n° spêcial, 15-1-1962.
(49) C. COMTE, Le Monde diplomatique, mars 1972.
294 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

méprisés par les actuels dirigeants ivoiriens : « Aux réserves


comme aux inquiétudes, ils (les responsables d'Abidjan)
opposaient avec dédain l'incontestable expansion de leur
capitale ; l'aisance de ses habitants, sans rivale dans les terri­
toires voisins ; l'afilux jamais ralenti de capitaux étrangers ;
(...) cette euphorie, entretenue par des intérêts politiques et
financiers considérables, triomphe de tous les
avertissements (50). »
K. Bédié, alors ministre de !'Économie et des Finances,
traduisait la persévération et l'autosatisfaction du régime en
ces termes : « La politique économique et financière de la
Côte-d'Ivoire est tout entière orientée vers la réalisation du
grand objectif national, à savoir le développement accéléré
de la société ivoirienne. (... ) Il s'agissait de mettre en œuvre
les moyens les mieux à même de produire les meilleurs
résultats dans les plus brefs délais (5 1). »
Dans le même texte, il affirmait sur un ton qui se vou­
lait sans réplique : « Les résultats obtenus dans le cadre de
cette politique industrielle constituent un succès complet. »
Onze années plus tard, ce n'est plus la même chanson.
Le faiseur de miracles des années soixante-dix est obligé de
convenir qu'après vingt-cinq ans de la thérapeutique qu'il
défendait, la société ivoirienne est rongée par les perversions
que sont « l'exode rural, le chômage, la délinquance juvé­
nile, la criminalité, le parasitisme, etc. (52). » On se doute
qu'il ne s'en bat pas la coulpe. D'ailleurs, il pourrait dire
comme d'autres : « J'avais des ordres. Je ne suis qu'un
exécutant. » Donc, selon l'actuel président de l'Assemblée
nationale : « On conçoit fort bien que le modèle traditionnel
ne soit pas apte ( ...) à relever le défi du développement
d'une communauté qui s'élargit si vite - c'est-à-dire à satis­
faire les besoins fondamentaux des populations en matière
d'aliments, de logement, d'éducation et de santé. Il importe,
pour dominer une telle situation, d'adopter une mentalité
nouvelle consistant à s'imposer de plus grands efforts pour
ne compter que sur soi-même (53). »

(50) Ibidem
.

(51) Marchés Tropicaux, n° 1355.


(52) K. BËDIÊ, discours du 28 avril 1982.
(53) Ibidem
.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 295

Une confrontation des différentes périodes du discours


houphouétiste permettrait de lire, sous le triomphalisme
coutumier, cette vérité simple : l'objectif n'a jamais été
d'assurer le bien-être et le progrès de la société ivoirienne
dans son ensemble. Il n'y a jamais eu, chez les tenants du
régime, en particulier chez le premier d'entre eux, une
réelle volonté de s'attaquer aux causes du retard de la
société ivoirienne puisqu'ils n'en ont même pas tenu compte
dans l'élaboration du modèle économique qui, néanmoins,
leur a donné satisfaction.

Tant que les cours du cacao et du café restèrent assez


élevés pour entretenir l'illusion de la prospérité dans les
campagnes ; tant que les effets de la crise générale du sys­
tème capitaliste furent, de ce fait, masqués en Côte-d'Ivoire,
la croissance des profits dans les secteurs dominés par
l'étranger servirent à justifier le bien fondé de la « doctrine
politique et économique » prêchée par F. Houphouët, alors
que, déjà et depuis longtemps, les « perversions » décrites
par B. Konan (auxquelles il faudrait d'ailleurs ajouter : la
gabegie, la corruption active et passive et le clientélisme,
qu'il a oubliés fort significativement) étaient patentes. C'est
donc que ces résultats étaient ce qui importait le plus, au
point qu'on y sacrifiait froidement les intérêts évidents du
pays et de la population.

Si on en doutait, il suffirait, pour s'en convaincre,


d'écouter l'énoncé des mesures hautement fantaisistes que,
devant l'Assemblée nationale, l'actuel « deuxième personnage
de l'État » préconise maintenant en vue de résoudre les
graves problèmes qui se posent à la jeunesse et à la société
ivoiriennes.
La Côte-d'Ivoire est un pays où les jeunes coqs ne chan­
tent que lorsque « le vieux » leur donne le « La ». Lorsque
l'un de ces chants est imprimé sur papier glacé et distribué
à des milliers d'exemplaires, c'est comme si F. Houphouët
lui-même l'avait poussé. L'intéressant discours de K. Bédié
semble d'ailleurs couler de l'encrier d'un de ces adeptes du
« Pen club » qui tiennent le haut du pavé dans les allées de
la Présidence. K. Bédié est, en outre, le père adoptif du
« miracle ivoirien » conçu par R. Saller. Pour toutes ces rai­
sons, on doit considérer ce locuteur comme le porte-parole
296 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

autorisé du chef de l'État ivoirien, et ce discours comme


l'interprétation fidèle de sa pensée :

« Nous n'accéderons aux stades supérieurs de l'éman­


cipation et du bien-être que si nous mettons à contribu­
tion nos fonctions intellectuelles fondamentales pour
opérer ce changement révolutionnaire des mentalités qui
devra entraîner :
- Une pensée logique qui guide notre entendement,
nos attitudes, nos opinions, nos croyances et nos compor­
tements.
- Une action rationnelle qui nous oriente vers la dis­
cipline, l'ordre, la paix, la concorde et l'harmonie sans
lesquels il ne saurait exister ce bonheur vers lequel nous
tendons et que nous poursuivons inlass&blement tout au
long de notre existence.
- Une volonté d'être par le travail : le travail est, en
effet, notre spécificité et la dimension essentielle de nos
existences ; l'amour de l'effort du travail doit être le
centre de ce changement des mentalités qui signifie : tous
au travail quelles que soient la tâche et la peine. Tous
au travail dans l'union et la discipline (54). »

Les conseilleurs ne sont pas ceux qui payent. Aussi


G. Comte pouvait-il écrire avec une apparente bonne cons­
cience, début 1 972 : « Depuis l'indépendance, Houphouët­
Boigny veilla (. . . ) très soigneusement à inspirer confiance
aux investisseurs par son libéralisme. La disproportion évi­
dente entre la gravité d'un échec désormais possible et les
mesures 'Superficielles contenues dans son discours de jan­
vier montre qu'il éprouve beaucoup de mal à renouveler sa
tactique (55). » Dix ans après, ces observations sont plus
pertinentes que jamais.
Les Ivoiriens capables de « mettre à contribution leurs
fonctions intellectuelles fondamentales » ne manqueront pas
de constater d'abord que la promesse de « faire du citoyen
ivoirien l'égal des citoyens des pays les plus évolués » n'a
pas été tenue après vingt-cinq ans de ce pouvoir
autocratique ; qu'il en est ainsi parce que la voie suivie ne
convenait pas à la Côte-d'Ivoire dont les caractéristiques

(54) Ibidem.
(55) Le Monde diplomatique, mars 1972.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 297

avaient délibérément été ignorées par ceux qui gouvernent


et font les plans ; que c'était, par conséquent, une fausse
promesse ; une promesse, en tout cas, que F. Houphouët
n'avait pas la capacité, ni la volonté peut-être, de tenir.
Ce pouvoir a été incapable d'élaborer une véritable stra­
tégie de développement parce qu'il n'avait en propre aucun
projet de société. Son rôle consistait seulement à organiser,
par différentes formes de coercition et au coup par coup,
sur commande pourrait-on dire, les meilleures conditions
possibles d'exploitation des ressources et de la main-d'œuvre
nationales au profit des investisseurs étrangers. Ceux-ci, par
le fait qu'ils concentrent entre leurs mains un énorme poten­
tiel financier et technologique, sont en réalité les seuls maî­
tres de toutes les décisions économiques et financières. Or,
seuls comptent leurs intérêts ; le développement harmonieux
de la société ivoirienne est le cadet de leurs soucis.
Les bêtises proférées avec solennité du haut de la tri­
bune de l'Assemblée nationale par un K. Bédié bedonnant
et parfumé ont au moins l'intérêt de révéler que les faiseurs
de miracles eux-mêmes ne croient plus en leurs inventions.
Mais y ont-ils jamais cru ?

