Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

L'Epreuve, Le Bagne de La Légion - Henry Allainmat

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 274

HENRY ALLAINMAT

L’ÉPREUVE
Le « bagne » de la légion

FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Balland.
© Éditions Balland, 1977.
ISBN 2-7242-0329-1
À Céline, ma fille
À Norbert.
AVERTISSEMENT

Malgré sa forme, ce livre n’est malheureusement pas une


œuvre de fiction, mais un récit, tel qu’il m’a été rapporté par
son principal acteur, Michel Trouvain, un jeune Français
aujourd’hui âgé de vingt-six ans.
Il m’a fallu poursuivre une enquête longue de deux ans
pour recouper toutes les déclarations de Michel et pour en
vérifier l’authenticité. Il sait à présent que mes scrupules
d’écrivain ne furent jamais désobligeants pour lui.
Ses déclarations ont été étayées par des dizaines de
témoignages d’anciens légionnaires français, allemands,
belges, espagnols, italiens, ayant connu, eux aussi, la section
disciplinaire de la Légion étrangère.
Naturellement, le lecteur comprendra que les services
officiels de l’armée française, et principalement ceux de la
Légion étrangère, ne m’ont pas tendu une main fraternelle
pour m’aider à réaliser ce travail.
Malgré les difficultés, malgré les embûches, malgré
l’incrédulité, j’ai pu amasser suffisamment de preuves pour
achever cet ouvrage.
Pourtant, j’ai dû changer les noms des protagonistes – à
l’exception de celui de Michel – et passer sous silence certains
documents qui m’ont été communiqués, la vérité étant
quelquefois assimilable à de la diffamation.
Mais les preuves existent.
Je les ai voulues irréfutables parce que je sais que certains
d’entre vous diront : « Ce n’est pas possible. » Que ceux-là
sachent simplement que j’étais dans le même état d’esprit au
début de mon enquête. Qu’ils sachent que moi aussi j’ai
commencé par nier l’existence du bagne de la Légion
étrangère.
Enfin, pour qu’il ne subsiste aucun malentendu entre le
lecteur et moi, qu’il soit bien persuadé qu’aucune haine, ni
politique, ni d’aucune sorte, ne m’a poussé à écrire ce livre.
J’ai seulement voulu témoigner d’un enfer.

Les photos contenues dans les hors-textes, figurant dans


cet ouvrage, sont parfois imparfaites, mais le lecteur
comprendra aisément qu’elles ont été réalisées dans des
conditions extrêmement difficiles.

Thorenc le 19 septembre 1976.


1

— Disciplinaire Terrier, au rapport du lieutenant ! cria


Loriot au matin du 29 octobre 1973.
Le caporal-chef, en treillis vert foncé, se tenait bien campé
sur ses deux jambes écartées, le képi noir sur les yeux, les
sourcils froncés, les poings posés sur les hanches, comme à
chaque fois qu’il était fortement contrarié.
Marcel nettoya ses outils avec soin, puis il les rangea dans
leur boîte métallique. Il prit dix mètres de recul au pas de
gymnastique et se retourna pour contempler, avec un mélange
de respect et de fierté, la haie intérieure qu’il venait de tailler
en créneaux.
« Du bon boulot », pensa-t-il.
Le lieutenant Albertini l’attendait dans son bureau,
détendu, souriant. Wolf, son berger allemand, semblait, pour
une fois, se désintéresser de la situation.
— Terrier, tu t’es bien conduit ces derniers temps, tu peux
faire tes valises. Tu pars aujourd’hui. On t’a affecté au 1 er REC,
à Orange. C’est un bon régiment et j’espère que tu lui feras
honneur. Tu vois, tu es tiré de la merde. Tu peux dire merci à
la Section d’Épreuve. Te voilà redevenu un vrai légionnaire.
Content ?
— À vos ordres, mon lieutenant !
Quand il sortit du bureau d’Albertini, Marcel fila
directement jusqu’à sa haie qu’il contempla une dernière fois.
Elle lui appartenait cette haie. Il n’avait jamais éprouvé autant
d’affection pour quelque chose.
Rentré dans le baraquement du groupe « rééducation », il
plia soigneusement son paquetage, reprit dans le magasin
d’habillement ses deux sacs marins et sa valise noire qui
n’évoquèrent aucun souvenir en lui.
Neuf mois passés goutte à goutte. Neuf mois de bagne.
C’était au commencement du monde.
Marcel allait embarquer dans la jeep qui devait le conduire
à Bastia, où sa place avait été retenue sur le Fred Scamaroni
quand Loriot s’approcha, suivi de Romero, d’Alban et de
Dutertre.
— Alors, Terrier, tu nous quittes déjà ?
— Oui chef ! répondit évasivement Marcel.
Quelque chose l’inquiétait, mais il n’osait pas formuler une
question.
— Content de partir ? continua Loriot.
— Oui chef ! Mais… Qui va tailler les haies à présent ?
— On trouvera bien un connard quelque part ! T’inquiète
pas pour ça !
Le caporal-chef s’approcha davantage encore de Marcel. Il
tenait ses mains dans son dos, comme s’il cachait quelque
chose.
— Les autres cadres et moi-même, nous ne voulons pas te
laisser partir sans te faire un petit cadeau. Un souvenir, le plus
joli souvenir que tu puisses emporter de la Section
disciplinaire, dit-il avec emphase après un clin d’œil complice à
Romero et aux autres. Ferme tes jolis yeux et ouvre ta grande
gueule !
Marcel obéit sans se poser d’autre question.
Loriot prit son élan, rejeta sa tête en arrière, se racla la
gorge et cracha dans la bouche largement ouverte.
Les rires gras des cadres parvinrent très, très lointains à
Marcel. Mais curieusement, sa mémoire s’en imprégna.
La jeep prit la route de Corte et les rires déments
résonnèrent longtemps encore aux oreilles de l’ex-
disciplinaire.
2

Djibouti – juin 1972.

— Eh ! Comment on va l’appeler ? T’as une idée, toi,


Terrier ?
Il y a bien longtemps que Michel Trouvain a oublié son vrai
nom. Très exactement depuis le 20 février 1971, le jour de son
engagement à la Légion étrangère. Depuis lors, pour tout le
monde, il est Terrier Marcel, matricule 148 910{1} . Et
personne, pas même son meilleur ami, ne connaît sa véritable
identité. Michel Trouvain est mort, le temps d’un contrat avec
la Légion étrangère. Il a rejoint la longue procession des
asociaux de tous pays qui défilent sous le képi blanc.
— Alors, Terrier, comment on l’appelle, la vieille ?
Montini, le Sicilien, est fin soûl. D’ailleurs, les cinq
légionnaires sont ivres en ce tout début d’après-midi. Minelli,
le Napolitain, rote comme un goret. Zeppo, le « pied noir » du
Maroc, a vissé à son œil une bouteille de bière vide et en
contemple le fond en émettant des hoquets pitoyables. Van
Erckx, le Belge, dort en ronflant, la bouche grande ouverte,
laissant voir ses molaires en or.
Marcel n’est pas mieux que les autres. Mais pour l’instant,
Montini et lui doivent faire face à un grave problème. Trouver
un nom à la patronne du bistrot, une Afar de cinquante ans au
moins, aux traits négroïdes, coiffée d’un foulard noir et vêtue
d’une longue robe bariolée.
— On va l’appeler « suce ma bite », propose Montini.
— Non, c’est trop con, tranche Marcel, sérieux comme un
pape malgré les vingt bières qu’il a englouties.
Ses yeux embrouillés par l’alcool cherchent l’inspiration
dans le local vétuste qui sert de bistrot.
Elle lui vient, cette inspiration, d’une caisse de bouteilles de
limonade « Fanta ».
— On va l’appeler « Fanta » !
Tout le monde applaudit. L’idée est géniale.
— Fanta, tu viens avec moi ?
Minelli, qui aurait fait l’amour à une chèvre pourvu qu’elle
ait des cheveux, tendit trente francs à la vieille. Tous deux
partirent vers l’arrière-boutique.

Djibouti, c’est la capitale du TFAI {2} un territoire grand de


23 000 kilomètres carrés, au bord de la mer Rouge.
L’épouvantable moiteur qui y règne en permanence lui a valu
le surnom de « pot de chambre » de l’Afrique. C’est là que
Michel Trouvain – Marcel Terrier dans la Légion – a rejoint la
13e DBLE{3} , le 20 juillet 1971. Comme la plupart des
légionnaires stationnés à Djibouti, il passe ses permissions à
boire. Les distractions sont rares.
La ville vit selon un rythme immuable. Vers midi, le
« Magala », quartier indigène, se recroqueville sur ses vieilles
planches. Tous les « Mabraz{4} » se remplissent d’une foule
endormie. La plage est vide, le port somnole. Un silence pesant
et poisseux, de chaleur, d’humidité, écrase tout être vivant.
Sur l’îlot européen du « plateau du serpent », dans le
ronronnement rassurant des climatiseurs, les « petits blancs »
du TFAI sacrifient, comme tous les jours, à une longue sieste.
Au « Magala », par contre, on ne dort presque plus.
D’abord, il y a les légionnaires en goguette qui chantent à tue-
tête. Ensuite, dans les cafés autochtones où Afars, Issas,
Somalis et Arabes se réunissent – chacun dans son coin – sous
les portraits chromos de François Mitterrand et de Nasser,
tout le monde « broute la salade ».

La « salade », c’est le nom qu’on donne ici au kât. Ses


feuilles vertes qu’on mâchouille libèrent une substance dont
les propriétés sont comparables à celles des amphétamines.
Le kât, c’est la salade de la folie. Marcel y a goûté
quelquefois. Excitante, euphorisante, stimulante, c’est une
drogue assez dangereuse pour avoir été, en France, inscrite le
15 octobre 1956 au tableau « B » des substances vénéneuses.
Malgré cela, tout Djibouti « broute la salade ».
Le kât est sans aucun doute le pire des fléaux qu’ait connus
ce coin de terre déshérité. Il est en vente partout. On le
propose au coin des rues, sous forme de petits paquets de
branches feuillues, assez semblables à du laurier. Il demande à
être consommé frais, et c’est le chemin de fer d’Addis-Abeba
qui marqua le début de l’intoxication de tout un peuple.
L’avion en a fait ce qu’il est aujourd’hui : une drogue dont les
ravages sociaux sont incalculables. Une simple botte de kât, de
250 grammes, coûte aussi cher qu’un kilo de viande. À
Djibouti, on mange plus volontiers de la « salade » que de la
viande. Et cela se voit.
La population autochtone est plongée dans une perpétuelle
mastication hébétée. Le kât est devenu un moyen de
gouvernement. « Si on arrête la consommation de kât, la
révolution est pour demain », disent les « petits blancs », les
Français fonctionnaires ou militaires. Alors, on a planifié le
commerce du kât.
Il est cultivé en Éthiopie, sur les hauts plateaux du Harrar,
où vécut Arthur Rimbaud. Un véritable syndicat de onze
importateurs, (huit Issas, deux Somaliens et un Arabe), a
signé un contrat avec la compagnie aérienne « Air Djibouti ».
Chaque jour, un DC 3, « l’avion du kât », ramène le plus
officiellement du monde trois tonnes de drogue destinées à la
consommation de Djibouti. Tout ça pour cent cinquante ou
deux cent mille personnes.
L’avantage du kât, pour un gouvernement, c’est qu’il coupe
la faim et rend bêtement heureux. C’est pour cette dernière
raison que les légionnaires y goûtent. Du moins quand ils ont
épuisé les ressources euphorisantes de la bière en boîte.

L’escadron de Marcel était basé à Ouea, à trente-trois


kilomètres de Djibouti. Un fort hexagonal placé au bord d’une
des rares portions de route goudronnée du Territoire, protégé
par des murs en pierres volcaniques d’un mètre d’épaisseur,
surmontés de rouleaux de barbelés.
La garnison comprenait environ cent cinquante hommes
placés sous les ordres du capitaine Henri. La mission principale
de cet avant-poste : des patrouilles sur la frontière éthiopienne
pour en empêcher le franchissement par des immigrants
clandestins.
Marcel, chauffeur de jeep « Antarc », porteuse de missiles
antichars, dépendait directement du lieutenant d’Arques,
quarante ans, un sportif, debout dès cinq heures, avant ses
hommes, pour avaler ses quinze kilomètres de cross quotidien.
D’Arques n’était pas aimé. Trop cassant, trop autoritaire,
trop aristocrate aux yeux des légionnaires qui adorent
volontiers les idoles mais à la condition qu’elles aient visage
humain.
À Ouea, entre deux patrouilles et deux séjours sur le
barrage, les légionnaires s’ennuyaient. Il y avait bien le village
indigène, sorte d’amoncellement de tentes en peau et de
baraques en bidons. Mais il était bien pauvre en distractions.
Pourtant, Marcel en avait déniché une. Une jolie fille de
seize ans, qu’il avait surnommée « Naïa » et qu’il allait
retrouver tors les soirs, après l’extinction des feux, en
rampant à travers les barbelés. Marcel n’allait jamais voir
« Naïa » les mains vides. Elle ne l’aurait pas reçu. En TFAI,
tout s’achète et tout se vend. Et la femme de sa vie exigeait
quinze francs à chaque fois qu’il lui faisait l’amour.
« Naïa » appartenait à un légionnaire français, Souslon, qui
l’avait achetée cinquante francs à un berger indigène, avant de
l’installer à Ouea où elle avait, depuis longtemps, amorti la
dépense de son maître.
Souslon avait payé le berger avec des pièces de cinq
centimes. L’homme du désert avait exigé ce mode de
paiement, car, avec les pièces de cinq centimes, il pouvait
fabriquer des balles pour son fusil. Et ça valait bien l’une de ses
quinze filles.

Chaque semaine, Minelli, Montini, Van Erckx, Zeppo et


Terrier prenaient un taxi pour Djibouti où ils allaient vider leur
ennui. Pendant deux jours, ils faisaient la fête, histoire
d’oublier le cafard qui collait à leur peau. Ils ne manquaient
pas d’imagination et pourtant leur tournée ne variait jamais.
D’abord, ils passaient chez « Fanta », où ils avaient établi
leur quartier général. Là, ils échangeaient leurs uniformes
contre des vêtements civils. C’était rigoureusement interdit.
Et c’était pour ça qu’ils le faisaient.
Leur permission, ils la passaient tout entière dans les
quartiers indigènes, déshérités comme eux, et où ils se
sentaient plus à leur aise que parmi les Européens au
jugement facile et qui n’aimaient pas la Légion. Dans le
« Magala », ils pouvaient manger des merguez cuites sur des
feux de bois, et surtout boire de la bière bon marché jusqu’à
rouler sous les tables bancales des bistrots misérables. De
temps en temps, une bagarre contre des civils ou contre des
marins venait réchauffer l’atmosphère. Le dimanche soir,
retour à Ouea.
Et l’ineffaçable ennui s’installait à nouveau, oppressant les
poitrines des hommes.
— Encore un qui veut passer quand même, ragea Marcel.
La fusée éclairante était montée en zigzaguant et
redescendait, retenue par son parachute, jetant une lumière
blanche aveuglante, bombardant les barbelés d’étoiles
incandescentes.
Marcel bloqua son pistolet-mitrailleur contre sa hanche
droite et lâcha quelques rafales, au jugé. Comme les autres
sentinelles. De mirador en mirador, les légionnaires, en tenue
« léopard » et coiffés du béret vert, arrosaient le barrage du tir
de leurs armes automatiques.
On retrouva le berger issa, le lendemain, criblé de balles,
corps sanglant accroché aux épines des barbelés. Car l’une des
missions de l’escadron de Marcel consistait à monter la garde
sur le barrage qui protège Djibouti. Vingt jours tous les deux
mois. Le temps de tuer quelques immigrants clandestins.

Malgré la misère endémique qui y régnait, Djibouti faisait


figure de ville-lumière. Pour les nomades du TFAI, qui allaient
d’un puits à l’autre à la recherche de l’eau pour leurs
troupeaux de chèvres efflanquées, qui se disputaient à coup de
fusil les quelques épineux qui poussaient dans le désert,
Djibouti représentait l’assurance de ne jamais mourir de faim
ni de soif.
Le grand malheur de Djibouti, c’était d’être la seule ville
importante de ce coin d’Afrique. Autour d’elle, régnait la
famine, l’épouvantable sécheresse.
Alors, petit à petit, de ville-lumière, Djibouti était devenue
ville-havre. Envahie par les nomades, elle avait vu se gonfler
anormalement la clientèle de ses hôpitaux. Sa police avait été
rapidement débordée par les vols et les crimes.
À cela s’ajoutait un grave risque politique. L’invasion de la
ville risquait de provoquer un déséquilibre mortel entre les
deux ethnies rivales, les Afars et les Issas, qui peuplaient
jusque-là le pays à parts égales. La majorité des immigrants
étaient des Issas, d’origine Somalie. La frontière, il fallait le
reconnaître, était difficile à garder.
Alors, tout autour de la ville, était né le barrage. Quatorze
kilomètres de barbelés surveillés jour et nuit par la Légion.
Pour la nuit, on avait jalonné le barrage de fusées à
déclenchement automatique qui donnaient l’alerte aux
sentinelles. Mais les immigrants, dans leur désespoir, avaient
trouvé le moyen de franchir quand même le barrage.
Le candidat au passage commençait par se déshabiller et
par accrocher ses vêtements autour de son cou. Puis, il
envoyait une chèvre contre les barbelés. Si rien n’éclatait, il
s’élançait à l’assaut de l’obstacle : un rouleau de barbelés, un
grillage de quatre mètres de haut et un autre rouleau de
barbelés.
Parfois, les barbelés faisaient un prisonnier. Un Issa
accroché par la peau aux épines de fer et qui gigotait
vainement dans son sang, la mâchoire crispée. On ne le
délivrait, au matin, que pour le renvoyer dans son désert.
Il arrivait aussi que l’armée tire. Elle n’avait pas reçu
d’ordres précis à ce sujet. Alors, si l’inconnu « présentait une
attitude menaçante », il avait droit à sa giclée de plombs. Et il
était d’autant plus truffé de balles qu’il avait en face de lui des
légionnaires, allemands, italiens, espagnols, dont l’un des rares
mots de français qu’ils connaissaient était « discipline ».

Pour Marcel, c’était le dernier jour de garde sur le barrage.


Demain, son escadron partait pour le Sud.
Du haut de son mirador, il contemplait le barrage de
barbelés qui hérissait la rocaille ocre du désert, à quelques
centaines de mètres à peine de la sortie de Djibouti. Le soleil
était accablant. 55° à l’ombre. Mais à l’ombre de quoi ?
Un gros camion rouge à moitié défoncé, sorte d’omnibus du
désert, dans lequel s’entassaient pêle-mêle les hommes, les
femmes, les enfants et les chèvres, venait de stopper à
hauteur des sentinelles, devant le poste de contrôle, petit
bâtiment blanc à l’intérieur duquel grésillait sans cesse le
puissant poste émetteur de la Légion.
Les nouveaux arrivés étaient répertoriés. On vérifiait
minutieusement leurs autorisations exceptionnelles de
pénétrer en ville. Un vieux berger issa, armé du traditionnel
poignard, sortit son sauf-conduit d’un paquet de cigarettes
vide et le présenta au chef de poste.
— Pas valable ! Pas bon ! déclara le lieutenant Guiton.
Et le vieux berger alla rejoindre les autres, ceux qui
n’avaient pas le droit d’entrer dans la ville, et qui dormaient en
plein soleil, la tête posée sur une pierre.

— Roule ! Il faut rattraper les autres ! Roule comme ça !


Malgré l’ordre, Marcel mit la main sur le levier qui libérait
le pont arrière de la jeep. Mais une poigne d’acier arrêta son
geste.
Le sergent-chef Pinerro était soûl. Complètement soûl. Il
avait fait très chaud au bord du « lac à sable », une immense
étendue désertique où l’escadron de Marcel avait poussé une
reconnaissance. Pour Pinerro, soleil était synonyme de bière. Il
en avait caché dans chaque recoin de la jeep. Tout au long de la
journée, à chaque fois qu’il jurait contre le soleil, « Madre de
Dios, fait chaud ! », il débouchait une bouteille et l’engloutissait
cul-sec. Marcel essaya de le raisonner.
— On va casser, chef. Il faut libérer le pont arrière.
— Roule ou je te fous au rapport.
Cinquante kilomètres plus loin, Pinerro appela sur le poste
émetteur de la jeep le service de dépannage.
— Le demi-arbre de pont est foutu. Il faut nous remorquer.
Marcel et Pinerro firent, le soir, une entrée remarquée à
Ouea. Le sergent-chef, comme le commandant héroïque d’un
bateau en perdition, avait exigé de rester à bord du véhicule.
Et, sous la menace de « huit jours », avait obligé Marcel à
demeurer avec lui.
— Un légionnaire n’abandonne pas son poste !
Sous les rires de tout l’escadron, le camion-grue passa
l’entrée du fort de Ouea, remorquant un étrange équipage :
une jeep fumante et poussiéreuse, le nez levé à 45°, dans
laquelle deux hommes crispés s’accrochaient de toutes leurs
forces pour ne pas tomber.
— Terrier, au rapport du lieutenant !
Marcel ne fut pas surpris. Avec le courage qui le
caractérisait, le sergent-chef Pinerro avait dû le charger
auprès du lieutenant d’Arques.
Ce dernier le reçut assez fraîchement.
— Alors, Terrier, tu es content ? Tu l’as eue ta jeep ? Tu
sais combien ça coûte de faire le mariole avec du matériel
militaire ?
Inutile de répondre. Inutile d’expliquer que Pinerro était
ivre. Dans la Légion, c’est toujours le plus gradé qui a raison.
— Bon, ça te fera dix jours d’arrêts.
Pendant une semaine, Marcel, qui travaillait normalement
la journée, dormit le soir en cellule. Adieu « Naïa ».
Au bout de sept jours, le lieutenant d’Arques leva la
punition. Ce n’était pas un geste de clémence. Il avait
simplement besoin de tous ses effectifs pour monter la garde
sur le barrage de Djibouti.

— J’en ai ras le bol, Terrier, je vais tailler la route ! Tu viens


avec moi ?
Ça faisait une bonne heure que Minelli, étendu sur le lit du
poste de garde du barrage, restait silencieux. Et quand Minelli
restait silencieux plus de trente secondes, il se préparait des
événements graves.
Marcel hésita un peu. Pourtant, il avait envie de déserter.
C’était même devenu pour lui la suite logique de son
engagement dans la Légion. Car il était venu à la Légion pour
fuir ce qui l’attendait dans le civil : le choix entre la prison et
l’usine. C’est-à-dire pas de choix. Mais la routine des gardes de
nuit, les sergents-chefs bourrés qui donnent des ordres
stupides, la discipline d’acier qui abrutit les hommes aussi
sûrement que le kât, c’est encore la prison.
— Je viens avec toi.
Il s’était décidé tout d’un coup. Sans même peser
entièrement le pour et le contre. Sans mesurer les risques.
Minelli, en lui parlant de désertion, venait d’allumer en lui une
petite lumière qu’il aimait bien. Une lueur qui l’attirait
irrésistiblement. Pas la liberté, non. Il n’était pas si gourmand
ni si naïf. L’absence de barreaux.

La nuit venue, les deux hommes se glissèrent dehors. Le


lieutenant Guiton écoutait la radio sur son transistor de
contrebande. Aucun risque de ce côté-là. Quant aux copains,
sur les miradors, ce n’était pas eux qui iraient donner l’alerte.
Dans la Légion, c’est chacun pour soi. Si quelqu’un déserte,
c’est lui que ça regarde. Lui et les gradés.
Marcel Terrier et Minelli avaient gardé leur survêtement
de sport. Ils gagnèrent immédiatement le « Magala » et se
noyèrent dans la foule bruyante, criarde, du bidonville. Ils
retrouvèrent avec une joie d’enfants les centaines de chèvres
squelettiques, à la queue redressée, qui encombraient la
chaussée et léchaient les parois des habitations vétustes dans
l’espoir d’y trouver un peu de sel, les marchands de merguez,
les marchands de « kât » en perpétuelle agitation, assis à
même le sol, semblant rivés là depuis des siècles, les marins en
bordée qui jouaient du « Nikon » éclairant les ruelles de leurs
flashes bleus.
Des filles « décousues »{5} se proposaient pour vingt francs,
assises devant leurs baraques érigées en une superposition de
tôles de bidons portant encore les inscriptions les plus
inattendues : « Standard Oil », « Omo », « Total », « BP ». Que
ces maisons parviennent à demeurer debout tenait du miracle
permanent. Quand on prenait la rue en enfilade, on les voyait,
amas innommable, pencher de tous côtés à la recherche d’un
équilibre définitif qu’elles ne trouvaient, par grand vent,
qu’une fois écrasées au sol.
— J’ai bien préparé mon coup, avoua Minelli, tout en
marchant. D’abord, on passe chez « Jackie la Parisienne »,
ensuite, on embarque sur le Zuidersee, un cargo hollandais en
partance pour Brème, en Allemagne. Une fois là-bas, on se
démerdera bien.
— Mais, pour embarquer ? interrogea Marcel.
— T’en fais pas ! Puisque je t’ai dit… J’ai tout prévu. J’ai
payé les passages à Ali, le trafiquant, le copain de « Fanta ».
Mille cinq cents francs pour les deux places.
Marcel regarda Minelli. Le visage émacié de l’italien
s’éclairait d’un sourire inhabituel. Ses yeux noirs paraissaient
plus grands. Ils vivaient.
— Remarque, j’étais pas sûr que tu viendrais. Mais j’aurais
bien trouvé quelqu’un. T’as remarqué que les légionnaires
déserteurs vont toujours par deux, comme les filles qui vont
pisser ?
L’Italien s’était engagé une première fois à la Légion, à
Marseille, à seize ans. On avait découvert son âge et, dans la
peur d’un scandale, on avait résilié son contrat. Trois mois
après, Minelli s’engageait à Strasbourg en jurant ses grands
dieux qu’il avait vingt ans, mais qu’il ne pouvait hélas pas le
prouver, étant donné qu’on lui avait volé tous ses papiers.
Cette fois, la Légion le garda.
Et aujourd’hui, après s’être tant battu pour s’engager, il
désertait. Pourquoi ? Pourquoi ces décisions en apparence
incohérentes ? Peut-être parce que Minelli, comme tous les
paumés impulsifs, possédait une logique bien particulière. Une
logique au coup par coup.
— Ça t’en bouche un coin, hein ? susurra Minelli qui buvait
du petit lait en voyant la tête que faisait Marcel. Minelli, tu
vois, c’est pas un con. Il pense à tout. Même à ses copains.
Pour ne pas se laisser attendrir, Marcel, en riant, envoya
son poing dans l’estomac de l’italien qui se cassa en deux.
— Sacré connard de Rital, l’insulta-t-il affectueusement.

Quand ils arrivèrent au port, ils repérèrent immédiatement


le Zuidersee. Minelli en avait appris par cœur la description.
Coque noire, superstructures blanches et cheminée tricolore.
C’était le plus gros des cargos accostés.
Leur enthousiasme aidant, il leur sembla qu’en tendant le
bras, ils pourraient le toucher de la main. C’était pire qu’une
illusion d’optique. C’était un mirage du cœur. Car, à la vérité,
ils mirent quarante-huit heures pour l’atteindre.
Il n’était pas question de marcher de jour à cause des
patrouilles de la Légion et de celles des « gardes-rouges »{6} .
Aussi, ils durent passer toute la première journée cachés sous
un ponton en bois.
La nuit seulement, ils commencèrent leur progression, dans
la vase jusqu’aux genoux, plongeant sous l’eau chaque fois que
les projecteurs des miradors balayaient dans leur direction. Ils
firent ainsi quelques centaines de mètres et finirent, exténués,
au petit matin, sous un autre ponton de bois.
Vers 8 heures, Minelli secoua violemment Marcel qui s’était
endormi d’un coup. Du menton, l’italien montra un garde-
rouge qui s’était avancé dans la boue du port, près du ponton,
pour y poser culotte à l’abri des regards.
— S’il tourne la tête vers nous, je le bute ! dit Marcel.

Minelli sortit de sa musette les deux poignards commandos


qu’il avait « empruntés » à Ouea. Des armes terribles qui se
plantent, grâce au mercure contenu dans leur lame, quelle que
soit la façon dont on les lance.
Le garde-rouge, que la défécation rendait mélancolique,
regarda longtemps la mer. Et il ne vit qu’elle. Heureusement
pour lui. Il remonta son pantalon et passa en chantonnant à
deux mètres des deux déserteurs qui gardaient la main
crispée sur leur poignard.
La deuxième nuit, ils arrivèrent tout près du Zuidersee.
Fous de joie, ils plongèrent afin de se débarrasser de la boue
dont ils étaient recouverts et montèrent sur le quai pour se
rhabiller. Au moment même où ils revêtaient leur blouson, le
quai s’éclaira « a giorno ». Tous les projecteurs des miradors
étaient braqués sur eux. Et ils découvrirent ce que l’obscurité
leur avait caché : six jeeps bourrées de gendarmes maritimes,
mitraillette au poing.
— Les mains derrière la tête ! ordonna un gradé.
Ils n’avaient pas fini d’exécuter cet ordre que dix hommes
leur tombèrent sur les reins.

Le poste de garde de la Légion, à Gabode, portait


l’empreinte de cette rigueur militaire qui confine si souvent à
l’ennui et à la tristesse. Lugubre. Un bureau métallique peint
en gris comme les armoires et les chaises. Il y faisait une
chaleur étouffante malgré l’énorme ventilateur en bois fixé au
plafond et qui brassait inlassablement l’air saturé d’humidité.
Le lieutenant de la Sécurité Militaire Légion se leva, fit
vicieusement semblant de regarder ailleurs en s’approchant de
Minelli qu’on avait attaché à sa chaise avec des menottes. Tout
à coup, son poing s’abattit sur le plexus de l’italien qui sentit la
terre s’ouvrir sous lui.
— Alors, ces photos, qu’est-ce que tu voulais en faire ?
Les photos, les légionnaires de la police militaire les avaient
découvertes, cachées dans un pain, dans la musette de Minelli,
au cours du transfert des deux déserteurs à Gabode. On les
avait embarqués dans un camion « 4×4 » et six hommes
d’escorte étaient montés avec eux. Minelli, qui ne savait pas se
taire, avait essayé de crâner.
— Alors, « Boulon »{7} , la soupe est bonne à la Légion ?
avait-il demandé à un légionnaire allemand qui pourtant,
c’était visible, ne portait pas les Italiens dans son cœur.
La réponse n’avait pas tardé. Pendant que le « 4×4 »
roulait, les six hommes d’escorte, tous des Allemands, étaient
tombés à bras raccourcis sur le déserteur. En arrivant à
Gabode, Minelli n’y voyait plus que d’un œil et avait du mal à
respirer avec les caillots de sang qui obstruaient son nez.
— Ces photos, tu voulais les vendre à une salope de
journaliste pour qu’il nous tire dans le dos. Pour qu’il nous
traite de SS, hein, enculé ? continua le lieutenant de la SM.
C’était bel et bien l’intention de Minelli. Ces photos
représentaient les corps des pauvres bougres tués en essayant
de forcer le barrage de Djibouti. Il y avait aussi des scènes où
l’on voyait gendarmes et légionnaires, fraternellement unis,
tabasser des Issas qui n’avaient pas de sauf-conduit. Minelli
avait pensé que ces photos pourraient intéresser un journal, en
Allemagne, et qu’il en obtiendrait un bon prix.
— Alors, tu réponds ? Ces photos ! Un nom ! Donne-moi le
nom du journaliste à qui tu voulais les vendre !
— C’était pour la mama ! conclut définitivement Minelli en
réponse à la question indiscrète du lieutenant.
Et aucun coup de poing, aucun coup de pied, ne lui arracha
une parole supplémentaire pendant les six heures que dura
son interrogatoire.

Marcel avait été jeté nu dans une cellule. À dix heures du


matin, une escorte en armes vint le chercher pour le conduire
dans le bureau d’un commandant de la Sécurité Militaire.
Joufflu, le visage couperosé, nourri au beaujolais, le
commandant commença par insulter copieusement Marcel.
Suivirent les questions.
— Pourquoi voulais-tu déserter, enfoiré ?
Marcel n’avait pas besoin, à présent, de réfléchir longtemps
pour donner une réponse. Surtout après les deux ou trois
séances au cours desquelles il avait servi de punching-ball aux
légionnaires de la police militaire.
— J’en ai marre, dit-il.
— Tu en as marre de quoi ? reprit le commandant d’une
voix doucereuse qui laissait présager un gros orage.
— Marre de la Légion, marre de prendre des coups, et
marre de ta gueule ! lança Marcel, hors de lui.
Une énorme gifle sur l’oreille le laissa sourd pour un long
moment.
— Qui t’a procuré des places sur le Zuidersee ?
— Cause toujours, j’entends rien !
— Qui t’a procuré des places sur le Zuidersee ? hurla de
nouveau le commandant à l’oreille de Marcel.
— J’en sais rien. Je ne le connais pas. Et heureusement
pour lui parce que je suis sûr qu’il nous a balancés. Si je le
retrouve, il peut faire sa dernière prière.
Marcel resta vingt-cinq jours en cellule à Gabode.
Interrogatoire « serré » tous les jours. Et tous les jours
quelques bonnes rations de coups. Quant à la nourriture, elle
aurait laissé sur sa faim un végétarien hindou.

On ramena les deux déserteurs à Ouea. Le capitaine Henri


leur infligea à chacun trois mois de prison pour tentative de
désertion, abandon de poste, vol d’effets militaires et insultes à
supérieurs.
En prison, Marcel et Minelli se conduisirent comme des
angelots. Ils avaient compris que pour en sortir, il leur fallait se
montrer très sages, sinon repentis. Alors, il n’y eut pas un
ordre émis par le caporal-chef de la prison qu’ils n’exécutèrent
avec un zèle que d’autres gradés, plus futés, auraient trouvé
suspect. Les trois mois terminés, la routine reprit : les corvées,
les manœuvres, les gardes sur le barrage.
Un samedi, Marcel posa une permission. Il avait, pour cela,
une excellente raison. Des copains lui avaient appris qu’un de
ses frères, Daniel, effectuait son service militaire au 5 e RIM{8}
à Djibouti. Du coup, le moral de Marcel était remonté en flèche.
La chute en fut d’autant plus dure. En effet, d’Arques, dont
la psychologie n’était pas le point fort, refusa de signer la
permission. Marcel, toute la semaine qui suivit, mit à son
travail une rage que personne n’aurait pu, jusque-là,
soupçonner. Peine perdue. Le samedi suivant, sa deuxième
demande de permission était rejetée par d’Arques.
On ne fait pas trois fois le même coup à un homme comme
Marcel. Comprenant qu’il ne pouvait compter sur d’Arques, il
s’octroya lui-même une permission. Il en fit établir une fausse,
par un de ses camarades employé aux écritures chez le
capitaine.
Il passa le poste de police du fort sans problème, prit un
taxi et fila droit à Djibouti, à la caserne du 5 e RIM.
Daniel n’avait pas changé. En le revoyant, Marcel redevint
Michel. Il revit leur maison de Pontault-Combault, en Seine-
et-Marne. Le père, maçon, qui laissait sa santé au travail pour
nourrir les dix enfants. Et sa mère. Sa mère qu’il avait
vainement poursuivie un soir dans la rue, il avait quatorze ans,
pour la ramener à la maison. Sa mère qui partait chez un autre
homme. Depuis ce soir-là, le père avait beaucoup changé.
C’est à peu près à cette époque que Michel avait commencé
à voler. D’abord des porte-clés dans l’usine qui l’employait. Et
puis, peu à peu, les amitiés aidant, il s’était mieux organisé et
quelques villas isolées avaient eu à souffrir de ses visites
nocturnes. Enchaînement infernal : le vol, la prison, encore le
vol et encore la prison. On se croit vieilli parce qu’on vole, et
pourtant, on reste un enfant. Et la prison est une pourrisseuse
d’enfants.
Michel était passé par là. Il s’était cru vieux, très vieux,
dur, très dur. Mais en prison, il se révoltait encore contre la
bêtise et l’injustice. Preuve qu’il n’était qu’un gamin. Après, il
y avait eu la Légion.
— Ce que je ne comprends pas, dit Daniel, assis sur le lit,
dans sa chambre de la caserne du 5 e RIM, où Michel l’avait
rejoint, c’est pourquoi tu t’es engagé !
Michel ne répondit pas. Il s’était déjà lui-même posé cent
fois la question. La vérité était trop bête pour qu’il puisse
l’avouer.
Ce matin-là, lui et Philippe Sizowski, le fils d’un mineur
polonais émigré en France, étaient en « cavale ». La police les
recherchait pour une sale histoire. Une de celles qu’on ne
raconte pas facilement.
Le jour n’était pas levé. Philippe avait regardé sa montre :
« Il est 5 heures. » Bientôt, il ferait jour et il faudrait se cacher
à nouveau. Quitter les fauteuils confortables de la salle
d’attente de la gare d’Arles, pour reprendre les chemins
forestiers qui serpentent le long des voies ferrées et qui
mènent à une autre gare qu’il faudra encore fuir, le jour venu.
Tout d’un coup, Philippe avait poussé Michel du coude.
— Regarde l’affiche !
Sur le mur de la salle d’attente, une affiche en couleurs,
piégée comme une putain qui laisse apercevoir son cul sous sa
mini-jupe. Plus qu’une promesse. Une invitation délibérée à la
débauche immédiate. Superbe piège à paumés. Le « tu viens
chéri ? » de l’armée française.
L’affiche représentait un très beau garçon blond auquel on
s’identifiait immédiatement, de trois-quarts, les traits fins et
virils à la fois, les yeux perdus sur l’infini et coiffé d’un képi
blanc. On le présumait tranquille, protégé, propre, lavé de
partout, véritable produit de serre d’une essence supérieure.
Sous la photo, en lettres géantes : « La Légion vous attend ».
— Et si on s’engageait ? avait défié Philippe, captivé par la
sirène mâle.
Michel n’avait pas d’idée précise sur la question. Mais avec
le peu qu’il savait de la Légion étrangère, il était sûr que la
police les laisserait tranquilles. Et, seulement pour pouvoir
dormir sans la terreur de la main qui vous saisit brutalement
l’épaule, de la bouche puant le tabac froid qui vous hurle
« Police ! » aux oreilles, Michel aurait donné plus que sa
liberté.
Quelques minutes après, les deux jeunes gens entraient
dans la gendarmerie. Et le lendemain, ils étaient à Marseille où
le « deuxième bureau » les interrogea sans ménagement de
longs jours durant avant de leur faire signer un contrat de cinq
ans. Celui de Michel ne prenant effet que quelques semaines
plus tard car il n’avait pas encore vingt ans{9} .
Philippe Sizowski était devenu Pierre Siliou dans la Légion.
On lui avait donné le matricule 148 544. Michel Trouvain était
devenu Marcel Terrier, matricule 148 910. Et depuis, les deux
amis ne s’étaient jamais revus.

Daniel et Marcel rejoignirent Minelli, Montini et Zeppo chez


« Jackie la Parisienne » qui tenait un café-restaurant-bordel,
dans le quartier hindou de Djibouti.
Jackie, qui avait tapiné longtemps à Paris, rue Saint-Denis,
était bien partie pour faire fortune. Pensez, la seule et unique
pute blanche à des centaines de kilomètres alentour. Du vrai
travail d’abattage : vingt, trente clients par jour à cinquante
francs pièce. Un joli magot, durement gagné à coups de
légionnaires ivres et de « petits blancs » sadiques, s’amassait
sur son compte en banque. Ce n’était pas une intellectuelle,
Jackie, mais elle savait qu’un zéro supplémentaire sur un
compte bancaire, ça vous le multiplie par dix aussi sec. Et elle
y mettait du cœur pour les ajouter ces zéros.
Encore cinq ans et elle pourrait racheter tous les claques de
la rue Saint-Denis, « Jackie la Parisienne ». Du moins si elle
vivait jusque-là. Parce que trente passes par jour, si ça met
des zéros sur les chiffres, ça vous bouffe une bonne femme
aussi sûrement que de l’acide. Et Jackie, blonde décolorée,
avait beau se colmater les rides avec des kilos de fond de teint,
n’empêche qu’à trente ans elle en paraissait cinquante. Et
l’intérieur, avec l’action conjuguée de la fumée, de l’alcool et du
reste, devait se trouver aussi dans un état de délabrement à
faire sursauter un médecin de la « coloniale ».
— Qu’est-ce que je vous sers, mes chéris ? demanda-t-elle.
— Bière pour tout le monde ! commanda d’office Minelli.
Les quatre légionnaires en étaient venus aux faits dès la
cinquième tournée.
— Pas question de rentrer à Ouea, déclara Marcel. Moi, je
taille la route.
— J’espère que cette fois, on aura davantage de bol !
conclut Minelli, volontaire pour toutes les folies à condition
qu’elles soient vraiment folles.

Pendant plusieurs jours, les quatre déserteurs traînèrent


de bar en bar, dans le « Magala ». Ils ne savaient pas quoi
faire. Les quelques bateaux en partance mettaient tous le cap
sur des ports français. Autrement dit, si les légionnaires
avaient réussi à s’embarquer, ils auraient été cueillis par les
gendarmes dès leur arrivée en France.
Le cinquième jour, il se passa trois événements importants.
Découragés, Montini et Zeppo allèrent se rendre aux autorités
militaires. Minelli se fit cueillir par la police militaire. Et un
cyclone dévastateur s’abattit sur Djibouti.
Le cyclone balaya une grande partie du « Magala ». Les
maisons du bidonville s’écroulèrent comme des châteaux de
cartes. Les torrents de boue engloutirent quelques chèvres et
la police militaire, profitant d’une accalmie, vint chercher
Minelli chez la putain à qui il avait commis l’imprudence de
confier qu’il était déserteur.
L’Italien embarqua dans la jeep, menottes aux poignets, en
faisant un petit signe d’adieu en direction d’une maison
voisine : celle d’où Marcel, également en bonne compagnie,
regardait la scène.
Marcel tourna en rond une journée entière. Il fit cent fois le
point. Pas d’argent, pas de vêtements civils, pas moyen
d’embarquer sur un bateau. Sans compter une surveillance
accrue. Les patrouilles pullulaient dans le « Magala » et à
proximité du port.
Le soir, devant l’évidence de l’échec, il prit la résolution de
se rendre. D’abord, il mangea vingt-cinq brochettes et but
vingt-cinq bières. Puis, quand il fut bien repu et bien ivre, il
gagna la caserne de Gabode et exigea de parler à un officier.
Un lieutenant arriva. « Ça fera l’affaire », pensa Marcel qui
attaqua aussitôt.
— Je m’appelle Terrier Marcel et je suis déserteur de la
Légion.
L’autre sortit une liste de noms d’un tiroir cadenassé.
— Terrier ! Mais ce n’est pas possible ! Il a été porté
disparu pendant le cyclone !
Alors là, Marcel se fâcha. Non seulement on venait de lui
démontrer limpidement qu’il avait fait une connerie en se
rendant, mais en plus, il fallait qu’il fournisse la preuve de son
existence.
— Regardez mes papiers d’identité si vous ne me croyez
pas !
Le lieutenant les examina longuement, chercha une
ressemblance entre la photo l’individu qui se tenait au garde-
à-vous devant lui, conclut qu’il y avait présomption de
similitude et appela la garde pour qu’on jette Marcel en prison.

— Et moi, je suis sûr que tu peux faire un excellent


légionnaire, affirma le psychiatre venu consulter Marcel dans
sa cellule de Gabode.
Le médecin se leva, rangea son petit marteau en
caoutchouc dans sa trousse et sortit. Marcel avait perdu deux
heures à lui expliquer pourquoi il ne voulait plus rester dans la
Légion. L’autre l’avait à peine écouté. C’était un psychiatre
bavard. Il avait surtout cherché à lui démontrer le salut qu’on
peut attendre d’un idéal tel que le drapeau bleu-blanc-rouge,
la patrie française, la gloire éternelle de la Légion, la chance
qu’il avait d’appartenir à ce corps d’élite, orgueil de l’armée,
etc. Du baratin de sergent-recruteur.
Marcel, écœuré, s’était recroquevillé sur sa planche et avait
manifesté plusieurs fois à haute voix le désir de rester seul.
— Fous-moi la paix ! finit-il par hurler au psychiatre qui
n’en déduisit pas moins que Marcel était du bois dont on taille
les héros.
Deux légionnaires le poussèrent hors de la cellule. Dans la
cour, trois taulards vêtus de vieux uniformes déchirés
ratissaient les allées : Montini, Minelli et Zeppo. Minelli tendit
un outil à Marcel.
— Tiens, travaille, ils te foutront la paix, après.
Marcel balança le râteau le plus loin possible.
— Je n’ai pas envie de travailler. Ça ne changera rien. On
va passer au rapport et, avec d’Arques, je ne me fais aucune
illusion. Pas de pitié à attendre de ce mec-là.
Effectivement, les punitions tombèrent après le rapport du
soir. Montini, trois mois de prison, Minelli, trois mois de prison,
Zeppo, quinze jours d’arrêts de rigueur. Marcel, considéré
comme le meneur, écopa de trois mois de prison lui aussi.
Seulement, assortis d’une petite clause qui le fit frissonner :
« proposition pour la Section d’Épreuve ». De nouveau, il
retrouva sa cellule, nu comme un ver.

