Historia 869 Mai2019
Historia 869 Mai2019
Historia 869 Mai2019
MAI 2019 - N°869 - ALL 7,20 € - BEL 6,70 € - ESP 6,70 € - GR 6,70 € - ITA 6,70 € / LUX 6,70 € - PORT/CONT 6,70 € - ANDORRE 5,80 € - CH 11 FS -
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ÉDITO
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris.
www.historia.fr – Tél. : 01 70 98 19 19.
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par éric pincas
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DR
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Historia service abonnements, 4, rue de Mouchy,
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Tarifs France : 1 an, 10 nos + 1 no double Historia : 60 € ;
1 an, 10 nos + 1 no double Historia (mensuel)
C
Président-directeur général et directeur de la publication :
Claude Perdriel.
Directeur général : Philippe Menat. ollector ! N’ayons pas peur de le dire, le numéro que vous
Directeur éditorial : Maurice Szafran.
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie. tenez en main représente à lui tout seul un pan d’Histoire.
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol. À l’occasion du 110e anniversaire de votre magazine, nous
RÉDACTION nous sommes plongés dans ses archives pour vous propo-
Rédacteur en chef : Éric Pincas (19 39). ser un florilège – somme toute arbitraire, tant le choix était
Rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux :
Victor Battaggion (19 40). Assistante : Florence Jaccot (19 23). dense – des plus beaux récits signés par les plus grandes
Secrétaires de rédaction : Alexis Charniguet (19 46) ; plumes qui ont jalonné la vie d’Historia depuis sa création, en 1909. Des
Xavier Donzelli (19 45) ; Jean-Pierre Serieys (19 47).
Directeur artistique : Stéphane Ravaux (19 44).
compagnons de route prestigieux qui ont contribué à la notoriété d’un titre
Rédacteur graphiste : Nicolas Cox (19 43). à la dimension patrimoniale et intergénérationnelle, et plus que jamais
Rédacteurs photo : Ghislaine Bras (19 42), Anne-Laure Schneider
(19 07), stagiaire photo : Raphaëlle Normand.
tourné vers l’avenir. Un saut vertigineux dans le passé : des montagnes
Conception graphique : Dominique Pasquet. d’exemplaires, l’odeur reconnaissable entre toutes du vieux papier, avec
Comité éditorial : Olivier Coquard, Patrice Gélinet,
Catherine Salles, Thierry Sarmant, Laurent Vissière.
ses pointes acides et ses touches vanillées, la texture veloutée si particu-
La rédaction est responsable des titres, intertitres, lière de ces pages jaunies, dont certaines
textes de présentation, illustrations et légendes. n’avaient sans doute plus été feuilletées LES AUTEURS ANCIENS
Responsable administratif et financier : Nathalie Tréhin (19 16) ;
comptabilité : Teddy Merle (19 18). depuis des décennies.
Directeur des ventes et promotion : Par où commencer ? Comment extraire,
FORMULAIENT DÉJÀ
Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) ;
Ventes messageries : À juste titres – Julien Tessier – Réassort au milieu de ces réclames au charme vin- CETTE EXIGENCE
disponible : www.direct-editeurs.fr – 04 88 15 12 41. tage, ce qui nous semblait restituer au PROPRE À L’ESPRIT
Agrément postal Belgique n° P207 231.
mieux l’esprit d’Historia, cette saveur de
Diffusion librairies : Pollen/Dif’pop’.
Tél : 01 43 62 08 07 - Fax : 01 72 71 84 51. l’histoire vivante à nulle autre pareille ?
DE NOTRE REVUE :
Sur les bureaux de la rédaction couverts FAIRE DIALOGUER
Responsable marketing direct : Linda Pain (19 14).
Responsable de la gestion des abonnements : Isabelle Parez (19 12).
Communication : Marianne Boulat (06 30 37 35 64). de ces anciens numéros, l’évidence nous HISTOIRE ACADÉMIQUE
Fabrication : Christophe Perrusson.
est rapidement apparue. Nous nous
Activités numériques : Bertrand Clare (19 08).
sommes laissé guider par le seul plaisir de
ET HISTOIRE POPULAIRE
RÉGIE PUBLICITAIRE
Mediaobs – 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris. la lecture, redécouvrant, comme des en-
Fax : 01 44 88 97 79. fants émerveillés, des textes d’auteurs d’exception, conteurs ou témoins
Directeur général : Corinne Rougé (01 44 88 93 70,
crouge@mediaobs.com). de leur temps, qui ont nourri Historia de leur passion et de leur souci de
Directeur commercial : Christian Stéfani (01 44 88 93 79, transmission. Citons, entre autres plumes, Ernest Lavisse, Gosselin Le-
cstefani@mediaobs.com).
Publicité littéraire : Quentin Casier (01 44 88 97 54, notre, Joseph Kessel, André Maurois, Alain Decaux, Philippe Erlanger,
qcasier@mediaobs.com). www.mediaobs.com André Castelot, Régine Pernoud ou Georgette Elgey…
Impression : Elcograf Spa (Vérone -Italie).
Imprimé en Italie/Printed in Italy. Dépôt légal : mai 2019. Autant de voyageurs du temps qui ont fait le succès de notre revue et nous
© Sophia Publications. Commission paritaire : n° 0321 K 80413. ont transmis une mission que nous essayons de remplir, mois après mois,
ISSN : 1270-0835. Historia est édité par la société Sophia Publications.
Ce numéro contient un encart abonnement Historia sur les exemplaires avec la même exigence : celle du partage et de l’exploration de tous les
kiosque France, un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires champs de l’Histoire, du dialogue sans cesse renouvelé entre l’histoire
kiosque Suisse et Belgique, un encart Fonds de dotation du Louvre sur la
totalité des exemplaires, un encart Sophia Boutique sur les exemplaires
académique et l’histoire populaire. Une mission fondamentale, à la lu-
Abonnés, un encart WEBALIX sur les exemplaires Abonnés. mière des résultats de notre sondage exclusif sur la relation des Français
PHOTOS DE COUVERTURE :
à l’Histoire. La mémoire est fragile, volatile. À nous de maintenir cette
AKG(5)/Bridgeman Images/Photo 12/Rue des archives/Baltel/Sipa connexion avec le passé pour mieux éclairer l’avenir. u
Origine du papier : Autriche - Taux de fibres recyclées : 0% -
Eutrophisation : PTot = +0,008kg/tonne de papier - Ce magazine est
imprimé chez Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC
POUR CONTACTER LA RÉDACTION, adressez votre courrier électronique à redaction@historia.fr
8
ÉVÉNEMENT
8 110 ANS D’HISTOIRE VIVANTE
Par Franck Ferrand
14 SONDAGE : LES FRANÇAIS ET L’HISTOIRE
21
DOSSIER
ILS RACONTENT L’HISTOIRE
Voici une sélection, au fil des décennies, de
contributions écrites par des personnalités différentes,
mais toutes unies par la passion de l’Histoire.
22 Louis XIV
par Ernest Lavisse (1909)
24 Un régicide ignoré
par Augustin Cabanès (1910)
26 Louis XVII s’est-il évadé du Temple ?
par Gosselin Lenotre (1911)
28 Édouard VII et la genèse de l’Entente cordiale
par André Maurois (1936)
30 Le 11 novembre 1918
par Maxime Weygand (1947)
32 Marie-Antoinette, mère de famille
par Pierre de Nolhac (1949)
34 La violation des tombeaux royaux
par Léon Cerf (1950)
36 La bataille du mont Cassin
par Alphonse Juin (1953)
38 Parachutages au Groenland
par Paul-Émile Victor (1953)
40 Les Russes
par André Siegfried (1954)
42 Hitler et Mussolini
par André François-Poncet (1955)
44 Images de Jean Cocteau
par Joseph Kessel (1964)
46 1946 : de Gaulle s’en va
par Georgette Elgey (1965)
48 J’ai vu exécuter les chefs nazis
par Sacha Simon (1966)
50 Le mystère du train postal
par Boileau-Narcejac (1968)
52 Richelieu
par Philippe Erlanger (1970)
88
CULTURE
88 EXPOS
Joëlle Chevé
94 ÉCRANS
Séries, sorties ciné, scène, simulation… sans oublier
les rendez-vous radio à podcaster.
88
98 LIVRES
Les freres ChuzeviLLe/rMN-GP
110 ANS
D’HISTOIRE VIVANTE
Quand Historia devient lui-même objet d’histoire,
c’est retracer 110 ans d’efforts pour comprendre
le passé et le raconter au plus grand nombre. Voici
le récit qui émerge d’une pile élevée de numéros
– un bon millier en tout…
5
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décembre 2009 - N° 756
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l’occasion de son
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!
centenaire, en 2009,
votre magazine
préféré avait eu la spécial 100 ans
PARIS
bonne idée de réa-
liser, en fac-similé,
un extrait de son premier numéro en
ceux qui ont fait les trésors
bleu et blanc : Historia, magazine de la ville lumière
historique bimensuel, dérivé du titre
à succès Lisez-moi, avec, en couver-
ture, une reproduction du portrait
par Quentin La Tour de la marquise
de Pompadour.
3:HIKSTI=]UZ^ZW:?k@h@f@q@a;
En le feuilletant dix ans plus tard, on
ou André Maurois…
littéraire chez Tallandier depuis 1913. En 1931,
Hachette est entré au capital de la société. 1991 Dele monde
nouvelles technologies envahissent
de l’édition et de la presse.
André Castelot va finir par attirer à eux La nouvelle année se pare de couleurs, avec
celui qui est son complice à la radio 1934 Lade première chose que fait Rémy est
relancer le bimensuel « Lisez-moi » la parution, en quadrichromie, d’un numéro
depuis 1951 dans La Tribune de l’His- historique - Historia. Le titre paraîtra jusqu’en 1937. d’Historia Spécial sur Bagdad (janv.-févr.).
toire, et à la télévision depuis 1956 dans Installée dans le 14e arrondissement, rue Dareau,
la maison d’édition se porte bien. 1992 LaL’Espée.
société est vendue à François de
Historia est sa priorité. Il met
Les Énigmes de l’Histoire puis
l’accent sur la modernisation de la rédaction.
La caméra explore le temps : Alain 1944 Les éditions Tallandier tournent au ralenti
depuis le début de la guerre. Mais Rémy Les ordinateurs font leur entrée dans les bureaux.
Decaux. De 1960 à 1969, cet excellent
vulgarisateur a dirigé avec brio le maga-
Dumoncel, lui, est actif : résistant, il aide les
prisonniers évadés, cache des Juifs dans sa maison. 1998 Autre innovation : la transformation de
l’Historia Spécial petit format en Historia
zine concurrent Histoire pour tous. Arrêté par les Allemands, il meurt en 1945 au camp Découvertes grand format – en couleurs, bien sûr !
de Neuengamme. Son fils, Maurice, lui succède.
Or il rejoint l’équipe d’Historia, à peu 1999 Après le décès de François de L’Espée,
de chose près au moment où s’impose, 1946 Maurice Dumoncel a un talent certain :
savoir s’entourer des meilleurs. Et il va le
Tallandier est racheté par François Pinault
et devient Sophia Publications. Aux manettes,
sur les petits écrans, son rendez-vous prouver. Il fait venir l’historien Christian Melchior- Anne-Marie Finkelstein, une femme énergique : elle
légendaire Alain Decaux raconte. Bonnet, qui rêvait de faire revivre « une revue réalise, avec le directeur de la rédaction Pierre
Fabuleux conteur que Decaux, très à d’avant-guerre nommée Historia ». Son rêve se Baron, plusieurs études de lectorat, adopte le grand
l’aise dans la résolution de mystères réalise : en novembre sort le no 1 de Lisez-moi format pour Historia mensuel, invente un nouveau
Historia, un mensuel petit format. slogan (« À la lumière du passé, le présent
plus ou moins contemporains, quand s’éclaire »)… L’arrivée de La Recherche, de
Castelot excelle, de son côté, à faire 1955 Lisez-moi Historia devient Historia.
En 1947, André Castelot, qui se définit L’Histoire et du Magazine littéraire étoffe le groupe.
revivre les fastes de l’Empire… L’auteur
de ces lignes a eu la chance d’être sou-
alors comme « écrivain d’Histoire et d’histoires », a
rejoint la rédaction. Le mensuel remporte très vite 2009 Ledirige
nouveau P-DG, Philippe Clerget, qui
la société depuis 2007, organise
vent reçu par ces auteurs populaires, un vif succès. Les lecteurs sont au rendez-vous : une fête au musée Carnavalet pour les 100 ans
300 000 exemplaires s’écoulent en 1960. d’Historia et offre à ses lecteurs la réédition du no 1.
dans leurs bureaux respectifs, véritables Historia entre dans le club très fermé des journaux
cabinets d’écriture d’où devaient sortir 1966 Devant un tel engouement du public,
pourquoi ne pas inventer un dérivé du centenaires : Le Figaro (le doyen, 1826), Le Pèlerin
tant de best-sellers. Leur bienveillance, mensuel qui aurait comme slogan : « Les grandes (1873), La Croix (1883), L’Humanité (1904).
empreinte de politesse et d’humilité,
n’avait d’égale qu’une érudition impres-
enquêtes d’Historia » ? En janvier, c’est chose faite,
avec Historia Hors-Série. Aux commandes, François 2010 Philippe Clerget reprend la tradition du
prix Historia, instauré en 1961, mais le
Xavier de Vivie, qui fait du magazine un best-seller. réinvente. Aujourd’hui, ce sont plus de dix prix
sionnante. Souvent, les dossiers qu’ils En 1976, il devient Historia Spécial. différents qui sont attribués tous les ans.
avaient réservés d’abord à la télévision
ou à la radio étaient repris en articles 1967 Fidèle à l’esprit novateur de Jules
Tallandier, Maurice Dumoncel crée un 2014 Lamain.
société change une nouvelle fois de
Un triumvirat s’installe aux
pour Historia, avant d’être édités par nouveau concept, Historia Magazine, des commandes… Mais les difficultés s’accumulent.
Perrin sous forme de compendiums. hebdomadaires thématiques dirigés par de grands Claude Perdriel, appelé pour entrer au capital cette
noms : « La Seconde Guerre mondiale » (1967) année-là, rachète les parts en 2016, avant que le
Le succès phénoménal du magazine avec le général Beaufre ; « La guerre d’Algérie » groupe Renault n’entre dans l’actionnariat en 2018.
– 300 000 exemplaires mensuels dans (1971) avec Yves Courrière, Prix Albert-Londres ;
les années 1960 et 1970 – a bientôt « Les années 1940 » (1971), avec Henri Amouroux ; 2019 «estLireununplaisir
journal imprimé, le tenir en main,
bien plus grand que de le faire
justifié la publication d’un hebdoma- « Les combats d’Israël » (1973) avec l’auteur du sur son téléphone », déclarait en janvier Claude
Lion, Joseph Kessel. Perdriel dans une lettre adressée aux kiosquiers.
daire, Historia Magazine, et celle de
numéros hors-série aux thématiques 1976 Alain Decaux, celui qui raconte l’Histoire à
la télévision sur la deuxième chaîne de
À 92 ans passés, le cofondateur du Nouvel Obs croit
en l’avenir de ses titres – dont Historia est l’un des
efficaces : l’espionnage, les Cathares, l’ORTF depuis 1969, rejoint la rédaction d’Historia. fleurons, avec, depuis 2016, un passeur de talent :
la sorcellerie, la Résistance, la gastro- Tous les mois, sa chronique « Alain Decaux raconte » Franck Ferrand, qui a « carte blanche » tous les mois !
nomie ou le mariage à travers les fait un tabac… Un bel exemple pour un certain PATRICIA CRÉTÉ
Franck Ferrand, quarante ans plus tard. Rédactrice en chef d’Historia de 1992 à 2014
siècles, les soucoupes volantes, l’Es-
pagne du Siècle d’or et l’Allemagne
TREIZE EN SCÈNE. La rédaction d’Historia version 2019 au complet. De g. à dr., Raphaëlle Normand (stagiaire photo), Alexis Charniguet (secrétaire de rédaction – SR),
Florence Jaccot (assistante de direction), Anne-Laure Schneider (rédactrice photo), Guillaume Malaurie (directeur éditorial adjoint), Ghislaine Bras (rédactrice photo),
Éric Pincas (rédacteur en chef), Véronique Dumas (journaliste, responsable du site Historia.fr), Victorw Battaggion (rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux),
Stéphane Ravaux (directeur artistique), Nicolas Cox (rédacteur graphiste), Jean-Pierre Serieys (SR), Xavier Donzelli (SR) – sous le haut patronage de Napoléon !
LES FRANÇAIS ET
L’HISTOIRE, DE L’ÉCOLE
AUX JEUX VIDÉO
Les Français aiment l’Histoire, notre sondage le prouve. Il révèle
également des informations inquiétantes – comme l’oubli massif
des savoirs –, mais aussi de bonnes raisons de ne pas désespérer !
L
a bonne nouvelle, c’est qu’entre les ne sont pas en mesure de citer une seule œuvre de
Français et l’Histoire l’amour per- fiction à caractère historique, que ce soit un livre, un
siste : 76 % disent toujours s’inté- film ou une expo… La bonne nouvelle, c’est que 60 %
resser à l’histoire de France ; 75 %, reconnaissent avoir besoin d’entretenir « régulière-
à celle du monde ; 69 %, à celle de ment leurs connaissances ».
leur ville ou région ; et 66 %, à une C’est là où se joue une révolution silencieuse. La
histoire familiale. Mieux : 38 % porte d’entrée la plus souvent citée (entre 74 % et
veulent encore plus de Clio ! Mieux 82 %), c’est le patrimoine, sous toutes ses formes
encore : la fréquentation de l’His- (musées, châteaux, reconstitutions, documen-
toire n’est que faiblement perçue comme une simple taires…). La deuxième porte est distanciée à 10 ou
évasion gratuite (23 %). 20 points de moins – ce sont les livres, qu’il s’agisse
Non, l’Histoire demeure, pour la majorité, l’outil de de biographies ou de BD. Enfin, dernier sas d’entrée
connaissance privilégié (49 %) pour « comprendre – encore minoritaire (30 %) –, les nouveaux médias,
les fondements et les racines culturelles des socié- qui cartonnent chez les jeunes adultes : 45 % des
tés ». Et où les différentes générations de Français moins de 35 ans se disent attirés par les youtubeurs,
disent-elles avoir acquis « l’essentiel de leurs et 48 % d’entre eux plébiscitent les jeux vidéo, de
connaissances » ? Aucune hésitation : pour 56 % plateau ou de rôle. La relève est avancée. Elle sera
(61 % pour les catégories populaires et 59 % pour les fortement digitale… u GUILLAUME MALAURIE
18-49 ans), c’est l’école qui initie à l’Histoire et qui en
transmet les savoirs « essentiels ».
Méthodologie d’enquête
Jusque-là, tout va à peu près bien. Sauf que les per-
Enquête réalisée en ligne
formances sont nettement moins étincelantes dès du 22 au 25 février 2019.
que l’on rentre dans les détails. Ainsi, 53 % des moins Échantillon de 2 996 personnes représentatif
de 35 ans ont oublié « la plupart des connaissances de la population française âgée de 18 ans et plus.
historiques » acquises dans le secondaire. Sur une Méthode des quotas et redressement appliqués
classe de 40 élèves, ça fait 20 amnésiques… Idem aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie
pour les détenteurs du bac (49 %). Et, toutes catégo- socioprofessionnelle et région de l’interviewé(e).
ries confondues, c’est 42 % des sondés qui ont tout Aide à la lecture des résultats détaillés :
• Les chiffres présentés sont exprimés
oublié. La preuve par les questions ouvertes : 50 % en pourcentage.
des personnes interrogées ne savent pas citer un
harris interactive
seul nom de personnage de l’histoire mondiale. 51 %
histoirerévolution recommencement
aucun
ancêtres
connaissance
avenir âge
aujourd’hui
comprendre
bien
comme
beaucoup
erreurs
culture
évolution
devoir
faits
événements
compréhension éternel
école
faire
être
Française
passé
faut
guerre
grand
rien
indispensable
important
mêmes
hommes
Napoléon
particulier
oublier
politique
nation
plus
progrès
où
pays
pense
présent
patrimoine
racines
pouvoir
religion
souvenir
temps
société trop
tous
très
vie
toujours
intéressant mondiale
moyen savoir
MOINS DE
Voici plusieurs affirmations concernant votre rapport 35 ANS :
53 % ONT OUBLIÉ
à l’apprentissage de l’histoire. LEURS COURS
Avec laquelle êtes-vous le plus d’accord ? D’HISTOIRE
Ne se prononce pas 1
1 Ne se prononce pas
42 43
• 50 ans et plus : 40 %
• Diplôme > à bac+2 : 63 %
38 2
Ne se prononce pas
87 82
75 78 76 78 79
75 74 74
68 65 66
60 53
Visiter des lieux Regarder une fiction Regarder un documentaire Visiter des villages Lire un roman,
appartenant au historique (film, série) ou un reportage historique historiques ou assister une bande dessinée
patrimoine historique (à la télévision ou via à des reconstitutions historique
(châteaux, lieux de une plateforme de VOD) historiques
culte, etc.)
Pouvez-vous citer au moins une œuvre de fiction (roman, film, bande dessinée, série,
jeu vidéo, parc d’activités, podcast, chaîne YouTube...) à caractère historique qui vous
a particulièrement plu au cours des deux dernières années ?
Question ouverte – Réponses spontanées
Fictions TV / cinéma, dont 23 %
Dunkerque 1%
Un village français 1%
...Vikings 1%
Nicolas Le Floch 1%
Kaamelot 1%
Versailles 1%
64 48
54 45
49 44
43 37 31 30 21%
21 53%
16
26%
UNE
OFFRE
Lire une biographie Écouter des Regarder sur Jouer à un jeu À REVOIR
ou un essai historique émissions de YouTube des vidéo, un jeu Vous n'avez pas envie de vous
radio traitant vidéos réalisées de plateau ou intéresser à l'Histoire
d’Histoire par des un jeu de rôle • Moins de 35 ans : 26 %
particuliers. historique. • Catégories populaires : 27 %
L’histoire de France
4%
est principalement 2%
incarnée aux yeux
des Français par...
11 %
42 %
Ne se prononce pas
8%
L’histoire de l’Europe 6%
5%
est principalement 4%
incarnée aux yeux
des Français par...
L’histoire du monde 3% 3%
est principalement
incarnée aux yeux
des Français par...
ILS RACONTENT
L’HISTOIRE
Lavisse, Decaux, Castelot, d’Ormesson, Ferro… Depuis plus d’un siècle,
chercheurs et académiciens vous offrent chaque mois de formidables
récits d’Histoire. En voici un florilège, non exhaustif !
L
lence, qu’il ne se sentait pas même le désir
ouis XIV avait vingt-deux ans et avaient donné le goût des romans et des de le faire. »
demi à la mort de Mazarin. Tout le vers. Il lisait des recueils de poésies et de Il était un sensuel, très gros mangeur,
monde le trouvait très beau. Un lé- comédies, et il aimait à parler de cette lit- prompt à toutes les occasions d’amour,
ger retrait du front, le nez long, d’os- térature. […] Il n’était point méchant, il aux « passades », qui étaient des infidélités
sature ferme, la rondeur de la joue, la avait des mouvements de bonté, même de aux maîtresses déclarées et comme de la
courbe du menton sous l’avancée de la sensibilité. Il aimait sa mère, qu’il pleura à menue monnaie d’adultère. […]. La Val-
lèvre, dessinaient un profil net, un peu chaudes larmes. Il avait pour son frère lière était une demoiselle noble de pro-
lourd. […] Toute cette personne avait un une amitié que ne méritait pas ce trop joli vince, une blonde aux yeux bleus, amou-
charme qui attirait et un sérieux qui tenait garçon pomponné, de mœurs ridicules et reuse avec un air d’étonnement et le
à distance. Les contemporains pensaient ignobles, et qui fut marqué par madame de trouble du péché. Après, le roi se prendra
qu’elle révélait le roi […]. L’ambassadeur Lafayette d’un mot terrible : « Le miracle aux splendeurs de la chair et à l’éclat de
de Venise écrivait dix ans plus tôt : « Si la d’enflammer le cœur de ce prince n’était l’esprit en madame de Montespan. Puis ce
fortune ne l’avait pas fait naître un grand réservé à aucune femme du monde » sera le caprice pour la chair sans esprit de
roi, c’est chose certaine que la nature lui – c’est-à-dire à aucune femme au monde. mademoiselle de Fontange, et, à la fin, le
en a donné l’apparence. » Cette naturelle Il témoignait de la tendresse à la reine, sérieux attachement pour la délicate
majesté n’empêchait pas le jeune roi l’enfantine Infante dont les grands yeux beauté mûre et pour la raison de madame
d’être jeune. Les nièces du cardinal lui l’admiraient. Les maux dont la reine fut de Maintenon. Amoureux toujours, il de-
1909
l’amour à sa septuagénaire compagne, qui jusqu’à dix heures. Ce jour-là, il ne fit
s’en effarouchera. Mais jamais, même aux qu’ajouter un peu à l’habituel travail de
moments et sous l’empire de ses plus ses journées.
fortes passions, il n’a oublié ni n’oubliera Pour travailler, il ne se confinait pas dans
qu’il est le roi. Il lui a été dur de renoncer le silence d’un cabinet. Il ne se prenait pas
à Marie Mancini. La veille au soir du dé- la tête entre les mains. Il n’avait pas l’âme
part de la jeune fille, il parut si accablé de méditative. Le travail de Louis XIV, c’était
tristesse chez sa mère qu’elle le prit à l’attention aux conseils, aux audiences,
part, lui parla longtemps, puis l’emmena qui étaient nombreuses, aux entretiens
dans un cabinet, où ils demeurèrent une privés avec les ministres ou avec des
heure ensemble. Il en sortit avec de l’en- hommes dont il estimait les avis. C’étaient
flure aux yeux, et la reine dit à madame les ordres donnés de pied levé à tel secré-
de Motteville : « Le roi me fait pitié. Il est taire d’État, qui guettait l’oreille du roi et
tendre et raisonnable tout ensemble. » lui exposait une affaire entre le lever et la
Toute sa vie, il demeurera, comme il a dit messe. Cependant ni la maladie, ni la mé- Impossible, pour Historia,
dans ses Mémoires, maître absolu de son decine, plus redoutable alors que la mala-
esprit. Il tiendra pour « deux choses abso- die même, ne trouble la régularité où il de ne pas traiter, dès ses
lument séparées » les « plaisirs » et les enferme et distribue chaque journée de sa premiers numéros, les grands
« affaires ». Peut-être la preuve la plus vie. On le verra, pendant un demi-siècle,
forte de la maîtrise qu’il gardait sur lui, travailler de la même façon, aux mêmes personnages de l’histoire
même dans l’obéissance à son tempéra- heures. « Avec un almanach et une de France. Et pour aborder la
ment, est-elle la séparation qu’il a faite de montre, écrira Saint-Simon, on pouvait, à
« l’amant » et du « souverain ». Saint-Si- trois cents lieues de lui, dire ce qu’il fai-
psychologie du grand roi, c’est
mon, qui a dit que Louis XIV était « né sait. » Cet ordre immuable dans le travail au roi de la science historique
bon » – ce qui est beaucoup dire –, ajoute semblait une loi de la nature. Ce jeune
qu’il était né « juste » aussi, et qu’il a gardé homme avait donc de belles qualités et
d’alors que l’on s’adresse…
jusqu’à la fin « des inclinations portées à la vertus royales. Malheureusement, si le bbb
UN RÉGICIDE IGNORÉ
Par AUGUSTIN CABANÈS
Les tentatives d’assassinat visant Louis XIV sont C’était le moment où, sur ordre de
peu connues. Parmi ces dernières, celle de Marsilly Louis XIV, on venait d’arrêter le surinten-
dant Foucquet […]. Roux, dit Marsilly,
fut l’une des plus sérieuses, et des plus oubliées. était personnellement atteint par la dis-
grâce du surintendant. Il avait jadis avan-
I
cé à Foucquet, conjointement avec un de
l semble que la liste des régicides soit […]. Le roi avait été bien autrement pré- ses frères, une somme de 50 000 livres
définitivement arrêtée, telle qu’on a occupé une quarantaine d’années aupara- […]. Foucquet emprisonné, ses biens sai-
coutume de la lire dans les encyclopé- vant et ne s’en était pas tenu cette fois à sis, les frères Marsilly perdaient tout leur
dies et autres manuels de facile érudi- dédaigner avec son habituelle superbe les avoir. L’un d’eux en était mort de chagrin.
tion. « Le supplice de Ravaillac, disent les rapports de ses ministres. L’autre résout de tirer vengeance d’une
historiens, que les veilles n’ont pas pâli, En 1668, on avait signalé à M. de Lionne les mort dont il n’hésitait pas à faire remonter
fut sans doute d’un terrible exemple pour allées et venues en Angleterre, en Suisse, au roi la responsabilité. Il quitte donc la
les criminels à venir, car aucun attentat etc., d’un personnage mystérieux, prenant France pour se retirer en Angleterre […]
contre la personne du souverain ne se pro- le nom tantôt de Roux, tantôt de Marsilly, puis se met en rapport avec le roi d’Angle-
duisit pendant un siècle et demi, c’est-à- et qu’on disait animé des plus mauvaises terre et le duc d’York. Mis en présence de
dire jusqu’en 1757, époque à laquelle Da- intentions à l’égard du roi. Ce Roux, que les ce souverain, il lui déclare tout net qu’il a
miens tenta d’assassiner Louis XV. » uns ont dit originaires de l’Orléanais, les le projet de tuer Louis XIV.