Consulter les Québécois

La politique économique et sociale de F. Houphouët a


conduit à bien des échecs. Ce n'est pas, comme on pourrait
le croire, à travers une succession d'erreurs commises de
bonne foi, mais par une démarche délibérée, sinon réfléchie.
La question de l'enseignement télévisuel en fournira un pre­
mier exemple.
Lorsque la décision fut arrêtée d'instituer l'enseignement
télévisuel, un citoyen anonyme, instituteur de son état,
s'inquiéta, à la faveur du « Grand dialogue » : « Qu'a-t-on
prévu pour le rattrapage des enfants ainsi enseignés si
l'expérience venait à échouer ? » C'était une question de
simple bon sens qui prouve que le jeune instituteur avait un
certain sens de sa responsabilité de citoyen et d'enseignant.
On lui répondit sèchement que l'expérience n'éçhouerait
pas. On comprend mieux, aujourd'hui, ce que cette réponse
298 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

avait de grave. Elle signifiait que les gouvernants ne se


préoccupaient pas de l'avenir, mais restaient rivés au pré­
sent. Car enfin, ce qui ne pouvait pas échouer a bel et bien
échoué ! F. Houphouët l'a reconnu. Il a été forcé, à la
demande générale des familles et des enseignants, d'y mettre
fin à la rentrée 1982.
Maintenant que cette expérience est arrêtée, on s'aper­
çoit que, dès le début, elle était hasardeuse. En cela elle est
bien caractéristique de ce régime de laisser-faire et d'irres­
ponsabilité.
Pourquoi la Côte-d'Ivoire, qui ne possède pas une indus­
trie autonome de l'électronique, ni un contingent suffisant
de réparateurs de récepteurs de télévision, ni un réseau
d'électrification assez étendu, fut-elle le premier et le seul
pays au monde à instaurer un enseignement primaire géné­
ralisé par télévision ? Ce n'est pas parce que cette méthode
avait été reconnue bonne en elle-même, ni parce qu'on
savait avec cenitude qu'elle ne pouvait pas échouer, mais
parce que cette option permettait de donner aux familles
qu'inquiétait justement la dégradation de l'enseignement,
faute de maîtres et de locaux suffisants, l'illusion qu'on leur
apponait le remède universel à leurs problèmes. Les gens
ont cru, comme on l'affirmait, que « l'éducation audiovi­
suelle par la télévision (. . ) va permettre d'instruire tout le
.

pays d'un coup » (56) et que les récepteurs de télévision por­


teront à leurs enfants, où qu'ils soient, un enseignement de
la meilleure qualité, délivré par des maîtres exceptionnels, et
qu'ainsi seront supprimées les disparités régionales entre les
petits Ivoiriens.
La décision s'inscrit dans les suites du congrès du PDCI
de 1965 où la question de l'enseignement avait été au centre
des débats en ce qui concerne la politique intérieure. La
résolution du congrès à ce sujet est toute remplie de projets
plus saugrenus les uns que les autres. Excédés, sans doute,
par les critiques dont leur politique, ou plutôt leur absence
de politique de l'éducation était l'objet, les dirigeants décidè­
rent que, désormais, les populations elles-mêmes construi­
raient et entretiendraient à leurs frais les locaux destinés aux

(56) J. WOLF, Jeune Afrique, n° 515, 17-1 1-1970.


HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 299

enseignements primaire et secondaire. Selon une dépêche de


l'AFP :

« Compte tenu de la résolution sur l'éducation natio­


nale adoptée par le congrès du PDCI, le président ivoi­
rien a préconisé les mesures suivantes :
- Création au niveau des villages, par les popula­
tions, d'écoles primaires à plusieurs classes, assorties de
logements pour les maîtres.
- Création au niveau des sous-préfectures les plus
importantes de collèges d'enseignement secondaire par
les populations des sous-préfectures intéressées. ( ...) Des
exploitations agricoles ( .. .) seront cultivées par les villa­
geois pour l'entretien de leurs enfants ...
- L'établissement secondaire créé au niveau de
chaque sous-préfecture sera du type « campus
universitaire » et sur ce terrain chaque village concerné
construira une maison pour ses enfants (57). »

On conçoit que cette décision n'aurait pu qu'exacerber le


mécontentement si on avait voulu l'appliquer. En fait, elle
ne connut jamais un début d'application. Mais, aussi bien, il
était impossible de ne rien faire. C'est ainsi que le projet
d'enseignement télévisuel commença de s'insinuer, simple
thème démagogique au début. A cause du moment choisi,
ces insinuations n'étaient pas innocentes. Avant la Côte­
d'Ivoire, un projet semblable avait été reconnu indésirable
au Niger pour l'enseignement des enfants et n'avait été
retenu que pour des formes d'information spécialisée des
adultes dans les régions éloignées de ce vaste pays. Un autre
grand pays d'Afrique avait purement et simplement rejeté
un projet similaire derrière lequel se profilaient des intérêts
d'outre-Atlantique relayés par certains milieux français. Les
sérieuses difficultés de l'enseignement en Côte-d'Ivoire et
l'urgence de résoudre ce problème crucial, l'absence savam­
ment organisée d'informations sur le caractère expérimental
du procédé, l'impossibilité, pour le pouvoir, d'avouer son
incapacité, permirent de vendre à la Côte-d'Ivoire une opé­
ration qui n'avait été essayée nulle part.
Dans la combinaison des facteurs qui décidèrent de cette

(57) AFP-bulletin Afrique, n° 5793, 29-09-1965.


300 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

option, il faut souligner le fait que la décision dernière a été


arrêtée sans le moindre souci d'en débattre préalablement
avec les enseignants ou d'informer les familles du caractère
hasardeux du procédé. Dans ces conditions, ce n'est pas
vraiment une nécessité ou une volonté nationale qui fut à la
base de cette décision, même si la chose, présentée de
manière à exciter la vanité nationale, connut au tout début
une popularité certaine.
Si la grande majorité des Ivoiriens se trouvèrent, de ce
fait, comme le client qui achète les yeux fermés, on ne peut
pas croire qu'au sommet de l' État F. Houphouët ne possé­
dait pas un dossier détaillé de ce projet et de son histoire.
Mais on sait que la Présidence est le lieu où, si les
influences nationales n'y jouent aucun rôle, des intérêts
étrangers sont fort bien représentés. Le climat politique
aidant, il ne dut pas être difficile de s'acheter à soi-même,
avec l'argent des Ivoiriens, un projet invendable.
Dans une émission récente de Radio-France Internatio­
nale (RFI), M.Diawara, ancien ministre du Plan et l'un des
pères de l'enseignement télévisuel, affirmait encore, à propos
de cette question, que c'est l'opinion publique nationale qui
a tort. Pour autant, ce technocrate cosmopolite, qui est aussi
un chaud partisan de la « singapourisation » de la Côte­
d'Ivoire, était bien incapable de dire pourquoi il faudrait
maintenir un système d'enseignement dont les familles et les
enseignants ne voulaient plus entendre parler, ni en quoi ce
système était supérieur aux méthodes traditionnelles d'ensei­
gnement scolaire quoiqu'il ne donna jamais satisfaction à ses
utilisateurs.
La question est évidemment mal posée. L'enseignement
télévisuel c'était aussi telle quantité de matériels commandés
à l'étranger et payés en devises ; et plus telle quantité de
pièces de rechange ; plus tant de techniciens et spécialistes
étrangers pour la mise en route et pour la maintenance ;
plus, pourquoi pas, tant pour cent de commission allant
régulièrement grossir différents comptes numérotés en
Suisse. En d'autres termes, c'était une opération commer­
ciale autant, sinon plus, qu'une question d'enseignement.
Or, si en ce qui concerne l'enseignement l'échec est mainte­
nant reconnu, personne n'a encore dit que cela a été aussi
un échec commercial.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 301

Répondant à ceux qui réclamaient la suppression de


l' enseignement télévisuel, F. Houphouët déclara en
substance : « Nous ne sommes pas les seuls concernés par
cette question. » Pour arrêter une décision qui concerne
l'éducation des petits Ivoiriens et que l'opinion ivoirienne
attendait ou réclamait depuis dix ans, pourquoi faut-il con­
sulter les Québécois ?
La nécessité qui fonde les décisions économiques les plus
onéreuses, non seulement en termes financiers, mais aussi
en termes de société, apparaît toujours comme dépendant
d'abord d'intérêts étrangers. Bien entendu, une certaine
vanité nationale habilement conditionnée et entretenue est
largement mise à profit, mais là n'est pas l'essentiel, car le
sous-développement affecte aussi la capacité de l'opinion
publique à distinguer le bon grain de l'ivraie dès qu'il ne
s'agit plus de la sphère traditionnelle. On ne peut pas repro­
cher à un peuple dont plus de 60 % des adultes sont anal­
phabètes de s'ébahir devant « le plus grand hôtel
d'Afrique », le « CHU le plus moderne », l'illumination de
Yamoussoukro le « Manhattan africain » . A l'ombre de ces
slogans, les commandes fusent, le béton coule à flots et les
inaugurations triomphales se succèdent. Si ceux qui inaugu­
rent sont des Ivoiriens bon teint, en revanche, ceux qui ven­
dent et ceux qui bâtissent sont étrangers, comme ceux qui
font les études préliminaires et ceux qui décident en der­
nière analyse de leur adoption. Ainsi, un Norbert Beyrard,
conseiller à la Présidence vers 1963, était aussi le proprié­
taire du cabinet parisien d'études économiques qui, sous le
couvert de l'Institut pour le développement économique et
technique (IDET), dépensa un budget de 1 1 5 millions
de F CFA de l'époque pour préparer l'inventaire qui servit
de base pour la confection du « plan de dix ans » aussi
appelé « perspectives décennales ».
Il est probable qu'on n'aurait pas eu longtemps à cher­
cher pour trouver autour de F. Houphouët, de R. Saller et
de M. Diawara, quelqu'un qui était personnellement inté­
ressé à ce que le marché ivoirien de la télévision s'élargît
bien au-delà du petit cercle des ménages qui avaient les
moyens de s'offrir ce luxe, mais qui se moquait tout à fait
de l'égalité des écoliers ivoiriens devant l'instruction.
Le résultat de cette politique, c'est la crise de l'enseigne-
302 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

ment, à tous les niveaux, qui connaît aujourd'hui une gra­


vité exceptionnelle. Avec la récente suppression des inter­
nats de collégiens et de lycéens, on est revenu en 1 965.
Mais, pendant plus de dix ans, l'incurie du pouvoir aura
favorisé l'enrichissement d'une foule d'aventuriers qui ven­
daient de l'illusion à une jeunesse avide d'apprendre et de
se former. Et ne dit-on pas que la suppression des internats
n'est qu'une manière de les privatiser, puisqu'aussi bien il
faut que les élèves originaires des zones rurales dorment et
mangent ?
Ce serait une erreur de vouloir expliquer ce genre d'opé­
ration par l'incompétence ou l'ignorance. S'il y a incontesta­
blement échec de l'enseignement télévisuel, encore faut-il
bien voir en quoi cela a consisté et ne pas négliger de consi­
dérer la date et les circonstances de l'arrêt de cette expé­
rience. On n'a pas supprimé l'enseignement télévisuel parce
que le pouvoir a reconnu son échec, non ! C'est la pression
populaire qui a obligé F. Houphouët à mettre fin à une
expérience décriée. Et, c'est au moment de la crise de con­
fiance la plus grave vis-à-vis de son régime qu'il en andécidé
ainsi. On peut tenir que s'il n'y avait pas eu cette nécessité
incontournable d'offrir des sacrifices pour se concilier l'opi­
nion, l'enseignement télévisuel continuerait.