Vingt jours plus tard, un gardien jeta un uniforme sur la


planche de bois qui servait de lit.
— Habille-toi ! Tenue de parade ! Tu passes le conseil de
discipline dans une heure.
Marcel revêtit sa tenue en tergal kaki, ajusta ses épaulettes
rouges, enroula la ceinture en flanelle bleue autour de sa taille,
chaussa ses chaussures sans lacets et se coiffa du képi blanc
auquel on avait coupé la jugulaire. Quelques minutes plus tard,
deux légionnaires en tenue de parade, fusil sur l’épaule,
accompagnés d’un caporal et d’un caporal-chef, vinrent le
chercher. Les quatre hommes, marchant au pas, encadrant
Marcel, traversèrent la cour.
Dans la pièce où on l’introduisit, Marcel ne reconnut que le
lieutenant d’Arques et le colonel Beaufils, commandant la
13e DBLE. Il n’avait jamais vu les cinq capitaines qui siégeaient
à la même table. Le colonel Beaufils, qui présidait le conseil de
discipline, lut l’acte d’accusation d’une voix neutre.
— Terrier Marcel, matricule 148 910, accusé de deux
tentatives de désertion, incitation de légionnaires à la
désertion et vol d’effets militaires.
Tout se déroulait dans les règles. Marcel bénéficiait même
du concours d’un avocat commis d’office, un jeune lieutenant
qui ne prononça pas une seule parole. Le verdict tomba après
quelques minutes de palabres et plusieurs sermons bien
sentis.
— Six mois de Section d’Épreuve.

Quand il fut à nouveau seul dans sa cellule, Marcel


commença à réaliser ce qui lui était promis. Et, d’instinct, il
chercha vainement autour de lui quelque chose pour couvrir sa
nudité. Il se sentait infiniment vulnérable. La Section
d’Épreuve devenait une réalité presque tangible. Et le terrible
souvenir s’imposa à sa mémoire.
C’était en mai 1971. Marcel venait d’arriver à Corte, où il
devait faire ses classes au Groupement d’instruction de la
Légion étrangère. Un jour, son groupe, qui crapahutait dans le
domaine Saint-Jean, en face de la caserne de la Minoterie où
était stationné le 2e RE{10} , tomba sur un étrange spectacle.
Tout en haut du domaine se trouvait une espèce de fortin
ceint d’un mur de pierres surmonté de barbelés. Au milieu du
mur, un portail au-dessus duquel on pouvait lire, en lettres
forgées : « Section d’Épreuve ». Et sur ce portail, un homme
nu, ensanglanté, crucifié sur le panneau métallique comme le
Christ sur sa croix, jambes et bras écartés, attachés au grillage
par du fil de fer.
Les hommes étaient restés bouche bée, le fusil à l’épaule,
regardant l’homme qui semblait muet et aveugle{11} .
— Vous voyez ce qui vous attend si vous faites les cons !
avait hurlé Causse, le caporal-chef. Allez, les gars, au travail si
vous ne voulez pas vous retrouver derrière les murs de la
Section d’Épreuve.
Marcel, avant de se retourner, avait eu le temps
d’apercevoir, dans la cour du fortin, des hommes au crâne
rasé, maigres, les yeux fixes, vêtus d’uniformes couverts de
boue, qui couraient en poussant des brouettes pleines de
cailloux. Le cauchemar avait imprégné tous les nouveaux
légionnaires. Mais personne, jamais, n’y avait fait allusion.
Cependant, le soir, au foyer, Marcel avait appris que la
Section d’Épreuve était alors placée sous le commandement de
l’adjudant Siegfried, un ancien Waffen SS, et que le bourreau
qui avait crucifié le disciplinaire sur le portail se nommait le
sergent-chef Bourrier, surnommé Tarass-Boulba à cause de
son crâne chauve et de sa moustache tombante.

Marcel, dans sa cellule, ne pensait plus qu’à ça. Le


disciplinaire crucifié hantait ses nuits. Il avait beau se répéter
que le sergent-chef Bourrier était mort, qu’un ancien
disciplinaire s’était vengé de lui puisqu’on avait retrouvé sa
tête dans une poubelle, à Marseille, la peur le tenaillait. On
trouve toujours et partout des Bourrier.
Quelques jours avant, à Djibouti, un jeune Allemand de
vingt ans s’était sectionné les veines du poignet, préférant la
mort à la Section d’Épreuve. Marcel aussi chercha un moyen
d’échapper à l’enfer qui l’attendait.
Il le trouva un midi, au réfectoire. Avec d’infinies
précautions, il avala une cuillère à soupe de treize centimètres
de longueur. Quand Van Erckx, son voisin de table, vit l’objet
métallique s’enfoncer doucement dans la gorge de Marcel qui
avait renversé la tête en arrière pour mieux faciliter
l’ingestion, il courut prévenir le lieutenant de garde.
— Lui avaler cuillère ! Lui avaler cuillère, mon lieutenant !
Marcel avait bu une grande gorgée d’eau et avait sauté sur
place jusqu’à ce qu’il sente le métal bien calé dans son estomac.
Calmement, il s’était ensuite couché par terre. Autour de lui,
par contre, tout le monde s’affolait. Le lieutenant, incrédule,
prévint le capitaine, lequel prit une résolution qui ne s’imposait
peut-être pas.
— En cellule, tout de suite !
Deux camarades transportèrent Marcel jusqu’à sa cellule.
Son visage avait une teinte cireuse qui ne laissait rien présager
de bon.
Quelques minutes plus tard, deux infirmiers conduisirent
Marcel jusqu’à une ambulance qui démarra sur les chapeaux
de roues en direction de l’hôpital. Là, une radiographie permit
aux médecins, qui n’en avaient pas cru leurs oreilles, de se
rendre à l’évidence. La cuillère se trouvait bel et bien dans
l’estomac du légionnaire.
On opéra Marcel d’urgence. Et on le sauva. Il n’a jamais su
si ce jour-là, il aurait dû remercier les médecins de lui avoir
sauvé la vie. Toujours est-il qu’à partir de ce moment, on ne le
nomma plus, dans tout l’hôpital, que « l’avaleur de sabres ».

Neuf jours passèrent et Marcel, attaché sur son lit parce


qu’il remuait trop et risquait de rouvrir sa cicatrice, fit sauter
les sangles de cuir qui le maintenaient prisonnier, arracha de
son nez le tube qui sondait son tube digestif, et se leva.
Il y avait une séance de cinéma à l’hôpital. Marcel s’y
rendit. On projetait Les cancres, un film comique que Marcel
avait déjà vu deux fois. Ce qui ne l’empêcha pas de rire. Et de
rire tant qu’il fit sauter les points de suture de sa cicatrice et
que, perdant son sang, il fut transporté à nouveau sur la table
d’opération.
Marcel ne savait plus s’il devait vivre ou mourir. Il se
mouvait dans une sorte de folie désespérée. Capable de
n’importe quoi, il fit n’importe quoi. À peine recousu, il paria
une caisse de bière qu’il monterait une corde lisse à l’équerre.
Il se trouvait alors à l’infirmerie de Gabode, avec un régime
plus souple qu’à l’hôpital, encore qu’il fît toute la journée des
corvées pénibles, incompatibles avec son opération. Un caporal
releva le défi.
— T’es plus capable de grimper à la corde. T’es foutu mon
pauvre vieux.
Marcel monta parfaitement, les jambes bien raides, à 90°, il
toucha de la main le bois de la potence et entreprit de
redescendre. C’est alors que les points de suture lâchèrent à
nouveau et qu’il se retrouva sur la table d’opération.

Peu après la Noël, une indiscrétion lui apprit que son départ
pour la Section d’Épreuve ne tarderait plus. Marcel avait
retrouvé des forces. Il avait moins peur. Du moins s’était-il
habitué à vivre avec sa peur. Il écrivit un mot à Daniel, son
frère : « Je vais partir. T’en fais pas pour moi, j’en ai vu
d’autres. La Section d’Épreuve, après tout, ça ne doit pas être
plus terrible que la prison. »
Le mot, remis à un infirmier, fut intercepté par le sergent
Klauss, un Allemand, ancien « cadre » de la Section
disciplinaire. Klauss, fou furieux, fit irruption dans la chambre
de Marcel. Le petit mot l’avait atteint dans sa dignité d’ancien
garde-chiourme.
— Terrier, dit-il, l’index menaçant, un mec comme toi ne
vivra pas quinze jours à la Section d’Épreuve. T’as une trop
grande gueule, tu entends, une trop grande gueule ! Tu y
crèveras à la disciplinaire. On en a crevé d’autres. Des plus
durs que toi. Tu fais pas le poids. Crois-moi, Terrier, tu vas
souffrir !
Et il claqua la porte derrière lui.
La nuit d’après, Marcel fit un cauchemar. Il était
entièrement nu, attaché au portail de la Section d’Épreuve. Et
il perdait son sang par le nez. Il se sentait mourir un peu à
chaque seconde. Le sergent Klauss, habillé en garde-rouge, se
masturbait en face de lui.
3

Marcel roula par terre, le nez en avant. Comme il se reçut


mal, son front alla cogner contre le mur. Il se retourna d’un
violent coup de reins, juste à temps pour voir le « ranger » de
Schumann lui arriver à hauteur des yeux. Rapidement, il para
le coup de pied qui aurait dû lui atterrir en plein visage. Mais
l’autre était un vicieux. Il n’avait pas fait la guerre dans les
Waffen SS pour se laisser posséder par un jeune. Schumann
avait compté sur ce réflexe. Quand les avant-bras de Marcel
se replièrent pour protéger son visage, il changea
brusquement de pied et lui envoya l’autre dans le bas-ventre.
En l’accompagnant d’un rugissement de bête.
Marcel chercha vainement sa respiration. Poumons bloqués
sur sa douleur, il se mit à geindre doucement.
— Compte-les ! ordonna Schumann.
Marcel crut que l’ordre s’adressait à l’un des deux
légionnaires qui assistaient Schumann dans son boulot. Il ne
bougea pas, haletant, au bord de la syncope.
— Compte-les ! répéta Schumann.
Un coup de pied vachard dans les côtes mit Marcel sur la
voie. Schumann s’adressait à lui.
— Compter quoi ? demanda-t-il, en regardant
l’impressionnante montagne de chair du capitaine de la
Sécurité Militaire d’Aubagne.
— Compte tes couilles, connard ! Regarde bien des fois qu’il
t’en manquerait une.
Schumann ne plaisantait pas. Marcel s’exécuta, et compta
jusqu’à deux sous les rires zélés des deux légionnaires.
— Bon ! Comme ça, tu n’iras pas te plaindre auprès du
toubib en lui disant qu’il t’en reste qu’une et qu’il faut te
réformer ! Debout !
Marcel se releva en titubant, blême, cherchant un appui
autour de lui. Les deux légionnaires le prirent chacun sous un
bras et l’obligèrent à s’asseoir sur une chaise posée en face du
bureau de Schumann.
— Ça ira comme ça ? hurla le gros capitaine. Tu vois, avec
moi, ça sert à rien de jouer les marioles. Tu croyais peut-être
qu’on taillait facilement la route d’ici, hein, bâtard ? Mets-toi
bien dans la tête que tu iras à la Section d’Épreuve, aussi vrai
que je m’appelle Schumann. Mort ou vif, tu iras. Alors, inutile
de recommencer à démonter la porte de ta cellule. Tiens-toi
peinard et ce sera tout bénéfice pour toi !

Marcel n’avait pas attendu longtemps à Gabode. Le


vendredi 27 décembre 1972, en civil, menottes aux poignets, il
avait embarqué, avec un autre disciplinaire, dans un Boeing
d’Air Madagascar. Les deux hommes étaient escortés par
deux légionnaires et un caporal-chef. L’avion avait atterri au
Bourget, près de Paris, et aussitôt, un camion militaire avait
conduit les disciplinaires et leur escorte jusqu’au fort de
Nogent-sur-Marne.
Deux jours en cellule, et le lundi matin, toujours sous
escorte, les deux disciplinaires avaient pris le train pour
Marseille. Ensuite, transfert à Aubagne, aux portes de
Marseille, dans l’immense caserne où s’était replié le QG de la
Légion, après avoir abandonné Sidi-Bel-Abbès, en Algérie.
Le soir même, Marcel avait essayé de démonter la porte de
sa cellule avec une petite cuillère qu’il avait patiemment
affûtée par terre. Un caporal qui faisait sa ronde avait entendu
le bruit et avait prévenu la Sécurité Militaire.
Schumann en personne était venu le chercher dans sa
cellule. À grands coups de pieds dans le cul, il l’avait conduit à
son bureau où la séance avait commencé par un douloureux
exercice de style des deux légionnaires armés de matraques
en caoutchouc. Ensuite, Schumann avait mis la main à la pâte.
Le tout avait duré une bonne demi-heure. Et on avait
reconduit Marcel évanoui dans sa cellule du quartier
disciplinaire d’Aubagne.

— Tu veux du feu ?
Marcel s’approcha du « taulard » qui finissait sa toilette
dans les lavabos du quartier disciplinaire. L’autre mesurait un
mètre quatre-vingts, pesait dans les cent kilos, et possédait la
tranquille assurance des gros. Il avait encore quelque chose à
son actif. Une extraordinaire promptitude à faucher les
cigarettes des copains. La veille, Coupon, qui attendait comme
Marcel son transfert à la Section d’Épreuve, en avait fait les
frais.
Il était dix heures du matin. Tous les taulards, une
quarantaine, effectuaient leur promenade quotidienne d’une
heure en marchant autour d’un parterre de gazon, dans la cour
du quartier disciplinaire. Tous les « taulards » tournaient en
rond, sauf un.
Le gros, lui, visitait les cellules restées ouvertes. Dans celle
de Coupon, il avait découvert, caché sous le matelas de crin, un
paquet de « Ninas », des petits cigares noirs. La nouvelle du
vol avait profondément chagriné Marcel qui était devenu très
copain avec Coupon dès qu’il avait appris sa richesse en
« cigarillos ». Et il n’eut de cesse de retrouver le coupable. Ne
plus fumer, pour lui, constituait un supplice supplémentaire
qu’il refusait.
Le lendemain du vol, il se débrouilla pour s’attarder aux
lavabos avec le gros, qu’il soupçonnait fortement pour l’avoir
vu, la veille, rejoindre en retard la promenade.
— Tu veux du feu ? répéta Marcel en s’approchant
lentement.
Le gros sourit. Il s’épongeait le front.
— Minute, tu vois bien que je me lave.
Marcel, toujours souriant, le piégea.
— Tu n’aurais pas une cigarette à me vendre ?
Le gros regarda prudemment autour de lui et sortit de sa
poche un paquet de « Ninas ».
— Dix francs pièce, dit-il.
— Dis donc, s’extasia Marcel, tu t’emmerdes pas, toi ! Des
cigarillos ! Dis-moi, tu les aurais pas fauchés à Coupon par
hasard ?
Le gros éprouva le besoin de faire le beau. Il rentra son
ventre flasque et se gonfla les joues comme un poisson-lune.
— Si, c’est moi… Mais tu fermes ta gueule, hein ? Tiens,
prends-en un, je te l’offre.
Marcel prit tout le paquet, enfouit rapidement les cigarillos
dans la poche de son treillis, et, avant que le gros ait eu le
temps de protester, lui balança son droit sur le nez. Le coup de
poing l’envoya contre le lavabo qui finit de l’assommer.
Marcel, qui aimait bien faire des exemples, le tira dehors
par les pieds, l’installa sous l’auvent et lui martela la tête
contre un pilier. Quand il le relâcha, le gros se laissa aller en
avant, la tête dans son sang. Et ne bougea plus.
Comme par hasard, le caporal chargé de surveiller la
promenade tournait le dos à la scène et regardait en l’air en
sifflotant.

Aux trépidations de l’arbre porte-hélice et aux


mouvements du bateau, Marcel comprit que le Fred
Scamaroni venait de gagner la haute mer. En route pour
Bastia.
Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité qui régnait
dans le fond de cale, il ne fallut pas longtemps à Marcel pour
s’apercevoir que la porte de la minuscule cellule comportait
deux verrous. Et le sergent qui l’escortait avait oublié de
pousser celui du bas.
Marcel prit, du dos, appui contre la paroi opposée à la porte
et il poussa de toutes ses forces avec ses pieds. Il fallait qu’il
fasse vite s’il voulait sauter à l’eau avant que le bateau ne soit
trop éloigné de la côte. Comment s’en sortirait-il, avec les
menottes et la température hivernale de l’eau ? Chaque chose
en son temps. Il aviserait dehors.
Les mâchoires serrées, les forces décuplées par cette
liberté qu’il voyait poindre, Marcel réussit à tordre le bas de la
porte. Mais pas suffisamment pour pouvoir s’y glisser. Il se
remit à l’ouvrage, avec rage cette fois. Pas assez vite
cependant. Le sergent, en faisant sa ronde, s’étonna de
l’étrange position qu’avait prise la porte de la cellule. Il en
déduisit rapidement que Marcel y était pour quelque chose et
entra brusquement dans le petit réduit.
— T’es con ou quoi ? dit-il à Marcel. Où tu veux aller avec
tes menottes ? Tu ferais pas vingt mètres dans l’eau.
Il appela à la rescousse le reste de l’escorte, un caporal-chef
et deux légionnaires. À tous les quatre, ils remirent la porte en
place. Et cette fois, le sergent n’oublia pas de pousser les deux
verrous.
Marcel se retrouva à nouveau seul dans le noir le plus
complet. Une forte odeur d’urine, laissée par les prisonniers
qui s’étaient soulagés dans la cellule, mêlée à l’odeur du
mazout, lui souleva le cœur. Le tangage et le roulis firent le
reste. Il passa sa nuit à vomir.
Sans boire et sans manger. Car le sergent, prudent, lui avait
enlevé les provisions de route. Elles étaient toutes enfermées
dans des boîtes en ferraille. Et le sous-officier ne tenait pas à
ce que Marcel ait sous la main de quoi se suicider. Il en avait
déjà connu des disciplinaires qui essayaient de mettre fin à
leurs jours avant d’arriver à la Section d’Épreuve.

— Regarde, il a dû faire une sacrée connerie, le légionnaire.


Les passagers du Fred Scamaroni, qui s’apprêtaient à
descendre, s’écartèrent en murmurant pour laisser passer la
petite troupe. Le sergent devant, suivi dans l’ordre par le
caporal-chef et les deux légionnaires qui encadraient Marcel.
— Le pauvre ! dit une femme.
Marcel marchait, le pas pesant, les menottes aux poignets,
exténué, le visage encore tuméfié par les coups de pied de
Schumann et ravagé par le mal de mer, vêtu d’un vieil
uniforme sans bouton, sans aucun insigne de grade ou d’unité,
les pieds nus dans des « rangers » sans lacets.
L e Fred Scamaroni était arrivé à 8 heures du matin à
Bastia, après douze heures de mer. On était le samedi 2 février
1973. Sitôt le bateau accosté, Marcel et son escorte
débarquèrent, en priorité. Une jeep attendait sur le quai,
moteur en marche. Au volant, un légionnaire de la Police
Militaire.
— Où l’emmène-t-on ? interrogea le sergent.
— Au bureau de recrutement de Bastia, où les copains de la
PM viendront le chercher pour le transférer à Corte.
Au bureau de recrutement, on attacha Marcel, avec ses
menottes, au pied d’un lit en fer. Il resta plusieurs heures
ainsi. Ses bras s’ankylosaient à force de rester suspendus à
l’acier des menottes. Et personne ne songea à lui jeter un
croûton de pain.
En tout début d’après-midi, enfin, l’escorte fit son entrée :
un caporal-chef, un caporal et deux légionnaires de la PM. Ils
le hissèrent dans un camion Renault « 4×4 », l’attachèrent aux
ridelles par les poignets et prirent la route de Corte.
Les deux légionnaires, restés à l’arrière avec lui, se
montrèrent plutôt compréhensifs. Un Allemand et un Slave. À
plusieurs reprises, ils mirent une cigarette allumée dans la
bouche de Marcel et il tira dessus avec d’autant plus de plaisir
qu’il n’avait pas fumé depuis deux jours.
À Ponte-Leccia, le camion s’arrêta près d’une auberge. Le
caporal-chef avait soif. Marcel resta dans le camion avec les
deux légionnaires qui en profitèrent pour relever la bâche et
respirer un peu d’air pur.
— Alors, tu montes là-haut ? interrogea l’Allemand.
— Là-haut ?
— À la Section. Paraît que c’est pas de la tarte !
— C’est ce qu’on dit. On verra bien.
Le caporal-chef revint avec trois bières. Il détacha les
menottes de Marcel qui se frictionna vigoureusement les
poignets avant de boire sa bière au goulot, jusqu’à la dernière
goutte.
— Merci, caporal-chef.
L’autre grogna quelque chose en espagnol, boucla à
nouveau les menottes et remonta dans la cabine, à côté du
chauffeur. Une demi-heure après, le « 4×4 » entrait dans la
cour de la caserne Grossetti, à Corte.

Corte est l’ancienne capitale de la Corse indépendante, une


ville fortifiée bâtie en plein centre de l’île, dans une région
montagneuse, au confluent de la Restonica et du Tavignano,
sur une colline étroite surmontée d’un énorme rocher. Au
sommet de ce rocher, la citadelle, sorte de nid d’aigle,
construite en 1420 et occupée aujourd’hui par la Légion
étrangère. Un paysage déchiqueté, meurtri, entouré de pics,
comme le Monte Cardo, qui culmine à 2 500 mètres, cerné de
torrents, de gorges et de ravins. La ville s’est presque
entièrement regroupée en escaliers autour de la citadelle. Les
maisons austères, en schiste sombre, aux volets verts toujours
clos, s’accrochent à chaque aspérité de la roche.
La Légion étrangère s’est installée partout à Corte. D’abord
à la citadelle, ensuite à la caserne de la Minoterie, sur la route
d’Aléria, où sont formés les élèves caporaux, enfin à Grossetti,
où se trouve le PC.

Il avait neigé sur Corte. Les rues, dégagées au chasse-


neige, étaient bordées d’une croûte blanchâtre.
Quand Marcel descendit du « 4×4 », il sentit le froid
s’abattre sur ses épaules, lui mordre la peau, lui nouer les
muscles. Il aurait donné cher pour pouvoir se réchauffer les
mains au-dessus du « brasero » dont les braises ardentes
rougeoyaient à côté du poste de garde. Un caporal s’approcha
du petit groupe descendu du camion.
— C’est « El Macho », souffla le légionnaire allemand à
l’oreille de Marcel. Fais gaffe avec lui, c’est une brute. Il tuerait
sa mère si un officier le lui demandait poliment.
« El Macho » se frottait les mains. Lui aussi avait froid.
— Alors, c’est lui Terrier ? Une terreur, il paraît ? Et qui
bouffe des cuillères ? Il a pas l’air bien terrible.
Sa main, les doigts repliés, s’abattit sur la joue de Marcel
qui fit un écart de deux mètres sous le coup.
— Il tient pas sur ses pattes. Allez, suis-moi mon gars.
« El Macho » conduisit Marcel au fond de la cour, jusqu’à
une ancienne chapelle.
— Là-dedans, même si tu crois pas en Dieu, tu vas en faire
des prières.
C’est dans la petite église de Grossetti que la Légion avait
installé les cellules. L’Espagnol en ouvrit une, glaciale, et fit
passer Marcel devant lui.
Quatre murs blanchis à la chaux. Pas de fenêtre. Pas un lit,
pas une chaise. Une odeur d’urine acide et suffocante. Pas de
trou pour les WC.
— Ça te plaît ?
« El Macho » poussa violemment Marcel au milieu de la
cellule.
— Garde-à-vous ! À dix centimètres du mur que je te
fouille !
Marcel se plaça face au mur. Il sentit l’Espagnol marcher
derrière lui. Et tout d’un coup, un éclair bleu dans la tête. « El
Macho » lui avait pris le crâne à deux mains et venait de lui
cogner le front contre la paroi aux aspérités coupantes. Du
sang coula sur le visage de Marcel.
— C’est du solide ça ! D’ici, tu ne pourras pas tailler la
route !
L’Espagnol commença la fouille. Il ne laissa pas un
centimètre de peau inexplorée. Ses mains s’attardèrent sur la
braguette, soupesèrent, tâtèrent.
— Dis-moi, elles sont bien pleines ! s’extasia-t-il. Montre-
moi un peu ça !
Un coup de poing dans l’estomac obligea Marcel à se
rappeler qu’à la Légion, un ordre ne se discute pas.
Il se déshabilla entièrement en grelottant. L’Espagnol prit
le paquet de vêtements et sortit, refermant derrière lui la
lourde porte cloutée. Son visage bistre fit une dernière grimace
par le judas. Le temps de lancer, avec un sourire vicieux :
— Si t’as froid, appelle-moi !

Depuis une heure, Marcel courait en rond dans sa cellule.


La nuit venait de tomber et le froid s’était fait plus mordant
encore. Les pieds et les mains, surtout, en souffraient.
Marcel se trouvait à bout de souffle et pourtant il ne voulait
pas s’arrêter de courir. Il avait déjà tenté l’expérience, mais à
chaque fois, le froid l’avait paralysé. Il aurait fait n’importe
quoi pour un peu de chaleur. N’importe quoi sauf appeler
l’Espagnol.
Une idée folle lui traversa l’esprit. Il s’allongea par terre et
frotta vigoureusement ses pieds contre la paroi humide. Les
petites dents de la chaux lui labourèrent les chairs. Du sang
coula. Chaud. C’était bon. Les pieds lui brûlaient. Il
recommença, avec les mains cette fois. Quand elles furent
ensanglantées, il les passa sur ses joues.
Quelques minutes plus tard, le froid, à nouveau, lui saisit
l’extrémité des membres. Mais il n’osa pas recommencer à les
frotter au mur. Les multiples petites plaies le faisaient trop
souffrir. Il reprit sa course sans fin dans la cellule.
À 19 heures, il entendit le clairon sonner « la soupe ». À
19 h 30, la porte de la cellule s’ouvrit et « El Macho » jeta une
gamelle par terre. De la soupe chaude se répandit sur le sol en
terre battue. Marcel se jeta sur la gamelle et avala d’un trait le
liquide brûlant qui lui meurtrit la gorge et l’estomac, mais
communiqua à tout son corps une chaleur inespérée.
— Tu t’es battu tout seul ? demanda l’Espagnol en voyant
le visage ensanglanté de Marcel.
Le disciplinaire avait cru discerner un peu de pitié dans les
quelques mots de son geôlier.
— Je peux avoir un peu plus de soupe, caporal ?
— Mon cul si tu veux !
Et l’Espagnol referma la porte en riant.
Vers minuit, « El Macho » revint. Marcel ne dormait pas.
Recroquevillé par terre, dans une position fœtale, il essayait
vainement de trouver en lui-même un peu de chaleur.
L’Espagnol n’était pas entré les mains vides. Il portait un seau
empli d’eau qu’il déversa sur le sol de la cellule.
— Si t’aimes le patin à glace, dans un moment tu pourras
t’amuser.
— Pédé ! hurla Marcel.
L’autre posa par terre le seau de plastique, s’approcha du
disciplinaire toujours couché, et lui décocha une série de coups
de pieds.
— Debout, et garde-à-vous ! ordonna-t-il.
— Tu peux aller te faire enculer ! répliqua Marcel qui ne
bougea pas d’un millimètre.
Une deuxième série de coups de pieds le laissa à moitié
assommé. Mais le spectacle n’était pas terminé. « El Macho »
fouilla dans sa braguette et en sortit un membre noiraud et
impressionnant qu’il agita sous le nez de Marcel.
— Tu vois, ça, c’est pour ton cul si tu te tiens pas peinard.
Marcel lança un crachat en direction de l’Espagnol qui fit un
saut de côté pour l’éviter.
— Si t’as trop froid, appelle-moi. Tu as vu mon engin ? Avec
ça, je te réchaufferai vite fait !
Au petit matin, Marcel ne dormait toujours pas. L’eau avait
gelé au milieu de la cellule. Il s’était réfugié dans un coin sec, le
menton sur les genoux. Il regardait miroiter la couche de glace.
Il pensait sans cesse à l’Espagnol. À la façon dont il le crèverait
un jour. Sa haine le réchauffait. Ses reins se libéraient du froid.
Le dimanche, Marcel ne vit pas « El Macho » de la journée.
L’Espagnol avait « quartier libre ». Le caporal belge qui le
remplaçait se montra plus charitable avec le disciplinaire. À
midi, il lui donna deux fois de la soupe et lui jeta en cachette
une couverture. Marcel dormit tout l’après-midi. Il ne se
réveilla que le soir, pour le dîner. Encore une fois, le Belge lui
versa deux pleines gamelles de soupe chaude. Mais il reprit la
couverture.
— « El Macho » revient demain, s’excusa-t-il. S’il te trouve
avec ça, il va faire un foin de tous les diables.
Le Belge ne jeta pas d’eau sur le sol de la cellule. Il poussa
même la gentillesse jusqu’à essayer de rassurer Marcel.
— Ils viendront te chercher demain pour t’emmener à la
Section d’Épreuve. Tu verras, on en dit beaucoup de mal mais
ça n’est pas bien méchant.
Le Belge n’était pas dupe de ses propres paroles puisqu’il
ajouta :
— De toutes façons, tu dois y passer.
Le lundi matin, « El Macho » fit irruption dans la cellule sur
le coup de 8 heures.
— Terminus, tout le monde descend !
Il tenait la grande forme. Un œil violacé laissait imaginer
qu’il avait passé un dimanche comme il devait les aimer : plein
de bières et de coups de poings.
— Debout, Terrier, ces messieurs t’attendent.
Il jeta par terre le vieil uniforme sans bouton, les rangers
sans lacets.
— Habille-toi, et fissa !
Une jeep stationnait dans la cour de Grossetti. À bord, le
sergent-chef Walk, le sergent Latasse, le caporal-chef Loriot et
le caporal Aruanda. Quand Walk, un homme épais, très grand,
le crâne rasé, vit Marcel s’approcher, il sauta à terre et vint à
sa rencontre.
— Toi, c’est Terrier ou Grasset ?
Marcel ignorait qu’ils devaient faire le voyage à deux
disciplinaires. Grasset sortait justement de la petite chapelle. Il
s’était tenu tranquille car Marcel n’avait entendu aucun bruit
durant les deux jours passés dans la chapelle. Malgré son
pseudonyme légionnaire à consonance française, Grasset était
allemand. Assez beau garçon d’un mètre quatre-vingts,
châtain clair, les yeux gris. Il se présenta à son tour au
sergent-chef Walk, Allemand comme lui. Pendant ce temps,
Loriot s’occupait des papiers de prise en charge.
— Prenez vos affaires, ordonna Walk, quand tout fut fini.
Les paquetages des deux disciplinaires avaient suivi. Pour
chacun, deux sacs marins bourrés jusqu’à la gueule, et un sac à
dos bien tassé. Marcel possédait en plus une petite valise
noire. En tout, environ quatre-vingt-dix kilos de bagages pour
chaque disciplinaire. Les deux hommes entassèrent sacs et
valise dans la remorque de la jeep et tendirent leurs poignets à
Loriot qui leur passa aussitôt les menottes. Puis ils grimpèrent
à l’arrière de la jeep.
— Mettez vos bérets pour traverser la ville ! ordonna Walk,
soucieux des apparences.
Les deux hommes se coiffèrent du béret vert portant le
badge de la Légion étrangère, la grenade dorée à sept
flammes.
La jeep démarra, passa devant la petite gare. Les civils
qu’elle croisa ne relevèrent même pas la tête. À vivre si près
d’elle, ça faisait bien longtemps qu’ils avaient oublié l’existence
de la Légion. Le véhicule passa sous un petit pont de chemin
de fer, prit un virage en épingle à cheveux et s’engagea sur la
route d’Aléria. La jeep roula quelques kilomètres dans la
campagne. À hauteur de la caserne de la Minoterie, elle stoppa
sur la droite de la route, devant l’entrée d’une petite piste
caillouteuse. Marcel releva la tête. La piste montait en pente
douce, serpentant à flanc de montagne. À deux kilomètres
environ, en plein maquis, se cachait la Section d’Épreuve.
— Tu vois cette piste, dit Loriot à Marcel, les mecs qui sont
là-haut l’appellent le « chemin de croix » ou encore la « piste
rouge ». Tu sais pourquoi ?
Marcel fit non de la tête.
— Tu vas le savoir tout de suite !
4

La jeep s’enfonça, en cahotant, d’une cinquantaine de


mètres sur la piste, afin de se mettre à l’abri des regards
d’éventuels curieux. Elle s’immobilisa au premier tournant,
cachée de la route par un bouquet de chênes-lièges.
— Descendez vos bardas ! ordonna Walk.
Les deux disciplinaires se précipitèrent sur la remorque. À
la voix, aux visages fermés des quatre hommes qui les
escortaient, ils avaient compris tout de suite qu’ils se
trouvaient à leur merci, entièrement livrés à eux. Sans
réserve. Sans recours. Il n’y a pas de pitié à attendre des
hommes qui viennent vous chercher au petit matin. Où qu’ils
soient. Quels qu’ils soient.
Quand les sacs et les valises se retrouvèrent par terre,
traînant dans le cloaque boueux, Loriot s’approcha de Marcel.
Il l’avait repéré dès le premier instant. Il avait besoin de se
choisir tout de suite une victime, Loriot. Question de
psychologie. Son instinct avait prévenu Marcel que cet homme
allait le faire souffrir. Les rapports entre bourreaux et victimes
sont souvent très équivoques. Or, Loriot fascinait Marcel. Une
haine immédiate et réciproque en avait fait deux complices.
Marcel toisa le caporal-chef. Loriot était d’origine malgache,
le teint cuivré, le nez droit, très fin, les yeux noirs. Pas grand,
mais des muscles bien déliés qui jouaient sous son treillis vert
à chaque pas qu’il faisait.
— Garde-à-vous !
Marcel se figea sur place. Un garde-à-vous parfait. Talons
joints, menton relevé, nuque raide, petit doigt sur la couture
du pantalon. Loriot fit le tour du disciplinaire, inspecta sa
position.
— Alors, c’est toi, Terrier l’enculé ?
— Oui caporal-chef !
— Alors écoute-moi bien, Terrier l’enculé, à partir de cette
seconde, tu n’es plus rien. Pas même de la merde. Tu es
Terrier l’enculé et c’est tout. Compris ?
— Oui caporal-chef !
Loriot fit signe à Grasset de s’approcher.
— Ici, vous n’êtes plus des hommes. Vous n’avez plus rien à
vous. Plus de couilles, rien. Et vous êtes encore moins des
légionnaires. Des enculés de disciplinaires, voilà ce que vous
êtes. Et un enculé de disciplinaire, ça ferme sa gueule, tout le
temps.
Il ajouta d’une voix plus douce :
— Sauf pour se présenter…
Walk, qui s’était armé d’un gourdin, s’approcha.
— Il n’y a pas deux façons de se présenter pour un
disciplinaire. À chaque ordre reçu, vous répéterez en gueulant
à pleins poumons, s’il vous en reste : « Disciplinaire Untel, puni
de six mois de Section d’Épreuve, à vos ordres cheeeeef ! » Et
je veux qu’on entende « chef » jusqu’à Paris.
— Compris, Terrier ? intervint Loriot. Présente-toi.
Marcel prit sa respiration et hurla :
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, à vos ordres cheeeeef !
Marcel ne put éviter le coup de poing qui lui écrasa le nez.
Et il resta dans un garde-à-vous impeccable pendant que
Loriot le giflait à deux reprises.
— Je t’avais demandé de te présenter, dit le caporal-chef
d’une voix très douce. Donc, tu devais dire : « Disciplinaire
Terrier, puni de six mois de Section d’Épreuve, JE ME
PRÉSENTE, à vos ordres chef. » C’est pourtant pas difficile.
Répète.
Marcel répéta.
— Compris Grasset ?
— Disciplinaire Grasset, puni de six mois de Section
d’Épreuve, j’ai compris, à vos ordres cheeeeef !
— Enlève ton béret ! ordonna Aruanda.
— Disciplinaire Grasset, puni de six mois de Section
d’Épreuve, j’enlève mon béret, à vos ordres cheeeeef !

— Prends ton sac à dos !


— Disciplinaire Grasset, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je prends mon sac à dos, à vos ordres, cheeeeef !
Aruanda fixa ensuite une paire de menottes à chaque
poignet de Grasset. Et il y attacha les deux sacs marins du
disciplinaire. Un à chaque bras. Loriot en fit autant avec
Marcel. Oui, mais il y avait la petite valise noire.
— Prends-la avec tes dents !
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je prends ma valise avec mes dents, à vos ordres
cheeeeef !
Loriot portait autour du cou un sifflet attaché par un cordon
blanc tressé. Il le montra aux deux disciplinaires.
— Un coup de sifflet, vous plongez par terre et vous
rampez. Deux coups de sifflet, debout. Trois coups, marche-
canard. Quatre coups, cinquante pompes !
Il siffla une fois. Marcel et Grasset plongèrent dans la boue
et commencèrent à ramper, remorquant avec peine leurs sacs
marins. Marcel avait du mal à respirer avec sa valise entre les
dents. Il prit assez rapidement du retard sur Grasset. Deux
coups de sifflet. Debout !
— Alors, Terrier, susurra Loriot, on se fatigue pas trop ?
Et il siffla quatre fois. Marcel fit la série de cinquante
pompes dans une mare de boue noirâtre. Deux coups de sifflet.
Debout ! Un coup de sifflet. Marcel plongea à terre et
recommença à ramper, sur les coudes et les genoux. La rage
au cœur, il rattrapa Grasset et desserra ses mâchoires de la
poignée de la valise, le temps de glisser à l’autre disciplinaire :
— Fais pas le con ! Ralentis ! Tu vois pas qu’ils essaient de
nous faire crever ? Ralentis, nom de Dieu !
Les deux hommes réglèrent leur allure. Ça ne faisait pas
l’affaire de Walk qui avait repéré le manège et qui arriva au
pas de course distribuer quelques coups de gourdin sur les
reins des disciplinaires.
— Plus vite ! Le dernier arrivé au gros caillou fera
cinquante pompes.
Cette fois, c’était chacun pour soi. Grasset arriva le
premier. Marcel, qui le suivait en ahanant, s’aperçut que sur
sa route se dressait l’arête coupante d’un caillou à moitié
enfoncé dans la boue du chemin. Il fit un écart, au dernier
moment, pour l’éviter. Loriot, qui le suivait, l’arrêta net en lui
enfonçant du pied la tête dans une flaque d’eau.
— T’as oublié quelque chose, Terrier. Retourne en arrière.
Deux coups de sifflet. Marcel se releva.
— Recommence depuis là-bas. Mais cette fois, n’oublie pas
de faire l’amour avec le caillou.
Marcel, en courant, recula d’une vingtaine de mètres et
plongea par terre au coup de sifflet. Quand il arriva à nouveau
sur le caillou, il ferma les yeux. L’épine schisteuse lui laboura le
ventre.
— Repos cinq minutes au garde-à-vous ! décréta Walk.
Les deux disciplinaires se figèrent sur le bord du chemin
tandis que les quatre hommes d’escorte regagnaient la jeep
pour y déboucher quelques bouteilles de bière.

— J’ai soif, nom de Dieu ! J’ai soif ! murmura Marcel sans


desserrer les dents. Il y avait dix bonnes minutes que les deux
disciplinaires restaient pétrifiés dans un garde-à-vous
irréprochable. À cinq mètres d’eux, les hommes d’escorte
vidaient tranquillement leur deuxième bouteille de bière.
Aruanda rota bruyamment, faisant éclater de rire Loriot et
Latasse qui possédaient un sens très particulier des
convenances.
Walk, se sentant des responsabilités, grogna un ordre.
— Allez, on y va !
— Ce qu’il y a, c’est que la bière, ça coupe les jambes, fit
remarquer Latasse en se rapprochant, avec Loriot, des deux
disciplinaires.
Loriot avait l’habitude d’escorter les nouveaux de la Section
d’Épreuve. Il savait qu’ils avaient soif. Qu’ils crevaient de soif
au bout de cinq cents mètres de ramping. Il s’approcha de
Marcel et lui rota en plein visage. Marcel sentit l’odeur aigre
de la bière digérée.
— C’est bon hein ?
Et Loriot lui rota une deuxième fois sous le nez. Un coup de
pied dans les testicules mit Marcel à genoux.
— Marche comme ça, lui ordonna le Malgache qui venait de
découvrir que cette méthode avait du bon.
Marcel avança à genoux sur la piste, s’écorchant aux
cailloux, traînant ses quatre-vingt-dix kilos de paquetage. Plus
la petite valise noire entre les dents. Il ressemblait à une vieille
infirme espagnole, folle de Dieu, protégée de la douleur par sa
foi, et qui aurait fait à genoux un pèlerinage à Notre-Dame-de-
Fatima, pour gagner au ciel ce qu’on lui aurait refusé sur la
terre. Seulement, Marcel ne croyait en rien. Ses douleurs
étaient bien présentes, et il savait qu’au bout du chemin, ce
n’était pas le paradis qui l’attendait.

Loriot, que Walk laissait faire, avait décidé de varier le


menu. Marcel dut ramper à nouveau, pendant cinquante
mètres, ensuite marcher en canard, toujours cinquante
mètres, revenir sur ses pas en courant, faire cinquante
pompes et repartir.
Une heure s’était écoulée, et les disciplinaires n’avaient pas
fait un kilomètre. Leurs genoux et leurs coudes, qui passaient
à travers leurs treillis déchirés, pissaient le sang. Marcel avait
le visage couvert d’hématomes sanglants. Ni Loriot, ni Walk, ni
Latasse, ni Aruanda n’y allaient de main morte quand ils
distribuaient des baffes.

Marcel rampait encore. Il ne savait plus ce qui lui donnait la


force d’avancer. La haine, la peur. Les deux. Ou peut-être
l’orgueil. Ou bien encore la volonté d’en finir plus vite.
En relevant un peu la tête, au sortir d’un virage, il aperçut
les murs de la Section d’Épreuve. Il la reconnut aussitôt. Et il
pensa au crucifié du portail. Rien n’avait changé. Il jugea la
distance qui le séparait de la Section, à un kilomètre. Ils
avaient donc fait la moitié du chemin.
Un coup de pied dans la nuque lui rappela qu’on ne lève pas
la tête quand on rampe. Alors, il replongea le nez dans la boue,
maudissant son père et sa mère de s’être accouplés. Mais il
avait beau prendre des coups, il ne pouvait pas s’empêcher de
regarder ces murs en moellons, surmontés de barbelés qui
l’attendaient là-haut. Et qui l’attiraient irrésistiblement parce
qu’ils représentaient une étape dans ses souffrances.

Ces murs avaient quatre ans.


La Section d’Épreuve a été construite courant 69. Elle
succédait à la Compagnie disciplinaire de la Légion étrangère,
basée à Djenien, près de Colomb-Béchar, dans le Sud de
l’Algérie.
Sans doute faut-il voir dans ce changement d’appellation la
volonté marquée par le commandement de la Légion d’adapter
à notre époque les méthodes de « rééducation » des
légionnaires. Disciplinaire signifiait « répression ». Épreuve
voulait signifier « rachat ». Seuls les mots avaient changé. On
aurait dû changer aussi les hommes.
Le premier commandant de la Section d’Épreuve de Corte,
l’adjudant-chef Helmut Siegfried, un ancien Waffen SS, fut
également le dernier commandant de la Compagnie
disciplinaire de Djenien. On voit bien, par cette seule
affectation, le laxisme profond du commandement, ou sa
volonté de ne changer que l’apparence des choses. Car, que fit
Siegfried ? Selon les témoignages les plus sérieux, il se
contenta de transférer à Corte les méthodes qu’il appliquait à
Djenien. Mêmes brimades cruelles, mêmes travaux durs et
stupides, mêmes châtiments corporels.
En 1969, 1970 et 1971, Siegfried, secondé de main de
maître par le sergent-chef Jean-Claude Bourrier (Tarass-
Boulba), remet en pratique toutes les vieilles traditions
disciplinaires de la Légion.
C’est ainsi que les disciplinaires mangent au pas de
gymnastique, en quelques minutes, tout le repas mélangé dans
la même gamelle.
C’est ainsi qu’on habille les disciplinaires de vêtements
chauds l’été et légers l’hiver.
C’est ainsi qu’on s’amuse à pendre un homme par les pieds,
toute une nuit (l’un d’eux, clochard à Paris, et qui vit sur la
péniche de l’Armée du Salut, pont d’Austerlitz, est resté
plusieurs mois paralysé à la suite de ce traitement).
C’est ainsi qu’on attache les « fortes têtes » à un poteau de
« torture » et qu’on vient les arroser d’eau froide, l’hiver,
toutes les deux heures{12} .
En avril 1971, le légionnaire Frise, puni de six mois de
Section d’Épreuve pour tentative de désertion et mutilation
volontaire, essaie de se suicider à plusieurs reprises. Il est
absolument irrécupérable pour la Légion. Ses forces déclinent,
il se laisse aller, il veut mourir. Va-t-on résilier son contrat ?
Admettre qu’on ne peut pas le garder davantage sans mettre
en danger de mort sa santé mentale et physique ? Après tout,
c’est de la vie d’un homme qu’il s’agit.
Non ! Siegfried ordonne qu’on l’attache au « poteau » de
torture qui est planté dans la cour, pour que nul n’en ignore.
On ne se contente pas de lui lier les pieds et les mains, on
installe en plus, autour de sa tête, un système de contrepoids
qui l’oblige à garder la nuque raide{13} .
Au matin du premier jour, des témoins l’entendent crier :
« Au secours ! Maman, ils me tuent ! » Comédie, pense
Siegfried qui continue à lui faire jeter un seau d’eau glacée
dessus, toutes les deux heures.
« Il devenait noir chaque fois qu’on l’arrosait. Il avait très
froid et il était terrorisé par l’eau glacée », a déclaré un témoin,
ancien « cadre » de la Section d’Épreuve, aujourd’hui civil.
Au matin du second jour, Frise, qui se laissait glisser le long
du poteau, hurlait « Assassins ! », en pleurant. Il dut attendre
le troisième jour pour qu’enfin, on le libère. Était-il encore
temps ? Personne ne le sait sinon les responsables. Quand on
le détacha, il tomba à terre, probablement évanoui depuis
longtemps. On l’emmena à l’hôpital{14} .
Après Siegfried sont venus le capitaine Pichon, le lieutenant
Britain, le lieutenant Albertini, le lieutenant Graff.
Aucun d’eux n’a profondément changé la Section
d’Épreuve. Ils n’ont fait que perpétuer, au nom de la Légion,
des traditions stupides et criminelles. Parfois en les
adoucissant, il est vrai, mais aussi, d’autres fois, par lâcheté ou
inconscience, ils ont laissé les « cadres » agir à leur guise. Et
certains de ces cadres, sadiques, psychopathes de tous ordres,
relevaient de la psychiatrie. C’est pourquoi des hommes sont
morts à la Section d’Épreuve.