C’est, il faut le dire, une inexactitude, et la autres de La Rochelle, était fils d’un épicier Le roi d’Angleterre semble l’écouter avec
preuve en est que, sous le règne de de Nîmes. Protestant zélé jusqu’au fana- attention et réussit à se faire livrer le por-
Louis XIV, le monarque le plus absolu qui tisme, il avait fait héroïquement le sacrifice trait du criminel « sous prétexte qu’il était
fût, il n’y a pas moins de cinq ou six de sa vie pour atteindre le but qu’il poursui- un homme illustre », en réalité pour préve-
complots contre la vie du roi. Saint-Simon vait : débarrasser la France du « tyran » qui nir Louis XIV du complot qui se tramait
ne parle, il est vrai, et encore en termes opprimait les consciences et consommait contre lui. M. de Ruvigny, alors ambassa-
vagues, que d’une conspiration décou- la ruine de ceux qui marchaient en travers deur en Angleterre, est désigné pour
verte par M. de la Rochefoucauld en 1709 de son impérieuse volonté. éclaircir l’affaire. [Il] adresse au roi une
dépêche, en date du 29 mai 1668, qui est condamné à avoir les bras, jambes, cuisses
PUBLIÉ EN
1910
comme le rapport officiel de sa mission. et reins rompus vifs, ledit Marsilly, appli-
[De retour en France, Marsilly est arrêté]. qué à la question ordinaire et extraordi-
Dès que M. de Turenne eut reçu cet avis, il naire ». Dès qu’il avait été prévenu que
s’empressa d’éveiller le roi pour lui faire l’heure de l’expiation était proche, Marsilly
part de sa bonne nouvelle. avait tout tenté pour se donner la mort. « Il
avait pratiqué depuis huit jours tous les
Et l’on reparle moyens imaginables pour se défaire lui-
même, disait, dans une dépêche Lionne à
du Masque de fer… Colbert, jusqu’à s’être coupé tout net avec
[…] Marsilly était enfermé [le 24 mai 1669] un méchant couteau, premièrement le
à la Bastille et le lieutenant criminel rece- membre viril, et après le petit doigt de sa
vait une commission particulière pour ins- main, sans en dire un mot à personne, es-
truire le procès « souverainement ». pérant pouvoir mourir de la seule perte de
Quand on représenta au prévenu la lettre son sang. Il avait fait une corde d’une cra-
du duc d’York, qui dénonçait ses propos vate pour s’étrangler. Il se voulut casser la
criminels à Louis XIV, il ne sut que s’écrier tête contre les murs […]. »
à plusieurs reprises : « Ah, traître duc Le roi, averti qu’il s’était mis en tel état qu’il
d’York ! Tu m’as trahi ! » […] Quand on n’avait que quatre heures à vivre, fit hâter
demanda à Roux pourquoi, étant français, l’exécution. « On lui donna pour l’exhorter
il entretenait correspondance avec les à la mort, ou plutôt pour le faire parler, un
ennemis de l’État, il répondit qu’il était docteur en Sorbonne et un ministre, lequel
« bourgeois de Londres ». Lorsqu’on vint à lui disait si c’était dans sa religion qu’il
lui parler de son attentat contre la per- avait appris à attenter contre la personne
sonne du roi, il dit toujours « que son dé- du roi, et il répondit que le roi était un
sespoir était de n’avoir pas fait son coup, monstre exécrable et un tyran, que l’on Depuis le début du siècle, le
mais que Dieu accomplirait par un autre devait exterminer, langage qu’il continua
l’action qu’il avait voulu faire ». jusqu’à la mort, qu’on fut obligé de hâter en docteur Cabanès ausculte les
Le 3 juin, Roux était déclaré coupable l’étouffant avec des mouchoirs, pour petites histoires de l’histoire
« […] d’avoir tenu plusieurs discours per- étouffer en même temps le torrent d’in-
nicieux qui marquaient des desseins abo- jures et d’imprécations qu’il vomissait de France. En praticien, il
minables contre la personne sacrée de Sa contre le roi. » Il ne cessa d’injurier que décortique les faits les moins
Majesté ; pour réparation de quoi, a été lorsqu’il eut cessé de vivre.
[…] On s’occupa de poursuivre les com-
connus ou les plus macabres.
plices ou prétendus tels de Marsilly. Un des Un spécialiste du genre, qui
Perfide Albion Protestant ruiné valets de ce dernier, un nommé Martin, qui
par la chute de Fouquet, Marsilly habitait Londres avec son maître, fut per-
fait la joie de ses patients et
fomente, depuis Londres, un attentat suadé de revenir en France ; le voyage lui des lecteurs d’Historia !
contre le Roi-Soleil. Dénoncé aux serait payé et il n’aurait aucune représaille
Français par les Anglais, il finira sur la à redouter. Confiant dans ces promesses, le DD
roue, à Paris le 22 juin 1669. malheureux […] à peine avait-il mis le pied
sur la terre française qu’il était arrêté. Le
1er août 1669, le capitaine de Vauroy,
sergent-major de la citadelle de Dun-
kerque, recevait l’ordre de conduire le pri-
sonnier à Pignerol. Ce Martin, connu sous
le nom d’Eustache Danger ou d’Angers, fut
retrouvé mort dans sa cellule un matin de
janvier 1694. Il avait servi pendant cinq ans
Foucquet, enfermé dans la même prison
que lui. […] Certains historiens, en ces der- AUGUSTIN CABANÈS (1862-1928)
nières années, ont émis l’opinion qu’Eus- Les nombreux ouvrages historiques de ce
médecin ont connu une grande popularité, qu’il
tache Danger pourrait bien être le Masque
s’agisse de La Névrose révolutionnaire (1906),
de fer ! Mais nous touchons là à un pro- Fous couronnés (1914), La Princesse de
Photo12/LIszt CoLLECtIoN
L
es documents authentiques, certains
indiscutables, ayant trait à la mort
ou à l’évasion du Dauphin, fils de
Louis XVI, emprisonné à la tour du
Temple, sont trop rares pour qu’on puisse
songer à les juxtaposer utilement de façon
à en former un récit solide et inattaquable.
[…] Un semblant travail n’est pas, en tout
cas, sans utilité, puisqu’il met à la portée
du public les données d’un problème an-
goissant […]. Fixons d’abord les faits
connus, indéniables.
Le jeune Dauphin avait 7 ans et 5 mois
lorsque le roi son père, et Marie-Antoi-
nette, ainsi que Madame Élisabeth et Ma-
dame Royale, furent enfermées, le 13 août
1792, à la tour du Temple. […] On logea le
roi et le Dauphin au second étage, avec le
valet de chambre Cléry. […] En décembre,
au début du procès du roi, l’enfant fut sé-
paré de son père et remis à la reine, qui fit
dresser pour lui un lit dans sa chambre. Il
en fut ainsi depuis le 16 décembre 1792
jusqu’au 3 juillet 1793. Ce jour-là, dans la
PHOTO12
Daujon, un témoin oculaire […], je n’y dans lesquels un homme entre tout entier.
PUBLHÉ HN
1911
change qu’un mot, trop brutal pour être […] Tandis que la Simon faisait le guet, il
imprimé : « Je jouais un jour avec lui [le tira du jouet un enfant qui y était caché,
Dauphin] à un petit jeu de boules ; c’était endormi au moyen d’un narcotique et cou-
après la mort de son père, et il était séparé vert d’habillements semblables à ceux
de sa mère et de sa tante. La salle où nous dont on avait, ce jour-là, revêtu le Dau-
étions était au-dessous d’un des apparte- phin. Ojardias, vivement, assit cet enfant,
ments de sa famille, et l’on entendait sau- tout endormi, sur une chaise, prit le Dau-
ter et comme traîner des chaises, ce qui phin, le roula dans les draps du lit, le re-
faisait assez de bruit au-dessus de nos couvrit d’un paquet de hardes et descendit
têtes. Cet enfant dit, avec un mouvement le tout jusqu’à la charrette, sous couleur
d’impatience : “Est-ce que ces sacrées sa- d’aider la Simon. […] Les choses se sont-
lopes-là ne sont pas encore guillotinées ?” elles passées de la sorte ?
Je ne voulus pas entendre le reste, je quit- C’est ainsi, du moins, que la Simon les ra-
tai le jeu et la place. » […] L’anecdote est conta, onze ans plus tard, à l’un des faux
effroyable, et ce qu’elle donne à deviner Dauphins en qui elle avait cru reconnaître
est plus triste encore ; mais, en somme, du son pupille du Temple. Ainsi présentée,
Temple, on ne sait rien. Parmi les rares l’évasion est vraisemblable : et ces cir-
déductions qu’on peut tirer des faits constances concordent assez bien avec
connus, il est avéré que Simon n’exerça des déclarations qu’on ne peut mettre en
ses fonctions qu’à contrecœur. La peur doute. […]. Résumons-en rapidement les
sans doute, d’une réaction que chacun phases : le 1er janvier 1794, le Dauphin est
prévoyait, amena en lui ce revirement enlevé du Temple. Quatre personnes seu-
inattendu. […] Ce qui est certain c’est que lement sont du secret : l’imprésario (Chau-
le « précepteur de Capet » donna brusque- mette, Hébert ou un autre) ; puis les trois
ment sa démission […]. Cet homme n’était agents d’exécution : Simon, sa femme et Considéré comme le « pape de
donc pas la brute impitoyable qu’on nous Ojardias. Chaumette et Simon sont guillo-
a si souvent décrite […]. tinés avant d’avoir pu se targuer de ce la petite Histoire », Lenotre livre
qu’ils ont fait. Restent donc de la déli- des études vivantes, mais qui, à
Un déménagement peut vrance du prince la Simon et Ojardias.
un siècle de distance, peuvent
[Ce dernier sera assassiné], la femme Si-
en cacher un autre mon survécut assez à la Révolution pour se révéler, comme ici, très
Quoi qu’il en soit, les Simon déména- que son témoignage ait pu être recueilli.
gèrent : c’était le dimanche 19 janvier Il le fut bien des fois : réfugiée à l’hospice
fragiles. Mais ne boudons pas
1794, par un temps sombre de dégel, le des Incurables de la rue de Sèvres, depuis notre plaisir, si non è vero, è
ciel bas, une brume humide et tiède. Toute le 12 avril 1796, elle ne cessa de raconter,
la journée, ce fut, dans l’escalier de la avec prudence d’abord, puis avec une
bene trovato ! (« Si ce n‘est pas
Tour, un va-et-vient insolite : portes ou- conviction obstinée « qu’elle avait saisi vrai, c’est bien trouvé ! »)
vertes, Marie-Jeanne Simon comptait son l’occasion de son déménagement du
linge, descendait au corps de garde, trot- Temple pour emporter le Dauphin […] ». HHH
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tinait dans les cours toutes boueuses de Il resterait ici à poser la question angois- HH
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neige fondue, tassait ses hardes sur une sante, la question dont la solution semble
charrette, remontait péniblement […] et reculer et fuit à mesure que l’on s’efforce
geignant contre la lâcheté des hommes de la dégager : qu’est devenu le Dauphin
qui ne pensent qu’à se divertir : ceci visait évadé du Temple ?
Simon qui payait la goutte à tout le per- Ici, tout est mystère et obscurité […] : des
sonnel du Temple […]. Le conducteur de 25 ou 30 prétendants qui se présentèrent
la charrette arrêtée au bas de la Tour, tou- dans la première moitié du XIXe siècle
ché de la peine que prenait la femme Si- pour réclamer le trône du roi Louis XVI
mon, s’offrit à lui donner un coup de main. leur père, bien peu sont dignes de men-
Ce conducteur […] s’appelait Genès Ojar- tion. […] Un seul parmi ces prétendants GOSSELIN LENOTRE (1855-1935)
dias. […] La femme Simon accepta l’offre possède encore quelques partisans. C’est Arrière-petit-neveu du jardinier Le Nôtre,
il collabore avec les grands titres
de service que lui faisait Ojardias : celui-ci celui qu’on a connu sous le nom de Naun-
de la Belle Époque, Le Figaro, la Revue des
monta au second étage de la Tour un che- dorff. Il est mort à Delf, en 1845, et ses deux mondes, Le Temps… Ses récits,
val de carton apporté dans la charrette petits-fils, qui portent aujourd’hui le nom émaillés d’anecdotes, revisitent surtout les
– un cadeau que la femme Simon voulait de Bourbon, sont encore entourés d’une grands épisodes de la Révolution.
laisser à son petit Dauphin […] : ce cheval phalange d’amis si fidèles et si dévoués Il est élu en 1932 à l’Académie française.
était sans doute un de ces coursiers à jupe qu’ils forment presque un parti […]. u
ÉDOUARD VII
ET LA GENÈSE
DE L’ENTENTE
CORDIALE
Par ANDRÉ MAUROIS
En 1904, la bonhomie d’Édouard VII,
lors de sa visite en France, scelle le
rapprochement entre Paris et Londres.
«
L
es relations entre la France et lant les rares coups de
l’Angleterre s’améliorent tous chapeau et les mou-
les jours et la visite du roi est un choirs agités.
acte des plus significatifs. […] Le soir, le roi alla, au
mais [il] ne faut pas oublier les préjugés Théâtre-Français, voir
d’une notable fraction de l’opinion fran- L’Autre Danger, de Mau-
çaise contre l’Angleterre. Un déjeuner in- rice Donnay. La Comé-
time concilierait les exigences de la cour- die-Française avait pro-
toisie et celles de la politique. Certes posé Le Misanthrope.
l’Angleterre ne se liera jamais à fond avec « Ah, non ! avait répondu
personne et, le voulût-elle, nous ne le roi Édouard, j’ai vu dix
sommes pas en situation de nous lier avec fois Le Misanthrope au
elle, mais nous devons chercher à entrete- Français ; il ne faut tout
nir de bons rapports » [lettre de Paul Cam- de même pas me traiter
bon, ambassadeur de France à Londres, à comme le shah de
Théophile Delcassé, ministre des Affaires Perse… » Au moment de
étrangères, le 25 mars 1903]. Cette lettre l’arrivée, des coups de sif-
est curieuse, car elle prouve que ministre flet partirent de la foule, le
et ambassadeur jugeaient chimérique une public se montra glacial. À
« Fast and fastuous » La presse
entente de la France et de l’Angleterre. l’entracte, le roi alla se promener dans les
française – comme ici Le Petit Journal, qui
Le roi ne partageait pas les craintes des couloirs, avec la ferme volonté de gagner tire alors à un million d’exemplaires – se
diplomates et demanda à être reçu « aussi ces gens hostiles. Il aperçut Mlle Jeanne fait l’écho du séjour réussi, entre le 1er et
Akg-ImAgES
officiellement que possible ». Projet hardi. Granier, lui tendit la main et dit : « Made- le 3 mai 1904, du souverain britannique.
Il était difficile de prévoir ce que serait moiselle, je me rappelle vous avoir applau-
l’accueil de Paris. Le roi arriva le 1er mai die à Londres. Vous y représentiez toute la
1903. M. Loubet [président de la Répu- grâce et tout l’esprit de la France. » La bon- brillante et l’accueil meilleur. Le troisième
blique, ndlr] alla le chercher à la gare homie du roi commençait à rendre les jour, au dîner de l’Élysée, on échangea des
du bois de Boulogne. Sur le passage du spectateurs un peu honteux de leur toasts. Le roi parla de l’amitié des deux
cortège, la foule, moqueuse, criait : manque de courtoisie. pays et de son désir de la voir grandir en-
« Vivent les Boers ! Vive la Russie ! » Le roi core. Ce toast, improvisé par le roi, fut
était obstinément de bonne humeur, sa- naturellement reproduit par tous les jour-
luait à droite et à gauche. Répartis dans Petit toast, grand effet naux et fit grand effet.
les voitures avec les Anglais, les fonction- Le lendemain, après une revue à Quand vint le jour du départ, la foule ne
naires français s’appliquaient à distraire Vincennes et des courses à Longchamp, le criait plus « Vivent les Boers ! », mais
l’attention, parlant d’autre chose, signa- souverain se rendit à l’Opéra. La soirée fut « Vive le roi ! », et les spectateurs se dispu-
GGBGGÉ GG
1936
Il est étrange qu’un seul homme
ait le pouvoir de transformer,
en moins d’une semaine,
les sentiments d’un peuple !
être plus désagréable à l’empereur Guil- des liens d’amitié noués entre les deux
GGGGGGGGG GGGGGG
laume que sa réalisation. Le roi ne l’aime pays. Après quoi le roi demanda si le pré-
pas. Il aime sa famille russe. C’est avec la sident voudrait bien ouvrir le bal avec la
Russie qu’il faut maintenant amener un reine, Sa Majesté et la duchesse de Con-
rapprochement. » naught faisant le vis-à-vis ? M. Loubet, très
Bientôt, M. Loubet à son tour fut invité à effrayé, demanda si son ambassadeur ne
rendre la visite. Pour donner au voyage un pouvait le remplacer. M. Cambon dansa.
caractère politique, il fut convenu que Pendant ce quadrille, M. Combarieu, se- ANDRÉ MAUROIS (1885-1967) Issu d’une
Delcassé accompagnerait le président. Un crétaire général de la présidence, parlait famille lorraine, cet écrivain livre une œuvre
riche de romans, contes, nouvelles, mais aussi
diplomate français avait envoyé au pré- par gestes avec lord Roberts, qui ne savait
de nombreux ouvrages historiques et
sident, pour l’aider dans les premières ren- pas un mot de français, et le président féli- de biographies restées fameuses (Sand, Byron,
contres, de petites notes assez cyniques citait lord Rosebery sur son Cromwell qu’il Chateaubriand, Proust, Lyautey,
mais fort utiles. « La reine. – La reine n’avait pas lu. C’était l’Entente cordiale. u Balzac…). Il fut reçu à l’Académie en 1932.
LE 11 NOVEMBRE 1918
Par MAXIME WEYGAND
Dans une clairière de la forêt de Compiègne se joue la fin des combats.
Devant le maréchal Foch, une délégation venue du Reich se présente…
C
e train, en dehors d’un wagon-res-
taurant et des voitures destinées Voie du succès
au logement des officiers britan- Aux côtés de Foch
niques et français et d’un person- (manteau clair, canne),
nel peu nombreux, comprend, voisines Weygand, son adjoint
l’une de l’autre, la voiture du maréchal (2e à gauche, en calot),
Foch et une voiture-bureau. Dans la pre- prépare l’entrevue
mière, le maréchal dispose d’un salon per- cruciale…
sonnel. La seconde est un wagon-restau-
rant dont les deux salles ont été réunies
en une seule, une large table en occupe le
centre. C’est dans cette grande pièce que
l’état-major a coutume de travailler. C’est
autour de cette table qu’auront lieu les
réunions des plénipotentiaires de l’En-
tente et de l’Allemagne.
Le maréchal Foch attend dans son wagon
l’heure qu’il a fixée. Dans quelques ins-
tants les représentants de l’ennemi seront
là, attendant qu’il leur dicte les conditions
des vainqueurs. Il tient enfin cette victoire
pour laquelle il a travaillé pendant plus de
quarante années de paix et dont il fut,
dans une gigantesque lutte de huit mois, le
grand artisan. Son cœur bat certainement
plus vite que d’habitude. Mais pour qui le
connaît, il est aussi maître de lui qu’il le fut
aux moments les plus angoissants ou aux
jours les plus glorieux de la bataille de
France ; aussi plein de confiance et aussi
Akg-ImAgES/pICTuRE-ALLIANCE/dpA dENA
botis réunit les deux trains. Les Allemands est remis en même temps. […] Le texte de
PAAAAÉ AA
1947
se présentent en file sur cet étroit passage chaque clause, d’abord lu en français, est
et sont invités à monter dans le wagon- traduit en allemand par l’officier inter-
bureau. Le maréchal se fait remettre leurs prète Laperche. Les phrases bien articu-
pouvoirs, et va les examiner dans son sa- lées tombent dans un silence de mort.
lon particulier. Ils sont en règle. Signés du Les têtes sont droites, les visages impas-
chancelier prince Max de Bade, ils sibles, celui du général allemand, très pâle,
donnent à M. Mathias Erzberger, secré- est empreint d’une douloureuse expres-
taire d’État impérial, comme président, au sion. À la lecture de l’article prescrivant
comte Oberndorff, au général major royal l’occupation par les troupes alliées des
prussien von Winterfeld, au capitaine de pays rhénans et de têtes de pont sur le
vaisseau Vanselow, plein pouvoir « de fleuve, des larmes coulent des yeux du
conduire au nom du gouvernement alle- jeune capitaine. La scène atteint dans sa
mand, avec les plénipotentiaires des puis- simplicité le plus haut degré de pathé-
sances alliées contre l’Allemagne, des tique ; le moment est poignant. La dernière Alors major général
négociations au sujet d’un armistice, et de clause limite à un délai de soixante-douze des armées alliées et bras
conclure, sous réserve de son accepta- heures le temps laissé aux Allemands pour
tion, un accord en conséquence ». accepter ou refuser les conditions qui droit de Foch, l’auteur assiste,
Le maréchal entre dans la grande pièce où viennent de leur être lues. […]. Les Alle- aux premières loges, à la
les plénipotentiaires allemands l’at- mands demandent encore une prolonga-
tendent, debout. Invités par le maréchal à tion de vingt-quatre heures du délai de ré- signature de l’armistice.
faire connaître l’objet de leur venue, les ponse. Il ne peut en être question. Il est à Il livre, l’année même
Allemands s’efforcent d’éviter de formu- peu près 11 heures quand le maréchal et
ler le pénible aveu. La délégation est là, dit l’amiral se retirent. Il a été précisé que la de cet article, une biographie
tout d’abord M. Erzberger, pour recevoir réponse allemande devra arriver avant le du maréchal victorieux, parue
les « propositions » des puissances alliées. lundi 11 novembre, à 11 heures. […] Le
Le maréchal répond n’avoir aucune pro- diplomate et le général s’efforcèrent en-
chez Flammarion.
position à faire. Le comte Oberndorff ex- suite d’obtenir des adoucissements à ces
AAA
prime l’idée que le mot « conditions » conditions, en mettant en avant des argu- AAA
AA
AA
AA
convient peut-être mieux. Cela ne satisfait ments dont les principaux peuvent se résu- A
AA
AA A
pas le maréchal. M. Erzberger biaise en- mer ainsi. L’Allemagne est sincère, elle
AA
A AA
core en donnant lecture d’un texte du pré- n’est pas plus en état de continuer à com-
AA AA
AA
sident Wilson, disant que le maréchal battre que de reprendre la lutte une fois
Foch est autorisé à faire connaître les l’armistice signé. […] On répliqua que tous
conditions de l’armistice. les embarras dont souffrait l’armée alle-
— Je suis autorisé à vous faire connaître mande étaient le résultat de quatre mois
ces conditions si vous demandez un ar- de poussée victorieuse des armées de l’En-
mistice. Demandez-vous un armistice ? tente et que le haut commandement allié
interroge d’un ton sec le maréchal. avait le devoir de se garder, par les condi-
— Oui, nous demandons la conclusion tions de l’armistice, au minimum la pos- GÉNÉRAL WEYGAND (1867-1965) Étrange
d’un armistice, répondent d’une seule session de tous les avantages acquis. D’ail- destinée que celle de cet homme… Ses
origines sont mystérieuses, sa carrière militaire
voix et avec une certaine précipitation leurs les conditions notifiées ne pouvaient
prometteuse, son talent reconnu (il entre à
M. Erzberger et le comte Oberndorff. subir aucune modification importante, et, l’Académie française en 1931). Le 17 mai 1940,
Le maréchal Foch fait alors donner par si elles n’étaient pas acceptées, le maré- il est nommé commandant des armées alliées
son chef d’état-major lecture aux plénipo- chal Foch était en état de poursuivre avec en remplacement de Gamelin. Ministre de la
tentiaires allemands des clauses princi- la même vigueur l’offensive en cours. « Je Défense nationale dans le cabinet Pétain, il est
arrêté en 1942 et déporté en Allemagne.
pales de l’armistice. Le texte complet leur le sais », fut-il répondu […]. u
MARIE-ANTOINETTE,
MÈRE DE FAMILLE
Par PIERRE DE NOLHAC
Dans ce XVIIIe siècle
qui fit la part belle aux Douceur de vivre
La reine en compagnie de
élans du cœur, nous ses enfants, Marie-Thérèse
– dite Madame Royale
découvrons, derrière (1778-1851) – et le premier
Q
uand notre pensée va vers la reine, Stockholm.
nous ne la voyons guère que dans
la vie fastueuse de la cour ou l’inti-
mité charmante de Trianon. Mais
elle eut aussi une vie maternelle dont elle
sut goûter les douceurs et remplir tous les
devoirs. En 1783, la reine commençait
déjà à ne plus venir aussi familièrement
qu’autrefois chez Mme de Polignac [gou-
vernante des Enfants de France] ; elle se
dégoûtait de cette compagnie, où beau-
coup de gens lui déplaisaient et que la fa-
vorite ne voulut pas lui sacrifier. Il ne reste
plus alors chez Mme de Polignac que le duc
de Normandie [le futur Louis XVII] ; pour
les autres enfants, la mère s’est instituée
gouvernante. Ses matinées sont à eux ;
elle assiste aux leçons de leurs maîtres et
quelquefois les fait répéter. Qu’on juge si
Marie-Antoinette est capable de former
l’âme de ses enfants : « Je les ai accoutu-
més tous à ce que “oui” ou “non”, pronon-
cé par moi, est irrévocable, mais je leur
donne toujours une raison à la portée de
leur âge pour qu’ils ne puissent pas croire
que c’est humeur de ma part… »
Tel est le ton de l’instruction adressée à
Mme de Tourzel, quand elle est appelée à
remplacer Mme de Polignac. Aucune mère
n’a étudié ses enfants avec des idées plus
justes ni une affection plus clairvoyante.
Mme Vigée-Le Brun en raconte un trait
dans ses Mémoires : « La reine, écrit-elle,
FINEARTImAgES/LEEmAgE
dame, alors âgée de 6 ans, avec une petite de-chaussée du corps du château. La gou-
PUbLbÉ bb
1949
paysanne dont elle prenait soin, vouloir vernante s’y trouvait lors de la manifesta-
que cette petite fût servie la première en tion populaire du 15 juillet. Le lendemain,
disant à sa fille : les Polignac quittaient le château ; leur
— Vous devez lui faire les honneurs ! » impopularité était devenue un danger
On ne parle guère alors du petit duc de pour eux comme pour la reine.
Normandie, « vrai enfant de paysan, grand, Le nouveau dauphin est celui qui porta un
frais et gros », dit Marie-Antoinette avec jour le nom de Louis XVII. Sans être tout
orgueil. Mais le dauphin promet un prince à fait un joli enfant, il est de ceux dont les
généreux et intelligent. Il est réfléchi, pré- mères se font gloire. Mais il est de tempé-
coce, avec le sérieux excessif des enfants rament scrofuleux ; sa courte réserve de
qui lisent plus qu’ils ne jouent. D’autres santé s’épuisera vite. Dès le temps de Ver-
anecdotes évoquent la vie de la famille sailles, il exige des soins particuliers. En
royale autour des enfants. Nous en trou- le confiant à Mme de Tourzel, après la mort
vons dans les Mémoires du valet de de son frère, en juin 1789, Marie-Antoi-
chambre de Madame Royale, de Pierre- nette, mère attentive et prudente, ne
Louis Hannet-Cléry. « M. l’abbé Davaux, manque pas d’indiquer à la gouvernante
écrit-il, enseignait à Madame Royale la reli- certaines précautions nécessaires. On
gion, la lecture, l’histoire, la fable et la géo- sent chez elle une prédilection pour ce
graphie ; mais c’était à la leçon de géogra- second fils, alors que Louis XVI avait mis
phie surtout que le roi assistait le plus tout son orgueil dans le premier. Elle le
assidûment, et même il la présidait. […]. » croit alors fort et bien portant.
Au reste, à quatre ans et demi, le dauphin
Des enfants éduqués est gai, étourdi, violent dans ses colères et
tendre dans ses caresses. L’observation
avec amour et fermeté maternelle du caractère est perspicace : Deux siècles après
J’ai conté, dans La Reine Marie-Antoi- « Il a un amour-propre démesuré qui, en le
nette, comment se mêlèrent d’amertume conduisant bien, peut tourner un jour à la Révolution, Historia,
les douceurs que la reine trouvait auprès son avantage… Il est très indiscret, il ré- relancé depuis trois ans,
de ses enfants. Son bonheur maternel ne pète aisément ce qu’il a entendu dire et
dura pas longtemps : sa dernière fille, Ma- souvent, sans vouloir mentir, il y ajoute ce revient sur la reine la plus
dame Sophie, meurt à 11 mois ; presque que son imagination lui a fait voir ; c’est décriée de l’histoire de France.
aussitôt, la santé du dauphin s’altère. son plus grand défaut et sur lequel il faut
« Mon fils aîné, écrit la reine à Joseph II, bien le corriger. » Mais « il est bon enfant
Et puise, dans ses archives, le
me donne bien de l’inquiétude. Depuis et, avec de la sensibilité et en même temps texte du spécialiste d’alors
quelque temps, il a tous les jours la fièvre de la fermeté, sans être trop sévère, on
et est fort amaigri et affaibli… Le roi a été fera de lui ce qu’on voudra ».
de « l’Autrichienne ».
très faible et maladif pendant son en- Il semble bien que l’éducation ait produit
fance ; l’air de Meudon lui a été très salu- un charmant petit Dauphin, d’une mine
taire, nous allons y établir mon fils. » C’est gracieuse, d’un esprit naturel qui se b bb
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une illusion que les médecins donnent à la montre en reparties vives, et d’une véri- bb
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mère, comme aussi lorsqu’ils persuadent table bonté de cœur. Tous les témoi-
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que la cause principale du terrible mal est gnages assurent que Marie-Antoinette a
un travail de dentition. Seuls mensonges réussi son œuvre, qu’elle a vraiment com-
bienfaisants dans la vie de cette reine, mencé à « élever un roi ». Il faudra, pour la
dont la destinée fut d’être trompée. détruire, l’intervention du dernier « pré-
La comtesse [de Lage] parla de cette mère cepteur », le savetier Simon. Il fera bientôt
qu’on a voulu représenter chassée par une d’un enfant sensible et gai, et qui a résisté
répugnance enfantine du chevet de son aux chagrins du Temple, un petit être
fils mourant : « Tout ce que dit ce pauvre apeuré et taciturne, qu’on voit des jour-
petit est incroyable ; il fend le cœur de la nées entières accroupi dans l’angle d’un PIERRE DE NOLHAC (1859-1936)
reine ; il est d’une tendresse extrême pour sordide cachot, sans air, avec la vermine Conservateur du château de Versailles puis
du musée Jacquemart-André. Ses ouvrages
elle. L’autre jour, il la supplia de dîner dans sur son pauvre corps. L’aimable prince,
historiques sont consacrés à la Renaissance
sa chambre ; hélas ! elle avalait plus de dont la reine était si fière, n’est plus qu’un et à Marie-Antoinette et Versailles.
larmes que de pain. » Après la mort du pre- rachitique, aux chairs bouffies […], que la Il est élu en 1923 à l’Académie française.
mier dauphin survenue le 4 juin 1789, mort vient délivrer, le 20 prairial an III, au
Mme de Polignac se transporta avec le duc temps où les fleurs embaument les par-
de Normandie, devenu Dauphin, au rez- terres de Trianon. u
LA VIOLATION DES
TOMBEAUX ROYAUX
Par LÉON CERF
Que sont devenus les corps des rois qui
étaient conservés dans la basilique de
Saint-Denis ? Et ceux de Marie-Antoinette
et de Louis XVI, enterrés précipitamment ?
BRIdgEmAN ImAgES
On ne meurt que deux fois La mise à sac de la nécropole dyonisienne se déroule en deux temps, en août 1793, modérée, et plus
destructrice, entre le 12 et le 25 octobre de la même année. • La Violation des caveaux des rois, par Hubert Robert (1733-1808), musée Carnavalet, Paris.