L'affaire de l'hôpital central

Une affaire de nature assez semblable vient de connaître


un épilogue peu glorieux pour l' État ivoirien, et coûteux
sans aucun doute pour les contribuables.
Début, 1976, « l'heure est à l'euphorie, pouvait-on lire
dans Fraiernité-Matin. Les cours du café et du cacao en
pleine ascendance faisaient affluer des quatre coins du
monde des investisseurs aux attaché-cases remplis de dos­
siers mirobolants, assortis d'offres de préfinancement. » Une
société « Latino consult », dont un projet d'abattoirs destiné
à Korhogo a été refusé, obtient le chantier de l'hôpital cen­
tral d'Abidjan : 500 lits, livrables en 1 980, pour 1 1 milliards
de F CFA.
A peine commencés, les travaux furent arrêtés. On s'était
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 303

enfin aperçu que « les garanties financières étaient


insuffisantes ; que les prix risquaient d'être multipliés par
deux ou trois, et que le dossier technique lui-même était
inopérant ».
Les négociations entre l'État et la société en vue d'une
solution amiable ont échoué. Après six ans de ce gâchis,
l'État a été contraint de résilier son contrat avec l'entreprise
"Latino consult" en juin 1982. « Pendant ce temps, conclut
le chroniqueur, la Côte-d'Ivoire a dû se débattre avec ses
problèmes de santé publique avec tous les inconvénients
qu'a comportés ce retard de travaux (58). »
On pourrait écrire la même chose au sujet de tous les
chantiers abandonnés, des usines clés-en-mains vouées à
n'être que des décors inutiles dans le paysage ivoirien, des
complexes sucriers surévalués et non concurrentiels, de
l'exubérance de Yamoussoukro, et même du port de San
Pédro et du barrage de Kossou, de tous ces projets gran­
dioses qui remplissaient naguère les discours de F. Hou­
phouët et de ses créatures.
Dans une époque où le nom d'hommes éminents dans
leur pays est souvent mêlé à des affaires de pot-de-vin, les
Ivoiriens s'interrogent avec angoisse sur les conditions dans
lesquelles tant de marchés douteux, qui ont engagé le crédit
du pays très au-delà de ses ressources actuelles et de ses
réserves, ont été conclus en son nom, sous l'autorité d'un
homme dont on vante partout la sagesse et le pragmatisme.
L'homme qui incarne ce gâchis est, en outre, probable­
ment le seul chef d'État dans toute l'histoire de l'humanité
qui a fait afficher et publier à prix d'or un communiqué où
on peut lire : « Le président de la République tient, une fois
de plus, à préciser que personne ne lui a fait l'injure de lui
proposer une commission quelconque pour l'obtention
d'avantages. Et il ne lui viendra jamais à l'esprit de perdre
sa dignité, toute dignité, au regard d'un peuple qui lui fait
confiance depuis 1944, en acceptant la plus petite
commission (59). »
C'était à la même époque où il décida de faire don à la

(58) Fraternité-Matin, 19-10-1982.


(59) Extrait d'un encart paru dans Le Monde du 29 juillet f977 sous la
rubrique « publicité •.
304 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

nation d'une partie de ses propriétés foncières. Et F. Hou­


phouët écrit ou laisse écrire : « une fois de plus », parce
que, vers 1971, au moment de l'affaire du dialogue avec
l'Afrique du Sud raciste, des rumeurs semblables à celles
que dément cet encart avaient déjà circulé.
Il n'est pas impossible que le chef de l' État ivoirien soit
innocent des accusations dont il fut l'objet dans les deux cir­
constances. Il n'en demeure pas moins que le système qu'il
a toujours prôné a engendré ces vices. Sous le trône le plus
sublime, en cherchant bien, ou même sans beaucoup cher­
cher, on trouvera un peu de poussière.
Le complexe hydro-électrique et agricole de Kossou et la
création d'un port moderne à San Pédro ont été la fierté des
Ivoiriens. A grand renfort de déclarations publicitaires, ces
projets ont été vendus à l'opinion ivoirienne comme on
vend des savonnettes ou de la pâte dentifrice. Or, ces réali­
sations, « orgueil et gloire du gouvernement ivoirien », qui
ont coûté respectivement 92 et 146 millions de dollars et
pour lesquelles « l'État a accepté d'emprunter des fonds
extérieurs à des conditions beaucoup plus rigoureuses que
ne le justifie la capacité d'endettement du pays » (60), s'avè­
rent maintenant aussi peu rentables pour le pays que l'ensei­
gnement télévisuel ou le contrat avec « Latino consult ».
Le projet de Kossou a été retenu en dépit des avertisse­
ments des experts de la Banque mondiale. Selon l'un des
constructeurs italiens, qui a été décoré par F. Houphouët,
ce dernier était « l'esprit promoteur et animateur » de cette
entreprise. Le représentant de Nixon, pour qui le chef de
l' État ivoirien professe une grande admiration, a souligné,
au nom du président régnant des États-Unis, « l'importance
du barrage dans l'histoire de l'amitié américano-ivoirienne ».
Les experts américains affirmaient que le projet pouvait
modifier radicalement l'économie ivoirienne. Mais, en
termes de planification nationale, et compte tenu de l'échec
technique aujourd'hui évident, il en est surtout résulté le
déplacement de 200 villages de cultivateurs et des complica­
tions infinies pour leurs habitants après leur transplantation
dans une région hostile, les populations de cette région
n'ayant pas été préparées à les accueillir.

(60) G. COMTE, Le Monde diplomatique, mars 1972.


HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 305

Le projet de San Pédro est aussi américain dans la


mesure où il était plus ou moins compris dans un pro­
gramme de développement des plantations Firestone par­
dessus la frontière ivoiro-libérienne. Les promoteurs pen­
saient aussi au bois : « Cette région est la dernière zone non
exploitée d'essences forestières tropicales. » La voie de com­
munication ainsi ouverte devait permettre « la création
d'immenses plantations d'hévéas entre San Pédro et la fron­
tière du Liberia, ainsi que l'évacuation du bois » (6 1).
Une grande incertitude régna longtemps sur les objectifs
réels de ce projet. Et, sans doute pour en masquer les avan­
tages financiers immédiats autant que les implications politi­
ques, en particulier le fait que, par ce biais, les États-Vnis
posaient un solide jalon en vue de leur expansion ultérieure
en Côte-d'Ivoire, on mit en avant, tour à tour, plusieurs
retombées économiques avantageuses pour le pays. La pers­
pective du développement d'une industrie sidérurgique à
partir du minerai de Bangolo fut l'un des appâts tendus à
l'opinion ivoirienne, renforcé par un projet de chemin de fer
qui aurait relié le sud-ouest de la Côte-d'Ivoire au Mali, en
passant par Bangolo.
Kossou et San Pédro ne sont pas, malgré tout, condam­
nables à ce seul titre. Si la Côte-d'Ivoire en avait eu les
moyens, on peut admettre, en s'en tenant à la morale du
capitalisme, que des gens édifient ou consolident des for­
tunes à la faveur de tels projets comme cela se fait dans tous
les systèmes de ce type, à condition que les intérêts à long
terme du pays soient préservés. Mais le modèle houphoué­
tiste est ainsi orienté que l'économie de la Côte-d'Ivoire s'est
transformée en une pompe à finance aussi efficace pour les
prêteurs qu'elle est dangereuse pour le pays. Qu'on ait pu
soupçonner le chef de l'État lui-même de prévarication et de
concussion montre la mesure de ce danger pour le corps
social de la nation.

(61) Journal de Genève, supplément au n° 25, 31 janvier 1969. Voir aussi AFP­
bulletind'Afrique, n° 5803 (1965).
306 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

cc Seigneur, délivrez-nous ... ,,

L'année 198 1 tiendra une place imponante dans l'his­


toire de la Côte-d'Ivoire. C'est l'année de l'accident mysté­
rieux qui a coûté la vie à J.-B. Mockey. C'est l'année où
B. Dadié a publié son Carnet de prison, chronique des temps
hé�oïques, qui restera à jamais la meilleure source pour la
connaissance des événements de 1949- 1950. L'auteur a jugé,
trente ans après ces événements, qu'il n'y avait rien à
ajouter à ce qu'il a écrit au fil des jours et des nuits de ces
années terribles. On ne peut pas ne pas y voir un signe car­
dinal des temps actuels. 1981 est l'année de la remise en
question globàle du modèle houphouétiste par tous les siens,
encore que tous ne soient pas sans arrière-pensées.
Fin 1981, un journaliste implorait : « Seigneur, délivrez­
nous des multinationales et donnez-nous le courage et les
moyens de ne jamais subir ... les autres. Qui nous impose
leur puissance ( 62) ? »
Le lendemain, Assouan Usher lui donnait une réponse
panielle et inattendue. Sous le titre : « L'avenir de la Côte­
d'Ivoire est notre affaire », il écrivait :
1

« Les forces obscures et redoutables qui dominent


•• •

les échanges internationaux (.. .) responsables de nos mal­


heurs entendent annihiler le progrès que nous avons
accompli : (elles) ont choisi de faire leurs richesses sur
notre dos. Cette situation doit être sentie comme un obs­
tacle à l'accomplissement de l'homme ivoirien, comme
une entrave qu'il faut briser pour être soi-même, pour
être libre (.. .) L'avenir de la Côte-d'Ivoire est notre
affaire. Nous ne devons compter que sur nous-mêmes.
(.. .) Rien ne sera fait si le réveil n'a pas lieu (63). »

Qui dormait ? Le prudent et oublieux Assouan Usher ne


le dit pas, mais on sait bien que ce ne sont ni les travail­
leurs ni les étudiants ivoiriens, qui, pendant les vingt-cinq
ans de ce pouvoir dont il n'est pas l'ennemi, n'ont pas laissé
passer une seule année sans manifester leur vigilance.