On entendit nettement le moteur d’une voiture ronronner


sur la piste, un peu plus bas. Aussitôt, Walk ordonna aux deux
disciplinaires de se relever et de se mettre au garde-à-vous, le
dos tourné au chemin. Il ne tenait pas à ce qu’on s’aperçoive
de quels traitements on gratifiait les légionnaires.
La voiture passa, éclaboussant de boue le petit groupe.
Marcel tourna légèrement la tête. C’était une « Renault 4 »
bourrée de civils, des chasseurs corses qui avaient dû se
perdre. Le chauffeur riait très fort. « Ils vivent. Ils ont le droit
de rire. Il y a encore des hommes qui rient. » Cette pensée
creusa encore davantage le fossé qui séparait Marcel du réel.
Dans le monde qu’il vivait, à cet instant précis, il n’y avait plus
de place pour le rire. Et c’est bien cela le tour de force de
Loriot et de tous ceux qui lui ressemblent. Faire croire aux
hommes qu’ils tiennent à leur merci qu’ils vivent
normalement. Que leurs souffrances sont normales. Leur faire
oublier qu’un homme ça boit, ça mange, ça baise. Que ça
marche debout, sur ses deux pieds. Leur enlever peu à peu
toute parcelle d’humanité au point qu’ils en perdent
définitivement le souvenir. Et qu’ils avancent en rampant,
comme des bêtes. Qu’ils prennent des coups qu’un animal ne
supporterait pas. Et qu’ils trouvent cela normal. Qu’ils ne s’en
étonnent pas davantage. Qu’ils ne se révoltent même plus. Et
qu’ils s’interrogent quand ils entendent rire.
— Couché ! hurla Loriot.
Le « Malgache » s’approcha de Marcel.
— Allez, on repart, en rampant !
Marcel se déhancha de nouveau, animal grotesque à la
carapace verte, à la démarche si peu conforme à la nature,
traînant comme des boulets deux sacs marins et mordant
rageusement la poignée d’une petite valise noire.
Il ne sentait plus ses coudes et ses genoux, Marcel. Mais il
n’ignorait pas que ça n’était que partie remise, que la douleur
se réveillerait le moment venu. Les corps savent taire la
souffrance quand on les oblige à une autre priorité. Et la
priorité, pour l’instant, c’était de ramper vite.
Marcel, en levant les yeux, aperçut la voie ferrée qui
coupait la piste, à une vingtaine de mètres. Une voie unique
sur laquelle passait, plusieurs fois par jour, la « Micheline »
faisant la navette entre Corte et Ajaccio. Loriot ne quittait pas
Marcel. Walk et Aruanda s’occupaient de Grasset. Latasse, lui,
pilotait la jeep qui suivait au ralenti.
— Arrête de ramper !
Ce fumier de Loriot avait choisi l’instant précis où Marcel
traversait un trou d’eau d’une trentaine de centimètres de
profondeur pour lui ordonner de stopper.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, j’arrête de ramper, à vos ordres cheeeeef !
— Avance jusqu’à la voie ferrée !
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, j’avance jusqu’à la voie ferrée, à vos ordres
cheeeeef !
La voix de Grasset lui arriva en écho. Lui aussi avait reçu
l’ordre de ramper jusqu’à la voie ferrée. Marcel reprit sa
progression. Il escalada le petit talus sous les coups de pieds de
Loriot qui trouvait que ça n’avançait pas assez vite.
— Repos couché sur la voie ferrée. Si dans dix minutes le
train n’est pas passé, on repart.

Marcel se déchirait les chairs sur les cailloux coupants du


ballast. Il posa l’oreille sur le rail et crut entendre un
roulement lointain. Il bloqua sa respiration et colla à nouveau
son oreille sur l’acier glacé dû rail. Le train n’était plus très
loin. Le train arrivait. Une véritable panique s’empara de
Marcel qui essaya maladroitement de se relever, s’empêtrant
dans ses sacs, ses menottes et sa valise.
— Alors, Terrier l’enculé, on les mouille ?
Loriot, d’un croc en jambes, avait projeté à nouveau Marcel
sur le ballast.
— Le train arrive cheeeeef ! hurla Marcel, incrédule.
Ce salaud n’allait tout de même pas les laisser réduire en
bouillie par le convoi pour se marrer. Simplement pour
pouvoir raconter, ce soir, à la popote, comment il avait crevé
deux disciplinaires. Un coup de pied dans la hanche le calma.
Marcel, résigné, se recoucha sur le ballast. Il sentit un liquide
chaud lui couler entre les cuisses. Sa vessie se vidait. Il paraît
que tous les condamnés à mort se soulagent ainsi,
involontairement. Comme si tous les muscles se relâchaient
pour éviter la souffrance. Le roulement s’était nettement
amplifié et rapproché. Le ballast vibrait.
— En avant ! hurla Loriot.
Marcel, en une fraction de seconde, avait franchi la voie
ferrée. Grasset le doubla sans se retourner, rampant en
poussant des cris de forcené. La locomotive, essoufflée par la
montée, siffla trois fois derrière eux. Dans les wagons rouges
au toit crème, des touristes montraient du doigt le drapeau
français qui flottait haut sur la Section d’Épreuve. Ils parlaient
peut-être de la Légion, celle qu’ils croyaient connaître.
Après la voie ferrée, il ne restait plus qu’environ deux cents
mètres pour arriver jusqu’au petit portail de la Section
d’Épreuve. La piste serpentait entre des massifs bordés de
cailloux peints en blanc. La marque de la Légion.
À droite, se dressaient les ruines de l’église de la Piève de
Venaco, (IXe siècle), ancienne cathédrale annexe d’Aléria. Il
n’en restait plus que l’abside semi-circulaire en schiste et des
arcades soulignées par un lit de briques romaines. Loriot, qui
sentait son sens de l’humour croître avec l’arrivée à la Section
d’Épreuve, ne manqua pas si belle occasion.
— Fais ta prière, Terrier, il se pourrait bien que ce soit ta
dernière.
Marcel était à bout de forces. Les sacs marins pesaient des
tonnes, mais il avançait quand même sous les coups de pieds
de Loriot et de Walk.
Le sol avait changé de nature, brusquement. Marcel
rampait à présent sur du gravillon. Un couinement
douloureux. Une porte en fer s’ouvrit. Marcel continua
d’avancer, se déchirant coudes et genoux sur les gravillons.
— Halte ! Debout !
Marcel se redressa, hagard, les yeux rouges, le visage
ensanglanté. Ce n’était pas le même homme qui était descendu
de la jeep, au bas de la piste, deux heures auparavant. Il avait
beaucoup vieilli. Le sergent Latasse riait.
— Je viens de t’ouvrir la porte du paradis ! lui dit-il.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit, le sergent ? reprocha doucement
Loriot.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, vous m’avez ouvert la porte du paradis, à vos
ordres, cheeeeef !
5

Le lieutenant Albertini, commandant la Section d’Épreuve,


se tenait bien raide sur son fauteuil, derrière son bureau
métallique, les mains soigneusement posées à plat sur les
accoudoirs. Il venait à peine de dépasser la quarantaine et se
montrait volontiers assez fier de son beau visage buriné, aux
yeux vifs. Il portait naturellement les cheveux très courts.
Il regardait les deux nouveaux qui se tenaient au garde-à-
vous devant lui, les détaillait des pieds à la tête. On avait
l’impression qu’il les passait aux rayons X, pour essayer de
savoir quelle tempête secouait leurs crânes.
— Bien, bien…, murmura-t-il.
Puis, s’adressant cette fois aux deux disciplinaires.
— Ici, le règlement est très simple. D’abord, tous les
déplacements se font au pas de gymnastique. Interdiction
absolue de marcher. Et vous ne devez jamais parler non plus.
C’est très important. Ne jamais parler. Sauf pour vous
présenter à chaque fois que vous croiserez un gradé. Loriot !
— À vos ordres mon lieutenant !
— Vous pouvez les emmener. Ils sont à vous. Ah ! J’allais
oublier… Pour commencer, deux jours de cellule, sans manger
bien sûr. De quoi vous dégorger, comme les escargots. Et
comme ça, Terrier n’aura pas l’occasion de bouffer le matériel
de l’armée.
Loriot éclata respectueusement de rire.

Le caporal-chef Loriot marchait d’un pas pesant, chaloupé,


tranquille. Le pas d’un soldat qui a fait l’Indochine, l’Algérie et
qui fera la prochaine si elle ne tarde pas trop. À côté de lui,
réglant leur vitesse sur la sienne, Marcel et Grasset
trottinaient. Grasset, qui s’était placé derrière Marcel, le tenait
à l’épaule, de la main gauche, le bras bien tendu, comme l’exige
le règlement de la Section disciplinaire. Loriot tourna la tête
vers Marcel.
— Je trouve qu’il a été bien gentil avec toi, Albertini. Alors,
tu vas me faire cinquante pompes ! Exécution !
Marcel se jeta à terre. Dix, quinze, vingt pompes. Il peinait
de plus en plus. Ses bras ne lui obéissaient plus. À trente-cinq,
il se laissa aller par terre, le nez dans les gravillons. Loriot posa
son pied sur la tête de Marcel et lui imprima un mouvement
de rotation. Le disciplinaire sentit les dizaines de petits cailloux
lui taillader le nez et les joues.
— Il en reste quinze, allez, compte avec moi.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je compte avec vous, à vos ordres cheeeeef ! Un…
Deux… Trois…
La série terminée, les trois hommes repartirent. L’un
marchant, les autres courant.
Ils croisèrent un groupe de disciplinaires qui rentraient du
travail au pas de gymnastique, pelles et pioches sur l’épaule.
Ces hommes au crâne rasé ne leur jetèrent même pas un
regard au passage. Marcel en fut terriblement impressionné. Il
lui sembla qu’ils vivaient dans une autre dimension.
— À la douche !
Grasset et Marcel pénétrèrent en courant dans le bâtiment
des douches. Quelques secondes après, ils étaient nus.
— J’ai pas dit de vous arrêter de courir ! gueula Loriot. Un
coup de sifflet, vous vous savonnez, deux coups vous vous
rincez, trois coups, vous vous rhabillez.
Marcel courait sous les douches, Grasset courait derrière
lui. L’eau glacée les avait saisis, au début. Le savon avait brûlé
les plaies multiples des genoux, des coudes et du visage. Mais
finalement, ils se sentaient presque libres sous l’eau, presque
heureux de courir. Ils se sentaient à l’abri, sans savoir
pourquoi.
Les douches, c’était comme un temple sacré. On n’y
frappait jamais un disciplinaire. Non pas qu’il y ait eu des
ordres donnés dans ce sens. Mais c’était comme ça. Une
tradition. Une sorte de respect saint de l’endroit où l’on se
lave. Le sanctuaire de la savonnette.
Deux coups de sifflet. Les deux disciplinaires arrêtèrent
leur course et se rhabillèrent. Quelques instants plus tard, la
porte d’une cellule se refermait sur Marcel, à nouveau seul, à
nouveau nu entre quatre parois glacées.

La Section d’Épreuve est un quadrilatère d’environ deux


cents mètres de façade, sur cinquante mètres de profondeur,
ceint de hauts murs en pierres brutes, surmontés de rouleaux
de fil de fer barbelé. Quatre grands bâtiments au toit en demi-
lune occupent le centre du quadrilatère. Celui du groupe
« rééducation », anciennement « répression », c’est-à-dire le
groupe des disciplinaires nouvellement arrivés ou de ceux,
plus anciens, qui n’ont pas donné satisfaction aux gradés. Au
bout de ce bâtiment se trouvent six cellules.
Son voisin abrite le groupe « combat », ou « ordinaire »,
c’est-à-dire les disciplinaires portant les guêtres et le béret et
affectés, à la suite de leur bonne conduite, à des travaux plus
légers.
Le troisième bâtiment est celui des douches et du lavoir.
Enfin, le quatrième accueille le bureau du lieutenant, celui
de l’adjudant de compagnie et les chambres de l’encadrement.
En février 1973, quand Marcel arriva à la Section
d’Épreuve, l’effectif se montait à trente-huit disciplinaires.
Quant aux « cadres », ils étaient une quarantaine. Le groupe
« ordinaire », ne comptait pas plus de sept ou huit
disciplinaires. Tous les autres, certains depuis longtemps,
peinaient dans le groupe « rééducation », placé sous la
responsabilité du sergent-chef Dutertre.

« El Macho » avait dû prendre des cours à la Section


d’Épreuve. Dès le premier soir, le caporal Hergott entra dans
la cellule et déversa un grand seau d’eau par terre. Avec la
température – il y avait plus d’un mètre de neige dehors –
l’eau ne tarda pas à geler. Marcel, qui ne pouvait pas avoir plus
froid, regarda faire le petit caporal avec une indifférence totale,
que l’autre prit pour de l’insolence. Il insista tant, à coups de
poings et à coups de pieds, que Marcel, finalement, exécuta
cinquante pompes.

Hergott parti, l’obscurité envahit la cellule.


Le vasistas grillagé se trouvait placé beaucoup trop haut
pour que Marcel puisse l’atteindre. Il essaya à plusieurs
reprises de s’accrocher au rebord en sautant, mais il renonça
rapidement.
Dormir, il n’en était pas question. La température glaciale
obligeait à bouger sans arrêt. Tout en courant dans la cellule,
Marcel se mit à rêver. Il se dit qu’après tout, il existait
certainement un moyen de s’évader de la Section d’Épreuve.
Et à partir du moment où il en fut convaincu, il n’eut de cesse
de le trouver. Pas question de s’enfuir de la cellule. Eût-il
réussi, qu’il n’aurait pas pu mettre le nez dehors. La cour était
violemment éclairée par de puissants projecteurs. Il lui fallait
attendre quarante-huit heures. Quand il serait sorti de la
cellule.

Toute la journée du lendemain, entre deux sommes, Marcel


occupa son temps à essayer de comprendre les bruits qui lui
parvenaient de l’extérieur. Déjà, il savait que l’arrêt du travail,
à midi, était signifié par un coup de sifflet. Il l’avait interprété
ainsi parce qu’à ce coup de sifflet succédait le bruit métallique
des pioches et des pelles que les disciplinaires rangeaient au
râtelier, au fond de la cour. Le sens des autres coups de sifflet
lui échappait encore.
Le plus dur à supporter, pendant ces quarante-huit heures
de cellule, ne furent ni le froid ni la faim. Ce fut la soif. Le soir,
quand le caporal Hergott vint répandre par terre l’eau de son
seau, il s’étonna de voir le disciplinaire sourire. Il n’avait pas
refermé la porte que Marcel, à quatre pattes, lapait la flaque
sur le sol en terre battue.

— Debout, Terrier, c’est l’heure !


Marcel ne dormait pas. Il s’était réfugié dans un coin de la
cellule, hors d’atteinte des courants d’air. Il avait perdu toute
notion de l’heure. À cause de l’obscurité, il savait que c’était la
nuit. Mais, le soir ? Le matin ?
Au garde-à-vous, il reçut sans y croire un quart de café de
la main de Loriot. Marcel but d’un trait le liquide à peine tiède.
C’était peu, après quarante-huit heures de jeûne. Mais c’était
beaucoup pour lui.
Loriot lui jeta un vieil uniforme, kaki foncé, sans bouton,
sans insigne, le pantalon ridiculement large. Il lui remit aussi
une paire de « rangers » usés jusqu’à la corde, sans lacets.
Marcel dut signer le registre attestant qu’il avait reçu « un
uniforme complet et une paire de chaussures
réglementaires ».
— Habille-toi et au travail !
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je m’habille, à vos ordres, cheeeeef !
Marcel prenait un certain plaisir à répéter ces phrases
stupides. Elles constituaient les seules façons pour lui de
s’exprimer. Et il comprit rapidement qu’on pouvait en faire
une conversation, presque un dialogue avec le « cadre ». Il
suffisait de donner à la phrase une certaine intonation ;
ironique, hargneuse, suppliante. Cette découverte le sortit un
peu de son isolement.
Loriot le poussa dehors. Il faisait encore nuit noire. La lune
faisait scintiller la neige autour du camp. Au pas de
gymnastique, Marcel suivit Loriot jusqu’à la place de
rassemblement, sous le mât-drapeau.
— Garde-à-vous !
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je me mets au garde-à-vous, à vos ordres
cheeeeef !
Marcel était seul, face au mât-drapeau. Il attendit ainsi une
demi-heure, sans bouger. Il ne pouvait pas savoir que Loriot
avait regagné la « popote » pour y avaler une tasse de café
brûlant et quelques toasts beurrés.
Des ordres gutturaux fusèrent. Un piétinement sourd,
pareil au bruit d’un troupeau de buffles, avertit Marcel que la
Section approchait en courant de la place de rassemblement.
— Alignez-vous !
Des coups mats, assourdis par la neige. On devait taper sur
les disciplinaires pour qu’ils s’alignent mieux. Marcel, toujours
au garde-à-vous face au mât-drapeau, ne voyait rien de la
scène. « Au moins, ici, on les aligne à coups de poing. Pas à
coups de couteau », pensa-t-il.
L’histoire avait été rapportée à Marcel à son arrivée à
Djibouti. Elle était parfaitement authentique. Santoni, un
caporal italien de la CIS{15} de Corte avait pris l’habitude
d’aligner ses hommes à coups de couteau. Fin 1971, un matin,
il appuya un peu trop sur la lame et envoya un des
légionnaires à l’hôpital. Le rapport circonstancié, signé par le
capitaine Cavale, commandant la 2e compagnie du GILE{16} ,
constituait un chef-d’œuvre de la littérature militaire.
« Le 22 septembre, avait écrit le capitaine Cavale, à l’issue
de la corvée de nettoyage du réfectoire, à laquelle participait
l’engagé volontaire Wermer Marcel{17} , matricule 149 340, le
fonctionnaire caporal Santoni, responsable de la corvée, avait
en main un couteau avec lequel il s’amusait. La corvée
terminée, Santoni a rassemblé le personnel de servitude et
s’est amusé à vérifier l’alignement des légionnaires en donnant
quelques petits coups de couteau à ceux qui ne l’étaient pas.
« Arrivé à la hauteur du légionnaire Wermer, toujours
« sans préméditation et sans esprit d’animosité », (ce passage
est souligné dans le rapport), Santoni a poussé Wermer pour
l’aligner, le blessant et nécessitant son évacuation sur
l’infirmerie.
« Après consultation, le médecin-chef diagnostiquait :
« Plaie intercostale gauche, à huit centimètres de l’aplomb du
mamelon, par coup de couteau. »
La lame était passée à quelques centimètres du cœur. Mais,
bien entendu, il s’agissait d’un jeu innocent, « sans esprit
d’animosité ».
— Terrier ! Demi-tour droite !
Marcel fit face aux autres disciplinaires, séparé de leur
groupe par une distance de dix mètres environ. Il n’eut pas le
temps de les détailler tous. Mais, comme le premier jour, il fut
frappé par leur absence, leur indifférence. Les crânes rasés, les
visages diaphanes, les yeux fiévreux, les joues creuses faisant
saillir les pommettes, leur donnaient des allures de vieux
bagnards. Et pourtant leur moyenne d’âge ne dépassait pas
vingt-deux ans. À côté d’eux, les « cadres » de la Section
paraissaient bien gras, bien nourris, bien abreuvés surtout.
Marcel dut se présenter de façon que tout le monde
l’entende.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve pour tentative de désertion !
Un observateur attentif aurait pu lire sur les faces avinées
des « cadres » que cette présentation n’était pas gratuite. Un
déserteur les intéressait particulièrement {18} . Certains se
répandaient, à la « popote », en menaces permanentes sur les
« enculés de déserteurs qu’il faudrait fusiller sans jugement ».
Pendant une heure, alors que le groupe des disciplinaires
marquait le pas en chantant des marches de la Légion, Marcel
dut faire « la pelote ». C’est-à-dire marcher en canard,
ramper, courir, faire des pompes. Tout ça au coup de sifflet et
sous l’œil amusé de Loriot.
« Pour conquérir la terre… »
« Avec notre bannière », chantaient les autres punis.
Marcel crut qu’il ne s’en tirerait pas. C’est très dur, une
heure de pelote sans rien dans l’estomac depuis quarante-huit
heures. Il entendit la voix du lieutenant Albertini qui gueulait
parce qu’à son gré les disciplinaires ne chantaient pas assez
fort. Au coup de sifflet final, Marcel resta étendu sur le
gravillon, la poitrine secouée par les battements désordonnés
de son cœur. Quelques coups de pied le remirent debout. Le
moment était venu de travailler.

De face, le gros rocher ressemblait à un calot. Creux au


milieu et pointu des deux côtés. Il s’était enfoncé de plus d’un
mètre dans le sol depuis le temps que les disciplinaires
tapaient dessus à la masse. Le bloc de schiste s’était effrité,
tassé, mais n’avait jamais cassé.
Marcel arriva en courant, portant sur l’épaule droite la
masse de seize kilos, surnommée la « Johnny ».
Loriot le mit au courant du travail. Il devait taper sur le
rocher à la cadence de 850 coups à l’heure, en comptant lui-
même les coups à haute voix. S’il réussissait le score minimum,
il aurait droit à un quart d’eau toutes les heures.
Avec un courage de forçat confirmé, Marcel s’attaqua au
rocher. Il cracha dans ses mains, saisit fermement le manche
métallique de la masse et commença, avec une régularité de
métronome, à taper dans le creux du rocher.
— Un… Deux… Trois… Quatre…
Au bout d’une heure, Marcel, exténué, la veste d’uniforme
collée à la peau par la sueur, s’arrêta. Il en était seulement à
huit cent vingt-quatre coups. Il en manquait vingt-six pour
faire le compte.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve je demande l’autorisation de boire, à vos ordres,
cheeeeef !
Loriot secoua négativement la tête. Ce fut toute sa réponse.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve je demande l’autorisation de reprendre le travail, à
vos ordres cheeeeef !
Le caporal-chef acquiesça du menton.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve je reprends le travail, à vos ordres cheeeeef !
Cette fois, Marcel avait mis une rage visible dans la petite
phrase. Cela n’impressionna pas beaucoup Loriot qui
recommença de compter les coups en même temps que lui.
Le rocher était devenu le véritable ennemi de Marcel. Il
faisait sans doute ce que les psychiatres appellent un
« transfert ». La haine qu’il mettait à asséner de grands coups
de masse sur le rocher, il la destinait en réalité à Loriot. Ce
dernier, pas dupe de la soudaine bonne volonté de Marcel,
souriait.
À midi, après cinq heures de masse, Marcel n’avait bu
qu’un quart d’eau. Et encore, parce qu’il avait profité d’un
moment d’inattention de Loriot qui discutait avec un autre
« cadre ». Jamais Marcel n’avait pu réussir les 850 coups dans
l’heure.
De midi à midi quinze, le disciplinaire prit son repas seul, en
courant sur les gravillons de la cour, viande, légumes et
dessert mélangés dans la même gamelle. Quand un peu de
nourriture tombait par terre, Loriot l’obligeait à la manger à
quatre pattes.
À midi quinze, coup de sifflet. Marcel, les paumes en feu,
couvertes d’énormes cloques dont certaines traversaient toute
la largeur de sa main, se remit en position devant le rocher. Il
voulait l’avoir. C’est lui qui céda. Quand il arrêta le travail, à
18 h 30, il n’avait pas eu droit à une seule goutte d’eau.
À 19 heures, après la douche et les « soins aux mains », (du
mercurochrome sur les cloques ouvertes), Marcel réintégra sa
cellule où il mangea debout, au garde-à-vous, sous la
surveillance du caporal Romero, un Espagnol.
Romero n’était sans doute pas un salaud né. Pas vraiment.
Il exécutait bêtement les ordres qu’on lui donnait. Ça lui
simplifiait l’existence. Loriot avait exigé que Marcel fasse une
« série d’obus », après le repas, pour digérer. Cela consistait à
lever à bout de bras un obus de vingt kilos, à le ramener
doucement à hauteur de la poitrine, à le lever de nouveau à
bout de bras et ainsi de suite. En tout, cinquante fois, sans
marquer de pause.
Romero compta les séries avec Marcel, sans le frapper, ce
qui était exceptionnel à la Section. Après le traditionnel seau
d’eau par terre, il laissa le disciplinaire en paix. Et cette nuit-là,
malgré le froid, Marcel dormit, les muscles douloureux,
assommé par la fatigue.

Le règlement exigeait que le nouvel arrivant fasse


quarante-huit heures de masse. À raison de douze heures par
jour, il devait passer quatre jours au rocher.
Le second jour, après la première heure qu’il termina sur
un score de huit cents coups, Marcel, les mains enflées, en
sang, les membres raides, les épaules bloquées par l’effort, jeta
la masse le plus loin qu’il put et lança un « merde ! »
retentissant.
Loriot attendait ce moment depuis la veille. La plupart des
disciplinaires, en effet, se révoltent dès le premier jour devant
l’inhumanité et la stupidité de ce travail.
Le caporal-chef siffla comme un dément, ameutant deux
« cadres » qui traversaient la cour : le légionnaire de première
classe Retter, un Allemand, et le légionnaire de première
classe Moretto, un Espagnol. Les deux hommes, sur un geste
de Loriot, saisirent Marcel par les bras pour l’empêcher de
bouger pendant que le caporal-chef lui envoyait à cadence
régulière des coups de poing dans l’estomac.
— Enculés ! hurlait Marcel. Vous ne m’aurez pas, mais moi,
j’aurai votre peau !
Quand le disciplinaire se laissa tomber à terre, à moitié
évanoui, Loriot cessa de taper. Il le laissa récupérer un peu et
annonça :
— Une heure de « pelote ».
Marcel comprit alors l’inutilité de sa révolte qui ne faisait
que prolonger ses souffrances. Il se jura de finir vivant ses
quatre jours de masse. Il ne ferait pas comme Laraie. Non, il
ne crèverait pas devant le rocher. Il finirait par gagner.
Max Laraie, un jeune légionnaire français de vingt-deux
ans, avait essayé de déserter par deux fois. Le conseil de
discipline d’Aubagne lui avait infligé six mois de Section
d’Épreuve, c’est-à-dire la peine maximum.
Laraie, qui portait le matricule 143 094, était arrivé à la
Section d’Épreuve le jeudi 1 er juillet 1971. Le lieutenant Britain
venait de remplacer l’adjudant-chef Siegfried à la tête de la
Section disciplinaire.
Les jeudi 1 er et vendredi 2 juillet, Max Laraie resta enfermé
en cellule, sans manger.
Le samedi 3 juillet au matin, on le tira de sa cellule, on lui
donna un quart de café et on lui ordonna de taper sur le rocher
avec la masse de seize kilos.
Le samedi soir, Laraie était méconnaissable. Les yeux
exorbités, les lèvres et le nez pincés, il courut jusqu’à sa cellule
en traînant des pieds, tombant plusieurs fois durant le trajet.
Le dimanche 4 juillet, il fallut le tirer de force de sa cellule.
Il suppliait qu’on le laisse tranquille. Visiblement, il se trouvait
à bout de forces. On le remit cependant devant le rocher, avec
la masse de seize kilos, sous la surveillance d’un caporal-chef.
M. Gilles, un jeune légionnaire français âgé alors de vingt
ans, puni de six mois de Section d’Épreuve pour désertion, et
qui vit aujourd’hui à Paris où il exerce la profession de garçon
de café, a assisté à l’agonie de Max Laraie. Voici ce qu’il
raconte.
« Laraie n’arrivait pas à soulever la masse. Le cadre qui le
surveillait lui envoyait de temps en temps des seaux d’eau sur
le visage. Il faisait très chaud ce jour-là et Max Laraie, comme
les autres disciplinaires, avait le crâne rasé et ne portait pas le
béret.
« Nous étions occupés à nettoyer la cour, à quatre pattes, et
à ramasser avec les dents tout ce qui traînait par terre,
mégots, papiers, crottes de chien. Mais nous avions tous
compris qu’il se passait quelque chose de grave. En effet,
Laraie, c’était visible, ne voulait plus lutter. La lourde masse
lui glissait sans cesse des mains. Quand il se baissait pour la
ramasser, il tombait en avant, comme un homme ivre. Le
caporal-chef le relevait, le remettait sur ses pieds et lui
ordonnait de reprendre le travail.
« Le plus impressionnant, dans le visage bleui de Laraie,
c’étaient ses yeux : hagards, comme fous. Il semblait
demander une aide muette autour de lui. Comme quelqu’un
qui se noie. Nous étions bien incapables de la lui apporter,
cette aide.
« Vers midi, juste avant le déjeuner, Laraie devint tout
bleu. Je n’ai jamais revu cette couleur sur le visage d’un
homme. Il eut une sorte d’exclamation. Comme un cri de
surprise. Quelque chose comme : « Oh, les cons ! » Mais d’où
je me trouvais, je compris mal sa dernière phrase.
« Il tomba tout d’abord sur les genoux. Il serra ses deux
poings sur sa poitrine qui semblait le faire terriblement
souffrir. Et il se laissa aller, la tête en avant. Cette fois, les
seaux d’eau que le caporal-chef lui déversa dessus ne
pouvaient plus servir à rien. Il était mort. J’en suis certain. J’ai
aidé à le transporter dans la jeep qui l’a emmené à
l’infirmerie. »
Le témoignage de Gilles est conforme au rapport
circonstancié du « Registre des constatations de blessures,
infirmités et maladies » du 1 e régiment étranger basé à Corte.
Il est cependant beaucoup plus précis.
Le rapport, signé par le lieutenant Britain, chef de la
Section d’Épreuve, dit ceci :
« Le disciplinaire Laraie, Max, matricule 143 094, a été
incorporé à la SE le jeudi 1 er juillet 1971. En cellule jusqu’au
samedi matin, 3 juillet, à la SE, il a été employé à des travaux
de terrassement {19} jusqu’au 4 juillet midi, au rythme normal
des autres disciplinaires. Laraie a été pris de malaises le
dimanche 4 juillet 1971 après le déjeuner. Il fut transporté
immédiatement sur l’infirmerie de garnison où le médecin-
chef diagnostiqua : « Infarctus du myocarde ». Laraie fut
dirigé sur l’hôpital militaire de Bastia le 6 juillet 1971, puis sur
l’hôpital Laveran{20} . »

Là, plusieurs remarques s’imposent.


D’abord, le style du rapport signé par le lieutenant Britain.
D’après ce rapport, Laraie a été employé à des « travaux de
terrassement », dont on sait avec certitude qu’ils consistent,
en fait, à taper douze heures par jour sur un rocher. Travail
surhumain. Bête. Mortel.
Laraie, indique encore le rapport, a fait ce travail « au
rythme normal des autres disciplinaires ». Il s’agit de savoir
s’il est « normal » pour un homme, même en bonne santé, de
soulever 10 200 fois dans une journée une masse pesant seize
kilos.
Max Laraie était jeune. Vingt-deux ans. Il avait subi,
comme tous les disciplinaires, une visite médicale qui l’avait
déclaré « apte à la Section d’Épreuve ». C’est-à-dire, apte à
souffrir. Est-il courant qu’un légionnaire, qui a suivi un
entraînement de fer, qui est rompu aux exercices les plus
durs, meure d’un infarctus du myocarde, donc d’une crise
cardiaque, en travaillant à un rythme « normal » ?
D’autre part, le registre des décès, page 6, signale que la
mort est survenue le 6 juillet 1971, à 19 h 15, « au cours
d’évacuation par avion sur l’HMI {21} Laveran. Or, M. Gilles est
formel. Laraie est mort à midi, à la Section d’Épreuve, au pied
du rocher. Mais quel mauvais effet la vérité « géographique »
de la mort de Max Laraie aurait-elle pu produire sur les
légionnaires ! On ne meurt pas à la Section d’Épreuve. On
meurt en cours de transfert. C’est moins compromettant et on
a ainsi moins d’explications à fournir aux familles.
Notons aussi l’humour involontaire du registre des décès
qui conclut : « Mort naturelle ». Dans la Légion étrangère, il
semble « naturel » de mourir de fatigue, au pied d’un rocher
de plusieurs tonnes sur lequel un règlement d’un autre siècle
exige que l’on tape douze heures par jour.

Autre décès, suspect à plus d’un titre, celui de Jacques Falo,


matricule 148 994. Voici ce qu’écrit le capitaine Cavale, à son
sujet.
« Engagé volontaire pour cinq ans au titre de la Légion
étrangère devant l’intendant militaire de Marseille le 4 mai
1971, le légionnaire Falo, Jacques, matricule 148 994, a rejoint
la 2e compagnie du 1 er régiment étranger le 22 mai 1971, pour
y suivre son instruction de base. Le 19 août 1971, Falo a été
envoyé à l’infirmerie de garnison pour hypothymie et agitation
et a été mis en observation. Le 24 août 1971, hospitalisé par le
médecin du GILE pour suspicion de péricardite, il est décédé le
jour même à l’hôpital des armées de Bastia. »
Premièrement, on constate qu’il s’est écoulé cinq jours
entre le moment où Jacques Falo a été envoyé à l’infirmerie et
celui où il a été transféré à l’hôpital de Bastia. Trop tard,
semble-t-il, puisqu’il y est mort le soir même. Le diagnostic de
péricardite serait-il au-dessus des connaissances d’un médecin
de la Légion ?
Mais il y a autre chose. M. Gilles est affirmatif. Il a connu
un Falo en Section d’Épreuve. Or, le registre des décès, qui
conclut par une « défaillance cardiaque », porte la mention SE
(Section d’Épreuve).
Où est mort Jacques Falo ?

Marcel termina ses quatre jours de masse. Absolument


épuisé, mais fier d’en sortir vainqueur. Ce n’est pas un mot
trop fort, car, en fait, Loriot aurait bien voulu qu’il abandonne,
qu’il jette une deuxième fois la masse loin du rocher.
— Laisse tomber, Terrier, disait-il quand il sentait faiblir le
disciplinaire. Laisse tomber. T’as mal partout. T’en peux plus.
Arrête-toi. Balance cette masse, et si t’as des couilles, viens me
casser la gueule.
Marcel n’était pas tombé dans le piège. Il savait que s’il
arrêtait le travail, s’il levait la main sur Loriot, il aurait droit à
une raclée à coups de pieds et à des heures de « pelote »
quand il serait calmé. Et que ce temps ne lui serait pas compté
dans les heures de masse. Il s’épargna cette peine
supplémentaire.
Et le quatrième jour, pour la première fois, il pénétra dans
la baraque des disciplinaires. Il était intégré au groupe
« rééducation ».

Le baraquement du groupe « rééducation » mesure une


trentaine de mètres de long sur dix mètres de large. Au-
dessus de l’entrée, en lettres rouges, la devise latine « Legio
patria nostra », surmontée de la grenade à sept flammes et du
fer à cheval, emblème de la Section d’Épreuve{22} .
Quand on pénètre dans le groupe, on passe tout d’abord
devant les chambres des gardiens. Trois chambres et six lits
au total. Sitôt passées les chambres, une porte en fer qui ne
s’ouvre que de l’extérieur barre le couloir et marque la
frontière des disciplinaires. Ensuite, sur la gauche, « la cage à
poules ». Il s’agit d’une pièce rectangulaire, entièrement
grillagée sur deux côtés, de façon que le « cadre » de garde la
nuit, enfermé avec les disciplinaires, puisse à chaque instant
vérifier ce qu’ils font. Dans la « cage à poules », l’interphone,
relié aux micros dissimulés dans le plafond de la chambre des
détenus, permet de savoir s’ils parlent, ce qui est strictement
interdit. Toujours dans la même pièce, un téléphone,
directement relié au PC.
Suit le réfectoire, qui occupe toute la largeur du
baraquement, mais dans lequel on n’a disposé que trois tables
en bois grossier. Ni banc, ni tabouret, puisque les disciplinaires
mangent debout.
Ensuite, la chambrée proprement dite, de plain-pied sur le
réfectoire et délimitée par une bordure de peinture verte. Le
sol est en ciment. En ciment poncé, ciré et brillant. Les
disciplinaires, qui passent leurs dimanches après-midi avec
des patins de laine aux genoux et aux coudes, savent ce que
c’est que de faire briller du ciment.
Dans la chambrée, trente-deux lits superposés, seize de
chaque côté de la pièce. Un tabouret au pied de chaque lit.
Entre les deux rangées de lits, « l’allée sacrée », peinte en
rouge et bordée de vert, les couleurs de la Légion. Elle brille
comme un miroir. Les disciplinaires n’ont pas le droit de
marcher dessus sous peine des sanctions les plus pénibles. Elle
symbolise la Légion étrangère, que certains légionnaires
« salissent » en foulant au pied ses principes.
Tout au fond, les six cellules auxquelles on n’accède que de
l’extérieur du baraquement. Enfin, un WC, un seul, pour
quarante détenus. Le tout est éclairé par quelques fenêtres
comportant toutes d’épais barreaux.

L’entrée de Marcel dans la chambrée ne fut pas accueillie


par des cris, ni même par des murmures. D’abord parce que
c’était interdit. Et ensuite parce qu’il y avait belle lurette que
les disciplinaires, trop déshumanisés, trop robotisés, ne
s’intéressaient plus à rien. Surtout pas à quelqu’un qui sortait
de cellule et ne pouvait par conséquent pas posséder des
cigarettes.
Marcel retrouva Grasset, qui l’avait précédé de quelques
minutes. Il fit la connaissance muette de Krapolski, un
Polonais, véritable tête brûlée, Bayern, un déserteur allemand,
Brahms, un autre « boulon », qui avait pris six mois pour
coups et blessures et qui faisait trois mois supplémentaires
parce qu’il refusait, malgré les coups et la cellule, de frapper à
la masse, Holgier, « la balance », il dénonçait aux cadres ses
camarades qui fumaient en cachette et avait pour autre
particularité une incontinence notoire qui le faisait uriner
jusque dans son lit, Routula, un Français, tombé pour
pédérastie, Griggionni, un Corse, également tombé pour
pédérastie. Marcel reconnut Montini, son compagnon de
Djibouti, abruti de fatigue et qui ne leva même pas le petit
doigt pour le saluer.
Plus une trentaine d’autres asociaux de tout acabit qui
restèrent d’une indifférence glacée, presque hostile, quand
Marcel posa ses affaires sur un lit de l’étage supérieur.
Tout étonné de se retrouver avec les autres, même s’ils
semblaient des fantômes silencieux et muets, Marcel éprouva
la réconfortante sensation que le plus dur était passé. Il se
trompait.

Le travail normal des disciplinaires consistait en des


corvées diverses : creuser des tranchées pour y enterrer des
canalisations, élever des murs, abattre des arbres.
Mais il était exceptionnel que le groupe « rééducation »
participe à ces travaux, disons utiles. La plupart du temps,
parce qu’ils avaient parlé, parce qu’ils s’étaient trompés en se
présentant à un « cadre », parce qu’ils avaient ri, parce qu’ils
avaient fumé, les disciplinaires se retrouvaient soit au rocher,
soit à la « colline », soit à « l’enclume », ou à d’autres travaux
très pénibles et qui prenaient surtout un caractère de
brimades.
Marcel, Clostes, Grasset, Bousicaut et Montini, considérés
comme « fortes têtes », eurent droit, eux, au « grand huit ».
Loriot les avait punis pour huit jours.

Le circuit a la forme d’un « huit » dont le développement


ferait une centaine de mètres. La punition consiste à courir sur
ce circuit, tracé au fond de la Section, de 6 h 30 à midi. Arrêt
un quart d’heure, le temps d’avaler le contenu d’une gamelle,
en courant en rond cette fois, devant le baraquement du
groupe « rééducation ». Ensuite, retour au « grand huit » de
12 h 15 à 18 h 30.
Les disciplinaires doivent couvrir vingt-neuf tours en vingt
minutes. Toutes les vingt minutes, à condition qu’ils aient bien
accompli les vingt-neuf tours exigés, repos au garde-à-vous,
dix minutes, sans bouger.

Clostes emmenait le « petit train ». C’est-à-dire qu’il


courait devant. Marcel s’accrochait à son épaule gauche, puis
venaient, toujours accrochés à l’épaule gauche de celui qui
précédait, Bousicaut, Montini et Grasset.
— Vingt-six, compta Clostes à haute voix, en passant
devant Loriot.
Il y avait déjà six heures qu’ils couraient. Six heures
seulement entrecoupées de repos au garde-à-vous, tous les
vingt-neuf tours, et du quart d’heure de midi. Marcel traînait
la jambe. Son genou gauche, surtout, le faisait souffrir. Mais il
serrait les dents : « Encore trois tours. » C’est tout ce à quoi il
pensait.
— Halte ! Repos au garde-à-vous !
Les quatre hommes s’alignèrent. Loriot s’ennuyait. Il
n’aimait pas beaucoup le « grand huit ». Ses interventions s’y
limitaient au chronométrage. Le circuit n’offrait pas de prise à
son imagination.
Au coup de sifflet du caporal-chef, les quatre hommes
reformèrent le « petit train ». Marcel ressentit rapidement la
douleur diffuse dans son genou gauche, dont l’articulation
s’était refroidie pendant le repos. Il commença à boiter bas.
Clostes le tirait de toutes ses forces. Il fallait absolument qu’ils
fassent les vingt-neuf tours en vingt minutes, sinon, il leur
faudrait continuer sans se reposer. Et tous attendaient ce
garde-à-vous de dix minutes comme la légitime récompense
de leurs efforts.
— Alors Terrier l’enculé, on se laisse traîner ! On laisse ses
petits copains faire tout le travail, gueula Loriot.
Clostes sentait Marcel peser de plus en plus sur son épaule.
Il ralentit pour ne pas « décrocher ». Loriot fronça les sourcils.
Il n’aimait pas beaucoup la complicité entre disciplinaires.
— Halte ! Garde-à-vous !
Le « petit train » s’arrêta.
— Clostes, tape-lui sur la gueule, puisqu’il ne veut pas
courir, cet enculé !
Clostes s’approcha de Marcel, se remit au garde-à-vous.
— Disciplinaire Clostes, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je tape sur la gueule de Terrier, à vos ordres,
cheeeeef !
Ses yeux évitèrent tout d’abord ceux de Marcel. Mais ils
étaient irrésistiblement attirés par eux. Ni peur, ni haine, dans
ce regard-là. Seulement, tout le déterminisme du monde. « Ça
devait arriver, copain », semblait dire Clostes qui gifla Marcel
deux fois, à la volée.
Le lendemain, le genou avait encore enflé. N’importe quel
secouriste de banlieue aurait ordonné le repos immédiat.
Marcel s’accrocha à l’épaule de Grasset, en queue du « petit
train ». Albertini surveillait le circuit. Loriot avait dû lui glisser
deux mots sur la « mauvaise volonté » de Marcel. Wolf, le
berger allemand, se tenait assis sur le cul, aux pieds de son
maître.
— Plus vite, Terrier, hurla Albertini.
Sur un signe du lieutenant, Wolf attaqua et mordit Marcel à
la fesse. La douleur redonna à Marcel le sens inné de la
révolte. Le chien, le lieutenant, Loriot, tout se bousculait dans
l’esprit du disciplinaire. Il n’avait plus qu’une envie : tuer.
Tuer pour se venger. Pas de justice, tuer. Une deuxième fois,
Wolf attaqua. Cette fois, Marcel tomba et fit le mort.
— Loriot, mettez-le donc en cellule, ça lui fera du bien !
— Je ne vais pas te porter, Terrier, allez, rampe !
Marcel se traîna à plat ventre jusqu’aux cellules. Loriot
ouvrit une porte et le poussa à coups de pieds. Marcel
s’écroula au milieu de la cellule. Il ne bougeait plus. Il souffrait
comme un damné. Et tout d’un coup, il se demanda s’il
pourrait repousser plus loin encore les limites de la souffrance
et de l’esclavage.
Loriot revint avec un seau d’eau glacée dont il arrosa
copieusement le disciplinaire.
— À poil !
L’ilote en uniforme déchiré obéit.
— Je veux parler au lieutenant Albertini.
— Demande-le poliment.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je demande à parler au lieutenant, à vos ordres
cheeeeef !
Une heure plus tard, Loriot vint chercher Marcel. Il ne lui
ordonna pas de se rhabiller. Et le disciplinaire courut nu
jusqu’au bureau du lieutenant.