L
e 31 juillet 1793, Bertrand Barrère France. Dom Poirier a consigné tous les des Valois, on précipita 63 corps : 18 rois,
[rapporteur du Comité de salut pu- détails de cette exécution. Pendant les de Dagobert à Henri IV, 10 reines,
blic] lut, à la Convention, un rapport journées du 6, 7 et 8 août 1793, 51 tom- 24 princes et princesses, et 11 grands per-
exposant « que, pour célébrer la beaux, accumulés au cours de douze sonnages, dont Du Guesclin. Le cercueil
journée du 10 août, qui a abattu le trône, il siècles, furent renversés, mutilés. Lenoir, à de Louis XV avait été déposé dans une
fallait […] détruire les mausolées fas- la tête de la Commission des monuments, sorte de niche creusée dans l’épaisseur du
tueux de Saint-Denis ». Cette proposition fit des prodiges pour limiter les dégâts ; il mur, à l’entrée du caveau. C’est là qu’on
ne pouvait que plaire à la Convention, qui chargea un sculpteur marbrier, François- plaçait toujours le corps du dernier roi
trouvait dans sa réalisation une satisfac- Joseph Scellier, d’enlever ce qui restait des défunt. Le cadavre, entier, flottait dans
tion théorique, et un avantage matériel : la tombeaux ; il recueillit ce qu’il put au mu- une assez grande quantité d’eau salée.
destruction des tombeaux royaux lui per- sée des Monuments français, et c’est grâce
mettait de récupérer du bronze et du à sa persévérance que l’on put, la tour-
plomb dont elle avait besoin pour fabri- mente passée, reconstituer ce qui nous Le bruit et la fureur
quer des canons et des balles. reste des splendeurs de Saint-Denis. […] Henri IV était si bien conservé que ses
Un ancien bénédictin de l’abbaye de [Le contenu des cercueils de la crypte] fut traits n’étaient pas altérés, et qu’on put
Royaumont, dom Poirier, fut nommé transporté dans le cimetière situé au nord faire un moulage de son visage. Sous les
« commissaire chargé de surveiller l’exhu- de l’église. On y avait creusé deux fosses tréteaux de fer qui portaient les cercueils,
mation ». D’autre part, on institua une carrées, d’environ cinq mètres de côté sur on trouva des sortes de seaux qui conte-
Commission des monuments, chargée de trois mètres de profondeur. Dans l’une, on naient les entrailles d’un certain nombre
conserver ceux des tombeaux qui paraî- jeta pêle-mêle 61 corps : sept rois, sept de rois ; on jeta le contenu dans les fosses.
traient des œuvres d’art dignes de figurer reines, 47 princes et princesses de la mai- L’odeur était tellement insupportable
parmi les richesses artistiques de la son de Bourbon. Dans l’autre fosse, dite qu’on devait asperger le sol de vinaigre.
Après les tombeaux et les cercueils, ce fut quée en forme de gilet, d’une culotte de
PUBLIÉ EN
1950
le tour du trésor de l’église. Dans la nuit drap gris, et d’une paire de bas gris. » On
du 11 au 12 novembre 1793, la municipa- étendit le corps dans un cercueil en bois,
lité de Franciade (nom révolutionnaire de sans couvercle, et on plaça la tête entre les
Saint-Denis) fit entasser dans des chariots jambes. Au milieu du silence, deux vi-
les objets précieux conservés dans la sa- caires psalmodièrent les dernières prières.
cristie : châsses, reliques, ornements, ca- Puis le cercueil fut descendu sur la chaux
lices, ciboires, etc. Le tout fut transporté qui garnissait le fond de la fosse ; on le cou-
à Paris, et la délégation qui accompagnait vrit d’un lit de chaux assez épais, puis on
le convoi se présenta, le 12, à la Conven- combla la fosse avec de la terre.
tion. Par une ordonnance du 4 avril 1816, Le cimetière fut mis en vente après la Ter-
Louis XVIII prescrivit que des recherches reur, M. Pierre-Olivier Desclozeaux, ancien
fussent faites autour de l’église de Saint- avocat au Parlement, l’acheta et prit un
Denis, pour essayer d’y recueillir les soin pieux des sépultures, jusqu’aux re-
restes des membres de la maison de cherches qui furent effectuées en jan- Le saccage de la nécropole de
France qui avaient résisté à l’action des- vier 1815. À ce moment, M. Desclozeaux et
tructive de la chaux. L’ancien marbrier son gendre, Dominique-Emmanuel Dan- Saint-Denis et l’enterrement
Scellier, qui avait conservé les notes jou, qui avait assisté à l’inhumation des sans gloire du « roi martyr »
écrites en 1793, servit de guide aux ou- cadavres du roi et de la reine, indiquèrent
vriers, qui commencèrent les fouilles le l’emplacement des deux fosses. Le cercueil comptent assurément parmi
13 janvier 1817. [Pendant cinq jours], les [de Marie-Antoinette] fut facilement at- les heures les plus sombres
pioches ne rapportèrent pas le moindre teint ; la chaux, sous l’influence d’une humi-
débris. Le samedi 18, on reprit les fouilles dité favorable, s’était liée et avait formé au-
de la Révolution française.
dans une autre direction. Vers la fin de la dessus de lui une sorte de voûte qui l’avait C’est sur cette « guerre
matinée, on avait délimité l’emplacement protégé. On trouva les ossements de la
des deux fosses ; on les recueillit dans des reine en bon état de conservation. Ces
aux morts » – et leur
cercueils. La translation dans l’église eut restes furent déposés dans une cassette. Le inattendue résurrection
lieu dans la nuit du 19 au 20 janvier. 19, les recherches furent reprises au niveau
sous la Restauration – que
[…] L’exécution de Louis XVI était décidée de la fosse de Louis XVI. Ainsi qu’on s’y
pour le 21 janvier 1793. [La veille, le] attendait, on trouva la tête [du roi] entre les revient le Dr Léon Cerf…
conseil exécutif provisoire déclara que le os des jambes.
corps de Louis Capet serait transféré au […] Le 20, on enferma les cassettes, cha-
cimetière de la Madeleine, qui occupait cune dans un cercueil de plomb qu’on
l’emplacement actuel de la Chapelle expia- souda et qu’on recouvrit d’un cercueil de LÉON CERF (1868-1957) Ce médecin,
toire. Les suisses massacrés le 10 août y bois ferré et vissé. Une inscription indiqua à l’image du Dr Cabanès (lire p. 24-29), sonde
l’Histoire comme un praticien, ainsi
avaient été enterrés. Le 21, la charrette le contenu de chaque cercueil. Le 21 jan-
que le montre ses ouvrages les plus connus,
[transportant la dépouille du roi] arriva au vier, les deux cercueils furent placés sous comme L’Histoire vue par un médecin.
cimetière, escortée par un détachement de une tente dressée dans le jardin. À Héritiers et bâtards de rois. Les Valois (1938)
gendarmerie à pied. Les administrateurs 8 heures, en présence de Monsieur, frère et Mariages de rois, mariages d’enfants.
constatèrent l’identité du cadavre : « Nous du roi, du duc d’Angoulême et du duc de La recherche de la fiancée. L’apprentissage du
mariage. La consommation du mariage (1939).
avons reconnu le cadavre entier dans tous Berry, Mgr de Vintimille, ancien évêque de
ses membres, la tête étant séparée du Carcassonne, célébra la messe. Puis on
tronc. Nous avons remarqué aussi que les posa la première pierre de la chapelle
cheveux du derrière de la tête étaient cou- qu’on se proposait d’élever sur l’emplace-
pés, et que le cadavre était sans cravate, ment de la fosse de Louis XVI. Enfin, les
sans habits et sans souliers. Du reste, il deux cercueils furent déposés sur un char
était vêtu d’une chemise, d’une veste pi- qui les transporta à Saint-Denis. u
L
Largement débordante cette fois et visant
e grand bombing n’avait servi qu’à prendre. Il se montrait ulcéré à l’idée que très loin, elle devait du premier coup faire
détruire le monastère et à faire dans le monde entier il passait pour céder la ligne Gustav et conduire jusqu’à
perdre du terrain. Pour ne pas rester l’homme qui ne pouvait prendre Cassino, Rome sans qu’il fût possible à l’ennemi de
sur cette humiliation, il fut décidé alors que c’étaient les Britanniques qui reprendre haleine. De mon observatoire,
que l’affaire serait relancée dans les attaquaient et qu’il avait mis tous ses je revoyais de biais toute cette manœuvre
moindres délais. Mais cette fois on ne fe- moyens matériels à leur disposition. Il du mois de mai. Le mont Majo et le Petrel-
rait reculer personne et on attaquerait si- souhaitait d’en finir avec d’autres troupes. la qui en avaient été les pivots me fai-
multanément le monastère et la ville de Je lui fis observer qu’à cet égard il ne fal- saient l’effet de complices. Ils avaient
Cassino après une préparation mettant en lait pas compter sur les Français qui n’in- joué leur rôle dans notre victoire comme
jeu tous les moyens disponibles de l’avia- terviendraient désormais que dans le le mont Cassin, du reste, qui avait fait
tion et de l’artillerie. Le pilonnage recom-
mença avec des doses encore plus mas-
sives. Il y eut même deux vagues de Miserere Rasée par l’aviation
Liberators qui, mal orientées, vinrent dé- alliée le 15 février 1944, l’abbaye
charger leurs bombes par erreur sur Vena- qui coiffe le mont Cassin (au fond)
fro où se trouvaient mon quartier général devient le pivot de la principale ligne
et celui de la 8e Armée britannique. de défense allemande, qui bloquera
Malgré ce fâcheux incident l’assaut géné- des mois durant la route de Rome.
ral fut donné à l’heure prévue. Les Hin-
dous marquèrent quelques progrès dans le
terrain chaotique qui entoure l’abbaye
mais ne purent malgré leur courage
prendre pied dans celle-ci. Les Néo-Zé-
landais se ruèrent avec frénésie dans Cas-
sino où ils se heurtèrent à la résistance
opiniâtre de parachutistes allemands em-
busqués dans les ruines.
[…] Persister eût été une folie et je me
souviens du jour où le général Clark me fit
appeler pour m’annoncer qu’il lui fallait
prendre une décision. La propagande alle-
mande se gaussait, après le battage fait
autour des bombardements préalables
qu’on avait présentés au public comme un
procédé moderne et sûr, de l’impuissance
des Alliés à forcer la résistance des
quelques défenseurs de Cassino. Un capo-
ral, de simples soldats étaient nommé-
ment cités pour leur héroïsme dans les
communiqués de Hitler. En Amérique,
l’opinion commençait à s’énerver. Je trou-
vai le général Clark hésitant sur le parti à
1953
d’hiver, qu’il était infaillible et pouvait mêlés aujourd’hui aux gens de la France
désormais s’en remettre entièrement aux d’outre-mer et aux combattants accourus
vertus éprouvées du terrain et au courage des continents les plus lointains. Étrange
de ses hommes. destin que celui de cette abbaye bâtie en
un siècle du Moyen Âge sur un des che-
mins que la barbarie et la guerre ont le
Une terre d’Histoire plus fréquenté. Des êtres pensifs, épris de
Abîmé dans mes souvenirs et songeries solitude et rebutés par l’âpreté de la vie
d’homme de guerre, je ne quittai le mont avaient cru pouvoir s’y réfugier au-dessus
Cassin qu’à la tombée de la nuit. Sous les des hommes et de leurs vaines passions
rayons obliques de la lune, le profil déchi- pour ne se livrer qu’aux spéculations de
ré du monastère se dressait comme une l’esprit. Ils n’en furent pas moins obligés,
apparition spectrale. Des fantômes s’agi- sous la pression des circonstances et par
taient dans le cimetière polonais qui souci de sécurité, de sortir fréquemment
s’étage en gradins, sur une pente plus au de leur rêve de Paix et de prière pour se
nord, face à l’abbaye et sur le lieu même mêler aux affaires séculières avec leurs
où les soldats d’Anders livrèrent en papes et leurs abbés batailleurs.
mai 1944 le dernier assaut. Il me semblait Ils ne connurent, à la vérité, que tempêtes
qu’une grande veillée funèbre se préparait et tumultes guerriers ; le soudard qui fran-
et que j’allais voir surgir de cette terre chissait le seuil et qu’ils accueillaient tan-
abreuvée de sang tous ceux qui depuis quam Christus – comme s’il était le
1 300 ans y sont venus, l’épée au poing, Christ – rendait le plus souvent le mal
pour y mourir : Lombards, Sarrasins, Alle- pour le bien. Quant à leur saint asile,
mands et Espagnols, Normands et Ange- maintes fois profané et dévasté au cours
vins, chevaliers de la Table ronde et des des âges, il n’est plus aujourd’hui qu’un Auteur, après-guerre, de
amas de pierres calcinées et disjointes
surmonté d’une humble croix d’où pour- plusieurs ouvrages mettant
rait jaillir à nouveau le grand cri de déses- en lumière son expérience
pérance : Eli, Eli, lamma sabacthani.
Alors que nous étions arrêtés devant Flo- militaire, le tout récent
rence j’avais fait un crochet du côté d’As- maréchal de France aborde
sise pour voir ce qu’il était advenu, dans le
fracas des batailles, de la petite ville de
ici le théâtre d’opérations qui
saint François. vit la renaissance des armées
Je l’avais retrouvée intacte dans cette lu-
mière ombrienne profuse et dorée que les
françaises.
peintres italiens ont si remarquablement
fixée. Aucun coup de canon n’en avait YYY
YY
YY
YY
ébranlé les murs et les cloches sonnaient YY
YY
YY
P
arti le 14 juin 1951 du camp VI dans poker ! Vingt-quatre heures pour gagner
la partie ouest de l’Inlandsis, le ou pour perdre ! Il est 16 heures, l’avion
groupe […] de Joset, est arrivé le est prêt à partir ; 4 500 kilos se sont enfour-
27 juin au point extrême sud de son nés dans son ventre. […] Des bâches ont
trajet. […] Ils ont eu du mauvais temps. Ils été étendues sous les jerricans d’essence,
ont rencontré des crevasses et des bosses les caisses à parachuter, la chenille de
et ont dû changer leur route plusieurs fois Weasel de rechange. Sur les jerrycans, on
pour les contourner. […] Leurs véhicules a remis quelques fauteuils pour nous. […]
à chenilles, les Weasels peints en orange, Eiriksson, le navigateur, monte sa table — Blood pudding, explique Sigurarsson
ont crevé des ponts de neige vingt, trente devant la porte, étale ses cartes, le plan de en mettant son énorme nez sur l’une des
fois. Ils ont vu des trous béants s’ouvrir vol et le graphique météo. Dans trois boules. Sa moustache en brosse la ca-
sous leurs chenilles, véritables ogives de heures et demie, nous devons être sur la resse. À le voir cela a l’air bon.
cristal au sommet desquelles ils étaient côte sud-est et faire tête au-dessus de — C’est du boudin de sang de baleine,
restés suspendus. […] Le 27 juin, tout était Imaarsivik. Puis ce sera l’Inlandsis. probablement, dit Marinier.
[donc] conforme au programme. […] Un — C’est fait avec quoi ?
parachutage était prêt à partir pour les Du vin, du sang de — Du sang de mouton et de cheval, ré-
ravitailler comme prévu : des vivres pour pond Sigurarsson.
trois semaines, supplémentaires, le cour-
mouton et de cheval Nous ouvrons une des boules d’un coup
rier et 4 000 litres d’essence environ pour L’avion est plein. Nous marchons sur les de couteau. Du boudin froid, cela n’a ja-
leur permettre de se remettre en route jerrycans, au total 200, bien rangés, leurs mais été très bon. Mais celui-ci tient du
immédiatement. […] Mais, depuis le goulots assurés par du fil de fer de gros dia- caoutchouc et de la boue. Il a un goût qui
27 juin, il a fait sans cesse mauvais temps mètre pour empêcher qu’ils ne s’ouvrent à rappelle l’odeur des navires morutiers.
sur eux. Depuis trois semaines ils sont l’arrivée au sol. Une longue sangle les Nous survolons les nuages à 8 000 pieds.
coincés. […]. Si pas parachutage avant maintient en un seul bloc compact. Vincen- La mer du Groenland, presque trois mille
douze jours serons obligés abandonner don et Marinier fixent déjà les parachutes mètres sous nous, est invisible. Si ça conti-
matériel et tenter gagner côte à pied, télé- sur les caisses fragiles et sur la chenille de nue comme cela, nous ne verrons pas la
graphie Joset. rechange. Katz fait le paquet de courrier. côte. Et, sans voir la côte, combien avons-
[…] Mercredi 18 juillet 1951. Midi. Il neige Sur une boîte de carton remplie de sciure nous de chances de trouver Joset ?
toujours sur Joset et sur la Station cen- de bois : « Pinard », au crayon gras. Dans la Il n’y a plus rien à faire, une fois de plus,
trale. Il crachine toujours sur Reykjavík. boîte, des bouteilles de vin fin, cadeau du qu’à attendre. […] Toutes les demi-heures,
Tous les bulletins météo sont pareils. ministre de France : « Pour qu’ils puissent, maintenant, Joset envoie son bulletin de
[Mais, à 14 heures, la station météo an- un peu en retard, mais dignement, fêter le santé. Je le consulte comme le ferait un
nonce une amélioration]. 14-Juillet. » […]. Nous n’avons pas eu le médecin au chevet d’un malade. Oui, la
À 14 h 45, Vincendon envoie le télégramme temps de déjeuner. Sigurarsson, le pousse- pression reste stable ; amélioration encore
suivant à Joset : Prévisions météo bonnes colis islandais, qui est inscrit sur le rôle dans l’état du ciel ; visibilité toujours excel-
sur toi demain stop. Allons décoller […]. d’équipage comme in charge of parachutes, lente. Mais Joset, comme un malade in-
Espérons que ça va aller. […] Jeudi 19 juil- déballe le carton de vivres : boîtes de sar- quiet, ajoute des commentaires : « toujours
let, 9 heures du matin. […] Joset attend dines, boîtes de harengs marinés, morue beau ici » ou « situation reste inchangée,
depuis 23 jours. Si nous ne faisons pas ce salée, morue séchée. Il y a aussi des boules toujours excellente ». […] 19 h 30 : il y a
vol d’ici demain matin, quand le temps noires grosses comme le poing. Elles res- plus de deux heures que nous avons pris
sera-t-il favorable de nouveau ? 24 heures semblent à des balles de peau cousues. l’air. Nous devrions être en vue des côtes.
pour gagner ou perdre. Quelle partie de Nous les regardons avec suspicion. […] Au-dessous de nous, c’est toujours la
RRBRRÉ RR
1953
RRRRRRRRR
même mer de nuages. Devant nous, elle se nous aurons entendu vos moteurs ou vu
confond dans un gris uniforme avec le ciel. l’avion. À vous. Chef des expéditions polaires
Un front de nuages éclairés en transpa- — Bon. Nous arrivons sur vous dans
rence par le soleil avance une main puis- quinze minutes. françaises de 1947 à 1976,
sante vers nous. Son énorme bras vient du […] Nous volons toujours entre les deux en Arctique et en Antarctique,
nord. Il gagne sur nous. Le badin marque couches de nuages. Rien ne nous laisse
toujours 160 nœuds. Nous volons à 10 000 deviner le trou de soleil dans lequel se Paul-Émile Victor a marqué
pieds. Pas de côte en vue. Les postes cô- trouve Joset. Pourvu qu’il soit assez grand la recherche de son temps.
tiers se sont bouchés. Nous avançons en et que nous ne passions pas à côté ! […] Et
aveugles. […] Je griffonne un message que soudain, droit devant nous, une légère
Il livre ici le témoignage
je tends au radio. Il reste sans réponse ; traînée orange, à peine visible à côté de poignant, deux ans après
nous avons perdu le contact. […] Et sou- quelques points noirs minuscules.
dain, d’un seul coup, nous sortons des — Allô, Joset. Ça y est. Nous vous
les faits, d’une aventure à
nuages, comme si nous étions catapultés. voyons. Nous descendons pour prendre la laquelle il a participé.
Sous nous, dans une brumaille grise, appa- DZ. Nous commençons tout de suite à
raît la côte, de gros blocs noirs qui se dé- faire deux passes de parachutage, puis
tachent sur le fond gris clair des glaciers. nous descendrons le plus bas possible RRR
RR
RR
RR
Sur la mer, quelques icebergs. De la brume pour vous larguer le reste en free-drop. On RR
RR
RRR
dans toutes les entrées de fjords. Devant tient le bon bout, cette fois-ci. À vous.
RR
RR
RRR
nous, à notre hauteur, la ligne horizontale — Oui, répond Joset. On tient le bon
RR
R RRR R R R
verser un bras. Devant nous, un seul trou, le parachutage. 20 h 55. Mission terminée.
dans les nuages, par lequel il faudra passer. […] nous reprenons de la hauteur, cap à
[…] 19 h 55. Le contact radio est repris. l’est. […] Quinze jours plus tard, le
[…] Malgré le grésillement intense, une 4 août 1951, le véhicule dans lequel se
voix me parvient : trouvaient Joset et Jarl crevait le pont
— Allô, Victor. Bonjour, Victor ; bonjour, d’une crevasse invisible, près du mont PAUL-ÉMILE VICTOR (1907-1995)
Vincendon ; bonjour à vous tous là-haut. Forel, dans une région parfaitement Scientifique, ethnologue, écrivain, pilote dans
l’US Air Force pendant la guerre. Une rencontre
Ça fait du bien de vous entendre depuis le plane, sans un seul indice permettant de
avec Charcot en 1934 lui ouvre
temps que nous vous attendons. Je vous supposer là l’existence de crevasses. Ils les chemins des pôles. Son œuvre littéraire
passe Joset. […] tombaient […] de cinquante mètres, à pic, a largement popularisé ses aventures :
— Tout est prêt et fin prêt. Nous sommes avec le Weasel, le traîneau et une tonne et L’Homme à la conquête des pôles (1962),
tous en alerte et je vous dirai aussitôt que demie de matériel… u Les Survivants du Groenland (1977)…
L
curieusement en lui-même les traits d’une
1954
me dire, me répéter, agressivement, qu’il les Russes vivent, surtout depuis la Révo-
est matérialiste, qu’il n’est que cela, com- lution, dans des villes surpeuplées, nous
ment ne pas opposer son langage, son atti- effraient, mais il faut nous rendre compte
tude, sa passion, à l’efficacité pragmatique que ce peuple ne souffre pas de la cohabi-
et terre à terre de l’Américain établissant tation comme le ferait un bourgeois fran-
son prix de revient ? Voilà des dons écla- çais. On est accoutumé à vivre les uns sur
tants, et des insuffisances notoires. les autres, à camper n’importe où, dans
Ce peuple est bien doué, mieux doué que une gare, dans une antichambre, dans un
l’Allemand consciencieux, volontaire, dis- salon. Je me rappelle une famille installée
cipliné, efficace. En Russie nous rencon- dans un compartiment de sleeping voisin
trons, à chaque pas, la vivacité, la sponta- du mien : le samovar chantait, un hamac
néité, la fantaisie, l’esprit créateur enfin. avait été suspendu pour le bébé, tout un
Qu’il s’agisse d’invention artistique, d’in- attirail de campement était déballé, j’eus
vention religieuse, le Russe est créateur, l’impression qu’on avait dressé une tente. Quelques mois après la mort de
mais du point de vue de nos règles occi- Quand, de notre Occident policé, nous
dentales, c’est un être de médiocre rende- nous avançons vers l’Est, c’est à de sem- Staline, l’URSS demeure autant
ment. La chose s’explique quand on consi- blables traits que nous reconnaissons l’ap- un mystère qu’une menace.
dère l’irrégularité foncière, incorrigible, proche de l’Asie.
de la vie quotidienne dans ce pays où le Les Russes ont du reste le goût et le sens Et la crise de succession qui
temps ne semble pas avoir plus de cadres des relations humaines. On connaît leurs oppose Khrouchtchev
que la steppe. Le Russe, ce bohème, n’a parlotes sans fin, se poursuivant indéfini-
aucun sens du temps, ses repas ne se ment. […] Comparons avec l’Allemand :
à Malenkov n’arrange rien
prennent pas à heure fixe : quand on pense des deux côtés il y a une certaine indéter- à l’affaire. Alors, comme ici,
au caractère sacré du déjeuner de midi mination. L’Allemand, passif, discipliné,
pour l’homme du peuple français, on me- s’insère dans une armature, dont il a be-
on sonde « l’âme russe » à la
sure toute la différence qui sépare Paris soin comme d’un corset orthopédique. Le recherche d’éclaircissements,
de Moscou. Le décalage des heures, dans Russe, passif lui aussi, mais plus spontané,
sans une certaine caricature…
une journée de là-bas, est effrayant au re- subit une armature également autoritaire,
gard de notre régularité bourgeoise. L’at- sans même s’en étonner, car il estime que
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mosphère ambiante le veut sans doute, les choses se sont toujours passées ainsi. bb
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car, quand on a vécu, ne fût-ce que Chez le Russe, la technique est une foi ;
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quelques jours en Russie, on s’accoutume chez l’Allemand, c’est une nature. L’Asie a
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HITLER ET MUSSOLINI
Par ANDRÉ FRANÇOIS-PONCET
Deux dictateurs, d’abord
rivaux puis alliés, jusqu’à
la chute. Mais lequel avait
l’ascendant sur l’autre ?
Le combat a longtemps
été indécis.
P
hysiquement, déjà, leurs types s’op-
posent. […] Au moral, les dissem-
blances ne sont pas moindres. Hit-
ler a une intelligence intuitive […] ;
il se confine dans le silence, ou part dans
un discours interminable ; il n’a aucun
sens de la conversation ; il lit peu, ne tra-
ANdREA JEmOLO/SCALA, FLORENCE.
1955
ment n’est pas seulement verbal. Le 6 no- « non-belligérante ». La défection de son
vembre 1937, il adhère au pacte anti- ami déçoit Hitler. […] Il y aura, désormais,
Komintern conclu, en 1936, entre l’Alle- dans les relations des dirigeants des deux
magne et le Japon. Le 11 décembre, il peuples, une ombre, un grief, un ressenti-
quitte la Société des Nations. Il introduit ment, qui ne s’effaceront plus.
dans l’armée italienne, sous le nom de […] Contrairement à l’espoir des deux
passo romano, le pas de l’oie, que ses dictateurs, l’armistice conclu avec la
troupes transforment en une sorte de ridi- France ne met pas, d’ailleurs, fin à la
cule pas funèbre. […] Le 12 mars 1938, guerre. Cette fois, leur déception est com-
Hitler envahit l’Autriche. Il n’a pas préve- mune. Elle est particulièrement grave
nu, ni consulté son associé. […] Mussolini pour le Duce, qui ne peut pas ignorer que
en est, sans doute, choqué, mais il n’en son pays n’est pas de taille à supporter
montre rien. Il s’incline et accepte l’an- une guerre longue. Plus qu’il ne l’aurait,
nexion de l’Autriche au Reich. Devant probablement, souhaité, le voilà, désor-
cette attitude, Hitler manifeste une joie mais, attaché, accroché à l’Allemagne et
débordante, dont l’excès même prouve dépendant d’elle. […] Les initiatives qu’il
qu’il n’était pas sûr, qu’il a eu peur jusqu’au prend pour s’en affranchir, l’attaque de la
bout des réactions de son partenaire. Grèce, qu’il décide, à son tour, sans avoir
« Duce, lui télégraphie-t-il, je n’oublierai recueilli l’agrément préalable du Führer,
jamais ce que vous avez fait ! » évoluent à sa confusion et rendent plus
étroite encore sa dépendance. Il est
Amis pour le meilleur contraint d’appeler le Reich à son aide
dans les Balkans ; il sera, de nouveau,
et (surtout) le pire contraint de l’appeler à son secours en
[…] Le 22 mai 1939, les deux gouverne- Afrique. Le maître est entièrement tombé L’auteur de cet article n’avait
ments signent un pacte, le « Pacte à la discrétion de son disciple !
d’acier ». Rome et Berlin ne sont liés, Les lettres échangées entre eux durant qu’à puiser dans sa mémoire
jusque-là, que par les termes du protocole cette période nous livrent une image pour brosser ce double
établi à l’issue du séjour de Ciano en Alle- étrange de leurs rapports. On y voit un
magne, en octobre 1936. Il est normal Hitler plein d’égards, de prévenance et de portrait : ambassadeur à
qu’un texte précise leurs obligations mu- gentillesse pour son partenaire. […] Mus- Berlin et à Rome, il a assisté
tuelles. […] Le Duce espère s’être mis, solini, de son côté […] est rongé […]. Il
ainsi, à couvert des décisions unilatérales souhaiterait que Hitler fît la paix. L’expé-
aux triomphes du Duce et du
du Führer et avoir rendu impossible à ce- dition contre la Russie l’effraie. Mieux Führer. Son livre, Souvenirs
lui-ci la méthode, qui lui est familière, du que son acolyte, il comprend que la parti-
fait accompli. Malheureusement pour cipation des États-Unis introduit dans la
d’une ambassade à Berlin,
Mussolini, la lettre d’un traité n’a jamais guerre un facteur redoutable. […] Dans demeure toujours un précieux
été un obstacle devant lequel Hitler s’ar- l’entrevue de Bologne, en 1943, le Führer
témoignage de cette époque.
rête. […] Le Führer remet les fers au feu, déclare qu’il n’est pas en mesure d’accor-
et, renouvelant la tactique qu’il a em- der au Duce les divisions et les arme-
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ployée et qui lui a si bien réussi vis-à-vis de ments que ce dernier sollicite. C’est l’oc- bb
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l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, orga- casion de la révolte du Grand Conseil et
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gauches. Leurs gestes, leurs intonations
ne image ? C’est dix que je devrais leurs regards. Ils nageaient, travaillaient, desservent le texte incisif et féerique dont
dire. Et même beaucoup plus si je se nourrissaient au suc païen et spirituel ils ont la charge. Mais voici qu’un tourbil-
voulais, si je pouvais enregistrer de la terre et des eaux. lon les bouscule. Chacun retrouve sa
ici les démarches innombrables et Une chambre d’hôtel dans une rue proche place, son mouvement. Un seul homme est
diverses de son esprit et de son cœur qu’il de la Madeleine. Les fenêtres sont fer- partout, autour d’eux, près d’eux, encore.
m’a été donné de surprendre dans un es- mées, les rideaux tirés. Une lumière à Il leur communique sa joie, sa foi, sa loi.
pace de treize années. La première fois peine perceptible éclaire confusément la […]. Il est infatigable, inusable. Il tuera
qu’il surgit à mes yeux, ce fut au mois pièce étroite et brève. Il fait chaud, il fait tout le monde d’épuisement. C’est Jean
d’août 1922 sur la grand-place du Lavan- lourd. La rumeur de Paris filtre jusqu’à ce Cocteau. Il met en scène l’une de ses
dou. La mode, alors, n’avait pas encore refuge instable, comme un halètement pièces. Je pourrais longtemps multiplier
atteint les plages, les criques, les roches formé de plaintes et de menaces. Les yeux ces images. Mais il faut savoir, dans un
couvertes de pins qui se succèdent de s’habituent peu à peu à l’obscurité, dis- article, se borner.