(62) J.P. AYË, Fraternité-Matin (3-12-1981), à propos du rachat de la sociêtê


Blohom par une multinationale.
(63) Fraternité-Matin (4-12-1981).
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 307

L'intérêt de cet article, c'est que le très opportuniste


maire de Cocody n'y fait que reprendre à son compte les
constatations de bon sens du « Conseil national » des 16-19
et 25 novembre 1981 qui témoignent de l'état d'esprit des
populations : « Personne ne nous aidera à sortir de cette
situation ; nous ne surmonterons la crise que par nous­
mêmes, grâce à une organisation intérieure qui évalue nos
possibilités réelles et préconise des solutions au regard des
ressources disponibles. »
Cette opinion, on la retrouve aussi, un peu hésitante
cependant, dans le très officieux La Côte-d'Ivoire en
Chiffres : « Limiter le développement industriel de la Côte­
d'Ivoire à de grandes unités d'origine étrangères risquerait
donc à terme de compromettre gravement l'indépendance et
l'équilibre économique du pays. »
Jugée par les siens, le modèle houphouétiste apparaît
comme une aberration dans ces principes mêmes. Mais cette
critique de l'intérieur, aussi prometteuse qu'elle soit, ne
pouvait être que partielle et superficielle : l'illusion fonda­
trice du houphouétisme, l'illusion qu'on peut séparer la
politique et l'économie, persiste et fausse toute analyse. Elle
entraîne deux conséquences.
La première, c'est le refus ou l'incapacité de situer les
responsabilités là où elles doivent l'être. D'où les préten­
tions moralisantes et les pantalonnades qui se refèrent à de
pures abstractions sans visage comme « le modèle
traditionnel » des uns et les « forces obscures et
redoutables » des autres. F. Houphouët lui-même donne le
ton lorsqu'il feint de s'en prendre à la détérioration des
termes de l'échange, comme si l'échange inégal n'est pas
l'essence même des rapports que les impérialistes entretien­
nent avec ceux qu'ils tiennent sous leur domination.
Quand le chef de l' État ivoirien fait mine de critiquer
avec amertume l'injustice de la division internationale du
travail dans le système capitaliste, il ne peut s'agir que
d'une tentative un peu vaine de tirer son épingle du jeu. Il
existe suffisamment de preuves qu'il n'ignorait pas que cette
injustice est le fondement même de ce système. Il n'est que
de relire le discours-programme du 1 5 janvier 1962. Il ne
s'agit pas d'un plaidoyer en vue de convaincre, mais de
308 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

l'annonce d'une décision unilatérale proclamée avec superbe


et assonie de menaces non voilées à tous ceux qui auraient
pu avoir l'outrecuidance de la discuter. F. Houphouët ne
cherchait pas un consensus, mais il s'appuyait sur l'arbi­
traire des lois scélérates de 1 959, votées par des députés ter­
rorisés ou corrompus qu'il avait choisis, justement, à cause
de leurs faiblesses. D'ailleurs, ce qu'il paraît regretter sur le
tard, ce n'est pas que la Côte-d'Ivoire soit traitée avec
mépris et cynisme par ses prétendus amis, c'est que ce
mépris et ce cynisme risquent de dégoûter les Ivoiriens du
soi-disant libéralisme économique.
La deuxième conséquence, c'est le refus de reconnaître
le lien pounant évident entre des phénomènes de nature
diverses, mais qui n'en relèvent pas moins d'une seule et
même cause : l'exode rural, le chômage, la misère moderne
qui s'appelle difficulté de se loger, de se soigner, de scola­
riser ses enfants, toutes les formes de délinquance, les
magouilles politiques, la gabegie, la déliquescence du sys­
tème politique, en un mot : la chienlit ; tout cela découle du
modèle imposé à la Côte-d'Ivoire par F. Houphouët après
son ralliement solitaire au pani colonial.

Le modèle houphouétiste et la société

L'expansion d'Abidjan faisait, dans les années soixante,


la fiené des dirigeants ivoiriens. Le développement désor­
donné et incontrôlé d'une mégalopole disproportionnée
autour des activités du Plateau et du pon résulta incontesta­
blement de cette « réussite totale » dont F. Houphouët se
félicitait en 1970, devant les invités et les délégués au
congrès du PDCI : « Ce développement économique et com­
mercial nous a permis des réalisations sociales
indiscutables (64). »
Le « miracle » a attiré en Côte-d'Ivoire des milliers de
ressortissants des pays voisins. Dans la dernière période, la
population s'est accrue plus vite du fait de cette immigra­
tion que du fait de la fécondité des familles ivoiriennes,

(64) Fraternité-Matin, 2 novembre 1970.


HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 309

pourtant plus qu'honorable. La moitié, voire les 2/3 de la


population d'Abidjan, est d'origine étrangère. Dans ces con­
ditions, la prolifération de toutes les formes de délinquance
s'accompagne d'un accroissement de la xénophobie dans les
masses citadines, d'ailleurs encouragée par l'incurie et la
démission du pouvoir. Ne dit-on pas qu'après la tuerie
d'Agban (65), les plus hautes autorités du pays ont d'abord
manifesté leur indulgence aux bourreaux d'une quarantaine
de Ghanéens avant de feindre de compatir à l'affiiction des
familles et de la nation des victimes ? Le régime fait aussi
son profit de cette tare que le pays a contractée grâce au
fameux « miracle».
L'afflux des étrangers en Côte-d'Ivoire n'est pas seule­
ment l'une des conséquences du « miracle», c'en était l'une
des conditions. La politique de la porte ouverte correspond
à la réalisation d'un rêve très ancien des milieux coloniaux
toujours très puissants dans le pays. Dès 1946, le leader du
parti colonial, Jean Rose, envisageait de créer une réserve
permanente de main-d'œuvre dans la zone forestière, en y
transférant 500 000 Mossi. Entre 1 950 et 1 965, le nombre
des salariés africains d'origine étrangère est passé de 100 000
à 950 000 (66) ; à quoi il faut ajouter 72 000 salariés non
africains, dont 50 000 Français.
En 1965, la population africaine d'origine étrangère
représentait 1/4 de la population totale ; 35 à 40 % de la
main-d'œuvre masculine active ; la moitié de la main­
d'œuvre des zones urbaines, où elle occupait plus de 60 %
des emplois urbains en dehors de la fonction publique ; 112
à 2/3 de la main-d'œuvre rurale des plantations (67).
D'après une statistique de l'Office de la main-d'œuvre
publiée cette même année, 65 % des manœuvres occupés en
Côte-d'Ivoire étaient des non Ivoiriens, ainsi que 77 % des
cadres (68).
Ces chiffres, qui sont restés pratiquement inchangés
depuis 1 965, montrent que l'un des effets les plus mar­
quants du modèle houphouétiste est une marginalisation des
Ivoiriens par rapport au marché du travail dans leur propre

(65) Faubourg nord d'Abidjan.


(66) D'aprês S. AMIN.
(67) Marchés Tropicaux, n° 3155 (30-10-1971), p. 3206.
(68) Ibidem.
310 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

pays. L'avantage recherché était l'affaiblissement des organi­


sations défensives des travailleurs salariés. Le pouvoir a sou­
vent mis à profit cette disproportion pour régler les conflits
sociaux et professionnels par des mesures d'expulsion.
L'opposition des intérêts des salariés africains d'origine
étrangère et des salariés ivoiriens était entretenue de diffé­
rentes manières, mais le pouvoir s'en servait avant tout
contre les Ivoiriens eux-mêmes. C'est ainsi que, loin de
chercher à arrêter cette évolution dangereuse, F. Houphouët
eut l'idée, dès 1 963, de l'aggraver par son projet de double
nationalité.
C'est le 28 septembre 1 963 que ce projet avait été
lancé :
« Je voudrais exprimer une pensée affectueuse pour tous

nos frères non originaires de la Côte-d'Ivoire. (. . . ) Nous leur


confirmons qu'ils sont ici chez eux, et que, dans les mois
qui viennent, nous allons engager avec les responsables de
leurs pays respectif des pourparlers en vue de leur accorder
la double nationalité (69). »
Étant donné la date, on pouvait croire qu'il s'agissait
d'une improvisation de circonstance. Mais, deux ans plus
tard, dans une dépêche diffusée par l'AFP le 25 septembre
1 965, on pouvait lire : « Le président ivoirien a annoncé que
le 1er de l'an 1 966 la double nationalité aura été instaurée
dans tous les pays de l'Entente (70). » Cette information
révèle à la fois l'importance que F. Houphouët attachait à
son projet et la gravité de la crise qu'il a suscitée.
En 1 963, ce projet saugrenu était appuyé par une réfé­
rence à !'Organisation de l'unité africaine (OUA) qui venait
de voir le jour. F. Houphouët était-il devenu panafricaniste
au point d'admettre la notion de supranationalité ? Il n'en
était rien, comme on peut s'en rendre compte d'après son
attitude peu constructive vis-à-vis de cette organisation
depuis sa création. Dans les conditions de l'époque marquée
par les « complots » et compte tenu de la grande peur que
les masses ivoiriennes inspiraient aux colonialistes depuis les
années quarante, il s'agissait plus vraisemblablement d'une
tentative de substitution de peuple, comme si on avait ima-

(69) Agence ivoirienne de presse (AIP), Bu/L spécia4 28-09-1963.


