L'Epreuve, Le Bagne de La Légion - Henry Allainmat
L'Epreuve, Le Bagne de La Légion - Henry Allainmat
L'Epreuve, Le Bagne de La Légion - Henry Allainmat
L’ÉPREUVE
Le « bagne » de la légion
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Balland.
© Éditions Balland, 1977.
ISBN 2-7242-0329-1
À Céline, ma fille
À Norbert.
AVERTISSEMENT
Peu après la Noël, une indiscrétion lui apprit que son départ
pour la Section d’Épreuve ne tarderait plus. Marcel avait
retrouvé des forces. Il avait moins peur. Du moins s’était-il
habitué à vivre avec sa peur. Il écrivit un mot à Daniel, son
frère : « Je vais partir. T’en fais pas pour moi, j’en ai vu
d’autres. La Section d’Épreuve, après tout, ça ne doit pas être
plus terrible que la prison. »
Le mot, remis à un infirmier, fut intercepté par le sergent
Klauss, un Allemand, ancien « cadre » de la Section
disciplinaire. Klauss, fou furieux, fit irruption dans la chambre
de Marcel. Le petit mot l’avait atteint dans sa dignité d’ancien
garde-chiourme.
— Terrier, dit-il, l’index menaçant, un mec comme toi ne
vivra pas quinze jours à la Section d’Épreuve. T’as une trop
grande gueule, tu entends, une trop grande gueule ! Tu y
crèveras à la disciplinaire. On en a crevé d’autres. Des plus
durs que toi. Tu fais pas le poids. Crois-moi, Terrier, tu vas
souffrir !
Et il claqua la porte derrière lui.
La nuit d’après, Marcel fit un cauchemar. Il était
entièrement nu, attaché au portail de la Section d’Épreuve. Et
il perdait son sang par le nez. Il se sentait mourir un peu à
chaque seconde. Le sergent Klauss, habillé en garde-rouge, se
masturbait en face de lui.
3
— Tu veux du feu ?
Marcel s’approcha du « taulard » qui finissait sa toilette
dans les lavabos du quartier disciplinaire. L’autre mesurait un
mètre quatre-vingts, pesait dans les cent kilos, et possédait la
tranquille assurance des gros. Il avait encore quelque chose à
son actif. Une extraordinaire promptitude à faucher les
cigarettes des copains. La veille, Coupon, qui attendait comme
Marcel son transfert à la Section d’Épreuve, en avait fait les
frais.
Il était dix heures du matin. Tous les taulards, une
quarantaine, effectuaient leur promenade quotidienne d’une
heure en marchant autour d’un parterre de gazon, dans la cour
du quartier disciplinaire. Tous les « taulards » tournaient en
rond, sauf un.
Le gros, lui, visitait les cellules restées ouvertes. Dans celle
de Coupon, il avait découvert, caché sous le matelas de crin, un
paquet de « Ninas », des petits cigares noirs. La nouvelle du
vol avait profondément chagriné Marcel qui était devenu très
copain avec Coupon dès qu’il avait appris sa richesse en
« cigarillos ». Et il n’eut de cesse de retrouver le coupable. Ne
plus fumer, pour lui, constituait un supplice supplémentaire
qu’il refusait.
Le lendemain du vol, il se débrouilla pour s’attarder aux
lavabos avec le gros, qu’il soupçonnait fortement pour l’avoir
vu, la veille, rejoindre en retard la promenade.
— Tu veux du feu ? répéta Marcel en s’approchant
lentement.
Le gros sourit. Il s’épongeait le front.
— Minute, tu vois bien que je me lave.
Marcel, toujours souriant, le piégea.
— Tu n’aurais pas une cigarette à me vendre ?
Le gros regarda prudemment autour de lui et sortit de sa
poche un paquet de « Ninas ».
— Dix francs pièce, dit-il.
— Dis donc, s’extasia Marcel, tu t’emmerdes pas, toi ! Des
cigarillos ! Dis-moi, tu les aurais pas fauchés à Coupon par
hasard ?
Le gros éprouva le besoin de faire le beau. Il rentra son
ventre flasque et se gonfla les joues comme un poisson-lune.
— Si, c’est moi… Mais tu fermes ta gueule, hein ? Tiens,
prends-en un, je te l’offre.
Marcel prit tout le paquet, enfouit rapidement les cigarillos
dans la poche de son treillis, et, avant que le gros ait eu le
temps de protester, lui balança son droit sur le nez. Le coup de
poing l’envoya contre le lavabo qui finit de l’assommer.