Toulon jusqu’à Saint-Raphaël. Elles tinguent des objets étranges […] Cette Et je ne retiendrai ici que la dernière. Il y
étaient chaudes, simples, closes. Les pe- boule grisâtre, dans quelle profondeur, à a quelques jours je me baignais dans la
tites villes dormaient au soleil. quel monstre marin fut-elle arrachée ? Et baie des Cannebiers, toute proche de
[…] Dans ce décor lumineux, la silhouette ces têtes, tissées par les mains du poète, Saint-Tropez. Un petit canot vint à moi. À
de Jean Cocteau se découpa soudain avec fils blancs mariés à l’air noir, comment la proue se dressait une silhouette que
une précision exceptionnelle. La vitesse leurs ombres sur les murs et le plafond, j’aurais, entre mille, reconnue. […] Sur
de son pas, de ses mouvements, la prodi- ont-elles cette vie de rêve et d’angoisse, ce un esquif de six mètres, Jean Cocteau al-
gieuse intensité de son visage tout en charme, ce pouvoir ? Sur le lit repose, sans lait de Villefranche à Toulon. Il était brûlé,
arêtes vives, tout ardent d’intelligence, son mouvement, un corps si ténu, si flottant, bronzé, tanné. Comme au Lavandou, il
allure de chien de race, son expression à la qu’on le sépare mal des fantômes, des était vêtu de toile bleue. Comme au Lavan-
fois ascétique et rayonnante, je me les rap- spectres qui peuplent cette chambre. dou, la plus étincelante jeunesse éclatait
pelle encore, tellement fut puissant et heu- Soudain une voix humaine s’élève dans le dans ses yeux. Ainsi se refermait pour moi
reux le choc que j’en reçus. Un adolescent, cercle fatal. Une voix à nulle autre pareille, un cercle qui porte dans ses rayons
presque un enfant, l’accompagnait. C’était qui dessine les mots à l’encre de Chine, qui Thomas l’Imposteur et Les Enfants ter-
Raymond Radiguet qui mourut à 20 ans, leur donne tour à tour un éclat de fleur et ribles, Orphée et La Machine infernale,
laissant deux chefs-d’œuvre : Le Diable au une transparence aux tons de radium, ar- […] et tant d’œuvres qui assurent à Jean
corps et Le Bal du comte d’Orgel. Ils por- mée d’une pénétration terrible, d’une mer- Cocteau cette sorte de tendresse frater-
taient tous deux des vêtements de toile veilleuse tendresse. Mais à l’autre bout de nelle et respectueuse qui est le privilège
bleue. La gaieté la plus saine brillait dans la chambre la même voix parle. Emprison- des grands poètes. u
1964
aussi inclassable et indépendant que
l’auteur de livres devenus des classiques,
JOSEPH KESSEL (1898-1979)
comme Belle de jour (1928), La Passante Aviateur durant la Première Guerre,
du Sans-Souci (1936) L’Armée des ombres romancier, résistant, journaliste,
aventurier… il sera élu à l’Académie
(1943) ou Les Cavaliers (1967). française en 1962.
L
tuante rend impossible l’exercice du gou-
e 13 novembre 1945, […] l’Assemblée partis décident que seul de Gaulle peut for- vernement. Et le 20 novembre, lorsque de
constituante désigne le général de mer le gouvernement. À nouveau, ils Gaulle reçoit les représentants des partis,
Gaulle comme chef du gouvernement tentent de limiter ses initiatives. Et, cette chacun a le sentiment que la crise est dé-
provisoire de la République fran- fois-ci, ils vont y arriver. nouée. Une journée suffit pour former le
çaise. Lorsqu’il apprend son élection, de La manœuvre qui transforme la tactique gouvernement. Les communistes, décidés
Gaulle a ce commentaire désabusé : « Ne jusqu’à présent victorieuse du général de à ne pas rompre avec les socialistes, se
nous le dissimulons pas. Nous allons vers Gaulle en un semi-échec, se joue au Palais- montrent conciliants.
l’épreuve décisive du régime représenta- Bourbon, le 19 novembre. […] Cet après- […] Qui sort victorieux de cette épreuve de
tif ». Le 15 novembre, Maurice Thorez est midi, les socialistes font voter […] un texte force ? À vrai dire, personne. De Gaulle a
reçu par le président du Conseil [et] exige, précisant que l’Assemblée donne un « man- montré au pays qu’il ne cédait pas devant
pour son parti, l’un des trois grands minis- dat impératif » au général de Gaulle, « pour l’ultimatum communiste, mais il a dû tenir
tères : l’Intérieur, les Affaires étrangères ou que puisse être formé dans les délais les compte du vote de l’Assemblée et consti-
la Défense nationale. À peine formulé, l’ul- plus brefs un gouvernement composé es- tuer son gouvernement en fonction d’un
timatum communiste est rejeté par de sentiellement des trois partis : parti socia- savant dosage parlementaire. Les rapports
Gaulle. L’épreuve de force vient de com- liste, parti communiste, M.R.P. se parta- de force se modifient à son désavantage.
mencer. […] Le 16, de Gaulle, fidèle à la geant équitablement les portefeuilles pour […] Il a affaire dans son nouveau gouver-
tactique qui fut la sienne après les élec- l’application du programme du C.N.R. ». nement à des hommes élus au suffrage uni-
tions, joue l’effacement. Il lui faut laisser la Les partis ont retourné la situation. C’est à versel, en tant que représentants d’un mou-
responsabilité de dénouer la crise aux par- de Gaulle maintenant de prendre position. vement politique. Lorsqu’ils seront en
lementaires. […] S’il est disposé à associer
largement les communistes à l’œuvre éco-
nomique et sociale du gouvernement, il ne
veut pas leur confier « les trois leviers qui
commandent la politique étrangère, savoir
la diplomatie qui l’exprime, l’armée qui la
soutient, la police qui la couvre… » […].
Le 18 novembre, il poursuit son offensive.
Il adresse un ultimatum au président de
l’Assemblée : « J’ai l’honneur de demander
à l’Assemblée nationale constituante de
vouloir bien décider si elle me retire [mon
mandat] ou si elle me le confirme. » De
Gaulle a réussi à mettre ses adversaires au
pied du mur. Quarante-huit heures passent
et la vapeur est renversée ! Les commu-
nistes peuvent, dans L’Humanité, dénon-
cer « la dictature de M. de Gaulle », ils
savent que, sans les socialistes, ils sont
RuE dES ARCHIvES/TALLANdIER
désaccord avec lui, ils seront tentés d’invo- Gaulle peu à peu se persuade que son re-
PUBPPÉ PN
1965
quer leur élection personnelle, l’autorité de tour sera proche. Les partis seront inca-
leur parti. Maintenant, les socialistes pables de former un gouvernement. Il lui
mènent l’offensive. [Ils] craignent, s’ils importe maintenant de mettre en scène
laissent aux communistes le monopole des son départ. Les débats budgétaires de l’As-
attaques contre le gouvernement, de voir semblée constituante le lui permettent.
leur clientèle s’effriter au profit du P. C. […] […] Pour être sûr qu’on ne l’accusera pas
À ces considérations électorales se joint un d’avoir agi par caprice, il prend des va-
souci doctrinal : ils soupçonnent de Gaulle cances, les premières depuis dix ans […].
d’être partisan d’un régime présidentiel. À Paris, deux Conseils des ministres ont
[…] M. Philip désigné par le groupe socia- lieu sous la présidence de Vincent Auriol.
liste, préside la commission de la Constitu- Les ministres discutent ferme. De Gaulle
tion, Sous son impulsion, les commissaires ne téléphone pas une seule fois. Nul ne
vont porter tous leurs efforts sur un point : connaît la date de son retour.
limiter les prérogatives du futur président [De retour à Paris le 14 janvier], le Général
de la République, poste qui revient de droit […] a l’impression que les partis gouverne-
– c’est l’avis unanime – au général de mentaux sont divisés sur tout. Un seul ci-
Gaulle. Le mardi 18 décembre, la commis- ment les réunit encore, leur hostilité au
sion décide que le président de la Répu- gouvernement dont ils font partie. […] Le
blique sera élu par la seule Assemblée na- mardi 15 janvier, M. Robert Lacoste, l’an-
tionale. Elle lui interdit ensuite d’assister cien ministre de la Production industrielle,
au Conseil des ministres ; elle lui retire a rendez-vous avec de Gaulle. Le Général
l’exercice du droit de grâce. La commis- […] met brusquement fin à l’audience avec
sion précise encore que le président de la cette phrase : « Les Français ont peut-être
République ne présidera pas le conseil de besoin de plusieurs années de vachar-
la Défense nationale. […] Que lui reste-t-il ? dise ! » […] Le vendredi 18 janvier, M. Fran- En 1965, de Gaulle est réélu à
Avec un humour dont on ne sait s’il est vo- cisque Gay, ministre par intérim des Af-
lontaire, M. André Philip l’explique : faires étrangères […] est convoqué par le la présidence de la République.
«L’exercice de fonctions représentatives Général […] : « J’en ai assez, dimanche pro- L’occasion pour une journaliste,
par le président de la République ne paraît chain, je vous convoque à midi pour vous
soulever aucune difficulté […]. » dire que je m’en vais. […]. On me prête en qui a commencé une Histoire
général une qualité : l’intelligence. Or, com- de la IVe République
ment peut-on me supposer assez inintelli-
Des « vachardises » ! gent pour penser que je veuille faire un
de revisiter l’Histoire. Depuis,
Comme les socialistes ne tempèrent pas coup d’État comme certains le prétendent. cette somme de Georgette
leur ardeur, les communistes, redoutant L’ère des coups d’État est passée ; cela
d’être battus sur leur propre terrain, dé- constitue un anachronisme et ne corres-
Elgey, devenue un classique,
cident de reprendre la direction des opéra- pond nullement à mon tempérament » […]. est régulièrement rééditée.
tions. Avec les socialistes ils créent un co- Le dimanche 20 janvier, […], tous les mi-
mité d’entente entre les deux partis pour nistres, à l’exception de M. Auriol et de
imposer leurs thèses constitutionnelles. Le M. Bidault à Londres, de M. Soustelle à P PP
PPP
PP
PP
19 décembre, devant les instances supé- Dakar, de M. Jacquinot à Rabat, sont là. PP
PP
PP
rieures du P. C., Jacques Duclos crie vic- […]À midi juste, de Gaulle, en uniforme,
PP
P P
toire. Dans un tel climat d’hostilité, le « par- arrive suivi de M. Joxe. Il entre, serre la
ti de la Fidélité » s’interroge. Les ministres main de ses ministres, ne leur laisse pas le
M.R.P. connaissent l’état d’esprit de la po- temps de s’asseoir : « Ma mission est termi-
pulation. S’ils restent seuls, parmi leurs col- née. […] La France est libérée, le gouver-
lègues communistes et socialistes, à ne pas nement est installé dans la capitale, la léga-
attaquer le gouvernement dont ils font par- lité républicaine est rétablie. La tâche que
tie, ils risquent de perdre des électeurs. La je m’étais assignée est accomplie. Le ré-
surenchère à la démagogie se donne libre gime exécutif des partis est reparu. Je le
cours […]. De Gaulle en a conscience. […] réprouve, mais, à moins d’établir par la GEORGETTE ELGEY est écrivaine et
Son personnage ne pourra plus être utile à force une dictature dont je ne veux pas et historienne. Elle a été également présidente
du Conseil supérieur des Archives,
la France. Les Constituants veulent faire qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas
membre du Conseil économique et social.
l’expérience du pouvoir. Ils sont élus par la les moyens d’empêcher cette expérience. Mais à Historia, elle fut surtout
nation. Il ne peut pas les en empêcher. […] Il me faut donc me retirer. » De Gaulle un pilier du comité éditorial de la rédaction…
Convaincu que son départ s’impose, an- quitte la salle, serre les mains de ses colla-
xieux sur ses conséquences possibles, de borateurs et s’en va. […] u
C
Il était 1 h 15 ; toute la procédure de l’exé-
’est le mardi 15 octobre 1946 que les pas regardé par le trou de la serrure, je cution n’a duré que trois minutes et demie
huit journalistes furent convoqués n’aurais pas ainsi espionné ces silhouettes qui nous parurent être des heures.
dans le bureau du colonel Andrus, en passe de devenir des cadavres. Mais La corde oscillait encore et déjà le feld-
à 8 heures du soir. On nous fit visi- notre métier a des exigences d’où tout maréchal Keitel, calme et résolu, apparut
ter la prison en attendant les exécutions, scrupule doit être banni ! dans l’encadrement de la porte, le regard
qui devaient avoir lieu à minuit. Aucun des Dès que nous fûmes reconduits dans la fixé sur la corde qui l’attendait sur l’autre
détenus n’avait été avisé du sort qui l’atten- cellule qui nous servait, cette nuit-là, de potence.
dait cette nuit même. Nous surprîmes ainsi provisoire « Press-room », nos machines — Avez-vous quelque chose à dire avant
Keitel, Ribbentrop, Sauckel et les autres crépitèrent à belle cadence […]. J’avais à de mourir ?
dans les gestes quotidiens, banals, qu’ils peine posé le point final de ma dernière — J’appelle la protection de Dieu sur le
accomplissaient avant de s’endormir : Kei- phrase – « Aucun doute n’est possible, la peuple allemand. Plus de deux millions de
tel se brossait les dents ; Ribbentrop priait détention et son aboutissement : les pen- soldats sont morts avant moi pour leur
[…]. Sauckel, petit et laid, pantalon bas, daisons de tout à l’heure, ont été prépa- patrie. Je rejoins maintenant mes fils. Tout
bretelles pendantes, tournait comme un rées avec un soin particulier qui élimine pour l’Allemagne !
fauve dans sa cage ; Streicher écrivait ; Jodl toute surprise » – que la porte s’ouvrit. Le Avant de monter les marches, il se pencha
lisait […]. Ce furent les seuls instants vrai- colonel Andrus parut, pâle et défait […], vers le prêtre :
ment émouvants de cette nuit des pendai- et nous dit simplement : « I am sorry, je — Je vous remercie, mon Père…
sons. Je me faisais l’effet d’un cambrioleur suis désolé, Göring vient de se suicider ! » Les deux cordes avaient un hallucinant
fracturant l’intimité tragique du condamné […] À une heure du matin, on nous mouvement de balancier. Les médecins
à mort. Si la pensée de l’information ne conduisit dans la petite salle du gymnase attendirent quelques instants, puis pas-
m’avait pas tenaillé, je crois que je n’aurais où allaient se dérouler les exécutions. Le sèrent derrière le rideau de velours noir
pour constater les décès. Le bourreau, — Heil Hitler ! cria-t-il à l’officier qui lui
PUBLIÉ EN
1966
d’un coup sec, coupa les cordes ; les demandait de décliner son nom.
corps, déposés sur des brancards, furent Il a été le seul à avoir peur de la mort, ou
transportés à l’autre bout de la salle… du moins à le faire voir. En montant les
Pendant ce temps, nous aspirions nerveu- marches, il cria d’une voix de tête stri-
sement une bouffée de cigarette : nos dente et désespérée :
nerfs avaient besoin d’une détente. — Et maintenant, je vais à Dieu. C’est la
Mais, déjà, la porte s’ouvrit une nouvelle Pourim, la fête juive… Maintenant à
fois : c’était le tortionnaire Kaltenbrunner. Dieu… Et vous aussi, les bolcheviks vous
Il était blanc… Non, verdâtre. Les balafres pendront, et ce sera justice…
d’étudiant qui rayaient son visage étaient Figés au garde-à-vous, les témoins de
autant de traînées sanguinolentes. Mais sa cette scène hallucinante étaient impas-
voix ne trembla pas lorsqu’il déclara : sibles. Ce n’est que lorsqu’il sentit la ca-
— J’ai aimé mon peuple et mon pays. J’ai goule noire sur sa tête qu’il eut un soupir
fait mon devoir à l’égard de ma patrie dans humain, un tendre appel :
des heures difficiles. Je n’ai pas participé — Adèle, meine liebe Frau, ma chère
aux crimes qui m’ont été reprochés […]. femme…
Ce fut, au cours de cette nuit-là, toujours Sauckel, le négrier de l’Europe, mourut
le même rite : Rosenberg, impassible, dé- discrètement.
clina son nom d’une voix blanche. — Je meurs innocent, le verdict est in-
— Avez-vous une dernière déclaration à juste. Que Dieu protège l’Allemagne et ma
faire ? famille !
— Non, répondit le théoricien du parti Jodl, dans son uniforme de général, sans
nazi. décoration, mais gansé de rouge, s’écria
Il ne jeta pas un regard, n’eut pas un geste simplement :
pour le Père qui priait à côté de lui. — Je te salue, mon Allemagne. Le reporter revient sur le scoop
Frank avait le visage agité de tics nerveux. Le dernier des condamnés, Seiss-Inquart,
Il dit : fit, en boitillant, les six pas qui le sépa- de sa vie, lorsqu’il a été désigné
— Je vous remercie pour vos bons soins raient des marches. Il déclina son nom du pour assister à la pendaison
pendant ma captivité et je prie Dieu de me ton d’un professeur épelant un mot diffi-
prendre sous sa sainte garde. cile. Et ce fut encore un tardif appel à la des dignitaires nazis. Le récit
Puis il murmura une prière avec le prêtre. paix et à l’union : est factuel, même si parfois
Vêtu d’un veston à carreaux, celui qu’il a — J’espère que ces exécutions seront le
porté tout le long du procès, Frick, « pro- dernier acte de la tragédie de la Deuxième
la plume tremble : vingt ans
tecteur » de la Tchécoslovaquie, s’écria Guerre mondiale. L’enseignement de cette seulement séparent les lecteurs
d’une voix retentissante : guerre est que la paix et la compréhension
— Que vive l’éternelle Allemagne ! entre les peuples doivent régner entre les
des faits, et la mémoire
Julius Streicher, l’ex-gauleiter de Nurem- nations… Je crois en l’Allemagne… de la guerre est encore vive.
berg, qui avait haï les Juifs à un point in- Pour la dernière fois, nous entendîmes le
croyable, eut une fin bruyante. Dès son bruit de la trappe qui s’ouvrait. Il était
entrée, il proféra des phrases incohé- 2 h 45. Les dix exécutions avaient duré une DD
Le verdict de Nuremberg
CONDAMNÉS À MORT (11) : Göring, chef de la Luftwaffe, créateur de la Gestapo ;
Von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères ; Keitel, commandant en chef ; Jodl, adjoint
de Keitel ; Kaltenbrunner, chef du R.S.H.A. après l’exécution de Heydrich en 1942 ; Sauckel,
organisateur du S.T.O. ; Streicher, organisateur des campagnes antisémites ; Rosenberg, ministre des
Territoires occupés de l’Est ; Frank, gouverneur de Pologne ; Seiss-Inquart, gouverneur d’Autriche
et des Pays-Bas ; Frick, gouverneur de la Bohême-Moravie. PRISON À VIE (3) : Hess, adjoint de Hitler ;
Funk, ministre de l’Économie ; Raeder, amiral, adjoint de Dönitz. 20 ANS DE RÉCLUSION : SACHA SIMON (1908-1988) Né en Russie
Von Schirach, créateur des Jeunesses hitlériennes, gouverneur de Vienne ; Speer, ministre de de père français, il devient grand reporter
dans les années 1930 pour L’Est républicain.
l’Armement. 15 ANS DE RÉCLUSION : Von Neurath, ancien ministre des Affaires étrangères.
Prisonnier de guerre de 1940 à 1945,
10 ANS DE RÉCLUSION : Dönitz, amiral, successeur de Hitler du 29 avril 1945 au 8 mai. il occupera, dans les années 1960, le poste
NON-COUPABLES : Von Papen, ancien chancelier, ambassadeur ; Schacht, ancien ministre de de correspondant du Figaro à Moscou.
l’Économie ; Fritzsche, speaker de la radio allemande, du ministère de la Propagande de Goebbels.
LE MYSTÈRE
DU TRAIN
POSTAL
Par BOILEAU-NARCEJAC
Considéré comme « le casse du
siècle », ce hold-up commis en 1963
au nord de Londres réunit autour du
« Cerveau », un casting très british…
I
l est un peu plus de 3 heures du matin, le
8 août 1963. Jack Mills, à bord de la loco-
motive qui remorque les douze wagons
postaux du Glasgow-Londres, vient de
dépasser la petite gare de Leighton Buz-
zard […]. Soudain, un signal orange. Jack
Mills freine. Un signal orange annonce tou-
jours un feu rouge. Là-bas, brille, en effet, L’or du crime
le feu rouge qui commande l’arrêt. Mills ne Le convoi arrêté,
s’étonne pas. En cette période de va- les malfrats dérobent
cances, le trafic est intense. […] Les pi- plus de deux millions
rates n’ont qu’à monter dans le poste de de livres sterling. Mais
pilotage et à immobiliser Jack Mills. […] certaines imprudences
On dételle la tête de la rame, c’est-à-dire la mettront vite Scotland
locomotive et les deux wagons précieux ; Yard sur leur piste.
on la conduit un peu plus loin, sur le pont
de Bridego, qui enjambe une petite route. per un train sur un parcours équipé d’une Le Cerveau a donc conçu l’attaque du
KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO
Un camion et des voitures attendent, là, les manière moderne, où chaque convoi est train postal. Mais l’entrepreneur, celui qui
pillards et leur butin. En quinze minutes, surveillé à distance, où sa position est a eu l’envergure, la poigne et la rapidité de
cent dix-neuf sacs plombés contenant contrôlée presque sans arrêt ? […] décision d’un excellent lieutenant, est
2 millions 631 784 livres sterling, soit 3 mil- Ce qui classe immédiatement à part le sans conteste Bruce Reynolds. Il y a tout
liards et demi d’anciens francs, passent du Cerveau, c’est qu’il a eu, lui, assez de sang- lieu de penser qu’il a eu vent, le premier,
train dans le camion. […] froid pour pousser à fond l’analyse du pro- du projet imaginé par le Cerveau et qu’il se
L’histoire de ce hold-up extraordinaire res- blème et assez de perspicacité pour com- choisit, comme associé, dès le début,
semble étonnamment, en effet, à un « thril- prendre que tous les obstacles n’étaient Douglas Gordon Goody. Ces deux
ler » de grande classe. Un train pillé par qu’un rideau d’apparences. […] Il y a, dans hommes ne répondent en rien à l’idée que
une bande, à la tête de laquelle se trouve le Cerveau, du polytechnicien, de l’officier nous nous faisons, naïvement, des caïds
un malfaiteur génial, rien de plus conforme d’état-major. Le plan, simple, rationnel, de la pègre. Bruce Reynolds est le fils d’un
à la tradition du roman policier anglais. fatalement efficace, se recommande par militant ouvrier. Progressiste, il est un peu
Mais, dans cette affaire, un mystère de- une sorte d’élégance. Il est presque trop l’équivalent de ce que furent nos liber-
meure. Chacun se pose encore la question : parfait. Ce qui retient l’attention, dans la taires. C’est donc par conviction et par
qui a pensé et organisé le coup ? […] Le démarche de cet homme, c’est à la fois choix qu’il vit en marge de la loi. Il a un
train est bien connu de tous les gens du une sorte de génie de l’abstraction, qui lui visage intelligent, énergique. Il est cultivé.
milieu. […] Il est certain qu’il a éveillé bien fait oublier provisoirement les petits dé- […] C’est grâce à ses connaissances, à son
des convoitises, mais les difficultés sont tails de l’exécution, et un mépris presque sérieux, à son coup d’œil, qu’il s’est impo-
insurmontables. Depuis 1963, en effet, souriant pour l’homme de la rue, passant sé, et non par la violence. Il y a probable-
trois wagons blindés ont été mis en service ou policier, qui sera toujours pris de court ment une certaine parenté d’esprit entre
sur cette ligne. Il est impossible d’y péné- par l’événement et, donc, peut être négligé Reynolds et le Cerveau. C’est ce qui per-
trer par effraction. […] Et comment stop- dans le calcul des probabilités. […] met de comprendre pourquoi Reynolds
s’attache au projet du hold-up. Mûrir un Pourquoi William Gerald Boal fut-il enga-
RRRLRÉ RR
1968
plan, c’était sa spécialité. Ajoutons que gé à son tour ? Sans doute parce qu’il était
Reynolds s’impose par un ascendant ex- ingénieur, à Fulham. Boal a 50 ans, trois
trême. Il a 32 ans, il est grand, il est tou- enfants à élever. Il travaille dans une pe-
jours irréprochablement habillé. C’est tite usine […]. Il gagne gentiment sa vie
vraiment the right man in the right place. mais, lui aussi, rêve de se retirer, une fois
Douglas Gordon Goody (34 ans, élégant) fortune faite. Il se laisse séduire et va se
est très différent de Reynolds. C’est un consacrer à la mise au point de certains
garçon qui aime l’action, qui n’a pas trou- détails techniques concernant les che-
vé de cause à laquelle se vouer et qui s’oc- mins de fer. Il a probablement été entraîné
cupe sans enthousiasme de trois salons de dans l’affaire par Roger John Cordrey,
coiffure. Il vit largement, adore les voi- curieux personnage qui lui devait une
tures de sport et les filles aux longues grosse somme d’argent et qui ne pouvait
jambes. De temps en temps, il commet un s’acquitter de sa dette.
vol et se fait prendre. En 1956, il récolte Cordrey a 41 ans et il est fleuriste. Père de
trois ans de prison pour un cambriolage, quatre enfants, mal marié, il dépense
et, à sa libération, il commence à com- beaucoup au jeu. Rien ne le désignerait à
prendre qu’il est temps pour lui d’opérer l’attention de Reynolds, s’il n’était un fana-
un gros coup et de raccrocher. […] tique des trains. […] À ce titre, il est pré-
cieux. Mais il n’a pas la tête très solide, on
le verra bientôt. Ses maladresses et ses
Des vies bien rangées imprudences contribueront à mettre la
Reynolds, assuré d’être brillamment se- police sur la piste des malfaiteurs. […]
condé, entre alors en pourparlers avec Sans doute d’autres complices, non iden-
Ronald Edwards. D’abord, Ronald est son tifiés, se cachent-ils encore. Mais nous
ami depuis des années ; ensuite, il est à la avons sous les yeux les principaux res- Quand ils rédigent, cinq ans
tête du gang du Sud-Est. Il serait impru- ponsables et ce qui frappe, c’est que, dans
dent de monter une affaire comme celle l’ensemble, ces gens-là, s’ils ne sont pas après les faits, en août 1968,
du hold-up sans en parler à un confrère recommandables, ne sont pas non plus ce cet article que l’on qualifierait
qui, au dernier moment, pourrait créer des qu’on pourrait appeler des malandrins.
difficultés. […] Edwards est un homme de […] C’est très peu, quand on songe au tra- aujourd’hui d’« histoire du
ressources. Ancien boxeur, il est devenu vail d’organisation qu’il a fallu fournir, ce temps présent », les deux
propriétaire d’un club et sa situation est qui prouve bien que Reynolds est allé
florissante. Il a 32 ans, le visage plein et droit au but, en homme qui possède un
romanciers ignorent que l’un
coloré, l’œil vif. C’est un homme heureux, plan directeur. […] des chefs du gang décrit dans
très populaire dans le milieu, et à l’affût Reynolds mit au travail l’équipe Cordrey,
d’une bonne affaire. […] L’état-major ainsi spécialisée dans les chemins de fer. Sa
ces lignes, Bruce Reynolds, vit
constitué, reste à désigner d’autres titu- tâche était immense, car tout devait être incognito en Angleterre et sera
laires pour tenir des emplois subalternes, prévu avec une minutie presque ma-
arrêté en novembre.
mais de grande importance. niaque. Mais l’argent coula à flots, dans les
Charles Frederick Wilson […] est book- bars, autour des gares. Connaître très RRR
RRR
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maker en même temps que grossiste en exactement les mouvements du train, RRR
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primeurs. C’est dire qu’il aura les moyens, leurs dates, leurs heures, savoir qui prend
RR
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danger permanent pour les voleurs tant des signaux, leur transmission, tout cela
qu’elle ne sera pas divisée, répartie, absor- demande de l’ordre, de la tête, mais aucun
bée par un réseau de receleurs amis. En génie particulier. […] On commence donc
outre, Wilson, surnommé le Taciturne, est à répéter. On étudie des films, pris le long
absolument régulier. Il sait garder un se- de la voie, on fixe à chaque homme du
cret. D’emblée, il inspire confiance. […] Il commando l’emplacement qu’il devra oc-
habite le quartier le plus chic de Clapham. cuper au moment de l’attaque. L’ex-para- BOILEAU-NARCEJAC Derrière cette
C’est un mari modèle, un père de famille chutiste White se chargera des signaux. signature se cachent deux plumes du roman
policier français : Pierre Louis Boileau
irréprochable. Il y a, en lui, un côté pince- Cordrey surveillera la manœuvre qui
(1906-1989) et Pierre Ayraud, dit Thomas
sans-rire d’une grande drôlerie. Il a 38 ans. consistera à dételer la tête du convoi. Na- Narcejac (1908-1998). Leur roman Celle qui
Comme le Cerveau, tous ces gens veulent turellement, personne ne sera armé, les n’était plus (1953), adapté en 1954 à l’écran
réussir un tiercé fabuleux qu’on ne touche vols à main armée encourant des peines par Henri-Georges Clouzot (sous le titre
qu’une fois, et après on change de peau. très lourdes. u Les Diaboliques) assurera leur succès.