Albertini toisa longuement cet homme nu qui se tenait au


garde-à-vous devant lui. Ses yeux coururent sur tout le corps
amaigri, s’attardèrent sur le sexe, semblèrent trouver une
certaine satisfaction à le voir ainsi tout recroquevillé dans son
étui, évitèrent soigneusement le regard du disciplinaire pour
bien lui montrer qu’il n’existait pas.
Albertini caressa son chien. Et c’est à lui qu’il sembla
s’adresser.
— Qu’est-ce qui se passe, Terrier ? On fait la forte tête ?
— Je ne peux plus courir, mon lieutenant ! J’ai des
ganglions énormes à l’aine. J’ai mal aux genoux. Je demande à
être dispensé de circuit, mon lieutenant !
— C’est tout ? Des ganglions à l’aine ? T’en crèveras pas,
Terrier. Arrête de jouer les gonzesses et retourne au circuit !
Albertini ne cherchait pas l’accident. Comme Britain pour
Max Laraie, il sentait une résistance en Marcel. Et il voulait
l’amener à capituler totalement. Il souhaitait sans doute le
laver de toute velléité de révolte. Tant que Marcel
demeurerait un homme, Albertini n’aurait pas le sentiment
d’avoir accompli son devoir.
Albertini se sentait responsable de la Section d’Épreuve. On
lui avait confié la « rééducation » des disciplinaires et il pensait
agir au mieux de leurs intérêts. Parce qu’il croyait sincèrement
qu’un homme heureux est un homme pris en mains, un
homme qui ne réfléchit pas, qui ne discute pas les ordres. Un
légionnaire. Il avait foi en les vieilles méthodes brutales de la
Légion. Il pensait qu’un légionnaire n’était pas un homme
comme les autres. Albertini croyait au surhomme. Il aurait
sans doute été fort étonné si on lui avait dit qu’en vérité, il
fabriquait des sous-hommes. Et il ne l’aurait sans doute pas
cru.
La vérité oblige à dire qu’on ne lui avait mis ni des anges ni
des moutons entre les mains. Les disciplinaires qui passaient
par la Section d’Épreuve, parce qu’ils pensaient n’avoir plus
rien à perdre, étaient prêts à toutes les folies – quelquefois à
tous les crimes – pour déserter. Aussi le lieutenant Albertini
faisait-il son possible pour les fatiguer assez, pour les briser
suffisamment avant qu’ils n’accomplissent ce qui constituait
l’irréparable à ses yeux de Saint-Cyrien.
Il en avait les moyens. Tous les cadres de la Section
d’Épreuve étaient des volontaires. Ils avaient trouvé là de quoi
exercer leurs compétences en matière de brimades et de
brutalités. Albertini était bien le maître du camp. Le seul
maître. Pas même après Dieu. Car Dieu n’était pas à la Section
d’Épreuve.
— Loriot, emmenez donc Terrier jusqu’au circuit !
Marcel revit brutalement les revues, le 14 Juillet sur les
Champs-Élysées, à Paris, les képis blancs marchant au pas
légion, lent, martial, sous les applaudissements frénétiques de
la foule.
La foule adore la Légion étrangère, les légendes qui courent
sur elle, la réputation d’invincibilité des képis blancs. Et
surtout, ils sont étrangers et les Français éprouvent de la
fierté à la pensée qu’ils ont choisi, ces parias de tous ordres,
ces desperados de toutes origines, de se battre pour le drapeau
tricolore.
La parade. Le boniment. Le spectacle. Derrière le rideau, il
y avait les Albertini et les Loriot. Dans les plis du drapeau de la
Légion se cachait la Section disciplinaire. Cela, les Français
l’ignoraient. La colère monta au visage de Marcel. Il planta son
regard dans celui d’Albertini. Et il plongea dans l’ivresse du
défoulement.
— Albertini, t’es un gros porc ! Une grosse salope ! Une
pute ! Je te crèverai, toi et Loriot !
Le caporal-chef Loriot siffla comme un chef de gare qui voit
le rapide de midi onze griller sa station à deux cents à l’heure.
Le sergent Negro, un Espagnol et le caporal-chef Courtin, un
Français, accoururent.
— Aidez-moi à l’emmener dehors, hurla Loriot. Il vient
d’insulter le lieutenant.
Devant la porte, Marcel prit des coups de tous les côtés à la
fois. Une vraie curée. Un massacre. Albertini s’était muni d’un
manche de pioche et frappait en hurlant.
— Je suis une salope, moi ? Je suis une salope, moi ?
Il paraissait avoir perdu l’esprit.
— Enculé, Albertini ! hurlait Marcel.
Dans la cour, les disciplinaires présents, entourés par tout
le personnel d’encadrement, avaient reçu l’ordre de courir en
rond sans s’arrêter. Ce n’était pas le moment, pour Albertini,
de se mettre une révolte générale sur les bras. Quand le
lieutenant fut calmé, Marcel resta étendu par terre,
ensanglanté.
— À la douche d’abord ! Et en cellule ! Je veux qu’on l’ait à
l’œil. Je vous le donne, Loriot !

Marcel fit quarante-huit heures de cellule, sans manger. Un


matin, Hergott vint le chercher et le conduisit, au pas de
gymnastique, jusqu’au circuit.
— Fais pas le con, Terrier, et je serai pas vache ! Allez,
cours !
Loriot était descendu à Corte pour la matinée, ce qui
expliquait qu’il n’ait pas lui-même repris Marcel en mains.
Le disciplinaire commença de courir sur le « grand huit » en
comptant les tours à haute voix. En vingt minutes, il effectua
tout juste dix-huit tours. Hergott, qui s’était auparavant
assuré que personne ne les observait, lui ordonna tout de
même le repos au garde-à-vous, dix minutes. Et Marcel
courut, lentement, sans se fatiguer, toute la matinée, sous le
regard complice du caporal-chef Hergott qui n’avait aucune
envie de se battre avec le disciplinaire.

L’après-midi, le rythme changea. Loriot avait regagné son


poste. Marcel courait derrière Grasset. À plusieurs reprises, il
se rapprocha de lui, à le toucher. D’où il était placé, Loriot ne
pouvait pas les voir faire.
— Tu veux tailler la route avec moi ? souffla Marcel.
Grasset répondit par un signe de tête : « oui ».
— Alors, demain, fais-toi porter consultant à l’infirmerie. De
là-bas, on pourra se tailler.

Le sergent Dutertre ne décolérait pas. Encore une fois,


Brahms, un « boulon » de quatre-vingts kilos, malgré les coups
et les injures, refusait de taper à la masse sur le rocher,
prétextant une extrême fatigue.
— J’en peux plus, chef ! Je sens que je vais mourir, chef ! Je
peux pas soulever la masse, elle est trop lourde, chef !
Les « pompes », ça oui, Brahms pouvait. Mais pas taper à la
masse.
Dutertre appela en consultation un spécialiste : Loriot. Le
caporal-chef se détacha un instant de Marcel et tomba sur les
reins de l’Allemand. Les coups les plus méchants ne réussirent
pas à le convaincre de reprendre le travail.
— Trop lourde la masse, chef ! Trop lourde ! bégaya-t-il en
essuyant le sang qui coulait de son nez.
Loriot alla chercher une masse plus légère : une dizaine de
kilos.
— Essaie avec ça !
Le « boulon » souleva avec peine l’engin, essaya de taper
avec, en vain.
— Trop lourde, chef !
Loriot prit son mal en patience et fila au râtelier des outils.
Il en revint avec un marteau de deux kilos.
— Et ça ?
Brahms se saisit du marteau et le laissa tomber à ses pieds.
— Je suis trop fatigué, chef !
Brahms ne jouait pas la comédie. L’idée même de taper sur
le rocher, davantage que le poids de la masse, annihilait en lui
toute volonté. Il le vomissait ce rocher. Son corps refusait de
s’en faire le complice.
Dutertre eut une idée de génie. Il fila vers l’atelier, au fond
de la cour, et il en revint avec un marteau de vitrier qui ne
devait pas peser plus de deux cents grammes.
— Si ça c’est trop lourd, je veux bien me faire couper les
couilles !
Brahms prit le petit outil entre ses deux grosses mains et
commença à taper sur le rocher en comptant les coups à haute
voix. Dix minutes plus tard, il se relevait et se mettait au
garde-à-vous.
— Disciplinaire Brahms, puni de six mois de Section
d’Épreuve, vous me ridiculisez, chef !
L’Allemand pleurait.

Le soir, après l’enfer du « grand huit », Marcel réintégra le


groupe rééducation. L’après-midi, il avait testé Grasset à
plusieurs reprises, il l’avait interrogé pour savoir s’il se
montrait toujours aussi décidé. Ça avait l’air de tenir.
La soirée commença par une séance de chant d’une heure.
Les disciplinaires, nus, au garde-à-vous au pied de leur lit,
chantèrent en allemand les airs de la vieille Légion, de 20 à
21 heures.
« Mein name ist Anne-Marie
« Ein jeder kennt mich schon
« Ich bin ja Tochter vom ganzen Bataillon
« Mein Regiment, mein Heimatland
« Mein Mutter hab’ich nie gekannt
« Mein Vater starb schon früh im Feld, ja Feld
« Ich bin allein auf dieser Welt.
« Ein Offizier den mag ich micht
« Weil er den Maedchen viel verspricht
« Ein Legionär nur soll es sein, ja sein
« Ihm schenke ich mein Herz allein. »

Loriot surveillait le chant. Quand ce fut terminé, il appela


Marcel qui le rejoignit au pas de gymnastique.
— Terrier, t’as mal aux poumons ?
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je n’ai pas mal aux poumons, à vos ordres
cheeeeef !
— Alors, pourquoi t’as seulement fait semblant de chanter ?
interrogea le « Malgache ».
Marcel comprit bien que Loriot le cherchait. Il avait chanté
comme les autres. Sans enthousiasme, mais avec application.
— À genoux !
Loriot disposa un manche à balai par terre. Il obligea
Marcel à s’agenouiller dessus.
Au bout d’une heure de ce supplice, Marcel ne put se
relever. Deux disciplinaires le portèrent sur son lit. Le
lendemain, 23 février 1973, il se portait consultant à
l’infirmerie et il y était admis. « Douleurs genou gauche », nota
simplement le médecin. Grasset entra lui aussi à l’infirmerie
pour le même motif.
Marcel pouvait mettre son plan en application. Grâce à
l’aide, bien involontaire, de Loriot, il était en mesure de tailler
la route.
6

— Enfin ! soupira pour lui-même Marcel quand la jeep


passa devant le poste de garde, saluée par la sentinelle en képi
blanc, gants blancs, ceinture bleue et épaulettes rouges.
La Section d’Épreuve ne comportait pas d’infirmerie, aussi
les « entrants » étaient-ils envoyés à la caserne Grossetti, à
Corte. Si Marcel soupirait d’aise en franchissant le poste de
garde de Grossetti, c’était que là-bas l’infirmerie des taulards
et des disciplinaires n’était pas gardée. Comme on n’y
admettait que des cas suffisamment graves, on considérait que
la maladie, ou la blessure, constituait le meilleur des gardes-
chiourmes.
Comble de chance, on plaça Marcel et Grasset dans des lits
voisins. De cette façon, ils purent communiquer sans attirer
l’attention des infirmiers de jour.
La nuit, en dehors des rondes à heure fixe, les malades se
trouvaient simplement placés sous la surveillance d’un
infirmier dont la chambre était située dans le couloir. Montini,
également admis pour un genou gauche très enflé, (le mal du
« grand huit »){23} , occupait un lit au fond de la salle. Marcel,
malgré son insistance, ne réussit pas à le convaincre de
déserter avec eux. Montini voulait simplement savoir
comment il pourrait se faire réformer.
— Avale une cuillère ! lui souffla Marcel.
L’Italien attendit le matin. Au petit déjeuner, il cassa en
deux une cuillère à café, puis il avala les morceaux.
L’infirmier prévint le capitaine Garrot, chef de la Sécurité
Militaire de Corte, en même temps que le médecin. Malgré les
réticences de Garrot, qui voyait là un disciplinaire lui
échapper, Montini fut évacué sur l’hôpital de Bastia, puis
réformé. L’opération s’était mal déroulée et il en gardait des
séquelles graves.
Pendant trois jours, Grasset et Marcel se tinrent
tranquilles. Grasset, qui avait ramassé trois mois de Section
d’Épreuve pour « insultes répétées envers des supérieurs »,
était pris d’une sorte de frénésie de liberté. Plusieurs fois,
Marcel dut faire les gros yeux pour que l’Allemand ne confie
pas leur intention de tailler la route à toute la chambrée.
Le troisième jour, les deux disciplinaires constatèrent avec
une joie intense que leurs genoux étaient désenflés. Après la
soupe du soir ils décidèrent : « C’est pour cette nuit. »

À minuit, la première ronde passa. La lueur inquiétante


d’une torche électrique se posa sur le visage de Marcel qui ne
dormait pas et qui eut du mal à le cacher. Les surveillants
voulaient s’assurer que les deux disciplinaires – qu’on leur
avait spécialement désignés – restaient sages. La ronde
s’éloigna. Elle ne reviendrait qu’une heure plus tard.
À 0 h 30, Marcel se glissa, sans faire de bruit, hors de son
lit. Il fila en silence jusqu’à la chambre de l’infirmier de nuit et
revint, rassuré par ses ronflements.
— Grasset, c’est le moment. Tout le monde roupille.
Les deux hommes marchèrent à pas de loup jusqu’à la
chambre de l’aspirant-médecin, au bout du couloir. Ils
n’ignoraient pas, parce que l’intéressé s’en vantait volontiers,
que l’aspirant dormait en ville, dans le lit d’une jolie veuve
corse. Marcel ouvrit un placard, en tira deux pantalons et deux
chemises civils, plus deux paires de chaussures. Ils
s’habillèrent sur place mais gardèrent leurs chaussures à la
main.
Marcel, qui avait bien repéré les lieux, conduisit son
camarade jusqu’aux WC. La fenêtre était grillagée, mais
l’obstacle s’avéra bien mince. Cinq minutes plus tard, Marcel
passait la tête dehors. L’infirmerie se trouvait au premier
étage de la caserne de Grossetti, et la fenêtre des WC donnait
directement sur la rue. Marcel se laissa tomber sur le sol. La
neige amortit sa chute. Rien en vue. Il fit signe à Grasset de le
rejoindre.
Les deux hommes se hâtèrent d’enfiler les chaussures.
Malgré leur excitation, le froid les avait saisis et les chemises
étaient contre lui des remparts dérisoires. Rasant les murs, se
jetant dans le fossé chaque fois qu’une voiture passait, ils
gagnèrent le centre de Corte, à peu près désert à cette heure
de la nuit.
— On va faucher une voiture, avait dit Marcel.

Il n’avait pas été long à retrouver ses habitudes d’avant la


Légion, Marcel. Le nez en l’air, il longeait les trottoirs en
essayant d’ouvrir les portières des voitures en stationnement.
Toutes étaient fermées à clé.
Les deux déserteurs traversèrent en courant le cours Paoli,
principale artère de Corte. Ils n’y rencontrèrent personne. Les
Corses dormaient à l’abri de leurs volets clos, dans leurs
maisons blanches, sévères et jalouses. À la sortie de la ville, sur
la droite, les disciplinaires aperçurent une sorte de place très
éclairée.
— C’est « Le Ranch » ! dit Marcel.
Il s’agissait d’une sorte de boîte de nuit-discothèque où la
jeunesse de Corte, qui s’ennuyait ferme, coincée entre ses
hautes montagnes, passait le plus clair de son temps.
Sur le parking, à cinq ou six mètres de l’entrée en rondins
de la boîte de nuit, plusieurs voitures stationnaient. L’une
d’elles, une « Renault 16 », n’était pas fermée à clé. Marcel se
glissa à l’intérieur du véhicule, et s’aplatit sur le plancher. Il
avait fait ces gestes cent fois, dans le civil. Il mit deux fils en
connexion et le moteur tourna après trois essais seulement.
À ce moment-là, Grasset, qui faisait le guet, hurla :
— Gaffe ! Ils arrivent !
Deux Corses venaient de sortir du « Ranch », chacun
un 11,43 à la main. On ne plaisante pas avec la propriété
d’autrui, dans l’île. Et on y a le revolver facile.
Les premières balles étoilèrent le pare-brise et allèrent se
loger dans les fauteuils arrière de la voiture. Marcel roula hors
du véhicule et resta à plat-ventre, les bras en croix, la tête sur
le côté, les yeux fermés.
— Il a son compte ! hurlèrent les deux Corses qu’avaient
rejoints, au bruit des coups de feu, tous les couples qui
dansaient à l’intérieur. Grasset levait les bras.
— Tirez pas, les gars ! Tirez pas ! suppliait-il.
Quatre hommes solides se détachèrent du groupe des
Corses. Ils sautèrent sur Grasset. Marcel, qui faisait le mort,
entendit nettement les rudes coups que les insulaires
assenaient à son camarade. L’Allemand, au début, gueulait
comme un veau qu’on égorge. Il finit par se taire, à moitié
assommé, et vint s’écrouler à côté de Marcel.
— On dira qu’ils nous avaient menacés avec le pétard,
dirent les Corses, pensant Marcel mortellement blessé.
Et ils jetèrent à côté de lui un 11,43 déchargé devant leur
servir de preuve de légitime défense. Ils rentrèrent, sans
doute pour téléphoner à la gendarmerie.
— Ça va ? interrogea Marcel, agenouillé auprès de Grasset.
L’autre était en sang. Les Corses ne lui avaient pas fait de
cadeau.
— Tu pourras marcher ?
Grasset fit oui de la tête. Les deux déserteurs s’enfuirent,
courant cassés en deux une centaine de mètres, jusqu’à ce
qu’ils se trouvent hors de vue du « Ranch ». Ensuite, ils se
relevèrent et se mirent à sprinter.
Ni l’un ni l’autre ne possédait de montre – elles avaient été
confisquées à la Section d’Épreuve – mais ils savaient qu’il ne
devait pas être loin d’une heure et que la deuxième ronde, à
l’infirmerie, allait donner l’alerte. Sans compter les gendarmes
qui devaient déjà les rechercher.
Ils firent un long détour pour éviter de passer devant la
caserne Grossetti, et se retrouvèrent sur la route d’Ajaccio,
celle qui passe par la montagne. Les deux déserteurs
coururent jusqu’à ce que les poumons leur brûlent, jusqu’à ce
que leurs mollets deviennent durs comme du bois. La route
montait et on entendait claquer leurs semelles sur l’asphalte
mouillée par la neige fondue.
En se retournant, ils aperçurent des phares, quelques lacets
plus bas. Arrivés à leur hauteur, les projecteurs de la
fourgonnette des gendarmes balayèrent une route déserte.
Agrippés à des arbustes, au bord du ravin à pic, les pieds dans
le vide, Grasset et Marcel se confondaient avec la montagne.
Ils reprirent leur progression. Juste avant d’entrer dans le
petit village de Saint-Pierre-de-Venaco, qui domine la vallée
de Corte, Grasset désigna du doigt un quadrilatère
violemment éclairé, perdu en contrebas dans le maquis. La
Section d’Épreuve.
Avec un synchronisme parfait, dû à un réflexe de haine, les
deux déserteurs crachèrent par terre.

Ils rejoignirent la voie ferrée, qui représentait le plus sûr


moyen d’avancer de nuit sans se faire prendre et sans se
perdre. Grasset suivait pas à pas Marcel qui marchait avec
dextérité sur les traverses de bois. Tous deux restaient
silencieux. Pourtant, au bout de quelques kilomètres, Grasset
rattrapa son camarade.
— Jusqu’où va-t-on marcher ?
Marcel attendait la question. Il n’avait pas abordé le
problème plus tôt par simple superstition.
— On va essayer de gagner Ajaccio. Là-bas, il paraît que
certains bateaux italiens embarquent les déserteurs de la
Légion sans rien demander. On verra sur place.
Grasset, soulagé, se laissa dépasser à nouveau et reprit sa
place derrière son camarade. Ils traversèrent le pont du
Vecchio que Marcel connaissait bien pour y être venu
quelquefois pêcher la truite, quand il effectuait ses classes à
Corte, au début de son engagement. À leur droite, saisissante
dans la nuit, l’angoissante masse de la Punta di Gratelello,
haute de près de 1 500 mètres.
Ils marchaient vite. À 3 heures du matin, ils arrivaient à
Vivario, un gros bourg entouré de châtaigniers et de prairies
qui domine la vallée encaissée du Vecchio. Pas âme qui vive
dans les rues.
Heureusement. Les Corses sont, dans leur ensemble, très
hostiles à la Légion, et surtout aux déserteurs. Ils en ont peur.
Il faut dire que ces déserteurs – environ cent quatre-vingts
par an – sont souvent prêts à tout pour survivre et pour se
procurer de l’argent afin de quitter l’île, atteindre la Sardaigne
et passer en Italie dans le coffre des voitures. Ils pillent les
maisons, volent les autos, attaquent les personnes isolées. Ils
tuent aussi.
En juillet 1974, deux légionnaires allemands déserteurs ont
assassiné une vieille femme pour la voler. En 1976, un autre
légionnaire allemand, Werner Ladevic, de son vrai nom
Wolfgang Ludwig Werner, dix-neuf ans, déserte alors qu’il
montait la garde au camp de munitions du 2e RE à Corte.
Werner emporte son fusil et sa baïonnette. Quelques heures
après, il erre dans la montagne, entre dans une bergerie et tue
de sang-froid deux bergers, Xavier et Pasquin Ruggieri{24} .

Marcel et son compagnon traversèrent le village endormi.


Ils avaient marché vingt-deux kilomètres en un peu plus de
deux heures, sautant d’une traverse à l’autre avec une agilité
surprenante malgré la nuit et les conditions atmosphériques.
Mais ils avaient besoin de reprendre leur souffle. Marcel
sentait que la fatigue amoindrissait ses réflexes et sa vigilance.
Il décida de remonter sur la route.
Au-dessus de la gare s’élevaient les ruines d’un fort
construit par les Français en 1770 et qui avait été reconverti,
après la Révolution de 1789, en prison destinée à accueillir les
patriotes corses réclamant l’indépendance de l’île. Les deux
déserteurs se glissèrent à l’abri d’un pan de mur et s’assirent,
essoufflés. Le froid les engourdit rapidement et ils décidèrent
de repartir au bout de quelques minutes seulement.
— Si on suit la nationale, expliqua Marcel, on va finir par se
faire prendre par une patrouille. Elles vont redoubler avec le
jour. Il vaut mieux faire un crochet.
Ils arrivèrent à un carrefour ; des panneaux indiquaient
deux directions possibles : « Ajaccio » et « Ghisoni ».
— Ils risquent de nous chercher sur la route d’Ajaccio, dit
Marcel. On va passer par Ghisoni, c’est une petite route.
La route escarpée montait jusqu’au col de Sorba, à plus de
mille mètres d’altitude. Elle traversait l’immense forêt de
Sorba, plantée de pins laricio, l’un des plus grands arbres
d’Europe, dont les fûts, parfaitement rectilignes, dépassent
souvent quarante mètres de hauteur. Cette forêt n’a pas d’âge.
En 1950, un laricio vieux de mille ans y fut abattu.
La forêt enneigée avait dans la nuit quelque chose d’une
mystérieuse cathédrale. Il y régnait un silence pesant,
religieux, mais on la sentait en attente de vie. On devinait en y
entrant que le moindre bruit sacrilège y serait répercuté avec
les sonorités explosives et inextinguibles d’une fugue.
À 5 heures du matin, les deux déserteurs entraient dans
Ghisoni, un village tranquille, encaissé entre les cols de Sorba
et de Verde.

Ils ne croisèrent personne en traversant Ghisoni. En


sortant du village, Marcel montra à Grasset les masses
sombres des deux sentinelles qui veillent sur la petite cité : le
Christe Eleïson et le Kyrie Eleïson, deux énormes rochers
de 1 260 et 1 535 mètres.
— Si on y arrive, dit-il à l’Allemand, on sera tranquilles
pour un bout de temps.
« Christe Eleïson », « Kyrie Eleïson », la providence des
déserteurs, deux monts mystérieux dont la légende est connue
de toute la Corse et que les légionnaires se répètent.
Au XIVe siècle, le pape Urbain V avait organisé une
croisade contre une secte hérétique corse, les Giovannali, des
moines qui prônaient l’égalité des sexes, la vie communautaire
et le partage des biens. Mais qui, surtout, remettaient en cause
l’autorité des évêques et les privilèges seigneuriaux. Une
partie d’entre les Giovannali, réfugiés à Ghisoni pour échapper
au massacre, furent cependant capturés et mis au bûcher. La
foule, impressionnée par le calme des moines qu’on brûlait
vifs, entonna l’office des morts malgré l’interdiction.
Aux premiers mots de « Kyrie Eleïson, Christe Eleïson »,
deux colombes s’envolèrent des bûchers et allèrent se poser
sur les deux rochers dominant Ghisoni, tandis que l’écho
complice des montagnes reprenait à l’infini le chant « Kyrie
Eleïson, Christe Eleïson ».
Les deux pics venaient d’être désignés par Dieu pour servir
de terre d’asile à tous ceux qui fuyaient.

Grasset s’assit au bord du chemin qui serpentait au flanc du


« Kyrie Eleïson ». Il enleva ses chaussures, ses pieds étaient
très enflés et d’un rouge violacé. Le froid, la fatigue.
— On n’y arrivera pas, je te dis. Et puis, même, une fois là-
haut, qu’est-ce qu’on va manger ?
— Il y a des bergeries, on s’arrangera avec les Corses.
— C’est eux qui nous arrangeront. Ils nous donneront à la
Légion. Tu oublies la prime aux déserteurs…
Marcel sentit qu’il ne fléchirait pas son compagnon. Il
préféra renoncer à son idée.
— C’est comme tu veux. Là-haut on aurait pu attendre que
les recherches soient interrompues. Mais, puisque tu le veux,
on va reprendre la route d’Ajaccio.
Ils rebroussèrent chemin. L’ombre protectrice des deux
montagnes disparut peu à peu. Les deux déserteurs
traversèrent la forêt de Vizzavone, plantée de pins lucio, de
bouleaux, d’aunes, d’alisiers blancs, de hêtres et de chênes.
À 9 heures, après trois heures de marche épuisante dans la
neige poudreuse, ils atteignirent le col de Vizzavone, à plus de
mille mètres d’altitude. La route d’Ajaccio passe par ce col.
Marcel et Grasset, quand ils aperçurent le ruban bitumé, se
laissèrent glisser contre le tronc d’un hêtre. Ils étaient transis,
trempés par la neige fondue. Et pourtant, ils transpiraient.
Une sueur glacée mouillait leurs fronts.

Une vieille en noir gardait la « station service » à la sortie


du village de Vizzavone. Au bord de la route, deux pompes,
« essence » et « super ». En face, une baraque au toit très en
pente qui faisait à la fois épicerie et bureau de tabac.
Quand elle vit surgir les deux hommes dans la baraque, la
vieille eut un mouvement de recul. Le crâne rasé, le visage
creusé, les vêtements mouillés et en lambeaux, on n’avait pas
besoin de lui expliquer la situation. Elle avait en face d’elle
deux déserteurs de la Légion étrangère.
Elle n’eut pas le temps de poser la main sur le téléphone.
Marcel, pressentant son réflexe, l’avait déjà ceinturée. La main
sur la bouche de la vieille, il essaya d’expliquer leur cas avec le
maximum de calme.
— On vous fera rien, madame. On a faim et on n’a pas
d’argent. Comprenez-nous. On veut rien vous voler. On veut
pas vous faire de mal. Donnez-nous seulement à manger. Ce
que vous voulez.
La vieille se dégagea sans un mot, l’air buté. Son visage
était fripé de mille rides profondes. De ses mains noueuses, elle
versa du lait chaud dans deux grands bols. Puis, elle beurra
abondamment deux tartines et invita les déserteurs à se
mettre à table.
Ils avalèrent le tout bruyamment, surveillant la vieille du
coin de l’œil. Elle venait de se rasseoir derrière son comptoir
en bois et regardait les deux hommes sans qu’aucun d’eux
puisse deviner ce que cachait ce regard. La pitié et la peur
devaient se disputer cette petite lueur qui s’était allumée dans
ses yeux aux paupières tombantes, à la seconde où elle avait
aperçu les déserteurs.
Quand ils eurent terminé leur repas, qu’ils avaient pris
debout, Marcel et Grasset se dirigèrent vers la porte. Au
moment de la franchir, Marcel se retourna, l’air embarrassé.
— Vous allez nous dénoncer ?
La vieille aboya :
— Partez !
Le ton sur lequel elle leur donna cet ordre valait toutes les
garanties du monde.

La jeep passa sans ralentir. À l’avant, près du chauffeur, un


sergent-chef de la Police militaire. À l’arrière, quatre
légionnaires en tenue « léopard », le fusil posé debout entre les
cuisses.
On ne faisait pas de cadeaux aux déserteurs. Les
patrouilles n’hésitaient pas à tirer quand les fugitifs étaient
considérés comme dangereux. Or, parce qu’ils avaient quitté la
Section d’Épreuve, Marcel et Grasset étaient classés
« individus capables du pire ».
Grasset avait montré qu’il avait de l’oreille, en
reconnaissant le ronronnement particulier d’un moteur de jeep
avant même que l’engin n’aborde le virage en épingle à
cheveux. Cette avance avait donné aux deux hommes le temps
de se cacher derrière les arbres qui poussaient à flanc de
montagne. Ils n’avaient pas le choix. De l’autre côté de la
route, c’était le ravin à pic.
Après cette alerte, qui leur prouva bien qu’on les
recherchait activement de tous côtés, ils marchèrent encore
une vingtaine de kilomètres. Aux environs de midi, ils
abordaient les premières maisons de Bocognano. La neige
avait recommencé à tomber, vidant l’unique rue du village des
traditionnels petits vieux assis sur le pas des portes.
Marcel exigeait de contourner Bocognano. Mais Grasset
avait de nouveau faim. Il avait surtout besoin de repos, dans
un endroit chaud. L’Allemand se trouvait à bout de nerfs.
Marcel comprit qu’il pourrait aller jusqu’au meurtre si quelque
chose ou quelqu’un s’opposait à ses projets. Pour ne pas
risquer le gros pépin, il décida de l’accompagner. Il comptait
sur sa seule force physique pour empêcher l’Allemand de
commettre l’irréparable. Grasset ne faisait pas partie de la
race des hommes qu’on raisonne.
— Je viens avec toi.
Un rideau de dentelle se souleva à leur passage puis
retomba aussitôt sur le visage d’une vieille femme, assise
derrière sa fenêtre et qui épiait la rue. Marcel eut peur tout à
coup. Ce village sentait le piège.

Le boucher discutait avec une jeune femme. Il jeta la


viande sur le plateau de la balance, pointa sur le cadran son
index rougi par le sang et annonça le prix. Il dut l’accompagner
d’une plaisanterie en corse car lui et la femme éclatèrent de
rire.
Le grelot de la porte d’entrée s’agita. Marcel et Grasset
entrèrent dans la boucherie. À leur vue, la femme se figea et
blêmit. Le boucher récupéra vite son sang-froid. Il poussa sa
cliente vers la porte en lui disant simplement :
— Tout va bien. Rentrez chez vous.
Il se retourna vers les deux déserteurs, la mâchoire
crispée. Il essuya longuement ses mains à son tablier blanc et
demanda, sans desserrer les dents :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Son ton s’était fait plus que menaçant. Il alla directement
derrière sa caisse enregistreuse, ouvrit un tiroir et en sortit un
revolver calibre 7,65 qu’il posa à plat devant lui sur le
comptoir en marbre.
— Si c’est la caisse que vous voulez, il va falloir la gagner !
Il n’avait pas été sans remarquer que les deux hommes ne
portaient aucune arme apparente. Pour l’instant, donc, il se
sentait le plus fort.
— Allez, venez la chercher cette caisse !
À la seconde même où le boucher lançait cette provocation,
Marcel pensa que tout était fichu. Il allait les conduire
directement chez les flics.
— Alors, qu’est-ce que vous attendez ? Vous avez peur ?
— J’ai faim, dit simplement Grasset.
L’homme parut décontenancé par la petite phrase de
l’Allemand. Il inspecta les deux hommes des pieds à la tête. En
bon montagnard, il savait apprécier le danger.
— Vous êtes légionnaires ? interrogea-t-il.
Il lut lui-même la réponse dans les yeux de ses
interlocuteurs.
— Déserteurs ? continua-t-il.
Grasset allait répondre oui. Mais Marcel intervint à temps.
— Non, on n’a pas déserté. On fait un stage « survie ». Vous
savez, on nous lâche dans la nature, à cent kilomètres de notre
camp, sans argent, sans rien, en pleine nuit. Et il nous faut
rallier le camp en un minimum de temps.
Il ajouta en émettant un petit rire :
— Et sans se faire prendre par les gendarmes, sinon on est
punis. Et drôlement… À la Légion, ça ne pardonne pas !

Les steaks géants débordaient des assiettes. Grasset


s’attaqua farouchement au sien.
— Et la femme de tout à l’heure ? demanda Marcel au
boucher. Elle va pas nous balancer, au moins ?
— Pensez-vous. Elle est revenue sous prétexte de
m’acheter une saucisse. Je l’ai rassurée en lui disant que vous
étiez partis. Vous n’avez rien à craindre. Mais dites-moi plutôt,
vous allez où ?
— À Ajaccio ! lança Grasset, la bouche pleine.
La gaffe. Il n’y a pas de camp de la Légion à Ajaccio. Le
Corse ne pouvait pas l’ignorer. Pourtant, il ne releva pas
l’anomalie. Mieux, il se proposa de les y conduire.
— J’y vais cet après-midi pour faire mes courses et amener
ma voiture à la révision. Je peux vous y déposer. Comme ça, si
ça se trouve, vous battrez le record de votre régiment !
Marcel posa ses coudes sur la nappe à carreaux rouges et
blancs, prit son menton dans les mains et scruta le regard du
boucher. L’autre ne baissa pas les yeux qu’il avait petits et
malicieux. Son visage rond, débonnaire, sa bedaine pesante,
tout en lui inspirait confiance. Pourtant, Marcel continuait à se
méfier. Tout ça était trop beau.
Le Corse s’aperçut de la situation. Il tira une chaise, vint
s’asseoir à côté de Marcel et posa sa main droite sur l’avant-
bras du déserteur, dans un geste d’apaisement.
— Dis-moi. Tu as entendu parler des Bellacoscia ?
Marcel avoua son ignorance.
— Alors, écoute. Les Bellacoscia, Jacques et Antoine, ont été
les bandits d’honneur les plus célèbres de Corse. Ils vivaient
ici, à Bocognano, il y a plus de cent ans. Vous savez ce que c’est
qu’un bandit d’honneur ?
Cette fois, ce fut Grasset qui répondit non.
— Eh bien, ici, en Corse, quand un cocu tue l’amant de sa
femme, quand un homme tue celui qui l’a humilié ou humilié
quelqu’un de sa famille, il part dans le maquis pour fuir les
gendarmes. C’est un bandit d’honneur. Il a tué pour venger
son honneur.
Il laissa passer quelques instants de silence de façon que
ses invités puissent bien assimiler le sens de ce fameux
honneur corse.
— Un jour, donc, Antoine Bellacoscia tue d’un coup de fusil
le maire de Bocognano à cause d’un terrain qu’il estimait être
sa propriété, mais qu’on lui chicanait. Aussitôt après le crime, il
gagne la montagne où son frère Jacques vient le rejoindre. Ils
y sont restés soixante-quatre ans dans la montagne. Sans
redescendre une seule fois au village. Oui, Antoine avait
quatre-vingt-quinze ans quand il s’est rendu aux gendarmes.
Ils ne l’auraient jamais pris s’il ne s’était pas livré lui-même.
On l’a acquitté et il est mort dans son lit.
Mais, s’ils ont pu rester plus de soixante ans là-haut, les
deux frères, s’ils n’ont pas quitté la Punta Sfronditata, à deux
mille mètres d’altitude, c’est parce que le village tout entier
avait pris leur défense. Et que de père en fils, de génération en
génération, on les ravitaillait dans la montagne. On prétend
même qu’ils s’y sont mariés. Il faut vous dire qu’en Corse,
Bellacoscia, ça signifie « belle cuisse ». On les avait surnommés
ainsi parce qu’ils étaient plutôt chauds lapins.
Ni Marcel, ni Grasset n’avaient compris la morale de
l’histoire. Le boucher, devant leur mine étonnée, finit par la
leur donner.
— Depuis, à Bocognano, c’est une tradition. On aime mieux
les bandits que les gendarmes.
Et il partit d’un formidable éclat de rire qui laissa songeurs
les deux légionnaires.

La « Renault 4 » bleue roulait depuis plus d’une heure dans


la montagne. Le boucher chantait en conduisant d’une seule
main, malgré la route escarpée, sinueuse, difficile. Son bras
gauche pendait hors du véhicule et rythmait les chansons en
frappant sur la carrosserie.
Ils n’avaient pas rencontré un seul barrage ni une seule
patrouille, ce qui semblait indiquer que les recherches étaient
circonscrites à Calvi, Bastia et Bonifacio.
À Mezzavia, à sept kilomètres d’Ajaccio, la voiture stoppa.
Le boucher tendit la main à Marcel.
— Tchao ! Je vous laisse ici. On sait jamais. On peut faire de
mauvaises rencontres en entrant à Ajaccio. Vous les éviterez
mieux à pied.
— Tchao ! fit Marcel. Et merci.
— C’est rien, assura le boucher. Mais méfiez-vous. Pendant
que vous vous reposiez dans ma chambre, les gendarmes sont
venus. Heureusement, ce sont des copains. Ils recherchent des
déserteurs de la Légion. Des criminels, m’ont-ils dit. Je leur ai
répondu que je n’abritais pas de criminels. C’est vrai, non ?
— C’est vrai, assura Marcel.
La « Renault 4 » bleue repartit, les laissant sur le bord de la
route. En mettant sa main dans sa poche, Marcel sentit tout
d’abord un paquet de cigarettes. Puis un billet de cinquante
francs. Grasset fit la même découverte.
— Tiens, fit-il simplement observer. Le Père Noël est passé
pendant qu’on dormait. Puis, l’air subitement inquiet :
— Où va-t-on ?
— À Ajaccio, j’ai une adresse, le rassura Marcel.

Les deux déserteurs s’installèrent à une petite table ronde,


dans un bistrot du port, boulevard du Roi-Jérôme. De là, ils
apercevaient les quais, les cargos qui partaient de la jetée des
Capucins vers la France continentale, les bateaux d’excursion
qui décollaient de la jetée de la citadelle pour les îles
Sanguinaires.
— Deux cognacs !
Le garçon, un jeune homme d’une vingtaine d’années,
s’approcha de leur table, une éponge à la main.
— Je crois que c’est lui, fit Marcel.
À Aubagne, juste avant d’embarquer dans le camion qui le
conduisait à Marseille pour prendre le Fred Scamaroni, Susini,
un légionnaire corse, avait donné le tuyau à Marcel : « Si tu
tailles la route, lui avait-il soufflé, va à Ajaccio, au Requin Bleu.
C’est un bistrot sur le port. Le garçon est un copain. Il connaît
les bateaux italiens qui acceptent les déserteurs de la Légion. »
— Vous avez le bonjour de Susini, dit Marcel.
Le garçon posa les deux verres de cognac sur la table, sans
piper mot. Puis il retourna derrière son comptoir et entreprit
d’essuyer consciencieusement les verres et les tasses qui
s’amoncelaient près du bac à plonge. Il n’eut pas un mot, pas
un regard pour les déserteurs.
Marcel commença à s’agiter sur sa chaise. Il éprouvait une
vague inquiétude. Pas encore de la peur. Mais une pensée
taraudante : « Et si Susini avait raconté des conneries ? »
Quand ils furent les seuls clients, que tous les
consommateurs eurent quitté le bar, le garçon revint vers eux,
et, tout en passant son éponge sur la table, demanda :
— Qu’est-ce qu’il vous a dit, Susini ?
— Que vous pourriez nous faire embarquer sur un bateau
italien.
— Légionnaires ?
Marcel fit oui de la tête.
— Vous savez où dormir ? Non ? Bon, voilà ce que vous
allez faire. Il y a un bateau qui part demain, à sept heures,
pour la Sicile. À bord, vous retrouverez d’autres déserteurs.
Le voyage est gratuit. Mais pour le rembourser, il faudra que
vous travailliez six mois sans salaire, nourris et couchés, dans
la plantation de M. Lorenzi. C’est d’accord ?
— OK, fit Marcel.
— Bien. Maintenant, allez au 22 de la rue Serge Casalonga.
C’est juste derrière, en passant par le cours Napoléon. Dites à
Maria, c’est ma petite sœur, que vous venez de la part de
Georges. Elle vous donnera à manger et vous montrera les
chambres où vous pourrez dormir. Je vous réveillerai moi-
même à 6 heures demain matin pour vous conduire au bateau.
— Mais, objecta Marcel, nous n’avons pas d’argent pour
vous dédommager.
Georges haussa les épaules.
— M. Lorenzi s’occupe de tout. Ne vous inquiétez pas.

Maria devait avoir dans les vingt ans. À peine plus jeune
que Georges. Elle était habillée d’un blue-jean très serré au
travers duquel on devinait son petit slip, d’un pull vert, du
même vert que ses yeux. Elle portait ses cheveux noirs très
longs, lâchés sur ses reins cambrés. À plusieurs reprises,
profitant de ce qu’elle leur tournait le dos, Grasset fit des
gestes obscènes dans sa direction. Marcel lui demanda de la
fermer.
Ils s’étaient assis dans la cuisine sombre, à une table de
gros bois, recouverte d’une nappe en drap blanc. Maria leur
préparait une omelette sur une vieille cuisinière en fonte. Les
deux déserteurs mangèrent de grand appétit. Le rosé corse
aidant, Grasset commença à bâiller sans retenue, la bouche
grande ouverte, en poussant des soupirs.
— Tu vas te décrocher la mâchoire, fit observer Marcel.
Maria rit et prit Grasset par la main.
— Viens, je vais te montrer ta chambre.
L’Allemand se leva, fit un clin d’œil complice à Marcel et
agita à plusieurs reprises son bas-ventre dans la direction de
Maria, dans une sorte de danse lubrique. La jeune fille ne le vit
pas. Elle le précéda dans un couloir obscur et tous deux
disparurent aux yeux de Marcel. Elle revint trente secondes
plus tard.
— Il dort déjà, annonça-t-elle à Marcel. Et toi, tu as
sommeil ?
— Non, se défendit le légionnaire, qui aurait donné cher
pour plonger dans des draps propres, mais qui n’osait pas le
demander.
— Alors, tu vas me raconter, dit la jeune fille en s’asseyant
près de lui. Tout, depuis le début ! Et d’abord, tu as déjà tué
quelqu’un ?

Il parla longuement de lui. Maria l’écouta sans


l’interrompre, le visage posé entre ses deux belles mains
blanches. De temps en temps, elle se levait en silence pour
ajouter du charbon dans la vieille cuisinière qui ronronnait.
Marcel n’oublia pas Loriot. Il en fit un portrait saisissant de
vérité, au point que Maria aurait pu le reconnaître entre mille.
Quand ce fut terminé, que Marcel eut épuisé tous ses
souvenirs, Maria lui sourit.
— Tu dois être fatigué ?
— Un peu, oui.
— Viens.
Elle lui tendit la main. Marcel la suivit à travers un dédale
de couloirs plongés dans l’obscurité. Maria ouvrit une porte,
alluma et s’effaça pour laisser entrer le déserteur dans la
pièce.
Il s’agissait d’une chambre qui avait dû être celle d’une
petite fille. Un papier peint très gai, aux couleurs naïves et
fraîches, des poupées et des ours en peluche géants un peu
partout dans la pièce, quelques livres, un tourne-disques posé
par terre. Seul, le lit, de bonne dimension, détonnait.
— C’est ma chambre, dit Maria.
— Elle est bien jolie, répondit Marcel. Mais, et toi, où vas-tu
dormir ?
Maria ne répondit pas, mais se colla au légionnaire en
plantant son regard dans le sien. Il sentit sa poitrine à travers
le pull, ses hanches souples collées aux siennes. C’est elle qui
lui prit le visage à deux mains et qui écrasa sa bouche contre
celle du déserteur.
Marcel s’était appuyé au chambranle de la porte. Les longs
mois d’abstinence l’avaient rendu maladroit, timide. Maria
referma la porte avec le pied, sans décoller ses lèvres de celles
de Marcel.