(70) AFP-Bull d'Afr., n° 5790.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 311

giné de rendre le peuple ivoirien moins pugnace, en le


diluant. Venant après le doublage de F. Houphouët dans les
années cinquante et la neutralisation des meilleures têtes du
pays neuf mois auparavant, ce projet n'aurait pas manqué,
s'il avait pu être réalisé, de réduire les Ivoiriens à l'état où
sont les Peaux-Rouges dans leurs réserves, ou les Noirs
d'Afrique du Sud dans les bantoustans. Les mobiles politi­
ques de ce projet étaient évidents et, d'ailleurs, le chef de
l'État ivoirien ne s'en cachait pas : « On verra un Ivoirien
ministre à Ouagadougou ou à Niamey, un Voltaïque
ministre à Abidjan ou à Niamey (7 1 ). » Comme il n'y avait
à Ouagadougou et à Niamey aucun résident ivoirien pouvant
devenir ministre, cette formule n'était visiblement destinée à
fonctionner qu'à sens unique.
Les principaux intéressés ne s'y sont pas trompés :
« L'affaire de la double nationalité, écrit V. Méïté, a révélé
une profonde divergence entre les dirigeants et le peuple
ivoirien (72). » « Divergence » est un euphémisme. En réa­
lité, cette affaire déclencha une crise aussi grave que celle de
janvier 1963. Effrayé par les conséquences prévisibles s'il
s'entêtait à vouloir imposer son projet, F. Houphouët battit
en retraite dans un contexte de crise ouverte.
La lecture de la presse internationale consacrée à cette
affaire est instructive. On y rapportait l'hostilité ouverte des
Ivoiriens à ce projet. Le départ de R. Saller, grand stratège
du plan de développement, et l'abandon du projet de double
nationalité y étaient associés à la série de mesures démagogi­
ques prises alors en direction de l'opinion ivoirienne.

« Les jeunes Ivoiriens, écrivait Philippe Decraene,


estiment que certaines places leur reviennent de droit.
Après avoir longtemps différé sa décision, le président de
la1 République de Côte-d'Ivoire a finalement admis la
légitimité de certaines de ces revendications. Il faut souli­
gner à ce sujet que le départ de M. Saller intervient à
un moment où une partie de l'élite intellectuelle ivoi­
rienne nourrit un sentiment nationaliste vigoureux (73). »

(71) Cité par V. MËITÉ, op. cit., p. 342.


(72) Ibidem, p. 344.
(73) Le Monde, 23-24 janvier 1966.
312 FÉLIX HOUPHOU�T ET LA CÔTE-D'IVOIRE

L'aspect social de l'affaire était souligné par un propos


de F. Houphouët lui-même : « La double nationalité n'est
pas un passepon pour l'emploi (74). » Et il dévoila le reten­
tissement de cette affaire au plan de la politique intérieure
avec une vulgarité qui lui vient parfois dans les moments de
grand désarroi :

« Le chef de l' État a (.. ) stigmatisé ceux qu'il a


.

appelés "les ennemis cachés de notre parti" qui lâche­


ment ont trouvé dans le problème de la double nationa­
lité la faille, le mobile politique pour exploiter le mécon­
tentement des masses.
« Ceux qui sont en train de grenouiller devraient se
méfier, car nous ne les traduirons pas devant la Haute
cour de justice mais devant le parti et s'ils sont coupa­
bles, quels qu'ils soient, nous les remettrons à leur
comité de village pour leur inculquer quelques notions
d'amour (75). »

Le certificat de Jo Atûa

Il n'y a jamais eu chez le chef de l'État ivomen une


véritable volonté de lutter contre le chômage. Même après
le rejet de la double nationalité dans . laquelle les Ivoiriens
ont sunout vu une menace contre l'emploi, rien n'a été
entrepris pour endiguer l'immigration sauvage. Le pouvoir
s'est constamment refusé à exercer une forme quelconque de
contrôle aux frontières. C'est que, tant que dura le
« miracle », les employeurs avaient intérêt à disposer de ce
volant de main-d'œuvre excédentaire qui leur permettait de
faire pression �ur la classe ouvrière ivoirienne. Le modèle
houphouétiste avait besoin du chômage pour produire tous
les effets que les investisseurs étrangers en attendaient.
La « prospérité » et le chômage, s'engendrant l'un
l'autre, ont entraîné l'éclosion ou le développement de nom­
breux maux sociaux, depuis la simple débrouillardise jus-

(74) U.P., 43/A-60, janvier 1966.


(75) Ibidem.
HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 313

qu'au gangstérisme à l'américaine, en passant par la prosti­


tution, la traite des Blanches et le trafic des stupéfiants.
F. Houphouët, qui joue volontiers les moralistes, n'a pas
craint de se commettre 'avec un Jo Attia, bandit français
connu, allant jusqu'à lui délivrer un « certificat de bonne vie
et mœurs » .
Le nom de la Côte-d'Ivoire a été, aussi, fréquemment
mêlé à des affaires d'enlèvement de jeunes femmes dans cer­
taine ville de la Côte-d'Azur. Le libéralisme économique,
c'est aussi, dira-t-on, la liberté pour les bandits internatio­
naux d'exploiter salles de jeux et boîtes de nuit très spé­
ciales. Mais de telles entreprises ne prospèrent que pour
autant qu'elles opèrent en marge de la légalité formelle, tolé­
rées, voire protégées par certains organismes de police, ce
qui entraîne fatalement des formes de corruption plus dan­
gereuses encore pour la sécurité des citoyens que le bandi­
tisme ouvert. C'est ainsi que s'explique l'inefficacité des ser­
vices de sécurité à cause de laquelle les Abidjanais tendent
de plus en plus à se faire justice eux-mêmes en pratiquant
l'autodéfense et au prix, souvent, de tragiques méprises.

<< Monsieur Tôghô-Gnini » et la culture

Tandis qu'Abidjan se transformait ainsi en un immense


lupanar, la vie culturelle y connaissait un dépérissement
continu. Alors que les feux du « miracle économique »
s'éteignent les uns après les autres, les Ivoiriens découvrent
cette autre conséquence du « libéralisme » . Si le long règne
de F. Houphouët laisse un souvenir durable dans la
mémoire des Ivoiriens, ce ne sera sûrement pas un monu­
ment culturel. Le houphouétisme n'est pas seulement une
grande braderie des ressources naturelles de la Côte-d'Ivoire,
c'est aussi l'abandon en friche de ses ressources intellec­
tuelles et morales.
Au ministère de la Culture confié, peut-être par dérision,
au plus illustre des écrivains ivoiriens, qui fut aussi l'une
des premières victimes de la répression colonialiste d'après
la Deuxième Guerre mondiale, n'échoit qu'une portion sym­
bolique du budget de l'État.
3 14 FÉLIX HOUPHOuET ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Ni à Abidjan, ni même à Yamoussoukro, il n'existe un


lieu culturel digne de ce nom, sauf le centre culturel de
1'Ambassade de France. Cette absence n'est qu'une forme de
censure qui n'ose pas dire son nom. Ainsi, toute manifesta­
tion culturelle indépendante peut être aussitôt taxée de sub­
version. Ainsi s'explique la pauvreté de la création artistique
ivoirienne. Alors que de vrais talents existent dans tous les
domaines, la littérature, le théâtre, le cinéma, la musique et
les arts plastiques ivoiriens occupent l'un des derniers rangs
en Afrique.
On aurait tort de mettre cette absence d'intérêt du pou­
voir au compte de l'ignorance ou de l'indifférence d'un
« homme de la terre » pour l'art et les autres formes d'acti­
vité intellectuelle. F. Houphouët est, paraît-il, un amateur
de tableaux de maîtres. Mais on n'a vu chez lui qu'un seul
tableau peint par un Ivoirien et représentant son portrait.
Le développement des activités culturelles en Côte­
d'lvoire suppose évidemment la responsabilité des Ivoiriens.
Un système politique qui repose aussi totalement sur un
effort soutenu pour marginaliser ou pour abêtir le peuple ne
peut pas prendre le risque de le voir s'émanciper par le
biais de la culture.
En 1969, la Côte-d'Ivoire n'était représentée au Festival
panafricain d'Alger que par une jeune troupe de théâtre
d'ailleurs talentueuse, au service d'une pièce excellente,
« Monsieur Tôghô-Gnini » (76), l'une des meilleures œuvres
de B. Dadié. Dans le même temps, l'excellente troupe de
danses et chants traditionnels créée et animée par Coffi
Gadeau était envoyée en Suisse alors qu'elle pouvait
compter sur un immense succès à Alger malgré la forte con­
currence. Cependant, le plus surprenant était que B. Dadié,
alors directeur de la Culture, n'avait pu se rendre à Alger
qu'en tant qu'invité de la troupe qui jouait sa pièce. Il
n'était pas membre de la délégation officielle de la Côte­
d'Ivoire et c'est comme auditeur muet qu'il assista, peut­
être, à la rencontre des intellectuels africains qui était orga­
nisée dans le cadre du festival.
F. Houphouët avait voulu que la grande conscience ivoi-