Marcel, qui aimait bien faire des exemples, le tira dehors
par les pieds, l’installa sous l’auvent et lui martela la tête
contre un pilier. Quand il le relâcha, le gros se laissa aller en
avant, la tête dans son sang. Et ne bougea plus.
Comme par hasard, le caporal chargé de surveiller la
promenade tournait le dos à la scène et regardait en l’air en
sifflotant.
Maria devait avoir dans les vingt ans. À peine plus jeune
que Georges. Elle était habillée d’un blue-jean très serré au
travers duquel on devinait son petit slip, d’un pull vert, du
même vert que ses yeux. Elle portait ses cheveux noirs très
longs, lâchés sur ses reins cambrés. À plusieurs reprises,
profitant de ce qu’elle leur tournait le dos, Grasset fit des
gestes obscènes dans sa direction. Marcel lui demanda de la
fermer.
Ils s’étaient assis dans la cuisine sombre, à une table de
gros bois, recouverte d’une nappe en drap blanc. Maria leur
préparait une omelette sur une vieille cuisinière en fonte. Les
deux déserteurs mangèrent de grand appétit. Le rosé corse
aidant, Grasset commença à bâiller sans retenue, la bouche
grande ouverte, en poussant des soupirs.
— Tu vas te décrocher la mâchoire, fit observer Marcel.
Maria rit et prit Grasset par la main.
— Viens, je vais te montrer ta chambre.
L’Allemand se leva, fit un clin d’œil complice à Marcel et
agita à plusieurs reprises son bas-ventre dans la direction de
Maria, dans une sorte de danse lubrique. La jeune fille ne le vit
pas. Elle le précéda dans un couloir obscur et tous deux
disparurent aux yeux de Marcel. Elle revint trente secondes
plus tard.
— Il dort déjà, annonça-t-elle à Marcel. Et toi, tu as
sommeil ?
— Non, se défendit le légionnaire, qui aurait donné cher
pour plonger dans des draps propres, mais qui n’osait pas le
demander.
— Alors, tu vas me raconter, dit la jeune fille en s’asseyant
près de lui. Tout, depuis le début ! Et d’abord, tu as déjà tué
quelqu’un ?
— Garde-à-vous !
Marcel, qu’on avait fait descendre, obéit instantanément.
Loriot s’approcha de lui à grandes enjambées et le déserteur
reçut la gifle sans broncher.
— T’as déjà tout oublié ? demanda le « Malgache ». Marcel
n’avait rien oublié du tout. Comment aurait-il pu ? Seulement,
il ne voulait pas y mettre du sien, entrer de lui-même dans le
cirque infernal. Il voulait qu’on l’y pousse. Qu’ils sachent bien
qu’ils avaient encore un homme devant eux. Que tout était à
reprendre à zéro avec lui. Que la liberté l’avait pourri jusqu’à
lui redonner le courage de la révolte. Il demeura muet. Une
deuxième gifle le décida enfin à dire le minimum.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je me mets au garde-à-vous, à vos ordres
cheeeeef !
— Neuf mois ! rectifia posément Albertini. Neuf mois !
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, à vos ordres mon lieutenant !
Six mois plus trois pour tentative d’évasion de la Section
Épreuve.
— Loriot, faites donc travailler un peu ce fainéant !
Le « Malgache » décrocha son sifflet. Debout, couché,
marche canard, debout, couché, cinquante pompes. Loriot
possédait le sens du rythme. Mais, curieusement, il obéit sans
zèle excessif à l’ordre du lieutenant. Il ne poussa pas la
« pelote » à ses limites, paraissant vouloir se réserver. En
effet, il considérait l’évasion de Marcel comme un contentieux
personnel avec le disciplinaire. Quelque chose ne concernant
que lui.
— Terminé ! ordonna Albertini.
Walk fouilla au fond de la jeep et en sortit une seconde paire
de menottes. Il referma l’un des bracelets d’inox autour de la
chaîne qui reliait les poignets de Marcel et fixa l’autre au
crochet de dépannage à l’arrière de la jeep. Puis il monta à
bord du véhicule et le chauffeur embraya.
— Debout, pourriture !
Marcel se frotta les yeux. Il entendit gueuler Romero et
s’ouvrir la porte de la cellule voisine, celle occupée par
Krapolski. C’était pour ce matin. Ils en avaient décidé
ensemble pendant la nuit.