À
servir la sienne. […]
39 ans, Armand du Plessis, cardi- L’Éminentissime peut terroriser, foudroyer. D’emblée, l’Éminentissime s’est mis sur
nal de Richelieu, au mois Sa grâce n’est pas moins efficace. […] Sans un pied royal. Il a une cour, composée à
d’août 1624, avait enfin conquis cette puissance de séduction […], il n’au- l’instar de celle du Louvre, avec un maître
la première place dans le Conseil rait jamais gravi la pente. Aussi tentera-t-il de chambre, qui cumule les fonctions de
du roi. Il offrait à ses admirateurs déjà de l’exercer sur toutes les femmes dont il grand aumônier et de maître des cérémo-
passionnés, à ses adversaires déjà hai- ne saurait négliger la position ou l’in- nies, un maître d’hôtel, un contrôleur, un
neux, un visage d’une beauté fascinante, fluence. Peu de misogynes ont parlé en argentier, des écuyers, trente-trois pages,
émouvante et terrible. […] termes plus cruels, plus méprisants, des des domestiques, des valets, des chevaux
Seuls de rares familiers savaient à quels filles d’Ève, de ces « animaux » capables de en nombre tel qu’on ne vit jamais rien de
dangers l’Éminentissime était exposé par
le démon qui avait égaré l’esprit de ses
bRIdgEmANART.COm
1970
complétera sa maison civile et l’entourera partout régnera la propreté. Car voilà une
d’un appareil aussi imposant, plus fas- autre singularité. Alors que, selon le goût,
tueux que celui du roi. […] Cet entourage le vœu intime d’Henri IV (par réaction
représente ensemble un ministère, un ca- contre les mœurs des Valois), la crasse
binet ministériel, une cour et une maison- règne en maîtresse, alors que les reliefs
née domestique. Il a quelque chose des banquets souillent les parquets du
d’oriental en ceci […] que chacun de ses Louvre, que les malades seuls songent à se
membres peut être appelé à n’importe baigner, qu’en mangeant le prince de Gué-
quelle fonction. […] Tous, à moins d’être mené fait jaillir les sauces jusqu’aux dia-
envoyés en mission, cohabitent, dorment mants de son chapeau, qu’on apprend aux
à côté de leur chef, partagent son carrosse jeunes filles à chasser gracieusement
ou son bateau. Tous, inlassablement, ma- puces et parasites égarés sur leur décol-
nient la plume sous sa dictée. Une partie leté, le cardinal prend un soin extrême de
de l’équipe, cependant, agit au-dehors. sa personne et veille à la netteté de son
Elle correspond à un ministère de la Pro- intérieur. C’est un sujet de grosses plaisan-
pagande, à un bureau de presse et à un teries chez les grands, chez le roi lui-
service de renseignements. même. Autre thème cher aux railleurs :
l’amour du cardinal pour les chats. Il y a
une mystérieuse affinité entre les félins,
Le maître du temps souples, secrets, altiers ou ronronnants,
Richelieu sait combien il est nécessaire qui savent prendre d’instinct de nobles
d’agir sur l’opinion ; il sait que le succès de attitudes, et la nature profonde de cet
sa politique, que sa propre existence dé- homme. En jouant avec eux, en les cares-
pendent de sa vigilance à recueillir les sant, Richelieu éprouve une sorte de vo-
bruits du monde. Aussi, rien n’est-il négli- lupté. La musique aussi lui est un récon- Cet article livre aux lecteurs
gé en ces domaines, même pas le juge- fort ainsi qu’à Louis XIII, mais, si le roi
ment de la postérité. Des historiens trouve le moyen de composer beaucoup d’Historia les recherches de
comme Mézeray, Dupleix, Aubéry re- de ballets et de chansons, le ministre n’a Philippe Erlanger : trois ans
çoivent des « inspirations » directes. À pas douze fois l’an le loisir d’entendre les
l’exception de ses deux collaborateurs concertistes de sa maison. Encore moins auparavant, il avait publié
antinomiques, le père Joseph et Fancan, le peut-il entretenir son talent à jouer du une biographie du cardinal,
cardinal n’a pas de conseiller. Délibérer luth, un art qu’il apprit du célèbre Gaultier,
n’est pas son fort. Il prend seul ses déci- de façon à mieux séduire la Médicis, nos-
qui s’est longtemps imposée
sions avant de les soumettre au roi et, dans talgique des mélodies italiennes. comme un classique du genre.
les grandes occasions, de les présenter au […] Lorsqu’il étudiera les plans de ses
Conseil en affectant de lui offrir un choix. palais, lorsqu’il rassemblera des écrivains
Ses « gens » sont des exécutants. autour de lui, lorsqu’il formera ses collec-
[…] Différent de la plupart de ses contem- tions, lorsqu’il s’inquiétera à la fois d’épar- SSS
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porains qui ne songent seulement pas à gner et d’éblouir, lorsqu’il s’occupera, se- SS S
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regarder la nature, Richelieu a pour elle lon l’usage, d’établir les siens, même
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un goût digne d’un disciple de Jean- lorsqu’il écrira à des femmes (il le fera
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Brusquement, le ton de la lettre change ;
orsque Maximilien eut finalement caine. Rien ne va plus s’opposer à la satis- surgit la manie de la persécution ; la folie
accepté la couronne mexicaine [le faction de cette fringale nord-américaine n’est plus loin […]. L’heure est venue pour
10 octobre 1863], la joie de l’archidu- qui progresse sans interruption depuis Charlotte de se rendre à Rome. Le pape est
chesse Charlotte fut immense. Maxi- 1847 : achat de l’Alaska, conquête de la son dernier atout […]. Le 25 septembre, le
milien, lui, boudait ; dès qu’il eut signé, il Californie, extermination des Indiens du Saint-Père reçoit Charlotte avec les plus
sembla brusquement comprendre son er- Far West, expédition Kearny sur la piste de grands honneurs […]. Le 28, le pape fait
reur. […] À part un vote du Congrès amé- Santa Fe, etc. rendre à Charlotte, descendue à l’Albergho
ricain, refusant de reconnaître le nouvel […] Maximilien n’avait plus qu’un appui di Roma, sa visite. La conversation devrait,
empire, tout s’annonçait bien, pensait-il. au monde, Charlotte. Par désespoir, fai- protocolairement, se terminer là. Mais la
Or, c’était là la clé du problème… Le blesse, besoin de détruire ce qui restait de folie se moque du protocole. [E]lle ne se
25 mai 1864, les souverains débarquaient son bonheur, il choisit ce moment pour sent en sécurité qu’auprès du Saint-Père.
à Veracruz. Là, tout s’annonçait moins s’aliéner cette noble femme, ou pour la La journée se passe. Elle entend coucher
bien. Maximilien dit adieu à la frégate qui briser. Son laisser-aller était remarqué par au Vatican. Il faudra finalement en passer
l’a amené et qui, trois ans plus tard, devait tous ; […] des témoins très proches affir- par là ; on lui dresse un lit, ainsi qu’à sa
rapporter en Europe son cercueil. [L]es ment qu’il trompait Charlotte avec une dame d’honneur, dans la bibliothèque (ce
souverains sont reçus par Bazaine. [Mais], Indienne, femme d’un de ses jardiniers.
à peine Maximilien a-t-il débarqué que Charlotte ne tarda pas à l’apprendre ; très
déjà, aux Tuileries, on considère la partie seule […], déçue de ne
comme très compromise. pas avoir d’enfants, Houleux Après
[…] Ce qui précipita les choses, ce fut la fin cette offense lui fut af- avoir accepté
de la terrible et sanglante guerre de Séces- freusement cruelle […]. le trône, le couple
sion qui allait rendre leur liberté de ma- Bazaine commence à impérial quitte
nœuvre aux États-Unis (1er avril 1865). […] replier celles de ses sa résidence
Les États-Unis de cette époque ne sont pas troupes qui, depuis un de Miramare,
la grande nation courtoise, polie par les an, défendaient le nord à côté de Trieste,
usages diplomatiques, que nous avons eue du Mexique. […] Maxi- pour son dernier
comme alliée depuis 1916. En 1866, c’est le milien fait savoir aux voyage, en 1864.
cow-boy avec son revolver sur la table. Au Tuileries que, décidé-
moindre défi de Napoléon III, ce sera la ment, le maréchal mène le pays au dé-
guerre. […] Le crépuscule de la vieille Eu- sastre. La politique marche bien, mais la
rope, c’est à Napoléon III que nous le de- guerre engloutit tout. De là à penser qu’il
vrons. Celui-ci essaye encore de négocier ; faut se passer du corps expéditionnaire, il
il offre aux États-Unis de retirer ses n’y a qu’un pas, que le malheureux ne tar-
troupes du Mexique, si ceux-ci acceptent dera pas à franchir. […] Eût-il voulu se
de reconnaître Maximilien ; cette offre est placer lui-même devant le peloton d’exé-
Akg-ImAgES/mPORTfOLIO/ELECTA
sera la seule fois où des femmes auront ordre de Bazaine). Si je le gracie, c’est moi
PCBCCÉ CC
1970
couché au Vatican). […] Elle ne dort plus, qui serai massacré. »
de peur d’être égorgée dans son sommeil ; Incarcéré au couvent des Capucins, Maxi-
avant de prendre de la nourriture, elle la milien reçut, avec cette indifférence que
fait goûter à un chat, devant elle. Ces donne l’extrême souffrance, l’avis de sa
scènes shakespeariennes, en pleine Italie condamnation à mort. […] Il ne tremble
garibaldienne, se prolongent jusqu’au dé- pas. Il écrit à sa femme : « Ma bien-aimée
but d’octobre. […] Charlotte, tu as emporté avec toi mon bon-
Maximilien […] reçoit les premières nou- heur et mon âme. Pourquoi ne t’ai-je pas
velles de Miramar, lui annonçant la dé- écoutée ? J’attends la mort comme l’ange
mence de Charlotte […]. Les rapports avec de la délivrance. Je meurs sans agonie. Je
Napoléon III sont maintenant si tendus tomberai avec gloire comme un soldat,
que, le 18 décembre 1866, les Tuileries or- comme un roi vaincu. Si tu n’as pas la
donnent de faire rentrer non seulement le force de supporter tant de souffrance, si
corps expéditionnaire français, mais la bientôt Dieu te rend à moi, je bénirai Sa
Légion étrangère, et tous les Français du main. Adieu. Ton pauvre Maximilien. »
Mexique qui voudraient revenir. […] Sur […] Entre Vienne et Bruxelles s’était en-
Maximilien descendent du nord, comme gagée une lutte déplaisante à qui garderait
des colonnes d’insectes meurtriers, les Charlotte. Le roi Léopold II réclamait sa
juaristes flanqués de flibustiers yankees. sœur ; enfin, la reine des Belges, ange de
Puebla tombe ; la route de la mer est en- charité et de pitié, obtint la permission de
core libre, mais Maximilien dit : « Un Habs- la ramener en Belgique. […] À Tervueren,
bourg ne s’en va pas en jetant son fusil. » elle se promenait toute la nuit, et, à l’aube,
[C]’est la capitulation inévitable. Juarez se laissait tomber sur un siège, refusant de
triomphe ; ce descendant des Indiens de se déshabiller, partagée entre des rêves
Montezuma va se venger sur le descendant d’ambition et la terreur de l’empoisonne- Amoureux de Trieste – il y sera
de Charles Quint. Il le fait passer devant un ment. […] Vers 1868, sa santé s’améliora
tribunal militaire qui le condamne à mort. notablement ; on put même lui révéler la enterré au côté de sa femme,
Le monde enfin s’émeut. Les grandes puis- mort de son époux. Mais à partir de 1869, la princesse Soutzo –, le tout
sances font des démarches ; […] une Amé- elle sombrait définitivement. Elle s’étei-
ricaine courageuse, la princesse Salm, gnit le 19 janvier 1927, au château de Bou- récent Académicien retrace ici
supplie Juarez. « Non, hurle-t-il, il a fait chart où on l’entendait parfois, la nuit, la fin tragique de Maximilien
fusiller mes partisans à Zacoteca (par jouer toute seule l’hymne mexicain. […] u
et de Charlotte, dont le
château s’élevait à proximité
du port de l’Adriatique.
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CCCC
NAISSANCE DE
L’ÉGYPTE NOUVELLE
Par JEAN ET SIMONNE LACOUTURE
En 1952, le roi Farouk, successeur de Méhémet-Ali sur le trône d’Égypte,
est chassé du pouvoir par un groupe de jeunes officiers nationalistes.
E
n ce début d’été 1952, l’Égypte « sue »
la révolution. Faut-il évoquer le mois
de juillet 1789 ? Mais le tiers état
porte ici l’uniforme […]. Les frasques
de Farouk, qui naguère amusaient, ne pro-
voquent plus que le dégoût, et ses voyages
en Europe, où il traîne de casino en casino
et où la presse le prend pour cible favorite
de ses railleries, exaspèrent les Égyptiens.
[…] La cour a pris ses quartiers d’été à
Alexandrie. […] C’est de toute évidence, la
fin : une agonie d’or sur la plage.
1er juillet. Appelé au chevet de l’État mori-
bond, le Premier ministre Hussein Sirry se
laisse imposer le plus décrié des favoris
de Farouk, Karim Tabet, comme ministre
d’État. Il essaie en échange d’obtenir du
roi la nomination au ministère de la
Guerre d’un général qui passe pour le chef
AFP
des mécontents de l’armée, inconnu du
grand public, mais adoré de la troupe et
Frondeurs Parmi les putschistes
estimé des officiers, Mohammed Néguib. et à défaire les ministères, […] un petit
réunis autour du général Néguib
Farouk oppose au projet un veto catégo- groupe d’officiers s’affaire silencieusement
(au bureau), Nasser (à sa dr.) attend son
rique et prétend confier ce portefeuille au heure (il prendra le pouvoir en 1954) et aux portes d’un Caire fumant de chaleur.
général Sirry Amer, […] qui est précisé- Sadate ronge son frein (4e depuis la g.). Passionnante « journée parallèle », que
ment la « bête noire » des jeunes officiers. celle de ce 22 juillet 1952.
Le 20 juillet, Hussein Sirry prévient le sou- À 17 heures, […] dans une maisonnette de
verain qu’un tel geste mettrait le régime en Cherine. Chargé des affaires de Palestine, Manchiet el-Bakri, banlieue est du Caire,
péril, que l’armée est exaspérée contre lui, l’homme ne manque ni de talent, ni de voici huit jeunes hommes en bras de che-
que des groupes de conjurés se sont for- prestige dans l’armée. Mais le roi sait bien mise. L’un d’eux lit malaisément une note
més qui ne visent à rien de moins qu’à le que ce serait là un défi aux mécontents. de six pages […] : le plan du soulèvement
supprimer, et que l’un de ces comités, qui […] Le 22, à 16 h 30, les membres du cabi- militaire [prévu pour] la nuit suivante,
s’intitule les « officiers libres », est plus net Hilaly pénètrent au palais de Ras el- celle du 22 au 23 juillet. À 18 heures, Nagib
précisément en contact avec le général Tine pour prêter serment au roi. Mais les Hilaly réunit ses ministres dans sa char-
Néguib. […] Le roi hausse les épaules […], quinze messieurs en redingotes grises mante villa proche de Montazah, d’où l’on
Hussein Sirry démissionne. voient soudain s’installer parmi eux une a une vue si apaisante sur la mer. Près
Le 21 juillet, le souverain fait de nouveau jaquette noire, celle du colonel Cherine. du Caire, les huit hommes se séparent. À
appel à Nagib Hilaly. Il faut qu’il se sente — Sire, que fait parmi nous le colonel ? 22 heures, tout Alexandrie dîne en papo-
aux abois, car il sait que l’ancien Premier demande Hilaly à Farouk. tant sur les terrasses, dans la brise. Là-bas,
ne reviendra que pour […] s’opposer à la — Il sera ministre de la Guerre, rétorque les conjurés entrent en action : trois offi-
nomination de Sirry Amer à la Guerre. […] le roi, avec un gros rire. ciers de cavalerie pénètrent au quartier et
Farouk […] médite d’imposer au ministère […] Tandis que le gros roi, costumé en ami- font discrètement sortir quelques véhi-
de la Guerre son beau-frère, le colonel ral, s’amuse amèrement sur la baie à faire cules blindés. À minuit, la princesse Faïza,
la plus belle des sœurs du roi, entre au Frères musulmans et aux nationaux-
PUbLbÉ bb
1970
« Romance » en compagnie de M. Simp- socialistes d’Ahmed Hussein.
son, secrétaire de l’ambassadeur des […] Les « experts » anglais […] ne cachent
États-Unis. C’est l’heure où deux des pas leur mauvaise humeur d’avoir été
chefs de la conjuration pénètrent dans le joués, roulés, eux qui connaissent en prin-
bureau du chef d’état-major et, après une cipe les secrets de l’armée égyptienne
brève lutte, le désarment et s’emparent du mieux que son chef d’état-major. […] Chez
quartier général. À 1 h 30, la princesse les Américains, par contre, on ne cache
danse, sous les yeux d’un cercle de jour- pas une certaine satisfaction : on pensait
nalistes fascinés et, au Caire, sept hommes depuis longtemps à substituer à Farouk un
s’emparent de la radio. À 4 heures, Faïza régime réformiste et autoritaire.
et son cavalier quittent le cabaret : Mo- […] Le 25 juillet à midi, […], le général
hammed Néguib arrive, vainqueur après la Mohammed Néguib prend l’avion pour
bataille, à ce qui est désormais « son » Alexandrie, flanqué du lieutenant-colonel
Q. G., et un premier conseil de guerre réu- Anouar el-Sadate : le troisième acte de
nit autour de lui les officiers qui viennent l’opération, celle qui doit s’achever par
de lui offrir le pouvoir. l’élimination de Farouk, s’ouvre. Dans un
climat prodigieux, les officiers avaient
déjà goûté au Caire de la ferveur popu-
Les Anglais joués laire : mais l’accueil d’Alexandrie les bou-
Le jour se lève sur la mer, devant le « Ro- leverse. C’est une marée humaine hur-
mance » où les journalistes ont surveillé le lante de joie qui engloutit « le sauveur de
départ de la princesse et du diplomate. la patrie ». [Il] faut agir vite […] : on af-
Mais aucun ne se résigne à rentrer. Sur la firme que, faisant jouer une clause secrète
corniche errent des groupes extraordinai- du traité de 1936 qui garantirait au roi
rement énervés. Une étrange tension tient d’Égypte et à sa famille la protection de « L’Orient compliqué » frémit
chacun éveillé. Et puis, de la radio d’une Londres, Farouk a lancé un appel aux
voiture, vient soudain une voix : « Peuple forces de la zone du canal. L’ambassade encore de la guerre éclair
d’Égypte, le pays vient de traverser la pé- britannique a, par la suite, démenti très de 1967 et le général Moshe
riode la plus troublée de son histoire, avi- énergiquement ces rumeurs.
lie par la corruption, affaiblie par l’instabi- […] Le 26 à 9 heures du matin, le général Dayan fait la une du numéro.
lité… » L’événement, l’événement attendu Néguib et le lieutenant-colonel Sadate re- Car les nuages s’amoncellent
est là. Anouar el-Sadate [annonce à la ra- mettent au Premier ministre le texte de
dio] l’événement de sa belle voix ronde l’ultimatum […]. Farouk ne tenta pas de
de nouveau sur la région :
[…]. Ce mercredi matin, les ambassades résister […] : il essaie seulement d’obtenir bombardements israéliens sur
sont affolées. Qui sont donc ces gens en des avantages, la sauvegarde de ses biens,
kaki qui se permettent de troubler un été son départ sur le yacht royal, le Mahrous-
l’Égypte et le Liban, Nasser en
égyptien, par 40° à l’ombre ? Les chefs de sa […]. Après avoir fait ses adieux, Fa- visite à Moscou… Quand le
mission sont à Alexandrie ou en Europe. rouk, portant le grand uniforme blanc
prochain conflit éclatera-t-il ?
Les attachés militaires, convoqués en hâte, d’amiral de la flotte, descendit lentement
compulsent fiévreusement leurs fichiers. les marches du palais en direction de la
— Mais qui est ce Néguib ? mer. Il était suivi de la reine Narriman, b bb
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— Très brillant combattant de Palestine, portant le nouveau roi, âgé de six mois.
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frère du général Aly Néguib, qui est le com- […] Tandis que le drapeau du palais était
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mandant de la place du Caire ; sa mère était amené, un croiseur, dans la rade, tirait
soudanaise. Il est réputé pour son intégrité vingt et un coups de canon. Farouk monta
et ses démêlés avec le roi ; on le dit de ten- à bord [suivi de] Mohammed Néguib. […]
dances républicaines, et en relations avec Farouk paraissait ému, derrière l’écran de
les Frères musulmans. Il a, paraît-il, écrit ses lunettes noires. Il dit :
deux ou trois bouquins de tactique mili- — Prenez soin de l’armée.
taire. Il parle anglais, français, allemand, — Elle est maintenant en de bonnes
italien. Il est très antibritannique. mains. Sire, rétorqua Néguib.
— Et les autres officiers ? La réponse ne plut pas à Farouk qui fit, JEAN LACOUTURE (1921-2015)
— On assure avoir vu parmi eux Anouar durement : Grand reporter (à Combat, au Monde, à
France-Soir…), auteur de biographies qui ont
el-Sadate, coché de trois croix rouges sur — Ce que vous m’avez fait, je m’apprêtais
fait date, il décrit, dans L’Égypte en mouvement
la liste noire des Anglais. Terroriste, farou- à vous le faire. (1956), coécrit avec sa femme, Simonne,
chement anglophobe, arrêté plusieurs Et, se détournant, il prit congé de ses vain- les mutations – bonnes comme
fois… Furieusement proallemand, lié aux queurs. u mauvaises – intervenues dans le pays.
C
ou non, va faire figure d’usurpateur. Dès le
’est par une histoire de canons que au Château rouge. Au milieu de l’après-mi- lendemain, le conseil de la Commune
tout commença… […] La garde di, par la rue Custine, la rue du Mont-Cenis prendra des décisions gouvernementales
nationale possédait 227 canons, et la rue de la Bonne, les fédérés conduisent infiniment plus politiques, législatives et
dont 200 avaient été fondus pen- les deux condamnés […] dans une maison dictatoriales que sociales ou communales
dant le siège grâce à des souscriptions pri- située, entre cour et jardin, 6, rue des Ro- […]. Et l’inévitable se produit : théoriciens
vées. Les habitants les regardaient avec siers, à l’emplacement du 26 de notre rue en chambre et idéologues de brasserie
l’attendrissement de parents couvant leur du Chevalier-de-la-Barre. La foule hurlante vont se heurter. […] Changements de gou-
progéniture. Lorsque les Allemands entoure la maison, « flairant le sang comme vernants et de formes de gouvernements,
vinrent occuper Paris durant quarante- les loups » ; une grande clameur se fait en- disgrâces brutales, rentrées en grâce su-
huit heures, les Parisiens s’empressèrent tendre : « À mort ! Qu’on les fusille ! » […] bites, arrestations arbitraires, incohé-
de les mettre en lieu sûr, hors de la zone Thomas reçoit plusieurs coups de fusil. rences et, surtout, incapacité et indisci-
d’occupation, tout au haut de la butte […]. Lecomte eut le même sort. pline à tous les échelons ! Voilà ce que va
Montmartre, « sous la garde du peuple »,
c’est-à-dire des fédérés.
[…] Le conflit entre les deux pouvoirs
– celui de Paris et celui de la France –
semblait inévitable. […] Pour récupérer
les canons, Thiers avait, en effet, décidé
de « recourir à la force » et les Montmar-
trois avaient été réveillés par le pas caden-
cé des lignards allant prendre leurs posi-
tions. Toute la butte est tenue par la
troupe. Au centre du dispositif, le général
Lecomte […] avec le 18e bataillon de chas-
seurs et le 88e de marche […]. Là, il attend
les attelages nécessaires pour enlever les
pièces. Ils tardent… […] Bientôt, le tocsin
se fait entendre, puis on bat le rappel de la
garde nationale. Enfin apparaît, place
Saint-Pierre, un groupe de fédérés où l’on
devine quelques soldats du 88e […] qui ont
déjà déserté. Le général Lecomte fait croi-
ser les baïonnettes en criant aux mutins :
— Canailles ! Votre compte est bon.
— Vous n’allez pas tirer sur nous, crient
quelques voix dans la foule.
Les gardes nationaux avancent, menaçants
[…]. Lecomte est […] forcé de signer l’éva-
cuation de Montmartre. On ne le garde pas
moins prisonnier. Bientôt vient le rejoindre Ville Lumière L’une
un général à grande barbe blanche, le sep- des barricades édifiée par
Akg-ImAgES/SCIENCE SOuRCE
vite devenir la Commune. Parmi les exal- Aveuglées par la fumée, affolées par les
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1971
tés de la Commune, celui qui se fait le plus balles qui fusent et claquent de tous les
remarquer et qui, par ses fonctions, est le côtés, les troupes versaillaises, composées
plus redoutable, semble être le préfet de presque uniquement de ruraux, se battent
police, bientôt procureur de la Commune avec fureur, avec rage, avec haine. « Je se-
– car on singe 1793. Il a nom Raoul Ri- rai impitoyable », a dit Thiers… Et ses
gault. Ancien étudiant en médecine, licen- hommes le sont aussi. On fusille un peu
cié ès sciences et ès lettres, il est sale, hir- partout. Rue Saint-Jacques, sans juge-
sute, postillonnant, lyrique, hargneux, ment, on massacre quarante communards.
anticlérical. […]. Rigault est aidé par Rigault est à deux pas. S’il a appris l’exécu-
d’autres exaltés, tel Viard, membre de la tion, il a dû se réjouir d’avoir, la veille, don-
Commune, qui hurlait, dans l’église Sainte- né l’ordre de tuer les otages. Déjà trois vic-
Élisabeth transformée en club : times ont été passées par les armes. Le
— Il faut nous débarrasser de la race procureur de la Commune a voulu diriger
ignoble des prêtres. Que chacun de nous lui-même la défense de « son » quartier.
en tue un, et, demain, il n’y en aura plus ! [Encerclé] Rigault apparaît.
L’appel au meurtre était d’autant plus dra- — Je suis Raoul Rigault, procureur de la
matique que les prisons contenaient alors Commune de Paris.
plus d’une centaine de prêtres arrêtés Calmement, l’officier tire son revolver.
comme otages. Les otages ! L’affaire avait — Ah ! Vous êtes Raoul Rigault, eh bien !
débuté au lendemain du combat du 2 avril. criez : « À bas la Commune ! »
Ce jour-là, pour la première fois, les — Vive la Commune ! À bas les assassins !
troupes versaillaises avaient attaqué Paris répond Rigault.
révolté. […] L’exécution par les troupes de Le colonel vise soigneusement et tire à
Thiers d’un communard sera suivie par la bout portant. […] Rigault mort, ses ordres
mise à mort de trois otages. concernant les otages n’en sont pas moins Récompensé en 1984, par
exécutés. À la Roquette, à six heures du
soir, Mgr Darboy, le président Bonjean et le Grand Prix d’Histoire de
« Je serai impitoyable » cinq prêtres sont fusillés. Çà et là, d’autres l’Académie française pour
Cependant, bien que les Versaillais aient prisonniers sont mis à mort. […] Le lende-
continué à fusiller les rebelles, la Com- main 26, alors que la Commune ne tient l’ensemble de son œuvre,
mune n’appliquera son décret que lors de plus que Belleville, Charonne et La Vil- Castelot n’a ignoré aucun
son agonie. […] Thiers fait la guerre to- lette, les ordres de Rigault vont donner la
tale. Le petit homme a la haine de Paris mort à 47 otages […] [conduits] dans la
moment clé de notre histoire,
chevillée au corps. Peu à peu, la tenaille paisible rue Haxo, où, au n°85, s’ouvre un fût-il polémique. Voici l’un de
se referme sur la ville. […] Le dimanche 21 terrain vague. […] La tuerie commença.
[mai], par une chaude journée ensoleillée On tirait à volonté, sans ordre. Durant
ses grands textes, quelques
[…], une nouvelle court, vole de bouche vingt-cinq minutes, tant qu’un corps s’agi- années après un mai parisien
en bouche : à quatre heures, les troupes tait, les tueurs déchargeaient leurs armes.
agité, mais bien moins
versaillaises sont entrées dans Paris ! […] […] Toute la journée du samedi 27, la ba-
Paris reprend […] son vieux moyen de taille se poursuivit. […] Enfin, le lende- sanglant !
défense : les barricades. En un jour, cinq main dimanche, à une heure de l’après-
cents barrages sont construits. […] La midi, rue Ramponneau, on enlevait la UU U
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lutte semble s’apaiser un peu. Paris re- dernière barricade. La semaine tragique UU
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voulait pas, le reste du temps, entendre
e reporter intemporel qui souhaite — Sous l’Empire, on a parfois moqué la parler d’affaires.
rencontrer Napoléon n’a vraiment crainte de l’avenir que Madame Mère ma- — Vous en avez pourtant fait un roi d’Es-
que l’embarras du choix. Parcourez nifestait sans cesse, son inquiétude de- pagne ?
la France, parcourez l’Europe : dans vant le possible revers de fortune. — L’affaire d’Espagne n’était pas faisable
chaque ville importante, dans quelques — Madame était trop parcimonieuse, avec Joseph. Le connaissant, je devais le
centaines de bourgades, on vous présen- c’en était ridicule, j’ai été jusqu’à lui offrir savoir. Je ne devais jamais l’y placer. […]
tera la demeure qui a abrité l’Empereur des sommes fort considérables par mois, — Et votre sœur Caroline ?
des Français. Sur lui, on a tout dit, le vrai si elle voulait les distribuer. Elle voulait — La reine de Naples s’était beaucoup
comme le faux. Moi, c’est la vérité que je bien les recevoir, mais pourvu, disait-elle, formée dans les événements. Il y avait
cherche. Et d’abord sur l’homme privé. qu’elle fût maîtresse de les garder […]. chez elle beaucoup de caractère et une
Impossible de l’expliquer sans évoquer la — Que pensez-vous du prince Joseph ? ambition désordonnée. Avec Mme Murat,
Corse. Latin, méditerranéen, il l’est par — Joseph ne m’a guère aidé, mais c’est il fallait que je me mette toujours en ba-
toutes les fibres de son être. [S]a mère un fort bon homme, sa femme, la reine taille rangée…
seule s’est occupée de son éducation. Julie est la meilleure créature qui ait ja- Il vient de prononcer le nom de Murat.
— Et votre mère, Sire ? mais existé… Je crois que si j’avais sacri- Sujet délicat entre tous. Justement, il faut
— C’est à ma mère que je dois ma fortune fié Joseph, j’aurais réussi. Joseph ne s’oc- oser l’aborder. Je lance le nom de ce cava-
et tout ce que j’ai fait de bien. cupait de rien, depuis qu’il se croyait un lier superbe. Et la réponse, aussitôt :
— Murat, qui, sur un cheval de bataille écoutait, fermait les yeux… et s’endor-
PLbLiÉ en
1975
était un César, était, hors de là, presque une mait. Un sommeil de cinq minutes dont il
femme. Murat qui était le plus brave des sortait comme à volonté. Un baiser à la
hommes devant l’ennemi était le plus lâche « bonne Louise » et il remontait à pas pres-
s’il ne sentait personne derrière lui. Il était sés vers son cabinet.
sans valeur loin de moi. Murat n’était pas — La puissance de travail de Votre Majes-
fait pour le rang auquel je l’avais élevé. Le té a toujours été immense.
malheur fut de lui avoir fait épouser ma — Je travaille beaucoup, je médite beau-
sœur. Je ne le voulais pas mais ma sœur le coup. Si je parais toujours prêt à répondre
voulait. Il devait être maréchal de France, à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre,
et Bernadotte aussi, rien de plus. C’est moi j’ai longuement médité. Ce n’est pas un
qui l’ai fait roi de Naples, c’est à sa femme génie qui me révèle tout à coup ce que j’ai
qu’il doit son royaume. S’il n’avait pas été à dire ou à faire dans une circonstance inat-
mon beau-frère, je n’aurais jamais pensé à tendue pour les autres, c’est ma réflexion,
lui. Je savais bien qu’il était mauvaise tête, c’est ma méditation. Le travail est mon élé- Qui d’autre que Decaux
mais je croyais qu’il m’aimait… ment, je suis né et construit pour le travail.
— Sire, pouvons-nous comparer l’impé- J’ai connu les limites de mes jambes, […] l’Empereur pouvait-il choisir
ratrice Marie-Louise à Joséphine ? de mes yeux, je n’ai jamais pu connaître pour se confier ? Car, depuis
— L’impératrice Marie-Louise […] était la celles de mon travail.
vertu même, ne mentait jamais, avait On ne saurait pénétrer le cœur d’un plus de vingt ans,
beaucoup d’ordre et demandait de l’argent homme, si on reste ignorant de ce qu’il cet infatigable passeur
quand elle en voulait. Cette union fut heu- pense du grand problème : celui de Dieu,
reuse. Nous nous convenions beaucoup […]. Toute son enfance a été baignée de la
d’Histoire enchante les Français,
l’un l’autre. Elle avait une excellente édu- foi méditerranéenne. À Brienne, la fré- à la télé et à la radio…
cation. Ce n’est qu’au bout de deux ans quentation des sacrements était d’obliga-
qu’elle me parla avec quelque confiance. tion. Plus tard, il a signé le Concordat, ren- LoL
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Elle m’avoua qu’en se mariant elle s’était dant la France à la religion catholique. L
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dévouée, qu’accoutumée depuis son en- Mais quelle est sa pensée profonde ? ed
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fance à entendre parler de moi, elle se — On a dit que vous aviez hésité entre la LesL
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considérait comme une victime. Elle fut religion catholique et la religion protes-
eman arcLiLes
Aube rouge
En 1957, le politique
français et son épouse,
KEYSTONE-FRANCE/GAmmA-RApHO
la romancière Lucie
Faure, sont reçus
par l’énigmatique
Président…
M
américain.
on premier voyage en Chine a mais. Il s’amuse visiblement de com- Les Américains inquiètent la Chine.
eu lieu en 1957. […] Une petite prendre avant tout le monde ce que je dis — Pourquoi leur faut-il des bases si près
cour chinoise, deux arbres de et il guette, pour les rectifier, les erreurs de notre territoire ? Nous n’avons pas de
Judée, des aubépines en fleurs. de traduction de M. Toung. bases chinoises près du continent améri-
Le président Mao s’est avancé à notre ren- Le président Mao Tsé-toung : cain.
contre jusqu’au bas du perron et je suis — Vous avez vu quel est l’état du pays, à — Croyez-vous vraiment que les Améri-
surpris de me voir soudain aussi près de quel point nous sommes en retard. La cains pensent à la guerre ?
lui. […] Il y a là le président Chou En-lai, tâche est immense. J’essaie de faire comprendre l’émotion, le
le président Chang Hsi-jo, M. Wu Mao-sun Il baisse légèrement la tête comme sous le sentiment de rétraction de la population
et l’interprète, M. Toung. poids d’un destin trop lourd. Ses mains se française à la suite des événements de
— Vous êtes une toute petite délégation, rejoignent. On a dit de Mao Tsé-toung qu’il Hongrie. Cette réflexion paraît toucher
plaisante Mao Tsé-toung, une délégation y avait en lui du militaire et du paysan, vivement le Président.
de deux personnes, il est plus facile de se mais je trouve qu’il a plutôt des attitudes — « La Chine, affirme Mao Tsé-toung, est
mettre d’accord. d’homme d’Église ; il fait penser à un chef un État indépendant. Elle est absolument
Auprès du chef de l’État, le président de communauté religieuse, de préférence indépendante de l’URSS. » Le Président
Chou En-lai paraît plus malicieux que ja- à l’époque des ordres chevaliers. rejette l’idée de « bloc communiste ».