(76) En dioula : • L'homme qui cherche un nom. •


HOUPHOUÉTISME, ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ 315

rienne d'alors restât muette à cette occasion. Plus que la


maigreur de la dotation budgétaire du ministère de la
Culture, c'est encore l'image mélancolique d'un B. Dadié
hantant silencieusement les lieux culturels d'Alger pendant
la grande fète africaine qui illustre le mieux la politique cul­
turelle du régime.
Conclusion

« Le prodige serait une légère poussée contre le


[mur.
Ce serait de pouvoir secouer cette poussière. »

Paul Éluard

Les colonisateurs n'ont pas été particulièrement portés à


manifester de la considération pour les idées, les actes ou la
vie de leurs adversaires, qu'ils soient ou non des monarques
prestigieux, des guerriers pleins de bravoure ou des organi­
sateurs politiques éminents. Le destin de F. Houphouët
n'infirme pas cette règle. Il ne serait vraiment exceptionnel
et différent que si, grâce à lui, la Côte-d'Ivoire avait pu
échapper au traitement que les puissances impérialistes
réservent aux pays faibles. Or, malgré toute la bonne
volonté de son dirigeant, le pays n'a pas échappé au lot
commun. Considéré sous l'angle des rapports traditionnels
de l'Afrique avec les puissances impérialistes, avec quelques
particularités, le sort de la Côte-d'Ivoire et du peuple ivoi­
rien est le même que celui de la plupart des pays et des
peuples du continent, aujourd'hui comme hier.
C'est une politique délibérée qui a empêché l'Afrique
d'aborder le XX• siècle avec des formes d'organisation issues,
à la fois, de son propre passé, de ses propres besoins et des
exigences de l'époque. Les impérialistes voulaient des peu­
ples désespérés et sans mémoire. Ils usèrent de tous les
318 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

moyens pour parvenir à leurs fins : la ruse, la trahison et la


force ouverte. Les armes qui servirent à soumettre l'Afrique
sont les mêmes qui firent la guerre de 1870 ou celle de14-
18. Les Africains ne pouvaient leur opposer que des lances
et des flèches. S'ils firent souvent preuve d'une immense
force morale,- elle leur coûta plus en vies humaines qu'elle
n'en coûta à leurs adversaires.
Aucun autre continent n'a connu, en aussi peu de
temps, un si grand nombre d'assassinats de dirigeants poli­
tique de qualité avant même qu'ils aient pu développer
toute la mesure de leur volonté d'action. A notre époque,
Rwagasore fut l'un des premiers, suivi par Um Nyobé,
Lumumba, Moumié, Mondlane, Mahgoub, Cabral, etc., etc.
Ces meurtres continuaient les méthodes de la fin du siècle
dernier, par lesquelles les puissances européennes réduisirent
les peuples africains à leur merci.
La colonisation eut pour conséquences et pour condi­
tions le démantèlement de communautés entières ; la néga­
tion des valeurs qu'elles cultivaient et de leurs droits
humains les plus élémentaires ; le meurtre ou le banissement
des dirigeants les plus irréductibles parce que les plus
lucides et les plus capables ; l'avilissement des autres. Puis,
pendant des décennies, le labeur servile de millions
d'hommes et de femmes gonfla le patrimoine des bourgeoi­
sies métropolitaines, cependant que leurs propres pays, cou­
verts à profusion d'emblèmes étrangers, étaient à l'abandon.
Au moment où l'indépendance devint inéluctable, on
recommença à abattre massivement les têtes de l'Afrique,
afm de la maintenir dans l'état où il convenait aux mono­
poles coloniaux qu'elle demeurât.
Il faut sans cesse réfléchir à ce fait. Au Centrafrique,
l'abbé Bocanda disparaît dans un accident suspect d'aviation,
et tout est changé. Ce pays qui a vu naître un homme si
généreux est mûr pour tomber sous la coupe d'un Bokassa
après le piteux intermède de David Dacko. Patrice
Lumumba est assassiné, et une poignée d'hommes seulement
avec lui, et le Congo est livré pour des années à la chienlit
avec ou sans casquette. Au Ghana, l'élimination télécom­
mandée de Kwamé Nkrumah suffit à plonger son pays dans
une incertitude qui ne paraissait pas avoir de fin, jusqu'à ce
CONCLUSION 319

que Jerry Rawlings et ses compagnons tentent leur action de


redressement en cours.
L'histoire de la Guinée, après son refus mémorable du
diktat de De Gaulle, fut continuellement troublée par des
provocations et des agressions qui culminèrent dans le
débarquement du 22 novembre 1970. C'était une opération
préparée et exécutée avec la participation de tous les centres
impérialistes. Si Sékou Touré avait été renversé alors, ou
tué, ce pays se serait trouvé brutalement sans tête en dépit
de la pléthore des candidats à son remplacement. Les impé­
rialistes se servaient des Barry lbrahima et des Nabi Youla
pour renverser S. Touré. Cependant, aucun des fantoches
n'était du tout assuré d'être l'homme qui serait choisi en fin
de compte. L'affaire des stratèges de Paris, Bonn et Was­
hington n'était pas de porter l'un ou l'autre au pouvoir ;
c'était seulement de s'emparer de la Guinée et de ses
richesses, en se servant de leur ambition. En raison même
de la puissance de l'organisation des masses gl.!.inéennes et
de leur vigilance, l'objectif de ces entreprises ne pouvait pas
consister en une simple substitution d'hommes, mais en la
démoralisation de tout un peuple. S. Touré ne gênait que
parce qu'il avait su insuffler dans les masses guinéennes la
volonté de résister aux chants des sirènes impérialistes.
Il est clair, à considérer l'évolution désastreuse du Mali
depuis la chute de Modibo Keita ; la quarantaine imposée
au Bénin depui� 1 972 ; les actions de diversion perpétrées
en Angola, en Ethiopie ou au Mozambique ; les complica­
tions artificielles de la question namibienne ; le soutien cons­
tant et multiforme au régime de l'apartheid ; les difficultés
internes suscitées aux régimes Mugabé, Oboté et Rawlings ;
et _les manœuvres sournoises en vue de paralyser l'OUA ; il
est clair que les impérialistes n'entendent pas tolérer en
Afrique des régimes libres pratiquant des politiques con­
formes à l'intérêt des peuples dans les conditions de notre
époque.
En revanche, le régime ivoirien est leur coqueluche.

La Côte-d'Ivoire n'a pas été toujours ce paradis. F. Hou­


phouët lui-même n'a pas toujours inspiré du respect et de
l'amour à ceux qui, aujourd'hui, le portent aux nues. Entre
1 945 et 1950, quand la Côte-d'Ivoire se tenait à l'avant-
320 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

garde du mouvement anticolonialiste de l'Afrique noire, des


dizaines d'ivoiriens furent massacrés. F. Houphouët, qui
était le principal dirigeant de ce mouvement, était l'objet
d'une haine implacable de la part de ses actuels laudateurs.
Ses qualités dont on fait parfois remonter les manifestations
à sa prime enfance, ne furent, cependant, reconnues
qu'après 1 950.
En 1950, le mouvement anticolonialiste ivoirien était
vaincu. La répression avait frappé massivement les militants
de la base, mais elle avait été sélective en ce qui concerne
les dirigeants. Les plus radicaux, considérés par les autorités
coloniales comme des extrêmistes irrécupérables, étaient
frappés d'une espèce d'incapacité définitive à participer à la
direction du pays. F. Houphouët en revanche, soigneuse­
ment isolé des influences de l'opinion publique ivoirienne et
entouré de conseillers français, était porté au pinacle.
Ainsi parrainé, il n'a pas eu à déployer beaucoup de
talent pour confisquer l'exercice de la souveraineté nationale
bien au-delà des pouvoirs que lui donnèrent ensuite la cons­
titution républicaine. Il reçut le pouvoir absolu des mains
des vainqueurs de 1 950 et, grâce au système des conseillers,
il le partage avec eux. Ce qui fait que son pouvoir est moins
un pouvoir personnel qu'un pouvoir dominé, . caractérisé,
d'une part, par le fait que la haute administration ainsi que
les principaux leviers de la politique économique et finan­
cière se trouvent entre des mains étrangères et irresponsa­
bles, comme aux plus beaux jours du régime colonial ; et,
d'autre part, par le fait qu'aucun homme politique ou haut­
fonctionnaire ivoirien ne participe de manière décisive à la
définition ou à la conduite de la politique du pays.
Il est inévitable que ce pouvoir sans base nationale ni
contrôle s'exerce contre les intérêts de la Côte-d'Ivoire et
des Ivoiriens.

Un bilan général de ce long règne montrerait que la


Côte-d'Ivoire y a plus perdu que gagné.
Ce pays qui fut le seul en Afrique à avoir vu naître un
mouvement révolutionnaire authentique en 1 945 est,
aujourd'hui, peut-être celui où la vie et la pensée politiques
sont les plus pauvres. Le PDCI, longtemps confisqué par
F. Houphouët et son ancien intendant Ph. Yacé, vient d'être
CONCLUSION 321

livré aux dents et aux griffes des coteries et des clans orga­
nisés autour des ambitions médiocres de quelques individus
connus pour leur dépendance à l'égard des centres impéria­
listes.

Dans le monde entier la réputation de la Côte-d'Ivoire


est celle d'une plaque tournante pour les entreprises dirigées
tour à tour ou simultanément contre la sécurité des pays
indépendants voisins ; contre les mouvements de libération
de l'Afrique australe ; contre l'unité africaine.