Comme chaque jour, à 5 h 30 précises, Loriot entra dans la
cellule de Marcel, un manche de pioche à la main. Il en porta
deux ou trois coups cinglants, à la volée, sur les côtes du
disciplinaire, comme pour se réchauffer le poignet.
— Debout, salope !
Loriot se pencha sur la cheville gauche de Marcel et la
libéra du carcan de fer qui l’attachait à la chaîne commune.
Marcel avala le quart de café tiède que lui tendit le caporal-
chef, s’habilla rapidement puis sortit, au pas de gymnastique
et se mit en position d’attente devant la porte, courant sur
place.
— Repos !
Romero décrocha les deux chaînes du pilier et les jeta aux
pieds des disciplinaires. Il s’agenouilla près de Krapolski et
Loriot en fit autant près de Marcel. Ils s’apprêtaient à
verrouiller les cadenas des carcans quand Marcel hurla :
— Go !
Les disciplinaires, avec un synchronisme d’autant plus
surprenant qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de répéter,
arrachèrent les chaînes des mains des deux « cadres », les
firent tournoyer en l’air et les abattirent brutalement sur les
visages stupéfaits de Loriot et de Romero. Les deux gardes-
chiourmes étaient loin de se douter du coup. Ils tombèrent à la
renverse, à moitié assommés. Marcel et Krapolski, dans la
seconde qui suivit, débouchèrent dans la cour de la Section
d’Épreuve. Personne. Tous les « cadres » prenaient leur café à
la « popote ».
— Chacun pour soi ! gueula Marcel.
Il escalada le petit portail et s’engagea en courant sur la
piste. Il ne fit pas dix mètres. Les phares d’une jeep qui
remontait le chemin le prirent dans leurs faisceaux. Le
lieutenant Albertini arrivait à pied d’œuvre. Sa journée
commençait bien. Marcel quitta la piste et perdit pied,
s’enfonçant d’un mètre dans la neige. Désespérément, il
brassait la couche blanche comme un nageur de crawl. Mais il
n’avançait presque pas. Le mur de neige ne se laissait pénétrer
que lentement. Le disciplinaire sentit un bras musclé
l’immobiliser à la gorge.
— Saloperie !
Il reconnut la voix du sergent Latasse. Le puissant étau du
bras replié l’étouffait, l’asphyxiait. Marcel se dégagea d’un
méchant coup de coude dans l’estomac du sergent. Il fit encore
un mètre dans la neige, et tout à coup, quelque chose le stoppa
net. Son crâne venait d’exploser silencieusement. Des milliers
de lucioles tournaient dans ses yeux. Il tomba à genoux.
Loriot, le manche de pioche à la main, le traîna jusqu’à la piste.
— Venez ici, j’en ai un !
Krapolski, lui, avait réussi à semer ses poursuivants. Il fut
ramené quinze jours plus tard, attaché au crochet de
remorque de la jeep, courant comme un damné. Réfugié sur
les flancs du « Kyrie Eleïson », il avait été trahi par un berger
corse, effrayé par ce voisinage inhabituel.
— Terrier, tu dors ?
Marcel releva la tête de l’oreiller. Il venait d’être admis à
l’infirmerie de Grossetti pour une angine. Il ne se montrait pas
mécontent de ce repos inespéré, même si les barreaux qu’on
avait fixés à toutes les issues, après sa première évasion,
l’empêchaient de penser à tailler la route. Dans le lit voisin du
sien, Rache, un Espagnol admis pour une foulure au poignet
droit. L’Espagnol répéta sa question :
— Tu dors ?
L’infirmier de garde avait éteint le plafonnier depuis
environ un quart d’heure. Dans les autres lits, les malades
semblaient dormir.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— T’as pas une sèche ?
Marcel souleva son matelas et en tira une cigarette toute
aplatie. Il la coupa en deux avec précaution. Il manipulait de
l’or. Mais au moment de tendre le mégot à l’Espagnol, une idée
folle lui traversa l’esprit. Et son cœur se mit à cogner plus fort.
Il connaissait bien ce genre d’émotion. La dernière, c’était
Maria, à Ajaccio, qui l’avait motivée. Rache était plutôt beau.
Petit, les membres et le torse frêles, un peu efféminé, il
dégageait un charme très équivoque.
— D’accord, dit Marcel. Je te file une sèche, mais tu viens
coucher avec moi.
L’autre inspecta rapidement la pièce du regard et se glissa
dans le lit de Marcel.
— Donne la sèche d’abord ! chuchota-t-il comme une putain
confirmée avant d’ôter son pyjama.