Maria ne se révéla pas experte en amour. Quant à Marcel,


il se montra trop pressé. Il eut beau serrer les dents, il ne put
empêcher ses reins de se libérer trop vite. La jeune fille lui
caressa le visage.
— C’est pas grave, lui souffla-t-elle à l’oreille. On
recommencera dans un petit moment.
Marcel fut traversé tout d’un coup par une pensée inquiète.
Et si Georges survenait ? Les Corses sont chatouilleux sur les
principes. Gare à qui touche à leur sœur. Il n’allait pas tout
compromettre pour une fille ?
— Et ton frère ?
— Il travaille jusqu’à minuit. De toutes façons, tu sais, il me
fout la paix.
Et elle entraîna le déserteur dans une seconde manche dont
il sortit vainqueur et elle épuisée. Ils se regardaient, étonnés
de tant de plaisir. Puis il s’endormit sur elle, la tête bien logée
au creux de son épaule douce et parfumée.

Une main énergique le secoua. Marcel se réveilla en


sursaut. Dans la pénombre, il reconnut Georges, le frère de
Maria. Aussitôt, il chercha des yeux la jeune fille, dans le lit
défait. Il était seul.
— Ma sœur prépare le café, dit Georges. Dépêche-toi, il se
fait tard.
Marcel s’habilla et descendit dans la cuisine. Maria, en
peignoir, s’activait devant la cuisinière. Elle embrassa
gentiment Marcel, sur la joue, au coin des lèvres.
— Tiens, bois ton café !
Grasset avait déjà terminé son petit déjeuner. Il jeta à
Marcel un regard interrogateur accompagné d’un sourire
égrillard.
— T’as bien dormi ?
— Ta gueule, fit simplement Marcel.
Sur le pas de la porte, Maria embrassa encore Marcel, qui
chercha la bouche de la jeune fille. Mais elle se déroba en riant.
— Allez, va ! Vous allez vous mettre en retard.

L e Lituria, un petit caboteur, était accosté au quai


l’Herminier, devant la garde maritime. Seule l’échelle de
coupée était éclairée. On entendait tourner les turbines. Un
peu de vapeur s’échappait de la cheminée rouge à croix de
Malte blanche.
Georges consulta le cadran phosphorescent de sa montre
de plongée.
— Il est 7 heures pile. Embarquez. Dites que vous venez de
ma part. Ils sont prévenus.
Et il tourna les talons après avoir balancé une grande
claque dans le dos de Marcel.
Les deux déserteurs approchèrent du cargo, l’inspectèrent
du regard. Ils ne virent personne sur le pont. Pourtant, on le
sentait sous pression, prêt à appareiller. On devinait une
activité intérieure fébrile. Marcel grimpa l’échelle de coupée.
Grasset resta sur le quai, planté sur ses jambes écartées, les
mains dans les poches, la tête basse.
— Allez, viens, dit Marcel à mi-voix.
L’autre fit non, obstinément non, en secouant violemment
sa grosse tête blonde. Marcel redescendit l’échelle de coupée,
agrippant son camarade par les épaules et essayant de
l’entraîner à bord. L’Allemand se dégagea.
— T’es dingue, non, cria Marcel. Tu vas pas te dégonfler à
présent ?
— C’est un piège à cons, dit Grasset. Ça sent pas bon tout ce
bordel. Fais ce que tu veux, moi, j’y vais pas. Je préfère me
démerder tout seul.
— T’as les jetons, hein ?
— Oui, j’ai les jetons. Tout ça, c’est trop facile. Tu y crois,
toi, aux déserteurs qu’on accueille pour pas un rond, qu’on
baise pour pas un rond, qu’on embarque pour pas un rond ?
Tu trouves pas qu’on a eu trop de chance depuis Corte ?
Compte : la vieille de Vizzavona, le boucher, la fille, le garçon
de café. Et à présent, ce rafiot qui n’attend que nous. Non, moi
j’y vais pas. C’est un piège à cons, je te dis.
Marcel comprit qu’aucun argument ne viendrait à bout de
la résistance de Grasset. Alors, il lui allongea, rageur, un coup
de poing en plein visage. L’autre recula, se mit en garde.
— Fais pas ça Marcel ! Fais pas ça ! Je te crève si tu
recommences !
— Bougre de con ! Essaie de faire fonctionner ta cervelle de
« boulon ». Il n’y a pas de risques. On monte à bord, on
débarque en Sicile et là-bas, on travaille six mois pour
rembourser. C’est réglo, non ?
— Et après ? objecta Grasset. Après les six mois, si les
carabiniers viennent te chercher pour te reconduire à la
frontière française. T’auras l’air malin. Ce Lorenzi, c’est
sûrement une crapule. J’ai bien réfléchi à son petit commerce.
Il embarque des déserteurs à bord d’un bateau qui lui
appartient. Ça lui coûte pas un rond. Il les fait travailler six
mois dans sa plantation, soi-disant pour rembourser le voyage.
Six mois à l’œil. Ça non plus, ça ne lui coûte pas un rond. Et
après, pour pas avoir d’emmerdes, il balance les déserteurs
aux flics. Et il recommence. C’est un trafiquant d’esclaves. Pas
autre chose. Moi, je refuse d’être le nègre de Lorenzi. Je veux
pas être le nègre d’un Rital.
— Sacré putain de raciste ! lança Marcel.
Les arguments de Grasset tenaient debout. Marcel s’en
trouva un instant ébranlé dans sa résolution. Mais il
s’accrochait à l’espoir que représentait ce bateau en partance.
Une fois encore, il franchit l’échelle de coupée, espérant
entraîner Grasset.
Quand il prit pied sur le pont métallique du bateau, il se
retourna et aperçut l’Allemand qui s’éloignait.
— Sacré connard de « boulon », jura-t-il.
Et il redescendit quatre à quatre les marches de la coupée.
— T’as gagné, Grasset, dit-il quand il eut rattrapé
l’Allemand. On n’a pas fait tout ce chemin ensemble pour se
séparer aujourd’hui. T’as une autre idée ?
— Oui, mais il faut en profiter tant qu’il fait encore nuit.

Grasset expliqua son plan à Marcel tout en marchant. Sur


les hauteurs de la ville se trouvaient des villas disséminées
dans la verdure. L’Allemand pensait avec raison que la plupart
d’entre elles devaient se trouver inoccupées l’hiver,
appartenant à des Français du continent.
— On va s’installer dans une de ces villas. On y sera à l’abri
le temps que la Légion arrête les patrouilles. Après, on gagnera
Bastia. C’est plus simple. On embarquera sur le Fred
Scamaroni ou sur l’Île de Beauté.
— Et une fois à Marseille ?
— C’est grand, Marseille. Et puis, on n’est pas obligés d’y
rester. Toi, t’auras qu’à remonter sur Paris. La Légion viendra
pas t’y chercher. Moi, j’irai à Strasbourg, je passerai la
frontière de nuit et, une fois en Allemagne, chez moi…
Il fit un vigoureux bras d’honneur, sans aucun doute
destiné à la Légion étrangère. Marcel ne trouva pas l’idée
géniale. Ils avaient une chance sur cent de s’en sortir. La
vérité, et Marcel la sentit peser sur ses épaules, c’est qu’ils
étaient paumés, foutus, traqués. Ils tournaient en rond et le
capitaine Garrot n’avait pas de mouron à se faire. Il les
récupérerait bientôt, ses disciplinaires. Quant à Loriot, il
devait bander, le salaud. Oui, il devait bander sec.

Dans le quartier de San Salvadore, sur une colline boisée, ils


trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Une grande villa blanche aux
volets rouges, silencieuse, endormie pour l’hiver. Ils
stationnèrent un long moment devant le portail en bois verni.
Sur la boîte aux lettres, ils avaient lu un nom rassurant :
« Monsieur et Madame Mougin ». Un nom qui sentait le
continent. Les deux déserteurs observèrent attentivement la
maison et le parc. Près d’une heure. Rien ne bougea.
Ils escaladèrent le portail, franchirent en courant l’allée
couverte de gravillons et contournèrent directement la villa.
En cinq minutes, Marcel eut raison du volet de la porte de la
cuisine. Ensuite, il cassa un carreau, passa la main à l’intérieur
et ouvrit. La villa était bien inoccupée. Pourtant, à la cuisine
d’abord, à la cave ensuite, ils découvrirent de véritables
trésors : des conserves, du vin, des alcools. De quoi soutenir un
siège.
Pendant trois jours, ils mangèrent sans arrêt et ne
dessoûlèrent pas. Le soir, chacun sa bouteille de cognac à la
main, buvant à même le goulot, ils s’effondraient dans les
fauteuils en cuir, devant la télévision. Et ils s’endormaient
ivres-morts. Ils profitaient de cette vie avec d’autant plus de
frénésie qu’ils se savaient perdus, sans jamais se l’être avoué.
Ce n’était plus qu’une question de jours, peut-être d’heures.
Mais la Section d’Épreuve allait les revoir. Ils le sentaient au
plus profond de leurs tripes.
Au bout de trois jours, il ne restait plus une miette de
nourriture dans la maison, plus une seule goutte d’alcool. Les
deux déserteurs prirent une douche froide pour se dégriser,
et, au petit matin, soulevèrent la porte métallique du garage.
Ils avaient repéré dès le premier jour la « Renault 4 » de
M. Mangin qui avait poussé la gentillesse jusqu’à laisser les
clés sur le tableau de bord. Marcel prit le volant.
— Où va-t-on ? demanda-t-il, résigné.
— Direction Corte ! Ensuite Bastia !

Ils reprirent la route qu’ils avaient faite, pour la moitié, à


pied, repassèrent à Bocognano, Vizzavone, Venaco. Une fois
passé San Pietro de Venaco, ils arrivèrent à hauteur de la
Section d’Épreuve que Marcel aperçut, en contrebas. Il gara la
voiture sur le bord de la route et descendit. Marcel voulait
conjurer le mauvais sort en la regardant bien, s’exorciser en
l’injuriant. Son vocabulaire argotique, pourtant étendu, s’avéra
insuffisant pour assouvir sa haine.
Marcel remonta dans la voiture et claqua la portière.
Grasset dormait. Il n’avait pas soulevé une paupière depuis le
départ d’Ajaccio. La traversée de Corte posa quelques
problèmes à Marcel. À tout moment, il risquait d’être reconnu
par un gradé. Il conduisit de la main droite, la gauche cachant
son profil à la rue.
Soixante-dix kilomètres séparent Corte de Bastia. Ils les
couvrirent en une heure. En début d’après-midi, ils étaient à
Montesoro, à cinq kilomètres de Bastia. Là, ils crevèrent une
première fois, montèrent la roue de secours et repartirent.
Grasset avait pris le volant. Il s’engagea sur un petit chemin
qui serpentait à travers un maquis de broussailles roussies par
de récents incendies. Ils crevèrent une deuxième fois et
durent abandonner la voiture. Marcel plaça dans une
couverture les couverts et les chandeliers en argent qu’ils
avaient pris dans la villa d’Ajaccio. Ils espéraient en tirer le
prix de leur passage sur un bateau.
Après un quart d’heure de marche dans le maquis, ils
aperçurent une maison en bois qui paraissait inhabitée. Un gîte
de chasse. Marcel, le spécialiste, s’occupa de la serrure. À
l’intérieur, il faisait presque chaud.
Les deux déserteurs avaient passé la maison au peigne fin
et ils avaient découvert des conserves et du vin. Ils
s’attablèrent. Grasset exhiba sa trouvaille : une carabine de
chasse et une boîte de cartouches.
— On va passer la journée ici, décréta tout d’un coup
Marcel tandis que Grasset allait et venait dans la pièce. On
essaiera d’entrer cette nuit dans Bastia. Tu m’écoutes ?
L’Allemand se tenait debout près de la fenêtre. Il regardait
au-dehors. Non, il n’écoutait pas Marcel. D’où il se trouvait, il
pouvait observer quelque chose d’inquiétant.
— Les flics, dit-il, la mâchoire crispée. Un plein camion de
flics.

Incrédule, Marcel bondit à la fenêtre. Grasset n’était pas


victime d’hallucinations. Une vingtaine de gendarmes mobiles
venaient de sauter d’un « GMC » bâché. Casques noirs,
uniformes bleu marine, mitraillettes à la hanche, ils prirent
position à une centaine de mètres de la maison : couchés, le
canon des armes automatiques pointé sur la fenêtre derrière
laquelle ils pouvaient voir les deux déserteurs. Un officier
avança à découvert, dépassant ses hommes de quelques
mètres. Il porta un mégaphone à sa bouche.
— Rendez-vous ! Vous êtes cernés !
Grasset, de la crosse de sa carabine, cassa le carreau de la
fenêtre, épaula et tira plusieurs coups en direction des
gendarmes. Puis il se plia immédiatement en deux, la tête dans
les épaules. Les rafales des mitraillettes arrosèrent l’intérieur
de la pièce, enlevant d’énormes morceaux de bois aux parois
de la maison.
— Viens, on taille ! cria Marcel.
Il saisit un autre fusil de chasse au râtelier, rafla au passage
une boîte de poivre sur la table et ouvrit la porte de derrière.
Grasset tira encore un ou deux coups en direction des flics,
histoire de les faire patienter. Et il courut sur les traces de
Marcel.
Des aboiements se firent entendre. Les gendarmes mobiles
progressaient sur la colline, précédés de chiens policiers tenus
au bout de longues laisses en cuir. Marcel commença à jeter du
poivre par terre pour égarer les chiens. Les deux déserteurs
couraient, coudes au corps. De temps en temps, ils se
retournaient et tiraient sur les gendarmes, pour qu’ils restent
à distance.
— Rendez-vous ! mugit le mégaphone.
— Tiens, enculé ! hurla Marcel en vidant le chargeur de son
fusil en direction du capitaine de gendarmerie.

Les deux déserteurs avaient gagné la bataille de la colline.


Les gendarmes fouillaient le terrain, buisson par buisson. Les
chiens, asphyxiés par le poivre, tournaient en rond au bout de
leurs laisses.
Marcel et Grasset, qui ne possédaient plus une seule
cartouche, jetèrent leurs armes et reprirent leur course
effrénée. Ils traversèrent le Fiuminale à gué, firent un long
détour et se retrouvèrent au col de Téghime, sur la nationale
199, à dix kilomètres de Bastia.
— C’est ce soir ou jamais, dit Marcel.
— Tu es fou ! Les rues vont être truffées de flics ! Ils
doivent nous chercher partout comme des bêtes.
— Demain, ce sera pire. Jamais ils ne nous croiront assez
gonflés ni assez fous pour rentrer ce soir dans Bastia.
La nuit tombée, ils pénétrèrent dans la ville par le
boulevard Benoîte Danesi. Ils continuèrent par le boulevard de
Montera et tombèrent sur le boulevard Paoli. Il n’y avait
pratiquement personne dans la grande artère. Les deux
déserteurs marchaient chacun sur un trottoir. Grasset était
passé le premier. Marcel le suivait, sur le trottoir opposé, à
une vingtaine de mètres en arrière. Leur objectif : le port, un
bateau en partance, peu importait pour où.
En se retournant, Marcel aperçut la voiture des flics, avec
son phare gyroscopique bleu sur le toit. Il s’engouffra sous un
porche, retenant son souffle. Grasset n’avait rien vu. La
voiture s’arrêta à sa hauteur, deux flics en jaillirent, revolver
au poing, et encadrèrent l’Allemand.
— Où est Terrier ? Où est Terrier ?
Quelques coups de crosse endommagèrent le cuir chevelu
de Grasset qui cessa de faire des difficultés.
— Derrière moi, à vingt mètres.
Marcel avait suivi la scène. Quand il se vit découvert, il
traversa le boulevard en courant, prit une petite rue
transversale et se retrouva près du parapet qui surplombe le
port, à une vingtaine de mètres de hauteur. La voiture avait
démarré presque en même temps que lui. Marcel la vit
s’approcher, acculé au garde-fou en pierres. Des flics
descendirent, braquèrent leurs armes sur le déserteur.
— Rends-toi ! On a ton copain !
— Si vous approchez, je me balance en bas ! hurla Marcel
en montant sur le parapet.
Un brigadier-chef se détacha du groupe des flics. Il ne
portait pas d’arme. Cinquante ans environ, d’aspect
débonnaire, il possédait un solide accent corse.
— Fais pas le con, petit ! Si tu tombes, tu te tues. Tu veux
pas mourir aussi jeune. Joue le jeu. Sois beau joueur. T’as
perdu, c’est pas grave. Tu gagneras peut-être la prochaine
fois.
Le brigadier-chef ne manquait pas de psychologie. En ne
fermant pas la porte à l’espoir, en laissant augurer à Marcel la
possibilité d’une revanche, il le calma. Marcel leva les bras et
s’avança vers la voiture. Aussitôt, il fut ceinturé, fouillé, on lui
passa les menottes et il se retrouva sur le siège arrière, à côté
de Grasset qui saignait de la tête.

L’inspecteur à la mine renfrognée portait avec raffinement


un costume de flanelle anthracite finement rayé de blanc, un
gilet du même tissu, une cravate bleue à pois blancs sur une
chemise bleu pâle. Il devait avoir une quarantaine d’années. À
l’annulaire de sa main droite, une énorme chevalière en or
gravée de lettres carrées : « GP ». Si Marcel regardait surtout
la chevalière, c’était parce qu’elle lui faisait très mal quand
« GP » cognait.
On avait commencé par attacher le déserteur par les
menottes au chauffage central. Et les questions avaient plu.
Les gifles aussi. À chaque silence de Marcel correspondait une
baffe ornée d’une chevalière. Une baffe du dos de la main. Ça
faisait longtemps que dans une pièce voisine, Grasset avait
tout avoué. Tout, y compris un vol de bijoux imaginaire, mais
qui arrangeait bien les flics de Bastia, lesquels en avaient
justement un sur les bras.
— Et les bijoux ? demanda l’inspecteur à Marcel pour la
vingtième fois.
— Mais quels bijoux ? On n’a jamais volé de bijoux, nous.
Tout ce qu’on a pris, je vous l’ai dit. Une voiture et de la
bouffe ? C’est tout !
— Et les fusils ? Hein, les fusils qui vous ont servi à tirer sur
les gendarmes ? Tu sais que t’en as buté un, gendarme ? Tu
vois, t’es mal barré. Tu devrais nous dire où t’as planqué les
bijoux. Ça ferait peut-être passer un peu mieux le meurtre du
gendarme.
— C’est pas vrai ! se révolta Marcel. On n’a pas tué de
gendarme ! Je l’aurais vu !
— Puisque je te le dis, moi, mentit encore l’inspecteur. Je ne
te comprends pas. Ton pote a avoué, lui, pour les bijoux. Alors,
pourquoi il aurait avoué si vous les aviez pas fauchés ?
— Je sais pas, moi ! Parce que vous l’avez tabassé !
« GP » s’approcha, une règle de fer à la main. Il en cingla
par deux fois le visage du déserteur qui se balafra de rouge.
— On cogne, nous, enfoiré ? On cogne, nous ?
Marcel resta toute la nuit attaché au radiateur du chauffage
central. Ses bras s’étaient ankylosés. Il ne les sentait plus.
« GP » était allé se coucher sur le coup de 4 heures du matin.
L’inspecteur qui l’avait relevé portait un costume beaucoup
moins beau. Mais surtout, il était encore moins sympathique
que son prédécesseur. Lui, c’était à coups de pieds, qu’il avait
entrepris Marcel.
Les bijoux. Toujours les bijoux. Ça ne suffisait pas qu’il ait
déserté, volé une voiture, fracturé des portes de maisons, tiré
sur des gendarmes. Il fallait encore qu’on lui colle une histoire
de bijoux sur les reins. Au matin, un agent en uniforme entra
et parla à l’oreille de l’inspecteur qui s’était assis dans son
fauteuil, entre deux séances, pour y piquer un petit somme.
— Tes copains sont dehors, annonça-t-il à Marcel en se
levant.
Puis, se tournant vers l’agent :
— Faites-les entrer.
Marcel reconnut tout de suite le sergent-chef Sprenger, de
la Police Militaire de Corte. Un Allemand, champion de boxe de
la Légion toutes catégories. Un visage accidenté, bosselé, au
nez définitivement écrasé, aux arcades proéminentes, le front
fuyant, les dents comme plantées au hasard dans les gencives,
la lèvre supérieure zébrée d’une cicatrice large d’un bon
centimètre. Sprenger roulait des épaules et marmonnait.
C’était mauvais signe. Derrière lui, la matraque à la main,
suivaient un sergent, un caporal-chef et deux légionnaires.
— Messieurs, on vous laisse ensemble ! déclara l’inspecteur,
soudain très mondain.
Sprenger n’attendit même pas qu’il sorte. Il y alla
carrément d’une droite sur la pommette de Marcel dont le
visage, pourtant déjà pas mal marqué, prit tout d’un coup une
drôle de teinte. La tête du déserteur se renversa sur son
épaule. Une gauche la lui releva. Et ainsi de suite. Tout le
monde y passa. Marcel n’aurait pas pu dire lequel des cinq
légionnaires faisait le plus mal.

Une heure après, quand le flic en uniforme amena des


sandwiches et le café destinés à l’inspecteur qu’il pensait
trouver dans la pièce, il n’en crut pas ses yeux. Le déserteur,
toujours attaché au radiateur du chauffage central, avait l’air
évanoui. Un légionnaire lui versait de l’eau froide sur la tête.
Dès que le déserteur ouvrait un œil, si petit soit-il, le chef
fonçait les poings en avant. Marcel l’ignorait, mais il n’avait
plus figure humaine. Et le flic prit peur en le voyant saigner
abondamment par tous les orifices du visage. Il sortit
précipitamment et revint bientôt avec l’inspecteur. On
l’entendit dire, en courant derrière lui dans le couloir :
— Ils vont le tuer ici, c’est sûr !
L’inspecteur entra, jugea rapidement la situation et dit :
— Je crois que ça va comme ça. Vous pouvez l’emmener.
On n’en a plus besoin ici.
Puis il s’approcha de Marcel, lui releva le visage par le
menton. Quand il vit les yeux vagues, au fond des orbites
violacées, il eut un mouvement de pitié.
— Tu veux voir un toubib avant de partir ?
Marcel murmura un « oui » presque inaudible.
— Pas la peine, intervint Sprenger. On le soignera à la
Section d’Épreuve. Vous en faites pas pour lui !
7

Grasset, l’air hagard, la tête dodelinant sur les épaules, les


rejoignit au dernier moment, poussé sans ménagement par
deux flics en uniforme. Ils avaient réussi à lui faire signer sa
déposition, mais on ne peut pas affirmer qu’il s’agissait là d’une
grande victoire de la police française.
Les deux déserteurs furent hissés dans le camion et
attachés par les menottes aux ridelles du « 4×4 » bâché de
vert. Sprenger grimpa devant, dans la cabine, à côté du
chauffeur. Derrière, avec Grasset et Marcel, les deux
légionnaires de la PM, plus le caporal-chef. Tout le temps que
le camion roula dans Bastia, on obligea les deux déserteurs à
rester couchés sur le plancher. Il ne fallait pas que la
population ait sous les yeux ce mauvais exemple. Quand le
camion prit la route de Corte, ils purent s’asseoir sur le
plancher. Marcel se laissa aller à fermer les yeux. Il sentait son
visage enfler démesurément. Il n’y voyait presque plus.
Surtout, il était exténué, lavé, vidé de tout ressort. Grasset,
qui s’était montré plus coopératif, avait moins souffert.
Les deux légionnaires de la PM allumèrent des cigarettes
sans en offrir aux deux déserteurs. Au fond du camion, le
caporal-chef dormait, son béret vert sur les yeux. À leurs
accents, Marcel avait reconnu un Allemand et un Yougoslave.
L’Allemand parlait d’une fille avec qui il avait couché, à Corte.
Une pute dont il entreprit de tracer, de ses grosses mains
rousses aux ongles rongés, le profil du corps dans l’espace. Le
Yougoslave suivait les courbes imaginaires de la pute, les yeux
ronds. L’Allemand, flatté de l’intérêt que lui portait son
collègue, posa un pied sur le ventre de Marcel, se cala
confortablement contre la banquette en bois et poursuivit sa
description.
— Eh, le « boulon » ! Tu peux pas essuyer tes godasses
ailleurs ?
L’Allemand regarda Marcel, surpris que cette quantité
négligeable ait encore l’usage de la parole et lui balança son
« ranger » dans le menton.
Grasset, qui était loin d’avoir compris la situation, profita
de cette interruption pour demander poliment en allemand
une cigarette à son compatriote. À la place, il reçut une énorme
baffe qui l’envoya se recoucher au fond du camion.
— C’est vraiment un enculé, ce « boulon » ! émit Marcel.
Malgré l’évidence de la constatation, l’autre se fâcha,
ramena par le col le visage de Marcel à un centimètre du sien,
le fixa longuement dans les yeux, sans rien dire et le relâcha.
Puis, calmement, ayant retrouvé un comportement normal il
écrasa son énorme poing sur le nez du déserteur. Marcel tira
en vain sur ses menottes pour se libérer les mains.
— Détache-moi ! hurlait-il. Détache-moi, salope !
L’Allemand regarda son poing rougi du sang de Marcel,
souffla dessus comme pour le réchauffer et l’envoya à nouveau
sur le visage du déserteur. Les tripes de Marcel se mirent en
mouvement. Il retrouva l’envie de tuer, décuplée par le fait
qu’il était attaché et impuissant.
— Eh oui, constata l’Allemand sans enthousiasme, mais
avec une justesse de ton éprouvée par des années
d’expérience. Eh oui, l’enfer, mon pote, l’enfer !

« El Macho » se frottait les mains, autant de froid que de


plaisir. Il conduisit lui-même Grasset et Marcel, à qui on avait
laissé les menottes, dans l’ancienne chapelle de Grossetti et
poussa les déserteurs dans deux cellules séparées par toute la
longueur de la nef.
Son cinéma prenait des allures de rituel, tellement il y
mettait d’application. Le premier soir, il déversa un plein seau
d’eau dans la cellule de Marcel. Ensuite, il le fit se déshabiller,
s’appuyer les mains au mur, jambes écartées à cinquante
centimètres de la paroi. Il le « fouilla », laissant ses grosses
mains calleuses traîner du côté du sexe. Comme Marcel se
rebiffait, il eut droit à une série de coups dans tes côtes,
donnés du tranchant de la main, qui lui coupèrent la
respiration.
— Ce soir, pas la peine. Demain, tu demanderas.
Et il referma la porte sur ces paroles sibyllines. Au milieu
de la nuit, « El Macho » vint faire sa ronde. Le faisceau de sa
puissante torche électrique se posa longuement sur Marcel,
pelotonné frileusement dans un coin de la cellule, de façon à
échapper aux courants d’air glaciaux.
L’Espagnol s’attendait à ce que le déserteur lui demande à
boire, à manger ou une couverture. Il avait des phrases toutes
prêtes pour lui refuser tout ça en bloc. Il fut déçu. Marcel ne
demanda rien. Il était ailleurs. « El Macho » referma la porte
de la cellule et Marcel l’entendit ouvrir celle d’à côté.
Il avait eu la journée entière pour faire connaissance de son
voisin, entre deux rondes de l’Espagnol. Ils avaient
communiqué par le trou, percé dans la paroi, et qui devait
servir à enchaîner ensemble les prisonniers. Le voisin de
Marcel était un jeune Belge qui attendait pour partir à la
Section d’Épreuve. Il prétendait avoir déserté.
— Tu y es déjà allé, toi, là-haut ? l’avait interrogé le Belge
qui semblait à moitié mort de peur.
— J’en viens, avait répondu Marcel.
— C’est dur ? C’est aussi dur qu’on le dit ? avait continué le
Belge.
— On s’y fait, avait alors éludé Marcel qui savait que l’autre
n’y tiendrait pas deux jours et qu’il ferait vite partie de ceux
qui balancent les copains pour se tirer d’affaire.
À côté, la porte de la cellule se referma. « El Macho » devait
dérouiller le jeune Belge car Marcel entendit des coups sourds
et des jurons en espagnol. Puis, tout sembla se calmer. Et des
gémissements étouffés lui parvinrent. Des gémissements de
plaisir. Des petits cris de femme.
Qui ? « El Macho » ? Le Belge ?

De toute la journée du lendemain, Marcel n’eut droit qu’une


fois à la visite de l’Espagnol. Il ne se plaignit pas de cette
soudaine indifférence. « El Macho » poussa simplement le
judas, le temps de regarder Marcel qui faisait semblant de
dormir, recroquevillé sur la planche étroite lui servant de lit.
L’Espagnol cracha et referma le judas. Marcel, peu après,
entendit un sifflement dans le trou de la paroi. Il approcha son
oreille.
— Eh ! On vient me chercher tout à l’heure pour passer
devant un tribunal civil, à Bastia. Pour une connerie que j’ai
faite quand j’ai taillé la route. Avec un peu de chance, je vais
prendre un an de taule. Ça m’évitera la Section d’Épreuve.
Marcel laissa le jeune Belge à ses illusions. Il savait bien,
pourtant, que ni la taule, ni l’hôpital, n’évitent la Section
d’Épreuve. Mais l’autre avait l’air si vulnérable.
— T’as à bouffer ? demanda Marcel qui connaissait la
réponse, se doutant bien que « El Macho » ne devait pas se
montrer ingrat. Le Belge poussa un petit morceau de pain par
le trou. Puis un autre.
— Le caporal m’a à la bonne. Je sais pas pourquoi.

Marcel, lui, savait.


Un bruit de verrou réveilla Marcel. La porte de la cellule
voisine s’était ouverte. Un piétinement dans le couloir. On
emmenait le Belge vers ses juges. « El Macho » ne devait pas
supporter la solitude. Sur le coup de 8 heures du soir, il fit une
visite à Marcel.
— Tout va bien ? Besoin de rien ?
Cette soudaine sollicitude eut pour effet de tasser encore
davantage Marcel dans son coin. Il connaissait trop ce genre
d’hommes pour ignorer que, lorsqu’ils parlent doucement, les
heures qui suivent s’annoncent difficiles.
— Va te faire foutre ailleurs ! aboya Marcel.
« El Macho » s’agenouilla comme une mère inquiète,
caressa le front de Marcel.
— T’es fâché ? T’as envie de fumer peut-être ? Tiens,
fume !
Il tendit un paquet de cigarettes à Marcel. Cette fois,
devant la perspective de fumer, le déserteur n’hésita pas. Il
prit d’abord une cigarette, décidant d’aviser ensuite.
— Qu’est-ce qu’on dit à son caporal ? bêtifia l’Espagnol.
— Merci, caporal. Vous avez du feu, caporal ?
« El Macho » fit semblant de fouiller vainement dans ses
poches. Marcel avait porté la cigarette à sa bouche, les mains
tremblantes. Il salivait.
— Pas de feu. Mais je vais aller en chercher.
La main de l’Espagnol se posa sur le ventre de Marcel qui
recula d’un bond.
— Sois gentil avec le caporal…
« El Macho » plongea sur Marcel qui ne put l’éviter. Ils
roulèrent par terre. L’autre se frottait au prisonnier, les yeux
renversés, murmurant des phrases en espagnol. Marcel le
laissa d’abord faire. Mais quand « El Macho » entreprit de le
retourner pour le plaquer sur le ventre, il se redressa d’un
coup de reins et lui balança un premier coup de pied dans
l’estomac. Le second obligea « El Macho » à se prendre le bas-
ventre à deux mains.

Marcel resta longtemps prostré sur sa douleur. L’Espagnol


avait appelé du renfort. À trois, ils avaient cogné jusqu’à ce
que le déserteur ravale le mot « enculé » qu’il répétait avec
application et obstination. Et ça avait pris pas mal de temps.
Le lendemain, à midi, un légionnaire de la PM poussa du
pied dans la cellule une gamelle pleine de soupe. Marcel l’avala
d’un trait. Dix minutes plus tard, la chapelle sembla exploser.
Des hurlements la traversèrent, faisant vibrer les voûtes.
— Au secours ! Au secours !
Marcel reconnut la voix de Grasset. Des hommes coururent
sur le sol pavé du couloir. À en juger par leur affolement, ça
devait être grave. Les hurlements de Grasset n’avaient pas
cessé une seconde. Les allées et venues non plus. Une voix que
Marcel connaissait couvrit les autres : celle du capitaine
Garrot, chef de la Sécurité Militaire Légion de Corte.
— Qu’est-ce que c’est, ce bordel ?
— Cet enfoiré de « boulon » a avalé sa cuillère, mon
capitaine !
— Vous avez fouillé partout ? Il l’a pas balancée dans un
coin ? Vous êtes sûrs ?
— Il l’a avalée, mon capitaine ! Il a l’air de souffrir !
— On l’embarque à l’hôpital, intervint une autre voix, plus
posée. Il faut l’opérer d’urgence.
— Non, toubib ! D’abord les radios ! Je suis sûr qu’il s’agit
d’un simulateur, reprit Garrot.
— L’hôpital ! L’hôpital tout de suite ! J’ai pas envie qu’il
crève ici, gueula le médecin.
Garrot devait serrer les dents. Marcel, l’oreille collée au
judas, l’entendit dire :
— S’il l’a pas avalée, sa cuillère, il a pas fini de souffrir, le
« boulon ».

L’Espagnol jeta un vieux pantalon d’uniforme et une veste


kaki élimée à Marcel.
— Habille-toi, ils sont dehors, ils t’attendent.
Marcel n’eut pas à demander qui l’attendait. Depuis que
Grasset avait avalé la cuillère, il ne s’était pas écoulé une
heure. Garrot, dans sa rage, avait dû insister pour que le
transfert du déserteur à la Section d’Épreuve se fasse dans les
délais les plus brefs.
Dehors, malgré le ciel gris et bas, Marcel cligna des yeux.
La luminosité était intense. La neige recouvrait tout. La jeep
de la Section d’Épreuve attendait, garée devant l’ancienne
chapelle. À bord, le lieutenant Albertini, assis à côté du
chauffeur, le sergent-chef Walk, le sergent Latasse et le
caporal-chef Loriot. Ce dernier sauta à terre et passa les
menottes à Marcel. Puis il le tira jusqu’à la jeep, le poussa à
l’arrière et grimpa lestement à côté de lui. Albertini se tourna
vers Marcel :
— C’est dommage pour ton copain. Il va manquer le
meilleur !
L’allusion à Grasset était claire. Marcel allait payer pour
deux. Du reste, il s’y attendait. Loriot, qui restait étrangement
silencieux, sortit un béret vert de la poche de son « parka » et
en coiffa Marcel. La jeep démarra, saluée par la sentinelle du
poste de garde de Grossetti.
— Alors, Terrier, c’est beau la Corse ?
Walk plaisantait, mauvais signe. Albertini, le visage buté,
donnait des ordres brefs au chauffeur.
— Par là !
Il voulait prendre au plus court. Il avait l’air bien pressé. La
jeep prit la route d’Aléria, roula jusqu’à la Minoterie et tourna
à droite, s’enfonçant d’une vingtaine de mètres dans la piste
menant à la Section d’Épreuve. Pour la deuxième fois, Marcel
retrouvait la « piste rouge ».
— Stop ! ordonna Albertini au chauffeur.

— Garde-à-vous !
Marcel, qu’on avait fait descendre, obéit instantanément.
Loriot s’approcha de lui à grandes enjambées et le déserteur
reçut la gifle sans broncher.
— T’as déjà tout oublié ? demanda le « Malgache ». Marcel
n’avait rien oublié du tout. Comment aurait-il pu ? Seulement,
il ne voulait pas y mettre du sien, entrer de lui-même dans le
cirque infernal. Il voulait qu’on l’y pousse. Qu’ils sachent bien
qu’ils avaient encore un homme devant eux. Que tout était à
reprendre à zéro avec lui. Que la liberté l’avait pourri jusqu’à
lui redonner le courage de la révolte. Il demeura muet. Une
deuxième gifle le décida enfin à dire le minimum.
— Disciplinaire Terrier, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je me mets au garde-à-vous, à vos ordres
cheeeeef !
— Neuf mois ! rectifia posément Albertini. Neuf mois !
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, à vos ordres mon lieutenant !
Six mois plus trois pour tentative d’évasion de la Section
Épreuve.
— Loriot, faites donc travailler un peu ce fainéant !
Le « Malgache » décrocha son sifflet. Debout, couché,
marche canard, debout, couché, cinquante pompes. Loriot
possédait le sens du rythme. Mais, curieusement, il obéit sans
zèle excessif à l’ordre du lieutenant. Il ne poussa pas la
« pelote » à ses limites, paraissant vouloir se réserver. En
effet, il considérait l’évasion de Marcel comme un contentieux
personnel avec le disciplinaire. Quelque chose ne concernant
que lui.
— Terminé ! ordonna Albertini.
Walk fouilla au fond de la jeep et en sortit une seconde paire
de menottes. Il referma l’un des bracelets d’inox autour de la
chaîne qui reliait les poignets de Marcel et fixa l’autre au
crochet de dépannage à l’arrière de la jeep. Puis il monta à
bord du véhicule et le chauffeur embraya.

L’accélération brutale jeta Marcel à terre. Il essaya de se


relever, ses genoux heurtèrent un gros caillou et il retomba,
traîné par la jeep, tournant comme une vrille autour de la
chaîne des menottes. Le lieutenant Albertini leva la main et le
chauffeur freina.
— Si tu veux pas courir, nous, on s’en fout, fit observer le
sergent Latasse. On te traînera, c’est tout.
Le lieutenant abaissa la main. Marcel se mit à courir,
essayant de bien garder sa distance avec le véhicule, de façon
que la chaîne ne se tende pas trop et ne lui cisaille pas les
poignets. La jeep accéléra progressivement, jusqu’au point de
rupture, c’est-à-dire jusqu’à ce que Marcel ne puisse plus
suivre et se laisse à nouveau tomber par terre. Il sentit le sol
rocailleux lui déchirer les flancs. Et il gueula. Pas longtemps, la
jeep stoppa presque aussitôt. Albertini attendit que Marcel se
remette debout et abaissa la main.
— Plus vite, enculé !
Le lieutenant l’encourageait à sa façon.
Marcel, la bouche grande ouverte, balançant la tête de tous
côtés, hors d’haleine, rattrapa la jeep et essaya vainement de
monter à bord.
— Accélère, dit Albertini au chauffeur, cette salope veut
nous dépasser.
Tout le monde rit. On appréciait beaucoup l’humour du
lieutenant à la Section d’Épreuve. Marcel tomba à nouveau.
Mais cette fois, il se laissa traîner sur le sol, décidé à crever
plutôt que de courir encore, plutôt que de se faire la victime et
le complice de ce jeu d’un autre âge. Albertini le comprit-il ? Il
demanda au chauffeur de s’arrêter et fit hisser Marcel à bord,
la tête sur le plancher en ferraille, les jambes au-dehors.
Ils accomplirent ainsi une bonne partie du chemin. Mais,
arrivés devant les ruines de la petite église, Albertini ordonna
à Marcel de redescendre. Le déserteur recommença à courir
derrière la jeep, qui roulait raisonnablement cette fois et qui
franchit le grand portail de la Section d’Épreuve en
klaxonnant, comme des chasseurs qui rentrent d’une bonne
battue.

Marcel faisait face au mât en haut duquel flottait le drapeau


français. Derrière lui, la Section disciplinaire au grand complet
venait de s’aligner. Exceptionnellement, on avait arrêté le
travail pour lui permettre d’assister, à titre d’exemple, au
retour peu glorieux du déserteur, courant derrière la jeep du
lieutenant comme les prisonniers des légions romaines
couraient derrière le char de leur vainqueur.
— Demi-tour, droite !
Marcel effectua le demi-tour réglementaire et se retrouva
face à la Section. De nouveau, il ressentit cette insondable
impression de solitude. Ces hommes qui lui faisaient face
paraissaient absents. La fatigue n’y était pour rien. Il s’agissait
bien d’autre chose. Sans âme. Ils n’avaient plus d’âme. La vie
qui habitait leur corps ne possédait plus de conscience. Les
yeux cernés regardaient Marcel. Mais ces regards se perdaient
loin derrière lui, comme si son corps avait été transparent.
Loriot s’avança vers le déserteur. Il portait quelque chose
de très lourd dans les bras. Quelque chose que Marcel ne vit
pas du premier coup. Le « Malgache » s’agenouilla et, avec
solennité, comme s’il procédait à un baptême, il releva le bas
du pantalon de Marcel qui sentit aussitôt le carcan de fer qui
se refermait sur sa cheville droite. Un déclic de cadenas.
Marcel portait à présent, attaché à sa cheville au bout d’une
lourde chaîne de deux mètres, un boulet de fonte d’une dizaine
de kilos.
— Regardez bien ce pédé de Terrier ! gueula Albertini.
Voilà à quoi ça mène de vouloir s’évader d’ici. Personne ne
peut tailler la route de la Section d’Épreuve. Terrier, on savait
où il se trouvait dès le premier jour. On aurait pu le reprendre
aussitôt si on avait voulu. On a préféré le laisser s’enfoncer un
peu plus dans sa merde. Que ça vous serve de leçon. Rompez !

Les premiers pas avec le boulet se révélèrent très pénibles.