Avant de prendre congé, nous parlons au sieurs heures. Ils répètent longuement
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1976
Président de ses poèmes. leurs points de vue. […] Comme je
— C’est ancien, cela. Je composais jadis connaissais leur méthode, j’en faisais au-
des poèmes, en effet, lorsque je vivais à tant. […] Si nous reconnaissions la Chine,
cheval. À cheval, on a le temps. On peut nous n’avions pas besoin de rompre avec
chercher les rythmes et les rimes. On peut Formose puisque nous nous contente-
réfléchir… rions alors de rétablir notre ambassade là
Il y a de l’humaniste dans ce révolution- où elle était auparavant. […] Et finale-
naire. Quand il fut revenu au pouvoir ment nous nous sommes mis d’accord sur
– mais pas tout de suite, je crois que ce fut une formule assez curieuse : nous nous
en 1960… –, le général De Gaulle me de- engagions à rompre avec Formose… si
manda un jour de venir le voir pour lui Formose rompait avec nous.
parler du problème chinois. […] […] Le lendemain je rendis visite à Mao,
— Quand je vous ai consulté il y a quelque mais il est évident que même si le Pré-
temps sur le problème de la reconnais- sident fut consulté et donna son accord,
sance de la Chine, vous m’aviez dit qu’il tout fut réglé à l’échelon de M. Chou En-
n’y avait rien à faire. Êtes-vous toujours lai. Nous avons donc rédigé un document
de cet avis ? que je signai, mais ad referendum, en pré-
Je répondis : cisant qu’il appartenait en dernière ana-
— Eh bien, je pense que tout est changé. lyse au général de Gaulle de le rendre offi-
Premièrement, vous êtes délivré de l’hy- ciel. J’ai alors quitté la Chine mais je ferai
pothèque algérienne. […] En deuxième remarquer que jusqu’ici je n’avais rien pu
lieu, les Chinois eux-mêmes sont dans une faire tenir à Paris, au général de Gaulle.
situation difficile, à cause de leurs fric- En réalité on peut savoir aujourd’hui que
tions avec les Soviétiques. Et en troisième cette affaire avait été extrêmement déli-
lieu, vous avez donné déjà de tels signes cate […] et que les Chinois eux-mêmes ne Ce mois-ci, place aux grands
d’indépendance vis-à-vis des Américains savaient pas du tout si, en définitive, nous
qu’un de plus ou un de moins… Cela ne pourrions aboutir à une reconnaissance. hommes, ceux dont on parle et
sera pas tellement sensible. Nous avions même envisagé, eux et moi, ceux qui les font parler : Alain
Dès notre arrivée en Chine j’ai compris deux solutions. La solution maximaliste,
qu’il y avait un cran de plus à l’accueil tra- qui était la reconnaissance pure et simple, Decaux inaugure sa nouvelle
ditionnel par le fait que nous avons été et une formule intermédiaire qui aurait série d’articles, et Edgar Faure
accueillis à Canton par le maire et non par consisté à installer des échelons culturels
un maire adjoint comme c’est générale- et économiques, avec quelques particula-
évoque sa rencontre avec
ment l’usage. De plus, dans son discours rités comme l’utilisation du drapeau, du « l’humaniste » Mao, qui vient
de bienvenue, ce magistrat a fait allusion chiffre, etc. […]
aux relations « économiques, culturelles Lorsque le général de Gaulle m’a reçu à
de décéder. On ne parle pas
et politiques » entre nos deux pays. Et le l’Élysée […], il me dit qu’il comptait donner encore des millions de morts
mot « politique » était assurément nou- une suite positive à l’affaire si les conver-
du Grand Bond en avant et de
veau. Ensuite, je suis arrivé à Pékin où sations qu’il devait avoir aux obsèques de
j’étais l’hôte d’une association pour les Kennedy ne le faisaient pas changer d’avis. la Révolution culturelle…
relations internationales. C’était là un ex- Et la suite positive était prévue pour jan-
pédient qu’avaient trouvé les Chinois pour vier 1964. Finalement, c’est bien ainsi que b bb
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entretenir des relations avec les pays avec les choses se passèrent. Je me souviens bb
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lesquels ils n’en avaient pas officielle- que les Américains, à l’époque, étaient as-
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ment. Cette association était donc vouée sez inquiets. Le Général leur avait commu-
à s’occuper de gens comme nous, c’est-à- niqué que la reconnaissance de la Chine
dire des hérétiques en quelque sorte. « n’était pas pour demain », mais ils se de-
[…] Je suis resté deux semaines en Chine. mandaient s’ils devaient prendre le mot
Ces deux semaines ont été occupées par dans son sens littéral. En tout état de cause
des conversations politiques, mais aussi on voit aujourd’hui combien le Général a
par une visite de trois jours dans des sites été un précurseur. Il a fallu attendre huit
variés, en Mongolie intérieure, etc. […] À ans pour que le président des États-Unis
mon retour dans la capitale chinoise nous fasse le même raisonnement que lui. Mais EDGAR FAURE (1908-1988) Avocat,
avons encore eu trois jours de discus- je crois que, bien que le délai ait été assez procureur général adjoint français au tribunal
de Nuremberg, cet homme politique fut un
sions. Cela signifie qu’en tout il y a peut- long, notre initiative de 1964 a été un dé-
pilier de la IVe et de la Ve République : député,
être eu six ou sept jours de travail effectif. but, un précédent dont l’existence a pu sénateur, plusieurs fois ministre, président du
Les réunions avec les Chinois durent plu- jouer par la suite. u Conseil… Il revêt l’habit vert en 1978.
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1976
pour s’en rendre maître sans y employer […] Au médecin qui lui annonçait que son
de l’argent, vous pouvez être assuré que je mal était sans issue, Mazarin demanda
m’en servirais avec grand plaisir. Mais seulement :
quoi de plus commode que ce métal qui — Combien ai-je à vivre encore ?
ouvre toutes les portes ? Je sais bien — Deux mois au moins.
qu’avec de l’argent on peut faire toutes — Cela suffit, dit-il.
choses. » […] Les négociations avec […] Il mourut le 9 mars 1661 vers 2 heures
Cromwell sont particulièrement intéres- du matin. Le 2 mars fut encore une journée
santes : elles révèlent les combinaisons importante dans la vie de Mazarin, donc
mi-politiques, mi-privées du rusé cardinal. dans celle de la France. Le matin, il fit don
Condé était en train d’acheter Cromwell de sa bibliothèque, d’une somme de deux
pour s’assurer l’appui de l’Angleterre. Mal- millions de livres et de divers revenus à une
heureusement pour lui, l’interprète qui institution nouvelle où seraient élevés de
traduisait ses offres à Cromwell était à la jeunes gentilshommes originaires d’Artois,
solde de Mazarin. du Roussillon, du Piémont et d’Alsace :
[…] Des précautions inouïes furent prises c’était le collège des Quatre-Nations où
pour sa protection. Des centaines de s’installera plus tard l’Institut. L’après-midi,
mousquetaires et de gardes furent affec- Mazarin reçut son confesseur. On imagine
tés à sa surveillance ; et des bêtes fauves le dialogue. Tout de suite la question se
– tigres, lions et loups – furent lâchées posa des richesses, plus ou moins bien ac-
dans les douves. […] De la reine d’Angle- quises, qu’avait accumulées le mourant. Le
terre il acquit un des plus beaux diamants confesseur fit ressortir l’obligation de res-
du monde, apporté des Indes au tituer les biens qui appartenaient au roi :
XVe siècle, propriété de Charles le Témé- — Il faut distinguer ce que le roi vous a
raire : le fameux Sancy […]. L’acquisition donné et ce que vous vous êtes donné à En 1976, Spaggiari réalise
de ces joyaux était pour lui un inexpri- vous-même.
mable bonheur. Et, plus d’une fois, il mar- Et le cardinal répondit : le « casse du siècle ». Mais
qua ses succès sur un rival par l’achat de — Si cela est, il faut tout rendre. trois siècles plus tôt, c’est un
ses bijoux. Il acheta 300 000 livres les dia- Mais Mazarin avait encore plus d’un tour
mants de sa vieille ennemie, Mme de Che- dans son sac. Il l’avait bien montré au pré- certain Giulio Mazarini qui
vreuse. […] La reine s’inquiétait de cette sident Tubeuf qui, venu le voir pour af- brasse des richesses, avec goût
et élégance… tout comme
Sur son lit de mort, se pose la question l’auteur de cet article, alors
des richesses, plus ou moins bien acquises, benjamin de l’Académie,
qu’avait accumulées le cardinal. Mais célébré pour son esprit
flamboyant.
Mazarin avait plus d’un tour dans son sac
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passion violente, de cette fringale d’objets faires, l’avait trouvé en train de jouer avec
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insatiable. » […] C’est dans cette magnifi- — Je donne à Mme Tubeuf… avait com-
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LES VIKINGS
ENVAHISSENT
LA FRANCE
par MAURICE DRUON
Novembre 885 : des centaines de navires venus
du Nord remontent la Seine. Leur objectif ?
Piller Paris avant de s’enfoncer en Bourgogne.
À
peine Charlemagne, mort le autres, la belle toiture de bronze de Saint- Fluctuat et mergitur
28 janvier 814, a-t-il été inhumé à Germain-le-Doré [actuelle église Saint- Les farouches guerriers
Aix-la-Chapelle que surgissent Germain-des-Prés]. Paris est pris à nou- commandés par Rollon,
du fond des brumes nordiques, veau par les Normands, en 856, pour la attaquent l’île de la Cité.
comme un châtiment ou un cauchemar, Noël cette fois. Plusieurs églises encore Il faudra l’arrivée (paresseuse)
bRIdgEmANImAgES.COm
des myriades de longs dragons de mer s’en trouvent décoiffées. de Charles le Gros pour les
dont les écailles sont faites de boucliers et Les Normands à présent sont partout. chasser • Illustration tirée de
que trente paires de rames, mi-ailes mi-na- Ayant passé le détroit de Gibraltar, ils dé- La France et les Français (1882).
geoires, font voler sur les flots. barquent en Camargue, ils remontent le
[…] Les Normands de Suède, ou Varègues, Rhône, et surgissent à Valence ; ils vont
opérant dans la Baltique, vont s’infiltrer à jusqu’en Italie et prennent Pise. Et pour la saint Remi. Dans l’été 885, Siegfried arrive
l’est du continent européen. […] Les Nor- troisième fois, en 861, une expédition nor- par mer devant Rouen, s’en empare, et
mands de Norvège dirigent de préférence mande vient dévaster Paris. Trois fois pil- commence à remonter la Seine. […] Le
leurs incursions vers l’Écosse et l’Irlande. lés en quinze ans et trois fois laissés sans 26 novembre, Siegfried, ayant été rejoint
Les Danois, pour leur part, écument défense, les Parisiens savent qu’ils n’ont par un autre parti de Normands venus de la
d’abord la Belgique, puis les rivages de la plus rien à attendre du souverain ; ils es- Loire, se présente avec 700 voiles […] de-
Manche. Ils contournent, dès 819, le Finis- pèrent plutôt en Robert le Fort, ancien vant les ponts de Paris.
tère, et dépassent, l’année suivante, l’es- comte de Tours […] qui a reçu comman-
tuaire de la Loire. À partir de 833, mettant dement de tout le duché compris entre
à profit l’affaiblissement du pouvoir impé- Loire et Seine, depuis l’Océan jusqu’aux Le feu, le fer, la faim
rial, ils poussent chaque année des expédi- comtés de Nevers et d’Auxerre inclusive- Cette flotte, au dire des contemporains,
tions plus nombreuses, plus audacieuses, ment. Celui-là est un administrateur et un couvrait deux lieues du fleuve. Siegfried ne
plus terrifiantes. En 841, ils mettent Rouen guerrier ; celui-là mène une vraie lutte demande pas la reddition de la ville ; il veut
à sac et l’incendient. […] Les évêques, contre les Normands. Mais il est tué en simplement, affirme-t-il, que les Parisiens
éprouvés et anxieux, supplient les petits- combat sur la Loire, en 866. détruisent leur Grand Pont, pour laisser
fils de Charlemagne, qui sont alors dans […] N’ayant plus confiance qu’en eux- passage à ses barques. Mais les Parisiens
leurs éphémères accordailles de Verdun, mêmes et en leur comte, Eudes, fils de Ro- savent ce que vaut parole de Normand, sur-
de se liguer contre le péril normand. Mais bert le Fort, les Parisiens redressent les tout quand elle est appuyée par 30 000
les trois frères […] préfèrent se donner des murailles romaines autour de la Cité ; ils s’y guerriers casqués de fer, à gueules féroces
fêtes les uns aux autres, ou bien agir mili- fortifient ; ils bâtissent, pour défendre l’ac- et grandes mains avides. Pour la première
tairement contre leurs propres sujets pour cès des deux ponts, des « châtelets » de fois une cité d’Occident, sans aucun se-
plier ceux-ci à leur autorité. bois pourvus d’une garde permanente. […] cours ni royal ni impérial, au lieu de se sou-
Et en 845, pour les fêtes de Pâques, cent Les Parisiens ont-ils fait leurs travaux dé- mettre, de se racheter ou de fuir, répond
vingt barques danoises arrivent devant fensifs pour rien ? À partir de 880, une par- non aux Normands. D’un commun accord,
Paris. La population s’enfuit dans la cam- tie des Normands d’Angleterre, partis de la le comte Eudes, l’évêque Gozlin et le
pagne ; la ville est pillée, rançonnée ; Tamise sous la conduite du chef Siegfried, peuple ont pris cette décision.
quand les nefs s’éloignent, elles enfoncent reprennent la direction du continent. […] Le siège de Paris va durer dix mois. Retran-
dans l’eau, à ras bord, sous le poids du En 882 ils reviennent, sur Reims, cette fois, chés sur la rive droite, autour de Saint-Ger-
butin ; les Normands emportent, entre d’où l’on déménage en hâte le corps de main-l’Auxerrois, les Normands fabriquent
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1986
livre à l’ennemi l’un des deux châtelets. l’expansion du nouveau royaume d’Arles.
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L’inondation monte dangereusement, ren- Les Parisiens n’entraient pas dans des
dant plus aisée aux assaillants l’approche vues si subtiles. Ils constataient que l’Em-
des remparts. On se bat les pieds dans pereur n’était venu que pour donner aux
l’eau. Puis la famine se déclare… Normands ce qu’on leur refusait depuis
Mais les 700 navires de Siegfried sont tou- dix mois : la destruction du Grand Pont.
jours retenus en aval. […] L’évêque Gozlin […] Le comte Eudes, au nom de Paris, re-
est mort en avril. Le comte Eudes continue fusa le marché qui n’était qu’une lâcheté et
à repousser les assauts, montant lui-même une trahison. Alors l’Empereur haussa ses
aux murailles et tentant d’héroïques sor- grasses épaules, et les Normands, lassés, MAURICE DRUON Auteur, avec Joseph
ties par l’unique pont. Puis une nuit, il firent ce qu’ils auraient pu faire depuis Kessel, des paroles du Chant des partisans,
il connaît le succès avec Les Grandes Familles
s’échappe de la ville et galope jusqu’en longtemps : ils tirèrent à bras leurs 700
(prix Goncourt 1948) et, surtout, Les Rois
Allemagne, où le gros empereur Charles se barques-dragons sur les berges, et par val- maudits (sept tomes entre 1955 et 1977).
trouve à présent, pour lui faire ses remon- lons et prairies, les poussèrent sur des rou- Élu à l’Académie française en 1966, il sera
trances et le décider à intervenir en per- leaux de bois pour les remettre à flot une ministre des Affaires culturelles en 1973-1974.
sonne. Charles le Gros, à contrecœur, se lieue en amont. u
A
On se souvient que c’était précisément
h ! C’était une fameuse époque, mière de Romulus, l’humble toit de l’an- dans le sens d’une plus grande rigueur
et peuplée de rudes hommes ! cien Capitole… Il n’est aucune opulence qu’allait la politique de cet empereur. Sal-
La vie était dure mais saine, les préférable à la pauvreté de ces grands luste, enfin rangé, préconise vivement le
âmes aussi. Il n’y avait ni or ni hommes ! » Lucius Quinctius Cincinnatus. retour de la jeunesse à l’austérité et au
pierreries, mais les cœurs des grands an- Nommé dictateur en 458 [av. J.-C.] alors dynamisme des anciens jours. Que ne l’a-
cêtres rutilaient comme des bijoux. que la guerre contre les Èques [un peuple t-il mis lui-même en pratique, à l’âge où il
C’était le temps du risque, de la vigilance. italique du nord-est du Latium] faisait s’enrichissait de façon éhontée ! Dans La
On vivait dangereusement, car pour sur- rage, il abandonna sa charrue puis, refu- Pharsale de Lucain, quelle tirade sur « ces
vivre il fallait gagner. Que vouliez-vous
qu’il fît, le Romain d’alors ? Eh bien, qu’il
mourût, ou qu’un beau désespoir alors le
secourût ! Alors qu’aujourd’hui, dans leur
belle Rome maîtresse du monde, les fils
des héros sont fatigués. Ils s’encroûtent
dans l’excès de leur luxe, ils mangent les
rentes de la gloire ancestrale – et la vertu
s’en va. […] Pour les Romains de l’âge
impérial, cela ne fait pas de doute. On voit
briller dans le lointain passé la grande fi-
gure de Cincinnatus, que les licteurs cher-
chaient partout pour l’avertir de son élé-
vation au consulat en 460, et qui avaient
fini par le trouver derrière sa charrue.
C’est dans Tite-Live.
Atilius, lui, en 277, était occupé à semer :
« Ces mains endurcies aux travaux des
champs assurèrent le salut de l’État et
RMN-GRANd PALAIS (MuSEE d’ORSAy)/PATRICE SCHMIdT
PUbLbÉ bb
1987
vieux chefs de guerre, ces héros d’un âge après une journée passée à labourer pour
de pauvreté, les Fabricius, les austères de bon, à semer, à faire de l’exercice en
Curius… », et bien sûr, l’inévitable Cincin- plein soleil – et pour pas cher.
natus derrière sa charrue : il reviendra Le livre de Ramsay MacMullen [Les Rap-
souvent, celui-là ! ports entre les classes sociales dans
[…] Et Sénèque, dont le niveau de vie ins- l’Empire romain (50 av. J.-C. – 284
pirera une page féroce à Dion Cassius, apr. J.-C.), paru au Seuil en 1986] nous
Sénèque qui se donne les gants d’en re- renseigne amplement sur l’austérité
mettre sur les charmes révolus de la sim- réelle des citoyens de moindre niveau :
plicité ! Dans la lettre 86, il raconte à Luci- point n’est besoin de les rappeler à plus
lius qu’il a la bonne fortune de se reposer de modestie dans l’usage des biens de ce
dans la villa même de Scipion l’Africain. Il monde ! C’est donc une littérature de
bien, à « batifoler » sous le soleil : tous les qu’il faut en mettre le mot. »
bbbb
bb
paysans vous le diront… Sénèque devant Ils le savent très bien, les Romains sérieux
une charrue se serait à coup sûr demandé de l’âge impérial, que ces temps idylliques
par quel bout il convenait de la prendre. sont révolus, si tant est qu’ils aient jamais
Et à n’en pas douter, c’est avec un plaisir été aussi beaux, aussi nobles qu’ils le pré-
renouvelé qu’il retrouva sa salle de bains tendent, et aussi riches de conscience.
personnelle, autrement commode que Peut-être pressentent-ils aussi que toute
celle de Scipion l’Africain. cette prospérité présente est fragile – Ti-
J’ai cité là quelques exemples, ceux qui bère ne le leur avait pas envoyé dire –, et
me venaient à l’esprit ; on n’aurait pas de que les ressources des provinces ne sont LUCIEN JERPHAGNON (1921-2011)
peine à en aligner d’autres. Mais tout cela pas inépuisables. Se disent-ils déjà que les Historien de la philosophie grecque et romaine,
il a consacré une biographie remarquée à
appelle quelques observations. Et d’abord, peuples conquis pourraient ne pas l’être
l’empereur Julien – Julien, dit l’Apostat (1986).
il est clair que tous ces gens écrivent pour pour toujours, si les conquérants venaient Parmi ses autres ouvrages, citons Vivre et
une caste, la leur. Les paysans, les arti- à s’affaiblir, à s’engraisser comme des ani- philosopher sous les Césars (1980) et Les
sans, les soldats, eux, n’écrivent guère, maux de compagnie ? u Divins Césars. Idéologie et pouvoir dans la
Rome impériale (rééd. 2004).
1917 L Par
a haine du tsarisme et de Nicolas II
en particulier est tout à fait vivace en
1917 : 300 000 travailleurs ont défilé
en janvier 1917 avec, inscrit sur leurs
banderoles : « À bas le tsar sanglant ! » en
à Petrograd, les bolcheviks appellent
à la révolte. Le 11, l’armée se mutine,
le 15, Nicolas II abdique.• « Liberté, Égalité,
Fraternité », carte postale russe (1917).
MARC FERRO
souvenir du Dimanche rouge, où sur les députés de la douma jusqu’à son état-
l’ordre de Nicolas II [en 1905], la police a major, jusques et y compris les membres
tiré sur le peuple. Lorsque des incidents de sa famille, qui avaient déjà imaginé de
Les Russes ne veulent éclatèrent à Petrograd en février 1917, les se substituer à lui quelques mois aupara-
députés de la Douma ne savaient trop si vant. Cette abdication fut à l’origine d’un
plus de la guerre ni du les insurgés venaient […] pour les accla- enthousiasme inouï et, dans tout le pays,
tsar. Quelques journées mer ou pour les massacrer. Certes, les
députés avaient tenu des propos virulents
des dizaines de milliers de messages
furent adressés au soviet de Petrograd et
font s’effondrer un contre les ministres du tsar, mais ils cher- au gouvernement provisoire, formulant
empire, et ouvrent les chaient plus à se substituer à eux qu’à
abolir l’Ancien Régime. Seul Alexandre
les exigences ou les vœux des habitants
de toutes les Russies.
portes du pouvoir aux Kerenski osa s’élancer au-devant des ma- Mais le gouvernement et le soviet, qui
révolutionnaires. nifestants, saluer leur arrivée et annoncer
la constitution d’un soviet qui négocierait
constituaient une sorte de double pouvoir,
ne parvenaient pas à définir la conduite à
avec un gouvernement provisoire l’instau- suivre. Pouvait-on satisfaire les aspira-
ration d’un régime nouveau. tions politiques des uns et des autres, tant
De son côté, le tsar, qui était alors sur le qu’une assemblée constituante n’était pas
front, avait donné l’ordre de réprimer le réunie et que demeuraient absents ces
soulèvement […] mais il ne chercha pas à millions de soldats qui continuaient à se
suivre de près cette opération et lorsque battre pour la défense de la terre natale ?
l’insurrection l’emporta à Petrograd, il Pouvait-on satisfaire les exigences des
accepta aussitôt d’abdiquer. En vérité, travailleurs, alors que l’État et le patronat
tout le monde l’avait abandonné, depuis étaient endettés et que réduire le nombre
d’heures de travail était contraire à l’inté- […] Toute délégation de pouvoirs était
PUAAAÉ AA
1993
rêt national au moment où il fallait ac- marquée d’opprobre, toute autorité insup-
croître la production d’armes et de muni- portable. Les Russes se disaient sociaux-
tions ? Bref, il y avait une contradiction démocrates, ou socialistes-révolution-
évidente que les leaders bolcheviques naires ou autre chose ; en réalité, leurs
surent déceler dès le retour de Lénine de actes procédaient d’une forme d’anar-
Suisse : poursuivre la guerre revenait à chisme […]. En apparence, les vainqueurs
étouffer la Révolution, et donc il fallait de Février se querellaient sur la nature de
arrêter la guerre pour accomplir les ré- la révolution, ses tâches, ses objectifs ; en
formes. Or, arrêter la guerre présentait vérité, tout se ramenait à un seul pro-
une double difficulté. blème : quelle part du passé doit être sau-
D’une part, la Russie avait des alliés que vegardée ? Miliukov voulait régénérer
l’État, Kerenski ressusciter l’armée, Te-
rechtchenko rassurer les alliés, Chingarev
rétablir les finances, Tchernov reconsti-
Les vainqueurs de tuer l’ancien parti, Tsereteli restaurer l’au-
Février ne cherchent torité de la IIIe Internationale, Skobelev
remettre tout le monde au travail, et Gorki
plus à réformer assurer la sauvegarde des monuments his-
toriques, tous rétablir le rapport gouver-
la société mais à nement / gouvernés.
[…] La révolution de Février réussie – leur
conforter le nouveau révolution –, ils songeaient maintenant
plus à protéger ce qu’ils avaient acquis,
régime, au détriment l’État, les institutions nouvelles, leur pou-
voir, qu’à ménager les voies d’une trans- Les crises politiques se
de leurs concitoyens formation radicale de la société. En un
succèdent dans la toute
jour, sans en avoir pris conscience, ils
avaient adopté le comportement d’au- nouvelle Communauté des
thentiques conservateurs. À l’occasion, il
en allait de même des citoyens de la répu- États indépendants (CEI), créée
blique nouvelle. Souvent plus énergiques en 1991 sur les décombres de
ses nouveaux dirigeants n’entendaient pas que leurs leaders, plus révolutionnaires,
abandonner, car seuls ces alliés-là pou- en tout cas aussi intransigeants, et plus
l’URSS. À l’occasion du putsch
vaient lui prêter l’argent qui sauverait son bolcheviks que des bolcheviks. […] Ainsi, manqué contre Boris Eltsine,
économie. On disait aussi qu’abandonner prompts à vouloir la liberté pour tous, ils
ses alliés était contraire à l’honneur. Mais, ne s’apercevaient pas, Russes, qu’ils op-
votre magazine revient sur
[…] signer néanmoins une paix séparée primaient les autres peuples ; démocrates, l’histoire d’une révolution
avec l’Allemagne présentait un autre dan- qu’ils privaient des minorités entières de
qui a transformé le monde.
ger que Boukharine et les anarchistes ju- leurs droits. Pris dans les contradictions
geaient plus grave : ainsi avantagée par cet de la révolution, de la guerre, de la réac-
armistice, l’Allemagne pourrait écraser tion, incapables de les surmonter, ils AAA
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plus facilement les démocraties occiden- crurent que leur qualité d’intellectuels ou AA
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tales ; et dès lors, la nouvelle Russie démo- de militants du socialisme leur permettait
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cratique serait incapable de résister au de dire « non » aux aspirations des masses,
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L’ÉPOPÉE TRAGIQUE
DES TEMPLIERS
Par RÉGINE PERNOUD
La fin de cet ordre dans les flammes a marqué les esprits ! Mais on connaît peu
son histoire. Pourtant il a mené, deux cents ans durant, une existence riche en
combats victorieux, avant de tomber victime d’une véritable machination.
C
’est en l’an 1118, et très obscuré-
BRIdgEmAN ImAgES/LEEmAgE
1994
avec ces derniers lors de la dernière ba- pose problème. Mais ils sont aussi déposi-
taille, celle de Saint-Jean-d’Acre, perdue taires de véritables fortunes puisque, à plu-
en 1291 – une perte qui marque la fin du sieurs reprises, leur a été confié le trésor
royaume chrétien de Palestine. royal, et cela du temps même de Philippe
De cette perte, l’opinion les rendra respon- le Bel. Leurs maisons constituaient autant
sables et le dernier maître de l’ordre du de dépôts très sûrs […]. À cela s’ajoutait le
Temple, Jacques de Molay, désigné après fait que beaucoup de croisés, avant leur
l’événement, se trouvera ainsi à la tête départ, avaient pris l’habitude de leur
d’une multitude de commanderies où che- confier des sommes d’argent qu’ils se sou-
valiers, écuyers et sergents constituent ciaient peu d’exposer aux risques d’un
désormais une force dépouillée de l’emploi voyage toujours mouvementé, et dont ils
et du but pour lesquels elle avait été créée : pouvaient recevoir l’équivalent en Terre
première constatation de ce qui allait en- sainte, toujours grâce aux maisons du
traîner sa perte. […] Quelle que soit la part Temple en présentant ce qui fut le début de
respective prise par Philippe le Bel et par la lettre de change. […] Autrement dit, les
son conseiller Guillaume de Nogaret dans Templiers jouaient sur une large échelle le
l’arrestation et le procès des Templiers, rôle du banquier actuel. Si l’on peut, en ce
celui-ci éclate avec la soudaineté d’un coup sens, parler des « trésors du Temple », il
de tonnerre, le 13 octobre 1307. faut comprendre aussi que ces dépôts, ils
en étaient dépositaires, non propriétaires.
Un chef-d’œuvre La mentalité générale avait alors quelque
mal à comprendre la distinction et le roi
de propagande lui-même s’y est trompé. Il espère, en s’em-
Ce jour-là, tous les Templiers de France parant des biens des Templiers, mettre fin
sont arrêtés dans leur commanderie, ce qui aux perpétuels déficits qui se succèdent au Cette année-là, Historia met
suppose une opération policière d’une im- cours de son règne et, en fait, le plus clair
mense envergure […]. Vont suivre des ma- des profits qu’il a remportés de l’opération les légendes K.-O. ! Le mythe
nœuvres de propagande admirablement a été le rapport des maisons du Temple, entourant la découverte de
organisées. Dès le 14 octobre 1307 se désormais gérées par un officier royal.
trouve diffusé un manifeste royal qui énu- L’étude détaillée de la gestion des biens de Toutânkhamon est revisité,
mère les accusations lancées contre les la commanderie de Payns en Champagne tandis qu’une médiéviste
Templiers : ils seraient coupables d’aposta- le démontre parfaitement. On a conservé
sie, d’outrages à la personne du Christ, de l’inventaire des biens de cette commande-
fameuse révèle la vérité sur le
rites obscènes, de sodomie […] ; on les ac- rie située dans le diocèse de Troyes, lors pseudo-trésor des Templiers.
cuse enfin d’adorer une idole qu’on appelle de l’arrestation des templiers en 1307 […].