La politique sociale, au sens large, est un échec. L'ensei­


gnement, victime des mesures aberrantes et de malversations
jamais dénoncées, a donné des résultats tragiques qui hypo­
thèquent lourdement l'avenir de la jeunesse et de la société.
Les créateurs sont découragés par une censure inavouée et
par le mépris dont ils sont l'objet de la part des dirigeants.
Il n'existe pas de politique culturelle digne de ce nom, mais
une entreprise d'abêtissement des populations. La santé
publique est à l'abandon. La prévention des maladies trans­
missibles et la lutte contre les maladies curables n'ont pas
notablement progressé depuis l'indépendance alors que le
pays possède un centre hospitalo-universitaire « unique en
Afrique ». Les syndicats, réduits au rôle d'une courroie de
transmission des volontés patronales, n'offrent aucune pro­
tection aux travailleurs. La misère et la délinquance se con­
juguent pour transformer Abidjan en une nouvelle Baby­
lone.
Le nom de F. Houphouët restera attaché au choix qu'il
a fait publiquement en 1962, mais, en réalité, depuis plus
longtemps, de subordonner l'agriculture ivoirienne, arriérée
et maintenue imprudemment dans ses méthodes archaïques,
aux activités modernes d'un secteur industriel et commercial
entièrement aux mains des étrangers et branché, littérale­
ment, sur l'économie ivoirienne à la manière d'une pompe
aspirante.
Cette politique a fait illusion un certain temps. D'ail­
leurs, il ne serait pas sérieux de la condamner en bloc. La
rationalisation du pillage colonial après l'indépendance a
valu au pays une infrastructure routière excellente pour
l'Afrique, des centrales hydro-électriques avec leur lac artifi­
ciel, un deuxième port en eaux profondes et d'autres réalisa-
322 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

rions moins spectaculaires, qui ont coûté assez cher, mais


qui sont ou seront sa propriété. En revanche, l'industrialisa­
tion tant vantée n'est qu'une supercherie dispendieuse. La
forêt ivoirienne est irrémédiablement ruinée. Le décollage
économique annoncé n'a pas eu lieu. Malgré le volume
accru de sa production agricole et les liens privilégiés tissés
avec les centres impérialistes, le pays est au bord de la ban­
queroute.
La survenue brutale de la crise économique, avec son
cortège de difficultés sociales de plus en plus insupportables,
a précipité l'échec du modèle de développement imposé au
pays. Par la même occasion, elle a mis à nu l'incompétence
qui a présidé à son élaboration comme à son application, à
supposer que les auteurs de ce modèle étaient de bonne foi.
Pendant plus de vingt ans, le pays a été livré à un gâchis
colossal tandis que les responsables de ce gâchis, méprisant
les avis des spécialistes désintéressés et la résistance multi­
forme du peuple, répandaient des flots de louanges sur eux­
mêmes. Ce gâchis et cette imprévoyance ont entraîné une
dépendance accrue de la Côte-d'Ivoire par rapport aux ban­
ques privées étrangères qui aura tôt fait d'atteindre son
point d'irréversibilité si le pays continue sur sa pente
actuelle.
Ils ont empoisonné le corps social tout entier par les
illusions et les comportements irresponsables, voire délic­
tueux, engendrés ou encouragés par l'euphorie et l'incurie
des dirigeants.

Vingt ans de pouvoir absolu et un « miracle


économique » n'ont pas réussi à faire oublier le courage de
ceux de 1949-1 950 ni le péché originel de ce régime. Le
long règne de F. Houphouët restera dans l'histoire de la
Côte-d'Ivoire comme une parenthèse coûteuse et tragico­
comique.
Tout au long de son existence, le régime a dû affronter
plusieurs crises sans pouvoir les résoudre au fond, malgré la
rigueur ou !'habilité des formes de répression utilisées en
vue de les surmonter. Pas une seule année, même aux plus
beaux jours du « miracle économique », le régime n'a connu
de répit. Dès le début l'orientation imposée au pays par les
autorités coloniales avec la complicité de F. Houphouët a
CONCLUSION 323

rencontré l'opposition de la maj orité des Ivoiriens. Chacun


comprenait ou devinait la supercherie de la « coopération
égalitaire et fraternelle » et de la « doctrine politique et
économique » prêchée le 1 5 janvier 1962 et dont la mise en
application autoritaire fut directement à l'origine de la plus
grave de ces crises, celle de 1 963.
Ces crises, on peut les considérer comme des phases par­
ticulières de la lutte séculaire des peuples ivoiriens contre la
domination étrangère. Chacune d'elles a reposé, à sa
manière, dans le langage et avec les moyens correspondants
aux conditions de leur survenue, l'éternelle revendication de
l'indépendance nationale et de la libre disposition des res­
sources du pays pour le progrès véritable de la société ivoi­
rienne. Au fil du temps, les générations ont succédé aux
générations sans que la tâche fondamentale des Ivoiriens soit
jamais perdue de vue. La relève des générations s'est accom­
pagnée d'une augmentation de la conscience des besoins et
des moyens de les réaliser. Les Ivoiriens comprennent tou­
jours mieux que ce que le pays a subi ces dernières années
est la responsabilité de celui qui s'est arrogé le droit de
penser, de parler et de décider en leur nom, mais qui ne
peut le faire, semble-t-il, sans l'aide et l'accord des agents
étrangers dont il est entouré. C'est ce qu'on peut lire à tra­
vers les débats du Conseil national du parti unique ou ceux
de l'Assemblée nationale, où on parle maintenant presque
aussi librement que dans les maquis de Treichville ou
d'Abobo-Gare.

Bien avant que ce régime ne voie le jour, l'un de ses


meilleurs serviteurs actuels, M. Ekra, prédisait ce qu'il en
résulterait :
« Nos dirigeants veulent arrêter la marche des temps !

(. ) Ils ignorent (les aspirations du peuple) parce que sortis


..

eux-mêmes pour la plupart du peuple laborieux, dont ils ont


capté la confiance, commanditaires sans scrupules, ils ont
trahi les intérêts des travailleurs et lié leur destinée à celle
des parasites de la société. L'argent les a coupés de tout. Ils
ont perdu le contact avec la réalité, car la réalité, c'est la vie
du peuple. Ils ont perdu le contact avec toutes les morales
- philosophiques ou religieuses - sur quoi l'homme
mesure sa supériorité universelle, car la morale tient à la vie
324 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

du peuple. Ils ont perdu le contact avec leur conscience, car


l'argent et l'esprit de justice et de bien ne peuvent habiter le
même corps. Mais le pire, c'est que les maîtres du jour
ignorent eux-mêmes ce qu'ils sont. Ils ignorent leur
égoïsme, leur incompréhension, leur trahison. Les appétits
démesurés, la soif inextinguible d'argent et de pouvoir ont
fermé leur cœur à la misère et à la faiblesse de leurs sembla­
bles. Ils ont perdu les plus nobles sentiments qui font qu'un
homme est un homme. En vérité, ce qui leur reste de toute
leur personne, c'est leur animalité, bestiale et sanguinaire, à
peine cachée sous des brochettes de galons ( 1 ). »
Que l'homme qui parlait ainsi soit devenu l'un des Ivoi­
riens les plus riches en servant avec zèle les intérêts étran­
gers qui dominent le pays, voilà qui montre quel mortel
danger ce régime a représenté pour les valeurs civiques que
des centaines de milliers de femmes et d'hommes ont défen­
dues avec courage et ténacité en 1950, et pour lesquelles des
dizaines sont morts.
En 1949- 1950, le mouvement insurrectionnel n'avait
guère de chance d'aboutir à la libération du pays. Mais, du
moins, ce que les Ivoiriens faisaient ou disaient alors était
juste. Il s'est produit, depuis, un véritable renversement des
valeurs et la légende actuelle de F. Houphouët repose sur ce
renversement.
Cette légende, due à des plumes et à des voix qui n'ont
pas toujours été bienveillantes avec F. Houphouët avant le
« repli tactique >>, a été édifiée et enrichie pour justifier à

mesure l'accaparement du pouvoir par un seul et son entou­


rage d'expatriés discrets en vue de préserver les rapports
coloniaux de domination sous les apparences de l'indépen­
dance.
Un journaliste écrivit, voilà quelque vingt ans, que la
Côte-d'Ivoire est un complot impérialiste. Il faudrait
préciser : un complot impérialiste auquel de nombreux Ivoi­
riens ont -leur part, soit en conscience, soit malgré eux, tant
il est vrai que, si complot il y eut, il n'aurait pas réussi
aussi pleinement s'il n'avait pas bénéficié de complicités
dans la place. Néanmoins ces Ivoiriens, y compris F. Hou­
phouët lui-même, n'y sont que de·s pions mus par des

(1) B. DADŒ, Garner de prison, op. cir.