Quand il devait courir, Marcel prenait la boule de fonte sous le
bras droit. Mais il s’empêtrait dans la lourde chaîne et tomba à
plusieurs reprises.
Le premier soir, bien qu’il ait eu peu de trajet à accomplir
puisqu’il tapa à la masse tout l’après-midi, sa cheville droite
était entamée par le carcan de fer. À 19 h 30, après sept
heures de masse, Loriot siffla la fin du travail pour Marcel. Le
« Malgache » avait compté consciencieusement les coups de
masse, à voix haute, allant jusqu’à noter les performances du
disciplinaire sur un petit carnet rouge. Au coup de sifflet final,
il l’accompagna à la douche que Marcel prit en courant, son
boulet sous le bras. Sur le chemin des cellules, alors que le
disciplinaire courait à son côté, Loriot, qui ne devait pas avoir
faim, commanda brusquement :
— Couché !
Marcel se jeta à terre, le nez dans les gravillons.
— Une heure de pompes, annonça tranquillement Loriot.
Les tractions épuisantes commencèrent. Une heure. Le
bout du monde quand on souffre.
Loriot jubilait en tapant du doigt sur sa montre.
— C’est dur, hein, saloperie ?
Marcel essayait d’économiser ses forces au maximum. Il y
allait doucement, méthodiquement, reprenait bien son souffle
à chaque traction. Mais, brutalement, sans qu’il sache très bien
pourquoi, ses bras se mirent à trembler. Et là commença son
calvaire.
— Encore vingt minutes, c’est dur, hein, salope ?
Marcel éprouvait un mal de chien à se hisser au bout de ses
bras. Tout son buste brûlait des feux de l’enfer.
— Encore dix minutes, c’est dur, salope ?
La jouissance ostentatoire de Loriot faisait plus de mal
encore que les pompes. Elle donnait envie de tout laisser
tomber. De se laisser aller aux coups, au vertige de l’abandon.
Mais elle sécrétait aussi son propre antidote : le plaisir qu’on
pouvait tirer de la freiner, en gagnant contre elle.
— Il te reste quatre minutes. C’est dur, quatre minutes
quand on a mal aux bras, hein, pédale ?
La terre n’était plus pour Marcel qu’une énorme boule sale
qu’il devait soulever à bout de bras, ramener doucement
contre sa poitrine, repousser ensuite de toutes ses forces.
— Terminé !
— Cheeeeef…, soupira simplement Marcel en se laissant
aller sur les gravillons, les yeux au ciel.
Cette fois, on boucla Marcel dans un « frigidaire ». On
appelait de ce nom les six cellules situées au bout du
baraquement du groupe « rééducation », beaucoup plus
froides que les quatre autres, enterrées dans la cave. Hergott
voulait s’occuper de Marcel, mais Loriot s’y opposa. Il
considérait comme son devoir de ne plus lâcher le disciplinaire
d’une semelle.
Consciencieusement, il arrosa le sol de la cellule en prenant
bien soin de ne pas laisser un centimètre carré de sec. Ensuite,
il s’assura que Marcel, qui s’était déshabillé, ne cachait rien
sous ses aisselles et dans son anus. Puis il rafla les vêtements
et referma la lourde porte de la cellule.
Quelque chose clochait dans son comportement. Toute la
journée, Marcel avait attendu une grêle de coups qui n’était
pas venue. Il avait cru qu’il aurait à faire face à une colère
dévastatrice du caporal-chef. À présent, il se retrouvait seul
dans sa cellule, et Loriot n’avait pas levé la main sur lui. À
peine l’avait-il insulté.
Marcel n’eut pas la candeur de croire à la pitié. Il comprit
bien vite, au contraire, que Loriot faisait partie de ceux qui
préfèrent jouir de la surprise. Marcel, il le savait, était à sa
merci. Il n’avait qu’à tendre la main pour le cueillir. Il pouvait
l’avoir à doses quotidiennes. Régulières. L’usure serait plus
profonde.
Marcel se demanda s’il pourrait tenir le coup. Sa réponse
fut catégorique : non. Le cafard le prit à l’estomac. Comme un
coup de poing. Ça commença comme ça : un creux subit dans
le ventre. Et ça monta lentement. La boule nerveuse s’arrêta
au larynx et le disciplinaire éprouva de la difficulté à déglutir
sa salive. Jamais peut-être, il n’avait été aussi sensible à sa
petitesse, à sa fragilité, à son insignifiance. Face à ce monde, il
ne représentait rien. Il ne se trouvait nulle part sur la planète
quelqu’un qui pense à lui. Et lui avait beau chercher dans son
cœur et dans ses souvenirs, il ne voyait personne à qui dédier
sa solitude.
Quand il fermait les yeux, il apercevait deux portes.
Derrière la première, il y avait lui, couché, blême, immobile à
jamais, la poitrine affaissée, sereine, calmée, inaccessible à la
souffrance. Définitivement inaccessible à tout. Derrière la
seconde se tenait Loriot plus Loriot plus Loriot. Une sorte de
miroir déformant qui lui renvoyait une infinité de Loriot.
Il voulut ouvrir la première porte, chercha autour de lui
quelque chose de coupant. La cellule avait été balayée avec
soin. Pas le moindre morceau de verre. Pas de cuillère à
avaler. On avait poussé le scrupule jusqu’à le débarrasser de
son boulet. On agissait ainsi depuis que des disciplinaires
avaient cherché à se pendre avec leurs propres chaînes.
Alors, il poussa un hurlement de kamikaze et se jeta la tête
la première contre le mur. Du sang gicla, éclaboussant de
rouge la chaux blanche. Marcel glissa à terre, évanoui.
8

Wolf venait de courir après des cailloux. Il s’était assis sur


le cul, haletant, sa robe noire et brune encore toute hérissée, la
langue pendante posée sur les redoutables canines comme une
tranche de jambon de Paris.
Le lieutenant Albertini lui caressa affectueusement le
museau. Le chien ne détourna pas la tête. Il regardait le
disciplinaire, qui se tenait au garde-à-vous devant le bureau
de son maître. Aucun de ses mouvements n’échappait à l’œil
vigilant du chien. Il n’avait pas été spécialement dressé, Wolf.
Non, c’était simplement un bon chien, bien fidèle, dont
l’atavisme avait perdu jusqu’au souvenir de la liberté. Il aurait
fait un disciplinaire exemplaire, Wolf.
— Terrier, pérora le lieutenant Albertini, je ne sais plus si je
te l’ai dit, mais c’est confirmé par Paris. Tu feras trois mois de
plus en Section d’Épreuve. Six plus trois. Tu connais le motif,
pas la peine de revenir là-dessus. Mais un bon conseil, n’essaie
plus de tailler la route. Ce serait si cher, la prochaine fois, que
tu ne pourrais même pas payer. Tiens-toi peinard, et moi, je
ferai le nécessaire pour te faciliter la vie.
Le lieutenant prit appui des deux mains sur son bureau, se
hissa à demi de son fauteuil et se pencha. Walk le regarda,
vaguement inquiet, prêt à intervenir.
— On t’a mis les chaînes. C’est bien. Comme ça, t’auras
moins de tentations. Et pour rattraper le temps perdu, comme
tu n’as rien foutu pendant quelques jours, tu vas taper à la
masse. Quinze jours. Le temps que tu réfléchisses. Aux ordres
du caporal-chef Loriot. Dutertre ?
— À vos ordres mon lieutenant, hurla le responsable du
groupe « rééducation » qui assistait à l’entretien.
— Allez me chercher Loriot.
Puis semblant découvrir le sang coagulé sur le visage de
Marcel :
— Qu’est-ce que tu as au front, Terrier ?
Instinctivement, Marcel posa la main sur la bosse
douloureuse, grosse comme un œuf et badigeonnée au
mercurochrome, l’élixir magique de la Section d’Épreuve. Elle
remontait à deux jours, cette bosse. Hergott avait découvert le
disciplinaire évanoui dans sa cellule. Du sang coulait de son
front largement entaillé. Mais, malgré quelques coups de
« rangers » bien placés, il avait refusé de dire au caporal ce qui
s’était passé.
— Je me suis cogné, mon lieutenant !
Loriot arriva en courant. Il se figea au garde-à-vous sans
accorder un seul regard à Marcel.
— Je vous le confie, dit le lieutenant en désignant de la main
ouverte le disciplinaire. Quinze jours de masse plus huit jours
de « grand huit » histoire de le remettre en jambes. Ce sera
tout !
— Demi-tour !
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, je fais demi-tour, à vos ordres, cheeeeef !
— Pas de gymnastique, direction le râtelier d’outils,
marche !

Malgré la difficulté, Marcel termina à peu près entier ses


quinze jours de masse. De mémoire de disciplinaire, c’était la
première fois qu’une punition prenait cette ampleur. À la fin, le
torse de Marcel n’était plus qu’un entonnoir bourré à craquer
de muscles saillants et durs comme l’acier. Le disciplinaire
s’offrait même le luxe de taper avec un seul bras avec la masse
de seize kilos, ce qui mit Loriot dans des rages folles. Pourtant,
le caporal-chef ne lui faisait pas cadeau d’un seul coup. Il avait
fait ses comptes, Loriot. Douze heures par jour à 850 coups
par heure, égale 10 200 coups. Il en tenait une comptabilité
minutieuse, et Marcel ne s’arrêtait pas, le soir, avant d’avoir
frappé très exactement 10 200 coups. Et ça, dans quelque état
qu’il se trouve.
Trois fois par jour, avec une régularité qu’il devait tout
autant à sa formation de sous-officier habitué à observer à la
lettre le règlement ou la tradition qu’à son tempérament,
Loriot frappait Marcel à coups de manche de pioche. Le matin
au réveil, quand il lui cadenassait les chaînes aux chevilles, à
midi, quand le disciplinaire mangeait en courant et tournait
comme un cheval de cirque, et le soir, avant de le laisser seul
dans sa cellule.
Un tel acharnement peut paraître morbide. Il faisait
simplement partie d’un plan en trois points adopté tacitement
par tous les « cadres » de la Section d’Épreuve : « Briser les
disciplinaires, leur fermer leur grande gueule, les obliger par
tous les moyens au repentir. »

Après la masse, vint le « grand huit ». Marcel ne courait


pas seul sur le circuit. Avec lui, un Polonais de vingt ans, Yvan
Krapolski, matricule 150 249. Un déserteur, lui aussi.
Krapolski avait tout de suite plu à Marcel avec son visage
imberbe, simple et franc, percé de deux yeux en perpétuelle
agitation, et sa grande carcasse dégingandée de rouquin
poussé trop vite. Ils n’avaient échangé que de brèves phrases,
la nuit, par le trou de la paroi servant à passer la chaîne
commune qui les attachait l’un à l’autre. Mais ils s’étaient
reconnus comme frères. En tous points semblables. La même
vie les habitait.
Courir avec des chaînes aux pieds, sur le circuit, constituait
une difficulté supplémentaire que Loriot appréciait à sa juste
valeur. Le bruit des maillons d’acier s’entrechoquant devait
évoquer en lui la vieille Légion, celle qui jouait le jeu et portait
ses chaînes avec dignité. « En ce temps-là, c’étaient des
hommes, des vrais », disaient entre eux les vieux légionnaires.

— Yvan ! chuchota Marcel en courant, la main posée sur


l’épaule gauche du Polonais.
— Douze, cheeeeef ! hurla Krapolski en passant, suivi de
Marcel, devant Loriot qui comptait les tours.
— Yvan, tu veux tailler la route avec moi ?
Le bruit des chaînes traînant par terre permettait presque
de parler à haute voix.
— T’as un plan ?
— Oui, je t’expliquerai cette nuit.

— Debout, pourriture !
Marcel se frotta les yeux. Il entendit gueuler Romero et
s’ouvrir la porte de la cellule voisine, celle occupée par
Krapolski. C’était pour ce matin. Ils en avaient décidé
ensemble pendant la nuit.
Comme chaque jour, à 5 h 30 précises, Loriot entra dans la
cellule de Marcel, un manche de pioche à la main. Il en porta
deux ou trois coups cinglants, à la volée, sur les côtes du
disciplinaire, comme pour se réchauffer le poignet.
— Debout, salope !
Loriot se pencha sur la cheville gauche de Marcel et la
libéra du carcan de fer qui l’attachait à la chaîne commune.
Marcel avala le quart de café tiède que lui tendit le caporal-
chef, s’habilla rapidement puis sortit, au pas de gymnastique
et se mit en position d’attente devant la porte, courant sur
place.
— Repos !
Romero décrocha les deux chaînes du pilier et les jeta aux
pieds des disciplinaires. Il s’agenouilla près de Krapolski et
Loriot en fit autant près de Marcel. Ils s’apprêtaient à
verrouiller les cadenas des carcans quand Marcel hurla :
— Go !
Les disciplinaires, avec un synchronisme d’autant plus
surprenant qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de répéter,
arrachèrent les chaînes des mains des deux « cadres », les
firent tournoyer en l’air et les abattirent brutalement sur les
visages stupéfaits de Loriot et de Romero. Les deux gardes-
chiourmes étaient loin de se douter du coup. Ils tombèrent à la
renverse, à moitié assommés. Marcel et Krapolski, dans la
seconde qui suivit, débouchèrent dans la cour de la Section
d’Épreuve. Personne. Tous les « cadres » prenaient leur café à
la « popote ».
— Chacun pour soi ! gueula Marcel.
Il escalada le petit portail et s’engagea en courant sur la
piste. Il ne fit pas dix mètres. Les phares d’une jeep qui
remontait le chemin le prirent dans leurs faisceaux. Le
lieutenant Albertini arrivait à pied d’œuvre. Sa journée
commençait bien. Marcel quitta la piste et perdit pied,
s’enfonçant d’un mètre dans la neige. Désespérément, il
brassait la couche blanche comme un nageur de crawl. Mais il
n’avançait presque pas. Le mur de neige ne se laissait pénétrer
que lentement. Le disciplinaire sentit un bras musclé
l’immobiliser à la gorge.
— Saloperie !
Il reconnut la voix du sergent Latasse. Le puissant étau du
bras replié l’étouffait, l’asphyxiait. Marcel se dégagea d’un
méchant coup de coude dans l’estomac du sergent. Il fit encore
un mètre dans la neige, et tout à coup, quelque chose le stoppa
net. Son crâne venait d’exploser silencieusement. Des milliers
de lucioles tournaient dans ses yeux. Il tomba à genoux.
Loriot, le manche de pioche à la main, le traîna jusqu’à la piste.
— Venez ici, j’en ai un !
Krapolski, lui, avait réussi à semer ses poursuivants. Il fut
ramené quinze jours plus tard, attaché au crochet de
remorque de la jeep, courant comme un damné. Réfugié sur
les flancs du « Kyrie Eleïson », il avait été trahi par un berger
corse, effrayé par ce voisinage inhabituel.

Romero et Loriot transportèrent Marcel, évanoui sous les


coups, jusqu’à sa cellule. Une heure plus tard, vers 8 h 30,
Romero revint, accompagné d’Hergott.
— À poil !
Marcel n’esquissa pas un geste de révolte. La séance, il le
prévoyait, allait être dure. Il aurait besoin de toutes ses forces
pour s’en sortir. Il se déshabilla entièrement. Dehors, Loriot
l’attendait. Marcel frissonna. Il ne devait pas faire plus de
deux ou trois degrés au-dessus de zéro. Le caporal-chef
demeura muet tout le temps qu’il attacha les chaînes aux
chevilles du disciplinaire. Quand il se releva, il le fixa dans les
yeux, un étrange sourire figé au coin des lèvres.
— Voilà ce que tu vas faire…
Une minute après, Marcel, nu comme au premier jour,
traînant ses chaînes bruyantes, parcourait au pas de
gymnastique les allées de la Section d’Épreuve, les mains en
porte-voix autour de sa bouche.
— Je suis un con ! gueulait-il. J’ai voulu m’évader, mais je
suis trop con pour réussir. Je suis le roi des enculés ! Je suis un
con…
Personne ne riait à cet étrange spectacle. Les disciplinaires
moins encore que les autres. Aucun n’aurait voulu se trouver
dans la peau de Marcel. À 9 heures, toujours nu, on le fit
mettre au garde-à-vous devant le mât-drapeau, en présence
de toute la Section silencieuse et immobile. Albertini
s’approcha du disciplinaire.
— Terrier est trop con pour le comprendre. Mais je le
répète, on ne s’évade pas d’ici. Loriot, à vous !
Le caporal-chef se détacha des rangs. Sa mission, sans être
précisée, lui paraissait claire : en faire baver un maximum à
Marcel. Il allait pouvoir donner libre cours à son talent, le
« Malgache ».
— Garde-à-vous !
Les coups de poings et de pieds déséquilibrèrent Marcel qui
fit un écart et rompit la position.
— J’ai dit garde-à-vous !
Re-séance.
— Dis-moi merci, salope !
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, merci, cheeeeef !
— Merci pour quoi, enfoiré ?
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, je vous remercie pour vos coups de pieds, à vos
ordres, cheeeeef !
— Regarde ce drapeau. Regarde-le bien. C’est lui qui te
nourrit. Dis-lui que t’es un con.
— Je suis un con ! cria Marcel en fixant le drapeau tricolore.
— Demande-lui pardon d’être un pauvre pédé !
— Pardon d’être un pédé !
Cette fois, les « cadres » rigolaient ouvertement.
— C’est bon ! décréta le lieutenant Albertini qui avait
regagné son bureau, suivi de Marcel et de Loriot. Puisque cet
enfoiré a voulu jouer au trappeur, on va l’encourager à
continuer.
Ils poussèrent le disciplinaire, toujours nu, toujours
enchaîné, vers l’extérieur de la Section d’Épreuve. Devant le
mur d’enceinte. La couche de neige y atteignait une épaisseur
de 1,20 mètre par endroits.
— Tu vas bien t’amuser, Terrier ! Tu vas creuser des
tunnels dans la neige avec tes mains. Au coup de sifflet, tu te
mettras au garde-à-vous et tu nous donneras de tes
nouvelles ! Vu ?
Marcel plongea dans la neige qui lui brûla le corps. Ses
mains s’engourdissaient de froid malgré leur activité fébrile. Il
creusait comme un fou, sans y voir, respirant à peine, de la
neige dans les yeux et dans la bouche.
Coup de sifflet. Marcel se redressa et se mit au garde-à-
vous. À dix mètres de là, Loriot et Albertini l’observaient.
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, je creuse un tunnel, à vos ordres, mon lieutenant !
Un spectacle à peine imaginable : un homme enchaîné,
violet de froid, pissant le sang de la tête et des jambes, au
garde-à-vous dans la neige qui rosissait à son passage. Le
sergent Bertos prenait des photos, malgré l’interdiction
formelle. C’était trop beau. Il fallait immortaliser ça sur la
pellicule.

À midi, les estomacs des cadres commencèrent à


manifester quelque impatience. Les gradés, Albertini en tête,
décidèrent de mettre fin au jeu du « trappeur » et d’aller
déjeuner. Loriot, lui, reconduisit Marcel jusqu’à sa cellule.
— Regarde-la bien, lui dit-il. Ce sera ta « cagna »
dorénavant. Albertini t’a filé trois mois de cellule. Et le
caporal-chef s’en fut manger. À 13 heures, il revint, l’air très
en forme, ragaillardi par un bon repas. Il traînait avec lui une
odeur de frites qui fit saliver Marcel.
— Mets-toi au garde-à-vous, et chante jusqu’à ce que je te
dise d’arrêter.
Loriot s’installa confortablement dans le couloir, le cul sur
une chaise, le dernier Lui dans les mains. Marcel, nu, debout
au milieu de la cellule dont la porte était restée ouverte,
commença son récital. Tous les airs de la Légion y passèrent. Il
dut même les bisser, les trisser.
« Nous sommes les hommes des troupes d’assaut… »
« Soldats de la vieille Légion. »
À plusieurs reprises, la tête lui tourna, les murs de la cellule
se jetèrent à sa rencontre. À chaque fois, Loriot le releva à
coups de pieds.
— Chante !
« Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du
boudin… »
À 19 heures, après six heures de ce supplice, le caporal-chef
rangea la chaise.
— Terminé pour ce soir. Je vais bouffer.
Marcel ne se faisait aucune illusion. Lui n’aurait rien. Pas le
moindre quart d’eau. Pas le plus petit croûton de pain. Rien
d’autre que la solitude, le froid et le cafard.

— Tiens, avec ça tu n’auras pas froid.


Loriot, debout dans l’encadrement de la porte de la cellule,
se marrait comme un fou. Derrière son épaule, le visage béat
de Romero, l’Espagnol, attendant la divine surprise.
Marcel prit la capote kaki. Et il comprit l’hilarité des deux
hommes. C’était du jamais vu à la Section d’Épreuve. Loriot
avait pris la peine de découper le manteau militaire avec une
lame de rasoir, en fines lanières de deux centimètres de large.
Il avait dû y passer une bonne heure. Cette nuit-là, le froid,
qu’il considérait jusqu’alors comme un accident saisonnier de
la nature, sembla plus vif et plus humiliant à Marcel.
Il resta vingt jours sans sortir de la cellule. Au régime
maigre. Les dix premiers jours, il eut droit quotidiennement à
un quart d’eau et un gros morceau de pain. Les dix jours
suivants, son ordinaire s’améliora sensiblement. Il lui arriva
même de manger de la viande que Loriot jetait par terre, à
même le sol de la cellule. Marcel, à ce régime, perdit une
dizaine de kilos.
Un soir, Krapolski réintégra la cellule voisine. Mal en point
lui aussi, après son évasion. Mais les deux copains purent
reprendre leurs petites conversations nocturnes et leur moral
remonta en flèche. Grasset, l’Allemand, le compagnon
d’évasion de Marcel, les rejoignit peu après. Le coup de la
cuillère, les chirurgiens de l’hôpital de Bastia commençaient à
le connaître et ils lui avaient ouvert l’estomac de main de
maître.
Au bout de vingt jours, le lieutenant Albertini estima que
Marcel avait suffisamment mijoté dans sa cellule et ordonna
qu’il travaille. Loriot, Dutertre et Latasse assuraient la
« reprise en mains » – c’était le terme officiel – des trois
« fortes têtes ». Le « Malgache » eut l’idée de les attacher
ensemble par des chaînes aux pieds.
— Comme ça, ils ne pourront plus tailler la route !
Toute la Section d’Épreuve prit l’habitude de voir Grasset,
Marcel et Krapolski courir ensemble, enchaînés les uns aux
autres. Les cadres leur trouvèrent même des surnoms : « Le
petit ménage à trois », « Les Dalton », « Les Pieds Nickelés ».
Mais celui qui s’amusait vraiment de cette situation, c’était
Loriot. Il avait trouvé un gag qui faisait se plier de rire les
disciplinaires les plus endurcis. La petite comédie avait lieu
quand les trois hommes tapaient à la masse sur le rocher.
— Krapolski, viens à côté de moi !
— Disciplinaire Krapolski, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je viens à côté de vous, à vos ordres cheeeeef !
Les deux autres, soudés par les chaînes, suivaient, tirés par
le Polonais.
— Grasset et Terrier, je vous ai pas dit de venir. Retournez
au travail !
Bien sûr, ils entraînaient le Polonais avec eux.
— Krapolski, tu te fous de ma gueule ? Je t’ai dit de rester
ici !
Krapolski revenait, tirant les deux autres par les chevilles.
— Grasset et Terrier, je vous avais dit de ne pas bouger.
Une série d’enclume pour vous apprendre à obéir.
L’enclume pesait soixante-dix kilos. Il fallait la soulever
cinquante fois au-dessus de la tête. Sans l’avoir souhaité, les
« Dalton » étaient devenus les vedettes de la Section
d’Épreuve. Le soir, à la « popote », à la troisième tournée de
pastis, Loriot racontait leurs exploits aux autres « cadres ».

Girondi, un Italien de vingt-trois ans, rejoignit le trio en


cellule. Il avait pourtant réussi le double exploit de s’évader et
de ridiculiser les cadres.
Girondi avait été affecté à des travaux divers dans la
Section d’Épreuve. Tantôt sous la responsabilité du sergent
Dutertre, tantôt sous la responsabilité du sergent Negro,
tantôt sous celle du sergent Bertos. Un après-midi l’italien
décida de profiter de cette confusion dans le cahier d’ordres. Il
alla tout d’abord se présenter au sergent Dutertre qui dirigeait
une corvée à l’extérieur de la Section d’Épreuve.
— Disciplinaire Girondi, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je dois me mettre aux ordres du sergent Negro !
Dutertre acquiesça et lui fit signe de disposer. L’Italien se
présenta ensuite au sergent Negro qui travaillait, avec une
équipe, à creuser une canalisation près du baraquement du
groupe « rééducation ».
— Disciplinaire Girondi, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je dois me mettre à la disposition du sergent Bertos
pour l’après-midi, à vos ordres cheeeeef !
Negro ne vit aucune malice là-dedans. Il demanda même à
Girondi de se dépêcher de rejoindre son poste.
L’Italien se présenta à Bertos, qui faisait lui aussi creuser
une canalisation, mais près de la porte de sortie.
— Disciplinaire Girondi, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je suis aux ordres du sergent Dutertre, à la
tranchée extérieure !
Sur un signe de Bertos, il franchit le portail au pas de
gymnastique, une pelle sur l’épaule et on ne le revit que huit
jours plus tard. À cause d’une boîte de petits pois.
Girondi, réfugié dans le maquis, faisait chauffer une boîte
de conserves dérobée dans une épicerie. Des paysans corses,
méfiants, apercevant une fumée suspecte dans les broussailles,
prévinrent les gendarmes qui vinrent cueillir l’italien en plein
déjeuner. Lui aussi fut ramené derrière la jeep du lieutenant
Albertini. Dutertre, Bertos et Negro faisaient partie du comité
de réception qui l’attendait dans sa cellule.
— Relevez-vous et ramassez cette terre, nom de Dieu !
Quand Latasse jurait, les coups ne tardaient plus. Et les
disciplinaires s’activèrent, l’échine courbée, la tête dans les
épaules, tout leur corps tendu pour amortir au mieux les coups
de manche de pioche.
Les trois mousquetaires étaient quatre à présent. Il y avait
Grasset l’Allemand, Krapolski le Polonais, Girondi l’italien et
Marcel le Français. Une belle illustration de l’Europe
enchaînée. S’ils ne pouvaient plus faire un pas l’un sans l’autre,
l’amitié n’y jouait que pour très peu. Les chaînes qui unissaient
leurs chevilles les rendaient inséparables.
C’était l’époque où les disciplinaires travaillaient à la
« colline ». Sisyphe le Corinthien lui-même aurait reconnu là la
marque incontestable des Enfers. Le travail consistait à
creuser dans le sol pour élever à côté du trou une colline de
terre d’une dizaine de mètres de hauteur. Quand la colline
avait atteint un volume satisfaisant aux yeux des « cadres »,
les disciplinaires l’effaçaient en commençant par son sommet
et ils la transportaient dans un autre coin de la Section. Ainsi,
la « colline » avait déjà fait plusieurs fois le tour du
quadrilatère. Les disciplinaires affectés à ce travail déplaçaient
la terre dans des « gamates », c’est-à-dire des fûts ayant servi
au transport de l’huile de moteur et contenant environ une
cinquantaine de kilos. Ces « gamates » avaient ceci de
particulier que leur rebord inférieur, celui qui reposait sur
l’épaule, était suffisamment tranchant pour attaquer les
chairs. On vit même des tendons coupés par la ferraille.
La « colline » constituait bien un travail infernal, jamais
terminé, toujours recommencé, destructeur, inutile, absurde.
Mais pour Grasset, Krapolski, Girondi et Marcel la « colline »
s’était faite montagne. En effet, ils devaient remplir eux-
mêmes leurs gamates de terre, les charger sur l’épaule,
descendre ou monter la « colline » selon qu’elle était en
construction ou en destruction – au pas de gymnastique avec
leurs cinquante kilos de charge, en synchronisant leurs
mouvements de façon qu’aucun d’entre eux ne soit
déséquilibré par les chaînes qui le reliaient aux autres. Courir
dans ces conditions, chargés comme des mulets et les pieds
entravés par les chaînes communes tenait du prodige.
Évidemment, l’effet recherché par les « cadres » était souvent
atteint. Et les gamates des quatre mousquetaires se
retrouvaient une fois sur deux cul en l’air. La punition –
cinquante « enclumes » chacun – n’empêchait rien. Leur
aurait-on promis de leur couper le cou qu’ils n’auraient pu
mieux faire.
— Ramassez cette terre et garde-à-vous ! gueula encore le
sergent Latasse.
Les quatre disciplinaires, se servant de leurs mains comme
de pelles, ramassèrent la terre qu’ils avaient eu tant de mal à
amener jusque-là. Puis ils se mirent au garde-à-vous.
— Terrier, à toi l’enclume !
Marcel souleva cinquante fois la masse de fonte et la passa
à Girondi. L’Italien compta lui aussi, en grimaçant, jusqu’à
cinquante. Quand le tour de Krapolski arriva, le Polonais prit
l’enclume, la souleva au-dessus de sa tête et la balança le plus
loin possible. C’est-à-dire qu’elle alla s’écraser à deux mètres
de là, aux pieds de Latasse qui fit un bond en arrière.
— C’est vraiment trop con, ce petit jeu, laissa tomber
Krapolski en se crachant dans les mains.
Latasse souffla si fort dans son sifflet que tous les cadres
présents accoururent, le manche de pioche à la main, croyant à
une révolte générale.
— Cet enfoiré a essayé de me balancer l’enclume sur la
gueule ! En-cu-lé-va !
Le sergent ponctuait sa phrase de coups de pieds dans le
bas-ventre du Polonais qui esquivait du mieux qu’il pouvait.
— Fais-lui donc faire une heure de pelote ! suggéra Loriot.
Latasse, qui savait reconnaître ses maîtres même quand ils
étaient ses subordonnés, approuva le caporal-chef.
— Krapolski, une heure de pelote !
Naturellement, on ne le dissocia pas des trois autres.
Grasset, Girondi et Marcel le suivirent fidèlement dans
l’harassant exercice, firent le même nombre de pompes que
lui, marchèrent en canard comme lui, rampèrent comme lui.
Les chaînes communes créaient une indescriptible
communauté de souffrance. Girondi, surtout, prit très mal ce
surcroît de travail.
— Salope de Polak ! Ce soir, je te fais une tête au carré !
Krapolski avança sa lèvre inférieure et leva un sourcil
méprisant vers l’italien.
— Ta gueule, Rital ! Des mecs comme toi, j’en chie tous les
matins !
Les deux hommes étaient en sang et ne tenaient plus sur
leurs jambes flageolantes. Latasse et Loriot se marraient, le
képi en arrière sur leurs crânes, comme le dimanche, après
l’arrivée du tiercé, quand ils voyaient Hergott jeter ses tickets
perdants à terre et les piétiner en les injuriant. Latasse et
Grasset regardaient les deux disciplinaires se régler leur
compte.
Girondi avait attaqué le premier. D’ailleurs, il avait insulté
Krapolski tout l’après-midi, entretenant en lui avec une
démesure toute latine une haine farouche qui venait enfin de
se concrétiser. Dès que Latasse lui avait décadenassé ses
chaînes, il s’en était saisi et avait bondi sur le Polonais. Ce
dernier, que Loriot désentravait, s’était lui aussi armé d’une
chaîne. Et les deux disciplinaires, comme des chevaliers ayant
dérogé à leur rang et combattant à pied, se balancèrent à tour
de rôle les lourds maillons sur la tête, dans les jambes, sur le
torse.
Deux minutes suffirent pour qu’ils se neutralisent. Ils
titubaient, prenant appui contre le mur, dégoulinant de sang et
de sueur, la bave aux lèvres, exsangues. Chacun avait
retrouvé sa langue maternelle pour insulter l’autre, leurs
connaissances du français s’avérant insuffisantes pour
exprimer correctement leur haine réciproque. Mais ils ne
faisaient plus que s’insulter. Toute force les avait quittés. Les
chaînes pesaient des tonnes au bout de leurs bras ballants.
— Fini de rigoler, annonça Loriot. Girondi et Krapolski, une
heure de pelote pour avoir semé le bordel dans les cellules.
Loriot pensait qu’il n’était pas mauvais que les
disciplinaires fassent de temps en temps leur propre police.
Cela constituait même sa méthode favorite de gouvernement.
Mais il fallait que même le vainqueur, si vainqueur il y avait,
de ces « jugements de Dieu », sente qu’au-dessus de lui planait
la loi suprême du « cadre ».
Les deux hommes partirent en courant, au milieu de la
cour, sous les projecteurs, vers cette heure supplémentaire de
souffrance. Ils avaient épuisé leur stock d’injures
internationales. Et chacun d’eux en était à salir la mémoire de
la quatrième génération de l’autre.
— Quelle engeance ! soupira Loriot.

Grasset venait de fumer sa première cigarette depuis des


siècles. Il sortit des chiottes en titubant, les yeux extatiques, la
respiration bloquée sur la dernière bouffée. Les trois autres
disciplinaires étaient restés debout, au garde-à-vous, devant la
porte percée d’un cœur romantique. Ils ne pouvaient pas
bouger. Toujours les chaînes communes.
Il régnait un intense trafic de cigarettes à la Section
d’Épreuve. On échangeait les petits cylindres blancs contre
n’importe quoi. Contre de la nourriture, contre la promesse de
faire une partie du travail de l’autre. Certains y mêlaient le
trafic de leur corps. Contre cinq cigarettes, on pouvait leur
faire l’amour. Mais ni Grasset, ni Krapolski, ni Girondi, ni
Marcel ne pouvaient encore accéder à ce trafic que les
« cadres » toléraient plus ou moins selon leur humeur. Isolés le
soir dans leurs cellules, les quatre disciplinaires n’approchaient
que rarement les autres.
Le caporal Romero avait fourni la cigarette dont Grasset
s’était délecté dans les chiottes. Les quatre hommes
travaillaient à la colline. Ils avaient montré de la bonne volonté
ce matin-là. Et puis, Loriot passait une visite médicale à Corte.
L’ambiance s’en trouvait plus détendue. Romero, l’Espagnol,
était passé devant eux. Ostensiblement, il avait laissé tomber
un mégot allumé long de quatre bons centimètres. Grasset
s’était montré le plus vif. Sa main couverte de boue s’était
abattue sur le mégot une fraction de seconde avant celle de
Girondi. L’Italien, malgré ses grognements furieux, n’avait
rien pu faire, battu sur le fil. L’Allemand s’était alors redressé,
mis au garde-à-vous, cachant dans sa main droite repliée le
mégot qui se consumait lentement en laissant échapper de
lourdes volutes grises visibles à dix mètres.
— Disciplinaire Grasset, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je demande l’autorisation d’aller chier, à vos ordres
cheeeeef !
— Autorisation accordée, avait balancé Romero, complice.
— Autorisation accordée, à vos ordres cheeeeef !
Et Grasset avait couru jusqu’aux chiottes, entraînant les
trois autres disciplinaires derrière lui.
Girondi, mauvais perdant, avait bien essayé de le faire
tomber en bloquant brutalement la chaîne qui reliait sa
cheville à celle de l’Allemand. Rien à faire. La cigarette avait
accompli un miracle. Grasset volait.
— Tu m’en fileras, Grasset ? avait gueulé Marcel au risque
d’être entendu.
— Mes couilles ! avait répondu l’Allemand en s’engouffrant
dans les chiottes.
Et les trois autres avaient attendu, au garde-à-vous devant
la porte en bois, inspirant à pleins poumons les miasmes
épouvantables de la fosse, mais porteuses aussi de cette odeur
âcre et jouissive du tabac qui se consume.

Le disciplinaire Tordjmann, un Allemand de vingt ans,


avançait au pas de gymnastique. Tordjmann, pour toute la
Section d’Épreuve, c’était « Toto ». Un doux dingue, pas
méchant pour deux sous. Il s’était fait prendre plusieurs fois à
vider les poches de ses camarades, à Djibouti, et on l’avait
gratifié de trois mois de Section d’Épreuve. Il s’agissait de ce
qu’on peut appeler un « irresponsable ». Lourd de corps et
d’esprit, le grand Bavarois promenait sa carcasse disloquée,
plantée d’une tête bouffie qu’il n’était pas besoin d’autopsier
pour savoir qu’elle ne contenait rien d’autre que du vent.
Tout le monde jouait avec Tordjmann, qui s’était fait peu à
peu l’apparence et le comportement de l’idiot du village. À la
Section, on lui donnait des travaux légers à faire. Pas
compliqués surtout. Creuser un trou. Le reboucher. Porter les
outils à ses camarades. Aller chercher des bières au foyer.
« Toto » paraissait être le seul disciplinaire heureux. Un
sourire permanent sous ses yeux de Pierrot, il semblait
toujours courir à la recherche de lui-même.
Bref, « Toto » était jobard. Comme on dit à la Légion, il
« gobait les mouches ». Le bélier mascotte de la Section
d’Épreuve pouvait se montrer jaloux. « Toto » avait pris sa
place dans le cœur des cadres. Ils l’aimaient bien, les gradés.
Ils ne le bousculaient jamais. Parfois même, ils jouaient avec
lui. Tordjmann croisa le sergent Latasse au coin du
baraquement des douches.
— « Toto », viens ici !
— Disciplinaire Tordjmann, puni de trois mois de Section
d’Épreuve, à vos ordres cheeeeef !
— « Toto », rappelle-moi… Comment s’appelle ta mère ?
— J’ai pas de mère, chef !
— Et ton père ?
— J’ai pas de père, chef !
— Bon… Bon… Et, comment ça s’appelle quelqu’un qui n’a
ni mère ni père ?
— Un bâtard, chef !
— Et qu’est-ce que ça fait, à la Légion, un bâtard ?
— Cinquante pompes, chef !
« Toto », sans se départir de son sourire béat, plongea aux
pieds de Latasse et fit sans broncher ses cinquante pompes. Il
se releva, secoué d’un gros rire idiot. Il aimait bien qu’on
l’aime, Tordjmann. Il aimait bien qu’on le fasse travailler. Ça le
rassurait. Dix mètres plus loin, Romero, qui avait observé la
scène, l’arrêta à son tour.
— Ça va, « Toto » ?
— Disciplinaire Tordjmann, puni de trois mois de Section
d’Épreuve, ça va cheeeeef !
— Dis-moi, « Toto », je me demandais… Comment s’appelle
ta mère ?
— J’ai pas de mère, chef !
— Ton père alors ?
— J’ai pas de père, chef !
— Comment ça s’appelle, d’après toi, quelqu’un qui n’a ni
père ni mère ? Un bâ…
— Un bâtard, chef ! cria Tordjmann tout heureux d’avoir
devancé le caporal.
— Bien. Et qu’est-ce que ça fait, un bâtard ?
— Cinquante pompes, chef !
« Toto » plongea et commença les pompes.
— Vas-y « Toto », t’es le meilleur ! l’encouragea Romero.
Tordjmann rougit du compliment et accéléra sensiblement
l’allure de ses pompes. Il se releva, fier comme un pape.
— Merci, chef !

Depuis cinq mois, Marcel portait les chaînes la journée et


dormait en cellule. Il avait fini par s’y créer ses habitudes. Il en
connaissait chaque recoin, chaque aspérité. Une petite pièce,
même absolument vide, cache des tas de secrets lorsqu’on n’a
rien d’autre à faire que de les découvrir.
Jusqu’à présent, hormis Krapolski, son voisin, Girondi et
Grasset, Marcel n’avait eu que peu de contacts avec les autres
disciplinaires de la Section. Même quand ils travaillaient
ensemble à la « colline », ils ne s’observaient que très peu. Et
l’interdiction de parler bloquait toute tentative de faire
connaissance. Et puis, lui, Marcel, porteur de chaînes, faisait
partie de l’aristocratie des disciplinaires. Ne taille pas la route
qui veut. Ça crée des jalousies, ces petits détails. Il se trouvait
des disciplinaires pour se montrer jaloux des chaînes de
Marcel. Il s’en rendit compte le soir où il réintégra le groupe
« rééducation ».

— Terrier ! T’as compris à présent ?


— Oui mon lieutenant !
Albertini nageait dans la douceur de vivre. Un très bon
jour. L’équipe de hand-ball de la Section d’Épreuve avait battu
celle de la CIS de Corte par quatorze buts à douze. Albertini
avait marqué quatre buts. Loriot, toujours aussi poli, trois
seulement. Il suffit finalement de peu de chose pour
transformer l’atmosphère d’un camp disciplinaire. Marcel se
demandait quand même quel tour de salaud on allait encore lui
jouer. Albertini le rassura tout de suite.
— Si je t’ai fait venir, c’est pour te dire qu’on va te remettre
dans le groupe « rééducation ». Tu garderas les chaînes
quelque temps encore. Pour qu’on soit bien sûrs que tu as
compris. On verra dans un mois. Loriot, accompagnez-le !
Le « Malgache » escorta directement Marcel jusqu’au
baraquement du groupe « rééducation ». Là, il le remit entre
les mains d’Hergott.
— T’inquiète pas, Terrier, lui dit Loriot avant de le quitter.
Je suis toujours ton ange gardien. Toi et moi, on ne se quitte
plus.
Marcel, qui croyait être débarrassé de Loriot, entra dans le
baraquement de tôle ondulée sans aucun enthousiasme. Il
regrettait presque sa cellule.

Les disciplinaires du groupe se tenaient debout devant les


tables, au garde-à-vous. Ils attendaient Hergott pour
commencer. Marcel prit une place en vitesse. Les deux
hommes entre lesquels il se faufila se poussèrent en
marmonnant des injures.
Hergott entra dans sa « cage à poule » grillagée et siffla une
fois. Aussitôt, les disciplinaires plongèrent le nez dans leurs
gamelles et l’on n’entendit plus que des déglutitions bruyantes
et pressées. N’ayant ni cuillère, ni fourchette, ni couteau, ils
étaient obligés d’aspirer leur nourriture comme des porcs qui
fouillent le sol de leur groin. Deuxième coup de sifflet. Tout le
monde reposa sa gamelle. Tant pis pour ceux – rares – qui
n’avaient pas terminé.
— Une heure de chant ! annonça Hergott.
Chacun prit place au pied de son lit, au garde-à-vous. Et
pendant une heure, les disciplinaires chantèrent, les yeux
vagues, absents.
Coup de sifflet. Tout le monde au lit. Et Hergott éteignit
l’électricité. Marcel allait se coucher lui aussi quand un grand
maigre, au nez crochu et à la mâchoire chevaline, lui barra le
passage.
— Tu sais qu’à cause de toi, on a eu droit à trois « corridas »
la semaine dernière ?
C’était vrai. À trois reprises, la semaine passée, Loriot avait
trouvé que Marcel « ne branlait rien », selon sa propre
expression. Il avait même observé que les « gamates » de
terre qu’il transportait n’étaient pas toujours pleines à ras
bord.
Au lieu de punir Marcel, il trouva plus habile de punir les
autres disciplinaires. Ça vous casse un esprit de corps en moins
de deux, ce genre de procédé. Et c’est bon pour les « cadres ».
Avec ça, ils ont la certitude que les disciplinaires ne
s’entendent pas sur leur dos.
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, répondit Marcel
en écartant du bras le grand mec à la mâchoire chevaline.
Il allait se hisser jusqu’à son lit, lorsqu’il sentit qu’on le
retenait par les pieds. Marcel se laissa retomber à terre. Ils
étaient trois cette fois. L’obscurité ne permettait pas de
mettre un nom sur leurs visages.
— Faut pas te croire tout permis parce que t’as les chaînes !
fit l’un d’eux.
C’est lui qui donna le signal de la curée. Une dizaine de
disciplinaires accoururent et tombèrent sur Marcel qui avait
saisi un tabouret pour se protéger. Il ne put rien, submergé
par le nombre. Et les autres ne l’abandonnèrent par terre que
lorsqu’ils eurent la certitude qu’il était bien assommé.
Depuis sa « cage à poule », Hergott n’avait rien perdu de la
scène. Il se fâcha, pour la forme.
— Terrier, une heure de pelote pour t’apprendre à foutre le
bordel au groupe !
Deux ou trois seaux d’eau réveillèrent Marcel qui suivit
docilement Hergott dans la cour.
9

Faucon se tenait au garde-à-vous tout en haut de la butte


de terre. Grand, très maigre, un visage d’enfant soucieux. À
ses pieds enchaînés, les autres disciplinaires s’affairaient, la
gamate sur l’épaule, la pelle ou la pioche à la main. À quelques
mètres de là, un groupe cassait les cailloux à coups de masses
et des hommes ramenaient au pas de course sur la colline de
pleines brouettes de gravillons.
Un cordon de « cadres » encerclait le pied de la colline.
Tous étaient là, mains derrière le dos, un gourdin à proximité :
Dutertre, Latasse, Negro, Bertos, Romero, Retter, Loriot et les
autres. En principe, un par disciplinaire, chacun couvant d’un
œil inquisiteur le poulain dont il avait la charge. Retter, lui, ne
quittait pas Faucon du regard.
Un cas, ce disciplinaire. Entré au début du printemps à la
Section d’Épreuve pour « insultes répétées envers des
supérieurs », il avait, depuis, passé son temps à dire « non ». Il
refusait catégoriquement d’entrer dans le système répressif,
de s’en faire le complice. Sa révolte, toute passive, consistait en
une définitive inertie. Les seuls gestes qu’il ait faits lui avaient
servi à se nourrir. Et encore, faiblement. « Faucon, tape à la
masse ! » « Non sergent ! » « Faucon, cinquante pompes. »
« Non sergent ! » Et rien n’avait pu changer son attitude d’un
iota. Ni les coups, ni les jours de cellule à poil, sans manger, ni
les rallonges de punition. Albertini lui-même avait dû
renoncer.
« On peut quand même pas le fusiller, cet enculé ! »,
tonnait, le soir, à la « popote », le caporal Retter qui avait la
charge de ce disciplinaire français de vingt-quatre ans. Pour la
première fois, un homme leur posait un vrai problème. La
Légion, qui avait percé des montagnes à la main, qui avait livré
les combats les plus héroïques, n’allait quand même pas
capituler devant un « cabochard ». Toujours est-il qu’un mois
après son entrée à la Section d’Épreuve, le cas Faucon n’avait
pas encore trouvé de solution. On l’aurait tué sur place, mais
on ne lui aurait pas fait déplacer un caillou.
« Puisqu’il ne veut rien foutre, on va le gâter », avait
proposé Loriot. Et les « cadres » avaient fini par décider que
Faucon resterait debout, au garde-à-vous, toute la journée,
sur les lieux de travail.
Faucon, du haut de sa butte de terre, vit l’horizon
tournoyer. Les oliviers et les châtaigniers prirent à ses yeux
fous une insoutenable vitesse giratoire. Le disciplinaire se
laissa tomber.
— Relevez-le ! gueula Retter.
Quatre hommes se précipitèrent sur Faucon, le prirent
sous les aisselles et le remirent debout.
— Faucon, reprends ta place en haut de la butte !
Silencieusement, muet – il ne s’était non plus jamais
présenté réglementairement – le disciplinaire se hissa
péniblement au sommet de la « colline » de terre.
— Reprenez le travail !
De nouveau, les pelles raclèrent le sol, les lourdes gamates
se remplirent sur les épaules déchirées ; les disciplinaires, au
pas de gymnastique, déplaçaient la « colline » d’une vingtaine
de mètres. Faucon, lui, demeurait immobile sur la butte.
Jusqu’à ce que son socle de terre s’effrite sous les coups de
pelle et de pioche et qu’il tombe, sans quitter sa position de
garde-à-vous, raide comme un bateau qui sombre.
— Faucon, relève-toi !
Le disciplinaire remonta sur son socle qui s’était abaissé
d’un bon mètre. La tête lui tourna presque aussitôt. Quatre
heures qu’il restait ainsi immobile. Il battit l’air de ses deux
bras, cherchant un appui qu’il ne trouva pas et retomba, le nez
dans la terre gluante.
— Terrier ! Krapolski ! Relevez-le !
Marcel s’approcha de Faucon, le prit sous un bras. Le
Polonais en fit autant de l’autre côté. Faucon murmura
quelque chose pendant qu’ils le traînaient jusqu’au sommet de
la butte de terre.
— Quoi ? grogna Krapolski entre ses dents.
Marcel, tout en marchant, approcha son oreille des lèvres
blêmes et craquelées de Faucon.
— Les gars, soyez chouettes, envoyez-moi à l’hôpital…
— Ces conneries… lança Krapolski.
Ils le redressèrent sur son pic de terre mouvante où il
trouva un équilibre précaire. Les deux disciplinaires n’avaient
pas tourné le dos que déjà Faucon se laissait à nouveau glisser
en bas de la butte.
— Terrier, Krapolski, relevez-le !
Marcel souleva Faucon. Un peu plus brutalement cette fois.
Il en avait marre. Krapolski en avait marre. Tout le monde en
avait marre de Faucon. Même les disciplinaires se
désolidarisaient de lui. Ils ne comprenaient pas bien son
entêtement tout passif. Ils auraient peut-être soutenu un
révolté véhément.
À leur décharge, il faut dire qu’à cause de lui, à cause de son
refus de travailler, le groupe « rééducation » avait droit à une
« corrida » ou deux par soirée. Le fameux principe de Loriot.
Ne pas châtier les coupables, mais punir ses camarades. La
politique des otages.