Baphomet – ce qui, en réalité, est une dé- Cet inventaire révèle un ensemble mobi-
formation du nom de Mahomet. […] lier assez pauvre, la chapelle seule com-
MMMMMMMM
138 prisonniers sont interrogés à Paris par portant quelques manuscrits et des vases M MM
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les officiers du roi, puis par l’inquisiteur ; sacrés dont la plupart sont en cuivre et un MM
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36 d’entre eux devaient mourir des suites seul calice en argent doré ; en revanche, les
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des tortures employées durant ces interro- recettes provenant des récoltes et de l’éle-
MM
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gatoires. Le pape allait réagir dès le 27 oc- vage sont importantes : 250 livres pour une
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tobre : Clément V adressait à Philippe le Bel année d’exploitation, les dépenses corres-
une lettre de protestation. Mais, un mois pondantes n’atteignant que 189 livres. À
plus tard, il revient sur celle-ci et ordonne l’examen de tous les documents conser-
MMM
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d’arrêter les templiers dans leurs États. proportions, entre recettes et dépenses,
Sans entrer dans les détails de la période dans chacune des commanderies, que se
qui va suivre, puisque le long procès se monte le « trésor du Temple » présumé. Et RÉGINE PERNOUD (1909-1998)
poursuit en réalité jusqu’en 1314, il suffit si la déception est grande pour la plupart Archiviste et paléographe, elle était
conservatrice aux Archives de France. Cette
de mentionner ainsi les protagonistes de des lecteurs comme des historiens eux-
médiéviste a été récompensée par l’Académie
cette affaire : le roi de France assisté de mêmes, elle aura été forte d’abord pour le française pour l’ensemble de son œuvre en
Guillaume de Nogaret et de l’inquisiteur, pape, lequel escomptait des biens d’une 1997. Dans sa riche bibliographie, on retiendra
Guillaume de Paris, et par ailleurs le pape autre qualité, et surtout pour le roi, qui a Héloïse et Abélard (1970), La Femme au temps
Clément V, qu’on verra par la suite préoc- dû, quelque temps après le procès et l’ar- des cathédrales (1980)…
cupé plutôt des biens des Templiers que restation des Templiers, procéder à une
de leur personne. nouvelle dévaluation. […] u
UN WATERLOO indécise.
À L’ENVERS
Par GONZAGUE SAINT BRIS
A
près de Milan.
insi, au terme de son extraordi- Car l’Empereur n’avait jamais oublié que Plus même, au dernier moment, il se sé-
naire épopée, l’Empereur déchu si la bataille de Marengo avait tourné au para d’un certain nombre de forces en
songe encore à ce jour de Ma- désastre, c’en était bien fini de ses ambi- leur enjoignant de trouver les Autrichiens
rengo où, le 14 juin 1800, la vic- tions politiques. Mais cette victoire, il dut qui croyait-il marchaient sur Gênes. Il ne
toire lui ouvrit toutes grandes les portes la payer au prix fort, la perte de celui qui, lui restait plus que 22 000 hommes répartis
du pouvoir, ces portes qui, à Waterloo, le sans doute, fut son seul véritable ami, en trois lignes, celle de Victor (deux divi-
14 juin 1815, c’est-à-dire quinze ans et Desaix, tué net en conduisant la charge sions d’infanterie et une brigade de cava-
quatre jours plus tard se refermèrent bru- qui, ce soir-là, changea le cours de la ba- lerie), celle de Lannes (deux divisions et
talement sur son destin. Un détail, du taille. […] Et pourtant à Marengo, tout trois brigades) et celle composée de la
reste, ne laisse pas indifférent le petit avait mal commencé. Un fâcheux réserve, y compris la propre garde consu-
groupe de fidèles qui l’a accompagné dans concours de circonstances, une mauvaise laire. Il ignorait que l’ennemi était tout
son lointain exil : Napoléon sera enterré, à appréciation de la stratégie autrichienne, proche, embusqué, sous l’autorité du gé-
sa demande, dans le manteau qu’il portait une absence totale de renseignements néral de Mélas, vétéran des guerres de la
à Marengo et qui ne l’avait jamais quitté allaient rapidement transformer la petite Révolution, que cet ennemi comptait
depuis, le considérant sans doute, comme plaine de treize kilomètres s’étalant entre 30 000 hommes répartis en trois corps et
le plus précieux de tous ses biens, la re- la Bormida et la Scrivia en piège mortel alignait, de surcroît, 100 canons tandis
lique de ces années de jeunesse en atten- pour le jeune Premier consul de la Répu- que les Français, ne pouvaient riposter
dant le trône ! blique française. […] Sa première faute qu’avec une quinzaine de pièces.
L’offensive commence à 8 heures du ma- qui prépare dans le plus grand secret, la
AAAAiÉ eA
1995
tin par l’attaque subite de la division Gar- campagne d’Égypte. Ensemble, ils s’em-
danne par l’avant-corps O’Bailly. La parent de Malte, ensemble ils débarquent
plaine s’est embrasée très vite. Les Fran- à Alexandrie, ensemble, ils triomphent
çais luttent courageusement, mais vers aux Pyramides.
midi, commencent à reculer sous le […] Quelle fabuleuse épopée qui fait de
double assaut des mortiers de l’artillerie Desaix, au terme d’une périlleuse remon-
autrichienne et de la cavalerie hongroise. tée du Nil, le premier Occidental depuis
C’est pourquoi, à 3 heures de l’après-midi, l’Empire romain à atteindre la première
le général de Mélas sûr de son fait, lais- cataracte, à la tête d’une armée rassem-
sant le commandement à son second le blant des soldats, bien sûr, mais aussi des
général Kaira, quitte Marengo pour aller savants. Protecteur de l’Institut, Desaix
annoncer la victoire à l’empereur Fran- l’est aussi du peuple d’Égypte qui, séduit
çois. Le Premier consul constate qu’il est par l’humanisme de son administration le
en train de perdre la première bataille surnomme le « Sultan juste ». Et il est vrai
rangée de sa brève mais pourtant bril- que sa rigueur, son désintéressement pro-
lante carrière. verbial, font de ce petit homme brun, rom-
Pourtant, peu après, tout change. Le re- pu à toutes les fatigues, une sorte d’intel-
tour de Desaix qui, marchant avec ses divi- lectuel qui ne vit que pour connaître l’âme
sions en direction de Novi, a entendu le des choses et des êtres, qui jamais n’im-
bruit du canon et aussitôt, est retourné sur pose son autorité, ce qui en fait une excep-
ses pas avec ses hommes, ses chevaux et tion dans la galerie des chefs de guerres
ses canons. Son arrivée va à la fois rassu- de la Révolution. À peine est-il de retour
rer l’état-major, galvaniser les troupes et d’Égypte qu’il s’empresse de rejoindre
modifier radicalement la situation. Louis- Bonaparte, à qui il annonce à Marengo,
Charles-Antoine des Aix de Veygout a assis dans l’herbe sous une pluie de bou- En 1995, alors que l’Europe
32 ans. Cadet d’une famille de gentils- lets, « La bataille est perdue ? Il reste en-
hommes auvergnats, il est passé par core le temps d’en gagner une autre. » n’en finit pas de résonner
akg-images/VisiOaRs
l’école militaire d’Effiat, a servi comme Et effectivement son plan tactique de der- des coups de canon tirés lors
officier dans les derniers temps de l’An- nière minute va parfaitement fonctionner,
cien Régime, puis s’est rallié sans hésiter à l’audace de son offensive déconcentrant des interminables guerres de
la Révolution qui en a fait, à 26 ans, le plus totalement l’armée autrichienne qui, sûre Yougoslavie, Gonzague Saint
jeune de ses généraux, tant son audace de sa victoire, se laisse tout à coup bous-
dans la prestigieuse armée du Rhin avait culer par un adversaire qui, protégé par de
Bris revient, dans sa biographie
fasciné ses contemporains. La paix reve- nouvelles batteries et des troupes parue cette année-là (Desaix,
nue, il est allé spontanément se présenter fraîches, riposte à nouveau. Sentant alors
à Bonaparte, en Italie. Là commence une le point faible dans les divisions autri-
le sultan de Bonaparte, publiée
amitié d’exception, une amitié exemplaire, chiennes, Desaix, à 18 heures, lance sou- chez Perrin), sur un fidèle
un de ces moments rares, dans l’histoire dain une audacieuse charge de cavalerie à
de l’Empereur. Et fait profiter
qui associe le destin de deux hommes ex- la tête de la 9e brigade légère qui ravage le
ceptionnels, mais jamais rivaux. camp ennemi, mais, ayant reçu une balle les lecteurs d’Historia de
en plein cœur, s’effondre dans la mêlée. ses recherches…
« Parce que c’était lui ; À la tombée de la nuit, les Autrichiens, las aAa
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de reculer, hissent le drapeau blanc avant A/
parce que c’était moi » ga
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Issus, tous deux, d’un milieu social équi- un prix, celui de 6 000 Français et de 9 400
O
valent, la noblesse sans fortune, produits Autrichiens tués dans le sanglant combat :
de cette éducation des vieilles écoles mili- Bonaparte a gagné, mais il apprend bien-
taires, officiers sous l’Ancien Régime, tôt tôt la mort de son double pleuré sur le ter-
ralliés à la cause révolutionnaire, ils ont rain par son fidèle compagnon Savary qui
vécu les mêmes expériences de la guerre l’avait suivi dans toutes ses aventures de-
et sont dépositaires de la même culture. puis six ans et qui, probablement, inven-
Ils ont en outre en commun le même goût tera plus tard la sublime formule prêtée à
du risque et de l’aventure ainsi qu’un cha- Desaix expirant dans son habit bleu souil- GONZAGUE SAINT BRIS (1948-2017)
risme certain, même si, naturellement, lé de sang, sa longue chevelure rejetée en Historien et journaliste, cet écrivain prolifique
(plus d’une cinquantaine d’ouvrages, dont
celui de Bonaparte est plus évident. […] arrière : « Allez dire au Premier consul que
une vingtaine de biographies) a chanté son
Desaix est, à cette époque, le seul à qui je meurs avec le sentiment de ne pas avoir château familial du Clos-Lucé d’Amboise,
Bonaparte se confie et, à ce titre, c’est lui assez fait pour la postérité. » […] u dernière demeure de Léonard de Vinci.
L
e paradoxe ne manque pas de sur- le Pacifique sud en 1943, sont racontés en vie publique, la plupart des instants de la
prendre. John F. Kennedy devient termes épiques, et le récit est diffusé au- vie privée construisent l’image d’un
président des États-Unis le 20 jan- près des électeurs. Enfin, congressman homme, d’un leader, promis aux plus
vier 1961. Il est assassiné dans une (c’est-à-dire membre de la Chambre des hautes destinées, décidé à conquérir le
rue de Dallas, le 22 novembre 1963. La représentants) de 1947 à 1953, sénateur de cœur des foules. En ce sens, Kennedy in-
présidence, il l’a exercée pendant 1953 à 1961, puis président des États-Unis, vente le mythe Kennedy.
1 036 jours. Ce qui est très peu. […] John John Kennedy entretient des relations pri- L’assassinat donne naissance à un véri-
F. Kennedy reste pourtant, en Amérique vilégiées avec les journalistes. […] Les table culte. […] L’Amérique et le monde,
comme ailleurs, l’une des personnalités photographes sont également choyés. […] surtout le « monde libre », rendent hom-
les plus connues, les plus célébrées, les Les cheveux dans le vent, acclamé par la mage au président martyr. Il devient le
plus mythifiées. Certes, au cours de sa pré- foule, jouant avec son fils ou sa fille, sur symbole de la Raison, de la Démocratie,
sidence, des événements d’une impor- son bateau, dans son bureau de la Maison- du dialogue, du dynamisme que les forces
tance majeure ont eu lieu. Par deux fois, Blanche, John Kennedy surgit dans les al- du Mal ont abattu. Il échappe à son temps
en avril 1961 et en octobre 1962, Cuba et bums nationaux pour donner l’image de la pour réunir toutes les qualités de l’Amé-
Fidel Castro ont occupé le devant de la jeunesse, de la gaieté, de l’élégance, de la rique et accéder au statut de héros. Ses
scène internationale. Au cours du second responsabilité. […] Tous les instants de la contemporains sont accablés. Comment
épisode, la tension entre les États-Unis et est-il possible, demandent-ils, qu’un
l’Union soviétique fut si vive que certains homme de cette trempe, cet esprit supé-
Cool JKF à bord du voilier Manitou,
ont redouté l’éclatement d’une troisième rieur, ce jeune prince de la politique, ait
au large des côtes du Maine. Un style
guerre mondiale […]. C’est aussi à cette été la victime du chaos, de la violence et
faussement dégagé, à usage public…
époque que les États-Unis s’impliquent de
plus en plus dans le conflit vietnamien, que
l’inégalité entre Noirs et Blancs bouleverse
la société américaine, que la condition fé-
minine entre dans les préoccupations des
politiques, que le gouvernement fédéral
s’efforce d’étendre la couverture médicale
aux plus de 65 ans et aux pauvres. Bref, il
serait injuste de conclure que rien d’impor-
tant n’a illustré les deux années et demie
de la présidence de Kennedy. Tout comme
il serait inexact de prétendre que le monde
a brutalement changé, que Kennedy a eu le
temps de transformer les relations interna-
tionales, la vie économique et sociale, et le
RObERT KNudSEN, WHITE HOuSE/JOHN FITzgERALd KENNEdy LIbRARy, bOSTON
de l’intolérance ? […] Les premiers témoi- d’achever son œuvre. En cela, le mythe
PJJJJÉ JJ
2003
gnages sur l’histoire de la présidence comprend un deuxième élément. S’il avait
contribuent à sculpter la statue. La lé- terminé son premier mandat et obtenu un
gende prend corps. Au cœur de celle-ci, deuxième, Kennedy aurait changé les
l’opposition entre sa jeunesse et sa mort. États-Unis et le monde.
Voici une famille unie. Les parents sont […] Après l’enterrement à grand spec-
issus de l’immigration irlandaise qui fut, tacle, vient le temps des enquêtes. Mais au-
durant des décennies, victime de la discri- delà de ces investigations policières, les
mination. Ils ont quatre fils et cinq filles. journalistes et les historiens entreprennent
Les enfants sont heureux. […] Mais le de dresser le véritable portrait de John
malheur guette. Il ne cesse pas de frapper. Kennedy et le bilan de sa présidence. Le
L’une des filles est handicapée mentale ; mythe perd de son lustre. Kennedy,
l’autre meurt dans un accident d’avion. Le homme de paix ? Oui, mais dans le cadre
fils aîné est tué, au cours de l’été 1944, aux de la guerre froide. Il a, nous dit-on, empê-
commandes de son bombardier. John est ché l’avènement de la détente, refusé le
chargé de porter les espérances du clan. dialogue avec Moscou et transformé les
États-Unis en un terrible arsenal de des-
truction nucléaire. Il n’a pas réussi à dé-
La cour de Camelot barrasser Cuba de Fidel Castro. Ce n’est
Il appartient à la nouvelle génération, pas faute d’avoir essayé par toutes sortes
celle qui a fait la guerre et bien servi le de moyens. Quant au Viêtnam, qui peut
pays. Avec l’aide de sa famille, il franchit affirmer qu’il aurait évité l’envoi d’un demi-
les obstacles, se fait élire et réélire. Il million de soldats ? Sa vie privée est passée
entre à la Maison-Blanche, prône le dia- au crible. Bon fils, bon mari, bon père,
logue, exalte les vertus de ses conci- voire… Kennedy est dépeint sous un jour
toyens. Autour de lui, des amis, des fi- nettement moins favorable. Ses aventures Quarante ans ont passé depuis
dèles, des conseillers reconstituent la extra-conjugales, l’atmosphère délétère
cour du roi Arthur, le « royaume de Came- qui règne dans la famille, les liens étroits que retentirent trois coups
lot ». Ils font de leur temps « un bref mo- avec des personnages douteux, notam- de feu sur Elm Street, à Dallas,
ment de lumière ». […] Avec le président ment dans les milieux de la Mafia, autant
Eisenhower, la tristesse prévalait. Avec de découvertes qui détruisent la bonne un 22 novembre 1963.
Kennedy, c’est l’intelligence, l’euphorie, la image du Président. John Kennedy cesse Depuis lors, le monde entier
beauté qui triomphent. Comme au théâtre, d’être le James Dean de la politique. La jeu-
le décor a brusquement changé. nesse n’a plus de raisons de lui vouer un
pleure le président assassiné,
[…] Or, tout à coup, la foudre s’abat sur la culte fervent. Il tombe au rang des idoles devenu le symbole des années
planète. La mort frappe encore. Elle est déchues. Et pourtant, les historiens ne
odieuse, sans raison apparente, incompré- réussissent pas à détruire le mythe.
1960, quand régnaient
hensible. Les policiers arrêtent Lee Har- Aujourd’hui, Kennedy n’est pas l’un de ces confiance et prospérité.
vey Oswald, l’assassin présumé. Le 24 no- présidents ordinaires dont le nom ou
vembre, quarante-huit heures après le l’époque ne tardent pas à tomber dans les
meurtre, le tueur est assassiné devant les oubliettes du passé. Les Américains conti- JJJ
JJ
JJ
caméras de la télévision. Et le mystère nuent de l’admirer. C’est que leur juge- JJ
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s’épaissit. Les rumeurs les plus folles cir- ment éclaire leur manière de comprendre
J
culent. Des interprétations, rationnelles les années 1960. En ces temps éloignés,
ou abracadabrantes, sont élaborées, puis les États-Unis ont un adversaire à leur
rejetées. Plus le temps passe, plus il paraît mesure : l’Union soviétique […]. En ces
impossible de découvrir la vérité com- temps de guerre froide, les États-Unis
plète et indiscutable. […] Une fois de plus, n’avaient pas encore affronté les émeutes
les Kennedy sont confrontés à la tragédie, urbaines […], le scandale du Watergate,
d’autant plus traumatisante qu’elle sur- les complexités quasi insolubles du
vient au milieu du succès, au moment où Moyen-Orient, les excès et les frustrations
on l’attendait le moins. John Kennedy a des réformes sociales. La prospérité ne ANDRÉ KASPI Professeur émérite d’histoire
lancé le combat contre la pauvreté, sou- semblait pas menacée. […]. La mémoire nord-américaine à la Sorbonne, il est l’auteur
de nombreux ouvrages sur les États-Unis
tenu le mouvement des droits civiques en nationale, peu soucieuse de la vérité his-
et la France de Vichy. Parmi ses ouvrages,
faveur de l’égalité des Noirs et des Blancs, torique, fait de cette époque un temps citons Les Juifs pendant l’Occupation (1997),
proposé de nouvelles mesures d’aide so- béni des dieux. À travers le mythe qui l’en- John F. Kennedy : une famille, un président, un
ciale. Somme toute, il a remis l’Amérique toure, John Kennedy incarne l’Amérique mythe (2013), Les Américains (2 vols., 2014).
en marche. Mais il n’a pas eu le temps dynamique, forte et heureuse. u
M
ahomet serait né en août 570. Il
Bilâl, l’esclave abyssinien racheté à ses signer des traités. De très fortes aspira-
UUUUUÉ UN
2005
maîtres et affranchi par Abou Bakr. Il sera tions égalitaires se manifestent alors dans
le premier muezzin de l’islam. Omar ibn cette ville, qui passe pour moins rigoriste
al-Khattab, autre guerrier, le rejoint égale- que La Mecque. Médine est enfin l’em-
ment. Il sera le deuxième calife de l’islam, blème du nouveau pouvoir : plus de vingt-
après Abou Bakr. Cependant, les hostilités huit batailles contre les infidèles mec-
à l’égard du Prophète s’aggravent. L’affron- quois et contre les polythéistes y sont
tement devient inévitable. Les premières engagées. Dix années de luttes meur-
escarmouches interviennent en 613, ou trières occupent la dernière partie de la
614 selon d’autres sources. Un fait est sûr : vie du Prophète et lui assurent une domi-
en 615, constatant son impuissance, Maho- nation presque totale sur l’Arabie,
met encourage une partie des siens à émi- La Mecque exceptée.
grer en Abyssinie, où ils trouvent refuge Le Prophète expédie aux rois étrangers des
chez le négus al-Achâm. Les révélations se missives dans lesquelles il expose sa doc-
poursuivent et le Prophète collecte le futur trine, à commencer par l’impératif mono-
Coran, le Texte révélé, par bribes, de ma- théiste représenté par l’islam. Il leur or-
nière discontinue. Mais il est en danger. Il donne de se convertir. L’islam étant une
prend le chemin de l’exil. religion universelle, il est impensable
qu’elle soit réduite à la seule ethnie arabe
du Hedjaz. Il lui faut rayonner jusqu’aux
Un laboratoire : Médine confins du monde, en Abyssinie, au Yémen,
Accompagné d’Abou Bakr, le père d’Aï- en Égypte, à Byzance, en Perse, et même à
cha, sa future femme bien-aimée – Kha- Rome ! En l’an 8 de l’Hégire (630), Maho-
dîdja est morte en 619 –, Mahomet quitte met décide d’en finir avec La Mecque. Il
La Mecque nuitamment et, le 28 juin 622, réunit une armée de 10 000 hommes, tous
arrive au lieu-dit Qubba, près de la bour- prêts à se sacrifier au nom d’Allah, et se Dans un contexte religieux
gade de Yathrib. Il y réside quelque temps, dirige vers la cité impie. Abou Soufiane, le
hébergé chez le dignitaire du lieu. La plu- patriarche de La Mecque, se présente alors tendu, et au moment
part des habitants se sont déjà convertis à à lui et rallie sa cause. Mahomet rentre en où paraît un livre de Malek
l’islam et y attendent l’arrivée du Pro- conquérant dans la ville qui l’a autrefois
phète. C’est le début de l’ère musulmane chassé. Le lendemain matin, tous les habi- Chebel (L’Islam et la Raison.
ou Hégire – traduction du mot arabe hi- tants sont appelés à faire allégeance au Le combat des idées),
jra, « exil », « fuite », « émigration », mais nouveau maître de la ville. Ceux qui ac-
aussi « rupture d’un lien fort ». Toutes les ceptent son règne deviennent aussitôt mu-
Historia consacre un important
familles puissantes se disputent le privi- sulmans, les autres sont chassés du terri- dossier aux « âges d’or de
lège de recevoir le saint homme chez toire sacré. Enfin, les esclaves sont libérés
elles. Pour n’en offenser aucune, Maho- de leurs chaînes. La nouvelle religion s’ins-
l’islam » et dédie sa une aux
met décide de construire un bâtiment à talle au détriment du panthéon de 360 fraternisations entre
l’endroit même où a fait halte sa chamelle : idoles. Mahomet y met fin de manière spec-
ennemis lors du Noël 1914.
c’est la première mosquée, Masjidou Nabi, taculaire, consacrant ainsi l’islam comme
jouxtant la future maison du Prophète. seule religion de la péninsule Arabique. UUU
UUU
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Yathrib devient Médine, littéralement la Peu de temps après, sentant que sa prédi- UU
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C
groupe d’écoliers qui tolérait assez mal les
omment se constitue un phéno- de ce genre, il y a déjà de fortes chances vantardises, les excentricités et l’esprit
mène tel que Winston Churchill ? pour qu’on obtienne un personnage excep- batailleur de ce jeune homme que sa tante
Pour le comprendre, il faut remon- tionnel. Le jeune Winston ne semble pas elle-même décrivait comme « un méchant
ter aux origines – et même au-delà, avoir été étouffé par l’affection de ses pa- petit bouledogue aux cheveux roux ».
en considérant ses ascendants. Les pa- rents […]. Celle qui compensera très large- Pourtant, ses camarades comme ses pro-
rents ne fournissent que peu d’indications : ment la négligence parentale, c’est fesseurs ont reconnu très tôt chez ce gar-
sa mère est intelligente mais plutôt frivole, Mrs Everest, la nurse très tôt engagée par nement quelques talents exceptionnels
tandis que son père est un politicien bril- le couple Churchill ; c’est elle qui va dis- […]. Et puis, si l’enfant a été négligé par ses
lant mais qui manque singulièrement penser au petit Winston l’affection qui lui parents – et même méprisé par son père –,
d’équilibre psychique ; il a sans doute légué manque, tout en lui donnant une solide et le cadre familial ne lui en a pas moins été
à son fils un tempérament maniaco-dé- inaltérable confiance en ses capacités. bénéfique, à la fois parce qu’il lui a permis
pressif, mais aussi une mémoire phénomé- Après l’âge de 7 ans, la scolarité du jeune d’imiter le style d’écriture délié et l’élo-
nale. Pourtant, en montant encore d’une Winston, invariablement dans des pen- quence particulière de Randolph Churchill,
génération, on découvre quatre grands-pa- sions, constitue manifestement une rude et parce que les amis de son père comme
rents exceptionnels, à commencer par le épreuve, encore que ses séjours à l’inter- les amants de sa mère l’ont introduit très
grand-père maternel, Leonard Jerome, nat S. George, à Ascot, et au collège de jeune dans la haute société des adultes pri-
descendant de huguenots français émigrés Harrow n’ont sans doute pas été l’enfer vilégiés et cosmopolites – et même dans les
aux États-Unis et fabuleux self-made-man qu’il décrira dans son magnifique petit ou- cercles royaux, sa mère étant à l’occasion
à l’énergie inépuisable ; son épouse, des- vrage My Early Life (« Mes jeunes an- la maîtresse du prince de Galles, futur
cendante d’une Indienne Iroquois et d’un nées »), publié en 1930. Mais trois choses Édouard VII. Chez Churchill, au final, on
lieutenant du général Washington, est au moins sont certaines : d’une part, peut mettre sur le compte de l’hérédité sa
connue à New York, Paris et Londres pour comme l’attestent ses bulletins de notes mémoire pratiquement infaillible, son es-
son caractère bien trempé et son ambition conservés à Harrow, il est loin d’avoir été prit d’organisation, sa vitalité, son excentri-
sans limites. Le grand-père paternel du le cancre qu’il met en scène complaisam- cité, son alcoolisme et son tempérament
petit Winston, 7e duc de Marlborough et ment dans ses Mémoires, même s’il est maniaco-dépressif. Par contre, l’humour, le
vice-roi d’Irlande, est un organisateur hors bien exact qu’il ne travaille que lorsqu’il en romantisme, l’hyperactivité, le caractère
pair doté d’une véritable trempe d’homme a envie – et quand il n’est pas absorbé par visionnaire, le courage suicidaire, l’imagi-
d’État ; quant à la duchesse de Marlbo- d’autres passions, comme la lecture, le nation débordante […] et le sens des
rough, c’est une femme de tête et de cœur théâtre, l’équitation, les papillons […]. phrases qui portent seraient plutôt la
qui compte parmi ses admiratrices Victo- D’autre part, il ne fait guère de doute que marque d’un acquis dont on peut seule-
ria elle-même. Avec quatre grands-parents ces public schools réservées aux enfants ment dire qu’il est unique en son genre. u
2017
le plus ardent défenseur de ce régime
politique – « le pire, à l’exclusion
FRANÇOIS KERSAUDY Professeur à la
de tous les autres ». Et pour en parler, Sorbonne. Sa biographie sur Churchill a
le meilleur spécialiste de l’homme obtenu le Grand Prix d’Histoire 2001 de
la Société des gens de lettres et le Grand
d’État britannique : François Kersaudy. Prix de la biographie politique.
N
frère et moi, en tant qu’affranchis, nous
ous sommes aujourd’hui invités à ce qui leur a permis de faire appel aux n’avons pas besoin de ce rite de la saluta-
rendre visite aux frères Vettii. Les plus grands artistes du temps pour embel- tion matinale. Nous avons supprimé le ta-
jumeaux, Aulus Vettius Conviva et lir leur demeure. De plus, Conviva appar- blinum, ce qui nous a permis de ménager
Aulus Vettius Restitutus, sont pro- tient au collège des Augustaux, prêtres de une vaste ouverture dans l’atrium donnant
priétaires d’une très belle domus au nord la cité chargés du culte impérial. sur le péristyle à l’extérieur. »
de Pompéi, et la somptuosité de sa déco- Il ne faut pas se fier à l’extérieur de la mai- Nous marchons alors vers ce vaste por-
ration picturale alimente toutes les son, avec ses murs austères et dépourvus tique entouré d’une colonnade et donnant
conversations dans la ville. Anciens es- de fenêtres sur la rue. C’est le cas en effet sur un jardin intérieur. Des plantes rares,
claves affranchis par leur maître, les Vettii de la plupart des maisons romaines : l’ab- des buissons et des fleurs contribuent à
ont fait fortune dans le commerce du vin, sence d’ouvertures sur l’extérieur permet faire un éden de cet espace réservé au dé-
2018
tues en marbre de satyres et de Bacchus, choisi dans la mythologie des sujets aussi
plusieurs tables sont disposées pour dramatiques, montrant des personnages
prendre ses repas. L’eau a été utilisée sous monstrueux et des châtiments horribles ?
toutes ses formes, petits bassins rectangu- — L’ensemble des peintures porte une
laires ou circulaires, fontaines aux formes grande valeur symbolique, répond notre
diverses, jets d’eau. […] Nous sommes hôte. L’impiété, la luxure et l’ingratitude
cependant un peu déçus par l’accumula- sont révélatrices des dernières années du
tion de décorations dans ce jardin, où le règne de l’empereur Néron [54-68], mar-
vide n’a pas de place. Les Vettii, dans leur quées par son orgueil démesuré et ses pas-
orgueil de riches propriétaires, ont multi- sions excessives. Les châtiments infligés
plié les preuves de leur opulence dans ce aux impies par Dionysos rétablissent alors
fourre-tout artistique un peu désordonné. l’ordre du monde et les valeurs tradition-
« Vous vous êtes rendu compte d’une par- nelles incarnées par les princes Flaviens,
tie des richesses de notre demeure, pour- successeurs de Néron. »
suit Vettius Restitutus. Je vous conduis Éblouis par les merveilles des exèdres,
maintenant dans les deux exèdres [salons nous poursuivons notre promenade […].
d’apparat], dont les peintures ont contri- Le triclinium, ou salle à manger, situé à
bué à notre célébrité […]. » gauche de la porte d’entrée, offre aussi de
beaux exemples de l’art pictural illustrant
des expériences légendaires amoureuses,
Un hymne à la dynastie celles de Jupiter avec Léda et Danaé. Juste
Il nous mène d’abord dans la première à côté se trouve sans doute la loge du
exèdre, surnommée « chambre d’Ixion ». concierge, dont les parois sont décorées
Dès l’entrée, nous sommes frappés d’ad- d’une large frise représentant des poissons
miration à la vue de ce qui s’apparente à et des crustacés surmontant trois petites Les archéologues, en ce début
une galerie de tableaux. D’une tonalité scènes mythologiques. Sur le côté droit de
générale rouge, les murs sont entièrement l’atrium s’élève un petit péristyle privé, du XXIe siècle, ont multiplié
décorés de petits panneaux peints repré- fermé par une porte. Cet ensemble, placé les découvertes dans la ville
sentant des architectures imaginaires et en dehors des pièces ouvertes à tous,
de petites scènes mythologiques. Sur le abrite des peintures à sujets féminins : Hé- ensevelie. Il était temps
mur faisant face à l’entrée, un immense raclès ivre s’apprête à violer Augé, fille du qu’Historia Spécial fasse
tableau représente le supplice d’Ixion : roi de Tégée ; Achille, travesti en femme,
parjure, menteur et sacrilège, le roi des est découvert à Skyros. […] Ouvrant sur le
le point sur ce que nous révèle
Lapithes a tenté de violer Junon, et Jupiter jardin du péristyle, une grande salle, la cité campanienne,
l’a puni en le liant à une roue enflammée. l’œcus, salle de séjour servant à l’occasion
Sur la paroi de gauche, une grande com- de salle à manger, apporte une note de ten-
1 939 ans après sa destruction.
position met en scène l’architecte Dédale dresse dans l’ensemble de la maison. Sur
présentant à la reine Pasiphaé la vache de des panneaux à fond noir volent des
bois qu’elle lui a demandé de fabriquer couples composés de divinités ou de hé- JJJ
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pour pouvoir s’unir au redoutable Mino- ros. Tout autour de la pièce court la longue J
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taure. À droite, la peinture évoque le sort frise des amours artisans. Il ne nous reste
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de la pauvre Ariane, abandonnée sur l’île plus qu’à visiter les communs, réservés au
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de Naxos par Thésée et secourue par Dio- travail servile. Ils disposent d’une entrée
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Là-haut,
sur la montagne
Historia célèbre son 110e anniversaire dans l’enceinte prestigieuse
du lycée Henri-IV, à Paris. Affinités électives entre cette institution
de l’enseignement et votre magazine : une dimension hautement
patrimoniale, enracinée dans l’Histoire, et une passion
de la transmission propre à éveiller ou nourrir des vocations.