{1}
Le jeune Français est même devenu suisse. En effet, les
Français n’ont pas droit, en principe, de s’engager dans la
Légion étrangère. Aussi, pour tourner le règlement, la Légion
leur attribue une fausse nationalité, belge, suisse, monégasque
ou canadienne. Quant au nom patronymique, il est changé
d’office. Cette tradition permet à la Légion de conserver sa
réputation d’asile en accueillant et en cachant des hommes qui
fuient la justice de leur pays ou qui veulent disparaître de la
circulation pour des raisons diverses.
{2}
Territoire Français des Afars et Issas.
{3}
13e Demi-Brigade de la Légion étrangère.
{4}
Cafés indigènes.
{5}
En TFAI, la coutume exige que l’on arrache le clitoris
des petites filles et qu’on leur couse les « petites lèvres » de
façon qu’elles ne puissent pas avoir de rapports sexuels. Ce
n’est que lors du mariage que l’époux « découd » sa fiancée de
façon à pouvoir consommer son union.
{6}
Les miliciens djiboutiens, ainsi appelés parce que leur
uniforme est entièrement rouge.
{7}
Surnom donné aux Allemands, dans la Légion, parce
qu’ils ont la réputation d’avoir la tête dure.
{8}
Régiment d’infanterie de marine.
{9}
La loi interdit aux jeunes Français de s’engager dans la
Légion avant d’avoir vingt ans.
{10}
2e régiment étranger.
{11}
En fait, selon d’autres témoignages, le disciplinaire était
simplement évanoui.
{12}
Voir hors texte.
{13}
Ce système est très visible sur les photographies.
{14}
Malgré les nombreuses recherches, je n’ai pu
déterminer si Frise était sorti vivant ou mort de la Section
d’Épreuve (note de l’auteur).
{15}
Compagnie d’Instruction et des Services.
{16}
Groupement d’Instruction de la Légion étrangère.
{17}
Wermer était à la Section d’Épreuve, en même temps
que Marcel, pour tentative de désertion.
{18}
Les motifs les plus divers conduisent à la Section
d’Épreuve. Vol, insultes, homosexualité, ivrognerie, etc. (voir
en annexe)
{19}
Cet euphémisme désigne le travail au rocher, toujours
en pratique (note de l’auteur).
{20}
L’hôpital Laveran est situé à Marseille.
{21}
Hôpital Militaire Interarmée.
{22}
Surnommé, à cause de ce fer à cheval « porte-
bonheur » et du régime sévère que les disciplinaires y suivent,
le « stage jockey ».
{23}
À cette époque, de nombreux disciplinaires furent
admis à l’infirmerie avec le même diagnostic : « Douleurs
genou gauche ».
{24}
Ce double crime souleva une émotion considérable en
Corse. Les autonomistes saisirent ce prétexte pour organiser
de violentes manifestations. Des attentats furent commis
contre des légionnaires et des locaux de la Légion. Le maire de
Corte, M. Michel Pierucci, demanda et obtint le départ de
Corte du GILE (Groupe d’instruction de la Légion étrangère).
Voici ce qu’il déclarait à cette occasion : « Les nouvelles
recrues de la Légion subissent dans ce centre une « prise en
main » de six mois au cours de laquelle le futur légionnaire est
soumis à des entraînements physiques au-delà des limites
humaines, et à des pressions d’ordre psychologique
difficilement supportables pour un homme normalement
constitué. On comprend de ce fait que certaines de ces recrues,
au bout d’un certain temps, n’aient plus qu’une seule idée :
quitter cette Légion devenue pour eux un véritable enfer. »
{25}
M. Tagi, ancien légionnaire, aujourd’hui professeur dans
un lycée du Havre, fut chargé en 1971 de chronométrer la
durée moyenne du sommeil des disciplinaires. Le résultat
indiqua une moyenne de 4 h 16 par nuit.
{26}
SE : Section d’Épreuve.
{27}
J’ai vu et interviewé, à l’hôpital Laveran, à Marseille, en
septembre 1974, un jeune légionnaire de vingt ans qui avait le
bras droit et la main paralysés à la suite d’une semblable
punition. Il attendait pour passer devant une commission de
réforme. (Note de l’auteur).
{28}
Selon la propre expression de Michel Trouvain.
{29}
Le registre des décès porte comme indication : SELE –
Tourond Bruno, 2e classe, deux ans et quatre mois de service,
décédé à l’hôpital des Armées de Bastia d’une occlusion
intestinale le 8/3/74 à 19 heures. Une fois encore, il y a
confusion dans les dates.