Marcel venait juste de s’endormir après une heure de chant


et une série d’obus. Il s’était jeté en travers de son lit, sans
même le défaire. Trop crevé.
Comme dans un mauvais rêve, il entendit des coups de
sifflet. Il remua un peu et se rendormit. Les coups de sifflet se
firent plus autoritaires. Cette fois, il se redressa et aperçut les
autres disciplinaires qui s’étaient déjà mis au garde-à-vous au
pied des lits. Retter, Loriot et Romero sifflaient à perdre
haleine.
— Tout le monde dehors ! Corrida ! Et n’oubliez pas de
remercier votre copain Faucon !
Au pas de gymnastique et à la queue-leu-leu, les
disciplinaires quittèrent le baraquement et, dociles comme des
lions déchus, édentés et bien dressés, ils se mirent à tourner
en rond, en courant au milieu de la cour.
La « corrida » se composait de trois parties bien distinctes.
Une, les disciplinaires quittaient le baraquement, nus, et
pendant ce temps, les « cadres » démolissaient les lits,
mélangeaient les draps, les couvertures et les paquetages au
milieu de la pièce.
Deux, les disciplinaires tournaient en courant à l’extérieur,
jusqu’à ce qu’un « cadre » décide d’en finir. Ça pouvait durer
dix minutes comme ça pouvait durer une heure. Ils appelaient
ça la « Piste aux Etoiles », du nom d’une célèbre émission de
télévision sur le cirque.
Trois, les disciplinaires rentraient et devaient refaire leurs
lits, retrouver chacun son paquetage et le présenter à
l’inspection bien « au carré ».
Une « corrida » pouvait raccourcir de deux heures le
sommeil déjà insuffisant des disciplinaires{25} . Généralement,
vicieux, les cadres attendaient minuit pour en donner le signal,
les surprenant ainsi quelques minutes à peine après leur
assoupissement. Régulièrement, les « corridas » étaient
suivies de séries de pompes pour ceux qui n’avaient pas
montré assez de zèle. Ce fut le cas de Marcel ce soir-là.
— Terrier, gueula Loriot, cinquante pompes ! La prochaine
fois, tu feras attention à mieux présenter ton paquetage.
Quand Marcel se hissa dans son lit, il était presque 2 heures
du matin. Il s’endormit comme une brute. À 3 heures, Retter
et Romero, saturés de bière, firent une autre incursion dans la
chambrée en sifflant à pleins poumons. Quelques coups de
bâton firent taire les récalcitrants qui grognaient des injures.
Et tout le monde repartit à poil tourner dans la cour tandis que
les deux caporaux s’en donnaient à cœur joie avec les lits et les
paquetages.
À 4 heures, les disciplinaires rentrèrent. Cette fois, il n’y
eut pas de séries de pompes. Les cadres, congestionnés,
montraient des signes de fatigue. Et le réveil avait lieu une
heure et demie plus tard.

Au matin, les disciplinaires, harassés par cette nuit de folie,


montrèrent peu d’enthousiasme à chanter au pied du mât-
drapeau. Quelques coups tombèrent au hasard sur les têtes et
les gradés distribuèrent une bonne dizaine d’heures de pelote.
Faucon, enchaîné, qu’on avait tiré de sa cellule, était
demeuré ostensiblement muet tout le temps que ses
camarades avaient chanté. Mais lui, constituait un cas
« clinique » pour les cadres. La joie qu’ils auraient éprouvée à
lui taper dessus, ils la reportèrent entièrement sur les autres
disciplinaires.
— Pelles, pioches et gamates ! hurla Latasse.
Cela signifiait qu’ils allaient encore se payer une journée de
« colline ». La déplacer une fois de plus. Combien de tours du
camp avait-elle déjà faits, cette montagne de terre ?
Les disciplinaires gagnèrent au pas de gymnastique, à la
queue-leu-leu, chacun accroché à l’épaule de celui qui le
précédait, les râteliers d’outils, tout au fond de la Section. Et le
travail absurde recommença. Les mains, rongées par les
ampoules, reprirent contact avec les manches en fer des
pioches et des pelles. Les épaules meurtries reçurent à
nouveau les lourdes et tranchantes gamates. Faucon, comme à
l’accoutumée, se dressa au garde-à-vous en haut de la butte,
drapeau dérisoire, souillé et loqueteux.
Vers 11 heures, coups de sifflet. Le travail s’arrêta et tous
les disciplinaires s’interrogèrent du regard. Quelle mouche
venait encore de piquer les cadres ?
— Faucon, à genoux ! gueula le caporal-chef Alban.
Faucon obéit, l’air ailleurs. Il s’agenouilla au pied de la
butte. Et les disciplinaires reçurent l’ordre de vider
dorénavant sur lui leurs gamates de terre. Ils le firent, sans se
poser d’autres questions.
Vers 11 h 30, la pluie se mit à tomber. Faucon resta
agenouillé. Son visage, couvert de boue noirâtre, laissait
apparaître des filets de sang que la pluie diluait. Des cailloux
l’avaient blessé à la tête. Mais il ne bougea pas d’un millimètre,
immobile comme un sphinx de pierre. Quand la terre arriva à
hauteur de sa poitrine, Alban lui ordonna de se relever et de
s’agenouiller un peu plus loin. Les disciplinaires tournèrent à
nouveau en courant autour de lui, chacun lui déversant sa
gamate de terre mouillée sur la tête.

À midi, le groupe « rééducation », au garde-à-vous autour


des tables, commença à manger au coup de sifflet. Faucon, lui,
l’obus de vingt kilos dans les bras, regardait faire ses
camarades.
— Tu boufferas pas tant que tu travailleras pas ! avait
décrété Alban, qui surveillait le repas.
Après l’obus, Faucon dut faire le « crapaud ». Cela
consistait à rester en équilibre à un mètre du sol, écartelé, le
corps en suspension, les extrémités des membres reposant sur
quatre tabourets. Sous le corps du disciplinaire, un obus à
l’ogive pointue qui lui rentrait dans le ventre à la moindre
défaillance.
Faucon ne put supporter cette position plus de deux
minutes. Il se laissa aller tout à coup, et sans le réflexe du
caporal Alban qui balança l’obus d’un coup de pied, il se serait
sérieusement blessé au ventre. L’après-midi s’annonçait des
plus sinistres. En fait, il constitua une véritable torture pour
tous.
— Dorénavant, c’est Faucon qui vous commandera ! décida
Loriot après la reprise du travail.
Personne ne voyait où il voulait en venir. Le « Malgache »,
pourtant, se montrait sûr de son fait. Faucon regagna le
sommet de la « colline ».
— Dis-leur d’aller plus vite à ces enculés ! gueula Loriot.
— Plus vite, enculés, répéta Faucon d’une voix neutre.
— Dis à Terrier de courir.
— Terrier, cours !
Interdits, les disciplinaires ralentirent la cadence comme un
seul homme. Loriot distribua quelques coups de manche de
pioche pour montrer qu’il ne plaisantait pas.
— Dis à Krapolski de faire cinquante pompes pour lui
apprendre à parler !
— Krapolski, dit Faucon, cinquante pompes !
— Compte-les toi-même, Faucon, hurla Loriot. C’est toi le
chef de ces enculés !
Faucon descendit de sa butte et se plaça à côté du Polonais
qui s’était jeté à terre.
— Krapolski, cinquante pompes, répéta-t-il. Une… deux…
Le Polonais serrait les dents.
— Cette ordure de Faucon qui joue les chefs à présent, râla-
t-il. Il va pas s’en tirer comme ça…
— Faucon, sur ton perchoir, et dis-leur d’accélérer la
manœuvre !
Faucon se hissa péniblement jusqu’au sommet de la butte.
— Plus vite, gémit-il.
Marcel s’approcha de lui avec sa gamate pleine sur l’épaule.
Il la lui déversa sur les pieds en lui décochant un coup de coude
au passage.
— Si tu continues, murmura-t-il, il va t’arriver des bricoles.
— Cinquante pompes à Terrier pour avoir parlé ! triompha
Alban.
— Terrier, cinquante pompes, transmit Faucon qui
redescendit de son piédestal et compta les tractions avec
Marcel.
Le petit jeu dura tout l’après-midi. Faucon avait distribué
cinq cents pompes environ, à son corps défendant. Loriot
l’avait obligé à faire accélérer les rotations de gamate jusqu’à
un point que les disciplinaires n’avaient jamais atteint. Le soir,
il fallut que tous les gradés s’y mettent pour leur enlever
Faucon des mains. Girondi et Krapolski, réconciliés par la
haine, voulaient l’étrangler sous la douche. La nuit ne fut pas
plus clémente que le jour. Deux « corridas ». Les disciplinaires
étaient brisés. Tous avaient le même nom sur les lèvres,
synonyme de vomissure : Faucon. Pour un peu, Loriot aurait
passé pour une victime.

Le lendemain était un dimanche. Les disciplinaires, toujours


sous les ordres de Faucon, travaillèrent toute la matinée à la
« colline ».
— Envoyez-moi à l’hôpital, les gars, supplia Faucon à
plusieurs reprises.
— D’accord, on va se démerder, finit par dire Krapolski qui
passa le mot à ses camarades.
Mais la surveillance trop sévère ne leur permit pas de
mettre leur projet à exécution. Bayern, l’Allemand, essaya tout
de même de casser une jambe de Faucon avec sa masse. Il ne
réussit qu’à l’érafler, lui arrachant un hurlement de douleur.
L’après-midi était consacré au raccommodage des
vêtements à l’intérieur du groupe. Faucon, lui, fut enfermé en
cellule. Vers 5 heures, les disciplinaires repassèrent avec
application les vêtements des gradés. Après le repas, ils
durent, comme d’habitude, cirer le sol cimenté. À 22 h 30, sur
l’ordre de Loriot, de garde cette nuit-là, ils se déshabillèrent et
chantèrent trente minutes durant, au garde-à-vous. Ensuite,
pendant quinze minutes, Loriot leur fit exécuter des
mouvements d’assouplissement. Enfin, vers 23 heures trente,
ils purent se mettre au lit.
Pas longtemps. À minuit pile, des coups de sifflet stridents
réveillèrent tout le monde. C’était Faucon, enchaîné, que
poussait Loriot dans le dos. Il était blême, avec son sifflet à la
bouche. Blême et chancelant.
— Corrida, les gars, dit-il en sifflant encore.
Loriot lui ordonna de défaire lui-même tous les lits et
d’apporter draps et couvertures au milieu de la pièce. Puis, le
caporal-chef sortit précipitamment, sans commander aux
disciplinaires d’aller tourner dehors. Tous comprirent que le
moment était venu et que les cadres approuvaient ce qu’ils
allaient faire.
Krapolski s’approcha de Faucon, une couverture à la main.
Il en recouvrit le disciplinaire, et d’un croc en jambe, le fit
tomber à terre. À ce signal, chacun se rua sur le malheureux
Faucon. À coups de pieds, de poings et même de tabouret, ils
tapèrent sur la masse mouvante recouverte d’une couverture.
Faucon poussait des gémissements étouffés. Mais à aucun
moment il ne demanda aux autres d’arrêter de taper.
— Tu vas y partir, à l’hôpital, hurlait Girondi, hors de lui, et
qui tapait sur la tête de Faucon à coups de « rangers ».
Dix minutes plus tard, Loriot, Retter, Romero et Alban,
entrèrent en courant, feignant la surprise.
— Si vous l’avez tué, vous allez le payer !
Ils soulevèrent la couverture. Faucon, méconnaissable, le
visage ensanglanté, geignait doucement à terre.
— Terrier et Hilger, ramenez-le en cellule !
Les deux disciplinaires désignés traînèrent Faucon
jusqu’aux « frigidaires ». Sans ménagement pour le corps
désarticulé. Il y avait tant de haine en eux. Ils le déshabillèrent
eux-mêmes, lui arrachant rageusement ses vêtements.
— Allez le passer sous la douche, ordonna Loriot, qui dut
prendre peur en voyant Faucon, toujours évanoui et couvert
de sang.
Quand ils le ramenèrent des douches, les deux
disciplinaires n’étaient toujours pas calmés. Ils allèrent de leur
propre initiative remplir d’eau une gamate qu’ils déversèrent
sur le sol de la cellule. Et ils poussèrent le raffinement jusqu’à
poser une serpillière contre la porte pour que l’eau ne sorte
pas de la cellule et que Faucon puisse patauger dedans toute la
nuit, qui était froide.
Ils ne se couchèrent qu’à 4 heures du matin, après avoir
rangé la chambre, refait leurs lits et leurs paquetages. Loriot,
pour une soirée, avait trouvé des complices. Les victimes
s’étaient faites bourreaux.

« Faucon Philippe, matricule 149 663, SE{26} , plaie par coup


de couteau, fosse lombaire gauche. Évacué sur Bastia. » C’est
ce que note le médecin de l’infirmerie de Grossetti, à Corte, au
feuillet 75 du registre des « consultants ».
D’où vient ce coup de couteau ? Pas des disciplinaires,
puisqu’il est bien évident qu’ils ne disposaient pas d’armes et
devaient déchiqueter la viande avec leurs dents. Ils se sont
contentés de battre Faucon, excédés par les punitions et
cédant à sa propre volonté. Ce coup de couteau, il l’a reçu dans
la nuit du 11 au 12 mai 1973 puisqu’il a été transporté à
l’infirmerie au matin du 12. Or, il a dormi en cellule cette nuit-
là. Et qui pouvait ouvrir les portes des cellules ?

Que les disciplinaires organisent leur propre justice était


donc implicitement admis par les cadres. Ainsi, les hommes,
punis par leurs compagnons de misère, se sentaient-ils plus
isolés, plus traqués. Ils n’avaient nul endroit où ils puissent
respirer en paix. Ni pendant le travail, ni pendant le repos
puisqu’alors les disciplinaires prenaient de leur propre chef la
relève répressive des cadres. Cela créait dans le groupe une
division très profitable à l’ordre. Mais sur un plan strictement
humain, ces méthodes constituaient quelque chose de
répugnant. Quand les victimes s’érigent en juges, on n’est
jamais loin de l’abus de pouvoir.
De plus, cette justice sans loi ouvrait la porte à tous les
abus. Il n’était pas nécessaire de voler des mégots à un copain
ou de refuser de travailler pour se trouver puni par les autres
disciplinaires. Parfois, un défaut physique – une sale gueule –
faisait prendre pour cible le « canard noir » de la couvée.
— Nacrer, toi qu’as un grand pif, tu dormiras aux chiottes
ce soir ! disait un autre disciplinaire avec l’approbation
silencieuse de la chambrée.
Dormir dans les chiottes était considéré comme la punition
la plus pénible et la plus humiliante. Il fallait que le « puni »
pose sa tête au-dessus de l’orifice à la turque, recroquevillé sur
le ciment glacé et humide d’urine, respirant toute la nuit les
effluves les plus exécrables. D’autre part, il devait, plusieurs
fois par nuit, laisser la place à ceux qui avaient un besoin
urgent. Comme il n’y avait qu’un WC pour quarante hommes,
le « puni » le plus chanceux était réveillé une vingtaine de fois.
Sans compter ceux qui ne prenaient même pas la peine de le
réveiller et qui lui urinaient purement et simplement sur le
visage. Pour l’empêcher de sortir, les autres disciplinaires
coinçaient la porte avec des tabourets.
Charles Nacrer, un disciplinaire belge, devint un habitué
des chiottes. D’abord parce que la nature l’avait affublé d’un
nez ridiculement long. Ensuite parce que, battu par les cadres,
rejeté par les autres disciplinaires, il ne mettait pas au travail
toute l’ardeur voulue. À cause de lui, les punitions pleuvaient
sur le groupe. Après une semaine entière passée à dormir dans
les chiottes, Nacrer subit le sort de Faucon. Un soir, toute la
chambrée lui tomba dessus. Seulement, il se protégea mieux
que les autres ou plus simplement il fut l’objet de moins de
haine.
« Nacrer Charles, matricule 145 090, SE, petite plaie du
cuir chevelu, soins faits », peut-on lire dans le registre
d’infirmerie de Grossetti. Un coup de tabouret amorti par une
couverture. Mais Nacrer revint au groupe dès la fin de la
visite. Et il ne dut son salut qu’à l’arrivée à la Section
d’Épreuve d’une autre tête de Turc.

— Tiens, voilà un bouquin, va te branler aux chiottes !


La masturbation constituait pour le sergent-chef Host
Wagner la récompense suprême qu’il pouvait accorder à un
disciplinaire ayant montré de la bonne volonté au travail. Il
sortait alors de la poche de son treillis une revue
pornographique et la balançait au pauvre bougre qui ne
manquait jamais une pareille occasion de se « distraire ».
— Disciplinaire Untel, je vais me branler aux chiottes, à vos
ordres cheeeeef !
Et, au pas de gymnastique comme il se doit, la revue bien
cachée sous sa veste, le disciplinaire allait s’accorder quelques
moments de joie dans la petite cabane en planches.
Contrairement à ce qu’on peut penser, la vie sexuelle des
disciplinaires n’était pas éteinte, leur corps de vingt ans n’avait
rien oublié malgré les coups et la fatigue. Et l’homosexualité
fleurissait.

— Terrier, tu dors ?
Marcel releva la tête de l’oreiller. Il venait d’être admis à
l’infirmerie de Grossetti pour une angine. Il ne se montrait pas
mécontent de ce repos inespéré, même si les barreaux qu’on
avait fixés à toutes les issues, après sa première évasion,
l’empêchaient de penser à tailler la route. Dans le lit voisin du
sien, Rache, un Espagnol admis pour une foulure au poignet
droit. L’Espagnol répéta sa question :
— Tu dors ?
L’infirmier de garde avait éteint le plafonnier depuis
environ un quart d’heure. Dans les autres lits, les malades
semblaient dormir.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— T’as pas une sèche ?
Marcel souleva son matelas et en tira une cigarette toute
aplatie. Il la coupa en deux avec précaution. Il manipulait de
l’or. Mais au moment de tendre le mégot à l’Espagnol, une idée
folle lui traversa l’esprit. Et son cœur se mit à cogner plus fort.
Il connaissait bien ce genre d’émotion. La dernière, c’était
Maria, à Ajaccio, qui l’avait motivée. Rache était plutôt beau.
Petit, les membres et le torse frêles, un peu efféminé, il
dégageait un charme très équivoque.
— D’accord, dit Marcel. Je te file une sèche, mais tu viens
coucher avec moi.
L’autre inspecta rapidement la pièce du regard et se glissa
dans le lit de Marcel.
— Donne la sèche d’abord ! chuchota-t-il comme une putain
confirmée avant d’ôter son pyjama.

Revenus à la Section d’Épreuve, Marcel et Rache


poursuivirent ces relations privilégiées. Le plus souvent la
nuit, aux chiottes, debout. C’était moins risqué que dans un lit
où le cadre de garde aurait pu les surprendre.
Marcel en avait parlé à d’autres disciplinaires qui
commencèrent eux aussi à faire les yeux doux à Rache. Du
coup, devant l’affluence, il monta ses tarifs de une à cinq
cigarettes. Pourtant, il avait de la concurrence. Le groupe
rééducation compta jusqu’à cinq « femmes ». Suivant la loi de
l’offre et de la demande, le tarif redescendit à trois cigarettes.

Vers la fin du mois de juillet, la Section d’Épreuve connut


trois ou quatre jours d’intense agitation. Le colonel Fouroux –
aujourd’hui général de brigade – commandant le Groupement
de la Légion étrangère, devait inspecter la Section disciplinaire.
Ce fut pour les « cadres » l’occasion de donner la pleine
mesure de leurs capacités.
Les disciplinaires, sans cesse poursuivis par des coups de
gueule monumentaux, n’arrêtèrent plus de courir que pour se
jeter à quatre pattes afin de nettoyer la cour. Ils avançaient en
rangs serrés, au coude à coude, les yeux au ras des gravillons,
comme un énorme aspirateur à quarante bouches. Derrière
eux, les encourageant de la voix et du pied, les gradés au grand
complet vérifiaient s’ils n’avaient rien oublié. Une seule
allumette ou un vestige de mégot laissé de côté et toute la
Section revenait en courant au point de départ pour replonger
la tête dans les cailloux. Le soir, après le dîner, les
disciplinaires repassaient les uniformes des cadres et
rapiéçaient les leurs. Des journées de dix-huit heures.
Tout fut repeint, tout fut astiqué, tout redevint comme
neuf. Enfin, le grand jour arriva. Les disciplinaires en avaient
assez bavé pour gagner le droit de contempler le « big boss »
de la Légion.
Son hélicoptère le déposa presque à la porte de la Section
d’Épreuve. En trois enjambées, le colonel Fouroux fut dans
l’enceinte. Il s’arrêta un instant.
La cour était partagée en deux. D’un côté, les cadres en
tenue de parade, de l’autre côté, leur faisant face, les
disciplinaires en treillis propre. Albertini présenta les sous-
officiers à Fouroux qui les salua au pas de charge. Arrivé
devant les disciplinaires, il ne parut s’intéresser qu’à ceux qui
portaient les chaînes.
— Ton nom ? demanda-t-il d’une voix cassante.
— Disciplinaire Terrier Marcel, puni de six mois d’Épreuve
pour tentative de désertion, à vos ordres, mon colonel !
— Pourquoi les chaînes ?
— Disciplinaire Terrier Marcel, puni de six mois de Section
d’Épreuve pour tentative de désertion, deux tentatives
d’évasion, à vos ordres mon colonel !
Krapolski, Bayern, Girondi, Grasset, y passèrent eux aussi.
— Bon, fit le colonel apparemment satisfait, si vous avez les
chaînes, c’est que vous les avez méritées !
On aurait dit qu’il s’agissait de décorations.
Cinq minutes plus tard, il remontait dans son hélicoptère
après avoir, comme le veut la simple politesse, félicité Albertini
pour la « tenue de ses hommes ». Disciplinaires et gradés ne
purent s’empêcher de se sentir frustrés. « Veni, vidi. » Il était
venu. Il avait vu. Mais c’était tout. Il manquait une conclusion.
Les grandes pales de l’hélico battirent l’air et couchèrent les
branches des oliviers. Au pas de gymnastique, les disciplinaires
repartirent à l’assaut de la « colline » maudite.
Quelques mots de vrai chef auraient suffi peut-être à leur
faire admettre qu’ils avaient eu tort de fauter « contre
l’honneur et la discipline ». Mais l’attitude de Fouroux leur
donnait raison. Dieu, descendu cinq minutes d’un hélicoptère,
Dieu pressé, Dieu sûr de lui, Dieu d’ailleurs, ne pouvait pas
comprendre ce qui agitait le cœur des petits hommes. Et ils se
retrouvèrent seuls face à leurs problèmes.

— Merde, mais c’est moi !


Marcel n’avait pu retenir une exclamation. Il nettoyait la
chambre du sergent Bertos, le matin, avant de regagner son
poste de travail. Il ne détestait pas cette corvée qui présentait
l’exceptionnel avantage de lui permettre de s’approvisionner
en cigarettes. Marcel les volait sans scrupule dans les tiroirs du
petit meuble de chevet. Quand il ne trouvait pas de cigarettes,
il vidait le cendrier dans sa poche. Bertos possédait une
réputation de grand fumeur et il laissait d’impressionnants
mégots partout où il passait.
Mais ce matin-là, ce furent des photographies que Marcel
trouva dans le tiroir. Celles que le sergent avait prises le jour
de sa deuxième tentative d’évasion, quand il jouait les
« trappeurs » sous les ordres d’Albertini et de Loriot. On le
voyait nu, ensanglanté, au garde-à-vous dans la neige. Il y
avait quatre photos en tout. Marcel les reposa à leur place.
Bertos s’apercevrait de leur disparition et le disciplinaire
préféra continuer à fumer.
Coups de sifflet autoritaires dans la cour. Marcel partit en
courant aussi vite que ses chaînes le lui permettaient, vers le
tas de tuiles qui l’attendait sous une soupente, au fond de la
Section. Quatre tonnes de tuiles qu’il fallait concasser,
transformer en farine afin d’en recouvrir le court de tennis
destiné aux officiers de la Minoterie.
— Terrier, tu t’entraînes à courir avec tes chaînes pour
tailler la route ?
Loriot ne manquait pas une provocation. Au fond de lui-
même, sans doute, il devait souhaiter ardemment que Marcel
tente encore une fois de s’évader. Ça l’aurait conforté, lui,
Loriot, dans l’idée qu’il avait qu’un disciplinaire n’est jamais
assez cassé.
Marcel retrouva Bousicaut, Grasset et Krapolski. Il prit une
« dame » de vingt kilos et commença le concassage des tuiles.
Pas n’importe quel concassage. Loriot se trouvait à un mètre
d’eux pour s’assurer qu’il se déroulait bien dans les règles. Le
disciplinaire devait soulever la « dame » jusqu’à hauteur de la
ceinture et la laisser retomber sur les tuiles. Si la « dame » ne
montait qu’à hauteur des genoux, le coup n’était pas bon et
Loriot intervenait. La norme avait été fixée à deux gamates de
farine de tuile par jour. Tant que cette norme n’était pas
atteinte, les quatre disciplinaires continuaient le travail. Quand
la nuit tombait, on les attachait tous les quatre ensemble.
Il leur arriva de travailler ainsi jusqu’à 23 heures. Albertini,
il est vrai, avait donné sa parole au colonel Piramal,
commandant la Minoterie, que « ses hommes » termineraient
le travail en un mois. Et une parole de lieutenant, ça vaut bien
l’épuisement de quatre disciplinaires.
Grasset, pour sa part, n’en pouvait plus. La « dame »
constituait un travail plus pénible encore que la masse. Un
après-midi, dans un geste désespéré, il laissa retomber la
lourde plaque de fonte sur son pied. Il comptait bien se broyer
suffisamment les os pour être réformé. Douleur perdue. Il ne
fit que quelques jours d’infirmerie et il revint à la Section
d’Épreuve avec le motif suivant : « Tentative de mutilation
volontaire. » Ça lui promettait de beaux jours avec Loriot.

Marcel regarda la paume de ses mains, déchirée, brûlée,


ensanglantée. Il hésita un instant à reprendre le manche de la
« dame ». Loriot, à côté de lui, n’hésita pas.
— Terrier, qu’est-ce que tu branles ?
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, j’ai mal aux mains, à vos ordres, cheeeeef !
— Bon… Cinquante pompes, là, dans l’eau, ça te fera
circuler le sang.
La flaque d’eau avait gelé pendant la nuit. La série de
pompes dura une dizaine de minutes. Quand il retira de l’eau
ses mains bleuies, Marcel, effectivement, n’avait plus mal. Le
froid les avait anesthésiées.
— Tu vois que j’avais raison, pérora Loriot.
Mais quelques minutes plus tard, la douleur revint,
beaucoup plus forte, lancinante. Marcel, dans un geste de
colère, balança la « dame » loin de lui. Le Malgache ne perdit
pas son calme pour autant.
— Terrier, vingt-cinq fois la colline avec l’enclume !
Marcel prit l’enclume, chargea ses soixante-dix kilos sur
l’épaule droite et commença l’ascension. Il devait monter la
colline avec l’enclume, redescendre de l’autre côté, effectuer le
demi-tour de la butte de terre afin de se retrouver à son point
de départ, annoncer à voix haute le nombre de tours accomplis
et recommencer l’ascension.
Au dixième tour, l’effort trop violent le terrassa. Son cœur
s’emballa tout d’un coup. Les battements désordonnés
s’accélérèrent, semblant ne jamais devoir atteindre leur
paroxysme, se répercutant jusque dans sa tête. Marcel
chercha en vain sa respiration. Ses yeux se voilèrent et il
tomba. L’enclume dévala la pente jusqu’aux pieds de Loriot.
Quand le caporal-chef vit les yeux révulsés de Marcel, il prit
peur. Il envoya Krapolski chercher de l’eau et en aspergea le
disciplinaire évanoui.
Albertini, qui passait par là, demanda :
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Une défaillance, mon lieutenant.
— Grave ?
— Je ne crois pas, mon lieutenant. C’est Terrier !
— Bon, foutez-lui la paix pour la matinée.
On appuya Marcel contre un tronc d’arbre et jusqu’à midi,
on le laissa récupérer.

Après le repas, Loriot appela Marcel qui avait repris sa


dame.
— Terrier, tu m’as pris pour un con ce matin, mais tu vas le
payer…
Le « Malgache » n’était pas près de digérer la réflexion
d’Albertini. Il attendit l’occasion. Elle se présenterait
forcément. Quelques minutes plus tard, la « dame » glissa
malencontreusement des mains de Marcel et atterrit
mollement sur le tas de poudre de tuile.
— On va vérifier que tes reins sont plus solides que tes
bras, Terrier !
Loriot obligea le disciplinaire à se coucher en travers d’une
tranchée de canalisation large d’un mètre cinquante environ.
Marcel sentit que le « Malgache » lui marchait dessus, dansant
même un instant sur ses reins.
— C’est OK les gars, vous pouvez y aller !
Krapolski, Grasset et Bousicaut durent suivre l’exemple du
caporal-chef. L’épreuve, pour Marcel, s’avéra plus humiliante
que difficile. Il se releva calmement et reprit sa place au
travail. Dans l’après-midi, Loriot le gratifia encore de cinq ou
six séries de cinquante pompes, puis il sembla s’en lasser et la
fin du travail le surprit en train de somnoler, appuyé
confortablement contre l’aile d’un « GMC ».
À minuit, corrida. Loriot, cette fois, semblait survolté. Il
avait dû ingurgiter quelques dizaines de bières au foyer.
— Tout le monde dehors ! Piste aux étoiles !
Les disciplinaires tournèrent en courant devant le
bâtiment, sous la surveillance de Romero et Alban. À
l’intérieur, Loriot, Retter, Latasse et Dutertre s’activaient à
mélanger draps et couvertures. À minuit trente, Romero et
Alban firent rentrer les disciplinaires, lesquels, avec un
courage décuplé par l’envie de dormir, se hâtèrent de refaire
leurs lits.
— C’est ça, un lit au carré ?
Marcel n’essaya pas de protester. Loriot, déjà, avait rejeté
draps et couverture.
— Dehors !
Loriot conduisit Marcel au beau milieu de la cour, en plein
sous les projecteurs. Tous les autres cadres suivaient avec
intérêt la séance. Marcel, sur l’ordre de Loriot, prit une grosse
pierre pesant une trentaine de kilos et la chargea sur son
épaule.
— Allez, hue cocotte ! Tourne en rond !
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, je tourne en rond, à vos ordres, cheeeeef !
Il fit quelques tours tandis que Loriot, jouant les
« Monsieur Loyal », présentait le spectacle aux cadres hilares,
qui se régalaient à voir cet homme nu, porteur d’un gros
caillou, tourner sans raison apparente, au milieu de la cour, à
1 heure du matin.
— Halte !
Loriot parut réfléchir un instant, le menton dans sa main.
— Tu vois, cette pierre que tu portes, c’est ton bébé. Avec
les couilles que t’as, tu peux pas espérer mieux. Alors, berce-
le, ton môme.
Marcel savait que ce divertissement constituait l’un des
préférés du sergent-chef Bourrier, « Tarass-Boulba », du
temps où Siegfried commandait la Section d’Épreuve. Mais il
ignorait que le « Malgache » connaissait aussi bien ses
classiques. Il s’assit en tailleur, prit la grosse pierre entre ses
bras et la balança de gauche à droite, comme on berce un
enfant.
— Il veut pas dormir, ton mouflet ! Chante-lui « Mon p’tit
quinquin » !
Le moyen de refuser ?
— Dors mon p’tit quinquin, mon p’tit pouchin…
— C’est pas beau, ça ? gueula Loriot à l’adresse de ses
camarades.
Les autres cadres approuvèrent et chacun y alla de son
petit commentaire.
— Oui, mais le bébé pleure pas.
Marcel imita le bébé qui pleure.
— Oui, mais il a pas pissé !
Marcel fit « pisser » son rocher « Psssiii… Psssiii… ».
— Il a pas promené bébé !
Marcel, que Loriot tira par l’oreille, se dirigea en courant
vers la colline.
Il la monta au pas de course, fit le tour et revint se planter
devant le Malgache.
— Comment il va le bébé ?
— Disciplinaire Terrier, puni de neuf mois de Section
d’Épreuve, le bébé va bien, à vos ordres, cheeeeef !
— Alors, continue de le promener.
À deux heures du matin, le jeu prit fin. Romero mit une
grande claque dans le dos de Marcel.
— Bravo ! Tu feras un bon père !

Au garde-à-vous face à face, les yeux féroces, les joues


incandescentes, Krapolski et Girondi se giflaient à tour de rôle
avec de larges mouvements du bras. Alban, qui connaissait
l’antipathie que les deux hommes éprouvaient l’un pour
l’autre, avait trouvé ce moyen pour les punir d’une certaine
mollesse au travail.
— Garde-à-vous face à face et baffez-vous ! C’est Girondi
qui commence ! avait ordonné Alban.
Le jeu avait commencé doucement. Les deux disciplinaires,
pas dupes, savaient très bien qu’ils ne réglaient pas leur
propre contentieux, mais qu’au contraire, ils étaient les
dindons de la farce. Et malgré leur antagonisme à fleur de
peau, ils avaient démarré par des soufflets légers. Mais ils
s’étaient pris au jeu. Il avait suffi que l’un rende une baffe un
peu plus appuyée que celle qu’il venait de recevoir, pour que
tout dégénère. Ils en étaient à se frapper le visage à poings
fermés.
Girondi, soudain, eut une hémorragie nasale. Le sang coula
à flots.
— Halte ! ordonna Alban qui passa une éponge mouillée sur
le visage de l’italien.
— Terrier, prends la place de Girondi ! ordonna Loriot.
Marcel regarda le grand Polonais qui devait, en cet instant
précis, haïr l’humanité tout entière, lui-même y compris.
— Va te faire foutre, caporal-chef, laissa tomber Marcel.
Il n’éprouvait aucune envie de prendre des baffes pour
amuser les deux cadres.
Loriot blêmit. Sept mois de Section d’Épreuve n’avaient
donc pas réussi à écraser totalement ce puceron de Terrier.
— À l’enclume !
Marcel courut docilement vers l’enclume. C’était devenu un
exercice facile pour lui. Il l’accomplissait sans trop d’effort,
même s’il grimaçait pour donner le change. Il allait la poser sur
son épaule, quand Loriot l’arrêta dans son geste.
— Non, non, pas ça, pas ça… Prends la « Johnny » et casse
l’enclume.
Marcel prit la lourde masse, se mit en position devant
l’enclume et commença à taper dessus. Le bruit devint vite
infernal à ses oreilles. Il l’assourdissait. Le manche en fer de la
masse vibrait dans ses mains à chaque coup, communiquant
ces vibrations à son corps tout entier{27} .
Quatre heures durant, il cassa l’enclume. Quand Loriot
jugea la punition suffisante, Marcel n’entendait plus des deux
oreilles. Un roulement de locomotive en marche résonnait en
permanence dans ses tympans. Et il remuait difficilement le
bras droit.

Le nouvel arrivant, ses deux sacs marins attachés à ses


poignets par des menottes, refusait de ramper malgré les
coups. Il demeurait silencieux et immobile.
— Celui-là, il ira pas loin… fit observer un caporal.
Marcel et un groupe de disciplinaires travaillaient ce matin-
là à la réfection de la « piste rouge ». C’était un lundi de la fin
du mois d’août. Il tombait du plomb fondu du ciel. Toute la
corvée s’était arrêtée de travailler pour regarder Bruno
Tourond, un jeune Français de vingt ans, condamné à six mois
de Section d’Épreuve pour désertion, refuser d’entrer dans le
système répressif. Il restait obstinément debout devant la jeep
qui l’avait déposé à l’entrée de la « piste rouge », ses yeux
noirs crânement fixés sur les cadres qui le battaient.
Bruno regarda les disciplinaires, sur le bas-côté du chemin
de terre, et ce regard-là disait clairement qu’il ne deviendrait
jamais comme eux. Il avait raison, Bruno. Il est mort avant.
À la fin, il se décida brusquement. Il se jeta à terre et
commença à ramper. Tous les disciplinaires respirèrent. Ils
étaient contents pour lui et pourtant, ils connaissaient le prix
de l’obéissance.
Tourond mit près de trois heures pour atteindre les murs
de la Section d’Épreuve. Présageait-il, en entrant dans
l’enceinte, qu’il n’en sortirait jamais vivant ? Savait-il qu’il
crèverait silencieusement derrière ces indécents barbelés ? Il
se releva sans en attendre l’ordre. Il semblait n’écouter que
ses propres impulsions. Tourond refusait la loi de ces gros
murs en moellons. Il rejetait tout en bloc : la Légion, les cadres,
les autres disciplinaires. Le système.
Fou ? Peut-être. Sans doute même. Il fallait être fou pour
ne pas comprendre que rien n’arrêterait la machine grotesque
avant qu’il soit, lui, le déserteur, totalement broyé. Mais il
fallait de l’héroïsme pour lui tenir tête. Tourond fut jeté
directement en cellule où il demeura deux jours sans manger,
comme la tradition l’exige. Au matin du troisième jour, le
sergent Bridel le conduisit jusqu’au rocher et lui mit la masse
entre les mains.
— Disciplinaire Tourond, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je refuse de travailler, à vos ordres, cheeeeef !
Bridel rejeta son képi noir en arrière et, de deux coups de
poing, plia en deux le récalcitrant.
— Et à présent ? gueula-t-il, essoufflé.
— Disciplinaire Tourond, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je refuse de travailler, à vos ordres, cheeeeef !
— À poil ! hurla Bridel. Je veux te voir à poil !
Un homme nu est plus vulnérable. Ce n’était pas de la
psychologie de la part du gros sergent mais du pragmatisme. Il
commençait, comme on dit, à « avoir l’habitude ».
Tourond se déshabilla docilement. Bridel, à grandes
enjambées, l’accompagna à coups de pieds jusqu’à la butte de
terre.
— Grimpe là-haut ! Et que tout le monde l’entende que t’es
un pédé !
Un homme qui résistait ne pouvait être qu’une épave
sexuelle, aux yeux du sergent Bridel.
— Disciplinaire Tourond, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je suis un pédé, à vos ordres, cheeeeef !
— Un enculé !
— Disciplinaire Tourond, puni de six mois de Section
d’Épreuve, je suis un enculé, à vos ordres, cheeeeef !
Quand enfin Bridel comprit qu’il lui ferait dire n’importe
quoi sans que cela change son attitude, il capitula et le ramena
dans sa cellule.
L’après-midi n’apporta aucun changement dans le refus
obstiné de Tourond. Alban et Bridel se relayèrent pourtant,
manches retroussées, pour le convaincre de travailler. Mais ils
n’eurent aucune prise sur lui. Quand il eut reçu assez de coups,
il se laissa glisser à terre et ne bougea plus. Alban et Bridel le
prirent chacun par une jambe et le tirèrent jusqu’à sa cellule.
Là, ils appelèrent Marcel et Krapolski qui furent chargés de le
ranimer avec de l’eau froide. Le soir, tout le groupe
« rééducation » fut réveillé à deux reprises pour des
« corridas ».
— Dites merci à Tourond, gueulaient les cadres.
Un mois passa à ce régime. Tourond, qui avait
considérablement maigri, refusait toujours de prendre en
mains le moindre outil. Les autres disciplinaires payaient le
prix de son refus.
Vers la fin du mois de septembre, Tourond tenta de se
sectionner les veines du bras avec un morceau de verre
ramassé dans la cour. Un cadre non identifié le vit à temps et
arrêta son geste. Mais Bruno, déjà, avait dû décider de mourir.
Et de la même manière qu’il avait refusé de travailler, il alla
jusqu’au bout de ses actes. Il avala un morceau de ferraille, un
après-midi, près du rocher dont il repoussa une dernière fois
l’existence, au prix de sa propre vie.

Tourond devait souffrir horriblement. Et pourtant, il ne se


plaignit que faiblement. C’est sans doute cela qui convainquit
les cadres qu’il bluffait.
— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda le soir un disciplinaire
affolé par son visage torturé.
— J’ai mal au ventre, gémit-il simplement.
On le ramena dans sa cellule. Le lendemain matin, Marcel,
de corvée dans les cellules, le découvrit recroquevillé par
terre, « enroulé comme un serpent »{28} . Un cadre gueula
« Debout ! » et lui décocha un coup de pied. Tourond ne
bougea pas. Hergott comprit le premier.
— Préviens le lieutenant ! dit-il à Alban. Il est mort !
Un quart d’heure plus tard, l’ambulance pénétrait en
hurlant dans la Section d’Épreuve. Marcel et Krapolski avaient
eu toutes les peines pour déplier le corps de Tourond avant de
le mettre sur la civière. La sirène de l’ambulance hurla de
nouveau. Comme un adieu glacé{29} .
10

Marcel taillait les arbustes et les haies de la Section. Depuis


un mois environ, l’attitude des cadres avait changé à son
égard. Ils se montraient plus coulants, moins présents. Il ne
restait guère que Loriot pour s’agripper aux basques de
Marcel comme « un chancre mou » suivant les paroles de
Krapolski, qui en connaissait un rayon en matière d’avatars
vénériens.
On confiait à Marcel les travaux les moins pénibles, un peu
comme si on le considérait en convalescence. On lui avait
même ôté les chaînes après s’être assuré qu’il ne manifesterait
plus de velléités de révolte. L’examen dut satisfaire tout le
monde : le tigre avait perdu ses griffes.
De fait, Marcel venait d’entrer dans la phase passive de sa
détention. Les coups ne l’atteignaient plus. Les corvées
humiliantes non plus. Le disciplinaire, brisé par le régime
infernal, ne possédait plus l’ombre d’un sentiment. Même d’un
ressentiment. Il semblait un étranger sur la planète des
hommes. Les arbres et les haies seuls l’intéressaient. Il avait
pris goût à leur entretien. Il leur parlait. Il vivait leur vie.
Marcel ne participait plus à l’existence de la Section
d’Épreuve. Il était très loin d’elle. Pas dans un rêve. Nulle part.
Il réagissait aux coups de sifflet comme un robot bien réglé.
Mais jamais il n’avait un regard de haine ou un geste de
révolte. Il était « maté » comme disent les cadres. Les autres
disciplinaires ne l’intéressaient pas davantage. Il se sentait
d’une espèce à part et n’était pas loin de désapprouver ses
camarades quand ils se révoltaient contre la discipline
étouffante. Il fumait ses cigarettes sans jamais en demander,
sans jamais en offrir non plus.
Loriot avait très intelligemment observé le changement, la
mutation du disciplinaire. Et parfois, il s’amusait à humilier
Marcel en présence des autres cadres pour leur montrer ce
qu’il en avait fait. Un peu comme le dompteur introduit sa tête
dans la gueule du lion le plus féroce du cirque. Marcel ne
mordait plus.
Il n’eut aucun geste de colère, aucun sursaut de dégoût
quand Loriot lui cracha dans la bouche, le 29 octobre 1973, à
l’instant précis de sa libération.
Le ressort était bien cassé.

Marcel resta quarante-cinq jours à Aubagne, à la « maison-


mère » de la Légion. Les vingt premiers jours, il vécut au
rythme normal des autres légionnaires. Les vingt-cinq autres,
il les passa en prison. Il s’était endormi, un soir, pendant la
garde. Il fut envoyé à Orange, au 1 er REC, où il retrouva le
capitaine d’Arques, qui commandait le 1 er peloton du
2e escadron.
Ce fut quelques semaines seulement après son affectation
que les premiers troubles sérieux se manifestèrent. Marcel
s’évanouit à plusieurs reprises. Il piqua de fréquentes crises de
nerfs. Un jour, en manœuvre, il cassa son fusil contre un
rocher, sans explication. Et il éclata en sanglots. Mais surtout,
il avait une phobie : les caporaux-chefs. Trois fois il en
poursuivit un, à la peau un peu colorée, le menaçant d’un
couteau et gueulant : « Je te crèverai sale Malgache ! »
La nuit venait de tomber sur le campement des
légionnaires en manœuvre et Marcel creusait sa tombe. La
pioche rebondissait sur les roches profondes, mais l’homme au
béret vert attaquait le sol avec hargne. Au petit matin, Marcel
jugea le tombeau assez profond. Il se glissa au fond et
s’endormit.
Le tombeau constitue l’une des plus anciennes brimades de
la Légion. Il consiste, pour le puni, à creuser un trou
suffisamment profond pour y enterrer un homme et à se
coucher au fond, pour y passer la nuit, qu’il pleuve, gèle ou
vente. Une façon symbolique de montrer aux légionnaires
qu’ils ne sont que des morts en sursis.
Personne n’avait contraint Marcel à creuser son tombeau.
Il l’avait fait de lui-même, au retour d’une marche harassante
de cinquante kilomètres, le sac à dos rempli de cailloux. Son
esprit affaibli lançait-il de cette manière un dernier SOS ?
Depuis longtemps déjà, le peloton tout entier ne l’appelait plus
que « gobe les mouches ». C’est-à-dire « le fou ». Personne ne
le contraria et les gradés, surpris par son geste malgré la
réputation qu’il s’était faite, le laissèrent creuser
tranquillement sa tombe.
Quand il se réveilla, aux environs de midi, il saisit sa pelle
« US » et le plus naturellement du monde en assena un coup
violent au premier caporal-chef qui passa à sa portée.
D’Arques prit alors la décision de le porter « consultant » à
l’hôpital Laveran de Marseille.