À
la fin du siècle dernier,
les élèves du lycée
Henri‑IV pouvaient
observer des archéo‑
logues exhumer cha‑
piteaux et dallages
médiévaux d’un spectaculaire chantier :
car ce lycée est plongé dans l’histoire
de France. Les reliques de Geneviève
furent longtemps conservées dans
l’abbaye, fondée par la reine Clotilde
vers 502, attirant de nombreux pèlerins.
D.R.
onze décennies et d’analyser en quoi Historia a toujours Martine Breyton, proviseur du lycée, ainsi qu’Olivier
été – et demeure – un témoin de son temps. Coquard, membre du comité éditorial d’Historia, et
Une démarche pédagogique qui leur a permis de mieux professeur en classe préparatoire, François Muth,
comprendre le fonctionnement du plus ancien magazine professeur d’histoire-géographie, et M. Benoit,
d’Histoire – et toujours le leader – et de les mobiliser sur professeur de français, de nous avoir permis de mener ce
l’importance de la transmission d’une histoire vivante et travail avec leurs élèves. Et, bien sûr, nos plus chaleureux
populaire, conciliant plumes universitaires et grands remerciements à ces lycéens dynamiques et impliqués à
vulgarisateurs. L’ensemble de la rédaction remercie qui nous souhaitons toute la réussite future. É. P.
de récits remontant
depuis le XVIe
jusqu’au VIIIe siècle
av. J.-C. – époque
Homère probable de son
MUSÉE DU LOUVRE-LENS existence – et fut
jusqu’au 22 juillet complétée par des
poèmes aujourd’hui
N
disparus.
ul doute que, quel Les exploits des héros
que soit l’endroit de L’Iliade ont nourri
où il repose – en des générations d’ar-
Grèce, dans les tistes – figures noires et
Cyclades ou en Asie rouges des vases attiques,
Mineure –, le « prince des des majoliques de la Renais-
poètes » ne soit secoué d’un sance, tableaux de l’époque
rire « homérique » au constat classique, toiles modernes et
de l’incroyable fortune de AU PIEU. Pour échapper à Polyphème, le cyclope anthropophage, Ulysse contemporaines… La colère
son Iliade et de son Odyssée combine la ruse et la force… • Œnochoé à figures noires (510-490 av. J.-C.). d’Achille, la mort d’Hector,
dans le monde occidental. les larmes d’Andromaque ou
Depuis près de trois millé- encore la mélancolie d’Hé-
naires, ses chants façonnent L’accueil en est divin : il traits d’un vieil homme barbu lène, si bien saisie par Gus-
la langue, la littérature, les regroupe quelques-uns des et aveugle ? A-t-il seulement tave Moreau (ci-contre). Et,
arts, les sciences et jusqu’à plus beaux moulages ou existé ? En tout cas, ses tirées de L’Odyssée, centrée
la morale et l’art de vivre. originaux des dieux de œuvres ont été miraculeu- sur le retour du héros à
Une « homéromanie », sujet l’Olympe, dont une fabuleuse sement conservées, sous Ithaque, Circé la magicienne,
de cette exposition originale Polymnie, muse des poètes, forme orale puis écrite, et la nymphe Nausicaa ou les
et stimulante qui, à travers méditant sans doute sur la fixées par le travail d’exégèse sirènes – oiseaux ou femmes
plus de 250 œuvres, de vanité des conflits qui des érudits de la bibliothèque poissons –, si dansantes et
l’Antiquité à nos jours, déchirent dieux et humains. d’Alexandrie. charmeuses sous le pinceau
déjoue nos certitudes, inter- Mais qui se cache derrière Dès l’Antiquité, cas unique, de Chagall. Sans oublier
roge nos connaissances et Homère et ses nombreuses Homère est quasi divinisé, Pénélope, tissant et méditant
sonde nos imaginaires. représentations, sous les comme le montrent bas- avec une ruse aussi féconde
Éloge de la
sensibilité
Musée des Beaux-Arts,
Nantes, jusqu’au 12 mai.
n
Boilly : scènes
de la vie parisienne
National Gallery, Londres,
jusqu’au 19 mai.
n
Architecture
et bibliophilie.
Trésors du cabinet
des livres du duc
RMN-GP/SP
d’Aumale
Domaine de Chantilly,
VAPEURS. Clin d’œil aux odalisques d’Ingres, ce Bain turc de Félix Vallotton, conservé au musée d’Art de Genève.
jusqu’au 30 mai.
n
De lin et de laine.
Textiles égyptiens
U
ne cinquantaine de chefs-d’œuvre Occident. La géométrisation des formes et (IIIe-XIIe s.)
Musée royal, Mariémont
pour des dizaines de peintres les grands aplats de couleur dissolvent le sujet (Belgique), jusqu’au 26 mai.
pris au piège de leurs rêves, et dans l’éblouissement de la lumière, de Matisse n
FLONFLON. Cette toile, Danse de noces, de Jan Brueghel (vers 1600), est
l’écho d’une œuvre réalisée par son père, Pieter, et conservée à Florence.
Océane LanOix
«AUX ÂMES BIEN NÉES… »
O
céane a 18 ans et vit en Corse. Son
déclic pour la reconstitution lui est
venu d’un jeu vidéo et, comme c’est
souvent le cas avec la nouvelle géné-
ration de reconstituteurs, elle aborde avec aisance
plusieurs périodes. La jeune femme a ainsi réalisé
un uniforme de la Jeune Garde impériale et une
tenue de poilu du 173e RI, unité constituée de
Corses et d’Ardéchois. Elle se penche aussi sur
les officiers subalternes de l’armée britannique
de 1914-1918. Outre l’uniformologie, Océane
s’intéresse à l’histoire sociale, puisque ces très
jeunes officiers sont bien différents de leurs homo-
logues français. Selon elle, leur paternalisme a su
prévenir les mutineries, car « il n’est pas difficile
de sympathiser avec ses hommes lorsque les sous-
lieutenants les plus jeunes ont 17 ans ».
Océane pratique sa passion de manière indépen-
dante, ce qui pose parfois des problèmes. Ainsi,
Musée cirta, cOnstantine
G
entre les nations après des conflits fratricides.
ustave Guillaumet a découvert l’Algérie par hasard, C’est ce qu’elle a ressenti lors d’un rassemblement
en 1863. Il en a parcouru les villes, les déserts, à Verdun en 2018. L’objectif didactique est égale-
les oasis et les massifs montagneux sous la pro- ment très important pour elle, car « les reconsti-
tection de l’armée, mais l’œil grand ouvert sur tuteurs réussissent souvent là où les manuels
certaines réalités tragiques de la colonisation. Ainsi, sa toile scolaires ont échoué ». L’arrivée de la nouvelle
monumentale de la famine de 1869 (ci-dessus) a fait sour- génération apporte un vent de fraîcheur ; ces jeunes,
ciller les visiteurs du Salon. Peintre d’une autre Algérie, sérieux, précis et motivés, joueront, à l’image
Guillaumet a laissé le tableau unique d’une population sou- d’Océane, un rôle décisif dans le développement
vent misérable, dépossédée de ses terres, au mode de vie de cette activité, car, comme dit l’adage, « la valeur
primitif, mais dont les femmes au bord de l’eau, l’un de ses n’attend point le nombre des années ».
thèmes préférés, ont la noblesse de modèles antiques. u Pour en savoir plus, consultez le site Facebook d’Océane Lanoix.
n L’Algérie de Gustave Guillaumet (1840-1887), La Piscine, roubaix, jusqu’au 2 juin.
rens. : 03 20 69 23 60 et www.roubaix-lapiscine.com
J
revienne au film américain
usque-là, le Bal des Cannes 1939 : le festival coscénariste, auteur de pressenti. La pression est telle
petits lits blancs n’aura pas lieu l’ouvrage Cannes 39, le fes- que la Mostra couronnera ex
était considéré DOCUMENTAIRE tival qui n’a pas eu lieu, aequo le documentaire de
comme l’attraction DE JULIEN OUGUERGOUZ couronné du prix du Livre propagande nazie, Les Dieux
phare de la vie mondaine ET OLIVIER LOUBES d’histoire du cinéma du Fes- du stade, de Leni Riefenstahl,
française, à ne manquer sous 52 minutes, dimanche 12 mai tival international du film et le film italien Luciano
aucun prétexte. Mais, en ce à 22 h 35 sur France 5 d’histoire de Pessac. Ce Serra, pilote, de Goffredo
22 août 1939, le gala de cha- documentaire, inspiré par ce Alessandrini, coproduit par
rité organisé au Palm Beach livre, nous parle de cinéma, le fils de Mussolini. Ce coup
de Cannes éclipse les édi- Le feu d’artifice est inter- mais c’est le rythme du de force signe l’irruption de
tions précédentes par son rompu par un orage. Un théâtre qui a été retenu pour la politique dans l’univers
faste. Jamais autant de stars mauvais présage, confirmé revenir, en trois actes, sur cinématographique et pro-
de cinéma, européennes mais dès le lendemain matin avec l’histoire de cette aventure voque le départ des officiels
aussi américaines, n’ont été l’annonce de la signature du culturelle marquée au fer américains et britanniques.
réunies. Le bal de charité de pacte germano-soviétique. rouge de la politique. Dans le train qui le ramène
cet été-là n’est pas seulement Le festival est suspendu. Le L’acte 1 se déroule à Venise en France, le délégué fran-
un événement caritatif. Il est 1er septembre, Hitler envahit en 1937, qui accueille alors çais Philippe Erlanger éla-
surtout la soirée annonçant la Pologne… Les festivités le festival de cinéma le plus bore l’idée d’organiser un
le premier Festival inter- sont reportées sine die. prestigieux au monde : la festival du film français pour
national du film, qui doit se Le documentaire raconte Mostra. Cette année-là, le Prix contrer la Mostra de Venise.
dérouler, du 1er au 20 sep- cette naissance avortée. Des du jury est attribué à La Il la soumet à Jean Zay,
tembre, dans la salle du événements que connaît bien Grande Illusion, de Jean ministre de l’Éducation et
casino cannois. Olivier Loubes, historien et Renoir, un film qui prône le grand cinéphile. L’acte 2 est
Olivier AllermOz/SP
française. Au printemps Louis Jourdan. De plus, la
1939, le gouvernement French Riviera est déjà un
accepte la tenue du festival. lieu de tournage et de villé-
Zay et Erlanger, peuvent giature estivale des vedettes
entamer l’acte 3. Cette der- de cinéma, européennes et SUR UN AIR DE TANGO
nière partie du documentaire américaines. En cet été 1939,
D
nous entraîne dans le sillage Cannes se prépare à être la es notes de tango résonnent dans une
des tractations du comité ville mythique du cinéma maison de Buenos Aires. Le temps d’une
d’organisation à la recherche mondial et les festivaliers danse, les personnages laissent éclater
d’une ville d’accueil. Biarritz s’étourdissent sur un volcan leurs sentiments. Tous sont aux prises avec des
semble tenir la corde, mais en activité. Le festival renaî- dilemmes cornéliens : conflit de loyauté,
c’est finalement Cannes qui tra de ses cendres après- engagement politique, amour impossible… La
remporte la mise, portée par guerre, en 1946. LENA ROSE sensualité ou la violence des abrazos expriment
ce que les mots échouent à dire dans un monde
corseté par la morale, la religion et les
CINÉMA frémissements d’une dictature naissante. Nous
Chien de guerre ! sommes le 22 octobre 1945. Grâce au poste de
radio, les danseurs suivent le mariage d’Eva et de
Juan Perón. L’histoire de l’Argentine s’écrit en ce
moment où leurs destins vacillent. Leurs âmes
seront déchirées pour le plus grand plaisir des
eurOzOOm/FuN ACADemy meDiA GrOuP
documentaire-en-deux-parties/radium- heresies-24-henri-viii-roi-
girls-12-des-femmes-lumineuses heretique
Le souvenir de Guillaume,
héros fondateur, perdure
ensuite des deux côtés de la
Manche, mais en suivant des
voies de plus en plus discor-
dantes. En effet, sa destinée
franco-anglaise a longtemps
brouillé les cartes en raison
du chauvinisme historiogra-
phique en vigueur – aux yeux
Guillaume le Conquérant des Anglais, le Conquérant
BRIDgEMANART.cOM
DE DAVID BATES demeure malgré tout un enva-
(Flammarion, 837 p., 28 euros) hisseur, alors qu’il a été long-
temps un symbole assez
F
cocardier en France… D-DAY. Guillaume et ses gens s’apprêtent à débarquer à Penvensey, en Angleterre.
ort célèbre, Guil- Faire la synthèse des
laume le Conqué- recherches récentes, publiées finesse de ce duc de Norman- trempent son caractère et
rant est un person- aussi bien en anglais qu’en die, qui entame son règne à lui offrent de se faire un
nage d’une com- français, demande du talent, l’âge de 7 ans. En général, on nom. David Bates étudie
plexité apparemment inépui- ce dont David Bates n’est pas ne sait rien de la vie des ensuite les activités menées
sable, car tout chez lui dépourvu. Ce qui explique enfants (surtout illégitimes) par le duc sur le continent,
s’avère extraordinaire. À que son livre, paru en 2016, avant, justement, leur entrée en particulier dans le Maine
commencer par la documen- soit presque aussitôt traduit dans l’âge adulte, mais il en – qui s’apparente à une
tation qui le concerne : alors en français. Il est vrai qu’il va autrement avec Guillaume. conquête, précédant celle
que la plupart des princes de n’existait en France aucune de l’Angleterre. Morceau de
son temps ne sont connus bonne biographie récente. La loi et l’épée bravoure attendue, celle-ci
que par quelques maigres Mais l’ouvrage de David Ce ne sont pas quelques n’est relatée qu’à la moitié
chroniques, l’épopée du Bates, l’un des meilleurs spé- pages que l’auteur consacre de l’ouvrage.
Bâtard a été chantée par une cialistes du monde anglo-nor- à son enfance et son ado- Passionnants sont les cha-
série de poètes et d’histo- mand, couronne en fait une lescence, mais plusieurs pitres qui traitent du « gou-
riens parmi les meilleurs du vie entière consacrée au per- chapitres très fouillés. Il faut vernement transmanche »
siècle ; et comme si cela ne sonnage (sa première biogra- avouer que cette période que Guillaume met en place
suffisait pas, la « tapisserie phie de Guillaume, trois fois s’avère particulièrement dans les années 1070-1080
de la Reine Mathilde » offre plus courte, date de 1989). mouvementée : orphelin et selon des modalités assez
le plus incroyable récit en Fin connaisseur des archives entouré d’ennemis, le jeune originales. Le recensement
images que l’on puisse ima- françaises et anglaises, l’au- garçon lutte pour sa survie ! de toutes les propriétés fon-
giner (68 m de long !). teur offre une vision toute en Ces combats incessants cières du royaume en 1085
ENTRETIEN
HELA OUARDI
Auteur des Derniers Jours de Muhammad (Albin Michel, 2016),
l’universitaire tunisienne poursuit sa lecture critique des textes
BRUNO LEVY POUR J.A
HISTORIA – Votre titre, Les les exégèses et les chroniques. Lequel ? Tout ce que je rapporte
Califes maudits, renvoie aux C’est déjà un corpus important. se trouve dans les textes. Je
rois de Maurice Druon ? Mais la connaissance histo- donne toutes les références et
HELA OUARDI – C’est inten- rique a perdu beaucoup lorsque LES HISTORIENS TRAITENT chacun peut le vérifier. J’ai sim-
tionnel. J’ai relu la série roma- l’armée mongole a attaqué ENCORE LES TEXTES plement voulu « sortir les ca-
nesque, et la malédiction adres- Bagdad en 1258 et précipité les davres du placard ». Ainsi, je
DE LA TRADITION
sée à Philippe le Bel par ouvrages de la grande biblio- redonne aux origines de l’islam
Jacques de Molay fait écho à thèque dans le Tigre. Des COMME DES toute la violence qui a caracté-
celle de Fatima, lancée au pre- témoins rapportent que les MONUMENTS, risé cette époque, une violence
mier calife, Abu Bakr (vers 573- eaux du fleuve étaient noires de qui déchire les musulmans de-
ET PAS ASSEZ COMME
634). C’est pour cela que j’ai l’encre des livres… puis quatorze siècles. Mais je
placé en exergue la phrase de Ces textes religieux sont-ils DES DOCUMENTS permets aussi de comprendre
Maurice Druon : « Les peuples fiables ? que, dans ces textes, il y a le poi-
portent le poids des malédic- Cette question de la fiabilité se son et l’antidote. Aujourd’hui,
tions plus longtemps que les pose à l’historien pour toutes violences dans les deux ver- plus personne ne peut dire qu’il
princes qui les ont attirées. » les époques, y compris la nôtre. sions. Il y a donc quelque chose n’a pas accès à ces écrits. Ils ont
Mais vous précisez, « ceci Les textes de la tradition ont de vrai. Les historiens traitent tous été numérisés grâce à des
n’est pas une fiction »… été écrits dans le contexte du encore trop souvent ces textes fonds saoudiens et peuvent être
C’est de l’Histoire. Pour re- conflit entre sunnites et chiites. comme des monuments, et pas consultés par ceux qui en font
prendre la formule d’Alphonse Mais on trouve la trace des assez comme des documents. la demande. u
Dupront, j’ai voulu « déplier ce mêmes événements, des Vous avez conscience de PROPOS RECUEILLIS
que le temps a durci ». J’ai fait mêmes détails et des mêmes prendre un risque… PAR LAURENT LEMIRE
une reconstitution détaillée de
cette genèse de l’islam après la
La chasse au «Tigre »
YY 19 février 1919. Émile Cottin, anar-
chiste en herbe, tire sur Clemenceau à
sept reprises ! Le « Père la Victoire » est
blessé. Le 14 mars, l’auteur de l’atten-
tat est condamné à mort. Dix jours plus
tard s’ouvre un autre procès très attendu,
celui de l’assassin de Jaurès, Raoul Vil-
lain. Il est acquitté ! L’incompréhension
est générale. En relatant l’attentat manqué contre Cle-
menceau, Jean-Yves Le Naour, avec une plume admi-
rable, met en lumière les rouages et les complaisances
qui existent entre politique, justice et presse en ce début
du XXe siècle. Fascinant ! AUDREY LE ROY
n L’Assassinat de Clemenceau, de Jean-Yves Le Naour (Perrin, 200 p., 17 euros).
De la consolation
MORTELS HUMAINS
Le succès de Grégoire Delacourt
est né d’un quiproquo : pour certains, Depuis un demi-siècle,
La Liste de mes envies est un livre l’auteur libanais ausculte le monde…
frivole, alors qu’il décrit la destruction
d’une femme. Qui a lu Danser au bord
de l’abîme sait qu’il s’agit d’un grand
roman tragique. Quant à On ne voyait
que le bonheur, il nous décrit tout
ce que la lucidité peut contenir
d’amertume. Mon père ne fait pas exception, récit d’un père
qui retrouve le prêtre qui a violé son fils. L’horreur,
nous dit l’auteur, c’est de ne pas savoir. Restent les mots,
seuls capables d’endiguer le chagrin. GÉRARD DE CORTANZE
n Mon père, de Grégoire Delacourt (JC Lattès, 223 p., 18 euros).
KEYSTONE-FRANCE
Les hommes du lac
Stockholm, 1793. Un corps FEU SACRÉ. En 1967, les quartiers arabes de Jérusalem sont sous les bombes.
mutilé est retrouvé dans les eaux
L
bordant la capitale suédoise. e livre d’Amin Maa-
Comment l’assassin en est-il arrivé à un louf s’ouvre sur
tel niveau d’abjection ? L’incorruptible deux tableaux. Le
Cecil Winge, homme de loi tuberculeux, premier est celui
et le vétéran de guerre Cardell se de l’Égypte des années 1950.
heurtent à tout ce que la société fait de Le second, celui du Liban des
pire. Au milieu de cette noirceur brille années 1970. Deux terres qui
toutefois une mince lueur d’espoir. Les adeptes de polars s’enrichissent les unes les
nordiques glauques et pervers à souhait vont être servis autres. Le livre se clôt sur la
au-delà de leurs espérances avec ce roman captivant, pour tragédie du Titanic, navire
peu qu’on ait le cœur bien accroché. ISABELLE MITY qu’on disait insubmersible Le Naufrage des civilisations
n 1793, de Niklas Natt och Dag (Sonatine, 448 p., 22 euros). et qui sombra dans les eaux D’AMIN MAALOUF
glacées de l’Atlantique. (Grasset, 336 p., 22 euros)
Amin Maalouf est une des
Des rois peu francs du collier grandes voix du XXIe siècle.
Prix Goncourt avec Le tout le lien qui unissait jadis
Royaume des Francs, VIe siècle. Rocher de Tanios, membre l’Orient et l’Occident qui
Qui a assassiné Galswinthe, l’épouse de l’Académie française court à sa perte. Amin Maa-
de Chilpéric, petit-fils de Clovis ? Un depuis 2011, il a notamment louf dédie son livre « à ma
meurtre d’autant plus ignoble que la publié deux essais fonda- mère, à mon père, et aux
moindre étincelle peut relancer les mentaux pour notre compré- rêves fragiles qu’ils m’ont
luttes fratricides au sein de la dynastie hension du monde : Les Iden- transmis ». Au-delà de l’ana-
mérovingienne… Avec son duo tités meurtrières (1998) et lyse magistrale de la crise
romanesque formé par le lettré Le Dérèglement du monde existentielle actuelle, Le
gallo-romain Arsenius et l’esclave (2009). Le Naufrage des civi- Naufrage des civilisations,
thuringienne Wintrude, entourés d’une galerie de lisations en est la suite roman de la marche de l’His-
personnages haut en couleur, le romancier Fouassier logique. Que nous dit-il ? Que, toire, nous rappelle que les
concocte une potion goûtue aux ingrédients efficaces, au-delà d’une Amérique à la rêves, plus tenaces que les
relevés d’un zeste de soufre. I. M. dérive et d’une Europe en ronces, finissent toujours par
n Par deux fois tu mourras, d’Éric Fouassier (JC Lattès, 500 p., 20,50 euros). pleine déliquescence, c’est soulever la dalle de la nuit.
Le grand cirque
des oubliés
n
tion. Reine de France qui, comme son nom ne
A
l’indique pas, était la fille du roi d’Espagne. - B.
Empereur romain qui fit entourer Rome d’un B n
mur fortifié. Général thébain qui fut tué à la C n n n
bataille de Mantinée. - C. Peintre italien qui fut
l’initiateur de la peinture métaphysique (Gior-
D n n n
gio de…). Évêque de Tours qui succéda à saint
E n n n n
Martin. Dieu des Bergers. Est du genre drama- F n n n
tique pour les Japonais. - D. Sa mer s’étend de G n n
l’île d’Ouessant à la chaussée de Sein. Poète
irlandais (1779-1852). Saint Éloi y fut évêque.
H n
- E. Coupe de France. Naturaliste suédois (1707- I n n
1778). Progressai. - F. Sur la Bresle. Eau de J n n
France dans les Hauts-de-France. Grec ancien.
- G. Ministre des Affaires étrangères de
K n n
Louis XIV (Hugues de…). Dans la Marne ou au
L n n n
bord du Tarn. Auteur du voyage de la Terre à la M n n n n
Lune. - H. Casus belli en 1870. Certaines N n n n n
AgE fOTOSTOCk
énigmes historiques ont été résolues grâce à lui.
Ville d’Allemagne qui fit partie de la Hanse. - I.
O n n n
Le malade imaginaire de Molière. Jamais dans
l’œuvre de François Villon. Son lit berça Moïse. sage du Rhin en hiver. Hugo et Zola l’ont bien le luthier. Sections nazies. - 14. Arturo pour
- J. Consonne. Ça nous interpelle. Petit pascal. connu. Palindrome d’Asie. Mal assise. - O. Villa Brecht. Philosophe arabe dont l’œuvre fut en-
- K. L’hégire des musulmans. Œuvre de Chopin. italienne ou balte. Collège anglais. On lui attri- seignée au XIIIe siècle à l’université de Paris par
Sultan d’Égypte qui reprit Jérusalem aux croi- bue la paternité du secret de la pierre philoso- Siger de Brabant. Oncle d’Amérique. - 15. Insti-
sés en 1187. - L. Capitale de l’Azerbaïdjan. Fille phale. Condamnait aux travaux forcés. tution théâtrale fondée en 1920 par Firmin Gé-
de Minos. Chasseur biblique. - M. Ville qui avec mier à Paris. Écrivain israélien qui remporta le
Metz et Verdun formait la province des Trois- VERTICALEMENT : 1. Historien romain contempo- prix Nobel de littérature en 1966. Goût fenouil.
Évêchés. A été battu à l’époque des francs. rain de ce personnage. C’est ainsi que Clément - 16. Sous-préfecture de la Loire. Écrivain alle-
Lettre de Platon. Commune de l’Aude où l’on Ader nomma son premier engin volant. Le bri- mand qui fut l’une des figures majeures du ro-
peut visiter l’oppidum de Pech Maho. - N. Pas- tannique. - 2. Les troupes françaises l’occu- mantisme (1772-1829). - 17. Treize papes ont
pèrent en 1923. Siège d’Empire. Vin du Jura. - 3. porté ce nom. Designer américain (1907-1978).
SUDOKU Poète grec à qui l’on attribue l’invention du - 18. Se fait plaquer par l’ambassadeur. Ancien
dithyrambe. De Bavière, elle devint reine de comptoir français en Inde. Baron qui a un rap-
Par l’édit promulgué à Nantes le 13 août France en épousant Charles VI. - 4. Cité dont les port avec une petite reine. - 19. Ville qui fut la
de cette année-là, le duché de Hébreux s’emparèrent au son des trompettes. capitale de l’Indochine française de 1902 à 1953.
Bretagne est définitivement rattaché
au royaume de France. Patrie de saint Jean Eudes. Peintre suisse (1879- Général romain qui vainquit Hannibal à Zama.
1940). - 5. Sainte-Reine, on l’identifie à Alésia. - 20. Père de Jason. Ville de Californie ou uni-
Ville où ont eu lieu les Jeux olympiques d’hiver versité du Michigan. Fait le jeu des Chinois. u
5 8 9 4
de 1998. - 6. Ville de Provence qui ne fut défi-
2 6 1 7 nitivement rattachée à la France qu’en 1860. SOLUTION DU No 868
3 2 5 1 Communauté autonome d’Espagne. - 7. Ainsi A
1
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5 6 1 3 2 finit Roméo. Médecin français qui inventa le B
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stéthoscope en 1816. Rivière de Roumanie. - 8. I R I An R
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Fait la pige. Chanterelle de Grappelli. Croix de L
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F
DR
LE ROMAN DE GARE
DE L’EUROPE
F
aut être dingo pour s’atteler aujourd’hui à une adore s’immerger dans les mémoires des cités européennes
histoire de l’Europe et s’imaginer que ça se lise qu’il visite. Là, il dévore les guides de toutes les couleurs,
comme un roman de gare. Un peu comme si, découvre, la bouche en cœur, que Calvin, le Genevois,
au temps du consul romain Sylla – qui dévastait est français, reste hypnotisé par le trône supposé de
les nanocités grecques –, un lettré athénien Charlemagne à Aix-la-Chapelle, et se refait dix fois le
s’était mis en tête de chanter film de la défenestration de Prague, qui
à tue-tête le Siècle de Périclès et la déclencha la guerre de Trente Ans…
bataille des Thermopyles. Personne Pèlerin, il brave un soleil de plomb pour
n’aurait alors prêté attention à ce louable visiter, à Rome, le quartier mussolinien
effort archivistique des temps héroïques REYNAERT RÉANIME DES de l’EUR après une dizaine de génu-
hellènes. À cette époque, les Grecs, ÉPOPÉES LÀ OÙ LE RÉCIT flexions à la Sixtine…
dissous dans l’Empire romain, sortaient Le coup de génie de Reynaert, c’est qu’il
de la marche de l’Histoire et apprenaient ÉRUDIT A DESSÉCHÉ LE réanime en 3D ces épopées urbaines en
le latin. Et c’est bien ce que craint Fran- GÉNIE D’UN CONTINENT leur donnant de la fièvre et du sens, du
çois Reynaert pour notre petite Europe QUI CONQUIT LE MONDE sang et de l’incertitude, là où, trop sou-
menacée de dépeçage par les gigamondes vent, le récit érudit ou scolaire dessèche
chinois, russes ou nord-américains. le génie d’un continent qui a pris d’assaut
Mais voilà : Reynaert, talentueux journaliste à L’Obs et les autres mondes. Alors, formons un vœu. Que l’on confie
bénédictin de toutes les historiographies, est dingo. Lui à Reynaert les manuels des collèges et lycées pour la
qui a déjà pris à bras-le-corps une Grande Histoire du rentrée 2019-2020. Vrai que son Voyage en Europe : de
monde arabe (2015) et une Grande Histoire du monde Charlemagne à nos jours (Fayard) se lit comme un roman
(2016) sait que, même bien troussée, une « grande histoire de gare. Qu’il se prend à n’importe quelle page et qu’on
de l’Europe » ferait bayer aux corneilles. Sauf qu’il a ne le lâche plus. Ça vaut donc le coup d’être dingo : si
observé que le touriste – qu’il soit souverainiste, bruxel- cette farandole d’histoires européennes vibre autant, c’est
lophobe ou militant enragé du Brexit et du Frexit réunis – qu’elle nous remue. u