CONCLUSION 325

volontés étrangères, même si celui-ci et ceux-là ont fini par


se piquer à ce jeu.
La position de F. Houphouët dans le système est évi­
demment différente de celle de la classe politique, même en
y incluant les fameux « compagnons », tels Auguste Denise,
Mamadou Coulibaly, Germain Coffi Gadeau, Bernard
Dadié, Mathieu Ekra, Philippe Yacé, etc. Ce politicien
adroit et toujours égal à lui-même n'est certainement pas
dupe de sa propre légende confectionnée à l'étranger par des
gens intéressés, mais cette légende sert sa carrière et c'est
une raison suffisante pour qu'il la cultive. Depuis les lettres
superfétatoires de son nom jusqu'à l'élévation récente de son
village natal au rang de capitale, tant de faits montrent qu'il
a constamment poursuivi un rêve très égotiste de gloire !
Quant à la classe politique, ainsi nommée plus à cause
des ambitions sans cesse déçues de ses membres qu'à cause
de son influence réelle dans les processus historiques et poli­
tiques, autant le développement de cette légende contrarie
ses ambitions, autant il lui est nécessaire d'y sacrifier pour
pouvoir, comme on dit, rester dans la course. Réduite à la
même incertitude que la masse de la population, elle ne joue
plus qu'un rôle de faire valoir tantôt rétif, tantôt docile,
après avoir dû abandonner pas mal de ses illusions entre
1963 et 1967.
Produit de manipulations étrangères autant que de l'his­
toire nationale, l'image traditionnelle de F. Houphouët ne
manque pas d'évoquer ces grands fétiches dont la réputation
de puissance se nourrit, à la fois, de l'adresse et de la cupi­
dité des uns, et des craintes ou du désespoir des autres.
Ceux qui vivent du fétiche ou qui aspirent à en vivre, et
qui ont un intérêt évident à ce qu'il soit réputé ; mais aussi
ceux qui, désespérant qu'aucun autre recours soit jamais à
leur portée, ont fini par s'abandonner au fétiche le plus
célébré. Tous concourent à dorer sa légende.
Cependant, autour de ce monument, il y a quelques
hommes lucides, c'est-à-dire qu'eux au moins savent ce
qu'ils font là. Ce sont les puissants et discrets expatriés qui
conseillent ou qui font plus que conseiller. Mercenaires sans
bottes ni casquette. Servants, par routine ou par conviction,
d'une entreprise séculaire fondée sur le mépris de la « race
326 FÉLIX HOUPHOUÊT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

supérieure » pour les « races inférieures » vouées, selon elle,


à l'esclavage et à la domestication.
Sembène Ousmane a magistralement défini leur fonction
en plaçant dans la bouche du doyen Sall, le héros de sa fic­
tion souriante : Le Dernier de l'Empire (2), une espèce
d'Auguste Denise sénégalais, ces propos lucides et amers :
« Les "hexagonaires" (... ) voient en ces hommes les conti­
nuateurs de la grande épopée des bâtisseurs d'empires. Nos­
talgiques de leur rayonnement d'antan, déchus, amers, les
soldats perdus demeurent un reflet éteint de la puissance
coloniale. »
Or, voilà à quoi ceux qui promettaient avec assurance
l'industrialisation accélérée et le décollage économique dans
un pays complètement dominé par les accords de coopéra­
tion néocolonialistes et par un code des investissements pro­
digue ont exposé la Côte-d'Ivoire en abandonnant les clés de
son avenir entre les mains de gens qui ont tout intérêt à la
tirer en arrière !
La colonisation n'est pas imputable aux colonisés parce
qu'ils l'ont combattue partout sans répit. Partout, la domina­
tion coloniale a dû se passer de la soumission en conscience
des peuples dominés. En revanche, la domination néocolo­
nialiste a impérieusement besoin de la soumission volontaire
et inconditionnelle d'une partie au moins de la nation
dominée. En elle, le vieux colonialisme n'est pas seulement
déguisé, il triomphe : les petits-fils des fiers guerriers qu'il
fallait réduire par le fer et par le feu, « civilisés », viennent
d'eux-mêmes manger dans la main de ceux qui n'ont que
mépris pour eux !
Mais, dira-t-on en songeant indûment à Kouassi Ngo, il
y a, en ce qui concerne F. Houphouët, une circonstance
atténuante.

(2) L'Harmattan, 1981, 2 tomes.


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Table des matières

Avertissement..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 5

1ntroduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 9

1. Aux origines de la Côte-d'Ivoire..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

De la traite des esclaves à la conquête........................ 21


La résistance à la conquête. ... ................... ................. 27
Le rêve du gouverneur Angoulvant............................ 37
Colonisation et société.......... .................................... 41

2 . La Côte-d'Ivoire et la crise du colonialisme


classique . . . . .. .. . . . .. .. .. . . .. . . .. . . .. . . . . . . . .. . .. . .. .. . .. . . .. . .. . . .. . .. . . .. . 53

Les puissances coloniales à la fin de la guerre. ........... 54


La Côte-d'Ivoire en 1945. Économie et société. .......... 59
Les débuts du mouvement anticolonialiste en Côte-
d'Ivoire .................................................................... 69

3. Masses et dirigeants pendant la guerre contre


le RDA (1949-1950).................................................... 91

La mission de Péchoux............................................. 92
Le 6 février 1949 : la provocation.............................. 97
332 FÉLIX HOUPHOUËT ET LA CÔTE-D'IVOIRE

Les masses à l'initiative......... .................................... 102


Divisions au sommet................................................. 104
A propos du désapparentement. ................................. 109
L'honneur de la France en Côte-d'Ivoire................... 111
« Au service de la France » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Double jeu ou incompétence ? .. ... . .... .... ... . ... .. . ... . ... . .. . 129
La rédemption de F. Houphouët.... .. . ... . . .. . .. . .. . ... .... ... 136
L'idéal de Brazzaville................................................ 141
Le 1 1 janvier 1 965 au Boxing-Club........................... 146

4. La Côte-d'Ivoire de Félix Houphouët.. . . . . . . . . . . . . . . . 149

Bonapartisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 50
Les deux légendes de F. Houphouët.......................... 1 59
Prophète et messager................................................ 163
Le « repli tactique » et l'opinion ivoirienne................ 168
Les événements d'octobre 1 958... ............................ 1 72
... et leurs suites....................................................... 175
« Un valet de l'influence française » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
L'épreuve de force de 1 963....................................... 181
Les deux pôles du système........................................ 195
La cour du dauphin......... ......................................... 200
Vide constitutionnel ? ... . .... .... . ... . .... .. . .
. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . • . 207
« En adoration » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
Une tradition des politiciens ivoiriens........................ 214

5. Le néocolonialisme à l'ivoirienne.. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 219

Des conseillers discrets............................................. 220


Les « réseaux Foccart » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
Les deux secrets du système...................................... 227
« Si tu ne veux pas chuter... » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 1
« Un problème humain... » . . . .. . ........ .. . . .. . .. . . .. .. . ... . .. . . .. 242
« Un problème intérieur de l'Afrique du Sud » . . . . . . . . . . 246
« Des Arabes venus d'Arabie. . . » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
L'OUA : une voie de garage...................................... 253
Le dernier bastion de la guerre froide........................ 258
Le rendez-vous manqué d'Assouan Usher... .... . .... ... . .. 261
TABLE DES MATIÈRES 333

6. Houphouétisme, économie et société.. . . . . . . . . . . .. . . . . 269

Pour qui ? . ... . . .. . . .. . . . . . . . . . .. . . .. . . ... ... . ... . . . 270


. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . • .

La Cendrillon de l'Empire...... .................................. 272


La présentation du Plan de dix ans (15-01-1962)........ 277
Le modèle et la presse coloniale................................ 282
Le modèle jugé par les économistes... ........................ 284
Un miracle peut en cacher un autre........................... 289
Y ont-ils jamais cru ?................................................ 293
Consulter les Québécois.............. .............................. 297
L'affaire de l'hôpital central...................................... 302
« Seigneur, délivrez-nous . . . » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306
Le modèle houphouétiste et la société. ....................... 308
Le certificat de Jo Attia............................................. 3 1 2
« Monsieur Tôghô-Gnini » et la culture..................... 313

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

Bibliographie ............................. ................................... 327


ÉDITIONS KARTHALA

(extrait du catalogue)

Collection LES AFRIQUES

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J.S. WHITAKER, Les Etats-Unis et l'Afrique : les intérêts en jeu.
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Jean-Marc ELA, L'Afrique des villages.
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Amadou DIALLO, La mort de Dia/Io Tell� premier secrétaire général de
/'O. U.A.
Christian COULON, Les musulmans et le pouvoir en Afrique noire.
Jean-Marc ELA, La ville en Afrique noire.
Jacques GIRi, Le Sahel demain. Catastrophe ou renaissance t
Michel N'GAMBET, Peut-on encore sauver le Tchad t

2. Afrique et développement

BI.ACT, Introductions à la coopération en Afrique noire.


1. MBAYE DIENG et J. BUGNICOURT, Touristes-rois en Afrique.
P. EAsToN, L'Éducation des adultes en Afrique noire.
Tome 1 : Théorie. Tome 2 : Technique.
G.R.A.A.P., Paroles de brousse (êpuisê).
A. MICHEL, Femmes et multinationales.
Collectif, Alphabétisation et gestion des groupements villageois en Afrique
sahélienne.

Collection CULTURES ET TRADITIONS

Alain ANSELIN, La question peule.


Christiane BOUGEROL, La médecine populaire à la Guadeloupe.
Paul LAPORTE, La Guyane des Écoles.
Christian MONTBRUN, Les Petites Antilles avant Christophe Colomb.
Ketelegui MARIK.o, Les Touaregs.
P. NGUEMA·ÜGAM, Aspects de la religion fang.
Politique africaine (revue trimestrielle)

1. La politique en Afrique noire : le haut et le bas (êpuisê).


2. L'Afrique dans le système international.
3. Tensions et ruptures politiques en Afrique noire.
4. La question islamique en Afrique noire.
5. La France en Afrique.
6. Le pouvoir d'être riche.
7. Le pouvoir de tuer.
8. Discours populistes, mouvements populaires.
9. L 'Afrique sans frontières.
10. Les puissances moyennes et l'Afrique.
11. Quelle d.émocratie pour l'Af,rique t
12. La politique africaine des Etats- Unis.
13. Littérature et société.
14. Économies africaines en question.

(Pour plus de précisions sur ces titres, demandez le catalogue


complet des éditions Karthala : 22-24, bd Arago, 75013 Paris.)

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