Marcel subit à Laveran une série de tests dont les résultats


demeurent un secret médical. À la suite de ces examens, il fut
enfermé en cellule capitonnée, à la section « Psychiatrie 2 » de
l’hôpital Laveran. Chez les fous, Marcel fut traité avec égards
et sollicitude. On lui administra de fortes doses de
tranquillisants et d’antidépresseurs. Il y resta trois mois.
Le 3 décembre 1974, la Commission de Réforme de
Marseille résiliait le contrat de Marcel avec le motif suivant :
« déséquilibre mental majeur ». L’armée lui accorda une
pension d’invalidité de 10 % bien que, d’après la Commission
de Réforme, il ne soit pas besoin d’examiner l’imputabilité
éventuelle au service de cette infirmité.
On peut comprendre la décision des médecins de la
commission de ne pas approfondir le problème. Aucun d’eux
n’avait jamais mis les pieds à la Section d’Épreuve. Et quand
bien même… La Légion pouvait difficilement reconnaître
qu’elle mutilait les hommes qui se confiaient à elle. Les
médecins se contentaient de mettre le mot « fin » au bas de la
dernière page de l’histoire d’un légionnaire comme les autres.
Et, fidèles aux principes des trois petits singes, ils ne voulaient
rien voir, rien entendre, rien dire. Leur carrière, espérons-le,
dut en être facilitée d’autant.

Le 4 décembre au soir, Marcel, nanti d’un petit pécule, se


retrouva seul, en civil, dans les rues de Marseille. Il erra
longtemps, but beaucoup et passa la nuit avec une vieille
putain, dans un hôtel suant la misère.
Il avait vécu quatre ans en marginal. Sa réinsertion aurait
demandé de l’amitié, de la chaleur, de l’amour peut-être.
Toutes choses dont il était absolument démuni. Il se hâta, pour
se protéger, pour s’accrocher quand même à une société, à
n’importe quelle société, de rejoindre les autres marginaux de
Marseille. De fil en aiguille, de désespoir en désespoir,
d’ivrognerie en ivrognerie, avec tous les paumés du grand
port, il finit par se convaincre qu’il avait atteint le fond. Et le
soir de Noël 1974, il arpenta pour la première fois le trottoir de
la rue de la Bibliothèque, à la recherche d’un « client ».
Marcel, inconsciemment, accéléra-t-il sa déchéance pour
culpabiliser la Légion, pour pouvoir dire un jour à Loriot, avant
de se venger : « Vois ce que tu as fait de moi ? » C’est
probable. Mais la fête se faisait sans lui. Noël le rejetait,
solitaire parmi les solitaires, épave parmi les épaves. Ce soir-
là, il eut l’impression, en noyant son regard dans les pavés
mouillés sur lesquels se diluaient les rares lumières de la rue,
que Michel Trouvain lui murmurait : « Morte la bête, mort le
venin. Tue Loriot et Terrier mourra ! »
11

La voiture ralentit jusqu’à se mettre au pas. Elle glissa


silencieusement le long du trottoir, tous feux éteints. Une tête
passa par la portière à la vitre baissée.
Seule l’enseigne au néon de l’hôtel de « Bretagne » jetait un
peu de lumière dans la rue de la Bibliothèque. Un vrai trou à
rats, cette rue. Le rendez-vous des homosexuels de Marseille.
Une faune étrange, dangereuse, avec ses rites qui tournaient
souvent à la manie, son folklore, ses scènes de ménage sur la
voie publique, ses codes, ses mystères. Et la pesante,
l’étouffante loi non écrite qui régit toutes les communautés
marginales du monde.
La voiture s’arrêta. Une « Peugeot 504 » noire. L’homme
qui la conduisait jeta un coup d’œil d’une tonne sur la
silhouette masculine qui stationnait sur le bord du trottoir, au
coin de la rue Adolphe-Thiers, dans une zone de pénombre.
— Tu montes avec moi ?
Michel regarda attentivement l’inconnu. Il devait avoir une
cinquantaine d’années si on en jugeait par la voix. Quant au
reste… Allez savoir avec cette nuit d’encre. La voix de
l’inconnu possédait quelque chose d’autoritaire malgré le ton
feutré qui s’était voulu enjôleur.
Aussitôt, Michel gambergea. L’autre était sans doute un
bourgeois. Pas con, ça s’entendait du premier coup. Un paumé
qui avait dû planter sa femme et ses gosses devant la dinde de
Noël pour aller se payer un « micheton » en haut de la
Canebière.
Michel hésitait encore à répondre. Alors, l’autre renouvela
son invite, mais avec de l’agacement cette fois.
— Alors, tu viens, oui ou non ?
Michel remonta le col de sa veste en frissonnant. Il tombait
une petite pluie fine mais glaciale. Il fit le tour de la voiture et
ouvrit la portière. Le plafonnier éclaira le visage de l’homme
en accusant chacun des traits, creusant impitoyablement
chacune des rides du front.
Il avait bien cinquante ans. Peut-être soixante. Il portait un
costume gris anthracite en flanelle anglaise de bonne qualité. À
son poignet gauche, une montre en or. Une « Cartier » extra-
plate. Huit mille francs minimum. Michel monta et claqua la
portière. Il avait une idée derrière la tête.
— Où va-t-on ? demanda-t-il, vaguement inquiet quand
même.
L’autre tapota de sa main manucurée le volant gainé de
cuir. Il paraissait réfléchir, les sourcils froncés, les lèvres
pincées, la bajoue triste. À la vérité, il devait avoir un peu
honte. Ne tenant pas à passer pour un habitué de la chose, il
faisait semblant d’être un peu paumé, de ne pas avoir pour
manie, pour vice secret, de grimper des minets. Il craignait son
propre jugement plus que tout au monde, le « pépé ». Enfin, il
se décida :
— On va chez un ami, pas très loin. Il a un studio, rue de
Rome. En ce moment, il est aux sports d’hiver, à Courchevel.
Alors, il m’a laissé les clés.
Le studio, à n’en pas douter, lui appartenait. Il devait y
dissimuler sa double vie.
La voiture redescendit la Canebière sur quelques centaines
de mètres et tourna à gauche, rue de Rome. La rue était en
sens interdit. Mais même les flics réveillonnent en famille le
soir de Noël. L’homme freina devant le numéro 63. Michel
descendit le premier et examina la façade de l’immeuble,
apparemment cossu, ravalé de fraîche date. L’inconnu,
aussitôt descendu, fit le tour de la voiture pour vérifier, plutôt
deux fois qu’une, que les portières et le coffre avaient bien été
fermés à clé.
Un type qui ne laissait rien au hasard. Sans doute un
maniaque de la propreté et de l’exactitude. Michel se dit que
ce serait peut-être plus facile avec lui. C’est qu’il y avait pensé
pendant des heures, à son premier client, quand il cafardait
dans son minable studio de la rue Curiol, en se demandant s’il
allait ou non plonger. S’il allait ou non se décider à les faire, ces
cent pas de gonzesse sur le trottoir à pédés, ces clins d’œil
vicelards, ces appels discrets aux vomissures qui
encombraient les rues du quartier des « Réformés ».
On ne s’improvise pas pédé. On l’est ou on ne l’est pas.
Michel ne l’était pas. Et c’était pour ça qu’il germait des idées
de meurtre dans sa tête. Mais là, devant cet homme d’aspect
viril, manifestement aussi paumé que lui, Michel se trouvait
presque soulagé. Ce serait sans doute plus facile avec lui.
« Pépé » lui fit signe de passer devant. Pour mieux
l’examiner. En pleine lumière cette fois. Il dut être satisfait de
son examen car il revint bien vite à la hauteur de Michel, sous
le porche violemment éclairé, et lui souffla à l’oreille :
— T’es pas mal du tout, tu sais…
L’estomac de Michel se noua. Cette voix suave, qui lui
parlait comme on parle à une gonzesse, qui lui susurrait des
compliments, comme à une pute, lui révoltait les entrailles. Ses
poings se serrèrent au fond des poches de son pantalon. Il se
retint à grand-peine de cogner tout de suite. Il esquissa même
un sourire crispé. « Pépé » appela l’ascenseur.
— Quel âge as-tu ? interrogea-t-il.
— Vingt-trois ans, répondit Michel en examinant le bout de
ses chaussures.
— Et tu t’appelles ?
— Michel.
— Je t’appellerai Michou. D’accord ?
— D’accord.
Et les poings de Michel se serrèrent davantage. Pourtant,
c’était vrai, il était d’accord. D’accord pour tout. D’accord pour
se laisser embarquer par des bourgeois pédés, d’accord pour
coucher avec eux, d’accord pour leur piquer leur fric.
L’important, c’était de tenir. De tenir bon. Un mois, deux
peut-être. Jusqu’à ce qu’enfin il aperçoive Loriot descendre la
passerelle du Fred Scamaroni. Alors, ce jour-là, l’autre
paierait pour tout. Michel le crèverait lentement, très
lentement, pour qu’il sache bien, Loriot, ce que c’était de
souffrir.
— Tu me demandes pas comment je m’appelle ? gémit
« pépé » en introduisant la clé dans la serrure de sûreté du
studio, au deuxième étage.
— Je m’en fous ! répondit Michel avec beaucoup de
sincérité.
L’homme referma la porte avec précaution derrière lui et
fit faire à Michel le tour du propriétaire.
— Ici, c’est la salle de bains. Confortable, non ?
— Oui, répondit évasivement Michel qui pensait surtout à
ce que l’autre allait exiger de lui.
— Déshabille-toi que je te regarde nu, supplia « pépé » en
ramenant Michel vers le lit étroit à la tête duquel était
accroché un crucifix.

Au moment de payer, « pépé » discuta comme un


marchand de tapis. Michel exigeait 500 francs. L’autre ne
voulait en lâcher que 300.
Alors, Michel se fâcha. Il ne voyait plus, soudain, que la
bedaine blanchâtre et malsaine de l’autre qui s’était
ridiculement assis sur le lit, le portefeuille à la main. Et ce
ventre ballonné et tremblotant, cet abdomen celluliteux,
rappelaient à Michel sa souillure.
— Donne-moi ça ! ordonna-t-il, les dents serrées.
D’un geste brutal, il arracha le portefeuille des mains de
« pépé » qui se mit à hurler comme un possédé du démon.
— Rends-moi mon portefeuille !
Il eut à peine le temps de finir sa phrase. Michel, déjà,
s’était jeté sur lui, lèvres pincées, blême, la haine à la bouche.
— Ta gueule ! Vieux pédé !
D’une cravate accompagnée d’un « han » de bûcheron, il
l’avait endormi pour le compte. « Pépé » s’était cassé en deux.
Il poussait de petits râles à peine audibles, les bras ballants, la
tête sur les genoux. Michel le prit par les pieds et l’allongea sur
le lit. Ensuite, il lui enleva la montre en or qu’il enfouit dans la
poche de sa veste, avec le portefeuille. Le vol, c’est comme la
bicyclette, ça ne s’oublie pas.
Il se dirigea vers la bibliothèque et effeuilla tous les livres,
un par un, soigneusement, en prenant son temps. La musique
qu’il entendait, provenant de l’appartement voisin, le
rassurait. Personne n’avait pu entendre hurler « pépé ». Du
Journal d’un curé de campagne, de Bernanos, tombèrent six
billets de cinq cents francs.

L e Fred Scamaroni, en provenance de Bastia, accosta,


comme à l’accoutumée, au môle A du bassin de la gare
maritime, à Marseille. Des matelots en uniforme de la « Trans-
Méditerranée » lancèrent les aussières à terre. Sur le quai, des
hommes les enroulèrent aussitôt autour des bites en fonte.
Quelques instants plus tard, les passagers commencèrent à
descendre.
Caché derrière un pilier en béton de la gare maritime,
Michel observait attentivement chacun des nouveaux
arrivants. Surtout les légionnaires. Les simples soldats, ceux
qui portaient le képi blanc, ne l’intéressaient pas beaucoup. Il
les détaillait quand même, cherchant parmi eux un visage
connu, un ancien de sa compagnie avec qui, peut-être, il aurait
pu passer la soirée à se soûler dans les bars du port. Mais ceux
que Michel observait minutieusement, c’étaient les sous-
officiers, ceux qui portaient le képi noir avec la grenade dorée
à sept flammes.
Il y a des hommes qui vivent pour un idéal. Pour la paix,
pour la science, pour la politique. Ils ne vivent que pour lui, ils
y consacrent toutes leurs forces et le meilleur d’eux-mêmes.
Ils sacrifient à cet idéal toutes les secondes de leur existence.
Ils ne pensent qu’à lui et considéreraient comme sacrilège
toute force qui ne tendrait pas à le servir. Et cet idéal finit par
leur cacher toutes les autres raisons qu’ils auraient de vivre.
L’idéal de Michel, c’était de tuer Loriot. Et cela constituait à
ses yeux quelque chose d’extrêmement respectable. Au point
même qu’aucune déchéance ne lui paraissait vraiment
dégradante si elle lui permettait de se venger.
Le dernier passager débarqua. Michel attendit encore un
bon quart d’heure, pour être bien certain de ne pas manquer
son rendez-vous avec la haine. La passerelle demeura vide et
Marcel comprit qu’il devrait encore revenir.
« Les flics ! Les flics ! » Le cri hystérique du pédé traversa
comme une flèche la rue de la Bibliothèque. Aussitôt, ce fut
comme lorsqu’on donne un coup de pied dans une fourmilière.
Des cohortes d’homosexuels, affolés par les coups de sifflet des
agents, s’engouffrèrent dans les hôtels de passe pour y
chercher un abri bien précaire. D’autres se mirent à courir en
criant dans les petites rues adjacentes, essayant de profiter de
la nuit pour échapper au filet des flics. Les clients en puissance,
qui draguaient à bord de leurs voitures, démarrèrent comme
si leur vie en dépendait. Mais bien peu échappèrent à la rafle.
Michel n’avait pas bougé d’un centimètre quand le pédé
avait crié. Il monta à son tour, sans se presser, dans le « panier
à salade ». Il faillit suffoquer. L’odeur de sueur des flics et le
parfum corrosif des pédés… Insupportable.

Michel regarda sa montre. Il était 4 heures du matin. Ça


faisait déjà une bonne heure qu’il attendait, assis sur un
méchant banc de bois, dans le couloir des locaux de la police
des mœurs, à l’Évêché, le commissariat central de Marseille.
Dans le bureau à côté, un flic gueulait contre ces « putains de
pédés qui lui gâchaient la vie ». À 4 h 35, un agent vint
chercher Michel.
— Allez, à toi, lui dit-il en le saisissant par le bras.
Et il le poussa dans un bureau vétuste, triste et laid comme
une putain au réveil. Michel s’assit en face d’un jeune
inspecteur qui n’avait même pas pris le temps d’enlever son
imperméable.
— Qui t’a dit de t’asseoir ? interrogea brutalement le flic en
uniforme qui montait la garde près de l’entrée.
Michel se releva posément. Assez vite pour ne pas énerver
les « poulets », assez lentement pour ne pas avoir l’air de faire
du zèle.
— Tes papiers !
Le jeune inspecteur tendit la main. Michel lui donna la carte
d’identité rouge de la Légion qu’il avait conservée malgré le
règlement. Le flic parut d’un coup tout rêveur.
— Tu t’appelles bien Marcel Terrier, né à Genève, Suisse ?
— Oui.
— Et… Tu es légionnaire ?
— Oui, je suis effectivement légionnaire.
— Qu’est-ce que tu faisais, rue de la Bibliothèque ? Le
tapin ?
Michel parut indigné. Peut-être même ne fit-il aucun effort
pour le paraître vraiment.
— Le tapin ? Ça va pas, non ? Je connais mal Marseille et je
me suis perdu. Ça arrive…
Le jeune inspecteur se grattait le crâne.
— Oui. Ça arrive… Ça arrive… Mais qu’est-ce qu’ils
diraient, à la Légion, s’ils savaient que tu fais la pute pendant
tes permissions ?
Michel comprit qu’il devait monter d’un ton dans son
indignation. Mais d’un ton seulement pour qu’elle paraisse
sincère.
— Qu’est-ce que vous allez chercher ? J’ai une tête de pédé,
moi ?
Le jeune flic regarda le crâne aux cheveux blonds très
courts, les traits virils quoique encore juvéniles, jaugea la
musculature puissante sous le veston de tweed.
— Bon, ça va, ça va.
Il tendit la carte d’identité rouge au gardien en uniforme.
— Vérifiez au fichier ! lui ordonna-t-il. Et vous, attendez
dans le couloir. Au suivant !
Un quart d’heure après, Michel inspirait à pleins poumons
le vent glacé qui soufflait en rafales devant l’Évêché. Il était
libre.

Un mois passa. Fidèlement, deux fois par semaine, le mardi


et le vendredi, Michel s’était rendu au rendez-vous du Fred
Scamaroni. Mais à chaque fois, il en était revenu un peu plus
abattu. Par moments, il se demandait sérieusement s’il n’allait
pas devoir passer sa vie entre son petit studio à trois cents
francs de la rue Curiol et le trottoir suintant de la rue de la
Bibliothèque.
Un soir, fin janvier, un énorme coup de cafard le jeta, abruti
de détresse, en travers de son divan. Il dormit une heure.
Quand il se réveilla, il éprouva le besoin impérieux de parler à
quelqu’un. Depuis deux mois qu’il se trouvait à Marseille, il
n’avait encore jamais tenu une conversation complète. Des
bribes par-ci, par-là avec des clients ou avec des putes. Mais
se vider le cœur, pas une fois.
Il gagna à pied la rue Barbaroux, au-dessus de la place des
« Réformés ». Quand il aperçut de la lumière « Chez
Clairette », il se mit à chantonner en accélérant le pas. « Chez
Clairette », c’était un bar à légionnaires que Michel avait
fréquenté assidûment pendant un séjour qu’il avait fait à
Aubagne, près de Marseille, au QG de la Légion étrangère. Et il
avait le sentiment que ce soir-là, seul un légionnaire pourrait
écouter ce qu’il avait à dire. Se faire entendre sans se faire
juger. C’était capital pour Michel. Et ça, seul un légionnaire le
pouvait. Un prêtre aurait cherché à le dissuader de tuer. Pas
un képi blanc.
Michel poussa la porte du bar. Aussitôt, il constata avec
regret que la serveuse vietnamienne avait été remplacée.
Pourtant, les clients n’avaient pas perdu au change. Lui avait
succédé une jolie brune aux yeux bleus et à la poitrine
confortable.
Michel se hissa sur un tabouret, au comptoir. Derrière le
zinc étaient posés à l’envers une dizaine de képis blancs, avec
chacun un portefeuille à l’intérieur. Une tradition dans la
Légion. On ne garde jamais l’argent sur soi quand on boit. Le
fric, c’est con et c’est déshonorant. Michel commanda un
double scotch et effectua un demi-tour sur son tabouret.
Au fond de la salle enfumée, quelques légionnaires étaient
assis autour d’une table hérissée de bouteilles de bière. On
n’entendait rien de leur conversation, couverte par la musique
assourdissante du juke-box. Mais le sort du monde devait
dépendre de ce que racontaient les képis blancs car ils
gesticulaient comme des moulins à vent et, de temps à autre,
l’un d’eux assenait avec conviction un violent coup de poing
sur la table, renversant quelques bières qu’aucun ne se
souciait de relever. La serveuse, habituée à cette clientèle, se
contentait alors de poser sur la table de nouvelles bouteilles de
bière que personne n’avait eu besoin de lui commander.
Michel dévisagea un par un les légionnaires. Il s’arrêta
longuement sur un petit, râblé, brun de peau et de cheveux. Il
était sûr de le connaître, mais il eut beau chercher, son nom ne
lui revint pas en mémoire. Un second double scotch laissa ses
souvenirs tout aussi brumeux. Mais au moins, il lui donna le
courage de se diriger vers le fond de la salle.
Il alla directement vers le petit noiraud et lui posa la main
sur l’épaule. Toutes les conversations s’interrompirent et les
regards inquisiteurs des légionnaires se posèrent sans aménité
sur l’intrus.
— Tu n’étais pas au REC à Orange ? interrogea Michel.
L’autre se tourna vers ses camarades comme pour leur
demander l’autorisation de répondre à « l’étranger » en civil.
— Si, répondit-il après quelques secondes d’hésitation. Si,
j’étais au REC.
Son accent espagnol mit Michel sur la bonne piste.
— Attends, ton nom me revient ! Jimenez ! Tu t’appelles
Jimenez !
Le nom avait éclaté comme une bombe dans le cerveau de
Michel, le surprenant lui-même.
— Oui, moi Jimenez. Et toi, c’est ?
— Terrier. Terrier Marcel, matricule 148 910.
— Ouaih ! explosa l’autre. Ça y est ! Terrier ! Mais qu’est-
ce que tu fous là ? Assieds-toi !
L’Espagnol fit les présentations. Une heure après, Michel
était complètement ivre.
Aux environs de minuit, Michel et Carlos Jimenez sortirent
ensemble de « Chez Clairette ». Ils titubaient en passant la
porte. Mais, l’air frais aidant, quelques mètres plus loin, ça
allait déjà mieux.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Michel.
Jimenez, qui sentait la terre bouger autour de lui, s’appuya
contre un mur. Il avait tourné son képi sur sa tête, la visière
derrière. Il ressemblait à un coureur cycliste du Tour de
France. Il réfléchissait tout en hoquetant bruyamment.
— On va aller « Au Soleil », rue Mazagran. Je connais bien
la patronne. Je l’ai grimpée il y a deux ans.
Michel voulut s’y opposer. La rue Mazagran, c’était trop
près de la rue de la Bibliothèque. Il risquait d’y faire de
fâcheuses rencontres. Mais aucune force au monde n’aurait pu
empêcher Jimenez de se rendre « Au Soleil ».
— J’ai dit qu’on allait « Au Soleil » et on va « Au Soleil »,
dit-il en bégayant, la langue soudain très épaisse.
Se tenant par le cou, comme deux vieux copains, ils
passèrent devant l’église Saint-Vincent-de-Paul et se
retrouvèrent sur la Canebière. La grande artère marseillaise
grouillait de monde. C’était la sortie des cinémas. Les deux
amis prirent la rue du Théâtre-Français et tournèrent aussitôt
à gauche, rue Mazagran.
« Le Soleil » était violemment éclairé de néon rouge. Une
musique douce parvenait jusque dans la rue. On devait danser
à l’intérieur. Jimenez poussa la porte et gueula :
— Salut tout le monde et tutti quanti ! C’est moi, le grand
Jimenez de Cordoba.
Cinq ou six couples « frottaient » sur la piste de danse
minuscule. Deux d’entre eux échangeaient des baisers
passionnés. Assis sur un tabouret, au bar, un civil, la main sur
le sein d’une jeune femme qui lui faisait face, riait
bruyamment. Tout le monde avait l’air très excité. Mado, que
son bas-ventre ne trahissait jamais, reconnut immédiatement
Jimenez.
— Carlos ! Qu’est-ce que tu bois ?
— Bière. Je te présente un ami, Marcel.
— Salut Marcel ! T’es dans la maison, toi aussi ?
— Non, intervint Jimenez, c’est un ancien. Mais c’est un
pote.
— Et les potes de nos potes sont nos potes, enchaîna Mado
en cherchant une bouteille sous le comptoir.
Elle versa une bière tiède à Jimenez.
— Et pour toi ? demanda-t-elle à Michel.
Michel la regardait. Une vraie caricature de pute retirée
des affaires. Des yeux cernés de crayon noir, des cils épaissis
par le rimmel, des cheveux trop blonds et trop bouclés, une
robe bleue trop échancrée qui laissait voir des seins flasques
retenus à grand-peine par un soutien-gorge en dentelle noire.
Quarante ans à peine. Mais déjà vieille de plusieurs siècles. Sa
voix était presque totalement voilée par la fumée des gitanes
et par les nuits sans sommeil.
— Moi, dit Michel, ce sera la même chose.
Mado se pencha encore derrière le comptoir. Sa bretelle de
soutien-gorge glissa et elle la remit en place, en lui parlant
affectueusement, comme à un chien.
— Reste en place, toi, salope.
Et elle rit. Michel et Jimenez trinquèrent et trempèrent
leurs lèvres dans la mousse blanchâtre.
— Alors, dit Jimenez. Raconte !
— Oh, tu sais, j’ai rien fait d’intéressant. Je me débrouille…
Michel préférait rester dans le vague. Il ne se sentait pas
mûr pour parler. Ils vidèrent plusieurs bouteilles sans rien
dire, se contentant de regarder les couples évoluer sur la piste
de danse. L’un d’entre eux était bien parti. L’homme avait
soulevé la jupe de sa compagne et sa main s’activait dans la
petite culotte blanche. La femme dansait, les yeux clos, un
sourire béat sur les lèvres, la tête collée dans le cou de
l’homme, le cul à l’air, se souciant peu du voisinage.
— Eh ! dit Jimenez à Mado. Donne-leur une chambre, sinon
ils vont nous faire ça ici !
— T’inquiète pas, répondit Mado. Si ça leur fait du bien, ça
ne peut pas nous faire du mal.
Et elle éclata d’un rire gras et vulgaire. Vers 1 heure du
matin, deux hommes entrèrent dans le bar. L’un d’eux portait
un blouson de daim et un pantalon foncé. L’autre, un blouson
d’aviateur, matelassé avec un col de fourrure, et un pantalon
qui paraissait blanc dans l’obscurité. Ils avaient l’air un peu
ivres.
Le plus jeune, celui qui portait un blouson d’aviateur, avait
fixé son regard sur Michel, dès l’entrée. Et il ne l’avait plus
quitté des yeux. Michel se sentait observé. Et il eut une
réaction brutale.
— Y en a un qui me cherche ! dit-il très haut à Jimenez de
façon à être entendu, malgré la musique, à l’autre bout du
comptoir.
L’Espagnol se retourna et aperçut les deux jeunes. Il
n’hésita pas une seconde, posa sur le comptoir la bouteille de
bière qu’il était en train de vider, et se dirigea vers eux.
— Qu’est-ce qui ne va pas, l’ami ? demanda-t-il au voyou.
La tête de mon pote ne te revient pas ?
L’autre leva vers Jimenez des yeux rougis par l’alcool.
— Ton pote ? Tu sors avec des pédés ?
Il y a des mots qui déclenchent des réflexes conditionnés
chez certains hommes. Pédé est de ces mots-là.
Le poing droit de Jimenez partit sans même qu’il l’ait
commandé. On entendit un bruit sourd suivi d’un juron. Et le
jeune voyou essuya du revers de la main le sang qui coulait de
son nez. Son copain, celui qui portait un blouson de daim,
descendit de son tabouret, l’air menaçant. La droite de
Jimenez reprit le chemin du nez de l’adversaire. Mais l’autre la
bloqua. Et, d’une main ferme, emprisonna l’avant-bras du
légionnaire.
— Un peu que c’est un pédé. Demande-lui ce qu’il fait,
toutes les nuits, sur le trottoir de la rue de la Bibliothèque ?
Mado intervint et calma l’atmosphère en offrant une
tournée générale que les deux voyous refusèrent. Ils sortirent.
Celui qui portait un blouson d’aviateur maintenait avec sa
main droite un grand mouchoir à carreaux sur son nez
ensanglanté.
Jimenez revint vers Michel qui, pétrifié, n’avait pas bougé.
Il finit tranquillement sa bouteille de bière. Puis il dit
simplement à Mado :
— Je te dois combien ?
— C’est moi qui offre ! dit l’ancienne pute, trop heureuse
que la bagarre n’ait pas fait plus de dégâts.
L’Espagnol, qui n’aimait pas les cadeaux, surtout ceux des
femmes, jeta trois billets de dix francs sur le comptoir.
— Garde tout ! Allez, tchao !
Il plongea derrière le comptoir, récupéra son képi blanc et
sortit. Il n’avait pas dit un mot à Michel.
Jimenez fit quelques pas dans la rue. Puis il s’arrêta pour
cracher. Michel le rattrapa.
— Il faut que je t’explique.
L’Espagnol le toisa avec mépris.
— Tu n’as rien à expliquer. Tu fais ce que tu veux, c’est toi
que ça regarde.
Michel l’agrippa par le bras.
— Bon Dieu, écoute-moi !
Jimenez cracha deux fois par terre.
— J’aime pas les pédés. Un homme n’a pas d’excuse pour
devenir pédé.
Il partit, plantant là Michel qui sentit monter en lui l’envie
de tuer. L’envie d’étrangler.
Jimenez, à dix mètres de là, s’arrêta pour cracher à
nouveau deux fois par terre. Son dégoût n’était sans doute pas
feint. Mais Jimenez, lui, n’était pas passé par la Section
disciplinaire de la Légion étrangère.

Michel regardait le Fred Scamaroni manœuvrer pour


accoster. Un remorqueur, trapu comme un bison, le poussait
du nez vers le quai. Dans un quart d’heure environ les
passagers débarqueraient. Michel passa tout ce temps à
écouter parler un douanier. L’autre lui racontait sa guerre
d’Algérie, déjà ancien combattant à trente ans. On a les
Verdun qu’on peut.
S’aidant des deux mains, il montrait à Michel comment, un
jour, il avait abattu deux fellagas qui voulaient se rendre à son
unité. Le jeune homme eut toutes les peines du monde à lui
faire comprendre que sa guerre, il pouvait se la foutre au cul,
qu’il n’en avait rien à faire. Vexé, le douanier retourna à sa
guérite bleu-blanc-rouge, mais ne quitta plus de l’œil Michel
qu’il trouva tout à coup très suspect.
Michel reconnut tout de suite Bousicaut – bien qu’il ait
grossi – quand il descendit en uniforme la passerelle du Fred
Scamaroni, le képi blanc incliné sur l’oreille, un sac marin à la
main. Il se précipita à sa rencontre, ce qui eut pour effet
d’arracher le douanier à sa guérite. Une poignée de mains
énergique. Ils prirent un taxi pour remonter en ville.
Michel fit stopper le taxi devant le « Cyntra », un bar du
Vieux Port. Devant une bière, les deux hommes parlèrent
longtemps de la Légion et de la Section d’Épreuve.
— Il te reste combien à faire à la Légion ? interrogea
Michel.
— Encore quatre mois et mon contrat est fini. La quille ! Je
rentre à Louvain, après. Ras le bol la Légion. Mon père est
mort, je vais reprendre son épicerie.
Depuis la seconde où il avait revu Bousicaut, une question
brûlait les lèvres de Michel. Il se décida à la poser. Mais il
redoutait la réponse. Un pressentiment.
— Et Loriot ? Tu as des nouvelles ? Tu sais où il est ? On
m’avait dit qu’il devait passer par Marseille un jour prochain.
— Loriot la salope ? Cette ordure a été mutée aux Comores,
il y a six mois. Ça valait mieux pour lui. Il paraît qu’il se trouve
pas mal d’anciens de la Section d’Épreuve qui l’attendent pour
lui faire la peau.
Michel, malgré le gouffre qui s’ouvrit sous ses pieds, ne
trouva rien à dire. Les Comores. Le bout du monde. Il ne
savait même pas exactement où ça se trouvait, les Comores. Il
avait toujours confondu l’Atlantique et le Pacifique. Alors,
l’océan Indien… La faute à qui s’il avait dû quitter l’école à
treize ans pour travailler dans une usine de porte-clés ?
Loriot aux Comores. Inutile, désormais, de revenir deux
fois par semaine à l’arrivée du Fred Scamaroni.
Michel ne se délivrerait pas tout de suite de sa haine,
n’accoucherait pas encore de la pieuvre rouge qui lui bouffait la
mémoire.
Loriot. Michel devrait encore supporter quelque temps
l’idée que cette salope buvait, mangeait, baisait. Mais il
paierait, Loriot. Il crèverait, Loriot. Michel eut un mouvement
brusque. Le verre de bière tomba et se cassa.
— C’est du verre blanc, dit Bousicaut. Chez nous, on
prétend que ça porte bonheur.
Le garçon se précipita, un torchon à la main. Mais Michel se
montra plus rapide que lui. Il ramassa les morceaux de verre
dans le creux de sa main et il serra très fort. Au bout de
quelques secondes, une grosse goutte de sang alla s’écraser
par terre. Puis une autre. Et une autre encore. De plus en plus
vite. De plus en plus grosses.
La sciure de bois que le garçon avait jetée par terre but le
sang de Michel. Tout le sang qu’il lui donna, insatiable, avide,
goinfre. Michel regarda le sol et il le vit. Loriot « la sciure ».
12

Silencieux, les coudes sur les genoux, le menton affaissé sur


sa poitrine, il regarda longuement son sang qui coulait à
grosses gouttes dans la sciure répandue au pied de la console.
La farine de bois le buvait goulûment, jamais rassasiée,
assoiffée de sang comme mille bouches.
Le garçon du « Cyntra », conscient de son impuissance,
restait immobile devant lui, campé sur ses deux jambes,
hochant la tête, son torchon blanc logé dans le creux de son
coude. Michel ne voyait que ses deux gros souliers noirs aux
bouts ronds et luisants. Et la sciure. La soif ardente de la
sciure.
Le temps, dans le bar, restait suspendu. Tout ce qui vivait
s’était figé. Autour d’eux, les conversations avaient cessé. Les
regards des autres consommateurs s’étaient portés sur ce
jeune homme blond, dont la main puissante serrait des
morceaux de verre avec tant de force qu’elle avait pris le
même ton blême que son visage creusé. Bousicaut comprit
qu’il fallait éteindre la mèche avant que tout explose dans le
bar.
— Garçon, puisque vous êtes là, apportez-nous deux autres
bières s’il vous plaît. Allez, Terrier, laisse tomber. Il faut
l’oublier, Loriot. C’est une merde, Loriot. Il est foutu. Toi, t’es
jeune. Il vaut pas le coup, oublie-le. Oublie tout, la Légion,
tout. C’est un mauvais souvenir. Ça passera…
Michel leva les yeux vers le légionnaire. Et Bousicaut, en
professionnel, vit la mort dans ce regard-là. Il comprit que
Michel tuerait. Les pupilles dilatées ne pouvaient pas le
tromper. Michel puait la mort. C’était écrit dans ses yeux
fiévreux.
— Ferme ta gueule, Bousicaut. Ferme ta gueule, dit Michel,
avec un calme impressionnant.
Il voulait se concentrer sur son sang qui coulait. Lui trouver
une logique. Une cohérence. Rien.
Tout le monde avait entendu ses paroles. Un murmure
inquiet parcourut la vaste salle : « C’est un fou… fou… fou. Il a
essayé de se suicider… suicider… cider… cider… Il doit être
saoul… être saoul… être saoul… légionnaire… gionnaire…
gionnaire… gionnaire… C’est affr… »
— Assez ! gueula Michel.
Il avait très mal à la tête. Les mots, les sons, lui
parvenaient comme amplifiés.
— On va appeler la police, déclara un jeune homme très
élégant en se dirigeant vers le téléphone.
Michel ouvrit lentement sa main déchirée par le verre. Il la
porta à son visage blafard et se barbouilla les joues de sang.
Puis il se leva doucement en grimaçant comme quelqu’un qui
souffre de partout, regarda un par un, dans les yeux, chacun
des consommateurs et fit la tournée des tables en approchant
à les toucher son visage des leurs. Ils reculèrent tous,
épouvantés par ce qu’ils voyaient et par ce qu’ils croyaient
deviner.
Enfin, le clown sanglant ouvrit la double porte vitrée et
sortit. Il remonta la Canebière à pas lents, les yeux fixes.
Quand il passa dans une zone violemment éclairée par une
vitrine encore illuminée d’une multitude de guirlandes de Noël,
les passants se retournèrent brusquement sur lui. Et une
femme hurla.
ÉPILOGUE

J’ai rencontré Michel Trouvain à Paris, vers la fin du mois


de février 1975.
Je faisais alors passer, depuis des semaines, dans plusieurs
journaux, une petite annonce priant les anciens disciplinaires
de venir me raconter ce qui se passait en Corse, sur la route
d’Aléria, derrière les murs sinistres de la Section d’Épreuve,
que j’avais découverte en août 1974 et dont j’étais décidé à
écrire l’histoire.
À la suite de la publication de ces petites annonces, j’avais
reçu des dizaines de visites et recueilli de nombreux
témoignages, tous concordants, tous confirmant le climat de
violence et de sauvagerie qui régnait dans la Section
disciplinaire de la Légion étrangère.
Michel – ou plutôt son frère Daniel – répondit parmi les
derniers. Daniel vint seul au rendez-vous. Il m’expliqua que ce
serait très difficile de faire parler son frère : « Il est encore
sous le choc, me dit-il. Il a beaucoup souffert. » Michel
pourtant vint au second rendez-vous, dans un bar appelé le
« Brazza », situé au coin de la rue Montmartre et de la rue
d’Aboukir, à Paris. Je découvris alors ce qu’il reste d’un
homme quand quelque chose d’énorme et d’incoercible
s’empare de lui pour le broyer.
Michel était pâle, ses mains perpétuellement agitées de
tremblements nerveux qu’il ne réussissait pas à réprimer
malgré ses efforts, ses phrases souvent incohérentes, son ton
monocorde, ses souvenirs très flous.
À plusieurs reprises, après cette rencontre, il me téléphona
de divers hôpitaux parisiens où il se réfugiait quand « ça
n’allait pas ». Cette insistance pathétique, cette fidélité rare,
m’incitèrent à écrire « son » histoire de préférence à toute
autre.
Il me fallut attendre de longs mois avant de pouvoir
commencer ce travail. À présent que c’est fait, aujourd’hui que
ces pages sont pleines de la vie la plus secrète d’un homme,
que personne, jamais, ne juge Michel. Que personne ne juge ce
qu’il a fait. Que personne ne juge ce qu’il fera.
Sur quelque mauvais rivage que le pousse son souvenir,
Michel ne sera jamais le vrai coupable. La légitime défense
l’absoudra jusqu’à ce que sa mémoire s’éteigne.

Paris le 9 octobre 1976.


ANNEXES
Portail d’entrée de la Section d’Épreuve.

Vue générale. Devant les baraquements,


des disciplinaires font la “pelote”.
Les vasistas des six cellules surnommées les “frigidaires”
Deux disciplinaires rangent leurs outils.
Le cadre chargé de leur surveillance,
leur donne le “garde-à-vous” et les laisse seuls,
immobiles, une heure trente.
Départ pour une corvée à l’extérieur.
Un surveillant ouvre le petit portail.

Ils courent avec les brouettes,


… ils courent avec les outils…
… ils courent pour prendre la douche du soir…
… ils courent même quand les cadres marchent…
… ils courent toujours…

La “colline” que les disciplinaires promènent autour de la


Section. Des dizaines de mètres cubes de terre. Des centaines
de lourdes gamates portées sur l’épaule, et cela douze heures
par jour.
La corvée de bois. Ce n’est pas vraiment la planque, mais au
moins on ne s’arrache pas les mains sur les manches de
pioche.
Un disciplinaire a reçu l’ordre de décapsuler une bouteille de
bière, avec ses dents. Il obéit et se remet, respectueusement,
au garde-à-vous. Le cadre lui souffle la mousse au visage et
boit.
Le poteau. Le disciplinaire peut y rester attaché plusieurs
jours. On remarque, en haut de la photo, le contrepoids
destiné à empêcher sa tête de tomber en avant. Ainsi, la
nuque raidie par l’effort, il ne pourra pas s’endormir.

Les chaînes. Michel les a portées pendant cinq mois. Ses


chevilles portent encore la cicatrice des carcans de ferraille.
Le boulet. Celui qui le tire n’est pas, pour autant, dispensé de
courir.
Les mains d’un disciplinaire hospitalisé à Laveran, près de
Marseille. Des crevasses, des plaies, des doigts déformés à
force de taper à la masse. Cet homme était soigné pour un
blocage du genou, consécutif à plusieurs jours de “grand
huit”. Il lui restait plusieurs mois de Section d’Épreuve à
“tirer”. Il y est reparti dès que les médecins l’eurent remis sur
pied.
Trois disciplinaires ont assisté aux couleurs du soir. Des
privilégiés.
NOTES

{1}
Le jeune Français est même devenu suisse. En effet, les
Français n’ont pas droit, en principe, de s’engager dans la
Légion étrangère. Aussi, pour tourner le règlement, la Légion
leur attribue une fausse nationalité, belge, suisse, monégasque
ou canadienne. Quant au nom patronymique, il est changé
d’office. Cette tradition permet à la Légion de conserver sa
réputation d’asile en accueillant et en cachant des hommes qui
fuient la justice de leur pays ou qui veulent disparaître de la
circulation pour des raisons diverses.
{2}
Territoire Français des Afars et Issas.
{3}
13e Demi-Brigade de la Légion étrangère.
{4}
Cafés indigènes.
{5}
En TFAI, la coutume exige que l’on arrache le clitoris
des petites filles et qu’on leur couse les « petites lèvres » de
façon qu’elles ne puissent pas avoir de rapports sexuels. Ce
n’est que lors du mariage que l’époux « découd » sa fiancée de
façon à pouvoir consommer son union.
{6}
Les miliciens djiboutiens, ainsi appelés parce que leur
uniforme est entièrement rouge.
{7}
Surnom donné aux Allemands, dans la Légion, parce
qu’ils ont la réputation d’avoir la tête dure.
{8}
Régiment d’infanterie de marine.
{9}
La loi interdit aux jeunes Français de s’engager dans la
Légion avant d’avoir vingt ans.
{10}
2e régiment étranger.
{11}
En fait, selon d’autres témoignages, le disciplinaire était
simplement évanoui.
{12}
Voir hors texte.
{13}
Ce système est très visible sur les photographies.
{14}
Malgré les nombreuses recherches, je n’ai pu
déterminer si Frise était sorti vivant ou mort de la Section
d’Épreuve (note de l’auteur).
{15}
Compagnie d’Instruction et des Services.
{16}
Groupement d’Instruction de la Légion étrangère.
{17}
Wermer était à la Section d’Épreuve, en même temps
que Marcel, pour tentative de désertion.
{18}
Les motifs les plus divers conduisent à la Section
d’Épreuve. Vol, insultes, homosexualité, ivrognerie, etc. (voir
en annexe)
{19}
Cet euphémisme désigne le travail au rocher, toujours
en pratique (note de l’auteur).
{20}
L’hôpital Laveran est situé à Marseille.
{21}
Hôpital Militaire Interarmée.
{22}
Surnommé, à cause de ce fer à cheval « porte-
bonheur » et du régime sévère que les disciplinaires y suivent,
le « stage jockey ».
{23}
À cette époque, de nombreux disciplinaires furent
admis à l’infirmerie avec le même diagnostic : « Douleurs
genou gauche ».
{24}
Ce double crime souleva une émotion considérable en
Corse. Les autonomistes saisirent ce prétexte pour organiser
de violentes manifestations. Des attentats furent commis
contre des légionnaires et des locaux de la Légion. Le maire de
Corte, M. Michel Pierucci, demanda et obtint le départ de
Corte du GILE (Groupe d’instruction de la Légion étrangère).
Voici ce qu’il déclarait à cette occasion : « Les nouvelles
recrues de la Légion subissent dans ce centre une « prise en
main » de six mois au cours de laquelle le futur légionnaire est
soumis à des entraînements physiques au-delà des limites
humaines, et à des pressions d’ordre psychologique
difficilement supportables pour un homme normalement
constitué. On comprend de ce fait que certaines de ces recrues,
au bout d’un certain temps, n’aient plus qu’une seule idée :
quitter cette Légion devenue pour eux un véritable enfer. »
{25}
M. Tagi, ancien légionnaire, aujourd’hui professeur dans
un lycée du Havre, fut chargé en 1971 de chronométrer la
durée moyenne du sommeil des disciplinaires. Le résultat
indiqua une moyenne de 4 h 16 par nuit.
{26}
SE : Section d’Épreuve.
{27}
J’ai vu et interviewé, à l’hôpital Laveran, à Marseille, en
septembre 1974, un jeune légionnaire de vingt ans qui avait le
bras droit et la main paralysés à la suite d’une semblable
punition. Il attendait pour passer devant une commission de
réforme. (Note de l’auteur).
{28}
Selon la propre expression de Michel Trouvain.
{29}
Le registre des décès porte comme indication : SELE –
Tourond Bruno, 2e classe, deux ans et quatre mois de service,
décédé à l’hôpital des Armées de Bastia d’une occlusion
intestinale le 8/3/74 à 19 heures. Une fois encore, il y a
confusion dans les dates.

Vous aimerez peut-être aussi